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Full text of "Revue des deux mondes"

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TUFTS    COLLEGE    LIBRARY. 

aïKX    OK 

JAMES  D.  PERKINS, 

OCT.    1901. 


HôJJi^ 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


IMPUlMliRIE  DE  AUGUSTE  AUFFRAY, 

PASSAGE    DU    CAIRE  ,    N"  5^. 


KEVUE 


DES 


DEUX  MONDES. 


TOME  HUITIEME. 


...      "       .  • 


PARIS. 

AU  BUREAU,  RUE  DES  REAUX-ARTS,  N"  6. 


1832. 


TDFTS  CGLLBOa 

libeaht. 


POETES  ET  ROMANCIERS  MODERB7ES 


DE  LA  FllAîVCE. 


HT. 


LAMARTINE. 


De  tout  temps  et  même  dans  les  âges  les  plus  troublés,  les 
moins  assujétis  à  une  discipline  et  à  une  croyance ,  il  y  a  eu  des 
âmes  tendres,  pénétrées,  ferventes,  ravies  d'infinis  désirs  et 
ramenées  par  un  naturel  essor  aux  régions  absolues  du  Vrai ,  de 
la  Teauté  et  de  l'Amour.  Ce  monde  spiiltuel  des  vérités  et  des 
essences,  dont  Platon  a  figuré  l'idée  sublime  aux  sages  de  notre 
occident ,  et  dont  le  Clnist  a  fait  quelque  chose  de  bon ,  de  vi- 
vant et  d'accessible  à  tous ,  ne  s'est  jamais  depuis  lors  écli])sé 
sur-  notre  terre  :  toujours,  et  jusque  dans  les  tumultueux  dé- 
chiremens,  dans  la  poussière  des  luttes  humaines,  quelques  té- 
moins fidèles  en  ont  entendu  l'harmonie,  en  ont  glorifié  îa  lumière 
et  ont  vécu  en  s'efforçant  de  le  gagner.  Le  plus  haut  type  parmi 
ceux  qui  ont  produit  leur  pensée  sur  ces  matières  divines,  est 
assurément  Dante,  comme  le  plus  édifiant  parmi  ceux  qui  ont 
agi  d'après  les  divines  prescriptions  est  saint  Vincent  de  Paule. 
Pour  ne  parler  ici  que  des  premiers,  de  ceux  qui  ont  écrit,  des 

TOME   VIH.  I 


6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

théologiens,  théosophes,  philosophes  et  poètes  (Dante  était  tout 
cela) ,  on  vit  par  malheur,  dans  les  siècles  qui  suivirent,  un  dé- 
membrement successif,  un  isolement  des  facultés  et  fonctions 
que  le  grand  homme  avait  réunies  en  lui  :  et  ce  démembre- 
ment ne  fut  autre  que  celui  du  catholicisme  même.  La  théologie 
cessa  de  tout  comprendre  et  de  plonger  dans  le  sol  immense  qui 
la  nourrissait  :  elle  se  dessécha  peu  à  peu ,  et  ne  poussa  plus  que 
des  ronces.  La  philosophie,  se  séparant  d'elle,  s'irrita  et  devint 
un  instruisent  ennemi ,  une  hache  de  révolte  contre  l'arbre  ré- 
véré. Les  poètes  et  artistes ,  s'inspirant  moins  à  la  source  de  toute 
vie  et  de  toute  création ,  déchurent  du  premier  rang  où  ils 
siégeaient  dans  la  personne  de  Dante ,  et  la  plupart  finirent  par 
retomber  à  ce  sixième  degré  où  Platon  les  avait  relégués  au  bas 
de  l'échelle  des  âmes ,  un  peu  au-dessus  des  ouvriers  et  des  la- 
boureurs. La  théosophie,  c'est-à-dire  l'esprit  intelligent  et  in- 
time des  religions,  s'égara,  tarit  comme  une  eau  hors  de  son 
calice,  ou  bien  se  réfugia  dans  quelques  cœurs  et  s'y  vaporisa  en 
mystiques  nuées.  C'est  là  que  les  choses  en  étaient  venues  au  dix- 
huitième  siècle,  principalement  en  France.  Et  pourtant  les  âmes 
tendres ,  élevées ,  croyant  à  l'exil  de  la  vie  et  à  la  réalité  de  l'in- 
visible ,  n'avaient  pas  disparu  ;  la  religion ,  sous  ses  formes  ré- 
trécies,  en  abritait  encore  beaucoup;  la  philosophie  dominante 
en  détournait  quelques-unes  sans  les  opprimer  entièrement.  Mais 
toutes  manquaient  d'organe  général  et  harmonieux ,  d'interprète 
à  leurs  vœux  et  à  leurs  soupirs ,  de  poète  selon  le  sens  animé  du 
mot.  Racine  dans  quelques  portions  de  son  œuvre  ,  dans  les 
chœurs  de  ses  tragédies  bibliques ,  dans  le  trop  petit  nombre  de 
ses  hymnes  imités  de  saint  Paul  et  d'ailleurs ,  avait  laissé  échap- 
per d'adorables  accens ,  empreints  de  signes  profonds  sous  leur 
mélodieuse  faiblesse.  En  essayant  de  les  continuer  ,  d'en  faire 
entendre  de  semblables,  non  point  parce  qu'il  sentait  de  même, 
mais  parce  qu'il  visait  à  un  genre  littéraire ,  Jean-Baptiste  éga- 
rait toute  spiritualité  dans  les  échos  de  ses  rimes  sonores  :  Racine 
fils,  bien  débile  sans  doute,  était  plus  voisin  de  son  noble  père, 
plus  vraiment  touché  d'un  des  pâles  rayons.  Mais  où  trouver 
l'ame  sacrée  qui  chante?  Fénelon  n'avait  pas  de  successeur  pour 
la  tendresse  insinuante  et  fleurie,  pas  plus  que  Mallebranche 


POr.TES    CONTEMPORAINS,  «J 

pour  l'ordre  majestueux  et  lucide.  En  même   temps  que  l'esprit 
grave ,  mélancolique ,  de  Y auveuargues ,   retardé  par  le  scepti- 
cisme ,  s'éteint  avant  d'avoir  pu  s'appliquer  à  la  philosophie  re- 
ligieuse où  il  aspire ,  des  natures  sensibles ,  délicates ,  fragiles  et 
repentantes ,  comme  mademoiselle  Aïssé ,  l'abbé  Prévost ,  Gres- 
set ,   se  font  entrevoir  et  se  trahissent  par  de  vagues  plaintes  ; 
mais  une  voix  expressive  manque  à  leurs  émotions  ;  leur  monde 
inte'rieur  ne  se  figure  ni  ne  se  module  en  aucun  endroit.  Plus 
tard,  Diderot  et  Rousseau,  puissances  incohérentes,  eurent  en 
eux  de   grandes  et  belles  parties  d'inspiration;   ils  ouvrent  des 
jours  magnificpies  sur  la  nature  extérieure  et  sur  l'ame  ;  mais  ils 
se  plaisent  aussi  à  déchaîner  les  ténèbres.  C'est  une  pâture  mêlée 
et  qui  n'est  pas  saine  que  la  leur.  La  raison  s'y  gonfle ,  le  cœur 
s'y  dérange,  et  ils  n'indiquent  aucune  guérison.  Ils  n'ont  rien  de 
soumis  ni  de  constamment  simple  :  la  colère  en   eux  contrarie 
l'amour.  Cela  est  encore  plus  vrai  de  Voltaire  ,  c{ui  toutefois  dans 
certains  passages  de   Zaïre,  surtout  dans  quelqucs-mies  de  ses 
poésies  diverses,  a  effleiué  des  cordes  touchantes,  deviné  de  se- 
crets soujîirs,  mais  ne  l'a  fait  qu'à  la  traverse  et  par  caprices  ra- 
pides. Un  honnne,  un  homme  seul  au  dix-huitième  siècle,  nous 
semble  recueillir  en  lui ,  amonceler  dans  son  sein  et  n'exhaler 
qu'avec  mystère ,  tout  ce  qui  tarissait  ailleurs  de  pieux ,  de  lucide 
et  de  doux ,  tovit  ce  qui  s'aigrissait  au  souffle  du  siècle  dans  de 
bien  nobles  âmes;  humilité,  sincérité  parfaite,  goût  de  silence 
et  de  solitude ,   inextinguibles  élancemens  de  prière  et  de  désir , 
encens  perpétuel ,  harpe  voilée ,  lampe  du  sanctuaire ,  c'était  là 
le  secret  de  son  être ,  à  lui  ;   cette  nature  mystique ,   ornée  des 
dons  les  plus  subtils,  éveille  l'idée  des  plus  saints  emblèmes.  Au 
milieu  d'une  philosophie  matérialiste  envahissante  et  d'un  chris- 
tianisme de  plus  en  plus  appesanti ,  la  quintessence  religieuse  s'é- 
tait réfugiée  en  sa  pensée  comme  en  un  vase  symbolique,  soustrait 
aux  regards  vulgaires.  Ce  personnage,  alors  inconnu  et  bien  ou- 
blié de  nos  jours,  qui  s'appelait  lui-même  à  travers  le  désert 
bruyant  de  son  époque  le  Robinson  de  la  spiri/ualilc,  que  M.  de 
Maistre  a  nommé  le  plus  aimable  et  le  plus  élégant  des  théoso- 
phes,  ci'éature  de  prédilection  véritablement  faite  pour  aimer, 
pour  croire  et  pour  prier ,  Saint-Martin  s'écriait ,  en  s'adressant 


8  UEVUE    DES    DEUX     MONDES. 

de  bien  loin  aux  lioiumes  de  sou  temps,  dans  ce  langage  fluide 
et  coiniue  ini{)iégné  d'ambroisie,  qui  est  le  sien  :  «  Non,  lionnne, 
«  objet  cher  et  sacré  pour  mon  cœur ,  je  ne  craindrai  point  de 
«  t'avoir  abuse'  en  te  peignant  ta  destinée  sous  des  couleurs  si 
«  consolantes.  Regarde-toi  au  milieu  de  ces  secrètes  et  intérieures 
«  insinuations  qui  stimulent  si  souvent  ton  ame,  au  milieu  de 
«  toutes  les  pensées  pures  et  lumineuses  qui  dardent  si  souvent 
«  sur  ton  esprit,  au  milieu  de  tous  les  faits  et  de  tous  les  ta- 
«  bleaux  des  êtres  pensans,  visibles  et  invisibles,  au  milieu  de 
«  tous  les  merveilleux  pbénomènes  de  la  nature  physique ,  au 
«  milieu  de  tes  propres  œuvres  et  de  tes  propres  productions  ; 
«  regarde-toi  comme  au  milieu  d'autant  de  religions  ou  au  mi— 
«  lieu  d'autant  d'objets  qui  tendent  à  te  rallier  à  l'immuable  vé- 
«  rite.  Pense  avec  un  religieux  transport  que  toutes  ces  religions 
«  ne  cherchent  qu'à  ouvrir  tes  organes  et  tes  facultés  aux  sour- 
«  ces  de  l'admiration  dont  tu  as  besoin —  Marchons  donc  en— 
«  semble  avec  vénération  dans  ces  temples  nombreux  que  nous 
«  rencontrons  à  tous  les  pas ,  et  ne  cessons  pas  un  instant  de  nous 
«  croire  dans  les  avenues  du  Saint  des  Saints.  »  N'est-ce  pas  un 
prélude  des  Harmonies  qu'on  entend?  Un  bon  nombre  des  psau- 
mes ou  cantiques  qui  composent  l'Homme  de  Désir,  pourraient 
passer  pour  de  larges  et  mouvans  canevas  jetés  par  notre  illustre 
contemporain ,  dans  un  de  ces  momens  d'ineffable  él^riété  où  il 
chante  : 

Encore  un  ii^nine,  ô  ma  Ijie  I 
Un  hyni'.iC  pour  le  Seigneur  ! 
Un  hymne  dans  ipon  delir.  , 
Un  hymne  dans  mon  bonheur  ! 

/ 

Aux  soi-disans  poètes  de  son  époque  qui  dépensaient  leurs  rimes 
sur  des  descriptions ,  des  tragédies  ou  des  épopées ,  toutes  de 
convention  et  d'artifice ,  Saint-Martin  [fait  honte  de  ce  matéria- 
lisme de  l'art  : 

Mais  voyez  à  quel  poinK  va  votre  inconséquence  1 
Vous  vous  dites  sans  cesse  inspirés  par  les  cieux, 
Et  vous  ne  frappez  plus  notre  oreille,  nos  yeux  , 


POliTIiS    CONTEMPORAINS.  C) 

Que  par  le  seul  lableaii  des  choses  de  la  terre; 
(Quelques  traits  copiés  de  l'ordre  élémentaire  , 
Les  erreurs  des  mortels ,  leurs  l'ausses  passions  , 
Les  récits  du  passé  i  quelques  prédictions 
Que  vous  ne  recevez  que  de  votie  mémoire , 
Et  qu'il  vous  faut  suspendre  où  s'arrête  l'iiistoirc  ; 
\  oilà  tous  vos  moyens  ,  voilà  tous  les  trésors 
Dont  vous  fassent  jouir  vos  plus  ardens  efforts  ! 

Par  malheur,  Saint-Martin  lui-niéme  ,  ce  réservoir  immense 
d'onction  et  d'amour,  n'avait  qu'un  instrument  incomplet  pour 
se  répandre  ;  le  peu  de  poésie  qti'il  a  essayée ,  et  dont  nous  venons 
de  donner  un  échantillon,  est  à  peine  tolérable;  bien  plus,  il 
n'eut  jamais  l'intention  d'être  pleinement  compris.  Lié  à  des  doc- 
trines occultes ,  s'environnant  d'obscurités  volontaires ,  tourné  en 
dedans  et  en  haut ,  il  n'est  là ,  en  quelque  sorte ,  que  pour  per- 
pétuer la  tradition  spiritualiste  dans  une  vivacité  sans  mélange , 
pour  protester  devant  Dieu  par  sa  présence  inaperçue  ,  pour  prier 
angéliquement  derrière  la  montagne  d tirant  la  victoire  passagère 
des  géans.  J'ignore  s'il  a  gagné  aux  voies  trop  détournées  où  il 
s'est  tenu,  beaucoup  d'ames  de  mystère;  mais  il  n'a  en  rien  tou- 
ché le  grand  nombre  des  âmes  accessibles  d'ailleurs  aux  belles  et 
bonnes  paroles  et  dignes  de  consolation.  Il  faut,  en  effet,  pour 
arriver  à  elles,  pour  prétendre  à  les  ravir  et  à  être  nonmié  d'elles 
leur  bienfaiteur,  joindre  à  un  fond  aussi  précieux  ,  aussi  excellent 
que  celui  de  l'Homme  de  désir,  une  expression  peinte  aux  veux  sans 
énigme ,  la  forme  à  la  fois  intelligente  et  enchanteresse ,  la  beauté 
rayonnante,  idéale,  mais  suffisamment  humaine,  l'image  simple 
et  parlante  comme  l'employaient  Virgile  et  Fénelon ,  de  ces  images 
dont  la  nature  est  semée ,  et  qui  répondent  à  nos  secrètes  em- 
preintes; il  faut  être  un  homme  du  milieu  de  ce  monde,  avoir 
peut-être  moins  purentent  vécu  que  le  théosophe ,  sans  que 
pourtant  le  sentiment  du  Saint  se  soit  jamais  affaibli  au  cœur  ;  il 
faut  enfin  croire  en  soi  et  oser,  ne  pas  être  Jiuinble  de  l'humilité 
contrite  des  solitaires ,  et  aimer  un  peu  la  gloire  comme  l'aimaient 
ces  poètes  chrétiens  qu'on  couromiait  au  Capitole. 

Rousseau ,  disions-nous ,  avait  eu  de  grandes  parties  d'inspi- 
ration ;  il  avait  prêté  uti  admirable  langage  à  une  foule  de  mou- 


lO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vemens  obscurs  de  l'ame  et  d'haimonies  e'parses  dans  la  nature. 
La  misanthropie  et  l'orgueil  qui  venaient  à  la  traverse ,  les  per- 
pétuelles discussions  qui  entrecoupent  ses  rêveries ,  le  recours  aux 
hypothèses  hasardées,  et,  pour  parler  juste,  un  ge'nie  politique 
et  lop  ique ,  qui  ne  se  pouvait  contraindre ,  firent  de  lui  autre 
chose  qu'un  poète  qui  charme ,  inonde  et  apaise.  El  ^ïs  c'était 
de  la  prose  ;  or ,  la  prose  si  belle ,  si  grave ,  si  rhythmique  qu'on 
la  fasse  (et  quelle  prose  que  celle  de  Jean-Jacques  !  ) ,  n'est  jamais 
un  chant.  A  Rousseau,  par  une  fdiation  plus  ou  nroins  soutenue, 
mais  étroite  et  certaine  à  l'origine,  se  rattachent  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  madame  de  Staël  et  M.  de  Chateaubriand.  Tous 
les  trois  se  prirent  de  préférence  au  côté  spiritualiste ,  rêveur , 
enthousiaste  ,  de  leur  auteur,  et  le  fécondèrent  selon  leur  propre 
génie.  Madame  de  Staël  se  lança  dans  une  philosophie  vague  sans 
doute  et  qui ,  après  quelque  velléité  de  stoïcisme ,  devint  bientôt 
abandonnée,  sentimentale,  mais  resta  toujours  adoratrice  et  bien- 
veillante. Bernardin  de  Saint-Pierre  répandit  sur  tous  ses  écrits 
la  teinte  évangélique  du  Vicaire  savoyard.  M.  de  Chateaubriand , 
sorti  d'une  première  incertitude,  remonta  jusqu'aux  autels  ca- 
tholiques dont  il  fêta  la  dédicace  nouvelle.  Ces  deux  derniers, 
qui ,  sous  l'appareil  de  la  philanthropie  ou  de  l'orthodoxie , 
cachaient  mal  un  fond  de  tristesse  chagrine  et  de  personnalité 
assez  amère ,  dont  il  n'y  a  pas  trace  chez  leur  rivale  expansive , 
avaient  le  mérite  de  sentir ,  de  peindre  ,  bien  autrement  qu'elle , 
cette  nature  solitaire  qui ,  tant  de  fois ,  les  avait  consolés  des 
hommes  ;  ils  étaient  vraiment  religieux  par  là ,  tandis  qu'Elle ,  elle 
était  plutôt  religieuse  en  vertu  de  ses  sympathies  humaines.  Chez 
tous  les  trois ,  ce  développement  plein  de  grandeur  auquel ,  dans 
l'espace  de  vingt  années,  on  dut  les  Etudes  et  les  Harmonies  de  la 
Nature,  Delphine  et  Corinne,  le  Génie  du  Christianisme  et  les 
Martyrs ,  s'accomplissait  au  moyen  d'une  prose  riche ,  épanouie , 
cadencée ,  souvent  métaphysique  chez  madame  de  Staël ,  pure- 
ment poétique  dans  les  deux  autres,  et  d'autant  plus  désespé- 
rante ,  en  somme ,  qu'elle  n'avait  pour  pendant  et  vis-à-vis  que 
les  jolis  miracles  de  la  versification  delilienne.  Mais  Lamartine 
était  né. 

Ce  n'est  plus  de  Jean-Jacques  qu'émane  directement  Lamav- 


POliTES    CONTEMPORAINS.  I  I 

tine  ;  c'est  de  Bernardin  de  Saint-Pierre  ,  de  M.  de  Chateaubriand 
et  de  lui-même.  La  lecture  de  Bernardin  de  Saint-Pierre  produit 
mie  délicieuse  impression  dans  la  première  jeunesse.  Il  a  peu 
d'ide'es ,  des  systèmes  importuns ,  mie  modestie  fausse ,  une  pré- 
tention à  l'ignorance,  qui  revient  toujours  et  impatiente  un  peu. 
Mais  il  sent  la  nature ,  il  l'adore ,  il  l'embrasse  sous  ses  aspects 
magiques,  par  masses  confuses ,  au  sein  des  clairs  de  lune  où  elle 
est  baignée  ;  il  a  des  mots  d'un  effet  musical  et  qu'il  place  dans 
son  style  comme  des  harpes  éoliennes  pour  nous  ravir  en  rêverie. 
Que  de  fois  enfant,  le  soir,  le  long  des  routes,  je  me  suis  surpris 
répétant  avec  des  pleurs  son  invocation  aux  forêts  et  à  leurs  ré- 
sonnantes clairières.'  Lamartine,  vers  1808,  devait  beaucoup  lire 
les  Éludes  de  Bernardin;  il  devait  dès-lors  s'initier  par  lui  au 
secret  de  ces  voluptueuses  couleurs  dont  plus  tard  il  a  peint  dans 
le  Lac  son  souvenir  le  plus  chéri  : 

Qu'il  soit  dans  le  zéphir  qui  frémit  et  qui  passe, 
Dans  les  bruits  de  tes  bords  par  tes  bords  répétés, 
Dans  l'astre  au  front  d'argent  qui  blanchit  ta  surface 
De  ses  molles  clartés  ! 

Le  génie  pittoresque  du  piosateur  a  passé  tout  entier  en  cette 
muse  :  il  s'y  est  éclipsé  et  s'est  détruit  lui-même  en  la  nourris- 
sant. Aussi,  à  part  Paul  et  J^irginie,  que  rien  ne  saurait  attein- 
dre ,  Lamartine  dispense  à  peu  près  aujomd'hui  de  la  lecture  de 
Bernardin  de  Saint-Pierre  ;  quand  on  nommera  les  Harmonies , 
c'est  uniquement  de  celles  du  poète  que  la  postérité  entendra 
parler.  Lamartine ,  vers  le  même  temps ,  aima  et  lut  sans  doute 
beaucoup  le  Génie  du  Christianisme ,  René  :  si  sa  simplicité ,  sa 
droiture  de  goût  ne  s'accommodaient  qu'imparfaitement  de  quel 
ques  traits  de  ces  ouvrages ,  son  éducation  religieuse  non  moins 
que  son  anxiété  intérieure  le  disposait  à  en  saisir  les  beautés 
sans  nombre.  Quand  il  s'écrie  à  la  fin  de  V Isolement ,  dans  la  pre- 
mière des  premières  Méditations  : 

Et  moi  je  suis  semblable  à  la  feuille  flétrie 

Emportez-moi  comme  elle ,  orageux  aquilons  ! 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  n'est  que  l'éclio  un  peu  affaibli  de  cette  autre  voix  impétueuse  : 
Lei>ez-i^ous ,  orages  désirés,  qui  devez  emporter  René,  etc.  Rous- 
seau, je  le  sais,  agit  aussi  très-puissamment  sur  Lamartine;  mais 
ce  fut  surtout  à  travers  Bernardin  de  Saint-Pierre  et  M.  de  Cha- 
teaubriand qu'il  le  sentit.  Il  n'eut  rien  de  Werther;  il  ne  connut 
euère  Byron  de  bonne  heure ,  et  il  en  savait  peu  de  chose  au-delà 
du  renom  fantastique  qui  circulait,  quand  il  lui  adressa  sa  ma- 
gnifique remontrance.  Sou  génie  préexistait  à  toute  influence  loin- 
taine. André  Chénier,  dont  la  publication  tardive  (  1819)  a  donné 
l'éveil  à  de  bien  nobles  muses,  particulièrement  à  celle  de  M.  Al- 
fred de  Yigny,  resta,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  inaperçu  et, 
disons-le,  méconnu  de  Lamartine,  qui  n'avait  rien,  il  est  vrai, 
à  tirer  de  ce  mode  d'inspiration  antique  ,  et  dont  le  style  était  déjà 
né  de  lui-même  à  la  source  de  ses  pensées.  J'oserai  affirmer,  sans 
crainte  de  démenti,  que,  si  les  poésies  fugitives  de  Ducis  sont 
tombées  aux  mains  de  Lamartine,  elles  l'ont  plus  ému  dans  leur 
douce  cordialité  et  plus  animé  à  produire ,  que  ne  l'eussent  fait 
les  poésies  d'André,  quand  elles  auraient  paru  dix  ans  plus  tôt, 
Saint-Martin,  que  j'ai  nommé,  n'aura  jamais  été  probablement 
de  sa  bien  étroite  connaissance.  Lamartine  n'est  pas  un  homme 
qui  élal3ore  et  qui  cherche;  il  ramasse,  il  sème,  il  moissonne  sur 
sa  route  ;  il  passe  à  côté  ,  il  néglige  ou  laisse  tomber  de  ses  mains  ; 
sa  ressource  surabondante  est  en  lui;  il  ne  veut  que  ce  qui  lui 
demeure  facile  et  toujours  présent.  Simple  et  immense ,  paisible- 
ment irrésistible ,  il  lui  a  été  donné  d'unir  la  profusion  des  pein- 
tures naturelles  ,  l'esprit  d'élévation  des  spiritualistes  fervens  ,  et 
l'ensemble  de  vérités  en  dépôt  au  fond  des  moindres  cœurs.  C'est 
une  sensibihté  reposée ,]  méditative  ,  avec  le  goiit  des  mouvemens 
et  des  spectacles  de  la  vie ,  le  génie  de  la  solitude  avec  l'amour  des 
liommes ,  une  ravissante  volupté  sous  les  dogmes  de  la  morale 
universelle.  Sa  plus  haute  poésie  traduit  toujours  le  plus  familier 
christianisme  et  s'interprète  à  son  tour  par  lui.  Son  ame  est  comme 
l'idéal  accompli  de  la  généralité  des  âmes  que  l'ironie  n'a  pas  des- 
séchées ,  que  la  nouveauté  n'enivre  pas  Immodérément ,  que  les 
agitations  niondaines  laissent  encore  délicates  et  libres.  Et  en 
même  temps,  sa  forme,  la  moins  circonscrite,  la  moais  mate- 
vielle,  la  plus  diffusible  des  formes  dont  jamais  langage  humain 


POÈTES    CONTEMPORAINS.  l3 

ait  revêtu  une  pensée  de  poète  ,  est  d'un  symbole  constant ,  par- 
tout lucide  et  imniodiateinent  perceptible  V 

Alphonse  de  Lamartinp  doit  être  né  à  Maçon,  tout  à  la  fui  de  90 
ou  au  commencement  de  91  :  on  était  en  pleine  révolution.  Son 
grand— père  avait  exercé  autrefois  une  charge  dans  la  maison  d'Or- 
léans ,  et  s'était  ensuite  retiré  en  province.  La  révolution  frappa 
sa  famille  comme  toutes  celles  c|ui  tenaient  à  l'ordre  ancien  par 
leur  naissance  et  leurs  opinions  :  les  plus  reculés  souvenirs  de 
Lamartine  le  reportent  à  la  maison  d'arrêt  où  on  le  menait  visiter 
son  père.  Au  sortir  de  la  terreur,  et  pour  traverser  les  années  en- 
coi'C  difficiles  qui  suivirent,  ses  parens  vécurent  confinés  dans 
cette  terre  obscure  de  Milly ,  que  le  poète  a  si  pieusement  illus- 
trée ,  comu'.e  M.  de  Chateaubriand  a  fait  pour  Combovirg ,  comme 
Victor  Hugo  pour  les  Feuillantines.  Il  passa  là ,  avec  ses  sœurs , 
une  longue  et  innocente  enfance,  libre,  rustic[ue,  errant  à  la 
manière  du  ménestrel  de  BeaLtie,  formé  pourtr.nt  à  l'excellence 
morale  et  à  cette  perfection  de  cœur  qui  le  cai-actéiise ,  par  les 
soins  d'une  admirable  mère,  dont  il  est,  assiue-t-on ,  toute 
l'image.  Il  ne  laissa  cette  vie  domestique  c[ue  pour  aller  à  Belley, 


'  Cans  un  article  inséré  au  Clobe,  le  20  juin  i  83o,  lors  de  la  publication 

des  Harmonies,  on  lit  :  « 31.  de  Lamartine,  par  cela  même  qu'il  range 

humblement  sa  poésie  aux  vérités  de  la  tradition,  qu'il  voit  et  juge  le 
monde  et  la  vie  suivant  qu'on  nous  a  appris  dès  l'enl'ance  à  les  juger  et  i\ 
les  voir,  répond  merveilleusement  à  la  pensée  de  t-  us  ceux  qui  ont  garde 
ces  preuiières  impressions,  ou  qui  ,  les  ayant  rejetées  plus  tard  ,  s'en  sou- 
viennent encore  avec  un  regret  mêlé  d'attendrissement.  Il  'c  trompe  lors- 
qu'il dit  en  sa  prcl'ace  que  ses  vers  ne  s'adressent  qu'à  un  petit  nombre. 
De  toutes  les  poésies  de  nos  jours,  aucune  n'est  autant  que  la  sienne,  selon 
le  cœur  des  femmes,  des  jeunes  filles,  ,des  hommes  accessibles  aux  émo- 
tions pieuses  et  tendres.  Sa  morale  est  celle  que  nous  savons  :  il  nous  ré- 
pète avec  un  charme  nouveau  ce  qu'on  nous  a  dit  mille  fois ,  nous  fait  re- 
passer avec  de  douces  larmes  ce  que  nous  avons  senti ,  et  l'on  est  tout 
surpris  en  l'écoutant  de  s'entendre  soi-même  chanter  ou  gémir  par  la  voix 
sublime  d'un  poète.  C'est  une  aimable  beauté  de  cœur  et  de  génie  qui  nous 
ravit  et  nous  touche  par  toutes  les  images  connues,  par  tous  les  senti  mens 
éprouvés,  par  toutes  les  vérités  lumineuses  et  éternelles.  Cette  manière  de 
comprendre  les  diverses  heures  du  jour,  l'aube,  le  matin  ,  le  crépuscule, 
d'interpréter  la  couleur  des  nuages,  le  murmure  des  eaux,  le  bruissement 


1/|  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au  collège  des  pères  de  la  foi;  moins  heureux  qu'à  Milly ,  il  y 
trouva  cependant  du  clianne  ,  des  amis  qu'il  garda  toujours  ,  des 
guides  indulgens  et  faciles ,  auxquels  il  disait  en  les  quittant  : 

Aimables  sectateurs  d'une  aimable  sagesse , 
Bientôt  je  ne  vous  verrai  plus  ! 

Sans  parler  de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  primitivement  affable  dans 
la  belle  ame  de  Lamartine,  on  doit  peut-être  à  cette  éducation  pa- 
ternelle de  Belley  de  n'y  avoir  rien  déposé  de  timide  et  de  farouche, 
comme  il  est  arrive'  trop  souvent  chez  d'autres  natures  sensibles 
de  notre  âge.  Après  le  collège,  vers  1809,  Lamartine  vécut  à  Lyon, 
et  fit,  je  crois,  dès  ce  temps  ,  mi  premier  et  court  voyage  d'Ita- 
lie. Il  fut  ensuite  à  Paris,  s'y  laissa  aller,  bien  qu'avec  décence, 
à  l'entraînement  des  amitiés  et  de  la  jeunesse,  distrait  de  ses  prin- 
cipes ,  obscurci  dans  ses  croyances ,  jamais  impie  ni  raisonneur 
systématique  ;  versifiant  beaucoup  dès-lors,  jusque  dans  ses  lettres 
familières ,  songeant  à  la  gloire  poétique ,  à  celle  du  théâtre  en 

des  bois,  nous  était  déjà  obscurément  familière  avant  que  le  poète  nous  la 
rendît  vivante  par  le  souffle  harmonieux  de  sa  parole.  Il  dégage  en  nous  , 
il  ravive,  il  divinise  ces  empreintes  chères  à  nos  sens ,  et  dont  tant  de  fois 
s'est  peinte  notre  prunelle,  ces  comparaisons  presque  innées,  les  premières 
qui  se  soient  gravées  dans  le  miroir  de  nos  âmes.  Nul  effort ,  nulle  réflexion 
pénible  pour  arriver  oii  sa  philosophie  nous  porte.  Il  nous  prend  où  nous 
sommes ,  chemine  quelque  temps  avec  les  plus  simples ,  et  ne  s'élève  que 
par  les  côtés  où  le  cœur  surtout  peut  s'élever.  Ses  idées  sur  l'Amour  et  la 
Beauté  ,  sur  la  mort  et  l'autre  vie,  sont  telles  que  chacun  les  pressent ,  les 
rêve  et  les  aime.  Sans  doute,  et  nous  nous  plaisons  à  le  dire,  il  est  au- 
jourd'hui sur  ces  points  d'autres  interprétations  non  moins  hautes,  d'au- 
tres solutions  non  moins  poétiques ,  qui ,  plus  détournées  de  la  route  com- 
mune, plus  à  part  de  toute  tradition,  dénotent  chez  les  poètes  qui  y  attei- 
gnent, une  singulière  vigueur  de  génie  ,  une  portée  immense  d'originalité 
individuelle.  Mais  c'est  aussi  une  espèce  d'originalité  bien  rare  et  désirable 
que  celle  qui  s'accommode  si  aisément  des  idées  reçues ,  des  sentimens  con- 
sacrés ,  des  préjugés  de  jeunes  filles  et  de  vieillards  j  qui  parle  de  la  mort 
comme  en  pense  l'humble  femme  qui  prie,  comme  il  en  est  parle  depuis  un 
temps  immémorial  dans  l'église  ou  dans  la  famille,  et  qui  trouve  en  répé- 
tant ces  doctrines  de  tous  les  jours  une  sublimité  sans  efforts ,  et  pourtant 
inouïe  jusqu'à  présent ,  etc.  etc..  « 


POETES    CONTEMPORAINS.  l5 

particulier;  d'ailleurs  assez  mécontent  du  sort  et  trouvant  mal  de 
quoi  satisfaire  à  ses  goûts  innés  de  noble  aisance  et  de  grandeur. 
La  fortune ,  en  effet ,  qu'il  obtint  plus  tard  de  son  chef  par  héri- 
tage d'un  oncle  ,  n'était  pas  près  de  lui  venir ,  et ,  comme  tous  les 
fils  de  famille,  il  sentait  quelque  gène  de  sa  dépendance.  En  i8i3, 
sa  santé  s'étant  altérée,  il  revit  l'Italie;  un  certain  nombre  de 
vers  des  Méditations  et  beaucoup  de  souvenirs  dont  le  poète  a  fait 
usage  par  la  suite  datent  de  ce  voyage  :  le  Premier  Amour  des  Har- 
monies s'y  rapporte  probablement.  La  chute  de  l'empire  et  la  res- 
tauration apportèrent  de  notables  changemens  dans  la  destinée 
de  Lamartine.  Il  était  né  et  avait  grandi  dans  des  sentimens  op- 
posés à  la  révolution  :  il  n'avait  jamais  adopté  l'empire  et  ne  l'avait 
pas  servi.  En  i8i4,  il  entra  dans  une  compagnie  des  gardes-du- 
corps.  Son  royalisme  pourtant  se  conciliait  déjà  avec  des  idées 
libérales  et  constitutionnelles  :  il  avait  même  composé  une  bro- 
chure politique  dans  ce  sens ,  qui  ne  fut  pas  publiée ,  faute  de  li- 
braire. Après  les  cent  jours ,  Lamartine  ne  reprit  point  de  service  : 
une  passion  partagée ,  dont  il  a  éternisé  le  céleste  objet  sous  le 
nom  d'Elvire ,  semble  l'avoir  occupé  tout  entier  à  cette  époque. 
Nous  nous  garderons  de  soulever  le  plus  léger  coin  du  voile  étin- 
celant  et  sacré  dont  brille  de  loin  aux  yeux   cette  mystérieuse 
figure.   Nous   nous  bornerons  à  remarquer  qu'Elvire  n'a  point 
fait  avec  son  poète  le  voyage  d'Italie,  et  que  le  lac  célébré  n'est 
autre  que  celui  du  Bourget.  Toutes  les  scènes  qui  ont  pour  cadre 
l'Italie ,  principalement  dans  les  secondes  Méditations ,  ne  se  rap- 
portent donc  pas  originairement  à  l'idée  d'Elvire  ,  à  laquelle  je  les 
crois  antérieures  ;  ou  bien  elles  auront  été  combinées ,  transpo- 
sées sur  son  souvenir  par  une  fiction  ordinaire  aux  poètes.  La 
mort  d'Elvire ,  une  maladie  mortelle  de  l'amant ,   son  retour  à 
Dieu ,  le  sacrifice  qu'il  fait ,  durant  sa  maladie ,  de  poésies  an- 
ciennes et  moins  graves,  quoique  assurément  avouables  devant  les 
hommes ,  tels  sont  les  événemens  qui  précèdent  l'apparition  des 
Méditations  poétiques,  laquelle  eut  lieu  dans  les  premiers  mois 
de  1820.  Le  succès  soudain  qu'elles  obtinrent  fut  le  plus  éclatant 
du  siècle  depuis  le  Génie  du  Christianisme^  il  n'y  eut  qu'une  voix 
pour  s'écrier  et  applaudir.  Le  nom  de  l'auteur  ,  qui  ne  se  trouvait 
pas  sur  la  première  édition,  devint  instantanément  glorieux  :  mille 


l(>  rxEVUE    I)KS     LEUX     MONDES. 

lables,  mille  conjectures  empressées  s'y  mêlèrent.  Docile  aux  désirs 
de  sa  famille,  Lamartine  profita  de  sa  réussite  pour  mettre  un  pied 
dans  la  carrière  diplomatique ,  et  il  lut  attaché  à  la  léjjation  de 
Florence.  La  renommée,  un  héritage  opulent,  un  mariage  con- 
forme à  ses  goûts ,  tout  lui  arriva  presque  à  la  fois  ;  sa  vie  depuis 
ce  temps  est  trop  connue  ,  trop  positive  ,  pour  que  nous  y  insis- 
tions. Dans  le  peu  que  nous  avons  essayé  d'en  dire,  relative- 
ment aux  années  antérieures,  on  trouvera  que  nous  avons  été 
bien  sobre  et  bien  vague  ;  mais  nous  croyons  n'avoir  i  ien  pré- 
senté sous  un  faux  jour.  Lamartine  est  de  tous  les  poètes  cé- 
lèbres celui  qui  se  prête  le  moins  à  une  biographie  exacte  ,  à  une 
chronologie  minutieuse ,  aux  petits  faits  et  aux  anecdotes  choi- 
sies. Son  existence  large  ,  simple  ,  négligemment  tracée  ,  s'idéa- 
lise à  distance  et  se  compose  en  massifs  lointains ,  à  la  façon  des 
vastes  paysages  qu'il  nous  a  prodigués.  Dans  sa  vie  connue  dans 
ses  tableaux,  ce  qui  domine,  c'est  l'aspect  verdoyant,  la  brise 
végétale  ;  c'est  la  lumière  aux  flancs  des  monts  ,  c'est  le  souffle 
aux  ombrages  des  cîmes.  Il  est  permis,  en  parlant  d'im  tel  homme, 
de  s'attacher  à  l'esprit  des  tenqis  plutôt  qu'aux  détaUs  vulgaires 
qui,  chez  d'autres,  pourraient  être  caractéristiques.  Tout  lyrique 
qu'il  est,  il  a  peu  de  retours  ,  peu  de  ces  regards  profonds  en  ar- 
rière qui  décèlent  toujours  ime  certaine  lassitude  et  le  vide  du 
moment.  Il  décore  ça  et  là  quelques  endroits  de  son  passé  ;  il  ral- 
lume de  lom  en  loin ,  au  soir,  ses  feux  mourans  sur  quelque 
colUne,  puis  les  abandonne;  l'espérance  et  l'avenir  l'appellent 
incessammment  ;  il  se  dit  : 

Mais  loin  de  moi  ces  temps  !  que  l'oubli  les  dévore  ! 
Ce  qui  n'est  plus  pour  l'I-.omme,  ;i-t-il  jamais  été? 

A  l'ami  qui  l'interroge  avec  une  curieuse  tendresse ,  il  répond  : 

Et  tu  veux  aujourd'hui  qu'ouvrant  mon  cœur  au  tien  , 

Je  renoue  en  ces  vers  notre  intime  entretien  ; 

Tu  demandes  de  moi  les  lialtes  du  ma  vie? 

Le  compte  de  mes  jours?...  Ces  jours,  je  les  oublie; 

Comme  le  voyageur  quand  il  a  dénoué 

Sa  ceinture  de  cuir,  etc.  etc.. 


POETES    CONTEMPORAINS.  1  7 

A  une  distance  plus  rapprochée  clos  premières  uiéclitations ,   il 
pouvait  sembler  du  moins  que  l'image  d'Elvire  dominait  sa  vie , 
qu'elle  en  était  l'accidentelle,  la  romanesque  inspiration,  et  qu'à 
mesure  qu'il  s'éloignerait  d'elle ,  tout  eu  lui  pâlirait.  Le  public 
qui  aime  assez  les  belles  choses,  à  condition  qu'elles  passeront 
vite,  se  l'était  si  fort  imaginé  ainsi,  que,  durant  plusieurs  années, 
à  chaque  nouvelle  pubUcation  de  Lamartine ,  c'était  un  murmure 
peu  flatteur  où  l'étourderie  entrait  de  concert  avec  l'envie  et  la 
bêtise  :  ou  avait  l'air  de  vouloir  dire  que  l'astre  baissait.  Mais  en 
avançant  encore  davantage ,  en  contemplant  surtout  ce  dernier  et 
incomparable  développement  des  Harmonies ,  il  a  bien  fallu  se 
rendre  à  l'évidence.  Le  poète  chez  Lamartine  était  ne  avant  El- 
vire  et  lui  a  survécu;  le  poète  chez  Lamartine  n'était  subordonné 
à  rien,   à  personne,  pas  même  à  l'amant.   D'autres   sont   plus 
amans  que  poètes  :  un  amour  particulier  les  inspire  ,  les  arrache 
de   terre,    les   élève  à  la  poésie;   cet    amour  mort  en    eux,   il 
convient  qu'ils  s'ensevelissent  aussi  et  qu'ils  se  taisent.  Lamartine  , 
lui,  était  poète  encore  plus  qu'amant:  sa  blessure  d'amour  une 
fois  fermée,  sa  source  vive  de  poésie  a  continué  de  jailhr  par 
plus  d'endroits  de  sa  poitrine  et  plus  abondante.  Il  existait  avant 
sa  passion,  il  s'est  retrouvé  après,  avec  ses  grandes  facultés  inoc- 
cupées, irrassasiables ,  qui  s'élançaient  vers  la  suprême  poésie, 
c'est-à-dire,  vers  l'Amour  non  déterminé,  vers  la  Beauté  qui  n'a 
ni  séjour  ni  symbole  ni  nom  : 

Mon  ame  a  l'œil  de  l'aigle,  et  mes  fortes  pensées , 
Au  but  de  leurs  désirs  volant  comm;'  des  traits  , 
Chaque  fois  que  mon  sein  respire,  plus  pressées 

Que  les  colombes  des  forêts  , 
Montent,  montent  toujours,  par  d'autres  remplacées, 

Et  ne  redescendent  jamais  ! 

On  a  dit  que  Lamartine  s'adressait  à  l'ame  encore  plus  qu'au  cœur  : 
cela  est  vrai  si  par  ame  on  entend ,  en  quelque  sorte ,  le  cœur 
plus  étendu  et  miiversalisé.  Dans  les  femmes  qu'il  a  aimées ,  même 
dans  Elvire  ,  Lamartine  a  aimé  mi  constant  idéal,  un  être  angé- 
lique  qu'il  rêvait,  l'immortelle  Beauté  en  un  mot,  l'Harmonie, 
la  Muse.  Qu'hnportent  donc  quelques  détails  de  sa  vie?  Dans  sa 


l8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vocation  invincible ,  cette  vie  n'était  pas  à  la  merci  d'un  heureux 
hasard  :  il  ne  pouvait  manquer  un  jour  ou  l'autre  de  conquérir 
lui-même  en  plein  et  de  faire  retentir  par  le  monde  son  divin  or- 
gane. La  nuée  de  colombes  pressées  dont  il  parle ,  devait  tôt  ou 
tard  échapper  bruyamment  de  son  sein. 

Cependant  l'absence  habituelle  où  Lamartine  vécut  loin  de 
Paris  et  souvent  hors  de  France ,  durant  les  dernières  années  de 
la  restauration ,  le  silence  prolongé  qu'il  garda  après  la  publica- 
tion de  son  chant  d'Harold,  firent  tomber  les  clameurs  des 
critiques  qui  se  rejetèrent  sur  d'autres  poètes  plus  présens  :  sa 
renommée  acheva  rapidement  de  mûrir.  Lorsqu'il  revint  au  com- 
mencement de  i83o  pour  sa  réception  à  l'Académie  française  et 
pour  la  publication  de  ses  Harmonies ,  il  fut  agréablement  étonné 
de  voir  le  public  gagné  à  son  nom  et  familiarisé  avec  son  œuvre. 
C'est  à  un  souvenir  de  ce  moment  que  se  rapporte  la  pièce  de 
vers  suivante ,  dans  laquelle  on  a  tâché  de  rassembler  quelques 
impressions  déjà  anciennes  et  de  reproduire ,  quoique  bien  fai- 
blement ,  quelques  mots  échappés  au  poète ,  en  les  entourant  de 
traits  qui  peuvent  le  peindre. — A  lui,  au  sein  des  mers  brillantes 
où  ils  ne  lui  parviendront  pas,  nous  les  lui  envoyons,  ces  vers, 
comme  un  vœu  d'ami  durant  le  voyage  I 

Un  jour,  c'était  au  temps  des  oisives  années , 

Aux  dernières  saisons ,  de  poésie  ornées 

Et  d'art,  avant  l'orage  où  tout  s'est  dispersé, 

Et  dont  le  vaste  flot ,  quoique  rapetissé  , 

Avec  les  rois  déchus  ,  les  trônes  à  la  nage, 

A  pour  long-temps  noyé  plus  d'un  secret  ombrage , 

Silencieux  bosquets  mal  à  propos  rêvés, 

Terrasses  et  balcons  ,  tous  les  lieux  réservés, 

Tout  ce  Delta  d'hier,  ingénieux  asile, 

Qu'on  devait  à  quinze  ans  d'une  onde  plus  facile  ! 

De  retour  à  Paris  après  sept  ans  ,  je  crois  , 

De  soleils  de  Toscane  ou  d'ombre  sous  tes  bois , 

Comptant  trop  sur  l'oubli,  comme  durant  l'absence, 

Tu  retrouvais  la  gloire  avec  reconnaissance. 

Ton  merveilleux  laurier  sur  chacun  de  tes  pas 

Etendait  un  rameau  que  tu  n'espérais  pas; 


POETES    CONTEMPORAINS. 

L'écho  te  renvoyait  tes  paroles  aimées  ; 

Les  moindres  des  chansons  anciennement  semées 

Sur  ta  route  en  festons  pendaient  comme  au  hasard  : 

Les  oiseaux  par  milliers  ,  nés  depuis  ton  départ , 

Chantaient  ton  nom,  un  nom  de  tendresse  et  de  flamme  , 

Et  la  vierge,  en  passant,  le  chantait  dans  son  ame. 

Non  jamais  toit  chéri ,  jaloux  de  te  revoir. 

Jamais  antique  bois  oîi  tu  reviens  l'asseoir, 

Milly,  ses  sept  tilleuls  ;  Saint-Point,  ses  deux  collines, 

N'ont  envahi  ton  cœur  de  tant  d'odeurs  divines , 

Amassé  pour  ton  front  plus  d'ombrage,  et  paré 

De  plus  de  nids  joyeux  ton  sentier  préféré  ! 

Et  dans  ton  sein  coulait  cette  harmonie  humaine 
Sans  laisser  d'autre  ivresse  à  ta  lèvre  sereine, 
Qu'un  sourire  suave  ,  à  peine  s'imprimant; 
Ton  œil  étincelait  sans  éblouissement, 
Et  ta  voix  mâle,  sobre  et  jamais  débordée  , 
Dans  sa  vibration  marquait  mieux  chaque  idée  ! 

Puis,  comme  l'homme  aussi  se  trouve  au  fond  de  tout, 

ïu  ressentais  parfois  plénitude  et  dégoût. 

■ — Un  jour  donc,  un  matin,  plus  las  que  de  coutume. 

De  tes  félicités  repoussant  l'amertume  , 

Un  geste  vers  le  seuil  qu'ensemble  nous  passions  : 

«  Hélas  !  t'écriais-tu  ,  ces  admirations, 

«  Ces  tributs  accablans  qu'on  décerne  au  génie, 

«  Ces  fleurs  qu'on  fait  pleuvoir  quand  la  lutte  est  finie , 

«  Tous  ces  yeux  rayonnans  éclos  d'un  seul  regard  , 

«  Ces  échos  de  sa  voix ,  tout  cela  vient  trop  tard  ! 

«  Le  Dieu  qu'on  inaugure  en  pompe  au  Capitole , 

«  Du  Dieu  jeune  et  vainqueur  n'est  souvent  qu'une  idole  ! 

«  L'âge  que  vont  combler  ces  honneurs  superflus , 

«  S'en  repaît,  — les  sent  mal,  ■ — ne  les  mérite  plus  ! 

«  Oh  !  qu'un  peu  de  ces  chants  ,  un  peu  de  ces  couronnes , 

«  Avant  les  pâles  jours ,  avant  les  lents  automnes  , 

«  M'eût  été  dii  plutôt  à  l'âge  efflorescent, 

«  Où  jeune,  inconnu  ,  seul  avec  mon  vœu  puissant, 

«  Dans  ce  même  Paris  cherchant  en  vain  ma  place , 

n  Je  n'y  trouvais  qu'écueils  ,  fronts  légers  o»i  de  glace, 

«  Et  qu'en  diversion  à  mes  vastes  désirs , 

«<  Empruntant  du  hasard  l'or  qu'on  jette  aux  plaisirs. 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n  Je  m'agitais  au  port,  navigateur  sans  monde, 
«  Mais  aimant ,  espérant,  ame  ouverte  et  Jecondc  ! 
«  Oh  !  que  ces  dons  tardifs  où  se  heurtent  mes  yeux  , 
«  Devaient  m'échoir  alors,  et  que  je  valais  mieux  !  » 

Et  le  discours  bientôt  sur  quelque  autre  pensée 
Echappa,  comme  une  onde  au  caprice  laissée; 
Mais  ce  qu'ainsi  ta  bouche  aux  vents  avait  jeté, 
Mon  souvenir  proi'ond  l'a  depuis  médité. 

Il  a  raison ,  pensais-je ,  il  dit  vrai ,  le  poète  ! 

La  jeunesse  emportée  et  d'humeur  indiscrète 

Est  la  meilleure  encor  ;  sous  son  souffle  jaloux 

Elle  aime  à  rassembler  tout  ce  qui  flotte  en  nous 

De  vif  et  d'immortel  ;  dans  l'ombre  ou  la  tempête 

Elle  attise  en  marchant  son  brasier  sur  sa  tête; 

L'eracens  monte  et  jaillit  !  elle  a  loi  dans  son  vœu  ; 

Elle  ose  la  première  à  l'avenir  en  feu  , 

Quand  chassant  le  vieux  Siècle  un  nouveau  s'initie  , 

Lire  ce  que  l'éclair  lance  de  prophétie. 

Oui ,  la  jeunesse  est  bonne  ;  elle  est  seule  à  sentir 

Ce  qui,  passé  trente  ans  ,  meurt ,  ou  ne  peut  sortir. 

Et  devient  comme  une  ame  en  prison  dans  la  nôtre  ; 

La  moitié  d'une  vie  est  le  tombeau  de  l'autre  ; 

Souvent  tombeau  blanchi ,  sépulcre  décoré  , 

Qui  reçoit  le  banquet  pour  l'hôte  préparé. 

C'est  notre  sort  à  tous  ;  tu  l'as  dit,  ô  grand  homme  ! 

Eh  !  n'étais-tu  pas  plus  celui  que  chacun  nomme, 

Celui  que  nous  cherchons  ,  et  qui  remplis  nos  cœurs, 

Quand  par  de  là  les  monts  d'où  fosident  les  vainqueurs. 

Dès  les  jours  de  Wagram  ,  tu  courais  l'Italie  , 

De  Fisc  à  Nisita  promenant  ta  folie  , 

Es-ajant  la  lumière  et  l'onde  dans  ta  voix, 

El  chantant  l'oranger  pour  la  première  fois? 

Oui,  même  avant  !a  corde  ajoutée  à  ta  lyre, 

Avant  le  Crucifix,  le  Lac,  avant  Elvire, 

Lorsqu'à  regret  rompant  te»  voyages  chéris. 

Retombé  de  Hœstum  aux  étés  de  Paris  , 

Passant  avec  Jussieu  tout  un  jour  à  Vincennes 

A  tailler  en  sifflets  l'aubier  des  jeunes  chênes  ; 

De  Talma,  les  matins,  pour  Saùl ,  accueilli  ; 

Puis  retournant  cacher  tes  hivers  à  Milly, 


Î'OKTES    CONTEMPORAINS.  5.1 

Tu  condamnais  le  sort,  —  oui ,  dans  ce  temps-là  même, 
(  Si  tu  ne  l'avais  dit ,  ce  serait  un  blasphème) , 
Dans  ce  temps,  plus  d'amour  enflait  ce  noble  sein  , 
Plus  de  pleurs  grossissaient  la  source  sans  bassin  , 
Plus  de  germes  errans  pleuvaient  de  ta  colline , 
Et  tu  ressemblais  mieux  à  notre  Lamartine  l 
C'est  la  loi  :  tout  poète  à  la  gloire  arrivé , 
A  mesure  qu'au  jour  son  astre  s'est  levé, 
A  pâli  dans  son  cœur.  Infirmes  que  nous  sommes! 
Avant  que  rien  de  nous  parvienne  aux  autres  hommes , 
Avant  que  ces  passans  ,  ces  voisins  ,  nos  entours  , 
Aient  eu  le  temps  d'aimer  nos  chants  et  nos  amours  , 
Nous-mêmes  déclinons  !  comme  au  fond  de  l'espace 
Tel  soleil  voyageur  qui  scintille  et  qui  passe, 
Quand  son  premier  rayon  a  jusqu'à  nous  percé  , 
Et  qu'on  dit  :  le  voilà,  s'est  peut-être  éclipsé  i 

Ainsi  d'abord  pensais-j«  ;  armé  de  ton  oracle. 
Ainsi  je  rabaissais  le  grand  homme  en  spectacle-, 
Je  niais  son  midi  manifeste ,  éclatant , 
Redemandant  l'obscur,  l'insaisissable  instant. 
Mais  en  y  songeant  mieux,  revoyant  sans  fumée 
D'une  vue  au  matin  plus  fraîche  et  ranimée  , 
Ce  tableau  d'un  poète  harmonieux ,  assis 
Au  sommet  de  ses  ans ,  sous  des  cieux  éclaircis  , 
Calme  ,  abondant  toujours ,  le  cœur  plein  sans  orage , 
Chantant  Dieu,  l'univers,  les  tristesses  du  sage, 
L'humanité  lancée  aux  Océans  nouveaux,.... 
—  Alors  je  me  suis  dit  :  non ,  ton  oracle  est  faux , 
Non,  tu  n'as  rien  perdu;  non,  jamais  la  louange, 
Un  grand  nom  ,  —  l'avenir  qui  s'entr'ouvre  et  se  range ,  — 
Les  générations  qui  murmurent,    C'est  lui, 
Ne  furent  mieux  de  toi  mérités  qu'aujourd'hui. 
Dans  sa  source  et  son  jet,  c'est  le  même  génie; 
Mais  de  toutes  les  eaux  la  marche  réunie , 
D'un  flot  illirnité  qui  noierait  les  déserts, 
Egale j  en  s'y  perdant,  la  majesté  des  mers. 
Tes  feux  intérieurs  sont  calmés  ,  tu  reposes; 
.Mais  ton  cœur  reste  ouvert  au  vif  esprit  des  choses. 
L'or  et  ses  dons  pesans  ,  la  Gloire  qui  fait  roi , 
T'ont  laissé  bon ,  sensible  ,  et  loin  autour  de  toi 

Répandant  la  douceur,  l'aumône  et  l'indulgence,  . 

TOME    VUI.  2 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ton  noble  accueil  enchante ,  orné  de  négligence. 
Tu  sais  l'âge  où  tu  vis  et  ses  futurs  accords  ; 
Ton  œil  plane;  ta  voile,  errant  de  bords  en  bords , 
Glisse  au  cap  de  Circé,  luit  aux  mers  d'Artémise; 
Puis  l'Orient  t'appelle ,  et  sa  terre  promise  , 
Et  le  Mont  trois  fois  saint  des  divines  rançons.! 
Et  de  là  nous  viendront  tes  dernières  moissons, 
Peinture,  hymne  ,  lumière  immensément  versée, 
Comme  un  soleil  couchant  ou  comme  une  Odyssée  !.. 


Oh  !  non ,  tout  n'était  pas  dans  l'éclat  des  cheveux  , 
Dans  la  grâce  et  l'essor  d'un  âge  plus  nerveux  , 
Dans  la  chaleur  du  sang  qui  s'enivre  ou  s'irrite  !      « 
Le  Poète  y  survit ,  si  l'Ame  le  mérite  ; 
Le  Génie  au  sommet  n'entre  pas  au  tombeau , 
Et  son  soleil  qui  penche  est  encor  le  plus  beau  ! 

Depuis  les  premières  Méditations  jusqu'aux  Harmonies ,  La- 
martine est  allé  se  développant  avec  progrès,  dérivant  de  plus  en 
plus  de  l'élégie  à  l'hymne ,  au  poème  pur,  à  la  méditation  véri- 
table. Il  y  a  bien  de  la  grandeur  dans  son  volume  de  1820;  il  est 
merveilleusement  composé  sans  le  paraître;  le  roman  y  glisse 
dans  les  intervalles  de  la  religion  ;  l'Elégie  éplorée  y  soupire  près 
du  Cantique  déjà  éblouissant.  Le  point  central  de  ce  double 
monde ,  à  mi-cliemin  des  Hauts  lieux  et  du  Vallon ,  le  miroir 
complet  qui  réfléchit  le  côté  métaphysique  et  le  côté  amoureux , 
est  le  Lac ,  le  Lac ,  perfection  inespérée ,  assemblage  profond  et 
limpide ,  image  une  fois  trouvée  et  reconnue  par  tous  les  cœurs. 
Rien  ne  saurait  donc  être  plus  achevé  en  soi  que  ce  premier  vo- 
lume des  Méditations.  Mais,  depuis  lors,  le  poète  n'a  cessé  de 
s'étendre  aux  régions  ultérieures  dans  des  dimensions  croissantes. 
Les  secondes  Méditations  en  offrent  assez  de  preuves ,  les  Etoiles , 
les  Préludes  par  exemple.  Et  avec  cela ,  elles  ont  l'inconvénient 
de  toute  transition ,  moins  bien  composées  et  un  peu  indécises 
dans  leur  ensemble.  Le  roman  n'a  pas  disparu,  la  nacelle  flotte 
toujours;  mais  nous  sommes  à  Ischia,  mais  ce  n'est  plus  le  nom 
d'EIvire  que  la  brise  murmure.  Et  pourtant  Elvire  elle-même 
revient  :  le  Crucifix  l'atteste  en  assez  immortels  accens.  Pourquoi 
donc  alors  ce  Chant  d'Amour  tout  aussitôt  après  le  Crucifix?  Poé- 


POÈTES    CONTEMPORAINS.  P.3 

tiquenient,  cela  ne  peul  pas  être.  Les  secondes  Mcditalions  ne 
finissent  pas ,  ne  s'accomplissent  pas  comme  les  premières;  elles 
ouvrent  un  champ  nouveau ,  indéfini ,  plus  serein ,  plus  paisible  el 
lumineux  ;  elles  laissent  entrevoir  la  consolation ,  l'apaisement 
dans  l'ame  du  poète  ;  mais  elles  n'apaisent  pas  le  lecteur.  Par 
beaucoup  de  détails ,  par  le  style ,  par  le  souftle  et  l'ampleur  des 
morceaux  pris  séparément ,  elles  sont  souvent  supérieures  aux 
premières  Méditations  ;  comme  ensemble ,  comme  volume  défini- 
tif, j'aime  mieux  les  premières.  La  Morl  de  Sacrale  et  surtout  le 
Dernier  Chant  d'Harold  sont  d'admirables  méditations  encore,  avec 
un  flot  qui  toujours  monte  et  s'étend  ,  mais  avec  l'inconvénient 
grave  d'un  cadre  historique  donné  et  de  personnages  d'ailleurs 
connus  :  or,  Lamartine,  le  moins  dramatique  de  tous  les  poètes, 
ne  sait  et  ne  peut  parler  qu'en  son  nom.  C'est  donc  aux  Harmo- 
nies qu'il  faut  venir  ,  pour  le  voir  se  déployer  tout  à  l'aise,  sans 
mélange  ni  entourage  ,  dans  FcfFusion  de  sa  jjrande  manièie.  Là, 
l'élégie,  la  scène  circonscrite ,  la  particularité  individuelle  ,  n'exis- 
tent presque  plus;  je  n'entends  qu'une  voix  générale  qui  chante 
pour  toutes  les  âmes  encore  empreintes,  à  quelque  degré,  de 
christianisme.  Cette  voix  chante  les  beautés  et  les  dangers  de  la 
nuit ,  l'ivresse  virginale  du  matin ,  l'oraison  mélancolique  des 
soirs;  elle  devient  la  douce  prière  de  l'enfant  au  réveil,  l'invoca- 
tion en  chœur  des  orphelins  ,  le  gémissement  plaintif  des  souve- 
nirs en  automne,  quand  les  feuilles  jonchent  la  terre,  et  qu'au 
penchant  de  la  vie  soi-même,  on  suit  coup  sur  coup  les  convois 
des  morts.  Elle  exhale  enfin,  elle  exprime  dans  Noi>issima  Verha 
ces  quarts  d'heure  de  navrante  agonie,  qui,  comme  une  horrible 
tentation  ou  un  avertissement  salutaire,  s'emparent  souvent  des 
plus  nobles  mortels  au  sommet  de  l'existence  et  les  inondent 
d'une  sueur  froide,  rappetissés  soudain  et  criant  grâce,  au  sein 
des  félicités  et  de  la  gloire! 

Lamartine  avait  d'abord  une  nacelle;  il  l'abritait ,  il  la  rame- 
nait au  rivage  ;  il  en  détachait  l'anneau  par  oubli ,  il  s'y  balançait 
tout  le  jour ,  au  gré  de  la  vague  amoureuse ,  le  long  d'un  golfe 
bordé  de  myrtes  et  d'amandiers.  Bien  des  fois,  sans  doute,  bercé 
nonchalamment,  il  regardait  le  ciel,  et  sa  pensée  planait  dans 
l'abymc  d'azur  ;  mais  on  avait  là  toujours  à  deux  pas  la  terre  ,  les 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fleurs ,  le  bosquet  du  rivage ,  le  phare  allumé  de  l'amante.  Puis 
la  nacelle  est  devenue  une  barque  plus  hardie  ,  plus  confiante 
aux  étoiles  et  aux  larges  eaux.  Le  rivage  s'est  éloigné  et  a  blanchi 
à  l'horizon  ;  mais  de  la  rade  on  y  revenait  encore  ,  on  y  recueillait 
encore  de  tendres  ou  cruels  vestiges  :  on  y  voyait  à  chaque  approche 
comme  plusieurs  phares  scintillans  qui  vous  rappelaient  :  c'était 
trop  s'éloigner  ou  trop  souvent  revenir.  La  barque  a  fait  place  au 
vaisseau.  C'a  été  la  haute  mer  cette  fois ,  le  départ  majestueux  et 
irrévocable.  Plus  de  rivages  qu'au  hasard,  ça  et  là  ,  et  en  passant; 
les  cieux ,  rien  que  les  cieux  et  la  plaine  sans  bornes  d'un  Océan 
Pacifique.  Le  bon  Océan  sommeille  par  intervalles  ;  il  y  a  de  longs 
jours,  des  calmes  monotones;  on  ne  sait  pas  bien  si  l'on  avance. 
Mais  quelle  splendeur,  même  alors,  au  poli  de  cette  surface; 
quelle  succession  de  tableaux  à  chaque  heure  des  jours  et  des 
nuits  !  Quelle  variété  miraculeuse  au  sein  de  la  monotonie  appa- 
rente !  et  à  la  moindre  émotion ,  quel  ébranlement  redoublé  de 
lames  puissantes  et  douces,  gigantesques,  mais  belles;  et  surtout, 
et  toujours ,  l'infini  dans  tous  les  sens  ,  profundum ,  allitudo! 

En  même  temps  que  la  matière  et  le  fond  ont  augmenté  chez 
Lamartine,  le  style  et  le  nombre  ont  suivi  sans  peine  et  se  sont 
tenus  au  niveau.  Le  Rhythme  a  serré  davantage  la  pensée;  des 
mouvemens  plus  précis  et  plus  vastes  l'ont  lancée  à  des  buts  cer- 
tains ;  elle  s'est  multipliée  à  travers  des  images  non  moins  natu- 
relles et  souvent  plus  neuves.  En  faisant  ici  la  part  de  ce  qu'il  y  a 
de  spontané  et  d'évolutif  dans  ce  progrès  du  talent,  nous  croyons 
qu'il  nous  est  permis  de  noter  une  influence  heureuse  du  dehors. 
Si,  en  eff'et,  Lamartine  resta  tout-à-fait  étranger  au  travail  de  style 
et  d'art  qui  préoccupait  alors  quelques  poètes,  il  ne  restait  nul- 
lement insensible  aux  prodigieux  résultats  qu'il  en  admirait 
chez  son  jeune  et  constant  ami,  Victor  Hugo.  Son  génie  facile  sai- 
sit à  l'instant  même  plusieurs  secrets  que  sa  négligence  avait  igno- 
rés jusque-là.  Quand  le  Cygne  vit  l'Aigle ,  comme  lui  dans  les 
cieux  ,  y  dessiner  mille  cercles  sacrés,  inconnus  à  l'augure,  il  n'eut 
qu'à  vouloir,  et,  sans  rien  imiter  de  l'Aigle,  il  se  mit  à  l'étonner 
à  son  tour  par  les  courbures  redoublées  de  son  essor. 

Un  des  caractères  les  plus  propres  à  la  manière  de  Lamartine  , 
c'est  une  facilité  dans  l'abondance,  une  sorte  de  fraîcheur  dans 


POKTKS    (:O.NTEMPORAI>S.  ?.5 

l'extase,  et  avec  tant  de  souffle  l'absence d'écliauffeinent.  S'il  était 
possible  d'assigner  aux  vrais  poètes  des  heures  naturelles  d'inspi- 
ration et  de  chant ,  comme  cela  existe  dans  l'ordre  de  la  création 
pour  certains  oiseaux  harmonieux ,  nous  dirions,  sans  trop  de 
crainte  de  nous  tromper ,  que  Lamartine  chante  au  matin ,  au  ré- 
veil ,  à  l'aurore  :  (  et  réellement  la  plupart  de  ses  pièces ,  celles 
même  où  il  célèbre  la  nuit ,  sont  écloses  à  ces  premiers  momens 
du  jour  ;  il  ébauche  d'ordinaire  en  une  matinée ,  il  achève  dans  la 
matinée  suivante.)  Il  est  presque  évident,  au  contraire,  qu'à  part 
ce  que  la  volonté  impose  à  l'habitude  ,  les  heures  instinctives  où 
la  voix  éclate  chez  Victor  Hugo ,  doivent  être  celles  du  milieu  du 
jour,  du  soleil  embrasé,  du  couchant  poudreux,  ou  encore  de 
l'ombre  fantastique  et  profonde.  On  devinerait  également ,  ce  me 
semble  ,  que  de  Vigny  ne  réveille  l'écho  de  son  sanctuaire  em- 
baumé qu'après  l'heure  discrète  de  minuit,  à  la  lueur  de  cette 
lampe  bleuâtre  qui  éclaire  Dolorida, 

Lamartine  a  peu  écrit  en  prose  :  pourtant  son  discours  de  ré- 
ception à  l'Académie  française ,  sa  brochure  de  la  Politique  ration- 
nelle, un  charmant  morceau  sur  les  Devoirs  civils  du  Curé  ,  mi 
discours  à  l'académie  de  Mâcon  ,  indiquent  assez  son  aisance  par- 
faite en  ce  genre ,  et  avec  quelle  simplicité  de  bon  sens  jointe  à  la 
grâce  et  à  l'inséparable  mélodie  ,  sa  pensée  se  déroule  sous  une 
forme  à  la  fois  plus  libre  et  plus  sévère.  La  brochure  politique , 
ou  plutôt  philosophique,  qu'il  a  publiée  sur  l'état  présent  de  la 
société ,  indépendamment  de  ce  vif  désir  du  bien  qui  respire  à 
chaque  ligne ,  révèle  en  lui  un  coup-d'œil  bien  ferme  et  bien  se- 
rein au  milieu  des  ruines  récentes  d'où  tant  de  vaincus  et  de  vain- 
queurs ne  se  sont  pas  relevés.  Quoiqu'attaché  par  des  affections 
antiques  aux  dynasties  à  jamais  disparues ,  quoique  lié  de  foi  et 
d'amour  à  ce  Christianisme  que  la  ferveur  des  peuples  semble  dé- 
laisser et  qu'on  dirait  frappé  d'un  mortel  égarement  aux  mains 
de  ses  pontifes,  M.  de  Lamartine,  pas  plus  que  M.  de  Lamen- 
nais ne  désespère  de  l'avenir  ;  derrière  les  symptômes  contraires 
qui  le  dérobent,  il  se  le  peint  également  tout  embelli  de  cou- 
leurs chrétiennes  et  catholiques  ;  mais  ,  pas  plus  que  le  prêtre  il- 
lustre, il  ne  distingue  cet  avenir  ,  ce  règne  évangélique,  comme  il 
l'appelle,  du  règne  de  la  vraie  liberté  et  des  nobles  lumières. 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Heureux  songe  ,  si  ce  n'est  qu'un  songe  !  Consolante  perspective 
cligne  du  poète  religieux  qui  veut  allier  renchaîneiiient  et  l'essor, 
la  soumission  et  la  conquête  ,  et  qui  conserve  en  son  cœur  le  Dieu  • 
individuel,  le  Dieu  fait  homme,  le  Dieu  nommé  et  prié  dès  l'en- 
fance, sans  rejeter  pour  cela  le  Dieu  universel  et  presque  sourd 
qui  régénère  l'humanité  en  masse  par  les  épreuves  nécessaires  ! 
Assez  d'hommes  dans  ce  siècle ,  assez  de  cœurs  et  des  plus  grands, 
n'admettent  désormais  à  leur  usage  que  ce  dernier  aspect  de  Dieu, 
cet  universalisme  inexoi'able  qui  assimile  la  providence  à  une  loi 
fatale  de  la  nature,  à  un  vaste  rouage,  intelligent  si  l'on  veut,  mais 
devant  lequel  les  individus  s'anéantissent,  à  un  char  incompré- 
hensible qui  fauche  et  broie,  dans  un  but  lointain  ,  des  généra- 
tions vivantes ,  sans  qu'il  en  rejaillisse  du  moins  sur  chacun  une 
destinée  immortelle.  Lamartine  est  plus  heureux  que  ces  hommes 
qui  pourtant  sont  eux-mêmes  de  ceux  qui  espèrent  :  il  est  plus 
complètement  religieux  qu'eux;  il  croit  aussi  fermement  aux  fins 
générales  de  l'iuimanité  ,  il  croit  en  outre  aux  fins  personnelles 
de  chaque  ame.  Il  n'immole  aux  vastes  pressentimens  qu'il  nour- 
rit, ni  l'ordre  continu  de  la  tradition  ,  ni  la  croyance  morale  des 
siècles,  le  rapport  intime  et  permanent  de  la  créature  à  Dieu, 
l'humilité  ,  la  grâce ,  la  prière ,  ces  antiques  alimens  dont  le  ra- 
tionalisme veut  enfin  sevrer  l'humanité  adulte.  Sa  suprême  rai- 
son, à  lui ,  n'est  autre  que  l'éternel  logos ,  le  verbe  de  Jean,  in- 
carné une  fois  et  habitant  perpétuellement  parmi  les  hommes.  Il 
ne  conçoit  les  transformations  de  l'humanité  ,  même  de  nos  jours, 
que  sous  la  redoutable  condition  du  mystère  qui  est  le  fond  de 
tout  acte  vivant,  création  ou  renaissance.  —  Tel  nous  apparaissait 
Lamartine ,  lorsqu'hier  sa  voile  s'enflait  A^erS  l'Orient;  tel  il  nous 
reviendra  bientôt,  plus  pénétré  et  plus  affermi  encore  ,  après  avoir 
touché  le  berceau  sacré  des  grandes  métamorphoses. 

-     Sainte-Beuve. 


ASPIRANT  ET  JOURNALISTE 


©(©qa^isîîiiias 


DES  CEIVT  JOURS    ET   DE  LA  RESTAURATION. 


N'allez  pas  croire  que  je  vais  écrire  un  chapitre  de  Mémoires- 
je  n'ai  point ,  grâce  au  ciel ,  la  fatuité  que  cette  prétention  sup- 
pose. Pour  écrire  des  Mémoires ,  il  faut  avoir  été  célèbre  par  son 
talent,  ou  par  le  rôle  qu'on  a  joué  dans  le  monde.  — Je  ne  sais 
pas  si  la  Contemporaine ,  qui  n'a  été  que  belle  et  femme  d'esprit , 
avait  le  droit  de  nous  donner  autant  de  volumes  que  madame 
de  Genlis  !  —  Or ,  je  n'ai  rien  été  ,  moi ,  qu'un  pauvre  aspirant 
de  marine,  je  ne  suis  rien  qu'un  pauvre  homme  de  lettres  fort 
peu  connu  ,  excepté  peut-être  de  quelques  artistes  et  de  quelques 
marins;  je  serais  donc  souverainement  ridicule  si  je  venais  singer 
l'auteur  des  Confessions ,  et  ajouter  un  tome  aux  cent  mille  vo- 
lumes de  Mémoires  qu'on  a  écrits  et  publiés  depuis  quinze  ans. 
N'ayez  pas  peur  que  cette  folle  envie  me  prenne.  J'ai  trop  d'a- 
mour -  propre  pour  ne  pas  me  tenir  en  garde  contre  les  déman- 
geaisons d'une  aussi  sotte  vanité  ! 

J'ai  vu  cependant  des  choses  curieuses ,  ou  qui ,  du  moins , 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

me  semblent  telles  ,  et  je  voudrais  bien  vous  les  raconter.  Fer- 
mettez-moi  le  rôle  de  narrateur.  IVe  faites  pas  attention  à  moi  , 
je  ne  serai  pas  plus  un  personnage  dans  ce  récit,  que  je  ne  l'ai 
été  dans  le  drame  comique  et  tragique  qui  s'est  joué  eu  ma  pré- 
sence. Une  ou  deux  fois  seulement,  peut-être,  je  m'avancerai 
un  peu  sur  le  devant  de  la  scène  pour  parler  seul ,  connue  font 
les  acteurs  secondaires  qui  ont  aussi  à  expliquer  leur  position , 
leurs  intérêts  et  leur  participation  au  drame ,  mais  à  qui  les  con- 
venances interdisent  de  longues  communications  avec  le  public. 

Ce  sont  les  souvenirs  de  la  fin  d'une  carrière  que  j'avais  rêvée 
si  belle  ,  et  qu'on  m'a  interdite  si  tôt ,  et  ceux  du  commencement 
d'une  autre  où  j'ai  été  plus  heureux ,  qui  me  reviennent  aujour- 
d'hui. 

C'est  eu  mai  1816  que  cinq  ou  six  cents  jeunes  officiers  de 
marine  furent  licenciés ,  et  privés  par  un  caprice ,  ou  plutôt  par 
une  combinaison  ministérielle,  du  droit  de  servir  la  patrie.  Deux 
hommes ,  dont  l'un  avait  du  moins  l'excuse  d'une  véritable  et 
aveugle  passion  politique ,  firent  ce  tort  à  nous  et  à  la  profession 
qu'on  nous  arrachait  violemment  :  le  vieux  vicomte  Dubou- 
chage  et  M.  Portier.  Pourquoi  fûmes-nous  renvoyés  ?  Je  l'ai  su 
hier  seulement.  Pendant  seize  ans  j'ai  cherché  à  connaître  le 
motif  de  cette  indigne  exclusion ,  je  l'ai  demandé  cent  fois  ,  ja- 
mais je  n'ai  pu  obtenir  de  réponse  ;  hier  enfin  (  8  septembre 
i832  ) ,  un  ancien  enqîloyé  qui  a  eu  les  secrets  du  temps  ,  m'a 
dit  :  (t  C'est  pour  opinion  que  vous  avez  été  renvoyé  ;  toutes  les 
dénonciations  les  plus  absurdes ,  anonymes  ou  signées ,  venues 
de  haut  ou  de  bas  ,  issues  des  ports ,  de  la  cour  ou  de  la  police  , 
ont  été  accueillies  avec  empressement.  Vous  avez  été  accusé  de 
lîonapartisme  ;  on  vous  a  reproché  la  part  que  vous  avez  prise 
aux  Cent-Jours  ;  et  comme  vous  étiez  sans  protections  ,  on  n'a 
jamais  voulu  vous  réintégrer.  Du  reste  ,  vous  ne  trouveriez  plus 
«le  traces  de  ceci  ni  dans  votre  dossier ,  ni  dans  aucun  de  nos 
cartons.  Nous  avons  eu  tellement  honte  de  ce  que  nous  avions 
fait,  que  nous  avons  tout  brûlé  ,  et  que  jamais  nous  n'avons  osé 
avouer  ce  que  je  vous  confesse  aujourd'hui.  » 


ASPIRANT     ET    JOURNALISTE.  29 

Ainsi ,  c'est  l'opinion  d'iioaunes  de  vingt  ans  que  l'on  consul- 
tait pour  défaire  leur  avenir  !  On  les  sacrifiait  à  une  délation  ou 
à  une  de  leurs  paroles  étourdies!  Et  les  Bourbons  se  sont  étonnés 
de  trouver  ensuite  leurs  adversaires ,  ces  mêmes  hommes  de  vingt 
ans,  à  qui  ils  avaient  appris  leur  importance  ,  car  aucun  de  nous 
ne  s'était  trompé  sur  la  cause  de  sa  disgrâce  ;  elle  ne  nous  avait 
pas  été  avouée ,  mais  au  train  dont  allaient  les  choses ,  après  la 
seconde  restauration ,  nous  l'avions  dû  deviner.  Depuis  long- 
temps j'ai  pardonné  au  ministre  extravagant  de  Louis  XVIII  la 
longue  misère  à  laquelle  il  tne  condamna  ;  c'est  à  lui  que  je  dois 
la  douce  existence  d'artiste  dont  je  jouis ,  et  cette  médiocrité 
tranquille  que  me  rendent  si  précieuse  la  constante  amitié  des 
officiers ,  mes  anciens  camarades ,  l'intimité  de  quelques  hommes 
de  lettres  et  de  quelques  artistes  des  plus  distingués  de  notre 
époque ,  et  la  conscience  que  j'ai  de  n'être  l'objet  d'aucune 
malveillance  de  la  part  de  qui  me  connaît  un  peu ,  parce  que  je 
n'ai  jamais  été  jaloux  de  personne  ,  et  qu'autant  c{ue  je  l'ai  pu, 
j'ai  été  bienveillant  pour  tout  le  monde.  Un  critique  fort  spiri- 
tuel, et  ordinairement  moins  indulgent,  M.  Gustave  Planche,  a 
dit  :  —  c'était  trop  de  bonté  de  s'occuper  de  moi  I  — «  Il  ne  restera 
rien  de  cet  écrivain  ;  mais  il  n'a  point  d'ennemis.  »  Et  que  m'im- 
portent après  cela  mes  livres  !  ai-je  jamais  compté  d'ailleurs  sur 
l'avenir?  la  mémoire  des  lecteurs  ,  ai-je  jamais  espéré  de  la  fixer 
plus  de  deux  jours?  Que  mon  souvenir  reste  au  cœur  de  mes 
amis  ;  puis-je  avoir  un  autre  souhait  à  faire  ?.. 

Et  voilà  que  je  me  laisse  aller  à  un  mouvement  d'orgueil;  je 
m'étais  bien  promis  pourtant  de  m'en  défendre  !  Mais  n'y  a-t-il 
pas  de  quoi  être  fier  d'un  éloge  aussi  rare?  J'aurais  fait  le  Contrat 
social,  V Essai  sur  /es  Mœurs ,  et  tout  ce  que  fera  sans  doute 
l'ingénieux  flatteur  à  qui  j'adresse  ici  mes  remercimens ,  que  je 
donnerais  cela  volontiers  pour  que  M.  Planche  eût  dit  vrai. 

Quand  vint  la  première  restauration ,  nous  étions  à  Brest ,  sur 
le  vaisseau  où  l'empereur  avait  voulu  que  nous  apprissions  notre 
métier.  Personne  à  bord  du  Toun-ille ,  pas  même  notre  connnan- 
dant,  jM.  Faure  de  la  Creuze ,  qui  avait  été  membre  de  la  con- 
vention, ne  savait  qu'il  existât  quelque  part  au  monde  des  Bour- 


3o  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bons  ;  personne  surtout  ne  pensait  qu'un  Bourbon  pût  succéder 
au  trône  de  l'empeieur.  Aussi,  quand  la  première  fleur  de  lis 
nous  arriva  à  la  tète  d'un  journal ,  quand  on  nous  annonça  l'en- 
trée à  Paris  d'un  frère  de  Louis  XVI ,  et  le  règne  continuant  du 
successeur  de  Louis  XVII ,  mort  au  Temple  ,  nous  ne  comprîmes 
rien  à  tout  cela.  Nous  crûmes  que  Paris  était  devenu  fou  ;  il  y 
eut  en  nous  un  moment  de  doute  et  d'hésitation  auquel  succéda 
une  morne  tristesse.  Cependant  l'empire  nous  avait  appris  à 
obéir  sans  discuter,  et  nous  obéîmes.  Les  derniers  événemens 
ayant  retardé  le  jour  de  notre  promotion ,  nous  espérions  que 
bientôt  le  ministère  songerait  à  nous.  Nous  attendîmes  long- 
temps; et,  à  la  fin,  le  lo  février  i8i5,  nous  fûmes  nommés 
aspirans  de  première  classe.  Il  y  avait  trois  ans  et  demi  que  nous 
étions  à  l'école  où  nous  devions  rester  trois  ans  au  plus.  Nous 
quittâmes  tous  Brest  pour  aller  dans  nos  familles. 

J'étais  à  Paris  quand  la  nouvelle  s'y  répandit  du  débarquement 
de  Napoléon  à  Fréjus  ;  je  me  souviens  de  cela ,  comme  s'il  y  avait 
huit  jours.  Le  télégraphe  avait  apporté  le  5  mars  ,  vers  l'après- 
midi  ,  le  bulletin  de  cet  événement  qui  devait  changer  encore 
une  fois  la  face  du  royaume  ;  le  gouvernement  le  tint  secret  toute 
la  soirée.  Cependant  de  vagues  rumeurs  couraient  dans  les  théâ- 
tres et  dans  cette  vieille  galerie  de  bois  du  Palais-Royal ,  où  se 
promenaient ,  chaque  soir,  un  grand  nombre  d'anciens  militaires 
assez  peu  amis  de  la  covir.  On  ne  savait  ce  dont  il  s'agissait ,  mais 
on  était  certain  qu'il  y  avait  cjuelque  chose.  L'événement  était 
fort  inattendu ,  au  moins  ,  de  la  majorité  de  la  population ,  tel- 
lement que  lorsque  le  6,  à  huit  heures  du  matin ,  tout  Paris  sut 
que  l'empereur  avait  touché  la  côte  de  France  malgré  la  croi- 
sière de  l'île  d'Elbe,  personne  n'y  crut  d'abord.  L'aspect  de  la 
ville  était  étrange.  Ce  qu'il  y  avait  d'inquiétude ,  d'assurance, 
de  tristesse  morne  ,  de  joie  mal  dissimulée ,  de  crainte  et  d'es- 
pérance sur  la  physionomie  de  cette  grande  cité  qui  avait  tant 
regretté  Napoléon  et  si  bien  fêté  Louis  XVIII,  ne  saurait  se 
dire.  Il  fallait  voir  les  vieux  courtisans  des  Bourbons  accourir 
dès  le  matin  aux  Tuileries  pour  savoir  si  la  rumeur  publique 


ASPIRANT   ET    JOURNALISTE.  3l 

ne  les  avait  pas  abusés  !  Il  fallait  voir,  allant  de  l'un  chez  l'autre, 
les  anciens  dignitaires  de  l'empii-e  pour  se  féliciter  du  succès 
d'une  entreprise  dont  ils  avaient  la  confidence ,  et  c£ue  rien  dé- 
sonnais ne  pouvait  empêcher  de  réussir!  C'était  un  mouvement, 
une  activité  dont  on  n'a  pas  une  idée  I 

Ce  fut  ce  jour-là  que  nous  vîmes  reparaître  les  singuliers  uni- 
formes que  les  émigrés  rentrés  en  i8i  4  avaient  fait  faire  pour  se 
montrer  aux  Tuileries,  à  l'heure  de  la  messe.  Je  n'oublierai  jamais 
un  ancien  major  de  Champagne-infanterie ,  et  un  ci-devant  mous- 
quetaire gris  de  Louis  XV ,  cjui  nous  donnèrent  la  comédie  dans 
le  salon  de  la  Paix,  où   l'un  étalait  son  long  et  vaste  habit 
blanc  à  revers  bleu  de  ciel ,  et  l'autre  sa  veste  courte  de  drap 
écarlate,  cuirassée  d'un  spincer  de  drap  gris  à  croix  noire.  Chacun 
de  ces  défenseurs  de  la  monarchie  menacée  était  plus  que  sep- 
tuagénaire. La  traînante  rapière  du  fantassin  qui  avait  appris  en 
Angleterre  à  suspendre  son  épée  à  deux  tresses  de  soie  ;  le  petit 
chapeau  à  la  Saxe  galonné  d'or  ,  la  perruque  à  la  brigadière ,  les 
jambes  de  vanneau  dans  les  bottes  hautes,  larges  et  pointues,  qui 
montaient  jusqu'aux  rotules  saillantes  du  cavalier  de  Fontenoy, 
excitèrent  le  rire  des  spectateurs.  Ils  étaient  pourtant  bien  affligés 
ces  deux  vieillards  !  Le  mousquetaire  qui  avait  bercé  à  Versailles 
toute  cette  famille ,  que  l'exil  allait  revoir  peut-être  pour  la  se- 
conde fois ,   pleurait  de  grosses  larmes ,   des  larmes  de  regret 
véritable  ;   car  il  n'avait  rien  gagné  à  la  restauration  que  le  droit 
de  porter  son  antique  uniforme  ,  et  une  cocarde  de  ruban  blanc 
qu'il  avait  faite  d'autant  plus  énorme  ce  jour-là ,  que  le  péril  lui 
paraissait  plus  grand  !  Il  n'avait  eu  pension,  ni  dignité,  ni  croix 
de  Saint-Louis  ;  tout  ce  qu'il  avait  obtenu  ,  le  vieux  soldat  de  Ri- 
chelieu qui  avait  pris  part  à  cette  belle  charge  de  la  maison  du 
roi  contre  les  escadrons  anglais,  c'était  un  brevet  du  lis  !  Il  nous 
dit  cela  en  essuyant  ses  yeux  avec  le  revers  de  sa  main  sèche, 
qu'il  n'avait  même  pu  ganter  ;  il  nous  le  dit  sans  amertume  ,  sans 
adresser  un  seul  reproche  au  roi  :  bien   différent    en  cela    de 
tant  de  gens  qui  se  réjouissaient  aux  Tuileries  même  de  la  ca- 
tastrophe prochaine,  parce  qu'elle  allait  renverser  un  pouvoir 
qu'on  avait ,  disaient-ils,  vu  avare  à  l'égard  des  émigrés  et  des 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hommes  de  la  révolution,  ralliés  aux  Bourbons  depuis  un  an. 
«  —  Les  Bourbons  n'ont  rien  fait  pour  moi,  mais  c'est  égal  ;  je  les 
ai  vus  naître,  je  les  sers  depuis  soixante  ans,  et  ce  n'est  pas  aujour- 
d'hui que  je  les  abandonnerai!  Ils  ont  besoin  de  moi,  me  voilà. 
Mon  épée  leur  appartient ,  je  viens  mourir  à  côté  d'eux  sur  les 
degrés  du  trône.  »  Et  le  bonhomme  levait  en  l'air  son  chapeau, 
l'agitait  avec  enthousiasme  et  criait  de  toutes  ses  forces  :  «  Vive 
le  roi  !  A  bas  le  tyran  corse  !  »  Cris  impuissans  qui  trouvaient  à 
peine  deux  ou  trois  échos  dans  ce  salon  ,  où  nous  étions  plus  de 
deux  cents  personnes. 

Jusqu'au  19  mars  ,  le  major  du  régiment  de  Champagne  et  le 
mousquetaire  de  Louis  XV  ne  quittèrent  pas  le  château;  ils  se 
retirèrent  quand  ils  virent  qu'on  les  avait  trompés  ,  et  que  roi  ni 
princes  n'étaient  disposés  à  arroser  de  leur  sang  les  marches  du 
trône.  Ils  assistèrent  au  départ  de  Louis  XVIII ,  et  Gros  les  a 
oubliés  dans  le  tableau  où  il  a  représenté  cette  scène  d'adieux  qui 
fut  si  triste  ,  et  arracha  des  pleurs  à  ceux  mêmes  des  témoins  qui 
aimaient  le  moins  les  Bourbons  ,  et  les  blâmaient  le  plus  de  cette 
nouvelle  fuite.  Il  était  écrit  apparemment  que  la  restauration  n'au- 
rait pas  un  souvenir  pour  ces  deux  vieux  officiers!  rien  pour  eux, 
pas  même  une  place  dans  une  peinture  liistoricjue  ,  où  certaine- 
ment auront  voulu  figurer  bien  des  gens  qui  n'étaient  pas  cette 
nuit-là  dans  l'escalier  du  pavillon  de  Flore  î  Ils  y  étaient  pour- 
tant ,  eux  ,  mais  Gi-os  ne  l'aura  pas  su  ,  et  ils  n'auront  point  été 
chez  le  peintre  officiel  pour  réclamer  leur  rang  dans  cette  proces- 
sion funèbre.  L'artiste  aurait  peut-être  été  fort  embarrassé  de 
rendre  convenablement  ces  deux  personnages  épisodiques  ;  mais 
la  douleur  ennoblit  tout  et  jusqu'au  ridicule.  Un  grand  peintre  fe- 
rait quelque  chose  de  très-touchant  de  Don  Quichotte  rêvant 
Dulcinée  infidèle;  il  aurait  fallu  que  Gros  fût  ce  grand  peintre  , 
car  mes  deux  longs  vieillards  étaient  bien  autrement  grotesques 
que  Don  Quichotte  !  Quand  je  les  vis  pour  la  première  fois  entrer 
dans  le  salon  de  la  Paix  où  tout  le  monde  parlait  bas  et  d'un  air 
<  omposé ,  il  me  sembla  voir  deux  masques  se  trompant  de  porte , 
et  entrant  dans  uixe  chandoie  mortuaire,  croyant  se  présenter  dans 
une  salle  de  hal. 


ASPIRANT     ET    JOURNALISTE.  33 

Du  jour  OÙ  le  débarqucmenUle  Napoléon  ébranla  le  sceptre  aux 
mains  de  Louis  XVIII ,  les  consignes  des  Tuileries  furent  modi- 
fiées. Tout  homme  ayant  un  uniforme  d'officier  ou  seulement  de 
garde  national  fut  admis  à  la  salle  des  marécliaux  ;  on  ouvrit 
bien  large  la  porte  au  dévouement ,  et  il  faut  dire  que  ce  fut  la 
curiosité  qui  profita  de  ces  avances  tardives  faites  à  ce  qu'il  y 
avait  d'énergique  dans  la  société  de  Paris.  On  allait  tous  les  jours 
là,  comme  à  la  bourse  et  au  café,  pour  savoir  des  nouvelles,  les  nou- 
velles qu'on  faisait  dans  le  cabinet  du  roi  pour  soutenir  le  plus 
long- temps  possible  l'opinion.  Elles  étaient  les  plus  étranges ,  les 
plus  incroyables;  aussi  personne  n'y  ajoutait  foi  V  Les  hommes 
les  plus  importans  de  la  cour  se  chargeaient  de  les  propager  et  de 
les  discuter  pour  en  démontrer  la  véracité. 

Je  me  souviens  qu'au  moment  où  le  roi  revenait  de  renouveler 
son  serment  à  la  Charte  ,  cérémonie  qui  ressemblait  beaucoup  à 
celle  de  l'extrême-onction ,  administrée  à  un  mouvant,  le  vieux 
comte  de  Viomesnil  vint  dans  l'embrassure  d'une  croisée  où  je 
causais  avec  un  colonel ,  mon  compatriote  ,  et  dit  à  son  glorieux 
camarade  :  <(  Réjouissez-vous,  colonel ,  Bonaparte  est  perdu  ;  il  a 
«  quitté  Lyon  où  les  jacobins  l'ont  d'ailleurs  assez  froidement  reçu, 
«  et  toute  son  escorte  a  déserté.  —  Vous  êtes  bien  sûr  de  cela, 
«  général  ?  demanda  le  baron  **'^  à  M.  de  Viomesnil.  —  Fort  sur , 
«  monsieur  le  baron  ;  c'est  le  roi  qui  nous  l'a  annoncé  tout  à 
«  l'heure.  — J'en  demande  bien  pardon  à  monsieur  le  comte, 
«  dis-je  alors  étourdiment ,  mais  on  a  voulu  flatter  le  roi,  ou 
«  le  roi  n'a  pas  voulu  vous  décourager.  —  Monsieur,  répliqua 
«  le  vieillard  d'un  air  sévère ,  on  ne  s'aviserait  pas  de  trom- 
«  per  le  roi,  et  le  roi  est  trop  gentilhomme  pour  vouloir  tromper 
«  personne.  —  Encore  une  fois  pardon,  monsieur  le  comte, 
«  mais  le  fait  est  impossible  ;  si  un  simple  aspirant  de  marine 
«  pouvait    décemment   proposer    un   pari   à    un  officier -géne- 


'  Louis  XVIII ,  malade  d'un  accès  de  goutte,  se  faisait  rouler  dans  un  fau- 
teuil jusque  derrière  la  porte  du  salon  de  la  Paix  ;  puis  il  se  mettait  sur  ses 
pieds  et  disait  en  souriant  :  «  N'ayez  pas  de  craintes  ,  nous  avons  de  bonnes 
.«  nouvelles;  je  me  porte  bien.  »  L'un  était  aussi  vrai  que  l'autre. 


34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  rai ,  j'aurais  l'honneur  de  parier  avec  vous  que  Bonaparte  ne 
«  marche  pas  seul  vers  Paris.  Il  est  dans  la  partie  de  la  France 
■(  qui  lui  est  le  plus  dévouée.  Lyon  est  fort  napoléoniste ,  de- 
»  mandez  plutôt  à  monsieur  qui  est  de  cette  ville  aussi  bien 
«  que  moi ,  et  qui  y  a  conservé  des  relations.  Tout  ce  qui  en- 
<(  vironne  Lyon  pense  à  peu  près  de  même  ;  loin  donc  que  Bo- 
«  naparte  y  ait  perdu  son  escorte  ,  il  a  dû  l'y  grossir.  »  Le  général 
était  fort  en  colère.  «  Croyez-vous  ce  que  dit  ce  jeune  homme?  » 
Le  colonel  ne  se  hâtait  pas  de  répondre.  «  En  deux  mots,  monsieur 
«  le  comte,  voici  ce  que  je  prévois  comme  certain  :  nous  sommes 
«  le  i6 ,  eh  bien  !  le  30 ,  Bonaparte  sera  à  Paris.  —  Mais,  iiion- 
«  sieur ,  savez-vous  bien  que  ce  que  vous  dites-là  est  horrible  ,  ou 
<<  tout  au  moins  fort  imprudent?  —  Imprudent,  pourquoi?  ce  n'est 
<i  ni  vous  ni  le  colonel  qui  me  dénonceriez  sans  doute  ,  si  j'avais 
«  dit  quelque  chose  qui  pût  me  compromettre  !  Bonaparte  aime  les 
«  anniversaires  ;  son  fils  est  né  le  20  mars,  et  je  suis  convaincu  que 
«  fût-il  à  St.-Cloud  maintenant ,  il  n'entrerait  aux  Tuileries  que 
«  le  20  mars.  »  Le  colonel  sourit ,  l'autre  me  regarda  avec  bon- 
homie et  me  dit  :  «  Vous  êtes  fou  ,  mon  ami  ;  vos  désirs  seront 
«  trompés.  Bonaparte  n'entrera  pas  dans  la  capitale,  nous  avons 
<i  donné  ordre  qu'on  l'arrêtât  entre  Paris  et  Lyon.  » 

Il  n'y  avait  rien  à  répondre  à  cela  ;  aussi  ne  chercbai-je  pas  une 
jjarole.  On  avait  donné  ordre  qu'on  arrêtât  Napoléon  entre  Paris 
et  Lyon!  Et  qui  avait  donné  cet  ordre?  à  qui  cet  ordre  avait-il 
été  donné?  On  rirait  de  Darius  s'il  avait  dit  avec  confiance  :  «  J'ai 
«  donné  ordre  qu'on  arrête  Alexandre.  »  Et  Darius  avait  huit 
cent  mille  soldats  !  et  après  tout  c'était  Darius  !  Mais  Alexandre 
et  Bonaparte  ne  s'arrêtaient  pas  ainsi  !  La  confiance  du  bon  M.  de 
Viomesnil ,  les  courtisans ,  dont  l'événement  dérangeait  les  habi- 
tudes ,  la  partageaient ,  ou  cherchaient  à  se  la  donner.  Leurs  pro- 
pos étaient  à  cet  égard  les  plus  plaisans  qu'on  puisse  imaginer. 
N'avons-nous  pas  entendu  au  pavillon  Marsan  ,  madame  de  Ser- 
rent, femme  tout-à-fait  d'autrefois,  qui  apparemment  était  restée 
dans  le  sommeil  de  la  Belle  ait  bois  dormant  pendant  vingt-deux 
années ,  nous  dire  sérieusement  :  «  On  n'a  pas  idée  de  cela ,  mes- 
«   sieurs  I  je  ne  comprends  pas  conunent  M.  le  lieutenant  de  police 


ASPIRANT    ET    JOURNALISTE.  35 

«  n'en  finit  pas  tout  de  suite  avec  ce  gueux  de  Bonaparte  ;  avant 
(t  la  révolution ,  si  un  polisson  de  cette  espèce  s'était  présenté  sur 
«  les  côtes  de  France  ,  avec  des  intentions  malveillantes ,  on  lui 
«  aurait  envoyé  un  exempt  et  quatre  soldats  du  guet ,  et  tout 
«   aurait  été  dit  !  » 

Yoilà  où  on  en  était  à  la  cour  en  1814!  Louis  XVIII  seul  ne 
s'abusait  pas.  Quand  il  eut  appris  que  Napoléon  était  débarqué, 
sans  que  les  douaniers  du  golfe  Juan  et  les  paysans  du  midi  eussent 
tiré  sur  lui  un  coup  de  fusil,  il  comprit  qu'un  basard  seul  pouvait 
empêcber  une  restauration  impériale  ;  il  fit  alors  préparer  ses 
voitures  et  ses  bagages.  Cela  se  fit  assez  secrètement,  mais  tout  se 
sait  vite  à  Paris  ,  et  la  nouvelle  du  départ  futur  du  roi  se  répandit 
en  même  temps  que  celle  de  la  défection  des  soldats  de  l'île  d'Elbe, 
jetée  par  la  police  aux  crédules  du  faubourg  Saint-Germain  et  du 
Marais. 

Tous  les  cbefs  d'administration ,  pour  faire  preuve  de  dévoue- 
ment, chercbèrent  à  enrôler  des  volontaires  qui  devaient  s'opposer  à 
l'invasion  des  conquérans  de  l'île  d'Elbe.  Le  ministre  de  la  marine 
convoqua  dans  la  cour  de  son  hôtel  ce  qu'il  y  avait  à  Paris  de 
marins  des  trois  familles,  militaire  ,  administrative  et  médicale. 
Nous  nous  trouvâmes  une  soixantaine  qu'on  mit  sous  les  ordres 
de  l'amiral  Missiessy  ;  puis  ,  vieux  et  jeunes  ,  officiers  et  pharma- 
ciens, chirurgiens  et  commissaires ,  enfans  de  la  révolution  et  de 
la  vieille  France  ,  nous  nous  rangeâmes  sur  deux  rangs  ;  on  nous 
fit  mettre  l'épée  à  la  main  et  l'on  nous  mena  par  les  rues  voisines 
du  château,  faire  une  innocente  promenade.  Cette  démonstration, 
qui  ,  du  reste,  fut  la  seule  ,  amusa  assez  les  habitans.  Quelques 
anciens  serviteurs  des  Bourbons,  qu'on  avait  fait  rentrer  dans 
le  corps  des  officiers  de  vaisseau  ,  où  ils  étaient  tout  étonnés  de 
se  retrouver ,  essayèrent  de  réchauffer  le  royalisme  éteint  de  la 
capitale  ;  on  accueillit  par  de  bruyans  éclats  de  rire  leurs  cris 
d'amoui-  et  de  fidélité.   «  Mon  cher  camarade  ,  me  dit  un  capi- 
«   taine  de  frégate  qui  marchait  à  côté  de  moi ,  le  peuple  est  un 
«  ingrat.  Louis  XYIII  a  refait  ou  travaillait  à  refaire  ce  que  la 
«  révolution  avait  défait ,  et  les  Parisiens  ne  comprennent  pas 


36  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  cela.  Ils  ii'ont  au-devant  du  tyran ,  et  ils  retrouveront  bien 
«    leurs  voix  pour  crier  :  vive  !  à  cet  empereur  de  la  canaille!  » 

Le  20  mars  vint,  malgré  les  ordres  de  M.  de  Viomesnil,  mal- 
gré le  nouveau  baiser  donné  à  la  Charte  ;  malgré  l'argent  distri- 
bué à  Lyon  par  le  comte  d'Artois  aux  soldats  qui  attendaient 
l'empereur,  des  cocardes  tricolores  dans  leurs  gibernes  ;  malgré 
les  volontaires  royaux  ,  et  même  malgré  les  souvenirs  récens  de 
la  terrible  campagne  de  Russie,  qui  devaient  être  plus  forts  contre 
Napoléon  que  toute  l'armée  royaliste.  La  nation  ne  se  souvint  de 
rien ,  ni  du  dix-huit  brumaire  ,  ni  des  libertés  confisquées ,  ni  de 
la  conscription  qui  l'avait  décimée,  ni  des  longues  guerres  dont 
elle  sortait  à  peine  ;  elle  ne  se  rappela  que  l'occupation  du  terri- 
toire par  les  troupes  étrangères ,  les  prétentions  de  la  noblesse , 
l'influence  du  clergé  ;  elle  laissa  partir  le  roi  goutteux  qui  gou- 
vernait sur  un  fauteuil ,  et  courut  sous  les  pas  du  monarque  à 
cheval. 

On  a  beaucoup  exagéré  de  part  et  d'autre  l'effet  que  produisit 
l'entrée  de  Napoléon  à  Paris  ;  les  passions  y  voient  mal.  J'ai  cela  pré- 
sent à  la  mémoire  comme  aux  yeux ,  et  je  me  souviens  de  la  fausse- 
té des  divei'ses  relations.  Depuis  le  matin  le  drapeau  blanc  avait  été 
amené  du  pavillon  de  l'Horloge;  les  Tuileries  attendaient  les  trois 
couleurs.  A  une  heu.re  après  midi,  un  officier-général,  célèbre 
dans  les  fastes  de  la  guerre  comme  commandant  de  la  cavalerie, 
prit  possession  du  château  au  nom  de  l'empereur  son  maître 
cl  le  notre ,  comme  il  nous  le  dit  dans  son  langage  monarchique 
impérial.  Quelque  temps  après,  un  lieutenant-colonel  des  ci-de- 
vant lanciers  rouges  vint  dire  que  l'empereur  serait  à  Paris  dans 
quatre  heures  ;  il  était  alors  à  Ville-Juif,  et  il  laissait  à  Louis  XVIII 
le  temps  de  s'éloigner  afin  de  n'être  pas  obligé  de  le  prendre  ,  cap- 
ture dont  il  ne  se  souciait  pas  apparemment.  A  la  nuit  tombante  , 
Napoléon  se  présenta  à  la  porte  des  Tuileries  ;  il  y  avait  beaucoup 
de  monde  sur  la  place  du  Carrousel ,  mais  là  étaient  les  indiffé- 
rens  ,  les  curieux  ;  les  napoléonistes  étaient  dans  la  cour  des  Tui- 
leries et  dans  les  appartemens  dont  ils  avaient  repris  possession 
dès  le  commencement  de  la  journée ,  comme  si  l'empereur  reve- 
nait seulement  d'un  voyage  à  Fontainebleau.  Napoléon  et  son 


ASPIRANT    ET    JOURNALISÏK.  St 

cljeval  furent  portés,  c'est  le  mot  propre,  de  la  grille  à  la  porte 
<lu  pavillon  ,  comme  ils  l'avaient  été  huit  jours  auparavant  dans 
la  rue  de  la  Barre  à  Lyon,  en  descendant  du  pont  de  la  Guillotière. 
On  pressait  tellement  l'empereui-,  qu'il  fut  plusieurs  fois  obligé 
de  prier  qu'on  s'éloignât  un  peu  de  lui ,  et  d'avertir  qu'on  lui 
faisait  mal. 

Dans  cette  cour  ,  l'eutliousiasme  était  au  comble  ,  mais  tout  se 
passait  assez  froidement  sur  la  place.  On  criait  peu,  on  regardait; 
on  était  plus  surpris  que  joyeux ,  parce  que  tout  cela  avait  l'at- 
trait d'un  drame  encore  à  sa  péripétie.  Et  puis ,  ce  peuple  qui 
était  sur  le  Carrousel  se  rappelait  que  très-peu  de  mois  aupara- 
vant, il  avait  fait  au  comte  d'Artois  et  à  Louis  XYIII  vuie  récep- 
tion où  la  joie  était  allée  jusqu'au  délire.  Il  Lui  fallait  voir 
l'empereur  au  grand  jour  ;  il  lui  fallait  un  de  ces  regards 
fascinateurs  dont  Napoléon  savait  si  bien  l'effet  sur  les  masses 
jnobiles  du  peuple  parisien ,  pour  prendre  son  parti  d'une  nou- 
veUe  inconséquence ,  d'un  retour  à  ses  anciennes  affections.  Le 
temps  était  sombre,  et  la  nuit  close;  il  y  avait  des  patrouilles 
dans  les  rues;  beaucoup  de  boutiques  s'étaient  fermées,  parce 
que  l'opinion  de  la  plupart  des  bourgeois  était  qu'un  combat 
<levait  avoir  lieu  dans  la  ville  entre  ce  qui  restait  encore  de  la 
maison  du  roi,  et  ce  qui  arrivait  de  la  vieille  armée  avec  Napoléon  : 
ce  doute  refroidit  beaucoup  l'entrée  de  l'empereur  ;  il  n'y  eut 
<jue  peu  de  cris  hors  l'enceinte  des  Tuileries.  La  nuit  ne  fut  pas 
sans  inquiétude;  Paris  attendait  le  lendemain  pour  savoir  s'il  de- 
vait croire  à  l'empereur ,  ou  si  ce  n'était  qu'une  apparition  fan- 
tastique dont  il  avait  été  frappé. 

Le  jour  vint  enfin.  Le  peuple  était  allé  en  foule  ,  dès  six  heures, 
voir  le  soleil  se  lever  sur  le  pavillon  tricolore.  Quelques  groupes 
de  curieux  étaient  restés  au  Carrousel ,  amusés  par  le  bivouac  du 
bataillon  d'Exceimans.  L'empereur  se  montra  au  balcon  de 
bonne  heure  ;  un  cri  général  :  «  Le  voilà  I  le  voilà  !  Vive  l'em- 
«  pereur  !  »  salua  son  arrivée.  Il  était  sans  chapeau  et  remercia 
de  la  main.  11  avait  sa  capote  grise  ,  usée  ,  trouée  ;  reste  de  cette 
tapote  historique  qu'il  n'avait  pas  manqué  de  mettre  aussi  en  en- 
trant à  Lyon  ,  pour  frapper  la  population  lyonnaise  du  spectacle 

TOME    VIII.  3 


38  HKVliF    l»l  S    DEUX     MONDKS. 

(le  la  misère  «ju'oji  avait  laite  à  sa  royauté  de  l'ile  d'Elbe.  Je  nie 
lappelle  que  plusieurs  d'entre  nous  qui  étions  dans  la  cour  des 
Tuileries,  nous  rendîmes  naïvement  complices  de  ce  petit  charla- 
tanisme. «  Yoyez ,  disions-nous  aux  personnes  qui  se  tenaient 
«  pressées  contre  les  grilles  et  passaient  leurs  visages  entre  les 
«  barreaux  ,  voyez,  voilà  pourtant  à  quel  état  de  dénviment  on 
»  l'a  réduit!  une  capote  rapiécée  !  Et  si  vous  aviez  vu  ses  bottes 
«  sans  talons  ,  c'était  à  faire  pitié  !  Quant  à  son  chapeau  ,  dont 
«  un  fd  de  fer  est  la  ganse ,  personne  n'en  voudrait  pour  deux 
«  sous  ,  à  moins  que  ce  ne  fût  pour  faire  une  relique  !  »  Chacune 
de  ces  paroles  produisait  un  effet  extraordinaire.  Compères  de 
bonne  foi,  nous  étions  si  émus,  que  nous  propagions  cette  émotion 
profonde  et  que  les  vwat  allaient  croissans  tie  minute  en  minute, 
au  point  que  Napoléon,  assourdi  par  le  bruit,  se  retira,  après  avoir 
dit  quelques  paroles  qui  ne  descendirent  pas  jusqu'aux  spectateurs 
militaires  placés  sous  l'horloge.  J'étais  contre  la  grille  de  l'arc- 
de-triomphe  quand  l'empereur  parut  ;  derrière  moi  était  une 
vieille  femme  du  peuple  à  qui  je  racontais  quelcjues-uns  des  épi- 
sodes de  la  soirée  de  la  veille  ;  elle  pleurait  à  chaudes  larmes  à 
ces  récits  que  l'enthousiasme  d'une  imagination  jeune  et  fortement 
frappée  colorait  assez  vivement ,  et  tout  en  pleurant ,  elle  me  di- 
sait :  «  Ce  cher  empereur ,  je  l'aime ,  m'sieur  l'officier ,  encore 
«  plus  que  je  n'aimais  Louis  XYI  ;  cependant  j'aimais  ben 
»  Louis  XVI I  C'est  tout  simple,  il  avait  doté  feu  mon  mari  qu'é- 
»  tait  valet  de  garde-robe  chez  le  petit  dauphin ,  qu'est  donc 
u  mort  àMeudon,  le  pauvre  enfant  !  Mais  l'enqjereur  a  donné  la 
«  croix  d'honneur  à  mon  fils  ,  de  sa  propre  main  ,  à  Leipsicre  ;  et 
«  ça  c'est  une  bonté  dont  je  lui  saurai  gré  toute  ma  vie ,  parce 
«  que  mon  fils  est  simplement  le  fils  d'un  portier  !  Louis  XYI  ne 
«  lui  aurait  pas  donné  la  croix  de  St. -Louis,  dans  les  temps!  » 
J 'écoutais  cette  bonne  femme  ,  cjuand  tout  à  coup  elle  pousse 
un  cri  :  -*  Ah  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  voyez-donc  ,  monsieur  ! 
«  —  Et  qu'avez-vous  ,  madame  ?  »  Elle  me  montrait  du  doigt 
le  ciel ,  au-dessus  du  balcon  où  était  l'empereur.  «  —  Des  cor- 
«  beaux!...  voyez,  juste  au-dessus  de  la  tète  de  l'empereur!... 
«   l'pauvre  cher  homme!   ça  ne  lui  portera  pas  bonheur  !...  c'est 


ASPIRANT    KT    JOURNALISTE.  So 

«  qu'on  n'a  jamais  vu  mentir  ces  pronostics-là  ! . . .  Bonne  sainte 
<(  Vierge  ,  ayez  pitié  de  lui  et  de  nous  ! . . .  »  Ses  larmes  redou- 
blèrent ,  mais  ce  n'était  plus  sa  joie  si  vraie  de  tout  à  l'heure  qui 
les  provoquait.  Je  cherchai  à  la  dissuader ,  à  la  consoler  ;  je  ne 
trouvai  aucune  raison  convaincante...  Je  ne  suis  pas  plus  super- 
stitieux que  beaucoup  d'esprits  forts  que  j'ai  vus  se  targuer  de 
leur  incrédulité  sur  le  chapitre  des  présages  ,  mais  j'avoue  que  je 
fus  frappé  du  ton  de  conviction  de  la  vieille  portière.  Le  soir  je 
quittai  Paris ,  poursuivi  par  cette  idée  fatale ,  qui  me  fit  entre- 
voir comme  très-menaçante  la  politique  de  la  sainte-alliance  ,  et 
comme  très-prochaine  une  terrible  guerre. 

J'allai  passer  à  Lyon  le  temps  qui  me  restait  de  mon  congé ,  et 
ne  revins  à  Paris  que  pour  assister  à  l'assemblée  du  Champ-de- 
MaiyXe.  i*"' juin. 

Ce  fut  un  grand  et  triste  spectacle  que  celui  de  cette  fête  !  Le 
Champ-de-Mars  offrait  un  coup  d'œil magnifique,  mais  que  l'en- 
ceinte politique  avait  un  aspect  différent!  Là  ,  enthousiasme  ,  ar- 
deur militaire,  patriotisme  exalté;  ici  contrainte,  réserve,  défiance. 
La  garde  nationale  de  Paris  rivalisait  de  tenue  avec  la  garde  impé- 
riale qu'on  avait  réunie  en  un  instant  ;  mais  ce  n'était  pas  le  même 
élan  d'amour  pour  Napoléon.  Elle  défila  en  beaux  pelotons ,  bien 
formés ,  marchant  à  merveille  ,  mais  trop  souvent  muets.  Cepen- 
dant elle  n'y  mit  pas  de  froideur  calculée  ;  elle  ne  voyait  pas 
arriver  l'impératrice  et  le  roi  de  Rome  qu'on  lui  promettait  de- 
puis deux  mois  ,  et  que  retenait  l'empei'eur  d'Autriche  !  Les  cris 
qui  partirent  des  rangs  de  cette  garde  civique  étaient  forts  signi- 
ficatifs ;  pour  un  :  vive  l'empereur  !  dix  :  vive  la  garde  impériale  ! 
Napoléon  ne  s'y  trompa  point,  il  comprit  bien  que  ces  souhaits 
adressés  à  sa  garde  par  les  citoyens  se  résumaient  tous  dans  une 
pensée  de  crainte  pour  l'avenir,  et  qu'il  n'était  plus  considéré  par 
la  population  parisienne  comme  le  sauveur  unique  du  pays.  Aussi 
parut-il  ennuyé  et  grondeur  pendant  la  distribution  qu'il  fit  des 
drapeaux  sur  l'autel  de  la  patrie.  Pour  aller  jusqu'à  cette  estrade  , 
il  passa  au  milieu  d'une  haie  dont  les  deux  rangs  étaient  si  rap- 
prochés par  la  curiosité,  que  souvent  il  éloigna  de  sa  main  ,  adroite 


4o  RKVUt    DliS    DEUX    MONDES. 

et  à  gauche  ,  les  personnes  qui  le  touchaient  de  trop  près  :  tout  le 
monde  voulait  lire  dans  ses  yeux  les   destins  de  la  France,  et 
cette  investigation  paraissait  le  contrarier  un  peu.  Une  chose  qui 
le  gênait  aussi  et  lui  causait  une  impatience  assez  mal  dissi- 
mulée,  c'était  le  grotesque  costume  dont  il  était  revêtu.   Figu- 
rez-vous l'homme  à   la  capote  grise  ou  au  simple  habit  vert,  .si 
beau  comme  cela  ,  si  noble  ,  si  bien  coiffé  de  ce  petit  chapeau  au- 
près duquel  celui  de  Nansouty  était  un  géant  ;  figurez-vous  cet 
homme  caché  sous  l'attirail  d'un  courtisan  de  François  I^"",  qui 
aurait  mis  son  manteau  comme  le  Crispin  de  la  parade  I  quel  dé- 
guisement !  Les  soldats  de  la  vieille  garde,  cjui  brillaient  là  avec 
leurs  habits  rougis  par  le  soleil,  avec  leurs  bonnets  à  poils  rongés 
par  une  longue  campagne  avant  l'exil  dans  la  mer  italique ,  ne 
purent  s'empêcher  de  sourire  en  voyant  leur  général  ainsi  vêtu. 
La  toque  à  plume  blanche ,  à  ganse  et  à  bouton  de  diamant ,  allait 
mal  à  la  figure  grasse  de  Napoléon.  Les  artistes  le  remarquèrent, 
ce  qu'ils  remarquèrent  aussi ,  c'est  le  mauvais  goiit  qui  avait  pré- 
sidé à  la  composition  de  ce  costume  de  cérémonie ,  amalgame 
étrange  du  manteau  court  à  la  Henri  III ,  de  la  tunique  théâtrale 
qu'Elleviou  avait  mise  en  réputation  dans  Françoise  de  Foix ,  de 
la  coiffure  de  Charles  IX ,  du  tricot  de  soie  collant  qu'on  portait 
sous  Henri  IV ,  et  des  souliers  de  satin  blanc  dont  se  paraient 
tous  les  seigneurs  du  temps  de  Louis  XII.  Les  royalistes  se  mo- 
quèrent, les  artistes  critiquèrent ,  bien  que  David  eût  passé  par-là, 
les  compagnons   d'armes  de  l'empereur  gémirent  tout  bas  du 
ridicule  qu'il  se  donnait;  les  représentans  du  peuple  dirent  assez 
haut  combien  un  tel  travestissement  leur  paraissait  peu  conve- 
nable. De  l'hémicycle  où  les  députés  étaient  placés  selon  l'ordre 
alphabétique  de  leurs  départemens ,  s'éleva  un  murmure  désap- 
probateur quand  Napoléon  parut  sur  l'amphithéâtre  où  l'on  allait 
dire  la  messe  ;  je  fus  effrayé  de  cette  rumeur. 

La  députation  du  Finistère  avait  eu  la  bonté  de  me  faciliter  l'en- 
trée de  l'enceinte  réservée ,  afin  que  je  pusse  bien  voir  ce  spectacle 
qui  m'avait  fort  tenté.  J'étais  placé  presqu'en  face  de  l'empereur, 
et  je  ne  perdis  pas  un  de  ses  mouvemens ,  un  de  ses  fréquens 
froncemens  de  sourcils,  un  de  ses  gestes  d'impatience;  j'assi.ste 


ASPIRANT    KT    JOURNALISTE.  4' 

encore  aujoiud'liui  à  ce  supplice  auquel  il  était  comlainné  ;  je  le 
vois  encore  accuser  par  sa  contenance  la  lenteur  du  prélat  officiant  ; 
je  le  vois  regardant,  d'un  œil  fixe  ,  M.  Dubois  '  qui  lui  débitait 
le  discours  voté  par  la  majorité  des  électeurs ,  discours  où  se  trou- 
vait cachée  sous  le  dévouement  une  scission  trop  prochaine  entre 
l'assemblée  et  l'empereur  ;  je  le  vois  prenant,  pour  se  distraire , 
du  tabac  à  poignée  dans  les  boîtes  de  l'archevêque  de  Uourges  et 
de  l'archichancelier  de  l'empire  qui  se  tenaient  debout  à  ses  côtés. 
Ohl  qu'il  était  malheureux  I  que  tout  cela  le  faisait  souffrir!  quelle 
vesponsabihté  il  avait  assumée  sur  sa  tête  I  Son  génie  suffi  ra-t-il 
aux  difficultés?  La  victoire  sera-t-elle  fidèle  à  ses  aigles?  Que  de 
nuages  sur  ce  vaste  front!  Cette  haute  confiance  qu'avait  jadis  en 
lui  le  vainqueur  de  l'Europe  ,  qu'est-elle  devenue  ?  il  est  incertain, 
il  hésite  ,  il  est  timide  !  Lui ,  timide  !  Oui ,  écoutez-le.  Il  va  répon- 
dre à  M.  Dubois....  Il  paile  de  liberté  sans  éloquence,  en  honune 
qui  n'y  croit  pas,  qui  la  caresse  et  la  prend  comme  une  alliée 
nécessaire,  dont  il  se  défera  quand  il  n'en  aura  plus  besoin;  il 
parle  de  gloire  avec  amour,  mais  de  ses  victoires  futures  sans 
conviction.  Ce  n'est  plus  là  Bonaparte  si  sûr  de  lui ,  si  abondant 
en  grands  effets  de  poésie  dont  il  réalisera  les  merveilleuaes  pra- 
messes  ;  ce  n'est  plus  le  Bonaparte  d'Egypte  et  d'Italie ,  le  Napo- 
léon d'Austerlitz  et  même  de  Moscou  !  Sa  foi  en  lui-même  n'est 
pas  ardente  comme  autrefois;  il  est  descendu  Dieu  du  trône,  il 
vient  d'y  remonter  homme  ;  il  sent  cela ,  et  s'en  inquiète.  Que  fera 
l'homme  ?  Retrouvera-t-il  quelque  cliose  du  Dieu  dans  la  péril- 
leuse entreprise  où  le  voilà  lancé  ?  S'il  faut  qu'il  i^este  au-dessous 
de  sa  vaste  renommée,  que  deviendra-t-il?  Le  voyage  de  Cannes  à 
Paris  est  une  aventure  heureuse ,  mais  ce  n'est  qu'une  aventure  ;  la 
gueiTC  déclarée  ,  et  qu'il  faut  bien  accepter,  est  une  autre  chose 
■vraiment!  La  nation  aura-t-elle  encore  ce  sentiment  aveugle  de 
dévotion  à  l'empereur  qu'elle  lui  avait  voué  jadis  ?  Ne  lui  garde- 
ra-ton pasrancune  defEspagne  et  de  Moscou  ?  Les  idées  libérales 
que  l'opposition  aux  Bourbons  a  développées  déjà  dans  les  classes 
élevées  et  moyennes,  ne  seront-elles  pas  exigeantes  envers  lui?  Le 

'  M.  Dubois  d'Angers,  aiijoiird'liiii  aus^i  députe  de  Maine-et-Loire. 


4?,  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

peuple  qui  fut  blessé  de  Toctioi  de  la  cliarte  ne  le  sera-t-il  pas 
aussi  de  l'octroi  de  l'acte  additionnel  aux  constitutions  de  l'empire? 
Une  première  parole  violée  ne  j citera- t-elle  pas  le  pays  dans  la 
défiance?  11  faudra  vaincre  d'abord,  et  cpiand  on  aura  vaincu,  il 
faudra  gouverner  ;  gouverner  pendant  la  paix,  gouverner  le  petit 
empire,  non  plus  le  grand  qui  étendait  ses  bras  de  la  Hollande  à 
la  pointe  d'Italie  pour  lever  les  contributions  dont  s'enrichissait 
le  trésor  impi'rial  !  La  parole  libre  reprendra  sa  puissance ,  la 
presse  aidera  la  tri!)une,  la  chambre  des  représentans  oubliera  les 
traditions  du  corps  législatif  pour  remonter  jusqu'à  celles  de  l'as- 
semblée nationale  ,  la  chambre  des  pairs  aura  honte  des  souve- 
nirs du  sénat  ;  il  faudra  enfin  être  empereur  constitutionnel  ! 

Qui  pourra  dire  qu'en  ce  moment ,  lorsque  tant  de  pensées  déso- 
lantes l'assiégeaient,  l'obsédaient,  pâlissaient  son  front,  contrac- 
taient ses  lèvres  et  donnaient  à  ses  yeux  une  effrayante  immobilité. 
Napoléon  n'ait  pas  jeté  un  souvenir  de  regret  à  son  île  d'Elbe!  Oh! 
sans  doute  il  la  regretta;  mais  ce  coup  d'œil  en  arrière  fut  rapide  ; 
c'est  en  avant  qu'il  avait  besoin  de  regarder.  En  avant!...  Il  ne 
voit  peut-être  que  trop  bien  l'événement  futur  !  Aussi ,  comme  il 
voudrait  toucher  à  la  fin  de  cette  cérémonie  qu'il  juge  bien  au  fond 
du  cœur ,  misérable  parodie  des  vieilles  assemblées  du  peuple  ! 
Hatez-vous  donc,  hérauts  d'armes  à  la  dalmatique  semée  d'abeilles 
d'or  ,  à  la  voix  retentissante  ,  hâtez-vous  donc  de  proclamer  au 
nom  del'empereur  que  l'acte  additionnel  est  accepté  par  le  peuple 
français  !  Grand  chambellan ,  prince  archi-chanceher ,  prince  Jo- 
seph Napoléon,  hâtez-vous;  hâtez-vous,  messeigneurs,  d'apporter 
la  table  ,   et  de  présenter  la  plume  à  l'empereur  qui  doit  signer 
l'acte  de  promulgation  de  la  constitution  !  Et  le  serment!  Allons, 
vite,  M.  de  Bourges,  monsieur  le  premier  aumônier,  à  genoux 
devant  Sa  Majesté;  présentez-lui  le  livre  des  Evangiles.  —  11  jure. 
^Répétez,  monsieur  l'archi-chancelier,  et  que  nous  jurions  tous  ! 
Au  Te  deum  maintenant.  Louez  Dieu,  remerciez  Dieu  ;  mais  ayez 
pitié  de  l'empereur  !  Ne  voyez-vous  pas  que  son  sang  bout ,  qu'il 
veut  partir  ?  Son  œil  vous  demande  un  cheval  !  Amenez-lui  son 
cheval  de  bataille  !  Comme  le  Richaid  de  Shakespeare,  il  donne- 
rait son  rnyauinc  pour  un  cheval  !  Otez  lui  son  manteau  lie-dc- 


ASPIRANT    EX    JOURNALISTE.  /JO 

vin  ,  son  épée  île  théâtre  ,  sa  coiffure  de  velours  à  plumes  ;  ren- 
dez-lui son  habit  vert ,  et  ses  petites  épaulettes  ,  et  son  épée  de 
oénéral  et  son  petit  chapeau  sans  panache  si  connu  de  ses  gro- 
gnards !  Il  n'entend  plus  vos  tandjours  ;  les  trompettes  de  Bulow  , 
de  Blucher  et  de  Wellington  résonnent  seules  à  ses  oreilles  ;  vos 
fanfares ,  vos  cris ,  vos  sermens  ne  le  tireront  pas  de  son  rêve 
militaire  !  Tout  ce  c{ui  l'entoure  lui  reste  étranger  ;  il  court  par  la 
pensée  dans  les  plaines  de  Belgique  ,  augiand  galop  de  son  che- 
val blanc;  il  Ivresse  ses  régimens  ;  il  parle  aux  soldats;  il  multi- 
plie ses  ordres;  il  fait  déployer  ses  longues  colonnes  pour  opérer 
un  grand  mouvement,  décisif  peut-être ! 

Tout  à  coup  l'empereur  se  leva,  et  nous  nous  levâmes  tous. 
Près  de  moi  était  un  nègre,  un  officier  décoré  ,  chef  d'escadron 
de  chasseurs  à  cheval ,  député  de  je  ne  sais  quel  département. 
Comme  moi ,  il  avait  étudié  avec  un  intérêt  soutenu  la  figure  de 
Napoléon.  Pendant  cette  longue  séance  nous  n'avions  pas  échangé 
une  parole ,  mais  quelquefois  mes  yeux  avaient  rencontré  les  siens 
où  se  lisait  un  singulier  mécontentement.  Quand  l'empereur 
descendit  les  gradins  de  l'amphithéâtre  pour  aller  distribuer  les 
drapeaux,  le  nègre  franchit  l'enceinte  où«ious  étions,  pour  se 
trouver  mieux  sur  son  passage  ;  je  le  suivis  machinalement.  J'étais 
à  côté  de  lui  au  moment  où  Napoléon  passa  ;  il  me  prit  la  main  le 
long  de  sa  cuisse ,  la  pressa  bien  fort ,  regarda  fixement  l'em- 
pereur, puis  il  me  dit  d'un  ton  qui  ine  fit  une  impression  dou- 
loureuse :  «  11  n'en  a  pas  pour  trois  mois  !  »  L'officier  noir  remit 
son  chapeau  avec  humeur ,  me  regarda ,  me  salua ,  et  disparut. 
Je  ne  l'ai  jamais  rencontré  depuis ,  et  depuis  seize  ans  je  le 
cherche  I 

La  journée  du  i^""  juin  où  nous  eûmes  tant  de  vent,   tant  de 

poussière,  tant  de  chaleur  et  tant  d'ennui ,  finit  par  des  fêtes 

Quinze  jours  après ,  c'était  fait  de  l'empire  et  de  l'empereur  ! 
Alors  me  revinrent  en  mémoire  la  prédiction  du  nègre  et  les  cor- 
beaux de  ma  bonne  femme  du  20  mars  !  et  je  pleurai  amèrement. 

M.  le  baron  Vouty  de  la  Tour,  premier  président  de  la  Cour 
impériale  de  Lyon ,  était  président  de  la  députation  du  Rhône 
au  Champ~de-Mai.  Je  lui  avais  été  adressé  et  recommandé  par 


^4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  oncle  de  mon  père,  magistrat  de  notre  ville.  Il  m'avait  fait 
un  excellent  accueil,  et  m'avait  engagé  à  dîner  pour  le  2  juin. 
Je  trouvai  à  son  hôtel  nombreuse  et  brillante  compagnie  ;  il  trai- 
tait plusieurs  députés  des  départemens  et  quelques  officiers-gé- 
néraux de  ses  amis.   On  faisait  cercle  au  salon  quand  j'y  fus 
introduit.  La  conversation  était  animée  ;  on  parlait  politique  avec 
une  liberté  qui  gênait  beaucoup  notre  anq^liytrion ,  homme  de 
beaucoup  d'esprit ,  mais  un  peu  méticuleux ,  et  qui  n'aurait  pas 
voulu  cju'on  pût  redire  à  l'empereur  que  chez  lui  on  se  permet- 
tait de  faire  de  l'opposition  à  l'Acte  additionnel.  Il  cherchait  à 
mettre  d'accord  les  opinions  les  plus  divergentes;  par  politesse, 
par  bienséance,  presque  tout  le  monde  lui  cédait  ;  il  n'y  avait  là 
qu'un  homme  intraitable  ,  un  homme  d'un  extérieur  fort  simple  , 
espèce  de  campagnard  éloquent ,  aux  manières  énei'giques ,  à  la 
voix  rude  et  forte;   il  ne  concédait  rien  à  personne.   «  \otru 
u  Bonaparte,    disait -il,   je  m'en  défie.  \ous  ne  me  ferez  pas 
«  croire  qu'il  aime  jamais  la  liberté  et  l'égalité.  Quelle  parade 
»  il  nous  a  fait  jouer  hier!  Et  toute    cette  cour,  tous  ces  valets 
c(  dans  leurs  costumes  de  saltimbanques  !  Et  puis  des   princes  , 
«  des  ducs  et  des  barons  !»  — Le  salon  de  M.  Vouty  de  la  Tour 
était  plein  de  barons ,  de  ducs  et  de  princes  ,  et  le  malin  républi- 
cain leur  jetait  durement  cette  épigrannne  au  visage.  —  «  Ou  il 
«  étouffera  la  liberté,  leur  empereur,  ou  la  liberté  l'étouftera  ; 
"  et  je  parie  pour  la  liberté  !  »   M.  le  baron  de  la  Tour  était  fort 
embarrassé  ;  il  fit  hâter  le  dîner  pour  se  tirer  de  la  situation  où 
le  mettait  son  malencontreux  opposant. 

On  servit  enfin.  Chacun  cherchait  sa  place  à  table  ;  je  trouvai 
la  carte  qui  portait  mon  nom  entre  celles  de  deux  honnnes  fort 
célèbres.  Leur  voisinage  m'effraya.  L'un  d'eux  était  cet  ennemi 
de  l'empereur  que  je  venais  d'entendre  discuter  si  vertement, 
et  dont  j'avais  cherché  à  deviner  le  nom  pendant  qu'il  parlait  : 
c'était  un  membre  de  la  Convention ,  un  régicide.  L'autre  était 
aussi  un  conventionnel  ayant  voté  la  mort  du  roi ,  mais  d'une 
trempe  liien  différente.  Le  premier,  loyal,  convaincu,  sincère, 
incapable  de  transiger  avec  sa  conscience ,  a  laissé  une  mémoire 
honorable  dans  l'iiistoire  de  la  révolution.  Le  second,  jacobin  à 


ASPIRANT    rr    JOURNALISTE.  4^ 

ailes  clc  pigeon ,  saiis-culoUe  à  lalons  rouges ,  cruel  par  peur , 
courtisan  de  la  guillotine,  n'a  jamais  eu  l'estime  de  ceux  mêmes 
à  la  suite  desquels  il  marchait  en  serviteur  soumis.  J'étais  fort 
peu  content  d'avoir  ce  dernier  à  ma  gauche ,  et  son  collègue  à 
ma  droite  ;  j'avoue  que  j'eus  peur,  et  j'en  ris  aujourd'hui  quand 
j'y  songe.  Mais  figurez-vous  un  pauvre  garçon  de  vingt  ans,  — 
alors  à  vingt  ans  on  n'était  pas  homme  ;  l'empire  avait  mis  bon 
ordre  aux  prétentions  des  jeunes  gens  de  cet  âge  qui  auraient  eu 
des  velléités  trop  mâles  en  matière  de  politique!  — figurez-vous, 
dis-je ,  un  garçon  de  vingt  ans ,  né  à  Lyon  quelques  mois  après 
le  siège  de  cette  ville,  pendant  les  horreurs  d'une  terreur  locale 
qui  a  gardé  le  nom  du  représentant  Réverchon  ,  bercé  par  consé- 
quent avec  les  récits  des  funestes  événemens  de  la  veille ,  et 
voyez  -  le  à  table  entre  deux  des  hommes  les  plus  fameux  de  la 
terrible  époque  qu'on  lui  apprit  à  détester  en  lui  racontant  son 
père  cherché  par  la  hache  du  bourreau,  et  sauvé  par  un  gen- 
darme;   son  aïeul  guillotiné   après   avoir  été  un  des  premiers 
partisans  de  la  révolution  ;  un  de  ses  oncles  égorgé  et  empaillé 
par  des  furieux  qui  finissent  par  jeter  ce  mannequin  de  chair 
dans  la  Saône  !  Elevé  dans  la  crainte  de  Dieu  et  dans  la  haine 
de  la  Convention,  dont  je  ne  connaissais  que  les  œuvres  san- 
glantes, je  frémis  en  m'asseyant  sur  cette  chaise,  que  le  hasard 
avait  si  mal  placée  ;  je  ne  sais  pas  si ,   un  instant ,   je  ne   me 
dis  pas  en  moi-même  :  «  Ces  gens-là  me  mangeront  pour  leur 
dessert  !  » 

Je  m'eftorçai  cependant  de  faire  bonne  contenance,  et  je  me 
résignai  à  tout  ce  qui  pouvait  arriver.  Je  dînai  mal,  très-mal, 
quoique  j'eusse  bon  appétit.  Je  mangeais  du  bout  des  dents  sans 
dire  une  parole ,  et  en  écoutant  la  conversation  des  deux  vieux 
poUtiques.  Je  ne  fus  pas  long-temps  à  m'apercevoir  que  ces  mes- 
sieurs avaient  peu  d'affection  l'un  pour  l'autre.  L'homme  aux 
bas  de  soie  et  à  la  coiffure  poudrée  n'aimait  pas  son  ci-devant 
collègue ,  mais  il  affectait  avec  lui  beaucoup  de  politesse ,  il  le 
caressait  de  paroles  flatteuses  ;  du  reste ,  c'était  un  causeur  spiri- 
tuel ,  assez  gai  et  fin  ;  il  appelait  l'empereur  :  Sa  Majesté  Bona- 
parte. A  ma  gauche  on  avait  un  autre  langage,  on  supprimait  la 


46  REVUE    DES    1>EUX    MONDES, 

qualité  et  le  titre  ,  on  disait  :  AJonapai'te,  tout  court,  ou  quelque- 
fois M.  Bonaparte.  Louis  XVIII ,  au  moins,  disait  :  M.  de  Bo- 
naparte !  La  politique  du  moment  fit  le  fonds  de  la  conversation, 
dont  je  ne  perdis  pas  un  mot ,  parce  qu'elle  se  croisait  devant 
moi,  gâtant  tous  les  mets  que  je  touchais.  L'empire  y  était  con- 
damné à  mort.  Napoléon  était  traité  avec  un  mépris  incroyable  , 
on  le  prenait  par  force  et  comme  pis-aller  pour  la  guerre  ,   mais 
on  se  promettait  de  lui  faire  violence  à  la  paix ,  s'il  durait  jusqu'à 
la  paix.  J'étais  indigné.  Du  moment  présent  aux  temps  passés , 
la  transition  n'était  pas  difficile  pour  des  votans;  la  guillotine  fut 
toute  la  précaution  oratoire.  Oh  !  alors  ,  je  fus  bien  à  plaindre  , 
et  je  me  hasardai  à  jeter  une  parole  au  milieu  de  ce  dialogue  qui 
courait  railleur,  insouciant ,  —  et  à  mon  sens ,  féroce,  —  comme 
s'il  eût  été  question  de  fêtes,  de  spectacles  ou  d'histoire  ancienne. 
« — Encore  un  régicide,  messieurs,  dis-je  d'une  voix  que  la  frayeur 
rendait  discrète.  — Oh  !  c'est  une  hypothèse  lointaine  ,  monsieur, 
et  qui  n'est  peut-être  pas  réalisable ,  répondit  le  révolutionnaire 
marquis.  — Et  pourquoi  pas?  répliqua  l'autre.  Vous  voilà  tou- 
jours avec  vos  timidités  et  vos  temporisations  !   Vous  avez  été 
cependant  bon  à  l'œuvre ,  mais  il  fallut  teri^ibleinent  vous  pous- 
ser. «  L'autre  resta  froid  à  ce  compliment  ;  celui  qui  l'avait  fait , 
reprit  :  « —  Le  peuple  sait  son  droit  contre  les  tyrans  ;  il  en  a  usé 
une  fois,  et  ne  le  laissera  plus  tomber  en  désuétude.  — Ainsi, 
ajoutai-je  ,  rien  ne  plaiderait  devant  vous  la  cause  de  Napoléon  , 
tyran  pendant  la  paix ,  ni  sa  gloire ,  ni  le  souvenir  des  grands 
services  qu'il  a  rendus  à  la  patrie  comme  administrateur  ?  —  As- 
surément non.    C'est  un  grand  capitaine,  je  l'avoue,  mais  il  a 
fait  la  guerre  pour  lui ,  pour  faii-e  de  toute  sa  famille  des  boutures 
impériales  plantables  à  Naples ,  en  Espagne ,   en  Hollande ,  en 
Westphalie,  à  Rome,   que  sais-je  ?  Quant  à  l'administrateur, 
qu'a-t-il  inventé  ?  La  Convention  a  tout  fait  avant  lui  ;  il  nous  a 
imités ,  et  voilà  tout.  Et  quand  il  aurait  trouvé  quelque  chose , 
peut-on  inettre  cela  en  compensation  avec  toutes  les  libertés  per- 
dues ?  C'est  un  tyran.  Qu'il  se  tienne  bien,  car  nous  lui  ferons 
une  dure  guerre  ,  nous  autres  qui  ne  nous  laissons  pas  facilement 
sétluirc  ,  et  qui  ne  nous  sommes  point  pris  par  les  pâtes  dans  la 


ASPIRANT    KT    JOURN ALKSTU.  4? 

glu  iinpciiale  !  Moi ,  je  n'aurai  pas  plus  de  ménagement  pour 
lui  que  je  n'en  ai  eu  pour  l'autre.  » 

J'ai  eu  toujours  à  cœur  la  mort  de  Louis  XVI  ;  j'avais  presque 
appris  à  lire  dans  le  Cimetière  de  la  Madeleine ,  et  j'aimais  ce  roi 
faible  et  malheureux  dont  je  ne  comprenais  pas  les  crimes  ,  dont 
je  comprenais  moins  encore  le  jugement:  j'éprouvai  donc  le  be- 
soin de  protester  contre  ces  dernières  paroles  : 

—  Ah  !  monsieur  ,  peut-on  se  vanter  de  la  mort  d'un  homme, 
d'un  roi  que  j'ai  tant  vu  pleurer  !  n'était-ce  pas...  ? 

—  Oui ,  répondit  doucereusement  celui  des  deux  convention- 
nels que  vous  savez  ,  oui ,  nous  sommes  peut-être  allés  un  peu 
loin. 

—  Un  peu  loin  ,  interrompit  l'autre  en  me  prenant  le  bras  ,  et 
en  me  le  serrant  avec  une  force  que  la  passion  triplait  chez  ce 
vieillard,  vous  n'y  étiez  pas,  jeune  homme,  et  vous  ne  pouvez 
comprendre  la  nécessité  de  cette  mort  1  Qu'il  vous  suffise  de  sa- 
voir que  l'arrêt  était  indispensable.  Louis  XVI  trahissait  ;  soit 
faiblesse  ou  autrement ,  il  entretenait  avec  l'étranger  des  corres- 
pondances coupables ,  j'en  suis  sûr  ;  nous  avons  dvi  l'en  punir.  Je 
ne  dis  point  que  ce  ne  fût  pas  un  honnête  particulier ,  un  ouvrier 
intelligent ,  mais  c'était  un  mauvais  roi  pour  une  république  ,  et 
la  république  était  indispensable.  Maintenant  encore ,  vous  me 
présenteriez  cent  fois  Louis  XVI  avec  toutes  ses  vertus  ,  que  cent 
fois  je  lui  ferais  couper  la  tête.  » 

Ce  sang-froid  à  parler  d'une  tête  coupée  me  confondit.  Je  regar- 
dai fixement  mon  tueur  de  rois,  comme  pour  savoir  si  c'était  en- 
têtement d'opinion ,  cruauté ,  faux  point  d'honneur ,  qui  fait 
soutenir  ce  qu'on  a  fait  de  mal ,  même  quand  on  a  la  certitude 
qu'on  a  eu  tort ,  ou  conviction  profonde  ;  je  vis  qu'il  n'y  avait 
dans  ce  cœur  ni  remords  ,  ni  cruauté  ,  ni  obstination  ,  mais  fana- 
tisme sincère.  Quant  au  marquis,  je  remarquai  qu'il  était  mal  à 
son  aise  de  la  franchise  de  notre  interlocuteur;  la  mort  de 
Louis  XVI  ne  lui  paraissait  plus,  sans  doute ,  vue  du  point  ovi 
nous  étions  placés  ,  une  chose  aussi  nécessaire  qu'il  l'avait  cru 
jadis.  Il  était  plus  libre  qu'autrefois ,  et  ne  se  voyait  pas  obligé 
•l'obéir  aux  ordres  dune  majorité  qui  avait  les  cachots  et  les  bour- 


48  REVUE    DES    DEUX    ÎIONDES. 

leaux  pour  punir  la  minorité.  Il  sourit  comme  pour  me  dire  : 
«c  C'est  un  vieux  fou,  un  niais  qui  conserve  ses  croyances  de  vingt- 
«  deux  ansi  »  Le  vieux  fou  me  faisait  peur;  mais  j'éprouvais, 
pour  celui  qui  le  jugeait  ainsi ,  un  tout  autre  sentiment,  celui  du 
mépris  le  plus  profond.  Je  sortis  malade  de  ce  dîner.  Je  n'ai  ja- 
mais revu  depuis  celui  que  j'ai  désigné  par  sa  coiffure  à  frimas  , 
mais  j'ai  retrouvé  son  inflexible  collègue  dans  le  inonde  ;  je  l'ai  vu 
bon,  aimable,  indulgent,  toujours  ferme  dans  ses  principes  ré- 
publicains. J'ai  su  qu'il  était  excellent  père  de  famille,  excellent 
ami.  Cela  ne  me  surprend  pas  aujourd'hui  ;  j'en  fus  alors  très- 
étonné.  Je  m'étais  fait  d'un  régicide  l'idée  qu'on  a  d'un  de  ces 
criminels  vulgaires  que  la  société  rejette  avec  horreur  de  son 
sein  ;  l'éducation  m'avait  fait  ces  premières  impressions  qui  ont 
eu  beaucoup  de  peine  à  s'etlacer. 

Le  4  jïtin  ,  l'empereur  devait  recevoir  dans  la  galerie  du  Mu- 
séum tous  les  députés  du  Champ-de-Mai  ;  je  voulus  assister  à  celte 
réception,  et  avant  de  me  rendre  au  Louvre,  je  montai  aux  Tuile- 
ries. Il  y  avait  beaucoup  de  monde  dans  la  salle  des  maréchaux  ; 
toutes  les  personnes  qui  avaient  quelque  chose  à  demander  à  Na- 
poléon étaient  là  ,  le  placet  à  la  main.  Je  ne  sollicitais  rien  ,  mais 
je  tenais  à  voir  de  près  l'empereur.  Je  pris  mon  rang  dans  une 
des  deux  files  qui  étaient  formées  obliquement ,  de  la  porte  par 
où  il  devait  sortir  à  celle  de  la  galerie  vitrée  qu'il  allait  traverser 
pour  se  rendre  à  la  chapelle.  J'étais  à  côté  d'un  soldat  décoré 
qui  venait  prier  l'empereur  cie  faire  entrer  son  fils  dans  un  des 
lycées  ;  il  obtint  cette  faveur.  Napoléon  le  reconnut  très-bien  ; 
il  y  avait  dix  ans  pourtant  qu'il  ne  l'avait  vu.  Quand  l'huis- 
sier annonça  l'empereur  ,  le  plus  grand  silence  succéda  au 
tumulte  des  conversations  particulières  ;  il  ne  fut  interrompu 
que  par  deux  ou  trois  salves  de  vii>al  poussées  au  moment  où  pa- 
rut l'homme  au  frac  vert.  J'étais  à  droite  dans  la  haie  que  par- 
courait Napoléon  ,  le  douzième  environ  des  expectans.  Je  le  vis 
très-bien  venir:  il  était  sérieux ,  tenait  à  la  main  son  chapeau, 
parlait  vite ,  s'arrêtait  quelques  secondes  à  peine  devant  chacun 
des  pétitionnaires ,  se  retournait  de  temps  à  autre  vers  les  gcnc- 


ASPIRANT    ET    JOURNALISTE.  40 

laux  Bertrand  etDrouot,  pour  leur  recommander  les  afl'aires 
dont  on  venait  de  rentretcnir  ,  et  continuait  rapidement 
sa  visite.  Il  s'arrêta  à  quelcjues  pas  de  Tendroit  où  j'étais,  et 
se  mit  à  rire.  Il  voyait  venir  ciuelqu'un  à  lui,  c'était  un  homme 
vieux  et  maigre ,  marchant  vite  comme  un  courtisan  attardé  ,  af- 
fublé d'un  habit  de  soie  à  la  française,  et  d'une  culotte  couleur 
forge  de  pigeon.  L'accoutremeAt  était  parfaitement  ridicule.  Un 
défenseur  du  tiers-état  dans  ce  costume  gothique  de  l'ancienne 
cour ,  il  y  avait  de  quoi  se  moquer  jjendant  un  mois  !  Tout  le 
monde  sourit  en  le  voyant ,  et  peut-être  aussi  en  voyant  sourire 
l'emperevu-.  Napoléon  reconnut  à  dix  pas  son  visiteur  essoufflé  , 
et  le  montrant  avec  gaîté  aux  généraux  de  sa  suite  :  »  Tiens  ,  dit- 
«  il,  c'est  l'abbé  Sièyesl  »  Il  appuyait  malignement  sur  le  mot 
abbé  comme  pour  faire  une  antithèse  de  l'habit  avec  la  qualité. 
Au  reste  ,  toutes  les  fois  que  l'empereur  voyait  l'abbé  Sièyes,  ou 
prononçait  son  nom ,  il  ne  pouvait  s'empêcher  de  rire ,  en  se 
rappelant  sans  doute  le  bon  tour  qu'il  avait  joué  à  ce  directeur  si 
fin  ,  si  habile  ,  qui  avait  eu  la  prétention  de  gouverner  la  France , 
et  s'était  laissé  si  facilement  duper  par  le  petit  général  Bonaparte, 
à  qui  l'on  accordait  bien  des  talens  militaires  ,  mais  dont  le  di- 
rectoire ,  tout  en  redoutant  son  ambition ,  niait  la  capacité  poli- 
tique. Après  quelques  mots  échangés  entre  l'empereur  et  l'abbé 
faiseur  de  constitutions ,  Sièyes  salua  profondément ,  et  Napoléon 
reprit  sa  promenade  un  moment  interrompue  :  il  arriva  à  mon 
soldat  qui  m'avait  fait  lire  sa  pétition ,  morceau  d'éloquence  sol- 
datesque vraiment  fort  remarquable,  je  vous  assure.  Ce  vétéran 
d'Aboukir  et  de  Marengo  tremblait  de  tous  ses  membres.  «  — Que 
veux-tu?  lui  demanda  l'empereur.  —  Sire,  votre  majesté...  — 
Eh  bien!  parle. — Dame,  sire... — Quelles  campagnes  as-tu  faites? 
—  Oh  I  pour  ça ,  sire  ,  toutes  avec  vous.  —  Tu  as  la  croix ,  que  te 
faut-il  de  plus?  —  Sire...  sire.,  ce  papier  vous  le  dira —  »  Na- 
poléon prit  le  placet ,  l'ouvrit ,  le  parcourut ,  et  se  retournant 
avec  bonté  du  côté  du  pétitionnaire  :  «  Accordé ,  mon  camarade , 
«  ton  fds  sera  élevé  aux  frais  de  l'empire.  » 

«  Et  vous ,  ajouta  l'empereur  en  venant  à  moi ,  que  voulez- 
vous?  »   Je  n'étais  pas  préparé  à  cette   question;  je  croyais  que 


C)0  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Napoléon  ne  parlait  qu'à  ceux  qui  cheicliaient  à  obtenir  de  lui 
une  parole  ;  je  restai  interdit  ;  je  tremblais  encore  plus  fort  que  le 
soldat  ;  ma  langue  ,  soudainement  épaissie  ,  restait  collée  à  mon 
palais  ;  mes  yeux  attachés  à  ses  yeux  se  fermaient  insensiblement 
comme  ils  auraient  fait  aux  rayons  du  soleil  ;  j'étais  magnétisé.  Je 
n'avais  pas  pour  me  tirer  d'embarras  vingt  campagnes  à  énumé- 
rer ,  et  une  pétition  à  présenter  ;  il  fallait  pourtant  se  décider  ;  j'a- 
vais entendu  dire  que  l'empereur  n'aimait  pas  qu'on  hésitât  de- 
vant lui,  et  cette  pensée  ajoutait  encore  à  mon  embarras.  A  la 
fin  ,  —  il  me  semble  qu'un  siècle  s'était  passé  depuis  que  l'em- 
pereur m'avait  demandé  :  «  que  voulez-vous  ?  —  à  la  fin  je  ré- 
pondis :  «  —  Je  sors  de  l'école  de  la  Marine,  et  j'espère  être  em- 
barqué bientôt.  »  —  Et  la  garde  !  parlez  de  cela  à  Drouot.  »  Il 
me  salua  de  la  tète,  et  passa  à  mon  voisin  de  droite.  Je  restai 
immobile,  stupéfait  de  ma  bonne  fortune.  Peu  à  peu,  je  me 
rassurai  et  j'en  vins  à  me  demander  pourquoi  l'empereur  m'avait 
proposé  d'entrer  dans  les  marins  de  la  garde,  quand  je  lui  parlais 
d'un  futur  embarquement.  J'étais  jeune,  grand  et  fort;  et  puis 
Napoléon  avait  pu  être  trompé  par  un  sabre  traînant  que  je  por- 
tais ,  un  grand  sabre  qui  était  devenu  proverbe  parmi  mes  cama- 
rades. J'allai  rappeler  au  général  Drouot  la  paiole  de  l'empe- 
reur ;  mais  cela  ne  put  }')as  s'arranger.  Au  lieu  de  rejoindre  le 
corps  des  marins  de  la  garde  ,  je  fus  incorporé  dans  la  compagnie 
des  aspirans ,  à  laquelle  on  confia  la  défense  tle  la  butte  Mont- 
martre. Nous  restâmes  à  ce  poste,  que  les  transactions  diplo- 
matiques rendirent  tout-à-fait  inutile ,  jusqu'au  jour  de  la  capi- 
tulation de  Paris.  On  nous  fit  évacuer  Montmartre  avant  que 
les  troupes  étrangères  entrassent  dans  la  capitale.  Pendant  le 
trajet  que  nous  fîmes  sur  les  boulevarts ,  encombrés  par  les 
femmes  qui  attendaient  l'arrivée  des  Russes,  et  qui  manifestaient 
une  joie  atroce,  nous  fûmes  souvent  insultés.  Il  nous  fallut 
une  grande  modération  pour  ne  pas  tirer  vengeance  de  ces  igno- 
bles outrages.  Je  vis  le  lendemain  un  officier  de  cuirassiers , 
moins  patient  que  nous ,  punir  avec  énergie ,  et  d'une  manière 
assez  plaisante  ,  un  monsieur  et  sa  compagne  qui,  en  passant  près 
d'un  détachement  que  cet  officier  conduisait  à  pied,  s'avisèrent 


ASl'IllA.NT     KT    JOllU.NAI.ISTi:.  ;»  ( 

de  dire  :  «  En  voilà  encore  de  ces  briî^jands  de  soldats  de  Bona- 
parte I  »  Notre  cuirassier  s'approcha  de  l'impertinent  duo ,  aji- 
pliqiia  un  vigoureux  soufflet  au  cavalier ,  puis  se  plaçant  côte  à 
côte  avec  la  dame,  leva,  très-grand  qu'il  était,  son  talon  à  la 
hauteur  de  la  hanche  de  cette  femme  ,  et  son  éperon,  déchirant 
du  haut  en  bas  la  robe  de  mousseline  blanche  et  le  jupon  ,  il  la 
laissa  demi-nue,  fort  embarrassée  de  sa  contenance  et  obligée 
de    chercher  un  refuge  dans  un  fiacre. 

Je  ne  voulais  pas  assister  à  la  seconde  entrée  des  Bourbons  ; 
mais  je  ne  pus  quitter  Paris  que  luiit  jours  après  celui  où 
Louis  XYIII  s'y  montra  entouré  de  toutes  les  troupes  étrangères 
qui  l'escortaient  comme  un  roi  captif.  Il  était  trop  clair,  à  voir  la 
composition  de  ce  cortège ,  que  c'était  au  nom  de  la  sainte-al- 
liance qu'il  était  appelé  à  régner.  La  joie  des  fenniies  et  d'une 
certaine  partie  de  la  population  fut  d'une  telle  indécence  à  cette 
occasion,  que  Wellington  se  crut  obligé  de  leur  en  faire  affront  en 
disant  aux  folle.s  qui  allèrent  lui  faire  visite,  l'embrasser  et  le  re- 
mercier de  la  bataille  de  Waterloo ,  qu'en  Angleterre ,  après  un 
malheur  public  aussi  grand  ,  les  femmes  ,  loin  de  se  parer  de  leurs 
habits  de  fête,  traîneraient  en  pleurant  des  voiles  de  deuil.  Je 
me  souviens  que  l'empereur  Alexandre  ,  passant  dans  la  rue  de  la 
Paix,  où  il  allait,  je  crois,  empêcher  qu'une  centaine  d'imbéciles , 
sous  la  direction  d'un  jeune  enthousiaste  qui  depuis  a  donné  un 
nouveau  synonyme  à  naïveté,  ne  cherchassent  à  ébranler  la  colonne 
qu'ils  avaient  la  prétention  de  renverser  par  flatterie ,  pour  les 
cosaques  et  les  grenadiers  autrichiens  ;  —  l'empereur  Alexandre 
se  sentant  pressé  de  tous  côtés  par  des  femmes  qui  le  dévoraient 
des  yeux  ,  lui  disaient  qu'il  était  magnanime  comme  prince  et  beau 
comme  homme ,  baisaient  ses  genoux  ,  ses  bottes  ,  le  bout  de  sa 
longue  ceinture  d'argent,  sa  main  qu'il  retirait  avec  modestie  ,  et 
jusqu'à  la  croupe  blanche  de  son  cheval ,  sourit  d'abord  de  pitié 
et  finit  par  dire  :  «  En  vérité ,  c'est  trop  ;  j'ai  honte  pour  vous  de 
«  tant  d'amour,  vous  me  feriez  rougir  de  la  victoire.  » 

C'est  à  Lyon  que  je  retournai.  En  arrivant  à  Roanne,  j'appris 
que  mon  père  était  à  quelques  lieues  de  là  ,  à  Saint-Alban ,  ou 


5?.  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  prenait  les  eaux.  Je  m'y  rendis.  Cet  établissement  était  tenu  par 
un  lie  nos  parens ,  M.  Jailly.  Lorsque  je  descendis  de  cheval, 
mon  père  et  son  cousin  vinrent  à  moi  d'un  air  contraint  auquel 
je  ne  concevais  rien.  Cela  m'inquiétait;  je  leur  demandai  la  rai- 
son de  cet  endiarras  qui  me  paraissait  si  peu  naturel  après  une 
longue  séparation.  Après  bien  des  précautions  oratoires,  bien  des 
reconnnandations  discrètes,  mon  père  me  dit  :  «  —  H  y  a  ici  une 
personne  qui  a  intérêt  à  n'être  pas  connue ,  apparemment  ;  elle 
est  à  Saint-AUian  sous  le  nom  du  comte  de  Neubourg  ;  peut-être 
la  reconnaîtras-tu  ,  mais  n'en  fais  pas  semblant.  Tu  entends  bien  ! 
cela  importe  beaucoup.  »  Je  n'eus  pas  de  peine  à  promettre  de 
respecter  un  incognito  qui  me  paraissait,  aU  surplus,  sans  aucun 
intérêt  pour  ma  curiosité.  On  sonna  le  dîner,  et  je  vis  tous  les 
pensionnaires  revenir  du  jardin  à  la  maison.  Parmi  eux ,  je  re- 
marquai ,  un  livre  à  la  main ,  sevd  et  dans  une  allée  tournante , 
un  lîonnne  grand,  enveloppé  dans  une  longue  redingote  blanche, 
une  toque  de  velours  sur  la  tête.  Je  le  reconnus  tout  de  suite. 
C'était  le  maréchal  Ney  que  j'avais  vu  souvent.  Mon  père  me  re- 
gardait avec  inquiétude  ;  il  s'aperçut  que  je  savais  le  secret  du 
prétendu  comte  de  Neubourg  ,  et ,  pendant  tout  le  dîner,  il  veilla 
sur  ma  langue  dont  il  redoutait  cjuelque  écart.  Quand  le  repas 
fut  fini,  le  maréchal  reprit  sa  promenade  et  sa  lecture.  — Il  li- 
sait le  Mérite  des  Femmes,  de  Legouvé  ;  je  vois  encore  le  volume 
entre  ses  mains.  —  Je  pris  à  part  mon  père  et  M.  Jailly  ,  pour 
leur  demander  conseil  sur  ce  cpie  je  devais  faire  ;  car  le  hasard 
m'amenait  à  Saint-Alban  pour  rendre  un  service  au  maréchal 
iVey.  <i  —  Votre  comte  de  Neubourg  ,  je  le  connais.  —  Eh  bien  I 
—  Il  faut  que  je  lui  parle.  —  Que  tu  lui  parles ,  et  pourquoi  ?  — 
Voici  pourquoi.  La  veille  de  mon  départ,  j'ai  rencontré  dans  un 
salon  un  homme  qui  a  des  relations  avec  la  cour  ;  cet  homme  n'a 
pas  voulu  me  tromper,  j'en  suis  persuadé.  Il  est  royaliste,  et 
d'autant  plus  dévoué  aux  Bourbons ,  qu'il  est  sans  naissance  et 
qu'il  veut  faire  un  chemin  rapide.  Mais  son  dévouement  n'exclut 
pas  la  générosité.  Il  a  surpris  aux  courtisans  une  liste  de  proscrip- 
tion qui  doit  être  publiée  bientôt  à  Paris.  «  Vous  partez,  m'a-t-il 
dit ,  voici  une  liste  de  noms  d'hommes  qui  seront  proscrits  avant 


ASPIRANT    KT    JOURNAl.ISTK.  53 

huit  jours  ;  si  vous  en  rencontrez  quelques-uns,  prévenez-les  du 
danger  qu'ils  courent.  »  — Est-ce  que  sur  cette  liste...?  —  Le 
maréchal  Ney  y  est  en  tète.  Il  faut  que  je  l'avertisse.  — Je  tournai 
rapidement  l'allée  où  Ney  marchait  en  lisant ,  et  me  trouvai  face 
à  face  avec  lui.  Je  l'abordai ,  j'étais  eu  uniforme,  et  je  ne  sais 
quel  soupçon  de  déguisement  lui  vint  à  l'esprit ,  mais  il  s'arrêta , 
et  sa  figure  exprima  l'anxiété  la  plus  grande.  — Rassurez-vous, 
monsieur  le  maréchal ,  votre  secret  sera  gardé  tout  aussi  bien  que 
s'il  n'était  connu  de  personne.  Ne  soupçonnez  aucune  trahison 
de  ma  part  ;  je  suis  le  fils  et  le  parent  de  deux  personnes  qui  vous 
sont  toutes  dévouées,  le  propriétaire  des  eaux  et  son  cousin.  — 
Où  voulez-vous  en  venir?  — Je  lui  dis  ce  que  j'avais  déjà  confié 
à  mon  père.  — Bah!  vous  êtes  sûr  de  cela?  —  Très -sûr,  mon- 
sieur le  maréchal.  Et  en  admettant  que  ce  ne  soit  pas  certain , 
n'est-ce  pas  probable?  il  faut  donc  agir  en  conséquence.  — Et, 
ajouta-t-il  après  un  instant  de  silence,    que  pourront-ils  me 

faire  ?  —  Vous  fusiller,  par  exemple Il  réfléchit.  —  Je  partirai 

bientôt,  demain  peut-être.  —  Lyon  et  Grenoble  vous  offrent  mi 
passage  facile  ;  les  autorités  n'y  ont  pas  encore  été  changées  ,  elles 
vous  assureront  votre  arrivée  en  Suisse. — Je  quittai  le  maréchal, 
persuadé  qu'il  serait  la  nuit  même  à  Lyon.  Il  passa  par  Aurillac  , 
et  vous  savez  le  reste. 

Lyon  était  agité  par  les  factions,  à  ce  point  que  le  séjour  m'en 
devint  bien  vite  insupportable.  Je  n'y  restai  pas  long-temps; 
j'allai  passer  à  la  campagne  deux  mois  avec  mon  père ,  qui  com- 
mençait celte  horrible  maladie  de  poitrine,  si  prompte  et  si  inopinée 
qui  le  ravit ,  jeune  encore ,  à  l'amour  de  toute  une  famille ,  à  l'es- 
time de  toute  une  ville.  Je  reçus  ordre  quelque  temps  après  de  re- 
joindre Brest  ;  mais  on  me  faisait  défense  de  passer  par  Paris.  On 
alongeait  ainsi  ma  route ,  en  la  rendant  difficile  ;  j'étais  malade  , 
et  c'était  en  novembre,  la  saison  était  très-froide.  —  L'hiver  de 
i8i5  fut  aussi  rigoureux  que  l'été  de  1816  fut  humide.  —  Les  voi- 
tures étaient  rares  et  chères  ;  je  fus  souvent  réduit  aux  pataches  , 
invention  diabolique  qui  augmenta  beaucoup  les  accidens  graves 
de  l'hémoptysie  dont  je  souffrais.  Tout  le  long  de  la  jetée  de  la 
I-.oire,  je  n'eus  pour  me  transporter  qu'une  charrette  à  veaux;  et,  la 
TOME  vm.  ^ 


54  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tète  pendante  entre  les  deux  liarreaux  de  l'arrière ,  je  marquai 
cette  longue  route  d'une  trace  de  sang  qui  rougissait  la  neige.  A 
Bourges,  je  fus  logé,  par  billet  de  logement ,  chez  M .  le  comte  de 
Grandmaison,  ancien  garde  du  corps  de  Louis  XVI ,  où  je  reçus 
la  plus  touchante  hospitalité ,  bien  que  nos  opinions  diiïérassent 
beaucoup.  J'aime  adonner  ici  un  souvenir  de  reconnaissances 
ce  couple  de  vieillards  indulgens  et  empressés.  Je  regrette  de  ne 
pas  me  rappeler  le  nom  d'un  chaudronnier  de  Tours,  qui  me  re- 
çut avec  une  cordialité  qui  prouvait  ses  sympathies,  non  pas  pour 
moi  qu'il  ne  connaissait  point ,  mais  pour  l'armée  dont  il  voyait 
passer  depuis  c|uel  temps  les  débris.  Je  fus  soigné  dans  cette  mai- 
son d'artisan  aussi  bien  que  j'aurais  pu  l'être  dans  l'hôtel  d'un 
riche.  J'eus  pour  garde-malades  les  trois  filles  du  chaudronnier, 
aimables  et  jolies  personnes  ,  qui  traitèrent  l'étranger  en  frère. 
Elles  n'avaient  jamais  quitté  la  Touiaine,  et  tout  leur  bonheur 
était  d'entendre  parler  de  Paris  qu'elles  se  mouraient  d'envie  de 
voir ,  et  de  la  mer  dont  la  seule  pensée  leur  faisait  une  peur  in- 
croyable. Je  leur  racontai  l'empereur,  Paris,  la  cour,  Louis  XVIII, 
la  mer  ,  la  tempête,  le  calme,  le  naufrage,  et  cela  avec  cette  gaîté, 
cette  chaleur,  cet  enthousiasme  ,  cette  verve  de  raillerie ,  cette  poé- 
sie qu'on  a  au  cœur  et  dans  la  voix  ,  lorsqu'on  est  jeune  et  qu'on 
éprouve  le  besoin  de  plaire.  Plaire  par  des  récits  qui  trouvaient 
un  si  charmant  auditoire,  était  tout  ce  qu'espérait  et  pouvait  l'aspi- 
rant malade.  Je  n'étais  pas  riche,  et  il  m'était  bien  cruel  de  ne 
pouvoir,  en  partant,  laisser  à  chacune  de  ces  enfans  si  obligeantes 
un  de  ces  petits  présens  c[ui  sont  plutôt  une  date  dans  la  vie  de 
celui  qui  les  reçoit,  qu'une  valeur  attachée  à  un  seivice;  je  le  leur 
dis  naturellement ,  et  forcé  de  prendre  en  plaisanterie  une  chose 
qui  me  paraissait  sérieusement  fâcheuse,  je  leur  demandai  si  elles 
avaient  jamais  mis  à  la  loterie  ?  • —  <<  Non  ,  et  nous  n'avons  pas  en- 
vie d'y  mettre.  — Mais  si  vous  étiez  sûres  d'y  gagner?  —  Est-ce 
qu'on  est  jamais  sûr  du  hasard  ?  —  Si  je  vous  donnais  des  numéros, 
vous  gagneriez.  — Quelle  folie  !  — Voulez-vous  des  numéros?  les 
mettrez- vous? —  Donnez  toujours,  et  si  nous  ne  les  mettons  pas, 
nous  verrons  au  moins  si  votre  pressentiment  était  bon. — J'écrivis 
trois  numéros,  le  chilfre  de  mon  ;ige,  celui  du  jour  de  mon  départ, 


5 


ASPIRANT    ET    JOURNALISTE.  55 

etle  nombre  9,  qui  marquait  celui  des  nuits  passées  auprès  de  mou 
lit  par  ces  excellentes  illlcs.  Je  partis.  A  Blois,  où  je  me  reposai 
près  d'une  semaine,  je  vis  sur  un  journal  le  tirage  de  Paris  ;  quelle 
surprise!  quel  bonheur  I  20,  17  et  9  étaient  sortis  !  .l'avais  fait 
cadeau  d'un  terne  à  mes  hôtesses!  Elles  avaient  pu  gagner  quinze 
ou  dix-huit  cents  francs!  — Je  n'ai  jamais  su  si  elles  avaient  joué. 
Je  l'aurais  été  demander  à  la  boutique  du  chaudronnier ,  quand  je 
suis  passé  à  Tours  en  revenant  d'Alger  ;  mais  toute  la  ville  était 
en  émoi,  pour  l'arrestation  de  M.  de  Peyronnet,  et  d'ailleurs  le 
conducteur  de  la  diligence  ne  m'aurait  pas  donné  le  temps  de 
faire  cette  visite  qui  aurait  été  longue.  Que  sont  devenues  ces  trois 
belles  filles  depuis  i8i5? 

D'Orléans  à  Bourges,  j'avais  voyagé  dans  une  grande  voiture 
avec  huit  officiers  de  différentes  armes  de  la  garde  impériale. 
Cette  partie  de  ma  longue  l'oute  me  fut  très-agréable  ;  je  rencon- 
trai là  un  des  hommes  les  plus  gais  et  les  plus  spirituels  c|ue  j'aie 

entendus  de  ma  vie,  M.  Dur qui  sortait  des  chasseurs  à  cheval 

de  la  garde.  C'est  lui  qui  inventa  la  plupart  des  jolies  histoires  de 
M.  de  La  Jobardicre,  que  M.  de  Loiirdoueix  recueillit  ensuite,  et 
orna  de  ses  dessins  ;  péché  de  sa  jeunesse  royaliste  que  la  censure 
racheta  plus  tard. 

J'arrivai  à  Brest,  j'étais  mourant.  On  me  reçut  à  l'hôpital  où 
je  fus  condamné  par  tous  les  médecins.  Je  puis  dire  cpie  j'ai  été 
mort,  et  je  pourrais  écrire  l'histoire  de  cette  lente  agonie  de  l'es- 
prit, plus  cruelle  que  celle  du  corps.  J'entendis,  bien  triste, 
M.  Billard,  dire  au  forçat  infirmier  qui  me  soignait  :  «Quand 
il  sera  mort,  vous  viendrez  me  prévenir.  »  Et  je  n'avais  pas  la 
force  d'ouvrir  les  yeux,  de  soulever  un  doigt  pour  protester  contre 
cet  arrêt!  Et  j'avais  toute  ma  raison!  Oh!  ce  supplice,  le  compre- 
nez-vous ?  c'est  celui  qu'endure  l'individu  qu'on  a  enterré  vivant. 
François  le  forçat  couvrit  ma  figure  du  drap  fatal ,  que  mon  dili- 
gent docteur  souleva  promptement:  quinze  jours  après,  j'entrais 
en  convalescence.  A  ma  première  sortie ,  j'allai  rendre  visite  au 
préfet  maritime,  qui  me  reçut  fort  mal  ;  il  se  mit  sur  la  hanche , 
et  posant ,  lui ,  vieux  sei-vitcur  de  la  république ,  en  partisan  dé- 


56  REVUt  DIS  DELX  MONDES. 

voué  des  Bourbons  ,  il  me  dit  :  «  Je  sais  de  vos  nouvelles  ,  mon- 
sieur !  quoi,  vous  vous  pexmettez  de  tenir  des  propos  outrageans 
et  injurieux  à  la  famille  royale!  Savez-vous  bien  que  je  pourrais 
vous  faire  mettre  enti'e  quatre  murailles  !  »  Je  ne  cherchai  pas  à 
me  justifier;  mais  le  fait  était  faux.  L'amiral  me  montra  une  dé- 
nonciation anonyme  ,  qui  lui  avait  été  envoyée  par  la  préfecture 
de  Quimper;  avec  cela  je  fus  condamné.  Plus  tard,  je  prouvai 
qu'il  y  avait  une  erreur  matérielle,  on  la  reconnut  et  l'on  me  dit: 
»  C'est  un  malheur,  la  mauvaise  note  est  partie ,  et  elle  restera.  » 
Je  rapporte  ce  fait  parce  qu'il  est  caractéristique  de  l'époque  ; 
toute  la  justice  du  temps  est  formidée  dans  la  réponse  qu'on  vient 
de  lire.  Voici,  au  surplus,  ce  qui  donna  lieu  à  la  méprise  dont  en 
définitive  je  fus  la  victime.  A  Vannes  je  m'étais  trouvé  à  table 
d'hôte  avec  tous  les  officiers  d'une  légion  vendéenne  qui  faisaient 
de  la  politique ,  Dieu  sait  laquelle  !  J'étais  au  service ,  je  m'abstins 
de  répondre  aux  motions  sanguinaires  qui  couraient  comme  des 
toasts  de  Cannibales;  tout  le  monde  ne  fut  pas  aussi  prudent.  Un 
garde  du  corps  de  la  compagnie  du  Luxembourg ,  qui  fuyait  la 
France,  était  à  table  à  côté  de  moi;  il  fit  quelques  plaisanteries  dont 
on  ne  lui  demanda  pas  raison,  mais  qu'on  se  rappela.  Ce  qu'on  ne 
se  rappela  pas ,  ce  fut  le  plaisant.  Je  dois  dire  pourtant  qu'une 
ressemblance  de  costume  put  tromper  nos  délateurs  :  le  garde  du 
corps  et  moi  avions  capote ,  bonnet  de  police  ,  bottes  éperonnées, 
— que  je  portais  toujouis  depuis  qu'après  le  20  mars,  M.  le  maré- 
chal Grouchy  m'avait  donné  à  Lyon  l'organisation  et  le  com- 
mandement d'une  compagnie  d'artillerie  qui  devait  marcher  contre 
l'armée  des  paysans  ,  sous  les  ordres  du  duc  d'Angoulème  ;  com- 
mandement que  je  laissai  bientôt  à  un  officier  aussi  capable  que 
je  l'étais  peu.  Mais  j'étais  seul,  et  le  maréchal  avait  compté  sur  mon 
zèle  plus  que  sur  mes  connaissances,  qui  n'allaient  pas  alors  au- 
delà  des  manœuvres  de  l'artillerie  de  mer.  —  Les  galons  et  les 
lioutons  de  nos  uniformes  étaient  les  seules  choses  qui  nous  distin- 
guaient; le  garde  du  corps  les  avait  d'argent,  et  les  miens  étaient 
d'or.  TJn  accessoue  remarquable  me  signalait  à  l'attention  des 
gens  c|ui  avaient  intérêt  à  me  reconnaître,  des  lunettes  auxquelles 
on  ne  fit  pas  attention.  L'offider  de  la  maison  du  roi  allait  à  Brest 


ASPIRANT    liT    JOUllNALlSTii.  !^n 

s'enibaïquer  pour  l'Amérique  ;  il  me  l'avait  dit.  Lorsque  je  lus 
accusé  du  délit  dont  il  s'était  rendu  coupal>le,  je  lui  laissai  le  temps 
de  partir  avant  de  présenter  ma  justification  complète  ;  il  n'a  ja- 
mais su  cette  circonstance ,  dont  je  ne  prétends  tirer  avantage 
que  contre  les  folles  passions  du  parti  qui  tenait  alors  la  France 
sous  la  terreur  de  ses  prévôtés.  Cet  oflicier  (;st  mort  dans  la  guerre 
des  indépend  ans. 

On  ne  savait  trop  comment  renvoyer  de  la  marine  ceux  d'entre 
nous  qui  n'étaient  pas  nobles  ou  fils  de  vilains  dévoués.  Pourtant' 
on  voulait  épurer  là  comme  ailleurs  ;  on  s'avisa  d'un  moyen  jésui- 
tique. Nous  fumes  forcés  de  subir  de  nouveaux  examens,  et  sous 
ce  prétexte  qui  était  véritablement  odieux  ,  on  nous  partagea  en 
quatre  catégories  d'opinions.  Je  fus  placé  dans  la  dernière  et  ren- 
voyé. Ceci  est  de  l'histoire,  et  où  il  faut  la  voir  ce  n'est  pas  dans 
ce  qui  m'arriva  à  moi  personnellement,  car  je  ne  suis  rien,  mai» 
dans  ce  qui  advint  à  six  cents  officiers  :  on  les  cliassa  pendant 
qu'on  rappelait  des  hommes  d'une  ignorance  et  d'une  incapacité 
révoltantes  (il  y  a  eu  trois  ou  quatre  exceptions  parmi  les  ren- 
trons),  et  qui  n'avaient  pas  vu  la  mer  depuis  vingt  ans.  Yoilù 
comme  on  avait  à  cœur  les  intérêts  de  la  marine  ;  voilà  comme 
entendaient  le  bien  du  service  les  hommes  à  qui  les  destinées  du 
pays  étaient  confiées. 

Quand  on  aime  vme  profession ,  quand  on  se  sent  une  aptitude 
pour  son  art,  quand  on  a  fait  des  études  et  dépensé  du  temps  , 
plus  précieux  que  l'argent,  pour  se  rendre  propre  à  l'exercer,  on 
n'y  renonce  pas  tout  de  suite.  J'aimais  la  marine,  je  l'aime  en- 
core avec  passion  ;  je  n'avais  pas  d'autre  avenir  ,  je  cherchai  à  me 
faire  réintégrer  :  toujours  je  fus  repoussé.  On  me  traita  comme 
on  aurait  traité  un  homme  influent.  Il  me  fallut  chercher  à  vivre 
par  une  nouvelle  industrie.  Mon  père  était  mort  sans  laisser  de 
fortune  ;  son  petit  héritage  était  nécessaire  à  ma  mère  et  à  l'édu- 
cation d'un  frère  cadet  qui  commençait  la  médecine.  Il  était 
juste  que  je  n'y  prétendisse  rien  ;  on  avait  dépensé  beaucoup  pour 
me  iairc  un  état,  et  l'on  devait  autant  au  futur  médecin.,  Quelle 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

carrière  aborder  ?  Quelles  études  faire  ?  Comment  vivre  en  atten- 
dant? Mon  frère  aîné  se  dévoua  généreusement  pour  nous  tous. 
Mais  la  fortune  trompa  ses  espérances ,  elle  se  joua  de  sa  cons- 
tance et  de  ses  efforts.  Je  voyais  à  Paris  bon  nombre  d'officiers 
qui  supportaient  mal  leur  infortune ,  s'adressaient  à  M.  Lafitte 
])our  en  obtenir  des  secours ,  et  ciiaient  ensuite  contre  le  ban- 
quier libéral ,  s'il  ne  leur  donnait  que  de  faibles  sommes ,  comme 
s'il  devait  sa  fortune ,  laborieusement  acquise ,  à  qui  ne  voulait 
pas  travailler  de  peur  de  déi'ôger  !  Cette  façon  d'aumônes  ac- 
cordées à  l'opinion  ne  pouvait  me  convenir;  c'est  du  travail  que 
je  demandais  partout ,  sans  en  trouver.  J'avais  fait  d'assez  mau- 
vaises études  ,  et  j'étais  parti  du  lycée  débiteur  envers  mon  pro- 
fesseur de  rhétorique  d'un  pensum  de  six  mille  vers;  je  songeai 
à  rap]>rendre  :  on  ne  rapprend  pas  c|uand  on  est  tourmenté  par 
le  besoin ,  et  qu'on  n'a  pas  tout  ce  qu'il  faut  pour  étudier  com- 
modément. Ensuite,  toute  sa  vie,  on  marche  toujours,  près  de 
tomber,  sur  ce  vide  qu'on  n'a  pas  su  combler.  Aussi ,  Dieu  sait , 
depuis  douze  ans  ,  quelles  précautions  il  m'a  fallu  prendre  pour 
marcher  sur  ce  terrain  miné.  C'est  l'art  du  danseur  de  corde  qui 
consiste  à  paraître  solide  sur  la  voie  étroite  du  funin. 

J'avais  le  goût  des  arts,  je  m'y  livrai  avec  bonheur  ,  non  pour 
produire,  hélas!  mais  pour  juger  l'artiste.  Je  me  fis  critique, 
comme  on  se  fait  spécidateur  à  la  Bourse;  j'avais  la  même  mise 
de  fonds  que  la  plupart  des  coulissiers  !  Je  n'avais  qu'une  excuse, 
la  bonne  foi  et  la  nécessité.  La  nécessité  !  elle  était  bien  impérieuse  ! 

J'avais  frappé  à  tovites  les  portes  ,  nulle  part  on  ne  m'avait  dit  : 
«  Entrez  ,  »  excepté  dans  une  bonne  famille ,  qui  est  devenue  la 
mienne,  mais  qui  ne  pouvait  rien  pour  me  faire  vme  position.  Je 
ne  puis  dire  tout  ce  que  j'ai  entrepris  ;  il  n'y  a  peut-être  que  le 
valet  de  la  comédie  qui  ait  le  droit  de  dire  comme  moi  : 

J'ai  fait  tant  de  métiers  dedans  le  nalnrel , 
Qu'on  peut  bien  m'appeler  un  homme  universel  ! 

J'ai  dessiné  des  châles  de  cachemire  chez  M.  Lupin  ,  sous  la  di- 
rection d'un  homme  de  talent  dans  ce  genre,  M.  Glev...  ,  ({ui 


ASPIRAÎST    ET    JOURNALISTE.  5t) 

n'a  pu  parvenir  à  faire  de  moi  qu'un  copiste  malhabile.  Je  m'avi- 
sai un  jour  d'enseigner  une  langue  que  je  n'ai  jamais  bien  sue  , 
et  de  donner  à  des  étrangers  des  leçons  de  français  :  saint 
Jean  donnait  bien  le  baptême  sans  l'avoir  reçu  !  Un  remords 
me  prit  et  je  quittai  le  professorat  par  respect  pour  la  langue. 
Ce  que  je  fis  de  mieux ,  le  voici  : 

J'étais  fort  pauvre,  et  j'avais  adopté  pour  mon  restaurant,  non 
pas  leCafé  Anglais  où  je  savais  que  certaines  personnes  dînaient  tou- 
jours avec  l'argent  du  respectable  M.  Lafitte ,  mais  un  petit  caba- 
ret de  la  rue  Montpensier,  où  l'on  dînait  pour  dix  sou.s;  et  de  bons 
dîners  ,  je  vous  assure  !  un  morceau  de  bœuf  excellent ,  du  pain 
et  quelquefois  du  vin  !  Mes  commensaux  étaient  des  cochei's  de 
cabriolets  et  cjuelques  honnêtes  ouvriers ,  presque  tous  anciens 
soldats.  Je  n'avais  qu'un  seul  habit,  un  habit  d'uniforme  ayant 
des  anci^es  brodées  au  collet  et  aux  retroussis  ;  il  me  donnait  un 
peu  de  considération  à  cette  auberge;  seulement  je  n'y  boutonnais 
pas  mes  épaulettes  que  je  conservais  pour  faire  mes  visites  dans 
quelques  maisons  où  j'étais  fort  bien  reçu,  mais  où  l'on  ignorait 
une  misère  que  je  cachais  avec  un  col  de  chemise  assez  propre.  Je 
n'étais  pas  si  gai  que  les  cochers ,  et  leurs  éclats  de  rire  me  fai- 
saient mal  quelquefois  ,  bien  que  je  fusse  assez  philosophe  pour 
ma  position.  J'allais  donc  prendre  mon  repas  vers  quatre  heures, 
avant  que  la  société  fût  nombreuse;  et  puis  j'avais  le  choix  des 
morceaux  !  Un  ouvi'ier  me  regardait  souvent  dans  le  coin  obscur 
où  je  me  plaçais  d'ordinaire.  Un  soir,  il  s'approche  poliment  de 
moi ,  pose  son  assiette  ,  son  pain  et  sa  bouteille,  —  ce  jour-là  je 
bus  du  vin  I  —  sur  la  toile  cirée  qui  servait  de  nappe  à  ma  table  , 
et  me  dit:,  «  Excusez,  mon  officier,  si  je  vous  dérange;   mais 
j'ai  à  vous  parler.  — Asseyez-vous  ^  monsieur ,  et  causons.  — Vous 
êtes  déplacé  ici,  mon  officier.  —  Mais  non  ,  je  suis  conformément 
à  ma  fortune  ,  il  y  a  ici  d'honnêtes  gens  dont  la  société  ne  saurait 
me  déplaire  ;  et  quant  à  la  vie  animale  I...  — Eh  bien  !  ça  me  fait 
de  la  peine ,  voyez-vous  ,  vous  n'êtes  pas  fait  pour  vivre  avec  nous 
autres ,  et  il  faut  que  chacun  soit  à  sa  place.  —  La  mienne  est 
humble,  que  voulez-vous?  je  n'y  resterai  pas  toujours ,  j'espère. 
—  Auriez-vous  de  la  répugnance  pour  un  état  manuel  ?--: A Hfuue. 


6o  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  ne  répugne  qu'à  l'oisiveté.  — Voulez -vous  venir  avec  moi 
tout  à  l'heure  ?  —  Volontiers.  —  Achevons  donc  de  dîner.  » 

Il  ne  m'en  dit  pas  davantage.  Nous  finîmes  notre  repas  en 
causant  de  choses  indifférentes,  et  nous  partîmes.  C'est  au  fau- 
bourg Saint-Martin  qu'il  me  conduisit.  J'entrai  après  lui  chez  un 
tireur  d'or.  Il  était  à  table  avec  sa  femme ,  bonne  et  grosse  mère 
de  quarante  ans  ,  et  leur  tille ,  jolie  blonde  de  dix-huit  ans  envi- 
ron. On  se  leva  obligeamment  pour  me  recevoir  ,  et  l'on  m'offrit 
du  café.  «  Bourgeois ,  dit,  après  ces  politesses  ,  mon  inti'oducteur , 
voilà  monsieur  qui  vous  demande  de  l'ouvrage  ;  c'est  un  officier 
qui  n'a  pas  d'argent  de  reste  ;  il  a  eu  des  malheurs;  enfin  suffit; 
il  veut  travailler,  ce  qui  est  très-bien,  et  j'en  réponds.  »  Je  serrai 
affectueusement  la  main  à  ce  brave  homme  qui  se  portait  caution 
pour  quelqu'un  qu'il  avait  deviné  ,  mais  qu'il  ne  connaissait  pas. 
«  Mais,  répondit  le  maître  tireur  d'or,  je  ne  sais  pas  à  quoi  je 
pourrais  employer  monsieur;  il  n'a  jamais  été  dans  la  partie,  à 
ce  que  je  crois;  et  je  pense  ,  ajouta-t-il  en  regardant  mes  boutons 
timbrés  d'une  ancre ,  qu'il  s'entendrait  mieux  à  tirer  sur  une  coi'de 
qu'à  alonger  un  lingot.  Cependant ,  si  monsieur  veut  tourner  la 
roue! — Je  tournerai  la  roue,  monsieur,  et  je  tâcherai  de  me 
figurer  que  c'est  celle  du  gouvernail  d'un  vaisseau.  —  Je  ne 
pourrai  vous  donner  que  quinze  sous  par  jour.  —  Je  suis  à  vous  , 
monsieur.  »  Quinze  sous ,  quand  on  n'a  rien ,  c'est  une  fortune.  Je 
soupirai  tout  en  riant.  «  A  demain  donc ,  monsieur.  On  entre  à 
sept  heures  à  l'atelier.  » 

Je  demeurais  en  haut  de  la  rue  de  La  Harpe;  il  me  fallait  trois 
grands  quarts  d'heure  pour  aller  chez  mon  patron;  je  partis  à 
six  heuxes.  Je  mis  de  la  coquetterie  à  ma  toilette  pour  faire  mon 
entrée.  J'attachai  mes  épaulettes  à  mon  habit ,  je  ceignis  mon 
épée  :  c'était  fort  ridicule ,  sans  doute  ;  mais  cela  produisit  un 
bon  effet  sur  mes  nouveaux  camarades.  Pas  une  plaisanterie,  pas 
un  mot  grossier,  pas  une  demande  indiscrète,  et  cela  tant  que 
je  restai  à  l'atelier  du  tireur  d'or.  Cette  déférence ,  ce  respect 
pour  le  malheur  me  touchèrent  infiniment  I 

Me  voilà  tournant  une  roue ,  comme  le  chien  de  La  Fontaine 
tournait  la  broche.  La  fonction  était  pénible,  et  je  n'étais  pas 
encore  bien  rétabli  de  ma  longue  maladie.  Au  bout  de  quelques 


ASPIRANT    ET    JOURNALISTE.  Gl 

jouis  ,  j'allai  trouver  le  bour^jecis  ,  et  lui  dis  :  »  Je  n'ai  pas  osé 
vous  demander  de  m'eniployer  mieux  ;  mais  je  puis  faire  autre 
chose  que  tourner  la  loue  et  étirer  vos  Larres  d'argent  doré.  Je 
suis  de  Lyon,  où  j'ai  vu  faire  la  passementerie  ;  donnez-moi  des 
instrumens  et  vous  verrez  !  —  Je  veux  bien  essayer.  » 

Mademoiselle  Céleste,  la  jolie  blonde,  eut  pitié  de  l'audacieux 
novice.  Son  père  eut  la  bonté  d'être  un  peu  content ,  et  je  passai 
ouvrier  à  trente  sous,  heureux  comme  si  j'avais  été  nommé  en- 
seigne de  vaisseau.  Pour  le  coup  j'étais  riche ,  et  je  buvais  du 
vin  tous  les  deux  jours  !  J'avais  l'amour  du  spectacle  ;  je  n'y  avais 
pas  été  depuis  long-temps.  Tous  mes  plaisirs  se  bornaient  à  de 
longues  visites  au  musée  du  Louvre  et  à  la  galerie  du  Luxem- 
bourg, sur  laquelle  j'avais  écrit  une  brochure  pseudonyme.  Je 
parvins  à  mettre  de  côté  quatre  francs ,  et  j'allai  à  l'Opéra ,  les 
bottes  bien  cirées,  mes  mains  d'ouvriers  cachées  dans  des  gants 
honnêtement  propres ,  mes  brillantes  épaulettes  sur  le  dos  et  le 
sabre  trauiant  au  côté.  Quel  régal  qu'  Orphée ,  quand  on  aime  la 
musique ,  la  danse ,  et  qu'on  soupire  après  l'Opéra  depuis  un 
an!  Je  passai  une  soirée  délicieuse!  Lais,  Nourrit  père,  ma- 
dame Alberl-Him  ,  mademoiselle  Bigottini ,  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  mieux ,  et  le  foyer  entre  les  deux  pièces  ! 

Cette  soirée  changea  mon  sort.  Je  rencontrai  au  foyer  un  colo- 
nel de  mes  amis  qui  me  demanda  ce  que  je  faisais  à  Paris  ;  je  le  lui 
dis ,  peut-être  avec  plus  d'orgueil  que  de  naïveté.  —  Vous  per- 
drez le  reste  de  votre  santé.  Utilisez  vos  premières  études  et  lais- 
sez la  cannetille.  —  Je  ne  demanderais  pas  mieux,  mais  que  faire? 
Si  je  pouvais  écrire  quelque  part.  —  On  écrit  beaucoup  à  pré- 
sent, et  les  journaux  sont  très-courus.  —  Si  je  pouvais  domier 
quelques  leçons  de  dessin  à  des  enfans  et  de  grammaire  à  des  cui- 
sinières!—  Ou  à  des  étrangers?  C'est  une  bonne  idée.  Je  vous 
trouverai  demain  un  écolier  au  moins.  —  En  effet,  le  lendemain 
j'avais  un  Espagnol  qui  me  donnait  cent  sous  par  cachet  et  pre- 
nait quatre  leçons  par  semaine  :  c'était  un  gentihomine  pressé  de 
lire  nos  auteurs.  Je  me  rappelle  une  niaiserie  du  piofesseur  que 
l'écolier  prit  pour  une  malice;  le  premier  livre  où  je  le  fis 
lire  fut  le  don    Quichotte  de  Florian.  Pas    mal  choisi  ,   n'est-ce 


6î  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas?...  J'allai  dire  adieii  à  mon  bourgeois  du  faubourg  Saint- 
Denis  ;  j'embrassai  sa  femme  en  la  remerciant  ;  j'embrassai 
aussi  mademoiselle  Céleste  ;  je  dis  seulement  :  à  revoir,  à  Dupuis 
mon  protecteur,  que  j'ai  vu  souvent  jusqu'en  1820  où  il  est  allé 
s'établir  en  Allemagne ,  et  j'engageai  à  dîner  tout  l'atelier  pour  la 
fin  du  mois.  Alors  j'achetai  un  habit  bourgeois  ,  un  habit  vert,  un 
habit  à  la  model  C'est  une  époque  dans  ma  vie.  L'Espagnol  m'amena 
un  Portugais ,  et  celui-ci  un  Brésilien.  J'étais  au  comble  de  mes 
vœux;  je  ne  devais  rien  à  personne  ;  je  dînais  à  vingt-deux  sous 
tous  les  jours,  et  je  voyais  Talma  une  fois  par  semaine! 

Comment  je  fus  un  instant  commis  delà  guerre  à  la  place  d'un 
de  mes  amis  qui  avait  été  soldat  du  train,  apothicaire,  précepteur 
et  qui  depuis  s'est  fait  prêtre,  c'est  ce  qu'il  est  inutile  que  je  dise. 
Comment  je  m'associai  à  un  agent  d'affaires  qui  gagnait  de  l'argent 
pendant  que  j'en  perdais ,  moi ,  c'est  ce  qui  serait  trop  long  à  ra- 
conter. Comment  je  devins  journaliste...  et  parbleu  comme  tout  le 
monde ,  par  amour  du  théâtre  où  je  voulais  avoir  des  entrées  fran- 
ches, par  désir  de  me  voir  imprimer,  par  vanité,  et  puis  aussi  par 
besoin  d'avoir  une  existence  stable.  Le  hasard  me  favorisa,  et 
bientôt  je  fus  associé  à  cinq  ou  six  littérateurs  de  l'empire  fort 
renommés.  Ma  nouvelle  carrière  fut  heureuse  ;  elle  m'a  permis  de 
payer  une  dette  d'amour  et  d'élever  un  enfant!...  Que  de  nuits  j'ai 
passées!  combien  j'ai  travaillé!  que  de  tourmens  d'amour-propre 
m'ont  torturé!  et  les  choses  que  j'ai  vues,  les  hommes  que  j'ai 
connus,  les  intrigues  politiques  et  les  intrigues  de  coulisses  qui  se 
sont  nouées  devant  moi  !  si  je  disais  cela ,  quel  appendice  je  join- 
drais à  certains  mémoires!  je  m'en  garderai  bien.  De  tout  ce  qui 
m'est  arrivé  dans  cette  vie  du  journahste  quotidien,  si  active,  si 
diverse,  si  fatigante,  si  agréable,  si  désolante  et  si  gaie,  je  ne 
veux  vous  raconter  qu'une  aventure. 

C'était  en  1823,  si  je  ne  me  trompe.  Louis  XVIII  avait  donné 
à  madame  du  Cayla  la  petite  maison  de  Saint-  Ouen  ,  que  tout  le 
monde  connaît.  Le  don  était  connu  du  public  ;  on  jasait  beaucoup 
dans  les  salons  de  cette  libéralité;  les  femmes  qui  n'avaient  pu 
obtenir  l'honneur  de  l'amitié  déclarée  que  le  roi  avait  pour  la 
jolie  comtesse ,  en  médisaient  très-fort  et  se  moquaient  du  vieux 
monarque  qui  affichait  des  prétentions  de  jeune  homme,  seule- 


ASPIRANT    ET    JOURNALISTE-  63 

ment  parce  que  les  courtisans  lui  avaient  persuadé  qu'un  roi  de 
Fiance ,  témoins  tous  ses  aieux ,  ne  pouvait  se  passer  décemment 
d'une  amie  en  titre.  Ruse  de  courtisans  qui  voulaient  battre  en 
brèche  le  crédit  de  M.  Decazcs.  Louis  XVIII  savait  bien  qu'on 
murmurait,  mais  il  était  fier  de  ces  attaciucs.  Pour  que  le  pavillon 
de  Saint-Ouen  dit  mieux  à  tout  le  monde  qui  l'avait  donné,  le  roi 
commanda  à  M.  le  baron  Gérard  un  portrait  en  pied ,  qui  devait  être 
placé  dans  un  des  salons  de  madame  du  Cayla,  et  rester  là  comme 
une  signature  au  bas  d'un  contrat.  M.  Gérard  fit  le  portrait,  qu'on 
porta  aux  Tuileries  et  de  là  à  Saint-Ouen. 

Pour  l'inaugurer  et  pour  pendre  convenablement  la  crémaillère , 
comme  nous  disons  ,  nous  autres  bourgeois ,  dans  ce  petit  château 
royal,  Louis  XVIII,  qui  savait  son  Suétone,  se  rappela  les  fêtes  de 
Bayes;  mais  il  se  rappela  aussi  Pétrone  ,  et  il  eut  peur.  La  presse 
l'effrayait,  il  hésita;  les  bons  conseils  de  ses  amis  le  raffermirent. 
Il  fit  arranger  une  fête  au  milieu  de  laquelle  il  devait  paraître  en 
personne  et  en  peinture  ;  la  musique  de  la  chapelle  et  du  Conser- 
vatoire reçut  ordre  d'embellir  cette  solennité:  des  invitations  fu- 
rent faites;  des  tables  furent  dressées  dans  les  jardins  et  chargées 
de  rafraîchissemens  ;  à  un  signal  convenu ,  un  rideau  vert ,  ca- 
chant le  chef-d'œuvre  de  M.  Gérard,  —  c'était  une  expression  con- 
sacrée alors  pour  tout  ce  que  produisait  ce  peintre,  —  devait  s'ou- 
vrir aux  cris  de  vive  le  roi!  Tout  était  bien  convenu  et  le  jour 
pris.  —  Ce  jour  c'était  le  3  mai.  La  politique  se  trouvait  aussi  de 
la  partie.  Cependant,  la  veille,  Louis  XVIII  fut  ébranlé;  on 
se  moquait  si  ouvertement  de  cette  parodie  des  galanteries  de 
François  I  '  et  de  Louis  XIV,  qu'il  résolut  de  ne  pas  aller  à  Saint- 
Ouen.  Il  avait  prié  le  comte  d'Artois  de  s'y  rendre  :  autrefois,  cet 
aimable  seigneur, —  c'est  le  nom  flatteur  que  les  dames  du  Vaux- 
hall  de  Torré  lui  avaient  donné  unanimement  en  1 779 ,  — n'aurait 
pas  manqué  d'obéir  à  un  ordre  de  cette  nature.  Mais  il  avait 
vieilli,  il  avait  pris  le  rôle  d'un  homme  revenu  des  folies  de 
l'amour  :  il  était  sage  ,  pieux  ,  et  puis  il  faisait  de  l'opposition  ; 
il  avait  élevé  le  pavillon  Marsan  contre  le  pavillon  de  Flore ,  et 
M.  de  Latil  contre  M.  Decazes.  Il  refusa  net.  Grand  scandale  à  la 
cour,  bonne  matière  à  railleries  pour  les  salons  et  les  journaux. 
On  se  passera  donc  du  comte  d'Artois  ,  et  le  roi  n'ira  pas.  Ce  sera 


kV]  REVUE     DES    DEUX    MONDES. 

seulement  une  femme  amie  des  arts  qui  aura  préparé  un  triom- 
phe à  M.  le  baron  Gérard ,  et  donné  à  quelques  amis  le  régal 
d'une  bonne  musique  et  d'une  collation  délicate. 

Le  jour  arriva,  il  faisait  un  temps  magnifique  :  beau,  cliaucl, 
tout-  à-fait  propice  à  la  fête.  J'étais  fort  occupé  au  bureau  du 
journal  que  nous  publiions  alors  ,  journal  qui  a  fait  assez  de  bruit 
dans  son  temps.  Je  jetais  bien  vite  en  moule  cette  prose  impro- 
visée que  les  iniprimeurs  arrachent  au  rédacteur  quand  l'heure 
est  venue  de  la  composition  ;  j'avais  grandement  à  faire ,  car 
j'étais  seul  et  je  voulais  aussi  aller  à  Saint-Oueu;  on  vint  m'an- 
noncer  M.  le  ducd'Escars.  Cela  me  dérangeait  beaucoup  ;  de  quoi 
voulait  me  parler  le  vieux  gentilhomme?  Avait-il  inventé  quelque 
nouveau  plat  dans  ses  conférences  culinaires  avec  son  glorieux 
maître?  — Failes  entrer.  — M.  d'Escars  entra. — Vous  êtes,  me 
dit-il  le  rédacteur  en  chef  du  Miroir? —  Oui,  monsieur,  jusqu'à 
la  fin  de  ce  mois  ;  je  suis  même  le  seul  rédacteur  présent,  car  tous 
mes  collaborateurs  sont  à  la  campagne  aujourd'hui.  —  Monsieur, 
je  suis  le  duc  d'Escars,  et  je  viens. . .  —  Qu'y  a-t-il  pour  votre  ser- 
vice, monsieur  le  duc?  —  Je  viens  à  vous  de  la  part  du  roi... 
—  De  la  part  du  roi ,  monsieur  !  Ne  vous  trompez- vous  pas?  Le 
roi  a  bien  eu  des  relations  avec  le  Miroir^  mais  elles  ont  été  se- 
crètes. Il  lui  a  adressé  des  articles,  peut-être  un  peu  pour  le  com- 
promettre ,  mais  dans  tous  les  cas  pour  satisfaire  à  son  besoin 
royal  de  moquerie  contre  ses  courtisans... — Monsieur,  ce  que 
vous  me  dites-là...  — Est  très-vrai;  le  premier  article  que  le  Mi- 
roir ait  publié  contre  M.  Dudon  était  du  roi. Tout  se  sait,  surtout  ces 
choses-là  où  il  y  a  une  petite  vanité  d'auteur  en  jeu.  Louis  XVIII 
n'a  pas  gardé  son  secret,  pourquoi  le  tiendrais-je?  Mais  enfin  le  roi 
s'est  fait  notre  collaborateur ,  et  c'est  sans  doute  à  ce  titre  qu'il 
nous  fait  demander  un  service.  —  Sa  Majesté  m'a  chargé  de  vous 
prier...  —  Voyons,  monsieur  le  duc  ,  parlez  sans  hésiter.  — Eh  ! 
bien,  monsieur,  vous  savez  qu'aujourd'hui  à  Saint-Ouen —  — 
Oui ,  monsieur  le  duc  ,  j'ai  un  billet,  j'y  vais  y  aller  tout  à  l'heure 
et  je  réserve  deux  colonnes  pour  parler  au  public  demain  de  ce 
spectacle  de  la  cour.  —  C'est  justement  ce  que  le  roi  redoute.  — 
Je  le  crois ,  monsieur  ,  mais  il  faudra  bien  pourtant  que  cela  soit. 
— Le  roi  voudrait  bien  !... — Je  suis  désolé  de  refuser  le  voi ,  mais 


ASPIRANl      KT    JOURNALISTE.  Gf) 

c'est  impossible.  —  llefuseï-  le  roi ,  c'est  hieii  dur.  —  C'est  seule- 
ment raisonnable.  Que  voulez-vous  qu'on  pense  du  Miroir,  s'il  ne 
parle  pas  de  cette  fête  qui  est  un  scandale  public ,  entre  nous  ?  Ne 
dira-t-on  pas  qu'il  est  vendu  au  roi  ?  —  Mais  il  s'agit  d'une  af- 
faire toute  privée.  Auriez-vous  le  droit  de  divulguer  ce  qui  se  passe 
chez  moi?  Ce  qui  se  passe  à  Saint-Ouen  n'est  pas  davantage  de 
votre  domaine.  —  C'est  une  question  que  les  tribunaux  pourront 
juger,  monsieur  le  duc. — Mais  si  votre  voisin  le  boucher  ouïe  bou- 
langer venait  vous  dire  :  Monsieur  ,  je  donne  une  fête  chez  moi  ; 
il  y  aura  à  ma  porte  des  lampions  et  des  gendarmes;  cela  fera  de 
l'effet  dans  le  quartier,  cependant,  je  vous  en  prie,  n'en  dites  rien 
dans  votre  feuille,  que  feriez-vous?  —  Dès  que  le  roi  comprend 
assez  bien  sa  position  pour  se  comparer  ici  à  mon  voisin  le  boulan- 
ger, dès  qu'il  n'emploie  ni  la  menace  ni  la  séduction,  je  vous 
promets  que  j'arrangerai  les  choses  de  inanière  à  satisfaire  Sa 
Majesté  ,  sans  déserter  la  cause  des  lecteurs  du  Miroir.  M.  Ter- 
naux  donne  aujourd'hui  une  fête  industrielle  à  Saint-Ouen  ,  par 
opposition  à  la  fête  de  madame  du  Cayla  ;  je  rendrai  compte  de 
celle-là,  et  quant  à  madame  du  Cayla  et  au  portrait  de  M.  Gérard, 
ils  n'y  seront  que  par  allusion  ou  comme  les  statues  de  Cassius  et 
de  Brutus. — Le  moins  possible,  n'est-ce  pas,  monsieur?  — 
Soyez  tranquille ,  monsieur  le  duc.  Mais  service  pour  service. 
Nous  avons  un  procès,  ridicule  comme  tous  ceux  qu'on  nous  a  faits 
Jusqu'ici,  pour  des  pointes,  des  épigrammes  ,  des  allusions  ;  peut- 
être  parmi  les  articles  incriminés  y  a-t-il  quelques  plaisanteries 
du  roi  lui-même  ;  que  M.  Marchangy  ne  poursuive  pas,  et  ce  sera 
justice.  —  J'en  vais  parler  au  roi. 

Le  duc  revint  une  demi-heure  après,  chargé  des  remercuiiens 
de  Louis  XVIII  pour  mon  procédé  de  bon  voisinage ,  et  de  sa 
promesse  pourlasuspensiondespoursuitesdu  parquet.  M.  d'Escars 
me  dit  en  s'en  allant  et  en  n;e  serrant  la  main  :  «  Je  vous  en  prie, 
tenez  cela  bien  secret,  monsieur  ,  le  roi  vous  en  saura  bon  gre'.  » 
Ce  secret,  je  ne  l'ai  point  divulgué  ;  un  seul  de  mes  collaborateurs 
l'a  connu  dans  le  temps.  Le  Miroir  ne  parla  point  de  la  fête  de 
madame  du  Cayla  ;  notre  procès  fut  appelé  ,  jugé,  et  nous  fûmes 
condamnés.  Quinze  jours  après  le  M'ivir  fut  supprimé.  Il  avait 
commis  un  grand  crime  :  M.  Jouy  et  moi  avions  osé   critiquer 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Louis  XVI 11 ,  poète  et  auteur  de  la  Relation  du  Voyage  a  Co- 
blentz! 

L'écrivain  eut  plus  de  vanité  que  le  roi  n'eut  de  cœur.  Il  avait 
échange'  sa  parole  d'honneur  contre  la  mienne  par  ambassadeur; 
il  la  retira  ,  parce  que  M.  Jouy  s'était  avisé  de  relever  une  faute 
de  français  dans  l'écrit  royal,  et  parce  que  moi,  je  louais  trop  mal 
ses  vers. 

A.  Jal. 


MOEURS  DES  AMÉRICAINS. 


TROISIEME   ARTICLE 


En  exposant  un  peu  d'après  la  logique  ,  et  beaucoup  d'après 
mistress  Trollope ,  ce  que  devaient  être  et  ce  qu'e'taientles  habi- 
tudes américaines,  nous  avons  mis  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs  , 
dans  nos  deux  précédens  articles,  des  fragmens  assez  considé- 
rables de  son  livre.  C'est  sans  doute  à  ces  fragmens  que  nous 
sommes  redevables  de  l'honneur  qu'on  nous  fait ,  de  désirer  que 
nous  revenions  encore  une  fois  sur  le  spirituel  ouvrage  de  cette 
dame.  Aussi  bien  nous  reprochions-nous  de  nous  être  beaucoup 
trop  mis  à  la  place  de  la  voyageuse ,  et  d'avoir  mal  à  propos  substi- 
tué nos  fioides  déductions  à  ses  pittoresques  récits.  Nous  sommes 
charmés  d'avoir  un  prétexte  de  réparer  ce  tort ,  et  nous  le  saisis- 
sons. Nous  allons,  dans  ce  dernier  extrait,  céder  entièrement  la 
parole  à  mistress  Trollope,  en  nous  contentant  de  jeter  un  fd  entre 
ses  narrations.  S'il  arrive  que  ses  peintures  soient  parfois  ou 
fausses  ou  exagérées  ,  nous  pensons  en  avoir  assez  dit  dans  nos  pré- 
cédens articles ,  pour  prémunir  le  lecteur  contre  ces  exagérations 
et  ces  erreurs.  Nous  croyons  à  la  bonne  foi  et  au  bon  sens  de  mis- 
tress Trollope;  mais  nous  croyons  aussi  à  ses  préjugés  et  aux 

'  Domestic  maiiners  of  the  Americans  ,  by  mistress  Trollope.  Voyez  les 
livraisons  du  i6  juin  et  du  i"  juilUt. 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bornes  de  son  esprit.  Nous  croyons  surtout  qu'un  grand  peuple 
ne  peut  être  jugé  sur  la  déposition  d'un  seul  témoin,  et  Dieu 
merci,  l'Amérique  ne  manque  parmi  nous  ni  de  sympathies  ar- 
dentes, ni  de  défenseurs  éloquens.  La  république  des  Etats-Unis 
a  succédé  dans  nos  admirations  à  la  république  de  Lacédémone,  et 
toutes  les  républiques  seront  toujours  en  bonne  réputation  parmi 
nous;  ceci  est  dans  notre  génie  et  dans  notre  mission;  j'engage 
beaucoup  les  républicains  à  se  fier  à  cette  tendance,  et  à  ne  pas 
trop  s'inquiéter  des  coups  d'épingle  d'une  femme  :  cela  ferait  peu 
d'honneur  à  leur  galanterie  et  à  leur  prévoyance. 

Là  où  le  peuple  est  souverain ,  toute  autorité  doit  émaner  de  la 
sienne,  et  par  conséquent  chaque  fraction  du  pouvoir,  depuis 
la  plus  petite  jusqu'à  la  plus  grande  ,  être  déléguée  par  lui.  De  là 
l'élection  tous  les  jours  et  partout,  tantôt  pour  une  chose,  tantôt 
pour  une  autre  ;  et  comme  en  vertu  du  principe  de  souveraineté  , 
tous  les  citoyens  participent  au  droit  d'élire  ,  on  peut  dire  que 
l'Amérique  n'est  qu'une  vaste  salle  électorale ,  et  la  vie  de  chaque 
Américain,  une  élection  perpétuelle.  Rien  au  monde  ne  peut  être 
plus  ennuyeux  pour  un  ami  de  la  paix ,  que  cet  éternel  mouve- 
ment; mistress  Trollope  en  est  malheureuse,  et  cependant  ne 
peut  y  échapper. 

«  Même  dans  le  village  retiré  où  nous  passâmes  la  belle  saison  ,  dit- 
elle  ,  nous  ne  fûmes  pas  à  l'abri  de  la  fièvre  électorale  qui  parcourt  e( 
tourmente  sans  relâche  toutes  les  parties  du  pays.  Quand  l'Aniériquci 
réunirait  tous  les  agrémens  que  la  nature  et  la  société  peuvent  offrir, 
cette  mononamie  d'élection  sulfirait  pour  me  la  rendre  insupportable- 
elle  envahit  toutes  les  conversations,  elle  aigrit  tous  les  caractères,  en 
substituant  partout  les  jugemens  de  l'esprit  de  parti  à  ceux  du  bon  sens; 
en  un  mot,  elle  infecte  et  corrompt  toutes  les  relations  sociales.  » 

En  effet,  toute  élection  est  accompagnée  d'un  certain  nombre 
de  circonstances  qui  en  sont  inséparables,  et  auxquelles  il  fau( 
savoir  se  résigner  en  considération  de  la  chose  elle-même.  Touti 
la  sagesse  des  lois  et  toute  la  vertu  des  hommes  ne  feront  jamai> 
qu'une  élection  de  ville  ou  de  village ,  de  député  ou  de  garde-cham- 
pêtres, puisse  être  dégagée  de  ces  circonstances  qui  sont  comme  la 


MOEURS    DES    AMERICAINS.  6r) 

loi  du  phénomène.  Ecoutons  mistress  Trollope,  et  notons  en  pas- 
sant la  mobilité  essentielle  au  régime  démocratique. 

«  Lorsqu'un  candidat  se  présente  pour  une  fonction  quelconque,  son 
parti  le  revêt  de  toutes  les  vertus  et  de  tous  les  lalens.  Il  est  prêt  à  arra- 
cher les  yeux  aux  hommes  du  parti  opposé  ,  et  souvent  on  en  vient  là 
dans  les  états  du  sud,  où  le  soleil  donne  plus  d'énergie  aux  passions. 
3Iais  à  peine  cet  homme  si  prôné  est-il  é!u,  que  toutes  ses  vertus ,  tous 
ses  lalens  s'évanouissent ,  et  sauf  le  petit  nombre  des  électeurs  qu'il 
place  dans  ses  bureaux,  tous  les  autres  se  mettent  aussitôt  en  mouve- 
ment pour  l'élection  de  son  successeur.  Lorsque  j'arrivai  en  Amé- 
rique, M.  Adams  était  président,  et  il  était  impossible  de  révoquer  en 
doute,  même  à  s'en  tenir  à  l'opinion  de  ses  ennemis,  qu'il  ne  fût  très- 
propre  à  honorer  ces  hautes  fonctions  :  le  seul  reproche  que  j'aie  depuis 
entendu  faire  contre  lui,  c'est  qu'il  était  beaucoup  trop  gentilhomme. 
Toutefois,  un  nouveau  candidat  devait  être  mis  en  lumière,  et  M.  Adams 
fut  écarté,  sans  autre  raison  à  moi  connue  que  celle-ci  qui  n'en  est 
pas  une,  à  savoir  qu'il  était  mieux  de  changer.  Le  cri  n  Jackson  for 
ever  »  fut  donc  poussé  à  outrance  par  la  majorité  des  électeurs,  ivres 
ou  non  ivres  ,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  élu  ;  mais  à  peine  le  fut-il,  qu'en  vertu 
du  principe  qui  l'avait  porté  au  pouvoir,  le  vœu  de  l'opinion  tourna,  et 
l'on  n'entendit  plus  qu'un  cri  :  Clay  for  ei>er  !  Clay  for  ever  l  » 

Le  respect  des  magistrats  élus  pour  le  peuple  électeur,  et  l'ir- 
révérence du  peuple  électeur  pour  des  magistrats  éphémères  qui 
n'ont  d'autorité  que  par  lui ,  sont  une  autre  conséquence  du  prin- 
cipe électif.  Nous  avons  vu  comment  le  laitier  de  mistress  Trol- 
lope parlait  des  représentans  au  congrès ,  et  comment  le  président 
de  la  république  était  traité  par  les  mariniers  du  bateau  à  vapeur. 
A'oici  de  quelle  façon  respectueuse  un  percepteur,  eu  Amérique, 
invite  les  contribuables  à  payer  l'impôt;  cette  sommation  sous 
forme  d'homélie  est  curieuse. 

AYIS  AUX  CONTRIBUABLES. 

«  Les  personnes  qui  ne  m'ont  point  encore  payé  les  taxes  sont  ins- 
tamment priées  de  le  faire  d'ici  au  lei  décembre  prochain.  Je  les  y  ai 
déjà  invitées  bien  des  fois  par  avertissement  et  autrement,  mais  avec 
peu  de  succès.  Aujourd'hui  le  moment  est  venu  oîi  ma  situation  exige 
que  je  sois  immédiatement  payé  de  ce  qui  m'est  dû.  Je  prie  les  con- 
ÏOME    VIII.  5 


"O  nCVUK     DES    DliUX     MONDES. 

tiibuables  de  considérer  qu'il  m'est  impossible  de  verser  le  montant  des 
taxes,  et  de  rembourser  les  sommes  qu'il  m'a  fallu  emprunter,  si  je 
ne  les  recouvre  pas  de  ceux  qui  les  doivent.  Je  ne  saurais  imaginer 
la  raison  pour  laquelle  ceux  sur  qui  les  taxes  sont  impo.sées  ,  négligent 
de  les  acquiter.  A  en  juger  par  la  négligence  d'un  grand  nombre,  on 
croirait  qu'ils  pensent  que  c'est  pour  moi  que  je  les  perçois  ,  ou  que  j'ai 
assez  de  fortune  pour  les  payer  à  moi  seul ,  oîi  que  je  puis  attendre  jus- 
qu'à ce  qu'il  leur  soit  commode  de  le  faire  eux-mêmes.  Ce  n'est  pas  pour 
moi  que  je  perçois  les  taxes,  et  je  ne  suis  pas  assez  riche  pour  les  ac- 
quitter à  moi  seul;  je  ne  suis  chargé  que  de  les  recueillir.  Il  m'en  coû- 
terait beaucoup  d'être  obligé,  pour  les  recouvrer,  de  recourir  à  l'autorité 
que  me  donne  la  loi.  Il  me  semble  que  ce  devrait  être  le  premier  souci 
d'un  bon  citoyen  de  payer  ses  impôts,  car  c'est  par  là  que  le  gouver- 
nement est  soutenu.  A  quoi  servirait  que  les  taxes  fussent  assises  ,  si  elles 
n'étaient  pas  perçues?  Comptez  donc  que  je  procéderai  selon  la  loi  pour 
y  parvenir,  et  gouveruez-vous  en  conséquence. 

John  Spencer,  collecter. 

P.  S.  MM.  St- Clair  et  Dunn  partent  pour  Indianapolis,  le  27  du 
courant  :  je  prie  tous  ceux  qui  pourront  me  payer  d'ici  là  de  le  faire» 
afin  que  je  puisse  m'acquitter  autant  que  possible,  et  m'éviter,  en  partie 
du  moins,  l'amende  de  21  pour  cent  dont  je  serai  frappé  après  le  8  dé- 
cembre prochain.  » 

A  en  croire  mistress  Trollope  ,  les  lois  en  Amérique  ne  seraient 
guère  plus  respectées  que  les  magistrats;  il  est  vrai  que  ces  deux 
choses  se  tiennent  d'assez  près.  Entr 'autres  passages,  nous  citerons 
le  suivant. 

«  Quant  à  leur  incomparable  liberté ,  je  ne  la  comprends  pas  davantage. 
Leurs  common  laws  sont  copiées  des  nôtres,  et  la  seule  différence,  c'est 
qu'en  Angleterre  elles  sont  respectées ,  tandis  qu'en  Amérique  elles  ne 
le  sont  pas. 

«  Je  ne  dirai  rien  de  la  police  des  villes  de  la  côte  ;  je  la  crois  bien 
faite  :  celle  de  New-York  du  moins  a  cette  réputation  ;  mais  hors  du 
rayon  des  villes,  le  mépris  de  la  loi  est  si  grand,  qu'en  le  signalant  je 
n'ai  pas  l'espérance  d'être  crue.  L'injure,  l'outrage,  le  vol,  le  meurtre 
même,  sont  journellement  commis  sans  le  plus  léger  essai  de  répression 
légale. 

«  Pendant  l'été  que  nous  passâmes  au  Maryland  ,  nos  promenades  se 


^'/^  'y:^<tei. 


■MOr.VlRS    DES    AMKRICAI.NS. 


trouvaienl  souvent  circonscrites  dans  un  étroit  rayon,  par  l'avis  de  nos 
amis  qui  connaissaient  le  pays.  Quand  nous  en  demandâmes  la  raison  , 
on  nous  répondit  :  «  Il  y  a  une  auberge  sur  la  route  ,  et  il  ne  serait  pas 
prudent  de  pousser  jusque-là.  » 

«  Le  canal  de  la  Chesapeak  à  l'Ohio  passait  à  quelques  milles  de  l'ha- 
bitation de  mistress  S..  ..  Il  arriva  deux  fois,  durant  le  séjour  que  nous 
y  fîmes,  que  des  cadavres  furent  trouvés  dans  le  voisinage;  on  par- 
lait de  ces  événemens  comme  de  choses  très-ordinaires.  Un  jour  que 
je  demandais  des  détails:  «  Oh!  probablement  il  a  été  assassiné,  me  dil- 
»  on  ;  ou  peut-être  est-il  mort  de  la  fièvre  du  canal  ;  on  dit  au  reste  que 
»  le  cadavre  porte  des  marques  de  strangulation.  »  Aucune  enquête  ne 
fut  ordonnée,  et  la  sensation  ne  fut  pas  plus  grande  que  si  le  cadavre  trou  vc 
eût  été  celui  d'un  mouton.  » 

Cette  négligence  dans  la  répression  des  délits  et  des  crin  es 
vient  de  plusieurs  causes;  mistress  Trollope  signale  d'abord  la 
facilité  avec  laquelle  les  coupables  échappent  aux  poursuites  de 
la  loi. 

«  L'abondance  des  subsistances  et  la  rareté  des  exécutions  sont  deux 
textes  favoris  sur  lesquels  la  vanité  des  Américains  se  plaît  à  s'appuyer 
pour  prouver  la  supériorité  de  leur  pays  sur  l'Angleterre.  Que  ce  soient 
là  deux  très-bonnes  choses,  j'en  conviens,  mais  je  ne  saurais  admettre 
la  conséquence.  Il  est  aisé  de  faire  rendre  à  un  territoire  vaste  et  fertile, 
de  quoi  nourrir  abondamment  une  faible  population;  et  dans  un  pays  où 
les  mauvais  sujets  savent  qu'après  avoir  fait  un  mauvais  coup  il  suffira 
qu'ils  se  transportent  à  quelques  milles,  pour  trouver  ,  ailleurs  comme 
chez  eux  ,  du  bœuf  et  du  wiskey  en  abondance  ,  sans  le  moindre  danger 
d'y  être  suivi  par  la  loi ,  il  n'est  pas  extraordinaire  du  tout  que  les  exé- 
cutions soient  rares.  » 

Mais  celte  négligence  tient  beaucoup  aussi  au  respect  qu'ins- 
pire l'individu  dans  un  pays  où  l'individu  joue  un  si  grand  rôle. 

«  Pendant  mon  séjour  à  Cincinnati,  dit  mistress  Trollope,  un  meurtrier 
fut  pris ,  mis  en  jugement  et  condamné  à  mort.  L'instruction  prouva  que, 
quelques  années  auparavant ,  il  avait  assassiné  sa  femme  et  son  enfant  à 
la  Nouvelle-Orléans  ;  mais  ce  crime  n'avait  point  attiré  l'attention  de  la 
justice.  Le  nouvel  attentat  qui  l'avait  mis  entre  ses  mains  était  le  meur- 
tre d'une  seconde  femme,  et  le  principal  témoin  était  son  propre  fils. 


r2  REVUE    1>ES    DEUX.    MONDES. 

«Jamais  homme  blanc  n'avait  encore  été  exécuté  à  Cincinnati;  et  le 
jour  de  rexéculion  arrive ,  la  sensation  produite  dans  le  pays  par  un 
événement  aussi  étrange  avait  fait  accourir  dans  la  ville  de  soixante 
milles  à  la  ronde. 

«Toutefois  quelques  personnes  avaient  conçu  des  doutes  sur  le  droit 
de  la  société  de  donner  la  mort  à  un  homme,  et  avaient  adressé  une 
pétition  au  gouverneur  de  l'état  d'Ohio  pour  une  commutation  de 
peine.  Le  gouverneur  résista  quelque  temps,  ne  voulant  pas  empê- 
cher l'exécution  de  la  sentence  du  tribunal  qui  avait  jugé  ;  mais  à  la 
fin,  effrayé  de  la  situation  tout-à-fait  nouvelle  dans  laquelle  il  se 
trouvait  ,  il  céda  à  l'imporlunilé  du  parti  presbytérien  ,  qui  n'a- 
vait cessé  de  le  tourmenter,  et  expédia  un  ordre  au  shérif.  Cet  ordre 
toutefois  ne  prescrivait  pas  la  commutation  de  la  peine;  le  shérif  devait 
demander  au  condamné  si  cette  commutation  lui  convenait;  et,  dans  le 
cas  seulement  d'une  réponse  affirmative,  il  devait,  au  lieu  de  le  pen- 
dre ,  l'envoyer  dans  la  prison  pénitentiaire.  Le  shérif  se  rendit  donc 
auprès  du  criminel,  et  lui  fit  la  proposition.  Celui-ci  lui  répondit  :  «  Si 
quelque  chose  pouvait  me  déterminer  à  accepter  votre  offre,  ce  serait 
l'espérance  de  vivre  assez  pour  tuer  mon  chien  de  fils  ;  cependant  je 
n'en  veux  point,  et  vous  aurez,  monsieur  le  shérif,  la  bonté  de  me 
pendre.  )> 

«  Le  digne  sliérif  sur  qui  retombait  la  mauvaise  commission  d'exécuter 
le  condamné,  n'épargna  rien  pour  l'engager  à  signer  l'acte  de  commuta- 
tion qu'il  lui  présentait  :  mais  tous  ses  efforts  furent  inutiles  ;  il  en  fut 
pour  ses  frais  d'éloquence. 

«  Le  jour  de  l'exécution  arriva  donc.  Le  lieu  où  elle  devait  se  faire 
était  le  penchant  d'une  colline ,  la  seule  qui  fût  défrichée  dans  le 
voisinage  de  la  ville,  et  long-temps  avant  l'heure  fixée,  nous  la  vîmes 
entièrement  couverte  par  une  immense  multitude  d'hommes,  de  fem- 
mes et  d'enfans.  A  la  fin ,  l'heure  arriva  ;  on  vit  la  fatale  charrette 
s'avancer  et  gravir  lentement  la  colline  ;  un  silence  solennel  succéda  au 
bruissement. de  la  multitude;  le  criminel  monta  sur  l'échafaud  ,  et  le 
shérif  le  pria  de  nouveau  de  signer  l'acceptation  de  la  commutation  ; 
mais  il  repoussa  le  papier  avec  mépris ,  et  cria  d'une  voix  forte  :  «  Qu'on 
me  pende  !  » 

.  «  Midi  était  l'heure  fixée  pour  couper  la  corde.  Le  shérif  était  debout , 
sa  montre  dans  une  main  et  un  couteau  dans  l'autre.  L'heure  sonna  ,  et 
la  main  était  levée  ,  lorsque  le  patient  s'écria  brusquement  :  «  Je  signe.  y> 
Il  fut  mené  en  prison  au  milieu  des  cris,  des  risées  et  des  plaisanteries 
de  la  foule.  » 


MOEURS    DES    AMERICAINS.  "j .} 

Le  passafje  suivant  prouve  que  c'est  encore  moins  la  vie  de  l'iioni- 
me  que  celle  de  l'Américain,  qui  excite  le  respect  du  magistrat. 

«  Pendant  que  j'étais  à  Philadelphie,  l'attention  publique  fut  vivement 
excitée  par  la  situation  de  deux  criminels  condamnés  à  mort  pour  avoir 
arrêté  et  volé  la  malle-poste  de  Baltimore.  Comme  la  peine  capitale  est 
rare  en  Amérique ,  la  prochaine  exécution  de  ces  deux  personnages  était 
le  sujet  de  toutes  les  conversations.  Un  gentleman  qui  mangeait  à  notre 
table  d'hote  nous  apprit  un  fait  qui  augmenta  cet  intérêt.  Un  des  deux 
condamnés  avait  déclaré  à  l'ecclésiastique  qui  allait  le  visiter  en  prison, 
qu'il  était  certain  de  sa  grâce,  et  rien  de  ce  qu'avait  pu  lui  dire  ce  der- 
nier pour  le  désabuser  de  ce  qu'il  considérait  comme  une  illusion  ,  n'a- 
vait ébranlé  sa  conviction.  Pendant  plusieurs  jours,  la  conversation 
roula  sur  ce  fait  dont  l'exactitude  ne  tarda  pas  à  se  confirmer ,  et  bien- 
tôt on  commença  à  conjecturer  que  l'espérance  du  criminel  pouvait  bien 
n'être  pas  sans  quelque  fondement.  Ces  diseussions  m'apprirent  que  l'un 
des  condamnés  était  Américain  et  l'autre  Irlandais  ,  et  que  c'était  le  pre- 
mier qui  avait  une  conviction  si  forte  qu'on  ne  le  pendrait  pas.  Quelques- 
uns  de  nos  habitués  soutenaient  la  thèse  que ,  si  l'un  était  pendu  et  que 
l'autre  ne  le  fût  pas ,  l'exécution  du  pi-emier  serait  un  meurti-c  et  nul- 
lement une  exécution  légale.  Un  point  admis  comme  constant  dans  ces 
discussions  ,  c'est  que  presque  tous  les  hommes  de  couleur  blanche  exé- 
cutés depuis  la  déclaration  d'indépendance  des  États-Unis  avaient  été 
des  Irlandais.  Je  n'avais  aucun  moyen  de  vérifier  l'exactitude  de  ce  fait; 
tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  qu'il  n'était  point  contesté.  J'ajoute  que 
dans  le  cas  particulier  dont  il  s'agit,  l'Irlandais  fut  pendu  et  l'Amcri- 
cain  gracié.» 

Du  reste,  la  détenlioa  solitaire  qui  est  ordinairement  suLsti- 
lue'e  à  la  peine  de  mort ,  est  aux  yeux  de  mistress  TroUope  un 
cliâtiment  plus  terrible  eucore. 

«Nous  visitâmes  à  Washington  la  maison  pénitentiaire  qui  venait  d'être 
terminée:  elle  est  destinée  à  recevoir  les  criminels  condamnés  pour  la 
vie  à  la  détention  solitaire.  Le  spectacle  d'une  prison  ordinaire  produit 
une  impression  agréable,  quand  on  la  compare  à  celle  qu'on  éprouve 
en  visitant  ces  effrayiuites  cellules.  Il  n'y  a  point  de  miséricorde  à  subs- 
tituer une  telle  peine  à  celle  de  la  mort,  et  pour  trouver  un  motif  légi- 
time de  préférence,  il  faut  l'aller  chercher  dans  la  plus  grande  terreur  que 
la  détcnlion  solitaire  produit  sans  doute  sur  les  citoyens.  Sur  cent  créatu- 
res humaines  qui  auraient  subi  pendant  une  année  seulement  cette  terrible 


n^  REVUE    UJiS    DKUX     JilONUES. 

peine,  il  n'en  est  pas  une  qui  ne  préférât  une  mort  immédiate  à  la  cer  • 
tilude  de  la  subir  pour  la  vie.  J'avais  écrit  une  description  de  ces  hor- 
ribles cellules  ,  mais  celle  qu'en  a  donnée  le  capitaine  Hall  est  si  exacte 
et  si  claire  ,  qu'il  serait  superflu  que  je  l'insérasse  ici.» 

La  susceptibilité  d'indépendance  qu'engendi-e  la  démocratie  est 
bien  représentée  dans  le  passage  suivant  : 

«  Tous  les  débats  du  congrès  auxquels  j'ai  assisté  roulaient  sur  un  seul 
point ,  l'entière  indépendance  de  chaque  état  par  rapport  au  gouverne- 
ment fédéral.  Cette  jalousie  d'indépendance  me  paraît  une  des  passions 
les  plus  étranges  qui  se  soit  jamais  emparée  de  l'esprit  humain.  Je  n'ai 
point  la  prétention  de  trancher  la  question  politique  à  laquelle  elle  se 
rattache  ;  je  ne  parle  que  de  la  singulière  impression  que  produit  le 
spectacle  d'une  assemblée  dans  laquelle  chaque  membre  ,  l'un  après 
l'autre,  se  lève  impétueusement,  pour  déclarer  que  la  plus  grande  in- 
jure, la  plus  criante  injustice,  la  plus  odieuse  tyrannie  qu'on  puisse 
commettre  ou  exercer  à  l'égard  de  l'état  qu'il  représente,  c'est  de  voter 
quelques  millions  de  dollars  pour  y  faire  des  routes  ,  pour  y  dessécher 
des  marais ,  pour  y  introduire  une  amélioration  quelconque. 

«  Pendant  mon  séjour  à  Washington  ,  on  s'entretenait  beaucoup  de  la 
non-réélection  d'un  membre  du  congrès  qui,  sous  tous  les  rapports  , 
était  un  des  hommes  les  plus  estimés  de  la  chambre.  Le  crime  qui  avait 
fait  perdre  à  ce  gentilhomme  les  voix  de  ses  meilleurs  amis  et  de  ses  plus 
chauds  admirateurs  était  d'avoir  voté  une  somme  sur  le  trésor  public 
pour  le  dessèchement  d'un  marais  qui  répandait  la  fièvre  et  la  mort  dans 
un  district  de  l'état  qu'il  représentait.  « 

Une  extrême  défiance  des  fonctionnaires  qu'ils  emploient ,  est 
un  autre  caractère  des  gouvernemens  républicains  qu'on  retrouve 
en  Amérique. 

«  La  pureté  du  caractère  américain  ,  conséquence  évidente  de  la  pureté 
du  gouvernement  américain,  est  matériellement  démontrée  à  la  secré- 
tairerie  d'état,  par  la  cclîeciiou  de  toutes  les  bagues,  tabatières,  et 
autres  présens  ofïerts  aux  envoyés  américains  par  les  différens  souve- 
rains de  l'Europe,  depuis  la  déclaration  d'indépendance  jusqu'à  nos 
jours.  Le  but  de  la  loi  qui  impose  aux  diplomates  américains  U;  devoir 
([e  déposer  ainsi  à  la  secrétaircric  d'état  les  présens  qu'ils  peuvent  re- 
cevoir, nous  fut  expliqué.  La  république  a  voulu  les  sauver  de  la  ten- 
tation de  se  laisser  corrompre,  et  se  préserver  elle-même  des  conséquen- 
ces de  cette  corruption.  11  nie  semble  qu'il  serait  plus  simple  denecon- 


MOEDRS    DES    AMERICAINS.  7^ 

fier  de  pareilles  fonctions  qu'à  des  hommes  naturellement  supérieurs  à 
l'attraction  que  peut  exercer  une  tabatière  ou  une  bague.  Mais  ce  sont 
là  les  afifaires  de  la  république,  et  sans  aucun  doute,  elle  les  entend 
mieux  que  moi.j> 

Mistress  Trollope  s'attache  beaucoup  à  mettre  en  lumière  les 
principaux  traits  du  caractère  national  des  Américains.  Elle  place 
au  premier  rang  la  vanité  ,  probablement  parce  que  c'est  le  défaut 
dont  elle  a  le  plus  souffert,  et  comme  Anglaise  et  comme  femme. 
Parmi  les  exemples  qu'elle  en  donne,  nous  ne  citerons  que  les 
plus  plquans. 

o  II  existe  au  fond  du  cœur  de  tout  véritable  Américain  une  insurmon- 
table aversion  pour  tout  ce  qui  est  Anglais  ;  ce  sentiment  perce  à  tout 
propos;  il  se  glisse  même  dans  les  relations  les  plus  amicales,  mais  le 
plus  souvent  c'est  sous  une  forme  plus  comique  qu'offensante. 

«  Un  jour  on  me  disait  :  «  Je  ne  comprends  pas  comment  vos  ministres 
ne  se  pendent  pas  après  l'issue  de  la  guerre  qu'ils  nous  ont  faite.  Cette 
guerre  a  dû  ruiner  l'Angleterre ,  car  elle  a  été  sur  le  point  de  nous  ruiner 
nous-mêmes. 

«Un  autre  jour  on  me  disait  :  «  Je  commence  à  comprendre  un  peu 
mieux  votre  mauvais  anglais;  mais  je  ne  l'entendais  pas  du  tout  lorsque 
vous  êtes  arrivée;  et  c'était  tout  simple,  car  tout  le  monde  sait  que  la 
prononciation  de  Londres  est  la  pire  qu'il  y  ait  au  monde.  C'est  une 
chose  élrange  que  toutes  les  personnes  qui  habitent  Londres  placent  \'h 
où  il  n'est  pas  et  ne  le  placent  pas  où  il  est.  » 

«  Je  fus  assez  perfide  pour  demander  à  la  dame  qui  me  disait  cela,  si 
elle  trouvait  que  je  piononçasse  ainsi. 

«  —  INon  ,  me  dit-elle  ,  avec  un  sourire  complaisant,  vous  ne  le  faites 
pas;  mais  il  est  aisé  de  voir  la  peine  que  vous  prenez  à  cet  égard.  \ous 
avez  vu  combien  cette  faute  nous  choquait,  et  vous  vous  êtes  eftorcéc 
d'apprendre  notre  prononciation.  » 

«  Un  soir  une  de  mes  amies  m'efl'raya  presque  ,  en  me  disant  d'un  ton 
moitié  atïecteux  moitié  compatissant  :  «  Comment  pouvez-vous  vous  ré- 
soudre à  retourner  en  Angleterre  ,  et  à  reconduire  vos  enfans  dans  un 
pays  où  vous  savez  assez  qu'on  ne  fait  pas  plus  de  cas  de  vous  et  d'eux 
que  de  la  poussière  des  rues?  » 

«  Je  la  suppliai  de  vouloir  bien  s'expliquer. 

« — ^Vous  savez,  me  dit-elle,  que  je  ne  voudrais  pour  rien  au  monde  vous 
faire  de  la  peine  ;  mais  le  fait  est  que  nous  autres  Américains,  nous  en 


"jG  REVUK    VUS    DEUX    MONDES. 

savons  plus  que  vous  ne  pensez  ;  et  certainement  si  j'étais  eu  Angleterre, 
je  ne  voudrais  voir  que  des  lords  ;  j'ai  toujours  fait  partie  en  Amérique 
de  la  plus  haute  société,  et  si  je  voyageais,  je  voudrais  qu'il  en  fût  de 
même  ailleurs.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  je  ne  vous  allasse  pas  voir  si  j'étais 
à  Londres,  mais  enfin  voire  mari  n'est  pas  un  lord,  el  je  sais  fort  bien 
comment  vous  êtes  traitée  dans  votre  pays.  » 

«  Il  m'arrivait  rarement  de  contredire  de  pareilles  idées  ;  je  trouvais 
plus  commode  et  infiniment  plus  amusant  de  les  laisser  passer.  Du  reste 
j'y  aurais  perdu  mon  temps;  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  jamais  ren- 
contré un  Américain  qui  ne  pensât  de  bonne  foi  en  savoir  plus  long  que 
moi  sur  mon  propre  pays. 

«  Sur  le  sujet  de  la  gloire  nalionnale ,  je  crois  avoir  subi  plus  que  ma 
part  d'allusions;  étant  femme,  je  n'étais  pas  reçue  à  opposer  des  objections 
à  leurs  fanfaronnades.  Une  dame,  ardente  patriote  ,  fit  preuve  un  jour 
d'une  grande  délicatesse  à  mon  égard  ;  car  comme  quelqu'un  parlait  de 
la  Nouvelle-Orléans  ,  elle  l'interrompit  en  disant  :  «  Je  désire  que  vous 
ne  parliez  pas  delà  Nouvelle-Orléans;  »  puis  se  tournant  vers  moi ,  elle 
ajouta  avec  une  grande  amabilité  :  «  Il  doit  être  si  pénible  pour  vous 
d'entendre  prononcer  le  nom  de  cette  ville  !  » 

«  Mais  le  sujet  favori,  le  sujet  constant,  le  sujet  universel  des  railleries 
américaines  ,  c'est  notre  stupide  attachement  pour  les  choses  anciennes. 
S'ils  avaient  reçu  du  ciel  une  étincelle  de  ce  qu'on  appelle  esprit ,  je  suis 
persuadée  qu'ils  nous  donneraient  le  surnom  de  ma  grand' mère  l'An- 
gleterre, car  le  ton  queprennent  les  jeunes  gens  en  parlant  d'une  vieille 
femme  tombée  en  enfance,  est  préciséme;:t  celui  que  prennent  les  Amé- 
ricains en  parlant  de  nous  ;  et  c'est  ainsi  qu'ils  se  consolent  de  la  nou- 
veauté désolante  de  tout  ce  qui  les  entoure. 

«  -^Je  m'étonne  toujours  que  vous  ne  soyez  pas  malades  de  rois,  de 
chanceliers,  d'archevêques,  et  de  tout  votre  bagage  de  longues  perruques 
et  de  vieilles  broderies,  »  me  disait  un  malin  gentilhomme,  avec  un 
bâillement  affecté  ;  «  je  proteste  que  les  noms  seuls  de  toutes  ces  choses 
suffisent  pour  m'endormir.   » 

«  Il  est  amusant  de  voir  combien  leur  semble  flatteuse  l'idée  qu'ils  sont 
plus  modernes  et  plus  avancés  que  l'Angleterre;  notre  littérature  clas- 
sique, nos  anciennes  familles,  nos  nobles  institutions,  tout  cela  n'est  à 
leurs  yeux  qu'un  débris  des  siècles  de  ténèbres. 

«  J'eus  un  soir  une  longue  conversation  littéraire  avec  un  gentilhomme 
de  Cincinnati ,  qui  passait  pour  un  des  hommes  les  plus  éclairés  et  les 
plus  savans  de  la  ville.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr  du  moins  ,  c'est  qu'il  avait  le 
sentiment  de  sa  supériorité,  et  ne  doutait  en  aucune  manière  de  ses 


MOEURS    DES    AMÉRICAINS.  ']'] 

droits  à  être  écouté  sur  tout  ce  qui  louchait  à  la  littérature  et  aux  arts. 
Je  ne  saurais  décrire  l'air  avec  lequel  il  voulut  bien  condescendre  à  cau- 
ser avec  moi  de  quelques-uns  de  nos  poèlcj:  comme  c'était  la  première 
fois  que  je  rencontrais  un  Américain  qui  parlait  littérature  ,  je  lui  ac- 
cordai toute  mon  attention.  » 

Nous  ne  citerons  que  quelques  traits  uc  celte  conversation. 

«  li  n'avait,  dit  mistress  Trollope ,  qu'une  connaissance  très-imper- 
faite  de  nos  auteurs  ;  mais  sescriliques  étaient  fort  amusantes.  J^  lui 
parlai  de  Pope.  «Il  est  si  entièrement  passé,  me  répondit-il,  qu'il  y 
a  de  la  pédanterie  chez  nous  à  le  nommer.  » 

«Au  nom  de  Dryden,  il  sourit;  et  ce  sourire  disait  aussi  clairement 
qu'un  sourire  peut  dire  quelque  chose  :  «  La  bonne  vieille  femme  !  elle 
radote  !  «  Cependant  il  eut  ia  politesse  de  me  répondre  :  «  Nous  ne  con- 
naissons Dryden  que  par  des  citations,  madame,  et  encore  ces  citations 
ne  se  rencontrent-elles  que  dans  des  livres  qu'on  ne  lit  plus  depuis  long 
temps.  » 

—  Et  Shakespeare,  monsieur? 

—  Shakespeare  ,  madame,  est  un  auteur  obscène;  et,  grâce  à  Dieu, 
nous  sommes  assez  avancés  2>our  l'estimer  à  sa  juste  valeur.  Si  nous  tolé- 
rons encore  les  représentations  théâtrales  ,  au  moins  voulons-nous  que 
le  drame  porte  l'empreinte  de  la  civilisation  avancée  de  notre  époque 
et  de  notre  pays.  » 

«  Un  jour,  dit  ailleurs  mistress  Trollope,  je  me  trouvais  au  milieu 
d'une  société  de  dames  parmi  lesquelles  étaient  une  ou  deux  jeunes 
filles;  leur  curiosité  l'emportant  sur  leur  patriotisme  ,  elles  me  faisaient 
une  foule  de  questions  sur  l'étendue  et  les  merveilles  de  Londres  ;  je 
m'efforçais  de  les  satisfaire  ,  en  leur  donnant  d'aussi  exactes  descriptions 
que  je  pouvais,  lorsque  nous  fûmes  brusquement  interrompus  par  une 
respectable  dame  qui  s'écria;  «  Taisez-vous,  petites  filles,  et  laissez  là 
«  Londres.  Si  vous  voulez  savoir  ce  que  c'est  qu'une  belle  ville ,  allez 
«  à  Philadelphie  ;  quand  mistress  Trollope  y  aura  été  ,  elle  avouera  elle- 
«  même  qu'elle  mérite  mieux  qu'on  en  parle ,  que  cet  informe  amas  de 
«  maisons  sales  et  de  rues  poudreuses  qu'on  appelle  Londres.  » 

«  A  deux  reprises  différentes,  on  déploya  devant  moi  un  atlas,  afin  de 
me  convaincre,  par  mes  propres  yeux,  combien  mon  pays  était  peu  de 
chose.  Jamais  je  n'oublierai  la  gravité  avec  laquelle  la  dernière  fois,  un 
digne  gentilhomme  tira  de  sa  poche  son  porte-crayon  gradué  ,  et  me  dé- 
montra, par  une  opération  d'arpentage,  que  toutes  les  possessions  de 
l'empire  britannique  n'égalaient  pas  les  Élals-LTnis  en  étendue,  .l'oublie- 


•j8  UEVUIi    DtS    DEUX    MONDES. 

rai  encore  moins  l'aii-  de  supériorité  satisfaite  avec  lequel,  la  démouslra- 
lion  finie ,  il  plaça  son  pied  sur  le  marbre  de  la  cheminée  ,  et  se  mit  à 
siffler  le  Yanhee  doodle.  » 

On  comprend  aisément  que  cette  exclusive  préocupalion  d'eux- 
mêmes  ,  et  ce  mépris  pour  tout  ce  qui  est  étranger,  fassent  des 
Américains  un  peuple  peu  aimable.  Ainsi  l'a  trouvé  notre  voya- 
geuse ,  qui  s'en  plaint  en  mille  endroits. 

«  Le  défaut  d'intérêt ,  de  sensibilité  ,  de  chaleur  d'ame  pour  tout  ce 
qui  ne  touche  pas  immédiatement  à  leur  intérêt  particulier,  est  univer- 
sel parmi  les  Américains,  et  paralyse  toute  espèce  de  conversation.  Tout 
l'enthousiasme  de  l'Amérique  est  concentré  sur  un  seul  point,  son  éman- 
cipation et  son  indépendance  ;  à  cet  égard  ,  rien  ne  peut  surpasser  la 
viTacité  de  ses  sentimens.  L'Amérique  ressemble  à  une  jeune  mariée, 
qui  n'a  d'yeux  ,  d'oreilles  et  de  cœur  que  pour  son  mari ,  et  pour  qui  le 
reste  est  indifférent.  La  lune  de  miel  n'est  pas  encore  écoulée  ;  quand 
elle  le  sera  ,  l'Améiique  apprendra  peut-être  la  coquetterie ,  et  saura 
mieux  se  rendre  aimable  aux  autres  nations.  » 

Après  la  vanité,  l'amour  de  l'argent  est,  aux  yeux  de  mistress 
Trollope  ,  le  trait  le  plus  saillant  du  caractère  américain  :  elle  dé- 
veloppe fort  au  long,  et  les  causes  qui  rendent  aux  Etats-Unis 
cette  passion  si  universelle  et  si  ardente,  et  toutes  les  conséquences 
bonnes  et  mauvaises  qu'elle  engendre.  Nous  allons  extraire  quel- 
ques passages  de  son  livre  sur  ce  sujet  important. 

«  Je  ne  partage  pas  ,  dit  quelque  part  mistress  Trollope  ,  l'opinion  de 
ceux  qui  regardent  Cincinnati  comme  une  des  merveilles  du  monde; 
mais  quand  on  songe  que  le  sol  oii  elle  s'élève  était  encore  une  forèl 
vierge  il  y  a  trente  ans,  on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  son  étendue  et 
son  importance.  Cette  ville  croît,  pour  ainsi  dire,  à  vue  d'œil ,  et  chaque 
mois  ajoute  à  sa  grandeur  et  à  ses  richesses. 

«  En  cherchant  la  cause  de  celte  rapide  transformation  d'un  repaire  de 
bêtes  sauvages  en  une  cité  populeuse  ,  les  économistes  indigènes  n'hési- 
tent pas  à  en  faire  honneur  aux  institutions  républicaines.  Mais,  sans  être 
profonde  en  ces  matières,  j'en  trouve  une  explication  plus  naturelle  dans 
le  double  fait  de  la  nécessité  du  travail ,  et  de  l'impossibilité  delà  paresse 
en  un  tel  pays.  Pendant  un  séjour  de  près  de  deux  ans  que  j'ai  fait  à  Cin- 
cinnati, je  puis  dire  que  je  n'y  ai  jamais  vu  ni  un  mendiant,  ni  un 
liommc  assez  aisé  pour  se  livrer  au  repos.  Toutes  les  abeiilcs  de  cette 


MOEURS     DKS    AMÉIUCAI-NS.  7i;) 

Irlande  ruche  sont  incessamment  en  quête  de  ce  miel  d'Hybla  qu'on  appelle 
argent,  et  nulle  distraction  de  science  ou  de  plaisir  ne  vient  les  détourner 
un  moment  de  cette  ardente  poursuite.  Qu'on  ajoute  à  cette  concentration 
ile  toutes  les  facult(5s  vers  un  seul  but,  l'esprit  d'entreprise  et  la  sagacité 
qui  distinguent  les  Américains  ;  qu'on  y  ajoute  surtout  une  absence  de 
probité  qui  le  dispute  atout  ce  qu'on  raconte  des  rusés  habitans  du  York- 
shire ,  et  l'on  comprendra  sans  peine  les  effets  qui  en  résultent. 

«  Rien  ne  saurait,  dit-elle  ailleurs,  surpasser  l'activité  et  la  persévé- 
rance des  Américains  dans  toute  espèce  de  métier,  de  spéculation  et  d'en- 
treprise qui  peuvent  donner  un  bénéfice  pécuniaire.  J'ai  entendu  dire  à  un 
Anglais  qui  avait  long-temps  résidé  aux  Etats-Unis  ,  que  jamais  il  n'avait 
surpris  deux  Américains  causant  ensemble  dans  la  rue ,  sur  la  grande 
route  ou  au  milieu  des  champs  ,  au  théâtre  ,  eu  café  ,  ou  dans  l'intérieur 
d'une  maison  ,  sans  que  le  mot  de  dollaine  lût  venu  frapper  son  oreille. 
Une  telle  unité  de  but ,  une  telle  sympathie  de  scntimens  ne  saurait,  je 
crois,  se  rencontrer  ailleurs,  si  ce  n'est  peut-être  dans  le  iiid  d'une  fourmi. 
L'effet  est  conséquent  à  la  cause.  L'éternelle  contemplation  de  ce  but  sor- 
dide doit  rétrécir  l'esprit,  et  ce  qui  est  pire  encore,  endurcir  la  con- 
science. Je  ne  sais  rien  qui  prouve  mieux  la  dégradation  morale  engendrée 
par  cette  avidité  universelle  et  continue  ,  que  la  manière  dont  les  Améri- 
cains parlent  de  leurs  corapaîriotes  des  états  du  nord.  Tous  conviennent 
que  ces  états  présentent  un  développement  admirable  d'industrie  et  de 
prospérité  ,  et  ils  ne  cessent  de  les  citer  quand  ils  veulent  faire  l'éloge  de 
leur  incomparable  pays.  Et,  toutefois,  je  n'ai  jamais  rencontré  un  seul 
Américain  ,  à  quelque  partie  de  l'Union  qu'il  appartînt ,  qui  ne  repré- 
sentât les  habitans  de  ces  mêmes  étals  comme  les  plus  rusés  ,  les  plus 
artificieux,  les  plus  cupides  et  les  plus  fourbes  des  hommes.  Les  Ya/ikecs, 
c'est  le  nom  spécial  qu'on  leur  donne,  s'attribuent  à  eux-mêmes  ces 
excellentes  qualités,    et  se  vantent,  avec  un  sourire  de  complaisance, 
qu'aucun  peuple  de  la  terre  ne  peut  lutter  avec  eux  dans  l'art  défricher 
eu  affaires.  Je  les  ai  entendus  raconter  sans  rougir  des  traiis  d'habileté 
de  leurs  amis  et  connaissances,  qui  suffiraient  parmi  nous  pour  bannir  a 
jamais  leurs  héros  de  la  société  des  honnêtes  gens;  et  tout  cela  était  dit 
avec  une  simplicité  qui  laissait  douter  si  le  narrateur  lui-même  savait  ce 
que  signifiaient  les  mots  d'honnêteté  et  d'honneur.  Cependant  les  Amé- 
ricains se  proclament  hautement  le  peuple  le  plus  moral  de  la  terre  ; 
en  conversation  ,  dans  les  journaux  ,  à  l'église,  j'ai  entendu  partout  ré- 
péter cette  assertion.  J'ai  passé  quatre  ans  à  en  chercher  avec  conscience 
et  bonne  foi  les  fondemen?; ,   et  mon  opinion  bien    arrêtée  est  que  la 
moyenne  de  la  moralité  américaine  est  de  beaucoup  inférieure  à  celle 
des  peuples  de  l'Europe.  ■ 


8o  KËVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  citerons  encore  le  passa{>e  suivant  : 

«  Si  je  voulais  consigner  ici  la  dixième  partie  des  actions  peu  délicates, 
que  des  Américains  m'ont  racontées  de  leurs  concitoyens  et  de  leurs 
amis  ,  je  suis  persuadée  que  mes  lecteurs  suspecteraient  ma  véracité  ;  je 
ferai  donc  mieux  de  m'en  abstenir.  Mais  je  ue  puism'empêcher  d'expri 
mer  une  opinion  dont  quatre  années  d'observations  attentives  m'ont 
convaincue,  c'est  que  le  sens  moral  est  moins  développé  dans  la  nation 
américaine  que  chez  les  peuples  de  l'Europe.  Faites  qu'un  Américain  soit 
parfaitement  persuadé  que  son  voisin  est  un  malhonnête  homme;  j'ose  af- 
firmer qu'il  rompra  avec  lui,  si  toutefois  il  ne  peut  espérer  aucun  avan- 
tage de  son  amitié  ;  mais  quant  à  la  question  de  savoir  ce  qui  constitue 
un  malhonnête  homme ,  il  n'est  presque  pas  un  article  du  Décalogue 
sur  lequel  vous  ne  trouviez  son  opinion  infiniment  plus  indulgente  que 
la  nôtre;  en  un  mot,  sa  conscience  est  plus  obtuse,  moins  délicate 
et  moins  susceptible  en  tout  ce  qui  concerne  le  juste  et  l'honnête. 

«  Cervantes  a  tourné  en  ridicule  l'exagération  des  senlimens  cheva- 
leresques ;  mais  il  en  a  respecté  l'esprit.  Ce  qu'il  y  avait  de  noble  et 
de  bon  dans  ces  sentimens  vit  encore  dans  le  sang  européen ,  sons  la 
puissante  protection  des  habitudes,  infiniment  plus  sûre  que  celle  du 
bouclier  etdel'épée.  Peut-être  n'est-il  pas  donné  aux  nations  qui  n'ont 
point  passé  par  l'époque  chevaleresque  ,  d'avoir  jamais  cette  délicatesse 
de  moralité  qu'elle  nous  a  laissée.  Assurément  je  ne  regrette  point  la 
chevalerie  errante,  et  je  ne  changerais  pas  la  sauve-garde  des  lois  contre 
celle  du  plus  loyal  champion  qui  ait  jamais  manié  la  lance  ;  mais  je 
crois  fermement  que  la  susceptibilité  d'honneur  introduite  par  la  cheva- 
lerie et  qu'elle  nous  a  léguée,  est  le  meilleur  antidode  à  l'influence 
abrutissante  des  triviales  occupations  de  la  vie  commune  ;  et  que  l'ab- 
sence absolue  de  cette  susceptibilité  morale  dans  la  race  américaine  est 
précisément  ce  qui  la  rend  si  indifférente  pour  cette  vertu  vulgaire  qu'on 
appelle  probité.  » 

L'histoire  suivante  d'un  petit  garçon  qui,  à  dix  ans,  est  déjà 
possède'  de  cet  esprit  de  spéculation  et  d'épargne  eminement  amé- 
ricain ,  nous  paraît  plus  propre  cjue  toutes  les  réflexions  du  monde 
à  peindjece  côté  remarquable  du  génie  et  du  caractère  des  habi- 
tans  de  l'Union. 

«  Il  y  avait  dans  le  village  une  maison  que  sa  pauvreté  faisait  remarquer; 
elle  avait  un  si  grand  air  de  misère ,  que  cela  m'empêcha  pendant  long- 
temps d'y  entrer.  Un  jour  cependant  informée  que  j'y  trouverais  des 
poulets  et  des  œufs  dont  j'avais  besoin,  je  me  décidai  à  le  faire.  Je 


MOEURS    D.KS    AMÉRICAINS.  Ht 

frappai,  et,  quand  la  porte  s'ouvrit,  je  fus  sur  le  point  de  renoncer  à 
mon  entreprise.  Jamais  pareil  repaire  de  misère  et  de  saleté  n'avait 
frappé  mes  yeux.  Une  femme  ,  vivante  image  de  la  malpropreté  et  de  la 
fièvre ,  tenait  sur  son  bras  gauche  un  sale  enfant ,  tandis  que  de  la  droite 
elle  pétrissait  de  la  pâte  dans  une  huche.  Une  grande  fille  maigre  ,  de 
douze  aus,  était  assise  sur  nn  tonneau ,  rongeant  une  croûte  de  pain. 
Quand  j'eus  dit  l'affaire  qui  m'amenait ,  la  femme  me  répondit  :  «  Je  n'ai 
ni  poulets  ni  œufs  à  vendre;  mais  mon  garçon  en  a,  et  en  abondance. 
Holà  !  Nick  !  s'écria-t-elle  en  se  tournant  vers  le  haut  d'une  échelle 
qui  se  perdait  dans  une  ouverture  du  plafond  ,  descends  ;  voici  une 
vieille  femme  qui  a  besoin  de  poulets.  » 

«  Au  même  instant ,  Nick  parut  au  haut  de  l'échelle  ;  je  reconnus  en 
lui  un  des  principaux  personnages  d'une  troupe  de  polissons  que  j'avais 
remarqués  dans  mes  promenades,  jouant  aux  billes  dans  la  poussière,  et 
jurant  à  qui  mieux  mieux  ;  il  avait  l'air  d'avoir  une  dixaine  d'années. 

■ —  Avez-vous  des  poulets  à  vendre,  mon  garçon?  lui  dis-je. 

—  Oui ,  et  des  œufs  aussi,  et  plus  que  vous  n'en  achèterez. 

»  M'étant  informé  du  prix,  je  me  rappelai  que  c'était  précisément  celui 
que  je  payais  au  mai'ché  ;  mais  au  marché  on  me  livrait  les  poulets  tout 
plumés  et  tout  prêts  à  être  mis  en  broche.  Je  fis  part  de  cette  observa- 
lion  à  mon  jeune  commerçant. 

—  Oh!  si  ce  n'est  que  cela,  me  dit-il,  je  puis  vous  retrousser  vos  pou- 
lets tout  aussi  bien  qu'on  le  fait  au  marché. 

—Vous ,  Nick  ? 

—  Oui  certainement,  et  pourquoi  pas? 

—  J'imaginais  que  vous  aimiez  trop  les  billes  pour  être  capable  de 
pareille  chose. 

»I1  me  lança  un  regard  moqueur  :  — 'Vous  ne  me  connaissez  guère,  dit-il; 
quand  avez-vous  besoin  de  vos  poulets? 

»  Je  le  lui  dis,  et  à  l'hevire  indiquée  il  me  les  apporta  fort  bien  pré- 
parés. Depuis,  je  fis  souvent  affaire  avec  lui.  Lorsque  je  le  payais,  il 
plongeait  toujours  sa  main  dans  le  gousset  de  son  pantalon.  Comme  c'é- 
tait là  sa  caisse,  je  présume  que  la  citadelle  était  mieux  fortifiée  que 
les  ouvrages  extérieurs  de  la  place,  lesquels  tombaient  en  ruines.  Il 
avait  coutume  d'en  tirer  plus  de  dollars,  de  demi-dollars  et  de  menue 
monnaie  que  sa  sale  petite  main  ne  pouvait  en  tenir.  Cela  excita  ma 
curiosité  ;  et  quoique  j'éprouvasse  un  dégoût  involontaire  pour  ce  petit 
juif,  il  m'arrivait  presque  toujours  de  causer  avec  lui. 

— En  vérité,  Nick,  vous  êtes  bien  riche ,  lui  dis-je  un  jour  qu'il  étalait 
avec  son  ostentation  ordinaire  son  petit  trdsor. — Il  se  mit  à  sourire  avec 


82 


REVUK  DKS  DEUT  MONDES. 


une  expression  qui  n'était  nullement  enfantine,  el  il  me  répondit  :  «  Ce 
serait  une  mauvaise  affaire  pour  moi ,  si  je  n'avais  d'argent  que  ce  que 
j'en  montre.  » 

«Je  lui  demandai  comment  il  menait  son  coramerce.il  me  dit  qu'il  ache- 
tait des  œufs  au  cent  et  des  poulets  à  la  douzaine ,  des  charettes  qui  al- 
laient au  marché  et  qui  passaient  devant  leur  porte;  qu'il  engraissait  les 
poulets  dans  une  cage  qu'il  avait  construite  lui-même,  et  qu'après  il  en 
tirait  le  double  ,  et  que  pour  les  œufs  ils  lui  donnaient  aussi  un  bon  bé- 
néfice, vendus  à  la  douzaine. 

—  Et  donnez-vous  l'argent  à  votre  mère  ? 

—  Ah  !  bien  oui ,  me  répondit-il ,  en  me  lançant  un  autre  regard  sour- 
nois de  ses  vilains  petits  yeux  bleus. 

—  Eh!  qu'en  faites-vous  donc,  Nick?  —  Son  visage  me  répondit  très- 
franchement:  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait?  mais  sa  bouche  fut  plus 
discrète,  et  il  me  dit  d'une  manière  assez  gracieuse  :  «  Je  le  soigne, 
madame.  » 

«  De  quelle  manière  Nick  avait-il  gagné  son  premier  dollar?  c'est  ce 
qu'on  ne  savait  pas.  J'appris  que  lorsqu'il  entrait  dans  la  boutique  du  vil- 
lage, la  personne  qui  était  au  comptoir  regrettait  toujours  de  n'avoir 
pas  deux  paires  d'yeux  ;  mais  une  fois  ce  dollar  gagné  ,  l'intelligence , 
l'activité ,  l'industrie  avec  laquelle  il  réussit  à  le  faire  croître  et  multi- 
plier, aurait  été  charmante  de  la  part  d'un  de  ces  petits  héros  irlandais 
de  miss  Edgeworth  qui  aurait  porté  le  profit  à  sa  mère,  mais  était 
détestable  dans  la  personne  de  Nick.  Aucun  sentiment  humain  ne  sem- 
blait échauffer  son  jeune  cœur,  pas  même  l'amour  de  sa  propre  perîonne; 
car  il  n'était  pas  seulement  sale  et  déguenillé,  mais  il  avait  l'air  à  demi 
mort  de  faim ,  et  je  suis  sûre  que  la  moitié  de  ses  dîners  et  de  ses  sou- 
pers servaient  à  engraisser  ses  poulets. 

«  Je  ne  donne  pas  cette  histoire  de  Nick,  le  marchand  de  poulets,  comme 
une  anecdote  dont  tous  les  traits  soient  américains  ;  la  seule  partie  de 
cette  histoire  qui  soit  caractéristique  de  l'Amérique,  c'est  l'indépendance 
de  cet  enfant  de  dix  ans.  C'est  un  exemple,  entre  mille,  du  caractère 
avide ,  sec  et  calculateur  que  cette  indépendance  engendre.  Selon  toutes 
les  probabilités,  Nick  deviendra  très-riche,  et  rien  n'empêche  qu'il  ne 
soit  un  jour  président  de  l'Union.  Je  fus  un  jour  si  chaudement  relevée 
pour  avoir  demandé  si  tous  les  citoyens  américains  étaient  également 
éligibles  à  cette  place ,  que  je  ne  me  hasarderai  de  ma  vie  à  le  révoquer 
en  doute.  ^> 

L'auteur   met   sur    le    compte    de    cette    aviditt'    américaine 


MOEURS    DES    AMERICAINS.  83 

la  mesure  qui  a  expulsé  les  tiùbus  indiennes  des  territoires  qui 
leur  avaient  été  concédés  dans  quelques  états  de  l'Union.  Voici 
comment  elle  s'explique  sur  cette  mesure,  qui  a  donné  lieu  à  de 
si  vives  discussions  entre  les  ennemis  de  l'Amérique  et  ses  dé- 
fenseurs. 

«  J'étais  à  Washington  à  l'époque  où  la  mesure  d'expulser  des  terrains 
qui  leur  avaient  été  concédés  ,  les  derniers  restes  des  tribus  indiennes  , 
fut  adoptée  par  le  congrès  et  sanctionnée  par  le  président.  Si  l'on  devait 
juger  du  caractère  américain  par  la  conduite  de  la  nation  en  cette  af- 
faire ,  certes  on  aurait  peine  à  compter  les  sentimens  d'honneur  et  de 
justice  au  nombre  de  ses  élémens.  C'est  au  milieu  des  Américains  et 
par  des  bouches  américaines  que  j'ai  entendu  repiésenter  leurs  procé- 
dés à  l'égard  des  infortunés  Indiens ,  comme  le  comble  de  la  perfidie  et 
de  la  déloyauté.  Quelque  choquée  que  j'aie  été  des  mœurs  et  des  habitu- 
des des  Américains,  j'ose  dire  que,  si  durant  mon  séjour  parmi  eux  , 
j'eusse  observé  dans  leur  caractère  national  quelques  traits  qui  justi- 
fiassent l'éloge  qu'ils  ne  cessent  de  faire  de  leur  amour  pour  la  liberté  et 
la  justice  ,  les  jugemens  de  mon  goût  n'eussent  fait  aucun  tort  à  ceux 
de  ma  raison,  et  je  leur  aurais  accordé  mon  estime  en  leur  refusant  ma 
sympathie.  Mais  il  est  impossible,  pour  quiconque  porte  un  cœur 
d'homme,  de  n'être  pas  révolté  de  la  contradiction  de  leurs  principes  et 
de  leur  conduite.  Ils  déclament  sans  cesse  contre  les  gouvernemens  eu- 
ropéens ,  dont  la  tendance,  à  les  en  croire,  est  de  favoriser  le  fort  et 
d'opprimer  le  faible;  allez  au  congrès  ,  pénétrez  dans  les  tavernes  ,  as- 
sistez aux  sermons  de  l'église  et  aux  représentations  du  théâtre ,  vous 
entendrez  cette  prétendue  tendance  de  nos  gouvernemens,  signalée, 
accusée  ,  tournée  en  ridicule  et  analhématisée  sous  toutes  les  formes 
possibles.  Et  cependant  considérez  ce  que  fait  ce  peuple  qui  parle  si 
bien;  vous  le  verrez  d'une  main  élever  le  bonnet  de  la  liberté,  et  de  l'autre 
fouetter  ses  esclaves  ;  vous  le  verrez  le  matin  prêcher  à  la  tribune  les 
imprescriptibles  droits  de  l'homme ,  et  le  soir ,  chasser  de  leurs  foyers 
les  enfans  du  sol  qu'il  s'était  engagé  à  protéger  par  les  traités  les  plus 
solennels. 

«  Pour  rendre  justice  à  ceux  des  Américains  qui  n'approuvent  pas  cette 
honteuse  politique,  je  transcrirai  ici  un  passage  d'un  journal  de  New- 
York  qui  prouvera  qu'il  se  trouve  des  hommes  aux  Etats-Unis  qui  ont 
en  horreur  les  impudentes  et  odieuses  mesures  arrêtées  à  Wasghinton 
en  i83o. 

«  Nous  ne  connaissons  rien  ,  dit  ce  journal ,  qui  touche  de  plus  près 


S4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  à  la  répnt.ition  île  justice  et  d'intégrité  du  caractère  américain,  quel'af- 
«  faire  des  tribus  indiennes  de  la  Géorgie  et  d'Alabama  ,  et  spéciale- 
«  ment  des  Cherokees  dans  le  premier  de  ces  deux  états.  L'acte  adopté 
«  par  le  congrès  à  la  fin  de  la  session  complète  le  statut  odieux  et 
«  tyrannique  de  la  législation  de  Géorgie,  et  imprime  une  tache  ineffa- 
»  cable  sur  la  politique  des  Etats-Unis,  lesquels  viennent  de  violer 
)>  ouvertement  leur  foi,  clairement  engagée  à  plusieurs  reprises  dans  une 
)>  multitude  de  conventions  et  de  traités  plus  solennels  les  uns  que  les 
»  autres.  » 

«  Ce  qui  rend  plus  déplorable  l'expulsion  des  Indiens  de  leur  terre  na- 
tale ,  c'est  qu'ils  cédaient  rapidement  à  la  force  de  l'exemple;  c'est  qu'ils 
avaient  renoncé  à  leur  vie  de  chasseurs  et  à  leurs  habitudes  vagabondes  ; 
c'est  qu'ils  devenaient  des  agriculteurs  laborieux  ;  c'est  que  le  pouvoir 
tyrannique  et  brutal  qui  vient  de  violer  à  leur  égard  la  foi  des  traités, 
ne  les  bannit  pas  seulement  comme  autrefois  de  leursjterrains  de  chasse , 
deleurs  cantons  de  prédilection,  du  voisinage  des  ossemens  ensevelis  de 
leurs  pères  ,  mais  bien  de  leurs  maisons  que  leurs  pi'ogrès  vers  la  civili- 
sation leur  avaient  enseigné  à  rendre  commodes  et  agréables;  mais  bien 
des  champs  qu'ils  avaient  labourés  et  dont  ils  étaient  fiers  ;  mais  bien  des 
moissons  qui  couvraient  ces  champs  et  qui  étaient  les  fruits  de  leurs 
sueurs.  Et  pourquoi  cette  odieuse  injustice?  Pour  ajouter  quelques  mil- 
liers d'arcs  de  territoire  à  l'état  à  moitié  désert  qui  les  louchait  ! 

Parmi  les  différens  chefs  d'accusation  portésparnolre  voyageuse 
contre  les  Américains ,  il  n'en  est  point  sur  lequel  elle  insiste  da- 
vantnge  et  revienne  plus  souvent  que  la  grossièreté  de  leurs 
habitudes,  elle  défaut  de  politesse  et  d'élégance  de  leurs  manières. 
Cette  culture  du  goût  qui  non-seulement  sauve  la  bonne  société 
européenne  de  toute  habitude  grossière ,  mais  encore  répand  je  ne 
sais  quelle  fleur  de  délicatesse,  plus  aisée  à  sentir  qu'à  définir,  sur 
tous  les  sentimens,  sur  toutes  les  actions  ,  et  jusque  dans  les  mou- 
vemens  et  le  langage  d'un  liomme  bien  élevé  ;  cette  culture  du 
goût  n'existe  pas  en  Amérique.  C'est  une  des  choses  qui  ont  ren- 
du le  plus  désagre'able  à  mistress  TroUope  le  séjour  de  ce  pays: 
aussi  y  revient-elle  à  chaque  instant.  La  rudesse  des  habitudes 
américaines  la  frappe  d'abord  dans  la  société  du  bateau  à  vapeur, 
sur  lequel  elle  remonte  le  Mississipi. 

«  Les  gentilshommes  de  la  cabine,  à  en  juger  par  leur  langage ,  leurs 
manières  et  leur  tournure,  n'auraient  certainement  pas  reçu  ce  nom  en 


MOEUllS    DES    AMÉniCAI.NS.  85 

Europe.  Mais  aux  lilres  de  colonel ,  de  géiuTaJ ,  do  major  qu'ils  se  don- 
naient,  nous  reconnûmes  bicnlôt  rju'ils  avaient  des  droits  bien  fondés 
à  celte  dési!;nation.  Tant  de  diîjnités  militaires  réunies  sur  un  lialcau 
m'cHonnaient,  et  quelque  temps  après  je  demandai  à  un  Anglais  de  mes 
amis  ce  que  cela  signifiait;  il  me  répondit  qu'ayant  fait  le  même  voyage 
dans  la  même  société,  et  ayant  remarqué  que  parmi  tant  d'olftciers  supé- 
rieurs ii  ne  se  trouvait  pas  un  seul  capitaine,  il  en  avait  demandé  la 
raison  à  un  des  passagers.  «  Oli!  monsieur  ,  lui  avait  répondu  celui-ci , 
les  capitaines  sont  sur  le  pont.  » 

«  Le  défaut  absolu  de  politesse  à  table ,  la  voracc  rapidité  avec  laquelle 
les  viandes  étaient  saisies  et  dévorées,  l'étrange  conslrnction  des  phrases, 
et  la  prononciation  plus  étrange  encore,  l'insupporlable  crachement  dont 
il  était  absolument  impossible  de  préserver  ses  vêlemens,  l'effrayante 
habitude  de  se  servir  do  couteau  en  guise  de  fourchette  et  de  renfon- 
cer jusqu'au  manche  dans  la  bouche,  et  l'habitude  non  moins  effrayante 
de  nétoyer  ses  dents  avec  un  canif,  tout  cela  nous  fit  sentir  que  nous 
n'étions  point  environnés  des  généraux,  des  colonels  et  des  majors  de 
l'ancien  monde,  et  que  l'heure  du  dîner  ne  serait  pas  pour  nous,  durant 
la  traversée,  une  heure  agréable.» 

Elle  retrouve  la  même  (grossièreté  au  tliéàtie  Je  Ciiicinnali. 

«  Le  théâtre  était  assez  passable  à  Cincinnati ,  bien  que  la  pauvreté  des 
recettes  ne  permît  pas  un  grand  luxe  de  décorations.  Mais  ce  qui  était 
infiniment  plus  choquant  que  des  décorations  fanées,  c'étaient  la  tenue  et 
les  habitudes  des  spectateurs.  Leshommes  paraissaient  aux  premières  lo- 
ges sans  habits,  et  j'en  ai  vu  qui  avaient  les  manches  retroussées  jus- 
qu'à l'épaule.  Le  crachement  était  perpétue! ,  et  la  double  odeur  des 
ognons  et  du  wiskcy  aurait  fait  payer  trop  cher  le  jeu  même  d'un  Talma 
ou  d'un  Kemble. 

«  Quant  à  la  conduite  et  au!t  altitudes  des  honorables  spectateurs  ,  elle 
estparfaitementindescriplible.  Lestalonsdes  unsposés  sur  le  bord  des  lo- 
ges ,  le  dos  des  autres  tourné  du  côté  de  l'auditoire,  plusieurs  étendus  tout 
de  leur  long  sur  les  banquettes,  telles  sont  quelques-unes  des  postures 
variées  que  rencontre  le  bon  goût  des  Américains.  Le  bruit  était  con- 
tinuel et  de  la  nature  la  plus  désagréable;  au  lieu  de  battre  des  mains 
pour  applaudir,  ils  jettent  des  cris  et  exécutent  des  roulemens  avec  les 
pieds  ,  et  lorsque  un  accès  de  patriotisme  les  saisit ,  et  que  le  chant  de 
Vnnkee  Dnodlc  est  demandé  ,  on  croirait  que  la  réputation  civique  de 
cliaque  spectateur  dépend  de  la  quantité»  de  bruit  qu'il  fait.  » 

TOMF.   vni.  6 


8G  KF.\  LU.     Dl'.S     I>t:uX     MONDKS. 

Même  cliO'^e  dniis  tous  les  tliéàtves  de  l'Union  ,  même  dan;» 
celui  de  Washington. 

«  On  crachait  continuellement ,  cl  sur  dix  hommes  il  n'y  en  avaitpas  un 
qui  lut  assis  comme  une  créature  humaine.  Les  pieds  de  l'un  étaientpo- 
sés  sur  le  bord  de  la  loge,  ceux  de  l'autre  appuyés  contre  un  des  côtés. 
Par  ci,  par  là  xui  sénateur  couvrait  de  son  corps  loute  la  longueur  d'une 
banquette,  et  sur  plusieurs  points  le  devant  des  loges  servait  de  sièges 
à  ceux  qui  les  occupaient. 

«  Je  vis  un  beau  jeune  homme  d'une  mise  très-recherchée ,  et  qui  était 
certainement  un  personnage  de  distinction,  introduire  ses  deux  doigts 
dans  la  poche  de  son  élégant  gilet  de  soie,  en  extraire  délicatement  ce 
que  je  n'ose  appeler  de  son  nom  ,  et  le  déposer  gravement  au  fond  de  sa 
bouche.  » 

Contentons-nous  de  dire  que  ces  habitudes  et  celte  tenue  sont 
celles  des  juges  dans  les  tribunaux,  des  représentans  du  peuple 
dans  la  salle  du  congi'ès ,  et  des  hommes  de  la  meilleure  société 
dans  les  salons,  et  hàtons-nous  de  laisser  là  ces  formes  extérieures 
pour  en  venir  au  défaut  plus  intimedont  elles  ne  sont  que  l'expres- 
sion la  plus  choquante ,  la  grossièreté  du  goût  lui-même ,  l'ab- 
sence de  rafinement ,  comme  dit  mistress  Trollope  ;  et  là-dessus  , 
laissons  la  parler,  elle  est  sur  son  terrain,  et  dira  beaucoup 
mieux  que  nous, 

«  Avant  mon  voyage  aux  États-Unis,  je  n'avais  point  l'idée  du  retour  que 
l'impôt  fait  à  ceux  qui  le  paient ,  non-seulement  sous  forme  de  salaire  de 
leur  industrie,  mais  encore  sous  forme  de  jouissance  et  de  plaisir.  Si 
j'avais  l'honneur  de  siéger  au  parlement  d'Angleterre ,  au  lieu  de  mettre 
les  séditieux  à  la  Tour,  je  les  enverrais  faire  une  promenade  aux  Etats- 
Unis.  J'étais  moi-même  assez  séditieuse  à  mon  départ  pour  l'Amérique, 
mais  je  puis  bien  dire  que  je  me  suis  trouvée  complètement  guérie  avant 
d'avoir  parcouru  la  moitié  du  chemin  que  j'y  ai  fait. 

«  Comme  une  autre,  j'ai  lu  dans  les  livres  de  fort  belles  choses  sur  les 
besoins  simples  et  peu  nombreux  de  l'homme  de  la  >iûfurc,  et  comme 
une  autre  j'ai  admis,  avec  une  foi  implicite,  cette  belle  maxime,  que  cha- 
que nouveau  besoin  qu'on  acquiert  est  une  nouvelle  source  de  privation 
et  de  misère.  Mais  j'ose  dire  que  ceux  qui  raisonnent  là-dessus ,  dans  les 
salons  parfumés  de  Londres,  ne  sont  point  du  tout  en  position  d'en  bien 
juger.  Si  les  besoins  physiques  étaient  nos  seuls  besoins,  ce  qui  suffit  à 


MOEUUS    DKS     AMÉKICAINS.  8^ 

ranimai  suliliiMiL  à  l'honimc  ,  et  Dieu  ne  nous  .'-urait  pas  donné  cran- 
Ires  facilités  qu'à  lui.  Mais  il  n'en  est  point  ainsi;  si  nous  cherchoiis 
(lequoi  se  compose  une  heure  de  plaisir,  nous  trouverons  qu'elle  est  faile 
d'une  multitude  de  sensations  agréables,  produites  par  une  niultiludc 
d'impressions,  qui  ont  ému  successivement  presque  toutes  les  fibres 
de  notre  constitution.  Quand  ces  fibres,  pourn'avoir  jamais  été  touchées, 
sont  encore  endormies  ,  les  choses  qui  nous  entourent  importent  moins 
parce  qu'elles  sont  à  peine  senties  ;  mais  lorsque  toute  notre  nature  est 
sur  pied,  lorsque  chaque  nerf  éveillé  est  comme  une  touche  qui  rend  un 
son  ,  alors  tout  nous  importe,  parce  qu'il  n'est  rien  qui  ne  puisse  être 
pour  nous  une  occasion  de  souffrance  ou  de  plaisir.  Que  les  créatures 
humaines  qui  en  sont  là  ,  se  gardent  bien  de  visiter  les  Etats-Unis  ,  ou 
du  moins  que  si  elles  y  vont ,  elles  ne  s'y  arrêtent  que  ce  qu'il  faut  , 
pour  mettre  dans  leur  mémoire  des  images  qui  leur  rendront  plusdouci  s 
par  le  contraste  les  habitudes  de  leur  pays. 
Guarda  e  passa  (  e  poi  )  ragionam'  di  lor. 

«  J'ai  fait  connaissance  à  Cincinnati  avec  les  beautés  de  la  vie  simple  , 
et  je  puis  dire  qu'elle  m'était  plus  dés^gréable  encore  par  ses  effets 
sur  les  manières  des  habitans  que  par  les  privations  personnelles  qu'elle 
m'imposait.  Jusque-là ,  je  ne  m'étais  pas  fait  une  idée  de  la  foule  des 
sensations  agréables  que  donnent  la  demi  -  élégance  et  la  demi -civi- 
lisation auxquelles  sont  parvenues  les  classes  moyennes  en  Europe.  A 
toute  minute  nous  nous  sentions  choqués  d'une  foule  de  petites  cho.scs 
trop  futiles  même  pour  être  consignées  dans  ces  pages  frivoles,  et  qui 
venaient  péniblement  nous  rappeler  que  nous  étions  loin  de  notre  chère 
patrie. 

«Tous  les  besoins  physiques  trouvent  abondamment  de  quoi  se  satis- 
faire à  Cincinnati ,  et  à  très-bon  marché.  Mais  hélas!  ce  n'est  là  qu'un 
bien  petit  chapitre  dans  l'histoire  d'un  jour  agréable.  Le  défaut  uni- 
versel et  absolu  de  manières  dans  les  deux  sexes  est  si  remarquable, 
([ue  j'étais  constamment  occupée  à  en  chercher  l'explication.  Assurément 
il  ne  vient  pas  d'un  défaut  d'intelligence  :  j'ai  entendu  en  Améri.'jue  beau- 
coup de  conversations  lourdes  et  ennuyeuses  ;  mais  (  sauf  la  classe  tou- 
jours privilégiée  des  jeunes  personnes  )  je  puis  dire  que  j'en  ai  rarement 
entendu  desottes.  Les  Américains  ont  l'intelligence  î.ette  etl'esprit  actif: 
s'il?  sont  ignorans,  c'est  plutôt  sur  les  sujets  qui  n'ont  qu'une  valeur  con- 
ventionnelle que  sur  ceux  qui  ont  une  importance  réelle.  Mais  il  n'y  a 
ni  charme  ni  grâce  dans  leur  conversation  ;  à  peine  durant  tout  mon  séjour 
parmi  eux ai-je  entendu  une  phrase  élégamment  tournée  et  correctement 
prononcée,  snrtirdc  la  bouche  d'un  Américain  :  il  y  avait  toujours,  soi 


88  REVUK    DES    DI'.UX     MONDES. 

dans  l'expression,  soit  dans  l'accent,  quelque  chose  qui  blessait  le  sen- 
timent et  choquait  le  goût. 

'I  Lapuelle  vaut  le  mieux  d'une  personne  qui  a  besoin  d'élégance  dans 
les  manières  et  les  habitudes  de  la  société  qui  l'entoure,  ou  d'une 
autre  qui  est  incapable  delà  sentir?  c'est  ce  que  je  ne  prétends  pas  dé- 
cider :  mais  ce  qu'il  y  a  de  sûr ,  c'est  qu'en  Amérique ,  cette  politesse  qui 
consiste  à  ne  pas  laisser  voir  les  sentimens  de  notre  nature  qui  peuvent 
être  désagréables  aux  autres,  est  complètement  inconnue;  on  ne  la  rêve 
pas  même.  La  vie  matérielle  est  très-confortable  dans  les  grandes  villes; 
on  y  rencontre  même  quelque  luxe.  A  n'en  juger  que  par  le  dehors ,  ces 
villes  sont,  comme  Londres  et  Paris  ,  de  vastes  associations  d'êtres  actifs 
et  intelîigens.  Mais  de  près  et  sous  le  rapport  moral ,  la  différence  est 
prodigieuse.  Et  que  quelque  Américain  raisonnable  (comme  les  Etats- 
Unis  en  renferment  des  millions) ,  ne  vienne  pas  me  demander  ce  que  je 
veux  dire  par  là?  Il  me  serait  difficile,  probablement  impossible  de  le 
lui  expliquer  :  mais  en  revanche,  il  n'existe  pas  un  seul  Européen  qui, 
après  avoir  visité  l'Union,  trouve  la  moindre  difficulté  à  me  comprendre. 
Je  ne  suispointun  juge  compétent  des  institutions  politiques  de  l'Améri- 
que, et  si  je  me  hasarde  de  loin  en  loin  à  faire  une  observation  sur  leurs  ef- 
fets ,  c'est  en  passant  et  comme  une  femme  qui  peut  bien  dire  ses  im- 
pressions, mais  qui  n'a  point  la  prétention  de  les  justifier.  Mais  les  na- 
tions ozit  une  physionomie  dont  les  femmes  sont  aussi  bons  juges  que 
les  bomraes,  et  on  peut  s'en  rapporter  à  elles  sur  tout  ce  qui  constitue 
la  forme  exlérieurc  de  la  société. 

«  Le  capitaine  Hall  nous  dit  que  si  on  lui  demandait  ce  qui  con- 
stitue la  différence  entre  un  Anglais  et  un  Américain,  il  répondrait,  le 
défaut  de  loyauté.  Cette  réponse  est  celle  d'un  brave  et  loyal  marin.  Que 
si  l'on  me  faisait  la  même  question,  la  mienne  serait  :  C'est  le  défaut  d'e- 
le'gance. 

«Si  les  Américains  se  résignaient  à  être  ce  qu'ils  sont,  et  accep- 
taient francliement  la  vie  toute  unie  des  Suisses  aux  jours  de  leur  pit- 
toresque simplicité  (et  remarquons  cependant  que  les  Suisses  alors  ne 
chiquaientpoint),  ilseraittout-à-fait  absurdeet  de  mauvais  goùtdeles  cri- 
tiquer. Mais  il  n'en  est  point  ainsi.  L'Américain  a  la  prétention  d'être 
gentilhomme  accompli,  et  déplus  celle  de  l'êlrc  à  sa  manière;  car  n'est- 
il  pas  né  libre?  Et  cependant  s'il  veut  entrer  en  rivalité  avec  l'ancien 
monde  ,  l'ancien  juonde  a  un  droit  dont  il  use  et  dont  il  continuera 
d'user,  celui  d'examiner  les  titres  du  nouveau  it  cette  prétention. 

«  Je  n'ai  rien  à  démêler  avec  les  heures  que  les  Américains  consacrent 
aux  affaires  .  je  ne  doute  pas  qu'ils  ne  les  emploient  d'une  manière  sage 


MOEUKS    DES    AMERICAINS.  8^ 

et  proiilable;  mais  quant  aux  heiucs  de  récréation  ,  à  ces  heures  qui 
s'écoulent  pour  nous  dans  les  jouissances  des  plaisirs  réunis  de  l'art  et 
de  la  nature ,  à  ces  heures  dont  la  présence  de  la  beauté  et  l'élégance 
des  manières  rachètent  les  excès  passagers;  quant  à  ces  heures,  elles 
m'appartiennent,  et  j'ai  le  droit  d'examiner  co  qu'en  [ont  les  Améri- 
cains. Les  dîners  môme  ne  sauraient  être  comparés  dans  les  deux  pajs  : 
des  Américains  m'ont  dit  qu'ils  ne  pouvaient  y  apercevoir  aucune  diffé- 
rence; mais  d'abord  il  est  très-rare  qu'on  dine  eu  société  aus  Etats- 
Unis  ailleurs  que  dans  les  tavernes  et  les  pensions  bourgeoises  ;  et  de 
plus ,  tout  le  plaisir  se  réduit  à  manger  avec  la  plus  grande  rapidité  pos- 
sible et  dans  le  plus  profond  silence.  Des  Américains  m'ont  avoué  que 
l'heure  de  la  plus  haute  volupté  gastronomique  pour  les  hommes 
était  celle  où  un  verre  de  genièvre  ou  de  punch  aux  œufs  puisait  dans 
l'absence  de  toute  contrainte,  et  par  conséquent  des  femmes,  son  plus 
haut  degré  de  saveur. 

«  Malgré  tout  cela,  les  Etats-Unis  sont  un  beau  pays  ,  digue  d'être  vi- 
sité par  mille  raisons.  Sur  ces  mille  raisons  ,  neuf  cent  quatre-vingt-dix- 
neuf  sont  tirées  de  ses  mérites  même;  le  millième  pour  moi  est  l'atta- 
chement plus  grand  qu'il  m'inspire  pour  le  mien.  » 

Mistress  TroUope  clierclic  les  cûuses  de  cette  absence  Je  f,oùt 
et  d'élégance,  et  la  trouve  dans  le  rôle  subalterne,  pour  ne  pas 
dire  servile,  auquel  les  femmes  sont  condamnées  en  Amérique,  et 
principalement  dans  l'éloignenient  où  leurs  maris  les  tiennent  de 
tous  leurs  plaisirs.  Continuons  de  citer. 

a  Les  dispositions  pour  le  souper  me  parurent  liès-siugulières  et  cajac- 
térisent  éminemment  le  paj'^.  Une  table  magniliquement  servie  dans 
une  vaste  salle  attendait  les  hommes  ;  ils  allèrent  y  prendre  place.  Les 
femmes  restèrent  dans  la  salle  de  danse,  et  bientôt  on  leur  apporta  à 
chacune  une  assiette.  Elles  conlinîtèrcnt  de  se  promener  tristement  celte 
assiette  à  la  main  ,  pendant  qu'on  était  occupé  des  hommes.  A  la  i'in  ,  des 
domestiques  parurent  avec  des  pyramides  de  sucreries  ,  des  gâteaux  et 
des  crèmes.  Alors  toute  la  troupe  s'assit  sur  une  iile  de  chaises  placées  le 
long  des  rains  ,  et  chacune  faisant  une  ta'ole  de  ses  genoux  commença  à 
manger  d'un  air  triste  et  ennuyé. 

«  Le  contraste  de  ces  pauvres  femmes  abondonnccsel  de  leur  maigre 
souper,  avec  le  splendide  festin  et  la  salle  éclatante  de  lumières  réservée 
aux  hommes  ,  était  aussi  absurde  que  comique. 

«J'appris  que  je  ne  devais  attribuer  cet  arrangement  ni  à  des  vues  d'é- 


<)*'  REVUK    i)KS    DEUX    MOMDES. 

ronomie,  ni  au  défaut  d'une  saile  assez  vaste  pour  contenir  toute  la 
société.  La  seule  raison  qu'on  m'en  donna  ,  c'est  qu'il  était  plus  agréable 
aux  hommes  d'être  seuls.  Cette  réponse  qu'on  me  fit,  me  lut  ensuite  ré- 
pétée par  une  foule  de  personnes  à  qui  j'adressai  la  même  question. 

«  Jecilecet  usage  ,  non-seulement  parce  qu'il  est  général  en  Amérique  , 
mais  parce  que  j'y  vois  une  des  principales  causes  de  cette  absence  ab- 
solue de  bonnes  manières  et  d'habitudes  élégantes,  si  remarquable  chez 
les  hommes  et  chez  les  femmes  de  ce  pays. 

«  On  ne  saurait  s'attendre  à  trouver  dans  une  république  la  recherche 
et  l'élégance  de  manières  que  l'existence  d'une  cour  qui  en  inspire  le 
goût,  répand  à  quelque  degré  parmi  toutes  les  classes  dans  les  monar- 
chies. Mais  cette  cause  ne  saurait  suffire  pour  expliquer  la  rudesse  de  la 
société  américaine;  et  la  manière  dont  les  heures  consacrées  au  plaisir  y 
sont  employées,  concourt  sans  aucun  doute  à  la  produire.  Partout, 
les  heures  de  délassement  ont  de  l'importance  aux  yeux  des  hommes  ,  et 
partout  on  les  voit  s'étudier  à  les  employer  le  mieux  possible.  Ceux  qui 
préfèrent  la  société  s'attachent  de  préférence  aux  moyens  d'y  paraîtte 
aimables,  et  deviennent  par  cela  même  incapables  de  goi^iter  les  dou- 
ceurs de  la  solitude  ;  ceux  au  contraire  qui  sont  accoxitumés  à  trouver 
leur  plaisir  dans  la  solitude  ,  sont  inhabiles  à  en  mettre  ou  à  en  prendre 
beaucoup  dans  la  société.  Là  où  donc  les  deux  sexes  se  plairont  surtout 
à  la  société  l'un  de  l'autre,  chacun  d'eux  se  prépaiera  à  y  paraître  avec 
avantage  ;  et  là  aussi  nécessairement ,  les  hommes  s'abstiendront  de  mâ- 
cher du  tabac  et  de  craclier  sans  cesse,  et  les  femmes  de  leur  côté  aspi- 
reront à  quelque  chose  de  mieux  qu'à  la  gloire  de  faire  du  thé  à  la  per- 
fection. 

«  En  Amérique  ,  sauf  la  danse  qui  n'est  guère  d'usage  que  pour  les  per- 
sonnes non  mariées,  tous  les  plaisirs  des  hommes  impliquent  l'absence 
des  femmes.  Elles  sont  exclues  de  leurs  dîners  et  de  leurs  parties  de  jeux  ; 
elles  ne  paraissent  ni  à  leurs  sociétés  de  musique  ni  à  leurs  soupers  de 
clubs,  ni  à  aucune  de  leurs  réunions.  Ajoutons  que,  quand  on  change- 
rait cet  usage  ,  il  resterait  à  imaginer  un  expédient,  pour  débarrasser 
les  femmes  des  soins  grossiers  du  ménage  qui  sont  à  leur  charge.  Même 
dans  les  états  à  esclaves,  si  elles  ne  sont  point  occupées  à  savonner  et 
à  repasser,  à  pétrir  des  pudings  et  des  gâteaux  la  moitié  du  jour,  et  à 
les  faire  cuire  l'autre  moitié,  encore  sont-elles  trop  prises  par  les  autres 
soins  du  ménage  et  la  surveillance  de  la  maison  ,  pour  devenir  jamais  des 
compagnes  élégantes  et  éclairées  de  leurs  maris.  J'ai  rencontré  à  Balti- 
more, à  Philadelphie  et  à  New-York,  quelques  exceptions  à  ce  fait  ;  mais 
il  n'en  reste  pas  moins  exactement  vrai  dans  sa  généralité.  » 


MOEURS    DES    AM  tRICAINS.  t)  1 

Cet  isolement  des  ilevix  sexes  qui  fait  que  l'un  reste  {grossier 
et  l'autre  insignifiant,  est  presqu'absolue  en  Amérique. 

'(  La  séparation  des  deux  sexes  dont  j'ai  si  souvent  parlé  ,  n'est  nulle 
part  plus  remarquable  qu'à  bord  des  bateaux  à  vapeur.  Parmi  les  pas- 
sagers se  trouvaient  un  gentilhomme  et  sa  femme  qui  semblaient  souffrir 
beaucoup  de  cet  arrangement.  Cette  dernière  était  malade,  et  le  mari 
lui  rendait  tous  les  soins  que  les  usages  pouvaient  lui  permettre. 
Quand  l'heure  du  dîner  venait  et  que  le  maître  d'hôtel  ouvrait  lapièce  de 
communication  entre  les  convives,  il  était  toujours  près  delà  porte  pour 
lui  donner  la  main  et  la  conduire  à  sa  place  ,  et  quand  ,  le  dîner  fini ,  il 
fallait  sortir,  il  la  ramenaitet  s'efforçait  toujours  de  prolonger  de  quelques 
minutes  le  plaisjir  d'être  avec  elle.  Une  ou  deux  fois  quand  nous  étions 
toutes  sur  le  balcon  ,  et  que  sa  femme  restait  seule  dans  la  cabine,  il 
se  hasarda  d'y  pénétrer  et  de  s'asseoir  un  moment  à  côté  d'elle  ;  mais  dès 
que  l'une  de  nous  revenait ,  il  se  levait  tout  confus  et  se  sauvait  comme 
un  coupable. 

«Les  hommes  fument  et  boivent  beaucoup  sur  les  bateaux  à  vapeur  ,  et 
ces  deux  circonstances  contribuent  sans  doute  à  rendre  plus  stricte 
l'exécution  des  règles  du  décorum  américain  ;  car  quoiqu'ils  ne  se  gênent 
en  aucune  manière  pour  cracher  et  mâcher  du  tabac  en  présence  des 
femmes,  en  général  ils  aiment  mieux  boire  et  jouer  en  leur  absence.  » 

Ailleurs  niistress  TroUope  laisse  échapper  cette  observation  : 

«Je  remarquai  qu'il  n'était  pas  rare,  à  Washington,  de  voir  une  dame 
donner  le  bras  à  un  homme  qui  ne  fût  ni  son  père,  ni  son  frère,  ni  son 
mari.  Ce  relâchement  remarquable  dans  le  décorum  américain,  est  pro- 
bablement du  à  la  présence  des  légations  étrangères.  » 

Une  autre  cause  delà  rudesse  deslionunes  et  de  rinsignifianee 
des  femmes,  c'est  que  ni  les  uns,  ni  les  autres  ,  ne  cultivent  leiir 
esprit.  Le  goût  des  lettres  et  des  arts  est,  pùur  ainsi  dire,  inconnu 
en  Amérique  ;  point  de  lectures,  point  de  conversations  littéraires, 
rien  qui  éveille  l'imagination  ,  étende  la  pensée  ,  épvu-e  et  enno- 
blisse les  sentimens;  les  liommes  sont  tout  entiers  à  leurs  affaires , 
et  les  femmes  aux  soins  du  ménage.  INotre  voyageuse  sent  et 
indique  à  merveille  les  conséquences  d'un  pareil  régime. 

«  Les  États-Unis  sont  le  pays  du  monde  qui  démontre  le  mieux  l'im- 
mense utilité  des  habitudes  littéraires  ,  non-seulement  pour  étendre  les 
idées,  mais  ce  qui  est  infiniment  plus  important .  pour  épurer  et  enno- 


<)2  UliVLt     DES    DEUX     MONDES. 

hlii-  les  mœurs.  Durant  mon  séjour  en  Amérique,  il  ne  m'est  pas  arrive 
de  rencontrer  un  homme  de  lettres  qui  mâchât  du  tabac  et  s'enivrât  de 
whiskey  ;  mais  en  revanche  il  ne  m'est  pas  arrivé  de  rencontrer,  hors 
do  celte  classe,  un  seul  Américain  qui  eût  échappé  à  ces  habitudes  dé- 
gradantes. Cette  iniluence  est  encore  plus  grande,  s'il  est  possible,  sur 
les  remmes.  Malheureusement,  le  goût  des  lettres  est  chose  peu  com- 
mune chez  les  Américaines,  et  pour  en  trouver  des  exemples,  il  faut  bien 
chercher.  J'en  ai  rencontré  un  vraiment  admirable  dans  une  jeune  dame 
de  Cincinnati.  Entourée  d'une  société  absolument  incapable  de  l'appré- 
.  cier  et  même  delà  comprendre  ,  elle  vivait  au  milieu  de  ce  monde  avec 
autant  de  simplicité  et  d'aisance,  que  s'il  eût  été  composé  d'êtres  de 
son  espèce.  Jeune  et  belle,  douée  par  la  nature  d'un  esprit  vif  et  d'un 
ju.qement  pénétrant,  elle  avait  eu  le  bonheur  do  trouver  dans  sa  famille 
tous  les  moyens  de  cultiver  les  heureuses  dispositions  de  son  intelligence. 
Fiile  d'un  homme  de  lettres  qui  l'avait  associée  à  ses  études  avec  la 
tendresse  d'un  père  et  la  confiance  d'un  ami,  elle  avait  reçu  de  bonne 
heure  ces  lerons  de  goût  et  ces  habitudes  de  pensée  qu'il  est  difficile 
de  ])uiser  au  même  degré  dans  une  autre  sitiiation.  Cette  jeune  dame 
était  d'autant  plus  admirable  ,  que  ses  éludes  chéries  ne  la  dérobaient  à 
aucun  des  devoirs  nombreux  imposés  aux  femmes  américaines.  Compa- 
gne utile  et  assidue  des  travaux  littéraires  de  son  père,  collaboratrice 
active  de  sa  mère  dans  tous  les  soins  du  ménage,  gouvernante  attentive 
et  tendre  de  l'enfant  malade  de  sa  sœur,  faisant  à  elle  seule  tous  les 
frais  de  son  élégante  garde-robe,  ayant  toujours  avec  cela  du  temps  de 
reste,  et  toujours  prête  à  recevoir  avec  la  gaîté  la  plus  aimable  ses  nom- 
breuses connaissances,  la  plus  animée  dans  la  conversation,  la  plus 
infatigable  au  travail,  ;1  était  impossible  de  la  voir  et  d'étudier  son 
caractère,  sans  comprendre  que  de  telles  femmes  sont  la  gloire  de 
tous  les  pays,  et  que,  si  l'espèce  pouvait  s'en  multiplier  en  Amérique, 
elles  ne  tarderaient  ])as  à  y  eûacer  jusqu'au  dernier  vestige  de  cette 
grossièreté  d'habitude  et  de  cette  ignorance  (jui  la  dégradent.  Ima^ 
ginez  dans  un  salon  une  cinquantaine  de  copies  de  ce  charmant  modèle, 
et  demandez-vous  après,  si  les  hommes  oseraient  s'y  présenter,  les  vète- 
mens  parfumés  de  wiskey  ,  les  lèvres  jaunies  par  le  tabac  ,  et  l'esprit 
convaincu  que  ifs  femmes  ne  sont  ici  bas  que  pour  faire  des  confitures, 
coudre  des  chemisos ,  racv"ommoder  des  bas,  et  mettre  au  monde  des 
présidens  possibles?  Assurément  non;  le  jour  où  les  Américaines  décou- 
vriront quelle  influence  il  leur  appartient  d'exercer,  et  qu'elles  la  com- 
p.-ireront  avec  celle  qu'elles  exercent,  ce  jour-là  il  y  aura  quelque  chose 
a  espérer  pour  la  civilisation  de  leur  pays.  Je  n'ai  pu  vivre  à  Philadcl- 


MOEURS    DES    AMERICAINS.  g3 

phie ,  au  i»ilieu  des  feiumes  les  plus  jolies,  les  plus  riches  et  les  plus  dis- 
tinguées de  l'Amérique,  sans  que  le  contraste  de  leur  rôle  dans  la  société 
avec  celui  des  femmes  du  même  rang  en  Europe  ne  se  présentât  de  lui- 
même  et  d'une  manière  frappante  à  mon  esprit.  » 

Et  toutefois  l'éducatiou  des  femmes  est  loin  d'être  négligée  en 
Amérique  ;  mais  elle  y  est  plus  fastueuse  que  bien  entendue,  et 
manque  le  but  pour  vouloir  trop  embrasser,  on  en  jujjera  par  le 
passage  suivant. 

«  J'assistai  aux  exercices  publics  qui  terminaient  l'année  scliolaire 
d'une  des  écoles  de  filles  de  Cincinnati,  et  je  ne  vis  pas  sans  surprise  que 
les  sciences  les  plus  élevées  étaient  comprises  dans  le  programme  des  étu- 
des de  ces  charmantes  créatures.  Une  jolie  personne  de  seize  ans  prit  ses 
degrés  en  mathématiques  ;  une  autre  fut  examinée  sur  la  philosophie  mo- 
rale ;  elles  rougissaient  d'une  manière  si  gracieuse  et  se  montraient  em- 
barrassées ou  interdites  d'une  façon  si  aimable,  qu'un  juge  plus  habile 
que  moi  aurait  eu  de  la  peine  à  décider  jusqu'à  quel  point  elles  méi'i- 
taieut  les  diplômes  qu'elles  recurent. 

«  Cette  coutume  de  graduer  les  jeunes  filles  et  de  leur  accorder  des 
diplômes  à  la  fin  de  leurs  études  était  tout-à-fait  nouvelle  pour  moi,  et 
je  ne  me  rappelle  pas  qu'un  pareil  usage  ait  jamais  eu  cours  dans  au- 
cun autre  pays.  J'ai  grand'peur  que  le  temps  accordé  aux  aimables  gra- 
duées de  Cincinnati  ,  pour  acquérir  tant  de  sciences  diverses  ,  fût  à  peine 
suflisant  pour  en  approfondir  une  seule;  trois  mois  de  mathématiques  et 
sixd'éccnomie  politique,  de  philosophie,  d'algèbre  et  de  sections  coni- 
ques doivent  rarement,  si  je  ne  me  trompe,  avec  la  meilleure  volonté  de  la 
part  du  maîlre  et  de  l'élève,  produire  pour  celle-ci  lui  fonds  de  connais- 
sances «lans  ces  diverses  sciences,  capable  de  résister  à  la  besogne  de 
nictlre  au  monde  une  demi-douzaine  d'enfans  et  d'apaiserleurs  larmes. 

Voici  un  passage  qui  donnera  une  idée  nette  des  résultats  de 
cette  ambitieuse  éducation. 

a  Qu'on  me  permette  de  décrire  ici  la  journée  d'une  dame  de  la 
haute  société  à  Philadelphie,  et  l'on  comprendra  mieux  la  vérité  des 
observations  que  je  viens  de  faire. 

«  Je  suppose  que  cette  dame  est  la  femme  d'un  sénateur  ou  d'un  avo- 
cat très-occupé  et  d'une  grande  réputation  ;  elle  a  une  très-jolie  maison, 
avec  un  très-joli  escalier  et  une  très-jolie  porte  de  marbre  blanc,  laquelle 
est  garnie  d'un  bouton  et  d'un  marteau  d'argent;  elle  a  de  très-jolis  sn- 


t)4  REVUE    DES    DEUX     MONDES. 

Ions,  Irès-jolinient  meublés  ,  dans  l'un  desquels  se  trouve  un  buffet  très- 
joli  ,  couvert  de  très-jolis  cristaux  ;  elle  a  de  plus  une  très-jolie  voiture 
avec  un  très-beau  nègre  libre  pour  cocher;  elle  est  toujours  très-joliment 
mise,  et  par-dessus  tout  cela  elle  est  elle-même  très-jolie. 

»  Elle  se  lève  ,  et  la  première  heure  de  sa  journée  est  consacrée  à  sa 
toilette,  qu'elle  fait  avec  un  soin  minutieux  ;  elle  descend  au  parloir,  tirée 
à  quatre  épingles  ,  raide  et  silencieuse  ;  son  valet  de  pied  qui  est  aussi 
un  nègre  libre,  place  devant  elle  son  déjeuner;  elle  mange  sa  tranche 
de  jambon  et  son  poisson  salé,  et  boit  son  café  dans  le  plus  profond 
silence,  tandis  que  son  mari  lit  un  journal,  le  coude  appuyé  sur  un 
autre  ;  après  quoi  pour  l'ordinaire  elle  passe  à  l'eau  les  tasses  et  les  sou- 
coupes. Sa  voiture  est  commandée  pour  onze  heures;  il  y  a  loin  d'ici  là  ; 
elle  se  rend  donc  dans  une  petite  pièce  où  elle  fait  de  la  pâtisserie,  après 
avoir  placé  sa  robe  de  soie  couleur  de  souris  sous  la  protection  d'un 
tablier  blanc.  Vingt  minutes  avant  l'arrivée  de  sa  voiture,  elle  se  retire 
dans  sa  chambre,  comme  on  l'appelle  ,  secoue  et  plie  son  tablier  blanc  , 
met  la  dernière  main  à  sa  riche  toilette  ,  et  couronne  l'œuvre  en  plaçant 
avec  précaution  sur  sa  tête  son  élégant  bonnet  et  tous  les  accessoires  qui 
en  dépendent.  Elle  descend  l'escalier  et  en  atteint  la  dernière  marche 
au  moment  précis  où  le  nègre  libre  qui  est  cocher,  annonce  au  nègre- 
libre  qui  est  valet  de  pied,  que  la  voitui'e  attend.  Elle  monte  en  donnant 
pour  mot  d'ordre  «  à  la  Société  Dorcas.  »  Son  valet  de  pied  reste  à  la 
maison  pour  nétoyer  les  couteaux  ;  mais  son  cocher  est  assez  sûr  des 
chevaux  pour  les  abandonner  à  leur  sagesse  pendant  qu'il  ouvre  la  por- 
tière; et  sa  maîtresse  qui  n'est  point  accoutumée  à  rencontrer  la  main  d'un 
homme  en  pareille  occasion  ,  peut  très-bien  ,  quoique  l'une  des  siennes 
soit  chargée  d'un  panier  à  ouvrage ,  et  l'autre  d'un  énorme  paquet  de 
ces  indéfinissables  bagatelles  que  les  dames  ont  coutume  d'offrir  en  tribut 
aux  sociétés  de  bienfaisance  ,  sortir  de  voiture  sans  aucun  secours 
étranger.  Elle  entre  dans  le  parloir  préparé  jiour  la  rccnion;  elle  j 
trouve  sept  autres  dames  absolument  semblables  à  elle,  et  prend  sa 
place  autour  de  la  table  ;  elle  présente  son  offrande  ,  qui  est  reçue  avec 
un  sourire  aimable  parle  divan  circulaire;  et  ses  coupons  de  draps,  ses 
bouts  de  ruban  ,  son  papier  doré ,  et  ses  cents  d'épingles ,  vont  se  réunir 
aux  coupons  de  draps,  aux  bouts  de  ruban,  au  papier  doré  et  aux  cents 
d'épingles  qui  couvrent  déjà  la  table.  Elle  tire  ensuite  de  son  panuier 
à  ouvrage  trois  pelotes  laites  de  sa  main,  quatre  essuie-plumes,  sept 
alumettes  en  papier  de  couleur  et  une  boîte  de  montre  en  carton,  qui 
sont  accueillis  avec  acclamations ,  et  que  la  plus  jeune  dame  de  la  société 
va  déposer  avec  soin  .sur  des  rayons,  parmi  une  quantité  prodigieuse  d'ar- 


MOEIUS    DUS     AMÉRICAINS.  ■        C)^ 

licles  de  la  raênie  espèce.  Cela  fait,  elle  tire  son  dé  et  demande  son  ou  - 
vragcj  ou  le  lui  apporte,  et  les  huit  dames  cousent  ensemble  pendant 
quelques  heures.  Leur  conversation  roule  sur  les  prêtres  et  sur  les  mis- 
sions, sur  le  produit  de  la  dernière  vente  et  sur  celui  que  la  prochaine 
fait  espérer;  sur  la  queslion  de  savoir  si  ce  sera  le  jeune  M.  A...  ou  le 
jeune  M.  B...  qui  eu  recevra  le  montant,  et  qu'on  mettra  par  là  en  mesure 
de  partir  pour  Libéria  ;  sur  l'horrible  bonnet  que  portait  à  l'office  du 
malin  ,  le  dimanche  précédent,  madame  une  telle;  sur  le  beau  ministre 
qui  occupait  Ja  chaire  à  l'office  de  l'après-diné  ,  et  sur  la  quête  abon- 
dante de  l'office  du  soir. 

«  Les  aiguilles  et  les  langues  vontainsijusqu'à  trois  heures.  A  troisheu- 
I  es,  on  annonce  la  voiture  de  madame,  qui  retourne  au  logis  avec  son  pa- 
nier à  ouvrage.  Elle  monte  dans  sa  chambre,  ôte  et  enferme  soigneuse- 
ment son  bonnet  et  tout  ce  qui  en  dépend  ,  met  son  tablier  de  soie  noire 
iestouné,  va  faire  un  tour  dans  la  cuisine  pour  voir  si  tout  est  bien,  et 
se  rend  de  là  dans  la  salle  à  manger,  oii,  apès  avoir  jeté  un  coup  d'œil 
attentif  sur  la  table  préparée  pour  le  dîner,  elle  s'assied,  son  ouvrage 
à  la  main  ,  pour  attendre  son  mari.  Il  arrive,  lui  donne  une  poignée 
de  main  ,  crache  et  se  met  à  table.  La  conversation  n'interrompant  pas 
l'opération  ,  en  dix  minutes  le  dîner  est  fini.;  le  dessert  et  le  vin  de  pal- 
mier, le  journal  et  le  sac  à  ouvrage  succèdent.  Dans  la  soirée,  le  mari, 
qui  est  un  savant ,  se  rend  à  la  société  Wister  ,  et  après ,  fait  un  whist 
avec  un  voisin ,  et  jour  serré.  Un  jeune  missionnaii-e  et  trois  membres 
de  la  société  Dorcas  viennent  prendre  le  thé  avec  sa  femme  ;  et  ainsi 
(mit  la  journée.     » 

Le  passage  suivant  prouve  encore  mieux,  combien  la  vie  de 
lamille  est  étrangère  aux  goûts  et  aux  Ijabiludes  américaines. 

«  Par  des  raisons  qu'une  intelligence  anglaise  n'e.st  point  capable  de 
comprendre,  un  grand  nombre  déjeunes  ménages,  au  lieu  d'avoir  une 
maison  ,  se  mettent  en  pension  à  l'année  dans  un  hôtel,  où  ils  logent  en 
garni,  et  mangent  à  table  d'hôte. 

«  A  la  vérité,  il  est  rare  que  les  familles  qui  vivent  ainsi,  jouissent 
d'une  fortune  considérable  ;  mais  un  grand  nombre  du  moins  occupent  un 
rang  dans  la  société  qui ,  parmi  nous ,  semblerait  incompatible  avec  une 
telle  situation.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne  puis  rien  imaginer  de  plus 
propre  à  consolider  l'insignifiance  des  femmes  ,  que  de  les  marier  à 
17  ans,  et  de  les  placer  ainsi  en  pension  dans  un  hôtel  ;  j'ajoute  que  je 
ne  puis  concevoir  une  vie  d'une  plus  ennuyeuse  monotonie  pour  elles. 
n  semble  toutefois  qu'elles  n'en  jugent  point  ainsi ,  car  plusieurs  m'oui 


y6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déclaré  que  c'était  à  leurs  yeux  ce  qu'il  y  avait  de  plus  agréable,  de  n'a- 
voir ainsi  ni  ordre  à  donner,  ni  souci  à  prendre.  Mais  elles  ne  m'ont 
point  convertie,  et  en  dépit  delsurs  assurances,  j'ai  toujours  éprouvé  un 
mélange  de  pitié  et  de  mépris  pour  celles  qui  avaient  adopté  celte  ma- 
nière de  vivre,  ou  qui  avaient  du  s'y  résigner. 

«  Où  en  serait  une  jeune  femme   anglaise  nouvellement  mariée  ,  si 
la  tète  et  le  cœur  encore  pleins  des  doux  plans  de  bonheur  domestique  et 
d'arrangemens  intérieurs  qu'elle  a  formés  ,  elle  se  voyait  tout  à  coup  con- 
damnée à  subir  une  pareille  vie.  Quelle  servitude  que  d'être  obligée  de 
se  lever  ponctuellement  à  l'heure  du  déjeuner,  si  l'on  ne  veut  pas,  en  en- 
trant dans  la  salle  à  manger,  être  accueillie  par  une  sèche  inclination  de 
la  maîtresse  du  logis ,  et  en  s'asseyant  à  la  table  commune ,  ne  plus  trou- 
ver d'œufs  et  n'avoir  que  du  café  froid.  Je  me  suis  souvent  amusée  à 
observer  les  petites  scènes  qui  ont  lieu  dans  ces  occasions,  et  dans  les- 
quelles les  signes  muels  ont  beaucoup  plus  de  sens  que  les  paroles  profé- 
rées. La  retardataire  atïamée  jette  un  long  regard  autour  de  la  table,  et 
après  s'être  assurée  qu'il  ne  reste  point  d'œufs  ,  elle  dit  d'une  voix  haute  et 
distincte  :  «  Je  mangerais  volontiers  un  œuf.  »  Mais  comme  ces  paroles  ne 
s'adressent  à  personne  en  particulier,  personne  non  plus  ne  répond,  à 
moins  que  le  mari  ne  se  trouve  à  table ,  auquel  cas  il  réplique  :  «  11  n'y  a 
plus  d'œufs,  ma  chère.  »  La  maîtresse  du  logis  fait  semblant  de  ne  point 
entendre  cette  observation,  et  le  vorace  coupable  qui  a  avalé  deux  œufs 
(  car  en  Amérique  il  y  a  toujours  autant  d'œufs  que  de  nez,  ni  plus  ni 
moins  )  laisse  percer  l'embarras  dans  lequel  le  jette  la  conscience  de  sa 
faute.  Le  déjeuner  s'achève  dans  un  sombre  silence,  sauf  ((uelques  notes 
timides  du  perroquet  ou  du  canari  de  la  maison.  Lorsqu'il  est  terminé, 
les  hommes  courent  à  leurs  afiaires,  et  les  femmes  désœuvrées  regrim- 
pent l'escalier,  les  unes  jusqu'au  premier,  les  autres  jusqu'au  deuxième, 
les  autres  jusqu'au  troisième  étage,  en  raison  inverse  du  nombre  de 
dollars  qu'elles  paient,  et  se  claquemurent  dans  leurs  chambres  respec- 
tives. Quant  à  ce  qu'elles  y  font,  il  n'es!  pas  aisé  de  le  dire;   mais  je 
suppose  qu'elles  y  savonnent  et  repassent  un  peu,  qu'elles  y  cousent 
beaucou]),  et  que  le  reste  du  temps  elles  se  balancent  sur  leur  chaise. 
J'ai  toujours  remarqué  que  les  dames  qui  vivaient  en  pension  ,  portaient 
des  collerettes  et  des  pèlerines  plus  soigneusement  travaillées  et  plissées 
que  les  autres,  La  charrue  est  à  peine  un  instrument  plus  honoré  en  Amé- 
rique que  l'aiguille.  Aussi  bien,  comment  les  fouîmes  poiuraient-clles  tuer 
le  temps  sans  elle?  Et  toutefois  raiguilie  cl  lo  temps  nuiraient  par  leur 
peser,  si  les  matinées  étaient  aussi  longues  en  Amérique  que  chez  nous  j 
mais  par  bonheur  elles  y  sont  courtes,  quoiqu'on  y  déjeune  à  huit  heures. 


MOKliRS     ors     AMliiUCAINS.  q'J 

ic  C'est  généralement  j  deux  heures  que  les  pensionnaires  mâles    se 
réunissent  de  nouveau  aux  pensionnaires  femelles  pour  dîner.  Hormis 
quelques  paroles  murmurées  entre  les  maris  et  leurs  femmes ,  ce  repas  est 
aussi  silencieux  que  celui  du  matin.  Quelquefois  une  solitaire  bouteille 
de  vin  flanque  l'assiette  d'un  ou  deux  individus;  mais  elle  n'ajoute  rien 
à  la  gaîté  delà  réunion  ,  et  rarement  plus  d'une  rasade  à  la  bonne  chère 
de  son  maître.  Ce  n'est  ni  ,:  pareille  heure,  ni  en  pareil  lieu  que  les  gen- 
tilshommes de  l'Union  boivent.  Le  dîner  est  donc  bientôt  achevé,   et 
si,  quand  la  salle  est  évacuée,  vous  en  sortez  à  votre  tour  et  grimpez 
l'escalier  par  lequel  se  sont  évanouis  les  convives,  en  passant  succes- 
sivement devant  les  apparlemens  des  épouses  indulgentes  qui  viennent 
de  vous  quitter,  vous  sentirez  s'en  exhaler  une  odeur  de  cigare,  qui  vous 
aidera  à  vous  représenter  le  genre  de  plaisir  auquel  les  aimables  couples 
se  livrent.  Si  l'homme  est  un  mari  poli,  aussitôt  qu'il  a  fini  de  boire 
et  de  fumer  ,  il  offre  son  bras  à  sa  femme  jusqu'au  coin  de  la  rue  oîi 
ïon  magasin  ou   son  bureau  est  situé ,  et  là  il  la  laisse  ,  sauf  à  elle  à 
tourner  ses  pas  du  côté  qu'elle  aime  le  mieux.  Comme  c'est  l'heure  où 
les  femmes  sont  en  toilette ,  elle  va  oîi  elle  a  quelques  chances  d'être 
vue;  ou  bien  elle  fait  quelques  visites;  ou  bien  elle  entre  à  l'église, 
ou  dans  quelque  boutique   avec    laquelle  son  mari  fait   des   affaires; 
puis  elle  rentre  chez  elle  !  je  me  trompe ,  on  n'est  pas  chez  soi  dans 
un  hôtel.  Non,  elle  rentre  dans  cette  froide  atmosphère  d'une  mai- 
son publique,  oîi  l'hospitalité  est  inconnue,  que   l'intérêt   administre 
et  non  point  l'affection  ,  et  où  l'intérêt  seul  vous  accueille.  Les  habitans 
de  ce  caravansérail  se  rencontrent  de  nouveau  h  l'heure  du  thé ,  oii  cha- 
cun s'efforce  d'avoir  le  meilleur  lot  dans  le  partage  du  sucre  et  des 
gâteaux  ;  après  quoi  ceux  qui  ont  le  bonheur  d'avoir   des  enî^gemens 
pour  la  soirée,  se  hâtent  de  sortir,  tandis  que  ceux  qui  n'en  ont  point,  ou 
se  retirent  de  nouveau  dans  leur  chambre  solitaire,  ou  ce  qui  me  paraît 
encore  pis ,  demeurent  dans  la  salle  commune,  au  milieu  d'une  société 
qu'aucun  lieu  ne  cimente,  qu'aucune  aflection  n'anime,  dont  tous  les 
élémens   ont   été  rapprochés  par  le  hasard  et  peuvent  être  séparés  de 
nouveau  par  le  plus  léger  motif.  Je  remarquais  que  les  hommes  avaient 
toujours  après  le  thé  quelques  affaires  qui  les  obligeaient  de  sortir,  et 
je  le  comprenais  sans  peine. 

n  Ce  n'est  pas  ainsi  que  les  femmes  peuvent  obtenir  l'influence  sociale 
qu'elles  ont  en  Europe,  et  dont  les  philosophes  comme  les  hommes  du 
monde  s'accordent  à  reconnaître  les  salutaires  effets.  C'est  en  vain  que 
de  savans  collèges  sont  fondés  pour  l'éducation  des  jeunes  personnes  ; 
c'e.st  en  vain  qu'on  leur  confère  des  degrés  académiques;  une  fois  ma- 
riées, et  toutes  ces  bribes  d'une  .science  fastueuse  oubliées,  la  déplo- 


(|bi  niiVUF.    DI.S    DliUX    MONors. 

rablc  insignifiance  des  femmes  américaines  n'en  apparait  pas  moins; 
cl  j'ose  dire  qu'aussi  long-temps  qu'on  ne  les  aura  pas  relevées  de  ce) 
état  de  nullité  ,  rirn  ne  sera  changé  au  ton  et  aux  manières  de  la  société 
américaine.   » 

Rien  ne  démontre  mieux  combien  le  goût  est  peu  développé 
en  Amérique,  que  les  singulières  idées  qu'on  y  a  de  ce  qui  est 
décent,  et  de  ce  qui  ne  l'est  pas.  Les  anecdotes  suivantes  quelcpie 
liUiies  qu'elles  soient,  méritent  d'être  recueillies. 

«  Sur  la  porte  d'une  des  salles  dumusée,  on  lit  cette  inscription  :  Galerie 
des  statues  antiques.  La  porte  était  ouverte,  mais  un  rideau  tiré  en  do- 
dans  masquait  l'intérieur  de  la  salle.  Comme  je  m'ariêtais  pour  lire 
l'inscription  ,  une  vieille  femme,  qui  probablement  était  la  gardienne  de 
la  galerie  ,  s'avança  et  s'adressanl  à  moi  avec  un  air  mystérieux  :  «  Vile, 
<<  vite  ,  madame;  entrez,  c'est  le  moment;  personne  ne  peut  vous  voir, 
c   dépêchez-vous.  » 

«  Je  demeurai  toute  surprise,  et  retirant  mon  bras  dont  elle  s'était  em- 
parée ,  sans  doute  pour  bâter  mes  mouvemens  ,  je  lui  demandai  d'un  air 
très-sérieux  ce  qu'elle  voulait  dire? 

«  Oh  !  madame  ,  me  répondit-elle  ,  c'esl  que  les  femmes  sont  bien  aises 
«  d'entrer  seules  dans  la  galerie  ,  et  quand  il  n'y  a  pas  d'hommes  pour 
«   les  voir.   » 

«  En  pénétrant  dans  cette  salle  mystérieuse,  la  première  chose  qui  me 
frappa,  fut  un  avis  au  public  par  lequel  on  l'invitait  à  ne  pas  imiter  le  zèle 
de  quelques  visiteurs  qui  avaient  mutilé  de  la  manière  la  plus  honteuse 
et  la  plus  indécente  un  certain  nombre  de  statues.  Assurément,  pareille 
I  hose  ne  serait  pas  arrivée  sans  l'absurde  usage  d'introduire  à  des  heures 
diffi'renles  les  hommes  et  les  femmes.  Aussi  long-temps  que  les  idées  de 
])udeur  des  Américains  ne  se  seront  point  épurées,  il  me  semble  que  le 
mieux  serait  d'interdire  absolument  aux  femmes  l'entrée  de  cette  galerie. 
Je  n'ai  jamais  senti  ma  délicatesse  alarmée  en  visitant  celle  du  Louvre; 
mais  j'avoue  que  je  me  suis  sentie  oÉfensée  à  Phihidelphie,  par  le  soup- 
çon que  je  pouvais  attacher  mes  regards  sur  des  choses  estimées  indé- 
centes. Du  reste,  toutes  ces  précautions  grossières,  et  le?  sentimens  qui 
les  inspirent,  et  les  résultats  qu'elles  produisent,  peuvent  donner  unr 
idée  de  cette  fausse  délicatesse  dont  les  Américains  s'enorgueillissent , 
el  qui  donne  une  couleur  si  particulière  à  leur  société. 

«  Deux  figurantes,  probablemen  t  e  xportées  de  l' Ambigu-Comique  ou  delà 
Gaîté,  et  du  resteforl  insignifiantes,  débutèrent  à  Cincinnati  pendant  que 
j'y  étais  quand  Mercure  lui-même  serait  descendu  duciel,  et  aurait  dansé 


MOiaiRS     DKS     AMEIilCAINS.  C)(  ) 

unsolo,  sa  divinité  n'aurail  pas  produit  une  plus  violente sciisaJiori.  C'cpcn- 
danll'i  lonncincnt  et  l'admiration  ne  furent  ])as  Ils  seuls  sentiineus  que  nos 
deux  artistes  excitèrent  ;  l'horreur  et  l'cfti-oi  s'y  joignirent  à  un  degré 
presqu'égal.  Personne  que  je  sache  n'hésitail  k  reconnaître  en  elles 
dadniirahles  danseuses  ,  mais  tout  le  monde  convenait  avec  la  même  una- 
nimité ,  que  jamais  la  morale  des  états  de  l'ouest  ne  se  relèverait  du 
coup  que  ces  fatales  Sj  rênes  venaient  de  lui  porter.  Lorsqu'on  me  de- 
manda si  j'avais  vu  ùe  ma  vie  chose  si  horrible  ,  je  ne  sus  que  répondre, 
car  nos  danseuses  avaient  pris  tous  les  soins  imaginables  pour  ne  point 
choquer,  soit  dans  leur  mise  soit  dans  leur  danse  ,  la  goût  susceptible  des 
Américains.  Mais  Virginie  dans  sa  plus  transparente  toilette ,  ou  Ta- 
glioni dans  ses  pirouettes  les  plus  hatdies,  n'auraient  pas  excité  une  plus 
grande  réprobation.  Les  dames  abandonnèrent  entièrement  le  théâtre, 
les  hommes  murmuraient  et  détournaient  lu  tète  lorsqu'il  était  question 
de  ce  scandale  ;  le  clergé  dénonça  les  malheureuses  du  haut  de  la  chaire  ; 
et  si  on  les  nomniail  dans  les  meetings ,  ce  n'était  que  pour  exprimer 
la  profonde  horreur  qu'elles  inspiraient.  Quant  k  moi ,  je  me  demandais 
si  la  vertu  était  une  plante  qui  croît  dans  un  pays  sous  une  certaine 
l'orme  et  qui  fleurit  ailleurs  sous  une  autre?  Quels  misérables  pécheurs 
nous  sommes,  si  les  Américains  de  l'ouest  ont  raison  !  En  vérité  ,  c'est 
une  question  bien  embarrassante. 

«  Mais  ce  ne  fut  pas  le  seul  point  sur  lequel  je  trouvai  mes  idées  du 
bien  et  du  mal  entièrement  confondues;  chaque  jour  m'apprenait  que 
des  actions  qu'on  m'avait  enseigné  k  considérer  comme  aussi  légitimes 
que  celle  déboire  et  de  manger,  excitaient  l'horreur  des  personnes  qui 
m'entouraient  ;  une  foule  de  mois  que  j'avais  toujours  prononcés  sans  le 
moindre  scrupule  m'étaient  interdits  ,  et  je  devais  y  substituer  les  péri- 
phrases les  plus  étranges.  Il  me  paraît,  je  l'avoue,  que  malgré  une  cer- 
taine pruderie  de  mœurs  qui  surpasse  de  beaucoup  celle  des  Scribes  c! 
des  Pharisiens  ,  l'imagination  des  Américains  s'enflamme  avec  une  alar- 
mante facilité;  je  pourrais  citer  beaucoup  d'anecdotes,  je  me  bornerai 
à  un  petit  nombre  : 

«Un  jeune  Allemand,  parfaitement  bien  élevé,  vint  un  jour  me 
trouver  ;  il  était  au  désespoir;  il  .ivait ,  sans  ie  vouloir  ,  offensé  une  des 
principales  familles  du  voisinage  ;  et  son  crime  était  .d'avoir  ,  devant  les 
dames,  imprudemment  prononcé  le  mot  de  corset.  Par  amitié  pour  lui  . 
une  vieille  dame  lui  avait  révélé  la  cause  de  la  froideur  avec  laquelle  il 
était  reçu  depuis  ce  malheureux  jour;  elle  l'avait  fortement  engagé  à 
présenter  ses  excuses;  il  me  dit  qu'il  ne  demandait  pas  mieux,  mais 
qu'il  se  sentait  très-embarrassé  ,  et  il  me  pria  de  lui  donner  mon  avis  sui 
la  manière  dont  il  devait  r,'y  prendre. 


lOO  r.EVUt    DES     DEUX     MONRES. 

«  Une  Anglaise  qui  avait  clé  long-lemps  à  la  têlc  d'un  pensionnat  dan» 
une  des  villes  de  la  côlc,  me  dit  que  ce  qui  lui  coulait  le  plus  de  peine 
était  de  substituer  dans  l'esprit  de  ses  élèves  le  sentiment  de  la  vraie 
<lclicatesse  à  la  pruderie  toute  puritaine  dans  laquelle  elles  avaient  été 
élevées.  Parmi  beaucoup  d'anecdotes  qu'elle  me  raconta  ,  je  citerai 
celle  d'une  jeune  personne  de  quatorze  ans  qui ,  en  entrant  au  parloir 
où  venait  de  la  faire  demander  une  dame  de  ses  amies,  et  y  trouvant  un 
jeune  homme  qui  accompagnait  cette  dame,  se  couvrit  les  yeux  de  ses 
mains  et  s'enfuit  en  criant  :  Un  homme!  un  homme!  un  homme! 

«  Une  autre  fois,  une  de  ses  élèves  montant  l'escalier,  rencontra  un 
garçon  de  quatorze  ans  qui  le  descendait;  son  agitation  fut  si  grande, 
qu'elle  s'arrêta  tout  court ,  jetant  des  cris  et  poussant  des  gémissemens , 
et  qu'elle  ne  voulut  point  passer  jusqu'à  ce  que  le  jeune  homme  eût  con- 
senti à  remonter  l'escalier  et  à  lui  laisser  le  chemin  libre. 

«  Il  y  a  un  jardin  à  Cincinnati  où  les  habitans  ont  coutumed'aller  pour 
respirer  l'odeur  des  roses  et  prendre  des  glaces.  Afin  que  les  promeneurs 
ne  touchassent  point  aux  fleurs  ,  le  propriétaire  avait  imaginé  de  placer 
à  l'entrée  du  parterre  un  poteau  avec  une  espèce  d'enseigne  représen- 
tant une  paysanne  suisse ,  laquelle  tenait  dans  sa  main  une  inscription 
exprimant  l'invitation  de  ne  point  cueillir  les  roses.  Malheureusement 
pour  l'artiste  ou  pour  le  propriétaire,  ou  pour  tous  les  deux  à  la  fois, 
le  jupon  de  cette  figure  ne  descendait  pas  jusqu'au  talon  ;  cela  fit  frémir 
les  dames  de  Cincinnati ,  et  l'on  signifia  au  propriétaire  qu'il  eût  à 
allonger  la  jupe  de  sa  paysanne,  s'il  voulait  que  le  beau  monde  delà  ville 
vînt  visiter  son  jardin.  Le  marchand  déglaces  effrayé  se  hâta  d'expédier 
lin  messager  au  malencontreux  artiste,  auteur  du  tableau.  Celui-ci  arriva 
fort  empressé,  mais  malheureusement  il  avait  oublié  une  partie  de  ses 
couleurs  ;  toutefois  le  cas  était  trop  pressant  pour  admettre  aucun  délai  ; 
une  bordure  bleue  fut  donc  ajoutée  à  un  cotillon  rouge,  et  la  fif;ure 
est  encore  là  pour  attester  à  tous  les  passans  l'immaculée  délicatesse  des 
dames  de  Cincinnati. 

«  J'étais  quelquefois  tentée,  je  l'avoue,  de  soupçonner  que  cette  exces- 
sive pruderie  n'avait  pas  des  racines  bien  profondes.  Elle  me  semblait 
moins  indiquer  une  délicatesse  vraie,  qu'une  grossièreté  d'imagination 
qui  avait  besoin  d'un  voile ,  mais  qui  ne  parvenait  pas  à  l'ajuster  avec 
grâce.  Ces  mêmes  femmes  que  je  voyais  prêtes  à  s'évanouir  h  l'idée  d'une 
statue ,  laissaient  parfois  échapper  des  saillies  qui  me  confondaient  et  qui 
me  faisaient  comprendre  que  l'indélicatesse  dont  on  nous  accuse ,  nous 
autres  femmes  de  l'Europe,  a  ses  limites.  J'éprouve  quelque  embarras  à 
raconter  l'anecdote  suivante,  mais  elle  explique  trop  bien  ma  pensée 
pour  être  omise. 


MOEURS    DES    AMERICAIN».  101 

«  Une  jeune  dame  mariée,  appartenant  à  la  haute  société  ,  de  la  pru- 
derie la  plus  sévère,  et  qui  avait  été  élevée  dans  un  des  pensionnats  les 
.plus  distingués  de  l'Amérique,  me  raconta  un  jour  que  sa  maison  ,  siluce 
à  un  demi  mille  de  la  vilie ,  avait  malheureusement  pour  vis-à-vis  une 
autre  maison  d'une  réputation  plus  que  douteuse,  s  C'est  une  chose  abo- 
minable ,  me  dit-elle,  de  voir  les  gens  qui  entrent  là  et  de  penser  aux  dan- 
gers auxquels  ils  s'exposent.  Une  de  mes  amies  et  moi  nous  jouâmes ,  l'été 
dernier,  un  beau  tour  à  l'un  d'eux.  Elle  passait  la  journée  avec  moi,  et 
comme  nous  étions  assises  près  de  la  fenêtre,  nous  vîmes  un  jeune  homme 
de  notre  connaissance  mettre  pied  à  terre  devant  cet  horrible  lieu.  Nous 
nous  dépêchâmes  bien  vite  de  descendre  au  jardin  et  de  nous  mettre  en 
sentinelles  à  la  porte  pour  guetter  son  retour.  Quand  nous  le  vîmes  reve- 
nir ,  nous  sortîmes  tout  à  coup  et  je  lui  dis  :  «  N'êtes-vous  pas  honteux  , 
monsieur,  de  passer  et  de  repasser  ainsi  devant  la  porte  de  notre  maison  ?  >• 
Je  n'ai  jamais  vu  un  homme  si  déconcerté.  » 

n  II  m'arriva  un  jour  de  dire  à  une  jeune  dame  qu'une  partie  de  cam- 
pagne, dans  un  lieu  que  je  lui  désignais,  serait  délicieuse ,  et  que  j'a- 
vais le  dessein  de  la  proposer  à  quelques-uns  de  nos  amis.  Elle  convint 
que  rien  ne  serait  plus  agréable.  «  Mais  je  crains,  ajouta-t-elie  ,  que 
vous  ne  réussissiez  pas  ;  nous  ne  sommes  pas  accoutumées  à  do  pareilles 
choses,  et  je  crois,  pour  ma  part,  qu'il  n'est  pas  convenable  à  des  fammes 
de  s'asseoir  sur  l'herbe  avec  des  hommes.  » 

«  Parmi  les  exemples  de  cette  espèce  de  modestie  que  nous  n'avons  pas, 
et  qui  est  particulière  aux  Américaines,  en  voici  un  dont  j'ai  été  fréquem- 
ment témoin ,  et  qui ,  tout  en  manifestant  la  délicatesse  des  dames ,  a  l'a- 
vantage d'être  pour  les  hommes  une  occasion  d'excellentes  plaisante- 
ries. Une  jeune  femme  est  occupée  à  faire  une  chemise  (je  n'ai  pas  be- 
soin d'avertir  que  ce  serait  le  comble  de  la  dépravation  de  prononcer 
cet  épouvantable  mot  )  ;  un  homme  entre  et  commence  le  spirituel  dia- 
logue que  voici  : 

—  Que  faites-vous ,  miss  Clarice  ? 

—  Une  camisole  pour  la  poupée  de  ma  sœur,  monsieur. 

—  Une  camisole?  impossible  !  Il  est  évident  que  ce  n'est  pas  une  ca- 
misole. Allons,  miss  Clarice ,  confiez-mci  ce  que  c'est. 

—  Ne  voyez-vous  pas  que  c'est  un  tablier  pour  une  de  nos  négresses , 
monsieur  Smith  ? 

—  Comment  pouvez -vous  dire  pareille  chose,  miss  Clarice?  pour- 
quoi, si  c'était  un  tablier,  réuniriez-vous  ainsi  les  deux  côtés  de  la 
toile  ?  En  vérité ,  vous  me  devez  une  meilleure  explication. 

TOME    VIII.  'J 


loa  HF.VUF,    OKS    DEUX     MONDES. 

—  Alors,  monsieur,  puisque  on  ne  peut  rien  vous  cacher,  je  vous 
(lirai  que  c'est  une  taie  d'orcillcr. 

—  Cela  ne  passera  pas ,  miss  Clarice.  Ce  serait  donc  l'oreiller  d'un 
jjéant.  Dcvinerai-je? 

—  Finissez-donc  ,  monsieur  Smilh,  et  voyez  vous-même;  car  je  ne 
sais  plus  que  vous  dire. 

Long-temps  avant  que  la  conversation  arrive  àce  point,  de  longs  éclats 
de  rire  sont  échangés  entre  les  interlocuteurs.  Je  vis  un  jour  une  jeune 
dame  tellement  mise  aux  abois  par  un  spirituel  dandy,  que  ,  pour  prouver 
qu'elle  faisait  un  sac  ,  et  pas  autre  chose  qu'un  sac ,  elle  ferma  par  une 
bonne  couture  le  bas  de  sa  chemise,  après  quoi  elle  la  lui  montra  d'un 
air  triomphant  en  s'écriant  :  '<  Là  ,  maintenant!  qu'avez-vous  à  répondre 
à  cela?  » 

Nous  terminerons  ces  extraits  beaucoup  trop  nombreux  sans 
doute,  en  mettant  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs  la  conclusion 
du  livre  de  mistress  TroUope.  Elle  mérite  d'être  lue. 

«  Les  choses  qu'on  a  lues  dans  ce  livre  auront  assez  fait  comprendre, 
je  suppose,  que  je  n'aime  pas  l'Amérique,  Je  l'avoue  ,  et  je  m'en  étoime 
moi-même.  J'y  ai  laissé  des  amis  qui  ont  toute  mon  admiration  ,  et  qui 
ne  sortiront  jamais  de  mon  cœur  ;  le  pays  m'a  paru  beau  ,  son  territoire 
fertile ,  son  industrie  et  son  avenir  pleins  de  grandeur  et  d'espérance. 
D'oii  vient  donc  ce  sentiment  ?  J'ai  besoin  de  m'en  rendre  compte  à  moi- 
même  et  de  l'expliquer  aux  autres  ;  j'ai  besoin  de  découvrir  et  de  dire 
ce  qu'il  y  a  au  fond  de  mes  souvenirs ,  qui  neutralise  tout  ce  que  j'ai  vu 
de  beau ,  de  bon  et  de  grand  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique ,  et  m'inspire 
pour  l'Amérique  une  invincible  aversion. 

«  On  a  coutume  de  dire  que  ce  qui  fait  le  charme  d'un  pays,  ce  sont 
moins  les  choses  que  les  personnes.  La  vérité  de  cette  observation  m'a 
toujours  frappée,  et  plus  d'une  fois  elle  s'est  présentée  à  mon  esprit  en 
Amérique.  Je  ne  parle  ni  de  mes  amis ,  ni  des  amis  de  mes  amis.  Le  petit 
nombre  de  patriciens  qu'on  y  trouve  forment  une  race  à  part  ;  ils  vivent 
entre  eux  et  pour  eux  ,  ne  se  mêlent  point  aux  affaires  publiques  qu'ils 
abandonnent  avec  une  espèce  de  dédain  à  leurs  cordonniers  et  à  leurs 
tailleurs,  et  ne  représentent  pas  plus  la  nation  américaine  que  la  tête 
de  Byron  celles  des  autres  pairs  anglais.  Je  ne  parle  point  de  ces 
hommes-là  ;  je  parle  de  la  population  américaine  en  général,  telle  qu'on 
la  trouve  dans  les  villes  et  dans  les  campagnes,  dans  les  classes  riches 
et  dans  les  classes  pauvres ,  dans  les  état^;  du  midi  et  daas  ceux  du  nord. 


MOKl.RS     DKS     AMKRICAINS.  1  OO 

Ur ,   cette  race  ,  je   ne  l'aime  pas  ;  je  n'aime  ni  ses  principes ,  ni  ses 
manières,  ni  ses  opinions. 

«Je  voudrais  avoir  le  droit  de  dire  aussi  que  je  n'aime  pas  son  gouverne- 
ment, je  le  dirais;  mais,  comme  femme  et  comme  étrangère,  je  ne 
l'ai  pas.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il  leur  plaît  à  eux  ;  et,  après  cela, 
il  importe  fort  peu  qu'il  déplaise  aux  vieilles  femmes  du  reste  du  monde  . 
J'ai  pénétré  en  Amérique  par  la  Nouvelle-Orléans;  j'ai  passé  deux  an- 
nées entières  à  l'ouest  des  AUéganies,  et  une  autre  dans  les  villes  de 
la  côte.  Durant  ces  trois  années ,  j'ai  conversé  avec  des  citoyens  de  tous 
les  rangs  et  de  toutes  les  parties  de  l'Union  ;  et  ce  que  je  puis  dire ,  c'est 
que  je  n'ai  jamais  entendu  prononcer  un  mot ,  élever  un  doute,  sur  l'ex- 
cellence du  gouvernement.  Quand  donc  les  liabitans  du  pays  entendent 
des  étrangers  mettre  en  question  la  sagesse  de  leurs  institutions  et  en 
désapprouver  les  effets,  y  a-t-il  lieu  de  s'étonner  qu'ils  attribuent  ou 
à  l'incapacité  ou  à  l'envie  de  semblables  jugemens? 

«  Quoi  !  vous  mettez  en  doute  l'existence  d'un  gouvernement  qui  nous 
régit  depuis  un  demi-siècle,  et  que  nous  aimons  mieux  à  mesure  que 
nous  le  pratiquons  davantage  !  »  Telle  est  l'exclamation  bien  naturelle 
de  tout  Américain  à  qui  on  conteste  la  bonté  des  institutions  améri- 
caines ;  et,  sans  aucun  doute,  la  réponse  est  péremptoire.  Je  vais  plus 
loin,  et  j'aime  à  croire  que  quiconque  aura  visité  l'Amérique  et 
connu  les  Américains  ,  en  reviendra  avec  cette  conviction  que  ces  insti- 
tutions sont  de  toutes  celles  qui  conviennent  le  mieux  à  un  tel  pays  et 
à  un  tel  peuple,  et  le  moins  à  tout  autre  peuple  et  à  tout  autre  pays. 

«  Soit  que  le  gouvernement  ait  fait  le  peuple  à  son  image,  ou  le  peuple 
le  gouvernement  à  la  sienne,  toujours  est-il  qu'ils  se  conviennent  par- 
faitement; et,  si  la  dernière  hypothèse  est  la  véritable,  jamais  nation 
assemblée  n'a  fait  preuve  d'une  sagesse  aussi  consommée  et  d'une  aussi 
admirable  sagacité. 

«  Tout  le  monde  sait  de  quelle  source  est  sortie  la  population  de  l'Amé- 
rique ;  des  émigrés  volontaires  et  des  bannis  en  formèrent  le  noyau 
primitif.  Ces  hommes  trouvèrent  une  terre  féconde  qui  récompensa  géné- 
reusement leurs  efforts.  La  colonie  s'accrut  et  prospéra;  les  enfans  suc- 
cédèrent aux  pères ,  les  petits-fils  aux  fils  ,  et  bientôt  la  race  des  premiers 
colons  couvrit  le  sol ,  et  y  fit  couler  le  lait  et  le  miel.  Qu'ils  aient  voulu 
que  ce  lait  et  ce  miel  fussent  à  eux  ,  cela  est  tout  simple  ;  car  que  faisait 
pour  eux  la  mère-patrie?  Elle  leur  envoyait  de  brillans  oiliciers  pour 
garder  leurs  frontières  ,  et  ils  les  auraient  bien  gardées  sans  ces  officiers. 
Elle  imposait  lourdement  leur  commerce ,  et  ne  leur  donnait  en  échange 
qu'une  faible  part  de  ses  faveurs  et  de  sa  gloire.  Ce  n'était  point  parmi 
cn\  qti'elle  venait  choisir  ses  sénateurs ,  ses  ministres,  ses  amiraux.  Des 


!()/[  REVUE   DES    DEUX    JIONDES. 

ïayons  qui  s'échappaient  du  trône  britannique  ,  Lien  peu  travei'saieiïf 
l'océan  et  venaient  luire  sur  eux;  ils  ne  savaient  rien  de  nos  rois  et  de 
nos  héros;  ils  ne  s'y  intéressaient  pas  :  leurs  grands  hommes  à  eux  étaient 
leurs  plus  habiles  négocians.  Nos  savantes  universités  n'étaient  à  leurs 
yeux  que  des  foyers  de  superstition ,  la  splendeur  de  notre  aristocratie 
qu'un  faux  éclat  entretenu  par  leur  or  ;  la  richesse,  la  science  ,  la  rau- 
jeslé  de  l'Angleterre,  leur  importaient  peu;  le  droit  de  marcher  dans 
leur  propre  voie  ,  beaucoup. 

«  Ce  droit ,  peut-on  les  blâmer  d'avoir  voulu  le  conquérir?  Cette  con- 
quête, peut-on  regretter  qu'ils  aient  réussi  à  la  faire  ?  Et  îe  lendemain 
de  leur  triomphe  que  leur  restait-il  à  faire  et  que  firent-ils?  Les  anciens 
de  la  nation  se  rassemblèrent ,  et  dirent  :  «  De  quoi  s'agit-il  ?  Il  s'agit  de 
«  nous  donner  un  gouvernement  qui  nous  convienne  :  qu'il  soit  donc 
«  et  rude  et  austère  et  turbulent  comme  nous  ;  qu'il  n'affecte  ni  la 
«  dignité ,  ni  la  gloire  ,  ni  la  magnificence  ;  qu'il  ne  contrarie  la  volonté, 
«  qu'il  ne  s'interpose  dans  les  affaires  de  personne;  n'ayons  ni  dîmes 
«  ni  impôts,  ni  lois  de  chasse  ni  taxes  des  pauvres;  que  tout  citoyen 
«  participe  à  la  confection  de  la  loi ,  et  qu'aucun  ne  soit  trop  rigou- 
<(  reusement  tenu  de  la  respecter;  que  la  pourpre  ne  couvre  point  nos 
«  magistrats,  ni  l'hermine  nos  juges;  si  un  homme  devient  riche,  ar- 
«  rangeons-nous  pour  que  son  pelit-fils  soit  pauvre,  et  ainsi  nous  main- 
«  tiendrons  l'égalité;  que  chaque  citoyen  prenne  soin  de  lui-même,  et 
«  si  l'Angleterre  vient  de  nouveau  nous  attaquer ,  alors  chacun  combat- 
«  tant  pour  soi ,  nous  saurons  s'il  est  dans  notre  destinée  de  vaincre  ou 
«  de  succomber.   » 

«  Pouvait-on  ,  je  le  demande,  imaginer  rien  de  plus  parfait  qu'un  tel 
gouvernement  pour  un  tel  peuple  ?  Il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'il  en 
soit  satisfait ,  et  il  l'est  encore  moins  que  des  gens  accoutumés  à  la 
tranquillité  d'un  autre  ordre  de  choses,  convaincus  que  par  cet  ordre 
de  choses  leur  patrie  peut  être  heureuse  et  prospérer  sans  le  secours 
des  bavardages  et  des  cris ,  des  froissemens  et  des  luttes  dont  l'Amérique 
est  le  théâtre,  remercient  Dieu  avec  ardeur  de  n'être  point  républicains. 

v<  Jusque-là  donc  tout  est  bien.  Que  les  Américains  préfèrent  une  con- 
stitution qui  leur  convient  si  bien  à  d'autres  qui  ne  leur  conviennent  pas 
du  tout ,  ils  sont  dans  leur  droit,  et  nous  n'y  voyons  rien  à  reprendre  ;  que, 
d'autre  part,  nous  ne  nous  sentions  aucune  inclination  à  échanger  des 
institutions  qui  nous  ont  fait  ce  que  nous  sommes,  contre  aucun  autre 
système  de  gouvernement  possible  ,  ils  devraient  à  leur  tour  et  le  trou- 
ver bon  et  le  comprendre. 

«  Mais  lorsqu'un  Européen  visite  l'Amérique ,  il  n'en  est  pas  ainsi.  Une 
tyrannie  do  la  nature  la  plus  extraordinaire  s'appesantit  sur  lui;  une  ty- 


f,.   V 


MOEURS    DET    AMÉRICAINS.  1  ()jf 


vamiie  qu'un  tHranger  ne  subit  que  là,  et  qu'on  ne  rencontre,  si  j'en 
puis  juger  par  ma  propre  expérience  ,  dans  aucun  autre  pays  civilisé. 

«LeFrançais  vient  visiter  l'Angleterre;  il  est  abîmé  d'ennui  à  nos  longs 
dîners  ;  il  hausse  les  épaules  à  nos  ballets  ;  il  rit  à  gorge  déployée  de 
notre  passion  pour  les  chevaux  ,  de  notre  prédilection  pour  le  roasl-Leef 
et  le  plum-  pudding.  L'Anglais  lui  rend  sa  visite  ;  en  descendant  de  voi- 
ture, il  court  aux  Variétés  voir  \e?,  Anglaises  pour  rire,  et  si  du  milieu 
des  éclats  de  gaîté  qu'excite  cette  pièce ,  vous  entendez  un  éclat  plu» 
bruyant  et  qui  dénote  une  sympathie  plus  cordiale  ,  cherchez  et  vous 
trouverez  qu'il  sort  de  la  bouche  de  cet  Anglais. 

«  L'Italien  débarque  dans  notre  verte  Angleterre ,  et  tout  d'abord  ,  le 
climat  lui  en  parait  insupportable.  Il  jure  que  l'air  qui  altère  une  statue 
ne  convient  point  à  un  homme;  il  soupire  après  les  orangers  et  le  ma- 
caroni, et  sourit  aux  prétentions  poétiques  dune  nation  au  sein  de  la- 
quelle l'épopée  n'est  point  chantée  dans  les  rues.  Et  cependant  nous 
accueillons  le  délicat  habitant  du  midi  avec  bonté  ,  nous  écoutons  avec 
intérêt  ses  plaintes,  nous  cultivons  dans  nos  serres  les  orangers  de  sa 
patrie  ,  nous  apprenons  le  Tasse  à  nos  enfans,  dans  l'espérance  de  lui 
être  plus  agréables. 

«  El  toutefois  nous  ne  surpassons  aucun  peuple  de  l'Europe  dans  cette 
tolérance  ,  et  le  désir  de  profiter  de  la  censure  des  étrangers  ne  nous  est 
point  particulier.  Nous  rions  de  nos  voisins  ,  nous  critiquons  leurs  ou- 
vrages aussi  librement  qu'ils  font  des  nôtres,  et  ils  se  mêlent  à  notre  gaîté 
et  ils  adoptent  nos  modes  et  nos  coutumes.  Ces  plaisanteries  réciproques 
n'engendrent  entre  eux  et  nous  aucun  mauvais  sentiment  ;  et  tant  que 
les  gouvernemens  sont  en  paix ,  les  individus  des  différentes  nations  de 
l'Europe  se  font  un  plaisir  et  nu  point  d'honneur  de  se  visiter,  de  se 
voir,  de  comparer  et  de  discuter  les  singularités  qui  les  distinguent;  et 
tous,  d'une  opinion  unanime,  considèrent  comme  une  preuve  de  bon 
sens  et  de  bon  goût  d'emprunter  à  leurs  voisins  ce  qui  peut  embellir  la  vie 
et  en  adoucir  les  sentiers. 

«  Les  heureux  effets  de  ce  sentiment  se  font  remarquer  maintenant  plus 

que  jamais  dans  les  différentes  capitales  de  l'Europe.  Vingt  années  de 

paix  ont  donné  le  temps  à  chaque  nation  d'emprunter  ce  qu'il  y  avait  de 

bon  dans  les  manières  et  les  coutumes  des  autres  ,  et  il  s'en  est  suivi  un 

.  progrès  rapide  dans  la  civilisation  et  les  idées  de  toutes. 

«  Pour  quiconque  est  accoutumé  à  de  telles  relations  et  à  un  tel  esprit, 
le  contraste  que  présente  le  Nouveau-Monde  est  insupportable  ,  et  c'est 
là  sans  aucun  doute  une  des  principales  causes  de  ce  sentiment  pénible 
avec  lequel  on  se  souvient  des  heures  qu'on  a  passées  en  Amérique. 

«  Prononcez  un  mot,  et  que  ce  mot  indique  un  doute  qr.e  quelque  chose 


Jo()  KEVllK    Ui:S    DKIIX     MONDES. 

en  Amérique  ne  soit  pas  ce  qu'il  y  a  de  mieux  au  monde  ,  vous  produi- 
rez autour  de  vous  un  effet  qu'il  faut  avoir  vu  et  senti  pour  le  compren- 
dre. Et  cependant  si  les  citoyens  des  Etals-Unis  étaient  les  patriotes  dé- 
voués qu'ils  ont  la  prétention  d'être,  à  coup  sûr  ils  ne  consentiraient 
pas  à  s'enfoncer  ainsi  dans  la  conviction  étroite  qu'ils  sont  la  première  et 
la  meilleure  partie  delà  race  humaine,  qu'il  n'y  a  rien  qui  vaille  la  peine 
d'être  appris  que  ce  qu'ils  sont  capables  d'enseigner,  et  rien  qui  vaille 
celle  d'être  désiré  que  ce  qu'ils  possèdent  eux-mêmes. 

«  Il  serait  difficile  à  l'intelligence  humaine  d'imaginer  un  plus  puissant 
obstacle  à  tout  perfectionnement  qu'une  telle  conviction  ,  et  cependant 
je  n'ai  pas  entendu  un  discours,  je  n'ai  pas  lu  un  livre  adressé  à  la  nation 
dans  lequel  on  ne  s'efforçât  de  l'imprimer  dans  son  esprit. 

«  Ce  n'est  pas  le  moyen  d'être  agréable  aux  Américains  que  d'émettre 
l'idée  qu'après  tout ,  il  n'est  pas  impossible  que,  dans  sai  marche  silen- 
cieuse, le  temps  apporte  un  jour  quelque  modification  à  leur  gouver- 
nement adoré,  et  en  vérité  cependant  ils  auraient  tort  de  concevoir 
une  pareille  crainte.  Aussi  long-temps  que  par  un  commun  accord  ils 
pourront  tenir  abaissée  la  prééminence  attachée  par  la  nature  aux  facul- 
tés supérieures  ,  et  empêcher  le  respect  et  la  considération  de  se  fixer  sur 
l'élévation  du  génie,  la  noblesse  des  manières  et  la  grandeur  de  la  po- 
sition sociale ,  ils  peuvent  être  tranquilles  ;  leurs  institutions  subsis- 
teront. 

«  On  m'a  dit  qu'il  y  avait  en  Amérique  des  hommes  qui  verraient  un 
changement  avec  plaisir  ,  des  hommes  qui  ont  assez  de  sagesse  et  de  can- 
deur pour  désavouer  une  égalité  dont  ils  sentent  et  la  fausseté  et  l'im- 
possibilité. 

«Je  ne  sais  si  ces  hommes  existent,  mais  jamais  de  pareilles  opinions  ne 
m'ont  été  communiquées  ;  tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que  je  serais 
heureuse  de  voirie  pouvoir  passer  dans  de  telles  mains. 

«Si  cet  événement  airive  un  jour,  si  des  idées  plus  libérales  et  des  goûts 
plus  élégansse  répandent  en  Amérique,  si  ses  habitansconsentent  enfin  à 
faire  quelque  sacrifice  aux  grâces,  et  à  accorder  quelque  considération 
aux  sentimens  plus  délicatsdes  nations  policées,  alors  nous  éprouverons 
un  double  plaisir,  celui  de  dire  adieu  à  l'égalité  américaine,  et  celui 
d'accueillir  dans  la  communauté  européenne  une  des  plus  belles  con- 
Uées  du  monde.  » 

Th.  Jouffroy. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


So  scptcmlire    iSivi. 


Cette  quinzaine  dura  bien  été  celle  ,  sinon  des  grandes  nouvelles ,  au 
moins  des  grandes  mystifications. 

C'est  d'abord  Sa  Majesté  catholique  que  l'on  a  fait  mourir  lélégraplii- 
quement.  Là-dessus  ,  tout  le  monde  politique  et  financier  de  s'émouvoir  ; 
les  spéculateurs  de  se  lancer  dans  de  savantes  opérations  de  bourse, 
et  les  publicistes  dans  de  profondes  discussions  sur  la  loi  salique.  On 
avait  fait  déjà  bien  des  marchés  à  terme  et  bien  des  combinaisons  de  ré- 
gence ;  mais  ne  voilà-t-il  pas  que  quatre  jours  après  sa  mort ,  Ferdi- 
nand VII  s'avise  de  ressusciter  !  Voyez  un  peu  quel  désappointement 
pour  messieurs  les  publicistes  et  messieurs  les  spéculateurs  !  Les  pre- 
miers en  sont  pour  leurs  prévisions  ,  ce  qui  ne  les  ruine  pas  en  somme  ; 
parmi  les  autres,  beaucoup  pour  leurs  fonds,  ce  qui  leur  coûtera  da- 
vantage ,  assurément. 

Autre  mystification  : 

On  avait  fait  aussi  grand  bruit  d'une  guerre  contre  la  Hollande.  De 
concert  avec  les  Anglais ,  nous  allions  enfin  attaquer  le  roi  Guillaume 
par  terre  et  par  mer  ;  nos  troupes  et  nos  vaisseaux  se  mettaient  en 
mouvement,  et  le  maréchal  Gérard  était  encore  une  fois  parti  pour 
l'armée  du  Nord.  En  grossissant  ainsi  la  voix  et  avec  tout  ce  vacarme  , 
voulait-on  seulement  effrayer  le  monarque  néerlandais  et  lui  arracher 
par  surprise  une  adhésion  aux  protocoles  ?  Je  ne  sais  :  mais  nous  n'a- 
vons pas  long-temps  brandi  nos  sabres  eu  l'air  ;  les  voici  déjà  pacifique- 
ment rentrés  dans  leurs  fourreaux;  voici  que  nous  nous  sommes  remis , 
comme  auparavant ,  à  promener  nos  patrouilles  sur  la  frontière. 

Quant  au  remaniement  ministériel  ,  c'est  une  tapisserie  qui  se  fait 
chaque  jour  et  se  défait  chaque  nuit. 

Il  y  a  surtout  M.  Dupin  q'ii  donne  bien  du  fil  à  retordre  aux  doctri- 


Io8  REVUt  DtS  DEUX  MONDES. 

naires  ,  qui  s'efforcent  de  le  prendre  au  piège  de  leur  ministère.  M.  Dupiiî 
est  à  Paris.  L'ordonnance  qui  lui  inflige  l'intérieur  ou  les  sceaux  est 
signée  :  on  croit  le  tenir  ;  oh  bien  oui  !  M.  Dupin  est  déjà  parti.  Voici 
qu'il  s'est  réfugié  dans  la  Nièvre;  voici  qu'il  se  cache  dans  sa  terre  de 
Raffigny.  Elles  autres  Dupin,  savans  ou  non,  de  courir  après  leur 
frère  ;  et  31.  Persil ,  le  procureur-général  en  personne,  de  se  mettre  en 
campagne  pour  essayer  de  rattrapper  le  fuyard  ! 

Une  mort  malheureusement  trop  certaine ,  et  qui  ne  sera  pas  dé- 
mentie comme  celle  du  roi  d'Espagne,  c'est  la  mort  de  l'auteur  de 
JPaveiiey.  Ainsi  donc  encore  un  puissant  génie,  encore  un  grand 
poète,  encore  un  grand  homme  frappé!  Combien  en  quelques  mois  !..^ 
Cuvier,  Goethe  et  puis  Walter  Scott  !  Mais  nous  ne  devons  pas  nous 
plaindre  ,  a  dit  un  malin  journal ,  il  nous  reste  notre  bibliophile  Jacob. 

Charles  X  a  dû  quitter  Hoiy-Rood,  et  s'embarquer  pour  aller  cher- 
cher sur  le  continent  un  exil  plus  confortable.  Qu'il  aille  en  paix  !  Il 
n'y  a  rien  à  dire  sur  une  pareille  misère;  il  faut  s'écrier,  avec  M.  Victor 
Hugo  : 

Pas  d'outrage  au  vieillard  qui  s'éloigne  à  pas  lents  ! 
C'est  une  piété  d'épargner  les  ruines. 

La  statue  de  James  Watt ,  l'inventeur  de  la  machine  à  vapeur,  vient 
d'être  récemment  placée  à  Westminster,  dans  la  chapelle  Saint-Paul  : 
c'est  bien  juste.  Si  les  rois  s'en  vont,  voici  l'avènement  de  la  machine 
à  vapeur,  le  grand  levier  du  siècle,  sa  vraie  divinité.  A  la  machine  à 
vapeur  donc  les  statues  et  les  autels  au  Panthéon  et  à  Westminster. 

Le  célèbre  amiral  Codringlon ,  appelé  récemment  en  duel  par  un 
jeune  homme  au  sujet  d'une  discussion  électorale  ,  n'a  répondu  à  cette 
provocation  que  par  l'offre  d'un  explication  publique  devant  les  élec- 
teurs. Pour  que  la  conduite  de  l'amiral,  dans  cette  circonstance,  fût 
approuvée  ainsi  qu'elle  l'a  été  généralement  en  Angleterre,  il  ne  lui  fal- 
lait assurément  pas  moins  que  ses  autécédens  de  Wavarin. 

A  Paris ,  le  plus  magnifique  scandale  de  la  quinzaine  a  été,  sans  con- 
tredit, la  Justification  de  M.  Barthélémy. 

—  Mais  de  quoi  donc  ,  m'allez-vous  demander,  était  accusé  M.  Bar- 
thélémy, pour  que  lui  ,  l'accusateur  du  siècle ,  se  vît  contraint  de  se 
justifier  ? 

—  Oh  !  de  peu  de  chose  ;  il  va  vous  le  dire  lui-même.  De  méchantes 
langues  voulaient  qu'il  eût  vendu  son  génie  à  la  police  de  22,000  fr.  à 
157,000  fr.  :  les  calomniateurs  n'étaient  pas  d'accord  sur  la  somme. 

Mal  leur  en  a  pris,  en  vérité  ,  de  cherclier  querelle  à  3L  Barthélémy  : 


REVDE.  CHRONIQUE.  I  OQ 

s'ils  ont  oublié  à  quel  homme  ils  avaient  affaire ,  il  a  soin  lui-même  de 
le  leur  rappeler.  Rien  que  dans  la  préface  de  son  plaidoyer,  voyez  un 
peu  comme  il  traite  ces  pauvres  gens  !  «  Ah  !  Curius  des  Saturnales  ! 
s'écrie-t-il ,  vous  venez  attaquer  sous  son  chaume  l'indigent  et  solitaire 
Juvénal  !  eh  bien  !  Juvénal  vous  démolira.  » 

C'est  bien  lait,  messieurs  les  Curius;  ce  sera  pour  vous  une  bonne 
leçon.  C'est  votre  faute  aussi;  que  ne  saviez-vous  que  nous  avions  un 
Juvénal  en  iSSa  ! 

Et  puis,  en  1832,  créatures  susceptibles  que  vous  êtes,  vous  allez 
parler  vertu,  morale  et  probité  à  ce  Juvénal,  lorsque  tout  craque  de  cor- 
ruption ,  vous  dit-il  encore  lui-même  ,  lorsque  tous  les  épidcrmes  se  dis- 
solvent sous  le  Champagne  et  les  robes  de  satin  !  Yous  choisissez  bien 
votre  heure  :  Juvénal  n'aurait  jamais  cru  qu'on  eût  tant  d'impudence  à 
Paris.  Cet  anachronisme  de  pudeur  et  cette  fanfaronnade  d'incorrupti- 
bilité le  changent  en  statue  de  sel. 

Attendez  quelques  semaines ,  messieurs  les  Dentatus.  Juvénal  fondra 
votre  masque  de  cire  avec  le  tison  de  ses  vers.  Yous  avez  voulu  des  hé- 
mistiches personnels  j  eh  bien!  Juvénal  vous  en  promet.  II  s'impose 
aujourd'hui  des  limites  décentes;  vous  n'aurez  pour  cette  fois  que  sept 
cents  vers,  ce  qui  fait  bien,  il  est  vrai,  si  je  sais  compter,  quatorze 
cents  hémistiches  ,  somme  déjà  fort  raisonnable.  Mais  ce  n'est  rien  en- 
core ,  Juvénal  ne  se  contente  pas  de  si  peu.  Depuis  le  temps  qu'il  en  fa- 
brique de  ces  hémistiches  ,  vous  concevez  qu'il  ne  regarde  pas  au  nom- 
bre ;  cela  ne  lui  coûte  guère ,  voyez-vous  ;  il  a  un  emporte-pièce  avec 
lequel  ils  se  font  tout  seuls. 

En  attendant  ces  hémistiches  qu'il  vous  promet ,  voyous  cependant 
ceux  qu'il  vous  donne  dès  à  présent. 

Notre  Juvénal  s'adresse  d'abord  : 

A  ce  public,  juge  équitable  et  sûr , 

Qui  n'ose  ,  sans  raison  ,  flétrir  un  homme  pur. 

Assurément,  ce  public-là  n'aura  garde  de  flétrir  M.  Barthélémy. 
Il  s'adresse  encore  : 

A  ceux  dont  jusqu'ici  les  deniers  populaires 
Ont  acheté  sa  muse  à  cent  mille  exemplaires. 

Les  éditeurs  de  Rome  à  Paris  savent  sans  doute  à  quoi  s'en  tenir  sur 
ces  cent  mille  exemplaires;  quant  à  nous,  nous  ne  nions  point  que  la 
muse  dont  il  s'agit  n'ait  été  achetée  avec  les  deniers  du  peuple. 


iio  KEVUL  DiiS   ni:v\   mondks. 

Poursuivons.  M.  Bitrthélemy  rappelle  les  grands  Iravaux  de  sa  vie, 
celle  époque  aventureuse 

où  sa  féconde  rime 

Fatiguait  chaque  mois  le  prote  qui  l'imprime. 

Avez-vous  oublié  .  s'écrie-t-il , 

....  Que  d'une  main  ferme  en  stigmates  marquans 
J'imprimai  le  remords  sur  le  Judas  des  camps. 

Celait  fort  bien  fait  à  vous  ,  monsieur  le  Juvénal;  au  moins  ,  grâce  à 
vous  ,  ce  Judas-là  avait-il  des  remords  :  c'était  quelque  chose. 

Après  avoir  énuraéré  tous  ses  chefs-d'œuvre,  depuis  la  J^Llltliadc 
jusqu'à  la  Nemcsis  et  les  douze  Journées  de  la  Révolution ,  lesquelles, 
dit  au  bas  de  la  page  une  note  officieuse,  se  trouvent  chez  Perroïin  , 
l'éditeur,  rue  des  Filles-Saint-Thoraas  ,  M.  Barthélémy  déclare  modes- 
tement qu'il  prendra  pour  jurés 

Ceux  à  qui  furent  chers  ces  efiforts  sans  rivaux. 

En  suite  de  cet  exorde  arrive  l'argumentation.  Laissons  encore  parler 
M.  Barthélémy  : 

Comme  un  coup  de  tam-tam  un  bruit  inattendu, 
En  signalant  mon  nom ,  a  dit  :  il  est  vendu  ! 

«Fade  calomnie!  »  s'écrie-t-il.  Fade  calomnie,  en  effet  :  qu'un 
homme  se  vende  en  ce  siècle  oii  tout  craque  de  corruption  ,  est-ce  donc 
là  chose  bien  neuve  et  bien  piquante  ?  Fade  calomnie  !  Le  moyen  d'ail- 
leurs de  croire  que  Juvénal  se  soit  vendu  !  Sachez ,  vous  dit-il , 

Sachez  que  mes  vers  seuls  ,  satire ,  ode  ou  poème  , 
Me  font  les  revenus  du  ministre  lui-même. 

Sachez  que  jamais 

«  Cléon ,    Damis,   "Valère,  Ergaste  son  ami, 
N'ont  conspué  l'argent  plus  que  Barthéltmy.  » 

Je  n'ai  jamais  eu  l'honneur  de  rencontrer  ces  messieurs  Cléon  ,  Du- 
rais ,  Ergaste  et  Yalère  ,  si  ce  n'est  à  la  comédie ,  où ,  comme  chacun 
sait ,  on  n'est  point  chiche  de  bourses  pleines.  Quoi  qu'il  en  soit ,  il  pa- 
raît que  M.  Barthélémy  n'est  ni  moins  riche  ni  moins  généreux  que  nos 
amans  de  théâtre ,  et  qu'il  est  en  mesure  de  subventionner  les  ministres, 
bien  plutôt  que  de  l'être  par  eux. 


REVUE. CnaO.MQllK.  III 

Mais  écoutons  encore  M.  Barthélémy  : 

Si  donc  modifiant  mes  croyances  p.issces , 
Je  caresse  aujourd'hui  de  nouvelles  pensées  , 
IVe  dites   pas  que  l'or,    objet,  de  mon  mépris  , 
De  ma  route  quittée  a  su  payer  le  prix  ; 
Chez  moi  l'honneur  est  sauf  et  cela  seul  m'assiste  ; 
Je  n'ai  jamais  brigué  le  nom  de  publiciste  , 
Je  ne  suis  qu'un  poète  ,   et  ma  changeante  \'oix 
Emprunte  ses  accords  aux  choses  que  je  vois. 
D'oii  vient  donc  cet  effet  d'une  clameur  immense  ! 
Quelle  est  de  tous  ces  bruits  la  première  .«^emence  ? 
D'où  sort  cette  vapeur  dont  mon  œil  est  noirci  ? 
Qui  m'a  fait  si  coupable  à  leurs  yeux  ?  Le  voici. 
Paris  saignait  encor  d'une  scène  tragique , 
Quand  un  écrit  parut,  qui,  nerveux  de  logique, 
Qui ,  bravant  ceux  à  qui  son  courage  déplut , 
Osa  justifier  une  œuvre  de  salut. 

Quel  était  donc  cet  écrit  nerveux  de  logique  ?  La  Justification  de  l'é- 
tat de  siège?  Une  seconde  note  de  M.  Barthélémy  a  la  complaisance  de 
nous  l'apprendre.  «  J'écrivis  ,  dit-il ,  la  justification  de  l'état  de  siège  en 
deux  heures  ,  le  jour  que  la  Cour  de  cassation  donna  tant  de  joie  aux 
Vendéens  et  à  tous  les  hommes  du  drapeau  blanc.  J'ose  dire  que  cette 
brochure ,  où  la  conviction  indépendante  éclate  à  chaque  ligne ,  a 
ébranlé  bien  d'autres  convictions;  son  succès  a  été  immense.  >> 

M.  Barthélémy  ose  dire  cela  ! 

Aviez-vous  d'ailleurs  ,  par  hasard  ,  ouï  parler  de  ce  succès  immense  , 
voire  raèiue  de  la  brochure  ?  Non  pas  moi ,  je  vous  assure. 

C'est  que  nous  ne  savions  pas  vraiment  tout  ce  que  nous  devons  de  re- 
connaissance à  M.  Barthélémy  ;  nous  ignorions  encore,  par  exemple, 
que  tandis  qu'on  se  battait  au  cloître  Saint-Merry  ,  quand  Paris  entier 
allait  périr,  le  poète  s'est  écrié  : 

Qu'on  sauve  cette  ville  ! 

A  tout  prix  qu'on  l'arrache  à  la  guerre  civile  ! 
Qu'on  donne  le  repos  à  mes  conciioyens  ! 

Ainsi  M.  Barthélémy  cria  le  6  juin  :  «  Qu'on  sauve  cette  ville  !»  et  la 
ville  fut  sauvée  ;  mais  s'il  n'eût  pas  crié  cela  ,  que  serions-nous  devenus, 
dites?  ne  frémissez-vous  pas,  rien  qu'en  y  songeant  ? 


1!2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Au  surplus ,  c'est  de  cette  grande  époque  que  date  la  conversion  de 
M.  Barthélémy.  Alors,  dit-il, 

Alors  j'ai  ramolli  mon  ancien  caractère. 

Je  n'ai  plus  regardé  pour  voir  au  ministère 

Quels  hommes  ou  quels  noms  secondant  mon  désir, 

Nous  avaient  fait  à   tous  un  merveilleux  loisir  ; 

Je  n'ai  pas  recherché  quelle  arme  défendue 

Rendait  à  tout  Paris  sa  liberté  perdue , 

Ni   quelle  main  lançait  le  bienheureux  édit 

Qui  brûlait  l'arsenal  du  Vendéen  maudit. 

J'ai  pris  la  plume  ;  un  feu  qui  dévorait  ma  tête 

A  brûlé  cette  fois  ma  prose  de  poète  ; 

Dites  s'il  vient  du  cœur  ce  style  inattendu  , 

Et  si  pareil  écrit  part  d'un  homme  vendu. 

Oui ,  dites  cela  ,  si  vous  en  avez  le  front ,  messieurs;  dites  si  ce  style 
n'était  pas  en  effet  bien  inattendu;  dites-le. 

M.  Barthélémy,  qui,  dans  son  prologue,  avait  promis  de  donner  un 
supplément  à  Sénèque,  à  La  Bruyère  et  à  La  Rochefoucauld,  nous  a  tenu 
parole.  Entr'aulres  maximes  et  aphorismes  de  sa  façon  ,  en  voici  de  fort 
remarquables  : 

Le  crime  d'aujourd'hui  sera  vertu  demain. 


L'homme  absurde  est  celui  qui  ne  change  jamais. 
Le  coupable  est  celui  qui  varie  à  toute  heure. 


Ainsi,  selon  la  doctrine  de  M.  Barthélémy,  on  peut  changer  tous  les 
jours,  mais  non  pas  à  toute  heure  :  à  toute  heure  ,  ce  serait  trop ,  ce  se- 
rait fatigant;  changer  tous  les  jours  ,  c'est  bien  assez,  cela  laisse  une 
latitude  suffisante. 

M.  Barthélémy  dit  plus  loin  que  du  temps  de  la  Nemc'sis  on  l'a  sup- 
plié bien  souvent  d'attaquer  le  roi ,  ce  qu'il  a  prouvé  ,  dit-on ,  irrécusa- 
blement ,  par  la  communication  des  lettres  signées  que  lui  écrivaient  les 
provocateurs. 

11  ajoute  que  le  canon  du  6  juin  a  brisé  sa  plume  ;  que 

Quand  la  société  s'écroule,  les  poètes  , 

Pour  avertir  le  monde,  ont  des  muses  secrètes. 

qu'une  comète  a  lui  au  fond  de  son  âme. 

Ayant  ainsi,  par  toutes  ces  preuves,  complété  sa  justification,    il 


REVUE.  -^-CHRONIQUE.  Il3 

avertit  ceux  qu'elle  ne  satisferait  point  de  se  bien  tenir.  «  Prenez  garde  ,  » 
leur  dit-il , 

Si  vous  portez  la  main  aux   cendres  du  foyer, 
Je  pourrai ,  moi  fouillant  de  secrètes  archives  , 
Déployer  contre  vous  mes  armes  corrosives. 

«  Allez,  »  déclare-t-il  en  terminant, 

Allez,  souvenez-vous  que  sans  crainte  j'agrafe 
Son  histoire  à  tout  nom  dont  je  sais  l'ortliographe  , 
Et  que  pour  mettre  un  homme  à  l'infamant  poteau. 
J'ai  conservé  chez  moi  les  clous  et  le  marteau. 

Au  surplus,  ne  sera  crucifié  par  M.  BarthtUemy  que  qui  le  voudra 
bien  ,  car  il  annonce  formellement  dans  l'une  des  notes  de  son  poème 
qu'il  faudra  désormais,  pour  qu'il  se  croie  obligé  de  répondre,  qu'on 
lui  adresse  un  plaidoyer  de  sept  cents  vers  ;  et ,  vraiment ,  il  aurait  une 
furieuse  envie  d'être  mis  au  poteau  par  M.  Barthélémy  ,  celui  qui  achè- 
terait cette  faveur  moyennant  une  dépense  de  quatorze  cents  hémisti- 
ches :  ce  serait  la  payer  un  peu  cher. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici  de  la  question  morale  que  soulève 
ce  plaidoyer.  Sur  cette  question,  M.  Barthélémy  s'est  renvoyé  lui-même 
devant  MM.  Carrel,  Bert  et  Châtelain,  qu'il  a  reconnus  seuls  pour  ses 
juges  naturels  ;  et  nul  n'ignore  quel  arrêt  ont  rendu  dans  la  cause 
MM.  Châtelain  ,  Bert  et  Carrel. 

En  ce  qui  louche  la  question  littéraire,  également  soulevée  par  la 
Justification  de  M.  Barthélémy,  et  sur  laquelle  nous  nous  déclarons 
compétens  ,  voici  notre  jugement  motivé. 

La  Justification  ne  vaut  ni  plus  ni  moins  que  la  Villéliade , 
que  Napoléon  en  Egypte,  que  Némésis ,  que  tous  les  autres  poè- 
mes précédemment  publiés  par  le  même  ou  les  mêmes  auteurs  ;  c'est 
toujours  la  même  pauvre  et  froide  versification  ;  ce  sont  toujours  des 
lignes  d'égale  longueur,  bien  rabotées ,  rimées  avec  opulence  ,  el  forte- 
ment clouées  deux  à  deux  comme  deux  planches.  Les  ouvriers  qui  fabri- 
quent celle  marchandise  ne  manquent  pas  d'une  certaine  habileté;  ils 
connaissent  leur  métier  de  rimeurs  ,  et  l'on  conçoit  aisément  qu'ils  aient 
pu  faire  de  celte  façon  une  Némésis  par  semaine  ;  ils  étaient  hommes 
à  nous  faire  une  feuille  quotidienne,  un  Constitutionnel  en  vers.  Ne  leur 
demandez  d'ailleurs  ni  pensée  ,  ni  véritable  verve  ,  ni  poésie  ;  tout  cela 
■n'est  point  de  leur  ressort. 

Quant  au  succès  réel  qu'ont  obtenu  quelques  -  uns  des  innombrables 


)l4  REVUK    DES    DEUX    MONDES. 

poèmes  sorlis  de  la  même  maiiufaclure ,  c'est  à  l'esprit  de  parti,  nulle- 
ment à  leur  mérite,  qu'il  faut  l'attribuer  ;  l'excessive  indulgence  de  l'op- 
position avait  seule  transformé  en  poêles  les  auteurs  de  la  Villcliade  et 
de  Neme'sis;  la  Jastificntion  les  fait  l'cdescendre  à  leur  rang. 

Une  autre  brochure  qui  ne  demandait  assurément  pas  mieux  que  do 
faire  aussi  son  petit  scandale,  c'est  le  pamphlet  intitulé  :  A  Louis- 
Philippe  roi ,  Charles  Maurice  ,  homme  de  lettres.  On  a  cependant 
à  peine  parlé  de  cet  écrit.  Il  est  vrai  qu'il  n'y  est  guère  question  que 
d'une  querelle  personnelle  entre  M.  Charles  Maurice  et  le  roi!  M.  Charles 
Maurice  paraît  avoir  sauvé ,  non  point  la  France,  ni  même  Paris,  comme 
M.  Barthélémy,  mais  seulement  le  Palais-Royal  et  tous  les  millions  qui 
s'y  trouvaient  le  28  juillet  1830.  Il  était  bien  naturel,  en  vérité,  que 
M.  Charles  Maurice  comptât  sur  quelque  reconnaissance  de  la  part  du 
propriétaire  ;  mais  ,  s'il  faut  en  croire  le  plaignant ,  Louis-Philippe  ne 
se  souvient  pas  des  services  rendus  au  duc  d'Orléans.  Non-seulement  il 
n'a  point  remercié  M.  Charles  Maurice  comme  il  convenait ,  mais  il  l'a 
reçu  à  la  cour  plus  que  cavalièrement ,  et,  ce  qui  est  plus  grave,  il  a 
poussé  l'impolitesse  jusqu'à  faire  discontinuer  lesabonnemensque  prenait 
autre  fois  la  liste  civile  auCourrierdes  Théâtres.  — O  ingratitude  des  rois  ! 

Ces  griefs  de  M.  Charles  Maurice  sont ,  au  surplus  ,  racontés  dans  sa 
brochure  avec  assez  d'esprit  et  d'originalité,  et  surtout  avec  une  naïveté 
de  journaliste  fort  divertissante. 

Jetons  maintenant  un  coup-d'œil  sur  nos  théâtres,  qui  nous  font  pour 
la  saison  d'hiver  tant  de  magnifiques  promesses. 

Le  Roi  s'amuse ,  de  M.  Yictor  Hugo ,  est  aux  Français  en  pleine  répé- 
tition. Cet  ouvrage  se  monte,  dit-on,  avec  le  plus  grand  soin  et  le  plus 
grand  luxe.  Si,  comme  nous  sommes  fort  disposés  à  le  croire,  il  n'y  a 
point  d'exagération  dans  les  éloges  qu'on  lui  accorde  d'avance ,  il  doit 
nous  dédommager  amplement  du  succès  de  Clotilde. 

A  la  porte  Saint-Martin  ,  M.  Alexandre  Dumas  va  faire  jouer  l'Echelle 
de  Femmes ,  en  expiation  du  Fils  de  l'Emigré. 

On  parle  aussi  d'un  nouveau  drame  de  M.  Alfred  de  Vigny,  dont  le 
titre  est  encore  un  mystère,  et  dans  lequel  madame  Dorval  nous  serait 
enfin  rendue.  Vienne  donc  vite  ce  drame  ,  el  avec  lui  madame  Dorval  ; 
que  nous  ayons  encore  cette  double  obligation  à  l'auteur  de  la  Tilarc  ■ 
chalc  d'Ancre,  qui  nous  a  donné  déjà  tant  de  belles  et  bonnes  choses! 

L'Opéra  vient  aussi  de  publier  un  programme  qui  ne  nous  promet  rien 
moins  pour  cet  hiver  que  deux  opéras  de  MM.  Scribe  et  Auber,  deux 
ballets  de  mademoiselle  Taglioni,  le  Don  Juan  de  Mozart,  et  enfin  un 
autre  opéra  \\\^\\x\[î\\  AliBaha  ou  les  quarante  Voleurs ,  dont  la  par 


UEVL'i;.  CHRONIQUE.  l  l5 

tition  est  due  à  M.  Clierubini ,  et  sera  probablement  le  dernier  ouvrage 
de  ce  compositeur. 

Hàtez-vous  donc  ,  mesdames  du  faubourg  Saint-Germain  et  de  la 
Chaussée-d'Antin.  Si  vous  n'avez  pas  encore  arrêté  vos  loges  à  l'Opéra  , 
hâtez-vous,  vous  n'avez  pas  à  perdre  un  moment;  car  chacun  sait, 
voyez-vous  ,  qu'il  n'en  sera  pas  du  programme  de  M.  Véron  comme  de 
celui  de  l'Hôtel-de-Ville. 

Pour  rOpéra-Italien  ,  vous  devez  être  assurément  pourvues  dès  à  pré- 
sent ,  sinon  c'est  votre  faute.  M.  Robert  vous  a  bien  prévenues  que  l'ou- 
verture de  son  théâtre  aurait  lieu  le  2  octobre  ;  et  puis  il  vous  a  déclaré 
qu'il  vous  donnerait,  entre  autres  nouveautés,  la  Straniera  deBellini,et 
une  Francesca  diRimini,  composée  exprès  à  votre  intention.  Il  a  fait 
aussi  pour  vous  de  nouvelles  et  bien  précieuses  acquisitions.  Vous  aurez 
les  deux  demoiselles  Grisi ,  madame  Boccabadati  et  madame  Ekerlin , 
toutes  admirables  personnes ,  dont  les  voix  et  la  beauté  sont ,  à  ce  que 
l'on  assure,  également  merveilleuses.  Vous  aurez  encore  Tamburini,  le 
Rubini  des  basses ,  et  vous  garderez  Rubini  lui-même,  votre  cher  Ru- 
bini,  cet  incontestable  roi  des  ténors. 

Donc ,  mesdames  ,  si  vous  n'avez  point  profité  de  l'avis  qui  vous  était 
adressé  ;  si  vous  ne  vous  êtes  point  assuré  pour  cet  hiver  l'accès  de  la 
salle  Favart ,  en  vérité ,  je  vous  plains  de  tout  mon  cœur  j  mais ,  je  vous 
le  répète  ,  c'est  votre  faute. 

Quant  à  l'Opéra-Comique  ,  si  éminemment  national  dans  la  rue  Saint- 
Martin  et  la  rue  Saint-Denis  ;  l'Opéra-Comique ,  ce  vieil  enfant  à  l'ago- 
nie ,  qui  ne  veut  pas  mourir  et  qui  ne  peut  vivre ,  je  ne  vous  en  dirai 
vraiment  point  de  mal  :  ce  serait  trop  cruel  à  moi  d'empoisonner  ainsi 
ses  derniers  momens  ;  le  pauvre  malade  sent  bien ,  d'ailleurs ,  lui-même 
sa  position.  Pour  s'étourdir,  il  a  beau  chanter  encore  ses  refrains  d'autre- 
fois ;  il  ne  se  peut  plus  dissimuler  que  son  état  est  désespéré ,  et  que  tous 
les  médecins  l'ont  abandonné. 

On  raconte  que  récemment  encore,  lorsque  ce  triste  Opéra-Comi- 
que, ayant  été  contraint  de  fuir  son  désert  de  la  rue  Ventadour,  faisait 
restaurer  pour  son  usage  la  salle  des  Nouveautés ,  plusieurs  des  anciens 
sociétaires  censuraient  ces  réparations,  et  que  tous  étaient  d'avis  que  la 
salle  était  trop  petite;  mais  le  bon  Opéra-Comique  s'écria  douloureuse- 
ment :  €  Plût  à  Dieu  que  telle  qu'elle  est ,  elle  pût  être  pleine  de  vrais 
amateurs  !  » 

Pour  la  morale  de  cet  apologue ,  nous  renvoyons  à  la  fable  de  La 
Fontaine. 

:  La  Rî-viTE. 


DES  OEUVRES 


DE 


M.  CHARLES  NODIER.  ' 


On  <T  souvent  reproché  à  M.  Charles  Nodier  de  dépenser  son  talent 
ïivec  imprévoyance  et  prodigalité  ;  on  a  trouvé  mauvais  qu'il  l'émieltât 
«n  prospectus,  et  l'éparpillàt  à  plaisir  dans  les  journaux. 

Lorsque  paraissait  cette  nouvelle  édition ,  assurément  c'était  une  belle 
occasion  pour  M.  Charles  Nodier  de  répondre  à  ces  objections.  Voici , 
pouvait-il  dire,  un  choix  que  j'ai  fait  parmi  mes  œuvres.  Ce  sont  les  ti- 
tres que  je  produis  ;  quand  vous  les  aurez  vérifiés  et  discutés ,  si 
vous  les  avez  jugés  bons  et  valables ,  vous  m'assignerez  un  rang  selon 
mes  mérites.  Qu'importent  d'ailleurs  les  pages  plus  légères  qu'a  semées 
en  tout  lieu  ma  fantaisie?  Défendez-vous  donc  au  riche  d'employer  à  son 
gré  le  superflu  de  son  bien. 

Ne  vous  imaginez  pas  cependant  que  M.  Charles  Nodier  se  soit  avisé 
de  le  prendre  sur  ce  ton.  Dans  ses  préfaces ,  anciennes  ou  nouvelles  ,  il 
adresse  bien  vraiment  la  parole  à  ses  critiques  et  à  ses  lecteurs;  mais  ce 
n'est  que  pour  fuire  amende  honorable  ,  et  leur  demander  pardon  d'avoir 
écrit  les  livres  qu'il  publie.  On  n'a  pas  d'exemple  d'une  abnégation  pa- 
reille. Vous  n'avez  vu  jamais  de  modestie  si  humble  et  si  prosternée; 
jamais  écrivain  ne  s'est  montré  de  beaucoup  aussi  ingénieux  et  fécond 
à  formuler  les  éloges  qu'il  se  décernait,  que  M.  Charles  Nodier,  le  sar- 
casme et  le  blâme  qu'il  s'inflige  ;  jamais  auteur  ne  s'est  ainsi  livré ,  pieds 
et  poings  liés  ,  à  la  critique ,  et  ne  lui  a  tendu  la  gorge  de  si  bonne 
volonté. 

'  Chez  Rerduel  et  Levavasscur,  au  l'alais-Royal. 


«EVUK.  CHRONIQUE.  I  I  ij 

Picndroiis-nous  néanmoins  cCs  préfaces  au  mot?  Et  quand  même  il 
serait  bien  prouvé  que  l'écrivain  pense  véritahlement  de  ses  livres  loul 
le  mal  qu'il  en  dit,  faudrait-il  donc  par  courtoisie  se  ranger  de  son  avis, 
et  ne  le  point  contredire  ? 

A  Dieu  ne  plaise  !  Nous  n'acceptons  pas  ainsi  sans  examen  les 
opinions  de  M.  Charles  Nodier  ,  surtout  quand  il  parle  de  lui-même. 
Ne  nous  laissons  donc  pas  influencer  par  ses  préventions,  et  voyons  si 
quelque  réparation  n'est  point  due  par  nous  à  ces  ouvrages  que  traite 
si  cavalièrement  leur  auteur. 

Yoici  d'abord  le  Peintre  de  Saltzboiirg.  M.  Cbarlcs  Nodier  avait 
vingt  ans  quand  il  fit  ce  livre  :  aussi  c'est  bien  vraiment  un  livre  de 
jeune  homme,  un  livre  quelque  peu  dcclamaloire,  mais  plein  d'ardeur 
et  de  poésie.  Évidemment  inspiré  par  le  Werther  de  Goethe  ,  au  moins 
venait-il  l'un  des  premiers  chez  nous  après  l'ouvrage  allemand.  Si  de- 
puis la  cohue  des  imitations  a  suivi  ;  si  l'on  nous  a  donne  Werther  con- 
trefait et  travesti  de  mille  façons  ;  si  récemment  encore  on  nous  en  a 
produit  un  soi-disant  original  et  neuf ,  parce  qu'il  était  plus  horrible  et 
plus  défiguré  que  les  autres ,  qu'importe  ?  Le  Peintre  de  Saltzbourg  a 
paru  sous  l'empire,  à  l'époque  où  florissaient  Pigault-Lebrun ,  Ducray- 
Duminil  et  madame  de  Genlis.  C'est  un  titre  brillant  pour  lui  que  sa 
date.  Et  puis ,  si  Charles  Munster  avait  quelques-uns  des  traits  de  l'amant 
de  Charlotte  ,  sa  physionomie  était  cependant  loin  d'être  la  même.  C'est 
que  les  souffrances  de  ces  malheureux  ne  sont  pas  non  plus  pareilles  :  ce 
sont  deux  nuances  bien  diverses  d'une  semblable  douleur.  Les  tourmens 
qui  déchirent  Werther  sont  plus  intimes  peut-être,  plus  profondément 
creusés,  plus  inexorables.  Il  semble  qu'il  y  ait  pour  le  Peintre  de  Saltz  • 
bourg  quelque  douceur,  au  milieu  de  ses  angoisses,  dans  l'exaltation  poé- 
tique de  sou  ame  et  dans  ses  pleurs  d'artiste. 

Adèle,  roman  de  la  même  famille  ,  a  moins  de  poésie  peut-être,  mais 
on  y  trouve  plus  de  détails  naïfs,  plus  de  tristesse  vraie.  Doit-on  blâmer 
les  sorties  philosophiques  que  s'y  permet  l'auteur  contre  rinfaillibilité 
des  vertus  nobiliaires?  Vraiment  non.  Il  commet  trop  rarement  de  ces 
péchés-là.  Et  puis  ,  si  ces  sortes  d'attaques  ne  sont  aujourd'hui  ni  con- 
venables ni  généreuses,  sous  la  restauration  ,  quand  parut  la  première 
édition  du  livre,  on  les  tenait  pour  mal  séantes  et  téméraires.  Ces  illus- 
tres préjugés  auraient,  au  contraire,  à  présent  grand  besoin  d'être  se- 
courus. M.  Charles  Nodier  ne  leur  ferait  pas  faute  à  l'occasion;  il  sait 
mieux  que  nous  qu'en  ces  temps ,  où  tout  change  si  rapidement ,  il  faut 
changer  aussi  bien  souvent  de  courage. 

Thérèse  Aubert  est ,  parmi  les  ouvrages  de  l'auteur,  l'un  de  ceux  qu'il 

TOME   VIII.  8 


1 l8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

juge  avec  le  moins  de  sévériti!'  ;  c'est  aussi  l'un  de  ceux  que  nous  prête- 
rons. Que  de  douceur  et  de  cliarnie  dans  cette  histoire  si  simple  et  si 
touchante  !  Que  de  passion  aussi  !  Y  a-t-il  rien  de  suave  et  de  gracieux 
comme  la  scène  du  départ  au  sommet  de  la  colline ,  au  bout  du  sentier 
de  la  croix?  Y  a-t-il  rien  de  chaste  et  de  ravissant  comme  ces  baisers 
craintifs  posés  et  recueillis  sur  des  feuilles  de  rose  ?  et  ce  baiser  d'adieu, 
si  timide  encore,  que  les  lèvres  des  amans  n'osent  se  donner  qu'à  travers 
le  dernier  débris  de  l'cglantine  ?  Ailleurs,  au  dénoûment  du  drame, 
quelle  autre  situation  déchirante  et  passionnée  !  Lorsque  Adolphe  re- 
trouve sa  pauvre  Thérèse  aveugle  et  défigurée  par  la  maladie,  et  la 
presse  avec  amour  toute  mourante  entre  ses  bras,  comment  le  dé- 
goût ne  i'emporte-t-il  point  pourtant  sur  l'intérêt,  et  ne  nous  con- 
traint-il pas  à  fermer  le  livre  ?  Oh  !  c'est  qu'au  milieu  de  son  agonie 
cette  jeune  fille  est  plus  belle  encore;  c'est  qu'il  semble  que  son  ame 
se  montre  à  nous  plus  pure  et  plus  céleste  au  travers  des  plaies  et  sous 
les  flétrissures  de  son  corps;  c'est  que,  comme  son  amant,  nous  vou- 
drions retenir  aussi  dans  nos  bras  cet  ange  qui  ouvre  les  ailes  et  va 
s'envoler. 

Ce  n'est  point  le  même  genre  d'intérêt  qu'il  faut  chercher  dans  Jean 
Sbogar.  Jean  Sbogar  est,  selon  nous,  bien  moins  un  roman  qu'un  poème  ; 
c'est  un  poème  à  la  maniera  de  ceux  de  Walter  Scott  et  de  Byron,  comme 
Marmion ,  comme  la  Dame  du  Lac ,  comme  le  Corsaire.  Ce  ne  sont 
plus  seulement  les  replis  du  cœur  sondés  et  développés;  ce  ne  sont  plus 
ses  froissemens  et  ses  souffrances  ,  naïvement  étudiés  et  décrits  :  ici  le 
drame  domine  ;  l'action  est  pleine ,  rapide  et  pressée.  On  suit  avec  anxiété 
.  les  personnages;  on  court  avec  eux  au  dénoûment,  fasciné,  comme  la 
pauvre  Antonia  ,  par  le  regard  de  celte  sombre  et  mystérieuse  figure  de 
Jean  Sbogar,  apparaissant  de  loin  à  loin ,  et  entrainant  irrésistiblement 
la  jeune  fille  à  l'abîme.  Il  est  k  regretter  que  M.  Charles Nodiei',  qui  pos- 
sède si  bien  l'instrument  poétique,  n'ait  point  écrit  cet  ouvrage  en  vers  ; 
leur  rhythme  eût  accusé  mieux  encore  la  beauté  de  ses  proportions  et  de 
ses  contours. 

Smarrn  ,  dont  Apulée  avait  fourni  l'idée  première,  n'est ,  à  propre- 
ment parler,  qu'une  étude,  mais  c'estune  étude  philologique,  bien  savante 
et  bien  profonde;  ingénieuse  et  patiente  restitution  de  la  phraséologie 
antique ,  heureuse  importation  de  ses  plus  belles  formes  dans  la  nôtre , 
pensées  habilement  coulées  dans  les  moules  les  plus  purs  de  la  construc- 
tion grecque  et  latine;—  il  y  a  là  vraiment  d'inappréciables  trésors  de 
style. 

C'est  aussi  surtout  par  celte  richesse  et  ce  fini  d'exécution  que  Trilby 


Sfararc^ 


feEVCt.  CHRONIQUE.  "  ll() 

se  recommande.  Seulement,  dans  celle  dcrnièie  peinture ,  l'arlisle  ,  que 
ne  préoccupe  plus ,  comme  dans  l'autre  ,  le  soin  de  reproduire  fidèlement 
la  manière  cl  les  tons  d'un  ancien  tableau  ,  et  qui  ne  demande  de  modèle 
qu'à  la  nature  et  à  son  imagination,  leur  emprunte  des  couleurs  encore 
plus  éblouissantes.  Aussi  le  Lutin  d'Jrgail,  si  léger  qu'en  soit  le  fond, 
avec  ses  merveilleux  détails  ,  restera  l'un  de  nos  chefs-d'œuvre  de  grâce, 
d'élégance  et  de  délicatesse. 

Parmi  les  contes  et  nouvelles ,  et  autres  morceaux  de  moindre  éten- 
due ,  qui  ont  été  réimprimés  dans  celte  nouvelle  édition,  il  faut  distin- 
guer l'histoire  d'Hélène  Gillet.  Ce  drame  pathétique  est  encore  un  clo- 
quent plaidoyer  contre  la  peine  de  mort.  Non  plus  que  M.  Victor  Hugo, 
M.  Charles  Nodier  n'a  point  voulu  manquer  à  la  défense  de  cette  belle 
cause  ;  il  s'est  hâté  de  venir  appuyer  de  ses  conclusions  celles  déjà  prises 
par  son  jeune  confrère  au  barreau  poétique. 

Avant  de  parler  de  la  Fe'e  aux  Miettes,  nous  exprimerons  le  regret  de 
ne  point  voir  le  Roi  de  Bohême  figurer  dans  cette  réimpression.  Si  ce 
curieux  livre,  l'un  des  plus  distingués  qu'ait  écrits  son  auteur,  n'a  guère 
réussi  que  chez  les  artistes;  je  dirai  mieux,  si  l'on  ne  s'est  point  ail- 
leurs donné  la  peine  de  le  comprendre  et  de  le  juger,  c'est  que  vraiment 
il  s'est  trouvé  trop  cher  pour  être  acheté ,  et  par  conséquent  pour  être 
lu.  La  faute  en  était  surtout  à  l'éditeur  ,  d'ailleurs  si  éclairé  et  si  con- 
sciencieux, qui  l'avait  publié.  Il  avait  fait  une  édition  de  luxe ,  un  riche 
volume  ,  magnifiquement  imprimé ,  et  dignement  illustré  par  le  crayon 
si  finement  spirituel  de  Tony  Johannot  ;  aussi  l'a-t-il  à  peine  vendu. 
C'était  donc  le  cas,  ce  me  semble,  de  réimprimer  le  Roi  de  Bohême^ 
et  de  le  donner  au  public  à  meilleur  compte.  Il  se  serait  très-fort  ac- 
commodé ,  je  vous  assure  ,  d'un  bel  ouvrage  à  bon  marché. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  voici  la  Fe'e  aux  Miettes ,  une  reine  aussi ,  quelque 
peu  sœur  du  Roi  de  Bohême. 

L'histoire  de  la  Fée  aux  Miettes  est  une  folle  histoire ,  racontée  par 
un  fou  dans  un  hospice  de  fous.  Donnerons-nous  l'analyse  de  ce  joli 
conte?  Cela  nous  serait,  en  vérité  ,  bien  maiaisé.  Comment  analyser  un 
rêve?  Nous  vous  dirons  bien  ,  si  vous  voulez,  que  dans  celui-là  toute 
l'action  se  passe  entre  un  jeune  charpentier,  nommé  Michel,  et  une 
petite  vieille  naine  ;  que  cette  petite  vieille,  mendiante  etFce  aux  Miettes 
de  son  état,  est  en  outre  pourvue  de  deux  dents  démesurément  longues, 
ce  qui  ne  l'empêche  point  de  toucher  le  cœur  du  jeuiic  homme  ,  et  d'ob- 
tenir de  lui  une  promesse  de  mariage  en  forme.  Nous  vous  dirons  en- 
core que  ces  deux  amans,  après  s'être  sauvé  la  vie  mutuellement ,  je  ne 
sais  plus  combien  de  fois,  finissent  par  s'épouser.  Ne  plaignez  pas  repen- 


120  REVU£    OtS    DEUX    AiOJNDES. 

liant  trop  fort  M.  Michel  de  ce  mariage.  Pour  consoler  son  époux  ,  la 
vieille  fée  aux  Miettes  se  métamorphose  pendant  les  nuits  en  une  jeune 
et  charmante  princesse  Belkiss  ;  et,  lorsqu'il  aura  trouvé  la  mandragore 
qui  chante  ,  la  Fée  aux  Miettes,  lout-à-fait  désenchantée  ,  sera  pour  lui 
!a  belle  Belkiss,  non-seulement  la  nuit  (ce  qui  d'ailleurs  était  l'essentiel), 
mais  encore  le  jour. 

Quelle  folie!  pensez-vous.  Justement,  c'est  une  folie.  Ne  vous  ai-jc 
pas  prévenu  ?  C'est  un  fou  qui  fait  ce  récit  ;  c'est  31.  Charles  Nodier  qui 
l'écrit  sous  sa  dictée.  Et  le  secrétaire  est  bien  pour  quelque  chose  dans 
l'histoire  ;  il  y  met  bien  un  peu  du  sien.  Aussi  combien  de  ravissans 
détails  que  n'eût  point  trouvés,  j'en  suis  sur,  M.  Michel  tout  seul!  Si 
M.  Nodier  ne  l'eût  aidé  de  sa  plume  ,  ce  pauvre  lunatique  nous  eût-il 
si  merveilleusement  décrit  tant  de  jolies  scènes  de  ses  aventures?  Au- 
rions-nous pris  tant  de  plaisir  à  la  pèche  aux  coques  et  aux  fées  sur  les 
grèves  de  Saint-Michel?  Nous  serions-nous  si  fort  divertis  au  bul  des 
sœurs  de  la  Fée  aux  Miettes,  et  à  voir  danser  ces  quatre  vingt-dix-neuf 
petites  poupées  vivantes? 

Oui,  la  Fée  auxSIiettes  est  vraiment  une  folle  histoire ,  mais  non  point 
une  histoire  fantastique.  Ou  bien  ,  si  c'est  là  du  fantastique  ,  quoi  qu'en 
dise  M.  Charles  Nodier,"dont  je  n'admets  pas  les  théories  sur  ce  point,  ce 
n'est  assurément  pas  du  fantastique  plus  vraisemblable  que  celui  d'Hoff- 
man.  Tout  au  contraire,  je  n'accepte  les  rêveries  de  Michel  que  comme 
la  curieuse,  mais  impossible  fantaisie  d'un  cerveau  dérangé,  tandis  que 
je  crois  aux  contes  d'Hoffman  avec  convictioii ,  comme  il  y  croit  lui- 
même  . 

Au  surplus,  M.  Nodier  nous  fait  bon  marché  de  sa  théorie,  car  il 
l'abandonne  et  la  désavoue  lui-même  à  la  fin  de  sa  prélace. 

Dans  les  divers  contes  et  romans  que  nous  venons  d'examiner,  si  l'au- 
teur ne  se  montre  pas  précisément ,  au  moins  se  laisse-t-il  à  peu  près 
voir,  et  l'on  reconnaît  aisément  que  c'est  lui  qui  parle  ,  la  plupart  du 
temps  ,  par  la  bouche  de  ses  personnages.  Jetons  maintenant  un  coup- 
d'œil  sur  ceux  de  ses  ouvrages  où  il  se  met  tout-à-fait  en  scène ,  et  oii  il 
raconte  en  son  propre  nom. 

Les  Souvenirs  de  la  Révolution  nous  offrent  une  galerie  de  portraits 
d'après  nature ,  sinon  tous  d'une  parfaite  ressemblance  historique  ,  au 
moins  tous  peints  de  main  de  maître  !  Parmi  ces  tableaux,  que  distinguent 
surtout  l'harmonie  des  tons  et  la  suavité  du  coloris  ,  il  y  a  telles  figures, 
celle  entre  autres  du  colonel  Oudet ,  que  l'on  ne  saurait  comparer  qu'aux 
merveilleuses  têtes  de  Murillo  ,  tant  les  nuances  en  sont  chaleureusement 
fondues  ,  ainsi  que  dans  les  poétiques  créations  du  peintre  espagnol. 


REVUE.   CHRONIQUE.  12  1 

M.  Charles  Nodier  dit  de  ses  Souvenirs  de  Jeunesse,  dans  Itur  dédi- 
cace à  Lamartine  ,  qu'ils  sont  le  plus  intime  de  ses  livres  ,  celui  qui  est 
le  plus  sien,  celui  qu'il  aime  le  mieux,  et  nous  partageons  bien  cette 
prédilection  de  l'auteur  ;  c'est  que  ce  livre  est  pour  nous  comme  le  ré- 
sumé de  tous  ses  livres  ;  et  puis,  c'est  là  surtout  qu'il  faut  étudier  ces 
premières  impressions  du  poète  ,  source  brûlante  où  s'est  colorée  sa  pen- 
sée, où  s'est  trempé  son  style.  Là  ,  nous  retrouvons  révélées  avec  plus 
de  franchise  et  de  naïveté  ces  situations  personnelles  qu'il  avait  prêtées 
déjà  aux  personnages  de  ses  autres  ouvrages..  Enlin,  c'est  là  qu'est  le 
liicmc  qu'il  a  tant  de  fois  depuis  et  si  heureusement  varié;  et  chacun  sais, 
combien  de  plaisir  l'on  éprouve  à  eufendre  le  simple  motif  d'un  air 
après  s'être  laissé  d'abord  ravir  aux  brillantes  fantaisies  qu'y  a  brodées 
le  musicien. 

Les  Souvenus  de  Jeunesse  se  composent  de  quatre  nouvelles  bien 
distinctes. 

Sc'raphine  est  plutôt  un  souvenir  d'enfance  que  de  jeunesse  ;  c'est 
bien  le  premier  amour ,  l'amour  involontaire  et  qui  s'ignore  lui-même  , 
celui  dont  le  souvenir  suffit  à  rajeunir  encore  une  ame  usée  et  flétrie. 
Il  y  a  là  toute  cette  fraîcheur  de  la  matinée  qui  embaume  le  cœur  et 
les  sens ,  et  dont  le  mi'li,  si  radieux  et  si  doré  qu'il  soit^  ne  fera  jamais 
oublier  les  timides  parfums. 

Dans  Clémentine^  voici  le  jeune  homme ,  le  jeune  homme  inquiet  et 
tourmenté,  le  jeune  homme  avec  sa  fougue  indomptable,  avec  sa  joie 
effrénée,  avec  ses  larmes  de  feu.  De  quelle  poésie  passionnée,  de  quelle 
fantastique  exaltation  est  remplie  cette  nouvelle,  et  surtout  la  scène  qui 
la  termine,  cette  dernière  entrevue  des  amans  à  leurs  croisées  pendant 
l'orage,  à  la  lueur  des  éclairs  ,  au  bruit  du  tonnerre  ! 

Dans  Amélie,  c'est  le  jeune  homme  encore  ,  le  jeune  homme  aimant 
avec  tout  ce  qui  lui  reste  d'amour ,  mais  abattu ,  mais  découragé  ,  mais 
n'osant  plus  croire  à  l'avenir,  désespérant  du  bonheur.  C'est  qu'en  effet 
son  cœur,  brisé  déjà  deux  fois,  va  se  briser  de  nouveau  ;  c'est  que  ces 
deux  premières  femmes  qu'il  avait  aimées  sont  mortes ,  et  que  la  troi- 
sième va  lui  mourir  encore  entre  les  bras.  Séraphine  ,  Clémentine ,  Amé- 
lie ,  doux  fantômes  !  Avec  quelle  religieuse  tristesse,  avec  quelle  mélan- 
colie profonde  et  touchante  le  poète  évoque  ces  ombres  chères ,  et  les 
fait  apparaître  et  glisser  devant  nous  si  pâles  et  si  belles ,  voilées  de  leurs 
linceuls  ! 

Mais  pourquoi ,  quand  nous  avons  pleuré  de  toutes  nos  larmes  ces 
trois  jeunes  tilles  ;  pourquoi ,  quand  nos  yeux  sont  tout  mouillés  encore, 
pourquoi  vouloir  nous  faire  sourire?  Ajtrès  Séraphine ,  Amélie  et  Clé- 


123  REVUE    DES    DEUX    M051DES. 

inentine,  pourquoi  Lucrèce  et  Jeannette?  Après  les  plus  purs  el  les  plus 
saints  ravissemens  de  l'amour,  après  ses  transes  les  plus  poignantes  et  les 
plus  cruelles ,  après  le  deuil  et  le  désespoir ,  pourquoi  soudain  l'oubli  du 
cœur  et  les  grossières  consolations  des  sens? La \ie  est  ainsi,  direz-vous. 
Oh  !  oui ,  peut-être.  Pourtant  il  faudrait  ne  pas  l'avouer  avec  tant  de 
sincérité;  il  faudrait  ne  pas  nous  rappeler  si  hautement  combien  nous 
sommes  ingrats  envers  ceux  qui  nous  ont  aimés  et  oublieux  de  nos  plus 
chers  souvenirs.  J'aurais  voulu  que  l'auteur  ne  se  hâtât  pas  tellement 
de  sécher  lui-même  les  pleurs  qu'il  nous  avait  arrachés. 

Mademoiselle  de  Marsan,  qui  fait  en  quelque  sorte  suite  aux  Souve- 
nirs de  Jeunesse ,  est  un  livre  beaucoup  moins  intime  et  beaucoup  moins 
vrai ,  selon  nous.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  faille  reconnaître  de  bien  remar- 
quables morceaux  ,  entre  autres  l'épisode  de  la  Torre  Maldctla  ,  dans 
lequel  le  supplice  d'Ugolin  et  de  ses  enfans  se  trouve  peint  avec  une  si 
effroyable  vérité  par  l'écrivain  qui  en  a  subi  lui-même  toutes  les  an- 
goisses, toutes  celles  du  moins  qu'il  eu  pouvait  supporter  sans  mourir. 
Mais ,  en  somme  ,  Mademoiselle  de  Marsan  n'est  guère  qu'un  roman  de 
l'école  d'Anne  Radcliffe,  un  roman  criblé  de  trappes  et  de  souterrains  , 
écrit  seulement  comme  écrit  M.  Charles  INodier,  d'un  style  auquel  on 
ne  nous  avait  pas  habitués  dans  ces  sortes  d'ouvrages.  Considéré  sous 
ce  point  de  vue,  c'est  un  essai  curieux  et  vraiment  bien  original. 

he?,  Rêveries ,  qui  viennent  clore  la  série  des  œuvres  de  M.  Charles 
JVodier  ,  sont  en  général  d'ingénieux  et  spirituels  paradoxes,  développés 
avec  une  apparence  de  candeur  et  de  conviction  qui  séduisent  et  en- 
traînent irrésistiblement  ;  on  se  laisse  aller  soi-même  aux  caprices  et 
aux  fantaisies  d'imagination  de  l'écrivain  ,  et  l'on  se  surprend  ensuite 
bien  étonné  de  tout  le  chemin  qu'il  vous  a  fait  faire  dans  le  pays  des 
rêves  et  des  utopies.  Impatienté  que  l'on  est  d'avoir  été  mené  si  loin  , 
on  se  reproche  parfois  alors  la  docilité  naïve  avec  laquelle  on  a  suivi  le 
mystificateur  ,  et  l'on  va  jusqu'à  malicieusement  admirer  combien  dans 
ces  pages  brillantes  ,  que  l'on  avait  lues  d'abord  de  si  bonne  foi ,  la  pué- 
rilité du  fond  contraste  souvent  singulièrement  avec  la  magnificence 
de  la  forme. 

Si  nous  considérons  maintenant  dans  leur  ensemble  les  divers  ou- 
vrages que  nous  avous  rapidement  passés  en  revue  ,  il  semble  que  ce  qui 
les  caractérise  principalement  et  les  classe  surtout  à  part ,  c'est  d'abord 
la  profonde  individualité  dont  ils  sont  empreints,  et  puis  les  qualités 
éminentes  de  leur  style. 

M.  Charles  Nodier  se  Raconte  et  se  révèle  en  effet  lui-même  ,  non- 
seulement  dans  ses  mémoires ,  dans  ses  souvenirs  ,  mais  bien  aussi  dans 


REVUE.   CHRONIQUE.  t  23 

SCS  poèmes,  dans  ses  romans  et  dans  ses  nouvelles  :  c'est  lui  que  nous 
reconnaissons  dans  tous  ses  personnages  ;  c'est  lui  toujours  avec  ses  goûts 
simples  et  naïfs ,  avec  sa  science  aimable  ;  c'est  lui  partout  avec  son 
amour  des  vieux  livres  et  des  fleurs.  Ses  héros  et  ses  héroïnes  sont  tous 
botanistes,  biblioraanes  ou  philologues;  ils  sont  conspirateurs;  ils  sont 
proscrits;  ils  sont  poètes;  ils  sont  exaltés,  mystiques;  ils  sont  parïois 
exagérés  et  visionnaires  ;  ils  sont  tous  un  peu  ce  qu'est  ou  ce  que  fut  leur 
auteur.  En  vérité ,  jamais  écrivain  ne  s'est  peint  ainsi  lui-même  à  cha- 
cune des  pages  de  ses  livres. 

Quant  au  style  de  M.  Nodier,  ce  style  tout  à  la  fois  si  savant,  si  pur, 
si  élégant ,  si  harmonieux  ,  et  dont  l'étude  ne  saurait  être  trop  recom- 
mandée ,  qui  voudrait  y  reprendre  quelque  chose  n'y  trouverait  à  bhlmer 
peut-être  qu'une  excessive  richesse  et  un  peu  de  superflu  dans  sesorne- 
mens.  Il  y  a  là  tant  d'or,  de  perles  et  de  pierres  précieuses,  que  l'étoffe 
disparaît  parfois  sous  la  broderie,  et  que  l'œil  a  peine  alors  à  en  retrouver 
le  tissu.  Mais  n'est-ce  pas  un  très-pardonnable  défaut  qu'une  semblable 
opulence?  JNe  jette  pas  qui  veut  sur  sa  pensée  un  pareil  manteau. 

A.     FONTANEV. 


Dans  un  article  du  dix-septième  numéro  du  Phalanstère ,  intitulé  : 
Obscurantisme  au  dix-neuvième  siècle  ,  M.  Abel  Transon,  ex-saint-simo- 
nien,  se  plaint  amèrement  que  la  Revue  des  Deux  Mondes  ait  refusé  d'in- 
sérer un  article  de  M.  Yictor  Considérant  sur  la  doctrine  de  M.  Fourier. 
La  Revue  des  Deux  Mondes  n'a  fait  aucune  difficulté  d'annoncer  en  son 
temps  le  cours  de  M.  Jules  Lechevalier  au  sujet  de  cette  même  doctrine, 
et  elle  se  réserve  d'examiner,  sous  un  point  de  vue  critique  ,  le  système 
de  M.  Fôurier,  dont  elle  observe  avec  intérêt  le  développement.  La  iîc- 
vue  des  Deux  Mondes  est  amie  de  toute  publicité  ,  et  il  est  faux  d'imputer 
à  ceux  de  ses  rédacteurs  dont  les  travaux  ont  un  caractère  spéciale- 
ment philosophique,  aucune  exclusion  aveugle,  qui  serait  bien  plutôt 
le  propre  des  sectaires  et  des  fanatiques  de  tout  genre.  Mais,  en  même 
temps,  la  Revue  des  Deux  Mondes  ne  se  croit  nullement  obligée,  sous 
peine  d'obscurantisme ,  d'insérer  les  homélies  de  M.  Transon ,  hier 
saint-simonien  et  aujourd'hui  fourie'ristc  :  elle  n'a  pas  jugé  à  propos 
d'insérer  l'article  de  M.  Yictor  Considérant,  parce  que  cet  article  de 
M.  Considérant  et  d'autres  encore,  pour  lesquels  la  Revue  a  été  solli- 
citée, lui  ont  paru  secs,  sans  critique,  d'un  jargon  mathématique  à  la 
fois  et  métaphorique,  sentant  le  disciple  d'une  lieue;  en  un  mot ,  parce 


I2A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  ces  articles  n'étaient  point  à  la  convenance  de  la  Revue.  Mais  il 
est  permis  à  la  Revue  de  ne  pas  insérer  les  articles  de  M.  Victor  Con- 
sidérant et  de  n'être  pourtant  pas  obscurantiste.  Il  serait  possible  aussi, 
nous  le  croyons  ,  aux  jeunes  et  ardens  philanthropes  qui  rédigent  la 
Phalanstère,  de  vouloir  le  Lien  de  l'humanité ,  de  le  proposer  selon  les 
formes  qui  leur  paraissent  efficaces  ,  et  de  n'être  pourtant  ni  si  âpres 
ni  si  haineux  envers  des  hommes  qui  tendent  au  même  but ,  et  dont 
tout  le  tort  est  de  ne  pas  admettre  leur  spécifique  universel. 


SOUVENIRS 


D'UN   COMMIS  -  VOYACxEUR 


DANS 


L'AMÉRIQUE  DU  SUD. 


I. 


ILh  l^û^(^^m  iS,  (Ùhl^(B^^ 


Après  ma  moil,    clicrs  caniaraJos  , 
Vous  placerez  sur  mon  tomhenii 
Un  petit  broc  de  viii  nouveau  , 
Des  œufs  avec  luic  salaile  , 
Vu  pain  iV  quai'  sous,  un  snucissou, 
Four  passer  la  barque  à  Caron. 


La  Barque  à  Caron  était ,  il  y  a  une  quinzaine  d'années ,  une 
chanson  des  plus  à  la  mode  dans  les  rues  de  Paiis.  Il  n'y  avait 
pas  un  orgue  de  barbarie  qui  n'en  répétât  l'air,  pas  un  carrefour 
un  peu  fréquenté  où  l'on  n'eu  vendît  les  paroles  imprimées  dans 
le  vrai  goût  des  ballades,  c'est-à-dire  sur  une  simple  feuille 
dont  la  vignette  occupait  le  centre ,  tandis  que  le  texte  était  re- 

TOME    VIII.  Q 


126  REVOE  DES  DEUX  MONDES. 

jeté  sur  les  côtés  en  deux  colonnes  serrées.  Le  sujet  de  l'image 
était  on  ne  peut  mieux  choisi  ;  le  graveur  y  avait  représenté 

«   Un  bon  bourgeois  dans  sa  maison 
Le  dos  au  feu,  le  ventre  à  table  ; 
Un  bon  bourgeois  dans  sa  maison 
Caressant  un  jeune  tendron.   » 

C'était,  tant  pour  la  pensée  que  pour  l'exe'cution ,  un  joli  mor- 
ceau de  calcographie  ;  aussi ,  quand  la  vogue  fut  passée  pour 
la  chanson ,  on  ne  put  se  résoudre  à  détruire  l'image  ,  et ,  au  lieu 
d'envoyer  le  reste  de  l'édition  au  pilon,  on  le  fit  partir  pour  l'Amé- 
rique espagnole.  Là,  notre  bon  bourgeois,  se  pre'sentant  sous  le  nom 
du  mauuais  riche  de  la  parabole,  eut  accès  dans  maint  oratoire, 
et  vint  prendre  place  impudemment  près  de  Notre-Dame  de 
Chiquinquira  ,  la  vierge  des  sept  douleurs  \ 

'  Notre-Dame  de  Chiquinquira  a  pris  sou  nom  du  village  dans  lequel  elle 
est  honorée,  village  situé  à  vingt  lieues  au  nord  de  Bogota.  On  vient  de 
toutes  les  parties  de  la  Nouvelle-Grenade  implorer  son  intercession,  et  les 
riches  dons  qui  ornent  son  image,  ainsi  que  les  ex-voto  appendus  aux  murs 
de  la  chjpelle,  témoignent  assez  de  son  crédit  près  du  Père  céleste.  Les 
prières  qu'on  lui  adresse ,  quand  elles  sont  exaucées  ,  le  sont  à  la  lettre , 
de  sorte  que  l'on  doit  bien  peser  ses  paroles  et  se  garder  de  toute  demande 
indiscrète.  On  en  jugera  par  le  fait  suivant,  qui  est  attesté  aussi  diîment 
que  le  fut  jamais  un  miracle. 

Un  pauvre  Indien  revenait  un  soir  vers  son  village  par  un  étroit  che- 
min ,  tracé  le  long  d'un  précipice.  Il  était  gris  comme  tous  les  Indiens 
le  sont  après  un  jour  de  fête,  et  .s'avançant  imprudemment  trop  près  du 
bord  ,  il  sentit  tout  à  coup  la  terre  lui  manquer  sous  les  pieds.  Voyant  sa 
chute  inévitable  ,  sa  première  idée  fut  pour  un  bonnet  neuf  qu'il  avait  acheté 
le  jour  même  à  la  ville.  «  Mon  bonnet  !  mon  bonnet  !  »  s'écria-t-il  en  dis- 
paraissant au  milieu  d'un  tourbillon  de  poussière;  «  bonne  sainte  Vierge 
«  de  Chiquinquira,  sauvez  mon  bonnet!  »  Ses  compagnons  entendirent 
distinctement  la  prière,  et  ne  tardèrent  pas  à  en  voir  l'accomplissement. 
Lorsque  le  nuage  de  poudre  se  fut  dissipé ,  ils  aperçurent  au  fond  du  pré- 
cipice le  malheureux  étendu  sans  mouvement  et  la  tête  fracassée;  mais 
le  bonnet  pour  lequel  la  Vierge  avait  été  invoquée ,  était  préservé  ;  une 
branche  l'avait  arrêté  dans  sa  chute,  et  il  y  restait  suspendu ,  aussi  bril- 
lant, aussi  peu  froissé  que  lorsqu'il  était  encore  dans  la  boutique  du  mar- 
chand. 


LA    BARQUE    A    CARON,  12'] 

Ce  fut  dans  le  petit  village  de  Pie  de  Cuesta,  dans  un  lieu  où  il 
ne  s'était  peut-être  jamais  prononcé  un  mot  de  français,  que  je 
rencontrai  poui"  la  première  fois  mon  Parisien  établi  comme  je 
viens  de  le  dire.  Les  honneurs  ne  l'avaient  point  changé ,  et  il  sem- 
blait rire  lui-même  des  respects  dont  il  était  l'objet.  A  le  voir 
ainsi  avec  sa  mine  réjouie ,  je  ne  me  doutais  guère  qu'il  eût  causé 
la  mort  d'un  homme  et  presque  le  soulèvement  d'une  province. 
Je  ne  tardai  pas  à  l'apprendre. 

Poursuivant  ma  route  vers  Angostura  où  j'avais  besoin  d'ar- 
river très-promptement ,  je  me  trouvai  dès  le  second  jour  forcé 
de  Tn'arrêter  à  Pore,  pour  laisser  reposer  mes  mules.  Contrarié 
de  ce  retard  et  ne  sachant  que  faire  de  ma  personne  jusqu'à  l'heure 
où  la  chaleur  du  jour  m'amènerait  le  sommeil,  je  me  rendis  sur 
la  place  où  étaient  déjà  deux  officiers  en  apparence  aussi  désœu- 
vrés que  moi ,  et  qui ,  pour  passer  le  temps  ,  s'amusaient  à  faire 
battre  des  chiens.  Je  reconnus  l'mi  d'eux  pour  un  Piémontais  avec 
lequel  je  m'étais  trouvé  l'année  précédente  à  Guayaquil.  Je  n'a- 
vais pas  grande  envie  de  renouer  connaissance  ;  mais  avant  que 
j'eusse  pris  mi  parti,  il  m'aperçut,  accourut  vers  moi  les  bras  ou- 
verts ,  et  m'adressant  la  parole  en  français  :  Hé  î  monsieur  Leca- 
cheux,  est-ce  bien  vous  que  je  vois?  quelles  affaires  peuvent 
vous  amener,  cher  ami ,  dans  ce  pays  perdu? 

—  Mais  j'y  viens  peut-être  pour  régler  ce  petit  compte  que 
vous  avez  oublié  de  solder  en  partant. 

—  Fi  donc!  je  le  croirais  si  j'avais  à  faire  à  quelque  porte- 
balle  écossais  :  vous  êtes  trop  cauallero  pour  en  agir  ainsi;  d'ailleurs 
vous  savez  qu'il  n'y  a  rien  à  perdre ,  et  qu'aussitôt  que  la  loi  sur 
les  dotations  militaires  sera  passée ,  vous  serez  le  premier. . . 

—  Brisons-là ,  et  dites-moi  si  ce  n'est  pas  le  commandant  du 
canton  que  vous  venez  de  quitter. 

—  Non ,  c'est  un  officier  qui  n'est  ici  qu'en  passant ,  le  major 
Hospina. 

—  Quoi  !  celui  qui  a  fait  la  guerre  dans  l'Apure,  et  dont  j'ai  en- 
tendu conter  tant  de  traits  de  bravoure  ! 

—  Lui-même  ;  mais  vous  êtes  bien  bon  d'appeler  cela  de  la 
bravoure  :  c'est  une  brutalité  poussée  au  point  de  ne  pas  voir  même 
le  danger.  Du  reste  je  vous  le  donne  pour  l'animal  le  plus  boufton 


128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  soit  dans  toute  la  république ,  vous  allez  en  juger  par  vous- 
même. 

En  disant  cela  et  sans  attendre  ma  réponse ,  Belmonte  m'en- 
traîna vers  le  major,  qui  était  toujours  à  la  même  place,  essayant 
d'allumer  son  cigare  avec  un  morceau  de  bouteille ,  comme  il 
avait  vu  son  compagnon  le  faire  avec  une  lentille. 

La  présentation  faite ,  et  mon  introducteur  se  cbargeant  du  soin 
de  soutenir  la  conversation,  je  pus  considérer  à  mon  aise  cet  Hos- 
pina  qui  avait  été  si  long-temps  dans  le  Bas-Orénoque  la  terreur 
des  Espagnols.  C'était  un  homme  de  moyen  âge,  très-grand, 
très-fortement  charpenté ,  et  avec  une  tournure  de  tambour- 
major.  Il  avait  la  face  basanée,  ce  qu'il  devait  en  partie  aux  soleils 
des  Llanos,  en  partie  au  mélange  d'un  peu  de  sang  africain ,  comme 
l'indiquaient  ses  cheveux  à  demi  crépus.  Ses  traits  n'avaient  rien 
de  trop  dur,  et  même  ils  auraient  pu  passer  pour  agréables  sans 
un  coup  de  sabre  qui ,  lui  éraillant  l'œil  droit ,  avait  ramassé  en 
boule  sur  le  bas  de  sa  mâchoire  toutes  les  chairs  de  la  joue.  Dans 
ses  manières  on  voyait  l'intention  d'être  poh  ;  du  reste ,  comme 
il  sentait  bien  ce  qui  lui  manquait  sous  le  rapport  de  l'éducation , 
il  se  tenait  sur  ses  gardes ,  parlait  peu,  et  je  ne  lui  aurais  entendu 
dire  aucune  sottise,  si  Belmonte,  avec  un  art  perfide,  ne  l'eût  en- 
traîné à  lâcher  quelques  grands  mots  qu'il  appliqua  à  la  vérité  de 
la  manière  la  plus  plaisante. 

L'honnête  Italien  était  dans  un  ravissement  inexprimable  d'avoir 
pu  me  montrer  son  camarade  sous  un  jour  ridicule.  — Vous  voyez , 
me  dit-il  en  français ,  que  je  n'ai  pas  été  au-delà  de  la  vérité  ; 
mais  c'en  est  assez  pour  une  première  représentation ,  en  atten- 
dant la  seconde,  occupons-nous  du  dîner.  J'ai  reçu  d'Angostura 
des  provisions  fraîches ,  et  je  veux  vous  faire  manger  aujourd'hui 
un  fameux  macaroni. 

A  peine  ce  mot  était-il  prononcé,  que  je  vis  apparaître,  sur  le 
visage  du  colonel ,  une  rougeur  qui  semblait  provenir  autant  de 
honte  que  décolère. — Capitaine  Belmonte,  s'écria-t-il  brusque- 
ment ,  qu'il  ne  soit  plus  question  ,  je  vous  prie  ,  du  Caroni.  Du 
moins  en  ma  présence  ,  choisissez  un  autre  sujet  de  plaisanterie. 

Je  ne  devinais  pas  la  cause  de  tout  cet  emportement ,  mais  \eqiu- 
proquo  sevd  était  assez  étrange  pour  que  j'eusse  quelque  pciiie  à 


I.A     BARQUE    A    CAROiN .  120 

conserver  mon  sérieux.  Pour  Belmontc,  il  ne  songea  pas  à  se  con- 
traindre, et  pendant  cinq  minutes  il  rit  à  s'en  rompre  les  côtes, 
répétant  par  intervalle  les  mots  de  Caroni  et  macaroni,  qui  à  cha- 
que fois  étaient  le  signal  d'une  nouvelle  explosion.  Il  paraissait 
en  avoir  encore  pour  long-temps  lorsqu'à  un  geste  d'Hospina  il 
s'arrêta  tout  court,  et  d'un  ton  presque  suppliant  : — Non,  colonel , 
non  ,  dit-il ,  vous  ne  ferez  pas  usage  de  votre  épée  contre  un  com- 
pagnon ,  contre  un  homme  désarmé.  Je  vous  jure  que  je  ne  par- 
lais pas  de  la  rivière  Caroni ,  mais  d'un  mets  de  mon  pays  dont  le 
nom  sonne  presque  de  même. 

—  Jure  tant  que  tu  voudras,  misérable  bouffon,  je  ne  t'en  croi- 
rai pas  davantage.  Si  tu  n'avais  pas  eu  à  dire  du  mal  de  moi,  tu 
eusses  parlé  mi  langage  chrétien ,  un  langage  que  tout  le  monde 
entend.  Mais  souviens-toi  bien  de  ce  cjue  je  te  promets  ici  :  la 
première  fois  qu'eu  ma  présence  tu  te  serviras  de  ton  jargon  d'hé- 
rétique, je  t'enverrai  le  parler  aux  diables  d'enfer  qui  l'ont  in- 
venté. 

Cela  dit,  le  colonel  tourna  le  dos  et  s'éloigna  rapidement. 

Belmonte,  quand  je  l'avais  connu  dans  le  sud,  ne  jouissait  pas 
d'mie  excellente  réputation ,  mais  personne  du  moins  ne  l'accusait 
de  manquer  de  bravoure ,  et  j'avais  tout  lieu  d'être  surpris  de  la 
mollesse  qu'il  venait  de  montrer.  J'imaginais  qu'après  toutes  les 
choses  dures  qu'il  s'était  laissé  dire  en  ma  présence ,  il  devait  se 
sentir  mal  à  l'aise  avec  moi ,  et  je  me  préparais  à  le  laisser  à  ses 
réflexions ,  lorsque  devinant  ce  qui  se  passait  dans  mon  esprit  : 
—  Qu'avez-vous  donc,  dit-il,  et  pourquoi  cet  air  embarrassé?  je 
crois ,  Dieu  me  pardonne ,  que  vous  êtes  honteux  pour  moi  de  la 
manière  dont  s'est  terminée  cette  affaire. 

—  Si  vous  êtes  satisfait  vous-même,  je  ne  vois  pas  pourquoi  j'en 
prendrais  de  souci. 

—  Oui,  jjarbleu  je  suis  satisfait  et  très-satisfait  d'avoir  pu  me 
tirer  de  ce  mauvais  pas.  Quand  je  vois  venir  à  moi  un  taureau 
furieux  ,  je  me  jette,  s'il  le  faut,  ventre  à  terre.  N'avez-vous  donc 
pas  remarqué  que  l'homme  ne  se  connaissait  plus  et  qu'il  étendait 
déjà  la  main  vers  la  poignée  de  son  vilain  sabre?  Pour  un  rien,  il 
me  le  passait  tout  au  travers  du  coips.  Monsieur  Lecacheux , 
ajouta-t-il  d'mi  ton  plus  sérieux,  songez  bien  que  nous  ne  sommes 


l3o  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  en  Europe ,  et  qu'ici  il  ne  s'agissait  pas  d'un  duel.  Ces  gué- 
rilleros entendent  le  point  d'honneur  tout  autrement  que  nous, 
et  dans  une  querelle  ils  ne  se  feraient  pas  plus  de  scrupule  de  frap- 
per un  lîomaie  sans  armes ,  qu'à  la  guerre  d'attaquer  un  convoi 
séparé  de  son  escorte.  Hospina  du.  reste  est  un  bon  dialjle,  qui  n'a 
point  de  rancune.  S'il  ne  s'est  pas  grisé  en  nous  quittant ,  ce  soir 
nous  serons  les  meilleurs  amis  du  monde.  En  attendant ,  allons 
manger  notre  macaroni ,  et  je  vous  expliquerai  chemin  faisantpour- 
quoi  ce  mot  l'a  mis  si  fort  en  colère. 

—  Hospina  a  eu  toute  sa  vie  la  main  moins  lente  que  l'esprit , 
et  ce  fut  pour  un  mouvement  de  vivacité  du  genre  de  celui  dont 
vous  venez  d'être  témoin,  c]u'il  se  vit  contraint,  il  y  a  cjuelques 
années,  à  quitter  son  pays  natal ,  l'île  de  Porto-Rico,  après  avoir 
coupé  le  nez  à  un  alcade.  Il  vint  alors  à  la  Terre-Ferme  où 
il  n'avait  rien  à  craindre  des  autorités  espagnoles ,  et  s'engagea 
comme  soldat  dans  les  troupes  cjue  Miranda  conduisait  contre  Va- 
lence. Après  la  défaite  des  indépendans  et  le  rétablissement  du 
régime  royal  sous  Monteverde ,  il  se  retira  vers  les  Llanos  où  des 
débris  de  l'armée  patriote  s'étaient  formées  de  petites  guérillas, 
d'abord  insignifiantes ,  mais  qui  ne  tardèrent  pas  à  acquéi'ir  de 
l'importance.  S'étant  fait  remarquer  par  diverses  actions  d'une 
audace  peu  commune ,  il  parvint  à  réunir  autour  delui  une  troupe 
avec  laquelle  ,  pendant  près  de  deux  ans ,  il  harcela  incessamment 
les  royalistes.  S'il  avait  eu  quelques  talens  militaires,  il  aurait  été 
maître  de  tout  le  canton;  mais  il  ne  sut  jamais  profiter  d'un  avan- 
tage ,  et  il  tomba  dans  toutes  les  embuscades  qu'on  voulut  se  don- 
ner la  peine  de  lui  préparer. 

Très-souvent  battu,  mais  jamais  découragé,  il  parvint  à  se 
maintenir  jusqu'à  l'époque  où  Bolivar  entrant  avec  les  troupes 
grenadines  dans  les  provinces  de  Venezuela ,  y  proclama  la  guerre 
à  mort. 

Vous  savez  que  du  côté  des  républicains  comme  les  munitions 
étaient  rares,  au  lieu  de  fusiller  les  prisonniers,  on  leur  coupait 
la  tète.  Chaque  soldat  au  besoin  servait  d'exécuteur,  et  il  n'était 
pas  rare  de  voir  des  officiers ,  surtout  ceux  qui  appartenaient  aux 
anciennes  guérillas,  mettre  eux- mêmes  la  main  à  l'œuvre.  Vingt 


LA   BARQUE    A    CARON.  l3{ 

fois  il  est  arrivé  à  Hospina  d'arracher  le  sabre  à  la  inain  mal  assu- 
rée d'un  novice ,  et  de  se  l'aire  bourreau  par  compassion  ,  car,  je 
vous  le  répète  ,  il  n'a  dans  le  caractère  rien  de  cruel. 

Quand  Morillo  eut  relevé  dans  ce  pays  l'étendard  royal,  Hos- 
pina retourna  à  sa  vie  de  guérillero,  et  servit  utilement  la  cause 
républicaine.  Du  reste,  il  refusa  constamment  de  se  joindre  aux 
autres  chefs  patriotes  ,  qui ,  ayant  des  troupes  plus  nombreuses  , 
prétendaient  exercer  une  autorité  supérieure.  Il  continua  à  faire 
bande  à  part  jusqu'à  l'arrivée  de  Bolivar,  pour  qui  il  avait  vme 
profonde  vénération  ,  et  aux  ordres  ducpvel  il  alla  tout  d'abord  se 
placer. 

L'armée  réunie  sous  les  ordres  du  libérateur  ne  trouvait  pas 
pour  subsister  les  mêmes  facilités  que  les  petits  corps  isolés  qui 
jusque-là  avaient  tenu  la  campagne.  Les  province:;  de  Casanare  et 
d'Apuré ,  théâtre  d'une  guerre  longvie  et  destructive ,  n'oifraient 
plus  que  de  minces  ressources ,  et  il  fallut  songer  à  faire  venir  du 
bétail  des  provinces  situées  sur  la  rive  droite  de  l'Orénoque.  Les 
habitans,  qui  voyaient  le  paiement  fort  incertain ,  et  qui  d'ailleurs 
étaient  poussés  sous  main  par  les  moines  des  missions ,  ne  s'em- 
pressaient pas  de  fournir  leur  contingent ,  de  sorte  que  le  général 
en  chef,  afin  d'activer  un  peu  leur  zèle ,  jugea  convenable  de  leur 
dépêcher  Hospina. 

Peu  de  jours  avant  le  départ  de  notre  ami ,  il  était  arrivé  à  An-  • 
gostura  un  bâtiment  français  avec  une  de  ces  cargaisons  que  vous 
aviez  alors  l'insolence  de  nous  envoyer.  C'étaient  de  vieux  habits 
mis  à  neuf,  des  vins  tournés ,  des  huiles  rances ,  des  olives  pourries, 
et  avec  tout  cela  une  édition  complète  du  Guillaume -Tell  de 
Florian,  traduit  en  espagnol ,  et  deux  ou  trois  ballots  d'un  certain 
pont-neuf,  la  Barque  à  Caron.  Toutes  ces  raretés  furent  enlevées 
dans  trois  jours.  Hospina,  cjui  venait  d'être  élevé  au  grade  de  ma- 
jor, voulant  avoir  une  tenue  conforme  à  son  rang,  se  donna  un 
équipement  complet ,  et  se  couvrit  de  clinquantde  la  tête  aux  pieds. 
Mais  comme  il  ne  songeait  pas  seulement  à  orner  l'extérieur  de  sa 
personne ,  il  fit  aussi  emplette  d'un  Guillaume-Tell ,  et  reçut  par- 
dessus le  marché  un  exemplaire  de  la  chanson.  Un  cuisinier  fran- 
çais qu'avait  le  général ,  lui  traduisit  le  titre  ,  et  lui  expliqua  que 
passer  labarqueà  Caron  ou  mourir,  c'était  justementla  même  chose. 


l33  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Notre  lionime ,  ainsi  initié  aux  métaphores  des  ponts  neufs , 
partit  pour  remplir  sa  mission.  Grâces  à  ces  manières  insinuantes 
que  vous  lui  connaissez ,  il  y  obtint  de  grands  succès  ;  mais  ce  ne  fut 
pas  sans  peine  ,  car  ayant  jusque-là  borné  ses  excursions  aux  pro- 
vinces de  la  rive  gauche  ,  le  pays  dans  lequel  il  se  trouvait  mainte- 
nant lui  était  presque  complètement  inconnu.  Un  beau  soir  ,  que 
se  croyant  libre  de  tout  soin  jusques  au  lendemain  ,  il  pesait  avec 
une  mûre  attention  les  mérites  relatifs  d'un  flacon  de  genièvre  et 
d'une  bouteille  de  rhum ,  voilà  qu'un  estafette  arrive  du  quartier- 
ge'néral  et  lui  remet  une  dépêche  conçue  à  peu  près  en  ces  termes  : 
«  Le  libérateur  est  informé  que  dans  le  village  de  San-Luis  ou  dans 
quelques  fermes  des  environs  ,  il  se  trouve  maintenant  un  capu- 
cin catalan ,  le  frère  Jean  de  Dieu  ,  dont  les  desseins  sont  plus  que 
suspects ,  et  dont  les  discours  tendent  à  égarer  l'opinion  du  peuple 
en  lui  faisant  croire  à  de  prétendus  succès  obtenus  parles  Espagnols; 
la  présence  de  ce  religieux  dans  mi  canton  peu  aifectionné  au  régime 
républicain  pouvant  entraùier  de  graves  mconvéniens  ,  le  major 
Hospina ,  aussitôt  après  la  présente  reçue  ',  fera  saisir  ledit  capu- 
cin et  lui  fera  passer  immédiatement  le  Caroni  ^ .  Sous  aucun  pré- 
texte ,  il  ne  sera  sursis  à  l'exécution  de  cet  ordre.  » 

Le  major  n'avait  jamais  entendu  prononcer  le  nom  de  la  rivière 
Caroni,  mais  il  avait  encore  la  mémoire  toute  fraîche  delà  barque 
à  Caron  et  de  l'explication  du  cuisinier.  — Ha  !  ha  !  se  dit-il  à  lui- 
même  ,  le  général  jjarle  en  paraboles,  c'est  sans  doute  une  précau- 
tion pour  le  cas  où  on  eût  intercepté  la  dépêche  ;  d'ailleurs  il  sait 
bien  que  ses  paroles  ne  tombent  pas  dansl'oreille  d'un  sourd.  Holà! 
planton  ,  qu'on  me  fasse  venir  l'alcade. 

L'alcade  arrive  tout  trembant  d'être  appelé  à  pareille  heure. 

—  Monsieur  l'alcade,  vous  allez  me  trouver  un  guide  qui  parte 
ce  soir  même  avec  quatre  hommes  et  un  caporal,  pour  m'amenez 
le  capucin  qui  se  cache  dans  les  environs  de  San-Luis. 

—  Mais,  monsieur  le  major,  je  n'ai  pas  connaissance... 

—  Silence  !  combien  y  a-t-il  d'ici  à  San-Luis  ? 

'  Le  Caroni  est  une  rivière  qui  se  jette  dans  l'Orénoque  à  trente  lieues 
environ  au-dessous  d'Angostura  ,  et  qui,  anciennement,  était  une  dos  li- 
mites du  territoire  des  Missions  des  capucins  catalans. 


LA    BARQUE    A    CARON.  l33 

—  Quatre  lieues  et  un  bon  bout.  Mais ,  monsieur  le  major... 

— Silence  !  nos  hommes  devraient  être  ici  avant  midi,  mais  met- 
tons jusqu'au  soir.  Si  à  l'angélus  ils  ne  sont  pas  arrivés ,  il  y  aura 
pour  vous  une  amende  de  3oo  piastres ,  et  vos  vaches  laitières  me 
répondront... 

— Mais,  monsieur  le  major.., 

— Comment!  chien  de  godo  ' ,  manant,  mal  élevé,  tu  as  l'audace  de 
m'interrompre  !  Hé  bien  !  c'est  toi-même  qui  serviras  de  guide  ,  et 
si  demain  avant  midi  tu  n'es  pas  ici  avec  le  moine ,  je  te  fais  fusil- 
ler. Allons,  à  cheval  toutle  monde,  et  qu'on  m'attache  ce  gaillard- 
là  à  la  selle ,  de  peur  que  le  vent  ne  l'emporte. 

Personne  n'avait  plus  envie  de  faire  d'observations,  et  en  moins 
d'mi  quart  d'heure ,  l'alcade  ,  bien  amarré  et  bien  escorté ,  était  en 
route  pour  San-Lviis. 

Le  lendemain  ,  Hospina  en  s'éveillant  songea  tout  d'abord  à  la 
dépêche  de  la  veille.  La  commission  dont  il  se  voyait  chargé  le  tra- 
cassait,  non  qu'il  eût  le  moindre  doute  sur  le  sens  du  message; 
mais  il  n'était  accoutumé  à  traiter  ces  sortes  d'affaires  qu'avec  des 
militaires ,  ou  tout  au  plus  avec  des  pékins  ,  et  ici  il  avait  affaire  à 
un  homme  d'église.  Les  impressions  reçues  dans  son  enfance  lui 
revenaient  alors ,  et  il  avait  beau  se  dire  que  le  moine  était  un 
Espagnol ,  un  godo ,  il  ne  parvenait  pas  à  se  mettre  l'esprit  en 
repos. 

—  Diable  d'idée  qu'a  eue  le  libérateur,  disait-il  en  grommelant, 
tandis  qu'il  parcourait  sa  chambre  à  grands  pas.  Je  voudrais  que  la 
chose  fût  finie  et  n'avoir  plus  à  y  songer.  J'espère  qu'enfin  ils  vont 
arriver. 

Alors  il  allait  regarder  à  la  porte  ;  puis  par  désœuvrement  il  al- 
lumait un  cigare  ou  avalait4in  trait  d'eau-de-vie  ,  et  recommen- 
çait à  se  promener.  • 

Sur  le  midi  enfin  ,  il  aperçut  au  loin  dans  le  Llano  la  banderolle 
tricolore  des  lances ,  et  bientôt  il  vit  paraître  ses  cavaliers ,  ayant 

'  Le  mot  de  godo  (Goth),  en  Colombie,  est  employé  ,  depuis  la  révolu- 
tion, pour  désigner  les  Espagnols  en  tant  qu'attachés  aux  intérêts  de  la  mé- 
tropole, et  s'applique  également  aux  créoles  qui  tenaient  pour  l'ancien  ordre 
de  choses. 


l34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  milieu  d'eux  le  capucin.  C'était  par  pur  hasard  qu'on  l'avait 
rencontré ,  car  l'alcade ,  tout  en  étant  bien  loin  de  soupçonner 
les  desseins  d'Hospina,  était  fermement  résolu  à  ne  pas  découvrir 
la  retraite  du  révérend  père,  dès  que  celui-ci  croyait  avoir  intérêt 
à  la  tenir  cachée.  Prévoyant  donc  que  de  nouvelles  représentations 
ne  seraient  point  écoutées,  et  sentant  que  toute  résistance  ouverte 
serait  folie  ,  il  s'était  borné  à  garder  un  silence  absolu ,  et  depuis 
l'instant  du  départ,  ni  les  menaces  ni  les  coups  n'avaient  pu  lui  arra- 
cher le  moindre  renseignement.  Pour  le  moine,  il  savait  fort  bien 
que  les  républicains  ne  lui  faisaient  aucun  tort  en  le  considérant 
comme  un  ennemi,  et  d'ordinaire  il  se  tenait  sur  ses  gardes;  mais 
il  n'imaginait  pas  qu'on  osât  mettre  la  main  sur  lui  un  dimanche, 
et  ce  fut  ce  qui  le  perdit.  On  le  saisit  lorsqu'il  se  rendait  à  l'église 
où  il  devait  prêcher  un  beau  sermon  contre  les  insurgés  et  leur» 
alliés ,  les  hérétiques  anglais. 

Hospina  avait  élé  fort  impatient  de  voir  arriver  le  capucin,  mais 
dcuis  ce  moment  il  eût  donné  beaucoup  pour  que  les  soldats  ne 
l'eussent  pas  rencontré.  Il  se  sentait  à  chaque  instant  plus  irrésolu, 
et  déjà  il  songeait  à  envoyer  directement  à  Bolivar  le  prisonnier, 
lorsque  celui-ci,  sautant  en  bas  de  sa  monture,  comme  eût  pu.  le 
faire  un  cavalier  de  profession ,  et  s'avançant  à  pas  précipités ,  lui 
demanda  sans  autre  préambule  depuis  quand  les  religieux  de  St.- 
François  relevaient  de  l'autorité  militaire? 

—  Il  n'y  a  qu'un  bandit  comme  toi ,  ajouta-t-il  en  s'échauffant , 
qui  soit  capable  de  troubler  un  prêtre  dans  l'exercice  de  son  saint 
ministère  ;  mais  sois  certain  que  j'en  écrirai  à  tes  chefs,  et  que  je  te 
ferai  casser  ignominieusement. 

—  Pour  ce  qui  est  de  mes  chefs ,  repartit  Hospina  à  qui  le  ton  al— 
tier  du  moine  avait  déjà  rendu  sa  crémière  résolution,  pour  ce 
qui  est  de  mes  chefs,  je  suis  tranquillei^  et  je  n'ai  agi  que  sur  l'ordre 
exprès  du  libérateur. 

—  Le  libérateur,  le  libérateur!  dis  le  libertin ,  l'athép.  Ce  sont  là 
les  titres  qui  conviennent  à  un  homme  traître  à  son  roi  comme  à 
son  Dieu.  Mais  il  n'en  a  pas  pour  long-temps  encore  à  fouler  les 
honnêtes  gens,  et  cette  fois-ci  il  ne  s'enfuira  pas  comme  il  a  fait  tant 
d'autres.  Il  sera  pendu,  lui  et  tous  les  brigands  qui  l'entourent. 

— Ce  ne  sera  pas  toi  qui  vivras  pour  le  voir,  moinaillon  du  diable , 


LA    BARQUE    A    CARON.  I 35 

cria  le  major  tout  hors  de  lui  eu  entendant  parler  si  irrévérencieu- 
sement de  Bolivar,  car  sur  l'heure  je  te  vais  faire  expédier  ton 
passeport  pour  l'autre  monde. 

Le  capucin  se  croyait  trop  bien  protégé  par  sa  robe  ,  pour  sup- 
poser que  la  menace  fût  sérieuse;  aussi,  après  avoir  jeté  à  son 
interlocuteur  un  regard  de  mépris  :  — Va ,  dit-il ,  je  sais  bien  que, 
tout  pervers  que  tu  es,  tu  n'oserais  faire  tomber  un  cheveu  de  ma 
tête  ;  ne  pense  donc  pas  m'effrayer ,  et  garde  pour  tes  pareils  tes 
grossières  plaisanteries. 

— Tu  vas  voir  si  je  plaisante  ;  lanciers ,  emmenez  le  prisonnier 
dans  la  cour...  halte...  Allons,  père,  as-tu  recommandé  ton  ame 
à  Dieu? 

Le  moine ,  plein  d'une  folle  confiance ,  se  contenta  de  hausser 
les  épaules  ,  et  ne  daigna  pas  même  tourner  la  tête  vers  le  major, 
qui  s'était  placé  derrière  lui. 

—  Allons,  père,  regarde  ton  nombril. 

Le  père ,  peu  familier  avec  l'argot  des  camps ,  ignorait  que  c'é- 
tait là  le  mot  d'usage  pendant  la  guerre  à  mort  pour  avertir  les 
prisonniers  de  tendre  le  cou.  Il  s'imagina  qu'on  avait  par  dérision 
attaché  quelque  chose  à  son  cordon  ;  pour  s'en  assurer,  il  baissa  la 
tête,  et  dans  le  même  instant  un  coup  de  sabre,  porté  par  mie  main 
exercée  ,  la  fit  voler  loin  du  tronc. 

La  nouvelle  de  cette  sanglante  exécution  se  répandit  prompte- 
ment  dans  tout  le  pays ,  et  y  excita  la  plus  vive  indignation  contre 
le  gouvernement,  de  qui  on  croyait  l'ordre  émané.  Des  murmures 
on  passa  bientôt  à  un  soulèvement  déclaré  ,  et  pour  commencer  on 
tomba  de  toutes  parts  sur  les  détachemens  qu'Hospina  tenait  en 
campagne.  Lui-même,  attaqué  àl'improvisle,  ne  parvint  à  s'échap- 
per qu'en  sautant  sur  une  cavallequi  paissait  par  hasard  devant  sa 
maison.  Il  fit  ainsi  sans  selle  ni  bride  une  traite  de  plus  de  dix  lieues, 
aiguillonnant  sa  monture  avec  la  pointe  du  poignard  à  défaut 
d'éperons,  et  entendant  presque  toujours  distinctement  le  bruit 
des  pas  de  ceux  qui  le  poursuivaient. 

En  apprenant  cette  belle  équipée  et  les  suites  qu'elle  avait  eues, 
Bolivar  entra  dans  une  effroyable  colère.  Au  premier  moment,  il 
ne  parlait  de  rien  moins  que  de  faire  fusiller  Hospina ,  et  comme 
alors  la  justice  était  fort  expéditive,  on  ne  peut  dire  quel  aurait  été 


l36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  sort  du  pauvre  diable,  s'il  se  fût  présenté  inopine'ment.  Mais  ayant 
un  si  mauvais  compte  à  rendre  du  détachement  qui  lui  avait  été 
confié,  il  n'était  nullement  pressé  d'arriver,  et  il  le  fut  bien  moins 
encore,  lorsqu'ayant  conté  son  aventure  à  un  camarade,  celui-ci 
lui  fit  apercevoir  l'étrange  bévue  qu'il  avait  commise. 

Tout  honteux  de  sa  sottise ,  Hospina  n'en  continua  pas  moins  sa 
route  vers  Angostura  ,  où  le  gardien  des  capucins  se  rendait  égale- 
ment pour  demander  justice  de  ce  meurtre  à  Bolivar.  Par  un  hasaixl 
singulier,  il  arriva  que  tous  deux  entraient  dans  la  salle  d'audience 
au  même  moment  et  par  des  portes  opposées.  En  apercevant  la 
robe  grise ,  Hospina  crut  avoir  devant  les  yeux  l'ombre  du  nioine 
qu'il  avait  égorgé.  Il  recula  de  deux  pas ,  poussa  un  faible  cri 
et  tomba  à  terre ,  agité  d'effrayantes  convulsions.  Il  fallut  l'em- 
porter. 

Cette  scène  inattendue  divertit  prodigieusement  Bolivar.  Il 
était  déjà  fort  adouci  par  les  explications  que  lui  avaient  données 
les  amis  du  colonel ,  et  il  jugea  que  sa  faute  était  suffisamment  ex- 
piée par  la  belle  peur  qu'il  avait  eue.  Le  gardien  donc  fut  renvoyé 
dans  son  couvent  avec  de  belles  paroles ,  et  il  ne  fut  plus  question 
de  cette  affaire. 

Quelques  jours  après,  le  général,  qui  avait  entièrement  rendu 
ses  bonnes  grâces  à  Hospina,  voulut  se  faire  conter  l'aventure  par 
lui-même.  Notre  homme  fit  son  récit  avec  un  sang-froid  imper- 
turbable, au  milieu  des  éclats  de  rire  universels;  puis,  tirant 
son  sabre  et  le  présentant  par  la  poignée  :  Voilà ,  dit-il ,  mon  gé- 
néral, ce  qui  a  servi  à  faire  la  barbe  au  pauvre  capucin.  Si  j'osais 
prier  votre  excellence  de  l'accepter.... 

—  Pour  le  coup  cela  devient  trop  fort,  s'écria  Bolivar  en  sautant 
de  son  hamac ,  il  faut  que  la  frayeur  ait  enlevé  à  cet  animal  le  peu 
de  jugement  qu'il  avait...  Homme  de  Dieu,  me  prends-tu  donc 
pour  le  bourreau ,  que  tu  veux  me  faire  présent  de  ton  odieux 
tranche-tête  ? 

—  Non  ,  mon  général ,  je  sais  bien  que  vous  ne  vous  mêlez  pas  de 
ces  détails,  comme  nous  autres  pauvres  officiers  sommes  quelque- 
fois obligés  de  le  faire  ;  mais  vous  ne  m'avez  pas  laissé  achever, 
et  il  me  reste  encore  à  conter  le  plus  plaisant  de  l'affaire. 

Votre  excellence  saura  donc  que  ce  scélérat  de  moine  portait 


LA    BARQUE    A    CARON.  187 

autour  du  cou  un  paquet  de  linge  comme  un  collier  pour  le  goitre. 
Mais  que  croyez-vous  qu'il  y  avait  dedans?  du  sel  d'Antioquia, 
de  l'éponge  brûlée?  Pas  du  tout...  Vingt-cinq  bons  doublons  d'or, 
mon  général,  que  le  brigand  y  avait  cousus.  Hé  bien!  cette  mé- 
chante lame  ,  dont  on  ne  donnerait  pas  deux  quartillos  ,  a  coupé 
le  cou  et  les  doublons  comme  elle  eût  fait  d'une  banane  ;  et  pas 
une  brèche  !  on  peut  le  voir. 

Lecacheux,  commis-voyageur. 


ORIGINE 


DE 


L'ÉPOPÉE  CHEVALERESQUE 

DU  MOYEN  AGE. 

SIXIÈME    JLBÇON.  —  III"    ARTICLE.    ' 


]â(DmiiSÎ^  3>^(D^jSS!î<iiiI0^. 


Les  deux  premières  divisions  de  mon  sujet  ont  été  consacrées 
à  donner  une  ide'e  générale  de  l'épopée  chevaleresque  du  xii''  et 
xiii'  siècles,  tant  de  celle  qui  roule  dans  le  cycle  carlovingien  , 
que  de  celle  comprise  dans  le  cycle  de  la  Table  ronde.  J'ai  tâché, 
dans  ces  essais ,  d'indiquer  soit  les  caractères  propres  et  parti- 
cuUers  de  chacun  de  ces  deux  grands  systèmes  d'épopée  ,  soit 
leurs  cai-actères  commvms.  Je  me  suis  soigneusement  abstenu  de 
toute  prévention,  de  toute  conjecture,  de  toute  hypothèse  ten- 
dante à  attribuer  aux  Provençaux  la  moindre  influence  sur  la 
ciéation  ou  la  culture  de  ces  deux  grandes  branches  de  l'épopée 
du  moyen-âge;  je  n'ai  rien  dit  dans  la  vue  de  contester  l'opinion 
jusqu'à  présent  accréditée,  suivaiît  laquelle  les  fictions  chevale- 
resques des  deux  cycles  seraient  d'invention  française  ou  nor- 
mande, et  dans  l'un,  comme  dans  l'autre  cas,  auraient  été  pri- 

'  Voyez  les  livraisons  du  i<'   et  du  i5  septembre. 


ROMANS    PROVENÇAUX.  1  3q 

mitivement  rédigées  en  français.  J'ai  voulu  uniquement  noter 
les  particularités  caractéristiques  des  fictions  dont  il  s'agit,  ab- 
straction laite  de  leur  origine ,  sauf  à  chercher  plus  tard  si ,  de 
l'idée  générale  que  j'en  aurais  d'abord  donnée,  ne  résulteraient 
pas  quelques  lumières  pour  découvrir  cette  origine  supposée 
inconnue,  et  pour  constater  la  part  qu'y  pourraient  avoir  les 
Provençaux. 

Le  moment  est  venu,  pour  moi ,  de  procéder  à  cette  recher- 
che ,  mais  je  crois  bien  faire  de  rappeler  et  d'examiner  aupa- 
ravant l'opinion  généralement  accréditée  à  ce  sujet.  En  avoir 
démontré  l'étrange  fausseté  ,  ce  sera  déjà  avoir  fait  un  pas  vers 
la  preuve  de  l'opinion  contraire. 

On  ne  s'est  pas  contenté  de  nier  ou  de  méconnaître  l'interven- 
tion des  Provençaux  dans  la  culture  de  l'épopée  chevaleresque  : 
on  a  avancé  quelque  chose  de  beaucoup  plus  absolu  ;  on  a  sou- 
tenu qu'ils  n'avaient  jamais  eu  d'autre  poésie  que  leur  poésie 
lyrique ,  qu'ils  n'avaient  jamais  cultivé  les  genres  épiques  ;  ce 
qui  impliquerait ,  de  leur  part ,  une  sorte  d'aversion  ou  d'inca- 
pacité pour  ces  genres. 

Ceux  qui  ont  avancé  les  premiers  une  pareille  assertion  ,  ne  se 
sont  probablement  pas  aperçus  de  tout  ce  qu'elle  avait  d'invrai- 
semblable :  ils  n'ont  pas  eu  l'air  de  soupçonner  qu'ils  affirmaient 
un  fait  qui ,  s'il  était  vrai ,  serait  des  plus  extraordinaires ,  et 
même  unique  en  son  genre.  Ce  serait,  en  effet,  un  phénomène 
inoui  que  celui  de  populations  douées  de  facultés  poétiques  in- 
contestables ,  et  ayant  une  poésie  à  elles,  qui  n'eussent  pas  songé 
à  faire  entrer  dans  cette  poésie  ce  qui  en  était  le  thème  le  plus 
naturel ,  le  plus  simple  et  le  plus  fécond ,  je  veux  dire  le  récit , 
sous  une  forme  quelconcjue  ,  des  événemens  locaux.  Et  l'omis- 
sion serait  ici  d'autant  plus  singulière ,  que  les  événemens  sur 
lesquels  elle  aurait  porté  étaient  de  leur  nature  très-poétiques , 
très-propres  à  faire  impression  sur  l'imagination  vive  et  mobile 
des  peuples  au  milieu  desquels  ils  se  passaient.  Chez  tout  peuple 
fait  pour  avoir  une  poésie  ,  c'est  toujours  par  des  tentatives  pour 
perpétuer  le  souvenir  des  événemens  nationaux  qu'elle  com- 
mence. La  poésie  lyrique  supposant  toujours  un  certain  dévelop- 


Î^O  IREVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pement  de  la  réflexion  ,  une  certaine  capacité  de  démêler  et  de 
rendre  les  diverses  nuances ,  les  divers  degrés  d'un  même  senti- 
ment, vient  et  se  perfectionne  d'ordinaire  plus  tard  que  l'épopée. 
Encore  une  fois ,  si  les  Provençaux  avaient  fait  exception  à  ce 
fait  naturel ,  cette  exception  serait  un  pliénomène  à  expliquer  : 
on  aurait  eu  tort  de  n'en  être  pas  frappé  ,  d'autant  mieux  cpie  la 
surprise  aurait  probablement  été  bonne  à  quelque  chose  ;  elle  au- 
rait mené  à  examiner  de  plus  près  une  hypothèse  contraire  à  la 
marche  ordinaire  de  l'esprit  humain ,  et  l'examen  en  aurait 
bientôt  fait  reconnaître  la  fausseté.  On  se  serait  bientôt  assuré  que 
les  anciens  Provençaux  ,  même  en  les  supposant  étrangers  à  l'in- 
vention et  à  la  culture  de  l'épopée  chevaleresque  proprement 
dite ,  n'en  eurent  pas  moins  beaucoup  d'autres  productions  du 
genre  épique ,  et  que  leur  littérature  ne  s'écarta  jamais ,  à  cet 
égard,  de  la  loi  générale  de  toutes  les  littératures. 

Il  y  a  une  grande  légèreté  à  supposer ,  comme  on  le  fait  d'or- 
dinaire ,  du  moins  implicitement ,  que  ce  fut  seulement  aux  xii  " 
et  xiii'=  siècles ,  et  seulement  dans  le  nord  de  la  France ,  que  les 
incidens  de  la  longue  lutte  des  chrétiens  et  des  Arabes  d'Espa- 
gne ,  sur  la  frontière  des  Pyrénées ,  devinrent  des  sujets  de  poé- 
sie populaire.  Les  populations  du  midi  avaient  été  infiniment 
plus  intéressées  que  celles  du  nord  aux  chances  de  cette  lutte  ; 
elles  y  avaient  pris  une  beaucoup  plus  grande  part  ;  et  il  est  évi- 
dent que  si  elle  dut  être  quelque  part ,  dans  la  Gaule ,  un  thème 
de  poésie  ,  ce  dut  être  d'abord  dans  la  Gaule  méridionale.  Voilà 
ce  que  diraient  le  raisonnement  et  la  vraisemblance,  s'il  n'y 
avait  des  faits  pour  le  dire  encore  plus  haut. 

Deux  monumens  très-curieux  prouvent,  de  la  manière  la  plus 
incontestable ,  que  déjà  plusieurs  siècles  antérieurement  à  toutes 
les  épopées  du  cycle  de  Charlemagne  aujourd'hui  existantes ,  il 
y  avait ,  chez  les  peuples  de  langue  provençale ,  des  fictions  ro- 
manesques qui  roulaient  sur  les  guerres  et  les  relations  habi- 
tuelles de  ces  peuples  avec  les  Arabes  d'Espagne ,  ou  les  Sarra- 
sins ,  comme  ils  disaient. 

Le  premier  de  ces  monumens  est  une  e.spècc  do  légende,  com- 
posée dans  la  première  moitié  du  ix"  siècle ,  sur  la  fondation  de 


ROMANS    PROVENÇAUX.  X^l 

la  fameuse  abbaye  de  Conques  ,  dans  le  Rouergue.  Cette  légende 
est  une  fiction  très-originale  et  très-poétique ,  fondée  en  entier 
sur  riiypotlièse  d'une  guerre  prolongée  entre  les  Arabes  et  les 
montagnards  du  Rouergue ,  guerre  qui  n'eut  jamais  lieu  que 
dans  l'imagination  du  romancier  légendiste. 

Le  second  monument  n'est  pas  aussi  ancien  que  le  précédent, 
on  ne  peut  pas  lui  assigner  une  date  plus  reculée  qite  loio  ;  mais, 
à  cette  date ,  il  est  encore  de  près  d'un  siècle  antérieur  aux 
troubadours.  Du  reste,  le  texte  de  ce  monument  est  perdu  :  on 
n'en  a  plus  aujourd'bui  qu'un  extrait,  mais  cet  extrait,  si  in- 
complet et  si  désordonné  qu'il  soit ,  n'en  est  pas  moins  curieux 
au-delà  de  toute  expression. 

Il  ne  s'agit ,  en  effet ,   de  rien  moins  que  de  l'histoire   toute 
romanesque  d'un  chevalier  toulousain ,   histoiie   dans  laquelle 
les  pi'incipaux  incidens  de  VOdj'ssée  d'Homère  sont  entrelacés  et 
coordonnés  avec  des  fictions  romanesques  originales  dans  les- 
quelles il  est  expressément  fait  allusion  à  des  faits  de  l'histoire 
des  Arabes  d'Espagne  ,  dont  la  date  et  les  personnages  sont  con- 
nus. Tout  ce  que  l'on  sait  de  cette  fiction  résultant  de  données  si 
disparates  entre  elles  ,  autorise  à  supposer  qu'elle  était  assez  dé- 
veloppée ,  très-populaire ,  et  que  l'intérêt  en  reposait ,  en  grande 
partie ,  sur  la  curiosité  et  l'admiration  qu'inspiraient  alors  aux 
populations  du  midi  les  Arabes  d'Espagne ,  dont  la  culture  et 
la  grandeur  n'étaient  point  encore  déchues. 

Il  est  un  troisième  et  dernier  document  poétique  qui ,   sans 
avoir  l'importance  des  précédens ,  mérite  néanmoins  d'être  rap- 
pelé ici.   C'est  une  légende  en  vers  provençaux  sur  sainte  Foy 
d'Agen ,  vierge   et  martyre ,  particulièrement  vénérée  autrefois 
dans  tout  le  midi  de  la  Gaule ,  et  sujet  de  beaucoup  de  narra- 
tions pieuses.  Celle  dont  je  veux  parler  fut ,  à  ce  qu'il  parait , 
composée  dans  la  seconde  moitié  du  xi"  siècle  ,  et ,  dans  ce  cas , 
elle  est  antérieure  à  la  période  des  troubadours.  On  n'en  a  plus 
aujourd'hui  que  les  vingt  premiers  vers,  cités  par  le  président  Fau- 
chet  dans  son  ouvrage  sur  les  Origines  de  la  langue  et  de  la  poésie 
françaises.  Si  court  qu'il  soit,   ce  fragment  ne  laisse  pas  d'être 
d'un    certain    intérêt  pour   l'histoire   littéraire    du   midi   de  la 

TOME     V!II.  lO 


1^1  REVUE    DES    DEUX    iMONDES. 

France.  Il  ne  constate  pas  seulement  qu'il  y  avait,  au  xi'  siècle, 
des  It'igcndes  provençales  de  foiine  épique  ou  narrative  ;  il  nous 
apprend  quelque  chose  de  plus  particulier  :  il  nous  apprend 
qu'il  existait  dès  lors  une  classe  de  jongleurs  anibulans  qui  chan- 
taient ces  légendes  de  ville  en  ville  dans  les  contrées  de  langue 
provençale,  et  même,  à  ce  qu'il  paraît,  au-delà  des  Pyrénées, 
en  Aragon  et  en  Catalogne. 

Ces  faits  auxquels  je  pourrais ,  au  besoin,  en  ajouter  plus  d'un 
autre ,  ne  laissent ,  ce  me  semble ,  aucun  doute  sur  la  conclusion 
très-générale  que  j'en  veux  tirer.  Ils  prouvent  que,  bien  avant 
le  xiie  siècle  ,  où  commence  la  période  des  troubadours ,  il  y  eut, 
dans  la  littérature  populaire  du  midi ,  diverses  compositions  de 
forme  épique ,  diverses  fictions  romanesques ,  les  unes  fondées 
sur  des  traditions  gallo-romaines  ,  les  autres  tirées  de  légendes 
de  saints  ,  plusieurs  ayant  rapport  aux  guerres  et  aux  affaires  des 
chrétiens  avec  les  Arabes  d'outre  les  Pyrénées. 

Assez  peu  importe  ici  la  question  du  mérite  poétique  de  ces 
compositions  :  on  peut  toutefois  observer  que  celles  dont  nous 
pouvons  juger,  supposent ,  dans  leurs  auteurs  et  dans  les  popu- 
lations parmi  lesquelles  elles  circulaient ,  un  sentiment  épique 
assez  développé.  Maintenant,  pour  ramener  ces  faits  divers  à  la 
question  particulière  qui  nous  occupe ,  ces  populations  proven- 
çales qui,  aux  ix"",  x''  et  xi"  siècles,  avaient  des  légendes  pieuses, 
des  fables  héroïques  entées  eux  des  traditions  nationales  ,  des  fic- 
tions romanesques  dans  lescjuelles  les  Arabes  jouaient  un  grand 
rôle ,  ces  populations  perdiient-clles  tout  à  coup ,  au  xii'=  siècle, 
le  goût  et  la  capacité  épiques  dont  elles  avaient  fait  preuve  au- 
paravant ?  Cessèrent-elles  brusquement  d'avoir  besoin  de  fables , 
de  fictions ,  de  traditions  historiques  poétisées  ?  Ou  bien  les 
poètes  de  l'époque  ,  les  troubadours  ,  bien  que  d'ailleurs  beau- 
coup plus  cultivés  que  leurs  devanciers ,  n'avaient-ils  plus  la 
faculté  de  satisfaire  ce  besoin? 

Ces  questions  ne  sont  pas  sans  intérêt ,  et  il  n'est  pas  difficile 
d'y  répondre. 

Il  est  vrai  que  les  idées  et  les  mœurs  chevaleresques ,  qui ,  dès 
le  XII»  siècle  ,  commencèrent  à  régner  dans  le  midi  de  la  France , 


ROMANS    PROVENÇAUX.  1^3 

furent  roccasion  d'une  grande  révolution  dans  la  poésie.  — L'a- 
mour étant  devenu  le  principe  aljsolu  de  toute  moralité  ,  de  tout 
mérite ,  et  le  culte  des  dames  ,  le  but  idéal  de  tout  homme  qui  vi- 
sait à  la  renommée ,  la  poésie,  organe  de  ces  sentimens  nouveaux , 
de  cet  enthousiasme  de  galanterie  devenu  l'ame  de  la  haute  so- 
ciété, prit  de  là  de  nouvelles  tendances  et  un  nouveau  caractère. 
L'expression  délicate  ,  ingénieuse  ,  harmonieuse  ,  élégante  ,  de  l'a- 
mour devint  le  but  le  plus  élevé  de  cette  poésie,  cjui ,  se  repliant, 
pour  ainsi  dire,  du  monde  extérieur,  sur  le  cœur  humain  ,  y  cher- 
cha et  y  émut  des  points  qui  n'avaient  pas  encore  été  touchés.  Les 
genres  lyriques  prirent  dès-lors,  dans  le  sentiment  et  le  goût 
des  classes  cultivées ,  une  prépondérance  décidée   sur  les  genres 
épiques.  —  Toutefois  ,  ceux-ci  ne   furent  point  abandonnés  ,  et 
l'époque  des  troubadours  n'eut  pas  seulement  ses  compositions 
narratives ,  ses  fictions  romanesques ,  ses  fables  héroïques ,  ses 
pieuses  légendes ,  comme  les  époques  précédentes  ;  elle  les  eut 
avec  quelques-uns  des  raffinemens  et  des  perfectionnemens  qui 
s'étaient  d'abord  introduits  dans  les  genres  lyriques. 

Le  mouvement  de  la  première  croisade  fut  beaucoup  plus  gé- 
néral et  plus  profond  encore  dans  le  midi  de  la  France  que  nulle 
autre  part;  et  le  génie  épique  eût-il  jusque-là  sommeillé  dans 
ce  pays .  il  s'y  serait  éveillé  au  bruit  d'mi  pareil  événement,  d'un 
événement  qui  ébranlait  si  fort  toutes  les  imaginations. 

Il  y  eut ,  en  eft'et ,  en  provençal ,  diverses  tentatives  poétiques 
pour  célébrer  cet  événement ,  pour  en  perpétuer  la  mémoire  ;  et 
l'histoire  a  gardé  le  souvenir  de  quelques-unes  de  ces  tentatives. 

Je  ne  m'arrêterai  point  au  poème  dans  lequel  les  historiens  du 
temps  nous  apprennent  que  Guillaume  YIII ,  comte  de  Poitiers, 
le  plus  ancien  des  troubadours  connus ,  de  retour  de  sa  désas- 
treuse expédition  de  i  loi ,  en  tourna  les  malheurs  en  ridicule.  Il 
n'est  pas  sûr  que  cette  pièce  de  vers  fût  de  forme  narrative  et 
d'une  cûtaine  étendue.  Ce  n'était  peut-être  qu'une  saillie  toute 
lyrique,  d'humeur  cynique  et  bouffonne  ,  dans  le  goût  de  quelques 
autres  pièces  qui  nous  restent  de  lui. 

Mais  il  y  eut ,  en  provençal ,  un  récit  poétique  des  événemens 
de  la  première  croisade,  infiniment  plus  regrettable  que  la  pièce 


1^4  UEVUIi     DKS    UEVK     MONDES. 

lie  Guillaume  de    Poitiers ,  lyrique  ou  narrative:    ce   fut  celui 
de  Bechada. 

La  plupart  des  historiens  de  la  poésie  française  ont  parlé  d'un 
Bechada  de  Tours  en  Touraine  ,  auquel  ils  attribuent  un  poème 
en  langue  française  sur  la  première  croisade ,  et  qu'ils  signalent 
en  conséquence  comme  le  plus  ancien  poète  français  mentionné 
par  l'histoire. 

Il  y  a  dans  ce  témoignage  des  méprises  grossières  désormais 
assez  généralement  reconnues.  Le  Bechada  dont  il  s'agit  était, 
non  pas  de  la  ville  de  Tours  en  Touraine ,  mais  de  la  bourgade 
des  Tours  en  Limousin.  Il  se  nommait  Grégoire  des  Tours,  Be- 
chada n'étant  qu'un  surnom,  ou  sobriquet  de  famille.  Le  prieur  de 
Vigeois  ,  qui  parle  de  lui  dans  son  intéressante  chronique  ,  et  qui 
avait  pu  le  voir ,  ou  du  moins  en  entendre  parler  par  des  honrmes 
qui  l'avaient  vu,  nous  en  apprend  tout  ce  que  nous  en  savons. 
Il  le  donne  pour  un  chevalier  de  beaucoup  de  talent  naturel , 
et  qui  avait  même  quelque  teinture  des  lettres  latines.  Il  ne  dit 
point  expressément  cjue  Grégoire  ait  été  à  la  première  croisade  ; 
mais  l'ensemble  de  ses  paroles  semble  implic[uer  ce  fait  particu- 
lier. Quoi  qu'il  en  soit,  frappé  des  grands  événemens  de  cette  expé- 
dition, Grégoire  voulut   en  célébrer  la  mémoire  dans  un  récit 
populaire,  en  vei's  et  dans  sa  langue  maternelle.  Jaloux  de  don- 
ner à  son  travail  toute  la  perfection  possible ,  il  y  mit  douze  ans 
entiers  ;  et  l'on  ne  saurait  douter  que  l'ouvrage  ne  fût  très-con- 
sidérable ,    puisque    le  chroniqueur  qui  en  parle ,    le  qualifie 
d'énorme  volume. 

On  ne  sait  pas  si  le  récit  de  Bechada  était  purement  et  stric- 
tement historique,  ou  entremêlé  de  fables  et  de  particularités 
merveilleuses.  Cette  dernière  hypothèse  est  la  plus  probable. 

Ce  grand  travail  de  Grégoire  de  Bechada  des  Tours  embras- 
sait l'ensemble  des  événemens  de  la  première  croisade;  mais 
d'autres  poètes,  doués  d'un  sentiment  plus  juste  de  la  nature  et 
de  la  destination  de  l'épopée  et  des  chants  épiques,  traitèrent 
isolément  les  incidens  les  plus  mémorables  de  la  sainte  expédi- 
tion. Ainsi,  par  exemple,  le  siège  d'Antioche,  si  remarquable 
par  les  héroïques  efforts  qu'il  coûta  aux  croisés,  *''it  chanté  au 


ROMANS    PROVENÇAL  I 4^ 

moins  une  fois  el  très-probablciuent  plus  d'une  fois,  par  des  ro- 
manciers inconnus  voisins  de  l'événement. 

Un  de  ces  chants,  sans  doute  un  des  plus  anciens,  est  implici- 
tement désigné  par  un  poète  subséquent,  et  sous  le  titre  de  chro- 
nique d'Antioche ,  comme  l'un  des  modèles  des  ronians  épiques 
en  tirades  monorimes.  —  C'était  de  cette  chronique,  ou  dequel- 
qu'autre  composition  du  même  genre  ,  que  l'on  avait  tiré  l'aven- 
ture fausse  ou  vraie ,  mais  célèbre  au  moyen  âge ,  de  Golfier  de 
Tours  et  de  son  lion.  Ce  Golfier,  à  peine  connu  des  historiens, 
est  fameux  chez  les  romanciers  provençaux.  Il  rencontra  ,  dit-on, 
un  jour  un  lion  aux  prises  avec  un  énorme  serpent  enlacé  au- 
tour de  lui,  et  qui  était  sur  le  point  de  l'étouffer.  Il  tua  le  serpent, 
et  le  lion  reconnaissant  ne  voulut  plus  le  cjuitter  ,  et  lui  tint  plu- 
sieurs années  fidèle  compagnie.  A  la  fin,  Golfier  s'étant  embar- 
qué dans  un  vaisseau  où  l'on  ne  voulut  pas  recevoir  son  lion ,  le 
pauvre  animal  se  jeta  à  la  nage  dans  la  mer,  pour  suivre  son  li- 
bérateur et  se  noya.  Les  romanciers  attribuent  à  ce  même  Golfier 
d'autres  aventures  et  des  exploits  dont  il  n'est  pas  question  dans 
l'histoire  ;  ils  en  font  un  des  héros  de  la  conquête  d'Antioche  : 
particularités  qui  semblent  constater  suffisamment  le  caractère 
plus  ou  moins  romanesque  des  chants  épiques  où  il  s'agissait  de 
lui,  et  du  siège  d'Antioche. 

Ces  récits ,  ces  chants  provençaux  ,  relatifs  à  la  première  croi- 
sade, n'étaient  pas  une  nouveauté  dans  la  littérature  provençale 
du  xii^  siècle.  Ils  n'y  étaient  que  la  continuation  naturelle  de 
ces  autres  chants,  de  ces  autres  récits  plus  anciens,  destinés  à  rap- 
peler aux  populations  méridionales  de  la  France ,  leurs  guerres , 
leurs  démêlés  avec  les  Sai'rasins  d'Espagne. 

Le  mouvement  de  la  première  croisade  une  fois  ralenti ,  ces 
guerres  et  ces  démêlés  redevinrent,  dans  le  midi,  le  principal 
mobile  des  vertus  et  de  la  bravoure  chevaleresques.  Les  seigneurs 
du  midi  continuèrent  à  intervenir,  comme  ils  y  étaient  accoutu- 
més depuis  long-temps,  dans  les  expéditions  des  princes  chrétiens 
de  la  Péninsule  contre  les  Arabes  ou  les  Maures  ;  et  ces  expédi- 
tions restèrent  un  des  thèmes  favoris  de  la  poésie  narrative  ,  des 
cliants  épiques  des  Provençaux. 


1^6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ainsi ,  par  exemple  ,  G  uillauine  VI ,  seigneur  de  Montpellier  , 
ayant  marché  en  1 146,  au  secours  d'Alphonse  VII ,  roi  de  Cas- 
tille  ,  l'aida  à  prendre  ,  sur  les  Arabes ,  la  ville  d'Almérie  ,  et  se 
distingua  fort  dans  le  long  siège  que  soutint  cette  ville.  Ses  ex- 
ploits en  cette  occasion  furent  célébrés  dans  un  poème  provençal , 
dont  Gariel ,  le  plus  ancien  historien  municipal  de  la  ville  de  Mont- 
pellier ,  qui  avait  eu  ce  poème  sous  les  yeux ,  a  seul  parlé.  Il  en 
dit  à  peine  quelques  mots,  mais  assez  toutefois  pour  indiquer  que 
l'auteur  de  ce  poème  avait  relevé  le  fond  historique  de  son  sujet 
de  traits  et  d'incidens  romanesques.  Il  s'était,  à  ce  cju'il  paraît, 
particulièrement  évertué  à  décrire  un  combat  singulier  dans  lequel 
le  brave  Guillaume,  après  de  grandes  prouesses,  avait  à  la  fin  vain- 
cu un  guerrier  maure  ,  espèce  de  Goliath  pour  la  force  et  la  taille, 
et  cjui,  insolent  comme  tous  les  géans  sarrasins,  ses  ancêtres  et 
ses  pareils ,  avait  grièvement  insulté  l'armée  chrétienne  par  ses 
bravades.   Nul  doute  que  diverses  autres  expéditions  chevale- 
resques des  seigneurs  provençaux  contre  les  Maures,  antérieures 
ou  postérieures  à  celles  de  Guillaume  VI ,  n'aient  été ,  comme 
celle-ci ,  le  sujet  de  divers  poèmes  également  historiques  pour  le 
fond,  mais  également  entremêlés  de  circonstances  fabuleuses. 

Tous  ces  faits,  fussent-ils  les  seuls  à  citer,  pour  prouver  ^ue 
la  littérature  provençale  du  xn'  siècle,  celle  des  troubadours 
proprement  dite  ,  ne  fut  pas  dépourvue  de  compositions  narrati- 
ves, le  prouveraient  assez  :  ils  suffiraient  pour  démentir  le  phéno- 
mène supposé  d'un  peuple  exclusivement  adonné  à  la  poésie  ly- 
rique, au  milieu  des  circonstances  les  plus  favorables,  je  dirais 
presque  les  plus  urgentes  ,  pour  lui  inspirer  le  goût  de  l'épopée. 
Mais  il  y  a  d'autres  preuves  et  des  preuves  plus  directes ,  plus 
irrécusables  encore  de  ce  que  je  veux  dire.  Je  les  trouve  dans  le 
témoignage  des  troubadours  :  leur  poésie  lyrique  fourmille  de  ci- 
tations ,  d'allusions ,  de  réminiscences ,  qui  supposent  nécessai- 
rement, et  par  conséquent  démontrent  de  la  manière  la  plus 
expresse  la  coexistence  d'une  poésie  épique  riche  et  variée.  Je 
n'ai  point  cherché  à  faire  un  relevé  complet  de  ces  allusions  des 
troubadours  à  des  productions  narratives,  à  des  romans  épiques 
longs  ou  courts,  tous  signalés  comme  plus  ou  moins  célèbres 


ROMANS    PllOVENÇAUX.  1  47 

/lans  les  pays  de  langue  provençale,  comme  journellement  récités 
ou  lus  dans  les  villes  et  les  châteaux.  J'ai  pourtant  tiré  de  celles 
de  ces  allusions  que  j'ai  recueillies  une  liste  fort  nombreuse  de 
compositions  romanesques  de  divers  genres ,  et  les  résultats  de 
cette  liste  étant  d'un  véritable  intérêt  dans  la  question  actuelle, 
je  ne  crains  pas  de  m'y  arrêter  un  instant. 

Je  dois  d'abord  prévenir  que  je  ne  comprendrai  point,  pour  le 
moment,  dans  cette  liste  ,  les  romans  carlovingiens  et  de  la  Table 
ronde  :  je  persiste  à  en  supposer  l'origine  encore  ignorée  et  en 
litige.  Je  n'y  admettrai  c|ue  des  romans  sur  l'origine  provençale 
desquels  il  ne  peut  y  avoir  de  contestation  raisonnable  ,  puisqu'il 
n'en  est  question  que  dans  des  monuniens  provençaux ,  et  chez 
des  populations  de  cette  langue.  —  Or,  ainsi  réduite ,  la  liste  que 
j'ai  dressée  des  productions  romanesques  connues  et  citées  par 
les  troubadours  est  encore  de  plus  de  cent. 

Il  faut  dire  d'abord  que ,  de  ces  cent  romans ,  il  y  en  a  beau- 
coup qui  ne  sont  désignés  que  de  la  manière  la  plus  vague ,  par 
les  simples  noms  des  liéros  ,  ou  de  quelqu'un  des  personnages  c]ui 
y  figurent,  personnages  fantastiques ,  inconnus  ,  dont  le  nom  ne 
dit  rien.  Je  ne  m'arrête  point  à  des  indices  si  fugitifs;  il  n'y  a 
aucun  parti  à  en  tirer. 

Mais,  à  côté  de  ces  allusions  insignifiantes  comme  trop  som- 
maires ,  s'en  trouvent  d'autres  intéressantes  pour   l'histoire  de 
l'épopée  provençale ,  et  même ,  comme  nous  le  verrons  un  peu 
plus  tard,  de  l'épopée  du  moyen  âge.  Ces  allusions  désignent, 
en  eftet,  les  poèmes  auxquels  elles  s'appliquent  par  des  particu- 
larités caractéristiques ,  qui  les  distinguent  nettement  les  uns  des 
autres  ,  qui  enindic|uent  parfois  l'idée  principale,  la  situation  do- 
minante, celle  autour  de  laquelle  se  grouppent  toutes  les  autres. 
Le  même  roman  revient  plus  ou  moins  fréquemment  dans  ces 
allusions  ,  ce  qui  fournit  un  indice  de  son  plus' ou  moins  de  célé- 
brité. Enfin,  les  pièces  lyriques  dans  lesquelles  se  rencontrent  les 
allusions  dont  il  s'agit,  appartenant,  pour  la  plupart,  à  des  trou- 
badours dont  l'époque  est  plus  ou  moins  connue ,  on  a  les  dates  • 
approximatives  de  ces  allusions  ,  et  par  là  des  dates  auxquelles  on 
peut  être  sûr  qu'existaient  tléjà  les  romans  désignés. 


l48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Maintenant,  ])our  résumer  en  peu  de  mots  les  diverses  consé- 
quences de  ces  allusions  ,  relativement  à  la  question  particulière 
qui  nous  occupe,  voici  ce  que  je  n'hésite  pas  à  affirmer  : 

10  Parmi  ces  cent  romans  provençaux  dont  l'existence  est  dé- 
montrée par  les  citations  qu'en  font  les  troubadours ,  il  y  en  a  au 
moins  une  dizaine  indiqués  comme  plus  populaires  ,  plus  célèbres 
que  les  auties,  et  que  tout  annonce  avoir  été  composés  dans  la 
première  moitié  du  xïf  siècle.  De  ce  nombre  étaient  l'histoire 
amoureuse  de  Landric  et  d'Aia ,  la  belle  d'Avignon  ;  celle  de 
Seguin  et  de  Valence,  et  celle  encore  d'un  certain  André  de 
France ,  mort  d'amour  pour  je  ne  sais  cpielle  reine  du  pays ,  et 
fréquemment  cité  comme  le  plus  parfait  modèle  des  amans. 

Outre  ceux  des  cent  romans  cités  qui  roulaient  ou  semblaient 
rouler  sur  des  sujets  de  pure  invention ,  il  y  en  avait  d'autres 
ayant  pour  base  des  événemens  tirés  de  l'histoire  ou  de  la  mytho- 
logie grecques ,  de  l'histoire  romaine ,  delà  Bible.  Quelques-uns 
peut-être  se  rattachaient  à  des  traditions  gauloises  :  tel,  par 
exemple ,  sendDlerait  avoir  été  celui  dans  lequel  il  était  raconté  , 
dit  le  troubadour  qui  le  cite,  comment  les  Rémois  chassèrent 
Jules-César  de  leurs  murs. 

Plusieurs  ont  l'air  de  se  rapporter  à  des  événemens  historiques 
qu'il  est  malaisé  de  déterminer.  Il  en  est  un  ,  par  exemple  ,  au- 
cjuel  Gancelm  Faydit,  troubadour  distingué,  fait  allusion,  et 
même  une  allusion  assez  détaillée  ,  et  dont  je  ne  sais  point  devi- 
ner le  sujet. — L'empereur,  dit-il,  ayant  vaincu  et  pris  le  roi 
allemand ,  le  mit  à  traîner  la  charrette  et  le  harnais  ;  et  le  captif, 
regardant  tourner  la  roue,  chantait  sa  misère,  et  pleurait  le  soir 
au  manger. 

Enfin ,  parmi  tous  ces  romans  perdus ,  il  y  en  a  quelques-uns 
dont  le  motif  et  l'argument  piquent  plus  particuhèrement  la  cu- 
riosité ,  et  font  davantage  regretter  la  perte.  Yoici ,  par  exemple, 
sept  vers  assez  curieux  de  Perdigon,  autre  troubadour  connu. 
Ces  vers  semblent  faire  allusion  à  quelque  histoire  romanesque 
de  saint  Nicolas  de  Barri ,  le  patron  des  nautonniers . 

«  Nicolas  de  Barri,  s'il  eût  vécu  long-temps,  serait  devenu  un 
savant  honnne.  Il  était  resté  long-temps  sur  mer ,  entre  les  pois- 


ROMANS    PROVENÇAUX.  1 /^C) 

sons,  et  savait  qu'il  y  inourrail  une  fois  ou  l'autre.  Il  ne  voulait 
pas  cependant  revenir  de  ce  côté,  et  s'il  revint,  il  retourna  bien 
vite  mourir  là-bas  sur  la  nier ,  sur  la  grande  mer  dont  il  ne  put 
plus  sortir.  » 

Je  n'insiste  pas  davantag'e  sur  les  allusions  signalées  :  j'y  revien- 
drai ,  pour  en  examiner  et  en  préciser  les  conséquences  relative- 
ment à  la  question  particulière  que  je  me  suis  donnée  à  résoiulre. 
Ce  que  j'en  ai  dit  me  paraît  suffire  pour  démontrer  d'une  manière 
vague  et  générale  qu'il  y  eut,  aux  xii''  et  xni°  siècles,  dans  la 
littérature  des  troubadours ,  des  compositions  romanesques ,  des 
romans  épiques. 

Mais  peut-être  y  a-t-il  ici  une  difficulté,  une  objection  à  pré- 
venir :  peut-être  la  perte  de  tant  d'ouvrages ,  répandus  sur  une 
assez  grande  étendue  de  pays ,  et  qui  ne  remontent  pas  à  des  temps 
très-reculés ,   paraîtra-t-elle  un  fait  ])eu  vraisemblable ,  et  peut- 
être  cette  réflexion  jettera- t-elle  de  l'incertitude  ou  de  l'obscu- 
rité sur  la  valeur  historique  des  allusions  relatives  à  ces  ouvrages. 
Il  est  facile  de  dissiper  ce  scrupule.  D'abord ,  les  romans  de 
tout  genre    diversement  mentionnés  par  les  troubadours  n'ont 
]>as  tous  péri;  il  s'en  est  conservé  quelques-uns,  assez  pour  ga- 
rantir, si  cela  pouvait  être  nécessaire,  la  propriété  et  le  sens  bis- 
torique  des  allusions  qui  s'y  rapportent ,    et  de  toutes  les  allu- 
sions de  même  espèce. 

Quant  à  ceux  des  romans  en  question  qui  sont  véritablement 
perdus  ,  il  y  a  pour  en  expliquer  la  perte ,  autant  de  raisons  que 
l'on  en  peut  convenablement  exiger.  —  Je  me  bornerai  ici  à  en 
signaler  rapidement  quelques-unes. 

La  monstrueuse  guerre  des  Albigeois ,  qui  détruisit  la  civilisa- 
tion du  raidi ,  porta  aussi  un  coup  mortel  à  sa  littérature.  La  do- 
mination française  s'étant  établie  dans  le  pays ,  les  classes  élevées 
s'y  trouvèrent  bientôt  dans  la  nécessité  d'adopter  le  français  pour 
langue  :  le  provençal ,  l'idiome  des  troubadours ,  idiome  très-dé- 
licat, et  du  système  grammatical  le  plus  raffmé,  cessa  d'être  cul- 
tivé ,  d'être  une  langue  écrite  ;  il  resta  l'idiome  des  masses  ,  dans 
la  bouche  desquelles  il  devait  se  corrompre  et  se  dénaturer  de 
plus  en  plus. 


l5o  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'abandon  du  provençal  par  les  hautes  classes  de  la  société 
était  déjà  une  énorme  chance  de  destruction  pour  les  ouvrages 
écrits  en  celte  langue  ,  pour  les  romans  comme  pour  les  autres. 
Mais  ce  n'était  pas  la  seule ,  ni  même  la  plus  grande.  Sous  les 
auspices  de  la  domination  française  ,  l'autorité  pontificale  prit  un 
grand  pouvoir  dans  le  midi  :  elle  y  trouva  beaucoup  à  faire ,  et  y 
fit  beaucoup  ,  surtout  au  détriment  de  la  littérature. 

Indépendannnent  de  ce  qu'il  y  avait,  dans  la  poésie  des  trou- 
badours ,  de  nombreuses  satires  contre  les  papes ,  et  une  ten- 
dance générale  fort  hostile  à  la  cour  de  Rome  ,  il  existait,  en  pro- 
vençal ,  une  nudtitude  de  livres  de  croyance  hétérodoxe  ,  relatifs 
à  l'hérésie  albigeoise  ou  à  d'autres.  On  avait  traduit  en  cette 
langue  des  portions  do  la  Bible ,  tout  le  nouveau  testament ,  et 
plusieurs  des  évangiles  apocryphes  ,  entr'autres  celui  de  l'enfance 
de  Jésus-Christ.  —  Tout  cela  ,  au  jugement  des  papes ,  était  pire 
encore  que  des  satires.  Ils  essayèrent  donc  de  se  débarrasser  de 
tous  ces  livres  qui  leur  déplaisaient,  et  entreprirent  contie  la 
littérature  déjà  morte  ou  mourante  à  laquelle  ils  appartenaient, 
une  sorte  de  guerre  systématic{ue  ,  dont  l'histoire  de  ces  temps  , 
si  incomplète  cju'elle  soit,  a  gardé  quelques  vestiges. 

On  peut  compter  parmi  les  actes  de  cette  guerre  l'institution 
d'une  université  à  Toulouse,  vers  le  miUeu  du  xiii^  siècle.  Dans 
la  bulle  de  cette  institution ,  le  pape  Honorius  IV  recommande 
empliaticpiement  aux  étudians  l'étude  du  latin,  et  l'abandon  de 
l'idiome  vulgaire ,  de  cet  idiome  proscrit ,  dont  la  liberté  ,  la  sa- 
tire et  l'hérésie  avaient  fait  leur  organe.  —  A  l'instigation  des 
papes,  diverses  mesures  furent  prises  par  les  autorités  civiles, 
pour  la  destruction  de  tous  les  livres  hérétiques  en  langue  vul- 
gaire ,  et  parmi  ces  livres ,  on  comprenait  les  traductions  de  la 
Bible  et  des  Evangiles,  et  tout  ce  qui  pouvait  porter  quelque  at- 
teinte à  la  considération  de  la  cour  romaine.  On  ne  saurait  éva- 
luer ce  qui  se  perdit  de  raonumens  de  l'ancienne  littérature  pro- 
vençale ,  par  suite  de  cette  persécution  inquisitoriale  ;  mais  on 
ne  peut  douter  qu'il  n'en  périt  un  grand  nombre.  —  Le  temps  , 
Tincurie ,  le  vandalisme  des  guerres  de  religion  au  xvi*^  siècle , 
ont  comblé  ces  pertes;  et  peut-être  est- il  plus  étonnant  d'avoii 


KOMANS    PROVENÇAUX.  l5l 

encore  quelques  ouvrages  provençaux  de  tout  genre,  que  d'en 
avoir  tant  perdu  ;  et  il  n'y  a  certainement  rien  à  conclure  de  ces 
perles  contre  le  fait  que  je  veux  établir,  en  affirmant  que  l'épo- 
pée romanesque  fut  un  des  genres  de  poésie  cultivés  par  les 
troubadours. 

Et  l'assertion  ne  doit  pas  être  restreinte  aux  principaux  de 
ces  genres  ;  elle  s'étend  à  tous,  jusqu'aux  plus  petits,  jusqu'à 
ceux  qui  ont  toujours  passé  sans  contestation  pour  français  d'o- 
rigine et  de  caractère ,  je  veux  dire  jusqu'à  ces  petits  contes  si 
célèbres  dans  la  vieille  littérature  française,  sous  le  titre  de 
fabliaux. 

Les  troubadours  aussi  firent  des  fabliaux ,  et  je  ne  balance 
pas  à  croire  qu'ils  en  donnèrent  les  modèles.  — 11  en  reste  en- 
core quelques-uns  d'entiers ,  et  de  quelques  autres  des  fragniens 
qui  font  singulièrement  regretter  tout  ce  qui  s'est  perdu  de  l'an- 
cienne littérature  provençale  en  ce  genre ,  comme  dans  tous  les 
autres.  — Parmi  ceux  de  ces  contes  que  je  connais,  il  y  en  a  un 
très-piquant  de  Yidal  de  Bezandun  ,  troubadour  qui  vivait  dans 
la  seconde  moitié  du  xiii'=  siècle.  C'est  l'histoire,  peut-être  vraie 
au  fond ,  d'un  seigneur  catalan  ,  d'humeur  très-jalouse ,  et  qui 
prend  une  femme ,  la  plus  belle ,  la  plus  aimable ,  la  plus  sage 
du  monde.  Cette  femme  est  disposée  d'abord  à  l'aimer  plus 
qu'il  ne  mérite  ;  luais  à  la  fin ,  piquée  de  se  voir  l'objet  de 
soupçons  injurieux,  elle  se  venge  en  écoutant  un  des  nombreux 
chevaliers  qui  lui  font  la  cour ,  et  se  conduit  si  adroitement , 
qu'elle  fait  rouer  son  mari  de  coups  par  ses  propres  domes- 
tiques ,  dans  un  moment  critique  où  celui-ci  s'était  flatté  de  la 
surprendre. 

Un  autre  fabliau  à  tous  égards  plus  intéressant  encore  que 
celui-là ,  mais  dont  on  n'a  qu'un  fragment ,  est  attribué  à  Pierre 
Vidal  de  Toulouse ,  l'un  des  troubadours  célèbres  de  la  seconde 
moitié  du  xn'=  siècle.  C'est  un  récit  allégorique ,  ou  pour  mieux 
dire ,  mythologique ,  dans  lequel  l'auteur  a  mis  en  scène  ,  et 
décrit  avec  le  plus  grand  détail  les  êtres  fantastiques  dans  les- 
quels les  troubadours  avaient  personnifié  leurs  idées  d'amour  et 
de  galanterie.  —  Car,  suivant  un  penchant  naturel  à  l'humanité  , 


l5?.  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ces  poètes  avaient  traduit  leurs  doctrines  en  une  sorte  de  mytho- 
logie qui  en  était  l'expression  symbolique. 

Une  notion  plus  détaillée  de  ces  contes  ou  fragmens  de  contes 
serait  ici  liors  de  place  ,  je  ne  voulais  qu'en  noter  l'existence  ;  je 
me  contenterai,  pour  ine  rapprocher  de  mon  objet,  d'ajouter 
que  l'élégance  singulière  ,  la  légèreté ,  la  grâce  et  la  facilité  mélo- 
dieuse de  ces  petites  compositions  supposent  nécessairement  une 
longue  culture  du  genre  auquel  elles  se  rapportent. 

Je  pourrais  me  dispenser  de  citer  un  fait  général  et  abstrait , 
en  preuve  d'une  opinion  que  je  viens  d'établir  sur  des  faits  spé- 
ciaux. Toutefois,  ne  sachant  bien  s'il  peut  y  avoir  des  raisons 
superflues  contre  des  erreurs  accréditées  et  invétérées  ,  je  citerai 
aussi  le  fait  dont  je  veux  parler,  d'autant  mieux  qu'il  est  par  lui- 
même  d'un  certain  intérêt  pour  l'histoire  de  la  littérature  pro- 
vençale. 

Les  petits  contes  galans ,  folâtres  ou  sérieux ,  étaient  si  bien 
un  des  genres  ordinaires  de  la  poésie  provençale  des  xii"  et  xiii*^ 
siècles ,  que  les  poètes  qui  les  cultivaient  formaient  une  classe  à 
part ,  distinguée  par  vin  nom  particulier  des  troubadours  pi'opre- 
meiit  dits.  Dans  son  acception  rigoureuse,  ce  mot  de  trouba- 
dour (  trohaire  en  provençal  )  ne  désignait  que  les  poètes  adon- 
nés aux  genres  lyriques ,  et  plus  strictement  ceux  d'entre  eux 
qui  composaient  des  chants  d'amour.  Quant  aux  poètes  adon- 
nés à  la  composition  de  petites  pièces  de  forme  narrative,  on 
leur  donnait  un  nom  équivalent  à  celui  de  noiwellislcs.  C'est  ce 
qui  résulte  clairement  d'une  courte  notice  sur  un  poète  proven- 
çal assez  obscur,  nommé  Elias  Fonsalada  de  Bergerac,  en  Péri- 
gord ,  qui  fut ,  dit  son  vieux  biographe ,  non  pas  un  bon  trouba- 
dour {trohaire) ,  mais  un  {bon)  faiseur  de  nouvelles  {noellaire). 

Après  des  preuves  si  diverses  et  si  directes  de  la  culture  des 
genres  de  poésie  narrative  par  les  troubadours,  j'éprouve  une 
sorte  d'embarras  d'en  avoir  encore  une  à  rapporter.  Ce  qui  me 
rassure  un  peu,  c'est  qu'elle  est  frappante  et  n'est  pas  longue. 

J'ai  déjà  parlé  des  jongleurs,  ou  chanteurs ambulans  des  com- 
positions poétiques  des  troubadours.  Tout  ce  qu'un  trouljadour 
pouvait  faire,  un  jongleur  devait  le  chanter  ou  réciter  en  public. 


ROMANS    PROVENÇAUX.  I 53 

Ce  que  l'on  sait  de  la  variété  des  fonctions  et  des  attributions  du 
jongleur  est  donc  une  donnée  certaine  pour  évaluer  la  diversité 
des  compositions  du  troubadour.  Or,  il  y  a  dans  la  poésie  pro- 
vençale diverses  pièces  et  une  multitude  de  passages  isolés  qui 
constatent  qvie  la  récitation  de  romans  et  de  maintes  autres  com- 
positions du  genre  narratif"  était  dans  les  attributions  du  jon- 
gleur ,  et  faisait  une  partie  essentielle  de  son  art.  De  tous  ces 
passages ,  je  n'en  citerai  qu'un  seul ,  qui  a  le  double  mérite  d'être 
court  et  précis.  Je  le  tire  d'une  pièce  de  ce  même  Vidal  de  Be- 
zandun,  dont  j'ai  parlé  plus  baut,  et  cette  pièce  est  une  espèce 
d'instruction  ou  de  leçon  en  forme  que  Vidal  est  censé  donner  à 
un  jongleur  qui,  en  se  présentant  à  lui,  s'est  annoncé  dans  les 
termes  suivans  : 

u  Je  suis  un  bomme  adonné  à  la  jonglerie  du  chant,  et  je  sais 
«  dire  et  conter  des  romans ,  maintes  nouvelles  et  d'autres  contes 
«  bons  et  gracieux  répandus  en  tous  lieux ,  aussi  bien  que  des 
«  vers  et  des  chansons  d'amour  de  Giraud  de  Borneilh  et  d'au- 
«  très.  » 

Vous  le  voyez ,  s'il  était  vrai  que  les  troubadours  n'eussent  été 
pour  rien  dans  la  création  et  la  culture  de  l'épopée  chevaleresque, 
ce  ne  serait  du  moins  pas  faute  d'avoir  connu ,  aimé  et  cultivé 
beaucoup  d'autres  genres  de  narration  et  de  fiction  poétiques. 


SEPTIEME    XEÇON. 


]a(î)EîûB^  îPia(D^yisB(|iiisi« 


Je  crois  avoir  prouvé  maintenant  qu'à  dater  du  ix"^  siècle  ^ 
époque  à  laquelle  remontent  les  premiers  essais  de  leur  littéra- 
ture, jusqu'à  la  période  des  troubadours  inclusivement,  les  po-* 
pulations  provençales  eurent  des  compositions  narratives ,  des 
romans  épiques  de  divers  genres.  Il  me  faut  maintenant  aborder 
la  question  plus  restreinte ,  plus  spéciale ,  et  par  là  même  plus 
importante  et  plus  scabreuse  ,  dont  celle  déjà  résolue  n'était  que 
le  préliminaire  :  il  me  faut  prouver  ce  que  je  n'ai  fait  encore 
qu'affirmer ,  que  les  Provençaux  ont  eu  part  à  l'invention  et  à  la 
culture  des  romans  épiques  du  cycle  carlovingien  et  du  cycle 
breton. 

Je  suivrai ,  dans  cette  nouvelle  discussion ,  le  même  ordre  dans 
lequel  j'ai  déjà  parlé  des  romans  chevaleresques.  J'examinerai 
l'influence  provençale ,  d'abord  sur  ceux  du  cycle  de  Cliarlema- 
gne  ,  puis  sur  ceux  du  cycle  breton;  et,  dans  l'un  et  l'autre  ,  je 
suivrai  les  sous-divisions  que  j'y  ai  précédemment  établies, 
Ainsi,  dans  le  cycle  des  romans  carlovingiens ,  je  considérerai, 
en  premier  lieu,  ceux  qui  ont  rapport  aux  guerres  des  chrétiens 
de  la  Gaule  contre  les  Sarrasins  ou  les  musulmans  d'Espagne  ;  en 
second  lieu  viendront  ceux  qui  ont  pour  sujet  des  révoltes  des 
chefs  de  province  contre  les  descendans  de  Charlemagne,  ré- 
voltes qui  amenèrent  la  dislocation  de  la  monarchie  carlovin- 
gienne. 

Les  premiers  étant  de  beaucoup  les  plus  nombreux ,  les  ques- 


ROMANS    PKOVENÇAUX.  l55 

lions  qui  s'y  lapportciU  sont,  naturellement  les  plus  diHitiles 
et  les  plus  compliquées.  Pour  cberclier ,  autant  qu'il  est  en  moi  ^ 
à  les  simplifier  et  aies  préciser,  je  dois  rappeler  ici  les  divers 
points  de  la  grande  fable  liéroiquc  qu'ils  forment  par  leur  liai- 
son, leur  suite  et  leur  ensemble. 

Les  fictions  les  plus  célèbres  des  romanciers  carlovingiens  ont 
pour  base  quatre  événemens ,  ou ,  pour  mieux  dire  ,  quatre  sé- 
ries d'événemens  capitaux  : 

1°  L'enfance  et  la  jeunesse  de  Charlemagne,  dont  les  roman- 
ciers et  les  poètes  populaires  s'emparèrent  comme  d'un  tbème 
mystérieux  ,  qui  leur  était  abandonné  par  les  chroniqueurs ,  les- 
quels n'en  surent  rien  ou  n'en  voulurent  rien  dire  ; 

2°  Des  expéditions  de  tout  point  fabuleuses  de  Cbarlemagne 
devenu  roi ,  expéditions  ayant  pour  objet  la  conquête  des  re- 
liques de  la  passion  de  Jésus-Christ ,  d'abord  sur  les  musulmans 
de  la  Terre-Sainte  ,  puis  sur  ceux  de  l'Espagne  ; 

3°  L'expédition  historicjue  du  même  monarque  contre  ces 
derniers  ,  expédition  terminée  par  le  désastre  fameux  de  Ronce- 
vaux  ; 

4"  Enfin ,  les  guerres  divei'ses  à  la  suite  desquelles  les  chré- 
tiens de  la  Gaule  conquirent  sur  les  Sarrasins  la  Provence ,  la 
Septimanie,  Narbonne  et  la  Catalogne  ;  guerres  toutes  attribuées, 
par  anachronisme  ,  à  Chailemagne  et  à  Louis-le-Débonnaire. 

Les  romans  dont  les  exploits  des  chrétiens  dans  ces  der- 
nières guerres  ont  fourni  le  sujet,  ont  été  groupés  ensemble,  et 
forment,  dans  le  cycle  général  des  romans  carlovingiens,  un 
cycle  particulier  désigné  par  le  nom  de  Guillaume-au-court-Nez. 
Tous  les  héros  de  ce  cycle  ne  composent  qu'une  seule  et  même 
famille  dont  Aymeric  de  Narbonne  est  supposé  le  chef,  et  dont 
Guillaume  est  le  plus  glorieux  descendant. 

Tel  est ,  en  résumé ,  le  cercle  dans  lequel  roulent  les  princi- 
paux romans  épiques  carlovingiens  encore  aujourd'hui  subsis- 
tans  ,  et  dans  l'invention  et  la  culture  desquels  il  s'agit  de  con- 
stater l'intervention  des  Provençaux. 

Il  me  faut ,  pour  cela  ,  revenir  aux  allusions  fréquentes  qu'ont 
faites  les  troubadours ,  dans  leurs  chants  lyriques ,  aux  compo- 


l56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sitions  épiques  qui  foiinaient  l'autre  moitié  de  leur  poésie.  J'en 
ai  dé)à  cité,  et  en  grand  nombre,  qui  constatent  l'existence  d'une 
foule  de  compositions  narratives  de  toute  dimension  et  de  tout 
genre.  Mais  j'ai  fait  abstraction  de  beaucoup  d'autres,  et  préci- 
sément de  celles  qui  prouvent  qu'il  y  eut ,  en  provençal ,  des  ré- 
cits romanesques  sur  tous  les  mêmes  points  de  cette  même  fable 
carlovingienne  sur  laquelle  il  existe  encore  des  romans  en  vieux 
français. 

Je  trouve  au  moins  quinze  troubadours  qui  ont  fait  mention 
de  romans  provençaux  sur  les  quatre  séries  d'événemens  que  j'ai 
distingués  tout  à  l'heure  ,  comme  thème  des  romans  carlovin- 
giens  ;  et  chacun  de  ces  quinze  troubadours  ayant  fait  plusieurs 
fois  allusion  au  même  roman ,  ou  une  seule  fois  à  plusieurs  ro- 
mans divers ,  il  en  résulte  que  la  somme  totale  de  ces  allusions 
est  d'environ  cinquante,  et  je  ne  les  ai  point  toutes  recueil- 
lies ;  je  n'ai  guère  tenu  compte  c[ue  de  celles  que  j'ai  rencontrées 
un  peu  fortuitement ,  en  cherchant  autre  chose . 

De  ces  allusions ,  les  unes  ,  comme  on  doit  s'y  attendre ,  sont 
vagues  et  fugitives  ,  et  il  n'y  a  pas  grand  parti  à  en  tirer  pour  l'his- 
toire. On  doit  seulement  en  conclure  que  les  romans  auxquels 
elles  se  rapportaient  devaient  être  très-populaires  et  très-généra- 
lement connus ,  puisque  les  plus  légers  indices  suffisaient  pour 
les  rappeler  à  l'imagination. 

Mais  plusieurs  des  allusions  dont  il  s'agit  sont ,  au  contraire , 
assez  précises  et  assez  développées ,  pour  constater  que  ceux  des 
romansi  provençaux  auxquels  elles  s'appliquaient ,  étaient ,  sinon 
pour  les  détails  et  les  accessoires ,  au  moins  pour  l'ensemble  et 
le  fond  ,  tout-à-fait  conformes  à  ceux  que  l'on  a  encore  aujour- 
d'hui sur  les  mêmes  sujets. 

Ainsi,  par  exemple,  la  fable  singulière  du  séjour  et  des  aven- 
tures de  Charlemagne  encore  adolescent  à  la  cour  de  l'émir  des 
Arabes  Andalousiens ,  est  clairement  indiquée  dans  le  passage 
suivant  d'une  chronique  envers  provençaux  écrite  vers  1220.  C'est 
un  éloge  de  Charlemagne.  «  Lequel ,  dit  le  chroniqueur,  vainquit 
Aigolan ,  et  enleva  de  la  cour  de  Galafre ,  le  courtois  émir  de  la 
terre  d'Espagne,  Galiane,  la  fdle  du  roi  Bramant.  »  C'est  là ,  e» 


ROMANS    PROVENÇAUX.  1  57 

substance ,  l'histoire  de  la  jeunesse  de  Charlemagne  ,  développée 
dans  d'auties  romans  encore  aujourd'hui  existans,  et  Tindice 
positif  d'un  roman  provençal  construit  sur  les  mêmes  données. 

Je  ne  trouve ,  dans  les  poètes  provençaux  ,  qu'une  ou  deux  al- 
lusions rapides  à  l'expédition  supposée  de  Charlemagne  ,  contre 
le  géant  Ferabras ,  pour  reconquérir  les  reliques  de  la  passion , 
que  ce  formidable  géant  sarrasin  avait  enlevées  de  Rome.  Mais, 
sur  ce  point ,  nous  avons  mieux  que  des  allusions  ;  nous  avons  le 
roman  même,  ou  l'un  des  romans  auxquels  ces  allusions  se  rap- 
portent. 

Quant  aux  passages  des  troubadours  relatifs  à  la  déroute  de 
Roncevaux  ,  à  la  mort  de  Roland  et  des  onze  autres  paladins  ,  ils 
sont  nombreux  ,  et  tous  plus  ou  moins  expressifs.  —  Les  uns , 
bien  que  fugitifs ,  ont  quelque  chose  de  solennel  ou  de  passionné 
fjui  atteste  tout  à  la  fois  et  la  renommée  de  l'événement,  et  la 
grande  popularité  des  romans  auxquels  il  avait  donné  lieu. 
D'autres,  plus  détaillés ,  retracent  les  principales  circonstances 
du  fait,  et  font  voir  par  là  que  les  romanciers  provençaux 
avaient  eu,  pour  matière  de  leurs  récits  ,  les  mêmes  fictions  elles 
mêmes  traditions  que  les  romanciers  français. 

Peut-être  ne  sera-t-il  pas  hors  de  propos  de  citer  quelques-uns 
de  ces  passages  ,  tant  des  plus  énergiques  et  des  plus  vifs  ,  que  des 
plus  circonstanciés.  On  jugera  mieux  par-là  de  leur  caractère  et 
de  leur  portée. 

«  Chevaliers ,  souvenez-vous  de  Roland  ,  qui  fut  vendu  pour 
de  viles  pièces  de  monnoie ,  »  s'écrie  Gavaudan-le-Vieux ,  trou- 
l)adonr,  auteur  de  quelques  pièces  remarquables. 

Pierre  Cardinal ,  le  plus  élégant  et  le  plus  ingénieux  des  trou- 
badours satiriques ,  a  rai3proché  la  trahison  de  Ganelon  et  celle 
de  Judas.  —  «  Tous  les  deux  ,  dit-il ,  trahirent  en  vendant:  l'un 
vendit  le  Christ,  l'autre  les  paladins.  » 

Giraud  de  Cabroiras ,  dans  une  pièce  très-curieuse ,  qui  est  une 
instruction  adressée  à  son  jongleur ,  et  dans  laquelle  il  cite  une 
multitude  de  romans,  grands  et  petits  ,  que  tout  jongleur  devait 
être  en  état  de  réciter  ,  poui'  être  réputé  habile  ,  parle  aussi  d'un 
roman  qu'il  tiésigiie  par  le  titre  des  grands  gestes,  ou  de  la  grande 
TOME  vni.  I  I 


]58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

histoire  de  Charles ,  et  dont  il  indique  rapidement ,  en  ces  termes, 
les  circonstances  principales  :  «  (Là  est  laconté)  comment  Charles, 
par  sa  valeur ,  entra  de  foice  en  Espagne  ;  comment ,  à  Ronce- 
vaux  ,  les  XII  compagnons  frappèrent  force  coups  mortels  ,  et  pé- 
rirent ensuite,  injustement  livrés  par  Ganelon  le  traître  à  l'émir 
(  d'Espagne  )  et  au  bon  roi  Marsile.  » 

C'est  là  un  résumé  aussi  fidèle  qu'il  peut  l'être  en  si  peu  de 
lignes,  du  roman  français  de  Roncevaux. 

Il  me  reste  à  signaler  les  allusions  faites  par  les  troubadours 
aux  compositions  romanesques  de  leur  littérature  ayant  pour  su- 
jet les  exploits  d'Aymeric  de  Narbonne  et  de  Guillaume-au-court- 
Nez  contre  les  Sarrasins  d'Espagne. 

Il  n'y  a  rien  de  particulier  à  en  dire  :  il  en  est  de  celles-là 
comme  des  précédentes.  Elles  sont  assez  nombreuses  ,  assez  va- 
riées ,  assez  précises ,  pour  démontrer  les  plus  grands  rapports 
entre  les  romans  provençaux  auxquels  elles  s'appliquaient ,  et 
les  romans  français  que  nous  connaissons  sur  les  mêmes  person- 
nages. Elles  témoignent  hautement  qu'Aymeric  de  Narbonne, 
Arnaut  de  Berlande  et  surtout  Guillaume-au-court-Nez  furent 
pour  tout  le  midi  de  la  France  des  héros  presqu' aussi  populai- 
res que  Roland  lui-même.  Il  y  est  question  du  siège  d'Orange 
par  les  Sarrasins ,  de  tout  ce  que  le  preux  Guillaume  eut  à  souf- 
frir durant  ce  siège,  du  secours  qu'il  fut  obligé  d'aller  deman- 
der à  Louis-le-Débonnaire ,  et  à  la  tête  duquel  il  revint  battre 
les  infidèles  ;  en  un  mot ,  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  important 
et  de  plus  longuement  développé  dans  le  roman  français  de 
Guillaume-au-court-Nez. 

Personne,  je  le  présume,  ne  se  figurera  que  les  romans  aux- 
quels les  troubadours  songeaient  dans  ces  allusions  ,  fussent  des 
romans  français,  ou  en  tout  autre  langue  que  le  provençal  :  l'hy- 
pothèse serait  par  trop  aventurée.  Les  populations,  les  classes  aux- 
quelles s'adressaient  les  pièces  de  poésie  qui  contiennent  ces  al- 
lusions ,  n'avaient ,  aux  époques  dont  il  s'agit ,  aucune  connais- 
sance du  français  ,  ni  le  moindre  motif  de  le  savoir.  Ce  serait 
un  fait  inoui ,  inconcevable  ,  que  des  allusions  si  fréquentes ,  si 
familières ,  se  rapportassent  à  des  compositions  en  une  autre  langue 


KOMANS    PROVENÇAUX.  \  5q 

t't  d'une  autre  littérature  que  celles  même  auxquelles  appar- 
tenaient les  chants  lyriques  où  elles  se  rencontrent,  et  où  elles 
ligurent  comme  un  accessoire,  comme  un  ornement  convenu. 

Les  romans  dont  ces  allusions  supposent  et  prouvent  l'existence, 
étaient  indubitablement  des  romans  en  provençal,  aussi  bien  que 
tant  d'autres  dont  j'ai  déjà  parlé ,  qui  ont  donné  lieu  à  des  allu- 
sions de  tout  point  semblables,  et  dont  on  ne  peut  douter  qu'ils 
ne  fussent  bien  provençaux ,  la  littérature  provençale  étant  la 
seule  qui  offre  des  vestiges  de  leur  existence  et  de  leur  ancienne 
renommée. 

Je  n'insiste  pas  davantage  sur  la  réfutation  directe  d'une  hy- 
pothèse désespérée.  Parmi  les  raisons  et  les  faits  qui  vont  suivre, 
il  n'y  en  aura  pas  un  seul  qui  ne  soit  une  démonstration  nouvelle 
de  l'impossibilité  d'une  telle  hypothèse. 

Je  reviens  donc  aux  allusions  citées  des  troubadours  à  des  ro- 
mans provençaux  sur  les  guerres  des  chrétiens  de  la  Gaule  avec 
les  Sarrasins  d'Espagne,  pour  essayer  d'en  préciser  les  résul- 
lats  historiques. 

Les  romans  provençaux  dont  il  s'agit  pouvaient  différer,  par 
les  détails ,  par  les  accessoires ,  des  romans  français  ou  autres 
aujourd'liui  existans  sur  les  mêmes  sujets.  Mais ,  par  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  significatif  dans  les  allusions  citées ,  il  est  constaté 
que  les  romans  correspondans  des  deux  langues  reposaient  sur  le 
mêjne  fond  ,  sur  les  mêmes  données  traditionnelles  ,  historiques 
ou  fabuleuses  ;  que ,  dans  les  unes  et  dans  les  autres ,  les  mêmes 
actions  et  le  même  caractère  étaient  atti'ibués  aux  mêmes  person- 
nages; en  un  mot,  qu'il  ne  poiivait  guère  y  avoir ,  entre  les  uns 
et  les  autres  ,  que  des  variétés  de  rédaction. 

Il  y  a  donc  ici  une  chose  évidente  :  c'est  que  d'ouvrages  ap- 
partenant à  deux  littératures  différentes  ,  et  ayant  de  tels  rap- 
ports entre  eux  ,  les  uns  devaient  être  les  originaux,  les  modèles  ; 
les  autres  des  imitations  ,  des  traductions.  Mais  lesquels,  des  ro- 
mans provençaux  ou  des  français,  étaient  les  originaux  ,  lesquels 
étaient  les  copies  ?  \oilà  la  question  importante. 

Je  suppose  un  moment  cju'il  n'y  ait,  pour  résoudre  cette  ques- 
tion ,  que  des  raisons  générales  de   vraisemblance,  raisons  qui , 


iGo  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  une  question  obscure  et  difficile,  comme  celle  qui  nous 
occupe  ,  ne  sont  pas  tout-à-fait  sans  importance  ,  et  voyons  en  fa- 
veur de  qui ,  des  Français  ou  des  Provençaux ,  seraient  ici  ces 
raisons. 

Les  populations  de  langue  provençale  ayant  toujours  été  plus 
directement  intéressées  que  les  Français  aux  guerres  avec  les 
Arabes,  y  ayant  toujours  joué  un  plus  p,rand  rôle,  chez  leciuel 
de  ces  deux  peuples  était-il  le  plus  naturel  que  les  traditions  re- 
latives à  ces  guerres  devinssent  un  tlième  de  poésie  ? 

Les  Provençaux  eurent  des  compositions  romanesques  où  les 
Arabes  d'Espagne  étaient  rais  en  scène ,  ils  célébrèrent  la  pre- 
mière expédition  chrétienne  contre  les  musulmans  de  Syrie,  et 
tout  cela ,  à  des  époques  où  l'on  ne  voit  encore  ,  chez  les  Fran- 
çais, rien  qui  puisse  passer  pour  l'ombre  ou  le  germe  d'une  lit- 
térature.—  Cela  étant,  auxquels,  des  Français  ou  des  Proven- 
çaux ,  y  a-t-il  plus  de  vraisemblance  historique  à  attribuer  l'in- 
vention de  compositions  romanesques  sur  la  lutte  des  chrétiens 
de  la  Gaule  avec  les  musulmans  d'outre  les  Pyrénées  ? 

Enfin ,  pour  abréger  un  peu  ,  à  l'époque  à  laquelle  appartien- 
nent les  romans  français  du  cycle  carlovingien ,  les  Français 
avaient  pris  des  Provençaux  tout  le  système  de  leur  poésie  ly- 
rique; ils  en  avaient  tout  adopté,  les  formes,  le  langage  et  les 
idées.  Gela  reconnu ,  lequel  des  deux  partis  est  le  plus  historique , 
le  plus  rationnel ,  de  supposer  que  celui  de  deux  peuples  qui 
avait  devancé  l'autre  dans  la  carrière  de  la  poésie ,  qui  lui  en 
avait  donné  les  types  lyriques  ,  lui  en  donna  de  même  les  types 
épicpes  ;  ou  de  croire  que  les  Provençaux  ,  originaux  et  maîtres 
dans  un  genre,  furent,  dans  l'autre,  copistes  et  imitateurs  ser- 
viles  ? 

Les  faits  précédens  excluent  rigoureusement  cette  dernière 
hypothèse  :  nous  avons  trouvé  chez  les  Provençaux  diverses 
compositions  romanesques  antérieures  aux  romans  du  cycle  car- 
lovingien ,  et  qu'il  n'y  a  ni  moyen ,  ni  prétexte  de  prendre  pour 
autre  chose  que  pour  un  produit  original  ,  pour  un  dévelop- 
pement spontané  de  la  poésie  provençale. 

Il  serait  facile  de  donner  plus  de  poids  à  ces  raisons  gêné- 


KOMANS     PROVENÇAUX.  l6l 

vales  en  les  dévelop])ant  davantage  ;  mais  j'aime  mieux  essayer 
d'en  trouver  de  plus  spéciales. 

L'âge  compaié  des  ronmns  provençaux  et  français  du  cycle 
carlovingien ,  si  on  le  connaissait  avec  une  certaine  précision , 
donnerait  la  solution  de  la  question  établie.  Malheureusement 
on  ne  le  sait  ni  des  uns  ni  des  autres.  Il  y  a  cependant  des 
motifs  réels  de  regarder  les  provençaux  comme  les  plus  an- 
ciens. 

Parmi  les  divers  troubadours  qui  y  ont  fait  allusion ,  comme 
nous  avons  vu ,  les  cinq  plus  anciens  soii»t  Bertrand  de  Born  , 
Arnaud  Daniel ,  Raymbaud  de  Vaqvieiras ,  Airaeric  de  Pegul- 
han  et  Gavaudan-le- Vieux.  Ces  cinq  troubadours  mourureiit , 
les  uns  avant  la  fin  du  xii*"  siècle,  les  autres  dans  les  dix  ou 
quinze  premières  années  du  xii^'.  Presque  toutes  les  pièces  que 
l'on  a  d'eux  appartiennent  au  xii"^  siècle  ,  et  quelques-unes  re- 
montent ,  selon  toute  apparence  ,  assez  haut  vers  son  milieu. 
Or,  ces  pièces  renfermant  les  allusions  citées,  elles  en  mar- 
quent ainsi  la  date,  sinon  précise,  du  moins  approximative.  J'ai 
la  conviction  de  les  faire  plutôt  trop  récentes  que  trop  anciennes 
en  les  renfermant  dans  l'intervalle  de  1 190  à   1200. 

Mais  les  romans  auxquels  se  rapportaient  ces  allusions  étaient 
nécessairement  encore  plus  anciens.  Il  leur  avait  fallu  un  cer- 
tain laps  de  temps  pour  acquérir  la  célébrité  ,  en  c|uelqp.ie  sorte 
proverbiale,  dont  ces  allusions  étaient  la  suite  et  la  preuve.  Je 
supposerai  ce  laps  de  quinze  à  vingt  ans,  et  c'est,  ce  me  semble, 
le  faire  aussi  court  que  possible.  Il  y  avait  donc  au  moins  quel- 
cjues-uns  des  romans  provençaux  du  cycle  carlovingien  dont  la 
composition  devait  remonter  à  11 70. 

Or ,  il  est  extrêmement  douteux  qu'à  cette  époque  il  y  eût 
déjà  en  français  ,  je  ne  dis  pas  des  compositions  en  vers ,  il  y  en 
avait  indubitablement ,  mais  des  compositions  poétiques ,  des 
chants  d'amour  et  de  bravoure  chevaleresque,  formant,  par  leurs 
rapports  et  dans  leur  ensemble ,  un  système  de  poésie.  Chrétien 
de  Troies  est  le  premier  poète  français  dont  on  puisse  rattacher 
les  ouvrages  à  des  dates  approximatives.  Or,  rien  n'autorise  à 
en  faire  remonter  aucun  aussi  haut  que   1J70.   D'ailleurs,   les 


j62  ni'.VtlE    DES    DEUX    MO^fDES. 

fît-on  tous  remonter  à  cette  dernière  époque  ou  plus  liaut  en- 
core ,  ces  ouvrages  de  Chrétien  ,  loin  de  prouver  l'initiative  des 
Français  dans  le  genre  épique  ,  prouveraient  bien  plutôt  et  beau- 
coup mieux  celle  des  Provençaux.  En  effet,  dans  le  roman 
épique  comme  dans  les  cliants  lyriques ,  il  est  certain  ,  et  il 
serait  facile  de  prouver ,  que  Chrétien  a  subi  l'influence  des 
troubadours ,  et  n'a  été ,  en  plusieurs  choses ,  que  leur  imita- 
teur. 

Les  conjectures  que  l'on  peut  faire  sur  les  époques  respectives 
des  romans  provençaux  et  français  du  cycle  carlovingien  favori- 
sent donc  l'opinion  de  l'antériorité  et  de  l'originalité  des  pre- 
miers. Mais  il  y  a  ,  dans  la  substance  même  et  dans  divers  traits 
de  ces  romans ,  d'autres  raisons  et  des  raisons  plus  intimes  et  plus 
directes  encore  en  faveur  de  leur  origine  provençale.  J'en  ai  déjà 
indiqué  rapidement  c|uelques-unes  :  j'y  reviendrai  ici  d'une  ma- 
nière plus  formelle. 

J'ai  parlé  à  plusieurs  reprises  de  cette  expédition  fabuleuse 
de  Charlemagne  en  Espagne ,  entreprise  dans  la  vue  de  recon- 
quérir les  reliques  de  la  passion ,  que  le  géant  Ferabras ,  fils  de 
l'émir  arabe  de  l'Espagne,  avait  enlevées  de  Rome;  et  j'ai  dit 
tout  à  l'heure  que  l'on  avait  encoi'e,  sur  ce  sujet,  un  roman 
provençal,  l'un  de  ceux  que  je  dois  vous  faire  connaître  par  la 
suite.  J'ajouterai  ici  que  ce  roman  existe  aussi  en  français  :  or,  il 
n'y  a  pas  lieu  de  douter  qu'il  ne  soit  une  version,  je  dirais  piesque 
un  calque  du  premier;  et  là-dessus  du  moins,  sur  ce  point  par- 
ticulier du  cycle  carlovingien ,  l'originalité  du  romancier  pro- 
vençal relativement  au  français  peut  être  établie  d'une  manière 
positive. 

Mais  il  n'est  pas ,  à  beaucoup  piès ,  si  aisé  de  constater  l'in- 
fluence que  peuvent  et  doivent  avoir  eue  les  romans  carlovin- 
giens  provençaux  aujourd'hui  perdus  sur  les  romans  français  du 
même  cycle  encore  subsistans.  S'il  est  possible  de  reconnaître 
l'origine  provençale  de  ces  derniers ,  ce  n'est  qu'autant  qu'ils  en 
renferment  en  eux-mêmes  des  signes  et  des  vestiges.  Or,  ces  ves- 
tiges ne  sauraient  être  bien  faciles  à  découvrir  dans  des  ouvrages 
de  la  nature  de  ceux  dont  il  s'agit ,  c'est-à-dire  dans  des  ouvrages 


ROMANS    PROVENÇAUX.  1 63 

où  le  cosluine ,  la  j^éoyrapliie  et  l'histoire  sont  violés  avec  une 
licence  souvent  si  gratuite ,  qu'elle  a  l'air  d'être  volontaire  et 
systématique . 

Toutefois  la  chose  n'est  pas  impossible.  Il  y  a,  par  exemple  , 
dans  les  romans  français  du  cycle  particulier  de  Guillaume-au- 
court-Nez,  des  particularités  qui  témoignent  clairement  qu'ils 
ont  dû  être ,  pour  la  plupart ,  primitivement  composés  dans  le 
midi  et  en  provençal.  Un  aperçu  de  l'histoire  de  ces  romans ,  si 
incomplet  qu'il  doive  être ,  tient  de  si  près  à  la  question  pré- 
sente, qu'il  me  paraît  devoir  l'éclaircir  un  peu. 

Guillaume  ,  surnommé  le  Pieux ,  fut ,  comme  vous  le  savez 
tous,  un  ancien  chef,  probablement  de  race  franke ,  auquel 
Charlemagne  donna  le  commandement  militaire  du  royaume 
d'Aquitaine,  en  783,  dans  un  moment  où  ce  royaume  était 
fortement  menacé ,  d'un  côté  par  les  Arabes  ,  de  l'autre  par  les 
populations  basques,  vraisemblablement  alors  alliées  avec  les 
Arabes.  Guillaume  justifia  {es  espérances  de  Charlemagne  et  se 
conduisit  en  héros.  Il  repoussa  ou  contint  les  Basques  dans  les 
Pyrénées.  Il  perdit,  il  est  vrai,  contre  les  Arabes,  la  sanglante 
bataille  d'Orbiek ,  près  de  Narbonue  ;  mais  il  en  eut  plus  tard 
mainte  revanche  glorieuse ,  et  finit  par  porter  les  armes  aqui- 
taines au-delà  des  Pyrénées.  Il  prit,  à  la  suite  d'un  siège  mé- 
morable ,  l'importante  ville  de  Barcelonne ,  dont  la  conquête 
devait  entraîner  celle  de  la  Catalogne  entière. 

Dans  le  cours  rapide  de  ces  guerres  avec  les  Arabes,  Guil- 
laume se  fit  une  renommée  populaire  de  bravoure ,  et  fut  célébré 
par  toutes  les  populations  voisines  des  Pyrénées ,  comme  le 
héros  et  le  sauveur  du  pays.  Cependant,  bientôt  dégoûté  de  la 
gloire  et  du  monde,  il  se  retira,  en  8o5,  dans  un  désert  des 
Cévermes ,  où  il  fonda  un  monastère  qui  prit  son  nom  ,  et  dans 
lequel  il  mourut ,  sous  l'habit  de  moine ,  on  ne  sait  bien  à 
quelle  époque. 

Les  populations  du  midi  composèrent  sur  les  exploits,  les 
fatigues,  les  traverses  et  la  retraite  pieuse  de  ce  brave  chef,  di- 
vers chants  épiques  qui  se  conservèrent  long-temps  par  tradition, 
et  qui,  comme  tous  les  chants  de  cette  espèce,  de  vaguement 


l64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  largement  historiques  qu'ils  devaient  être  d'abord ,  devinrent 
de  plus  en  plus  romanesques  et  fabuleux. 

Ce  n'est  que  par  une  sorte  d'accident  heureux  pour  l'histoire 
de  l'épopée  cailovingienne  ,  et  plus  strictement  de  l'épopée  pio- 
vençale ,  que  l'on  a  des  notions  positives  sur  l'existence  de  ces 
chants.  C'est  uu  moine  du  monastère  de  Saint-Guillaume  qui 
en  a  parlé  en  termes  formels ,  bien  qu'un  peu  paraphrasés ,  dans 
une  vie  latine  de  Guillaume-le-Pieux. 

«  Quelle  est ,  dit  l'agiographe  ,  quelle  est  la  danse  de  jeunes 
«  gens ,  l'assemblée  de  gens  du  peuple ,  ou  d'hommes  de  guerre 
«  et  de  nobles ,  quelle  est  la  vigile  de  sainte  fête  où  l'on  n'en- 
«  tende  pas  chanter  doucement  et  en  paroles  modulées  quel  et 
«  combien  grand  fut  Guillaume  ?  avec  quelle  gloire  il  servit 
'<■  l'empereur  Charles  ?  quelles  victoires  il  remporta  sur  les  infi- 
«  dèles ,  tout  ce  qu'il  en  souffrit,  tout  ce  qu'il  leur  rendit  ?  » 

Il  était  difficile  de  mieux  attester  la  popularité  des  chants 
épiques  auxquels  les  exploits  de  Guillaume  donnèrent  lieu  dans 
les  contrées  qui  en  furent  le  théâtre.  Quant  à  la  date  de  ce  témoi- 
gnage ,  date  qui  implique  celle  des  chants  auxquels  ils  se  rap- 
porte,  c'est  une  question  plus  douteuse.  Une  seule  chose  est 
certaine ,  c'est  que  la  biographie  dont  ce  passage  fait  partie ,  est 
antérieure  au  xi"  siècle  :  elle  est  donc  au  moins  du  x''  :  c'est  donc 
aussi  l'âge  des  chants  dont  elle  fait  mention. 

Oii  s'aperçoit  bien  vite ,  en  parcourant  cette  biographie ,  que 
son  auteur  en  avait  emprunté  plusieurs  traits  de  ces  mêmes  chants 
populaires  dont  il  signale  l'existence.  Ainsi,  par  exemple,  il  sup- 
pose tout  le  midi  de  la  Gaule ,  la  Provence  et  la  Septimanie  oc- 
cupées pai-  les  Arabes ,  sous  le  commandement  d'un  émir ,  assez 
étrangement  nommé  Thibaut.  Il  fait  résider  ce  chef  à  Orange; 
il  fait  assiéger  et  prendre  cette  ville  par  Guillaume.  Tous  ces  faits, 
inconnus  aux  historiens  ,  sont  longuement  développés  dans  le  ro- 
man de  Guillaume-au-court-Nez.  Ils  en  font  la  base. 

Or  ,  les  chants  épiques ,  ces  chants  du  x«  siècle ,  dont  ces  faits 
avaient  été  tirés  ,  étaient  indubitablement  d'origine  méridionale: 
leur  sujet ,  leur  objet  le  disent  assez,  et  le  moine  de  St.-Guillem 
l'altcslc.  On  ne  petit  donc  guère  douter  que  du  moins  les  données 


ROMANS    PROVENÇAUX.  1  65 

rondamentales ,  les  matériaux  primitifs  du  roman  de  Guillaumo- 
au-court-Nez  ne  soient  provençaux. 

Maintenant,  ce  roman  de  Cluillaïune,  tel  qu'il  existe  aujour- 
d'hui en  français ,  présente  une  singularité  que  j'ai  déjà  notée 
en  passant,  mais  sur  laquelle  il  importe  de  revenir  d'une  manière 
plus  expresse.  A  une  époque  qu'il  ne  s'agit  pas  encore  de  déter- 
miner, toutes  les  traditions  poétiques ,  tous  les  cliants  épiques 
sur  les  exploits  du  duc  Guillaume-le-Pieux,  ont  été  amalgamés  avec 
d'autres  traditions ,  enveloppés  et  comme  fondus  dans  d'autres 
chants  populaires ,  dans  d'autres  fables  romanesques ,  relatifs  à 
d'autres  incidens  des  guerres  du  midi  contre  les  Arabes ,  relatifs 
à  la  conquête  de  la  Septimanie  et  de  Narbonne.  Cette  conquête  a 
été  attribuée  à  un  comte ,  à  un  paladin  du  nom  d'Aymeric  ,  dont 
on  a  fait  la  souche  d'une  nombreuse  lignée  de  héros  qui  se  si- 
gnalent tous  par  de  grands  exploits  contre  les  Sarrasins.  On  a  fait 
de  Guillaume-le-Pieux  un  des  fils  de  ce  comte  Aymeric  :  on  lui  a 
donné  pour  frère  le  fameux  Gérard  de  Roussillon.  En  un  mot, 
les  personnages  romanesques  les  plus  célèbres  du  cycle  carlovin- 
gien  ont  été  groupés  autour  d'Aymeric  de  Narbonne ,  comme  ses 
proches  ou  ses  descendans  ;  toutes  leurs  prouesses  ont  été  ratta- 
chées aux  siennes ,  et  toutes  les  guerres  postérieures  à  la  con- 
quête de  Narbonne  ont  été  considérées  comme  le  complément 
ou  comme  des  épisodes  de  cette  conquête.  —  Il  ne  faut  pas 
oublier  de  noter  que  cet  Aymeric  du  roman  de  Guillaume-au- 
court-Nez  meurt  de  blessures  reçues  dans  une  grande  bataille 
contre  les  Sarrasins. 

Il  ne  s'agit  pas  d'examiner  ici  jusqu'à  quel  point  a  été  in- 
génieuse ou  heureuse  cette  tentative  pour  coordonner ,  dans  un 
seul  et  même  ensemble ,  toutes  les  traditions  poétiques ,  toutes  les 
fables  romanesques  relatives  aux  guerres  des  chrétiens  de  la  Gaule 
contre  les  Arabes  d'Espagne.  Je  me  borne  à  observer  que  cette 
tentative  était  tout-à-fait  dans  la  nature  des  choses ,  et  l'on  peut 
être  sur  qu'elle  ne  fut  faite  que  dans  un  pays  où  il  y  avait  déjà 
beaucoup  de  chants  ou  de  romans  épiques  détachés  sur  les  divers 
incidens  de  l'événement  général  auquel  ces  chants  et  ces  ro- 
mans se  rapportaient  tous.  Il  n'est  donc  pas  indifférent ,  dans  la 


lfir>  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

question  actuelle ,  de  savoir  où  a  été  faite  la  tentative  dont  il  s'agit  : 
si  c'a  été  dans  le  noi'd  ou  dans  le  midi.  Or,  c'est  sur  quoi  il 
ne  peut  y  avoir  beaucoup  d'incertitude. 

Ce  n'est  pas  sans  motif  que  le  nom  d'Aymeric  de  Narbonne  a 
été  donné  à  ce  père  prétendu  de  Guillaume-le-Pieux  ,  à  ce  chef 
imaginaire  de  toute  la  glorieuse  lignée  de  héros  chrétiens  vain- 
queurs des  Maures.  Plus  l'application  de  ce  nom  était  arbitraire  , 
fausse  et  bizarre ,  et  plus  il  est  évident  qu'elle  avait  un  motif 
privé  et  local.  Nul  doute  que  le  romancier  qui  hasardait  ce  bap- 
tême romanesque ,  n'eût  en  vue  par  là  de  flatter  la  vanité  et  de 
rehausser  la  gloire  des  seigneurs  de  la  maison  de  Narbonne.  Il 
y  eut  une  multitude  de  romans  chevaleresques  inspirés  par  le 
même  motif,  c'est  un  fait  auquel  j'ai  déjà  touché  ailleurs,  et 
dont  il  serait  aisé  de  donner  beaucoup  de  preuves. 

Cela  étant ,  les  époques  où  l'on  trouve ,  dans  la  maison  de 
Narbonne  ,  des  seigneurs  du  nom  d'Aymeric ,  doivent  fournir  des 
données  pour  découvrir  celle  où  ce  nom  fut  employé  comme  une 
espèce  de  lien  poétique  ,  pour  unir  et  rapprocher  des  traditions , 
des  fables  romanesques  jusque-là  détachées. 

Il  y  a  deux  Aymeric ,  que  le  romancier ,  auteur  de  cette  fic- 
tion, peut  également  avoir  eu  en  vue.  L'un  est  Aymeric  I",  déjà 
vicomte  de  Narbonne  en  107  i  ,  et  qui  de  i  io3  à  i  io4  alla  guer- 
royer en  Terre-Sainte,  et  y  mourut  au  bout  d'un  ou  de  deux  ans. 
Aymeric  II ,  son  fils  ,  lui  succéda ,  et  fut  tué  en  1 1 34 ,  en  Cata- 
logne ,  dans  la  sanglante  bataille  de  Fraga,  gagnée  par  les  Arabes 
sur  les  chrétiens. 

Ce  fut  la  fille  d'Aymeric  II  qui  lui  succéda ,  cette  même  Er- 
mengarde ,  célèbre  dans  l'histoire  de  la  poésie  provençale ,  et 
dont  la  cour  fut  fréquentée  par  les  troubadours  les  plus  renom- 
més du  xii^  siècle.  Tout  autorise  ou  oblige  à  croire  que  ce  fut 
quelqu'un  de  ces  troubadours  qui ,  pour  flatter  Ermengarde ,  et 
célébrer  la  gloire  de  son  père  et  de  son  aïeul ,  morts  tous  les  deux 
en  combattant  les  infidèles ,  donna  leur  nom  à  un  premier  con- 
quérant de  Narbonne  ,  chef  supposé  de  leur  race,  et  vanta  ainsi 
leur  bravoure  et  leurs  exploits  ,  dans  la  bravoure  et  les  exploits 
de  ce  dernier. 


ROMANS    PUOVENÇAUX.  167 

Ainsi  donc ,  ce  n'est  pas  seulement  le  fond  primitif  du  roman 
actuel  de  Guillaïune-au-court-Nez,  qui  doit  être  réputé  provençal, 
c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  caxactéristique  dans  sa  composition  ; 
c'est  la  fiction  qui  lui  donne  une  sorte  d'unité  ,  en  en  rapprochant 
tous  les  personnages  ,  en  les  faisant  tous  membres  d'une  seule  et 
même  famille. 

Ce  n'est  pas  tout,  et  j'ajouterai  qu'en  dépit  de  toutes  les  mo- 
difications ,  de  toutes  les  altérations  qu'il  a  dii  subir  pour  arri- 
ver à  sa  forme  actuelle ,  ce  même  roman  présente  encore  ,  dans 
ses  diverses  parties ,  beaucoup  de  particularités  qui  confirment 
les  preuves  générales  de  son  origine  provençale.  Ainsi,  par  exeni- 
ple ,  beaucoup  de  noms  de  lieux  ou  de  personnes ,  qui  sont  si- 
gnificatifs et  forges ,  ont  été  évidemment  forgés  en  provençal. 

Il  y  a  aussi  çà  et  là  ,  dans  ce  roman  ,  à  travers  beaucoup  de 
géographie  imaginaire  et  fabuleuse ,  comme  dans  toutes  les  com- 
positions du  même  genre,  quelques  descriptions  de  lieux  si 
exactes ,  ou  circonstanciées  de  telle  sorte  ,  qu'elles  n'ont  pu  être 
tracées  que  d'après  nature  et  par  des  hommes  qui  avaient  vu  les 
objets  dont  ils  parlaient.  Telles  sont ,  par  exemple  ,  les  descrip- 
tions de  Nîmes  ,  d'Orange  et  de  plusieurs  localités  voisines. 

Enfin ,  on  trouve ,  dans  ce  même  roman  ,  des  incidens  qui  ne 
sont  que  l'amplification  de  traits  historiques  connus  de  la  cour- 
toisie et  des  mœurs  chevaleresques  du  midi.  Un  passage  remar- 
quable en  ce  genre  est  celui  qui  a  rapport  au  mariage  d'Ay- 
meric  de  Narbonne  avec  une  princesse  ,  fille  de  Didier  ,  roi  des 
Lombards  (  à  laquelle  ,  par  parenthèse ,  le  romancier  a  donné  le 
nom  d'Ermengarde).  —  Aymeric  l'envoie  demander  à  Pavie,  par 
une  députa tion  de  ses  plus  braves  chevaliers.  Tout  se  passe  selon 
ses  vœux  ,  et  la  belle  Ermengarde  lui  est  accordée  pour  femme. 
Mais  la  mission  des  chevaliers  n'en  a  pas  moins  été  un  moment 
sur  le  point  de  tourner  fort  mal  :  il  y  a  eu  entre  eux  et  le  roi  de 
Pavie  un  démêlé  des  plus  étranges. 

Le  roi ,  pour  faire  preuve  de  magnificence  et  de  générosité  en- 
vers les  députés  d'Aymeric ,  veut  les  conraicr  richement ,  c'est-à- 
dire  leur  fournir  gratis  tout  ce  qui  peut  leur  être  nécessaire  ou 
agréable.  Mais,  dans  les  mœurs  provençales,  ce  qu'il  était  beau 


l68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  chevaleresque  d'offrir  ,  il  était  beau  et  chevaleresque  de  le  re- 
fuser. Les  chevaliers  d'Aymeric  déclarent  donc  qu'ils  sont  tous 
de  riches  et  puissans  barons  ,  et  n'ont  que  faire  de  l'hospitalité 
du  roi.  Le  roi  est  piqué  du  refus  ;  mais  il  ne  se  tient  pas  pour 
battu ,  il  essaie  de  contraindre  les  chevaliers  à  accepter  ses  offres, 
et  voilà  entre  eux  et  lui  une  guerre  d'un  genre  tout  nouveau. 

Il  fait  assembler  les  marchands  de  Pavie ,  et  leur  ordonne  de 
vendre  toute  chose  à  si  haut  prix  ,  que  les  chevaliers  étrangers, 
n'y  pouvant  atteindre  ,  soient  réduits  à  tout  accepter  du  roi.  Les 
marchands  ne  se  le  font  pas  dire  deux  fois  :  ils  se  mettent  à  ven- 
dre leurs  denrées  à  des  prix  extravagans.  Mais  les  chevaliers 
achètent  et  paient  tout ,  sans  daigner  seulement  prendre  garde 
que  tout  est  un  peu  cher. 

Le  roi ,  de  plus  en  plus  blessé ,  fait  alors  publier  dans  Pavie 
une  défense  rigoureuse  de  vendre  à  aucun  prix  aux  chevaliers 
d'Aymeric  du  bois  pour  leur  cuisine.  — Pour  le  coup  ,  ceux-ci 
sont  un  peu  embarrassés.  — Ils  mangeraient  bien  de  la  chair  crue, 
plutôt  que  d'accepter  la  table  du  roi  ;  mais  ils  ont  peur  qu'une 
telle  action  ne  leur  soit  reprochée  comme  une  action  de  sauvages. 

Un  des  chevaliers  propose  d'aller  tuer  le  roi  au  milieu  de  sa 
cour.  — Mais  cet  avis  paraissant  un  peu  hasardeux  ,  ou  du  moins 
prématuré ,  un  autre  en  ouvre  un  meilleur  qui  est  adopté.  Les 
chevaliers  achètent  un  tas  prodigieux  de  noix  et  de  tasses ,  de 
vases  de  bois  de  toute  espèce  ;  ils  font  de  tout  cela  un  feu  de  cui- 
sine à  brûler  tout  Pavie  ,  et  continuent  à  faire  si  bonne  chère  , 
qu'ils  finissent  par  affamer  la  ville.  Le  roi  est  forcé  de  s'avouer 
vaincu  ;  et  plein  d'admiration  pour  les  vainqueurs  ,  il  n'a  dès  ce 
moment  plus  rien  à  leur  refuser. 

Je  le  répète ,  ces  luttes  de  fierté  ,  d'orgueil  et  d'ostentation  de 
magnificence  étaient  dans  les  mœurs  provençales  ;  et  le  trait  du 
roman  d'Aymeric  qui  vient  d'être  cité  ,  n'est  que  la  paraphrase 
pure  et  simple  d'une  aventure  racontée  par  le  prieur  du  Yigeois , 
dans  sa  chronique ,  comme  ayant  eu  lieu  entre  un  vicomte  de 
Limoges  et  le  fameux  Guillaume  VIII ,  comte  de  Poitiers.  Or, 
c'est  dans  les  pays  où  elle  était  arrivée ,  et  dans  les  mœurs  des- 
quels elle  était ,  qu'une  pareille  aventure  ilut  naturellement  en- 


ROMANS    PROVENÇAUX.  I 6g 

trer  dans  la  poésie  romanesque  :  il  y  a  une  invraisemblance 
manifeste  à  la  supposer  racontée ,  pour  la  première  fois ,  dans  un 
roman  français. 

Je  ne  pousserai  pas  plus  loin  ces  sortes  de  preuves  :  il  faudrait, 
pour  leur  donner  toute  l'autorité  dont  elles  sont  susceptibles ,  en- 
trer dans  la  discussion  minutieuse  de  beaucoup  de  particularités 
sur  lesquelles  je  pourrai  revenir  plus  convenablement,  quand 
j'en  serai  à  l'analyse  même  des  ouvrages  où  elles  se  font  remar- 
quer. Il  me  suffit  de  les  avoir  présentées  ici  d'une  manière  géné- 
rale. 

Maintenant,  je  reviens  à  l'hypothèse  dans  laquelle  j'ai  raisonné 
et  discuté  jusqu'à  présent ,  pour  la  rectifier  un  peu;  car  elle  est 
susceptible  de  l'être  et  en  a  besoin.  Dans  les  limites  où  je  l'ai 
prise  ,  elle  ne  serait  point  assez  favorable  à  l'opinion  que  je  tiens 
pour  la  vérité.  En  effet ,  j'ai  eu  l'air  de  supposer  jusqu'ici  que 
les  Provençaux  n'avaient  eu ,  sur  les  guerres  des  chrétiens  de  la 
Gaule  avec  les  Arabes  d'Espagne  ,  que  des  romans ,  les  mêmes  , 
au  moins  pour  le  fond,  que  les  romans  français  encore  aujour- 
d'hui existans  sur  les  mêmes  sujets.  J'ai  paru  admettre  que , 
dans  les  deux  littératures ,  le  cycle  de  l'épopée  carlovingienne 
était  resté  circonscrit  dans  les  mêmes  limites ,  avait  roulé  sur  les 
mêmes  argumens  historiques ,  sur  les  mêmes  fictions  ,  sur  les 
mêmes  traditions  populaires. 

Il  n'en  est  point  ainsi  :  le  cycle  de  l'épopée  carlovingienne 
fut,  en  provençal,  plus  étendu  et  plus  varié  qu'en  français.  Il 
comprenait  divers  romans  auxquels  on  ne  connaît  point  de  pen- 
dans  en  français  ,  et  dont  il  n'y  a  ,  par  conséquent ,  pas  lieu  de 
révoquer  en  doute  l'originalité.  Ainsi  donc  ,  en  admettant,  contre 
toute  vraisemblance  et  contre  des  faits  positifs  ,  que  les  Proven- 
çaux n'eurent  aucune  part  à  la  création  de  ceux  des  romans  car- 
lovingiens  dont  il  a  été  question  jusqu'à  présent ,  il  n'en  serait 
pas  moins  constaté  cju'ils  en  eurent  d'autres.  Les  historiens  en  ci- 
tent plusieurs ,  tous  divers  de  ceux  dont  il  a  été  parlé  ,  et  qui  tous 
firent  partie  d'un  cycle  carlovingien  provençal. 

Il  existe  une  chronique  sommaire  des  comtes  de  Toulouse  , 
écrite  au  xive  siècle.  C'est  une  maigre  et  sèche  notice  des  princi- 


inO  Hr.Vlir.    DKS    DEUX    MONDES. 

paux  événeinens  de  la  vie  de  chaque  comte ,  à  commencer  par 
Torsinus  ,  qui  est  un  personnage  fabulevix  ,  et  sur  le  compte  du- 
quel le  chroniqueur  n'a  eu ,  par  conséquent ,  que  des  fables  à 
titer.  —  Il  nous  apprend  lui-même  qu'il  avait  tiré  ces  fables  d'un 
livre  des  conquêtes  de  Charlemagne.  Or,  ce  livre  était  un  roman 
dans  lequel  il  était  amplement  raconté  comment  Charlemagne , 
repassant  les  Pyrénées  ,  après  avoir  conquis  toute  l'Espagne,  vint 
conquérir  successivement ,  en  Gaule ,  les  villes  de  Bayonne ,  de 
Narbonne ,  et  toute  la  Provence.  Torsinus  ayant  été  son  plus  glo- 
rieux soutien  dans  toutes  ses  conquêtes ,  ce  fut  en  récompense 
de  ces  seivices  qu'il  reçut  le  comté  de  Toulouse  ,  où  il  continua 
à  faire  bravement  la  guerre  aux  Sarrasins. 

Chaque  seigneur  féodal  un  peu  puissant  trouvait  aisément  un 
romancier  pour  faire  remonter  son  lignage  jusqu'à  quelqu'un  de 
ces  vieux  héros  qui  avaient  pris  des  villes  ou  gagné  des  batailles 
sur  les  Sarrasins.  — Je  ne  sais  quel  romancier  flattait  ici  le  comte 
de  Toulouse  de  la  même  manière  que  d'autres  flattèrent  les  sei- 
gneurs de  Narbonne. 

Je  dis  d'autres  ,  car  le  roman  de  Guillaume-au-court-Nez  n'é- 
tait pas  le  seul  où  fussent  célébrées  les  prouesses  de  ce  premier 
Aymeric  de  Narbonne ,  le  prétendu  auxiliaire  de  Charlemagne 
dans  ses  conquêtes  sur  les  Sairasins.  Le  savant  Cattel  possédait 
une  copie  et  cite  quelques  vers  d'un  second  roman  sur  les  exploits 
de  ce  même  Aymeric  ,  roman  qui  avait  été  composé  en  1212,  par 
un  troubadour  nommé  Aubusson ,  de  Gordon  en  Quercy. 

Un  troisième  roman  dont  Aymeric  est  encore  le  héros  ,  et  qui 
n'a  rien  de  comnmn  non  plus  avec  celui  de  Guillaume-au-court- 
Nez  ,  c'est  le  roman  de  Philomena ,  qui  subsiste  encore  dans  le 
texte  provençal ,  et  dans  une  version  latine  ,  récemment  publiée 
par  le  professeur  Ciampi  de  Florence.  Ce  n'est  qu'une  plate  lé- 
fjende  monacale,  ayant  pour  sujet  principal  la  fondation  du  mo- 
nastère de  la  Grasse  ,  près  de  Narbonne  ,  et  dans  laquelle  sont  ra- 
contés épisodiquement  le  siège  de  Narbonne  et  les  batailles  hvrées 
par  Charlemagne ,  durant  ce  siège  ,  aux  Sarrasins  de  la  Septima- 
nie  et  d'outre  les  Pyrénées. 

Dans  sa  forme  actuelle,  ce  roman  ne  remonte  guère  au-delà 


ROMANS    PROVKNÇAUX.  17I 

du  xiii"  siècle.  Mais  il  renferme  diverses  traditions  historiques 
qui  semblent  remonter  Jusqu'à  l'époque  même  de  la  domination 
arabe  en  Septimanie.  Il  y  est  question  ,  par  exemple  ,  d'émirs  ou 
de  rois  sarrasins  de  différentes  villes  de  cette  contrée ,  d'Uzès , 
de  Nîmes ,  de  Lodève  ,  de  Beziers  ,  etc. ,  c'est-à-dire  précisément 
de  toutes  les  villes  où  il  est  constaté  que  les  dominateurs  musul- 
mans eurent  des  officiers  civils  et  militaires.  C'est  à  ma  connais- 
sance l'unique  vestige  qui  existe,  dans  notre  histoire  ,  d'une  statis- 
tique de  la  Septimanie  sous  les  Arabes. 

Le  président  de  Fontette  cite ,  comme  ayant  appartenu  à 
M.  de  Galaup  ,  noble  Provençal  qui  avait  formé  un  recueil  inté- 
ressant de  curiosités  littéraires ,  un  roman  épique ,  selon  toute 
apparence ,  beaucoup  plus  important  que  tous  ceux  dont  je  viens 
de  faire  mention.  Il  roulait  sur  les  guerres  que  Charlemagne  était 
supposé  avoir  faites  contre  les  Arabes  ,  en  Provence  ,  aux  environs 
d'Arles;  et  il  paraît  cjue  l'un  des  principaux  incidens  de  ces  guerres 
était  le  siège  d'une  ville  de  Fretta  ,  fameuse  dans  les  romans  car- 
lovingiens  ,  et  que  l'on  suppose  être  la  même  que  celle  de  Saint- 
Remy. 

Enfin,  les  troubadours  aussi  font  allusion  à  des  romans  épiques 
en  provençal ,  qui  furent  de  même  des  extensions  ou  des  variantes 
de  l'épopée  carlovingienne.  Ils  font  allusion  ,  par  exemple,  à  des 
récits  fabuleux  sur  la  longue  et  dure  captivité  de  Charlemagne  en 
Espagne. 

Vous  le  voyez  ,  et  t'est  un  fait  qu.'il  n'y  a  pas  moyen  de  mécon- 
naître ,  le  cycle  de  l'épopée  carlovingienne  a  été  plus  large  et  plus 
complexe  dans  la  poésie  provençale  que  dans  la  poésie  française. 
C'est  dire,  en  d'autres  termes,  qu'il  était  plus  original  et  plus  an- 
cien dans  la  première  que  dans  celle-ci  ;  car  c'est ,  en  général , 
dans  les  contrées  où  les  traditions  et  les  fictions  poétiques  ont  eu  le 
plus  de  développemens  et  de  variantes,  qu'il  faut  en  chercher  le 
berceau. 

Un  fait  particulier  qui  me  paraît  coïncider  avec  les  faits  litté- 
raires ,  pour  prouver  que  les  romans  héroïques  du  cycle  carlo- 
vingien  furent  plus  répandus  et  plus  populaires  au  midi  qu'au 
nord,  c'est  qu'il  y  eut,  dans  le  premier,  plus  de  monumens  et 


in2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  localités  décorés  des  noms  des  héros  de  ces  romans.  Ce  se- 
rait une  liste  curieuse  et  assez  longue  ,  je  crois ,  que  celle  des 
tours,  des  cavernes,  des  rochers  et  des  sites  remarquables  qui 
portèrent,  au  moyen-âge,  le  nom  de  l'immortel  paladin.  Il  n'y 
eut  pas  jusqu'à  des  portions  dé  mer  auxquelles  ce  nom  ne  fût 
donné.  Au  douzième  et  au  treizième  siècle  ,  par  exemple  ,  le  golfe 
de  Lyon  fut  appelé  la  mer  de  Roland. 

Et  il  ne  faut  pas  croire  que  ce  soit  uniquement  à  dater  de  l'é- 
poque des  rouTans  aujourd'hui  connus  sur  le  paladin ,  que  l'on 
trouve  des  localités  remarquables  illustrées  de  son  nom.  Le  f;iil 
remonte  beaucoup  plus  haut  ;  il  remonte  à  des  temps  où  l'on  peut 
être  sûr  qu'il  n'y  avait  guère  sur  Roland  d'autres  poésies  que  des 
chants  populaires  fort  simples  et  fort  grossiers.  Ainsi,  par  exem- 
ple, dans  un  acte  de  donation  de  l'an  918,  il  est  fait  mention 
d'un  lieu  nommé  la  roche  de  Roland  (  roca  orlanda  ,  en  latin 
barbare) ,  dans  le  voisinage  de  Brioude  ,  en  Auvergne. 

L'imposition  de  ces  noms  romanesques  à  des  lieux ,  à  des  objets 
que  l'on  vovdait  signaler,  est  la  preuve  certaine  de  l'existence 
d'une  poésie  populaire  dans  laquelle  ces  noms  étaient  célébrés . 
C'était  comme  une  traduction  de  cette  même  poésie  dans  une 
langue  plus  solennelle  et  plus  populaire  encore  que  la  sienne. 

Dans  tout  ce  que  je  viens  de  dire  de  l'influence  des  Provençaux 
sur  l'invention  et  la  culture  de  l'épopée  carlovingienne ,  j'ai  eu 
exclusivement  en  vue  la  portion  de  cette  épopée  qui  roule  sur  les 
guerres  des  clnétiens  de  la  Gaule  avec  les  Arabes  d'Espagne.  Je 
n'ai  point  parlé  de  cette  autre  partie  de  la  même  épopée  destinée  à 
célébrer  les  querelles  des  monarques  carlovingiens  avec  leurs 
chefs  de  province.  Je  n'ai  point  dit  ce  que  les  Provençaux  avaient 
fait  ou  pu  faire  pour  celle-là.  Mais  là-dessus  ,  je  n'ai  que  peu  de 
mots  à  dire  :  il  ne  s'agit,  pour  moi ,  que  d'appliquer  rapidement 
à  ce  côté  de  la  question  les  faits  précédemment  établis ,  les  obser- 
vations déjà  développées. 

Et  d'abord ,  quant  au  fait  général  sur  lequel  roulent  les  romans 
épiques  de  cette  seconde  classe ,  c'est  dans  le  midi  qu'il  se  ma- 
nifeste le  plus  tôt  et  avec  le  plus  d'éclat.  C'est  là  que  se  trouvent 
les  chefs  entreprenans  qui  prennent  les  premiers  les  armes  contre 


ROMANS    PROVENÇAUX.  I-jS 

leurs  monarques.  C'était  donc  aussi  là  que  les  entreprises  et  les 
succès  de  ces  chefs  avaient  naturellement  le  plus  de  chances  de 
devenir  des  thèmes  d'épopée  ;  et  tout  annonce  que  la  chose  se 
passa  en  effet  de  la  sorte. 

Les  principaux  romans  carlovingiens  de  cette  seconde  classe 
sont  ceux  de  Gérard  de  Vienne  ou  de  Roussillon ,  ceux  d'Elie 
de  St-Gilles  et  de  son  fils  Aiol,  ceux  de  Renaud  de  Montauban 
ou  des  quatre  fils  Aymon. 

Or,  les  troubadours  ont  fait  à  tous  ces  divers  romans  des  allu- 
sions de  la  même  nature  et  de  la  même  valeur  que  celles  qu'ils 
ont  prodigués  à  propos  des  romans  sur  les  guerres  des  Sarrasins 
et  des  chrétiens.  Les  nouvelles  allusions  dont  il  s'agit,  sont  des 
mêmes  troubadours  que  les  autres ,  elles  sont  des  mêmes  dates  : 
elles  assignent  donc  aux  compositions  auxquelles  elles  se  rappor- 
tent une  ancienneté  égale  à  celle  des  précédentes. 

Enfin  l'un  des  romans  signalés  par  ces  allusions  ,  et  l'un  des 
plus  intéressans ,  existe  encore  dans  son  texte  provençal  ;  c'est  un 
monument  de  plus  pour  justifier  les  allusions  qui  s'y  rapportent 
et  par-là  même  toutes  les  allusions  pareilles. 


^A-OO-a 


TOME    VIII.  15- 


HuxTinraz:  IiEÇon. 


ROMANS   PROVENÇAUX. 


Eu  prouvant,  comme  je  crois  l'avoir  fait,  que  les  Provençaux 
eurent  des  épopées  originales  sur  les  divers  incidens  historiques 
ou  fabuleux  de  la  lutte  des  chrétiens  des  Gaules  avec  les  Arabes 
d'Espagne ,  je  n'ai  prouvé  qu'une  chose  d'elle-même  très-vrai- 
semblable. Dès  l'instant  où  il  y  avait  dans  la  littérature  de  ces 
peuples  des  épopées  romanesques ,  il  était  parfaitement  naturel 
que  quelques-unes  au  moins  de  ces  épopées  roulassent  sur  des 
guerres  importantes ,  et  qui  avaient  été ,  durant  près  de  deux 
siècles  ,  pour  le  midi ,  un  motif  constant  d'inquiétudes  religieuses 
et  politiques,  et  d'héroïques  efforts. 

Il  n'en  est  plus  de  même  quand  il  s'agit  d'épopées  dont  le 
sujet  est  ou  a  l'air  d'être  pris  de  l'histoire  de  quelques  peu- 
plades des  Bretons  insulaires  du  vi*  siècle.  —  On  ne  découvre 
pas  si  aisément  quels  motifs  les  populations  méridionales  de  la 
Gaule  pouvaient  avoir  d'aller  chercher  des  sujets  de  poésie  roma- 
nesque hors  de  chez  elles ,  dans  une  histoire  tout-à-fait  étran- 
gère à  la  leur,  histoire  qui  n'avait  d'ailleurs  rien  de  frappant , 
rien  de  merveilleux  ,  rien  qui  dût  naturellement  porter  d'autres 
peuples  à  s'en  occuper,  à  la  dénaturer  par  des  fables.  La  natio- 
nalité est,  comme  nous  l'avons  vu,  une  des  conditions,  un  des 
earactères  de  l'épopée  primitive.  Or,  il  n'y  avait,  pour  les  peu- 
ples de  langue  provençale ,   rien  de  national  dans  les  traditions 


ROMANS    PROVENÇAUX.  I  "J  5 

historiques  des   Bretons   insulaires  ,     ni   niême  de   ceux   de  la 
Gaule. 

Cette  observation ,  je  ne  le  dissimule  point ,  est  une  difficulté 
à  résoudre  dans  l'histoire  de  l'épopée  provençale.  Mais  ce  n'est 
point  une  difficulté  insoluble ,  ni  même  aussi  gi'ave  qu'elle  peut 
le  paraître  au  premier  coup-d'œil.  J'essaierai  d'abord  de  constater 
les  faits ,  sans  égard  au  plus  ou  moins  de  facilité  qu'il  peut  y  avoir 
de  les  expliquer.  La  raison  en  fût-elle  encore  plus  obscure,  il 
faudra  bien  les  admettre,  s'ils  sont  prouvés. 

J'ai  divisé  les  romans  épiques  de  la  Table  ronde  en  deux 
classes  :  la  première ,  de  ceux  qui  n'ont  aucun  rapport  à  l'histoire 
du  saint  Graal  ;  la  seconde,  de  ceux  qui  roulent  sur  cette  histoire. 
—  Je  suivrai  cette  division  dans  l'examen  où  je  vais  entrer  de  la 
part  qu'eurent  les  Provençaux  à  la  composition  des  épopées  de 
la  Table  ronde ,  en  commençant  par  celles  de  ces  épopées  qui  ne 
se  rapportent  point  au  saint  Graal ,  et  sont ,  selon  toute  appa- 
rence ,  les  plus  anciennes  de  tout  le  cycle. 

Pour  préciser,  autant  que  possible  ,  l'objet  de  cette  discussion, 
je  la  bornei'ai  d'abord  à  un  point  unique  et  spécial  ;  je  la  bor- 
nerai à  l'histoire  d'un  seul  des  romans  de  la  Table  ronde ,  mais 
du  plus  célèbre  de  tous ,  et  de  l'un  des  plus  anciens.  Le  résultat 
de  cette  discussion  particulière  m'abrégera  et  me  facilitera  la 
recherche  d'un  résultat  plus  général. 

Le  roman  dont  je  veux  parler  est  celui  de  Tristan.  Il  n'est  pas 
aisé  aujourd'liui  de  se  faire  une  idée  du  succès  et  de  la  renommée 
<le  cet  ouvrage  à  l'époque  de  son  apparition,  et  durant  tout  le 
reste  du  moyen  âge.  —  Il  pénétra  dans  toutes  les  contrées  de 
l'Europe  sans  en  excepter  la  Scandinavie  et  l'Islande  :  dans  tou- 
tes ,  il  fut  traduit ,  imité  ou  refait  ;  dans  toutes ,  il  fit  les  délices 
de  toutes  les  classes ,  mais  particulièrement  dés  plus  élevées  ; 
dans  toutes ,  enfin ,  il  fut  pour  les  masses  une  source  de  chants 
populaires.  On  ne  citerait  pas,  depuis  ce  que  l'on  nomme  la  re- 
naissance des  lettres,  une  composition  poétique  qui  ait  eu  la 
même  fortune. 

Indépendamment  des  pures  et  sunples  traductions  de  l'histoire 
de  Tristan  ,  il  y  en  a  différentes  versions  ,  diverses  rériactions  qui 


in&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

varient  entre  elles  par  les  accessoires  et  les  détails  ,  mais  roulant 
toutes  sur  un  même  fond  primitif ,  n'étant  toutes  que  le  déve- 
loppement des  mêmes  situations  principales. 

Sans  prétendre  avoir  fait  un  compte  exact  de  ces  différentes 
rédactions  ,  j'en  puis  indiquer  sejit ,  dont  les  unes  existent  en- 
core aujourd'hui  en  entier ,  tandis  que  l'on  n'a  des  autres  que 
des  fragmens  plus  ou  moins  longs.  De  ces  rédactions  soit  entiè- 
res, soit  incomplètes,  deux  sont  en  prose  et  cinq  en  vers.  Toutes 
sont  imprimées ,  les  unes  déjà  dejDuis  long  -  temps ,  les  autres 
depuis  des  époques  récentes ,  de  sorte  qu'il  n'y  a  aucune  diffi- 
culté particulière  à  se  les  procurer  toutes  pour  les  étudier  et  les 
comparer.  Voici,  avant  de  passer  outre,  la  liste  de  ces  sept 
différentes  rédactions  de  la  fable  chevaleresc[ue  de  Tristan  ,  avec 
quelc|ues  désignations  suffisantes  pour  les  distinguer  entre  elles. 

I  °  Une  rédaction  anglo  -  normande  en  prose ,  généralement 
attribuée  à  Luce ,  seigneur  de  Gast ,  près  de  Salisbury . 

2°  Une  abréviation  allemande  aussi  en  prose  ,  qui  parait  avoir 
eu  pour  base  la  rédaction  précédente. 

3°  La  rédaction  en  vers  de  Godefroy  de  Strasbourg ,  un  des 
minnesinger  les  plus  distingués  de  son  temps. 

4°  La  rédaction  écossaise  de  Thomas  d'Erceldoim ,  en  stances 
symétriques  de  onze  vers  chacune. 

Restent  trois  fragmens  des  trois  autres  rédactions  en  vers  , 
toutes  trois  en  français. 

Deux  de  ces  fragmens ,  dont  le  plus  long  est  d'environ  mille 
vers  ,  ont  été  tirés  d'un  manuscrit  de  M.  Donce  ,  savant  Ecos- 
sais, possesseur  d'une  bibliothèque  riche  en  raretés. 

Le  troisième  fragment ,  appartenant  à  une  septième  rédaction 
du  Tristan ,  a  été  publié  d'après  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque 
du  roi ,  à  Paris.  —  C'est  le  plus  considérable  des  trois  ;  il  a  près 
de  quatre  mille  cincj  cents  vers. 

Que  ces  sept  diverses  versions  ou  rédactions  du  roman  de 
Tristan  ne  soient  pas  les  seules  qui  aient  existé  ou  qui  existent 
]ieut-être  encore  ,  c'est  ce  cjue  nous  verrons  mieux  tout  à  l'heure. 
Tenons-nous-en  ,  pour  le  moment ,  aux  sept  que  je  viens  d'in- 
diquer. Aucune  ne  renferme  en  elle  des  particularités,  des  mar- 


ROMANS    PROVENÇAUX.  inn 

ques  auxquelles  on  puisse  la  reconnaître  pour  le  texte  primitif 
du  roman,  pour  le  fond  original  exploité  et  varié  par  les  six 
autres  rédacteurs.  Mais  les  dates  relatives  des  sept  rédactions 
citées ,  si  on  les  savait ,  fourniraient  implicitement  le  même  ré- 
sultat; or,  l'on  peut  essayer  de  coordonner  ces  dates,  ou  du 
moins  la  plupart. 

Des  sept  rédactions  désignées  de  l'histoire  de  Tristan,'  celle 
de  Thomas  d'Erceldoune ,  en  écossais ,  est  aujourd'hui  celle  sur 
laquelle  on  a  le  plus  de  lumières.  C'est  Walter  Scott  qui  a  pu- 
blié cette  rédaction ,  en  l'accompagnant  de  diverses  notices  ,  tant 
sur  l'auteur  que  sur  l'ouvrage  ;  notices  qui  ne  laissent  rien  à 
désirer  au  goût  ni  à  la  critique. 

Il  résulte  de  ses  recherches  sur  Thomas  d'Erceldoune  ,  que  ce 
poète  naquit  vers  l'an  1220,  et  mourut  dans  l'intervalle  de  1286 
à  1289.  Si  l'on  suppose,  comme  il  est  naturel,  qu'il  écrivit  son 
poème  dans  la  vigueur  et  la  matuiité  de  l'âge ,  de  trente  à  qua- 
rante ans  ,  par  exemple ,  ce  poème  dut  être  composé  de  l'an  t25o 
à  1260.  Mais  on  ne  peut  guère  le  faire  plus  ancien  que  le  milieu 
du  siècle ,  et  je  le  supposerai  de  cette  époque. 

Ce  point  convenu,  il  faut  savoir  lesquelles  des  six  autres  rédac- 
tions sont  antérieures,  lesquelles  postérieures  à  celle  de  Tliomas. 
Or ,  il  y  en  a  deux  sur  lesquelles  il  ne  peut  y  avoir  doute  à  cet 
égard.  En  effet ,  les  auteurs  de  l'une  et  de  l'autre  citent  également 
un  Thomas  ,  qui ,  quand  il  s'agit  d'un  romancier ,  auteur  d'une 
histoire  de  Tristan,  ne  peut  guère  être  un  autre  que  Thomas 
d'Erceldoune. 

Les  deux  rédacteurs  qui  citent  ce  dernier  comme  leur  devan- 
cier ,  sont  Godefroy  de  Strasbourg ,  et  l'auteur  anonyme  de  la 
rédaction  à  laquelle  appartient  le  premier  fragment  du  manuscrit 
de  M.  Donce.  —  Ces  deux  rédactions  ,  à  quelque  époque  précise 
qu'elles  appartiennent ,  sont  donc  certainement  l'une  et  l'autre 
postérieures  à  l'an  i25o. 

Le  second  fragment  de  manuscrit  de  M.  Donce  ne  présente 
aucune  donnée  d'après  laquelle  on  puisse  lui  assigner  une  date  ; 
mais  on  s'assure  aisément ,  à  son  caractère  et  à  son  objet ,  que  le 
Tristan  dont  il  fit  partie  devait  être  postérieur ,  non-seulement 


jrjQ  KP.VUE    DKS    DEUX    MONDES. 

au  Tristan  de  Thomas  d'Erceldoune ,  mais  à  celui  auquel  ap- 
partient le  premier  fragment  déjà  cité.  En  effet,  ce  second  frag- 
ment annonce  un  ouvrage  ayant  tous  les  caractères  d'un  abrégé  , 
d'un  résumé  destiné  à  donner  une  idée  vive  et  sommaire  du 
sujet  longuement  détaillé  dans  le  premier. 

Reste  maintenant  à  décider  si  l'énorme  Tristan  en  prose  est 
de  même  postérieur  à  celui  de  Thomas  d'Erceldoune,  ou  si,  au 
contraire,  il  serait  plus  ancien,  et  lui  aurait  seni  ou  pu  servir 
d'original. 

Pour  ceux  qui  pensent  que  le  Tristan  en  prose  fut  composé 
par  l'ordre  du  roi  d'Angleterre  Henri  II,  par  conséquent  de 
1 152  à  1 188,  la  question  est  bientôt  résolue.  Mais  j'ai  déjà  montré 
ailleurs  que  cette  opinion  est  de  tout  point  gratuite.  Il  est  vrai 
qu'un  chevalier  Luce,  seigneur  d'un  château  de  Gast,  se  dorme 
pour  l'auteur  du  grand  Tristan  en  prose,  et  prétend  l'avoir  tra- 
duit du  latin,  par  l'ordre  et  pour  l'amour  d'un  roi  d'Angleterre 
du  nom  de  Henri.  Mais  il  est  vrai  aussi  que ,  dans  le  passage 
du  roman  où  il  dit  cela  ,  messire  Luce  dit  d'autres  choses  fausses 
et  absurdes  ;  mais  il  est  vrai  aussi  que  Walter  Scott  a  énoncé 
sur  ce  messire  Luce  des  doutes  fort  graves  et  très-motivés.  «  Ce 
Luce,  dit-il,  ce  seigneur  du  château  de  Gast,  semble  tout  aussi 
fabuleux  que  2on  château  et  que  l'original  latin  de  son  roman. 
Pourquoi  aurait-on  composé  au  xui*  siècle  une  histoire  de  Tris- 
tan en  latin?  Pour  qui  cette  histoire  aurait-elle  été  une  source 
d'agrément  ou  d'instruction  ?  » 

Il  y  aurait  encore  plus  d'un  pourquoi  à  ajouter  à  ceux  de 
Walter  Scott;  mais  je  veux,  pour  le  moment,  les  laisser  tous  de 
côté ,  et  prendre  Luce ,  seigneur  de  Gast ,  pour  un  personnage 
réel  qui  dit  quelque  chose  de  vrai ,  en  affirmant  qu'il  a  travaillé 
pour  un  roi  du  nom  de  Henri.  Mais  au  moins  ne  dit-il  pas  que 
ce  soit  pour  Henri  II,  et  c'est  une  invraisemblance  de  moins 
dans  son  témoignage. 

Le  roi  Henri  III,  qui  dans  sa  majorité  régna  de  1227  à  1272, 
patronisa  beaucoup  la  littérature  anglo-normande  ;  et  ce  fut , 
tout  oblige  à  le  croire  ,  plutôt  pour  lui  que  pour  Henri  II ,  que 
put  être  composé  le  roman  de  Tristan.  Mais  comme  ce  règne 


ROMANS    PROVENÇAUX.  179 

comprend  vingt-trois  ans  de  la  première  moitié  du  xiii-^  siècle  , 
il  serait  possible  que  le  roman  eh  question  eût  été  composé  dans 
le  cours  de  ces  vingt-trois  ans ,  et  par  conséquent  avant  1 25o  , 
date  convenue  de  celui  de  Thomas  d'Erceldoune. 

Ce  n'est  que  sur  le  rapprochement  et  la  comparaison  des  traits 
caractéristiques  des  deux  productions  ,  que  l'on  peut  asseoir  une 
opinion  motivée  sur  leur  ancienneté  relative.  Mais  du  moins  le 
résultat  d'un  pareil  rapprochement  est-il  aussi  clair  et  aussi  cer- 
tain que  l'on  puisse  le  désirer.  — Le  Tristan  de  Thomas  d'Ercel- 
doune est  une  fable  en  vers  ,  courte,  simple  et  claire.  Le  Tristan 
attribué  à  Luce,  seigneur  de  Gast,  est  une  fable  en  prose,  et 
en  prose  souvent  recherchée  et  maniérée  ;  c'est  une  fable  d'une 
longueur  démesurée ,  où  toutes  les  données  de  la  précédente  sont 
ampUtiées  ,  paraphrasées ,  compliquées ,  surchargées  d'ornemens 
accessoires.  Elle  lui  est  donc  certainement  postérieure,  ce  qui 
du  reste  n'empêche  nullement  qu'elle  n'ait  été  composée  sous  le 
rôgTie  d'un  roi  nommé  Henri ,  pour  la  satisfaction  de  ceux  qui 
tiennent  à  cette  particularité  comme  à  une  donnée  historique 
positive.  De  i25o,  époque  de  la  composition  du  Tristan  de  Tho- 
mas ,  à  1272,  année  de  la  mort  de  Henri  III,  il  y  a  un  inter- 
valle de  vingt-deux  ans  ,  intervalle  bien  suffisant  à  la  rédaction 
du  Tristan  de  Luce  de  Gast,  tout  colossal  qu'il  est,  car  messire 
Luce  nous  apprend  lui-même  qu'il  n'y  mit  que  cinq  ans. 

Maintenant  la  rédaction  de  ce  même  roman  en  prose  allemande 
n'étant  qu'une  abréviation  de  celle  en  prose  française  ,  il  s'ensuit 
que  cette  rédaction  allemande  est  comme  son  modèle ,  et  plus 
encore  que  son  modèle ,  postérieure  à  celle  de  Thomas  ,  en  écos- 
sais. 

Sur-  six  versions  de  la  fable  chevaleresque  de  Tristan ,  en  voilà 
donc  cinq  que  tout  oblige  à  regarder  comme  postérieures  à 
l'an  i25o,  époque  la  plus  ancienne  où  l'on  puisse  raisonnaljle- 
ment  mettre  celle  de  Thomas ,  tandis  que  l'on  pourrait ,  sans 
invraisemblance  ,  la  mettre  quinze  ou  vingt  ans  plus  tard. 

Il  ne  me  reste  plus  à  parler  que  de  la  sixième  version ,  de  celle 
que  représente  le  grand  fragment  du  manuscrit  de  la  Bibliothèque 
du  roi.  — C'est  celle  dont  il  est  le  plus  difficde  de  déterminer 


l8o  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'âge  ,  relativement  à  celle  de  Thomas  d'Erceldoune.  Toutefois  , 
même  là-dessus  ,  il  y  a  des  conjectures  très-plausibles  à  faire. 

L'histoire  littéraire  ne  fait  mention  que  d'une  seule  rédaction 
de  Tristan  ;,  que  l'on  puisse  proprement  et  strictement  qualifier 
de  française ,  c'est-à-dire  ayant  été  composée  en  France  et  par 
un  Français.  C'est  celle  de  Chrétien  de  Troyes.  —  Il  paraît  cer- 
tain que  ce  poète  fécond  composa  aussi  un  Tristan  ;  il  nous  l'ap- 
prend lui-même ,  et  il  n'y  a  aucune  raison  de  suspecter  son  témoi- 
gnage là-dessus. 

Or,  puisque  l'on  ne  cite  en  français  qu'une  seule  version  de 
Tristan  et  une  version  attribuée  à  Chrétien  de  Troyes ,  ce  n'est 
pas  hasarder  beaucoup  que  de  regarder  le  fragment  de  la  Biblio- 
thèque du  roi  comme  une  partie  de  cette  version  ,  et  la  représen- 
tant. Or ,  dans  ce  cas ,  bien  que  l'on  n'ait  aucun  moyen  de  pré- 
ciser la  date  de  cette  même  version ,  on  peut  être  sûr  qu'elle  est 
antérieure  à  celle  de  Thomas  d'Erceldoune.  On  peut  la  faire 
remonter  jusque  vers  1190,  époque  à  laquelle  il  y  a  lieu  de 
ci'oire  que  Chrétien  commença  à  se  faire  connaître  par  ses  ou- 
vrages. Dans  cette  hypothèse ,  le  Tristan  de  Chrétien  de  Troyes 
aurait  devancé  de  plus  d'un  demi-siècle  celui  de  Thomas  l'Ecos- 
sais. Mais  assez  peu  importe  ici  le  plus  ou  le  moins  ;  il  suffit 
d'êti'e  sûr  qu'il  y  eut  une  rédaction  française  de  la  fable  de  Tris- 
tan ,  antérieure  à  laSo  ;  que  cette  rédaction  fut  l'œuvre  de  Chré- 
tien de  Troyes  ,  et  que  le  fragment  cité  de  la  Bibliothèque  du  roi 
appartient  vraisemblablement  à  cette  rédaction. 

Nous  avons  donc  maintenant  tiois  termes ,  trois  époques  ap- 
proximatives auxquelles  rapporter  sept  des  principales  rédactions 
de  la  fable  chevaleresque  de  Tristan. 

Une  de  ces  rédactions  peut  être  de  la  fin  du  xii"  siècle  ou  du 
commencement  du  xiii",  de  1 190  à  1210. — Une  autre  est  de  laSo 
au  plus  tôt.  —  Les  cinq  autres  sont  toutes  plus  ou  moins  posté- 
rieures à  cette  dernière ,  mais  toutes  néanmoins  dans  les  limites 
du  XI 11^  siècle. 

Je  l'ai  déjà  dit ,  et  c'est  ici  le  cas  de  le  répéter  plus  formelle- 
ment, les  sept  rédactions  que  j'ai  citées  de  la  fable  de  Tristan 
ne  sont  très-probablement  pas  les  seules  qui  aient  existé  dans 


ROMANS    PROVENÇAUX.  l8l 

l'intervalle  de  temps ,  et  dans  les  pays  avixquels  appartiennent 
celles  dont  j'ai  parlé;  mais  ces  dernières  étant  les  seules  qui  sub- 
sistent ,  sont  aussi  les  seules  dont  on  puisse  déduire  quelques 
notions  pour  l'iiistoire  de  la  fable  célèbre  sur  laquelle  elles  rou- 
lent toutes.  —  De  tout  ce  que  j'en  ai  dit  jusqu'à  présent ,  il 
résulte  que  Chrétien  de  Troyes  est  le  plus  ancien  de  tous  les  ré- 
dacteurs connus  et  désignés  de  cette  même  fable ,  et  par  consé- 
quent celui  d'entre  eux  auxquels  on  doit  en  attribuer  l'inven- 
tion, si  l'on  doit  l'attribuer  à  l'un  d'eux. 

Mais  il  est  une  littérature  dans  laquelle  personne  n'a  eu  l'idée 
de  chercher  l'origine ,  la  rédaction  première  de  la  fable  dont  il 
s'agit ,  littérature  dans  laquelle  pourtant  il  est  certain  que  cette 
même  fable  fit  plus  de  bruit ,  et  plus  tôt  que  dans  aucune  autre  : 
c'est  la  littérature  provençale.  Les  résultats  des  allusions  et  des 
témoignages  des  troubadours  sur  ce  sujet  sont  d'un  grand  intérêt 
dans  la  discussion  actuelle ,  et  je  dois  les  indiquer  nettement.  Je 
suivrai  pour  cela  la  même  méthode  dont  j'ai  fait  usage  pour 
établir  la  part  des  Provençaux  à  la  culture  de  l'épopée  carlovin- 


gienne. 


Je  trouve  vingt  -  cinq  troubadours  qui  ont  fait ,  et  plusieurs 
d'entre  eux  plus  d'une  fois ,  allusion  à  l'histoire  de  Tristan  ;  et 
leurs  allusions  sont ,  pour  la  plupart ,  précises  et  spéciales  ;  elles 
se  rapportent  aux  points  les  plus  célèbres  de  la  fable ,  à  ses  inci- 
dens  les  plus  caractéristiques ,  les  plus  minutieux ,  les  plus  déli- 
cats ,  de  sorte  qu'il  ne  peut  y  avoir  aucun  doute  sur  l'identité 
fondamentale  de  l'ouvrage  auquel  avaient  trait  ces  allusions ,. 
et  de  toutes  les  rédactions  de  Tristan  aujourd'hui  connues.  On 
pourrait,  d'après  tous  ces  passages  de  tant  de  troubadours,  re- 
construire un  roman  qui  différei-ait  assurément  beaucoup  ,  quant 
à  la  rédaction  et  aux  détails ,  des  romans  connus  sur  le  sujet  de 
Tristan  ,  mais  qui  s'accorderait  pour  le  fond  avec  ceux-ci ,  qui 
aurait  le  même  nœud ,  le  même  dénouement ,  les  mêmes  aven- 
tures principales  ,  et  les  mêmes  acteurs. — Il  est  évident,  au  nom- 
bre ,  à  la  précision ,  à  la  variété  de  ces  allusions ,  que  la  compo- 
sition romanesque  à  laquelle  elles  avaient  rapport,  était  te- 
nue pour  la  plus  célèbre  de  son  genre ,  pour  celle  dont  il  était 


,82  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  la  fois  le  plus  agréable  et  le  plus  facile  de  réveiller  le  sou- 
venir. 

Maintenant  cette  composition  si  admirée ,  si  répandue  parmi 
eux ,  les  Provençaux  l'avaient-ils  prise  de  quelqu'une  des  rédac- 
tions citées  tout  à  l'heure  ?  C'est  demander,  en  d'autres  termes , 
à  quelle  date  à  peu  près  se  rapportent  les  plus  anciens  passages 
des  troubadours  qui  y  font  allusion.  Or,  c'est  là  une  question  à 
laquelle  j'ai  déjà  répondu  implicitement  ailleurs,  et  il  ne  s'agit 
guère  ici  que  de  répéter  ma  réponse. 

Des  vingt-cinq  troubadours ,  auteurs  des  allusions  citées ,  il 
y  en  a  dix  au  moins  du  xii"  siècle ,  et  morts  ou  ayant  cessé  de 
faire  des  vers  avant  le  xiir.  Parmi  ces  dix ,  les  cinq  plus  anciens 
sont  :  Raymbaud  d'Orange .  Bernard  de  Ventadour ,  Ogier  de 
Vienne,  Bertrand  de  Born ,  Arnaud  de  Marneilli. 

Raymbaud  d'Orange  mourut  vers  1 178  ,  à  peine  âgé  de  cin- 
quante ans.  Les  pièces  de  poésie  par  lesquelles  il  se  distingua 
comme  troubadour  ,  sont  des  pièces  d'amour  ,  où  il  y  a  plus  de 
mauvais  goût  et  de  bizarrerie  que  de  tendresse  ,  et  qu'il  est  beau- 
coup plus  naturel  d'attribuer  à  sa  jeunesse  qu'à  son  âge  avancé. 
J'en  supposerai  les  dernières  seulement  de  dix  ans  antérieures 
à  l'épocpie  de  sa  mort,  et  les  supposerai  toutes  écrites  de  11 55 
à  ii65.  Or,  c'est  dans  une  de  ces  pièces  cju'il  fait  allusion  au 
roman  de  Tristan  ,  et  une  allusion  qui  se  trouve  être  la  plus  dé- 
taillée ,  la  plus  spéciale ,  la  plus  stricte  de  toutes.  Il  existait 
donc ,  dans  cet  intervalle  de  n55  à  1 165  ,  un  roman  provençal 
de  Tristan  ,  et  il  est  même  très  -  naturel  de  croire  ce  roman  de 
quelques  années  antérieur  à  une  allusioji  qui  le  suppose  déjà 
célèbre  et  populaire.  On  peut  donc,  sans  exagération  et  sans 
invraisemblance ,  l'admetti'e  pour  existant  en  1 1 5o  ,  époque  où 
Raymbaud  d'Orange  avait  plus  de  vingt  ans  ,  et  avait  déjà  fait 
la  plupart  de  ses  vers. 

Les  mêmes  rapprocliemens  et  les  mômes  calculs  sur  l'âge  et 
la  date  des  pièces  des  quatre  autres  plus  anciens  troubadours  qui 
aient  parlé  de  Tristan  ,  confirmeraient  tout  le  résultat  que  je 
viens  d'énoncer  :  ils  prouveraient  de  même  ,  et  plus  positivement 
encore,  que  vers   1  i5o,  il  y  avait  dans  la  littérature  provençale 


ROMANS    PROVENÇAUX.  1 83 

un  roiiiau  célèbre  intitulé    Tristan,  le  même  au  fond  quC  les 
autres  romans  connus  sous  le  même  titre. 

Par  la  même  méthode ,  et  avec  le  même  genre  de  preuves , 
il  serait  facile  de  démontrer  de  mêjne  qu'il  y  eut  en  provençal , 
dans  le  cours  du  xii'=  siècle ,  plusieurs  autres  romans  de  la  Table 
ronde  presque  aussi  célèbres  que  le  Tristan  ,  et  pour  en  nommer 
quelques  -  uns  ,  ceux  de  Gauvain  ,  d'Erec  et  du  roi  Arthur.  Ce 
dernier  surtout  paraît  avoir  été  très  -  fameux ,  puisqu'il  donna 
lieu  à  une  des  expressions  proverbiales  les  plus  fréquentes  dans 
les  troubadours.  D'après  les  romans  composés  sur  ce  roi,  il  n'é- 
tait point  mort  ;  il  avait  seulement  mystérieusement  disparu  de 
la  Grande-Bretagne  pour  y  revenir ,  un  jour  ou  l'autre  ,  régner 
de  nouveau,  et  en  expulser  les  Saxons.  Les  Bretons,  à  ce  que 
l'on  disait ,  s'attendaient  chaqu^e  jour  et  chaque  année  à  le  voir 
reparaître ,  et  déjà  bien  des  jours  et  des  ans  s'étaient  écoulés 
dans  cette  attente  toujours  vive  et  toujours  trompée.  De  là  les 
troubadours  avaient  nommé  espéi'ance  bretonne  toute  espé- 
rance cjui  se  prolongeait  de  même  indéfiniment  sams  se  réaliser 
jamais. 

Maintenant,  c'est  d'une  manière  et  par  des  raisons  un  peu 
différentes,  que  je  vais  tâcher  de  montrer  la  part  qu'ont  eue  les 
Provençaux  à  ceux  des  romans  de  la  Table  ronde  qui  forment  le 
cycle  particulier  du  Graal. 

Je  suis  obligé ,  et  je  crois  bien  faire  de  rappeler  en  pevi  de 
mots  quelques-unes  des  observations  générales  que  j'ai  eu  déjà 
l'occasion  de  faire  sur  ce  cycle  du  Graal  et  sur  les  romans  qui  le 
composent.  J'ai  dit  qu'il  était  en  quelque  sorte  double ,  l'un 
anglo-normand  ou  breton  ;  l'autre,  français  ou  gaulois.  J'ai  dit, 
et  je  pei'siste  à  croire  que  ce  dernier  était  le  plus  ancien  des  deux, 
qu'il  avait  servi  de  base  ,  de  fond  à  l'autre,  qui  n'en  était  qu'une 
énorme  amplification.  J'ai  nommé ,  comme  les  trois  principaux 
et  les  plus  anciens  romans  de  ce  cycle  français  du  Graal ,  le  Per- 
cerai de  Chrétien  de  Tioyes,  le  Percei^al  et  le  Titiircl  tie  Wol- 
fram d'Eschenbach  ,  en  allemand.  Ainsi  donc ,  la  manière  la  plus 
directe  et  la  plus  positive  de  constater  et  d'apprécier  l'influence 
des  Provençaux  sur  les  romans  de  ce  cycle  en  général,  serait  de 


l84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

démontrer  l'origine  provençale  de  ces  trois  derniers  ,  auxquels 
semblent  se  rattacher  tous  les  autres.  Or,  cela,  n'est  pas  impos- 
sible; je  dirai  plus,  cela  n'est  pas  difficile. 

Mais  il  me  faudra  pour  cela  revenir  par  intervalles,  et  en  aussi 
peu  de  mots  que  je  le  pourrai ,  sur  des  choses  que  j'ai  dites  pré- 
cédemment, quand  j'ai  voulu  donner  une  idée  générale  de  la 
i'able  du  Graal.  Ce  sont  les  deux  romans  du  Titurel  et  du  Percerai 
de  Wolfram  qui  renferment  les  particularités  caractéristiques  ,  au 
moyen  desquelles  il  est  possible  d'arriver  par  degrés  à  la  véritable 
origine  de  cette  étrange  fable ,  ou  du  moins  à  sa  première  ré- 
daction connue. 

D'après  ces  romans,  une  race  de  princes  héroïques,  originaire 
de  l'Asie ,  fut  prédestinée  par  le  ciel  même  à  la  garde  du 
saint  Graal.  Perille  fut  le  premier  des  chefs  de  cette  race,  cjui , 
s' étant  converti  au  christianisme  ,  passa  en  Europe  sous  l'empe- 
reur Vespasien.  11  s'établit  au  nord-est  de  l'Espagne,  dans  cette 
partie  de  la  Péninsule  nommée  depuis  la  Catalogne  et  l'Aragon, 
et  tenta  le  premier  de  convertir  les  païens  de  Saragosse  et  de 
Galice ,  auxquels  il  fit  la  guerre  dans  cette  vue.  Son  fils ,  Titu- 
rison,  poursuivit  cette  guerre,  et  y  obtint  de  nouveaux  succès. 
Mais  c'était  au  fils  de  ce  dernier,  c'était  à  Titurel  qu'était  réservée 
la  gloire  de  soumettre  les  païens  d'Espagne,  et  de  conquérir  leurs 
divers  royaumes  ,  et  entre  autres  celui  de  Grenade.  —  Il  eut  pour 
auxiliaires,  dans  ces  difféi-entes  conquêtes,  les  Provençaux ,  les 
peuples  d'Arles  et  les  Karlingues ,  par  lesquels  il  semble  qu'il 
faille  entendre  les  Franks  ou  les  Gallo-Franks ,  sujets  des  princes 
Carlovingiens. 

Jusqu'ici  l'histoire  de  la  race  des  gardiens  du  Graal  a  exclusi- 
vement pour  théâtre  la  Catalogne  et  l'Espagne.  Il  ne  s'agit,  dans 
cette  histoire ,  que  des  guerres  faites  aux  païens  du  pays  avec  le 
secoui's  des  populations  méridionales  de  la  Gaule.  La  première 
idée  qui  se  piésente  à  propos  d'une  pareille  histoire ,  et  dès 
l'instant  où  l'on  veut  supposer  un  motif  et  un  lîut  à  son  auteur, 
c'est  qu'elle  a  été  composée  pour  célébrer  la  piété  et  l'héroïsme 
de  quelqu'une  des  races  de  princes  clnétiens  qui  dominèrent  en 
Espagne,  et  s'y  distinguèrent  par  des  conquêtes  sur  les  musul- 


ROMANS    PROVENÇAUX.  I 85 

inans ,  el  l'idée  des  rois  d'Aragon  et  des  comtes  de  Barcelonne  est 
celle  qui  se  présente  ici  le  plus  convenablement ,  comme  suite  et 
complément  de  cette  première  hypothèse. 

Cette  hypothèse  admise ,  une  autre  s'ensuit  naturellement , 
c'est  qu'une  histoire  fabuleuse  comme  celle-ci  aura  été  plutôt 
inventée  par  quelqu'un  des  poètes  qui  fréquentaient  les  cours 
des  rois  d'Aragon  et  des  comtes  de  Provence  ,  que  par  tout  autre 
poète  étranger.  Or ,  il  n'y  avait ,  aux  époques  et  dans  les  cours 
dont  il  s'agit,  d'autres  poètes  que  les  Provençaux, 

Ce  n'est  encore  là  ,  je  l'avoue ,  qu'une  présomption  assez  va- 
gue ,  mais  qui  prendra ,  je  l'espère ,  peu  à  peu  l'autorité  d'un 
fait ,  à  mesure  que  nous  entrerons  davantage  dans  les  données 
caractéristiques  et  dans  les  motifs  des  singulières  fictions  dont  je 
voudrais  découvrir  l'origine.  "Je  reviens  un  moment  à  Titurel , 
pour  vous  rappeler  sommairement  ce  que  je  vous  en  ai  déjà  dit. 

C'est  lui  qui  est  représenté  comme  le  fondateur  du  service  et 
du  culte  du  Graal ,  et  qui  bâtit  au  saint  vase  le  temple  dans  le- 
quel il  fut  précieusement  gardé.  Ce  temple  réunissait  tout  ce  que 
l'on  peut  imaginer  de  merveilleux  et  de  splendide  ;  il  était  con- 
struit sur  le  plan  du  fameux  temple  de  Salomon  à  Jérusalem. 
Titurel  choisit  pour  son  emplacement  une  montagne  qui  se 
trouve  sur  la  route  de  Galice ,  entourée  d'une  immense  forêt , 
nommée  la  forêt  de  Saweterre.  Quant  à  la  montagne  elle-même . 
l'auteur  du  Titurel  et  du  Percerai  la  désigne  presque  indiffé- 
remment par  deux  noms  significatifs  ,  dont  le  son  est  à  peu  près 
le  même ,  mais  dont  le  sens  est  très-différent  :  il  la  nomme  tantôt 
Montsah'at^  qui  signifie  mont  sauvé,  mont  préservé ,  tantôt  itfo/î/- 
sali'atge ,  c'est-à-dire  mont  sauvage. 

Toutes  ces  désignations  de  localités  ,  si  on  les  prend  dans  leur 
ensemble ,  et  si  l'on  considère  qu'elles  coïncident  avec  l'indica- 
tion de  l'établissement  de  Titurel  en  Catalogne  et  en  Aragon ,  ces 
désignations ,  dis-je ,  se  rapportent  clairement  aux  Pyrénées  ;  et 
si  ces  montagnes  ne  sont  pas  nommées  par  le  romancier  du 
Graal ,  c'est  cpie  les  romanciers  ne  nomment  presque  jamais  un 
lieu  ou  un  pays  par  son  propre  et  vrai  nom. 

Le  temple  du  Graal  une  fois  bâti  dans  les  Pyrénées,  Titurel 


l86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

institue  pour  sa  défense  et  pour  sa  garde  une  milice ,  une  cheva- 
lerie spéciale ,  qui  se  nomme  la  chevalerie  du  Temple ,  et  dont 
les  membres  prennent  le  nom  de  Templiens  ou  de  Templiers. 
Ces  chevaliers  font  vœu  de  chasteté ,  et  sont  tenus  à  une  grande 
pureté  de  sentimens  et  de  conduite.  —  L'objet  de  leur  vie,  c'est 
de  défendre  le  Graal  ,  ou  pour  mieux  dire,  la  foi  chrétienne, 
dont  ce  vase  est  le  symbole  contre  les  infidèles. 

Je  l'ai  déjà  insinué ,  et  je  puis  ici  l'affirmer  expressément ,  il  y 
a  dans  cette  milice  religieuse  du  Graal  une  allusion  manifeste  à 
la  miUce  des  Templiers.  Le  but,  le  caractère  religieux,  le  nom, 
tout  se  rapporte  entre  cette  dernière  chevalerie  et  la  chevalerie 
idéale  du  Graal;  et  l'on  a  quelque  peine  à  comprendre  la  fic- 
tion de  celle-ci ,  si  l'on  fait  abstraction  de  l'existence  réelle  de 

l'autre. 

Or,  si  l'on  admet  dans  les  romans  cités  une  allusion  à  l'insti- 
tution des  Templiers ,  c'est  une  nouvelle  raison  pour  croire  ces 
romans  originairement  composés  dans  le  midi ,  et  en  langue 
provençale. 

Bientôt  après  son  étabhssement  à  Jérusalem  ,  cette  milice  reli- 
gieuse se  répandit  dans  le  midi  de  la  France  et  au  nord-est  de 
l'Espagne ,  où  elle  ne  tarda  pas  à  devenir  riche  et  puissante.  Dès 
l'an  II 36,  Roger  III,  comte  de  Foix,  fonda  dans  ses  états 
une  maison  du  temple  ,  la  première  de  celles  qu'il  y  eut  en  Eu- 
rope. Six  ans  après,  en  ii^^i,  Raimond  Bérenger  IV,  comte  de 
Barcelonne  et  roi  d'Aragon ,  institua  dans  ses  états ,  pour  faire  la 
guerre  aux  Sarrasins  d'Espagne ,  un  autre  corps  de  milice  reli- 
gieuse ,  à  l'instar  et  sous  la  dépendance  des  Templiers.  Il  paraît 
que ,  de  ces  deux  succursales  du  temple  de  Jérusalem ,  la  pre- 
mière au  moins  fut  fondée  dans  les  Pyrénées ,  et  qu'en  peu  d'années 
les  châteaux ,  les  églises ,  les  chapelles  de  Templiers  se  multi- 
plièrent dans  ces  montagnes.  Or,  il  n'y  avait  rien  qui  fut  plus  dans 
l'esprit  de  la  poésie  provençale  que  de  célébrer  une  chevalerie 
guerrière  qui  se  donnait  pour  tâche  l'extermination  des  Sarrasins. 
Les  deux  noms  de  Mont.mlvat  et  de  Montsahmtge ,  donnés  à  la 
montagne  sur  laquelle  est  bâti  le  temple  du  Graal ,  sont  tous  les 
deux  en  pur  provençal.   Divers  autres  noms ,  soit  de  lieu  soit  de 


ROMANS    PROVENÇAUX.  I 87 

personne,  qui  sont  arbitraires  et  forgés,  ont  été  de  même  forgés  en 
provençal ,  tels  que  ceux  de  Floramia ,  à' Albajlora ,  de  Flordwale. 

Mais  ce  qui  est  remarquable  en  fait  de  noms  et  de  langue , 
dans  cette  fable  du  Graal ,  c'est  ce  nom  même  de  Graal  donné  au 
vase  merveilleux  confié  à  la  garde  des  Templiers.  Il  n'est  pas  in- 
différent ,  pour  découvrir  l'origine  de  cette  fal)le  ,  d'examiner  dans 
quel  pays  elle  a  dû  recevoir  ce  titre  qui  est  indubitablement  son 
titre  originel ,  qu'elle  a  gardé  partout  où  elle  a  pénétré.  Or,  ce 
titre,  elle  n'a  pu  le  recevoir  que  dans  des  pays  de  langue  pro- 
vençale ;  car  c'est  indubitablement  à  cette  langue  qu'appartienent 
les  termes  de  graal ,  gréai ,  formes  particulières  de  celui  de  gra~ 
zal,  qui  signifie  vase  en  général,  et  plus  strictement écuelle. 

Il  y  a  une  preuve  certaine  que  les  rédacteurs  de  l'histoire  du 
Graal ,  en  français ,  ont  adopté  et  transcrit  ce  mot  de  grazal  ou 
de  graal,  sans  en  connaître  la  signification  ,  c'est  l'étymologie  et 
l'explication  qu'ils  en  donnent.  Un  de  ces  rédacteurs  dit  expres- 
sément ,  en  parlant  du  vase  miraculeux  ,  qu'il  se  nomme  Graal , 
parce  que  nul  ne  le  voit  sans  que  la  vue  lui  en  agrée ,  parce  qu'il 
est  pour  tous  une  chose  que  tous  agréent.  Une  pareille  étymolo- 
gie  était,  à  ce  qu'il  semble,  impossible  dans  des  pays  dans  la 
langue  desquels  le  mot  grazal  ou  graal  était  l'un  des  plus 
familiers. 

Ces  diverses  raisons  pour  prouver  l'origine  provençale  des  plus 
anciens  romans  du  Graal ,  raisons  tirées  de  la  substance  même  de 
ces  romans  ,  fussent-elles  les  seules  à  alléguer  en  faveur  de  cette 
origine ,  mériteraient  de  n'être  pas  dédaignées.  Il  se  pourrait 
qu'elles  eussent  à  elles  seules  vme  autorité  supérieure  à  tel  ou  tel 
témoignage  historique  particulier,  qui  y  serait  opposé.  Mais  ici, 
non-seulement  il  n'y  a  pas  de  témoignage  positif  contraire  à  ces 
raisons  ;  il  y  en  a  un  pour  et  l'un  des  plus  décisifs  et  des  plus  in- 
téressâtes qu'il  soit  possible  d'imaginer. 

Lorsqu'au  commencement  du  xiii*  siècle.  Wolfram  de  Eschen- 
bach  composa  les  deux  romans  épiques  du  Graal ,  auxquels  j'ai 
jusqu'à  présent  fait  allusion,  c'est-à-dire  le  Titurel  et  le  Perceval , 
il  existait  déjà  ,  bien  que  non  encore  terminé ,  un  Perceval  de 
Chrétien  de  Troyes  ;  et  Wolfram,  qui  le  connaissait,  aurait  pu  le 


l88  '  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prendre  pour  base  ,  ou  s'en  aider  de  quelque  façon  pour  la  com- 
position du  sien.  — Il  ne  le  fit  pas ,  et  il  nous  en  a  dit  lui-même 
la  raison.  C'est  qu'il  connaissait  un  Perceval  antérieur  à  celui  de 
Chrétien,  et  dont  Chrétien  avait  fait  usage, mais  très-librement, 
conservant  certaines  parties ,  en  refaisant  ou  en  modifiant  beau- 
coup d'autres.  —  Wolfram  nous  apprend  que  ce  Perceval  origi- 
nal, ainsi  altéré  par  Chrétien  de  Troyes,  était  l'œuvre  d'un  roman- 
cier provençal ,  qu'il  désigne  par  le  nom  de  Kyot  ou  Guyot ,  nom 
inconnu  parmi  ceux  des  troubadours.  —  Il  réprimande  sévère- 
ment Chrétien  de  tous  les  changemens  qu'il  s'est  permis  de  faire 
à  son  modèle ,  prétendant  qu'il  a  par-là  gâté  toute  l'histoire 
originale ,  et  déclare  hautement  l'intention  où  il  est ,  mettant  cette 
histoire  en  allemand  ou  en  teuton ,  comme  il  dit ,  de  suivre 
exactement  le  rédacteur  provençal ,  de  préférence  au  français. 

Il  n'y  a  plus  lieu,  après  un  témoignage  si  exprès,  si  positif,  de 
la  part  d'un  juge  ou  d'un  témoin  si  compétent ,  de  révoquer  en 
doute  l'origine  provençale  de  la  fable  du  Graal. —  Peut-être  néan- 
moins ce  témoignage  ne  s'applique-t-ll  qu'à  la  portion  de  cette 
fable  contenue  dans  le  Perceval ,  et  non  à  celle  contenue  dans  le 
Titurel.  —  C'est  ce  que  je  n'ai  pu  vérifier,  ne  connaissant  ce  der- 
nier roman  ,  encore  inédit ,  c|ue  par  des  extraits  insuffisans.  Mais 
une  réflexion  bien  simple  sufilt  pour  démontrer  que  le  Titurel  peut 
bien  être  d'un  autre  auteur  que  le  Perceval ,  mais  doit  être  de 
même  provençal.  Cette  réflexion  ,  c'est  que  le  Perceval  n'est  que 
la  suite  ,  le  complément  du  Titurel  ;  c'est  que  les  deux  romans  ne 
forment  ensemble  qu'un  seul  et  même  tableau  d'un  seul  et  même 
sujet ,  que  le  premier  renferme  toutes  les  données  du  second.  Or, 
ce  second  étant  provençal ,  il  faut  de  toute  nécessité  que  le  pre- 
mier le  soit  aussi. 

Il  y  a  plus  :  les  vestiges ,  les  indices  intrinsèques  d'une  origine 
provençale  ,  sont  plus  marqués  et  plus  nombreux  encore  daiis  le 
Titurel  que  dans  le  Perceval ,  et,  s'il  y  avait  lieu  à  disputer  l'un 
des  deux  aux  Provençaux ,  ce  serait  plutôt  celui-ci  que  le  pre- 
mier. 

Mais  ,  si  l'on  met  de  côté  les  subtilités  et  les  subterfuges  ,  et  si 
l'on  a  égard  à  l'excessive  difficulté  qu'il  y  a  de  constater  avec  une 


ROMANS    PROVENÇAUX.  t8y 

certaine  précision  les  faits  de  l'histoire  littéraire  des  xiie  et  xiii'' 
siècles  ,  on  conviendra  qu'il  ne  peut  guère  y  en  avoir  de  mieux 
])rouvé  que  celui  que  j'ai  voulu  prouver  ,  savoir  que  la  plus  an- 
cienne rédaction  connue  de  la  fable  poétique  du  Graal ,  en  tant 
du  moins  que  cette  fable  est  renfermée  dant  les  aventures  de  Ti- 
turel  et  de  Perceval ,  appartient  aux  poètes  provençaux  du  xii^ 
siècle. 

Je  ne  me  figure  pas  que  les  preuves  de  ce  fait  puissent  être  con- 
testées :  je  ne  crois  pas  que  le  témoignage  d'un  minnesingcr  très- 
connu  et  très-distingué  ,  se  donnant  sérieusement  et  à  plusieurs 
repi'ises  pour  le  traducteur  (au  moins  quant  au  fond  des  choses) 
d'un  poète  provençal  qu'il  nonnne ,  ait  besoin  de  confirmation. 
Toutefois ,  je  citerai  encore  un  fait  à  son  appui ,  et  le  citerai  moins 
pour  le  besoin  de  ce  cas  particulier ,  que  pour  mieux  en  faire  ap- 
précier la  valeur  dans  tous  les  cas  analogues. 

Je  reviens  une  fois  encore  aux  allusions  des  troubadours  à  des 
ouvrages  épiques.  Puisqu'il  y  a  beaucoup  de  ces  allusions  qui  se 
rapportent  à  des  romans  aujourd'hui  perdus  du  cycle  carlovin- 
gien  ou  de  la  partie  profane  du  cycle  breton ,  ce  serait  une  sorte 
de  fatalité  qu'il  n'y  en  eût  pas  aussi  quelques-unes  relatives  aux 
romans  religieux  du  Graal.  Mais  celles-là  n'y  manquent  pas  non 
plus.  J'en  ai  trouvé  cinq  ou  six  qui  ont  rapport  au  Perceval,  et 
qui ,  par  une  singularité  peut-être  assez  frappante ,  comprennent 
les  cinq  ou  six  situations  les  plus  notables  du  roman  ,  d'après  la 
rédaction  de  Wolfram  d'Eschenbach.  Ainsi  donc  ,  le  témoignage 
de  Wolfram  déclarant  qu'il  a  composé  son  Perceval  d'après  un 
modèle  provençal ,  serait ,  s'il  avait  besoin  de  l'être  ,  confirmé  par 
les  allusions  citées  ;  et  le  roman  fournit ,  de  son  côté ,  une  nou- 
velle preuve  que  ces  allusions  disent  bien  ,  et  en  toute  réalité  ,  ce 
qu'elles  semblent  dire. 

Je  ne  pousserai  pas  plus  loin  cette  discussion  ;  je  crois  en  avoir 
dit  assez  pour  décider  l'opinion  du  lecteur  et  justifier  la  mienne. 
Il  ne  me  reste  plus  qu'à  présenter  sommairement,  et  sous  forme 
de  résumé  historique,  les  principaux  résultats  de  cette  discussion 
dégagés  de  l'attirail  du  raisonnement,  des  conjectures,  des  hypo- 
thèses ,  des  faits  et  des  preuves  de  détail. 

TOME   vm.  i3 


iqo  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'ancienne  poésie  provciirale  ne  fut  point  une  poésie  roinplète  : 
elle  ne  connut  point  les  formes  dramatiques  ,  ou  n'en  connut  que 
les  traits  les  plus  grossiers ,  qu'elle  n'essaya  pas  même  de  perfec- 
tionner. 

Quant  aux  formes  lyriques ,  c'est  un  fait  généralement  convenu 
qu'elle  les  eut  très-développées  et  très-variées. 

Je  viens  de  prouver ,  je  crois  du  moins  de  bonne  foi  avoir 
prouvé,  qu'elle  ne  fut  guère  moins  riche  en  compositions  du  genre 
épique. 

De  ces  compositions  épiques,  les  plus  anciennes  remontent  aux 
connnenceniens  du  ix*"  siècle  ,  et  furent,  suivant  toute  apparence  , 
en  latin  barbare.  Dès  le  x'  siècle  ,  il  y  en  eut  en  roman  méridio- 
nal ou  provençal.  Elles  roulèrent  principalement  sur  les  guerres 
des  Aquitains  avec  les  Sarrasins  ,  et  ne  furent  généralement  que 
des  espèces  de  chants  populaires ,  simples ,  grossiers  et  peu  dé- 
veloppés. 

De  la  fin  du  xi^  siècle  au  milieu  du  xii'' ,  il  se  fit,  dans  la  poé- 
sie provençale ,  une  révolution  de  tout  point  correspondante  à  celle 
qui  s'opéra  ,  durant  le  même  intervalle ,  dans  les  hautes  classes 
de  la  société,  par  suite  des  institutions  de  la  chevalerie.  Cette 
poésie  devint  l'expression  raffinée  ,  délicate,  exaltée,  mélodieuse 
de  l'amour  chevaleresque  ;  ce  fut  une  poésie  toute  nouvelle ,  une 
poésie  de  cours  et  de  châteaux  ,  qui  n'eut  plus  rien  de  conunun 
avec  la  poésie  de  l'époque  antérieure.  Celle-ci  resta  ce  cpi'elle 
avait  toujours  été ,  celle  des  places  publiques ,  celle  du  peuple, 
expression  franche,  libre  et  grossière  des  sentimens  naturels  d'une 
époque  de  semi-barbarie ,  tempérée  pai^  des  réminiscences  de 
l'antique  civilisation  gréco-iomaine. 

Toutefois ,  la  poésie  nouvelle  réagit  sur  l'ancienne ,  et  plusieurs 
des  genres  de  celle-ci  participèrent  plus  ou  moins  aux  raffinc- 
mens  de  la  première.  Les  chants  historiques,  les  fictions  héroï- 
ques ,  les  histoires  romanescjues  sur  les  guerres  des  Sarrasins  , 
qui  faisaient  un  de  ces  genres,  et  l'un  des  principaux,  furent  un 
peu  plus  développés ,  un  peu  plus  ornés  :  on  y  mit  un  peu  plus 
d'amour  et  de  merveilleux.  Mais  ces  modifications  n'allèrent 
point  jusqu'à  changer  le  caractère  primitif  de  ces  vieilles  compo- 


ROMANS    PROVENÇAUX.  igt 

sitions.  Il  y  avait,  dans  la  rudesse  et  la  simplicité  de  leur  ton, 
quelque  chose  d'éminemnient  populaire  ;  il  y  avait  dans  leur  su- 
jet un  intérêt  traditionnel,  que  les  romanciers  qui  voulaient 
plaire  aux  masses ,  étaient  obligés  de  respecter  et  de  ménager. 
Ces  compositions  continuèrent  donc  à  faire  autant  ou  plus  que  ja- 
mais les  délices  des  classes  inférieures  de  la  société. 

Mais  elles  ne  pouvaient  plus  avoir  le  même  charme  pour  les 
classes  supérieures ,  pour  celles  qui  avaient  piis  au  sérieux  les 
idées  nouvelles  et  les  réformes  de  répoc[ue  actuelle.  Les  Olivier 
et  les  Roland  étaient  des  personnages  trop  rudes  et  trop  simples  , 
pour  être  désormais  l'idéal  poéticjue  de  la  chevalerie  ,  devenue  le 
culte  des  dames  et  la  passion  des  aventures.  C'étaient  des  person- 
nages usés  pour  ceux  auxquels  il  fallait  du  nouveau,  pour  les  me- 
neurs de  la  société. 

Dans  cet  état  de  choses ,  les  plus  élégans  d'entre  les  trouba- 
dours ,  ceux  qui  avaient  le  plus  à  cœur  le  trioniphe  de  la  cheva- 
lerie ,  durent  chercher  et  cherchèrent  en  effet  des  héros  aux- 
quels ils  pussent  prêter  sans  scrupule  ,  et  sans  blesser  les  vieilles 
admirations  poétiques  ,  le  langage  et  les  sentimens  ,  les  impulsions 
et  les  actions  chevaleresques  :  ces  héros ,  ils  les  trouvèrent  à  la 
cour  d'Arthur,  le  dernier  roi  des  Bretons  insulaires. 

Cette  découverte  suppose,  dans  les  romanciers  provençaux ,  une 
certaine  connaissance  de  l'histoire  des  Bretons ,  et  une  connais- 
sance datant  de  la  première  moitié  du  xiie  siècle  ,  ce  qni  porte 
à  croire  qu'ils  la  puisèrent  dans  de  simples  traditions  orales ,  ou 
dans  des  monumens  aujourd'hui  perdus ,  plutôt  que  dans  la  chro- 
nique latine  de  Geoffroy  de  Montmouth  ,  ou  dans  les  traductions 
galloises  de  cette  chronique. 

Mais  de  quelque  manière  et  dans  quelques  documens  qu'ils 
l'eussent  acquise ,  celte  connaissance  des  traditions  bretonnes  se 
réduisait ,  pour  les  romanciers  provençaux ,  à  celle  de  quelques 
noms  propres  dépouillés  de  toute  vie ,  de  toute  réalité  histori- 
que. —  Les  idées  ,  les  sentimens  ,  les  actes  qu'ils  ont  prêtés  aux 
personnages  désignés  par  ces  noms ,  tout  ce  qu'il  y  a  de  caracté- 
ristique dans  les  compositions  romanesques  où  ils  ont  mis  ces 
personnages  en  action ,  tout  cela ,  dis-je ,  est  méridional  et  pro- 


JÛ2  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vençal  ;  tout  cela  est  une  peinture  de  la  chevalerie  à  sou  plu9 
haut  point  d'exaltation  et  de  développement. 

L'épopée  chevaleresque  provençale  se  divisa  donc ,  dès  le  mi- 
lieu du  xii^  siècle ,  en  deux  branches  parfaitement  distinctes  l'une 
de  l'autre  par  la  forme ,  par  le  caractère  poétique  ,  par  la  destina- 
tion ,  aussi  bien  que  par  le  sujet.  L'une  fut  l'épopée  carlovin- 
gienne  ,  nationale  ,  populaire  ,  austère  et  rude  ,  développement 
spontané  d'anciens  chants  historiques  sur  les  guerres  du  pays 
contre  les  Maures.  L'autre  fut  l'épopée  de  la  Table  ronde  ,  toute 
d'un  jet,  toute  d'invention,  sentimentale,  raffinée,  principale- 
ment faite  pour  les  hautes  classes  de  la  société.  —  Ces  deux  bran- 
ches d'épopée  formaient  le  complément  naturel  et  nécessaire  de 
la  poésie  lyrique  des  troubadours.  Elles  étaient,  conjointement 
avec  celle-ci,  l'expression  poétique  de  la  civilisation  provençale. 

Lorsqu'à  dater  de  la  seconde  moitié  du  xii*  siècle ,  de  1 1 60  à 
1 200  ,  la  poésie  provençale  pénétra  dans  les  diverses  contrées  de 
l'Europe  ,  pour  donner  ,  dans  chacune ,  le  ton  à  la  poésie  locale  , 
elle  y  pénétra  toute  entière,  avec  ses  développemens  épiques 
comme  avec  ses  développemens  lyricjues  :  il  n'y  a  pas  moyen  de 
concevoir  une  division  ,  une  exclusion  à  cet  égard.  Il  y  a  plus  :  les 
gemes  épiques  provençaux  durent  être  et  furent,  à  tout  prendre, 
ceux  qui  eurent  le  plus  d'influence  et  de  popularité  à  l'étranger. 
Partout  où  ils  se  trouvèrent  en  contact  avec  une  épopée ,  ou  avec 
des  traditions  épiques  indigènes ,  ils  les  modifièrent.  —  Partout 
où  ils  ne  trouvèrent  point  d'épopée  nationale  préexistante  ,  ils  en 
tinrent  lieu. 

Or  ,  de  tous  les  pays  où  fut  accueillie  la  poésie  provençale  ,  la 
France  était  indubitablement  celui  où  elle  avait  le  plus  de  cliances 
d'un  succès  complet.  Le  voisinage  ,  les  relations  politiques ,  l'affi- 
nité des  idiomes,  les  souvenirs  et  les  effets  persistans  de  l'ancienne 
unité  gauloise ,  tout  cela  facilitait  en  France  l'adoption ,  et  l'a- 
doption aussi  entière  que  possible,  du  système  poétique  du  midi. 
De  toutes  les  raisons  qui  y  firent  recevoir  dans  son  intégrité  la 
poésie  lyrique  des  troubadours ,  il  n'y  en  avait  pas  une  qui  ne 
dût  faire  adopter  aussi  leur  épopée.  Tout  ce  qui  se  passa  relati- 
vement à  la  première,  dut  se  passer  et  se  passa  Indubitablement 


ROMANS    PROVENÇAUX.  1  g3 

par  rapport  à  la  seconde.  Par  cela  inèine  qu'il  y  eut  des  trouvères 
pour  imiter  les  chants  amoureux  des  troubadours ,  il  dut  y  en 
avoir  aussi  pour  traduire  et  modifier  leurs  fictions  romanesques, 
pour  en  inventer  d'autres  sur  les  mêmes  types.  — -  Prétendre  que 
les  choses  se  passèrent  autrement ,  serait  vouloir  nier  la  moitié 
d'un  fait  de  sa  nature  indivisible. 

Telle  est,  messieurs,  l'idée  générale  que  j'ai  pu  me  faire  de 
l'histoire  de  l'épopée  provençale.  S'il  reste,  dans  cet  aperçu, 
quelques  points  obscurs,  j'aurai  naturellement  plus  d'une  'occa- 
sion d'y  revenir,  et  j'y  reviendrai  dans  les  cas  qui  me  paraîtront 
dignes  de  votre  curiosité  et  de  votre  attention.  Pour  le  moment, 
il  ne  me  reste  plus  que  peu  de  mots  à  ajouter  à  cette  discussion 
plus  longue  et  plus  aride  que  je  n'aurais  voulu. 

A  propos  des  anciens  romans  épiques  en  provençal,  aujour- 
d'hui perdus,  j'ai  avancé  qu'il  en  existe  encore  quelques-uns.  Je 
crois  devoir  en  donner  la  liste  :  ce  sera ,  s'il  en  est  besoin  ,  une 
nouvelle  preuve  qu'il  en  a  existé.  Si  peu  nombreux  qu'ils  soient, 
ils  sont  susceptibles  d'être  divisés  en  trois  classes  : 

La  première,  de  ceux  qui  subsistent  dans  leur  texte  pro- 
vençal ; 

La  deuxième  ,  de  ceux  qui  n'existent  plus  que  dans  des  tra- 
ductions ou  des  imitations  en  un  idiome  étranger,  et  dont  l'origine 
provençale  est  attestée  par  des  témoignages  historiques  ; 

La  troisième,  de  ceux  qui  n'existent  de  même  que  dans  des  imi- 
tations étrangères  ,  et  dont  l'origine  provençale  est  attestée  ,  non 
par  des  témoignages  historiques ,  mais  par  des  preuves  et  des 
raisons  intrinsèques. 

Cette  dernière  classe  deviendrait  aisément  la  plus  nombreuse 
des  trois  ;  mais ,  comme  elle  exigerait  des  recherches  longues  , 
compliquées  et  subtiles  ,  je  n'y  comprendrai  que  deux  ou  trois 
des  plus  anciennes  branches  de  Guillaume-au-court-Nez  ,  le  peti  t 
joman  d'Aucassin  et  Nicole tte ,  et  le  Tristan ,  compositions  in- 
contestablement traduites  ou  imitées  d'originaux  provençaux. 

Quant  à  la  seconde  classe,  je  n'y  puis  comprendre  que  trois 
romans  : 

Le  Titurel  et  le  Perceval  de  Wolfram  d'Eschenbach  ; 


iq/|.  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Un  Lancelot  du  Lac,  d'Arnaut  Daniel,  traduit  vers  1 184,  en 
allemand,  par  un  poète  nommé  Ulrich  de  Zachichoven. 

La  première  classe ,  la  plus  importante  ,  comprend  les  romans 
de  Ferabras ,  de  Gérard  de  Roussillon ,  de  Philomena ,  et  une 
vie  très-curieuse  de  saint  Honoré  de  Lérins,  que  l'auteur  a  ratta- 
chée à  diverses  fables  du  cycle  carlovingien  provençal. 

Quant  aux  lomans  de  la  Table  ronde ,  les  deux  seuls  qui  exis- 
tent textuellement  en  provençal ,  sont  Blandin  de  Cornouailles , 
Geoffroy  et  Brunissende  ,  auxquels  on  peut  joindie  une  histoire 
romanesque  de  la  destruction  de  Jérusalem  par  Vespasien ,  his- 
toii'e  qui  se  rattache  à  celle  du  Graal. 

Parmi  tous  ces  ouvrages  ,  il  y  en  a  quelques-uns  qui  méritent 
à  peine  que  j'en  parle,  ou  dont  il  suffira  que  je  dise  quelques 
mots.  Quant  aux  plus  intéressans  et  aux  plus  curieux,  j'en  don- 
nerai des  analyses  et  des  extraits  détaillés  dans  les  prochaines 
leçons.  ' 

Fauriel. 


LE  CLOU  DE  ZAllED, 


HISTOIRE    OlllENTALE. 


Entre  l'Arabie  et  la  Perse ,  c'est-à-dire  entre  un  désert  de  sa- 
bles et  un  désert  de  montagnes  ,  se  déroule  une  immense  contrée 
illustrée  par  toutes  les  civilisations  du  monde  ancien  et  du  monde 
moderne.  Cette  contrée  appuie  au  nord  sa  tète  montagneuse  sur 
l'Arménie  ,  puis  elle  s'aplanit  doucement  et  se  coucbe  dans  les  ro- 
seaux ,  entre  deux  fleuves  impétueux  qui ,  après  une  course  de 
deux  cents  lieues ,  vont  déboucher  à  ses  pieds  dans  les  eaux  du 
golfe  Persique.  Cette  contrée,  les  Arabes  l'appellent  Al-Djézira, 
c'est-à-dire  l'Ile;  les  Grecs  lui  ont  donné  le  nom  de  Mésopotamie  ; 
rÉcriture-Saintel'a  nommée  la  Syrie  des  rivières.  Ces  rivières  sont 
l'Eupbratc  et  le  Tigre.   Elles  virent  autrefois  fleurir  sur   leurs 
bords  Babylonc ,  Séleucie ,  Ctésipbon ,   et  plus   tard  la  riche   et 
populeuse  Baghdad ,  qui  fut  le  siège  de  la  puissance  des  kalifes 
Abassides. 

Jamais  Damas,  où  régnèrent  les  Ommiades ,  jamais  le  Kaire, 
cette  somptueuse  capitale  des  soudans  d'Egypte ,  jamais  Bioussa, 
le  berceau  de  l'empire  othoman  ,  jamais  Stamboul  elle-même, 
malgré  sa  gloire  et  ses  splendeurs,  n'atteignirent  à  ce  degré  de 
puissance  et  de  richesse  où  Baghdad  s'éleva  sous  le  règne  des 
Abassides.  Baghdad  était  le  comptoir  de  l'Inde,  de  l'Europe  et  de 
l'Afrique.  L'Euphrate  et  le  Tigre  suffisaient  à  peine  au  transport 
des  trésors  que  le  monde  entier  venait  chercher  à  Baghdad. 
Les  Talares  Mongols ,  les  Turcomans ,  et  le  trop  célèbre  Timour- 


|q6  REVUt    DliS    DEUX    MONDES. 

Lenk  ,  le  dévastateur  de  l'Asie,  fuient  poui  ropulente  Bajjhdad  ce 
qu'avaient  été  pour  Rome  les  barbares  du  Nord  et  Attila. 

Plus  de  trésors,  plus  de  commerce,  plus  d'arts,  plus  de  luxe 
maintenant  à  Baghdad ,  qui  semble  une  fée  décrépite  dormant 
au  milieu  des  ruines  de  ses  palais,  sous  la  puissance  d'un  enchan- 
tement. C'est  à  peine,  aujourd'hui,  si  quelques  pierres,  qu'on 
décore  du  nom  de  tombeau ,  vous  rappellent  le  souvenir  du  kalife 
Haroun.  On  a  bâti  plusieurs  centaines  de  villes  avec  les  ruines  de 
ces  villes  fameuses  dont  le  cœvu-  seul  subsiste  à  présent,  et  qui 
ont  semé  de  leurs  membres  mutilés  un  désert  silencieux ,  peuplé 
de  bitume  et  de  roseaux.  La  seule  végétation  distingue  ce  désert 
de  ceux  de  l'Arabie.  Des  dattiers  aux  lètos  chevelues,  quelques 
napcas ,  des  salsolas  au  feuillage  sombre  ,  des  pallasias  qui  conser- 
vent toute  leur  fraîcheur  ,  malgré  les  brûlures  du  soleil ,  varient 
quelque  peu  la  vue  monotone  de  ces  larges  nappes  de  terre 
blanche  et  grise ,  partout  imprégnée  de  sel ,  où  le  bitume  coule  à 
fleur  de  terre. 

Il  faut  voir  la  nuit ,  avec  ses  clartés  blafardes  et  ses  terreurs  ,  se 
lever  sur  ces  campagnes  maudites.  Il  faut  entendre  les  rauques 
mugissemens  do  l'Euphrate  et  du  Tigre,  les  seuls  habitans  de 
cette  contrée  farouche.  L'Euphrate  et  le  Tigre  sont  deux  enfans 
des  montagnes  qui  semblent  se  disputer  le  pays  qu'ils  parcourent. 
L'Euphrate  roule  des  sommets  de  l'Ahi-Dagh  ,  près  de  Bayésid  , 
dans  l'Asie-Mineure.  Il  boit  en  passant  la  petite  rivière  de  Mou- 
rad-Siaï  etleLycus,  et  se  précipite  en  cataracte  écuuianteà  quel- 
ques lieues  de  Samosat.  Puis ,  le  voilà  qui  se  calme  ,  le  voilà  qui 
coule  à  pleins  bords  dans  les  plaines  immenses  de  Sennar,  comme 
le  sultan  de  ce  plateau  désert,  où  sa  voix  seule  commande  et  re- 
tentit. Mais  bientôt  il  serpente ,  il  frémit ,  il  tourbillonne  ;  c'est 
qu'il  vient  d'apercevoir  son  rival,  le  fleuve  Tigre,  le  seul  de  tous 
les  fleuves  de  ces  montagnes  qui  n'ait  pas  été  perdre  ses  flots  dans 
le  lit  de  l'Euphrate.  Echappé  des  rochers  du  Diarbékir,  le  Tigre, 
ce  feudataire  rebelle  ,  bondit  sur  le  revers  de  cette  chaîne  de  ro- 
chers, renversant  tout  sur  son  passage.  Il  traverse  comme  une 
flèche  la  ville  de  Djesiré  ;  il  baigne  en  passant  l'opulente  Mossoul 
et  les  ruines  de  l'antique  Ninive.  Il  reçoit  le  tribut  de  toutes  les 
rivières  du  Courdistan.    Il   traverse  majestueusement  Baghdad , 


I.K    CLOi:     1)K    ZAllKI).  H)'J 

puis  il  serpente  à  son  tour,  et  semble  s'arrêter  un  instant  pour  re- 
prendre baleine  ,  quand  les  niugissemens  de  l'Eupbrate  viennent 
lui  révéler  l'approcbe  de  son  ennemi.  Alors  les  deux  fleuves  s'ob- 
servent et  se  guettent.  Ils  s'éloignent ,  connue  effrayés  l'un  de 
l'autre.  L'Eu])lnate  fuit  dans  la  direction  du  sud  ,  jusqu'à  la  yille 
de  Samaouai,  où,  comme  indigné  de  lui-même,  il  tourne  brus- 
quement à  l'est ,  et  se  précipite  bravement  sur  son  rival,  à  la  bau- 
teur  de  Korna.  C'est  alors  un  combat  acliarné,  des  cris  de  rage. 
Mais  le  Tigre,  plus  rapide  et  plus  fort,  entraîne  bientôt  son  vieux 
suzerain  dans  le  lit  qu'il  a  creusé  pour  lui-même  ;  il  le  force  à 
prossir  ses  Ilots  majestueux  et  à  lui  faire  cortège  jusqu'au  golfe 
Persique  ,  où  tous  deux  s'abîment  enfin  ,  après  avoir  roulé  quel- 
que temps  dans  le  mènic  lit. 

Voyageur,  prenez  garde  ;  car  dans  l'ombre  de  la  nuit  tout  est  un 
piège  ou  une  trabison  dans  les  plaines  du  Djézira.  L'iierbe  est  sil- 
lonnée de  reptiles  venimeux  ;  les  lions  rugissent  dans  les  roseaux  ; 
l'air  est  obscurci  par  des  nuées  de  sauterelles  ;  le  semoun  souffle  du 
sud  ;  et  cette  blancbeur  mouvante  que  vous  apercevez  au  loin , 
c'est  le  bournous  d'un  Bédouin  ,  autre  bête  féroce  qui  rôde  pour 
cbercber  sa  pâture.  Votre  cbeval  lui-même  ne  pose  qu'avec  dé- 
fiance ses  pieds  sur  le  sable  ,  ses  oreilles  se  coucbent  sur  sa  tête  , 
il  flaire  le  sol  avec  terreur,  et  vous  sentez  sa  peau  trembler  sous 
la  selle  qui  vous  porte.  Prenez  garde ,  les  lions  de  l'Euplirate  sont 
traîtres  et  affamés ,  mais  le  Bédouin  est  plus  redoutable  encore. 

Au  milieu  d'une  belle  nuit  de  la  lune  de  Zilcade  ,  un  bomme 
s'avançait  seul  sur  la  côte  occidentale  du  Tigre ,  à  quelques  nulles 
de  Baglidad.  Il  clieminait  sans  crainte  ,  et  laissait  son  cbeval  arabe 
longer  d'un  pas  tranquille  les  sinuosités  du  fleuve.  Les  cris  des 
lions ,  leurs  yeux  étincelans  dans  la  nuit ,  les  bonds  bruyans  du 
Tigre,  ne  paraissaient  nullement  préoccuper  sa  pensée.  Les  rayons 
de  la  lune  tombaient  à  plomb  sur  son  bournous  ,  dont  les  pliô 
blancs  et  cotonneux  l'enveloppaient  de  la  tête  aux  pieds.  Il  pour- 
suivit long-temps  sa  route ,  immobile  ,  absorbé  dans  sa  rêverie 
profonde;  son  cbeval  hennissait  cependant ,  comme  s'il  eût  senti 
l'approcbe  de  quelque  danger.  Il  quitta  bientôt  la  direction  du 
fleuve  et  se  mit  à  galopper  à  travers  la  plaine  ,  sans  que  son  maître 
fit  mine  de  diriger  sa  marche  et   son  allure.   Il  restait  enfermé 


)q8  revue  des  deux  mondes. 

dans  son  manteau ,  silencieux  ,  les  yeux  fixes  ,  et  ne  donnant  pas 
plus  signe  de  vie  et  de  mouvement  qu'un  cadavre  qu'on  eût  lié 
sur  une  selle.  Après  une  heure  de  marche  environ,  le  cheval  s'ar- 
rêta de  lui-même  auprès  d'un  puits  de  pierre ,  et  se  mit  à  hennir 
de  nouveau.  Le  cavalier  qui  le  montait  tourna  la  tête  de  côté  et 
d'autre,  comme  s'il  se  fût  réveillé  d'un  lourd  sommeil,  et  rejetant 
sur  son  épaule  les  vastes  plis  de  son  bournous  ,  il  mit  pied  à  terre 
et  s'assit  à  la  manière  des  Orientaux,  laissant  son  cheval  paître  au- 
près de  lui  quelques  brins  d'herbages  et  de  roseaux.  Puis  il  chargea 
de  tabac  une  pipe  de  bois  de  cerisier  qui  pendait  à  l'arçon  de  sa  selle, 
enfermée  dans  un  étui  de  drap  ;  et  s'adossant  contre  le  puits  ,  il 
commença  tranquillement  à  fumer. 

Au  bout  de  quelques  iustans,  le  galop  d'un  cheval  se  fit  en- 
tendre ,  et  un  second  cavalier  mit  pied  à  terre  à  quelques  pas  du 
puits.  L'Arabe ,  sans  quitter  sa  pipe ,  passa  sa  main  droite  sous 
son  bournous ,  et  fit  retentir  un  léger  craquement  d'acier  qui 
ressemblait  au  son  que  produit  en  s'armant  le  chien  d'un  pistolet. 
Le  nouveau  venu  lui  donna  le  selam  la  main  étendue  sur  sa  poi- 
trine ,  salut  de  politesse  musulmane  que  le  fumeur  lui  rendit  en 
l'imitant.  Puis  les  deux  chevaux  broutèrent  de  compagnie ,  la 
bride  sur  le  cou ,  et  le  second  cavalier  s'assit  à  côté  du  premier. 

—  Tu  vois  ,  Zahed ,  lui  dit-il  après  avoir  aussi  allumé  sa  pipe, 
tu  vois  si  j'ai  tenu  parole.   Me  voici. 

—  Jusqu'ici,  interrompit  l'Arabe,  tu  as  rempli  ta  promesse. 
Voyons  si  tu  la  tiendras  jusqu'au  bout. 

—  Qui  pourrait  te  faire  douter  de  moi?  Il  y  a  trois  jours , 
je  te  rencontrai  à  ce  puits  pour  la  pi'emière  fois.  Je  t'entendis  te 
plaindre  de  ta  pauvreté  et  faire  des  vœux  pour  devenir  riche. 

—  Oui ,  dit  Zahed  ,  ma  pauvreté  est  extrême.  Je  m'ennuie  de 
voir  des  gens  opulens  comme  toi  traverser  Baghdad  avec  des 
robes  de  soie  brodées  d'or ,  bâtir  des  sérails  semés  de  jardins 
pleins  de  verdure  et  d'eau  fraîche ,  acheter  au  bazar  de  belles 
esclaves  blanches  et  vierges,  moi  qui  ne  trouve  pas  une  com- 
pagne parce  que  je  suis  pauvre  et  nu,  moi  qui  possède  pour  tout 
sérail,  pour  toute  fraîcheur,  pour  toute  verdure,  les  sables  de 
mon  Arabie,  et  qui  n'ai  pour  vêlement  qu'une  chemise  de  laine 
et  un  mauvais  bournous  dont  le  temps  me  dépouillera  bientôt. 


I,K    CLOU    DE    /.AHED.  1 QQ 

—  Tu  voudrais  donc  devenir  riche? 

—  Tu  le  sais  ,  pour  cela  je  donnerais  mon  ame. 

—  Et  pour  acquérir  ces  richesses,  tu  promets  de  m'obéir ,  tu 
jures  d'exécuter  tout  ce  que  je  vais  te  commandei;? 

—  Tout,  fût-ce  de  mettre  le  feu  à  Baghdad ,  ou  de  traverser 
à  pied  le  Sahara  ,  de  Baghdad  à  la  Mecque. 

—  Eh  bien  donc!  brave  Zahed,  réjouis-toi,  car  je  te  donnerai 
de  l'or  pour  avoir  aussi  des  coursiers ,  des  esclaves ,  des  sérails  I . . 
Ecoute  !  N'entends-tu  pas  le  bruit  de  plusieurs  chevaux  qui  hen- 
nissent du  côté,  de  l'Euphrate  ? 

—  Non  ,  c'est  un  lion  qui  passe  dans  les  roseaux . 
L'étranger  reprit: 

—  Tu  pourras  alors  abandonner  ta  vie  errante ,  tu  pourras 
venir  à  Baghdad  déployer  ce  luxe  que  tu  hais  dans  les  autres 
hommes ,  tu  pourras  à  ton  tour  exciter  l'envie  et  disputer  aux 
pachas  de  Moussoul  et  de  Bassorah  la  possession  des  belles 
Mingréliennes  que  les  marchands  de  Stamboul  conduisent  chaque 
année  dans  les  bazars  de  l'Irack-Arabi. 

—  Tais-toi ,  interrompit  Zahed ,  ne  fais  pas  briller  à  mes  yeux 
les  perles  du  paradis ,  si  tes  paroles  doivent  s'envoler  au  vent , 
aussi  légères  et  aussi  vaines  que  cette  poignée  de  sable  ,  car  alors , 
vois-tu,  je  serais  capable  det'ôter  la  vie.  Tu  as  excité  en  moi  une 
fièvre  qui  me  brûle  jusqu'à  la  moelle  des  os;  il  me  faut  de  l'or  ou 
du  sang  pour  l'éteindre. 

L'étranger  sourit  en  jouant  avec  la  poignée  d'un  sabre  magni- 
fique qui  pendait  à  sa  ceinture. 

—  Tu  auras  l'un  et  l'autre ,  brave  Zahed  ,  pour  calmer  ta  fiè- 
vre ;  mais  ce  n'est  pas  sur  ton  bienfaiteur  que  tu  dois  prononcer 
cet  anathème.  Un  autre...  Ecoute,  cette  fois  je  ne  me  trompe 
pas ,  ce  sont  bien  des  voix  d'hommes  que  j'entends.  Remonte  sur 
ton  cheval ,  prépare  tes  armes  ;  tu  es  brave  et  habile  à  manier  les 
armes.  Prends  ce  fusil  :  il  faut  que  cette  foule  de  misérables  es- 
claves tombe  sous  nos  coups  et  se  disperse.  Seulement  fais  en 
sorte  que  cet  homme  à  barbe  blanche ,  que  tu  peux  apercevoir 
d'ici ,  reste  vivant  entre  nos  mains  ;  alors  je  tiendrai  ma  promesse. 
C'est  à  toi  maintenant  de  te  montrer  fidèle  à  la  tienne. 

—  Je  ne  reculerai  pas  devant  le  sang,  dit  Zahed  en  sautant 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(l'un  Ijoud  sur  sa  selle ,  mais  songe  que  ce  sang  va  devenir  un  ci- 
ment qui  liera  ma  fortune  nouvelle  à  la  tienne. 

Le  vieillard  qui  s'avançait  paraissait ,  à  la  dignité  de  son  main- 
tien, à  la  richesse  de  ses  vètemens  ,  un  personnage  d'importance. 
Une  douzaine  d'esclaves  arme's  le  suivaient.  Ils  s'arrêtèrent  lors- 
qu'ils se  rencontrèrent  face  à  face  avec  Zalied  et  son  compagnon. 

—  Allah!  bas  les  armes,  esclaves!  cria  le  compagnon  de  l'Arabe 
en  faisant  voler  d'un  coup  de  sabre  la  tète  d'un  des  serviteurs  du 
vieillard. 

—  Bas  les  armes!  répéta  Zahed,  et  d'un  coup  de  pommeau  de 
son  pistolet  il  jeta  sur  le  sable  un  autre  des  serviteurs  du  vieillard. 
Le  vieillard  tira  son  sabre  et  se  précipita  sur  Zahed,  qui,  évitant 
le  choc  ,  le  jeta  lui-même  en  bas  de  son  cheval.  Dès  que  les  servi- 
teurs du  vieillard  virent  leur  maître  entre  les  mains  de  leur  en- 
nemi ,  ils  prirent  lâchement  la  fuite  après  une  inutile  décharge  de 
leurs  armes.  L'étranger,  accourant  aussitôt  près  du  prisonnier, 
détacha  son  turban  de  mousseline,  et  lui  lia  les  mains  derrière 
le  dos.  ' 

— '  Vieillard!  tu  me  reconnais,  n'est-ce  pas?  Tu  reconnais 
Hamdoun  ,  l'amant  de  la  fille.  Maintenant,  degré  ou  de  force,  il 
me  la  faut  donner  ! 

—  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite,  murmura  le  vieillard.  Tu 
as  ma  vie  entre  tes  mains;  prends  ma  vie,  mais  que  le  prophète 
veille  sur  ma  chère  Ildiz  ! 

—  Tu  me  la  refuses  encore? 

—  Je  te  la  refuserais  quand  l'ange  Azraèl  n'exigerait  que  ce 
consentement  pour  m'assurer  le  rachat  de  mon  ame. 

—  Eh  bien  !  prépare-toi  donc  à  la  mort. 

—  A  mon  âge  on  est  toujours  prêt. 

—  Ali-Ahmed,  sais-tu  bien  que  tes  riches  comptoirs  de  Damas, 
de  Mossoul  et  de  Baghdad  seront  perdus  pour  toi  si  tu  t'obs- 
tines à  me  refuser  ta  fille.  Toutes  tes  richesses  ne  te  serviront  de 
rien;  je  te  tuerai.  Ton  corps  restera  sans  sépulture,  et  fei'a  le 
souper  de  quelque  famille  de  vautours  aux  cous  chauves.  Ta  fa- 
mille ,  tes  amis  ,  ne  sauront  où  t'aller  pleurer  ;  et  la  fille ,  ta  chère 
Ildiz ,  ne  pourra  pas  de  ses  mains  blanches  arroser,  chaque  matin. 


LE    CLOU    DE    /.AHCD.  20 1 

de  beaux  rosiers  fleuris  autoui-  de  ton  nionumeut  funèbre.  Ali- 
Ahmed  9  voudras-tu  mourir  comme  un  chien  ? 

—  Dieu  sait  distinguer  partout  les  fidèles ,  répliqua  le  vieillard 
en  levant  ses  yeux  au  ciel. 

—  Vieillard  inflexible  î  reprit  l'étranger  avec  une  visible  émo- 
tion, tu  es  toi-même  ton  bourreau;  que  ton  sang  ne  retombe  que 
sur  toi!  Encore  une  fois,  veux-tu  me  donner  ta  fille? 

—  Non ,  car  tu  es  un  infâme. 

Un  éclair  de  fureur  brilla  dans  les  yeux  du  jeune  honune. 

—  Eh  bien  !  je  ferai  plus  que  de  te  tuer.  Tu  pousses  mon  amour 
à  bout;  tu  veux  faire  de  moi  un  tigre  implacable  :  sois  satisfait , 
Ali-Ahmed.  Ildiz,  ta  fille,  est  belle  et  brillante  comme  l'éloile 
du  ciel  dont  elle  porte  le  nom.  Je  couvrirai  cette  étoile  pure  d'un 
nuage  sombre  et  rouge  comme  du  sang.  Je  me  vengerai  de  toi  sur 
ta  fille.  Je  violerai  ta  fille,  Ali-Ahmed;  j'en  fais  le  serment  so- 
lennel, et  tu  sais  si  je  tiens  mes  sermens.  Je  la  violerai,  cette 
vierge  pudique  ,  l'orgueil  de  tes  vieux  jours,  et  puis  après,  mon 
poignard  en  fera  justice. 

—  Oh  !  rétracte  ce  cruel  serment ,  jeune  homme,  dit  le  vieillard 
en  pâlissant  ;  tu  as  trouvé  le  seul  côté  par  lequel  la  crainte  puisse 
entrer  dans  mon  cœur.  Jeune  homme,  aie  pitié  de  ma  fille  ,  s'il 
est  vrai ,  comme  tu  le  dis  ,  que  tu  l'aimes  ;  elle  est  si  belle  ,  mon 
Ildiz!  elle  est  si  pieuse  dans  son  respect  pour  son  père!  Deman- 
de-moi mes  trésors,  mes  palais,  mes  esclaves;  je  t'abandonne 
tout.  Quelques  dattes ,  un  peu  d'eau  ,  une  poignée  de  riz,  suffi- 
ront désormais  ,  si  tu  le  veux  ,  à  mon  existence  ,  mais  laisse-moi 
ma  fille  ;  grâce!  grâce!  au  moins  pour  ma  fille. 

Le  vieillard  était  aux  pieds  de  l'étranger,  qui,  enveloppé  dans 
son  manteau ,  sa  tète  hâlée  immobile  dans  son  épais  turban  de 
mousseline  blanche,  laissait  tomber  sur  sa  victime  un  regard 
dédaigneux  et  cruel. 

—  Grâce!  pitié!  en  ai- je  trouvé,  moi,  dans  tes  dédains  quand 
tu  me  repoussais  du  pied,  comme  un  chien  impur,  sans  t'inquiéter 
si  je  pourrais  ou  non  guérir  de  mon  amour?  Apprends  que  la  vie 
m'est  impossible  sans  ta  fille  ;  qu'il  me  faut  ta  fille  de  gré  ou  de 
force,  morte  ou  vivante,  dans  un  voile  de  noce  ou  dans  un  lin- 
ceul. Pour  l'honneur  de  ta  fille  ,  Ali-Ahmed  ,  je  te  fais  ce  dernier 


102  RliVUE    DES    DEUX     MONDES. 

appel.  Doune-la-moi  pour  épouse,  ou  je  l'aurai  jîour  maîtiesse. 
Je  porte  à  ma  ceinture  tout  ce  qu'il  te  faut  pour  écrire.  La  lune  est 
assez  belle  pour  te  servir  de  flambeau  :  écris  ce  que  je  vais  te  dire, 
et  signe  ce  papier  de  ton  cachet;  je  me  charge  du  reste. 

Le  vieillard  prit  en  tremblant  le  calame  que  l'étranger  lui  pré- 
senta ,  et  il  écrivit  sous  sa  dictée  une  lettre  à  sa  chère  Ildiz  ,  à  la- 
quelle il  ordonnait  d'épouser  sans  délai  Hamdoun-Effendi,  et  sans 
attendre  pour  cela  son  retour. 

Hamdoun  arracha  la  lettre  des  mains  du  vieillard. 

—  Ali-Ahmed  ,  je  suis  content  de  toi;  mais  il  n'est  pas  juste 
que  je  sois  seul  à  profiler  de  ta  libéralité.  Vois  ce  jeune  homme, 
ajouta-t-il  en  désignant  Zahed .  qui  attendait  avec  la  patience 
d'un  Arabe  le  résultat  de  cette  scène.  Tu  vas  le  venger  aussi  des 
rigueurs  du  sort ,  et  lui  faire  un  abandon  écrit  et  signé  de  tout 
l'argent  que  tes  créatures  gardent  en  ce  moment  dans  ton  comp- 
toir de  Baghdad. 

Ali-Ahmed  laissa  tomber  sur  Hamdoun  un  regard  de  mépris  et 
de  pitié;  sans  daigner  lui  répondre,  il  reprit  le  calame  et  l'écri- 
toire  des  mains  du  jeune  homme ,  et  jeta  devant  lui  la  donation 
qu'il  lui  avait  demandée. 

—  Que  le  ciel  te  récompense  comme  tu  le  mérites,  Hamdoun  ! 
Est-ce  là  tout  ce  que  tu  veux  de  moi  ? 

—  En  effet ,  dit  Hamdoun  d'une  voix  sourde  et  terrible ,  il  est 
temps  que  nous  nous  séparions  ,  mais  ce  n'est  pas  à  Baghdad  ni  à 
Damas  que  tu  retourneras;  je  te  l'ai  dit,  il  faut  te  préparer  à  un 
plus  long  voyage  ;  puisque  tu  fais  des  vœux  pour  mon  bonheur,  tu 
dois  bien  deviner  que  ta  mort  est  le  premier,  le  plus  cher  de  tous 
mes  souhaits.  As-tu  fait  tes  ablutions  et  ta  prière  à  Dieu  ? 

En  disant  ces  mots,  Hamdoun  tira  son  sabre  hors  du  fourreau. 

—  Misérable  !  cria  le  vieillard  en  posant  ses  deux  mains  sur  sa 
tête,  en  signe  de  miséricorde;  oserais-tu  bien  encore  m'assas- 
siner? 

—  Veux-tu  de  l'eau,  répéta  Hamdoun,  pour  faire  tes  ablu- 
tions ? 

—  Que  le  prophète  m'assiste,  murmura  Ali-Ahmed!  Adieu, 
ma  iille! 


I.K    Cl.OU     1)K     /.AHll).  2o3 

11  n'eut  pas  le  temps  d'achever  :  ou  entendit  un  siftlenient  aigu, 
et  la  tête  d'Ali-Ahmed  roula  sur  le  sable. 

Zahed  prêta  le  secours  de  son  bras  à  sou  compagnon  ,  et  ils  je- 
tèrent dans  le  puits  ce  cachivre  et  sa  tète  sanglante.  Puis  ils  déra- 
cinèrent un  dattier  pour  retenir  le  cadavre  au  fond  du  puits. 

—  Maintenant,  dit  Hamdoun ,  brave  Zahed,  j'ai  rempli  ma 
promesse.  Retourne  à  Baghdad  réclamer  les  trésors  du  vieillard; 
je  pars  pour  Damas.  Ton  chemin  est  au  sud,  le  mien  est  au 
nord  :  adieu  ,  plaise  au  ciel  que  nous  ne  nous  revoyons  jamais  ! 

Et  les  deux  meurtriers  se  séparèrent. 

Une  année  après  le  meurtre,  on  jeta  les  fondemens  d'un  palais 
magnifique  sur  ce  même  emplacement  qui  venait  d'être  témoin  de 
cette  horrible  scène.  Les  vieilles  ruines  de  Ctésiphon  et  de  Baby- 
lone  furent  remuées  par  des  esclaves  et  des  ouvriers.  Elles  émi- 
grèrent  sur  le  dos  d'une  troupe  de  chameaux  pour-  se  transformer 
en  un  palais  arabe  ,  immense ,  si  merveilleux  à  voir,  que  Baghdad 
n'en  renfeiniait  pas  de  plus  somptueux.  Les  eaux  du  Tigre  furent 
détournées  de  leur  lit  pour  arroser  des  jardins  embaumés  de  cé- 
drats, d'orangers  et  de  lauriers  roses.  Les  soies  dorées  de  l'Inde  et 
de  la  Perse  revêtirent  les  divans  ;  les  tapis  de  Trébisonde  et  de 
Constantinople  couvrirent  les  parquets  de  cèdre  ;  les  murs  se  ta- 
pissèrent de  fleurs  peintes  et  d'arabesques  entrecoupées  de  légen- 
des du  Koran,  de  ghazelles  de  Saadi  et  de  Mésihi,  écrites  en  lettres 
d'or.  Une  foule  d'esclaves  noirs  et  blancs  peuplèrent  cette  ravis- 
sante demeure ,  où  Zahed ,  qui  avait  changé  son  nom  de  Bédouin 
pour  le  nom  turc  de  Mohaunued-Ildérim-Tchélébi ,  fit  transpor- 
ter son  harem ,  rempli  des  plus  belles  femmes  de  la  Mingrélie  et 
de  la  Circassie.  Les  plus  rares  chevaux  de  l'Arabie  firent  retentir 
de  leurs  sauvages  hennissemens  ce  désert,  naguère  si  triste  et  si 
effrayant.  La  nuit,  le  jour,  on  n'entendait  que  des  cris  de  joie  et 
de  bonheur.  On  ne  distinguait  plus  que  par  intervalles  le  sourd 
mugissement  des  flots  du  Tigre,  que  des  concerts  d'instrumens 
étouffaient  dans  des  harmonies  sans  fin.  Des  nuées  de  convives  ac- 
couraient de  Baghdad ,  et  même  de  Mossoul  et  de  Bassorah,  pour 
prendre  part  aux  orgies  délicieuses  que  le  nouveau  maître  de  ce 
séjour  enchanteur  y  faisait  jaillir  toujours  nouvelles,  comme  les 
eaux  d'une  source  limpide.  On  eût  dit  que  la  baguette  d'une  fée 


o:ol  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

enfantait  cliaque  jour  tous  ces  prodiges.  Les  caravanes  qui  ve- 
naient de  la  Syrie  ou  du  grand  désert  s'arrêtaient  avec  délices  aux 
liortes  de  ce  palais  magique;  elles  oubliaient  leurs  fatigues  en 
écoutant  la  voix  des  chanteurs  et  les  mélodies  des  instruniens. 

Zahed  ou  plutôt  Mohammed-Ilderim-Tchélébi  inventait  chaque 
jour  de  nouveaux  plaisirs.  Les  vins  de  Schiraz  et  de  l'Archipel  cou- 
laient nuit  et  jour  dans  les  coupes  d'or  de  ses  convives,  et  alter- 
naientavecle  scherbetparfuméd'essencederose,  de  jasmin  dePerse 
et  de  musc  de  Tartarie.  Il  respirait  sur  la  bouche  de  ses  belles  es- 
claves des  voluptés  sans  cesse  renaissantes.  Parmi  ces  belles  filles 
demi-nues ,  aux  cheveux  noirs ,  aux  seins  plus  fermes  et  plus  roses 
que  la  chair  savoureuse  du  melon  d'eau,  c'était  à  qui  par  ses  grâces, 
par  ses  voluptueuses  caresses,  fixeraitun  instantramour  du  maître, 
amour  muable  et  changeant  comme  le  reflet  d'une  robe  de  moire. 
C'était  à  qui  ferait  le  mieux  valoir  ses  charmes  ,  à  qui  peindrait  le 
mieux  ses  sourcils  et  le  bord  de  ses  paupières  avec  le  suc  du  noir 
surmé  ,  à  qui  donnerait  à  ses  ongles  la  plus  brillante  couleur  de 
pourpre ,  comme  jadis  l'aurore  aux  doigts  de  rose,  tradition  de 
l'Olympe  qui  s'est  perpétuée  sur  la  terre  d'Asie. 

Maisl'ame  de  Zahed  restait  toujours  sombre  comme  une  nuée  d'o- 
rage au  milieu  de  ses  belles  esclaves  ;  au  milieu  du  parfum  de  l'air 
et  des  fleurs,  son  œil  cave  démentait  le  sourire  forcé  de  ses  lèvres. 
Quelquefois  couché  entre  des  fleurs  et  des  femmes ,  il  revoyait 
dans  son  sommeil  son  lit  de  sable  du  Sahara ,  son  bournous  gros- 
sier, son  fusil  arabe  luisant  comme  un  éclair  et  tonnant  comme 
la  foudre.  Il  se  réveillait  en  pleurant  ;  il  cherchait  au-dessus  de  sa 
tête  le  dôme  étoile  du  ciel  que  des  lambris  drapés  d'or  et  de  soie 
lui  cachaient  toujours.  C'est  que  l'envie,  cette  passion  qui  ronge 
comme  un  cancer  ,  n'est  au  fond  qu'un  désir  creux  et  vide  que 
l'homme  ne  peut  jamais  remplir;  c'est  que  l'envieux  est  ainsi  fait 
que  le  bien  qu'il  n'a  pas  prend  seul  de  la  valeur  à  ses  yeux.  Toutes 
les  richesses  de  Zahed  lui  étaient  indifférentes  depuis  qu'il  les 
possédait.  Sa  passion  n'attendait  pour  s'enflannner  de  nouveau 
qu'une  étincelle,  c'est-à-dire  un  objet  qui  pût  réveiller  dans  son 
ame  un  désir,  un  souhait  oublié. 

Un  soir ,  tandis  que  Zahed  se  livrait  à  la  joie  avec  ses  amis  sous 
les  voûtes  harmonieuses  de  son  palais,  un  homme,  enveloppé  dans 


LK    CLOr    DE    ZAHED.  500 

les  plis  d'un  bounious  et  monté  sur  un  cheval  syrien  du  plus  beau 
sang,  entra  dans  la  première  cour  du  sérail.  Le  tcliiaouch  de 
Zahed ,  c'est-à-dire  son  maître  des  cérémonies  ou  son  huissier , 
lui  demanda  s'il  était  invité  à  !a  fête  que  donnait  ce  soir-là  son 
maître. 

Le  Syrien  répondit  qu'il  arrivait  de  sa  patrie  et  qu'il  voyait  ce 
palais  pour  la  première  fois.  Pour  la  première  fois  aussi  le  nom 
de  Mohammed-Ilderim-Tchélébi  venait  frapper  son  oreille. 

—  Etranger,  veux-tu  que  je  t'annonce  à  mon  maître  ?  tu  es  fati- 
gué de  ta  route  ;  tu  as  peut-être  faim  et  soif. 

—  Tchiaouch,  je  te  remercie.  J'ai  devancé  de  quelques  heures 
la  caravane  qui  va  de  Damas  à  Baghdad,  et  je  dois  continuer  ma 
route  jusqu'au  terme  de  mon  voyage.  Tiens,  prend  cette  bourse 
d'or  qui  te  prouvera  que  je  sais  reconnaître  les  services.  Ce  palais 
me  plaît.  Dis  à  ton  maître  que  j'offre  de  lui  acheter  son  palais  pour 
un  million  de  piastres.  Dans  huit  jours  à  pareille  heure,  je  revien- 
drai. Trouve-toi  à  cette  même  porte ,  tu  me  donnex'as  une  réponse, 
et  tu  recevras  de  moi  un  pareil  présent. 

En  disant  ces  mots ,  l'étranger  lança  son  cheval  au  galop  ,  et  il 
disparut  dans  la  direction  de  Baghdad  au  milieu  d'un  nuage  de 
poussière. 

Quand  le  tchiaouch  vint  rapporter  à  son  maître  les  paroles  du 
Syrien ,  Zahed  fronça  le  sourcil  et  parut  humilié  qu'un  autre  que 
lui  fut  assez  riche  pour  offrir  de  payer  comptant  une  pareille  somme. 

—  Un  million  de  piastres  I  murmura-t-il  en  jouant  avec  les 
tresses  de  cheveux  blonds  d'un  jeune  Grec  qui  lui  versait  à  boire  ! 
un  million  de  piastres  pour  mon  palais  !  Il  m'en  a  coûté  plus  du 
double  !  Quand  tu  reverras  ce  Syrien,  tu  lui  donneras  cette  réponse. 
Va-t'en,  et  toi,  mon  cher  Odisseus,  verse-moi  de  ce  vieux  Schiraz, 
et  prends  place  à  mon  côté  dans  l'angle  du  divan.  Et  vous  autres 
les  chanteurs  ,  les  musiciens ,  les  danseurs ,  les  belles  aimées  aux 
seins  nus ,  allons,  des  concerts,  du  vin,  de  la  joie  !  que  le  jour  pâ- 
lisse demain  devant  nos  flambeaux.  Des  cires!  des  résines  !  des 
parfums  !  Enivrons-nous  au  milieu  des  femmes  et  des  roses. 

Dans  la  nuit  du  huitième  jour  qui  suivit  cette  nuit-là ,  le  tchia- 
ouch de  Zahed  ne  bougea  pas  de  la  première  cour  du  palais  où  il 
avait  rencontré  le  Syrien.  Les  imans  de  Baghdad  du  haut  de  leurs 

TOME    VIII.  i4 


2o6  REVUE    DES    DEL'X    MONDES. 

minarets  appelaient  les  iitlèles  à  la  prière  du  matin  ,  quand  le  pas 
d'un  cheval  retentit  sur  le  pavé  de  la  cour,  et  le  Syrien,  enveloppé 
dans  son  bournous  ,  se  présenta  de  nouveau  aux  regards  du 
tchiaouch.  Celui-ci  transmit  à  l'étranger  la  réponse  de  son  maître 
qui  parut  le  contrarier  vivement. 

—  Tchiaouch,  prends  cette  autre  bourse,  elle  est  du  double 
plus  grosse  que  la  première,  et  va  dire  à  ton  maître  que  je  veux 
absolument  qu'il  me  cède  la  possession  de  son  palais.  Offre-lui ,  en 
mon  nom,  deux  millions  de  piastres  que  je  lui  paierai  sur  l'heure, 
et  il  y  aura  en  outre  vingt  mille  piastres  pour  toi,  si  le  marché  se 
conclut.  Dans  huit  autres  jours  je  reviendrai  de  nouveau. 

Lorsque  Zahed  connut  les  paroles  du  Syrien,  il  conçut  une 
jalousie  mortelle  contre  cet  homme  qui  était  assez  riche  pour  sa- 
crifier une  pareille  somme  à  la  satisfaction  d'une  fantaisie.  Depuis 
ce  jour,  il  ne  dormit  plus.  La  magnificence  du  Syrien  était  pour  lui 
un  poignard  aigu  qui,  jour  et  nuit,  lui  perçait  le  cœur,  son  palais 
ne  lui  paraissait  plus  digne  d'être  habité.  Ses  belles  tapisseries  de 
Perse ,  ses  beaux  tissus  de  l'Inde  ,  ses  jardins  si  frais  et  si  odorans 
ne  lui  semblaient  plus  c|ue  de  vils  amusemens ,  d'insignifians  plai- 
sirs ,  bons  tout  au  plus  pour  distraire  un  planteur  de  coton  ou  un 
marchand  de  dromadaires.  Il  lui  tardait  que  le  Syrien  se  présentât 
de  nouveau  pour  connaître  enfin  cet  heureux  mortel  à  qui  l'or 
coûtait  si  peu.  La  veille  du  jour  que  l'étranger  avait  indiqué  au 
tchiaouch,  on  vint  avertir  Zahed  qu'une  femme  de  condition  , 
voilée ,  enfermée  dans  une  magnifique  litière ,  et  suivie  d'un  nom- 
bre considérable  d'esclaves  ,  demandait  à  lui  parler.  Il  revêtit  ses 
plus  riches  habits ,  se  fit  arroser  des  plus  exquis  parfums  ,  et  des- 
cendit dans  ses  jardins  où  la  dame  l'attendait.  La  dame,  voilée  de 
ses  yachmaks  selon  l'usage  de  l'Orient,  et  enveloppée  d'un  large 
manteau  qui  cachait  les  contours  de  ses  formes  ,  descendit  de  sa 
litière  et  vint  s'asseoir  en  face  de  Zahed,  sous  l'ombrage  odorant 
d'un  bosquet  de  lauriers  roses  et  de  jasmins  sauvages.  Elle  fit  signe 
à  sa  suite  de  se  retirer.  Quand  elle  fut  seule  avec  Zahed  :  —  Très- 
illustre  effendi!  que  Dieu  et  le  prophète  soient  avec  vous!  voilà 
bientôt  un  mois  que  je  suis  arrivée  de  Damas  à  Baghdad  avec  mon 
mari.  Notre  intention  est  d'abandonner  la  Syrie  pour  ce  pays  ,  et 
de  nous  y  fixer  avec  notre  famille,  nos  esclaves,  nos  serviteurs  qui 


LE    CLOU    1)K    '/.AHED.  20^ 

sont  fort  nombreux  ,  et  nos  richesses  qui  surpassent  fout  ce  que 
^  vous  pouvez  vous  imaginer.  En  traversant  cette  route,  mon  mari 
(  que  la  faveur  du  ciel  se  répande  sur  lui  comme  la  rosée  du  ma- 
tin sur  les  palmiers  deBaghdad  ) ,  mon  mari  a  vu  votre  palais,  et 
il  a  conçu  aussitôt  le  plus  violent  désir  de  posséder  ce  palais.  11 
vous  a  fait  offrir  en  échange  par  votre  tchiaouch  la  faible  somme 
d'un  million  de  piastres.  Pardonnez-lui,  seigneur,  pour  un  aussi 
puissant  et  aussi  opulent  bey-zadé  que  vous  êtes,  un  million  de 
piastres  c'est  sans  doute  fort  peu  de  chose  ,  surtout  si  nous  consi- 
dérons la  magnificence  de  ce  sérail  et  de  ces  kiosks  ,  la  beauté  et 
la  fraîcheur  de  ces  jardins  que  des  eaux  vives  et  des  arbres  précieux 
coupent  si  merveilleusement.  Il  a  compris  son  erreur  involontaire, 
et  il  est  revenu  à  votre  tchiaouch  qu'il  a  chargé  de  vous  proposer 
deux  millions  de  piastres  en  échange  de  votre  palais.  Vous  allez 
encore  le  refuser  sans  doute  ;  mais  apprenez  que  mon  mari  a  un 
tel  de'sir  de  posséder  ce  bien ,  et  en  même  temps  une  crainte  si 
vive  de  ne  pouvoir  parvenir  à  son  but,  qu'il  est  tombé  depuis  huit 
jours  dans  un  chagrin  mortel.  Je  ne  sais  quelle  idée  il  attache  à 
cette  possession ,  mais  je  tremble  pour  sa  vie  si  son  désir  n'est  pas 
satisfait.  Je  viens  donc  vous  supplier,  ti  ès-grâcieux  eifendi,  de  fixer 
vous-même  le  prix  que  vous  mettez  à  la  cession  de  votre  palais.  Je 
vous  serai  éternellement  reconnaissante  de  ce  bienfait ,  puisque 
vous  aurez  sauvé  les  jours  de  mon  maii ,  et  acquis  de  la  sojte  des 
droits  étei'nels  à  mon  estime  et  à  mon  amitié. 

La  dame  accompagna  ces  mots  d'un  coup  d'oeil  qui  péne'tra 
jusqu'au  fond  de  l'ame  de  Zahed.  Au  même  instant,  le  vent  vint 
à  soulever  les  yachmaks  ou  les  voiles  de  mousseline  qui  cachaient 
son  visage ,  et  Zahed  crut  plonger  im  regard  dans  le  paradis  de 
Mahomet  :  mie  figure  céleste ,  un  cou  plus  blanc  qu'un  collier  de 
perles  ,  des  lèvres  de  rose  embellies  du  plus  doux  sourire.  Il  de- 
meura un  instant  immobile  ,  comme  subjugué  par  un  enchante- 
ment. Enfin,  il  promit  tout,  et  la  dame  se  leva  pour  prendre 
congé  de  lui. 

Zahed  voulut  connaître  le  nom  de  l'acque'reur  qui  se  présentait. 

—  Mon  mari  se  nomme  Hamdoun-Effendi ,  continua  la  dame. 

—  Hamdoun!  répéta  Zahed  en  fronçant  ses  noirs  sourcils.  El 
n'êtes-vous  pas  la  belle  Ildiz  ? 


2o8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  C'est  mon  nom. 

■ —  J'aurais  dû  le  devinei-  au  doux  éclal  de  vos  beaux  yeux. 
Madame ,  disposez  en  tout  de  votre  esclave  ,  mon  palais  vous  ap- 
partient. Je  n'ai  qu'une  condition  à  mettre  à  mon  marché,  mais 
une  condition  à  laquelle  je  tiens  plus  qu'à  toute  autre  chose  au 
monde.  Qui  voudra  posséder  mon  palais,  doit  jurer  de  remplir 
fidèlement  l'engagement  que  j'exigerai  de  lui  à  ce  sujet.  Dites  à 
votre  mari,  madame,  que  je  l'attends  pour  passer  le  contrat. 

A  peine  la  belle  Ildiz  eût-elle  repris  le  cliemiu  de  Baghdad, 
accompagnée  de  ses  serviteurs  et  de  ses  esclaves ,  que  Zahed  se  re- 
tira tout  soucieux  dans  sa  chambre.  Ce  jour-là  ne  fut  marqué  par 
aucune  fête.  Les  visiteurs  et  les  convives  reçurent,  contre-ordre  ; 
pas  une  lumière  ne  brilla  pendant  la  nuit  aux  fenêtres  du  palais 
de  Zahed  ;  pas  une  esclave  n'obtint  l'honneur  de  partagerla  couche 
de  son  maître.  Zahed  méditait  quelque  projet  sinistre  ;  la  beauté 
de  cette  femme  avait  réveillé  l'envie  au  fond  de  son  ame.  Dès  lors 
il  n'avait  d'amouv  que  pour  la  femme  de  Hamdoun ,  de  son  an- 
cien complice  dans  le  meurtre  du  vieux  Ali-Ahmed.  Maintenant 
il  lui  enviait  sa  femme  après  lui  avoir  envié  ses  richesses.  Il  avait 
résolu,  même  au  prix  de  ces  trésors  qu'il  avait  tant  souhaités, 
même  au  prix  de  son  sang ,  de  posséder  Ildiz ,  maintenant  la  seule 
pensée  de  son  ame,  le  seul  but  de  sa  vi<3. 

Hamdoun  ne  fit  pas  attendre  sa  visite  à  Mohammed-lldérim- 
Tclîélcbi.  Pendant  la  conférence  des  deux  effendis ,  la  belle  Ildiz  , 
accompagnée  de  ses  femmes  et  de  quelques  amies,  se  promenait 
dans  les  jardins  du  palais,  et  visitait  les  merveilles  de  cette  déli- 
cieuse habitation.  Bientôt  Hamdoun  vint  rejoindre  sa  femme  les 
yeux  rayonnans  de  joie,  et  il  lui  annonça  que  le  contrat  de  vente 
était  passé  par  devant  un  cadi,  et  que  désormais  ce  palais  tant  sou- 
haité leur  appartenait.  Ildiz  voulut  connaître  la  condition  que  le 
vendeur  avait  fait  stipuler  dans  le   contrat. 

—  C'est  un  enfantillage,  dit  Hamdoun ,  une  bizarrerie  à  la- 
quelle il  m'a  fallu  consentir  sous  peine  d'un  refus  positif.  Vous 
savez  ,  m'a  dit  cet  homme,  que  chacun  a  sa  folie  dans  ce  monde. 
C'est  à  mon  grand  regret  que  je  me  défais  de  cette  habitation  char- 
mante que  j'ai  bâtie  et  plantée  moi-même,  je  ne  consentirai 
jamais  à  me  considérer  comme  entièrement  dépossédé  de  ce  châ- 


LE    CLOU    DE    Z.AHED.  509 

leau.  J'exige  ,  comme  clause  essentielle  du  contrat,  qu'il  y  soit  sti- 
pulé que  je  conserve  dans  ce  palais  un  clou ,  la  place  d'un  clou , 
c'est  bien  peu  de  chose  n'est-ce  pas?  mais  je  veux  que  cet  espace, 
si  étroit  qu'il  puisse  être,  m'appartienne  dans  votre  palais.  Je  n'ai 
pu,  tu  penses  bien,  ma  chère  Ildiz,  lui  refusercette  légère  satis- 
faction, qui  m'était  d'ailleurs  imposée  comme  une  condition  du 
contrat.  J'ai  signé. 

—  Mon  ami ,  dit  Ildiz  en  passant  amoureusement  ses  bras  autour 
du  cou  de  Hamdomi ,  pourquoi  avez-vous  consenti  à  cette  clause? 
Dieu  veuille  que  nous  n'ayons  pas  à  nous  en  repentir  ! 

Comme  ils  rentraient  dans  le  palais ,  les  deux  époux  virent 
quatre  esclaves  hisser  à  grande  peine  une  longue  boîte  de  plomb 
sur  le  dos  d'un  dromadaire.  Mohammed-Effendi ,  monté  sur  un 
magnifique  cheval  richement  caparaçonné ,  examinait  leur  travail 
avec  une  attention  particulière;  Hamdoun  s'approche  de  lui ,  et 
lui  dit: 

—  En  prenant  possession  de  ce  palais,  il  est  naturel  que  j'en 
connaisse  toutes  les  parties.  Des  gens  de  Baghdad  m'ont  assuré 
qu'il  y  avait  autrefois  un  puits  célèbre  par  son  antiquité  sur  l'em- 
placement qu'occupe  aujourd'hui  le  magnifique  palais  que  vous 
avez  fait  élever.  Veuillez ,  seigneur  ,  me  montrer  ce  puits,  si  vous 
l'avez  conservé. 

A  ces  mots,  le  visage  triste  et  sévère  de  Zahed  sembla  rayonner 
d'une  joie  infernale. 

—  J'ai  fait  combler  ce  puits,  répondit-il. 

—  Et  ne  l'avez-vous  point  fouillé  ?  N'avez-vous  point  fait  remuer 
les  décombres  ? 

—  Dans  quel  but?  et  qu*aurais-je  pu  y  trouver  ?  Quelque  vau- 
tour desséché?  Quelque  cadavre  sans  nom,  que  des  assassins  y 
auraient  jeté  pour  ensevelir  leur  crime  et  la  vengeance  des  lois  ? 

—  Des  ossemens  1  un  cadavre  !  répéta  Hamdoun,  qui  pâlit  et  re- 
cula d'effroi. 

—  Qu'avez-vous ,  Hamdoun-Efléndi?  interrompit  Zahed.  Il  faut 
que  vous  soyez  un  homme  bien  vertueux ,  pour  qu'un  seul  mot 
vous  trouble  ainsi  et  vous  mette  en  émoi.  Rassurez-vous,  on  n'a  rien 
retiré  de  ce  puits ,  car  je  l'ai  fait  combler  de  pierres  sans  permettre 
que  mes  esclaves  portassent  leurs  regards  indiscrets  dans  les  en- 


2rO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trailles  de  la  terre.  Ce  que  Dieu  a  caché  doit  rester  caché.  Quand 
ce  serait  le  secret  d'un  crime  ,  c'est  à  Dieu  seul  de  le  ramener  à  la 
surface  de  la  terre,  sous  les  yeux  des  hommes,  et  d'en  faire  jaillir 
la  vengeance ,  si  c'est  l'arrêt  de  la  destinée. 

En  disant  ces  mots,  Zahed  laissa  pour  adieu  au  pâle  Hamdoun 
un  riie  sardonique  et  plein  d'amertume,  puis  il  fit  passer  de- 
vant son  cheval  le  dromadaire  chargé  de  la  boîte  de  plomb ,  qui 
ressemblait  quelque  peu  à  un  cercueil ,  et  il  prit  avec  ses  esclaves 
le  chemin  de  Baghdad. 

—  Mon  ami,  dit  Udiz  après  qu'il  fut  parti,  la  joie  de  cet 
homme  me  fait  mal.  Il  y  a  dans  son  regard  quelque  chose  qui  me 
glace. 

—  Je  l'avoue  ,  reprit  Hamdoun ,  il  y  a  quelque  chose  de  surna- 
turel dans  les  yeux  de  cet  homme,  que  je  crois  d'ailleurs  ne  pas 
voir  ici  pour  la  première  fois. 

—  Cher  Hamdoun,  tu  l'auras  vu  dans  tes  voyages  avant  notre 
union,  avant  la  mort  de  mon  infortuné  père,  car  je  ne  doute  pas 
que  mon  père  ne  soit  mort  dans  ce  grand  voyage  qu'il  fit  aux 
Indes  ,  au  moment  où  il  m'ordonna  de  t'épouseï-. 

—  Chère  Ildiz ,  s'il  a  rempli  sa  destinée  ,  devons-nous  murmurer 
contre  Dieu?  Ohl  ne  rappelle  pas  de  si  tristes  souvenirs  dans  ce  jour 
qui  doit  être  consacré  au  bonheur. 

—  Hamdoun,  mon  cher  Hamdoun,  interrompit  Ildiz  en  pen- 
chant voluptueusement  sa  tête  sur  le  sein  de  son  mari ,  tu  as  raison, 
ne  pensons  qu'au  bonheur  de  nous  aimer,  tout  ici  semble  nous 
présager  le  bonheur.  Je  vois  le  bonheur  dans  ce  ciel  pur  comme  ton 
anie,  jele  vois  dans  ces  flems  tendres  et  délicates  comme  notre 
amour.  Un  baiser,  cher  Hamdoun;  viens,  rentrons;  car  je  t'aime, 
et  dans  tes  bras  seulement  j'oublie  l'inquiétude  que  me  cause  la 
trop  longue  absence  de  mon  père. 

Ils  rentrèrent  au  palais.  Hamdoun  était  pâle  et  soucieux. 

Quelques  jours  après,  il  y  eut  une  fête  brillante  au  palais  de 
Hamdoun.  On  avait  fait  venir  de  Baghdad  des  chanteurs ,  des  mu- 
siciens et  des  danseuses.  Les  effendis  les  plus  riches  et  les  plus  dis- 
tingués de  la  contrée  s'étaient  hâtés  de  répondre  à  l'invitation  de 
l'opulent  Syrien.  Les  femmes ,  voilées  de  leurs  yachmaks  ,  étaient 
admises ,  selon  l'usage  oriental ,  à  voir  les  danses ,  à  entendre  les 


l,E    CI.OU     Dt     Z,AHED.  211 

chants  du  fond  d'un  salon  voisin.  Au  milieu  de  la  fêle,  on  vit  en- 
trer Zalied.  Il  salua  gracieusement  le  maître  du  logis,  et  la  main 
armée  d'un  petit  marteau  d'acier,  il  enfonça  dans  la  muraille  un 
clou  long  et  aigu  ,  auquel  û  suspendit  un  magnifique  bouquet  de 
fleurs. 

Quoique  ce  grossier  clou  de  fer  fut  planté  dans  les  plis  d'une  ma- 
gnifique étoffe  de  Perse  qui  tapissait  le  mur  du  plus  beau  salon  de 
la  maison  ,  la  galanterie  de  Zahed  fut  approuvée ,  et  vantée  surtout 
par  les  femmes.  Hamdoun  vint  le  complimenter  sur  la  manière  dont 
il  disposait  de  la  propriété  qu'il  avait  conservée  dans  le  palais. 
Ildiz  elle-même  modifia  quelque  peu  l'opinion  qu'elle  avait  conçue 
de  cet  homme  à  la  première  vue. 

—  Ilfaut,  se  disait-elle  tout  bas,  se  méfier  de  la  première  im- 
pression. Cet  homme,  pour  lequel  j'éprouve,  malgré  moi,  une  ré- 
pugnance invincible ,  est  peut-être  après  tout  un  fort  honorable 
seigneur.  Je  dois  attendre  pour  le  juger. 

Ce  soir-là,  Zahed  déploya  dans  la  conversation  beaucoup  d'esprit 
et  de  gaîté.  Hamdoun  fut  enchanté  de  lui  :  il  ne  regretta  plus  d'a- 
voir inséré  cette  clause  bizarre  dans  son  contrat ,  et  s'il  eût  cru  se 
rendre  agréable  à  Zahed ,  il  lui  eût  accordé  la  propriété  d'un  se- 
cond clou  dans  son  sérail. 

Zahed  continua  pendant  plusieurs  semaines  à  venir  visiter 
chaque  jour  l'acquéreur  de  son  palais,  et  chaque  jour  aussi  les 
fleurs  les  plus  fraîches  et  les  plus  rares  étaient  suspendues  par  lui  au 
clou  qu'il  avait  planté  dans  la  muraille.  Chaque  jour,  il  entremêlait 
ses  fleurs  de  ghazelles  et  autres  pièces  de  poésie  écrites  en  langue 
persanne  ,  arabe  et  turque.  Une  pensée  d'amour  était  toujours  le 
fond  et  le  refrain  de  ces  ghazelles ,  qui  semblaient  s'adresser  [aux 
étoiles  du  ciel.  Mais  le  nom  d'Ildiz ,  qui  signifie  étoile,  en  langue 
turque,  rendait  l'allusion  assez  palpable  pour  que  personne  ne 
pût  s'y  tromper.  Les  amis  et  les  convives  de  Hamdoun  lui  rap- 
portèrent les  bruits  injurieux  qui  couraient  à  ce  sujet  sur  son 
compte  dans  la  ville  de  Baghdad.  Hamdoun  n'y  fit  d'abord  au- 
cune attention,  mais  les  visites  de  Zahed  devenant  de  plus  en 
plus  longues  et  plus  fréquentes ,  ses  ghazelles  à  Ildiz  ne  daignant 
plus  même  emprunter  le  voile  de  l'allégorie ,  Hamdoun  s'en  plai- 


215!  REVUE    DES    DEUX     MOIN  DES. 

gnit  anièieiiient  à  Zalied ,  qui  promit  qu'à  l'avenir  il  supprimerait 
les  ghazelles  et  les  vers. 

Ce  clou  malencontreux  était  plante'  par  malheur  dans  le  plus 
beau  salon  du  palais.  C'était  ce  salon  que  Hamdoun  avait  choisi 
à  cause  de  sa  fraîcheur  et  de  sa  magnifique  situation  pour  y 
passer  avec  sa  femme  les  nuits  brûlantes  de  l'été.  Zahed  tint 
parole,  et  pendant  plus  de  quinze  jours,  il  ne  suspendit  à  son 
clou  que  des  fleurs,  et  ses  visites  devinrent  plus  rares  et  plus 
circonspectes. 

Enfin,  un  soir,  en  entrant  dans  sa  cliambre  pour  se  coucher, 
Hamdoun  trouva  sa  femme  tout  en  larmes.  Il  voulut  connaître 
le  motif  de  son  chagrin.  Ildiz  refusa  d'abord  de  lui  répondre  ;  il 
insista  ;  Ildiz  lui  montra  du  doigt  un  rouleau  de  papier  suspendu 
au  clou  de  Mohammed-Tchélébi.  En  déroulant  ce  papier,  Ham- 
doun resta  pâle  et  nmet  d'épouvante  :  c'était  un  dessin  colorié 
avec  une  finesse  extrême;  il  représentait,  dans  une  campagne  nue 
et  déserte  ,  auprès  d'un  puits,  un  vieillard,  les  yeux  et  les  mains 
levés  au  ciel ,  implorant  la  pitié  de  deux  assassins ,  dont  l'un  tenait 
son  sabre  levé  sur  sa  tête.  Les  deux  meurtriers  étaient  placés  dans 
l'ombre  ,  et  l'on  ne  pouvait  distinguer  leurs  traits  ,  mais  la  figure 
du  vieillard,  illuminée  par  un  rayon  de  la  lune,  offrait  la  jilus 
parfaite  ressemblance  avec  le  père  d'Ildiz,  le  vieil  Ali-Ahmed. 

Hamdoun  consola  sa  femme  en  lui  persuadant  que  cette  pré- 
tendue ressemblance  n'était  qu'un  effet  de  son  imagination,  et 
arrachant  avec  colère  ce  tableau  accusateur ,  il  le  mit  en  pièces  , 
et  bientôt  Ildiz  s'endormit  dans  ses  bras.  Mais  Hamdoun ,  lui , 
ne  dormait  pas  ;  ses  yeux  farouches  luisaient  dans  l'obscurité 
comme  des  charbons  ardens,  car  la  crainte  du  châtiment  contras- 
tait dans  son  cœur  avec  le  désir  d'assurer  le  secret  de  son  meurtre. 
Il  ne  pouvait  plus  douter  que  Mohammed-Ildérim-Tchélébi  n'eût 
connaissance  de  l'attentat  horrible  auquel  il  devait  la  possession 
d'Ildiz,  mais  toutefois,  le  changement  de  nom  de  Zahed,  les 
traits  hâlés  du  Bédouin  ,  blanchis  par  la  nonchalance  et  le  repos , 
l'empêchaient  de  reconnaître,  dans  ce  brillant  Tchélébi,  le  pauvre 
Arabe  au  bournous  troué.  Hamdoun  résolut  néanmoins  de  se 
mettre  sur  ses  gardes  ,  et  de  chasser  la  crainte  et  le  soupçon  de 
l'esprit  de  son  Ildiz  bien-aimée. 


LE    CLOU    DE    ZAHED.  2i3 

Pendant  quelques  jours,  Zahed  ne  mit  pas  les  pieds  au  palais. 
Mais  le  soir ,  en  se  couchant ,  les  deux  époux  remarquèrent  au 
clou  de  Mohammed-Elïendi  un  voile  épais  de  mousseline  blanche 
qui  semblait  envelopper  et  cacher  quelque  chose. 

Hamdoun  frémit  involontairement ,  et  colorant  son  effroi  d'une 
pensée  de  respect  pour  la  propriété  d'autrui ,  il  défendit  à  sa 
femme  de  chercher  à  connaître  le  secret  de  Mohammed-Effendi. 
Cette  défense  rendit  plus  vive  encore  la  curiosité  d'Ildiz  ;  elle 
entoura  son  mari  de  ses  bras  voluptueux  ,  elle  le  couvrit  de  ses 
baisers  et  de  ses  caresses  ,  elle  le  pria  de  lui  permettre  de  soulever 
le  voile  qui  cachait  sans  doute  quelque  nouvelle  surprise;  mais 
Hamdoun  fut  inébranlable  dans  son  obstination  :  il  ne  répondit 
aux  pressantes  sollicitations  de  sa  femme  que  par  un  refus  formel. 
Enfin  il  s'endormit  dans  ses  bras,  en  formant  mille  projets  pour  se 
mettre  désormais  à  l'abri  des  persécutions  de  ce  Mohammed-Ef- 
fendi ,  qui ,  à  n'en  pas  douter ,  était  éperdument  épris  des  charmes 
de  son  Ildiz. 

Mais  qui  peut  se  flatter  de  triompher  de  la  curiosité  d'une 
femme?  Quel  homme  peut  dire  :  J'éteindrai  cet  incendie  qui,  sem- 
blable au  phosphore ,  brûle  dans  l'eau  et  ronge  les  obstacles?  Le 
désir  allumé  dans  l'imagination  d'Ildiz  s'accroissait  à  chaque  ins- 
tant; ses  beaux  yeux,  ouverts  et  fixés  vers  l'extrémité  de  la  chambre, 
dévoraient ,  au  milieu  du  silence  de  la  nuit,  ce  voile  mystérieux  , 
que  la  pâle  lumière  d'une  lampe  faisait  vaciller  dans  l'ombre ,  ainsi 
que  l'ame  d'un  trépassé.  Un  affreux  serrement  de  cœur  lui  disait  en 
secret  que  ce  mystère  ne  pouvait  être  éclairci  que  pour  son  mal- 
heur; mais  la  curiosité,  plus  poignante  encore  que  la  crainte  ,  la 
poussait,  comme  en  dépit  d'elle-même  ,  à  connaître  ce  secret,  que 
ses  vagues  pressentimens  lui  peignaient  sous  les  couleurs  les  plus 
sombres.  Enfin  ,  pendant  le  sommeil  de  Hamdoun  ,  la  tremblante 
Ildiz  se  dégagea  de  ses  bras ,  et ,  demi-nue  ,  le  sein  haletant ,  re- 
tenant le  bruit  de  son  haleine ,  elle  posa  ses  pieds  délicats  sur  le 
parquet;  puis  ,  détachant  la  lampe  qui  se  balançait  doucement  au 
plafond ,  et  faisant  à  la  flamme  un  transparent  abri  de  sa  belle 
main  de  rose,  elle  se  glissa ,  pâle  de  crainte  et, de  désir ,  auprès  de 
ce  voile  mystérieux  ,  dont  les  légers  plis ,  agités  par  le  vent  de  son 
souffle,  battaient  silencieusement  contre  son  visage ,  comme  pour 


2l4  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

exciter  sa  main  à  les  soulever.  Ildiz  céda  à  la  tentation  ;  elle  en- 
leva le'fjèrenient  le  voile  de  mousseline. 

Horreur  !  Une  tête  d'homme  ,  toute  noire  de  sang  ,  était  accro- 
chée au  clou.  Les  cheveux  blancs  de  cette  tête  se  hérissaient 
comme  des  flèches,  ses  yeux  creux  et  sans  éclat  semblaient 
chercher  leur  regard ,  et  sa  bouche  s'ouvrait  comme  pour  crier  : 
Vengeance  ! 

Ildiz  tomba  pâmée  sur  le  parquet.  Elle  venait  de  i-econnaître  , 
dans  cet  horrible  tronçon,  la  tète  de  son  père.  Cette  tète,  embaumée 
selon  l'ancienne  coutume  de  l'Egypte ,  avait  conservé  sa  couleur  et 
la  dernière  expression  de  ses  traits.  Au  cri  que  poussa  Ildiz,  Ham- 
doun  se  leva  tout  droit  sur  son  lit,  comme  un  fantôme.  Son  visage 
demeura  quelques  instans  immobile  et  blême,  pareil  à  une  figure 
de  marbre ,  en  présence  de  cette  effroyable  dépouille ,  qu'il  crut 
échappée  au  charnier  de  l'enfer.  Au  gémissement  d'Ildiz  répondit 
aussi  une  autre  voix  ,  une  voix  glapissante  et  ricaneuse  comme  la 
voix  d'un  démon.  Un  pan  de  la  tapisserie  se  déchira  tout  à  coup , 
et  vm  Bédouin  s'avança  dans  la  chambre  nuptiale,  vêtu  de  son 
bournous  ,  et  tenant  à  la  main  son  sabre  courbe ,  dont  la  lame  nue 
étincelatt  dans  l'ombre. 

—  Zahed!  cria  la  voix  effrayée  de  Hamdoun. 

Et  au  même  instant  il  se  précipita  sur  ses  armes. 

—  Peine  inutile  ,  murmura  l'Arabe ,  en  le  faisant  retomber 
sur  son  lit ,  pâle ,  désarmé ,  et  la  terreur  sur  le  front.  Ham- 
doun, reconnais-tu  maintenant,  ,sous  cet  ancien  vêtement,  le 
Bédouin  Zahed ,  qui  t'aida ,  pendant  une  nuit  splendide  de  la 
lune  de  Zilcade,  à  verser  le   sang  du  père  de  ton  Ildiz. 

-^  Oh  !  les  monstres  ,  les  monstres  !  murmura  lajeune  femme  eu 
arrachant  ses  beaux  cheveux  noirs  qui  retombaient  autour  d'elle 
tremblante  et  nue,  comme  les  plis  d'un  manteau  de  deuil. 

—  Oui,  Zahed,  je  te  reconnais  !  murmura  Hamdoun.  Et  sa  main 
convulsive  semblait  chercher  un  poignard  à  sa  ceinture. 

— Ainsi,  parce  que  tu  m'as  donné  de  l'or  pour  du  sang,  poursuivit 
Zahed,  tu  crois  être  quitte  envers  moi.  Insensé!  ne  porté-je  pas 
un  cœur  aussi,  moi.,  sous  la  mamelle  gauche?  Ce  cœur,  il  est  im- 
mense, insatiable  et  vide  comme  le  désert!  Tous  les  trésors  de 
l'Inde ,  de  la  Perse  et  de  l'Arabie  ne  rempliraient  pas  ce  vide  !  toi 


LE    CLOU    DE    ZAHED.  2l5 

seul  Ilviindoun ,  tu  peux  le  combler!  C'est  mon  bonlieur,  c'est  ma 
vie  que  tu  tiens  entre  tes  mains!  Hanidoun  !  pour  la  dernière  fois, 
sois  généreux  envers  moi ,  et  je  jure  que  tu  n'auras  rien  à  redouter 
désormais.  Autrefois  j'enviais  tes  richesses,  tes  palais,  ta  vie  de 
luxe  et  de  repos  ;  maintenant  c'est  ta  femme  que  j'envie ,  c'est  ton 
lldiz  aux  yeux  célestes ,  c'est  elle  qu'il  me  faut  pour  ne  pas  mou- 
rir d'amour  et  de  desespoir.  Donne-la  moi,  et  je  me  retire  avec 
elle  sous  latente  des  Arabes  mes  frères,  et  jamais  tu  ne  me  re- 
verras venir  troubler  ton  repos.  Tu  ne  me  réponds  pas,  le  sourire 
du  mépris  est  sur  ta  bouche  !  Hamdoun,  livre-moi  ta  femme ,  ou 
enfonce-lui  ce  poignard  dans  le  sein.  C'est  mon  dernier  mot;  choi- 
sis, ou  je  te  poignarde  toi-même! 

—  Hamdoun  !  cria  la  belle  lldiz  en  se  tramant  sur  ses  genoux 
meurtris  auprès  du  lit  nuptial  !  Hamdoun ,  tue-moi  plutôt  que  de 
me  livrera  cet  infâme! 

—  Eh  bien  !  dit  Zahed  en  tirant  son  khandjiar  de  son  fourreau 
d'argent ,  Hamdoun  as-tu  choisi  ? 

—  Donne ,  répondit  froidement  Hamdoun  ,  en  laissant  tomber 
un  regard  sur  cette  femme  échevelée.  lldiz  ouvrit  ses  bras  pour 
serrer  son  mari  contre  son  cœur;  elle  retomba  dans  une  marre  de 
sang  avec  un  poignard  dans  le  sein. 

—  Es-tu  satisfait,  Zahed? 

—  Je  le  suis.  Au  moins  tu  ne  la  posséderas  plus. 

—  Retire-toi  donc  ,  infâme  ! 

—  Je  me  retire  ,  mais  tu  n'as  pas  oublié  que  ce  cloum'appartient. 
Et  d'un  coup  de  sabre  le  barbare  trancha  la   belle  tête  d'Hdiz 

qu'il  suspendit  au  clou  par  les  cheveux. 

—  Adieu  maintenant ,  brave  Hamdoun  !  si  tu  en  as  le  courage  , 
reste  dans  cette  chambre  auprès  de  cette  tête  que  tu  as  tant  aimée. 
Je  te  déclare  que  jusqu'au  moment  où  l'air  aura  rongé  ces  chairs 
mamtenant  si  fraîches  et  si  rosées,  jusqu'au  moment  où  ces  osse- 
mens  blanchis  tomberont  d'eux-mêmes  en  pourriture  ,  cette  tête 
restera  là  .  et  tu  la  regarderas  comme  tu  regardais  tout  à  l'heure 
la  tète  du  vieillard,  sinon  je  fais  valoir  notre  contrat  devant  la 
justice. 

—  Zahed  !  interrompit  Hamdoun ,  suffoqué  par  ses  sanglots  , 
Dieu  m'a  puni  en  me  frappant  avec  ton  bras.  Ecoute  ,  je  te  pro- 


2l6  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pose  maintenant  un  autre  contrat.  Tu  viens  de  rompre  le  seul  lien 
de  bonheur  qui  m'attachait  à  la  vie.  Veux-tu  me  rendre  ce  corps 
et  cette  tête  morte  que  tu  ne  m^envieras  plus  dans  cet  état?  je 
te  donnerai  en  échange  ce  palais  dont  je  t'ai  déjà  payé  le  prix ,  car 
ce  palais  ne  peut  être  à  moi  tant  que  tu  y  posséderas  un  clou.  Ce- 
lui qui  possède  un  clou  dans  un  palais ,  possède  autant  dans  ce 
palais  que  celui  à  qui  appartient  le  palais  tout  entier.  C'est  pour- 
quoi je  ne  t'aurais  pas  cédé  même  un  cheveu  de  ma  femme.  Elle 
sera  moins  morte  pour  moi  maintenant  enfermée  dans  le  tombeau, 
que  vivante  entre  tes  bras.  C'est  par  amour  pour  elle  que  je  l'ai 
tuée.  A  moi  le  corps ,  à  toi  le  palais  ! 

Alphonse  Royer. 


LETTRES  PHILOSOPHIQUES 


ADRESSEES 


A  UN  BERLINOIS. 


IX. 


DE    L  OPINION     LEGITIMISTE.   M.     DE    CHATEAUBRIAND 


Paris  ,  3  octobre  i83o. 

S'il  suffisait ,  monsieur ,  aux  principes  nouveaux  de  la  civili- 
sation moderne  de  paraître  pour  triompher,  le  monde  serait  plus 
heureux ,  l'histoire  plus  courte  ,  et  l'homme  moins  grand.  Mais 
quand  une  vérité  jusqu'alors  inconnue  commence  à  poindre , 
veut  se  familiariser  avec  les  hommes  ,  et  se  répandre  parmi  eux  , 
elle  trouve  la  place  prise  et  depuis  long-temps  occupée.  Les  idées 
anciennes  sont  en  possession  ;  et  la  vérité  sera  contrainte  à  l'u- 
surpation ,  pour  peu  qu'elle  veuille  s'établir  et  s'asseoir.  Alors 
commence  la  lutte  :  le  génie  novateur  qui  s'ignore  lui  -  même , 
impatient  de  jeunesse  ,  ivre  de  force  et  d'espérance ,  saisit  la  vic- 
toire au  vol  avec  cette  rapidité  étincelante  contre  laquelle  il  n'y 

'    Voyez  les  livraisons  du  i5  janvier,    i5  février,   i5  mars,  i5  avril, 
i^*"  juin,  i*""  juillet,  i5  aoiit  et  j5  septembre. 


ai  8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  pas  de  refuge.    Les  révolutions  commencent  toujours  par  un 
coup  de  tonnerre.  Le  passé  recule,   il  est  épouvanté,  il  se  sent 
envahi  :  cependant  la  confusion  se  met  parmi  les  novateurs  ;  les 
rangs  sont  mal  gardés  ;  les  cris  se  contredisent  ;  les  volontés  se 
heurtent  ;  la  victoire  n'est  plus  poursuivie  avec  cette  unanimité 
qui  l'a  conquise  :  ce  changement  n'échappe  pas  à  l'œil  des  vain- 
cus ;  peu  à  peu  ils  reparaissent  dans  toutes  les  positions  naguère 
abandonnées  ;  ils  rallient  leurs  phalanges  et  viennent  à  leur  tour 
offrir  le   combat.   Alors  la  lutte  recommence ,    elle  n'est   plus 
étourdie ,  pétulante  et  courte  ;  des  deux  côtés  elle  est  réfléchie  , 
sombre  et  acharnée.  D'une  part,  c'est  l'anticiuité ,  tout  ce  qui  a 
autorité  parmi   les  hommes  par  la  possession  et  le  temps ,    la 
coutume ,   les    trachtions   héréditaires  ,   les   ci'oyances   réputées 
saintes  ,  les  idées  estimées  sages ,  les  intéi'êts  reconnus  sacrés  ; 
enfin  l'esprit  du  passé ,  déployant  tout  ce  qui  lui  reste  de  prestige 
et  d'empire.   De  l'autre,  c'est  ce  que  l'esprit  humain  a  de  plus 
jeune,  de  plus  vif  et  de  plus^  frais ,  l'innovation  pleine  d'audace 
et  de  cœur,  la  pensée  fière  d'être  libre,  qui  veut  régner,  quoique 
récente  ;  l'intelligence  qui  fait  pleuvoir  les  plus  sanglans  mépris 
sur  les  puissances  cjui  ne  relèvent  pas  d'elle  ,  le  génie  des  choses 
inconnues ,  le  démon  de  l'avenir  qui  anime  ses  soutiens,  électrise 
ses  soldats  et  leur  crie  de  mettre  leur  foi ,  leur  religion ,   leur 
poésie   dans  leurs  espérances  et  non  pas  dans  leurs  souvenirs. 
Voilà ,  monsieur  ,  ce  qui  se  passe  en  ce  moment  en  France  :  vous 
ne  pouvez  plus  nous  apercevoir   qu'à  travei'S  les  nuages   et  la 
poudre  de  l'arène  et  du  combat.  Non  ,  jamais  chez  aucun  peuple, 
jamais  à  aucune  époque  du  monde  ,  le  duel  du  passé  et  de  l'ave- 
nir n'a  été  plus  flagrant  :   tout  est  en  présence  ;  tous  les  cœurs 
sont  à  nu ,  toutes  les  passions  sont  hardies  et  sincères  ;  elle  n'est 
pas  prête  à  se  dissoudre,  la  société  assez  forte  pour  supporter  ces 
schismes  douloureux. 

En  vous  parlant ,  monsieur ,  des  prétentions  et  des  doctrines 
des  partisans  de  l'ancienne  monarchie  ,  je  ne  crois  pas  trop  diftl- 
cile  d'être  juste  :  plus  je  suis  loin  de  ces  opinions ,  mieux  je  puis 
les  découvrir  et  les  voir  ,  et  l'on  doit  mieux  compi'endre  ses  ad- 
versaires à  mesure  qu'on  s'en  sépare  davantage. 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  2IC) 

C'est  une  épreuve  excellente  pour  les  vérités  dans  lesquelles 
on  a  foi ,  qu'une  confrontation  sincère  avec  les  propositions  qui 
les  contestent.  Or  le  parti  du  passé  a  toujours  professé  que  la  ré- 
volution française  n'avait  été  ni  nécessaire  ni  légitime.  Ainsi,  sans 
nécessité,  tout  un  siècle,  le  dix-huitième,  aura  rendu  possibles  et 
inévitables  des  cliangeniens  éclatans;  sans  nécessité  un  homme 
d'état ,  Turgot ,  aura  tenté  dans  l'état  une  réforme  universelle  ; 
sans  nécessité  un  grand  peuple,  les  Français  auront  consenti  à 
démolir  leur  civilisation  antique  pour  vivre  quarante  trois  ans 
sous  la  tente  ,  et  se  porter  l'avant-garde  du  monde  dans  la  pour- 
suite de  destinées  nouvelles  !  Aveuglement  !  illusion  !  Mais  la  né- 
cessité est  la  maîtresse  des  choses  humaines  ;  à  son  geste  ,  tout 
obéit  :  tant  qu'elle  n'a  pas  parlé  ,  tout  demeure  immobile  :  elle 
proclame  ses  décrets  par  les  actes  du  genre  humain  ,  et  elle  dé- 
pose l'esprit  de  ses  lois  dans  lesaccidens  de  l'histoire.  C'est  chez 
certains  esprits  le  signe  d'une  cécité  déplorable  et  d'une  pitoyable 
faiblesse  que  la  méconnaissance  de  la  nécessité,  les  petites  colères, 
les  malédictions  furibondes  vainement  opposées  aux  envahisse- 
mens  invincibles  de  ce  qui  doit  être.  La  nécessité  est  le  langage 
que  Dieu  parle  à  la  terre  ;  c'est  le  voile  transparent  à  travers  le- 
quel il  se  manifeste  aux  humains.  Et  où  en  serions-nous  si  nous 
ne  reconnaissions  pas  à  ce  qui  est  nécessaire  un  caractère  sacré  ? 
mais  alors  pourquoi  nos  pères  ont-ils  vécu  ?  pourquoi  vivre  nous- 
mêmes?  En  vérité  si  l'on  perd  la  foi  dans  la  nécessité  progressive 
qui  est  la  vertu  impulsive  du  monde  ,  il  faut  dépouiller  la  vie  , 
comme  un  vêtement  inutile.  Je  consens  à  trouver  isolémentles  hom- 
mes faibles  et  corrompus  ,  je  me  résigne  au  spectacle  et  au  con- 
tact des  vices  et  des  misères  qui  entachent  leurs  qualités  et  leurs 
vertus  ;  mais  au  moins  laissez-moi  croire  à  la  dignité  et  à  la  for- 
tune de  l'humanité  ,  et  que  les  petitesses  de  chacun  me  soient  ra- 
chetées par  la  grandeur  de  tous.  Or  c'est  nous  insulter  et  nous 
calomnier,  nous  France,  nous  genre  humain,  que  de  nier  la  né- 
cessité de  ce  que  nous  faisons  depuis  environ  un  demi-siècle; 
c'est  nous  mettre  au  ban  de  l'histoire  ;  la  tête  nous  a  donc  tour- 
né :  ce  n'est  pas  assez  ,  si  nous  nous  trompons ,  nous  avons  été 
précédés  nous-mêmes  par  une  longue  suite  d'erreurs,  et  depuis  la 


22b  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fin    du   xiii^  siècle  ,  époque  où   commence  à  être   troublée  l'o 
béissance  uniforme  à  i'autorité  qui  se  dégrade  insensiblement , 
tout  extravague  et  tout  s'égare.  La  révolution  française  est  soli- 
daire de  toute  l'histoire  moderne  ;  il  faut  nous  absoudre  ou  con- 
damner le  monde. 

Mais  ,  monsieur  ,  si  la  révolution  française  ,  quelle  que  fût  sa 
nécessité ,  n'avait  qu'un  point  de  départ  illégitime  ;  si  par  sa  ma- 
nière de  se  manifester ,  elle  avait  violé  un  principe  éternel ,  savoir 
que  la  révolte  n'est  jamais  permise  ,  si   elle  avait  cessé   d'être 

juste   le    jour  qu'elle  devint  insurrectionnelle Examinons. 

C'est  le  christianisme  qui  a  enseigné  l'obéissance  absolue  aux 
puissances,  et  a  voulu  en  faire  une  vérité  de  tous  les  temps  et  de 
tous  les  lieux.  Avant  lui ,  l'antiquité  professait  le  respect  aux  lois 
de  la  patrie  ,  mais  elle  estimait  sainte  la  résistance  à  la  tyrannie  , 
elle  punissait  par  le  bras  de  chaque  citoyen  la  violation  de  la  cité. 
Si  un  usurpateur  prenaitla  place  des  lois,  c'était  bien  de  l'immoler. 
La  liberté  antique ,  sortie  de  l'exaltation  de  la  force  morale ,  de- 
mandait des  vengeurs  à  cette  même  force  :  fondée  par  la  justice 
qui  civilise ,  elle  mettait  le  poignard  aux  mains  de  la  justice  qui 
frappe.  Quand  Jésus-Christ  vint  prêcher  les  hommes,  il  leur 
trouva  la  tête  vide,  le  cœur  corrompu  et  petit  :  il  n'y  avait  plus 
rien  des  vertus  antiques  ;  l'homme  ne  vivait  plus  qu'au  caprice 
de  ses  appétits  ;  il  fallait  le  purifier  et  le  changer  ;  il  ne  s'agissait 
plus  de  sacrifier  des  tyrans  ,  le  monde  les  méritait ,  d'évoquer  la 
liberté  de  Sparte  ou  de  Brutus,  morte,  morte  à  jamais.  C'était  la 
vérité  morale  qu'il  fallait  communiquer  non  pas  au  citoyen,  mais 
à  l'homme  ,  la  résignation ,  la  foi  à  l'immortalité ,  un  immense 
désir  du  ciel  qu'il  y  avait  à  répandre  dans  les  âmes.  Aimez-vous, 
méprisez  la  terre ,  supportez  la  vie  comme  un  fardeau  pesant  ; 
aimez  les  puissances  bienfaisantes,  supportez  les  puissances  véné- 
neuses comme  des  épreuves  nécessaires.  Cependant  le  monde  est 
changé,  tout  est  chrétien  depuis  l'empereur  jusqu'au  serf;  le  spiri- 
tualisme de  l'Evangile  ,  plein  de  profondeur  et  d'humilité  ,  règne 
dans  tous  les  cœurs.  Soyons  attentifs  ;  comment  vont  marcher  les 
sociétés?  J'observe  qu'une  fois  la  théocratie  romaine  et  la  féodalité 
constituées,  ni  la  féodalité  ni  la  théocratie  ne  veulent  s'améliorer 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  2?.  I 

el  se  réformer.  En  vain  les  peuples  leur  montrent  leurs  plaies  dou- 
loureuses ;  on  leur  répond  en  tirant  la  chaîne  avec  une  dureté  plus 
impitoyable  ,  on  leur  signifie  que  par  le  silence  seul  ils  peuvent 
obtenir  une  oppression  stationnaire  :  que  va  donc  devenir  l'huma- 
nité? Je  convoque  ici  tous  les  sophistes  de  l'esprit  rétrograde,  je 
les  interpelle  :  qu'ils  nous  indiquent  le  remède  ;  les  rois  sont  sourds, 
le  cœur  est  endurci ,  l'esprit  hébété,;  le  saceidoce  est  complice;  où 
l'homme  se  réfugiera-t-il ,  si  ce  n'est  dans  sa  force  ?  Je  veux,  par 
une  hypothèse,  supprimer  de  l'histoire  toutes  les  insurrections,  et 
je  demande  compte  du  genre  humain.  Où  en  serait  la  liberté  poli- 
tique sans  la  révolte  des  bourgeois  et  des  communes?  la  liberté 
religieuse,  sans  la  protestation  armée  de  la  moitié  de  l'Europe  ?  Et 
l'histoire  ne  nous  offre  pas  seulement  le  fait  énergicjue  des  résis- 
tances légitimes  :  elle  nous  donne  à  lire  la  déclaration  théorique 
et  solennelle  du  droit  que  se  sent  l'homme  de  secouer  violem- 
ment les  violences  de  la  tyrannie.  Ce  fut  le  4  juillet  1 776  que  dans 
un  monde  nouveau,  d'une  civilisation  récente,  des  hommes  d'un 
esprit  di'oit  et  d'un  cœur  ferme  prononcèrent  ces  paroles  devant 
leurs  concitoyens  et  leurs  semblables  :  <i  Nous  regardons  comme 
'<  incontestables  et  évidentes  par  elles-mêmes  les  vérités  suivantes  : 
«  que  tous  les  hommes  ont  été  créés  égaux  ;  qu'ils  ont  été  doués 
«  par  le  créateur  de  certains  droits  inaliénables  :  que  parmi  ces 
«  droits  on  doit  placer  au  premier  rang  la  vie  ,  la  liberté  et  la  re- 
«  cherche  du  bonheur;  que  pour  s'assurer  la  jouissance  civile  de 
«  ces  droits  ,  les  hommes  ont  établi  parmi  eux  des  gouvernen.ons 
«  dont  la  juste  autorité  émane  du  consentement  des  gouvernés  ; 
«  que  toutes  les  fois  qu'une  forme  de  gouvernement  quelconciue 
«   devient  destructive  de  ces  fins  pour  lesquelles  elle  a  été  établie, 
«  le  peuple  a  le  droit  de  la  changer  et  de  l'abolir ,  et  d'instituer 
«   un  nouveau  gouvernement  en  établissant  ses  fondemens  sur  les 
«  principes  et  en  organisant  ses  pouvoirs  dans  la  forme  qui  lui 
.  «  paraîtront  les  plus  propres  à  lui  procurer  la  sûreté  et  le  boii- 
«  heur.  A  la  vérité,  la  prudence  exige  que  l'on  ne  change  pas, 
«  pour  des  motifs  légers  et  pour  des  causes  passagères,  des  gou- 
«  vernemens  établis  depuis  long-temps.   Aussi  l'expérience  de 
«  tous  les  siècles  démontre-t-elle  que  les  hommes  sont  plus  dis- 
«   posés  à  souffrir  tant  que  leurs  maux  sont  supportables  ,  quà  se 

ÏOME   VIII.  1*3 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  faire  justice  eux-mêmes  en  abolissant  les  formes  de  ^ouverne- 
<  ment  auxquelles  ils  sont  accoutumés.  Mais  ,  lorsqu'une  longue 
«  suite  d'abus  et  d'usurpations  ,  tendant  invariablement  au  même 
«  but ,  prouve  évidemment  le  dessein  d'e'craser  un  peuple  sous 
«  le  joug  d'un  despotisme  absolu,  alors  il  a  le  droit,  c'est  même 
«  un  devoir  pour  lui ,  de  renverser  un  pareil  ordre  de  choses  et  de 
«  confier  son  avenir  à  d'autres  mains  '.  «  Il  n'y  a  pas  de  sophis- 
me qui  puisse  ébranler  le  bon  sens  de  ces  paroles;  c'est  la  con- 
science du  peuple  et  du  genre  humain  dans  ce  qu'elle  a  de  plus 
simple  et  de  plus  e'vident  ;  c'est  le  redressement  de  la  théorie  du 
christianisme  sur  l'obéissance  absolue  ;  c'est  la  déclaration  écrite 
des  progrès  de  l'humanité.  Il  y  a  donc  eu,  depuis  saint  Paul  jus- 
qu'à Jefferson ,  un  aggrandissement  de  l'esprit  et  du  cœur  de 
l'homme;  depuis  l'enthousiaste  de  la  route  de  Damas  jusqu'au 
fondateur  de  l'indépendance  américaine ,  l'homme  est  devenu 
successivement  plus  pur  ,  plus  profond ,  plus  réfléchi ,  plus  libre  , 
plus  intelligent.  Ainsi  donc  il  n'y  a  pas  jusqu'aux  propositions  du 
christianisme  qui  ne  reçoivent  du  temps  des  commentaires  plus 
larges  ou  des  corrections  nécessaires  ;   autrement ,  c'est  mettre 

'  Cette  déclaration  solennelle  est  suivie  de  la  série  des  griefs  des  Etats- 
Unis  contre  l'Angleterre ,  et  se  termine  par  ces  mots  :  En  conséquence, 
t(  nous  représentans  des  Etats-Unis  ,  assemblés  en  congrès  général,  <n  ap- 
te pelant  au  juge  suprême  de  l'univers  qui  connaît  la  droiture  de  nos  in- 
«  tentions  ,  nous  publions  et  déclarons  solennellement,  au  nom  et  de  l'au- 
«  torité  du  bon  peuple  de  ces  colonies ,  que  ces  colonies  sont  et  ont  droit 
«  d'être  des  états  libres  et  indépendans  ;  qu'elles  sont  dégagées  de  toute 
«  obéissance  envers  la  couronne  de  la  Grande-Bretagne  ;  que  toute  union  po- 
«  li tique  entre  elles  et  l'état  de  la  Grande-Bretagne  est  et  doit  être  enlière- 
«  ment  rompue;  et  que,  comme  états  libres  et  indépendans,  elles  ont 
«  pleine  autorité  de  faire  la  guerre,  de  conclure  la  paix  ,  de  contracter  des 
«  alliances,  d'établir  le  commerce  et  de  faire  tous  les  autres  actes  ou 
«  choses  que  les  états  indépendans  peuvent  faire  et  ont  droit  de  faire.  Et 
«  pleins  d'une  ferme  confiance  dans  la  protection  de  la  divine  Providence, 
«  nous  engageons  mutuellement  au  soutien  de  cette  déclaration  notre  vie, 
«  nos  biens  et  notre  honneur,  qui  nous  est  sacré.  » 

(  Déclaration  de  l'indépendance  par  les  représentans  des  Etats-Unis  d'Amé- 
rique, assemblés  en  congrès,  le  4  juillet  1776) 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  223 

l'Evanfjile  hors  la  loi  de  l'humanité,  je  ne  veux  pas  prendre  ma 
part  d'une  pareille  impiété. 

L'écueil  où  viennent  toujours  se  briser  les  soutiens  du  passé  est 
l'obligation  où  ils  se  trouvent  d'injurier  le  présent  et  l'histoire  de 
la  patrie  depuis  quai'ante  années.  Cette  révolution,  qui  a  fait  l'ad- 
miration et  le  salut  du  monde,  n'a  été  ni  nécessaire  ni  légitime  ; 
nos  grands  hommes,  orateurs  et  guerriers,  sont  des  factieux; 
notre  gloire  est  exceptionnelle  ;  on  pourra  la  couvrir  d'une  am- 
nistie à  force  de  clémence  :  notre  émancipation  est  une  folie  ;  il 
faudra  retourner  en  1788,  relire  les  cahiers  de  nos  pères,  en  ex- 
traire quelques  humbles  vœux  et  les  présenter  au  bon  plaisir  de  la 
légitimité  triomphante. 

Mais,  disent  les  partisans  de  l'ancienne  société,  nous  avons  ab- 
diqué le  droit  divin  ;   seulement  nous  sommes  restés  fidèles  à 
l'hérédité  du  pouvoir  monarchique  de  mâle  en  mâle  par  ordre  de 
primogéniture  ;  ce  principe  est  à  nos  yeux  le  fondement  de  l'an- 
cien droit  national  français  et  doit  vivre  éternellement  :  voilà  pour 
nous  quelle  est  la  légitimité.  Cette  proposition,  qui  semble  plus 
modeste   et  plus  laisonnable,   n'a  ni  moins    d'inconvéniens  ni 
plus  de  vérité  que  la  théorie  du  droit  divin  ;  c'est  toujours  la  né- 
gation des  résultats  de  1789  ;  c'est  toujours  contester  au  peuple 
français  sa  souveraineté  ;  c'est  lui  refuser  l'omnipotence  là  où  il 
importe  le  plus  qu'il  la  garde  pour  l'exercer  au  jour  marqué.  La 
constitution  de  1791  maintint  la  royauté,   mais  elle  abaissa  le 
droit  du  trône  devant  le  droit  du  peuple  :  elle  lit  du  sceptre  une 
magistrature  utile  ,  un  ministère  public  ;  elle  n'abolit  pas  la  mo- 
narchie, mais  elle  voulut  la  convertir  et  la  tourner  doucement  en 
démocratie.  Dans  cette  œuvre,  la  Constituante  obéit  à  l'impulsion 
de  son  siècle  et  de  la  France  :  il  n'y  eut  rien  là  d'arbitraii'e.  De- 
puis Louis  XIV  ,  le  pouvoir  royal  avait  constamment  reculé  de- 
vant les  progrès  de  la  société  ,  devant  les  agrandissemens  d'un 
peuple  intelligent  et  laborieux.  Voilà  pourquoi  aujourd'hui  la 
France,  qui  a  commencé  son  histoire  par  l'aristocratie  féodale , 
qui   s'est  ensuite   affermie  sous  l'autorité  d'une  monarchie  glo- 
rieuse et  forte  ,  travaille  à  se  développer  et  à  s'asseoir  dans  les 
formes  nouvelles  d'une  démocratie  constituée.  Hors  de  ce  point  de 


3.24  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vue,  l'histoire  de  notre  patrie  n'estplus  qu'un  cliaos,  un  labyrintlie 
sans  issue,  un  naufrage  éternel. 

Bossuet  a  dit  qu'il  n'y  a  pas  de  droit  contre  le  droit-  je  m'em- 
pare à  mon  tour  de  cet  adage  et  je  maintiens  que  rien,  ni  race  ni 
famille  n'a  un  droit  qui  puisse  en  France  primer  le  droit  du  pays. 
Et  si  l'on  déplore  la  fatalité  qui  bannit  du  trône  un  enfant  qui 
n'a  rien  fait ,  nous  demanderons  pourquoi  il  n'y  aurait  pas  une 
solidarité  pour  les  dynasties,  quand  on  en  reconnaît  une  pour  les 
peuples,  et  pourquoi  les  nations  au  jour  de  leur  justice  ne  s'ar- 
meraient pas  des  sentences  dont  on  a  voulu  les  accabler?  Le  fils 
de  Napoléon  s'est  éteint  dans  l'exil  ;  pourquoi  le  fils  d'un  prince 
sans  gloire,  dont  la  mort  tragique  fut  la  seule  distinction  ,  serait- 
il  plus  Jiuereux  ?  Nous  ne  sommes  pas  acharnés  contre  un  enfant  ; 
nous  savons  tout  ce  qui  s'attache  de  charme  douloureux ,  dans 
l'ame  des  serviteurs  fidèles  ,  à  une  royale  enfance  qui  commence 
la  vie  par  la  proscription  :  mais  est-ce  notre  faute  à  nous?  D'ail- 
leurs cette  antique  famille,  qui  depuis  un  siècle  est  stérile  en  hé- 
ros et  ne  peut  se  recommander  auprès  de  nous  que  d'Henri  I\  et 
de  Louis  XIY,  a-t-elle  bonne  grâce  à  se  plaindre?  Dans  ses  pros- 
pérités, a-t-elle  eu  pitié  des  vaincus  ?  a-t-elle  eu  pitié  de  nos 
guerriers?  a-t-elle  eu  pitié  du  grand  empereur  quand  il  se  pro- 
menait sur  les  grèves  de  Ste-Hélène?  Qu'elle  se  rende  justice; 
que,  rappelant  un  reste  de  fierté ,  elle  ne  veuille  plus  de  nous 
quand  nous  ne  voulons  plus  d'elle ,  et  qu'elle  laisse  la  France 
poursuivre  en  paix  ses  immortelles  destinées. 

En  parcourant,  il  y  a  quelques  jours,  monsieur,  la  collection 
du  Conservateur^  j'y  ai  trouvé  cette  proposition  :  La  révolution 
française  ne  fera  pas  plus  époque  dans  l'histoire  générale,  que  les 
jours  d'ii'resse  d'un  homme  du  peuple  ne  font  époque  dans  l'histoire 
de  sa  vie  (i).  Vous  reconnaîtrez  l'aveuglement  que  je  vous  ai  si- 
gnalé :  il  vaut  la  peine  de  relire  les  pages  de  ce  receuil  célèbre , 
pour  constater  à  quelles  aberrations  s'abandonnèrent  les  défen- 
seurs de  l'ancien  ordre  :  à  leurs  yeux,  la  société  est  folle,  im- 
pie; la  philosophie  moderne  est  une  philosophie  essentiellement 

'  Tome  111,  page  53fi. 


LETTRES     PHILOSOl'HIQUES.  225 

alliée  \  La  France  est  perdue  si  elle  ne  remonte  violeuînient  le 
cours  de  son  histoire.  Et  la  vérité  est  si  ^grossièrement  outragée  , 
qu'on  ne  s'expliquerait  pas  l'influence  exercée  par  cette  feuille 
loyaliste,  sans  l'intervention  d'un  lionnne,  M.  de  Chateaubriand, 
qui  prit  l'antique  monarchie  sous  sa  tutelle ,  et  cacha  quelque 
temps  sous  les  splendeurs  de  sa  gloire  les  taches  de  la  coiuonne 
et  les  ruines  du  trône.  Comment  donc  le  premier  écrivain  de  no- 
tre âge  se  trouve-t-il  dans  d'autres  rangs  que  les  nôtres  ?  D'où 
vient  ce  divorce  entre  les  allures  du  génie  et  les  mouvemens  de 
la  liberté  ? 

C'est  la  Bretagne  ,  une  des  plus  illustres  provinces  de  la  France, 
qui  nous  a  donné  M.  de  Chateaubriand.  Dans  les  bruyères  de 
Combourg  s'éleva  son  enfance  et  sa  première  jeunesse;  il  y  était 
le  compagnon  des  vents  et  des  flots,  pour  parler  son  langage  ;  il  y 
contracta  l'amour  de  la  solitude  et  de  la  nature ,  le  besoin  des 
grands  spectacles  de  la  création ,  et  par  contre-coup  des  pathéti- 
ques émotioTT?  qu'impriment  au  cœur  les  ruines  de  l'histoire.  Cette 
enfance  décida  de  sa  vie  ;  elle  éveilla  cette  imagination  céleste  qui 
a  fait  ses  tourmens  et  nos  délices  ,  don  divin  et  douloureux  ,  irré- 
sistible enchanteresse  qui  ne  commmiique  ses  secrets  et  sa  jouis- 
sance qu'en  déchirant  l'homme  dont  elle  fait  un  poète  sacre',  une 
lyre  éternelle  ,  un  temple  animé.  Au  printemps  de  1791 ,  le  jeune 
François  de  Chateaubriand  quitta  sa  mère  et  la  France  pour  com- 
mencer à  voyager  ;  volontairement  il  se  détourna  du  choc  de  la 
révolution  pour  traverser  les  mers  ,  pour  visiter  l'Amérique  ,  pour 
entamer  cette  course  aventureuse  qui  se  confond  avec  sa  vie  , 
qu'elle  remplit  presque  tout  entière ,  et  dont  elle  est  l'image. 
Désormais  le  voyageur  ne  se  reposera  plus  ;  c'est  peu  pour  lui 
d'avoir  serré  la  main  de  Washington  ,  et  contemplé  les  monumens 
de  rOhio;  après  avoir  touché  le  sol  de  la  patrie,  il  repart,  et  je 
le  vois  dans  Rome.  Mais  ce  jeune  homme  est  déjà  rassasié  dans 
son  cœur ,  ou  plutôt  il  a  tout  dévoré  :  il  a  tourné  la  tète  vers 
rOrient,  il  aspire  à  Jérusalem  ,  en  prenant  pour  étapes  Sparte  et 
Athènes;  eh  bien!  ni  Jérusalem,  ni  Lacédémone,  ni  les  cités  de 

'  Tome  V,  paijc  443. 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Minerve  et  de  Rémus  ne  le  satisferont  ;  en  vain  le  nomade  Breton 
a  poursuivi  tous  les  souvenirs  ;  en  vain  il  s'est  penché  sur  tous 
les  débris ,  il  n'a  rien  trouvé  qui  pût  combler  le  vide  de  cette 
anie  qui  se  dévore  et  s'alimente  sans  relâche.  Cette  ame  dépasse 
les  proportions  de  tous  les  spectacles  qu'il  se  donne ,  elle  le  fait 
plus  grand  que  toutes  les  grandeurs  accumulées  à  ses  pieds  ;  il 
vêve  au-delà  d'elles;  et  mécontent  de  la  terre  qu'il  a  visitée,  des 
hommes  qu'il  craint  et  qu'il  connaît  peu,  triste,  ramené  h  Dieu 
par  cet  ange  de  la  mélancolie  qui  est  sa  muse ,  il  n'a  plus  pour 
tempérer  l'amertume  des  jours  qui  pèsent  sur  lui,  qu'à  faire  écla- 
ter sur  sa  lyre  ses  douleurs  et  ses  chants.  Alors  ,  à  ces  acceus  nou- 
veaux, les  peuples  s'arrêtent,  les  générations  s'émeuvent  au  fond 
de  l'ame ,  on  les  dirait  suspendues  aux  lèvres  dujDoète  pour  boire 
avec  ivresse  une  si  délectable  harmonie  :  jamais,  avant  lui,  on  n'a- 
vait entendu  rien  de  si  doux  et  de  si  magique  ;  il  règne  dans  tous 
les  cœurs,  surtout  dans  celui  des  fennnes  et  des  adolescens.  Eh  ! 
qui  n'a  pas  enchanté  sa  première  jeunesse  avec  les  tiistesses  de 
René?  Il  faut  être  Français,  monsieur,  pour  comprendre  entière- 
ment le  culte  que  chacun  de  nous  a  voué  au  chantre  des  Martyrs^ 
il  a  doté  la  France  d'une  poésie  qu'on  s'opiniâtrait  à  lui  refuser; 
il  a  innové  sans  l'altérer  dans  la  langue  de  Bossuet  et  de  Racine  ; 
c'est  un  harmonieux  mélange  des  formes  d'Homère  et  de  Tacite  ; 
surtout  c'est  un  poète  divin  ;  je  lui  appliquerais  volontiers  ces 
j)aroles  c[ui  lui  appartiennent  :  «  La  vie  des  poètes  est  à  la  lois 
«  naïve  et  sublime  ,  ils  célèbrent  les  dieux  avec  une  bouche  d'or, 
«  et  sont  les  plus  simples  des  hommes  ;  ils  causent  comme  des 
«  immortels  ou  comme  de  petits  enfans  ;  ils  expliquent  les  lois 
"  de  l'univers,  et  ne  peuvent  comprendre  les  affaires  les  plus 
«  'innocentes  de  la  vie  ;  ils  ont  des  idées  merveilleuses  de  la  mort, 
<(  et  meurent  sans  s'eu  apercevoir,  comme  des  nouveau-nés.  » 
Aussi ,  monsieur,  il  n'y  a  pas  de  colère  politic[ue  dont  les  flots  ne 
doivent  venir  expirer  aux  pieds  de  notre  poète  :  dans  tous  les 
rangs  il  est  révéré  ;  aussi  la  France  s'est  sovdevée  de  dégoût  à  l'as  - 
pect  des  alguazils  qui  ont  violé  l'asile  du  serviteur  des  Muses. 
Toujours  et  partout  où  le  génie  jouira  de  ses  franchises ,  sui- 
tout  en  terre  de  France,  M.  de  Chateaubriand  est  inviolable  et 
.sacré. 


LETTRES    PHILOSOPHIC^UES.  22^ 

Il  n'y  a  pas  de  meilleur  exercice  pour  l'esprit  que  d'étudier  un 
grand  lionune  ;  tout  sert  de  leçon ,  l'intelligence  de  ses  dons  les 
plus  brillans  comme  celle  de  ses  faiblesses.  Je  me  suis  souvent 
interi'ogé  pour  démêler  la  cause  des  sentimens  contradictoires 
que  suscitait  en  mon  cœur  le  génie  de  M.  de  Cliateaubriand. 
D'abord  une  admiration  ellrénee,  des  transports  fougueux  d'en- 
thousiasme, puis  des  regrets,  je  dirai  presque  des  remords  d'a- 
voir été  mené  si  loin  ,  un  désabusement  qui  glaçait  ma  première 
ardeur,  des  avertissemens  sévères  de  la  raison  qui  me  répriman- 
dait de  mes  fanatiques  plaisirs.  Pourquoi  donc  ces  combats?  Pour- 
quoi ces  décliiremens?  I^'adoiation  du  vrai,  du  beau,  doit -elle 
donc  porter  dans  l'ame  tant  de  discordantes  émotions  ?  Il  y  a  là 
quelque  secret  qu'il  me  faut  percer;  car,  enfin,  je  suis  de  bonne 
foi ,  je  me  suis  exposé  avec  naïveté  aux  rayons  du  génie  ;  il  faut 
que  le  Dieu  sous  lequel  je  me  débats  porte  en  lui-même  la  cause 
de  mes  tourmens  ;  son  action  n'est  pas  toute  bienfaisante  ;  sa  lu- 
mière me  brûle  plus  qu'elle  ne  m'éclaire  :  je  suis  fasciné,  je  ne 
suis  pas  heureux.  Pourquoi  donc,  quand  je  relis  ces  pages  que  j'ai 
dévorées,  ne  subsiste-t-il  guère  dans  moi  que  l'inébranlable  ad- 
miration de  la  langue?  Mais  la  foi  à  la  pensée  même  a  disparu. 
IManquerait-il  quelque  chose  d'essentiel  à  M.  de  Chateaubriand  ? 
Serait-ce  qu'il  n'a  pas  assez  de  bon  sens  en  proportion  de  son 
génie?  Serait-ce  qu'à  une  imagination  divine  il  n'a  pu  marier 
qu'une  raison  légère  ?  En  effet,  suivez  son  esprit,  il  ne  s'est  rien, 
proposé  d'avance,  il  marche  à  l'aventure,  au  vent  de  l'occasion. 
M.  de  Cliateaubriand  n'a  pas,  comme  Voltaire  ou  Goethe,  conduit 
et  ])oussé  son  siècle  dans  les  voies  d'une  éjnancipation  qui  s'agran- 
dit toujours  :  il  n'a  pas  comme  eux  épanché  avec  une  majestueuse 
persévérance  les  trésors  salutaires  d'une  philo.sophie  progressive; 
il  semble  plus  occupé  de  lui  que  du  genre  humain,  de  ses  pas- 
sions que  des  intérêts  de  tous  ;  et  son  esprit  qui  n'a  rien  de  posé , 
de  systématique,  l'abandonne  sans  lest,  sans  résistance  aux  ca- 
pricieuses impulsions  de  sa  fantaisie.  Quel  enseignement  sait-il 
retirer  de  notre  première  révolution?  Il  n'y  gagne  qu'un  ébran- 
lement de  tête  qui  lui  inspire  ton  Essai  sur  les  Réi'olutions,  ou- 
vrage où  l'imprudent  jeune  homme  se  livre  et  trahit  son  secret. 
C'est  une  imagination  furieuse  qui  bouleverse  le  ciel  et  la  terre, 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

débute  par  les  jeux  les  plus  bizarres,  se  permet  les  comparaisons 
les  plus  disparates ,  les  plus  monstrueux  accoupleniens  :  il  prend 
la  révolution  française  pour  une  apparition  fantastique ,  et  il  en 
compose  avec  l'antiquité  un  mélange  adultère.  Cependant  une 
autre  tentation  le  prend  ;  s'il  chantait  les  autels  relevés,  le  cliris- 
tianisme  rétabli  !  Jamais  ouvrage  n'offrit  plus  que  le  Génie  du 
Christianisme  le  reflet  de  M.  de  Chateaubriand;  descriptions 
magnifiques  de  poétiques  circonstances,  de  cérémonies  religieuses, 
des  merveilles  de  la  nature,  résurrection  oratoire  et  impétueuse 
des  vieux  souvenirs,  sentiment  profond  des  sublimités  de  la  Bible 
et  de  Bossuet  :  mais  où  est  la  pensée  de  l'ouvrage  ?  Faut  -  il  la 
chercher  dans  la  supériorité  du  passé  sur  le  présent  et  l'avenir 
du  monde  ?  elle  serait  fausse  ;  mais  non ,  ne  demandons  pas  à  cette 
œuvre  brillante  une  profondeur  même  erronée.  M.  de  Chateau- 
briand s'est  proposé  d'écrire  admirablement  sur  un  thème  adopté; 
voilà  tout.  C'est  un  habile  orateur  qui  sacrifiera  tout  à  un  parti 
pris  ;  dans  son  panégyrique  du  catholicisme,  rien  ne  l'embarrasse. 
La  réforme,  la  philosophie  ,  la  révolution  française ,  tout  le  mou- 
vement de  la  rénovation  moderne  sera  oublié  ou  flétri ,  et  à  force 
de  tableaux  enchanteurs  ,  de  prétentions  adroites ,  de  poétiques 
ornemens,  le  lecteur  est  saisi ,  entraîné  jusqu'au  bout.  C'est  bien  : 
mais  aussi  quand  le  temps  a  coulé,  on  expose  ses  ouvrages  à  de 
cruels  retours  si  on  ne  leur  a  pas  donné  pour  appui  le  bon  sens 
du  genre  humain  ;  il  ne  suffit  pas  à  la  gloire  d'être  concédée  une 
fois ,  elle  doit  pouvoir  soutenir  le  regard  des  générations  qui  arri- 
vent, et  sortir  triomphante  des  révisions  séculaires.  Au  Génie  du 
christianisme  je  préfère  de  beaucoup  les  Martyrs  et  Y  Itinéraire 
qui  en  sont  comme  les  radieux  corollaires.  M.  de  Chateaubriand 
s'y  trouve  plus  à  l'aise  qu'ailleurs  ,  il  n'a  qu'à  chanter  et  à  décrire  , 
et  il  n'est  nulle  part  plus  excellent  et  plus  pur  que  dans  son 
épopée  et  ses  notes  de  voyageur  :  nouvelle  preuve  de  l'originalité 
presque  exclusive  qui  marque  au  front  ce  favori  des  Muses  :  il  a 
été  jeté  sur  la  terre  pour  chanter,  et  ce  n'est  pas  son  affaire  de 
conclure  ou  d'agir.  Vous  avez  lu .  monsieur  ,  le  dernier  ouvrage 
de  M.  de  Chateaubriand,  ses  Études  historiques  :  tout  ce  qui  est 
descriptions  et  tableaux  resplendit  d'un  éclat  incomparable  ;  mais 
dès  que  l'auteur  veut  se  montrer  philosophe  ,  historien  grave,  dès 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  22^ 

qu'il  affecte  les  généralités  de  la  pensée ,  ses  aperçus  sont  faibles  , 
courts,  ses  distinctions  arbitraires,  ses  considérations  presque 
puériles.  M.  de  Chateaubriand  sera  emporté  au  temple  de  Mé- 
moire sur  ses  ailes  de  poète  :  le  chantre  des  Marljrs,  des  Nalchcz, 
de  René,  à^Alala,  trouvera  bon  accueil  auprès  d'Homère,  de 
Milton  et  du  Tasse  ;  mais  qu'ensuite  il  ne  veuille  pas  passer  du 
côté  de  Montesquieu ,  de  Rousseau ,  de  Voltaire  ;  il  n'a  ni  la  rai- 
son assez  haute ,  ni  le  bon  sens  assez  populaire  ;  il  faut  qu'il  se 
tienne  content  avec  la  société  de  Racine  et  de  Virgile. 

Vous  trouverez  naturel ,  monsieur,  que  l'auteur  des  Martyrs 
ait  porté  dans  la  politique  le  même  tempérament  que  dans  la  lit- 
térature. Ce  sont  les  mêmes  caprices  et  les  mêmes  inconstances 
du  génie ,  c'est  la  même  vocation  à  contredire  et  à  s'opposer  ;  ce 
sont  les  mêmes  incohérences  ,  d'où  sortent  des  effets  et  des  posi- 
tions dramatiques.  Mais  au  milieu  de  ces  singularités  s'élève  et 
subsiste  une  grandeur  d'ame  peu  commune;  M.  de  Chateaubriand 
peut  être  inconséquent,  mais  il  est  toujours  noble.  Poursuivant 
intrépide  de  la  gloire  ,  il  peut  quelquefois  la  chercher  mal ,  mais 
au  moins  il  la  cherche  toujours  :  il  n'a  jamais  laissé  la  fierté  de 
son  cœur  échouer  contre  les  petites  convoitises  et  les  cupidités 
ignominieuses.  Si  la  révolution  française  le  trouva  pour  elle  sans 
amour  et  sans  intelligence ,  il  ne  pouvait  du  moins  échapper  à 
l'empire  qu'exerçait  sur  tous  les  hommes  Napoléon.  Il  y  a  des 
affinités  entre  les  diversités  de  la  grandeur  humaine.  L'enthou- 
siasme qu'inspirait  le  premier  consul  à  M.  de  Chateaubriand  , 
leçut  une  vive  atteinte  des  mêmes  coups  qui  frappèrent  le  duc 
d'Enghien  :  l'écriveiin  refusa  courageusement  de  servir  davantage 
1  homme  terrible  qui,  pour  se  sauver  du  parallèle  avec  Monk, 
s'était  permis  du  sang.  Plus  tard,  il  se  laissa  ramener  au  pied  du 
trône  impérial ,  mais  il  ne  put  résister  long-temps  à  la  tentation 
périlleuse  de  le  braver  encore  ;  et  le  poète  était  contre  le  héros , 
en  opposition  ouverte ,  quand  sur  les  débris  de  notre  fortune  les 
Bourbons  reparurent. 

Je  relis  à  l'instant  même  ,  nionsieur,  la  brochure  de  Buojiaparte 
et  des  Bourbons  :  j'avais  oublié  les  violences  de  ce  pamphlet  ;  ja- 
mais la  vérité  n'a  été  plus  éloquernment  trahie  ;  dans  cefactum  . 


23o  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  mensonge  coule  abondamment  ;  il  y  règne  avec  une  éclatante 
effronterie  ;  sciemment  l'écrivain  est  injuste  ,  inique,  sans  pudeur 
et  sans  frein;  sa  plume  n'est  plus  qu'une  arme  furieuse  avec  la- 
quelle il  veut  achever  un  adversaire  abattu.  Il  envenime  les  plaies 
de  la  France ,  il  les  élargit,  sans  doute  pour  y  faire  entrer  plus  à 
l'aise  cette  main  royale  qui  devait  nous  guérir  de  nos  douleurs 
comme  des  écrouelles.  Que  de  fois  M.  de  Chateaubriand  a  dû 
gémir  sur  cette  orgie  du  talent  dont  il  a  souillé  ses  œuvres  pour 
des  indignes  et  des  ingrats  !  Il  est  triste  d'avoir  calomnié  le  génie 
et  la  patrie ,  quand  le  génie  abdiquait  et  quand  la  patrie  était 
mourante. 

Dès  que  commence  la  carrière  politique  du  célèbre  auteur  avec 
le  règne  de  Louis  XVIII,  conmience  aussi  pour  lui  une  situation 
perplexe  et  compliquée  ,  fertile  en  embarras  et  en  contradictions. 
M.  de  Chateaubriand  se  propose  une  illustration  nouvelle  ,  il 
veut  être  homme  politique  comme  écrivain  et  comme  ministre  ; 
il  a  devant  les  yeux  Montesquieu,  Fox  et  Pitt.  Voilà  son  but  : 
quel  est  sou  point  de  départ?  Il  est  l'espoir  et  l'orgueil  des  roya- 
listes et  des  soutiens  du  passé  ;  ils  le  considèrent  comme  l'adver- 
saire de  la  révoluîion  française  ,  comme  le  chantre  et  le  fondateur 
dans  l'esprit  des  peuples  de  la  légitimité,  connne  l'instrument  de 
leurs  passions ,  comme  le  ministre  de  leurs  intérêts  ;  ils  le  suivront 
s'il  veut  leur  obéir.  Mais  le  génie  de  M.  de  Chateaubriand  le  dis- 
pute aux  préoccupations  folles  de  son  pai'ti ,  û  n'est  qu'à  moitié 
dans  l'erreur;  en  dépit  de  ses  engagemens  ,  des  amitiés  et  des 
séductions  qui  l'entourent,  il  est  attiré  vers  cette  France  jeune 
dont  il  attend  la  confirmation  de  sa  gloire  ;  il  n'est  pas  dans  son 
humeur  de  se  brouiller  sans  retour  avec  les  grandeurs  et  les 
maximes  de  notre  révolution  ;  il  aimerait  mieux ,  en  y  réfléchis- 
sant ,  être  auprès  de  la  postérité  l'historien  de  Napoléon  que  son 
fléau  littéraire;  et  cet  homme  formé  par  la  nature  pour  tout  ce 
qui  est  grand  et  vrai ,  qui  ,  placé  dans  une  situation  simple ,  pou- 
vait être  aussi  utile  à  sa  patrie  qu'il  avait  été  brillant,  consumera 
quinze  ans  de  sa  vie,  cette  maturité  précieuse  qui  sépare  la  jeunesse 
du  tombeau ,  dans  une  suite  d'avortemens  et  de  mécomptes  :  trop 
hbéral  pour  les  royalistes,  trop  royaliste  pour  les  libéraux,  ré- 
puté impie  par  les  gens  d'église,  raillé  comme  cagot  par  les  phi- 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  23 l 

losopliej,  gentilhomme  républicain,  démocrate  amoureux  des 
vanités  de  l'étiquette ,  et  quelquefois  le  plus  petit  des  hommes  , 
s'il  n'était  pas ,  depuis  la  mort  de  Rousseau ,  le  plus  grand  de 
nos  écrivains. 

Après  avoir  publié  ses  Réflexions  politiques ,  en  1814,  opuscule 
oîi  il  s'elïorçait  de  faire^accepter  aux  royalistes  un  peu  de  liberté, 
M.  de  Chateaubriand  voulut ,  dans  un  ouvrage  important ,  consi- 
gner sa  politique  et  se  mêler  à  l'élite  des  publicistes.  La  Monar- 
chie selon  la  Charte  ne  me  paraît  pas  mériter  la  prédilection 
particulière  que  lui  a  vouée  son  auteur ,  et  sans  le  style  qui  cepen- 
dant reproduit  trop  le  calque  et  les  habitudes  de  Montesquieu,  la 
lecture  en  serait  soutenable  à  peine  ;  c'est  un  assemblage  de  quel- 
ques principes  constitutionnels,  de  futilités  nobiliaires  et  de  fu- 
reurs royalistes.  M.  de  Chateaubriand  dit  vouloir  fonder  la  li- 
berté ,  mais  en  même  temps  il  veut  écraser  les  principes  et  les 
intérêts  de  la  révolution  française.  Rien  n'accuse  mieux  que  la 
RJ anarchie  selon  la  Charte ,  l'insuffisance  politique  de  cet  espril 
toujours  dupe  et  toujours  léger. 

Mais  relevons,  en  passant,  une  inconséquence  honorable  pour 
M.  de  Chateaubriand.  Dès  i8i5,  il  se  déclarait  le  partisan  de  la 
liberté  de  la  presse,  il  U  revendiquait  avec  de  singulières  res- 
trictions', j'en  conviens,  mais  enfin  il  maintenait  les  droits  delà 
pensée ,  stipulant  pour  lui ,  et  ne  consentant  à  servir  le  trône  que 
si  on  lui  laissait  à  lui-même  son  sceptre ,  sa  plume.  Le  génie 
même  ,  au  milieu  de  ses  plus  désolantes  aberrations  ,  garde  tou- 
jours quelque  chose  d'excellent  et  revient ,  à  la  vérité  par  quel- 
que endroit. 

Cependant  le  moment  est  arrivé  où  M.  de  Chateavibriand  se 
servira,  pour  lui-même  et  pour  son  parti ,  de  sa  puissance;  puis- 
qu'on leur  refuse  obstinément  le  pouvoir,  ils  le  raviront ,  el  1<î 
demanderont,  non  plus  au  roi ,  mais  à  l'opinion.  Quelle  conces- 
sion au  siècle  1  M.  de  Chateaubriand  illustra  de  son  nom  le  Con- 
sen>ateur,  l'anima  de  sa  verve  et  le  revêtit  de  son  éclat  :  il  fut  le 
général  de  cette  croisade  de  gentilshommes  qui  se  servaient  de  la 
liberté  par  vengeance  et  par  ambition  :  tout  était  nouveau  dans 

'  Il  (U'mnnduit  une  loi  rcpii'ssivc  (jisi  lût  inunanis. 


•7.3.2  REVUL     DES    DEUX     MONDES. 

cette  entreprise;  et  la  France ,  sans  être  convaincue,  lisait  avec 
curiosité  le  manifeste  de  cette  démagogie  aristocratique. 

La  légitimité  a  eu  deux  soutiens,  M.  de  Villèle  et  M.  de  Cha- 
teaubriand ,  elle  a  commis  la  faute  de  les  désunir  et  de  sacrifier  le 
poète  à  celui  qui  était  plus  qu'un  homme  d'affaires  sans  être  un 
grand  honmie  d'état,  M.  de  Villèle  avait  l'avantage  de  ne  pas 
partager  les  superstitions  de  son  parti  ;  il  ne  croyait  qu'au  pou- 
voir et  à  l'argent  ;  il  répugnait  à  la  Charte ,  parce  qu'elle  lui 
pai-aissait  gêner  l'autorité  royale  ;  cependant  il  s'y  était  résigné 
dans  l'espoir  d'un  budget  plus  facile  et  plus  opulent.  Mais  s'il 
était  sans  fanatisme ,  il  était  aussi  sans  conscience  ;  les  calculs  du 
financier  finirent  par  étouffer  tous  les  sentimens  du  royaliste.  Il 
ne  prenait  plus  fort  à  cœur  les  traditions  et  les  croyances  du  mys- 
ticisme monarchique  ,  mais  il  alla  trop  loin  dans  ses  mépris ,  et 
son  ame  qui  était  vide  égara  son  esprit  qui  était  fin.  On  ne  fait  rien, 
surtout  on  ne  gouverne  pas  les  hommes  sans  quelque  grandeur 
et  quelque  sincérité  dans  le  cœur  ;  et  les  ressources  de  l'habileté 
la  plus  déliée  ne  valent  pas,  en  de  certains  jours,  les  grossières 
hardiesses  de  la  conviction.  En  face  de  M.  de  Chateaubriand, 
M.  de  Yillèle,  ayant  pour  complicesles  antipathies  de  Louis  XVIII, 
se  montra  petit,  ingrat,  mal  élevé  ,  et  il  l'outragea  pour  s'en  dé- 
livrer irrévocablement. 

C'en  est  fait,  Coriolan  passe  chez  les  Volsques  ,  et  changera  les 
destinées  ;  si  l'injure  fut  sanglante,  la  vengeance  sera  vive;  elle 
dépassera  les  espérances,  et  peu  s'en  faut  qu'elle  n'excite  la  pitié 
des  plus  cruels  ennemis  de  la  monarchie  :  elle  en  meurt ,  la  vieille 
dynastie ,  holocauste  offert  à  l'amour-propre  blessé  ;  elle  expire 
sous  le  genou  et  sous  le  fer  de  celui  qu'elle  a  renié.  Mais  arrête, 
implacable  tribun!  suspends  tes  derniers  coups;  grâce  pour  l'ou- 
vrage de  tes  mains  ;  souviens-toi  de  toute  ta  vie  ;  retrouve-toi 
sujet  fidèle  aux  pieds  de  ton  roi  ;  pardonne  l'outrage ,  redeviens 
chrétien .  Impossible  :  le  vieillard  à  la  tête  grise  '  n'entend  plus  rien  : 
il  s'est  poussé  impétueusement  à  la  tête  des  générations  nou- 
velles ;  il  a  fait  passer  à  sa  suite,  sous  les  drapeaux  du  siècle  et  de  la 
liberté,  une  défection  qui  laisse  un  vide  funeste  dans  les  rangs  op- 

'  Expression  de  M.  de  Cliateaubriand. 


r.ETTKES    PHILOSOPHIQUES.  3.33 

posés.  Il  célèbre  ,  d'un  tonde  triouiplie,  les  funérailles  de  la  mo- 
tiarchie  ;  nous  ne  sommes  pas  rois  ,  s'écrie-t-il ,  ce  n'est  pas  pour 
nous  que  nous  parlons;  il  est  enivré;  pour  la  première  fois  ,  il  se 
trouve  populaire  ;  enfin  ,  il  n'est  tiré  de  son  inexplicable  aveugle- 
ment que  par  le  canon  des  barricades. 

Si  quelqu'un,  monsieur,  a  précipité,  par  son  impulsion  person- 
nelle, la  chute  de  la  maison  de  Bourbon,  c'est  M.  de  Chateau- 
briand ;  il  a  perdu  ce  qu'il  avait  élevé.  Jamais  polémique  ne  fit  plus 
de  ravage.  Grâce  à  lui ,  personne  de  quelque  sens  et  de  quelque 
consistance  n'osa  plus  s'avouer  royaliste  ;  chacun  briguait,  sous  sa 
conduite,  les  honneurs  de  la  désertion,  et  passait  à  l'ennemi  sous 
le  fracas  des  applaudissemens  publics. 

Mais  ne  voilà-t-il  pas  que  ,  par  une  péripétie  nouvelle  ,  celui  qui 
s'est  vengé,  se  lamente  sur  sa  victoire  ;  après  avoir  donné  quelques 
jours  et  quelques  paroles  à  l'admiration  de  l'héroïsme  populaire, 
il  retourne  au  culte  des  débris  de  la  légitimité  :  cela  peut-être  fort 
chevaleresque,  mais  cela  n'est  pas  raisoiniable;  car  enfin,  que  veut 
M.  de  Chateaubriand?  S'il  désire  sincèrement  le  développement  des 
destinées  du  monde  ,  s'il  veut  être  l'agent  de  l'humanité  et  non  pas 
d'une  race  de  rois,  comment  ne  comprend-t-il  pas  que  la  rup- 
ture avec  l'ancien  ordre  est ,  pour  nous  ,  un  progrès  nécessaire  , 
le  seul ,  à  vrai  dire  ,  que  nous  ayons  fait?  C'est  abuser  de  l'autorité 
du  génie  que  de  nous  présenter  la  légitimité  monarchique  comme 
une  vérité  sociale  de  tous  les  temps  ;  et  nous  offrir  Henri  V 
comme  l'unique  ressource  de  la  France ,  voilà  qui  est  fort  ridi- 
cule. Que  M.  de  Chateaubriand  ne  se  méprenne  pas  à  l'éclat  de 
ses  derniers  pamphlets  :  s'il  a  satisfait  la  conscience  de  notre 
honneur  par  l'éloquente  réprobation  de  la  politique  poltronne 
qui  nous  abaisse  aux  yeux  de  l'Europe ,  il  a  contristé  tous  ceux 
qui  estimaient  le  moment ,  arrivé  pour  lui ,  de  donner  à  sa  bril- 
lante renommée  la  sanction  du  bons  sens  et  de  la  solidité. 

En  vérité,  M.  de  Chateaubriand  s'est  placé  dans  une  situation 
comique  entre  les  générations  nouvelles  et  le  parti  rétrograde. 
Aux  premières,  il  déclare  accepter  toutes  les  possibilités  et  toutes 
les  aventures  de  l'avenir ,  il  ne  fait  pas  difliculté  d'écrire  :  Et 
pourquoi  donc  la  république  serait-elle  une  chimère?  Mais  aussitôt 
il  se  sent  ressaisi  par  *es  vieilles  habitudes  ,  et  il  fait  entendre  le 


■>,34  r.EVUE     DES    DEUX     MONDES. 

cri  de  Montjuie  et  Saint-Denis  :  de  cette  façon,  il  est  en  règle 
avec  tout  le  monde;  prophète  de  l'ordre  nouveau  ,  gardien  fidèle 
du  royal  oriflamme. 

On  n'échappe  pas  à  la  fatalité  de  son  caractère.  M.  de  Cha- 
teaubriand est  né  pour  ébranler  l'imagination  de  ses  contempo- 
rains ,  mais  non  pas  pour  éclairer  leur  raison  ,  mais  non  pas  pour 
exercer  sur  les  affaires  publiques  une  influence  utile  :  c'est  un 
poète  incorrigible.  Il  a  poursuivi  la  gloire  de  l'homme  d'état ,  il 
n'a  pu  trouver  que  celle  de  l'écrivain,  et,  par  un  singuher  con- 
traste ,  il  s'est  approprié  avec  bonheur  les  formes  du  style  poli- 
tique ,  sans  être  davantage  un  homme  politique.  Il  a  été  de  sa 
destinée  de  se  trouver  spectateur  impuissant  de  nos  deux  révolu- 
tions: en  1789,  il  est  trop  jeune  et  trop  sauvage;  en  i83o,  il  est 
trop  vieux  et  trop  engagé;  dans  l'intervalle  ,  en  i8i4,  il  travaille 
à  la  restauration  de  la  vieille  couronne;  de  iSaS  à  i83o,  il  la 
brise;  aujourd'hui,  il  la  pleure;  toujours  inconséquent,  toujours 
chimérique,  puissant  dans  l'opposition  et  l'invective,  incapable 
d'asseoir  les  choses  et  de  gouverner  les  hommes. 

Harmonieux  vieillard ,  repose-toi  ;  c'est  assez  de  fatigu.es ,  d'é- 
preuves et  de  contradictions ,  le  temps  est  venu  pour  toi  d'entrer 
dans  la  majesté  du  silence  :  ou  si  tu  veux  encore  distraire  la  renom- 
mée ,  illumine  et  colore  de  graves  sujets  avec  les  dernières  lueurs 
de  ton  génie  ;  occupe-toi  de  l'humanité ,  parle-nous  de  Dieu,  mais 
ne  courtise  plus  les  petites  occasions  et  les  circonstances  frivoles  ; 
ne  te  fais  plus  l'auxiliaire  et  l'apologiste  des  manèges  d'ime  cour  qui 
ne  te  pardonnera  jamais  d'avoir  besoin  de  ton  patronage,  et  que 
tu  n'as  jamais  aimée,  même  en  la  servant  :  ne  songe  plus  qu'à  la 
postérité  ,  il  importe  que  ta  gloire  fasse  son  salut  ;  pour  cela,  elle 
a  besoin  d'un  retour  irrévocable  à  l'autel  de  la  liberté. 

Pourquoi  faut-il  que  tant  de  dissensions  divisent  encore  les  Fran- 
çais ?  avoir  passé  quarante  années  de  discordes  civiles ,  pour  se 
retrouver  encore  en  présence  et  dans  l'attente  de  déchiremens 
nouveaux!  Le  parti  du  passé  ne  souscrira-t-il  jamais  à  la  marche 
du  temps?  Je  conçois  tout  ce  qu'en  1 789  a  pu  avoir  de  saisissant, 
d'amer  ,  et  de  désespérant  pour  les  royalistes  ,  cette  insurrection 
subite  qui  peu  à  peu  devint  furieuse  ;  ils  durent  tomber  dans  le 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  235 

même  étonncment  et  la  même  douleur  que  les  catholiques  au 
xvi^  siècle  devant  la  réforme  de  Lutlier,  Mais  depuis,  n'ont-ils 
rien  appris?  prennent-ils  encore  notre  jjlorieuse  révolution  pour 
une  émeute  ?  Graml  Dieu  !  que  leur  faut -il  donc  pour  leur  dessiller 
les  yeux?  L'iiistoire  n'est  donc  pas  assez  claire,  assez  vive?  que 
gagnent-ils  à  déclarer  impuissant  et  coupable  le  principe  révolu- 
tionnaire ,  qui  est  le  principe  vital  de  la  Fiance  ? 

Napoléon  a  dit  un  mot  sévère  et  juste  :  la  démocratie  a  des  en- 
trailles, r aristocratie  n'en  a  pas.  Mais  au  moins  l'aristocratie  a 
toujours  eu  delà  fierté,  elle  a  de  la  grandeur  dans  son  égoïsme, 
et  quand  elle  a  obéi  à  son  génie ,  elle  n'a  jamais  servi  que  sa 
propi'e  cause  en  paraissant  servir  celle  des  rois.  Eh  bien  !  puis- 
que le  trône  antique  s'est  écroulé  ,  et  puisc{u'elle  n'a  pu  le  sauver, 
qu'elle  ne  songe  plus  qu'à  elle  ,  à  sa  propre  dignité.  Que  tout  ce 
qui  reste  de  noblesse  française  se  jette  à  corps  perdu  dans  la  li- 
berté. Il  était  difficile  d'être  à  la  fois  plus  brave  et  plus  ignorant 
que  nos  gentilshommes  :  cju'ils  se  montrent  aujourd'hui  éclairés, 
intelligens  ,  citoyens.  Pourquoi  ne  pas  consentir  et  ne  pas  se  for- 
mer à  la  vie  politique  ?  pourquoi  ne  vivraient-ils  pas  avec  orgueil 
et  plaisir  dans  un  état  démocratiquement  libre,  où  la  liberté 
serait  générale ,  la  naissance  inutile,  le  talent  nécessaire?  Les  co- 
mices et  la  tribune  les  attendent  :  qu'ils  y  viennent  défendre  leurs 
principes  et  leurs  droits  ,  qu'ils  fondent ,  s'ils  le  peuvent,  une 
nouvelle  aristocratie  cjui  ait  vme  autre  base  que  des  mottes  de  terre. 
Dans  toute  démocratie  vraiment  constituée,  les  intérêts  conser- 
vateurs doivent  former  un  contre-poids  à  la  mobilité  envahis- 
sante des  nouveaux  intérêts  qu'enfante  chaque  jour  l'activité  de 
l'homme  :  en  ce  sens ,  il  y  a  toujours  une  aristocratie  dans  la 
société  la  plus  nivelée  ;  et  cette  aristocratie  concourt  à  l'harmonie 
du  corps  social. 

Mais  que  peuvent  espérer  les  partisans  de  l'ancien  ordre ,  en 
s'obstinant  dans  la  méconnaissance  de  leur  siècle  ,  en  nous  fati- 
guant par  les  pratiques  de  la  guerre  civile  et  de  la  conspiration  ? 
Imprudens!  par  pitié  pour  vous-mêmes,   ne  prenez  pas,  dans  la 

'  Trayez  la  cinquième  lettre  :  Qu'exl-re  qu'une  résolution  ? 


v3(>  KF.VUE    DES    DEUX    MONDES. 

iiiarclic  de  l'espril  nouveau,  un  moment  d'incertitude  pour  une 
insuffisance  dont  votis  pourriez  triompher  !  Le  p,énie  de  la  révo- 
lution française  ne  craint  ni  les  champs  de  bataille  ,  ni  la  tribune: 
il  ira  partout  où  l'appellera  sa  fortune  ;  il  consentira  à  remettre 
ses  destinées,  autant  de  fois  que  le  voudront  ses  ennemis,  à  la  dis- 
crétion des  combats  et  des  suffrages  :  il  écartera  tous  les  obstacles 
pour  arriver  à  son  but  ;  car  il  est  appelé  à  fonder  un  ordre  aussi 
positif ,  une  société  aussi  glorieuse  que  la  monarchie  de  Louis  XIV. 

Lerminier, 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


i4  octobre    i832. 

Enfin  nous  tenons  un  ministère  !  Enfin  un  ministère  nous  est  né  ! 
Certes  ce  n'a  pas  été  sans  peine!  L'accouchement  a  été  laborieux  et 
difficile.  Plusieurs  mois  ont  à  peine  suffi  à  cet  enfantement  ;  qu'importe , 
au  surplus?  Le  temps  fait-il  rien  à  l'affaire?  Ce  ministère  introuvable  , 
il  est  enfin  trouvé  !  Enfin  le  voici  mis  au  monde  et  venu  à  terme  ! 

—  Mais  est-il  né  viable  ?  Vivra-t-il  ? 

—  Oh  !  patience  ,  attendez  !  Ne  savez-vous  pas  que  l'on  vous  annonce 
pour  le  19  novembre,  à  la  chambre  des  députés,  une  consultation  de 
plus  de  quatre  cents  docteurs  ?  Ces  messieurs-là,  voyez -vous,  pronon- 
ceront seuls  et  sans  appel  l'arrêt  de  vie  ou  de  mort  du  nouveau-né. 
Jusqu'au  mois  de  novembre  ,  patience  donc  !  Attendez. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  et  provisoirement ,  on  a  fabriqué  pour  M.  Thiers 
et  pour  M.  Guizot  de  petits  départemens  de  l'intérieur  et  de  l'instruc- 
tion publique  boîleux  et  démembrés.  On  leur  donne  petite  part  au  gâ- 
teau ,  tandis  que  l'on  fait  bonne  mesure  à  MM.  Barthe  et  d'Argout ,  à  la 
portion  desquels  on  ajoute  les  cultes,  la  garde  nationale  et  les  préfets. 
MM.  de  Broglie  et  Humann  démêleront,  s'ils  le  peuvent,  l'écheveau  assez 
embrouillé  de  nos  affaires  étrangères  et  financières.  M.  de  Rigny  reste 
en  panne  à  la  marine  ;  le  maréchal  Soult  présidant  et  brochant  sur  le 
tout. 

Quant  à  MM.  Louis ,  Montalivet ,  Girod  de  l'Ain  et  Sébastiani ,  que 
l'on  avait  tués  déjà  de  leur  vivant,  comme  le  roi  d'Espagne,  ils  sont 
morts  bien  décidément ,  après  avoir  joui  de  l'inappréciable  avantage 
d'entendre  eux-mêmes  leur  propre  oraison  funèbre. 

D'ailleurs  de  convenables  honneurs  leur  sont  rendus. 

A  l'exception  du  général  Sébastiani,  qui  se  charge  de  s'ensevelir  mo- 
destement lui-même  dans  son  hôtel  du  faubourg  Saint-Honoré  ,  on  en- 
terre magnifiquement  les  autres  à  la  chambre  des  pairs  et  à  la  liste  ci- 

TOME    VIII.  16 


5.38  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vile.  On  leur  dore  la  tombe  autant  que  possible.  C'est  bien!  Que  l'oiï 
écrive  encore  sur  le  monument  des  défunts  :  «  Aux  grands  ministres  de 
l'intérieur,  des  finances,  des  affaires  étrangères  et  de  l'instruction  pu- 
blique ,  l'Europe  reconnaissante.  » 

Au  surplus ,  en  cette  saison  d'automne  ,  en  ce  triste  mois  d'octobre  , 
tous  les  ministères  du  monde  semblent  vouloir  se  flétrir  et  tomber 
comme  les  feuilles  de  nos  arbres. 

Ferdinand  YII  vient  aussi  de  renouveler  son  cabinet.  Pour  éprouver 
ses  fidèles  conseillers,  le  rusé  monarque  s'était  avisé  de  faire  le  mort 
comme  Argnn  dans  It  Malade  imaginaire.  Grâce  à  ce  stratagème,  ayant 
pu  juger  sainement  du  dévouement  de  ses  favoris  ,  il  leur  a  rendu  pleine 
justice  selon  leurs  mérites. 

Mais  en  Espagne,  les  cboses  ne  se  passent  pas  avec  autant  de  cour- 
toisie que  cbez  nous.  Nous  exilons  au  Luxembourg  les  ministres  dis- 
graciés. De  Madrid  ,  c'est  un  peu  plus  loin  ;  c'est  à  Burgos  qu'on  les  en- 
voie. Heureux  encore  ceux  qui  s'en  tirent  de  celte  façon  ! 

Il  est  encore  fortement  question  d'un  remaniement  du  ministère  an- 
glais. Puisse  M.  de  Talleyrand  ,  qui  n'a  voulu  partir  de  Paris  qu'après 
avoir  vu  s'écrouler  le  nôtre ,  ne  pas  arriver  à  Londres  pour  assister  à  la 
chute  de  celui  de  lord  Grey  ! 

C'est  qu'en  effet  le  sceptre  de  ce  fondateur  de  la  réforme  pourrait, 
bien  être  avant  peu  brisé  parla  réforme  elle-même. 

Assurément  du  moins ,  quand  notre  ambassadeur  de  sinistre  augure 
va  descendre  et  reparaître  à  son  hôtel,  on  dira  dans  le  Hanover  Square 
«  Oh  !  oh  !  voici  M.  de  Talleyrand  !  Détrône-t-on  quelqu'un  ici  ?  » 

Le  premier  acte  de  notre  nouveau  ministère  a  été  de  lancer  dans  la 
chambre  des  pairs  soixante  nouveaux  membres.  Il  était  temps,  en  effet , 
de  repeupler  quelque  peu  la  salle  du  Luxembourg.  En  dépit  de  toutes, 
les  fournées  passées,  ses  bancs  étaient  encore  une  fois  déserts.  Vraiment 
(  que  l'on  nous  passe  cette  vieille  comparaison  mythologique  )  cette 
Chambre  est  comme  le  tonneau  des  Danaïdes;  on  a  beau  la  remplir  de 
pairs,  elle  est  toujours  vide. 

Nous  avons  pu  faire  ces  jours  derniers  un  rapprochement  bien  hono- 
rable pour  notre  moralité  ,  et  qui  l'est  fort  peu  pour  celle  de  nos  voisins 
de  l'autre  côté  de  la  Manche.  Les  crimes  paraissent  devenir  si  rares  en  ce 
moment  chez  nous,  que  les  bourreaux  ne  nous  servent  presque  plus  à  rien, 
et  que  l'on  a  dîi  récemment  mettre  à  la  réforme  et  à  la  demi-solde  quel- 
ques-uns de  ces  estimables  fonctionnaires.  C'est  le  contraire  qui  arrive 
maintenant  en  Angleterre,  et  les  exécuteurs  des  hautes-œuvres  ne  peur- 
vent  y  suffire  à  leur  besogne. 


REVUE.  CHRONIQUE.  ^3.') 

A  îa  dernière  session  des  assises  de  Londres  ,  le  Recorder,  d;tns  son 
tliscours  au  {jrand  jury,  déclara  aux  membres  qui  en  faisaient  partie 
qu'à  son  grand  regret  il  n'apercevait  point  encore  de  terme  à  leurs 
travaux.  C'était  une  chose  déplorable  ,  ajouta-t-il,  qu'en  moins  de  deux 
mois  les  assassinats  se  lussent  élevés,  dans  la  -ville,  à  89,  ce  qu'il  ne  se 
rappelait  ])oint  avoir  vu  jamais  depuis  les  nombreuses  années  qu'il  sié- 
geait en  la  cour  ,  si  ce  n'était  seulement  à  l'époque  des  troubles  de  ïn8o. 

Dira-t-on  maintenant  que  nous  ne  valons  pas  nos  pères,  ou  bien  que 
«OS  voisins  sont  plus  bonnêtes  gens  que  nous? 

La  mère  de  Napoléon  est  toujours  mourante  à  Rome.  Voici  sur  elle 
quelques  détails  intéressans  extraits  du  journal  d'une  dame  anglaise  de 
haut  rang  : 

«  J'ai  vu  madame  Lctitia  Bonaparte  pour  la  première  fois ,  dit  cette 
dame,  au  commencement  du  mois  de  mai  1828,  dans  les  beaux  jardins  de 
la  Villa  de  M.  Mills,  sur  le  mont  Palatin.  Elle  y  était  venue  accompa- 
gnée de  son  fils  Jérôme,  l'ex-roi  de  Westphalie,  et  de  sa  femme  la  princesse 
Catherine,  fille  du  roi  de  Wurtemberg,  de  son  chapelain  ,  de  sa  dame 
de  compagnie  et  de  quelques  autres  personnes  de  sa  suite.  Ayant  entendu 
direque  madame  Bonaparte  n'aimait pointrencontrer  des  étrangers,  nous 
nous  étions  retirés  dans  un  endroit  écarté  du  jardin;  mais  Jérôme,  qui 
avait  vu  ma  voiture  dans  la  cour  de  la  maison,  nous  fit  prier  de  le  re- 
joindre, et  nous  présenta  à  sa  mère  et  à  sa  femme.  Madame  Bonaparte 
était  dune  taille  élevée  et  bien  prise,  son  maintien  avait  beaucoup  de 
grâce  et  de  dignité  ;  ses  traits  étaient  encore  remarquablement  beaux,  et 
l'on  reconnaissait  parfaitement  en  elle  le  modèle  de  l'admirable  statue  de 
Canova.  Et  vraiment  cette  Hécube  de  la  dynastie  impériale  était  bien 
la  plus  belle  personnification  de  la  matrone  romaine  que  l'on  pût  trouver. 
Elle  était  fort  pâle  ,  et  l'expression  de  son  visage  avait  quelque  chose  de 
pensif  et  de  recueilli;  elle  s'animait  cependant  parfois  soudainement,  et 
ses  yeux  noirs  lançaient  alors  pendant  un  instant  de  vifs  éclairs  ;  sa  con- 
tenance ne  cessait  d'ailleurs  jamais  d'être  noble  et  majestueuse.  Jérôme  et 
son  épouse  lui  témoignaient  la  tendresse  la  plus  délicate  et  la  plus  respec- 
tueuse. Ilsla  soutenaient  ensemble,  marchaient  doucement,  et  d'aprèsson 
pas ,  écoutant  attentivement  ses  paroles.  Elle  avait  une  robe  de  satin 
gris  foncé,  un  bonnet  de  la  même  étoffe,  avec  un  voile  de  blonde  noire 
par-dessus.  Elle  portait  ses  cheveux  blancs  à  la  madonnn.  Un  superbe 
cachemire  tombait  gracieusement  sur  ses  épaules,  ses  pieds  étaient  petits 
et  bien  faits  ,  et  ses  mains  admirables.  En  nous  présentant  à  elle  ,  Jérôme 
avait  dit  quelques  mots  des  opinions  libérales  démon  mari,  ce  qui  nous 
valut  un  accueil  plein  débouté.  Madame  Bonaparte  était  convaincue  que 
tous  les  membres  libéraux  de  notre  parlement  avaient  été  favorablement 


■2^0  REVUE    UES    DEUX    MONDES. 

disposés  pour  Napoléon,  qui  était  encore  l'unique  idole  de  ses  pensées. 
Lorsque  je  lui  dis  que  l'Empereur  avait  en  Angleterre  un  grand  nombre 
d'admirateurs  qui  rendaient  pleine  justice  à  son  génie ,  elle  pressa  douce- 
ment ma  main,  et  je  vis  une  hrme  briller  dans  ses  yeux.  «  Pourquoi  donc 
alors,  me  répondit-elle ,  avez-vous  laissé  mourir  mon  fils  sur  un  rocher? 
ne  lui  pouviez-vous  trouver  une  prison  moins  cruelle?  Mais  excusez  les 
regrets  d'une  mère  que  l'on  a  privée  d'un  pareil  enfant,  ajouta-t-elle ,  ce 
ne  fut  pas  d'ailleurs  la  faute  de  votre  nation ,  et  je  lui  suis  bien  recon- 
naissante de  sa  sympathie  pour  Napoléon,  o  Jérôme  détourna  bientôt  la 
conversation  de  ce  triste  sujet;  mais  madame  Bonaparte  ne  se  mêla  plus 
guère  à  notre  entretien  que  par  quelques  monosyllabes ,  quoique  ses  ma- 
nières continuassent  d'être  aussi  bienveillanteset  aussi  gracieuses,  et  qu'elle 
conservât  avec  nous  ce  ton  affectueux  qui  distingue  les  dames  italiennes 
de  haut  rang,  surtout  lorsqu'elles  sont  avancées  en  âge.  Lorsque  nous 
eûmes  fait  le  tour  du  jardin  en  marchant  très-lentement  pour  ne  pas  la 
fatiguer,  elle  monta  dans  sa  voiture  ,  aidée  de  Jérôme  et  de  mon  mari. 
Jérôme  et  sa  femme  lui  baisèrent  la  main  ,  la  princesse  avec  autant  d'hu- 
milité que  si  Létilia  eût  eu  sur  la  tête  une  couronne,  et  que  si  elle-même 
n'en  eût  jamais  porté.  Madame  Bonaparte  nous  engagea  à  la  venir  visiter. 
En  partant ,  elle  m'embrassa  sur  le  front  et  prit  la  main  de  mon  mari ,  en 
nous  disant  à  tousdeux  des  paroles  pleines  d'affabilité.  Tous  les  hommes 
qui  étaient  présens  ,  y  compris  Jérôme ,  restèrent  découverts  jusqu'à  ce 
que  la  voiture  de  la  princesse  fût  partie;  alors  ils  montèrent  dans  la  leur 
et  s'éloignèrent  aussi. 

»  Il  y  avait  en  vérité  quelque  chose  de  bien  touchant  dans  cette  entre- 
vue que  nous  venions  d'avoir  avec  cette  femme  célèbre!  C'était  la  mère 
de  César  marchant  au  milieu  des  ruines  du  palais  des  Césars ,  et  pleu- 
rant un  fils  dont  la  renommée  avait  rempli  le  monde!  C'était  la  mère  de 
Napoléon  soutenue  par  un  autre  fils  dont  le  front  avait  ceint  aussi  le 
diadème,  et  qui ,  maintenant  dépouillé  de  ses  grandeurs,  rappelait  cette 
belle  peinture  du  souverain  détrôné  ,  de  l'un  de  nos  poètes  : 

«  He  who  has  worn  a  crown , 
When  less  than  lings,  is  less  than  other  men. 
A  fallen  star  extinguished  ,  leaving  blank 
Ist  place  in  heaven.  » 

Puia  une  autre  femme  était  là,  soutenant  aussi  madame  Bonaparte  ; 
c'était  la  fille  des  rois  des  vieilles  souches,  la  fille  des  rois  légitimes, 
alliée  avec  la  moitié  des  têtes  couronnées  du  jour ,  qui ,  résistant  aux 
brillantes  offres  de  sa  famille,  avait  noblement  suivi  son  mari  dans  s» 


REVUE.   CHRONIQUE.  1^1 

chute,  et  n'avait  voulu  rien  autre  chose  que  part;igcr  la  vie  obscure  à 
laquelle  il  était  réduit. 

1)  Le  colonel  Tiburcc  Sébastiani,  frère  du  général  du  même  nom,  Corse 
de  naissance,  et  parent  éloigné  des  Bonaparte,  me  disait  que  madame 
Lélitia  était  accouchée  de  Napoléon  dans  un  salon ,  sur  un  lapis  qui 
représentait  une  scène  de  Y  Iliade.  Elle  se  trouvait  à  l'église  lorsque  les 
douleurs  la  saisirent ,  et  l'on  n'eut  que  le  temps  de  la  ramener  dans  ce 
salon,  où  elle  mit  au  monde  un  homme  qui  devait  opérer  de  notre  temps 
des  prodiges  plus  grands  que  ceux  des  héros  d'Homère. 

»  Le  colonel  Sébastiani  nous  dit  aussi  que  lorsque  ses  enfans  n'étaient 
encore  qu'en  bas  âge,  madame  Bonaparte  était  citée  déjà  pour  la  vigueur  et 
la  dignité  de  son  caractère  et  de  sa  conduite.  Avec  une  nombreuse  famille, 
n'ayantqu'un  très-médiocre  revenu  ,  elle  pratiquait  une  économie  rigou- 
reuse, sans  que  sa  maison  cessât  cependant  d'être  tenue  sur  le  pied  le 
plus  honorable.  Plus  tard,  lorsqu'elle  vit  son  fils  devenu  non-seulement 
roi  lui-même  ,  mais  le  dictateur  des  rois  ,  ni  les  palais  qu'il  lui  donna  , 
ni  la  pension  d'un  million  qu'il  lui  fit,  ne  purent  l'aveugler  sur  l'insta- 
bilité de  la  puissance  de  Napoléon  ,  qui  ne  lui  sembla  jamais  bâtie  que 
sur  du  sable.  L'économie  sans  avarice  qu'elle  continua  de  montrer  alors 
lui  a  seule  permis  de  soutenir  depuis  convenablement  son  rang. 

»  La  mère  de  l'empereur  semblait  au  surplus  bien  née  pour  cette  haute 
situation ,  à  laquelle  l'éleva  son  fils.  Toutes  ses  manières  respiraient  la 
vraie  grandeur  et  la  majesté.  On  raconte  qu'un  jour  Napoléon  se  pro- 
menait dans  l'une  des  salles  du  palais  des  Tuileries ,  recevant  divers 
grands  personnages  qui  étaient  admis  à  l'entrée  et  venaient  lui  baiser  la 
main.  Plusieurs  membres  de  la  famille  impériale  se  trouvaient  de  ce 
nombre.  Madame  Bonaparte  arriva  lorsqu'il  ne  restait  plus  que  quelques- 
uns  de  ces  derniers.  Lorsqu'elle  s'approcha,  l'empereur,  avec  un  gra- 
cieux sourire,  lui  présenta  sa  main  à  baiser,  ainsi  qu'il  l'avait  fait  avec 
ses  sœurs  et  ses  frères.  Mais  elle,  la  repoussant  doucement,  et  offrant 
au  contraire  la  sienne  aux  lèvres  de  son  fils,  lui  dit  en  italien  :  «  Yous 
êtes  l'empereur ,  le  souverain  de  tous  les  autres ,  mais  vous  êtes  mon 
fils!  »  Et  l'empereur  saisissant  cette  main  qu'elle  lui  tendait,  l'embrassa 
avec  tendresse  et  respect,  se  montrant  ainsi  fils  aussi  digne  qu'elle 
s'était  montrée  digne  mère! 

»  Le  duc  de  Reichstadt ,  surtout  depuis  la  mort  de  Napoléon  ,  occupait 
continuellement  la  pensée  de  madame  Bonaparte.  Elle  a  cependant  en- 
core assez  vécu  pour  le  voir  aussi  mourir.  » 

A  Paris,  à  l'Opéra ,  sans  qu'on  ait  doublé  pour  cela  le  prix  des  places, 
nous  avons  eu  double  spectacle  toute  cette  quinzaine. 

D'un  côté  ,  dans  le  foyer ,  c'était  la  doctrine  j  la  doctrine  au  teint 


2/5.  RKVUE    DES    DECX    MONDES. 

jaune  et  bilieux  ,  se  promenant  les  mains  croisées  derrière  le  dos  ,  avec 
celte  morgue  et  cette  suffisance  qu'on  lui  connaît;  la  doctrine  avisant , 
devisant,  revisant;  la  doctrine  faisant  et  défaisant  ses  listes  de  pairs 
et  de  ministres;  la  doctrine  infatigable,  sans  cesse  ourdissant  des  trames 
sans  cesse  rompues;  la  doctrine  méditant,  complotant,  tâtonnant, 
essayant  de  circonvenir  la  presse ,  et  cherchant  à  faire  tomber  le 
Constitutionnel  dans  ses  filets;  la  doctrine  envoyant  ses  philosophes  en 
campagne  ,  par  les  couloirs  et  les  escaliers  dérobés  ,  expédiant  ses  cour- 
riers à  Strasbourg,  et  tendant  ses  pièges  à  la  porte  des  loges  des  mi- 
nistres. 

De  toute  cette  diplomatie  de  coulisses  et  de  foyer ,  vous  savez  ce  qu'il 
est  résulté. 

Mais  dans  la  salle,  il  se  jouait  d'autres  scènes,  plus  intéressantes  et 
plus  aimables  ;  les  oreilles  et  les  regards  étaient  enivrés.  On  était  heu- 
reux ,  on  battait  des  mains.  On  écoutait  madame  Damoreau ,  ou  bien 
l'on  suivait  au  ciel  mademoiselle  Taglioni . 

C'est  aussi  pendant  ces  soirées-là,  que  s'est  établi  et  pleinement  con- 
firmé le  succès  du  Serment,  opéra  nouveau  de  MM.  Scribe  et  Auber. 

A  l'occasion  du  poème  de  M.  Scribe ,  nous  ne  nous  engagerons  pas 
assurément  dans  la  guerre  que  font  les  feuilletons  aux  libretti ,  depuis  un 
temps  immémorial.  Il  serait  sage  pourtant  d'en  prendre  son  parti.  Tant 
que  les  poètes  ne  viendront  pas  aux  musiciens ,  il  faudra  bien  que  les 
musiciens  s'arrangent  de  M.  Scribe  et  consorts,  et  que  nous  nous  en 
contentions  nous-mêmes.  Et  puis  ,  d'ailleurs ,  qu'importe  ?  MM.  Auber , 
Rossini  et  Meyerberr  mettent  leur  riche  musique  sur  les  pauvres  poèmes 
de  M.  Scribe ,  comme  on  met  un  tapis  magnifique  sur  une  vieille  et 
mauvaise  table,  et,  Dieu  merci!  nous  ne  regardons  alors  et  ne  voyons 
que  le  tapis. 

Ainsi ,  quant  au  Serment,  nous  n'avons  ni  compris  ni  essayé  de  com- 
prendre la  fable  et  les  paroles  de  cet  opéra  ,  mais  nous  avons  pleinement 
joui  de  la  brillante  et  gracieuse  partition  dont  M.  Auber  l'a  revêtu. 
Parmi  les  nombreux  ouvrages  de  ce  compositeur  ,  il  y  en  a  peu  qui  offrent 
autant  de  chants  spirituels  et  élégans.  Dans  une  autre  couleur ,  le  final 
du  second  acte,  morceau  plein  de  chaleur  et  de  caractère ,  est  aussi  l'un 
des  plus  vigoureux  qu'ait  écrit  l'auteur  de  la  Muette. 

Nous  qui  venons  tard  souvent  pour  parler  d'un  nouvel  ouvrage  ,  nous 
qui  venons  souvent  après  tous  les  feuilletons  qui  l'ont  examiné  ,  nous 
devons  au  moins  combattre  et  rectifier  leur  critique  sur  les  points  im- 
portans,  lorsqu'elle  nous  semble  injuste  et  mal  fondée. 

Beaucoup  de  journaux  se  sont  élevés  contre  le  bonnet  de  coton  blanc 


REVUK.  CHRONIQUK.  ^43 

qui  figure  dans  le  Serment  sur  la  tête  de  maître  Andiol  l'aubergiste. 
Ils  ont  trouvé  que  cette  coiffure  était  indigne  de  paraître  au  grand  Opéra, 
qu'elle  en  déshonorait  la  scène,  et  devait  être  reléguée  au\  Variétés. 
Sur  cette  question  ,  nous  sommes  d'un  avis  entièrement  opposé.  L'em- 
ploi du  bonnet  de  coton  dans  l'opéra  nous  paraît  au  contraire  une  har- 
diesse digne  d'éloge,  et  ne  doit  pas,  selon  nous,  être  moins  encouragé 
que  l'usage  du  mot  propre  dans  la  poésie.  Le  bonnet  de  coton  ,  surtout 
quand  il  est  frais  et  blanc  comme  celui  de  Dérivis  ,  est  très-fort  de  mise , 
et  peut  se  produire  partout.  Il  s'était ,  au  surplus ,  déjà  récemment  ha- 
sardé, quoique  timide  et  honteux,  au  troisième  acte  du  ballet  delà 
Tentation,  sur  le  coin  de  l'oreille  des  diables  cuisiniers,  à  tnrvers  tes 
soupiraux  du  pavillon.  Mais  ce  sera  du  Serment  que  datera  l'avènement 
définitif  du  bonnet  de  coton  à  l'Académie  Royale  de  Musique. 

Le  Théâtre-Italien  nous  a  produit  déjà  quelques-uns  des  débuts  qu'il 
nous  avait  promis.  La  marche  a  été  ouverte  par  madame  Boccabadali. 
Madame Boccabadati est  une  cantatrice  habile  et  savante,  dont  flJatclda 
di  Sabran  n'a  pu  nous  permettre  d'apprécier  encore  bien  le  talent. 
Mais  un  succès  incontestable  et  sans  restriction  a,  de  prime  abord, 
accueilli  l'apparition  de  madame  Eckerlin  et  de  Tamburini  dans  la 
Cenerentola. 

Le  chant  de  Tamburini  tient  du  prodige.  Nous  n'avions  pas  jusqu'ici 
l'idée  de  tant  de  douceur  et  de  flexibilité  unies  à  tant  de  puissance.  La 
grâce  de  la  force  est  bien  la  suprême  grâce. 

La  belle  et  touchante  voix  de  madame  Eckerlin  émeut  profondément. 
Elle  est  venue  faire  retentir  en  nos  âmes  des  cordes  qui  ne  vibraient  plus 
depuis  que  madame  Pasta  nous  avait  quittés. 

Félicitons-nous  !  Quoi  qu'il  arrive ,  quelque  poignantes  que  soient 
les  inquiétudes  qui  pourront  nous  assiéger  cet  hiver,  nous  aurons  des 
soirées  de  larmes  ,  des  soirées  de  consolation  et  d'oubli. 

LE  SALMIGONDIS  '. 

Nous  avions  eu  déjà  des  contes  bruns  ,  des  contes  bleus,  des  contes 
noirs  ;  voici  maintenant  des  contes  de  toutes  les  couleurs  ;  voici 
le  Salmigondis. 

Si  nous  en  croyons  sa  préface  ,  Salmigondis  ,  c'est  moins  que  rien  ; 
c'est  un  livre  qui  n'en  est  pas  un  ,  et  cependant  c'est  un  livre  glané 
dans  toutes  les  intelligences  et  parmi  toutes  les  célébrités  ;  c'est  un  li- 
vre sans  conséquence,  et  pourtant  c'est  un  livre  qui  a  vingt  chances  pour 
une  d'être  amusant. 

'  Chez  Fournier. 


244  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dans  les  cas  où  ces  définitions  diverses  ne  vous  donneraient  point 
une  idée  parfaitement  claire  du  Salmigondis ,  l'éditeur  vous  dit  plus 
nettement,  dans  la  même  préface,  qu'il  sera  trop  heureux  si,  par  la 
littérature  galvanique  dont  nous  sommes  obsédés,  il  trouve  assez  d'ima- 
ginations fraîches ,  de  cœurs  naïfs  et  déjeunes  esprits  ,  pour  ne  pas  rire 
aux  simples  récits  de  chastes  et  modestes  passions,  d'histoires  très-vrai- 
semblables dont  se  compose  son  recueil. 

Après  cette  formelle  profession  de  foi ,  quelques  lecteurs  seront  peut- 
être  fort  surpris  de  rencontrer  dans  le  Salmigondis  ^  la  Danse  des 
Morts,  de  M.  Charles  Rabou ,  et  la  Cheminée  gothique,  de  M.  Al- 
phonse Brot. 

—  Qu'est-ce  à  dire  ,  s'écrieront  ces  candides  personnes  ,  veul-on  nous 
donner  ces  contes  pour  des  contes  couleur  de  rose?]\e  voilà-t-il  pas  bien 
du  galvanisme  littéraire  s'il  en  fut,  et  du  plus  complet? 

—  Oh!  répondra  l'éditeur,  faisant  effort  pour  s'empêcher  de  rire, 
pourquoi ,  messieurs ,  prenez-vous  les  préfaces  au  mot ,  ou  plutôt  pour- 
quoi les  lisez-vous?  Je  vous  annonce  au  surplus  des  contes  de  toutes  les 
couleurs.  Or  le  fantastique  est  une  couleur  de  contes  fort  à  la  mode , 
à  moins  de  faire  mentir  mon  titre  ,  sinon  ma  préface,  je  ne  puis  donc 
en  conscience  vous  dispenser  du  fantastique. 

Soit.  Il  faut  d'ailleurs  en  convenir,  l'éditeur  ne  nous  a  administré 
qu'une  dose  très-raisonnable  de  fantastique  ;  le  fantastique  n'est  point  la 
couleur  dominante  de  ce  premier  volume  du  Salmigondis. 

Le  Shelling  ,  par  madame  de  BaAvr  ,  et  d' Heureux  jours  en  gZ  ,  par 
M.  X.  ,  sont  de  petites  histoires  pleines  de  délicatesse  ,  et  dont  le  natu- 
rel et  la  simplicité  n'ont  nullement  exclu  l'intérêt. 

jàntoine  Pinchon  est  un  conte  améi  icain  écrit  avec  cette  verve  spiri- 
tuelle qui  caractérise  surtout  le  style  de  M.  Jules  Janin. 

Un  des  meilleurs  morceaux  du  volume ,  c'est  assurément  l'Episode  de 
la  vie  d'un  Pacha,  par  M.  Edouard  Disaut.  Il  y  a  là  de  la  vraie  cou- 
leur de  l'Orient. 

Dire  que  le  Comte  Chabert ,  de  M.  de  Balzac ,  se  distingue  par  les 
qualités  et  les  défauts  ordinaires  de  cet  écrivain  ,  ce  n'est  en  vérité  ni  le 
louer  ni  le  blâmer  médiocrement. 

Lorenzo  Dempierra ,  de  M.  Buponi ,  n'est  évidemment  qu'un  pas- 
tiche d'Hoffmann,  mais  c'est  l'un  des  mieux  faits  que  nous  ayons  lus. 

Quant  à  l'Ile  des  Fleurs,  nous  avouons  humblement  n'avoir  rien  com- 
pris à  cette  histoire,  non  plus  qu'à  son  style.  Son  auteur,  M.  Sands, 
n'est  pas  ,  j'imagine  ,  celui  à'Indiana. 


REVUE  DE  VOYAGES. 


ï,  VOYAGE  DE  L'ASTROLABE  AUTOUR  DU  MONDE, 

PAR  M.    DUMONT   d'uRVILLE   '. 

II.  VOYAGE  AU   CONGO, 

PAR  M.   DOUVILLE. 

m.  FRAGMENTS  OF  VOYAGES  AND  TRAVELS, 

BY  CAPTAIN   BASIL  HALL. 


A  peine  rentrée  en  France  ,  après  un  voyage  de  trois  ans  dans 
rOce'anie  et  les  mers  adjacentes ,  la  corvette  la  Coquille ,  sous  le 
nom  à^ Astrolabe ,  qu'elle  reçut  en  mémoire  d'un  des  bâtimens  de 
La  Pérouse  ,  fut  destinée  à  une  expédition  nouvelle  sous  le  com- 
mandement de  M.  Dûment  d'Urville,  qui  avait  déjà  participé 
glorieusement  aux  travaux  de  celle  qui  venait  d'avoir  lieu.  Orga- 
nisée d'abord  dans  un  but  purement  scientifique ,  cette  expédi- 
tion acquit,  au  moment  de  son  départ,  un  nouvel  intérêt  par  la 
mission  qu'elle  reçut  de  cherclier  les  restes  des  bâtimens  de  La  Pé- 
rouse que  les  récits  d'un  capitaine  américain  avaient  fait  renaître 
l'espoir  de  découvrir;  plus  heureuse  que  celle  de  d'Entrecasteaux, 
elle  a  retrouvé  ces  débris,  objets  de  tant  de  regrets,  qui,  depuis 
quarante  ans  ,  dormaient  au  fond  des  eaux,  et  pu  élever  un  mo- 
deste monument  à  la  mémoire  de  l'illustre  navigateur  et  de  ses 
compagnons,  sur  les  lieux  mêmes  témoins  de  leur  naufrage.  Déjà 
des  personnes  compétentes  ont  rendu  compte  des  résultats  im- 

'  5  vol.  in-8    avec  atlas  et  planches  ,  chez  Roret ,  rue  Hautefcuillc. 
TOME   VIII.  17 


2./\&  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

menses  de  ce  voyage  dans  toutes  les  branches  des  sciences  natu- 
relles ,  et  nous  nous  bornerons  ,  en  conséc|uence  ,  à  une  analyse 
rapide  des  volumes  que  nous  avons  sous  les  yeux,  et  qui  n'ont  rap- 
port qu'à  la  partie  historique.  Les  événemens  qui  se  sont  passés 
en  France  au  moment  même  où  elle  devait  commencer  à  paraître, 
en  ont  entravé  la  publication  ;  mais,  quoiqu'elle  ne  contienne  en- 
core que  les  deux  tiers  de  l'expédition,  elle  n'en  est  pas  moins  di- 
gne d'attirer  l'atteiîtion  publique. 

Munie  abondamment  de  tous  les  objets  nécessaires  aux  recher- 
ches qu'elle  doit  entreprendre,  l'astrolabe  met  à  la  voile  de  Tou- 
lon, le  22  avril  1826,  et  après  une  relâche  à  Algésiras  nécessitée 
par  les  vents  contraires,  arrive  le  i4  juin  à  Sainte-Croix  de  Téné- 
rifFe.  M.  d'Urville,  accompagné  de  M.  Gaimard  ,  l'un  des  natu- 
ralistes de  l'expédition ,  monte  au  sonuiiet  du  Pic  de  Teyde ,  et  la 
description  qu'il  en  donne ,  sans  ajouter  de  nouveaux  détails  scien- 
tifiques à  ceux  déjà  connus  ,  se  fait  lire  avec  intérêt ,  même  après 
celles  de    ses  devanciers.   La  relâche  à  TenerifFe  ne  dure  que 
cinq  jours  dont  tous  les  momens  sont  utilisés,  et  l'astrolabe  se 
dirige  sur  La   Praya ,  aux  îles  du  Cap- Vert ,  où  elle  rencontre 
l'expédition  du  capitaine  Owen,  revenant  de  relever  une  partie  de 
la  côte  orientale  d'Afrique ,  travail  précieux  qui  a  été  publié  dans 
le  temps.  De  là,  M.  d'C^rville  continue  sa  route,  reconnaît  l'île 
de  la  Trinité  ,  cherche  en  vain  celle  de  Saxembourg,  et  après  une 
traversée  de   quatre-vingt   dix-huit  jours  ,   découvre  les  côtes 
de  la  Nouvelle-Hollande  sans  avoir   touché  nuUe  part.  Malgré 
l'été  qui  règne  en  ce  moment  clans  ces  parages ,  cette  longue  navi- 
gation n'est  qu'une  suite  presque  continuelle  de  tempêtes  qui 
semblent  présager  à  l'expédition  celles  qui  l'attendent  plus  tard. 
Le 7  octobre,  elle  mouille  dans  le  port  du  Roi-Georges,  situé  à 
la  partie  méridionale  de  la  Nouvelle-Hollande  ,  à  l'entrée  du  dé- 
troit de  Bass ,  et  commence  ses  relations  avec  les  naturels  de  cette 
partie  du  globe ,  placés  dans  les  derniers  rangs  de  l'espèce  hu- 
maine, et  par  cela  même  si  intéressans  à  étudier.  Elle  visite  en- 
suite le  port  Western ,  et  touche  sur  plusieurs  points  de  la  côte 
orientale  avant  d'arriver  à  Sidney.  La  première  partie  du  second 
volume  est  consacrée  tout  entière  à  l'histoire  de  cette  colonie 
unique  dans  l'histoire  du  monde ,  et  si  mal  connue  en  France  où 


REVUE    DE    VOYAGES.  1^'J 

olle  n'est  i'ep;ardée  généialenient  que  comme  l'égoùt  de  la  popu- 
lation malfaisante  de  l'Anj^letene.  M.  d'Urville,  après  avoir  dé- 
crit ses  progrès  rapides,  nous  la  fait  voir  dans  son  état  actuel, 
aspirant  à  se  laver  de  sa  tache  originelle  et  à  prendre  rang  sur  un 
pied  égal  parmi  les  autres  colonies  de  la  métropole  :  il  est  cu- 
rieux de  voir  les  distinctions  aristocratiques,  si  vivaces  dans  cette 
dernière  ,  partager  les  colons  de  la  Nouvelle-Galles  du  sud  en  au- 
tant de  castes  rivales  qu'ils  comptent  de  motifs  différens  qui  les 
ont  conduits  sur  cette  terre  lointaine.  Entre  le  coru>ict,  vêtu  de  son 
liabit  ignominieux  ,  et  l'homme  du  gouvernement,  dépositaire 
du  pouvoir ,  l'orgueil  a  trouvé  moyen  d'élever  une  foule  de  sépa- 
rations infranchissables  parmi  les  rangs  intermédiaires  de  la  popu- 
lation. Comme  partout  ailleurs,  il  en  résulte  de  vives  résistances 
dont  les  journaux  de  Sidney  sont  naturellement  les  interprètes. 
Les  nombreux  extraits  que  donne  M.  d'Urville  de  ces  derniers, 
ajoutent  un  mérite  de  plus  à  cette  partie  de  sa  relation. 

L'expédition  lève  l'ancre  le  17  décembre  et  se  dirige  sur  la 
Nouvelle-Zélande,  dont  elle  aperçoit  les  côtes,  le  10  janvier  1827, 
à  quelques  lieues  au  sud  du  cap  Foul-Wind,  situé  à  la  partie  oc- 
cidentale de  Tavaï-Pounamou.  Les  temps  affreux  déjà  éprouvés 
précédemment  par  l'Astrolabe,  semblent  la  poursuivre  avec  une 
sorte  de  fatalité  pendant  cette  nouvelle  traversée.  Une  mer  ora- 
geuse lui  interdit  l'accès  de  la  côte  escarpée  de  Tavaï-Pounamou, 
qu'elle  longe  sans  aborder  la  terre  jusqu'au  détroit  de  Cook,  qui 
la  sépare  d'Ika-na-Mawi ,  l'île  septentrionale  de  la  Nouvelle-Zé- 
lande. Ici  commencent  d'importans  travaux  géographiques  qui 
complètent  ceux  que  Cook  et  ses  successeurs  avaient  laissés  impar- 
faits sur  cette  partie  du  pays.  La  baie  de  Tasman,  que  ce  célèbre 
navigateur  croyait  séparée  de  celle  dp  l'Amirauté ,  communique 
avec  cette  dernière  par  un  canal  étroit  où  l'Astrolabe  parvient  â 
passer  en  courant  les  plus  grands  dangers,  et  dont  les  cartes  de  l'ex- 
pédition offrent  un  relevé  exact ,  ainsi  que  du  canal  de  la  Reine- 
Charlotte.  Ces  travaux  terminés,  elle  fait  route  au  nord  et  longea 
vue  de  terre  toute  la  côte  orientale  d'Ika-na-Mawi  jusqu'à  l'im- 
mense Baie-des-Iles  qui  la  termine  près  de  sa  pointe  nord.  Les 
dangers  que  court  l'Astrolabe  dans  cette  longue  navigation,  sur- 
passent tous  ceux  qu'elle  avait  éprouvés  jusqu'alors,  et  deux  fois 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  se  voit  sur  le  point  de  périr,  sans  laisser  même  une  trace  de 
son  apparition ,  dans  ces  parages  redoutables.  La  reconnaissance 
de  cette  partie  de  la  Nouvelle-Zélande  peut  être  considérée 
comme  complète ,  excepté  sur  quelques  points,  que  le  mauvais 
temps  n'a  pas  permis  de  relever  avec  la  même  exactitude  que 
le  reste. 

Les  missionnaires  anglais ,  de  la  secte  des  méthodistes ,  qui  se 
sont  établis  depuis  quinze  ans  sur  diftérens  points  de  la  Baie-des- 
Iles ,  avaient  fait  jusque-là  peu  de  progrès  sur  l'esprit  indomp- 
table des  naturels  qui  l'iiabitent.  Les  relations  qu'ils  ont  publiées, 
et  les  autres   ouvrages  qui  ont  paru  récemment  sur  la  Nou- 
velle-Zélande ,  ont  fovirni  à  M.  d'Urville  ,  avec  ses  propres  ob- 
servations ,  les  matériaux  du  travail  le  plus  complet  qui  existe  à 
l'heure  qu'il  est  sur  ce  pays  ;  on  pourrait  même  lui  reprocher  la 
masse  d'extraits  qu'il  donne  sous  le  titre  de  Pièces  justificalwes  , 
et  qui  remplit  le  troisième  volume  tout  entier.  Les  mêmes  faits  y 
sont  rapportés  un  trop  grand  nombre  de  fois ,  et  le  peu  d'oidre 
chronologique  qui  y  règne  jelte  quelque  confusion  dans  l'esprit 
du  lecteur  ;  d'ailleurs ,  l'excellent  résumé  qu'en  donne  M.  d'Ur- 
ville lui  permettait  de  les  abréger  sans  aucun  inconvénient.  Grâces 
à  ces  travaux,  les  Nouveaux-Zélandais  sont  mieux  connus  peut-être 
que  les  Indiens  de  l'Amérique  méridionale  ,  découverte  depuis  si 
long-temps,  et,  en  comparant  ce  qu'on  en  sait  aujourd'hui  avec  ce 
qu'en  ont  rapporté  les  navigateurs  du  siècle  dernier,  on  peut  ap- 
précier les  erreurs  dans  lesquelles  étaient  tombés  ceux-ci,  sur  un 
peuple  dent  ils  ignoraient  complètement  la  langue,  et  qu'ils  offen- 
saient souvent  mortellement,  sans  le  vouloir,  en  violant  ses  usages. 
De  là  les  vengeances  terribles  exercées  plusieurs  fois  sur  les  Eu- 
ropéens par  ces  sauvages  irascibles  ,  et  par  suite  les  rapports  dans 
lesquels  ils  étaient  représentés  sous  les  traits  les  plus  odieux.  La 
conduite  prudente  du  chef  de  l'expédition,  et  de  tous  ceux  qui  la 
composaient ,  lui  a  valu  de  vivre  dans  ime  harmonie  parfaite  avec 
les  naturels. 

Des  scènes  moins  paisibles ,  et  la  plus  cruelle  épreuve  qu'elle 
ait  eu  à  subir  dans  le  cours  de  son  voyage  ,  attendaient  l'Astrolabe 
à  Tonga-Tabou  ,  la  principale  des  Iles-des-Amis  ,  mieux  désignées 
aujourd'hui  sous  le  nom  d'Archipel  de  Tonga.  En  y  arrivant ,  le 


nEVtlF.    DE    VOYAGES.  0,/|^Q 

20  avril ,  elle  s'engage  entre  les  récifs  madréporiques  qui  ceignent 
cette  île  ,  comme  la  plupart  Je  celles  de  la  Polynésie,  et ,  pendant 
près  de  quatre  jours  ,  la  perte  du  bâtiment  paraît  inévitable  ;  il 
ne  parvient  à  se  dégager  qu'après  avoir  perdu  presque  toutes  ses 
ancres ,  et  par  un  de  ces  hasards  miraculeux  dont  est  semée  la  vie 
de  l'homme  de  mer.  Quelques  jours  après  cet  événement  critique, 
les  naturels  ,  qui  n'avaient  montre' jusque-là  aucunes  dispositions 
hostiles  ,  donnent  un  exemple  de  cette  perfidie  qui  a  déjà  été  fa- 
tale à  plusieurs  navires ,  et  enlèvent  un  canot  de  V Astrolabe  avec 
son  équipage.  M.  d'Urvdle  ne  parvient  à  délivrer  ses  hommes 
qu'en  recourant  à  des  actes  d'hostilités  qui  en  imposent  à  ces  sau- 
vages intrépides  d'ailleurs,  et  accoutumés  à  l'effet  des  armes  à  feu, 
devenues  assez  communes  parmi  eux  depuis  quelques  années. 
C'est  à  elles  probablement  qu'ils  devront  un  jour  un  changement 
dans  leur  état  social ,  de  même  que  l'Europe  leur  doit  une  partie 
de  ceux  qu'elle  a  subis  depuis  leur  invention. 

Ici ,  comme  à  la  Nouvelle-Zélande  ,  des  missionnaires  métho- 
distes se  sont  établis  depuis  plusieurs  années  ,  et ,  plus  heureux 
que  dans  ce  dernier  pays ,  ils  sont  parvenus  à  convertir  un  certain 
nombre  d'insulaires  à  la  religion  chrétienne  ,  et ,  chose  bien  re- 
marquable ,  c'est  à  des  naturels  d'Otaïty  que  sont  dus  les  plus 
grands  succès  dans  ce  genre.  Leur  île,  convertie  en  entier  par  les 
missionnaires  ,  est  devenue  le  foyer  de  la  civilisation  qui  doit  un 
jour  se  répandre  sur  toutes  celles  de  la  Polynésie.  On  dirait ,  à 
voir  le  zèle  infatigable  des  méthodistes  sur  tous  les  points  du 
globe,  que  l'esprit  de  prosélytisme,  si  fervent  dans  l'église  ro- 
maine aux  temps  de  sa  puissance  ,  a  passé  tout  entier  dans  ces 
hommes  austères  ,  les  puritains  de  nos  jours.  Reste  à  savoir  si 
leurs  principes  exagérés  peuvent  contribuer  au  bonheur  des  na- 
tions sauvages  auxquelles  ils  s'efforcent  de  les  inculquer. 

Un  résumé  de  tout  ce  qui  est  connu  sur  Tonga-Tabou,  depuis 
sa  découverte  par  Tasman  jusqu'à  nos  jours,  et  non  moins  com- 
plet que  celui  sur  la  Nouvelle-Zélande  ,  suit  les  détails  person- 
nels à  l'expédition,  et  termine  la  partie  historique  publiée  jus- 
qu'à ce  moment.  Celle  qui  doit  suivi'e,  et  qui  contient  les  travaux 
exécutés  sur  les  autres  points  de  la  Polynésie ,  à  la  Nouvelle- 
Guinée  ,  aux  Moluques ,  etc.  ,  ne  peut  manquer  d'offrir  des  ob- 


a5o       '  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

servations  non  moins  importantes.  Les  auti'es  pai'ties  concernant 
l'histoire  naturelle  sont  aussi  avancées  dans  leur  publication  que 
le  récit  lui  -  même ,  et  les  cartes ,  ainsi  que  les  planches  qui 
accompagnent  tout  l'ouvrage ,  nous  paraissent  e'galer  en  ma- 
gnificence celles  des  expéditions  de  l' Uranie  et  de  la  Coquille , 
si  supérieures  à  tout  ce  qu'on  avait  fait  en  France  dans  ce 
genre.  Ce  luxe  est  bien  :  il  est  digne  d'une  nation  qui  marche 
en  tête  de  toutes  les  autres  pour  les  sciences  naturelles  ;  mais  il 
a  l'inconvénient  de  mettre  ces  ouvrages  splendides  à  la  porte'e 
d'un  trop  petit  nombre  de  bibliothèques.  Nous  croyons  donc 
qu'on  doit  savoir  bon  gré  à  M.  Roret ,  devenu  propriétaire  de  la 
partie  historique ,  de  l'avoir  rendue  accessible  à  tous  ,  en  en  don- 
nant une  édition  à  part  ,  qui  ne  diffère  de  l'autre  que  par  un 
papier  plus  modeste  et  par  le  nombre  des  cartes  et  des  planches , 
réduites  à  vingt  des  plus  importantes.  Tout  le  reste  s'y  trouve 
reproduit,  jusqu'à  ces  petits  croquis  intei'calés  dans  le  texte  ,  dont 
la  plupart  sont  d'une  exécution  parfaite  ;  idée  ingénieuse  qui  met 
sous  les  yeux  du  lecteur  les  objets  dont  il  est  question  ,  sans 
l'obliger  d'avoir  recours  à  un  atlas  à  part.  Il  serait  à  désirer  que  ce 
double  mode  de  publication  eût  été  suivi  pour  la  Coquille  et  l'U- 
ranie;  ces  deux  ouvrages  eussent  acquis  par-là  une  popularité 
que  leurs  pi'ix  élevés  leur  permettront  difficilement  d'atteindre. 

Ce  n'est  pas  sans  un  sentiment  pénible  que  nous  passons  des 
nobles  et  loyaux  travaux  de  V Astrolabe  à  ceux  d'un  homme  dont 
le  nom  est  destiné  sans  doute  à  quelque  célébrité  ,  mais  d'un  autre 
genre  que  celle  dont  il  jouit  en  ce  moment.  Nous  voulons  parler 
de  M.  Douville  et  de  son  prétendu  voyage  au  Congo  '.  Le  succès 
étrange  qu'a  obtenu  cet  ouvrage  en  France ,  durerait  encore  dans 
tout  son  éclat,  si  une  revue  étrangère,  le  Foreign  quarleiiy  Re- 

'  La  Rewue  des  deux  Mondes  croit  devoir  à  ses  lecteurs  de  se  justifier 
d'avoir  accueilli ,  dans  un  de  ses  numéros,  quelques  pages  de  l'ouvrage  de 
M.  Douville.  A  l'époque  où  elle  le  fit,  rien  ne  donnait  à  penser  qu'un  voyage, 
qui  paraissait  précédé  d'un  rapport  favorable  de  la  Société  de  géographie, 
pût  n'être  qu'un  tissu  de  fictions  incohérentes.  A  cette  dernière  donc  ap- 
partient tout  le  blâme  que  peut  encourir  la  Re\'ue  à  ce  sujet,  et  qu'elle 
n'est  pas ,  d'ailleurs  ,  la  seule  à  mériter. 


REVUE    DE    YOVAGES.  ?.5 1 

vieiv  ',  dans  un  article  reproduit  en  partie  par  le  Temps,  n'était 
venue  arracher  la  couronne  qu'on  avait  placée  sur  la  tête  de  l'au- 
teur. Justice  a  donc  été  faite ,  mais  elle  ne  l'a  été  qu'à  moitié ,  et 
non  par  qui  elle  devait  se  faire-  La  première  voix  accusatrice  eût 
dû  s'élever  du  sein  de  la  France ,  ou  plutôt  les  corps  savans  à  l'ap- 
probation desquels  M.  Douville  présentait  ses  travaux,  ne  devaient- 
ils  pas  la  prémunir  contre  cette  mystification ,  préparée  de  longue 
main,  avec  une  audace  dont  il  y  a  peu  d'exemples?  L'un,  la  Société 
de  géographie,  non  contente  de  donner  son  approlîation,  a  com- 
blé l'auteur  de  ses  laveurs;  l'autre  ,  l'Institut,  auquel  M.  Douville 
soumet  les  objets  qu'il  prétend  avoir  recueillis  en  Afrique ,  les 
reconnaît  pour  être  américains  ,  et  croit  devoir  garder  le  silence  sur 
un  fait  aussi  important.  Nous  concevons ,  du  reste  ,  parfaitement 
le  sentiment  de  dégoût  qui  a  pu  engager  les  hommes  honorables 
qui  composent  ce  dernier  corps  à  se  taire,  et  le  respect  que  nous  leur 
devons ,  nous  interdit  toute  réflexion  à  cet  égard.  Quant  à  la  So- 
ciété de  géographie  ,  malgré  la  considération  personnelle  que 
mérite  chacun  de  ses  membres,  elle  nous  permettra  d'approuver 
les  réflexions  sévères  que  le  Foreign  quarlerly  Reneiu  lui  a  adres- 
sées; c'est  une  affaire  entre  elle  et  l'auteur  de  l'article.  Ce  que  ce 
dernier  a  commencé,  nous  allons  tâcher  de  l'achever,  en  donnant 
sur  M.  Douville ,  qui  nous  est  connu  de  longue  date ,  quelques 
détails  qui  pourront  servir  de  correctifs  à  la  notice  biographique 
que  le  Conslitutionnel  a  publiée  sur  son  compte.  Comment,  à  une 
époque  où  les  relations  sont  aussi  multipliées  entre  toutes  les  par- 
ties du  globe,  M.  Douville  a-t-il  osé  espérer  que  les  faits  qu'on 
va  lire  resteraient  dans  l'ombre?  Cela  est  aussi  incompréhensible 
que  l'énormité  des  erreurs  dont  son  voyage  est  parsemé. 

J'étais  à  Buenos-Ayres  en  1826  et  1827,  à  l'époque  où  la  rade 
de  cette  ville  était  bloquée  par  une  escadre  brésilienne  qui  èmpê- 
cJiait  toute  communication  par  mer.  Vers  le  milieu  de  décem- 
bre 1826,  on  aperçut  tout  à  coup,  un  matin  ,  un  bâtiment  de 
guerre  ennemi  se  dirigeant  sur  la  ville  avec  pavillon  parlemen- 
taire. Le  bruit  se  répandit  aussitôt  que  ce  navire  était  porteur  de 
propositions  de  paix  ;  mais  le  lendemain  les  journaux  annoncèrent 

'  Foreigi  quarterly  Keview,  n'J  ly..  August  18  2.  Pages  i()3--oG. 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  le  parlementaire  de  la  veille  n'était  venu  que  pour  mettre 
à  terre  M.  Douville,  naturaliste  envoyé  par  le  gouvernement  fran- 
çais ,  pour  explorer  l'Amérique  du  sud.  M.  Douville  fut  accueilli 
par  ses  compatriotes  avec  les  égards  que  méritait  la  mission  dont 
ils  le  croyaient  chargé ,  et  peu  de  jours  après  son  arrivée  ,  M.  Ra- 
monLarrea,  l'un  des  principaux  négocians  de  la  ville,  pour  lequel 
il  avait  une  lettre  d'introduction ,  donna  en  son  honneur  un  grand 
dîner  de  vingt  couverts  auquel  je  fus  invité.  Je  fus  placé  à  côté 
de  M.  Douville.  Pendant  toute  la  durée  du  repas,  il  garda  un  si- 
lence modeste ,  chose  assez  rare  parmi  les  voyageurs ,  et  ne  fit 
que  des  réponses  évasives  et  polies  aux  questions  que  lui  adres- 
saient les  convives. 

Plusieurs  Français  recherchèrent  la  connaissance  de  M.  Dou- 
ville ,  et  reçurent  de  lui  quelques  détails  vagues  sur  ses  précé- 
dens  voyages.  C'était  une  chose  merveilleuse  que  le  nombre  et 
l'étendue  des  pays  que  ce  voyageur  avait  déjà  parcourus  ;  l'Europe 
presque  tout  entière,  le  cap  de  Bonne  -  Espérance ,  l'Inde,  la 
Perse ,  l'Amérique  du  sud  ,  avaient  été  tour  à  tour  le  théâtre  de 
ses  explorations.  Il  avait  même  pénétré,  par  terre,  depuis  le  fleuve 
des  Amazones  jusque  dans  le  sud  des  Pampas  de  Buenos-Ayres , 
où  il  avait  vécu  parmi  les  Indiens  farouches  qui  les  habitent  ;  mais 
par  une  circonstance  particulière ,  il  n'avait  pas  visité  Buenos- 
Ayres  même  ,  malgré  la  faible  distance  qui  l'en  séparait  dans  le 
cours  de  cet  immense  voyage.  Personne  dans  le  pays  n'en  avait 
jamais  ouï  parler,  quoique  M.  Douville  l'indiquât  comme  ayant 
eu  lieu  à  une  époque  assez  récente.  Un  soir  qu'il  en  causait  chez 
M.  Roberge,  pharmacien,  où  se  réunissait  d'habitude  l'élite  des 
Français  établis  à  Buenos-Ayres ,  on  le  pria  de  vouloir  bien  indi-^ 
quer  sur  une  feuille  de  papier  les  principaux  points  de  la  Répu- 
blique Argentine ,  par  lesquels  il  avait  dû  nécessairement  passer. 
Il  essaya  de  le  faire ,  mais  malheureusement  il  plaça  à  l'ouest  ce 
qui  devait  être  à  l'est ,  au  nord  ce  qui  était  au  sud ,  et  ainsi  du 
reste.  Ces  erreurs  parurent  singulières  chez  un  naturaliste  et  un 
géographe.  Moi-même,  quelque  temps  auparavant,  j'avais  reçu 
la  visite  de  M.  Douville ,  qui  me  fut  présenté  par  M.  Dutilleul ,. 
ancien  payeur  de  l'armée  d'Espagne,  fixé  depuis  peu  à  Buenos- 
Ayres.  Nous  parlâmes  naturellement  de  ses  voyages,  et  j'appris 


REVUE    DE    VOYAGES.  200 

tle  lui  qu'il  avait  repassé  sur  les  traces  de  M.  de  Huuiboldt,  de  l'Oré- 
noque  dans  le  fleuve  des  Amazones.  Sa  mémoire  le  servait  mal  ;  les 
noms  d'Aturès,  de  Maypurcs,  de  Cassiquiare,  etc.,  familiers  à  qui- 
conque a  lu  le  voyage  de  M.  de  Humboldt,  paraissaient  lui  être  in- 
connus, et  je  fus  plusieurs  fois  obligé,  dans  le  cours  de  la  conver- 
sation ,  de  mettre  fin  à  son  hésitation  en  les  prononçant  moi-même. 

Bientôt  des  Français,  arrivés  par  terre  de  Montevideo,  don- 
nèrent de  nouveaux  renseignemens  sur  M.  Douville.  On  apprit 
par  eux  qu'il  y  était  arrivé  vers  le  milieu  du  mois  d'octobre ,  sur 
le  brick  le  Jules,  capitaine  Decombes ,  parti  du  Havre  le  7  août 
1826.  Sa  conduite,  pendant  la  traversée  ,  avait  été  loin  d'être 
louable  :  il  se  plaignait  sans  cesse  de  la  mesquinerie  avec  laquelle 
on  traitait  un  homme  comme  lui ,  accoutumé  à  passer  sur  des  bâ- 
timens  de  guerre  ,  et  reprochait  surtout  au  capitaine  d'avoir  laissé 
engager  dans  la  cale  du  navire ,  avec  les  marchandises  de  la  car- 
gaison ,  une  caisse  contenant  ses  instrumeus  ,  ce  qui  l'empêchait , 
disait-il ,  de  faire  des  observations  astronomiques.  A  l'arrivée  à 
Montevideo ,  les  effets  des  passagers  furent  visités  à  la  douane , 
suivant  la  coutume  ;  la  précieuse  caisse  fut  ouverte ,  et  présenta  , 
pour  tout  instrument ,  un  cabaret  de  porcelaine  en  assez  mauvais 
état,  et  quelques  autres  objets  de  même  nature.  M.  Douville  des- 
cendit à  la  Fonda  de  las  Cualro  Naciones  (Hôtel  des  Quatre  Na- 
tions) ,  tenue  par  un  Français  nommé  M.  Himonnet.  Ce  dernier, 
bon  homme  au  fond,  quoique  assez  peu  traitable  ,  crut  s'aperce- 
voir un  jour  que  son  hôte  se  préparait  à  sortir  un  peu  trop  brus- 
quement de  chez  lui ,  et  poussa  l'impolitesse  jusqu'à  le  tenir  en 
charte-privée  ;  cependant  M.  Cavaillon  ,  vice-consul  de  France  à 
Montevideo,  parvint  à  le  tirer  de  son  erreur.  C'est  à  la  suite  de 
cette  affaire  que  notre  voyageur  s'adressa ,  au  nom  des  sciences , 
à  l'amiral  brésilien,  Pinto  Guedez,  pour  être  conduit,  sur  un  bâti- 
ment de  guerre  ,  à  Buenos- Ayres,  faveur  que  lui  accorda  l'amiral. 

Il  est  inutile  de  dire  l'effet  que  produisirent  ces  renseignemens 
sur  l'opinion  publique  à  Buenos-Ayres.  M.  Douville  avait  d'a- 
bord fait  semblant  de  s'occuper  de  quelques  recheiches  scien- 
tifiques', qu'il  abandonna  bientôt  pour  se  livrer  à  une  industrie 

.'  flntre  autres  découvertes  intéressantes,  M.  Douville  crut,  un  jour,  avoir 


254  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

plus  profitable.  Il  loua  un  petit  magasin,  rue  de  la  Cathédrale, 
n"  12g ,  qu'il  quitta  peu  après  pour  un  autre  situé  rue  de  la  Piedad, 
n°9i,  et,  sous  la  raison  de  commerce  Domùlle  et  Laboissière,  se 
mit  à  vendre  des  livres  ,  du  papier,  de  la  parfumerie  ,  des  pétards 
et  autres  articles  de  même  espèce.  Le  nom  de  Laboissière  était 
celui  d'une  femme  d'une  tournure  tant  soit  peu  commune,  et  d'un 
âge  approchant  de  la  maturité ,  qui  accompagnait  M.  Douville  : 
c'était  elle  qui  tenait  ordinairement  le  magasin,  son  associé  s'oc- 
cupant  plus  spécialement  des  affaires  du  dehors  et  des  travaux 
relatifs  à  une  petite  presse  lithographique  qu'il  avait  établie. 

Ici,  je  me  vois  obhgé  d'abandoimer  un  instant  M.  Douville  pour 
me  livrer  à  une  digression  sur  un  événement  qui  se  passa  pendant 
son  séjour  à  Buenos-Ayres.  Dans  la  première  semaine  du  mois 
de  juin  1827,  un  personnage  fut  arrêté  et  mis  en  prison  ,  sous  l'ac- 
cusation d'avoir  contrefait  les  billets  de  la  Banque  nationale  d'un 
réal  et  de  deux  réaux.  M.  Ramon  Lai'rea  ayant  envoyé  chez  le 
personnage  en  question  toucher  le  montant  d'une  lettre  de  change, 
le  commis  chargé  de  ce  recouvrement  reçut  une  masse  de  ces  bil- 
lets, qui  étaient  évidemment  faux;  et  sur  la  plainte  de  ce  négociant, 
la  police  fit  son  devoir.  L'accusé  jeta  les  hauts  cris  dans  sa  prison, 
et  publia,  dans  VEcho  Français  ',  une  lettre  dans  laquelle  il  se 
plaignait  de  son  arrestation  et  de  la  manière  horrible  dont  on  le 
traitait  dans  son  cachot  :  on  lui  refusait,  disait-il,  les  objets  de 
première  nécessité ,  et  jusqu'à  de  l'eau  tiède  pour  se  faire  la  barbe; 
il  était  obligé,  pour  s'en  procurer,  d'en  faire  chauffer  dans  une 
bouteille  qu'il  mettait  entre  ses  cuisses ,  dans  son  lit;  en  outre  ,  le 
soleil  l'incommodait  de  ses  rayons  à  certaines  heures  du  jour  , 
et  sa  vue  ,  affaiblie  par  les  suites  d'une  observation  d'éclipsé  de 
soleil  qu'il  avait  faite  autrefois  en  Sicile  ,  ne  pouvait  en  supporter 
l'éclat,  etc. 

trouvé  de  la  pierre  à  chaux  ,  substance  qui  luanque  complètement  dans  les 
environs  de  Buenos-A.yres ,  où  on  la  remplace  par  des  coquilles ,  qui  sont 
abondantes  dans  plusieurs  endroits.  L'échantillon  de  ce  prétendu  calcaire, 
qu'il  porta  en  triomphe  à  M.  Ramon  Larrea ,  chez  lequel  je  l'ai  vu,  n'était 
autre  chose  qu'un  morceau  d'argile  durcie  ,  qui  abonde  dans  le  pa\s ,  ou 
elle  est  désignée  sous  le  nom  de  tosca  ,  tuf. 

'  Journal  français  qui  paraissait,  à  cette  époque,  à  Buenos-Ayres. 


REVUE    DE    AOYAGES.  255 

Ces  plaintes  firent  naître  une  polémique  assez  animée  entre  les 
journaux  :  la  Gaceta  Mercanlil,  feuille  de  l'opposition ,  publia  à 
ce  sujet  deux  articles  virulens  contre  le  gouvernement ,  auxquels 
répondit  la  Cronica  polilica y  literaria  ',  journal  semi-officiel,  et 
par  conséquent  champion  du  pouvoir.  Je  traduis  le  passage  sui- 
vant de  sa  réponse  :  «  Le  crime  dont  on  accuse  M.  ***  attaque 
les  prérogatives  du  gouvernement  et  les  intérêts  de  la  société. 
En  tout  temps,  la  falsification  des  billets  de  Banque  a  excité  la 
sévérité  de  la  justice.  Nous  espérons  que  M.  *'*'*^  prouvera  son 
innocence.  Mais  n'y  a-t-il  pas  quelque  exagération  dans  le  tableau 
épouvantable  qu'il  a  offert  au  public?  devons-nous  ajouter  foi  à 
toutes  les  accusations  qu'il  dirige  contre  le  chef  de  la  police  ?  En 
lisant  les  deux  articles  de  la  Gaceta  Mercantil,  nous  nous  sommes 
dit  :  Quel  intérêt  peut-on  avoir  à  imposer  des  privations  à  un 
homme  à  qui  on  laisse  la  liberté  de  s'en  plaindre  ?  refusera-t-on 
une  tasse  de  thé  à  celui  qui  peut  communiquer  à  un  journaliste 
les  souffrances  qu'il  éprouve?  etc.  » 

Le  2'j  août  1827,  je  quittai  Buenos-Ayres  pour  me  rendre  au 
Brésil.  Peu  de  jours  après  mon  arrivée  à  Rio-Janeiro  ,  le  20  sep- 
tembre ,  je  partis  pour  l'intérieur,  et  ne  reparus  à  Rio  que  dans 
les  premiers  jours  du  mois  de  mars  de  l'année  suivante.  J'y  re- 
trouvai M.  Douville,  qui  se  livrait  à  la  même  industrie  qu'à  Buenos- 
Ayres  ,  et  avait  élevé  un  magasin  que  tenait  madame  Laboissière, 
habillée  en  homme ,  ce  qui  scandalisait  fort  les  Brésiliens  tout 
en  les  attirant  chez  lui.  A  partir  de  ce  moment,  je  perds  de  vue 
personnellement  M.  Douville,  et  ne  voulant  rien  aftiimer  que 
ce  dont  j'ai  été  témoin  moi-même,  je  tairai  certains  détails  qui 
sont  parvenus  récemment  à  ma  connaissance. 

Quelques  années  s'écoulèrent.  Je  ne  pensais  plus  à  M.  Douville, 
lorsqu'à  mon  retour  à  Paris  ,  dans  les  premiers  jours  du  mois  de 
juin  dernier,  après  une  longue  absence  dans  les  colonies,  le  pre- 
mier ouvrage  qui  me  tomba  entre  les  mains  fut  le  Voyage  au 
Congo.  Le  nom  de  l'auteur  retentissait  dans  les  journaux ,  qui 
s'empressaient  à  l'envi  de  donner  des  extraits  du  livre  ;  la  So- 
ciété de  Géographie ,  après  lui  avoir  décerné  son  prix  et  une 

Cronica  politica  y  literaria  r?  ■  fhienos-^dyrcs,    19  de  jiinio  de   1S27V 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

médaille,  l'avait  choisi  pour  son  secrétaire;  plusieurs  audiences 
en  haut  lieu  lui  avaient  été  accordées  ;  enfin  ,  c'était  un  concert 
de  louanges  qu'aucune  critique  n'osait  troubler.  Ce  nom  de  Dou- 
ville  me  frappa  :  était-ce  l'homme  que  j'avais  connu  cinq  ans  au- 
paravant à  Buenos^Ayres  et  au  Brésil  ?  Je  fis  part  de  mes  soupçons 
à  plusieurs  personnes  bien  connues  qui  avaient  vu  M.  Douville,  et 
le  leur  dépeignis  sans  avoir  encore  vérifié  l'identité.  Le  portrait 
que  je  fis  de  sa  personne  se  trouva  juste,  et  ce  fut  une  question 
décidée  pour  moi.  Cependant  j'hésitais  encore  à  donner  suite  à 
cette  affaire ,  lorsque  le  Constitutionnel  du  i6  septembre  dernier 
publia  sur  M.  Douville  un  article  biographique  rempli  de  détails 
si  extraordinaires ,  pour  ne  rien  dire  de  plus  ,  que ,  pour  faire 
cesser  une  mystification  parvenue  à  un  tel  degré  d'impudeur 
d'une  part ,  et  de  crédulité  de  l'autre  ,  je  résolus  d'élever  la  voix. 
Je  vis  M.  Douville  ,  et ,  au  premier  coup  d'œil ,  il  me  fut  im- 
possible de  le  méconnaître  :  les  années  ne  l'ont  pas  changé  ;  le 
soleil  de  l'Afrique  n'a  pas  ajouté  une  teinte  de  plus  à  ce  front 
pâle,  et  lorsque  je  lui  appris  que  j'étais  à  Rio-Janeiro  à  la  même 
époque  que  lui ,  ses  yeux  se  troublèrent  comme  s'il  eût  vu  le 
glaive  de  l'opinion  publique  suspendu  sur  sa  tête.  Si  mon  témoi- 
gnage ne  suffit  pas  pour  constater  cette  identité  ,  il  existe  actuel- 
lement à  Paris  plusieurs  personnes  qui  ont  connu  M.  Douville  à 
Buenos-Ayres;  je  m'engage  à  les  produire. 

Que  dirai-je  maintenant  du  voyage  au  Congo?  Déjà  le  Foreign 
quarleiif  Rei'iew  a  prouvé  que  les  dates  mentionnées  dans  le  cours 
de  l'ouvrage  sont  inconcdiables  entre  elles.  Nous  allons  voir  que  la 
première  de  toutes ,  celle  de  l'arrivée  de  l'auteur  au  Congo,  n'est 
pas  moins  fausse. 

«  A  peine  reposé  des  fatigues  de  mes  précédens  voyages  dans 
diverses  parties  du  monde,  je  quittai  Paris  le  i<^''  août  1826,  et 
je  m'embarquai  au  Havre  le  6  du  même  mois,  dans  l'intention 
d'aller  visiter  la  presqu'île  orientale  de  l'Inde,  et  ensuite  de 
pénétrer  en  Chine,  si  c'était  possible.  "  Vol.  i ,  pag.    i. 

Je  ne  presserai  pas  M.  Douville  sur  ses  précédens  voyages ,  et 
je  reconnais  que  la  date  de  son  départ  du  Havre  est  exacte  ;  seu- 
lement il  aurait  pu  indiquer  le  nom  du  navire  et  du  capitaine 
comme  je  l'ai  fait  :  cela  ne  nuit  jamais  dans  ces  sortes  de  matières. 


REVUE    DE    VOYAGES.  2.5'J 

«  Arrivé  à  Montevideo  où  j'espérais  trouver  un  navire  partant 
pour  l'Inde,  des  circonstances  me  firent  renoncer  à  ce  projet.  Je 
pris  passage  sur  un  navire  destiné  pour  Rio-Janeiro  ,  où  je  débar- 
quai au  commencement  de  1827.  »  Vol.  I,  pag.  2. 

Je  passe  encore  sur  l'étrange  idée  d'un  liomme  qui ,  voulant 
s'embarquer  pour  l'Inde  ,  s'en  va  chcrclier  un  bâtiment  à  Mon- 
tevideo, tandis  que  nos  ports  et  ceux  de  l'Angleterre  en  offrent 
sans  cesse  pour  cette  destination.  Les  circonstances  du  séjour  de 
M.  Douville  à  Montevideo  sont  également  connues.  Quant  à  son 
départ  pour  Rio-Janeiro,  et  le  séjour  qu'il  y  fait  jusqu'au  i5  oc- 
tobre 1827,  jour  de  son  embarquement  povu-  Benguela  (  vol.  1  , 
pag.  ^),  je  suis  en  mesure  de  prouver  qu'il  a  passé  tout  le  temps 
en  question  à  Buenos-Ayres.  J'ai  sous  les  yeux  des  journaux  de 
cette  ville  contenant  des  annonces  commerciales  de  Douville  et 
Laboissière^  depuis  le  mois  de  mars  jusqu'au  milieu  de  juin.  Que 
si  M.  Douville  prétend  qu'il  n'y  a  pas  identité  entre  lui  et  l'as- 
socié de  M""^  Laboissière ,  j'ai  déjà  offert  de  la  prouver  par  des 
témoins.  Je  le  prierai  ensuite  d'expliquer  par  quelle  singulière 
rencontre  il  se  fait  que  ce  nom  de  Laboissière  se  trouve  mentionné 
dans  l'épitaplie  qu'il  inscrit  sur  le  tombeau  de  son  épouse,  morte, 
dit-il,  le  10  juillet  1828,  à  Megna  Candouri ,  et  qui  est  ainsi 
conçue  :  Dounlle  à  son  épouse ,  née  Anne-Athalie  Pilaut-Labois- 
sière.  Vol.  1 1 ,  pag.  44- 

Il  est  clair  également  que  M.  Douville  ne  pouvait  pas>  être  au 
Congo  en  mars  1828,  puisque  je  l'ai  vu  à  cette  époque  à  Rio- 
Janeiro,  fait  que  j'affirme  une  seconde  fois.  Ainsi  que  je  l'ai  dit, 
il  y  tenait  un  magasin,  et  l'on  peut  voir  dans  les  journaux  brési- 
liens du  temps  des  annonces  commerciales  de  lui.  Je  n'ai  pu  me 
procurer  de  ces  journaux  à  Paris ,  vu  leur  extrême  rareté  et  leur 
date  ancienne  ,  mais  je  me  souviens  parfaitement  de  ce  fait ,  et  je 
prie  les  personnes  qui  auraient  de  ces  papiers  à  leur  disposition , 
de  vouloir  bien  le  vérifier.  Je  leur  recommande  surtout  le  Diario 
Fluminense. 

Criblé  de  fausses  dates  comme  il  l'est ,  que  devient  l'ouvrage 
tout  entier ,  et  n'est-il  pas  permis  de  penser  qu'il  a  été  inventé  à 
plaisir  et  maladroitement  d'un  bout  à  l'autre  ?  Dans  ce  cas ,  une 
seule  difficulté  subsisterait.  Si  M.  Douville  n'a  pas  été  au  Congo, 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'où  proviennent  les  renseignemens  qu'il  donne  sm-  le  pays,  et  les 
cartes  qui  accompagnent  son  voyage?  Ici,  je  l'avoue,  je  suis  ré- 
duit à  de  simples  conjectures,  mais  qui  ont  à  mes  yeux  tout  le 
poids  de  la  réalité.  Il  existe  à  Rio-Janeiro  un  grand  nombre  de 
personnes  qui  ont  été  au  Congo ,  et  une  foule  de  documens  sur 
les  possessions  portugaises  en  Afrique,  qui  y  ont  été  apportés 
en  partie  de  Lisbonne ,  lorsque  le  roi  Jean  VI  quitta  le  Portugal 
pour  aller  s'établir  au  Brésil.  Ces  documens  sont  déposés  dans  les 
archives  publiques ,  et  je  conviens  qu'il  est  presque  impossible 
d'en  pi'endre  copie;  mais  pour  les  ouvrages  appartenant  à  des 
particuliers,  la  même  impossibilité  ne  subsiste  plus.  Or,  M.  Dou- 
ville  n'a-t— il  pas  pu ,  par  un  moyen  quelconque ,  se  procurer  un 
manuscrit  accompagné  de  cartes ,  manuscrit  qu'il  aura  arrangé  à 
sa  manière,  et  si  j'accorde  qu'il  a  été  réellement  au  Congo ,  sans 
toutefois  s'avancer  dans  l'intérieur  des  terres  ,  ne  lui  a-t-il  pas  été 
plus  facile  encore  qu'au  Brésil  de  se  procurer  des  renseignemens 
écrits  ou  de  vive  voix  de  la  bouche  des  traitans  portugais? 

Cette  dernière  conjecture  me  paraît  la  plus  probable ,  car  je 
crois  distinguer  çà  et  là  ,  à  traveis  les  fictions  de  l'ouvrage ,  quel- 
ques traits  qui  indiquent  un  homme  qui  a  été  sur  les  lieux.  J'ac- 
corderai donc  à  M.  Douville  qu'il  a  mis  réellement  les  pieds  en 
Afrique,  mais  rien  de  plus.  Il  suffit,  en  effet,  de  la  lecture  du 
voyage  pour  reconnaître  que  l'auteur  décrit  presque  partout  des 
pays  qu'il  n'a  pas  vus ,  et  raconte  des  événemens  qui  ne  se  sont 
jamais  passés.  D'abord ,  qu'est-ce  que  ces  caravanes ,  ou  plutôt 
ces  armées  à  sa  solde ,  et  à  l'aide  desquelles  il  taille  en  pièces 
des  armées  ennemies  ,  brûle  des  villages ,  fait  leurs  chefs  pri- 
sonniers,  et  cent  autres  prouesses  du  même  genre?  Je  lui  ferai 
observer  qu'à  l'époque  où  il  prétend  avoir  entrepris  son  expédi- 
tion ,  il  n'avait  pas  à  sa  disposition ,  je  ne  dis  pas  les  i5o,ooo  fr. 
qu'il  assure  y  avoir  dépensés ,  mais  même  la  cinquantième  partie 
de    cette   somme   '.   Ensuite   on   peut  remarquer    dans  quelle 

'  M.  Douville  dit  i5o,ooo  francs  ;  mais  si  on  calcule  les  dépenses  qu'il  a 
du  faire  d'après  sa  manière  de  voyager,  on  trouvera,  avec  le  Foreiga 
Quarterly  Reuiew ,  qu'elles  ont  dû  s'élever  à  près  de  4oo,ooo  francs. 
C'est  une  des  moindres  contradictions  de  l'ouvrage. 


REVUE    DE    VOYAGES.  ?.5g 

t'iiorine  disproportion  se  trouvent  dans  l'ouvrage  les  événemens 
qui  prêtent  à  la  fiction  ,  et  les  observations  scientifiques  que 
l'auteur  annonce  faire  sans  cesse,  et  qu'on  ne  trouve  que  de 
loin  en  loin.  Disputes  avec  les  nègres,  vols  de  tafia,  conversa- 
tions entre  les  chefs,  mœurs,  usages,  combats,  tout  cela  se  trouve 
décrit  avec  une  prolixité  fatigante.  Le  reste,  au  contraire,  qui 
était  pourtant  le  principal,  est  d'une  aridité  et  d'une  maigreur 
telles ,  qu'on  le  renfermerait  aisément  dans  un  petit  nombre  de 
pages,  et  j'ose  affirmer  que  nulle  part  on  ne  trouverait  dans  un 
même  espace  un  pareil  amas  d'inepties  et  d'absurdités.  On  voit 
évidemment  un  homme  qui  voudrait  bien  parler  le  langage  des 
sciences,  mais  qui,  en  connaissant  à  peine  les  premiers  mots  ,  les 
balbutie  avec  hésitation  ,  et  tourne  sans  cesse  dans  un  cercle  étroit 
d'expressions  pareilles  dont  il  ne  connaît  pas  la  valeur.  Il  suffit, 
pour  se  convaincre  de  la  profonde  ignorance  de  l'auteur ,  d'exa- 
miner ses  travaux  dans  toutes  les  branches  des  sciences  naturelles. 
Je  dis  toutes ,  car  M.  Douville  n'a  pas  une  prétention  moindre  que 
d'être  ,  comme  M.  de  Humboldt,  un  homme  universel. 

Voyons  d'abord  en  astronomie.  Le  Foreign  qiiarlerly  Rei>leiu  a 
prouvé  que  les  observations  astronomiques  que  prétend  avoir  faites 
M.  Douville,  étaient  impossibles  au  moment  où  il  les  indique ,  vu 
l'état  du  ciel;  que,  par  exemple,  la  lune  était  couchée  depuis  quatre 
heures ,  à  l'instant  où  notre  voyageur  dit  l'observer.  Le  passage 
suivant  n'est  pas  moins  curieux  : 

«  Le  temps  était  beau  ;  aucun  nuage  ne  dérobait  la  vue  des 
étoiles  qui  jetaient  un  éclat  très-vifj  je  remarquai  alors ,  pour  la  pre- 
mière fois ,  combien  elles  sont  brillantes  dans  ces  régions  équi- 
noxiales,  et  je  passai  quelque  temps  à  les  observer  avec  mon 
télescope.  »  Vol.  i ,  page  i3i. 

Quepenser  d'un  astronome  qui  ne  s'aperçoit  qu'après  delongues 
années  passées  à  voyager  dans  toutes  les  parties  du  globe  ,  de  l'éclat 
particulier  que  jettent  les  étoiles  sous  les  tropiques?  Quant  au  téles- 
cope, c'est  la  première  et  la  dernière  fois ,  à  ma  connaissance,  qu'il 
en  est  fait  mention  dans  le  cours  de  l'ouvrage. 

En  géographie  physique,  la  science  ne  doit  pas  de  moins  rares 
découvertes  à  l'auteur.  Il  fait,  par  exemple,  remonter  des  mon- 
tagnes à  certaines  rivières,  partir  d'un  point  commun  plusieurs 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autres  dont  chacune  coule  dans  une  direction  opposée ,  et  parle  du 
cours  paisible  de  fleuves  qui  ont  sept  toises  de  pente  par  lieue ,  etc. 

Mais  c'est  certainement  en  chimie  que  M.  Douville  peut  se  flat- 
ter d'avoir  fait  une  découverte  qui  surpasse  toutes  les  autres  ;  écou- 
tons-le parler  lui-même  : 

«  Mes  observations  m'ont  fait  connaître  que  l'air  atmosphé- 
rique, près  de  Loanda,  consiste  en  quatre  cinquièmes  d'azote  et  un 
cinquième  d'oxigène.  Au  contraire,  dans  la  campagne  éloignée  de 
celte  ville ,  où  les  arbres  très- hauts  sont  nombreux ,  l'air  atmos- 
phérique se  compose  de  trois  cinquièmes  huit  douzièmes  d'azote, 
et  d'un  cinquième  quatre  douzièmes  d'oxigène  ;  ce  qui  confirme 
la  remarque  que  les  arbres  sont  nécessaires  à  la  formation  du  gaz 
oxipène ,  et  que  les  terrains  où  ils  manquent  sont  plus  propres  à 
la  formation  de  l'azote. 

u  Dans  les  forêts  épaisses  que  j'ai  traversées,  où,  sous  les  grands 
arbres ,  les  terres  sont  partout  couvertes  de  broussailles ,  où  les 
feuilles  tombent  et  pourrissent ,  où  le  feuillage  touffu  des  grands 
végétaux  empêche  le  renouvellement  continuel  de  l'air,  et  où 
vivent  une  infinité  d'insectes,  de  reptiles  et  d'animaux  divers,  j'ai 
trouvé  l'air  atmosphérique  composé  d'un  cinquième  sept  dou- 
zièmes d'oxigène ,  et  de  trois  cinquièmes  cinq  douzièmes  d'azote. 
Ces  animaux  me  parurent  consommer,  pour  leur  existence,  une 
plus  grande  portion  d'azote  ,  d'où  il  résultait  que  l'oxigène  était 
en  quantité  plus  considérable.  Un  nuage  de  vapeurs  plane 
continuellement  au-dessus  de  ces  forêts  :  il  doit  être  occasionné 
par  la  putréfaction  des  feuilles  tombées ,  et  des  reptiles  morts.  » 
Vol.  I ,  page  5o. 

On  conviendra  que  Vauquelin  ou  Davy  n'auraient  jamais  trouvé 
celle-là.  L'honneur  tout  entier  en  appartient  à  M.  Douville. 

Si  nous  passons  ensuiie  à  la  zoologie,  nous  verrons  que  M.  Dou- 
ville dissèque  des  animaux  et  les  étudie  avec  toute  l'attention  dont 
il  est  capal)le  :  mais  les  descriptions  qu'il  en  donne  de  temps  en 
temps  sont  d'une  nature  telle  que  celles  des  anciens  voyageurs 
peuvent  passer  pour  des  chefs-d'œuvre  auprès  des  siennes.  Dans 
ces  occasions,  les  termes  scientifiques  l'abandonnent  complète- 
ment ,  et  il  laisse  son  lecteur  dans  une  obscurité  désespérante  sur 
le  genre ,  la  famille  ou  la  tribu  à  laquelle  appartient  l'animal  dont 


REVUE    DE    VOYAGES.  26 1 

il  parle.  On  lui  doit  aussi  quelques  observations  nouvelles  dans 
cette  partie.  Ainsi,  par  exemple,  sur  les  bords  du  lac  Qui- 
lunda,  il  tue  un  hippopotame  en  lui  fracassant  le  crâne  d'une 
balle  (  vol.  i  ,  page  85  )  ;  chose  qui ,  bien  certainement ,  n'est  ja- 
mais arrivée  qu'à  lui. 

Voici  maintenant  un  échantillon  de  description  : 

«  Je  rencontrai ,  tout  près  de  la  Régence ,  un  lac  qui  peut  avoir 
une  lieue  de  circonférence —  Les  bords  sont  couverts  d'une  foule 
d'oiseaux  qui  vont  saisir  au  fond  un  petit  animal  amphibie.  Cet 
animal  est  bipède ,  se  nourrit  de  très^petits  poissons ,  et  se  meut 
avec  une  vitesse  prodigievise.  » 

Dans  une  note  ,  l'auteur  complète  la  description  de  cet  animal 
amphibie ,  en  commençant  par  donner  ses  dimensions ,  ayant  ouï 
dire  probablement  que  tel  était  quelquefois  l'usage  parmi  les  na- 
turalistes : 

«  Il  est  d'un  vert  clair ,  il  court  très -vite ,  il  est  ovipare  :  cepen- 
dant j'ai  pris  une  femelle  avec  sept  petits  dans  le  corps ,  qui 
prirent  la  fuite  avec  beaucoup  de  célérité  au  moment  où  avec 
un  instrument  tranchant  j'ouvris  le  ventre  de  la  mère.  Cet 
animal  n'est  certainement  point  un  quadrupède  estropié.  »  Vol.  I  , 
pages  66  et  ô'j. 

J'en  suis  parfaitement  convaincu,  ainsi  que  M.  Douville  ,  et  je 
suis  au  moins  aussi  embarrassé  que  lui  pour  savoir  à  quelle  famille 
rapporter  un  animal  aussi  extraordinaire.  Toutes  ses  descriptions 
zoologiques  sont  à  peu  près  dans  ce  genre. 

Le  livre  tombe  des  mains  lorsqu'on  songe  qu'un  homme  a  osé 
imprimer  de  pareilles  choses  de  nos  jours  ,  et  les  présenter  à  l'ap- 
probation de  corps  savans.  Je  fatiguerais  la  patience  du  lecteur  en 
continuant  de  citer  les  passages  de  la  même  nature  que  ceux  qui 
précèdent;  c'est  donc  assez.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  qu'aucun 
motif  d'intérêt  personnel  ne  m'a  engagé  à  révéler  les  faits  qu'on 
vient  de  lire  :  jamais  M.  Douville  ne  m'a  donné  personnellement 
le  plus  léger  sujet  de  plainte;  mais  pour  l'honneur  de  la  France, 
pour  l'honneur  d'un  corps  savant  qui  finirait  par  devenir  un  objet 
de  risée  ,  si  son  erreur  se  prolongeait  davantage  ,  il  faut  que  cette 
mystification  inouie  ait  un  terme;  elle  n'a  déjà  duré  que  trop  long- 
temps ,  et  n'est-ce  pas  même  une  chose  déplorable  qu'elle  ait  pu 

TOME    VIII.  j3 


•«(la  RKVUE     DES     DEUX    MONDES. 

avoir  lieu  ?  Que  M.  Douville  réponde  à  l'accusation  que  je  viens  de 
porter  contre  lui  ;  mais  qu'il  réponde  sur  le  même  ton  que  j'ai  em- 
ployé à  son  égard ,  sans  emportement ,  sans  divagations ,  par  des 
dates  et  des  faits  précis.  Je  suis  en  état  de  soutenir  le  combat ,  et 
s'il  interroge  ses  souvenirs,  il  verra  que  je  n'ai  pas  épuisé  la  ma- 
tière. S'il  m'en  croit  donc,  il  se  dépouillera  discrètement  du  rôle 
qu'il  a  usurpé  ,  en  gardant  un  prudent  silence  ' . 

L'auteur  des  Fraginenls  of  Voyages  and  Travels  est  depuis  long- 
temps connu  en  France  de  tous  ceux  pour  qui  ime  relation  de 
voyages  faite  avec  talent  est  un  des  livres  les  plus  intéressans  qui 
puissent  charmer  leurs  loisirs.  M.  Basil  Hall  a  commencé  sa  réputa- 

'  Cet  article  devait  paraître  dans  la  livraison  du  i5  octobre  dernier; 
mais  ùes  circonstances  indépendantes  de  la  volonté  du  directeur  delà /Je.  ue 
et  de  la  mienne  en  ont  retardé  la  publication  jusqu'à  ce  jour.  Dans  cet 
intervalle  ,  M.  Douville  a  fait  paraître  une  mince  brochure  de  quelques 
pages,  intitulée  Ma  Défense,  etc.;  et  il  en  a  adressé  à  la  /îei^ue  deux 
exemplaires,  accompagnés  d'une  lettre,  pour  l'inviter  à  la  reproduire,  di- 
sant que  l'iionn  :iir  national  exigeait  cette  publicité. 

J'ai  lu  avec  attention  la  Défense  de  M.  Douville,  et  je  ne  perdrai  pas  mon 
temps  à  la  discuter.  Ses  réponses  ne  sont  pas  des  réponses,  mais  bien  une 
suite  de  cercles  vicieux  ,  de  pétitions  de  principes,  d'assertions  qu'il  donne 
comme  des  preuves,  et  qui,  elles-mêmes,  auraient  besoin  de  preuves. 
D'ailleurs  ,  la  question  a  changé  de  face.  Ce  n'est  plus  son  ouvrage ,  mais 
Lien  ?a  moralité,  et ,  par  suite,  la  confiance  que  méritent  ses  récits ,  qu'il 
faut  que  M.  Douville  défende.  Qu'il  prouve  que  dans  le  cours  de  l'an- 
née 1827  il  était  à  Rio-Janeiro  et  non  à  Buenos-Ayres ,  et  en  mars  1828  au 
Congo  et  non  au  Brésil;  que  ses  preuves  soient  aussi  positives  que  les 
miennes  ;  qu'il  oppose  des  dates  aux  dates,  des  faits  aux  faits,  des  journaux 
aux  journaux  ,  des  témoins  aux  témoins;  et  quand  il  aura  fait  tout  cela  ,  il 
n'y  aura  pas  une  erreur  de  moins  dans  son  ouvrage. 

Je  n'ajouterai  plus  i^u'un  seul  mot  sur  la  proposition  qie  fait  M.  Douville 
au  gouvernement  de  se  charger  d'entreprendre  un  second  voj'iigc  en  Afri- 
que. Il  y  a  deux  moyens  de  se  tirer  d'un  mauvais  pas  dans  lequel  on  s'est 
imprudemment  engagé,  l'un,  el  c'est  le  plus  vulgaire,  consiste  à  reculer, 
en  sauvant ,  tant  bien  que  mal  ,  les  apparences  ;  l'autre  à  redoubler  d'au- 
dace et  marcher  en  avant ,  en  bravant  les  blessures  qu'on  a  reçues  dans  le 
combat.  Je  laisse  au  public  à  décider  si  ce  dernier  parti  est  le  meilleur,  et 
si  M.  Douville  a  eu  raison  de  le  prendre. 


REVUE    DE    VOYAGES.  203 

tlon  parmi  nous  par  son  voyage  sur  les  côtes  du  Chili  et  du  Pérou; 
celui  à  Loo-Clioo,  quoique  un  peu  moins  populaire,  n'est  pas 
moins  digne  d'intérêt,  et  le  dernier  qu'il  vient  de  publier  sur  les 
Etats-Unis  mériterait  aussi  bien  que  les  pre'cédens  les  honneurs  de 
la  traduction.  Il  acquerrait  même   un  nouvel  intérêt  par  le  livre 
que  mistriss  Trollope  vient  de  publier  sur  le  même  sujet.  L'auteur 
pense  comme  cette  spirituelle  dame  sur  beaucoup  de  points ,  mais 
il  n'est  pas  tout-à-fait  du  même  avis  qu'elle  sur  beaucoup  d'au- 
tres qui  concernent  plus  particulièrement  les  mœurs  américaines  ; 
il  est  de  ces  choses  délicates  et  exquises  pour  lesquelles,  nous  au- 
tres hommes,  nous  n'avons  pas  grâce  d'état.  Ces  deux  ouvrages 
peuvent  être  considérés  comme  le  complément  l'un  de  l'autre  .  et 
doivent  être  lus  de  tous  ceux  qui  veulent  connaître  les  mœurs  de 
l'Union. 

Les  fragmens  de  voyages  dont  nous  avons  à  parler  ne  sont  pas 
d'un  ordre  aussi  élevé  que  les  autres  productions  de  l'auteur.  Ainsi 
qu'il  nous  l'apprend  lui-même ,  ils  sont  adressés  aux  jeunes  gens 
qui  se  destinent  à  la  carrière  aventureuse  de  la  mer  ;  et  certes  ,  ils 
ne  pouvaient  avoir  un  meilleur  guide  que  lui  pour  leur  montrer  à 
la  fois  les  charmes  et  les  privations  de  la  vie  du  marin.  M.  Hall 
n'emprunte  ses  exemples  qu'à  lui-même,  et  se  met  en  scène  depuis 
son  début,  comme  midshipman ,  jusqu'au  moment  où  de  longs 
services  lui  ont  valu  le  grade  dont  il  est  revêtu  aujourd'hui,  et 
expose  avec  une  égale  candeur  les  fautes  et  les  actions  honorables 
de  sa  carrière.  Il  possède  en  outre  mie  inépuisable  provision  de 
conseils  pleins  de  sens  et  de  raison  ,  faits  non  pour  les  circonstances 
extraordinaires  de  la  vie,  mais  pour  ces  situations  communes  ,  tri- 
viales, où  la  plupart  des  hommes  s'embourbent  tous  les  jours  de 
leur  existence.  Il  les  développe  avec  une  abondance  ,  une  lucidité  , 
une  rectitude  de  jugement  qui  ne  l'abandonne  jamais,  et  quel- 
quefois avec  une  certaine  profondeur.  Ces  qualités  solides  n'ex- 
cluent pas  chez  lui  celles  plus  brillantes  de  l'imagination  :  on  voit, 
à  chaque  instant ,  percer  dans  ses  récits  l'enthousiasme  de  sa  pro- 
fession ,   son  amour  fdial  pour  le  vieux  vaisseau  qui  lui  a  servi 
pendant  de  longues  années  de  toit  paternel ,  et  au  milieu  de  tout 
cela  ,  des  souvenirs  du  ciel  de  l'Inde,  des  mers  équatoriales ,  qui 
le  poursuivent ,  comme  tant  d'autres,  dans  le  fond  de  sa  retraite , 


^.64  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  lui  échapjieiït ,  pour  ainsi  dire ,  à  son  insu.  Il  n'y  a  guère , 
néanmoins ,  que  ceux  à  qui  toutes  les  parties  d'un  navire  et  de 
ses  manœuvres  sont  familières .  qui  puissent  lire  cet  ouvrage 
d'un  bout  à  l'autre.  Tout  ce  qui  a  rapport  à  ce  sujet  serait  ou 
inintelligible ,  ou  sans  intérêt  pour  le  lecteur  qui  n'a  jamais 
navigué  ,  ou  qui  ne  connaît  de  la  mer  que  quelques  lieues  près  de 
ses  rivages.  Biais ,  à  côté  de  cela  ,  il  se  trouve  des  chapitres  entiers 
faits  pour  plaire  à  toutes  les  classes  de  lecteurs.  L'auteur  y  raconte 
quelques-unes  de  ses  aventures ,  ou  dépeint  les  usages  des  pays 
qu'il  a  visités  ;  et  l'on  sent  que  la  matière  ne  peut  mancjuer  à  un 
homme  que  vingt-cinc|  ans  d'une  vie  errante  ont  conduit  tour  à  tour 
sur  tous  les  points  du  globe.  Plusieurs  de  ces  récits  ont  été  mis  à 
profit  par  nos  feuillespériodiques,  aussitôtl'apparition  de  l'ouvrage, 
et  sont  probablement  connus  de  nos  lecteurs;  aussi  éprouvons-nous 
quelque  endDarras  à  choisir  parmi  ce  qui  reste  à  glaner  quelque 
passage  qui  puisse  donner  une  idée  de  la  manière  de  l'auteur. 
Celui  qui  suit  nous  paraît  remplir  ce  but  :  la  scène  se  passe  à  Vigo 
et  à  la  Corogne  ,  à  l'époque  où  Napoléon  en  personne  comman- 
dait ses  armées  en  Espagne ,  et  où  Madrid ,  tremblante  devant  son 
génie,  lui  ouvrait  ses  portes  après  deux  jours  de  résistance. 
M.  Hall  faisait  alors  partie  d'une  division  de  bâtimens  anglais 
chargée  de  prêter  aide  aux  Dons ,  comme  il  les  appelle,  suivant 
le  sobriquet  en  usage  parmi  nos  voisins. 

«  On  reçut,  un  jour  ,  la  nouvelle  à  la  Corogne  que  le  général 
espagnol  Blake  avait  livré  une  bataille  générale  à  un  nombre  très- 
supérieur  de  troupes  françaises ,  dans  laquelle  il  avait  mis  l'en- 
nemi en  déroute  complète  et  fait  quatre  mille  prisonniers ,  qui 
tous,  assurait-on,  étaient  en  route  pour  se  rendre  sur  la  côte.  En 
conséquence  de  ces  nouvelles,  nouvelles  en  effet!  tout  fut  joie  et 
bonheur  dans  la  ville  ;  et  le  soir  à  l'opéra ,  on  donna  une  pièce 
intitulée  :  Le  plus  beau  Jour  de  l'Espagne ,  spectacle  patriotique 
appioprié  à  la  circonstance ,  et  dans  lequel  figurait  l'étrange 
réunion  des  personnages  suivans»  D'abord  ,  au  lever  du  rideau  , 
parut  notre  bien-aimé  monarque  Georges  III,  assez  bien  repré- 
senté par  un  acteur  d'une  corpulence  peu  commune  ,  et  donnant 
la  main  à  Ferdinand  VII.  Ces  deux  souverains  étaient,  comme 
on  peut  le  croire,  sur  un  pied  amical  ensemble,  se  faisant  des 


REVUE    DE    VOYAGES.  205 

offres  mutuelles  de  service ,  et  fulminant  des  menaces  de  ven- 
f[eance  contre  les  Français  ,  d'une  manière  (out-à-fait  théâtrale. 
Le  premier  acte  roulait  presque  entièrement  sur  la  nécessite  d'ar- 
mer la  population  des  campaj^nes,  équiper  convenablement  les 
troupes  réj^ulières  ,  et  tirer  des  secours  d'Angleterre. 

«  Le  groupe  qui  parut  ensuite,  se  composait  d'un  antre  couple  de 
hautes  parties  contractantes,  pareillement  fort  bien  ensemble.  On 
devinera  sans  doute  que  l'une  d'elles  était  Bonaparte;  mais  qui 
eût  imaginé  ,  si  ce  n'est  un  singulier  peuple  comme  les  Espagnols, 
de  le  mettre  sur  la  scène  ,  traits  pour  traits,  avec  le  vieux  Satan 
lui-même?  Ces  dignes  personnages  s'avancèrent  sur  le  théâtre  , 
qui  représentait,  comme  de  raison,  les  rég  ons  infernales  ,  avec 
l'accompagnement  obligé  de  flammes  et  de  soufre.  La  discussion 
entre  eux  ,  sur  le  meilleur  moyen  de  réduire  la  Péninsule  en  escla- 
A'age ,  occupa  tout  le  second  acte. 

«  Au  troisième  ,  les  choses  avaient  changé  de  face  ,  car  Ferdi- 
nand et  Georges  III  avaient  eu  le  dessus  sur  les  deux  confédérés, 
et  le  diable  ayant  pris  leur  parti,  livrait  tous  les  secrets  de  Napo- 
léon ,  et  le  laissait  dans  le  bourbier.  Par  manière  de  justice  distri- 
butive,  le  pauvre  Napoléon  était  confié  à  la  garde  de  son  ex-as- 
socié, qui ,  après  l'avoir  fouléaux  pieds,  haranguait  son  prisonnier 
ainsi  que  l'audience,  en  récapitulant  tous  les  méfaits  de  la  poli- 
tique passée  du  monarque  abattu  ,  afin  ,  disait-il  avec  un  sourire 
vraiment  satanique,  de  rafraîchir  sa  mémoire  impériale. 

«  Le  lendemain  même  de  cet  édifiant  et  patriotique  spectacle  , 
arriva  un  courrier  qui  apprit  que  Blake  ,  au  lieu  d'être  vainqueur, 
avait  été  complètement  taillé  en  pièces ,  après  s'être  battu  pen- 
dant o«ze/o?;ri- ,  contre  soixante-dix  mille  Français!  Les  Espa- 
gnols ,  comme  on  voit,  ne  sont  jamais  à  court  d'hyperboles.  Le 
messager  déclara  eiï  outre  qu'il  avait  compté  lui-même  six  mille 
Espagnols  morts  sur  le  champ  de  bataille  ,  tous  rangés  en  ordre , 
donnant  parla  à  entendre  que  ces  patriotes  avaient  été'  assez  intré- 
pides pour  mourir  dans  leurs  rangs,  au  lieu  de  rompre  leurs  files.» 

«  Des  rapports  arrivèrent  de  toutes  parts  à  Vigo ,  contenant 
l'heureuse  nouvelle  d'une  longue  suite  de  succès  patriotiques.  Les 
Français ,   disaient  ces    papiers ,   avaient  attaqué  Madrid ,  mais 


206  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avaient  complètement  échoué.  C'était  une  affaire  claire;  personne 
n'en  doutait,  et  sans  prendre  de  plus  amples  informations,  toute 
la  population  se  livra  à  la  joie.  La  vérité  cependant  était  que  ,  le 
4  décembre,  Madrid,  quoique  pourvue  d'une  forte  garnison  et 
de  tout  ce  qui  était  nécessaire  pour  une  longue  résistance ,  avait 
tranquillement  cédé  à  Napoléon  en  personne. 

«  Comment  les  liabitans  de  la  Péninsule  trouvaient-ils  moyen 
de  changer  la  nouvelle  d'une  défaite  honteuse  en  celle  d'une  bril- 
lante victoire?  Eux  seuls  le  savent.  Mais  je  défie  quiconque  ne 
connaît  pas  de  longue  date  leur  habileté  dans  cette  alcliimie  po- 
litique ,  de  résister  à  l'espèce  d'évidence  avec  laquelle  ils  savent 
dénaturer  leurs  levers  et  les  présenter  à  leur  avantage.  Cela  n'a 
lieu ,  toutefois  ,  qu'à  distance  ;  car  quand  le  théâtre  des  événemens 
est  proche  ,  ils  suivent  une  autre  pratique.  De  quelque  manière 
que  cela  se  fût  fait ,  il  est  certain  que  le  24  décembre,  nous  nous 
réjouissions  à  Vigo  des  beaux  faits  d'armes  de  Madrid.  Des  lettres 
écrites  de  la  capitale  elle-mêi  le  décrivaient  la  manière  dont  les 
liabitans  s'étaient  défendus  contre  les  ennemis.  Avant  que  les 
Français  entrassent  en  ville,  le  jour  de  l'attaque,  les  habitans, 
disaient  ces  lettres,  avaient  jeté  par  la  fenêtre  tout  ce  que  conte- 
naient leurs  maisons ,  sofas,  pianos,  tableaux,  chaudrons,  gui- 
tares ,  en  un  mot,  tous  les  objets,  sans  exception ,  qui  leur  appar- 
tenaient. Au  moyen  de  cette  pluie  de  meubles  et  d'ustensiles,  les 
rues,  qu'on  dit  très-étroites,  avaient  été  barricadées  si  complè- 
tement ,  que  le  grand  Napoléon  et  ses  légions  jusque-là  invincibles 
avaient  été  subitement  mis  à  quia  par  cet  ingénieux  stratagème. 
Les  portes  des  maisons  étant  fermées  à  double  tour,  comme  de  rai- 
son, les  audacieux  assaillans  avaient  perdu  la  tête  dans  cet  océan 
de  pots  et  de  casseroUes  ,  sans  savoir  comment  s'ouvrir  un  passage 
au  milieu  de  ces  montagnes  de  lits  et  de  cartons  qui  s'offraient  à 
eux  de  toutes  parts.  La  masse  entière  de  la  population  ,  ajoutait- 
on  ,  depuis  le  premier  jusqu'au  dernier ,  s'occupait,  pendant  ce 
temps,  à  défendre  la  ville.  Les  femmes  et  les  enfans  s'étaient  éga- 
lement distingués,  les  femmes  surtout,  qui  étaient  représentées  , 
dans  plusieurs  lettres  que  je  vis,  comme  ayant  combattu  avec  un 
courage  et  une  fureur  sans  égale. 

"  Non-seulement  cette  histoire  tout  entière  était  fausse  ,  mais  il 


REVUE    DE    VOYAGES.  26'" 

t 

n'y  avait  pas  même  l'ombre  d'une  ombre  de  quelque  événement 
qui  pût  lui  servir  de  base.  Les  résultats  de  cette  étonnante  affaire 
étaient  détaillés  dans  les  lettres  en  question ,  avec  toutes  leurs  cir- 
constances :  dix-huit  niilk-  Français  avaient  élé  tués  dans  la  grande 
place,  où  ils  avaient  pénétré  en  escaladant  les  montagnes  de 
chaises  et  de  tables  empilées  dans  les  rues.  Les  premiers  rapports 
évaluaient  la  perte  des  Français,  dans  cet  endroit,  à  trente-deux 
mille  hommes;  non,  trente  en  nombre  rond,  mais  trente-deux. 
Les  plus  récens  réduisaient  néanmoins  les  morts  à  dix-huit  mille , 
quantité  plus  raisonnable.  » 

M.  Hall  rapporte  ,  dans  un  autre  endroit,  un  fait  assez  curieux, 
qu'il  raconte  avec  une  rare  modestie  ,  ayant  peur ,  dit-il ,  de  ne 
pas  être  cru  de  ses  lecteurs  :  il  s'agit  d'un  saut  de  vingt  pieds  de 
haut ,  qu'il  vit  exécuter  à  une  baleine  dans  la  rade  de  Saint-Geor- 
ges, aux  Bermudes.  Ce  fait,  quoique  rare,  n'a  rien  de  bien  ex- 
traordinaire ,  et  nous  avons  été  nous-même  témoin  d'une  cir- 
constance analogue  et  encore  plus  intéressante.  Etant,  au  mois 
d'octubre  iSiS,  sur  les  côtes  du  Brésil,  près  de  Bahia ,  par  un 
temps  et  une  mer  superbes,  deux  baleines  vinrent  se  livrer  sous 
nos  yeux  ,  pendant  près  d'une  heure,  à  des  jeux  c|ui  étaient  proba- 
blement des  préludes  amoureux.  Gfs  deux  monstres  se  dressaient 
à  chaque  instant  sur  leurs  queues,  de  manière  à  découvrir  leur 
corps  en  entier ,  puis  se  laissaient  retomber  avec  un  bruit  pareil 
à  celui  du  canon.  Ils  se  poursuivaient,  se  frottaient  l'un  contre 
l'autre,  et  nous  les  vhnes  à  plusieurs  reprises  bondir  à  une  hau- 
teur qui  égalait  au  moins  celle  mentionnée  par  M.  Hall.  Insensi- 
blement ils  s'éloignèrent ,  et  nous  les  perdîmes  de  vue. 

L'ouvrage  du  capitaine  Hall  pourrait  être  très-utile  à  la  classe 
de  jeunes  gens  qui ,  parmi  nous ,  se  destinent  à  la  même  carrière 
que  ceux  pour  lesquels  il  a  été  composé  ;  ils  y  trouveraient  d'excel- 
lens  conseils  pour  leur  conduite  future,  connue  officiers,  car  si  le 
régime  de  la  marine  anglaise  diffère  quelque  peu  du  nôtre,  les  offi- 
ciers des  deux  nations  n'en  ont  pas  moins  des  devoirs  parfaite- 
ment analogues  à  remplir.  Ces  six  petits  volumes  deviendraient 
également  les  compagnons  du  passager ,  et  contribueraient  à 
lui  faire  oublier  la  longue  monotonie  de  la  plupart  des  traversée? 
sur  mer.  Théodore  Lacobdairi-.. 


ORIGINE 


DE 


L'ÉPOPÉE  CHEVALERESQUE 

DU  MOYEN  AGE. 

HHJJVJÈME  IiEÇON.  — lY"^  article  '. 


EXTRAITS  ET  ANALYSES 


mm  ^(^m^mê  iPia(D^iâîî(gi\ia.s 


M.  Fauriel  a  donné,  dans  la  suite  de  son  cours,  les  analyses  des  prin- 
cipaux romans  dont  il  a  été  question  dans  les  leçons  précédentes.  Le 
défaut  d'espace  empêche  de  les  insérer  toutes ,  on  devait  se  borner  à 
une  pour  chaque  genre ,  et  l'on  a  choisi  pour  le  cycle  carlovingien 
Gérard  de  Rousillon ,  pour  le  cycle  de  la  Table  ronde ,  G  eoffroi  et 
Brunissande ,  enfin  un  monument  exclusivement  provençal ,  la  Chro- 
nique des  Albigeois.  On  les  fait  précéder  par  une  leçon  qui  concerne 
la  littérature  provençale  antérieure  aux  troubadours ,  et  qui  contient 
des  indications  sur  les  premières  origines  de  la  poésie  épique  chez  les 
Provençaux.  Il  a  paru  convenable  de  l'intercaler  ici ,  en  supprimant 
quelques  pages  de  préambules,  qui  se  rapportent  à  d'autres  parties  du 
sujet  général. 


'  f^ojez  les  livraisons  du    i'"'   et  i5  septembre,  celle  du  i5  octobre. 


ROMANS    PROVENÇAUX.  269 

C'étaient  les  guerres  des  clirétiens  avec  les  Arabes 

«l'Espagne,  sur  la  frontière  des  Pyrénées,  qui  devaient  fournir 
à  l'épopée  du  moyen  âge  ses  sujets  les  plus  populaires.  Je  ne  crois 
donc  pas  inutile  de  donner  ici  un  aperçvi  sommaire  de  l'histoire 
de  ces  guerres. 

l^es  Arabes  ,  déjà  maîtres  de  l'Espagne  ,  entrèrent  pour  la  pre- 
mière fois  hostilement  dans  la  Septimanie,  en  71 5.  En  10 19,  ils 
tentèrent  de  reprendre  Narbonne  ;  c'est  leur  dernière  irruption 
connue  en-deça  des  Pyrénées.  Entre  ces  deux  expéditions  ,  il  y  a 
un  intervalle  de  trois  cents  ans ,  durant  lequel  les  conquérans  mu- 
sulmans de  la  Péninsule  espagnole  et  les  populations  de  la  Gaule 
furent  presque  sans  relâche  en  guerre  ouverte  les  uns  contre  les 
autres.  Cette  longue  lutte  présente  quatre  périodes  distinctes. 

De  7  i5  à  782  ,  année  de  la  bataille  de  Poitiers ,  ce  furent  les 
peuples  du  Midi,  et  particulièrement  les  Aquitains,  alors  indé- 
pendans  de  la  monarchie  franke ,  qui ,  sous  le  commandement  de 
leur  brave  duc  Eudes,  eurent  à  guerroyer  contre  l'islamisme  :  ils 
remportèrent  sur  les  Arabes  plusieurs  grandes  victoires ,  et  les  re- 
poussèrent maintes  fois  de  l'Aquitaine,  jusqu'à  ce  qu'en  732, 
Abderrahman  (le  fameux  Abdérame  des  chroniques),  ayant  battu 
le  duc  Eudes ,  sous  les  murs  de  Bordeaux ,  se  répandit ,  comme 
un  torrent,  dans  tout  le  midi  de  la  Gaule. 

De  cette  époque  à  778,  ce  sont  les  Franks  qui ,  sous  le  com- 
mandement de  Charles  Martel,  de  Pépin  et  de  Charlemagne , 
soutiennent  la  guerre  contre  les  Musulmans.  Dans  cette  seconde 
période  de  la  lutte ,  Charles  Martel  chasse  les  Arabes  de  la  Pro- 
vence ;  Pépin  leur  enlève  la  Septimanie  ,  qu'ils  avaient  conquise 
sur  les  Goths  ;  et  Charlemagne  fait  sa  fameuse  expédition  dans  la 
vallée  de  l'Ebre.  Mais ,  battu  à  Sarragosse ,  il  se  retire ,  et  perd 
la  fleur  de  son  armée  à  Roncevaux. 

En  778,  Charlemagne  persistant,  malgré  sa  défaite,  dans  ses 
plans  relativement  à  l'Espagne  ,  crée  un  royaume  d'Aquitaine  , 
plus  vaste  que  n'avait  été  précédemment  le  duché  indépendant  de 
ce  nom.  Les  Gallo-Romains  méridionaux  et  les  Aquitains  repren- 
nent alors ,  sous  des  chefs  de  race  franke ,  la  tâche  de  repousser 
les  musulmans.  Ce  sont  eux  qui  conquièrent  les  premiers,   sur 


2^0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  Arabes ,  quelques   cantons  et  quelques  villes  de  l'Espagne 
orientale ,  et  y  forment  de  nouveaux  établissemens  chrétiens. 

Enfin  ,  lorsque  les  provinces  du  midi  se  détaclient  de  la  mo- 
narcLie  carlovingienne,  les  chefs  et  les  peuples  de  ces  provinces 
continuent  à  guerroyer  contre  les  Arabes,  mais  plutôt  par  zèle  de 
religion  et  par  un  commencement  d'impulsion  chevaleresc[ue,  cjue 
pour  la  nécessité  de  la  défense.  On  ne  craignait  dès-lors  plus 
guère  ces  Maures ,  ces  Sarrasins  ,  d'abord  si  terribles  ;  la  dynastie 
des  Ommiades  touchait  à  sa  fin ,  et  l'Espagne  était  sur  le  point 
de  retomber  dans  l'anaichie  dont  l'avaient  tirée  les  chefs  de  cette 
glorieuse  dynastie. 

On  voit ,  par  ce  résumé ,  qu'à  l'exception  de  la  courte  péi'iode 
où  Charles  Martel  et  Pépin  firent  la  guerre  aux  Arabes  ,  en  per- 
sonne et  à  la  tète  des  Franks ,  cette  guerre  fut  toujours  soutenue 
par  les  Gallo-Romains  méridionaux.  Auxiliaires  naturels  des  Es- 
pagnols de  la  Galice  et  des  Asturies  ,  les  Aquitains ,  les  Septiina- 
niens,  les  Provençaux  partagèrent  avec  eux  la  gloire  et  le  devoir 
de  résister  aux  efforts  que  fit  successivement  l'islamisme ,  d'a- 
bord pour  pénétrer  au  cœur  de  l'Europe ,  puis  pour  se  maintenir 
en  Espagne. 

Rien  ne  manquait  à  cette  lutte  de  ce  qui  pouvait  développer  et 
ennoblir  l'instinct  poétique ,  déjà  alors  éveillé  dans  le  midi  de  la 
Gaule  ;  tout  s'y  combinait  pour  en  relever  l'importance  :  l'en- 
thousiasme de  la  religion  et  celui  de  la  bravoure  ,  les  brusques 
alternatives  de  victoires  et  de  revers ,  les  incidens  de  guerre  im- 
prévus ou  singuliers,  aisément  pris  pour  des  miracles ,  dans  des 
temps  de  foi,  d'ignorance  et  de  simplicité.  Il  n'y  avait  pas  jusqu'à 
l'antique  renommée  des  pays,  des  montagnes,  des  cilés,  théâtres 
habituels  de  cette  guerre,  qui  ne  contribuât  à  y  répandre  une 
sorte  d'intérêt  et  d'éclat  poétiques. 

Aussi  braves  que  les  chrétiens ,  les  Arabes  étaient  beaucoup 
plus  civilisés  ;  et  ce  fut  incontestablement  d'eux  que  vinrent , 
dans  le  cours  de  la  guerre ,  les  premiers  exemples  d'héroïsme  , 
d'humanité  ,  de  générosité  pour  les  adversaires  ,  en  un  mot ,  de 
quelque  chose  de  chevaleresque ,  bien  avant  que  la  chevalerie 
eût  un  nom  et  des  formules  consacrées. 


ROMANS    PROVENÇAUX.  2^1 

De  telles  guerres  étaient  de  la  poésie  toute  faite  ,  dont  l'ex- 
pression la  plus  simple  et  la  plus  grossière  devait  atteindre  et 
garder  quelque  chose.  Qu'il  y  aiteu  de  très-bonne  heure ,  dans 
le  midi,  des  pièces  de  vers  composées  sur  ces  guerres,  et  dans  la 
vue  d'en  l'etracer  les  principaux  incidens ,  ce  n'est  pas  une  chose 
dont  on  puisse  douter.  Mais  nous  n'avons  point  ces  pièces  ,  nous 
n'en  avons  pas  même  d'échantillon  ,  et  Ton  est  embai'rassé  à  s'en 
faire  une  idée. 

A  en  juger  par  analogie  avec  ce  que  l'on  sait  de  l'origine  et  des 
développemens  de  la  poésie  épique  en  d'autres  temps  et  en 
d'autres  pays ,  les  pièces  de  vers  dont  il  s'agit  ne  pouvaient  être 
que  des  chants  populaires,  ayant  chacun  pour  sujet ,  non  une 
suite  complexe  d'événemens ,  mais  un  seul  événement  isolé ,  et 
destinés  tous  à  être  chantés  dans  les  rues  et  sur  les  places ,  à  des 
foules  d'auditeurs  rassemblés  au  hasard. 

Ce  sont  ces  chants  qui ,  conservés  par  tradition ,  et  successi- 
vement accrus  de  nouveaux  accessoires  de  moins  en  moins  histo- 
riques et  de  plus  en  plus  merveilleux ,  devinrent  peu  à  peu  les 
épopées  carlovingiennes  du  xii"  siècle. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  sur  des  raisons  de  vraisemblance 
générale  que  je  me  fonde  pour  attribuer  cette  origine  à  ces  épo- 
pées. Il  y  a,  à  l'appui  de  cette  opinion,  des  faits  particuliers  que 
j'ai  cités  en  leur  lieu,  et  qui,  peu  importans  par  eux-mêmes, 
n'en  sont  pas  moins  d'un  grand  intérêt ,  comme  se  rattachant  à 
un  fait  général  dans  l'histoire  de  la  poésie  épique.  J'ai  fait  voir, 
en  parlant  du  fameux  loman  de  Guillaume-au-court-Nez,  que, 
dans  l'état  où  nous  l'avons  ,  ce  roman  n'est  qu'une  dernière  am- 
plification faite  vers  la  fin  du  xixi^  siècle ,  d'un  seul  et  même 
sujet,  amplifié  successivement  plusieurs  fois,  et  qui,  dans  l'ori- 
gine, se  réduisit  à  un  petit  nombre  de  chants  populaires  com- 
posés dans  le  midi ,  sur  les  lieux  même  qui  furent  le  théâtre  de 
la  gloire  et  de  la  piété  du  héros. 

Il  n'est  personne  qui  n'ait  lu,  ou  n'ait  entendu  citer  la  fameuse 
chronique  dite  de  Turpin.  C'est  une  relation  latine  de  la  grande 
expédition  de  Charlemagne  dans  la  vallée  de  l'Ebre,  relation 
laussement  attribuée  à  Tur]iin  on  Tilpin,  archevêque  de  Reims, 


ans  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mort  en  l'an  800  ,  quatorze  ans  avant  Charlemagne.  Sa  composi- 
tion ne  remonte  pas  au-delà  de  la  fin  du  xie  siècle  ,  ou  des  com- 
niencemens  du  xii"  ;  l'auteur  en  est  inconnu  ;  il  y  a  seulement 
beaucoup  d'apparence  que  c'était  un  moine.  L'ouvrage  n'est  pas 
long  :  il  a  moins  de  80  petites  pages.  Il  serait  difficile  de  ramasser 
plus  d'énormes  faussetés  et  de  platitudes  qu'il  n'y  en  a  dans  ces 
80  pages.  Mais  elles  renferment  aussi  des  traits  curieux  pour 
l'histoire  de  l'épopée  du  moyen  âge. 

Elles  contiennent  d'abord  la  preuve  qu'avant  l'époque  où  elles 
furent  écrites ,  il  circulait  en  France  des  cLants  épiques  popu- 
laires, de  l'espèce  de  ceux  dont  je  viens  de  parler.  Le  chapitre  xn 
est  un  recensement  des  forces  avec  lesquelles  Charlemagne  des- 
cendit en  Espagne ,  et  des  différens  chefs  sous  lesquels  ces  forces 
marchèrent.  Parmi  ces  chefs  est  nommé  Hoel ,  comte  de  Nantes, 
à  propos  duquel  l'auteur  ajoute  :  «  Il  y  a  sur  ce  comte  une 
chanson  que  l'on  chante  encore  aujourd'hui ,  et  dans  laquelle  il 
est  dit  qu'il  fit  des  prodiges  sans  nombre.  »  Une  telle  circonstance 
est  de  sa  nature  trop  indifférente  ,  trop  insignifiante ,  pour  être 
vme  fiction  ou  un  mensonge.  D'ailleurs,  il  existe  à  propos  de  la 
même  légende  d'autres  preuves  du  même  fait. 

Jauffroi ,  moine  de  Saint-Martial ,  prieur  du  Yigeois ,  en  Li- 
mousin ,  qui  vivait  au  xii<^  siècle ,  nous  a  laissé  une  chronique 
extrêmement  intéressante  pour  l'histoire  de  son  pays  et  de  son 
temps,  et  même  en  général  pour  celle  du  moyen  âge.  Il  dési- 
rait lire  l'œuvre  du  prétendu  Turpin  ,  que  tout  le  monde  prenait 
alors  au  sérieux,  et  pour  de  l'histoire.  Il  en  fit  venir  d'Espagne  une 
copie  ,  qu'il  reçut  comme  un  vrai  trésor.  Voici  le  commencement 
d'une  lettre  qu'il  écrivit  à  ce  sujet  à  ses  confrères  du  monastère 
de  Saint-Martial  : 

«  Je  viens  de  recevoir  avec  reconnaissance  l'histoire  des  glo- 
rieux triomphes  de  l'invincible  roi  Charles  ,  et  des-  faits  glorieux 
du  grand  comte  Roland  en  Espagne.  Je  l'ai  corrigée  avec  le  plus 
grand  soin ,  et  je  l'ai  fait  copier,  par  la  considération  que  nous 
n'avons  su  jusqu'ici  de  ces  événemens  ,  que  ce  que  les  jongleurs 
en  ont  rapporté  dans  leurs  chansons.  » 

Ces  chants  de  jongleurs  que  le  prieur  du  Vigeois  trouvait  si 


ROMANS    PROVENÇAUX.  S^S 

incomplets,  comparativement  à  l'histoire  de  Turpin ,  cependant 
assez  courte ,  ne  pouvaient  être  que  des  cliants  du  genre  de  ceux 
dont  j'ai  i)arlc,  c'est-à-dire  plus  courts  encore  et  plus  sommaires 
que  la  fameuse  histoire  ,  probablement  aussi  faux ,  mais  parfois 
du  moins  plus  poétiques. 

Maintenant ,  j'irai  plus  loin ,  et  me  permettrai  une  conjecture 
qui ,  je  l'avoue  ,  me  paraît  spécieuse  et  motivée.  Je  ne  puis  m' em- 
pêcher de  regarder  la  prétendue  chronique  de  Turpin  comme  une 
sorte  d'interpolation  et  d'amplification  monacale ,  en  mauvais 
latin ,  de  quelques  chants  populaires  en  idiome  vulgaire  ,  sur  la 
descente  de  Charlemagne  en  Espagne.  Une  fois  entrés  dans  le 
corps  de  l'insipide  légende ,  la  plupart  de  ces  chants ,  les  mauvais 
et  les  médiocres  ,  ont  dvi  aisément  s'y  confondre  ,  et  il  serait  im- 
possible de  les  signaler  aujourd'hui  sur  un  fonds  avec  lequel  ils 
se  sont  trouvés,  pour  ainsi  dire ,  en  harmonie  par  leur  platitude 
et  leur  fausseté.  Mais  il  se  rencontre  çà  et  là,  dans  cette  chro- 
nique ,  des  tiaits  isolés ,  des  passages  qui ,  si  altérés  qu'on  les 
suppose ,  sont  encore  empreints  de  je  ne  sais  c|uel  caractère 
de  poésie  enthousiaste  et  sauvage,  par  lequel  ils  ressortent 
\dvement  de  la  paraphrase  monacale  qui  les  enveloppe  ou  les 
sépare. 

Tel  me  paraît ,  entre  autres ,  le  passage  où  sont  décrits  les  der- 
niers momens  et  la  mort  de  Roland.  J'essaierai  d'en  donner 
une  idée.  Il  faut  dire  d'abord,  pour  bien  établir  la  situation  du 
héi'os,  que  Charlemagne  a  repassé  les  Pyrénées,  et  se  trouve  déjà, 
avec  le  gros  de  l'armée,  dans  les  plaines  de  Gascogne.  Vingt  mille 
chrétiens,  restés  en  arrière ,  ont  été  exterminés  à  Roncevaux,  à 
l'exception  d'une  centaine  qui  se  sont  dispersés  et  cachés  dans  les 
bois  ;  Roland  les  rallie  au  son  de  son  fameux  cor  d'ivoire,  se  jette 
une  seconde  fois  parmi  les  Sarrasins ,  dont  il  tue  un  grand 
nombre,  et  entre  autres  le  roi  sarrasin  Marsile.  Mais,  dans  ce 
second  combat,  les  cent  chrétiens  qui  restaient  du  premier  car- 
nage ,  succombent,  à  l'exception  de  Roland  et  de  trois  ou  quatre 
autres,  qui  se  dispersent  de  nouveau  dans  les  bois.  Maintenant, 
je  vais  traduire  le  passage,  en  imitant,  autant  que  me  le  permettra 
le  besoin  d'ètie  clair,  le  vieux  style  de  la  chronique. 


2^4.  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

«  Charles  avait  déjà  passé  les  ports  avec  son  liost ,  et  ne  savait 
la  moindre  cliose  de  ce  qui  était  arrivé  derrière  lui.  Alors  Ro- 
land ,  hors  d'haleine  d'avoir  si  longuement  bataillé  ,  meurtri 
de  coups  de  pierre,  et  blessé  de  quatre  coups  de  lance,  se  retira 
à  l'écart ,  dolent  outre  mesure  de  la  mort  de  tant  de  chrétiens, 
et  de  tant  de  vaillans  hommes.  Il  gagna,  par  bois  et  par  sen- 
tiers, le  pied  de  la  montagne  de  Cezère.  Là  ,  il  descendit  de 
cheval ,  et  se  jeta  sous  un  arbre  ,  à  côté  d'un  gros  quartier  de 
rocher,  au  milieu  d'un  pré  de  belle  herbe,  au-dessus  du  val 
de  Roncevaux.  Il  avait  à  son  côté  Durendal ,  sa  bonne  épée , 
ouvrée  à  merveille ,  à  merveille  luisante  et  tranchante  ;  il  la 
tira  du  fourreau ,  et  la  regardant,  il  se  prit  à  pleurer,  et  à  dire  : 
O  ma  bonne,  ô  ma  belle  et  chère  épée  ,  en  quelles  mains  vas-tu 
tomber?  Qui  va  être  ton  maître?  Oh  !  bien  pourra-t-il  dire  avoir 
eu  bonne  aventure,  celui  qui  te  trouvera  !  Il  n'aura  que  faire  de 
craindre  ses  ennemis  en  bataille  :  la  moindre  des  blessures  que 
tu  fais  est  mortelle.  Ah  !  quel  dommage ,  si  tu  allais  aux  mains 
d'homme  non  vaillant!  Mais  quel  pire  malheur,  si  tu  tombais 
au  pouvoir  d'un  Sarrasin  I  »  —  Et  là-dessus  ,  la  peur  lui  vint 
que  Durendal  ne  fût  trouvée  par  quelque  infidèle,  et  il  voulut 
la  briser  avant  de  mourir.  Il  en  frappa  trois  coups  sur  le  rocher 
qui  était  à  côté  de  lui ,  et  le  rocher  fut  fçndu  en  deux  de  la 
cime  au  pied,  mais  l'épée  ne  fut  point  brisée.  » 
Si  ce  fragment  peut ,  comme  je  le  présume ,  être  tenu  pour  un 
reste  plus  ou  moins  altéré  ,  ou  tout  au  moins  pour  un  reflet  de 
quelque  ancien  chant  de  jongleur,  sur  les  guerres  entre  les  Arabes 
et  les  chrétiens  de  la  Gaule ,  il  prouve  quelque  chose  de  plus  que 
l'existence  de  pareils  chants  à  une  époque  très-reculée  ;  il  prouve 
qu'il  y  avait,  dans  les  guerres  dont  il  s'agit,  quelque  chose  de 
favorable  aux  inspirations  de  la  poésie. 

Je  pourrais  ,  je  crois,  en  fouillant  avec  soin  dans  cette  étrange 
chronique  de  Turpin,  y  trouver  encore  çà  et  là  quelques  traits 
isolés  d'une  poésie  populaire  antérieure.  Mais  ce  tâtonnement 
deviendrait  aisément  minutieux  et  arbitraire  ,  et  je  l'abandonne. 
J'aime  mieux  chercher,  dans  des  chroniques  plus  anciennes, 
plus  graves,  et  vraiment  historiques  dans  leur  ensemble,  des 


ROMANS    PROVENÇAUX.  9.'j!j 

jireuves  plus  certaines  et  plus  singulières   du   genre  d'influence 
que  j'attribue  aux  Arabes  d'Espagne  sur  l'épopée  du  moyen  âge. 

Les  Arabes  flrent ,  de  -791  à  796,  plusieurs  grandes  irruptions 
eu  Septimanie.  Les  populations  épouvantées  s'enfuirent  de  toutes 
parts  du  bas  pays  ,  avec  ce  qu'elles  purent  emporter  de  leurs 
biens,  et  se  retirèrent  dans  les  montagnes.  Unç  bande  de  ces  fu- 
gitifs traversa  plusieurs  embrancbemens  des  Cévennes ,  et  se 
porta  jusqu'au  fond  d'une  vallée  déserte,  nommée  Conques,  non 
loin  du  confluent  du  Lot  avec  le  torrent  de  Bordun.  A  la  tête  de 
cette  bande  se  trouvait  un  clief ,  nommé  Datus  ou  Dado,  qui,  en 
801  ou  802  ,  fonda  là  une  cliapelle  ,  destinée  à  devenir  quelques 
années  après  le  monastère  de  Conques,  l'un  des  plus  célèbres  de 
tout  le  midi ,  et  dont  j'aurai  tout  à  l'iieure  l'occasion  de  vous  re- 
parler. Jusqu'ici  tout  est  historique  ou  très-vraisemblable.  Mais 
voici  maintenant  les  motifs  par  lesquels  Datvis  est  supposé  avoir 
fondé  cette  chapelle,  et  ici  commencent,  selon  moi,  la  poésie  et  la 
fiction. 

Les  Sarrasins  ayant  fait  une  invasion  dans  le  Rouergue,  Datus 
prit  les  armes  avec  ses  compagnons  de  refuge ,  pour  aider  les 
chefs  du  pays  à  repousser  les  infidèles.  Mais  à  peine  fut-il  sorti 
de  Conques ,  qu'un  détachement  de  Sarrasins  y  pénétra  de  son 
côté  ,  et  y  enleva  tout ,  personnes  et  biens.  Cependant  l'armée 
dont  ils  faisaient  partie  finit  par  être  repoussée  du  Rouergue  ; 
les  chrétiens  qui  avaient  pris  les  armes  contre  elle  retournèrent 
dans  leurs  loyers,  et  ceux  de  Conques,  comme  les  autres.  Mais 
quelle  ne  fut  pas  la  douleur  de  Datus  et  de  ses  compagnons , 
lorsque,  revenus  à  leurs  demeures  ,  ils  trouvèrent  que  les  Sarra- 
sins n'y  avaient  rien  laissé  I  —  Ils  avaient  emmené  tous  les  habi- 
tans  prisonniers,  et  parmi  eux  la  vieille  mère  de  Datus,  sa  seule 
compagnie,  son  unique  consolation. 

Emporté  par  la  colère  et  le  désespoir,  Datus,  à  la  tête  de  ses 
compagnons  dépouillés  et  furieux  comme  lui ,  se  met  à  la  pour- 
suite des  ravisseurs  ;  il  en  suit  quelque  temps  la  trace  ,  mais  il  ne 
peut  les  joindre  en  pleine  campagne  :  il  les  trouve  letirés  déjà 
dans  un  château  fortifié  ,  où  ils  avaient  mis  leur  butin  en  sûreté. 
Il  essaie  de  prendre  la  place  ;  mais  la  place  est  forte  ,  elle  est  bien 


^n()  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pardée,  et  les  assaillans,  en  trop  petit  nombre,  sont  bientôt  re- 
poussés. 

«  Leur  chef  Datus  s'était  fait  remarquer  parmi  eux  par  sa 
«  valeur,  par  l'éclat  de  son  armure  et  par  la  rare  beauté  de  son 
«  cheval,  richement  sellé  et  harnaché.  Un  Maure  qui,  du  haut 
«  d'une  tourelle ,  l'a  bien  regardé ,  lui  adresse  ainsi  la  parole  : 
«  Dis-moi ,  jeune  et  beau  chrétien,  qu'es-tu  venu  faire  ici  ?  Es-tu 
«  venu  chercher,  es-tu  venu  racheter  ta  mère  ?  Tu  le  peux  aisé- 
«  ment,  si  tu  veux  :  donne-moi  ton  beau  cheval,  sellé  et  harnaché 
«  comme  il  l'est ,  et  ta  mère  va  t'ètre  rendue  ,  avec  tout  le  butin 
«  que  nous  avons  fait  sur  toi.  Mais  si  tu  refuses,  tu  vas  voir  ta 
«  mère  égorgée  sous  tes  yeux.  » 

Datus  ne  crut  pas  la  proposition  ni  la  menace  sérieuses ,  ou 
peut-être  les  prit-il  pour  une  insulte.  Quoi  qu'il  en  soit ,  il  y  ré- 
pondit avec  démence  :  «  Fais  de  ma  mère  ce  que  tu  voudras , 
«  méchant  Maure  ;  je  ne  m'en  soucie  nullement.  Mais  ce  cheval 
«  qui  te  fait  envie ,  ce  bon  cheval  ne  sera  jamais  le  tien  :  tu  n'es 
«  pas  digne  de  lui  toucher  la  bride.» 

«  Là-dessus  ,  le  Maure  disparaît  et  reparaît  en  un  cUn  d'œil , 
u  amenant  sur  le  rempart  la  mère  de  Datus.  Là ,  le  furieux , 
«  après  avoir  coupé  les  deux  mammelles  à  la  vieille  fenmie  ,  lui 
«  abat  la  tête  qu'il  jette  à  Datus,  en  lui  criant  :  Eh  bien  donc! 
<i  garde  ton  beau  cheval,  et  reçois  ta  mère  sans  rançon  ;  la  voilà  !  -» 

„   A  cette  vue  et  à  ces  paroles,  Datus,  saisi  d'horreur,  va,  vient 

«  et  s'agite  par  la  campagne ,  tantôt  pleurant ,  tantôt  criant , 
«  comme  un  homme  hors  de  lui.  Il  passe  plusieurs  jours  dans 
«  cette  frénésie,  et  n'en  sort  que  pour  tomber  dans  le  plus 
«  sombre  abattement.  »  —  C'est  alors  qu'il  forme  la  résolution  de 
passer  le  reste  de  ses  jours  dans  la  solitude  et  la  pénitence  ,  et 
qu'il  fait  bâtir  l'ermitage  destiné  à  devenir  le  monastère  de 
Conques. 

Ce  récit  se  trouve  ,  avec  toutes  ces  circonstances  et  tous  ces 
détails  ,  dans  une  biographie  de  Louis-le-Débonnaire  ,  écrite  en 
vers  latins  par  un  moine  aquitain  ,  connu  sous  le  nom  d'Ennol- 
dus  Nigellus,  qui  vivait  au  ix<=  siècle.  C'est  un  ouvrage  très-cu- 
rieux ,  et  bien  qu'en  vers ,  purement  et  simplement  historique. 


ROMANS    PROVENÇAUX,  2nn 

ïl  ne  s'aj^il  pas  d'exaiuiner  ici  où  Erniolcliis  a  puisé  cet  épisode  , 
qu'il  n'a  point  inventé.  Mais,  d'où  qu'il  vienne  ,  un  tel  épisode 
n'est  certainement  qu'une  pure  fable. 

A  l'époque  où  l'événement  est  censé  se  passer,  les  Arabes  ne 
poussèrent  point  au-delà  de  Carcassone,  où  ils  ne  s'arrêtèrent  que 
pour  piller  et  dévaster  le  pays.  Ils  ne  s'avancèrent  point  cette  fois 
jusque  dans  les  montagnes  du  Rouergue,  où  ils  n'eurent,  en  au- 
cun temps  ,  d'établissement  ni  de  forteresse.  La  fiction  poétique 
ressort  de  tous  les  détails  de  l'aventure,  et  en  ressort  avec  vigueur 
et  originalité.  Une  telle  fiction  est  un  fait  de  plus  pour  prouver 
combien  les  imaginations  du  midi  avaient  été  frappées  des  inva- 
sions des  Arabes ,  combien  elles  étaient  disposées  à  rattacher  à 
l'existence  et  à  l'influence  de  ces  ennemis  redoutés  et  admirés , 
le  merveilleux  poétique  auquel  elles  aspiraient. 

Cette  aventure  de  Datus  n'excède  point  les  dimensions  d'un 
chant  populaire  des  plus  courts  ,  de  sorte  que  nous  n'avons  jus- 
qu'ici aperçu,  dans  la  période  que  nous  parcourons,  aucun  indice 
d'une  composition  épique  d'une  certaine  étendue ,  et  d'une  in- 
vention un  peu  complexe.  Mais  ,  à  la  fin  du  x«  siècle  ,  je  trouve 
des  traces  certaines  de  l'existence  d'un  ouvrage  auquel,  s'il  n'était 
point  en  vers ,  aurait  convenu  la  dénomination  de  roman  ,  dans 
son  sens  moderne,  et  même  très-moderne,  car  c'aurait  été  im 
roman  historique.  Mais,  roman  ou  poème  ,  la  composition  dont 
il  s'agit  roulait ,  en  grande  partie ,  sur  les  Arabes  d'Espagne ,  et 
ce  que  j'ai  à  en  dire  viendra  à  l'appui  de  tous  les  indices  que 
j 'ai  déjà  donnés  de  l'influence  littéraire  de  ces  derniers  sur  le 
midi  de  la  France. 

A  la  fin  du  x^  et  au  commencement  du  xi'"  siècle,  vivait  à  Angers 
un  prêtre  nommé  Bernard,  qui  était  à  la  tête  de  l'école  épiscopale 
de  cette  ville.  Ce  prêtre  avait  une  grande  dévotion  à  sainte  Foi , 
vierge  et  martyre  ,  particulièrement  honorée  dans  la  ville  d'Agen 
et  en  beaucoup  d'autres  lieux  du  midi.  Etant  allé  à  Charties , 
dans  les  premières  années  du  xi'^  siècle ,  il  y  passa  un  certain 
temps,  durant  lequel  il  visita  fréquemment  une  chapelle  située 
hors  des  murs  de  cette  ville  ,  chapelle  dédiée  à  sa  sainte  favorite. 
Là  ,  il  eut  l'occasion  d'entendre  beaucoup  parler  et  de  s'cntrete- 
TOME  VIII.  19 


2^8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nir  souvent  avec  Fulbert ,  évêque  de  cette  ville ,  des  miracles  que 
faisait  journellement  sainte  Foi  au  monastère  de  Conques ,  dont 
elle  était  la  patrone.  Ces  miracles  faisaient  alors  grand  bruit,  et 
passaient  tellement  la  mesure  des  autres  miracles  qui  se  faisaient 
çà  et  là  dans  le  pays  ,  que  Bernard  lui-même  hésitait  à  y  croire. 
Toutefois  ,  la  renommée  de  ces  miracles  se  maintenant ,  Bernard 
était  de  plus  en  plus  tourmenté  de  ses  doutes.  Il  résolut  de  les 
éclaircir,  et  de  se  rendre  sur  les  lieux  pour  s'assurer  par  lui-même 
de  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  d'exagéré  ou  de  faux  dans  les  récits 
qui  l'avaient  frappé  ;  et  non  satisfait  de  cette  résolution  ,  il  s'en- 
gagea ,  par  un  vœu  solennel ,  à  faire  le  pèlerinage  de  Conques , 
dans  les  âpres  montagnes  du  Rouergue.  Ce  monastère  est  le  même 
que  celui  sur  la  fondation  duquel  je  viens  devons  donner  une  lé- 
gende poétique  ,  à  laquelle ,  comme  vous  allez  voir,  correspond 
assez  bien  ce  qui  suit. 

Après  avoir  écarté  divers  obstacles  qui  s'opposèrent  d'abord  à 
l'accomplissement  de  son  vœu ,  Bernard  partit,  à  sa  grande  satis- 
faction, et  arriva  sain  et  sauf  à  Conques.  Une  fois  là,  il  commença 
à  s'enquérir  des  miracles  de  sainte  Foi  ;  il  en  sut  bientôt  une  infi- 
nité de  plus  ou  moins  surprenans,  qui  lui  furent  sans  doute  bien 
attestés ,  car  il  ne  montre  plus  la  moindre  difficulté  à  les  croire. 
Il  écrivit ,  sur  les  lieux  mêmes ,  le  récit  de  vingt-deux  de  ces 
miracles,  récit  qu'il  dédie  à  Fulbert ,  évêque  de  Chartres  ,  on  ne 
sait  précisément  à  quelle  époque  ,  mais  avant  1026  ,  année  de  la 
mort  de  cet  évêque. 

Ces  vingt-deux  miracles  forment  autant  d'histoires  détachées  , 
la  plupart  insignifiantes  et  triviales  ,  et  telles  que  Bernard  pou- 
vait effectivement  en  avoir  entendu  beaucoup  à  Conques  et  par- 
tout. Il  donne  toutes  ces  histoires ,  comme  lui  ayant  été  contées 
par  les  personnes  mêmes  auxquelles  elles  étaient  arrivées,  ou  par 
des  témoins  sinon  oculaires  ,  du  moins  contemporains  ,  et  ayant 
été  à  portée  de  se  convaincre  de  la  vérité  des  faits  racontés.  — 
Enfin ,  à  l'exception  d'une  qu'il  affirme  avoir  écrite  sous  la  dictée 
du  héros  ,  et  sans  en  retrancher  la  moindre  chose ,  il  déclare  les 
avoir  toutes  fort  abrégées. 

Cette  histoire ,  la  seule  qu'il  donne  en  entier,  est  la  première 


ROMANS    PROVENÇAUX.  Q.'JC) 

(lu  recueil;  et  tout  insipide  qu'elle  soit,  je  suis  obligé  d'en  dire 
quelques  mots ,  parce  qu'elle  renferme  peut-être  la  clé  de  plu- 
sieurs autres,  et  de  celle  même  sur  laquelle  je  me  propose  d'at- 
tirer votre  attention. 

Bernard  signale  d'abord  dans  son  récit ,  comme  vivant  encore 
à  l'époque  où  il  écrit ,  un  prêtre  de  Rhodez  ou  du  voisinage , 
nommé  Géraud.  Ce  Géraud  avait  dans  sa  maison  ,  comme  inten- 
dant ou  homme  d'affaires ,  un  jeune  homme  nommé  Wibert  ou 
Guibert,  son  parent  et  son  filleul. 

Guibert ,  voulant,  comme  tant  d'autres,  faire  une  visite  à 
sainte  Foi ,  prit  l'habit  de  pèlerin  ou  de  roniieu ,  comme  on 
disait  dans  le  temps  et  dans  le  pays ,  et  s'achemina  pieusement 
devers  Conques.  Il  eut  le  malheur  de  rencontrer  en  chemin  son 
parrain  Géraud  ,  qui ,  pour  des  raisons  que  l'histoire  ne  dit  pas , 
fut  courroucé  outre  mesure  de  le  trouver  en  habit  de  pèlerin , 
sur  la  route  de  Conques.  Avec  l'aide  de  deux  ou  trois  personnes 
dont  il  était  accompagné  ,  il  arracha  au  malheureux  Wibert  les 
deux  yeux  qu'il  jeta  tout  sanglans  à  terre.  Mais  sainte  Foi  ne 
devait  pas  souffrir  qu'un  de  ses  serviteurs  fût  si  cruellement  traité 
pour  l'amour  d'elle  :  une  colombe  blanche  s'abattit  aussitôt  du 
ciel ,  prit  dans  son  bec  les  deux  yeux  arrachés  ,  et  les  porta  droit 
à  Conques.  J'abrège  les  détails  du  mii'acle.  Qu'il  vous  suffise  de 
savoir  que  Wibert  resta  aveugle  tout  un  an ,  mais  qu'au  bout  de 
l'an  sainte  Foi  lui  apparut  en  rêve ,  pour  lui  dire  que  s'il  voulait 
ravoir  ses  yeux,  il  n'avait  qu'à  aller  les  chercher  à  Conques.  Il  y 
alla ,  et  les  rapporta ,  non  pas  à  la  main  ,  mais  dans  la  tête ,  dans 
leur  orbite,  et  aussi  bons  que  jamais. 

Il  n'est  pas  indifférent  de  savoir  ce  qu'avait  fait  Wibert  durant 
l'année  qu'il  passa  sans  y  voir.  «  Il  avait ,  dit  son  historien,  exeicé 
la  profession  de  jongleur,  suljsistant  des  rétributions  du  public  , 
et  gagnant  tant  d'argent ,  vivant  si  bien ,  qu'il  ne  se  souciait ,  di- 
sait-il, plus  guère  de  ses  yeux.  »  Ce  trait  de  l'aventure  de  Wi- 
bert est  le  seul  qui  ait  quelque  rapport  à  l'histoire  de  la  littérature  : 
il  pourrait  y  avoir  quelque  incertitude  sur  la  signification  très- 
variée  du  mot  jongleur  ;  mais ,  chez  un  homme  privé  de  la  vue , 
coimne  l'était  Wibert,  la  jonglerie  ne  pouvait  être  que  la  pro- 


aSo  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'ession  do  clianleur  ou  de  récitateur  ambulant  de  pièces  de  vers 
de  divers  genres ,  de  légendes ,  de  chants  héroiques ,  de  récits 
des  anciennes  guerres  plus  ou  moins  entremêlés  de  fables. 

Ce  Wibert  avait  conté  lui-même ,  et  sans  doute  arrangé  son 
histoire  à  Bernard ,  qui  n'avait  eu  que  la  peine  de  l'écrire  sous 
sa  dictée.  Mais  cette  aventure  fut-elle  la  seule  que  le  jongleur 
raconta  au  crédule  Bernard  ?  Ce  jongleur  savait  indubitablement 
d'autres  histoires  encore  plus  merveilleuses  que  la  sienne  ;  et  si 
parmi  celles  que  nous  a  laissées  le  bon  écolâtre ,  il  y  en  avait 
quelqu'une  qui  offrit  des  caractères  évidens  de  fiction  poétique , 
ce  serait  précisément  celle-là  qu'il  serait  le  plus  naturel  de  sup- 
poser venue  de  la  bouche  du  jongleur  aveugle.  Or,  parmi  les 
vingt-deux  histoires  dont  il  s'agit ,  il  y  en  a  une  qui  porte  toutes 
les  marques  d'une  fiction  romanesque  que  Bernard  dut  trouver 
écrite  quelque  part ,  ou  qui  provenait  médiatement  ou  immédia- 
tement de  la  récitation  de  quelque  jongleur. 

Malheureusement  Bernard  n'a  donné  de  cette  histoire  que  des 
traits  épars  sans  développement  et  sans  liaison  ;  mais  ces  traits 
sont  encore  suffisans  pour  faire  de  cette  fiction  une  singularité 
des  plus  frappantes,  La  voici  tout  entière ,  et  autant  qu'il  sera 
nécessaire ,  dans  les  termes  mêmes  de  l'auteur. 

A  la  fin  du  x'' siècle,  ou  au  commencement  du  xi",  Raimond, 
riche  et  noble  personnage ,  seigneur  d'un  village  ou  d'une  bour- 
gade ,  nommée  le  Bousc|uet ,  aux  environs  de  Toulouse ,  entre- 
prit le  pèlerinage  de  Jérusalem.  Il  passa  d'abord  en  Italie,  dont 
il  traversa  une  partie  ;  et  voulant  achever  son  voyage  par  mer,  il 
se  rendit  à  Luni ,  ancienne  ville  maritime  de  la  Ligurie  italienne  , 
détruite  en  924  par  les  Hongrois  ,  mais  dont  il  faut  supposer  qu'il 
subsistait  encore  des  restes  à  l'époque  du  pèlerinage  de  Rai- 
mond. 

S'étant  donc  embarqué  selon  son  désir,  notre  pélei'in  eut  d'a- 
bord la  mer  et  les  vents  propices  ;  mais  une  tempête  s'étant  élevée 
tout  à  coup ,  son  navire  fut  poussé  contre  des  écueils  où  il  se 
brisa.  Pilote,  matelots,  passagers,  tout  le  monde  périt,  à  l'ex- 
ception de  Raimond  et  d'un  esclave  ou  serviteur  que  ce  dernier 
avait  emmené  avec  lui.  L'esclave,  accroché  à  un  débris  du  navii'e , 


.■^' 


UOMANS    PROVENÇAUX.  58l 

fut  l'ejeté  sur  les  côtes  d'Italie,  d'où  il  retourna  dans  le  Toulou- 
sain. Il  se  rendit  auprès  de  la  dame  du  Bousquet,  à  laquelle  il 
conta  ses  propres  aventures  ,  et  annonça  la  mort  de  leur  comnmn 
seigneur,  ne  doutant  ])oint  que  Raimond  n'eût  péri  dans  le  nau- 
frage, 

La  dame  feignit  l'affliction  convenable  en  cas  pareil  ;  mais 
c'était  une  femme  d'iiumeur  volage ,  qui  fut  charmée  au  fond 
du  cœur  d'être  débarrassée  d'un  mari  qu'elle  n'aimait  pas.  Elle 
se  vit  bientôt  entourée  d'amans  nombreux  ,  parmi  lesquels  il  s'en 
trouva  un  dont  elle  devint  éperdument  amoureuse ,  et  auquel 
elle  livra  les  biens  et  la  seigneurie  de  Raimond. 

Cependant  celui-ci  n'était  point  mort ,  comme  l'avait  cru  et 
annoncé  son  serviteur.  Il  avait  saisi  une  des  planches  du  navire 
fracassé ,  et  avec  l'aide  de  sainte  Foi  qu'il  avait  invoquée  sans 
relâche,  il  avait  flotté  trois  jours  entiers  sur  les  vagues,  sans 
apercevoir  ni  créature  humaine ,  ni  monstre  marin ,  toujours 
poussé  par  les  vents  vers  les  côtes  d'Africjue.  Hors  de  lui-même, 
et  comme  anéanti  d'épuisement ,  il  était  sur  le  point  d'expirer , 
lorsqu'il  fut  rencontré  par  des  pirates  du  pays  de  Turlande  , 
pays  probablement  de  la  création  de  notre  légendiste.  Les  pira- 
tes étonnés  le  prennent,  le  recueillent  dans  leur  navire,  et  lui 
demandent  son  pays  et  son  nom.  Mais,  dans  l'état  de  faiblesse 
et  de  stupeur  où  il  était ,  Raimond,  bien  loin  de  pouvoir  répon- 
dre à  leurs  questions ,  ne  les  entendait  même  pas.  Bon  gré  mal 
gré  les  pirates  lui  laissèrent  le  temps  de  revenir  à  lui  ;  et  regagnant 
la  côte  ,  ils  l'y  descendirent  avec  eux. 

La  nourritui'e  et  les  soins  qu'on  lui  donna ,  lui  ayant  rendu  un 
peu  de  force ,  il  fut  de  nouveau  questioxiné  ,  et  répondit  qu'il  était 
chrétien;  mais,  au  lieu  d'avouer  son  rang  et  sa  profession  d'homme 
de  guerre ,  il  se  donna  pour  un  villageois  ,  pour  un  homme  ac- 
coutumé au  travail  des  champs.  A  cette  déclaration ,  on  lui  mit 
une  bêche  à  la  main,  et  on  lui  donna  un  champ  à  exploiter. 
Bientôt  accablé  d'un  travail  auquel  il  n'était  point  accoutumé, 
et  auquel  se  refusaient  ses  mains  enflées  et  déchirées  ,  il  s'ac- 
quitta mal  de  sa  tâche  ,  et  fut  en  conséquence  sévèrement  fustigé. 
Si'  ravisant  alors  ,  il  avoua  ne  savoir  d'autre  métier  que  la  guene, 


282  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

et  n'avoir  jamais  manié  d'autres  instrmnens  que  la  lance  et  l'é- 
pée.  Ses  maîtres  voulurent  savoir  sur-le-champ  à  quoi  s'en  tenir 
sur  cette  nouvelle  déclaration  ,  ils  le  mirent  à  l'épreuve,  et  l'ayant 
trouvé  merveilleusement  expert  dans  tous  les  genres  d'exercices 
guerriers,  ils  l'admirent  dans  leur  milice.  Il  alla  plusieurs  fois 
en  guerre  avec  eux ,  et  se  conduisit  toujours  avec  tant  de  bra- 
voure ,  que  l'on  finit  par  lui  conférer  un  commandement. 

Cependant  une  guerre  vint  à  éclater  entre  ces  Africains  de  Tur- 
lande,  dont  Raimond  était  le  prisonnier,  et  d'autres  Africains 
auxquels  l'auteur  donne  le  nom  de  Barbarins.  Ce  sont,  selon 
toute  apparence  ,  les  Berbères ,  les  indigènes  de  l'Afrique  septen- 
trionale ,  que  l'auteur  entend  désigner  par  ce  nom ,  d'où  il  suit 
implicitement  que  les  Turlandais  doivent  être  des  Arabes.  Dans 
cette  guerre  ,  les  Barbarins  ont  le  dessus  ;  ils  anéantissent  ou  dis- 
persent les  Turlandais  ,  et  font  Raimond  prisonnier. 

Les  nouveaux  maîtres  du  seigneur  toulousain  ne  tardèrent 
pas  à  reconnaître  son  Uiérite  et  sa  vaillance  ;  ils  le  traitèrent 
dès  lors  avec  honneur,  et  le  menèrent  à  toutes  leurs  gueri'es. 
Mais  ce  ne  devaient  point  être  là  les  dernières  aventures  de  Rai- 
mond. 

Les  Berbères ,  qui  avaient  battu  les  Turlandais  ,  eurent  à  leur 
tour  affaire  aux  Arabes  ou  Sarrasins  de  Cordoue,  qui  les  battirent 
et  leur  enlevèrent  Raimond. 

Chez  ces  nouveaux  maîtres  ,  Raimond  eut  encore  plus  d'occa- 
sions que  chez  les  premiers  de  donner  des  preuves  de  sa  valeur , 
et  il  y  monta  encore  en  plus  haute  estime.  Il  n'y  avait  point  de 
circonstance  périlleuse  dans  laquelle  on  ne  comptât  sur  lui,  et 
jamais  on  n'y  compta  vainement.  Entre  autres  ennemis  que  les 
Sarrasins  vainquirent  par  son  secours  ,  notre  légendiste  compte 
les  Aglabites ,  chefs  arabes  d'une  partie  de  l'Afrique  fréquem- 
ment en  hostilité  avec  les  rois  Ommiades  de  l'Espagne. 

Mais  la  guerre  ne  tarda  pas  à  éclater  entre  les  Arabes  de  Cor- 
doue et  don  Sanche  de  Castille ,  comte  puissant  et  vaillant  homme 
de  guerre.  Celui-ci  fut  vainqueur,  et  fit  à  son  tour  Raimond  pri- 
sonnier. Raimond  lui  dit  son  nom,  son  pays,  et  tout  ce  qui  lui 
était  arrivé.  Don  Sanche  ,  émerveillé  et  touché  de  ses  aventures  , 


ROMANS    PROVENÇAUX.  283 

lui  rendit  la  liberté,  le  combla  de  présens  et  d'honneurs,  et  le 
retint  quelques  jours  auprès  de  lui. 

Au  moment  où  Raimond  ,  charmé  d'être  libre  ,  allait  retourner 
dans  ses  foyers ,  une  figure  céleste  lui  apparut  en  songe ,  et  lui 
dit  :  «  Je  suis  sainte  Foi  que  tu  as  assidûment  invoquée  dans  ton 
naufrage.  Parts,  et  sois  tranquille,  tu  recouvreras  ta  seigneurie.  » 
Réjoui  de  cette  vision ,  sans  néanmoins  bien  comprendre  ce 
qu'elle  signifiait,  il  prit  congé  du  comte  Sanche,  et  s'achemina 
vers  les  Pyrénées,  en  costume  de  pèlerin.  Arrivé  près  du  Bous- 
quet ,  il  fut  informé  que  sa  femme  avait  pris  un  autre  mari ,  qui 
habitait  avec  elle  dans  son  château.  Troublé  de  cette  nouvelle , 
et  n'osant  se  découvrir,  il  résolut  d'attendre  ce  que  sainte  Foi  vou- 
drait bien  faire  encore  pour  lui,  et  se  tint  caché  dans  la  chaumière 
d'un  de  ses  paysans  qui  ne  le  reconnut  pas,  changé  comme  il  était 
par  quinze  ans  d'absence  et  de  fatigues,  et  déguisé  en  pèlerin. 

Il  avait  déjà  passé  quelque  temps  dans  cette  chaumière ,  lors- 
qu'une femme,  qui  avait  été  autrefois  sa  concubine ,  le  servant 
un  jour  qu'il  prenait  un  bain  ,  le  reconnut  à  certaine  marque 
qu'il  avait  sur  le  corps.  «  N'es-tu  pas,  s'écria-t-elle ,  n'es-tu  pas 
ce  Raimond ,  autrefois  parti  en  pèlerinage  pour  Jérusalem ,  et 
que  l'on  disait  avoir  péri  sur  mer  ?  »  Raimond  voulut  nier  ;  mais 
sûre  du  témoignage  de  ses  yeux ,  la  femme  persista  à  le  prendre 
pour  ce  qu'il  était.  Maîtresse  d'un  tel  secret ,  elle  ne  put  le  gar- 
der ,  et  courut  au  château  annoncer  à  la  dame  du  Bousquet  que 
son  premier  mari  n'était  point  mort ,  qu'il  était  de  retour ,  et 
caché  dans  une  chaumière  voisine  qu'elle  lui  indiqua. 

La  nouvelle  fut  des  plus  désagréables  pour  la  dame ,  qui  songea 
aussitôt  à  quelque  manière  de  se  débarrasser  du  revenant  ;  mais 
sainte  Foi  veillait  à  sa  sûreté.  Sur  les  avertissemens  qu'elle  lui 
donna  en  songe ,  il  sortit  de  sa  chaumière  ,  et  alla  trouver  au  plus 
vite  un  seigneur  du  voisinage,  nommé  Escafred ,  homme  puissant 
et  généreux ,  qui  avait  toujours  été  son  ami ,  et  qui  le  fut  en 
cette  rencontre  plus  que  jamais. 

Il  rassembla  ses  vassaux ,  ses  parens  ,  ses  amis ,  à  la  tète  des- 
quels il  fit  la  guerre  à  l'usurpateur  du  Bousquet.  L'usurpateur 
fut  vaincu ,  chassé ,  et  Raimond  recouvra  son  château. 


284  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quant  à  sa  l'eiiinie  ,  il  lui  aurait  bien  pardonné  d'avoir  pris  un 
autre  mari  en  son  absence  ;  mais  il  ne  lui  pardonna  pas  le  projet 
de  le  faire  périr,  quand  elle  avait  appris  son  arrivée,  et  la  répudia. 

Tel  est  le  canevas  ,  le  sommaire  grossier  d'une  histoire  dont  le 
légendiste  n'a  donné  que  les  traits  principaux ,  les  dépouillant 
'de  l'intérêt  ou  du  caractère  qu'ils  pouvaient  avoir  par  leur  liaison 
et  leur  développement  11  n'y  a  pas  un  de  ces  traits  où  la  main 
aride  de  l'abréviateur  ne  se  fasse  sentir  ;  et  si  l'on  pouvait  avoir 
quelque  doute  à  cet  égard ,  ce  doute  serait  dissipé  par  la  conclu- 
sion de  l'extrait.  C'est  une  espèce  de  post-scriptum ,  dans  lequel 
l'auteur  revient  sur  une  au  moins  des  particularités  sans  nombre 
qu'il  a  omises  dans  son  récit.  Voici  comment  il  s'explique  : 
«  Pour  ajouter,  dit-il  ,  quelque  peu  de  chose  à  ce  qui  précède , 
on  raconte  que  les  premiers  pirates  qui  rencontièrent  Raimond, 
lui  firent  boire  une  potion  d'une  plante  puissante  ,  et  d'une  vertu 
si  magique ,  que  l'oubli  s'empare  de  ceux  cpii  en  boivent ,  et 
qu'ils  perdent  toute  mémoire  de  leur  famille  et  de  leur  de- 
meure. » 

La  singularité  de  cette  fiction  tient  au  disparate  des  diverses 
données  qui  s'y  font  reconnaître  au  premier  coup-d'œil.  Je  ne 
parle  pas  de  l'invocation  et  de  l'apparition  des  saints  :  ce  sont 
des  choses  de  droit  à  toute  époque  du  christianisme ,  et  plus 
encore  à  celle  dont  il  s'agit  ici  qu'à  toute  autre.  Il  est  plus  impor- 
tant de  noter  cju'il  s'y  rencontre  des  allusions  historiques  assez 
intéressantes.  Telles  sont  celles  aux  guéries  perpétuelles  des 
Arabes  et  des  Berbères,  des  chefs  Ommiades  de  Cordoue  avec  les 
Aglabites  d'Afric|ue.  La  bataille  dont  il  est  fait  mention  entre  les 
Arabes  de  Cordoue  et  le  comte  don  Sanclie  de  Castille ,  est  cer- 
tainement la  bataille  de  Djebal  -  Quinto,  que  ce  comte  et  son 
allié  musulman ,  Soliman  ben  el  Hakein  ,  chef  des  milices  afri- 
caines de  la  Péninsule ,  gagnèrent  sur  le  roi  de  Cord-oue ,  Mo- 
hamed el  Moadhi ,  en  loof)  ou  10 10. 

A  ces  données  chrétiennes  et  modernes ,  il  faut  en  joindre  de 
païennes,  d'antiques,  d'homéricjues  ;  le  fait  est  étrange,  mais 
hors  de  doute.  Les  principaux  incidens  de  l'histoire  de  Raijnond 
du  Bousquet,  telle  que  je  viens  de  vous  la  dire,  sont  enqiruntés 


ROMANS    PROVENÇAUX.  285 

de  l'Odyssée.  C'est  à  riinltation  d'Ulysse  que  le  chevalier  toulou- 
sain est  ballotté  trois  jours  sur  les  flots  ,  suspendu  à  un  débris 
de  son  navire,  invoquant  sainte  Foi,  comme  le  Grec,  Minerve. 
Ce  sont  les  pirates  arabes  qui,  pour  le  retenir  à  leur  service 
quand  ils  ont  découvert  sa  bravoure  à.  la  guerre  ,  lui  font  boire  le 
breuvage  d'oubli  que  Circé  verse  au  héros  grec ,  pour  lui  ôter 
le  souvenir  de  Pénélope  et  d'Ithaque.  De  retour  chez  lui,  et 
trouvant  un  rival  en  possession  de  son  château ,  Raimond  se 
cache  chez  un  de  ses  paysans ,  comme  Ulysse  chez  son  bon  pâtre 
Eumée.  Les  deux  héros ,  un  moment  déguisés  et  comme  étran- 
gers chez  eux,  sont  reconnus  à  peu  près  de  la  même  manière. 
Dans  le  dénouement ,  la  ressemblance  est  plus  indii'ecte  et  plus 
vague.  Raimond  a  besoin  des  secours  d'un  ancien  ami  ,  pour  re- 
couvrer son  château  et  punir  son  rival,  tandis  qu'Ulysse  se 
venge  seul  des  prétendans  qui  se  sont  rendus  maîtres  chez  lui. 
Il  s'en  faut  aussi  de  beaucoup  que  la  dame  du  Bousquet  soit 
ime  Pénélope.  Mais  l'on  n'en  était  pas  encore  aux  temps  de  la 
chevalerie ,  et  les  dames  pouvaient  avoir  tort  dans  les  récits  des 
romanciers. 

C'est  bien  assez  sans  doute  de  ces  traits  évidemment  calqués 
sur  l'Odyssée,  pour  frapper  et  embarrasser  l'historien  de  la  litté- 
rature. D'où  notre  auteur  connaissait-il  le  poème  d'Homère?  Ce 
poème  n'avait  jamais  été,  que  l'on  sache,  traduit  en  latin;  et 
l'eût  -  il  été ,  comment  supposer  une  copie  de  cette  traduction 
dans  les  montagnes  du  Rouergue  ou  dans  les  campagnes  du  Tou- 
lousain ,  à  la  fin  du  x''  siècle  ou  au  commencement  du  xi"  ? 

Il  y  a  beaucoup  plus  d'apparence  que  les  ressemblances  signa- 
lées ne  provenaient  pas  d'imitations  immédiates  et  directes  ,  mais 
de  simples  réminiscences  traditionnelles.  Il  n'est  pas  même  né- 
cessaire de  faire  remonter  ces  traditions  jusqu'à  l'époque  où  les 
rapsodes  massaliotes  récitaient  les  poèmes  d'Homère  dans  les 
villes  grecques  du  midi  de  la  Gaule.  On  peut  les  rattacher  à  l'épo- 
que moins  ancienne  où  l'Iliade  et  l'Odyssée  servaient  de  base  à 
l'enseignement  du  grec  dans  les  écoles  de  cette  langue ,  écoles  qui 
subsistèrent  dans  le  midi  jusqu'à  la  fin  du  iv"",  et  même  du 
v""  siècle. 


-286  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Quoi  qu'il  eii  soit,  et  de  quelque  .manière  que  l'on  explique 
cette  sinoularité ,  la  légende  de  Raimond  du  Bousquet ,  prise  en 
elle-même  et  dans  son  ensemble ,  est  évidemment  l'extrait  d'une 
fiction  romanesque  inventée  dans  l'intention  de  plaire  et  d'amu- 
ser et  dont  l'intérêt  reposait  principalement  sur  l'admiration  et 
la  curiosité  qu'inspiraient  alors  les  Arabes  d'Espagne  à  tous  les 
peuples  de  leur  voisinage ,  et  particulièrement  à  ceux  du  midi  de 
la  France ,  qui  n'avaient  plus  guère  avec  eux  que  des  relations 
volontaires  de  commerce  et  d'affaires.  Je  n'hésite  donc  point  à 
citer  cette  fiction  comme  une  nouvelle  preuve  de  l'influence  que 
les  Arabes  andalousiens  exercèrent  directement  ou  indirectement 
sur  l'imagination  de  ces  derniers. 

Elle  est  plus  curieuse  encore  à  citer  en  confirmation  de  l'espèce 
de  filiation  par  laquelle  j'ai  montré  ailleurs  que  les  premières 
tentatives  littéraires  du  moyen  âge  remontent  et  se  rattachent  aux 
réminiscences,  aux  traditions  de  la  littérature  classique.  Ici, 
l'antique  et  le  nouveau ,  le  dernier  écho  de  l'épopée  païenne  et 
les  premiers  bégaiemens  de  l'épopée  chrétienne  et  chevaleresque , 
sont  encore  confondus.  Mais  c'est  un  pur  accident  :  il  existait 
déjà  alors  des  légendes  ,  des  chants  épiques  où  la  transition  était 
complète,  et  dont  le  développement  ou  l'assemblage  devait 
donner  des  épopées  de  tout  point  originales  et  distinctes  de  celles 
de  l'antiquité. 


DIXIÈME  XEÇON. 


GÉRARD  DE  ROUSSILLON  '. 


Vous  vous  souviendrez,  messieurs,  de  la  division  que  j'ai  faite 
des  romans  carlovingiens  en  deux  grandes  classes  ou  sections  : 
la  première ,  de  ceux  relatifs  aux  guerres  avec  les  Arabes  d'Es- 
pagne ;  l'autre ,  de  ceux  ayant  pour  sujet  les  révoltes  des  chefs  de 
province  contre  les  monarques  issus  de  Charlemagne.  Le  roman 
de  Ferabras ,  dont  je  vous  ai  parlé  précédemment ,  appartenait 
à  la  première  classe  ;  celui  de  Gérard  de  Roussillon ,  dont  je  vais 
vous  parler  maintenant ,  appartient  à  la  seconde  :  c'est  le  tableau 
poétique  de  l'une  de  ces  grandes  rebellions  qui  amenèrent  la  dis- 
solution de  la  monarchie  franke.  Il  y  est  bien  question  de  guerre 
contre  les  Sarrasins ,  mais  seulement  d'une  manière  épisodique 
et  tout-à-fait  secondaire. 

Gérard  de  Roussillon,  le  héros  de  ce  roman,  est  un  personnage 
et  même  un  grand  personnage  historique.  Il  fleurit  sous  Louis- 
le-Débonnaire ,  auquel  il  survécut  de  longues  années.  Personne 
n'ignore  les  étranges  démêlés  de  ce  faible  empereur  avec  ses  trois 
fils,  qui  le  détrônèrent  deux  fois.  Ce- fut  dans  ces  démêlés  que 
commença  la  fortune  de  Gérard.  Elevé  à  la  cour  de  Louis-le- 

'  Cette  analyse  est  tirée  d'un  manuscrit  provençal  inédit  du  fond  de 
Cangé,  n"  24,  bibl.  du  roi,  T^j^i, 


288  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Débonnaire,  il  prit  naturellement  son  parti  contre  ses  enfans; 
et  après  l'avoir  aidé  d'abord  à  les  vaincre ,  il  s'interposa  pour  le 
réconcilier  avec  eux.  L'empereur ,  empressé  de  reconnaître  les 
services  qu'il  en  avait  reçus,  lui  donna  le  comté  de  Paris. 

Après  la  mort  de  Louis-le-Débonnaire,  ses  trois  fils  se  divisè- 
rent en  deux  partis  contraires.  Lotliaire,  à  qui  étaient  éclius  l'est 
de  la  Gaule  et  l'Italie  ,  avec  le  titre  d'empereur,  fit  la  guerre  à  ses 
frères,  Chavles-le-Cbauve  et  Louis.  Il  voulait  ôter  à  celui-ci  la 
Germanie,  et  au  premier  la  Neustrie  et  l'Aquitaine.  Dans  ce 
démêlé ,  le  comte  Gérard  se  déclara  pour  Lotliaire ,  et  s'en  trouva 
mal  ;  Lotliaire  fut  vaincu  dans  l'effroyable  bataille  de  Fontanet, 
et  ses  partisans  furent  persécutés  par  les  vainqueurs.  Gérard  fut 
dépouillé,  par  Cliarles-le-Cliauve,  du  comté  de  Paris.  Mais  la  paix 
ayant  été  enfin  conclue  entre  les  trois  frères ,  Lotliaire  le  fit  duc 
ou  comte  de  Bourgogne.  Ce  fut  sans  doute  alors  qu'd  fit  bâtir  sur 
le  mont  Lassois  ,  près  de  Cliâtillon-sur-Marne ,  son  fameux  châ- 
teau de  Roussillon ,  dont  il  prit  et  a  gardé  le  nom  dans  la  tradi- 
tion et  dans  les  romans. 

A  la  mort  de  Lotliaire  ,  la  Provence  fut  érigée  en  royaume  par- 
ticulier pour  Charles  ,  le  plus  jeune  de  ses  fils,  auquel  on  donna 
pour  tuteur  Gérard ,  cjui  ne  cessa  pas  pour  cela  d'être  duc  de 
Bourgogne.  Charles  était  un  enfant  infirme  et  stupide;  ce  fut 
donc  l'habile  et  ambitieux  tuteur  qui  fit  les  fonctions  de  roi ,  et 
en  eut  les  pouvoirs.  Il  établit  le  siège  principal  de  son  autorité 
à  Vienne-sur-le-Rhône  ,  ville  où  se  voyaient  encore  alors  de 
magnifiques  restes  de  la  grandeur  et  de  l'opulence  à  laquelle  elle 
était  parvenue  sous  les  Romains.  Entre  les  divers  exploits  par 
lesquels  Gérard  se  signala  en  Provence  ,  il  faut ,  à  ce  qu'il  paraît, 
compter  une  expédition  contre  les  Normands  qu'il  chassa  de  la 
Camargue  où  ils  étaient  descendus,  et  avaient  essayé  de  s'établir 
vers  860. 

Charles-le-Chauve  convoitait  ardemment  le  nouveau  royaume 
de  Provence ,  et  ne  négligea  aucune  occasion  d'en  faire  la  con- 
quête ;  il  se  trouva  de  nouveau  par-là  en  guerre  avec  son  ancien 
ennemi ,  Gérard  de  Roussillon ,  intéressé  à  bien  défendre  une 
contrée  où  il  régnait  de  fait,  et  où  il  paraît  qu'il  s'était  créé  un 


GÉRARD    I)K    ROUSSILI.ON.  aSq 

parti  puissant.  Cette  guerre ,  commencée ,  suspendue  et  reprise 
plusieurs  fois,  est  très-mal  racontée  par  les  historiens  du  temps, 
historiens  cjui  ne  racontent  rien  exactement  ni  complètement. 
Il  est  seulement  constaté  que  les  armées  de  Charles-le-Chauve 
furent  plus  d'une  fois  battues  et  repoussées  par  Gérard.  Mais  à 
la  fin ,  la  fortune  se  déclara  pour  le  roi  contre  le  chef  adroit ,  qui , 
tout  en  paraissant  soutenir  la  cause  des  enfans  de  Lothaire  ,  son 
ancien  seigneur,  ne  défendait  en  effet  c|ue  la  sienne  propre. 

En  869 ,  Charles-le-Ghauve  envahit  brusquement  le  royaume 
de  Provence  avec  de  grandes  forces  ,  assiégeant  en  même  temps 
et  Gérard  dans  une  de  ses  forteresses  que  l'histoire  ne  nomme 
pas  ,  et  Berthe,  la  femme  de  Gérard,  dans  Vienne.  Berthe  était 
une  héroïne  digne  de  son  époux  :  elle  soutint  bravement  le  siège , 
et  aurait ,  selon  toute  apparence  ,  repoussé  toutes  les  attaques  de 
Charles,  si  les  habitans  avaient  répondu  à  ses  exhortations  ;  mais 
ils  craignaient  les  suites  d'un  assaut ,  et  obligèrent  Berthe  à  ren- 
dre la  ville  au  roi.  Gérard,  ayant  perdu  sa  capitale ,  et  selon  toute 
apparence ,  essuyé  d'autres  échecs  dont  l'histoire  ne  parle  pas , 
abandonna  la  Provence  à  son  adversaire ,  et  se  retira  en  Bour- 
gogne ,  dans  son  château  de  Roussillon ,  où  il  mourut  vers  8'j8 
ou  87g. 

Voilà  le  peu  que  l'on  sait  de  positif  sur  Gérard  de  Roussillon  , 
et  sur  sa  longue  lutte  avec  Charles-le-Chauve  ;  c'est  cette  lutte 
même  qui  fait  le  sujet  du  roman  provençal  de  Gérard.  Mais  le 
romancier,  qui ,  comme  tous  ses  pareils  ,  n'avait  des  événemens 
qu'il  voulait  célébrer  que  des  notions  ti'aditionnelles  ,  on  ne  peut 
plus  imparfaites  et  plus  grossières ,  a  fait  de  lourdes  méprises 
dans  la  portion  histoiique  de  son  sujet.  Je  n'en  citerai  qu'une 
dont  il  est  bon  d'être  prévenu  d'avance ,  afin  de  n'en  être  pas 
trop  choqué.  A  Charles-le-Chauve  il  a  substitué  Charles  Martel; 
c'est  avec  ce  dernier  qu'il  met  son  héios  en  conflit. 

On  ne  connaît  du  roman  de  Gérard  de  Roussillon ,  en  pro- 
vençal ,  qu'un  seul  nranuscrit  incomplet  par  le  commencement. 
J'ai  tout  heu  de  croire  cjue  cet  ouvrage,  tel  que  nous  l'avons 
aujourd'hui  dans  le  manuscrit  unique  dont  il  s'agit ,  est  moins 
une  composition  régulière  et  suivie  que  le  recueil  assez  mal  coor- 


ago  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

donné  de  fragmens    divers  de  plusieurs  romans  sur  le  même 
sujet. 

De  tous  les  romans  héroïques  connus  ,  tant  en  provençal  qu'en 
français ,  celui-là  est  incontestablement  l'un  de  ceux  qui  présen- 
tent dans  leur  rédaction  les  signes  d'ancienneté  les  plus  nombreux 
et  les  plus  marqués.  Le  fond  en  appartient ,  selon  toute  appa- 
rence ,  aux  premières  années  du  xii°  siècle.  La  langue  en  est 
dure ,  sèche  et  peu  correcte ,  mais  énergique  et  pittoresque  ;  le 
ton  en  est  on  ne  peut  plus  simple ,  plus  brusque  et  plus  austère. 
Les  tableaux  des  batailles  et  des  délibérations  des  deux  antago- 
nistes avec  leurs  conseillers  respectifs  sont  les  seuls  qui  soient 
développés  avec  un  certain  soin  et  dessinés  avec  quelque  détail. 
Hors  de  là  tout  est  ébauché  à  grands  traits ,  indiqué  plutôt  que 
décrit.  L'auteur  s'arrête  à  peine  assez  aux  situations  les  plus  tou- 
chantes ou  les  moins  ordinaires  pour  donner  au  lecteur  le  loisir 
de  les  remarquer  et  de  s'y  prendre.  Tout  en  un  mot  dans  ce  roman 
porte  l'empreinte  d'un  génie  vigoureux ,  mais  inculte  et  grossier, 
qui ,  en  s'essayant  à  peindre  une  époque  qu'il  ne  connaît  pas , 
nous  donne  une  idée  fidèle  et  vive  de  celle  à  laquelle  il  appar- 
tient, et  qu'il  peint  sans  s'en  douter.  D'après  cela,  messieurs, 
vous  ne  trouverez  pas  extraordinaire  que  je  cherche  à  vous  don- 
ner de  cet  ouvrage  des  notions  un  peu  détaillées. 

La  partie  du  roman  qui  manque  dans  le  manuscrit  ne  sau- 
rait être  considérable ,  et  la  portion  restante  s'y  rattache  aisé- 
ment. 

Charles  ,  qui  sera ,  si  l'on  veut,  Charles  Martel  ou  Charles-le- 
Chauve,  aime  et  épouse ,  à  ce  qu'il  paraît,  d'autorité,  une  dame 
que  le  romancier  ne  nomme  pas ,  mais  dont  il  fait  la  fille  ou  la 
parente  d'un  empereur  de  Constantinople.  Cette  dame  et  Gérard 
s'aimaient  depuis  long-temps  ,  et  le  comte  aurait  pu  la  disputer 
au  roi  ;  mais  par  générosité ,  et  dans  l'intérêt  même  de  celle  qu'il 
aime,  il  croit  ne  point  devoir  la  priver  de  la  couronne  impériale; 
il  consent  à  ce  qu'elle  épouse  l'empereur,  et  se  résigne  à  prendre 
de  son  côté,  pour  fennnc ,  Berthe,  la  sœur  de  son  amie.  Les 
deux  mariages  se  sont  faits,  à  ce  qu'il  paraît,  en  même  temps 
et  dans  le  même  lieu  ,  et  le  moment  est  venu  où  les  deux  cou- 


GÉRARD    DE    ROUSSILLON.  201 

pies  vont  se  séparer  pour  se  rendre  chacun  à  sa  demeure  et  à  ses 
affaires  respectives. 

Ce  moment  donne  lieu  à  une  scène  doublement  remarquable 
par  l'importance  qu'elle  a  dans  la  suite  du  roman ,  et  comme  un 
exemple  frappant  de  ce  que  la  galanterie  chevaleresque  était  au 
xii°  siècle  dans  les  mœurs  et  les  idées  provençales. 

Sur  le  point  de  se  séparer  pour  un  temps  indéfini  de  son  ami 
Gérard ,  la  nouvelle  impératrice  veut  du  moins  lui  donner  une 
assurance  solennelle  de  sa  tendresse  ;  elle  veut  s'unir  à  lui  par 
une  espèce  de  mariage  spirituel.  Le  manuscrit  de  Gérard  com- 
mence par  la  description  de  ce  mariage ,  qui  en  est  indubitable- 
ment un  des  morceaux  les  plus  curieux  et  les  plus  caractéristi- 
ques. Je  vais  le  traduire  avec  tout«e  la  fidélité  que  comportent  la 
concision  de  l'original  et  la  nécessité  d'être  compiis. 

«  Au  poindre  du  jour  Gérard  conduisit  la  reine  sous  un  arbre 
(à  l'écart),  et  la  reine  menait  avec  elle  deux  comtes  (de  ses 
amis),  et  sa  sœur  Berthe. —  Que  dites-vous,  femme  d'empereur 
(fait  alors  Gérard),  que  dites-vous  de  l'échange  que  j'ai  fait  de 
vous  pour  un  moindre  objet?  —  (Bien  est-ce  vrai)  seigneur, 
TOUS  m'avez  fait  impératrice ,  et  vous  avez  épousé  ma  sœur  pour 
l'amour  de  moi.  Mais  ma  sœur,  est-il  vrai  aussi,  est  un  objet  de 
(haut)  prix  et  de  grande  valeur-.  Ecoutez -moi,  comtes  Gervais 
et  Bertelais ,  vous ,  ma  chère  sœur,  la  confidente  de  mes  pensées, 
et  vous  surtout ,  Jésus ,  mon  rédempteur ,  je  vous  prends  tous 
pour  garans  et  pour  témoins ,  qu'avec  cet  anneau  je  donne  à  ja- 
mais mon  amour  au  duc  Gérard,  et  que  je  le  fais  mon  sénéchal 
et  mon  chevalier.  J'atteste  devant  vous  tous  que  je  l'aime  plus 
que  mon  père  et  que  mon  époux  ;  et  le  voyant  partir  ,  je  ne  puis 
me  défendre  de  pleurer. 

«  Dès  ce  moment  dura  sans  fin  l'amour  de  Gérard  et  de  la  reine 
l'un  pour  l'autre  ,  sans  qu'il  y  eût  jamais  de  mal ,  ni  autre  chose 
que  tendre  vouloir  et  secrètes  pensées.  » 

Charles  haïssait  et  craignait  depuis  long-temps  Gérard  comme 
trop  puissant  et  trop  fier  ;  et  le  romancier  fait  en  effet  du  comte 
un  vassal  auquel  il  ne  manque  guère  d'un  roi  que  le  nom.  Outre 
la  Bourgogne  entière ,  il  possédait  la  Gascogne ,  l'Auvergne ,  la 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Provence,  les  comtés  de  Naibonne  et  de  Barcelonne.  Il  avait 
pour  vassaux  Odil  ou  Odiloii ,  son  oncle ,  et  ce  qui  est  plus  sin- 
gulier encore  ,  le  vieux  Drogon ,  son  père ,  c[ui  commandait  pour 
lui  les  pays  au-delà  des  Pyrénées.  Il  avait  à  ses  ordres  une  multi- 
tude de  braves  chevaliers ,  à  la  tête  desquels ,  comme  les  plus 
braves  et  les  plus  dévoués ,  brillaient  ses  quatre  neveux ,  Foul- 
ques ,  Bos  ou  Boson ,  Gilibert  et  Seguin ,  et  un  cousin  nommé 
Fouchier. 

Le  rapprochement  momentané  de  Gérard  et  de  Charles  n'avait 
fait  qu'aigrir  encore  leurs  anciennes  haines  :  aux  raisons  politi- 
ques que  l'empereur  avait  de  craindre  le  comte,  se  mêla  un  peu 
de  jalousie  d'amour,  de  sorte  qu'une  rupture  entre  l'un  et  l'autre 
était  devenue  inévitable. 

Toutefois  ,  avant  d'en  venir  à  une  guerre  ouverte  ,  le  roi  veut 
essayer  de  la  ruse  et  de  la  trahison.  Au  retour  d'une  grande 
chasse  dans  les  Ardennes ,  il  vient ,  avec  un  cortège  qui  est 
une  armée,  camper  sous  les  murs  de  Roussillon,  et  à  la  vue 
d'un  si  bon  et  si  fort  château ,  il  sent  redoubler  sa  haine  pour 
Gérard.  «  Si  j'étais  là-haut ,  au  lieu  d'être  çà-bas  ,  le  comte  Gé- 
rard ne  serait  pas  si  fier.  »  Or,  il  y  avait  là  un  damoiseau ,  en- 
core jeune  garçon ,  qui ,  entendant  ce  propos  du  roi ,  lui  ré- 
pond hardiment  :  «  Si  les  traîtres  portaient  des  marques  de  ce 
«  qu'ils  sont,  vos  cheveux,  au  lieu  d'être  noirs,  seraient  rouges. 
«  Mais  faites  ce  que  vous  voudrez ,  Gérard  est  si  bon  maître  de 
«guerre,   qu'il  n'aura  jamais  peur  de  la  vôtre.  » 

Charles,  apparemment  accoutumé  à  s'entendre  dire  des  choses 
pareilles ,  ne  s'arrête  pas  à  celle-là ,  et  envoie  un  jeune  cheva- 
lier de  ses  amis  sommer  Gérard  de  lui  rendre  le  château  de 
Roussillon.  Le  message  est  fait  en  termes  très-fiers  :  Gérard  y 
répond  en  tei'mes  plus  fiers  encore ,  et  la  guerre   est  décidée. 

Les  deux  adversaires  convoquent  leurs  forces ,  l'un  pour  pren- 
dre le  château  de  Roussillon ,  l'autre  pour  le  défendre.  Mais  le 
sort  de  la  forteresse  se  décide  d'une  manière  imprévue.  Gérard 
avait  pour  maréchal  un  vilain ,  nommé  Riquier ,  qu'il  avait 
fait  chevalier  et  comblé  de  biens.  C'était  un  misérable  qui ,  pour 
trahir  son  seigneur,  n'en  attendait  que  l'occasion ,  et  cette  occa- 


GÉRARD    DE    ROUSSILLON.  2n3 

sion était  venue.  Le  perfide  livre  de  nuit,  à  Charles  Martel,  uhe 
des  portes  du  château ,  qui  est  aussitôt  occupée  par  ses  troupes 
impériales.  C'est  avec  peine  et  blessé  grièvement  que  Gérard 
s'échappe  à  cheval. 

Il  se  retire  à  Avignon  :  là  le  joignent  les  forces  qu'il  avait  déjà 
convoquées ,  et  à  la  tête  desquelles  il  se  met  en  campagne  :  il 
reprend  Roussillon  et  bat  complètement  Charles ,  qui  s'enfuit , 
avec  le  peu  d'hommes  qui  lui  restent ,  à  Orléans ,  où  il  fait 
en  toute  hâte  de  grands  préparatifs  pour  prendre  sa  revanche. 

Informé  de  ces  préparatifs  ,  Gérard  délibère  avec  ses  vassaux 
sur  le  parti  qu'il  doit  prendre.  Il  est  décidé  qu'un  message  sera 
envoyé  au  roi  pour  lui  exposer  que  Gérard  n'a  point  manqué 
à  son  devoir  de  vassal ,  qu'il  n'a  fait  que  reprendre  de  force  ce 
qui  étant  reconnu  pour  sien  ,  lui  avait  été  enlevé  par  trahison  ; 
qu'il  désire  la  paix ,  mais  que ,  si  on  lui  fait  la  guerre ,  il  se  dé- 
fendra de  tout  son  pouvoir.  Foulques ,  un  des  neveux  de  Gé- 
rard ,  chargé  du  message ,  s'en  acquitte  avec  une  fierté  qui  ne 
fait  qu'accroître  le  dépit  et  la  colère  du  roi.  On  se  défie  de  part 
et  d'autre,  et  les  deux  partis  se  donnent  rendez -vous  dans  la 
plaine  de  Yaubeton  en  Bourgogne.  Là,  la  victoire  décidera  du 
droit ,  et  le  vaincu ,  selon  l'expression  du  vieux  poète ,  n'aura 
plus  qu'à  prendre  un  bourdon  de  pèlerin  ,  et  à  passer  outre  mer 
pour  ne  plus  revenir. 

Les  deux  armées ,  fidèles  au  rendez-vous ,  se  livrent  une  ba- 
taille sanglante.  La  victoire  n'était  point  encore  déclarée  lorsque 
les  combattans  sont  séparés  par  un  prodige  qui  change  leur  fureur 
en  épouvante.  L'enseigne  royale  parait  subitement  toute  en  feu , 
et  une  pluie  de  tisons  ardens  tombe  de  celle  de  Gérard.  La  mêlée 
cesse ,  les  combattans  se  retirent ,  chacun  de  son  côté ,  et  la 
guerre  est  un  moment  suspendue  par  un  signe  si  manifeste  de 
la  colère  du  ciel  ;  les  deux  adversaires ,  passagèrement  réconci- 
bés ,  réunissent  leurs  forces  contre  les  Sarrasins,  qui  viennent  de 
faire  irruption  en-decà  des  Pyrénées ,  et  remportent  sur  eux  de 
grandes  victoires. 

Mais  la  concorde  ne  devait  pas  être  longue  entre  deux  chefs 
ombrageux  ,  jaloux  l'un  de  l'autre ,  et  le  moindre  incident  pou- 

TOME    VIII.  20 


2q4  ke\'UE  des  deux  mondes. 

Tait  à  chaque  instant  ramener  la  guerre.  Boson  ,  un  des  neveux 
de  Gérard,  jeune  homme  du  caractère  le  plus  fougueux,  n'ai- 
mant et  ne  cherchant  que  des  occasions  de  combattre,  veut  venger 
la  mort  de  son  père  Odilon  ,  tué  à  la  bataille  de  Vaubeton  ,  par  le 
vieux  duc  Thierry,  un  des  chefs  du  parti  royal  ;  il  tue  par  repré- 
sailles deux  neveux  du  duc.  Gérard  est  impliqué  dans  cette  que- 
relle; les  vieilles  rancunes  se  raniment,  et  la  guerre  recommence 
entre  le  roi  et  le  comte.  Les  incidens  de  cette  guerre  ne  sont  ni 
assez  variés ,  ni  assez  intéressans  pour  supporter  la  sécheresse 
d'un  résumé  en  langue  modei'ne  et  en  prose.  11  me  suffira  de  dire 
qu'à  travers  diverses  négociations  orageuses  et  superflues ,  la 
gueri'e  se  prolonge  plusieurs  années  avec  des  désastres  et  des 
succès  à  peu  près  égaux  pour  les  deux  adversaires.  Mais  à  la  fin 
Gérard  essuie  une  défaite  dont  il  ne  peut  plus  se  relever,  et  son 
imprenable  château  de  Roussillon  est  une  seconde  fois  livré  au 
roi  par  trahison.  Il  s'échappe  à  grande  peine  de  la  mêlée,  suivi 
d'un  petit  nombre  de  chevaliers  blessés  ,  que  la  mort  éclaircit  à 
chaque  pas  de  la  fuite.  Il  se  dirige  vers  les  Ardennes,  et  quand 
il  y  arrive ,  il  n'a  plus  avec  lui  qu'un  seul  homme  mortellement 
blessé ,  et  sa  femme  Berthe ,  qui  l'a  rejoint  à  l'issue  de  la  ba- 
taille. 

C'est  dans  des  situations  bien  différentes  de  celles  où  nous 
avons  vu  jusqu'à  présent  le  fier  Gérard ,  que  le  romancier  va  nous 
le  montrer  désormais  ;  c'est  au  degré  le  plus  bas  de  l'humiliation 
et  de  la  misère ,  mais  gardant  au  fond  de  son  ame  son  orgueil , 
sa  haine  pour  Charles ,  et  l'espoir  de  se  venger. 

Arrivé  dans  la  forêt  des  Ardennes  ,  et  après  avoir  erré  quelque 
temps  à  l'aventure ,  il  fait  halte  chez  un  pauvre  ermite ,  et  passe 
la  nuit  autour  d'un  feu  allumé  au  pied  de  la  croix  de  l'ermitage. 
Là  ,  épuisé  d'émotions  douloureuses  et  de  fatigue,  Gérard  tombe 
endoi-mi ,  incapable  de  s'apercevoir  de  rien  de  ce  qui  se  passe 
autour  de  lui.  Il  ne  voit  point  le  dernier  de  ses  compagnons  ren- 
dre le  dernier  souffle  ;  il  n'entend  point  les  voleurs  cpii ,  s'appro- 
chant  à  petit  bruit ,  lui  enlèvent  ses  armes ,  son  cheval  et  celui 
de  Berthe.  Tant  que  Gérard  avait  eu  des  armes  et  un  cheval,  il 
s'était  cru  encore  quelque  chose ,  il  n'avait  point  désespéré  de  sa 


GÉRARD    DE    ROUSSILLON.  2^5 

destinée  ;  on  imagine  donc  aisément  sa  désolation ,  lorsqu'il  se 
voit  à  son  réveil  livré  sans  défense  à  la  merci  des  hommes  et  du 
sort.  Le  bon  ermite  qui  lui  a  donné  l'hospitalité ,  le  console  de 
son  mieux ,  et  le  renvoie,  pour  des  consolations  plus  efficaces  que 
les  siennes ,  à  un  savant  et  vénérable  prêtre  qui  mène  aussi  la  vie 
d'ermite ,  à  quelcjue  distance  de  là  dans  la  forêt. 

Gérard  et  Berthe  prennent  le  sentier  qui  leur  est  indiqué  ,  et 
trouvent  en  effet  le  vénérable  personnage  qui  leur  a  été  annoncé , 
et  qui  ne  s'aperçoit  de  leur  px'ésence  qu'après  avoir  achevé  une 
longue  prière.  Il  demande  alors  à  Gérard  qui  il  est,  et  Géi'ard 
lui  conte  rapidement  toute  son  histoire,  en  ajoutant  :  «  J'ai 
pourchassé  (maintes  fois  le  roi)  Charles,  de  si  près  qu'il  n'aurait 
pas  donné  son  éperon  pour  la  ville  de  Paris.  Et  voilà  qu'à  la 
fin  il  m'a  rendu  la  pareille  :  il  m'a  dépouillé  de  mes  honneurs , 
et  m'a  pris  mes  terres.  Mais  je  vais  trouver  Othon  ,  le  roi  de  Hon- 
grie, et  solliciter  ses  secours.  » 

L'ermite  lui  offre  un  gîte  pour  la  nuit;  et  le  jour  venu,  il 
adresse  au  comte  de  pieuses  exhoitations ,  l'engageant  à  se  re- 
pentir de  sa  vie  passée,  et  à  en  faire  pénitence.  —  Je  ferai 
pénitence  quand  j'aurai  donné  la  mort  à  Charles,  lui  répond 
Gérard.  Je  n'attends  pour  cela  que  d'avoir  retrouvé  vuue  lance 
et  un  écu. 

— Eh  quoi  !  clîétif,  lui  crie  alors  l'ermite  d'un  ton  austère,  dans 
l'état  où  tu  es ,  tu  parles  de  te  venger  de  Charles  qui  t'a  vaincu 
dans  ta  force  et  dans  ta  puissance!  — Je  ne  le  nie  point,  ré- 
plique Gérard;  mais  que  j'arrive  seulement  auprès  du  roi 
Othon ,  que  je  recouvre  un  cheval  et  des  armes ,  et  aussitôt ,  che- 
vauchant nuit  et  jour,  je  repasse  en  France.  Je  connais  toutes 
les  forêts  où.  Charles  va  chasser,  et  je  sais  bien  où  je  me  vengerai 
du  félon.  » 

Le  pieux  ermite  réprimande  vivement  Gérard  d'une  haine  si 
obstinée ,  mais  sans  obtenir  de  lui  qu'il  se  rétracte  et  revienne  à 
des  sentimens  plus  doux  et  plus  chrétiens.  Berthe  peut  seule 
faire  ce  miracle  par  ses  supplications  ;  elle  se  jette  aux  pieds  de 
son  époux ,  et  ne  se  relève  qu'après  en  avoir  obtenu  l'assurance 
qu'il  pardonne  à  Charles  et  à  tous  ses  autres  ennemis.  —  L'er- 


2q6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mite ,  enchanté  de  cette  conversion  ,  absout  le  comte  de  ses  pé- 
chés ,  lui  donne  maints  pieux  conseils ,  et  l'autorise  à  avoir  bon 
espoir  dans  l'avenir.  Là -dessus,  il  lui  enseigne  les  sentiers  à 
suivre ,  et  le  renvoie  un  peu  plus  calme  et  plus  résigné  qu'il  ne 
l'avait  vu  la  veille. 

Les  deux  époux  poursuivent  leur  route ,  et  rencontrent  à 
quelque  distance  de  là  des  marchands  revenant  de  Hongrie  et 
de  Bavière ,  et  qui ,  s'adressant  à  eux  :  Quelles  nouvelles  dans 
ce  pays?  disent-ils.  Que  fait  ce  maudit  Gérard  de  Roussillon? 
—  Il  est  mort ,  répond  aussitôt  Berthe  ,  inquiète  de  la  ques- 
tion; il  est  enterré.  L'empereur  Charles  l'a  fait  mourir.  —  Dieu 
en  soit  loué  !  répondent  les  marchands  ;  s'il  vivait  encore ,  il 
ferait  encore  la  guerre  et  ravagerait  tout.  Le  propos  ne  plait 
guère  à  Gérard  ;  mais  il  n'a  point  d'épée ,  et  il  passe  sans  ré- 
pondre. 

Il  continue  à  errer  de  forêt  en  foi'èt ,  d'ermitage  en  ermitage  ^ 
et  ai'rive  à  la  fin  à  une  ville  ou  bourgade  où  il  n'y  a  plus  que  des 
enfans  et  des  femmes.  Les  mères  ont  perdu  leurs  fils  ,  les  épouses 
leurs  maris ,  les  enfans  leurs  pères  :  tous  les  hommes  ont  péri 
dans  les  guerres  de  Gérard  de  Roussillon ,  et  Gérard  n'entend 
de  toutes  parts ,  parmi  ces  restes  d'une  population  désolée  y  que 
des  inrprécations  et  des  malédictions  contre  lui.  Il  est  sur  le  point 
de  suffoquer  de  douleur  ou  de  colère  ;  mais  la  tendre  et  pieuse 
Berthe  lui  rappelle  les  leçons  du  saint  ermite  ,  et  l'engage  à  sup- 
porter ce  qu'il  voit  et  ce  qu'il  entend ,  comme  une  juste  punition 
du  ciel,  qui  le  châtie  d'avoir  trop  aimé  et  trop  fait  la  guerre.  Ces 
paroles  consolent  un  peu  Gérard  ;  mais  le  courage  et  la  résignation 
sont  toujours  près  de  l'abandonner  :  il  regrette  sans  cesse  de 
n'être  point  mort  sur  le  champ  de  bataille  ,  les  armes  à  la  main , 
et ,  à  chaque  instant ,  Berthe  est  obligée  de  lui  faire  de  nouvelles 
exhortations  ,  de  nouvelles  prières. 

Les  deux  infortunés  continuent  à  cheminer  au  hasard  ;  arrivés 
à  un  endroit  où  se  croisent  plusieurs  chemins,  ils  apprennent 
une  nouvelle  qui  les  touche  de  près.  —  Charles  Martel  vient 
d'envoyer,  dans  toutes  les  directions ,  cent  messagers ,  chargés 
d'annoncer  que  la  personne  de  Gérard  est  mise  à  prix  ,  que  qui- 


GÉRARD    DE    ROCSSILLON.  iQ"] 

conque  livrera  le  comte  au  roi  recevra  en  récompense  sept  fois 
le  poids  en  or  et  argent  du  corps  du  prisonnier.  Plusieurs  des 
cent  messagers  viennent  de  passer  par  là ,  et  la  terrible  nouvelle 
est  répandue  dans  tout  le  pays.  «  Seigneur,  croyez-moi,  dit  alors 
la  comtesse  à  Gérard  ;  évitons  les  châteaux  et  les  villes  ,  tous  les 
lieux  où  il  y  a  des  chevaliers  et  des  hommes  en  pouvoir  ;  la  foi 
est  rare  et  la  cupidité  grande.  »  Ce  conseil  est  aussitôt  adopté,  de 
même  que  celui  non  moins  nécessaire  de  changer  de  nom.  Dès  ce 
moment,  Gérard  de  Roussillon  ne  s'appelle  plus  que  le  pauvre 
loland. 

Je  suis  obligé  d'abréger  le  détail  des  humiliations  et  des  souf- 
frances qui  attendent  les  deux  proscrits  partout  où  ils  se  pré- 
sentent. J'observerai  seulement  que  ,  dans  toutes  ces  épreuves , 
le  courage  et  la  tendresse  de  Berthe  ne  se  démentent  jamais.  Elle 
sauve ,  pour  ainsi  dire ,  à  chaque  instant ,  la  vie  à  son  époux  ;  à 
chaque  instant ,  elle  relève  son  courage  abattu. 

Un  jour,  Gérard  et  Berthe  se  trouvent  à  l'entrée  d'une  grande 
forêt ,  dans  l'intérieur  de  laquelle  ils  entendent  un  grand  fracas , 
comme  de  marteaux  et  de  cognées.  Ils  s'avancent  du  côté  d'où 
vient  le  bruit ,  et  arrivent  à  un  grand  feu  autour  duquel  tra- 
vaillent deux  hommes  noirs  et  hideux  ;  ce  sont  des  charbonniers 
auvergnats ,  en  possession  de  fournir  de  charbon  la  ville  d'Au- 
rillac.  Voyant  Gérard  en  haillons ,  de  haute  taille  et  avec  toutes 
les  apparences  d'une  force  de  corps  extraordinaire ,  ils  croient 
avoir  trouvé  l'homme  dont  ils  ont  besoin ,  et  lui  proposent  de 
porter  vendre  à  Aurillac  le  chai'bon  fait  par  eux.  Gérard  accepte, 
comme  par  une  sorte  de  curiosité  de  voir  jusqu'où  peut  aller  sa 
misère.  Il  charge  sur  ses  épaules  un  énorme  sac  de  charbon  qu'il 
porte  à  Aurillac,  et  sur  la  vente  duquel  il  gagne  sept  deniers. 
Il  y  a  long-temps  que  le  puissant  Gérard  n'a  touché  une  si  forte 
somme  :  le  métier  lui  paraît  bon ,  et  il  s'y  dévoue  ,  tandis  que 
la  comtesse  exerce ,  de  son  côté ,  celui  de  couturière ,  dans  un 
faubourg  de  la  petite  ville  d'Aurillac . 

Il  y  avait  déjà  vingt-deux  ans  que  Gérard  et  Berthe  vivaient  de 
la  sorte  ;  ils  semblaient  avoir  perdu  tout  souvenir  de  leur  condi- 
tion première,  et  tout  désir  comme  tout  espoir  d'y  revenir  ja- 


■*■» 


2C)8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mais ,  lorsqu'un  événement  imprévu  vint  tout  à  coup  changer 
leurs  idées. 

Deux  puissans  seigneurs  ,  le  comte  Ganceln  et  le  duc  Aiglan  , 
donnaient  aux  chevaliers  du  pays  le  divertissement  d'un  de  ces 
exercices  guerriers  alors  désignés  par  le  nom  de  quintaine ,  et  qui 
consistaient  à  abattre ,  à  coups  de  piques  ou  de  traits  lancés  à  la 
main,  une  armure  ou  un  écu  placé  très-haut,  à  l'extrémité  d'un 
poteau.  Toute  la  population  de  la  contrée  était  accourue  à  ce 
spectacle,  et  Gérard  et  Berthe  avaient  cédé  ,  comme  les  autres  ,  à 
la  tentation  d'y  assister.  —  La  fête  était  brillante  ;  il  y  avait  là 
une  multitude  de  chevaliers  en  splendide  attirail  et  en  belle  ar- 
mure ,  cherchant  à  se  surpasser  les  uns  les  autres ,  et  à  faire 
parler  d'eux. 

A  ce  spectacle ,  la  mémoire  d'un  temps  qui  n'est  plus  se  réveille 
vivement  dans  Berthe  ;  elle  se  souvient  de  l'époque  fortunée  de  sa 
vie  où  Gérard  donnait  de  telles  fêtes  ,  et  s'y  distinguait  par  sa  force 
et  par  son  adresse,  tandis  qu'elle-même  y  jouissait  avec  orgueil 
de  sa  gloire  et  de  sa  renommée.  —  A  ce  souvenir,  elle  est  saisie 
d'une  vive  douleur  ;  ellfi  se  laisse  aller,  comme  évanouie ,  dans 
les  bras  de  Gérard ,  inondant  de  ses  larmes  la  barbe  et  le  visage 
du  guerrier,  ou  pour  mieux  dire ,  du  charbonnier.  —  Gérard 
sent  alors ,  sinon  pour  la  première  fois  ,  du  moins  plus  fortement 
que  jamais,  tous  les  sacrifices  que  la  tendre  Berthe  fait  depuis  si 
long -temps  à  sa  mauvaise  destinée.  «  Chèi'e  épouse,  lui  dit-il, 
ton  cœur,  je  le  vois,  s'est  lassé  de  ma  misère.  Eh  bien!  retourne 
en  France  ,  et  je  te  jure  ,  par  Dieu  et  par  les  saints,  que  vous  ne 
me  verrez  plus  ,  ni  toi  ni  tes  parens.  —  Seigneur,  vous  parlez  en 
enfant ,  lui  répond  Berthe  ;  à  Dieu  ne  plaise  que  je  vous  quitte 
jamais  tant  que  je^^vivrai  !  J'aimerais  mieux  être  brûlée  vive  que 
séparée  de  vous.  Oh  !  seigneur,  ne  proférez  plus  de  si  dures  pa- 
roles. »  A  ces  mots,  le  comte,  ému  jusqu'aux  larmes ,  la  presse 
en  silence  sur  son  cœur. 

Cependant  il  est  vrai  qu'une  nouvelle  idée,  qu'un  nouveau 
désir  viennent  de  s'emparer  de  Berthe.  «  Seigneur,  poursuit-elle  , 
si  vous  daignez  écouter  mes  conseils ,  nous  retournerons  dans 
cette  douce  France  où  nous  sommes  nés.  Voilà  vingt -deux  ans 


GÉRARD    DE    ROUSSILLON.  299 

que  vous  en  êtes  sorti ,  et  je  vous  vois  brisé  par  la  fatigue  et  la 
douleur.  Vous  fûtes  autrefois  l'ami  de  l'impératrice,  et  je  suis 
sûre  que  ,  si  elle  intercédait  aujourd'hui  pour  vous  ,  l'empereur 
n'est  ni  si  dur  ni  si  cruel  qu'il  ne  vous  pardonnât  le  passé.  »  Gé- 
rard ne  se  rend  pas  sans  peine  à  ce  conseil  ;  mais  enfin ,  il  l'ac- 
cepte par  pitié  pour  sou  épouse ,  et  le  voilà  qui  prend  avec  elle 
le  chemin  d'Orléans ,  où  se  trouvait  pour  lors  Charles  avec  sa 
cour. 

Ils  y  arrivent  le  jeudi  saint,  le  jour  de  la  cène.  Dans  l'espoir 
de  pouvoir  dire  un  mot  en  secret  à  la  reine  ,  Gérard  va  bien  vite 
à  l'église ,  se  ranger  au  nombre  des  pauvres  pèlerins,  des  men- 
dians ,  des  estropiés  ,  auxquels  elle  doit  ce  jour-là  distribuer  des 
vêtemens  et  de  l'argent.  Mais  un  prêtre ,  qui  le  voit  grand  et  vi- 
goureux parmi  cette  foule  de  pauvres  infirmes,  le  prend  rudement 
par  la  main  et  le  chasse  avec  des  injures  et  des  menaces.  Gérard 
regrette  alors  sa  forêt ,  son  charbon  et  ses  sauvages  compagnons  ; 
mais  Berthe  est  toujours  là  ,  comme  son  bon  ange  ,  pour  le  con- 
soler et  le  conseiller. 

— Seigneur,  ne  vous  déconcertez  pas,  lui  dit-elle  ;  faites  plutôt 
ce  que  je  vais  vous  dire.  C'est  demain  le  vendredi-saint  :  l'impé- 
ratrice se  rendra  seule  à  l'église  ,  pour  prier.  Attendez -la ,  et  dès 
que  vous  l'apercevrez  ,  approchez -vous  d'elle  ,  et  présentez-lui 
cet  anneau.  C'est  celui  par  lequel  elle  vous  engagea  autrefois  son 
amour,  en  présence  du  comte  Gervais.  Vous  me  le  donnâtes, 
et  moi  je  l'ai  précieusement  gardé  au  milieu  de  nos  détresses.  — 
Gérard,  charmé  de  ravoir  cet  anneau  ,  n'hésite  pas  à  faire  tout 
ce  que  sa  femme  lui  a  conseillé. 

La  journée  du  vendredi-saint  passée  ,  à  l'heure  où  commence 
la  solennité  des  ténèbres,  la  reine  arrive  nu-pieds  à  l'éghse , 
et  se  retire ,  pour  prier,  dans  une  chapelle  solitaire ,  faiblement 
éclairée  par  une  lampe.  Gérard  ,  qui  l'a  vue  entrer  et  qui  a  suivi 
de  l'œil  tous  ses  mouvemens,  se  glisse  à  pas  lents  aussi  près  d'elle 
qu'il  peut ,  et  lui  adresse  timidement  la  parole  :  —  Dame  ,  lui 
dit-d ,  pour  l'amour  de  ce  Dieu  qui  fait  des  miracles ,  de  ces 
saints  que  vous  venez  ici  prier,  et  pour  l'amour  de  ce  Gérard  qui 
fut  votre  ami,  je  vous  conjure  de  venir  à  mon   secours.  — 


3uO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pauvre  homme,  lui  répond  la  reine  ,  que  savez-vous  de  Gérard, 
et  qu'est-il  devenu? 

—  Reine,  dites-moi  d'abord  une  chose  ,  reprend  Gérard  :  par 
le  Dieu  que  vous  adorez,  parles  saints  que  vous  priez,  que  feriez- 
vouS ,  dites-moi ,  de  Gérard ,  si  vous  le  teniez  en  votre  puis- 
sance ?  —  Pauvre  homme  ,  dit  la  reine  ,  c'est  grande  hardiesse 
à  vous  de  me  faire  pareille  question.  Néanmoins,  sachez  que  je 
donnerais  quatre  villes,  pour  que  le  comte  Gérard  fût  vivant, 
et  eût  recouvré  les  terres  et  les  honneurs  qu'il  a  perdus.  —  A 
ces  mots ,  Gérard  lui  présente  son  anneau ,  en  se  nommant.  La 
reine  le  considère  déplus  près  et  le  reconnaît.  Il  n'y  eut  plus  alors 
de  vendredi-saint  pour  elle  ,  s'écrie  naïvement  le  vieux  poète  ro- 
mancier ,  et  Gérard  fut  baisé  cent  fois  sur  la  place.  Après  bien  des 
questions  faites  à  la  hâte ,  et  des  réponses  également  pressées ,  la 
reine  appelle  un  prêtre  qui  lui  est  dévoué  ,  et  met  juscju'à  nouvel 
ordre  Gérard  sous  sa  garde. 

A  partir  de  là  ,  la  suite  du  roman ,  y  compris  le  dénouement , 
est  extrêmement  obscure  et  présente  peut-être  des  lacunes.  On 
voit  seulement  qu'à  force  de  zèle ,  d'adresse  et  de  caresses ,  la 
reine  dispose  peu  à  peu  le  roi  à  faire  grâce  à  Gérard,  et  à  souffrir 
qu'il  rentre  dans  la  jouissance  de  ses  domaines.  Mais  elle  sent 
que  son  ami,  son  chevalier,  serait  trop  humilié,  s'il  devait  unique- 
ment ce  retour  de  fortune  à  la  clémence  du  roi;  aussi,  tout  en 
négociant  pour  lui  auprès  de  son  époux,  l'aide-t-elle  de  tout  son 
pouvoir  à  se  faire  un  parti  à  la  tête  duquel  il  a  bientôt  recouvré 
de  vive  force  son  bon  château  de  Roussillon  ,  et  la  plus  grande 
pai'tie  de  ses  anciennes  possessions. —  Charles  ,  apprenant  ces 
nouvelles  ,  en  est  indigné  :  il  a  un  accès  de  sa  vieille  haine  contre 
Gérard  ,  et  la  guerre  est  un  moment  sur  le  point  de  se  rallumer. 
Mais  la  reine  s'inteqiose  ,  avec  son  adresse  et  son  autorité  ordi- 
naires, entre  les  deux  adversaires,  et  les  détermine  à  conclure 
une  trêve  de  sept  ans,  durant  laquelle  elle  espère  que  s'effaceront 
les  anciennes  inimitiés.  Ses  prévisions  ne  sont  point  trompées  , 
et  Gérard  meurt  paisiblement  dans  son  château  de  Roussillon. 

Tel  est ,  isolé  de  ses  développemens  ,  de  ses  accessoires  ,  et  ré- 
duit à  ses  données  fondamentales ,  le  roman  provençal  de  Gérard 


GÉRARD    DE    ROUSSILLON .  3u  I 

de  Roussillon,  l'un  des  plus  curieux ,  et  je  le  répète  ,  proljable- 
nient  le  plus  ancien  de  son  genre.  Quelques  observations  sont  in- 
dispensables pour  compléter  cet  aperçu. 

On  voit  d'abord  ,  par  tout  ce  que  j'ai  dit  de  ce  roman  ,  non- 
seulement  que  le  fond  s'en  rattacbe  à  des  traditions  historiques  , 
mais  que  tous  les  détails  ,  tous  les  accessoires  ont  quelque  chose 
de  grave  et  de  vraisemblable  ,  qui  sort  naturellement  et  sinqîle- 
nient  du  fond  des  mœurs  et  des  relations  féodales ,  et  je  ne  doute 
pas  qu'avec  un  peu  de  patience  et  de  sagacité ,  on  n'y  démêlât 
diverses  particularités  véritablement  historiques,  sinon  pour  l'é- 
poque à  laquelle  se  rapporte  l'action  du  roman  ,  du  moins  pour 
l'époque  de  sa  composition. 

Les  noms  géographiques  y  sont  assez  fréquemment  défigurés 
par  les  erreurs  des  copistes ,  mais  toujours  reconnaissables ,  et 
faciles  à  rétablir  dans  leur  exactitude.  On  n'y  aperçoit  aucune 
trace  de  cette  géographie  arbitraire  et  fantastique  des  romanciers 
des  époques  subséquentes ,  et  l'on  y  découvrirait  probablement, 
au  contraire,  çà  et  là,  quelque  notion  curieuse  pour  la  géographie 
de  la  France  au  moyen  âge.  Ainsi,  par  exemple,  il  y  est  question 
de  la  ville  de  Rame ,  mansion  romaine ,  dont  on  ne  voit  plus 
depuis  long-temps  que  les  ruines,  sur  les  bords  de  la  Duiance, 
entre  Briançon  et  Embrun ,  et  qui  existait  encore ,  selon  toute 
apparence,  du  temps  de  l'auteur  de  Gérard. 

Les  caractères  sont  une  des  parties  remarquables  du  roman.  Ce 
n'est  pas  qu'ils  soient  bien  variés,  ni  délicatement  nuancés  ;  mais 
ils  sont  tracés  avec  vigueur,  et  contrastés  avec  un  véritable  instinct 
poétique.  Foulques,  l'un  des  neveux  et  des  principaux  officiers 
de  Gérard,  pourrait  passer  pour  son  bon  grénie.  Tant  qu'il  y  a 
lieu  à  délibérer,  il  vote  toujours  pour  le  parti  le  plus  juste  et  le 
plus  modéré  :  quand  il  n'y  a  plus  qu'à  agir,  il  se  dévoue  sans 
considération  des  obstacles  et  du  péril.  C'est  l'idéal  du  chevalier 
provençal  au  xii''  siècle.  Yoici  le  portrait  qu'en  trace  le  roman- 
cier :  je  vais  tâcher  d'en  traduire  une  partie  ,  et  de  la  traduire 
fidèlement,  au  risque  d'être  bizarre  et  sauvage. 

«  Youlez-vous  entendre  les  qualités  de  Foulques  :  donnez-lui 
toutes  celles  du  monde  ;  ôtez-en  seulement  les  mauvaises  ;  il  n'y 


3o2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  a  pas  une  en  lui.  Il  est  preux,  courtois ,  poli,  doux,  franc, 
de  nobles  manières  et  bien  parlant.  Il  est  bien  enseigné  de  bois 
et  de  rivières ,  sait  jouer  aux  échecs  ,  aux  tables  et  aux  dés.  Il  n'a 
jamais  refusé  de  son  avoir  à  personne  ;  tous  en  ont  eu ,  les  bons  et 
les  médians.  Il  aime  fortement  Dieu,  sachez  bien  ;  et  depuis  qu'il 
est  né  et  vit  en  cour,  il  n'a  jamais  vu  faire  tort  à  personne  ,  sans 
en  être  au  moins  affligé ,  s'il  ne  pouvait  rien  de  plus.  Il  aime 
mieux  la  paix  que  la  guerre  ;   mais  quand  il  sent  une  fois  son 
heaume  lacé  ,  son  écu  au  col  et  son  épée  avi  flanc ,  il  devient  su- 
perbe,    farouche ,  impétueux  et  sans  merci.   Plus  est  grande  la 
foule  des  ennemis  qui  le  pressent ,  et  plus  il  est  fier  et  terrible.  Il 
ne  reculerait  pas  alors  de  la  longueur  de  son  pied.  Et  sachez  que 
cette  guerre  lui  déplaît  fort  et  qu'il  en  a  fait  cent  fois  querelle  à 
son  oncle;  mais  il  n'a  jamais  pu  l'en  détourner,  et  l'a  toujours 
foi'tement  aidé  au  besoin.  Il  n'en  sera  point  blâmé  par  moi ,  car 
faillir  à  son  ami,  c'est  chose  inhumaine,  méprisée  en  toute  bonne 
cour.  J'aimerais  mieux  être  Foulques ,  et  doué  comme  lui ,  que 
seigneur  de  quatre  royaumes.  » 

Boson  ,  le  frère  de  Foulques  ,  est  le  favori  de  Gérard ,  et  l'on 
pourrait  dire  son  mauvais  génie.  Sauf  la  bravoure,  il  ne  ressemble 
en  rien  à  son  frère  ;  il  n'aime  que  la  guerre ,  et  juste  ou  inique  , 
il  la  conseille  toujours.  C'est  le  type  du  seigneur  féodal,  mettant 
les  passions  et  les  penchans  de  sa  condition  à  la  place  des  devoirs 
et  des  idées  de  la  chevalerie. 

Fouchier,  qui  est  aussi  un  des  principaux  vassaux  de  Gérard , 
est  un  autre  caractère  pris  innnédiatement  dans  la  vérité  et  la 
réalité  des  époques  féodales.  «  Il  n'y  eut  jamais ,  dit  notre  ro- 
«  mancier,  en  parlant  de  lui ,  si  bon  espion ,  ni  si  bon  voleur  ; 
«  il  a  volé  plus  d'avoir  qu'il  n'y  en  a  dans  Pavie.  Mais  il  est  de 
«  trop  haut  lignage  pour  vendre  ce  qu'il  vole  (  il  le  donne); 
«  et  de  France  en  Hongrie ,  il  n'y  a  pas  de  meilleur  comte  que 
«  lui.  » 

Deux  femmes  seulement  interviennent  dans  l'action  du  roman 
de  Gérard  ,Berthe  et  la  reine  ,  sa  sœur.  Il  n'est  point  question  de 
Berdie,  et  le  poète  n'a  que  faire  d'elle,  aussi  long-temps  que  la 
guerre  dure.  Mais  ,  une  fois  Gérard  vaincu ,  et  réduit  à  la  vie  de 


GÉRARD    DE    ROUSILLON.  3o3 

mendiant  et  de  vagabond ,  c'est  elle  qui  devient  le  personnage 
principal  de  l'action,  la  providence  de  Gérard.  C'est  le  modèle 
de  l'épouse  tendre  et  dévouée.  Mais ,  dans  ce  caractère  même ,  il 
y  a  quelque  chose  de  l'époque ,  quelque  chose  d'austère  et  de 
fort  qui  se  mêle  à  l'expression  de  l'amour,  qui  le  contient ,  pour 
ainsi  dire  ,  au  fond  de  l'ame.  C'est  par  des  leçons ,  par  des  exhor- 
tations pieuses ,  plutôt  que  par  des  paroles  molles  et  caressantes, 
que  Berthe  témoigne  son  dévouement  à  son  époux. 

Mais  ce  qu'il  y  a  incontestablement ,  dans  tout  le  roman  ,  de 
plus  remarquable  ,  sous  le  rapport  des  mœurs ,  c'est  la  conduite 
delà  reine  envers  Gérard,  cju'elle  aime  incomparablement  plus 
que  son  époux  ,  et  dont  elle  prend  le  parti  d'une  manière  direc- 
tement opposée  aux  intérêts  et  aux  intentions  de  celui-ci.  Tout 
cela  ,  nous  l'avons  vu  dans  le  temps,  était  parfaitement  conforme 
aux  idées  de  la  galanterie  chevaleresque.  Aussi  à  peine  le  roi 
a-t-il  un  moment  d'humeur  et  de  colère  ,  quand  il  vient  à  savoir 
tout  ce  que  son  épouse  a  fait  pour  Gérard ,  son  ancien  ennemi  ; 
il  sait  bien  que  tout  cela  est  dans  l'ordre ,  et  son  mécontente- 
ment tombe  au  premier  sourire  de  la  reine ,  qui  se  garde  bien 
de  le  prendre  au  sérieux. 

Il  y  a  de  fort  beaux  traits  dans  les  longues  descriptions  de  ba- 
tailles qui  font  la  majeure  partie  du  roman.  Mais,  comme  je  l'ai 
déjà  observé  ,  c'est  dans  les  conseils  fréquens  où  Charles  et  Gé- 
rard déhbèrent  sur  leurs  demandes  ,  sur  leurs  propositions  et  sur 
leurs  droits  respectifs ,  que  le  romancier  semble  se  complaire 
davantage  ,  et  réussir  le  mieux.  C'est  là  qu'il  aime  à  mettre  ses 
personnages  en  évidence  et  à  les  représenter  faisant  preuve  d'un 
autre  courage  que  celui  du  champ  de  bataille ,  de  celui  de  la 
pensée  et  de  la  parole.  Je  choisis,  pour  donner  un  exemple , 
l'audience  que  Charles  accorde  à  Foulques ,  lorsque  celui-ci  va , 
de  la  part  de  son  oncle  Gérard,  réclamer  contre  l'injustice  de  la 
guerre  que  le  roi  est  résolu  de  faire  à  ce  dernier,  pour  avoir  repris 
son  château  de  Rousslllon  ,  qu'il  n'avait  un  moment  perdu  que 
par  une  insigne  trahison. 

Foulques  est  parti ,  accompagné  d'un  cortège  de  cent  barons  , 
parmi  lesquels  se  trouve  Fouchicr,  ce  comte  si  excellent ,  qui  n'a 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  le  défaut  ou  le  caprice  d'être  un  grand  voleur.  Ils  arrivent 
tous  à  la  cour  de  Charles,  sous  la  conduite  et  la  sauve-garde 
d'Aymes ,  comte  de  Bourges ,  ami  de  Gérard ,  bien  que  fidèle 
vassal  du  roi ,  et  qui ,  introduit  devant  ce  dernier  :  —  Seigneur, 
lui  dit-il ,  voici  Foulques ,  arrivé  hier  soir.  —  Oui ,  poursuit 
Foulques,  et  qui  viens  demander  pour  Gérard  ,  mon  oncle,  une 
justice  que  j'espère.  Pourquoi,  ô  roi,  voulez-vous  mouvoir  guerre 
à  Gérard  ?  Ne  vous  laissez  point  aller  à  votre  colère  ;  car,  si  vous 
détruisez  ce  que  vous  devez  maintenir,  Dieu  vous  abandonnera. 
Vous  avez  excité  la  guerre  ;  faites-la  taire  ;  laissez  à  Gérard  ce 
qui  est  à  lui ,  et  ne  croyez  point  les  flatteurs  qui  ne  peuvent  faire 
les  grandes  choses  qu'ils  promettent. 

— Si  Dieu  m'aide,  duc  Foulques,  répond  le  roi ,  vous  discourez 
à  merveille  ;  mais  je  ferai  ce  qu'il  me  convient  de  faire.  Si  Gérard 
a  jusqu'ici  tenu  Roussillon  et  la  Bourgogne,  il  les  a  tenus  de 
moi ,  et  je  les  lui  ôterai ,  si  je  puis.  Il  n'aura  point  de  si  fort 
château  que  je  ne  l'escalade,  ni  de  si  haute  tour  que  je  ne  la 
renverse  et  ne  la  brise. 

«  Là-dessus,  don  Begon,  fils  de  Basin ,  prend  la  parole  : — Sei- 
gneur roi ,  nous  méprisons  les  menaces  ,  et  Gérard  pourra  bien 
vous  mettre  tel  frein  par  lequel  on  vous  tiendra  mieux  que  l'on 
ne  tient  mulet  rétif.  Si  vous  voulez  la  guerre  ,  si  vous  voulez  ba- 
taille en  champ  clos,  vous  l'aurez;  et  maint  puissant  baron  y 
recevra  tel  coup  de  lance  ou  d'épée  qui  lui  mettra  le  cœur  à 
jour.  Mais  le  comte  Gérard  n'y  perdra  ni  un  moulin ,  ni  un  four, 
ni  un  coin  de  pré,  ni  une  poignée  d'herbe.  » 

—  Seigneur  roi ,  reprend  Foulques ,  écoutez  ce  que  Gérard 
vous  propose  en  toute  justice.  S'il  vous  a  forfait  en  quelque 
chose ,  nous  sommes  ici  cent  chevaliers  pour  vous  en  faire  droit 
de  sa  part,  et  pour  être  ses  otages  entre  vos  mains.  Mais  je  sou- 
tiens que  Roussillon  est  à  lui ,  si  ce  n'est  que  le  long  de  la  Seine, 
sur  l'autre  rive,  dans  la  forêt  de  Montargout,  vous  avez,  en  l'an, 
une  chasse  de  quatorze  jours  par  froid  ,  et  de  quinze  par  chaud  , 
et  que  Gérard  vous  doit  défrayer  les  quatorze  jours  ,  à  raison  des 
quatre  châteaux  qu'il  a  dans  le  pays  ,  des  châteaux  de  Quarène 
et  de  Chatillon ,  de  Sonegart  et  de  Montaloi.  Si  quelqu'un  trouve 


GÉr.AUD    r>E    ROUSSILLON.  3o5 

que  la  chose  n'est  point  comme  je  dis  ,  j'en  offre  la  preuve,  et 
en  voici  mon  gant  que  je  vous  présente. 

—  Maudit  soit ,  dit  le  roi ,  qui  prendra  ce  gant  avant  que  je 
n'aie  mis  Gérard  hors  d'état  de  parler  de  guerre. 

— C'est  ce  que  vous  ne  ferez  point  du  vivant  de  Gérard ,  ni  des 
siens  ,  répond  Foulques.  Celui-là  ne  mérite  ni  honneurs ,  ni  ma- 
noir, qui  taxera  le  comte  de  félonie ,  et  ne  voudra  pas  nous  en 
rendre  raison.  C'est  bien  plutôt  vous,  ô  roi  !  qui  avez  été  traître 
et  parjure  au  sujet  de  Gérard.  Des  comtes  ,  des  ducs,  des  hommes 
renommés,  le  pape  lui-même,  à  qui  Rome  obéit,  avaient  reçu 
votre  serment  de  prendre  en  mariage  la  fille  du  puissant  em- 
pereur d'Orient ,  en  même  temps  que  Gérard  épouserait  sa  sœur. 
Mais  vous  avez  fait  acte  de  traître  et  de  faussaire  ;  vous  avez 
laissé  celle  qui  devait  être  votre  femme  ,  pour  prendre  la  bien- 
aimée  de  Gérard.  Si  quelqu'un  de  vos  flatteurs ,  à  langue  tran- 
chante ,  soutient  que  vous  avez  bien  fait ,  qu'il  s'avance ,  et  je 
vous  le  rends  mort  ou  recru. 

—  Vous  n'aurez  point  de  combat  ici ,  reprend  le  roi  ;  vous  en 
aurez  assez  d'un ,  de  celui  où  les  plus  vaillans  des  vôtres  tombe- 
ront par  milliers,  morts  et  sanglans. 

<i  Là-dessus  s'avance  Fouchier,  le  cousin-germain  de  Gérard. 
Jamais  chevalier  plus  brave  que  lui  ne  fut  baisé  par  dame  ;  ja- 
mais lance  ne  fut  rompue  par  un  plus  vaillant.  Il  va  proférer  des 
paroles  dont  le  roi  sera  courroucé,  —  Par  Dieu ,  Charles  Mai- 
tel  ,  c'est  grande  folie  à  vous  de  vouloir  épouvanter  tout  le 
monde.  Puisque  vous  avez  faim  de  guerre  ,  que  je  sois  proclamé 
couard  si  je  ne  vous  en  rassasie  !  Je  mènerai  contre  vous  mille 
chevaliers ,  dont  le  moindre  vous  fera  perdre  la  tête  de  souci , 
et  j'espère  bien  accroître  mes  domaines  et  mes  châteaux  d'une 
part  des  vôtres. 

«  A  ces  paroles ,  le  sang  monte  au  visage  du  roi ,  et  il  pro- 
nonçait déjà  l'ordre  de  faire  pendre  tous  les  messagers  de  Gé- 
rard ,  lorsque  Enguerrand ,  Thierry,  Pons  et  Richard  prennent 
soudainement  la  parole. — 0  roi ,  disent-ils,  tu  es  un  roi  perdu, 
si  tu  commets  une  pareille  bassesse.  Il  n'y  a  aucun  de  nous  qui 
ne  t'abandonne  aussitôt. 


3o6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Hervin  de  Cambrai  parle  à  son  tour ,  et  bien  devrait-il  être 
cru,  car  ses  paroles  sont  sages,  et  ses  conseils  sont  bons. — 
Messager  de  guerre  est  mauvais  propbète  :  je  vois ,  dans  ce  pays  , 
deux  dogues  furieux  ,  l'un  roi  et  l'autre  comte ,  qui  se  déchire- 
raient plus  volontiers  qu'ours  et  chien Oh!  que  bien  pi'end 

aux  Sarrasins  que  nous  ne  leur  fassions  pas  la  guerrre  que  nous 
nous  faisons  les  uns  aux  autres  ! 

«  Quand  Charles  entend  ces  mots  ,  il  s'en  couxTOuce.  —  Sei- 
gneur Hervin  nous  a  fait  un  beau  sermon ,  dit-il  ;  et  il  n'y  a  pas 
un  de  ces  moines  de  Saint-Denis  qui  convertissent  le  peuple,  qui 
soit  meilleur  prêcheur  que  lui.  Mais  il  a  beau  dire  :  nous  ne 
quitterons  ni  nos  blancs  hauberts ,  ni  nos  casques  brunis,  que  je 
n'aie  traité  comme  il  convient  ce  Gérard  qui  m'a  pris  ou  tué  mes 
hommes. 

— Seigneur  roi,  nous  allons  donc  nous  retirer,  dit  Foulques,  et 
parler  en  Bourgogne  de  ce  que  nous  avons  vu  ici  ;  et  ce  ne  sera  ni 
de  droit,  ni  de  justice,  ni  d'amour.  Yotre  host  est  prêt;  nous 
allons  assembler  le  nôtre  ;  et  nous  nous  reverrons  là-bas  ,  à  Yau- 
beton,  dans  la  plaine  où  court  l'eau  de  TArce. 

—  Je  vous  en  donne  ma  parole  ,  dit  Charles  ;  et  que  celui  qui 
cédera  s'en  aille  en  exil  aussi  loin  qu'il  pourra  ;  qu'il  passe  la  mer 
en  barque  ou  en  navire  ,  et  ne  reparaisse  plus. 

«  Là-dessus  Foulques  prie  Aymes  de  Bourges,  sous  la  sauve- 
garde duquel  il  est  venu ,  de  vouloir  bien  le  reconduire. 

— Je  suis  tout  prêt  à  vous  reconduire ,  lui  dit  Aymes  ,  mais  j'ai 
le  cœur  triste  et  noir  de  voir  la  férocité  de  cet  empereur. — O  roi , 
entendez  encore  une  pai'ole ,  une  dernière  parole  :  acceptez  les 
offres  de  ces  chevaliers,  et  prenez -les  pour  otages. — Ce  n'est 
point  là  ma  pensée  ,  répond  Charles  ;  ma  pensée  est  d'entrer  ee 
mois-ci  ou  le  prochain  sur  les  terres  de  Gérard.  Je  veux  être  son 
moissonneur:  je  taillerai  ses  vignes  et  ses  vergers.  Je  verrai  les 
mille  chevaliers  que  Foucliier  doit  mener  contre  moi ,  lui  qui  n'a 
pas  mille  pas  de  terre.  Mais  qu'il  prenne  bien  garde  ,  le  larron  , 
à  ne  point  se  laisser  prendre  par  chemin  ni  par  sentier  ;  car  je  le 
ferai  pendre  plus  haut  que  le  plus  haut  clocher. 

— Roi,  lui  répond  Foulques,  vous  parlez  trop  follement,  et  n'a- 


GÉRARD    DE    BOUSSILLON.  3o7 

vez  que  méchantes  pensées  dans  le  cœur.  Vous  aurez  la  bataille , 
puisque  vous  l'avez  voulue  ;  mais  gardez-vous  d'y  rencontrer 
P^ouchier  :  il  n'y  a  point  d'épervier  plus  redoutable  aux  cailles 
que  lui  à  ses  adversaires.  S'il  a  de  l'or  et  de  l'argent,  il  ne  l'a 
point  enlevé  à  pauvres  passagers  ,  à  bourgeois  ,  à  vilains  ,  ni  à 
marchands ,  mais  à  des  barons  avares  et  usuriers ,  seigneurs  de 
quatre  ou  cinq  châteaux.  Ceux-là  n'ont  ni  cachette  si  profonde, 
ni  cofhe  d'acier  où  leur  trésor  soit  à  l'abri  de  Fouchier.  C'est  à 
ceux-là  qu'il  prend  de  quoi  donner  et  dépenser  largement.  » 

Cette  scène,  pleine  de  mouvement,  peint  avec  énergie  et 
vérité  la  diplomatie  un  peu  sauvage  ,  mais  du  moins  ouverte  et 
directe  ,  des  temps  féodaux  ,  et  la  brusque  franchise  avec  laquelle 
les  vassaux  parlaient  souvent  à  leur  chef. 

Parmi  les  nombreux  héros  des  romans  carlovingiens  ,  il  n'y  en 
a  peut-être  pas  de  plus  célèbre  et  de  plus  populaire  que  Gérard. 
Sous  les  noms  divers  de  Gérard  de  Roussillon  ,  de  Gérard  de 
Vienne  et  de  Fretta ,  il  figure  diversement  et  avec  plus  ou  moins 
d'éclat  dans  presque  tous  ces  romans. 

Dans  celui  de  Roncevaux  ,  il  est  compris  au  nombre  des  pala- 
dins de  Charlemagne  ,  et  périt  de  la  main  du  fameux  roi  sarrasin 
Marsile.  Dans  le  roman  de  Gaydon  ,  qui  est  censé  faire  suite  à  ce- 
lui de  Roncevaux,  il  ressuscite  pour  briller  à  nouveaux  frais  entre 
les  douze  pairs.  L'auteur  du  grand  roman  du  Loherain  donne  Gé- 
rard de  Roussillon  pour  mort  à  la  suite  d'une  irruption  des  Sar- 
rasins en  Champagne.  Mais  Gérard  reparaît  dans  le  roman  célèbre 
de  Renaud  de  Montauban ,  et  dans  cet  autre  roman  cyclique  si 
populaire  en  Italie  ,  sous  le  titre  des  Réali  di  Francia.  Enfin  on 
le  voit ,  dans  celui  d'Aspremont ,  âgé  de  cent-vingt  ou  trente  ans, 
et  pourtant  capable  encore  de  prendre  une  partie  très  -  active  à 
l'expédition  contre  les  Sarrasins  d'Italie  ,  et  en  partagea  la  gloire 
avec  Charlemagne. 

Tous  ces  romans ,  où  il  ne  figure  qu'en  sous  ordre  ou  épisodi- 
quement ,  en  supposent  de  toute  nécessité  beaucoup  d'autres 
dont  il  était  le  héros  principal ,  et  qui  sont  aujourd'hui  perdus  , 
à  l'exception  de  trois,  dont  l'un  est  celui  en  provençal  dont  je 
viens  devons  parler.  Les  deux  autres  sont  en  français. 


3o8  REV0E  DES  DEUX  MONDES. 

De  ces  deux  derniers ,  je  ne  citerai  que  celui  intitulé  Gérard 
de  Vienne.  Son  auteur  connaissait  très-probablement  le  Gérard 
de  Roussillon  provençal ,  dont  il  n'est  au  fond  et  en  substance 
qu'une  sorte  de  parodie  assez  plate.  Un  rapprochement  scrupu- 
leux de  ces  deux  compositions  pourrait  être  assez  curieux  ,  en  fai- 
sant voir  comment  les  romans  carlovingiens  les  plus  div^ei-s  dans 
leurs  développemens  peuvent  néanmoins  n'être  que  des  variantes 
d'une  seule  et  même  donnée  première.  Mais  l'espace  me  manque 
pour  un  rapprochement  qui  en  exigerait  beaucoup.  Je  ne  puis  que~ 
répéter  que  des  trois  romans  épiques  aujourd'hui  subsistans  sur 
Gérard  de  Roussillon ,  le  provençal  est ,  sans  compai'aison ,  le 
plus  intéressant ,  comme  le  plus  ancien. 

Je  ne  suppose  point  toutefois  qu'il  soit  le  premier  composé  sur 
ce  sujet:  je  suis  au  contraire  persuadé  qu'il  a  été  précédé  de  plu- 
sieurs autres  ,  auxquels  appartinrent ,  selon  toute  apparence  ,  les 
passages  ou  couplets  doubles  qui  sont  en  grand  nombre  dans  ce 

roman. 

Fauriel, 


CHRONIQUES  DE  FRANGE  '. 


LA  TERRASSE  DE  LA  BASTILLE. 


IV. 


Mon  pèic  ,  TOUS  dormirez  tranquille  ,  je 
pense,  quoique  ce  soit  la  première  veille 
d'armes  de  votre  fils  ! 


Ainsi ,  Paris  imprenable  pour  le  puissant  duc  de  Bourgogne , 
et  sa  nombreuse  armée ,  avait ,  comme  une  courtisanne  capri- 
cieuse ,  nuitamment  ouvert  ses  portes  à  un  simple  capitaine 
commandant  de  sept  cents  lances.  Les  Bourguignons,  la  flamme 
d'une  main  ,  le  fer  de  l'autre ,  s'étaient  épandus  dans  les  vieilles 
rues  de  la  cité  royale ,  éteignant  le  feu  avec  du  sang ,  séchant  le 
sang  avec  du  feu.  Perrinet-Leclerc ,  cause  obscui-e  de  ce  grand 
événement ,  après  y  avoir  pris  ce  qu'il  en  désirait  avoir ,  la  vie 
du  connétable,  était  rentré  dans  les  rangs  du  peuple,  où  l'histoire 
désormais  le  cherchera  vainement,  où  il  mourra  obscur  comme 
il  y  était  né  inconnu ,  et  d'où  il  était  sorti  une  heure  pour  atta- 
cher à  l'une  des  plus  grandes  catastrophes  de  la  monarchie  son 
nom  populaire ,  tout  ébloui  de  l'immortalité  d'une  grande  tra- 
hison. 

Cependant  par  toutes  ses  portes  fondaient  sur  Paris ,  comme 
des  vautours  sur  un  champ  de  bataille,  les  seigneurs  et  les 
hommes  d'armes  qui  voulaient  emporter  leur  part  de  cette  grande 

'  Ployez  la  livraison  du  i5  janvier.) 

TOME    VIII.  21 


3lO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

proie,  que  jusqu'à  cette  heure  la  royauté  seule  avait  eu  le  pri- 
vilège de  dévorer.  C'était  d'abord  L'Ile-Adam  ,  qui ,  arrivé  le 
premier,  avait  pris  la  part  du  lion  ;  c'étaient  le  sire  de  Luxem- 
bourg, les  frères  Fosseuse,  Crèvecœur,  et  Jean  de  Poix  ;  c'étaient 
derrière  les  seigneurs,  les  capitaines  des  garnisons  de  Picardie  et 
de  l'Ile-de-France  ;  enfin  ,  c'étaient  à  la  suite  des  capitaines  ,  les 
paysans  des  environs,  qui,  pour  ne  rien  laisser  après  eux,  pil- 
laient le  cuivre,  tandis  que  leurs  maîtres  pillaient  l'or. 

Puis  quand  les  vases  des  églises  furent  fondus  j  quand  les 
coffres  de  l'état  furent  vides  ,  c{uand  il  ne  resta  plus  une  frange  ni 
une  fleur  de  lis  d'or  au  manteau  royal ,  on  en  jeta  le  velours  nu 
aux  épaules  du  vieux  Charles  ;  on  le  fit  asseoir  sur  son  trône  à 
demi  brisé  ,  on  lui  mit  une  plume  à  la  main ,  quatre  lettres  pa- 
tentes sur  la  table.  L'Ile-Adam  et  Chatelux  furent  maréchaux; 
Charles  de  Lens  ,  amiral  ;  Robert  de  Maillé  ,  grand-pamietier , 
et  quand  il  eut  signé  ,  le  roi  crut  avoir  régné. 

Le  peuple  regardait  tout  cela  par  les  fenêtres  du  Louvre.  Bon, 
disait-il,  après  qu'ils  ont  pillé  l'or,  les  voilà  qui  pillent  les  places, 
heureusement  qu'il  y  a  plus  de  signatures  au  bout  de  la  main  du 
roi  ,  qu'il  n'y  avait  d'écus  dans  ses  coffres.  —  Prenez ,  prenez  , 
messeigneurs.Mais  Hannotin  de  Flandre  va  venir,  et  s'il  n'est  pas 
content  de  ce  que  vous  lui  aurez  laissé,  il  i)ourra  bien  se  faire 
une  seule  part  avec  toutes  les  vôtres. 

Cependant  Hannotin  de  Flandre  (  c'était  le  nom  qu'en  liant 
le  duc  de  Bourgogne  se  donnait  quelquefois  lui-même  )  ne  se 
pressait  pas  de  venir  ;  il  n'avait  pas  vu  sans  jalousie  un  de  ses 
capitaines  entrer  dans  une  ville  aux  portes  de  laquelle  il  avait 
deux  fois  frappé  avec  son  épée  sans  qu'elle  les  lui  ouvrît  :  il  reçut 
à  Montbelliard  le  message  qui  lui  annonça  cette  nouvelle  inatten- 
due ,  et  aussitôt ,  au  lieu  de  continuer  sa  route  ,  il  se  retira  à 
Dijon  ,  l'une  de  ses  capitales.  La  reine  Isabeau  était,  de  son  côté, 
demeurée  à  Troyes ,  toute  tremblante  encore  du  succès  de  sou 
entreprise;  le  duc  et  elle  ne  se  voyaient  pas  ,  ne  s'écrivaient  pas  ; 
on  eût  dit  deux  complices  d'un  meurtre  nocturne ,  qui  hésitaient 
à  se  retrouver  face  à  face  à  la  lumière  du  soleil. 

Pendant  ce  temps,  Paris  vivait  d'une  vie  fiévreuse  et  convulsive. 


SCÈNES    HISTORIQUES.  3ll 

Comme  on  disait  que  la  reine  et  le  duc  ne  rentreraient  point  dans 
la  ville  tant  qu'il  y  resterait  un  Armagnac ,  et  qu'on  désirait  re- 
voir le  duc  et  la  reine ,  chaque  jour  ce  jjruit ,  auquel  leur  double 
absence  paraissait  donner  quelque  fondement ,  était  le  prétexte 
d'un  nouveau  massacre.  Chaque  nuit  on  criait:  «  Alarme!  »  Le 
peuple  parcourait  la  ville  avec  des  torches.  Tantôt  les  Armagnacs, 
disait-on ,  rentraient  par  la  porte  Saint-Germain ,  tantôt  par  la 
porte  du  Temple.  Des  groupes  d'hommes  à  la  tête  desquels  on 
distinguait  les  bouchers  à  leurs  larges  couteaux  luisant  au  bout 
de  leurs  bras  nus  ,  parcouraient  Paris  dans  toutes  les  directions  ; 
puis  quelqu'un  disait-il  :  Holà  !  les  autres  !  voici  la  maison  d'un 
Armagnac,  les  couteaux  faisaient  justice  du  maître ,  et  le  feu 
de  la  maison.  Il  fallait,  pour  sortir  sans  crainte  ,  porter  le  cha- 
peron bleu  et  la  croix  rouge.  Des  adeptes,  renchérissant  sur  le 
tout,  formèrent  une  compagnie  bourguignone  qu'on  nomma  de 
Saint-André;  chacun  de  ses  membres  portait  une  couronne  de 
roses  rouges  ,  et  comme  beaucoup  de  prêtres  y  étaient  entrés,  soit 
par  prudence  soit  par  sentiment ,  ils  disaient  la  messe  avec  cet 
ornement  sur  la  tête.  Bref,  en  voyant  de  telles  choses,  on  aurait 
pu  croire  Paris  dans  l'ivresse  des  fêtes  du  carnaval ,  si  l'on  n'a- 
vait pas  rencontré  dans  chaque  rue  tant  de  places  noires  là  où 
des  maisons  avaient  été  brûlées  ,  tant  de  places  rouges  là  où  des 
hommes  étaient  morts. 

Parmi  les  plus  acharnés  coureurs  de  nuit  et  de  jour,  il  y  en 
avait  un  qui  se  faisait  remarquer  par  son  impassibilité  dans  le 
massacre  et  son  habileté  dans  l'exécution.  Il  n'y  avait  pas  un 
incendie  où  il  ne  portât  sa  torche ,  pas  un  meurtre  où  il  n'en- 
sanglantât sa  main  ;  quand  on  l'apercevait  avec  son  chaperon 
rouge,  sa  huque  sang  de  bœuf,  son  ceinturon  de  buffle  serrant 
contre  sa  poitrine  ,  une  large  épée  à  deux  mains ,  dont  la  poignée 
touchait  son  menton  ,  et  la  pointe  ses  pieds ,  ceux  qui  voulaient 
voir  décoller  proprement  un  Armagnac,  n'avaient  qu'à  le  suivre , 
car  il  y  avait  un  proverbe  populaire  qui  disait  que  maître  Cap- 
peluche  faisait  sauter  la  tête,  sans  que  le  bonnet  eût  le  temps 
de  s'en  apercevoir. 

Aussi  Cappeluche  était-il  le  héros  de  ces  fêtes  ;   les  bouchers 


319.  REVUE    DES    DEUX     MONDES. 

mêmes  le  reconnaissaient  pour  maître ,  et  lui  cédaient  le  pas. 
C'était  lui  qui  était  la  tête  de  tous  les  rassemblemens  ,  l'ame  de 
toutes  les  émeutes  ;  d'un  mot  il  arrêtait  la  foule  qui  le  suivait , 
d'un  geste  il  la  jetait  en  avant  :  c'était  une  magie  de  voir  comme 
tous  ces  hommes  obéissaient  à  un  homme. 

Tandis  que  Paris  retentissait  de  tous  ces  cris ,  s'éclairait  de 
toutes  ses  lueurs ,  et  chaque  nviit  se  réveillait  en  sursaut ,  la  vieille 
Bastille  s'élevait  à  son  extrémité  orientale  ,  noire  et  silencieuse. 
Les  cris  du  dehors  n'y  avaient  point  d'écho,  la  clarté  des  torches 
point  de  reflets;  son  pont  était  haut,  sa  herse  basse.  Le  jour,  nul 
être  vivant  ne  se  montrait  sur  ses  murailles  ;  la  citadelle  semblait 
se  garder  elle-même  ;  seulement  lorsqu'un  rassemblement  s'ap- 
prochait d'elle  plus  que  cela  ne  lui  paraissait  convenable,  ou 
voyait  sortir  de  chaque  étage  et  s'abaisser  vers  cette  foule  autant 
de  flèches  qu'il  y  avait  de  meurtrières ,  sans  qu'on  put  distinguer 
si  c'était  des  hommes  ou  une  machine  qui  les  faisaient  mouvoir. 
A  cette  vue ,  la  foule,  fût-elle  conduite  par  Cappeluche  lui-même, 
touinait  le  dos  en  secouant  la  tête  ;  les  flèches  rentraient  au  fur 
et  à  mesure  que  le  rassemblement  s'éloignait ,  et  la  vieille  for- 
teresse avait  repris,  au  bout  d'un  instant,  un  air  d'insouciance  et 
de  bonhomie  pareil  à  celui  du  pOfc-épic  ,  qui ,  lorsque  le  danger 
s'éloigne  ,  couche  sur  son  dos ,  comme  les  poils  d'une  fourrure , 
les  mille  lances  auxquelles  il  doit  le  respect  que  lui  portent  les 
autres  animaux. 

La  nuit,  même  silence  et  même  obscurité;  vainement  Paris 
éclaiiait  ou  ses  rues  ou  ses  croisées  ,  nulle  lumière  ne  passait  der- 
rière les  fenêtres  grillées  de  la  Bastille ,  nulle  parole  humaine 
ne  se  faisait  entendre  à  l'intérieur  de  ses  murs  ;  seulement  de 
temps  en  temps,  aux  fenêtres  des  tours  qui  s'élevaient  aux  quatre 
angles  passait  la  tête  vigilante  d'une  sentinelle  ,  qui  ne  pouvait 
que  dans  cette  posture  veiller  à  ce  qu'on  ne  préparât  point  quelque 
surprise  au  pied  des  remparts  ;  encore  cette  tête  une  fois  passée, 
restait-elle  tellement  innuobile,  qu'on  aurait  pu,  lorsqu'un  rayon 
de  lune  l'éclairait,  la  prendre  pour  un  de  ces  masques  gothiques 
que  la  fantaisie  des  architectes  clouait  comme  un  ornement  fantas- 
tique aux  arches  des  ponts  ou  à  l'entaljlement  des  cathédrales. 


SCÈNES    HISTORIQUES.  3l3 

Cependant,  par  une  nuit  soniVtre  ,  vers  la  fin  du  mois  de  juin, 
taudis  que  les  sentinelles  veillaient  aux  quatre  coins  de  la  Bas- 
tille ,  deux  hommes  montaient  l'escalier  étroit  et  tournant  qui 
conduisait  à  sa  plate-forme  ;  le  premier  qui  ]>arut  sur  la  terrasse, 
était  un  liomme  de  quarante-deux  à  quarante-cinq  ans  ;  sa  taille 
était  colossale ,  et  sa  force  tenait  tout  ce  que  promettait  sa  taille. 
Il  était  couvert  d'une  armure  complète  ,  quoique  pour  arme 
offensive ,  à  côté  de  la  place  où  manquait  l'épée ,  son  ceinturon 
ne  supportât  qu'un  de  ces  poignards  longs  et  aigus ,  qu'on  ap- 
pelait poignards  de  merci;  sa  main  gauche  s'y  appuyait  par 
habitude ,  tandis  que  de  la  droite  il  tenait  respectueusement  un 
de  ces  bonnets  de  velours  garnis  de  poils,  que  les  chevaliers 
échangeaient,  dans  leurs  momens  de  repos,  contre  leurs  casques 
de  bataille ,  qui ,  quelquefois  ,  pesaient  de  4o  à  45  livres.  Sa  tête 
nue  laissait  donc  voir,  sous  d'épais  sourcils ,  des  yeux  bleus  fon- 
cés ;  un  nez  aquilin  ,  un  teint  bruni  par  le  soleil ,  donnaient  à 
l'ensemble  de  cette  physionomie  un  caractère  d'austérité  ,  qu'une 
barbe  longue  d'un  pouce ,  taillée  en  rond ,  de  longs  cheveux  noirs 
qui  descendaient  de  chaque  côté  des  joues ,  ne  contribuaient  nul- 
lement à  adoucir. 

A  peine  l'homme  que  nous  venons  d'esquisser,  fut-il  arrivé  sur 
la  plate-forme ,  que ,  se  retournant ,  il  étendit  le  bras  vers  l'ou- 
verture à  fleur  de  terre  qui  venait  de  lui  livrer  passage;  une 
main  fine  et  potelée  en  sortit  pour  s'attacher  à  cette  main  forte 
et  puissante,  et  aussitôt,  à  l'aide  de  ce  point  d'appui ,  un  jeune 
homme  de  seize  à  dix-sept  ans ,  tout  de  velours  et  de  soie ,  à  la 
tête  blonde ,  au  corps  aminci ,  aux  membres  délicats ,  s'élança 
sur  la  terrasse ,  et  s'appuyant  sur  le  bras  de  son  compagnon , 
comme  si  cette  légère  montée  eût  été  une  longue  fatigue ,  parut 
chercher  par  habitude  un  siège  sur  lequel  il  piit  se  reposer. 
Mais  voyant  qu'on  avait  jugé  cet  ornement  inutile  sur  la  plate- 
forme d'une  citadelle ,  il  prit  son  parti ,  forma  avec  sa  seconde 
main,  qu'il  attacha  à  la  première,  une  espèce  d'anneau,  au 
moyen  duquel  il  fit  supporter  au  bras  athlétique  auquel  il  se 
suspendit  plutôt  qu'il  ne  s'appuya  ,  la  moitié  au  moins  du  poids 
que  la  nature  avait  destiné  ses  jambes  à  soutenir,  et  commença 


3l4  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

ainsi  une  promenade  qu'il  paraissait  faire  plutôt  par  condescen- 
dance pour  celui  qu'il  accompagnait,  que  par  une  décision  de  sa 
propre  volonté. 

Quelques  minutes  se  passèrent  sans  que  l'un  ni  l'autre  trou- 
blât le  silence  de  la  nuit  par  une  seule  parole  ,  ou  interrompît 
cette  promenade  que  l'exiguité  de  la  plate-forme  rendait  assez 
rétrécie.  Le  bruit  des  pas  de  ces  deux  hommes  ne  formait  qu'un 
seul  bruit ,  tant  la  marche  légère  de  l'enfant  se  confondait  avec 
la  marche  alourdie  du  soldat ,  on  eût  dit  un  corps  et  son  om- 
bre ,  on  eût  cru  qu'un  seul  vivait  pour  les  deux.  Tout  à  coup 
l'homme  d'armes  s'arrêta ,  le  visage  tourné  vers  Paris ,  et  força 
son  jeune  compagnon  d'en  faire  autant  :  ils  dominaient  toute  la 
ville. 

C'était  précisément  une  de  ces  nuits  de  tumulte  que  nous 
avons  essayé  de  peindre  :  d'alDord ,  on  ne  distinguait  de  la  plate- 
forme qu'un  amas  confus  de  maisons ,  s'étendant  de  l'orient  à 
l'occident ,  et  dont  les  toits  ,  dans  l'obscurité ,  semblaient  tenir 
les  uns  aux  autres ,  comme  les  boucliers  d'une  troupe  de  soldats 
marchant  à  un  assaut.  Mais  tout  à  coup ,  et  quand  un  rassem- 
blement prenait  un  chemin  parallèle  au  cercle  que  pouvaient 
embrasser  les  regards ,  la  lumière  des  torches ,  en  éclairant  une 
rue  dans  toute  sa  longueur,  semblait  fendre  un  cjuartier  de  la 
cité;  des  ombres  rougeàtres  s'y  pressaient  confusément  avec  des 
cris  et  des  rires  ;  puis,  au  premier  carrefour  cpii  changeait  sa 
direction ,  cette  foule  disparaissait  avec  ses  lumières ,  mais  non 
pas  avec  son  bruit.  Tout  redevenait  sombre ,  et  la  rumeur  qu'on 
entendait  send^laitles  plaintes  étouftées  de  la  cité  ,  dont  la  guerre 
civile  déchirait  les  entrailles  avec  le  fer  et  le  feu. 

A  ce  spectacle  et  à  ce  bruit ,  la  figure  du  soldat  devint  plus 
sombre  encore  que  de  coutume  ;  ses  sourcils  se  touchèrent  en  se 
fronçant ,  son  bras  gauche  s'étendit  vers  le  palais  du  Louvre  ,  et 
c'est  à  peine  si  ces  paroles,  adressées  à  son  jeune  compagnon,  pu- 
rent passer  entre  ses  lèvres ,  tant  ses  dents  étaient  serrées. 

—  Monsei^jneur,  voilà  votre  ville  ,  la  reconnaissez-vous  ?. . . 

La  figure  du  jeune  homme  prit  une  exj)rcssion  de  mélancolie 
dont,  un  instant  auparavant ,  on  l'aurait  cru  incapable.  Il  fixa  ses 


SCÈNLS     HISTORIQUKS.  3l5 

yeux  sur  ceux  de  riionnue  d'annes  ,  et ,  après  l'avoir  regardé  un 
instant  en  silence  : 

—  Mon  brave  Tanne^juy  ,  dit-il ,  je  l'ai  souvent  re^jardée  à 
pareille  heure  des  fenêtres  de  l'Iiôtel  Saint-Paul ,  comme  je  la 
regarde  en  ce  moment  de  la  terrasse  de  la  Bastille;  c|uelquelois 
je  l'ai  vue  tranquille  ,  mais  je  ne  crois  pas  l'avoir  jamais  vue  heu- 
reuse. 

Tanneguy  tressaillit  :  il  ne  s'attendait  pas  à  une  pareille  ré- 
ponse de  la  part  du  jeune  dauphin.  Il  l'avait  interrogé  ,  croyant 
parler  à  un  enfant,  et  celui-ci  avait  répondu  comme  l'aurait 
fait  un  homme. 

—  Que  votre  altesse  me  pardonne,  dit  Duchatel;  mais  je 
croyais  cjue  jusqu'à  ce  jour  elle  s'était  plus  occupée  de  ses  plaisirs 
c[ue  des  affaires  de  la  France. 

—  Mon  père  (depuis  cjue  Duchatel  avait  sauvé  le  jeune  dau- 
phin des  mains  des  Bourguignons ,  celui-ci  lui  donnait  ce  nom), 
ce  reproche  n'est  qu'à  moitié  juste  :  tant  que  j'ai  vu  près  du 
ti'ône  de  France  mes  deux  frères ,  qui  maintenant  sont  près  du 
trône  de  Dieu ,  oui ,  c'est  vrai ,  il  n'y  a  eu  place  en  mon  ame  que 
pour  des  joyeusetés  et  des  folies;  mais  depuis  que  le  Seigneur  les 
a  rappelés  à  lui  d'une  manière  aussi  inattendue  que  terrible , 
j'ai  oublié  toute  frivolité  pour  ne  me  souvenir  que  d'une  chose  : 
c'est  qu'à  la  mort  de  mon  père  bien-aimé  (que  Dieu  conserve  !  ), 
ce  beau  royaume  de  France  n'avait  pas  d'autre  maître  que  moi. 

—  Ainsi ,  mon  jeune  lion  ,  reprit  Tanneguy  avec  une  ex- 
pression visible  de  joie,  vous  êtes  disposé  à  le  défendre  des  griffes 
et  des  dents  contre  Henri  d'Angleterre  et  contre  Jean  de  Bour- 
gogne. 

—  Contre  chacun  d'eux  séparément ,  Taniîcguy ,  ou  contre 
tous  deux  ensemble . 

—  Ahl  monseigneur.  Dieu  vous  inspire  ces  paroles  pour  sou- 
lager le  cœur  de  votre  vieil  ami.  Depuis  trois  ans,  voilà  la  pre- 
mière fois  c|ue  je  respire  à  pleine  poitrine.  Si  vous  saviez  cjuels 
doutes  passent  dans  le  cœur  d'un  homme  comnae  moi ,  lorscjue 
la  monarchie  ,  à  lacpielle  il  a  dévoué  son  bras  ,  sa  vie ,  et  jusqu'à 
son  honneur  peut-être  ,  est  ûapjiée  de  couj^s  aussi  rudes  c^ue  l'a 


3l6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

été  celle  dont  vous  êtes  aujourd'hui  l'unique  espoir  ;  si  vous  sa- 
viez combien  de  fois  je  me  suis  demandé  si  les  temps  n'étaient 
pas  venus  où  cette  monarchie  devait  faire  place  à  une  autre  ,  et 
si  ce  n'était  pas  une  révolte  envers  Dieu ,  que  d'essayer  de  la 
soutenir,  quand  lui  paraissait  l'abandonner;  car....  que  le  Sei- 
gneur me  pardonne  si  je  blasphème ,  mais ,  depuis  trente  ans , 
chaque  fois  qu'il  a  jeté  les  yeux  sur  votre  noble  race ,  ce  fut 
pour  la  frapper  ,  et  non  pour  la  prendre  en  miséricorde.  Oui , 
continua  - 1  -  il ,  on  peut  penser  que  c'est  un  signe  fatal  pour 
une  dynastie  quand  son  chef  est  malade  de  corps  et  d'esprit , 
comme  l'est  notre  sire  le  roi  ;  on  peut  croire  que  toutes  choses 
sont  bouleversées ,  quand  on  voit  le  premier  vassal  d'une  cou- 
ronne frapper  de  la  hache  et  de  l'épée  les  branches  de  la  tige 
royale  ,  comme  l'a  fait  le  traître  Jean  à  l'égard  du  noble  duc 
d'Orléans  ,  votre  oncle  ;  on  peut  croire  ,  enfin ,  que  l'état  est  en 
perdition  quand  on  voit  deux  nobles  jeunes  gens,  comme  les 
deux  frères  aînés  de  votre  altesse  ,  tomber,  l'un  après  l'autre,  de 
mort  si  subite  et  si  singulière  ,  que  si  l'on  ne  craignait  d'offenser 
Dieu  et  les  hommes  ,  on  dirait  que  l'un  n'est  pour  rien  dans  cet 
événement ,  et  que  les  autres  y  sont  pour  beaucoup  ;  —  et  quand, 
pour  résister  à  la  guerre  étrangère,  à  la  guerre  civile ,  aux  émeutes 
populaires,  il  ne  reste  qu'un  faible  jeune  homme  comme  vous. 
—  Oh!  monseigneur,  monseigneur,  le  doute  qui  tant  de  fois  a 
manqué  me  faire  faillir  le  cœur  est  bien  naturel ,  et  vous  me  le 
pardonnerez. 
Le  dauphin  se  jeta  à  son  cou. 

—  Tanneguy,  tous  les  doutes  sont  permis  à  celui  qui ,  comme 
toi ,  doute  après  avoir  agi ,  à  celui  qui ,  comme  toi ,  pense  que 
Dieu,  dans  sa  colère,  frappe  une  dynastie  jusqu'en  son  dernier 
héritier,  et  enlève  le  dernier  héritier  de  cette  dynastie  à  la  colère 
de  Dieu. 

—  Et  je  n'ai  pas  hésité  ,  mon  jeune  maître  ,  quand  j'ai  vu  en- 
trer les  Bourguignons  dans  la  ville.  J'ai  couru  à  vous  comme 
une  mère  à  son  enfant  ;  car,  qui  pouvait  vous  sauver  si  ce  n'était 
moi ,  pauvre  jeune  homme  ?  Ce  n'était  point  le  roi  votre  père;  la 
reine  ,  de  loin  ,  n'en  aurait  pas  eu  le  pouvoir,  et  de  près  (Dieu  lui 


SCÈNES    HISTORIQUES.  3  I  ij 

pardonne  !  )  n'en  aurait  peut-être  pas  eu  le  désir.  — Vous  ,  mon- 
seigneur, eussiez-vous  été  libre  de  fuir ,  eussiez-vous  trouvé  les 
corridors  de  l'hôtel  Saint-Paul  déserts,  et  sa  porte  ouyerte  , 
qu'une  fois  dans  la  rue ,  vous  auriez  été  plus  embarrassé  dans 
cette  ville  aux  mille  carrefours,  que  le  dernier  de  vos  sujets. 
Vous  n'aviez  donc  que  moi  ;  en  ce  moment ,  monseigneur,  il  m'a 
bien  semblé  aussi  que  Dieu  n'abandonnait  pas  votre  noble  fa- 
mille ,  tant  j'ai  senti  ma  force  doublée.  Je  vous  ai  enlevé  ,  mon- 
seigneur ,  et  vous  ne  pesiez  pas  plus  à  nres  mains  qvi'un  oiseau 
aux  serres  d'un  aigle.  —  Oui ,  eussé-je  rencontré  toute  l'ar- 
mée du  duc  de  Bourgogne  ,  et  le  duc  à  sa  tête ,  il  me  semblait 
que  j'eusse  renversé  le  duc  ,  et  tiaversé  l'armée  ,  sans  qu'il  nous 
arrivât  malheur  ni  à  l'un  ni  à  l'autre  ,  et  à  cette  heure ,  certes  , 
Dieu  était  avec  moi. — Mais  depuis,  monseigneur,  — depuis 
que  vous  êtes  en  sûreté  derrière  les  remparts  imprenables  de  la 
Bastille ,  quand ,  chaque  nuit ,  après  avoir  contemplé  seul ,  du 
haut  de  cette  terrasse ,  le  spectacle  que  ce  soir  nous  regardons  à 
deux  ;  —  quand ,  après  avoir  vu  Paris  ,  la  ville  royale  ,  en  proie 
à  de  telles  révolutions,  que  c'est  le  peuple  qui  règne,  et  la  royauté 
qui  obéit;  —  quand,  les  oreilles  pleines  de  tumulte,  les  yeux  fa- 
tigués de  lueurs,  je  redescendais  dans  votre  chainbie ,  et  que, 
silencieux  et  appuyé  sur  votre  chevet ,  je  voyais  de  quel  som- 
meil calme  vous  dormiez  ,  tandis  que  la  guerre  civile  courait  par 
votre  état,  et  l'incendie  par  votre  capitale ,  je  me  demandais  s'il 
était  bien  digne  du  royaume ,  celui  qui  dormait  d'un  sommeil  si 
tranquille  et  si  insouciant,  tandis  que  son  royaume  avait  une  veille 
si  agitée  et  si  sanglante. 

Une  expression  de  mécontentement  passa  comme  un  nuage  sur 
la  figure  du  dauphin. 

—  Ainsi ,  tu  épiais  mon  sommeil ,  Tanneguy  ? 

—  Monseigneur,  je  priais  près  de  votre  lit  pour  la  France  et 
pour  votre  altesse.      ^ 

—  Et  si  ce  soir,  tu  ne  m'avais  pas  trouvé  tel  que  tu  le  désirais  , 
quelle  était  ton  intention  ? 

—  J'aurais  conduit  votre  altesse  en  lieu  de  sûreté  ,  et  je  me 
serais  jeté ,  seul  et  sans  armure ,  au  milieu  de  l'ennemi  à  la  pre- 


3l8  REVDE    DES    DEUX    MOxWDES. 

mière  rencontre;  car  comme  je  n'aurais  plus  eu  qu'à  mourir,  le 
plus  tôt  aurait  été  le  mieux. 

—  Eh  bien  î  Tanneguy ,  au  lieu  d'aller  seul  et  sans  armure  au- 
devant  de  l'ennemi ,  nous  irons  tous  deux  et  bien  armés  :  qu'en 
dis-tu  ? 

—  Que  le  Seigneur  vous  a  donné  la  volonté  ,  qu'il  faut  mainte- 
nant qu'il  vous  accorde  la  force. 

—  Tu  seras  là  pour  me  soutenir. 

—  C'est  une  guerre  longue  que  celle  que  nous  allons  faire , 
jnonseigneur  ,  —  longue  et  fatigante  ,  non  pas  pour  moi  qui  de- 
puis ti-ente  ans  vis  dans  ma  cuirasse  ,  comme  vous  dans  votre 
velours.  —  Vous  avez  deux  ennemis  à  combattre  dont  un  seul 
ferait  trembler  un  grand  roi.  Une  fois  l'épée  hors  de  la  gaine  et 
l'oriflamme  hors  de  Saint-Denis ,  il  faudra  que  ni  l'une  ni  l'autre 
ne  rentrent  dans  leurs  fourreaux ,  que  de  vos  deux  ennemis , 
Jean  de  Bourgogne  et  Henry  d'Angleterre,  le  premier  ne  soit  sous 
la  terre  de  France  ,  et  l'autre  hors  de  la  terre  de  France. —  Pour 
en  venir  là,  il  y  aura  de  rudes  mêlées.  —  Les  nuits  de  guet  sont 
froides,  les  journées  des  camps  sont  meurtrières  ;  — c'est  une 
vie  de  soldat  à  prendre ,  au  lieu  d'une  existence  de  prince  à  con- 
tinuer ;  ce  n'est  point  une  heure  de  tournois  ,  ce  sont  des  jours 
de  combat  ;  ce  ne  sont  point  quelques  mois  d'escarmouches  et  de 
rencontres,  ce  sont  des  années  entières  de  luttes  et  de  batailles. — 
Monseigneur,  songez-y  bien. 

Le  jeune  dauphin,  sans  répondre  à  Tanneguy,  quitta  son  bras, 
et  marcha  droit  à  l'homme  d'armes  qui  veillait  dans  l'une  des  tou- 
relles de  la  Bastille  ;  en  un  instant  le  ceinturon  qui  soutenait  la 
trousse  de  l'archer  fut  serré  autour  de  la  taille  du  dauphin  ,  l'arc 
de  frêne  du  soldat  passa  entre  les  mains  du  prince,  et  la  voix  da 
jeune  homme  avait  pris  un  accent  de  fermeté  que  personne  ne  lui 
connaissait,  lorsque  se  tournant  vers  Duchatel  étonné,  il  lui  dit: 

—  Mon  père  ,  tu  dormiras  tranquille,  je  pense  ,  quoique  ce  soit 
la  première  veille  d'armes  de  ton  fds. 

Duchatel  allait  lui  répondre  ,  lorsqu'un  développement  de  la 
scène  qui  se  passait  au  pied  de  la  Bastille  vint  changer  la  direc- 
tion de  ses  idées. 


SCÈNES    HISTORIQUES.  3ig 

Depuis  quelques  instans  le  bruit  s'était  rapproché ,  et  une 
grande  lueur  montait  de  la  rue  de  la  Cerisée  ;  cependant  il  était 
impossible  de  découvrir  ceux  qui  causaient  ce  bruit,  ni  de  deviner 
la  véritable  cause  de  cette  lueur ,  la  position  transversale  de  la 
rue  et  la  hauteur  des  maisons  empêchant  les  regards  de  pénétrer 
jusqu'au  rassemblement  qui  les  occasionnait.  Tout  à  coup  des 
cris  plus  distincts  se  firent  entendre ,  et  un  homme  à  moitié 
nu  s'élança  de  la  rue  de  la  Cerisée  dans  la  grande  rue  Saint- 
Antoine ,  fuyant  et  appelant  du  secours.  Il  était  poursuivi,  à 
une  faible  distance ,  par  quelques  hommes ,  qui,  de  leur  côté, 
criaient:  «  A  mort!  à  mort  l'Armagnac!  tue  l'Armagnac.  »  A  la 
tête  de  ceux  qui  poursuivaient  ce  malheureux,  on  reconnaissait 
maître  Cappeluche  à  son  grand  sabre  à  deux  mains  qu'il  portait 
nu  et  sanglant  sur  son  épaule ,  à  sa  huque  sang  de  bœuf  et  ses 
jambes  nues.  Cependant  le  fugitif,  à  la  course  duquel  la  peur 
donnait  une  rapidité  surhumaine  ,  allait  échapper  à  ses  assassins 
en  gagnant  l'angle  de  la  rue  Saint-Antoine,  et  en  se  jetant  der- 
rière le  mur  des  Tournelles  ,  lorque  ses  jambes  s'embarrassèrent 
dans  la  chaîne  que  l'on  tendait  chaque  soir  à  l'extrémité  de  la 
rue.  Il  fit  cjuelques  pas  en  trébuchant ,  et  vint  tomber  à  une  portée 
de  trait  des  murs  de  la  Bastille  ;  ceux  qui  le  poursuivaient,  préve- 
nus par  sa  chute  même  ,  sautèrent  par-dessus  la  chaîne ,  ou 
passèrent  par-dessous,  de  sorte  que,  lorsque  ce  malheureux  voulut 
se  relever,  il  vit  briller  au-dessus  de  sa  tète  l'épée  de  Cappeluche. 
Il  comprit  que  tout  était  fini  pour  lui ,  et  retomba  sur  ses  deux 
genoux  en  criant  :  merci ,  non  pas  aux  hommes  ,  mais  à  Dieu. 

Dès  le  premier  moment  où  la  scène  que  nous  venons  de  ra- 
conter ,  avait  eu  pour  théâtre  la  grande  rue  Saint-Antoine ,  aucun 
de  ces  détails  n'avait  pu  échapper  ni  à  Tanneguy  ni  au  dauphin. 
Celui-ci  surtout,  moins  habitué  à  de  semblables  spectacles,  y 
prenait  un  intérêt  que  trahissaient  ses  inouvemens  convulsifs  et 
les  sons  inarticulés  de  sa  voix  ,  de  sorte  que  lorsque  l'Armagnac 
tomba ,  Cappeluche  n'avait  pas  été  plus  prompt  à  se  précipiter 
sur  sa  victime  ,  que  le  jeune  homme  à  tirer  une  flèche  de  sa 
trousse ,  et  à  l'assujétir  sur  la  corde  de  l'arc  avec  les  deux  doigts 
tic  la  main    droite.   L'arc    ])lia   conime  un  roseau  fragile  ,  s'a- 


320  REVUE    DES   DEUX    MOJVDES. 

baissant  dans  la  main  gauche ,  tandis  que  la  droite  ramenait 
la  corde  jusqu'à  l'épaule  du  jeune  homme  ,  et  il  eût  été  bien  dif- 
ficile de  juger,  quelle  que  fût  la  différence  de  la  distance,  laquelle 
arriverait  le  plus  vite  à  son  but  de  la  flèche  du  dauphin  ou  de 
l'épée  de  Cappeluche ,  lorsque  Tanneguy,  étendant  vivement  son 
bras ,  saisit  la  flèche  par  le  milieu ,  et  la  brisa  entre  les  deux  mains 
de  l'archer  royal. 

—  Que  fais-tu  ,  Tamieguy?  que  fais-tu?  lui  dit  le  dauphin  en 
frappant  du  pied  ;  ne  vois-tu  pas  que  cet  homme  va  tuer  un  des 
nôtres ,  qu'un  Bourguignon  va  assassiner  un  Armagnac  ? 

—  Meurent  tous  les  Armagnacs ,  monseigneur,  avant  que  votre 
altesse  souille  le  fer  d'une  de  ses  flèches  dans  le  sang  d'un  pareil 
homme. 

—  Mais,  Tanneguy!  Tanneguy!  ah!  regarde!.... 

Au  cri  du  dauphin ,  Tanneguy  jeta  de  nouveau  les  yeux 
sur  la  rue  Saint  -  Antoine  ;  la  tète  de  l'Armagnac  était  à  dix 
pas  de  son  corps,  et  maître  Cappeluche  faisait  tranquillement 
égoutter  sa  longue  épée ,  en  sifflant  l'air  de  la  chanson  si 
connue  : 

0  Duc  de  Bourgogne , 

«  Dieu  te  tienne  en  joie.  » 

—  Regarde ,  Tanneguy  ,  regarde ,  disait  le  dauphin  en  pleu- 
rant de  rage;  sans  toi,  sans  toi!...  mais  regarde  donc 

—  Oui,  oui,  je  vois  bien,  dit  Tanneguy...  mais,  je  vous  le 
répète ,  cet  homme  ne  pouvait  pas  mourir  de  votre  main. 

—  Mais  sang  Dieu ,  quel  est  donc  cet  homme  ? 

—  Cet  homme,  monseigneur,  c'est  maître  Cappeluche,  le  bour- 
reau de  la  ville  de  Paris. 

Le  dauphin  laissa  tomber  ses  deux  bras,  et  pencha  sa  tête  sur 
sa  poitrine.  . 

—  O  mon  cousin  de  Bourgogne,  dit-il  d'une  voix  sourde,  je 
ne  voudrais  pas,  pour  conserver  les  quatre  plus  beaux  royaumes 
de  la  chrétienté  ,  employer  les  hommes  et  les  moyens  dont  vous 
vous  servez  pour  m'enlever  ce  qui  me  reste  du  mien. 

Pendant  ce  temps ,  un  des  hommes  de  la  suite  de  Cappeluche 


SCÈNES    HISTORIQUES.  321 

ramassait  d'une  main  par  les  cheveux  la  tète  du  mort ,  et  l'ap- 
prochait d'une  torche  qu'il  tenait  de  l'autre  ;  la  lumière  porta  sur 
le  visage  de  cette  tète  ,  et  les  traits  n'en  étaient  pas  tellement  dé- 
figurés par  l'agonie ,  que  Tanneguy  du  haut  de  la  Bastille  ne  pût 
reconnaître  ceux  de  Robert-le-Masson  ,  son  ami  d'enfance ,  et 
l'un  des  plus  chauds  et  des  plus  dévoués  Armagnacs ,  le  même 
qui  lui  avait  donné  son  cheval  au  moment  où  il  enlevait  le  dau- 
phin de  l'hôtel  Saint-Paul  :  un  profond  soupir  sortit  de  sa  large 
poitrine. 

— Pardieu,  maître  Cappeluche,  dit  l'homme  du  peuple,  en  por- 
tant cette  tête  au  bourreau ,  vous  êtes  un  rude  compère  de  dé- 
coller la  tête  du  premier  chancelier  de  France  aussi  proprement 
et  sans  plus  d'hésitation  que  si  c'était  celle  du  dernier  truand. 

Le  bourreau  sourit  avec  complaisance  ;  il  avait  aussi  ses  flat- 
teurs ' . 

'  Si  l'on  nous  accusait  de  nous  complaire  à  de  pareils  détails ,  nous  répon- 
drions que  ce  n'est  ni  notre  goût  ni  notre  faute  ,  mais  seulement  la  faute 
de  l'histoire.  Une  citation  prise  dans  les  Ducs  de  Bourgogne  de  M.  de  Barante 
prouvera  peut-être  que  nous  n'avons  choisi  ni  les  teintes  les  plus  lugubres  , 
ni  les  tableaux  les  plus  hideux  de  cette  malheureuse  époque.  Quand  les  rois 
et  les  princes  arment  les  peuples  pour  des  guerres  civiles,  quand  ils  pren- 
nent des  instrumens  humains  pour  trancher  leurs  différens  et  démêler  leurs 
intérêts  ,  ce  n'est  plus  la  faute  de  l'instrument  qui  frappe ,  et  le  sang  versé 
retombe  sur  la  tête  qui  commande  et  sur  le  bras  qui  conduit. 

Revenons  à  notre  citation  ;  la  voici  : 

«  On  avait  du  sang  jusqu'à  la  cheville  dans  la  cour  des  prisons;  on  tua 
«  aussi  dans  la  ville  et  dans  les  rues.  Les  malheureux  arbalétriers  génois 
«  étaient  chassés  des  maisons  où  ils  étaient  logés,  et  livrés  à  la  populace  fu- 
o  rieuse.  Des  femmes  et  des  cnfans  furent  mis  en  pièces  ,  une  malheureuse 
«  femme  grosse  fut  jetée  morte  sur  le  pave,  et  comme  on  voyait  son  enfant 
«  palpiter  dans  ses  flancs  ,  tiens  ,  disait-on  ,  le  petit  chien  remue  encore. 
«  Mille  horreurs  se  commettaient  sur  les  cadavres,  on  leur  faisait  une  écharpe 
«  sanglante  comme  au  connétable  ;  on  les  traînait  dans  les  rues  ,  les  corps  du 
«  comte  d'Armagnac ,  du  chancelier  Piobert-le-Masson  ,  de  Raimond  de  la 
«  Guerre  ,  furint  ainsi  promenés  sur  une  claie  dans  toute  la  ville  ,  puis 
<i  laissés  durant  trois  jours  sur  les  degrés  du  palais.  » 

M.  de  Barante  avait  dû  puiser  lui-même  ces  détails  dans  Juvénal  des 
Ursins,  auteur  contemporain  avec  lequel  nos  lecteurs  ont  fait  connaissance 
dans  notre  dernière  scène  historique. 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  même  nuit,  deux  lieuies  avant  que  le  joux-  ne  parût,  une 
troupe  peu  nombreuse ,  mais  bien  montée  et  bien  armée ,  sortit 
avec  précaution  par  la  porte  extérieure  de  la  Bastille ,  prit  en 
silence  le  chemin  du  pont  de  Charenton ,  et  après  l'avoir  tra- 
versé ,  suivit ,  pendant  huit  heures  à  peu  près  ,  la  rive  droite  de 
la  Seine ,  sans  qu'aucune  parole  fût  échangée ,  sans  qu'aucune 
visière  se  levât.  Enfin  ,  vers  les  onze  heures  du  matin ,  elle  vint 
en  vue  d'une  ville  de  guerre. 

Maintenant,  monseigneur,  dit  Tanneguy  au  cavalier  qui  se 
trouvait  le  plus  près  de  lui ,  vous  pouvez  lever  votre  visière ,  et 
crier  saint  Charles  et  France ,  car  voici  l'écharpe  blanche  des 
Armagnacs ,  et  vous  allez  entrer  dans  votre  fidèle  ville  de 
Melun. 

C'est  ainsi  que  le  dauphin  Charles  ,  que  l'histoire  surnomma 
deipuisle  victorieux ,  passa  sa  première  veille  de  nuit,  et  fit  sa 
première  marche  de  guerre. 

Alexandre  Dumas. 


FRAGMENT. 


Canaris  !  Canaris  !  nous  t'avons  oublié  ! 

Lorsque  sur  un  héros  le  temps  s'est  replié  , 

Quand  le  comédien  a  fait  pleurer  ou  rire  , 

Et  qu'il  a  dit  le  mot  que  Dieu  lui  donne  à  dire  , 

Quand ,  venus  au  hasard  des  révolutions  , 

Les  grands  hommes  ont  fait  leurs  grandes  actions, 

Qu'ils  ont  jeté  leur  lustre,  étincelant  ou  sombre, 

Et  qu'ils  sont  pas  à  pas  redescendus  dans  l'ombre  , 

Leur  nom  s'éteint  aussi.  Tout  est  vain  !  tout  est  vain  ! 

Et  jusqu'à  ce  qu'un  jour  le  poète  divin 

Qui  peut  créer  un  monde  avec  une  parole  , 

Les  prenne  ,  et  leur  rallume  au  front  une  auréole , 

Nul  ne  se  souvient  d'eux ,  et  la  foule  aux  cent  voix, 

Qui ,  rien  qu'en  les  voyant,  hurlait  d'aise  autrefois , 

Hélas  !  si  par  hasard  devant  elle  on  les  nomme  , 

Interroge  et  s'étonne  et  dit  :  Quel  est  cet  homme  ? 

'  Nous  sommes  heureux  de  pouvoir  donner  à  nos  lecteurs  ces  beaux  vers 
que  nous  devons  à  une  indiscrétion  d'ami  ;  nous  connaissons  trop  l'intérêt 
que  M.  Victor  Hugo  porte  à  notre  Revue,  pour  craindre  qu'il  nous  sache 
mauvais  gré  de  les  publier. 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  t'avons  oublié.  Ta  gloire  est  dans  la  nuit. 

Nous  faisons  bien  encor  toujours  beaucoup  de  bruit , 

Mais  plus  de  cris  d'amour,  plus  de  chants  ,  plus  de  culte  , 

Plus  d'acclamations  pour  toi  dans  ce  tumulte  ! 

Le  bourgeois  nç  sait  plus  épeler  ton  grand  nom. 

Soleil  qui  t'es  couché  ,  tu  n'as  plus  de  Memnon. 

Nous  avons  un  instant  crié  :  —  «  La  Grèce  !  Athènes  ! 

Sparte  !  Léonidas  !  Botzarjs  !  Démosthènes  ! 

Canaris ,  demi-dieu  de  gloire  rayonnant  ! . . .  »  — 

Puis  ,  l'entr'acte  est  venu  ,  c'est  bien ,  et  maintenant 

Dans  notre  esprit ,  si  plein  de  ton  apothéose  , 

Nous  avons  tout  rayé  pour  écrire  autre  chose! 

Adieu  les  héros  grecs  I  leurs  lauriers  sont  fanés. 

Vers  d'autres  orients  nos  regards  sont  tournés. 

On  n'entend  plus  sonner  ta  gloire  sur  l'enclume 

De  la  presse  ,  géant  par  qui  tout  feu  s'allume  , 

Prodigieux  cyclope ,  à  la  tonnante  voix , 

A  qui  plus  d'un  Ulysse  a  crevé  l'œil  parfois. 

Oh  !  la  presse  !  ouvrier  qui  chaque  jour  s'éveille, 

Et  qui  défait  souvent  ce  qu'il  a  fait  la  veille  ; 

Mais  qui  forge  du  moins  ,  de  son  bras  souverain  , 

A  toute  chose  juste  une  armure  d'airain  ! 

Nous  t'avons  oublié  ! 

Mais  à  toi,  que  t'importe  ? 
Il  te  reste  ,  ô  marin,  la  vague  qui  t'emporte  , 
Ton  navire  ,  un  bon  vent  toujours  prêt  à  souffler , 
Et  l'étoile  du  soir  c|ui  te  regarde  aller. 
Il  te  reste  l'espoir,  le  hasard  ,  l'aventure. 


FRAGMENT.  32^ 

Le  voyage  à  travers  une  belle  nature  , 

L'éternel  chang'enient  de  choses  et  de  lieux , 

La  joyeuse  arrivée  et  le  départ  joyeux  , 

L'orgueil  qu'un  Iionime  libre  a  de  se  sentir  vivre 

Dans  un  brick  fin  voilier  et  bien  doublé  de  cuivre, 

Soit  qu'il  ait  à  franchir  un  détroit  sinueux, 

Soit  que,  par  un  beau  temps,  l'océan  monstrueux 

Qui  brise ,  cjuand  il  veut ,  les  rocs  et  les  murailles , 

1^  berce  mollement  sur  ses  larges  écailles , 

Soit  que  l'orage  noir  ,  envolé  dans  les  airs  , 

Le  batte  à  coups  pressés  de  son  aile  d'éclairs  ! 

Mais  il  te  reste  ,  ù  Grec  ,  ton  ciel  bleu ,  ta  nier  bleue  , 

Tes  grands  aigles  qui  font  d'un  coup  d'aile  une  lieue , 

Ton  soleil  toujours  pur  dans  toutes  les  saisons  , 

La  sereine  beauté  des  tièdes  horisons  , 

Ta  langue  harmonieuse,  ineffable  ,  amollie  , 

Que  le  temps  a  mêlée  aux  langues  d'Italie , 

Comme  aux  flots  de  Baia  la  vague  de  Samos  ; 

Langue  d'Homère  où  Dante  a  jeté  quelques  mots! 

Il  te  reste ,  trésor  du  grand  homme  candide  , 

Ton  long  fusil  sculpté ,  ton  yatagan  splendide , 

Tes  lai'ges  caleçons  de  toile  ,  tes  caftans 

De  velours  rouge  et  d'or  ,  aux  coudes  éclatans  ! 

Quand  ton  navire  fuit  sur  les  eaux  écumeuses  , 

Fier  de  ne  côtoyer  que  des  rives  fameuses , 

Il  te  reste  ,  ô  mon  Grec ,  la  douceur  d'entrevoir 

Tantôt  un  fronton  blanc  dans  les  brumes  du  soir , 

Tantôt,  sur  le  sentier  qui  près  des  mers  chemine, 

Une  femme  de  Thèbe  ou  bien  de  Salamine , 

TOME    VIII.  22 


326  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Paysanne  à  l'œil  fier  ,  qui  va  vendre  ses  blés , 
Et  pique  gravement  deux  grands  bœufs  accouplés , 
Assise  sur  un  char  d'iiomérique  origine 
Comme  l'antique  Isis  des  bas-reliefs  d'Egine  ! 

YicTOR  Hugo. 


LE  MARIAGE  DU  MAJOR. 


11  y  a  quelques  années ,  la  note  suivante  fut  insérée  dans  un 
journal  de  Batli  : 

«  Lady  Janet  M'Cleure  est  arrivée  et  descendue  hier  soir 
à  l'hôtel  d'York.  Cette  noble  et  honorable  dame  est  la  fdle  unique 
et  la  seule  héritière  du  comte  de  Dingleford  ,  décédé  il  y  a  envi- 
ron six  mois.  L'illustre  et  ancien  titre  de  Dingleford  s'est  éteint 
avec  lui;  mais  la  totalité  de  ses  immenses  pi'opriétés,  tant  mobi- 
lières qu'immobilières ,  a  passé  à  lady  Janet.  » 

Cette  note  fut  lue  avec  un  certain  degré  d'intérêt  par  tous  les 
hommes  non  mariés  qui  se  trouvaient  alors  à  Kath.  On  compulsa 
avec  soin  les  archives  de  la  pairie  écossaise,  et  l'on  sut,  grâce  à  ces 
recherches  ,  que  lady  Janet  venait  d'entrer  dans  sa  cinquante- 
deuxième  année.  Quelques-uns  la  trouvèrent  trop  vieille  ;  beau- 
coup d'autres  la  trouvèrent  trop  jeune. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  un  nombre  prodigieux  d'individus  s'em- 
pressa de  se  faire  présenter  à  elle  dès  la  première  semaine  de  son 
ai'rivée. 

Lady  Janet  était  douée  de  la  plus  complète  originalité  qui  se 
puisse  rencontrer.  Bizarre  dans  sa  personne ,  bizarre  dans  sa  toi- 
lette ,  bizarre  dans  ses  habitudes  ,  et  bizarre  par-dessus  tout  dans 
ses  manières,  c'était  d'ailleurs,  au  fond,  une  bien  fine  et  bien 
malicieuse  créature. 

Rien  n'était  moins  aisé  que  de  gagner  le  cœur  d'une  telle  dame. 
Beaucoup  de  galans  tentèrent  néanmoins  sa  conquête,  et  lady 
Janet  eut  tant  d'amans  à  éconduire,  que  cette  besogne  l'eut  bien- 
tôt singulièrement  lassée.  Elle  aurait  mènxe  probablement  perdu 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'abord  patience ,  n'eût  été  le  charitable  plaisir  qu'elle  prenait 
chaque  soir  en  racontant  à  sa  vénérable  femme  de  chambre 
toutes  les  gentillesses  que  lui  avaient  débitées  ,  durant  le  jour , 
ses  adorateurs,  et  les  aimables  réponses  qu'elle  leur  avait  faites. 

Au  bout  d'un  mois,  elle  en  eut  cependant  assez ,  même  de  ce 
divertissement ,  et  un  soir ,  en  se  couchant,  elle  signifia,  avec  un 
long  bâillement ,  à  mistress  Margery  qu'elle  était  fatiguée  outre 
mesure  de  Bath  et  de  tous  les  impertinens  qui  s'y  trouvaient, 
et  que  comme  elle  jugeait  son  rhumatisme  suffisamment  guéri, 
elle  allait  retourner  immédiatement  en  Ecosse ,  laissant  toutefois 
à  ses  amans  pleine  licence  de  se  pendre  de  désespoir,  si  tel 
était  leur  bon  plaisir. 

Lorsque  ces  dispositions  de  départ  lui  furent  annoncées , 
mistress  Margery  prit  un  air  grave  et  triste ,  bien  qu'elle  n'eût 
auparavant  jamais  manqué  d'accueillir  par  des  éclats  de  rire  im- 
modérés les  joyeux  récits  que  lui  faisait  sa  maîtresse  des  mal- 
heureuses passions  qu'on  lui  avait  déclai'ées. 

—  Mais  que  signifie  cette  grimace  ,  Margery?  dit  lady  Janet 

—  Oh  !  ma  foi ,  madame,  répondit  la  suivante,  je  ne  puis  vous 
le  cacher,  mais  c'est  vi'aiment  pitié  de  voir  qu'après  avoir  pu  choi- 
sir parmi  tant  d'adorateurs,  vous  vouliez  absolument  mourir 
vieille  fille. 

—  Hum  !  fit  lady  Janet ,  et  elle  n'ajouta  rien  auti'e  chose. 
Mistress  Margery  se  repentit  bien  vite  d'avoir  parlé  comme  elle 

avait  fait ,  car  sa  maîtresse  lui  tourna  brusquement  le  dos ,  se 
jetant  soudain  du  côté  de  la  ruelle  de  son  lit,  en  levant  les  épaules, 
puis  s'enfonça  le  nez  dans  son  oreiller.  Ce  fut  en  vain  que  la 
pauvre  fille  alla  et  vint  près  de  l'alcôve  ,  toussa  doucement ,  ar- 
rangea maintes  fois  les  draps,  les  couvertures  et  les  rideaux  ;  elle 
n'obtint  pas  un  mot  de  plus ,  de  sorte  qu'elle  sortit  de  la  chambre 
à  coucher ,  pleine  d'inquiétude  et  d'effroi  sur  les  suites  de  sa 
hardiesse. 

Le  letidemain  matin,  en  entrant  chez  sa  maîtresse  à  l'appel  de 
la  sonnette ,  Margery  s'attendait  à  la  trouver  d'une  détestable 
humeur  ;  mais  elle  fut  bientôt  rassurée,  car  la  dame  se  montra  au 
contraire  d'une  gaîté  folle. 


LE    MARIAGE    DU     MAJOR.  02C) 

Durant  toute  la  seuiaiiio  qui  suivit ,  il  ne  fut  plus  nullement 
question  de  quitter  Bath.  Les  moqueries  sur  le  compte  des  ado- 
rateurs de  lady  Janet  avaient  aussi  complètement  cessé ,  et  son 
principal  divertissement  consista  dès-lors  à  faire  chaque  jour  une 
lonpjUe  promenade  en  voiture  dans  la  campagne.  Puis  enfin  un 
beau  matin  elle  déclara  brusquement  à  mistress  Margery  ,  qu'elle 
allait  se  marier. 

Notre  fille  de  chambre  préparait  à  ce  moment,  pour  sa  maî- 
tresse, un  confortable  posset  au  vin  de  Madère.  A  cette  décla- 
ration inattendue ,  la  pauvre  Margery ,  frappée  coiume  d'un 
coup  de  foudre  ,  voulut  poser  d'abord  la  tasse  sur  une  table  qui 
était  près  d'elle  ;  mais  pour  exécuter  le  geste  involontaire  qu'elle 
ne  manquait  jamais  de  faire ,  depuis  soixante  ans  ,  chaque  fois 
qu'elle  était  assaiUie  par  un  profond  étonnement ,  trop  empressée 
sans  doute  d'aller  rejoindre  sa  main  gauche ,  sa  main  droite  qui 
tenait  la  tasse  l'abandonna  avant  d'avoir  atteint  la  table. 

La  porcelaine  se  brisa ,  le  posset  fut  renversé  sur  le  tapis  ,  et 
en  même  temps  mistress  Margery  poussa  un  long  cri  de  détresse. 
Mais  lady  Janet ,  ne  témoignant  nulle  impatience ,  se  mit  au 
contraire  à  rire  de  grand  cœur. 

—  N'aie  donc  pas  l'air  si  effrayé ,  Madge  ,  dit-elle  ;  peut-être 
ne  me  marierai-je  point  après  tout:  et  puis  cette  tasse  ne  valait 
rien  ;  essuie  donc  le  tapis ,  apporte-moi  un  verre  de  vin  et  viens 
m'écouter. 

Margery  obéit  à  ces  divers  ordres ,  et  la  dame  ayant  vidé  son 
verre  ,  en  buvant  à  petits  coups ,  continua  ainsi  : 

—  J'ai  pris  décidément  mon  parti,  Madge,  et  mon  choix 
s'est  enfin  fixé  sur  un  homme  que  j'aime;  je  veux  donc,  —  mais 
va  voir  ,  Margery,  si  la  porte  est  bien  fermée  ,  et  si  nulle  oreille 
curieuse  n'épie  nos  paroles  :  —  maintenant  viens  t'asseoir,  et  ne 
me  regarde  pas  ainsi  avec  tes  gros  yeux  stupéfaits  ,  vieille  folle  ; 
assieds-toi,  je  vais  te  confier  un  secret. 

Margery  s'étant  assise  près  de  sa  maîtresse  ,  les  deux  vieilles 
femmes  rapprochèrent  tellement  l'une  de  l'autre  leurs  deux 
vieilles  têtes  ,  que  quand  bien  même  il  se  fût  trouvé  là  une  dou- 
zaine d'écouteurs ,  pas  lui  d'eux  n'eût  pu  entendre  un  mot. 


33o  REVtE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  mystérieuse  conférence  dura  dix  minutes ,  après  quoi  la 
fidèle  fille  de  chambre  se  leva  de  sa  chaise  ,  mit  un  doigt  sur  sa 
bouche  ,  comme  les  sorcières  de  Macbeth  ,  secoua  la  tête  comme 
lord  Burleigh  et  sortit.  Lady  Janet  sembla ,  de  son  côté ,  fort 
satisfaite ,  et  pendant  un  instant  sa  physionomie  fut  éclairée  par 
un  sourire  qui ,  je  dois  le  dire  puisque  je  suis  en  veine  de  com- 
paraisons ,  aurait  pu  lutter  sans  désavantage  conti'e  celui  que 
l'on  place  d'ordinaire  sur  les  lèvres  de  Méphistophélès. 

Ce  fut  trois  jours  après  cette  conversation  ,  qu'une  voiture  de 
louage  vint  prendre ,  de  grand  matin ,  lady  Janet  et  mistress 
Margery  dans  une  petite  boutique  du  bas  quartier  de  la  ville , 
et  les  conduisit  à  un  village  distant  de  quelques  milles. 

Le  lecteur  n'exigera  point  que  nous  lui  révélions  le  secret  de 
l'entretien  que  nos  dames  avaient  eu  entr 'elles.  Nous  l'ignorons 
absolument,  et  personne  ne  l'a  jamais  connu.  Tout  ce  que  l'on 
sait ,  tout  ce  que  l'on  peut  dire,  c'est  qu'en  revenant,  le  cocher 
de  la  voiture  qui  les  mena ,  déclara  au  valet  d'écurie  que  les  deux 
vieilles  femmes  étaientbien  les  créatures  les  plus  joyeuses  qu'il  eût 
jamais  vues  ,  car  depuis  le  moment  où  il  les  avait  prises  jusqu'à 
celui  où  il  les  avait  laissées  à  leur  destination ,  elles  n'avaient 
pas   un  instant  cessé  de  rire  aux  éclats. 

Elles  descendirent ,  au  surplus ,  de  voiture  à  la  porte  d'une 
petite  maison  d'assez  médiocre  apparence  ,  et  dont  il  est  inutile 
d'ailleurs  de  donner  une  description  bien  exacte ,  attendu  que  s'il 
prenait  fantaisie  à  quelque  curieux  lecteur  d'en  chercher  une 
pareille  dans  un  rayon  de  douze  milles  aux  environs  de  Bath  ,  il 
ne  la  découvrirait  point.  C'est  que  cette  habitation  a  totalement 
changé  d'aspect.  D'obscure  et  misérable  qu'elle  était  alors  ,  elle 
est  devenue  maintenant  fort  élégante  et  des  plus  confortables. 

Quoi  qu'il  en  soit,  un  respectable  gentleman  d'une  quarantaine 
d'années  avait  reçu  nos  dames  à  la  porte  de  cette  maison  ,  et  les 
avait  fait  entrer  dans  son  cabinet.  Là  se  trouva  ,  sans  qu'elles  en 
témoignassent  la  moindre  surprise,  un  autre  gentleman,  haut  de 
six  pieds  ,  et  pourvu  de  magnifiques  moustaches  rousses. 

Le  premier  gentleman  ,  c]ui  paraissait  être  une  manière  de  vi- 
caire, proposa  bientôt  une  promenade.  Lady  Janet  n'ayant  opposé 


LE    MARIAGE    DU    MAJOR.  33 1 

nulle  objection ,  le  gentleman  aux  moustaches  rousses  lui  ofTi  it 
galamment  son  bras  qu'elle  accepta,  et  mistress  Margery  les 
suivit. 

Ils  firent  quelques  tours  dans  le  jardin  du  niinistre  ,  ils  allèrent 
voir  ses  foins ,  ils  montèrent  sur  une  petite  butte  pour  regarder 
le  paysage ,  puis  ils  se  rendirent  à  l'église.  Si  ce  fut  un  mariage 
qui  s'y  célébra  ,  tout  s'arrangea  si  bien  pour  ménager,  sans  doute, 
la  pudeur  et  la  délicatesse  de  la  mariée  ,  que  pas  un  être  vivant 
ne  se  douta  de  la  chose.  De  l'église  ils  retournèrent  chez  le  vi- 
caire ,  puis  de  là  ,  lady  Janet  et  sa  suivante  repartirent  pour  Bath, 
se  séparant  du  gentleman  aux  moustaches  rousses. 

Le  soir  même  de  son  retour  à  Bath ,  lady  Janet  paya  ses  gens 
et  les  congédia  tous  à  l'exception  de  mistress  Margery  ,  puis  le 
lendemain  matin  sa  voiture  de  voyage  vint  la  prendre  ,  et  elle 
partit  en  poste  pour  Paris  ,  n'emmenant  avec  elle  que  sa  femme 
de  chambre. 

A  Douvre,  nos  dames  trouvèrent  le  major  Rattle  O'Donageugh, 
—  le  gentleman  désigné  ci-dessus  comme  doué  du  double  avan- 
tage d'une  taille  de  six  pieds,  et  d'une  énorme  paire  de  mous- 
taches rousses,  —  attendant  sa  femme  avec  toute  l'impatience 
d'un  nouveau  marié. 

Les  deux  époux  passèrent  immédiatement  à  Calais  ,  où  l'actif 
et  intelligent  major  s'occupa,  sans  délai,  de  faire  toutes  les 
dépenses  convenables  au  rang  de  sa  femme.  Ils  se  dirigèrent  en- 
suite vers  Paris  à  petites  journées,  et  au  bout  d'une  semaine  ils 
s'y  trouvaient  établis  déjà  dans  un  splendide  hôtel  garni. 

Le  major  était  aimable ,  et  sa  femme  généreuse.  Tout  se  passa 
donc  à  merveille  pendant  un  mois.  Mais  l'inconstance  de  la  lune 
exerce  incontestablement  une  grande  influence  sur  la  destinée 
des  mortels.  A  peine  cet  astre  changeant  avait-il  une  fois  par- 
couru ses  diverses  phases  depuis  l'arrivée  à  Paris  de  nos  époux, 
lorsque  les  affaires  commencèrent  à  changer  d'aspect  dans  l'hôtel 
O'Donageugh.  D'abord  il  arriva  que  le  major  resta  dehors  toute 
une  nuit.  Lady  Janet  ne  s'était  point  couchée  et  avait  veillé  en 
l'attendant  avec  mistress  Margery. 

A  cinq  heures  du  matin,  le  gentleman  rentra  pourtant,  mais 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  se  fit  ouvrir  par  son  valet  une  chambre  qui  n'était  point  celle 
de  sa  femme.  Mistress  Margery,  que  sa  maîtresse  avait  renvoyée 
aussitôt  que  l'on  avait  entendu  la  voix  du  major,  revint  vite  conter 
à  lady  Janet  ce  qui  se  passait  dans  l'hôtel. 

—  Hum  I  fit  la  dame. 

Cette  fois  cependant  elle  n'enfonça  point  son  nez  dans  son 
oreiller,  mais  elle  exécuta  devant  sa  suivante  une  grimace  des  plus 
significatives  ;  puis  se  tournant  du  côté  de  la  ruelle  de  son  lit,  elle 
s'endormit. 

Nous  n'avons  pas  le  loisir  de  suivre  cet  aimable  couple  à  tra- 
vers les  nombreuses  scènes  conjugales  du  même  genre  dont  cet 
événement  fut  l'origine. 

La  libéralité  de  lady  Janet  était  grande ,  mais  l'avidité  du  ma- 
jor était  excessive.  Ce  qui  devenait  plus  grave  ,  c'est  qu'il  ne  dai- 
gnait point  prendre  la  peine  de  cacher  que  le  jeu  n'était  pas  la 
seule  tentation  qui  l'attirât  et  le  retînt  la  plupart  des  nuits  hors 
de  la  maison. 

Cependant,  voyez  combien  ces  femmes  étaient  étranges!  clia- 
que  fois  que  quelque  nouveau  méfait  du  major  venait  à  leur 
être  révélé ,  elles  tombaient  dans  d'incroyables  accès  de  gaîté. 

Enfin  le  prodigue  gentleman  ayant  épuisé  les  derniers  mille 
francs  que  lady  Janet  avait  mis  à  sa  disposition,  crut  un  matin  de- 
voir honorer  sa  femme  de  sa  présence  à  déjeuner,  afin  de  réquérir 
d'elle  une  nouvelle  allocation  de  fonds.  Lady  Janet  le  laissa  fort 
tranquillement  exposer  sa  demande  ,  puis  elle  sonna  et  fit  appe- 
ler sa  femme  de  chambre.  Margery  étant  accourue,  sa  maîtresse 
lui  ordonna ,  avec  un  grand  sang-froid ,  de  préparer  ses  malles , 
attendu  qu'elle  allait  immédiatement  repartir  pour  l'Ecosse. 

—  Vous  pourrez  cependant  laisser  tout  le  linge  de  table  et 
celui  de  la  maison,  ajouta  la  dame  avec  un  gracieux  sourire; 
c'est  un  petit  cadeau  que  je  fais  au  major,  et  qu'il  voudra  bien 
conserver ,  je  l'espère ,  en  mémoire  de  notre  amour. 

Le  gentleman  demeura  d'abord  stupéfait.  Recouvrant  bientôt 
pourtant  toute  sa  dignité  d'homme,  il  usa  amplement,  durant 
quelques  minutes,  de  cette  liberté  de  paroles  que  la  loi  n'inleidit 
point  aux  maris. 


LE    MARIAGE    DV    MAJOR.  333 

Lady  Janet  répondit  par  un  nouveau  sourire,  plein  d'une  dou- 
ceur qui  eût  été  viaiment  exeuïplaire,  si  quelque  malice  ne  s'y 
était  mêlée  quand  elle  ajouta  : 

—  C'est  bien,  major  Rattle  O'Donageugh,  vous  parlez  con- 
venablement et  en  véritable  époux.  Il  est  bon  pourtant  de  vous 
le  dire  :  vous  n'êtes  pas  plus  mon  mari  que  celui  de  Madge  que 
voici.  Si  vous  êtes  assez  habile  pour  produire  l'acte  de  notre  ma- 
riage, olil  je  vous  donne  alors  volontiers  tous  mes  bieiïs  à  man- 
ger, car  vous  savez  si  je  suis  généreuse ,  et  je  n'ignore  point  que 
vous  avez  grand  appétit.  En  attendant,  au  revoir,  major  Rattle 
O'Donageugli  ;  au  revoir. 

Et  les  deux  bonnes  vieilles  se  mirent  à  rire  aux  éclats  et  sans 
pitié. 

Il  faudrait  un  volume  entier  pour  raconter  les  fureurs  et  le 
désespoir  du  gentleman,  ainsi  que  les  vains  efforts  tentés  par 
lui  afin  de  prouver  la  réalité  d'un  mariage  qui  n'avait  jamais 
existé.  Nous  ajouterons  seulement  que  lady  Janet  voulut  faire 
la  paix  avec  sa  conscience  en  passant  le  reste  de  ses  jours  dans  son 
château  d'Ecosse ,  et  en  appelant  tous  les  pauvres  du  pays  au 
partage  de  ses  immenses  revenus. 

M'-s  Trollope. 


REVUE  SCIENTIFIQUE 


DO 


TROISIEME  TRIMESTRE. 


Séance  du  n.  juillet.  M.  de  Humboldt  adresse  un  traité  de  météo 
rologie  de  M.  Kamtz ,    professeur  à   l'université  frédérique  de  Hall. 
Cet  ouvrage  est  écrit  en  allemand. 

L'Académie  reçoit  la  sixième  livi-aison  de  la  Flore  de  la  Séne'gambie, 
comprenant  une  partie  des  légumineuses  et  une  partie  des  mimosées. 
Les  auteurs,  MM.  Richard,  Guillemin  et  Perrotet ,  sont  entrés  dans  de 
grands  détails  toutes  les  fois  qu'ils  ont  eu  à  parler  des  espèces  dont  les 
produits  servent  à  la  médecine  ou  aux  arts  industriels.  C'est  ainsi  que 
la  sixième  livraison  présente  la  description  très-complète  du  P/e/o  carpus 
erinnceus,  qui  fournit  la  gomme  Kino  ,  celle  de  V Herminiera  Elaphro- 
xylon,  dont  le  bois  qui  a  la  légèreté  et  presque  l'élasticité  du  liège 
peut  être  substitué  en  bien  des  cas  à  cette  utile  écorce  ;  celle  du  Dal~ 
bergia  flJelanoxjlon,  dontlebois  porte  dans  le  commerce  le  nom  d'ébène 
du  Sénégal,  etc.  Plusieurs  des  espèces  décrites  dans  cette  livraison  sont 
entièrement  nouvelles;  d'autres  qui  n'étaient  qu'imparfaitement  connues 
sont  mieux  caractérisées  ,  et  ces  additions  comme  ces  changemens  ont 
forcé  les  auteurs  à  établir  quelques  genres  nouveaux, 


REVUE    SCIENTIFIQUE..  335 

M.  Warden  présente  à  l'Académie  le  tableau  de  la  population  des 
États-Unis,  d'après  le  cinquième  dénombrement,  revu  et  certifié  parle 
secrétaire  d'état. 


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M.  Guerry ,  avocat ,  adresse  à  l'Académie  un  Essai  sur  la  Statistique 
morale  de  la  France  ,  qui  présente,  d'après  des  documens  officiels,  pour 
chacun  des  départemens,  la  distribution  des  crimes  contre  les  personnes 
et  contre  les  propriétés  ,  les  motifs  connus  des  crimes  capitaux,  l'état  de 


336 


RKVUE    DES    DEUX    MONDES. 


l'instruclion,  la  désertion,  les  legs  et  donations  au  clergé,  aux  pauvres 
et  aux  écoles,  les  naissances  illégitimes,  le  produit  de  la  loterie  et  les 
suicides. 

Lorsque  l'on  sait  s'arrêter  aux  faits  bien  constatés,  et  les  grouper  de 
manière  à  les  dégager  de  ce  qu'ils  offrent  d'accidentel,  on  fait  de  la  sta- 
tistique criminelle  une  science  aussi  positive  ,  aussi  certaine  que  les  au- 
tres sciences  d'observations.  Les  résultats  généraux  se  présentent  alors 
avec  une  si  grande  régularité,  qu'il  n'est  pas  possible  de  les  attribuer  au 
hasard;  chaque  année  voit  se  reproduire  le  même  nombre  de  crimes  dans 
le  même  ordre,  dans  les  mêmes  régions;  chaque  classe  de  crimes  a  sa 
distribution  particulière  et  invariable,  par  sexe,  par  âge,  par  saison; 
tous  sont  accompagnés,  dans  des  proportions  pareilles,  de  faits  accessoi- 
res ,  indiffércns  en  apparence,  et  dont  rien  encore  n'explique  le  retour. 

Pour  montrer  jusqu'où  va  celte  fixité  ,  cette  constance  dans  la  repro- 
duction de  faits  que  l'on  serait  porté  à  considérer  comme  n'étant  as- 
sujétis  à  aucune  loi,  nous  reproduirons  ici  quelques-uns  des  tableaux 
contenus  dans  le  mémoire  de  M.  Guerry.. 

DISTRIBUTION    DES  CRIMES    SELON     LES    REGIONS. 

Pour  comparer  à  plusieurs  époques  la  distribution  des  crimes  dans  les 
diverses  parties  du  royaume,  l'auteur  embrasse  à  la  fois  un  certain  nom- 
bre de  départemens  ,  de  manière  à  affaiblir  l'inlluence  des  causes  acci- 
dentelles. Il  divise  donc  la  France  en  cinq  régions  naturelles,  du  nord, 
du  sud,  de  l'est,  de  l'ouest  et  du  centre,  formées  chacune  par  la  réunion 
de  17  départemens  limitrophes. 

Si  l'on  représente  par  100  le  nombre  des  crimes  commis  en  France 
chaque  année ,  les  cinq  régions  offrent  les  proportions  suivantes  : 

CRIMES    CONTRE    LES    PERSONNES. 


Année   i825      182G      1827      1828      i8uj      i83o 


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Nord. 
Sud.    .    . 
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REVUE    SCIENTIFIQUE. 


337 


CRIMES    CONTRE    LES    PROPRIETES. 


Année   1825      182G 


1287 


1828 


1829 


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100 


100 


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1 1 
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Moyenne. 

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12 
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On  voit  que ,  pour  les  crimes  contre  les  personnes,  la  plus  grande  dif- 
férence observée  dans  chaque  région  n'excède  jamais  de  plus  de  quatre 
centièmes  la  moyenne  des  six  années,  et  que,  pour  les  crimes  contre  les 
propriétés,  elle  n'est  pas  de  plus  de  deux  centièmes  au-dessus  ou  au- 
dessous  de  celte  moyenne. 

Sur  100  individus  accusés  de  vol,  dans  tout  le  royaume,  le  nombre 
des  hommes  et  des  femmes  a  été  successivement  dans  les  proportions 
ci-après  : 

SEXE    DES    ACCUSÉS. 


A 

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182C 

1827 

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1828 

18  io 

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23 

i83o 

Moyenne 

Hommes. 

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78 
22 

78 
22 

78 

Femmes. 

. 

•   •   • 

22 

Le  rapport  du  sexe  est  donc  connu  pour  ce  crime ,  à  deux  centièriies 
près. 


AGE    DES   ACCUSES. 


Sur  100  individus  accusés  de  vol ,  il  y  en  a  eu  chaque  année  : 


Année   1826   1827    1828    182U   i83o 


Agés  de  16  à  25  ans.  .   .       37       3) 
26  à  6~i  ans.  .   .       3i       3i 


Jo 


37 
3i 


32 


Moyenne. 
3r 


La  plus  grande  variation  n'a  pas  excédé  uti  centième  au-dessus  ou 
au-dessous  de  la  moyenne. 

Non-seulement  les  crimes  sont  commis  dans  une  proportion  connue, 
en  un  lieu  déterminé ,  par  des  individus  dont  le  sexe  et  l'âge  sont  prévus, 
mais  une  saison  est  encore  affectée  à  chacun  d'eux.  Ainsi  les  attentats  à 
la  pudeur  sont  plus  fréquens  pendant  l'été  ,  on  le  soupçonnerait  aisé- 
ment; mais  ce  qu'il  est  plus  difficile  d'imaginer,  c'est  qu'ils  y  reparaissent 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  la  même  proportion  chaque  année.  Les  crimes  de  coups  et  blessures 
n'offrent  pas  moins  de  régularité  dans  leur  distribution. 

INFLUENCE    DES    SAISONS. 

Année  1827   1828   1829   i83o      Moyenne. 

Sur  TOC  attentats  à  la  pudeur, 
il  en  a  été  commis  successive- 
ment pendant  le  trimestre  d'été.        36        3C       35       38 

Sur  100  crimes  de  coups  et 
blessures  ,  il  en  a  été  commis 
pendant  la  même  saison 28        27        27        97 

La  plus  grande  différence  n'a  été  que  de  deux  centièmes  au-dessus 
de  la  moyenne. 

Si  nous  considérons  maintenant  le  nombre  infini  de  circonstances  qui 
peuvent  faire  commettre  un  crime,  et  les  influences  extérieures  ou  pu- 
rement personnelles  qui  en  déterminent  le  caractère ,  nous  ne  saurons 
comment  concevoir  qu'en  dernier  résultat,  leur  concours  amène  des 
effets  si  conslans  ,  que  les  actes  d'une  volonté  libre  viennent  ainsi  se 
développer  dans  un  ordre  fixe  ,  se  resserrer  dans  des  limites  si  étroites. 
Nous  serons  forcés  de  reconnaître  que  les  faits  de  l'ordre  moral  sont 
soumis,  comme  ceux  de  l'ordre  physique,  à  des  lois  invariables  ,  et  qu'à 
plusieurs  égards,  la  statistique  judiciaire  présente  une  certitude  presque 

complète. 

Voici  quelques-uns  des  résultats  les  plus  singuliers  auxquels  M.  Guerry 
a  été  conduit  dans  les  recherches  qui  font  l'objet  de  son  mémoire. 

Sur  100  crimes  contre  les  personnes  commis  par  des  femmes  ,  on 
compte  six  empoisonnemens  ;  il  ne  s'en  trouve  qu'un  sur  un  pareil  nombre 
d'attentats  commis  par  des  hommes. 

Plus  des  trois  cinquièmes  des  empoisonnemens  entre  époux  sont  com- 
mis par  la  femme  seule  ou  aidée  de  complices. 

Sur  100  attentats  à  la  vie  de  l'un  des  époux  par  l'autre,  on  en  compte 
environ  60  par  le  mari  et  40  par  la  femme  ;  mais  pour  la  femme  les 
quatre  cinquièmes  de  ces  attentats  sont  prémédités,  tandis  qu'il  n'y  en  a 
que  les  trois  cinquièmes  de  prémédités  par  le  mari. 

Sur  100  crimes  d'empoisonnement,  de  meurtre  et  d'assassinat,  com- 
mis par  suite  d'adultère  ,  on  en  compte  9G  contre  les  époux  outragés,  et 
4  seulement  contre  les  époux  coupables;  encore  cette  proportion  est-elle 
uniquement  relative  à  la  femme  infidèle.  Il  est  à  remarquer  que  sur  trois 
attentats  de  ce  genre,  deux  seulement  sont  commis  par  l'époux,  lautre 
l'est  par  le  complice. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  339 

Les  attentats  à  la  vie  du  mari  outragé  se  présentent  dans  cet  ordre  ;  ils 
sont  commis  d'abord  par  le  complice  seul ,  par  le  complice  et  la  femme  , 
par  la  femme  seule,  puis  par  la  femme  et  un  tiers. 

Plus  des  trois  cinquièmes  des  attentats  à  la  vie  des  femmes  outragées 
sont  commis  directement  par  le  mari  adultère  ;  un  cinquième  est  com- 
mis par  la  complice  du  mari ,  un  autre  cinquième  environ  par  le  mari  et 
sa  complice. 

Si  la  vie  des  époux  adultères  n'est  presque  jamais  menacée ,  il  n'en  est 
pas  de  même  de  celle  de  leurs  complices ,  qui  d'ailleurs  est  trois  fois  moins 
exposée  que  celle  des  époux  outragés. 

Après  les  époux  et  les  complices ,  les  enfans  sont  les  premières  vic- 
times, d'abord  ceux  qui  sont  le  fruit  d'un  commerce  adultère,  ensuite 
ceux  qui  sont  nés  d'une  union  légitime  ;  les  premiers  sont  tués  par  la 
mère  qui  veut  faire  disparaître  la  trace  de  sa  faute ,  ou  par  le  mari ,  pour 
venger  son  injure.  Les  autres,  objet  d'aversion  ou  de  jalousie,  et  dont 
l'héritage  est  convoité  pour  des  enfans  préférés,  sont  frappés  par  l'époux 
adultère  et  sa  complice. 

La  débauche ,  la  séduction ,  le  concubinage ,  font  commettre  à  peu  près 
autant  de  crimes  que  l'adultère,  mais  la  proportion  du  nombre  des 
hommes  avec  celui  des  femmes  est  différente.  Dans  le  premier  cas  ,  plus 
des  trois  quarts  des  attentats  sont  dirigés  contre  la  femme ,  tandis  que 
dans  l'adultère ,  le  nombre  des  attentats  à  la  vie  des  hommes  est  le  plus 
grand. 

Un  sixième  des  crimes  d'empoisonnement,  de  meurtre  et  d'assassinat , 
par  suite  de  séduction,  de  débauche  et  de  concubinage,  est  commis 
pour  se  venger  de  concubines  infidèles  ou  qui  veulent  rompre  leurs  habi- 
tudes; précisément  un  autre  sixième,  pour  se  débarrasser  de  filles  sé- 
duites ou  d'amantes  délaissées ,  qui  deviennent  un  obstacle  au  mariage 
des  accusés. 

Dans  le  mariage ,  l'infidélité  de  la  femme  ne  fait  commettre  qu'envi- 
ron un  trente-troisième  des  attentats  contre  ses  jours ,  elle  en  détermine 
un  sixième  dans  les  unions  illicites. 

En  jetant  les  yeux  sur  les  cartes  où  les  divers  ordres  de  faits  sont 
représentés  par  des  teintes  plus  ou  moins  obscures,  on  reconnaît  que 
jusqu'ici  l'on  s'était  formé  une  idée  assez  inexacte  des  rapports  qui  exis- 
tent entre  la  distribution  géographique  des  crimes  et  celle  de  l'instruction. 
On  croyait  généralement  que  les  départemens  le  moins  éclairés  étaient 
ceux  où  se  commettait  le  plus  de  crimes  contre  les  personnes,  c'é- 
tait, disait-on,  la  meilleure  preuve  de  l'heureuse  influence  de  l'instruc- 
tion. Or ,  les  départemens  de  l'ouest  et  du  centre  sont  ceux  où  il  y  a  le 


34»  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moins  d'instruction,  et  où  l'on  commet  en  même  temps  le  moins  de 
crimes  contre  les  personnes.  C'est  dans  les  départemens  du  sud  que  les 
crimes  de  cette  nature  sont  proportionnellement  les  plus  nombreux  ; 
quant  aux  crimes  contre  les  propriétés,  en  général  ils  se  rencontrent 
surtout  dans  les  départemens  éclairés.  Du  reste,  ces  faits,  maintenant 
bien  constatés  ,  prouvent,  non  pas  l'inutilité  de  l'instruction,  mais  la  né- 
cessité de  la  joindre  à  l'éducation  morale. 

Les  dispositions  en  faveur  des  étaldisscmens  religieux  catholiques  et 
protestans  forment  presque  la  moitié  du  nombre  total  des  donations  et 
des  legs.  Les  hommes  donnent  plus  que  les  femmes  aux  établissemens  de 
bienfaisance.  Ils  donnent  aussi  plus  aux  établissemens  religieux,  bien 
qu'on  ait  souvent  dit  le  contraire.  On  a  prétendu  aussi  que  les  libéralités 
au  clergé  se  faisaient  surtout  par  testament ,  qu'elles  étaient  dues  à  l'in- 
fluence exercée  sur  l'esprit  des  mourans,  et  qu'il  fallait  par  conséquent 
restreindre  davantage  la  faculté  de  disposer  de  celte  manière.  Or,  ce  n'est 
point  par  testament  que  l'on  donne  le  plus  auclei'gé,  mais  par  donations 
entre  vifs.  Ce  serait  donc  sur  ces  donations  que  devrait  de  préférence  se 
porter  l'attention  du  législateur,  s'il  voulait  rendre  plus  difficiles  et  moins 
fréquentes  les  dispositions  en  faveur  du  clergé. 

Les  donations  aux  établissemens  de  bienfaisance  se  trouvent  surtout 
dans  le  Languedoc,  le  ÏDauphiné,  la  Provence  et  les  départemens  du  sud- 
est;  les  donations  aux  prêtres,  dans  la  Bretagne,  la  INormaudie  et  une 
partie  des  départemens  du  nord  ;  les  donations  aux  écoles  ,  et  les  fonda- 
tions de  prix,  danslaFi-anche-Comté,  l'Alsace,  la  Lorraine,  la  Champagne, 
la  Bourgogne,  et  précisément  dans  les  départemens  où  l'instruction  est  le 
plus  répandue. 

Les  donateurs  anonymes  sont  cinq  fois  moins  nombreux  parmi  ceux  qui 
donnent  au  clergé,  que  parmi  ceux  qui  donnent  aux  écoles. 

C  est  dans  les  départemens  du  centre  où  il  y  a  le  moins  de  crimes  contre 
les  personnes ,  el  surtout  contre  les  ascendans,  que  se  trouvent  en  géné- 
ral le  plus  grand  nombre  de  désertions  et  le  moins  de  naissances  illé- 
gitimes et  de  suicides. 

Le  nombre  des  suicides  constatés,  qui  est  cependant  bien  inférieur  à 
celui  des  suicides  commis,  s'élève  en  France  chaque  année  à  près  de  2 ,000  ; 
il  est  trois  fois  aussi  considérable  que  celui  des  meurtres  et  des  assassinats. 
Le  département  de  la  Seine,  qui  entre  pour  un  sixième  dans  la  produc- 
tion des  enfans  illégitimes ,  voit  commettre  également  le  sixième  du 
nombre  total  des  suicides.  On  y  en  compte  autant  que  dans  trente-deux 
départemens  du  sud  et  du  centre. 

M.  Bureau  de  La  Malle  fait  connaître  les  résultats  de  ses  recherches 


RKVDE    SCIENTIFIQUE.  34 1 

sur  le  papyrus  et  les  divers  usages  auxquels  celte  plante  servait  chez  les 
anciens.  Ces  recherches  ont  été  d'abord  entreprises  dans  le  but  d'arriver 
à  bien  déterminer  le  sens  des  sept  chapitres  du  huitième  livre  de  Pline, 
qui  se  rapportent  à  ce  sujet  ;  chapitres  qui  ont  jusqu'à  présent  servi  de 
texte  iinx  plus  étranges  bévues  de  la  part  des  traducteurs  et  des  com- 
mentateurs. 

Le  papyrus  ne  croît  pas  seulement  en  Egypte,  on  le  trouve  en  Italie , 
et  il  a  été  vu  près  du  lac  ïrasimène  par  M.  Bureau  lui-même,  et  près 
d'Ostie  par  M.  Petit-Radel.  En  Sicile,  les  environs  de  la  fontaine  d'Aré- 
thuse  le  présentent  en  abondance  ,  et  c'est  de  là  que  provient  celui  qu'on 
cultive  aujourd'hui  au  Jardin-des-Plantes.  Le  papyrus  existe  en  Abissynic 
et  en  Nubie,  et  l'assertion  d'Eschyle  sur  ce  point  est  confirmée  par  le 
témoignage  de  Bruce.  Selon  Strabon,  on  en  trouve  dans  les  Indes,  el 
selon  Pline  dans  la  Chaldce.  Cependant  il  ne  paraît  pas  que  dans  tous 
les  pays  que  nous  venons  de  nommer,  on  ait  tiré  du  papyrus  un  bien  grand 
parti.  En  Egypte  au  contraire ,  on  lui  trouvait  une  foule  d'emplois,  on  se 
servait  des  racines  comme  de  bois  de  chauffage  ,  on  en  construisait  même 
de  petits  meubles  à  peu  près  comme  on  fait  encore  aujourd'hui  dans  plu- 
sieurs pays  de  l'Orient,  avec  les  petites  espèces  de  bambous.  Les  tiges 
dans  leur  entier  servaient  à  construire  des  nacelles  dans  lesquelles  on 
naviguait  sur  le  Nil.  Leur  partie  succulente  fournissait  un  aliment  au- 
quel les  paysans  égyptiens  ont  encore  quelquefois  recours  maintenant. 
Enfin,  avec  la  moelle  filandreuse  dont  ces  tiges  sont  pleines,  on  faisait 
le  papier.  > 

La  fabrication  du  papier  constituait  une  branche  d'industrie  très-éten- 
due, et  dont  les  procédés  nous  ont  été  transmis  par  les  auteurs  anciens,  en 
termes  assez  clairs,  pour  qu'il  ne  soit  pas  possible  de  s'y  méprendre,  du 
moment  où  l'on  a  vu  la  plante.  Malheureusement  c'est  de  quoi  les  com- 
mentateurs ne  se  sont  pas  mis  en  peine.  De  ce  qu'on  trouvait  dans  le  pa- 
pyrus les  matériaux  propres  à  la  construction  d'une  barque,  à  la  fabri- 
cation d'un  meuble  ,  ils  se  sont  figuré  une  plante  ligneuse  et  dont  le  liber 
constituait  le  papier  égyptien ,  tandis  que  la  partie  la  plus  grossière 
de  l'écorce  était  employée  à  faire  des  cordages.  Rien  n'est  plus  éloigné 
de  la  vérité  ,  le  papyrus  est  une  plante  herbacée ,  et  ce  qu'on  employait 
à  la  fabrication  du  papier,  c'était  la  moelle  filandreuse  contenue  dans 
ses  tiges,  lesquelles  s'élèvent  comme  de  grands  joncs  à  trois  côtes. 

Voici  quelle  était  la  suite  des  opérations  par  lesquelles  il  y  avait  à 
passer.  D'abord,  à  l'aide  d'un  instrument  bien  tranchant,  on  divisait 
les  tiges  en  lames  minces  ;  on  rapprochait  ces  lames  de  manière  à  ce 
que  leurs  bords  se  touchassent  et  contractassent  une  adhérence  en  rai- 
son des  sucs  gommeuï  dont  la  plante  fraîche  était  imprégnée.  Pour  fa- 

TOME    VIII.  23 


3/i2  REVUE    BES    DEUX    MONDES. 

cililer  celle  union ,  on  imbibait  quelquefois  d'eau  du  Nil  les  lames  qui 
avaient  subi  un  commencement  de  dessication;  mais  cette  eau  ne  pos- 
sédait ceitainemeut  pas  la  vertu  agglutinalive  que  Pline  lui  attribue. 
On  donnait  le  nom  de  scheda  à  la  feuille  qui  résultait  du  rapproche- 
ment d'un  certain  nombre  de  lames.  Cette  première  feuille  rognée  aux 
deux  extrémités,  mise  sous  presse,  puis  séchée  au  soleil,  était  ap- 
pliquée sur  une  autre  feuille  semblable ,  mais  de  manière  à  ce  que  la 
direction  des  fibres  de  la  première  croisât  à  angle  droit  celle  des  fibres 
delà  seconde.  La  feuille  formée  ainsi  de  deux  rangs  de  lames  prenait  le 
nom  de  plagida.  Elle  était  de  nouveau  soumise  à  la  presse,  puis  battue, 
ensuite  satinée  ;  on  l'encollait  avec  une  colle  faite  de  mie  de  pain  et  d'eau 
h  laquelle  on  ajoutait  un  peu  de  vinaigre  ;  on  battait  de  nouveau  ,  on  grat- 
tait, on  lissait  avec  de  l'ivoire,  et  enfin  on  unissait  les  feuilles  qui  devaient 
servir  à  un  même  écrit. 

Ce  genre  de  fabrication  paraît  s'être  conservé  en  Egypte  jusqu'à  une 
époque  assez  rapprochée  de  nous,  puisqu'on  a  des  passeports  musul- 
mans du  second  siècle  de  l'hégyre,  écrits  sur  un  papier  h  fibres  croi- 
sées qui  ne  diffère  en  rien  de  celui  qu'on  trouve  dans  les  anciens  tom- 
beaux. 

M.  Dureaude  La  Malle,  en  achevant  la  communication  dont  nous  ve- 
nons de  donner  l'extrait,  présente  un  fragment  de  papyrus  sur  lequel  il 
est  aisé  d'apercevoir  les  résultats  du  procédé  décrit.  Ce  papyrus,  qui  pro- 
vient de  la  collection  de  Turin,  porie  ,  dit  M.  Bureau  ,  une  date  certaine, 
cl  a  élé  écrit  l'an  1822  avant  l'ère  chrétienne.  On  ne  peut  douter  par 
conséquent,  ajoute-t-il ,  que  l'usage  de  l'écriture  ne  fut  très-commun 
en  Egypte,  lorsque  les  Grecs  commencèrent  à  avoir  des  relations  avec  ce 
pays.  Or,  il  serait  étrange  que  nul  homme  parmi  eux  n'eût  songé  à  faire 
connaître  à  ses  compatriotes  une  invention  aussi  précieuse.  Tout  porte 
à  croire,  au  contraire,  que  l'art  de  l'écriture  fut  introduit  en  Grèce  dès 
le  x"^  siècle  avant  Jésus-Christ ,  et  employé  à  conserver  la  mémoire  des 
événemens  importans.  Si  ce  fait  était  bien  constaté ,  il  en  résulterait 
que  les  historiens  que  nous  considérons  comme  les  plus  anciens,  auraient 
été  précédés  par  des  chroniqueurs  plus  grossiers,  et  auraient  pu  puiser 
dans  leurs  écrits  des  renscignemens  plus  digues  de  foi  que  s'ils  avaient 
suivi  seulement,  comme  on  a  coutume  de  le  dire,  des  traditions  orales 
qui  se  défigurent  toujours  en  passant  d'une  génération  à  l'autre. 

M.  Duvernoy  lit  des  considérations  sur  divers  points  de  l'organisation 
des  serpens.  En  traitant  de  la  rate  ,  il  fait  voir  que  c'est  «î  toit  que  Meckel 
a  nié  l'existence  de  cet  organe  dans  le  genre  coluber.  La  rate,  chez  un 
certain  nombre  de  serpens ,  est  assez  étroitement  unie  au  pancréas ,  près- 


BKVUE    SCIENTIFIQUE  3z|3 

que  de  la  même  couleur  et  de  la  même  consistance,  et  c'est  à  cela  sans 
doute  qu'il  faut  allrilmcr  l'erreur  de  Meckel  et  de  quelques  autres  ana- 
tomisles  d'ailleurs  bons  observateurs. 

Le  pancréas  forme  une  masse  globuleuse  divisde  en  lobes  distincts,  les 
canaux  excréteurs  qui  sortent  de  cbaque  lobule  marchent  quelque  temps 
À  découvert  avant  de  se  rendre  à  l'intestin ,  et  donnent  ainsi  l'idée  d'un 
passage  aux  cœcians  pancrcntiques  des  poissons. 

Le  foie  chez  les  serpcns  à  langue  enfermée  dans  un  fourreau  et  chez 
quelques  autres  espèces  offre  cette  particularité  ,  qu'il  est  complètement 
séparé  de  la  vésicule  biliaire.  Celle-ci  est  située  au  commencement  de  l'in- 
testin grêle,  en  arrière  de  l'estomac  par  conséquent,  tandis  que  le  foie 
reste  en  avant  de  ce  sac  membraneux. 

L'estomac  et  l'œsophage,  considérés  à  l'extérieur,  n'offrent  aucune  trace 
de  séparation  distincte;  mais  intérieurement  ils  présentent  une  diflercnce 
sensible  dans  l'aspect  de  la  membrane  muqueuse  qui  les  revêt,  et  surtout 
dans  l'arrangement  de  ses  plis. 

L'estomac  et  l'œsophage,  pris  ensemble,  occupent  quelquefois  les  deux 
tiers  de  l'espace  compris  entre  la  bouche  et  l'anus  ;  cette  grande  extension 
était  nécessaire  chez  des  animaux  qui  avalent,  sans  la  diviser,  une  proie 
souvent  très-volumineuse. 

L'estomac  .chez  les  ophidiens  présente  toujours  deux  parties  bien  dis- 
tinctes :  le  sac  proprement  dit  poche  dilatable  ,  susceptible  de  se  prêter 
à  la  forme  de  la  proie  qui  s'y  loge  et  qui  y  séjourne  jusqu'à  ce  qu'elle  soit 
dissoute;  puis  la  partie  pylorique,  boyau  étroit  qui  ne  donne  passage  qu'aux 
parties  digérées. 

La  limite  entre  cette  portion  de  l'estomac  et  l'intestin  est  marquée  par 
un  bourelet  saillant,  ou  par  un  pli  en  manchette  de  la  muqueuse.  Les 
descriptions  de  plusieurs  anatomistes  qui  ont  traité  de  ces  organes  offrent 
touvent  une  confusion  provenant  de  ce  qu'ils  ont  confondu  le  pylore 
proprement  dit  avec  îa  partie  pylorique  de  l'estomac. 

Le  canal  intestinal  est  court  chez  les  ophidiens  comme  chez  tous  les 
êtres  qui  vivent  de  proie  animale  ,  et  l'est  même  plus ,  toute  proportion 
gardée  ,  que  chez  la  plupart  des  autres  carnassiers. 

La  longueur  du  canal,  comparée  à  celle  de  tout  le  corps  chez  les 
serpens ,  offre  de  grandes  variations  suivant  les  genres  et  même  suivant 
les  espèces  ;  ces  variations  sont  beaucoup  moindres  quand  on  ne  com- 
prend pas  la  queue  dans  la  mesure  de  l'animal,  et  que  l'on  considère 
seulement  la  distance  de  la  bouche  à  l'anus.  Du  reste,  les  espèces  qui 
ont  un  canal  intestinal  relativement  très-court ,  rachètent  ce  désavan- 
tage, tantôt  par  une  plus  grande  largeur  du  canal,  de  sorte  que,  quoi- 


3/|4  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

que  les  proportions  soient  différentes ,  l'aire  de  la  surface  absorbante 
est  équivalente  pour  deux  serpens  de  même  poids ,  et  tantôt  par  la  pré- 
sence de  nombreuses  valvules  conniventes ,  qui  étant  formées  par  des 
replis  de  la  muqueuse  ,  augmentent  l'étendue  de  la  surface  absorbante  , 
et  retardant  la  marche  du  bol  alimentaire ,  laissent  à  l'absorption  le 
temps  de  s'opérer  d'une  manière  plus  complète. 

M.  Duvernoy  termine  son  mémoire  en  faisant  voir  comment  la  forme 
générale  ,  chez  les  ophidiens  ,  a  nécessité  les  différences  qu'on  remarque 
dans  la  disposition  des  organes,  lesquels,  en  raison  de  l'extrême  allonge- 
ment du  tronc,  n'ont  pu  se  placer  qu'en  série ,  au  lieu  d'être  en  groupe 
comme  dans  les  classes  oîi  les  cavités  splanchniques  offrent  peu  de  diffé- 
rences dans  leurs  dimensions  en  longueur  et  en  largeur.  Quelques  dévia- 
tions du  plan  général  en  ce  qui  tient  à  la  disposition  des  parties  paraissent 
aussi  en  rapport  avec  le  mode  de  progression  propre  à  cette  classe. 

Séance  du  (j  juillet.  —  Le  ministre  de  la  marine  envoie  pour  la  bi- 
bliothèque de  l'Institut  les  cartes  et  plans  publiés  par  le  département 
de  la  marine. 

M.  Vallot  combat  l'opinion  émise  par  M.  Cagniard-Latour  à  l'occa- 
sion d'une  pierre  que  ce  physicien  a  trouvée  dans  sa  maison ,  et  qu'il 
considère  comme  un  aérolithe.  Suivant  M.  Yallot ,  il  ne  saurait  tomber 
des  pierres  de  l'atmosphère  ;  et  si  on  a  cru  quelquefois  en  voir  tomber, 
un  examen  plus  attentif  eût  fait  reconnaître  qu'elles  avaient  été  lancées 
de  quelque  lieu  voisin. 

M.  Arago  fait  remarquer  qu'il  serait  difficile  d'expliquer ,  d'après  les 
idées  de  M.  Vallot,  d'où  avaient  été  lancés  les  aérolithes  qui  sont  tom- 
bés sur  des  bâtimens  en  pleine  mer. 

M.  Despretz  annonce  que  des  expériences  qu'il  a  entreprises  tou  ■ 
chant  la  densité  et  le  point  de  congélation  de  l'eau  de  la  mer  et  des. 
dissolutions  salines  l'ont  conduit  à  reconnaître  : 

1°  Qu'il  existe  pour  l'eau  salée  comme  pour  l'eau  pure  un  maximum 
de  densité  qui  seulement  a  lieu  à  une  température  plus  basse  ; 

2°  Que  le  point  de  congélation  de  l'eau  de  mer  ou  d'une  dissolution 
saline  est  variable ,  et  qu'il  en  est  de  même  pour  l'eau  pure  et  peut_ 
être  pour  tous  les  corps  fondus ,  du  moins  cela  est  constaté  pour  le 
soufre,  le  phosphore  et  l'étain.  Ces  recherches  sur  le  maximum  de 
densité  et  le  point  de  congélation  de  l'eau  salée  se  rattachent  à  u  ne 
grande  question  de  géographie  physique  ,  celle  de  l'état  où  se  trouvent 
les  eaux  de  la  mer  à  de  grandes  profondeurs  dans  les  régions  polaires. 

On  procède  à  l'élection  d'un  secrétaire  perpétuel  en  remplacement 
de  M.  Cuvier.  M.  Dulong  réunit  la  majorité  des  suffrages. 


REVUE    SCIENXU-iyiJE.  345 

On  procède  ensuite  à  l'élection  d'un  candidat  pour  la  chaire  d'ana- 
loinie  coinparce,au  Jardin-dcs-Plantos.  Le  nombre  des  votans  est  de  45. 
M.  Duvernoy  obtient  20  suffrages,  M.  de  Blainville  en  obtient  22  et 
est  déclaré  élu. 

Séance  du  \6  juillet.  —  M.  Thénard  l'ait  un  rapport  verbal  très- 
favorable  sur  lin  mémoire  de  M.  Dumas ,  relatif  à  la  composition  chi- 
mique du  minium. 

31.  Duniéril  fait,  en  son  nom  et  celui  de  M.  Geoffroy,  un  rapport  sur 
un  ouvrage  de  M.  le  docteur  Breschet ,  ayant  pour  titre  :  Etudes  ana- 
(omiques  et  pathologiques  de  l'œuf  dans  l'espèce  humaine,  et  dans  quel- 
ques-unes des  principales  familles  des  vertébrés. 

Dans  la  partie  de  ce  travail  soumise  au  jugement  des  commissaires  , 
l'auteur  n'a  considéré  que  les  membranes  de  l'œuf,  et  les  principaux 
résultats  de  ses  recherches  peuvent  être  résumés  dans  les  propositions 
suivantes  : 

1°  A  partir  du  moment  de  la  fécondation  ,  il  commence  à  se  former 
dans  l'utérus  une  fausse  membrane  analogue  à  celle  qui  est  sécrétée 
dans  un  grand  nombre  d'inflammations.  C'est  la  caduque  primitive  des 
auteurs,  le  périone  primitif  de  M.  Breschet. 

2°  Cette  membrane  forme  une  poche  complètement  close  ,  et  qui 
renferme  dans  sou  intérieur  un  liquide  que  M.  Breschet  désigne  sous  le 
nom  d'hydropérione. 

3°  Quand  l'ovule  arrive  dans  l'utérus,  il  s'adosse  à  cette  poche  qu'il 
repousse  en  lui  faisant  perdre  sa  forme  sphérique  pour  prendre  celle 
d'une  double  calotte  dont  les  deux  lames  sont  séparées  par  l'hydro- 
périone. 

4°  Cette  double  calotte  s'étend  sur  la  surface  de  l'œuf,  se  réfléchit 
autour  de  lui ,  et  finit  par  l'envelopper  complètement. 

5°  A  cette  époque ,  les  deux  membranes  caduques  sont  apppliquées 
presque  immédiatement  l'une  sur  l'autre  ,  le  liquide  qui  les  séparait 
n'existe  plus  ,  et  le  placenta  a  déjà  commencé  à  se  montrer. 

6°  Le  périone  a  servi  à  la  nutrition  du  fétus  jusqu'au  moment  oii  la 
communication  entre  lui  et  sa  mère  a  été  établie  par  l'intermédiaire 
du  placenta.  Ce  mode  de  nutrition  de  l'embryon  pendant  les  premières 
phases  de  la  vie  semble  devoir  être  rapporté  aux  phénomènes  d'endos- 
mose et  d' exosmose  ,  signalés  par  M.  Dutrochet. 

7°  Les  membranes  caduques  se  forment  partout  oii  se  développe  l'œuf 
lorsque  la  grossesse  est  extra-utérine. 

Toutes  les  dispositions  que  nous  venons  de  signaler  s'appliquent  à 
l'œuf  de  tous  les  mammifères  comme  à  celui  de  l'homme. 


346  RE\DE    DES    DEUX    MONDES. 

L'Académie ,  sur  la  proposition  de  ses  commissaires  ,  décide  que  le 
mémoire  de  M.  Breschet  sera  inséré  dans  le  recueil  des  savans  étrangers. 

M.  Flourens  lit  des  recherches  sur  la  symétrie  des  organes  vitaux  con- 
sidérés dans  la  série  animale. 

Bichat ,  qui  ne  s'était  guère  occupé  que  de  l'anatomie  de  l'homme  et 
des  animaux  dont  l'organisation  se  rapproche  le  plus  de  la  nôtre ,  avait 
avancé  qu'un  des  caractères  distiuctifs  des  appareils  de  la  vie  organi7 
que  était  le  défaut  de  symétrie  contrastant  avec  la  parfaite  régularité 
des  appareils  de  la  vie  animale. 

Cette  proposition,  énoncée  d'une  manière  absolue,  ne  pouvait  se  soute- 
nir sans  quelques  sublerliiges  ,  même  quand  on  n'en  faisait  l'application 
qu'aux  espèces  que  Bichat  avait  considérées;  ainsi,  il  était  un  peu 
étrange  de  prétendre  que  les  poumons  de  l'homme  n'étaient  pas  symé- 
triques à  cause  d'une  fissure  qui  se  trouve  de  plus  à  un  des  côtés  qu'à 
l'autre ,  tandis  qu'on  passait  sous  silence  l'irrégularité  si  frappante  des 
yeux  chez  les  pléronecles ,  celle  des  organes  de  la  voix  chez  plusieurs  oi- 
seaux, etc.  On  avait  depuis  long-temps  remarqué  combien  Bichat  s'était 
éloigné  delà  vérité,  en  donnant  comme  loi  générale  uneVemarque  déduite 
d'un  assez  petit  nombre  de  faits,  mais  on  s'était  contenté  de  signaler 
quelques-unes  des  exceptions  les  plus  apparentes;  aussi  M.  Flourens  ne 
s'est-il  pas  proposé  seulement  de  mettre  plus  en  évidence  cette  erreur 
d'un  anatomiste  d'ailleurs  si  justement  estimé,  mais  de  prouver  qu'il 
faut  croire  en  quelque  sorte  le  contraire  de  ce  qu'il  a  avancé  ,  c'est-à- 
dire  qu'en  considérant  l'ensemble  des  animaux  ,  on  trouverait  plutôt 
comme  condition  générale  des  appareils  de  la  vie  de  nutrition,  la  symé- 
trie que  l'irrégularité.  Pour  cela  ,  il  considère  successivement  les  orga- 
nes dans  tous  les  degrés  de  l'échelle  animale ,  et  de  cet  examen  ,  il  dé- 
duit les  propositions  suivantes  : 

1"  La  symétrie  se  montre  ,  comme  tendance  générale,  dans  les  organes 
de  la  vie  animale ,  aussi  bien  que  dans  ceux  de  la  vie  organique  ;  seu- 
lement, dans  le  premier  cas,  les  exceptions  sont  plus  nombreuses. 

2°  La  symétrie  dans  ces  deux  cas  emporte,  pour  les  organes  doubles  , 
la  nécessité  de  la  position  latérale,  et  pour  les  organes  simples,  celle 
de  la  situation  sur  la  ligne  médiane.  ^ 

5"  Ainsi,  non-seulement  la  vie  de  l'animal  se  compose  de  deux  vies 
(vie  de  nutrition  et  vie  de  relation],  mais  encore  chacune  agit  au  moyen 
d'appareils  égaux  et  symétriques;  chacune  a  son  côté  droit  et  son  côté 
gauche. 

4»  Cette  dualité  de  la  vie  et  cette  dualité  des  appareils  s'étendent  jus- 
qu'au système  le  plus  important  de  l'économie ,  puisque  ,  dans  tous  tes 


UEVUE    SCIENTIFIQUE.  347 

animaux  vertébrés,  il  y  a  deux  systèmes  nerveux  (le  cérébro-spinal  pour 
la  vie  de  relation ,  le  grand  sympathique  pour  la  vie  de  nutrition,  et 
que  le  système  de  la  vie  de  nutrition  dans  tous  ces  animaux  est  double, 
comme  le  système  nerveux  de  la  vie  de  relation. 

Les  irrégularités  que  présentent  les  organes  des  deux  vies  tiennent 
toujours  à  des  circonstances  accidentelles. 

Scance  du  ili  juillet.  — L'Académie  reçoit  l'annonce  de  la  mort  d'un 
de  ses  membres  ,  le  docteur  Portai. 

Le  secrétaire  de  l'institution  royale  de  la  Grande-Bretagne  adresse  au 
nom  de  cette  institution  ,  à  l'Académie  des  sciences,  une  lettre  de  con- 
doléance sur  la  mort  de  M.  Cuvier. 

M.  A.  St-Hilaire  fait,  en  sou  nom  et  celui  de  M.  Labillardière,  un  rap- 
port très -favorable  sur  un  mémoire  de  M.  A.  Moquin  ayant  pour  titre  : 
Considérations  sur  les  irrégularités  de  la  corolle  dans  les  dicotilé- 
dones. 

L'auteur  commence  par  rappeler  les  divers  genres  de  déviations  ad- 
mis jusqu'à  ce  jour  pour  les  fleurs  irrégulières,  et  dont  les  deux  princi- 
paux sont  les  formes  labiées  et  papilionacées.  Il  s'occupe  ensuite  des 
pliénomèncs  qui  altèrent  la  régularité  du  type  primitif  de  la  coroilc. 
Enfin,  il  t'ait  voir  que  même  dans  les  corolles  qui  semblent  s'éloigner  le 
plus  de  ce  type  régulier,  il  s'en  conserve  toujours  des  traces  manifestes. 
Ainsi,  dans  une  corolle  pentapétale,  l'irrégularité  ne  portera  jamais  sur 
les  cinq  pétales  à  la  fois,  mais  suivant  qu'il  en  affectera  quatre,  trois, 
deux  ou  une  seule,  on  aura  quatre  genres  de  déviations  d'un  même 
type  tous  différens  les  uns  des  autres. 

M.  Becquerel  lit  un  mémoire  sur  le  carbonate  de  chaux  et  ses  com- 
posés. 

Le  carbonate  de  chaux  est  une  des  substances  les  plus  répandues  dans 
la  nature;  on  le  rencontre  dans  les  terrains  de  tous  les  âges  depuis  les 
plus  anciens  jusqu'à  ceux  qui  se  forment  maintenant  à  la  surface  du 
globe  :  il  entre  aussi,  comme  on  sait,  dans  la  composition  d'un  grand 
nombre  de  corps  organisés.  Les  formes  sous  lesquelles  il  peut  se  présen- 
ter ,  sont  très-nombreuses ,  mais  elles  constituent  deux  groupes  bien 
distincts  :  le  premier,  comprenant  toutes  les  formes  ramenables  au  rhom- 
boèdre, appartient  au  calcaire  proprement  dit;  le  second  appartient  à 
l'arragonite  ;  sa  forme  primitive  est  le  prisme  droit  rhomboïdal.  On 
ignore  encore  les  circonstances  qui  déterminent  la  cristallisation  dans  le 
système  rhomboïdal,  ou  dans  le  système  prismatique.  Tout  ce  que  l'on 
sait  à  cet  égard,  c'est  que  l'arragonite  se  trouve  ordinairement  dans  des 
gîtes  particuliers,  dans  dos  lorrains  volcaniques  ou  métallifères. 


348  REVUE    DES    «EUX    MONDES. 

Lorsque  le  carbonate  de  cliaux  est  en  cristaux,  on  peut  toujours  aisé- 
ment distinguer  l'arragonite  du  calcaire  proprement  dit  à  l'aide  du  cli- 
vage et  de  la  mesure  des  angles,  mais  jusqu'à  présent  on  n'avait  aucun 
moyen  de  faire  cette  distinction  lorsque  le  clivage  n'était  pas  praticable. 
M.  Becquerel  a  trouvé  un  procédé  par  lequel  on  peut  reconnaître  à  la- 
quelle des  deux  variétés  appartient  une  concrétion  confuse  ,  ou  même 
une  masse  pulvérulente.  Il  a  trouvé  également  un  moyen  pour  faire 
cristalliser  l'arragonite  en  mettant  en  jeu  de  petites  forces  électriques.  La 
l'orme  qu'il  a  obtenue  est  celle  d'un  prisme  quadrangulaire  terminé  par 
deux  sommets  dièdres.  Le  même  appareil  lui  a  servi  pour  obtenir,  crista- 
lisés,  le  double  carbonate  de  chaux  et  de  magnésie  (dolomie),  le  pro- 
toxide  de  cuivre  et  les  carbonates  bleus  et  verts  de  cuivre. 

M.  Pelletier  lit  un  mémoire  sur  l'analyse  de  l'opium  ,  et  fait  connaître 
un  procédé  à  l'aide  duquel,  agissant  sur  une  seule  et  même  quantité  d'o- 
pium ,  il  en  isole  tous  les  principes  immédiats.  Il  en  reconnaît  douze 
dans  cette  substance,  savoir  :  morphine,  narcotine,  méconine,  narcéine, 
acide  méconique,  acide  brun,  matière  grasse  acide  ,  résine,  caoutchouc, 
gomme,  bassorine  et  ligneux. 

La  narcéine ,  principe  immédiat  qui  n'avait  encore  été  signalé  par 
personne ,  offre  les  propriétés  suivantes  :  elle  cristallise  en  aiguilles  qui 
sont  des  prismes  à  quatre  pans  très-déliés;  elle  aune  saveur  amère  et 
styptique,  elle  est  insoluble  dans  l'éther ,  insoluble  dans  l'eau,  mais 
elle  se  dissout  dans  l'alcool.  Elle  se  fond  à  une  chaleur  de  92°  cent.,  et 
ne  se  volatilise  point.  Son  caractère  principal  est  de  prendre,  en  se  com- 
binant avec  les  acides  un  peu  concentrés,  une  belle  couleur  bleue,  et 
de  pouvoir  ensuite  être  retirée  sans  altération  de  cette  combinaison. 

La  narcéine  distillée  à  feu  nu  donne,  entre  autres  produits,  un  acide 
cristallisé  en  aiguille  qui  semble  être  de  l'acide  gallique. 

Séance  du  3o  juillet.  — •  Le  président  annonce  la  mort  de  M.  Chaptal. 
M.  Latreille  présente  des  fragmens  d'os  qui  semblent  appartenir  à  un 
plesio-saurus,  etqui  ont  été  trouvés  dans  une  carrière  de  la  commune  de 
Sainte-Vertu,  canton  de  Noyers,  département  de  l'Yonne. 

M.  Quoy  adresse  l'ensemble  des  observations  qu'il  a  faites  sur  les  mol- 
lusques pendant  la  durée  du  voyage  scientifique  de  V Astrolabe. 

MM.  Audouin  et  Milne-Edwards  présentent  à  l'Académie  le  premier 
volume  de  leurs  recherchespourservir  à  l'histoire  naturelle  du  littoral  de 
la  France.  Ce  premier  volume  se  compose  de  trois  parties  distinctes  : 
la  première  est  l'historique  du  voyage  des  deux  auteurs  ,  avec  la  des- 
cription topographique  et  géologique  de  plusieurs  des  localités  qu'ils 
ont  visitées,  et  des  détails  sur  certaines  branches  d'industrie  propres  à  ces 
cantons. 


REVDK    SCIENTIFIQUE.  349 

La  seconde  partie  contient  deux  mémoires  de  M.  Milue-Edwards  sur 
l'élat  actuel  de  la  pêche  maritime  en  France.  L'auteur,  dans  ce  travail, 
n'a  pas  eu  en  vue  seulement  des  recherches  d'histoire  naturelle,  mais 
encore  des  recherches  statistiques.  Il  établit,  d'après  les  documensles 
plus  dignes  de  foi ,  le  nombre  des  bâtiraens  employés  dans  les  différens 
genres  de  pêche  ,  celui  des  hommes  qui  y  trouvent  leur  moyen  habituel 
de  subsistance,  et  leur  rapport  numérique  avec  la  masse  totale  des  ma- 
rins, etc. 

La  troisième  partie  contient  des  recherches  statistiques  sur  les  naufrages 
qui  ont  eu  lieu  le  long  de  nos  côtes;  l'auteur,  M.  Audouin,  s'attache  à  bien 
apprécier  l'influence  des  saisons  sur  la  fréquence  de  ces  événemens.  L'u- 
tilité de  ce  travail,  qui  n'avait  encore  été  fait  par  personne,  sera  sentie 
par  tous  ceux  qui  peuvent  avoir  intérêt  dans  les  assurances  maritimes. 
Séance  du  6  août.— M.  Larrey  fait  rapport  très-favorable  sur  un  nou- 
veau procédé  à  l'aide  duquel  M.  Velpeau  a  guéri  une  fistule  laryngienne 
qui  offrait  une  grande  perte  de  substance. 

M.  de  Blainville  fait,  en  son  nom  et  celui  de  M.  Latreille,  un  rapport 
sur  les  travaux  de  malacologie  présentés  par  M.  Quoy  dans  la  précé- 
dente séance.  Ces  travaux ,  qui  sont  la  rédaction  définitive  des  recher- 
ches que  M.  Quoy  a  faites  sur  les  mollusques  pendant  les  trois  années 
qu'a  duré  la  navigation  de  l'Astrolabe,  ne  sont  cependant  annoncés  , 
dit  le  rapporteur ,  que  comme  des  matériaux  propres  à  éclairer  l'his- 
toire des  animaux  appartenant  à  ce  type.  Aussi,  quoique  l'auteur  en  ait 
donné  une  classification ,  il  faut  seulement  regarder  comme  provisoire 
cette  partie  de  son  travail.  Toutefois,  comme  il  a  été  obligé  ,  pour  cette 
distribution ,  de  porter  une  grande  attention  sur  les  animaux  aussi  bien 
que  sur  leurs  coquilles  et  leurs  opercules ,  il  en  résultera  nécessairement 
de  grands  avantages  pour  l'établissement  ultérieur  d'une  bonne  mé- 
thode malacologique. 

Passant  à  l'analyse  des  différens  travaux  de  M.  Quoy ,  le  rapporteur 
indique  les  différentes  additions  que  ce  laborieux  naturaliste  a  faites  à 
la  somme  des  espèces  connues.  4ii  espèces  nouvelles  sont  le  fruit  de 
son  voyage.  5o5  espèces  ont  été  étudiées  vivantes,  souvent  sur  un  grand 
nombre  d'individus  mis  dans  les  circonstances  les  plus  convenables  pour 
l'observation.  Plus  de  mille  figures  ont  été  dessinées  et  coloriées  d'après 
la  nature  vivante  par  M.  Quoy  lui-même. 

Dans  l'impossibilité  oii  nous  sommes  ,  disent  en  terminant  les  rap- 
porteurs ,  de  demander ,  pour  un  recueil  aussi  considérable ,  l'impres- 
sion dans  le  recueil  des  savans  étrangers ,  nous  nous  bornerons  à  propo- 
ser que  l'Académie  témoigne  aux  naturalistes  de  V  Astrolabe,  et  à  M.  Quoy 


S'ÏO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  particulier,  toute  sa  satisfaction  pour  avoir  si  bien  accompli  dans 
le  travail  définitif  tout  ce  que  M.  Cuvier  avait  pressenti  de  sa  valeur 
réelle  dans  le  rapport  général  qu'il  a  fait  sur  la  zoologie  de  l'Astrolabe. 

Ces  conclusions  sont  adoptées. 

L'Académie  procède  à  la  nomination  d'un  nouveau  membre,  pour 
remplir  dans  la  section  de  chimie  la  place  vacante  par  le  décès  de 
M.  Serullas.  M.  Dumas,  sur  44  suffrages,  enréunitoG  et  est  déclaré  élu. 

Séance  du  \Z  août. —  M.  de  Humboldt  adresse  de  Berlin  le  pre- 
mier volume  d'une  géographie  comparée  de  l'Asie  et  une  grammaire 
sanscrite.  Le  premier  ouvrage  ,  écrit  en  allemand,  est  de  M.  Ritter,  le 
second  est  de  M.  F.  Bopp  et  écrit  en  latin. 

M.  Payen  communique  un  nouveau  moyen ,  qu'il  a  imaginé,  pour  pré- 
server de  la  rouille  les  ouvrages  en  fer  et  en  acier  ;  ce  procédé  consiste 
à  plonger  les  objets  qu'on  veut  préserver  dans  un  liquide  obtenu  en 
étendant  de  trois  fois  son  poids  d'eau  une  solution  concentrée  de  soude 
impure  ,  solution  désignée  dans  les  manufactures  par  le  nom  de  lessive 
caustique. 

M.  Duméril  est  élu  membre  de  la  commission  chargée  d'examiner  les 
pièces  envoyées  au  concours  pour  le  prix  de  physiologie  Montyon ,  en 
remplacement  de  M.  Cuvier. 

M.  Becquei'el  lit  une  note  sur  la  cristallisation  de  quelques  oxides  mé- 
talliques. 

M.  Guibourt  lit  un  mémoire  sur  les  caractères  distinctifs  des  casto- 
réums  de  Sibérie  et  du  Canada.  Le  dernier,  qui  est  presque  le  seul  que 
l'on  trouve  dans  le  commerce,  en  France,  en  Espagne,  en  Italie,  en 
Angleterre  et  dans  une  partie  de  l'Allemagne ,  est  en  poches  allongées 
pyriformes  applaties  par  la  dessication ,  jointes  le  plus  souvent  deux  à 
deux  :  il  est  dur,  cassant,  non  friable  ,  roux  ,  d'une  odeur  fétide  et  d'une 
saveur  amère  et  nauséabonde  ;  le  castoréum  de  Sibérie ,  employé  plus 
particulièrement  dans  l'est  de  l'Europe,  est  en  poches  doubles  arron- 
dies et  tellement  accolées  l'une  à  l'autre ,  que  la  trace  de  la  séparation 
n'est  le  plus  souvent  pas  visible  ;  il  est  friable ,  jaunâtre,  graveleux  sous 
la  dent,  peu  aromatique,  d'une  saveur  qui  d'abord  très-faible  devient 
ensuite  Irès-amère.  M.  Guibourt  le  croit  toujours  mêlé  de  quelque  sub- 
stance étrangère.  Son  prix,  rendu  dans  nos  pays,  est  de  lo  à  12  fois  plus 
élevé  que  celui  du  castoréum  du  Canada. 

M.  Gauthier  de  Glaubry  lit  un  mémoire  sur  les  calcaires  uitriliables 
du  bassin  de  Paris. 

Lorsqu'on  suit  la  Seine  à  partir  de  Vertheuil ,  où  l'on  exploite  le  cal- 
caire grossier  comme  pierre  à  bâtir,  et  qu'on  descend  jusqu'à  Tripleval  , 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  35  I 

on  rencontre  des  bancs  de  craie  uniformes  dans  leur  épaisseur  et  dans 
leur  slralilication  alternative  avec  des  couches  de  silex. 

Ces  couches  de  craie  d'une  épaisseur  de  70  à  80  centimètres  sont  sé- 
parées par  des  lits  de  silex  ,  dont  les  dimensions  sont  aussi  très-cons- 
tantes. Depuis  un  grand  nombre  d'années,  les  habitans  du  voisinage  en 
extraient  du  salpêtre,  soit  en  recueillant  les  efïlorescences  salines  qui 
se  forment  sur  leurs  flancs  escarpés ,  soit  en  enlevant  avec  de  petites 
hachettes  quelques  millimètres  d'épaisseur  delà  craie,  et  traitant  ensuite 
ce  qu'ils  en  ont  ainsi  enlevé  d'après  les  procédés  ordinaires. 

Après  un  temps  plus  ou  moins  long,  une  nouvelle  récolte  peut  être 
effectuée,  et  l'on  en  obtient  au  moins  deux  dans  l'année. 

Les  efflorescences  qui  apparaissent  à  la  surface  des  couches ,  sont  de 
deux  espèces  aisées  à  distinguer,  même  au  goût.  Les  unes,  très-franche- 
ment salées,  contiennent  beaucoup  de  muriate  de  soude,  les  autres  ont 
une  saveur  nitreuse  bien  prononcée  et  ne  contiennent  guère  ,  en  effet,, 
que  des  nitrates. 

Dans  quelques  points  ,  on  rencontre  des  couches  de  craie  qui  ne  se 
nitrifient  point  :  dans  ces  points,  à  la  partie  supérieure  des  couches,  on 
voit  toujours  quelques  traces  du  calcaire  grossier.  Au-delà  de  Tripleval, 
la  craie  s'enfonce  sous  le  calcaire  grossier,  et  la  nitrilication  disparaît. 

Lorsque  l'on  chauffe  jusqu'au  rouge  les  craies  nitrifiables  ,  il  s'en  dé- 
gage un  peu  d'ammoniaque,  et  c'est  à  la  présence  de  cette  substance 
qu'on  a  voulu  attribuer  la  formation  du  nitre.  Mais  elle  y  est  en  trop 
faible  proportion  pour  qu'on  puisse  admettre  cette  explication  du  phé- 
nomène. Qu'on  songe ,  en  effet ,  que  des  trois  salpétrières  exploitées 
de  la  Roche-Guyon  àTripleval,  on  obtient  par  année  5,6oo  kilogrammes. 
Or,  l'acide  nitrique  qui  entre  dans  la  composition  de  cette  quantité  de 
sel  exigerait,  pour  la  formation  ,  plus  de  i  ,900  kilogrammes  d'une  sub- 
stance animale  sèche,  contenant  vingt  pour  cent  d'azote.  L'auteur  se  croit 
autorisé  à  conclure  d'expériences  qu'il  a  publiées, il  y  a  trois  ans,  que  le 
carbonate  de  chaux  pur  humecté  agit  sur  l'air  de  manière  à  produire 
de  l'acide  nitrique  ,  et  que  c'est  ce  qui  a  lieu  dans  le  cas  dont  nous  par- 
lons. Il  pense  aussi  que  l'influence  du  soleil  dans  cette  opération  est 
très-grande  ,  et  en  effet,  la  nitrification  n'a  guère  lieu  que  dans  les 
couches  qui  sont  exposées  au  midi;  elle  est  très-peu  sensible  dans  celles, 
qui  regardent  le  nord. 

M.  Breschet  présente  plusieurs  mémoires  d'anatomie  comparée  rela- 
tifs à  l'audition  chez  les  vertébrés  et  plus  spécialement  chez  les  poissons. 
Dans  le  premier,  après  avoir  bien  nettement  établi  la  distinction  entre 
le  labyrinthe  osseux  et  le  labyrinthe  membraneux,  rappelé  qu'outre  la 
hjmphc  de  cotugno  ,  située  en  dehors  des  canaux  membraneux  et  des 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poches  du  vestibule ,  il  y  a  dans  l'intérieur  de  ces  mêmes  cavités  mem- 
braneuses un  isulre  liquide  désigné  par  M.  de  Blainville  ,  sous  le  nom 
de  vitrine  auditive  ,  il  fait  voir  que  celte  vitrine  auditive  renferme  chez 
tous  les  reptiles  ,  chez  les  oiseaux ,  les  mammifères  et  chez  l'homme 
lui-même,  de  petites  masses  pulvérulentes  qui  y  sont  suspendues  et  qui 
sont  analogues  aux  ])ierres  auditives  des  poissons  osseux.  Chez  les  pois- 
sons cartilagineux,  la  substance  pierreuse  n'est  plus  agglomérée  en  masse 
solide ,  et  sur  ce  point  ces  animaux  se  rapprochent  de  l'organisation  des 
êtres  supérieurs. 

M.  Brcschet  fait  voir  que  le  labyrinthe  osseux  n'est  point  en  contact 
avec  les  parois  osseuses,  d'où  il  résulte  que  c'est  par  l'intermédiaire 
d'un  liquide,  la  lymphe  de  cotugno  {perilymphe  de  l'auteur),  que  les 
ondes  sonores  sont  transmises  au  labyrinthe  membraneux,  à  la  vitrine  au- 
ditive et  aux  concrétions  qui  y  sont  contenues.il  fait  remarquer  que  c'est 
toujours  dans  des  points  correspondans  au  siège  de  ces  concrétions  que 
viennent  se  terminer  les  filets  des  nerfs  acoustiques  ;  d'où  il  conclut  que 
leur  usage  est  d'arrêter  les  vibrations  de  la  vitrine  auditive  ,  afin  d'évi- 
ter la  prolongation  des  sons  et  leur  confusion  dans  l'oreille.  Suivant 
lui,  le  liquide  de  cotugno  agit  aussi  à  la  manière  de  l'étouffoir  d'un 
piano ,  en  arrêtant  les  vibrations  des  parois  membraneuses  du  vestibule 
et  des  canaux  semi-circulaires. 

Dans  trois  autres  mémoires,  l'auteur  traite  encore  de  l'organe  de  l'au- 
dition ,  mais  en  la  considérant  seulement  chez  les  poissons  ,  êtres  qui  ne 
présentent  pas  dans  cette  partie  de  leur  organisation  des  formes  aussi 
constantes  que  les  mammifères  et  les  oiseaux.  On  peut,  suivant  M.  Brcs- 
chet, rapporter  à  cinq  types  les  modifications  principales  de  l'organe 
de  l'ouïe  chez  les  poissons. 

Le  premier  type  est  propre  aux  cyclostômes ,  et  M.  Breschet  l'a  dé- 
crit précédemment  pour  la  lamproie.  C'est  une  simple  poche  contenant 
un  liquide  et  une  concrétion  pierreuse.  Nul  vestige  d'ailleurs  de  canaux 
semi-circulaires  membraneux  ou  osseux. 

Le  second  type  se  rapporte  à  l'oreille  des  raies,  des  chimères,  etc. 
Ici  on  trouve  une  poche  contenant  des  concrétions  lithoïdes  et  des  ou- 
vertures qui  sont,  les  unes  fermées  par  une  simple  cloison  membra- 
neuse ,  les  autres  constamment  béantes  et  communiquant  avec  l'ex- 
térieur. 

Le  troisième  type  comprend  l'oreille  des  squales,  des  lamies ,  des 
mormyres,  etc.  ,  chez  qui  l'on  trouve  des  fenêtres  vestibulaires  fermées 
par  des  expansions  membraneuses,  et,  chez  quelques  sturioniens,  des  rudi- 
mens  de  chaîne  osseuse,  enfin  deux  poches  lapidifères  et  des  tubes  semi- 
circulaires  membraneux.  Il  n'y  a  plus,  comme  dans  le  type  précédent. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  353 

conimunicalion  libre  entre  l'itilcricur  du  labyrinthe  et  l'extérieur;  une 
membrane  ferme  l'ouverture. 

Le  quatrième  type,  le  plus  simple  et  le  plus  commun,  appartient 
presqu'exclusivementnux  poissons  osseux.  Il  offre  deux  poches  vestibu- 
laires  et  trois  tubes  semi-circulaires.  Mais  jusqu'à  présent  il  a  été  impos- 
sible d'y  découvrir  l'existence  d'aucun pertuis  ,  soit  fermé  ,  soit  ouvert, 
en  rapport  avec  l'extérieur. 

Dans  le  cinquième  type  enfin  se  rangent  tous  les  poissons  dont  le  la- 
byrinthe membraneux  communique  plus  ou  moins  directement  avec  la 
vessie  aérienne  :  les  chipes  ,  les  cyprins  ,  les  spares  ,  les  cobites ,  les  si- 
lures ,  etc. 

Séance  du  10  août.  —M.  le  général  Rognlat  fait  un  rapport  verbal 
sur  un  ouvrage  écrit  en  allemand  et  en  français,  et  ayant  pour  titre 
Atlas  des  plut  mémorables  batailles  des  temps  anciens  et  modernes. 
Les  cartes  destinées  à  faciliter  l'intelligence  du  texte  sont  lithograpUiées 
et  exécutées  avec  une  habileté  très-grande;  du  reste,  cette  exécution 
est  la  seule  chose  qu'il  y  ait  à  louer  dans  tout  l'ouvrage. 

M.  Dey  eux  fait,  en  son  nom  et  celui  de  M.  Chevreuil,  un  rapport  fa- 
vorable sur  le  mémoire  dans  lequel  M.  Guibourt  a  exposé  les  caractères 
distinctifs  des  deux  espèces  de  castoréum. 

M.  Mathieu  fait,  en  son  nom  et  celui  de  MM.  Puissant  et  Prony,  un 
rapport  très-favorable  sur  un  mémoire  ayant  pour  titre  :  Exposé  des 
Observations  astronomiques  et  geodesiques ,  exécutées  eu  18-26,  1827, 
1828  et  182g  ,  par  le  colonel  Brousseaud,  sur  l'arc  du  parallèle  moyen 
qui  traverse  la  France. 

M.  Couerbe  lit  un  mémoire  ayant  pour  titre  :  Histoire  chimique  de 
la  me'conine. 

Cette  substance,  reconnue  pour  la  première  fois  dans  l'opium  par 
l'auteur  du  mémoire  ,  est  blanche,  inodore,  peu  sapide  au  premier  ins- 
tant ,  puis  sensiblement  acre  ;  elle  est  soluble  dans  l'eau ,  l'alcool  et 
l'éther,  et  se  cristallise  également  bien  dans  ces  trois  liquides.  Les  cris- 
taux sont  des  prismes  à  six  pans  dont  les  deux  faces  parallèles  sont  les 
plus  larges ,  et  dont  le  sommet  est  formé  par  un  angle  dièdre. 

La  méconine  fond  à  (,0°  '^''"t.  ^  mais  une  fois  fondue,  elle  conserve  sa  li- 
quidité jusqu'à  ce  que  la  température  soit  descendue  à  yS"  par  une  cha- 
leur de  155"  "^"'-  ;  elle  se  volatilise  comme  un  liquide  aqueux  et  reparaît 
dans  le  récipient  sous  forme  liquide  transparente.  Elle  se  prend  en  re- 
froidissant en  une  masse  blanche,  semblable  à  de  la  graisse  très-pure. 

La  méconine  est  dissoute  par  la  plupart  des  alcalis.  L'ammoniaque 
ne  la  dissout  ni  à  chaud,  ni  à  froid;  le  carbonate  ammoniacal  U  précipite 
de  ses  dissolutions  dans  les  alcalis  caustiques. 


354  r-^.VDE    DIS    DEUX    MONDES. 

Des  acides,  lesi'ns  la  dissolvent  sans  l'allérer,  quel  que  soit  leurdegré 
de  concentration;  d'autres  l'altèrent  au  contraire  et  avec  des  circon- 
stances très-remarquables.  Ainsi  l'acide  sulfurique  étendu  du  quart  ou  de 
la  moitié  de  son  poids  d'eau  dissout  à  froid  la  méconine.  La  solution 
limpide  et  incolore  étant  exposée  à  une  douce  chaleur,  on  voit  s'y  for- 
mer des  stries  verdâtrcs  qui  se  multiplient  à  mesure  que  la  concentration 
augmente,  et  enfin  tout  le  liquide  prend  un  beau  vert  foncé  ;  la  méco- 
nine dans  cet  état  est  complètement  décomposée  et  ne  peut  plus  se  re- 
constituer. Maintenant ,  si  dans  celte  liqueur  verle  on  verse  de  l'alcool , 
le  mélange  prend  une  couleur  rose  clair  ;  chassc-t-on  l'alcool  par  la  va- 
peur, le  beau  vert  foncé  reparaît  de  nouveau.  Si,  au  lieu  de  l'alcool,  c'est 
de  l'eau  qu'on  verse  dans  le  sulfate  de  méconine,  il  s'y  produit  un 
précipité  brun  floconneux  qui  ne  se  dissout  pas  dans  la  mélange  porté 
jusqu'au  point  de  l'ébullitiou.  Lorsqu'eu  filtrant  on  a  enlevé  ces  dépôts, 
la  liqueur  se  montre  d'un  rose  peu  ioocé,  mais  bien  franc  ;  la  concentra- 
lion  par  une  douce  chaleur  y  fait  paraître  la  couleur  verte  ,  et  ce 
double  changement  se  reproduit  autant  de  fois  que  l'on  veut,  tant  que 
la  matière  organique  de  la  solution  n'est  pas  épuisée. 

Api'ès  avoir  exposé  les  principales  propriétés  de  la  méconine,  l'au- 
teur fait  connaître  sa  composition,  qui,  selon  lui,  est  représentée  par 
9  atomes  de  carbone,  9  d'hydrogène  et  4  d'oxigène. 

Le  mémoire  est  terminé  par  la  description  du  procédé  à  l'aide  duquel 
on  obtient  la  méconine.  Comme  celte  substance  n'entre  guère  pourplus 
de  un  deux  millièmes  dans  la  composition  de  l'opium,  on  sent  qu'il  faut, 
lorsqu'on  veut  s'en  procui'er,  agir  sur  de  grandes  quantités.  Mais  le  pro- 
cédé indiqué  par  M.  Couerbe  a  cela  d'avantageux,  que  se  combinant  très- 
bien  avec  les  opérations  à  l'aide  desquelles  on  se  procure  la  morphine , 
on  peut,  quand  on  procède  à  celle  fabrication,  obtenir  à  Irès-peu  de 
peine  et  de  frais  la  méconine. 

Séance  du  27  août.  —  M.  Quoy  adresse  l'ensemble  des  observations 
qu'il  a  faites  sur  les  zoophytes  pendant  le  voyage  de  Z'^,y//o/«Z»e.  Ce  tra- 
vail est  renvoyé  à  l'examen  de  MM.  de  Blainvillc  et  Duméril. 

M.  Thcnard  fait  un  rapport  favorable  sur  le  procédé  proposé  par 
M.  Payen  pour  garantir  de  la  rouille  le  fer  et  l'acier,  et  indique  plu- 
sieurs applications  qu'il  serait  bon  de  tenter.  Ainsi,  pour  la  conserva- 
tion dos  armes,  on  pourrait,  après  s'être  servi  d'un  fusil,  et  sans  le  dé- 
monter, se  contenter  de  passer  sur  le  canon  une  éponge  imbibée  d'une 
dissolution  alcaline.  Si  le  fer  n'était  pas  h  l'abri  de  la  pluie,  on  pour- 
rait ,  après  avoir  applique  la  solution  alcaline  gommeuse  ,  passer  par- 
dessus,  après  dessication,  une  couche  de  vernis.  Les  fils  de  fer  dont  on 
se  sert  pour  les  ponts  suspendus  pourraient  être  préservés  de  l'oxida- 


RUVDE    SCIENTIFIQUE.  355 

lion  par  un  moyen  analogue,  et  il  en  serait  de  même  probablement 
pour  les  pièces  de  fer  qui  entrent  dans  des  constructions  d'une  autre 
nature. 

M.  Gauthier  de  Claubry  adressé  des  observations  sur  les  cbange- 
mens  que  les  cornalines  éprouvent  au  feu  ;  il  conclut  de  ses  expé- 
riences que  la  matière  colorante  de  ces  silex  est  de  nature  organique. 
Ce  fait ,  dit  l'auteur  de  la  lettre ,  paraît  très-important  pour  la  géologie, 
et  jusqu'à  présent  on  n'en  avait  pas  observé  d'analogue. 

MM.  Thénard  et  Gay-Lussac  feront  à  l'Académie  un  rapport  sur  ce 
travail. 

Séance  du  5  septembre.  —  M.  Victor  Audouin  fait  hommage  à  l'Aca- 
démie d'une  brochure  ayant  pour  titre  :  Matériaux  pour  servir  à  l'his- 
toire des  insectes. 

Le  ministre  des  travaux  publics  et  du  commerce  demande  qu'il  soit 
fait  un  rapport  sur  un  mémoire  de  M.  L'Homme,  qui  a  pour  objet  de 
proposer  un  moyen  facile,  sur,  prompt  et  peu  coûteux  pour  la  purifica- 
tion des  matelas  et  de  toutes  les  substances  filamenteuses  qui  peuvent 
être  reçues  dans  les  lazarets.  MM.  Deyeux  ,  Thénard  et  Chevreul  sont 
chargés  de  prendre  connaissance  du  procédé. 

M.  Hachette  communique  verbalement  la  description  d'un  appareil 
imaginé  et  exécuté  par  M.  Pixii  fils.  Au  moyen  de  cet  appareil,  on  peut 
faire  tourner  un  aimant  en  fer  à  cheval ,  autour  d'un  axe  qui  le  divise- 
rait en  deux  parties  symétriques.  Un  morceau  de  fer  doux ,  aussi  recourbe 
en  fer  à  cheval ,  est  placé  symétriquement  au-dessus  du  premier,  et  ses 
branches  sont  entourées  d'un  fil  de  cuivre  revêtu  de  soie  dont  une  des 
extrémités  plonge  dans  un  bain  de  mercure  ,  l'autre  extrémité  étant  un 
peu  au-dessus  de  la  surface  de  ce  liquide.  Lorsqu'on  imprime  à  l'aimant 
un  mouvement  de  rotation ,  on  voit  une  série  d'étincelles  entre  la  sur- 
face du  mercure  et  l'extrémité  libre  du  fil  de  cuivre. 

Le  président  annonce  la  mort  de  M.  de  Zach  ,  un  des  correspondans 
de  l'Académie. 

M.  Thénard  fait,  en  son  nom  et  celui  de  M.  Chevreul,  un  rapport 
favorable  sur  un  mémoire  présenté  daris  la  séance  précédente  par 
M.  Gauthier  de  Claubry  ,  et  tendant  à  prouver  qu'il  existe  dans  les  cor- 
nalines une  quantité  très -appréciable  de  matière  colorante  à  laquelle 
ces  quartz  devraient  leur  couleur. 

M.  Gauthier  de  Claubry  ayant  calciné  dans  une  petite  cornue  de  por- 
celaine des  fragmcns  de  cornaline  avec  du  bi-oxide  de  cuivre,  a  retiré 
pour  100  grammes  de  la  première  substance,  environ  2g  centimètres 
cubes  de  gaze  carbonique.  L'opération  terminée ,  les  fragmens  de  corna- 
line avaient  perdu  leur  couleur.  Cette  expérience  ,  dit  l'honorable  aca- 


356  IIEVUE    DUS    DECX    MfJNDKS. 

démicien ,  n'ayiiiil  pas  paru  suffisante  à  vos  commissaires,  ils  ont  cru 
devoir  engager  l'auteur  du  travail  à  opérer  la  calcination  sur  la  corna- 
line pulvérisée  et  sans  addition  de  bi-oxide.  L'expérience  a  été  faite. 
Cent  grains  de  cornaline  réduite  en  poudre  ont  éprouvé  une  perte  de 
I  gramme  169 milligrammes  ,  et  ont  fourni  uneliqueur  acide  rougissant 
fortement  le  tournesol ,  du  gaz  inflammable  et  du  gaz  acide  carbonique. 
La  liqueur  traitée  par  la  cliaux  n'a  laissé  dégager  aucune  trace  d'ammo- 
niaque. Le  résidu  de  la  calcination  était  d'un  blanc  grisâlre. 

Cette  expérience  confirme  pleinement  l'assertion  émise  par  M.  Gau- 
thier (leClaubry;  mais  quoiqu'il  soit  prouvé  que  la  couleur  delà  cornaline 
est  duc  k  la  présence  d'une  matière  végétaie,  il  reste  à  déterminer  la 
nature  de  cette  substance ,  et  de  plus  il  sera  nécessaire  de  constater  si 
une  partie  de  la  perle  qu'éprouve  la  cornaline  par  la  clialeur  n'est  pas 
due  en  partie  à  l'évoparation  de  l'eau  contenue  dans  la  pierre. 

L'Académie  ,  conformément  aux  conclusions  des  commissaires ,  ac- 
corde son  approbation  au  mémoire  de  M.  Gauthier  de  Claubry. 

M.  Dupuytren  fait  un  rapport  très-favorable  sur  un  ouvrage  de  M.  Des- 
genetles ,  candidat  pour  la  place  d'académicien  libre ,  vacante  par  la 
mort  de  M.  Henry  de  Cassini.  L'ouvrage  est  la  relation  médicale  de 
l'armée  d'Orient. 

M.  Dupuytren  ayant ,  dans  son  rapport,  fait  allusion  au  trait  si  sou- 
vent cité  comme  un  des  litres  de  la  gloire  de  M.  Desgenettes ,  l'inocu- 
lation de  la  peste  que  cet  habile  médecin  aurait  pratiquée  sur  lui-même 
dans  le  but  de  rassurer  les  malades,  M.  Costaz,  académicien  libre,  qui 
faisait  aussi  partie  de  l'expédition  d'Egypte  ,  commence  à  détailler  les 
circonstances  de  cet  événement,  et  désigne  M.  Larrey  comme  en  ayant 
été  témoin  avec  lui.  M.  Larrey,  sans  nier  positivement  le  fait,  déclare 
qu'au  moins  il  ne  s'est  pas  passé  en  sa  présence,  et  demande  que  son 
nom  ne  soit  pas  invoqué  k  l'appui.  M.  Costaz  interrompt  son  récit. 

Séance  du  10  septembre.  —  M.  de  Mirbel  annonce  la  mort  de  sirEve- 
rardHome,  correspondant  de  l'Académie  dans  la  section  d'anatomie  et 
de  zoologie. 

M.  de  Humboldt  adresse,  de  Berlin,  une  brochure  écrite  en  allemand 
ayant  pour  titre  :  Deuxième  lettre  de  M.  Elie  de  Beaumont ,  sur  l'âge  re- 
latif des  chaînes  de  montagnes. 

M.  Sellier,  qui  avait  déjà  adressé  précédemment  des  considérations 
sur  l'électricité  de  l'atmosphère ,  envoie  comme  addition  k  son  premier 
mémoire,  les  détails  d'une  expérience  qu'il  a  faite  récemment  et  qui  se 
rapporte  au  même  sujet.  «  Dorther,  dit-il,  a  fait  connaître,  dans  un 
mémoire  publié  dans  le  second  tome  des  anciennes  Annales  de  chimie, 
la  manière  dont  se  dépose  l'humidité  exhalée  dans  l'intérieur  d'un  ballon 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  357 

de  verre.  Si  le  ballon  est  dans  l'ohscurilé,  le  dépôt  s'opère  également 
sur  toutes  les  parties  de  la  surface  interne  ;  mais  si  le  ballon  reçoit  la 
lumière  et  la  reçoit  inégalement,  c'est  toujours  sur  le  côté  le  plus  éclairé 
que  l'humidité  vient  se  déposer.  Si  la  lumière  étant  égale  sensiblement 
de  tous  les  côtés  ,  il  y  a  différence  dans  la  température  ,  la  vapeur  se  dé- 
pose sur  les  parois  les  plus  froides. 

«  Ce  fait,  poursuit  M.  Sellier,  était  inexplicable  à  l'époque  oîi  il  a  été 
observé,  mais  il  tient  certainement  à  ce  que  le  verre,  en  s'électrisant  sous 
l'influence  de  la  lumière,  attire  la  vapeur  électro  -négative  de  l'eau. 
En  effet,  si  l'on  suspend  au  milieu  du  ballon  une  mèche  de  coton  imbibée 
d'huile  de  thérébentine  ,  il  ne  se  dépose  aucune  vapeur,  tant  que  la 
température  de  l'intérieur  du  ballon  ne  diffère  pas  sensiblement  de  celle 
de  la  chambre.  Cette  expérience  semble  une  confirmation  de  l'idée  émise 
par  Franklin  sur  ce  genre  de  phénomène,  et  obligera  probablement  à  mo- 
difier la  théorie  de  la  rosée  admise  depuis  les  expériences  de  Weels.  » 

Cette  lettre  est  renvoyée  à  la  commission  mixte ,  chargée  d'étudier 
les  rapports  entre  la  succession  des  phénomènes  météorologiques  et  la 
marche  du  choléra-morbus. 

M.  Mathieu  fait,  en  son  nom  et  celui  de  M.  Damoiseau,  un  rapport  très- 
favorable  sur  un  mémoire  dans  lequel  M.  Daussy  a  donné  les  détermi- 
nations astronomiques  de  Srayrne ,  Constantinople  et  Palerme  ,  etc. 
La  longitude  de  l'observatoire  de  cette  dernière  ville ,  célèbre  par 
les  travaux  de  Piazzi ,  n'était  pas  fixée  de  manièi-e  à  ne  plus  laisser  de 
doute.  M.  Daussy  l'a  trouvée  de  44'-4"  en  temps  ;  la  latitude  conforme 
à  celle  donnée  par  Piazzi  est  de  38  6'  44".  Les  longitudes  des  prin- 
cipaux points  indiquées  dans  le  mémoire  de  M.  Daussy  ont  été  dé- 
terminées au  moyen  d'occultations  d'étoiles,  les  autres  par  le  transport 
du  temps  au  moyen  du  chronomètre. 

L'Académie  ,  conformément  aux  conclusions  de  ses  commissaires,  ac- 
corde son  approbation  au  mémoire  et  engage  l'auteur  à  continuer  ses 
travaux  dont  elle  a  déjà  en  plus  d'une  occasion  fait  ressortir  l'utilité. 

Séance  du  l'j  septembre.  —  MM.  Caperon  et  Boniface-Albert  annon- 
cent qu'ils  ont  trouvé  un  moyen  facile  et  économique  de  conserver  les 
corps ,  moyen  qui  a  sur  les  procédés  ordinaires  des  embaumemens  l'avan- 
tage de  n'exiger  aucune  application  externe,  de  sorte  que  les  traits  du 
visage,  qui  ne  sont  nullement  défigurés,  restent  parfaitement  apparens. 
Leur  procédé  n'exige  la  soustraction  d'aucune  partie,  il  peut  s'exécuter 
dans  la  maison  du  mort,  et  être  terminé  en  huit  jours.  Les  auteurs  deman- 
dent à  mettre  sous  les  yeux  de  l'Académie  un  corps  ainsi  préparé. 

M.  de  Humboldt  communique,  de  Berlin,  l'extrait  d'une  lettre  qui  lui 
TOME  VIII.  24 


358  REVUE  OES  DEUX  MONDES. 

a  été  adressée  de  Buénos-Ayres  par  M.  Bonpland,  en  date  du  7  mai  1832- 
Ce  naturaliste,  pour  lequel  on  commençait  à  avoir  de  Houvelles  inquié- 
tudes, anuonce  qu'il  a  écrit  plusieurs  fois,  mais  ses  lettres  ne  sont  pas 
parvenues.  Il  parle  des  travaux  auxquels  il  s'est  livré  avec  une  nouvelle 
ardeur  depuis  sa  sortie  du  Paraguay,  ainsi  que  de  ceux  qu'il  se  propose 
de  terminer  avant  son  départ  pour  l'Europe,  qui  doit  cependant  être 
prochain;  il  annonce  l'envoi  des  collections  formées  par  lui,  tant  de  celle 
qu'il  a  pu  sauver  au  milieu  de  ses  nombreux  revers  que  les  fruits  des 
récoltes  qu'il  a  faites  depuis  deux  ans  :  dans  le  nombre  est  une  suite 
géologique  appartenant  à  son  premier  voyage  avec  M.  de  Humboldt. 
Plusieurs  plantes  découvertes  par  lui  semblent  devoir  oÉfrir  des  appli- 
cations utiles  à  l'industrie  ou  à  l'art  de  guérir.  Les  fatigues  de  ce  cou- 
rageux savant  n'auront  pas  été  entièrement  perdues,  comme  on  avait  lieu 
de  le  craindre.  Le  gouvernement  lui  tiendra  compte  sans  doute  des  efforts 
qu'il  a  tentés  pour  la  science  ,  et  le  dédommagera  des  pertes  qu'il  a 
essuyées. 

M.  de  Humboldt,  dans  la  lettre  qui  contient  ces  extraits ,  donne  aussi 
communication  d'un  fait  très-important  pour  l'histoire  des  révolutions 
du  globe ,  de  la  découverte  de  fragmens  de  grauwake  empâtés  dans  le 
granité.  M.  de  Seckendorf  a  fait  cette  curieuse  observation  dans  le  Hartz 
(vallée  de  Radau).  Une  autre  communication  comprise  dans  le  même 
envoi,  et  relative  à  une  observation  de  la  comète  de  Encke,  faite  à 
Buénos-Ayres ,  par  M.  Massoti ,  le  2  juin  i832  ,  à  5  h.  3o',  temps  civil  à 
Buénos-Ayres.  L'ascension  droite  de  l'astre  était  de  56)  07' ,  5'  et  sa  dé- 
clinaison (australe)  de  im  20',  i'.  Les  résultats  calculés  d'avance,  par 
M.  Encke,  ne  diftèrent  pas  de  plus  de  deux  minutes  de  ceux  qui  ont  été 
ainsi  obtenus  par  l'observation  directe. 

M.  Isidore  Geoffroy  Saint-Hilaire  adresse  la  première  livraison  de  ses 
études  zoologiques;  cet  ouvrage  contient  des  recherches  fort  intéressantes 
sur  beaucoup  d'animaux  entièrement  nouveaux  ou  jusqu'à  présent  mal 
connus.  L'auteur  discute  la  place  que  chacun  d'eux  doit  occuper  dans  les 
cadres  zoologiques,  en  donne  une  description  fort  complète,  et  dans  la- 
quelle il  fait  bien  ressortir  les  caractères  distinctifs  tant  internes  qu'ex- 
ternes ;  enfin  il  donne  des  renseignemens  souvent  très-curieux  sur  l'ha- 
bitation ,  le  genre  de  nourriture  et  les  diverses  habitudes  de  ces  êtres. 
Plusieurs  lui  ont  été  communiqués  par  un  voyageur  français,  M.  Dor- 
bigny,  qui,  depuis  plus  de  quatre  ans,  explore  le  sud  de  l'Amérique  mé- 
ridionale. 

M.  Herschell  fait  hommage  à  l'Académie  de  ses  recherches  sur  l'orbite 
des  étoiles  doubles  à  révolutions. 


REVUE    SCIENTIFK^UK,  35^ 

M.  Geoffroy  dépose  sur  le  bureau  un  nouveau  mémoire  sur  les  or- 
ganes (lu  kangourou  thétis.  J'avais, dit  l'honorable  académicien,  retardé 
jusqu'à  présent  la  publication  de  ce  travail,  espérant  le  rendre  plus 
complet  par  la  dissection  d'autres  marsupiaux.  Tant  que  M.  Cuvier  a 
vécu,  il  a  mis  à  ma  disposition,  avec  la  plus  grande  libéralité,  tout 
ce  qui  pouvait  m'être  nécessaire  pour  la  continuation  des  études  que 
j'avais  commencées.  Maintenant  la  direction  des  travaux  anatomiques  est 
passée  dans  d'autres  mains ,  et  quoique  la  mort  récente  d'un  pbalanger 
m'eût  fait  concevoir  l'espoir  de  pouvoir  bientôt  confirmer  mes  premières 
vues  ou  au  moins  les  modifier,  je  me  suis  vu  frustré  dans  mon  attente  , 
et  c'est  avec  un  vif  sentiment  de  regret  que  je  présente  aujourd'hui 
un  travail  que  j'aurais  voulu  ,  et  que  j'aurais  dû  pouvoir  rendre  plus 
complet. 

M.  Thénard  annonce  qu'il  a  reçu  de  M.  Vicat  une  réclamation  relative 
au  rapport  qu'il  avait  fait  dans  une  des  précédentes  séances  ,  sur  la  pro- 
priété qu'ont  les  alcalis  de  préserver  le  fer  de  la  rouille,  propriété  décou- 
verte par  31.  Payen.  L'auteur  de  la  lettre  réclame  la  priorité  d'invention, 
en  montrant  que  dans  les  Annales  des  jwnts-et- chaussées ,  janvier  et 
février  i83i ,  il  a  parlé  de  l'action  qu'exerçait  la  chaux  sur  le  fer,  en 
s' opposant  à  son  oxidation.  Ce  que  M.  Vicat  avait  remarqué  pour  une 
seule  substance,  dit  l'honorable  académicien,  M.  Payen  l'a  constaté  pour 
toute  une  classe  de  corps  :  ainsi  quand  même  il  aurait  eu ,  ce  qui  n'est 
nullement  prouvé ,  connaissance  du  fait  consigné  dans  les  Annales  des 
ponls-et-chaussées,  il  n'en  aurait  pas  moins  le  mérite  d'avoir  fait  une 
découverte  plus  générale,  et  d'avoir  indiqué  des  applications  qui  peuvent 
être  fort  utiles. 

M.  Duméril  fait  un  rapport  très- favorable  sur  la  monographie  du  genre 
colombelle ,  de  M.  Duclos  ;  il  donne  des  éloges  à  l'esprit  qui  a  présidé 
k  ce  travail  et  à  la  sagacité  dont  l'auteur  a  donné  de  nombreuses  preuves , 
tant  dans  cette  monographie  que  dans  d'autres  ouvrages  de  même  genre , 
déjà  honorés  de  l'approbation  de  l'Institut.  Les  figures  jointes  au  texte 
sontde  la  plus  belle  exécution,  et  elles  offrent  ceci  de  tout-à-fait  neuf  et 
d'intéi'essant  pour  le  naturaliste,  que  beaucoup  des  coquilles  sont  repré- 
F.entéesavecleur  drap  marin,  partie  qui  manque  le  plus  souvent  même  dans 
les  collections  les  plus  judicieusement  formées,  et  qui  cependant  peut 
fournir  de  très-bons  caractères  de  distribution.  Chaque  espèce,  en  effet, 
a,  pour  ainsi  dire,  dans  celle  partie,  une  texture  qui  lui  est  propre,  les 
filamens  sont  tantôt  longs ,  tantôt  courts  ;  l'étoffe  est  quelquefois  très- 
velue,  d'autres  fois  avec  l'aspect  du  velours,  ou  légèrement  tomenteuse 
ou  enfin  entièrement  lisse.  Les  fibres  offrent  dans  certains  cas  des  lamelles 
égales  entre  elles,  tantôt  garnies  d'aspérités  régulièrement  placées,  et 


36o  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  l'ensemble  forme  des  lignes  droites  ou  ondées,  parallèles  ou  croisées 
sous  des  angles  divers. 

Nous  proposerions  d'insérer  ce  mémoire  dans  le  recueil  des  savans 
étrangers  ,  si  le  nombre  des  planches  qu'il  contient  et  la  destination  que 
lui  a  donnée  son  auteur  n'y  mettaient  obstacle,  mais  du  moins  il  nous 
paraît  mériter  complètement  l'approbation  de  l'Académie. 

Ces  conclusions  sont  adoptées. 

L'Académie  procède  à  l'élection  d'un  candidat  pour  la  place  de  pro- 
fesseur d'histoire  naturelle  à  l'école  de  pharmacie;  sur  43  suffrages, 
M.  Guibourt  en  obtient  aS  et  est  déclaré  élu. 

On  passe  à  l'élection  d'un  candidat  pour  la  chaire  d'histoire  naturelle, 
vacante  au  collège  de  France;  sur  42  suffrages,  M.  Elie  de  Beaumont 
en  réunit  24,  et  est  déclaré  élu. 

Séance  du  24  septembre —  MM.  Maximilien  Casa  Murata  et  André 
Lombardo  annoncent  qu'ils  ont  trouvé  un  nouveau  moyen  de  faire  mou- 
voir les  bâlimens  sans  l'aide  du  vent,  de  la  vapeur,  et  sans  avoir  recours 
à  des  moyens  mécaniques. 

M.  Baudelocque  présente  un  nouvel  instrument  de  son  invention,  des- 
tiné à  terminer  certains  accouchemens  laborieux  en  divisant  l'enfant  mort 
dans  le  sein  de  sa  mère.  L'instrument  est  renvoyé  aux  commissaires  qui 
ont  déjà  été  appelés  à  prononcer  sur  une  autre  invention  du  même  mé- 
decin ,  le  forceps  pour  broyer  la  tête  du  fœtus. 

M.  le  docteur  Fabré-Palaprat  présente  un  instrument  qu'il  propose  de 
substituer  aux  brosses  en  crin  ou  en  fil  de  laiton,  pour  les  frictions  élec- 
triques. L'intérieur  de  l'instrument  est  creux  de  manière  à  recevoir  de 
l'eau  ,  et  à  être  portée  ainsi  à  une  température  qui  peut  approcher ,  si  on 
le  juge  nécessaire,  de  celle  de  l'eau  bouillante;  servant  ainsi  à  commu- 
niquer à  la  fois  aux  parties  avec  lesquelles  on  le  met  en  contact,  la  cha- 
leur et  l'électricité.  Cet  instrument  est  désigné  par  son  inventeur  sous  le 
nom  d'électro-tliermophore. 

M.  Payen  écrit,  à  l'occasion  de  la  réclamation  de  M.  Vicat ,  qu'il 
n'avait  pas  eu  connaissance  de  la  publication  dans  laquelle  cet  ingénieur 
fait  connaître  la  propriété  de  la  chaux  pour  préserver  le  fer  de  la  rouille ,. 
mais  que  depuis  ayant  recherché  ce  qui  s'était  fait  avant  lui  sur  ce  sujet, 
il  a  trouvé  que  M.  Vicat  n'avait  pas  non  plus  de  titre  à  la  priorité  de  la 
découverte.  Cette  propriété  de  la  chaux  était  depuis  quinze  ans  connue 
par  M.  Cagniard  de  Latour  :  elle  a  été  sigpaalée  dans  un  ouvrage  anglais 
dont  l'extrait  se  trouve  reproduit  dans  le  Journal  des  connaissances  utiles. 
Du  reste,  comme  l'a  déjà  fait  remarquer  M.  Thénard,  la  propriété  de 
préserver  le  fer  de  la  rouille  n'appartient  pas  à   la  chaux  seulement. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  36t 

mais  à  toute  une  classe  de  corps,  et  c'est  ce  qui  n'avait  été  soupçonné 
ni  par  M.  Vicat,  ni  par  M.Cagniard  de  Latour,  ni  par  l'auteur  anglais. 

Dans  les  cas  où  la  proportion  des  alcalis  est  trop  faible  ,  l'oxidation  se 
manifeste  ,  mais  sur  quelques  points  seulement  :  elle  y  présente  une  cou- 
leur verdàtre ,  et  est  formée  en  grande  partie  de  bi-oxide.  On  hâte  l)eau- 
coup  cette  formation,  comme  l'a  reconnu  M.  Payen,  en  ajoutant  du 
chlorure  de  sodium.  On  voit  alors  apparaître,  quelquefois  en  moins  d'une 
minute,  des  traits  prononcés  d'oxide  brun  verdàtre  qui  rendent  mani- 
feste la  texture  variable  du  fer  grenue  ou  fibreuse.  Il  paraîtrait  donc 
que  cette  oxidation  dépendrait  d'une  action  électro-chimique  entre  les 
portions  d'une  même  masse  de  fer  imperceptiblement  écartées. 

M.  Payen  dépose  un  paquet  cacheté  contenant  la  description  d'un 
nouveau  procédé  pour  la  conservation  des  viandes  alimentaires. 

M.  de  Humboldt  fait  hommage  à  l'Académie,  au  nom  de  l'auteur, 
M.  Grimm,  géographe  à  Berlin,  d'une  carte  de  l'Hymalaya  ,  dans  laquelle 
les  parties  des  montagnes  couvertes  de  neiges  perpétuelles  sont  indiquées 
par  une  couleur  particulière.  Les  bases  de  cette  carte  se  trouvent  dis- 
cutées dans  un  mémoire  de  M.  Ritter,  inséré  dans  le  dernier  volume 
des  Mémoires  de  l'Académie  de  Berlin. 

La  carte  de  M.  Grimm  est  lithographiée  et  offre  une  netteté  et  une 
harmonie  comparable  à  ce  que  l'on  pourrait  obtenir  de  plus  satisfaisant  du 
travail  du  burin.  Il  paraît  qu'en  Allemagne  l'application  de  la  litho- 
graphie aux  dessins  topographiques  a  été  plus  soignée  qu'en  France  ;  du 
moins  dans  un  autre  ouvrage  envoyé  récemment  d'Allemagne  à  l'Aca- 
démie des  sciences  (  l'Atlas  des  batailles  les  plus  mémorables),  ou  remar- 
quait la  même  perfection. 

M.  Geoffroy  Saint-Hilaire  dépose  sur  le  bureau  un  mémoire  imprimé , 
ayant  pour  titre  :  Observations  sur  la  concordance  des  parties  de 
l'hyoïde  dans  les  quatre  classes  d'animaux  vertébrés.  Le  mémoire  est 
terminé  par  la  phrase  suivante  :  «  En  être  venu  là  au  sujet  des  études 
si  compliquées  de  la  structure  animale ,  c'est  avoir  grandi  dans  la  pre- 
mière des  sciences  philosophiques  de  l'enfance  à  la  virilité.  »  Si  cette 
phrase,  dit  l'auteur,  en  présentant  son  ouvrage,  n'indique  qu'un  mou- 
vement déplacé  d'orgueil,  le  public  en  fera  bonne  et  sévère  justice; 
mais  si  elle  est  fondée  au  contraire  sur  une  conviction  légitime,  sur  de 
justes  droits,  elle  aura  l'autorité  d'un  txegi  monumentum ,  le  public 
l'approuvera, 

M.  Duméril  fait  un  rapport  verbal  très-favorable  sur  les  six  dernières 
livraisons  de  l'Histoire  générale  et  particulière  des  mollusques  terrestres 
et  fluvialilos,  par  M.  de  Férussac.  Le  rapporteur  donne  de  grands  éloges 
à  la  conception  de  l'ouvrage  comme   à  son  exécution  matérielle ,  et  ter- 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mine  en  exprimant  io  désir  que  le  gouvernement  encourage  par  ses  libé- 
ralités la  continuation  d'un  ouvrage  pour  lequel  l'auteur  a  fait  des  frais 
immenses. 

M.  de  Blainville  fait ,  en  son  nom  et  celui  de  M.  Duméril,  un  rapport 
sur  les  travaux  de  M.  Quoy,  ayant  pour  objetlesannélides  elles  zoophytes. 
Après  avoir  montré  combien  cette  branche  de  la  science  des  animaux 
était  restée  en  arrière,  et  fait  voir  qu'elle  ne  pouvait  avancer  que  par 
les  efforts  de  naturalistes  qui  vont  observer  sur  les  lieux  mêmes  les 
êtres  qui  en  font  l'objet ,  le  rapporteur  entre  dans  le  détail  des  addi- 
tions nombreuses  dues  au  zèle  infatigable  de  M.  Quoy.  L'Académie  sait 
déjà  combien  l'histoire  des  mollusques  s'est  étendue,  grâce  aux  recherches 
de  ce  naturaliste  ;  celle  des  autres  invertébrés  qui  font  l'objet  de  son 
second  travail  ne  lui  sera  pas  moins  redevable.  On  peut  même  dire  que 
la  lacune  qu'il  remplit  ici  était  plus  vaste  et  plus  dii&cile  à  combler  ; 
en  conséquence  nous  proposons ,  non  d'inscrire  dans  le  recueil  des  sa- 
vans  étrangers  les  nouveaux  mémoires  de  M.  Quoy  qui  ont  déjà  une 
destination  forcée,  mais  d'adresser  à  l'auteur  de  nouveaux  encourage- 
mens  et  de  nouveaux  remerciemens. 

ROUJLIN. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAmE, 


3o   octobre   i832. 


Depuis  l'avènement  du  nouveau  ministère,  malgré  tout  le  hruit  que 
l'on  a  fait  à  la  frontière ,  malgré  les  cris  menacans  qu'on  a  jetés  ;  bien 
que  l'on  ait  entonné  chaque  jour,  matin  et  soir,  le  Chant  du  Départ, 
la  guerre  n'est  devenue  ni  plus  ni  moins  imminente  ;  le  glaive  est  de- 
meuré, comme  il  était  auparavant,  suspendu  sur  l'Europe.  On  a  seu- 
lement agité  quelque  peu  le  fil  qui  le  retient  en  l'air.  Qu'on  se  rassure 
d'ailleurs,  le  fil  est  bon.  L'épée  ne  tombera  point,  et  ne  blessera  per- 
sonne. 

Mais  une  révolution  discrète  et  paisible  s'est  accomplie  silencieuse- 
ment en  Espagne ,  sous  les  auspices  de  la  reine.  L'exil  de  Calomarde  et 
d'Alcudia  a  été  promptement  suivi  du  renvoi  de  toutes  leurs  créatures. 
La  régente  n'a  pas  balancé  non  plus  à  s'entourer  des  principaux  repré- 
sentans  de  l'opinion  constitutionnelle  modérée.  Nouvelle  Marie-Thérèse, 
elle  a  parcouru  leurs  rangs  ,  sa  fille  dans  les  bras.  C'était  une  heureuse 
et  habile  inspiration. 

Parmi  les  hommes  honorables  que  l'Espagne  voit  avec  le  plus  de  con- 
fiance consultés  en  ce  moment  sur  ses  vœux  et  ses  besoins  ,  il  convient 
de  distinguer  le  comte  Ezpeleta  et  Cambronero  ,  l'éloquent  et  coura- 
geux avocat  qui  se  dévoua  si  noblement  à  la  défense  des  victimes  poli- 
tiques sacrifiées  à  Madrid  en  i83o. 

Il  faut  le  dire  aussi.  Ce  ne  fut  pas  non  plus  la  faute  de  la  jeune  reine 
si  Miyar  et  La  Torre  furent  à  cette  époque  livrés  au  bourreau.  Chacun 
sait  que  ,  pour  obtenir  leur  grâce  ,  elle  n'épargna  ni  les  supplications  ni 
les  larmes,  et  qu'elle  se  jeta  même  aux  genoux  du  roi.  Mais  Ferdinand  VII 
ne  souffrait  pas  alors  de  la  goutte.  Il  eut  assez  de  force  pour  aider  son 
épouse  à  se  relever,  tout  en  lui  refusant  le  p'us  gracieusement  du  monde, 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  pour  le  salut  de  ses  sujets,  le  pardon  des  condamnés.  Or,  il  arrive 
aujourd'hui  que  ce  bon  prince  est  malade ,  et  garde  le  lit  ;  l'Espagne  , 
il  est  permis  de  l'espérer,  ne  s'en  portera  pas  moins  bien. 

Quant  à  la  France ,  sa  santé  n'est  devenue  ni  meilleure  ni  plus  mau- 
vaise ,  quoique  ses  nouveaux  médecins  ne  lui  épargnent  point  les  ordon- 
nances ,  et  se  déclarent  seuls  capables  de  la  traiter,  elle  ne  leur  accorde 
qu'une  médiocre  confiance ,  et  semble  croire  que ,  pour  guérir  complè- 
tement, elle  aurait  besoin  de  suivre  un  rJgime  tant  soit  peu  contraire  à 
celui  qu'ils  lui  prescrivent. 

En  attendant  les  représentations  prochaines  de  la  chambre  ,  pendant 
cette  quinzaine  ,  nos  théâtres  ont  fait  de  leur  mieux  pour  nous  distraire 
et  nous  divertir. 

Désespérant  de  rien  imaginer  déplus  hideux  que  ses  derniers  drames, 
afin  de  varier  nos  plaisirs  ,  la  Porte-Saint-Martin  a  eu  l'heureuse  idée  de 
nous  donner  de  la  laideur  physique ,  comme  elle  nous  avait  donné  de 
la  laideur  morale.  Elle  nous  a  donc  montré  un  Anglais  ,  nommé,  je  crois, 
Tom-Rick ,  qui  imite  tour  à  tour,  avec  une  horrible  perfection,  le  singe , 
la  limasse,  l'araignée,  le  lézard  et  le  crapaud.  C'est  un  spectacle  odieux 
assurément ,  et  qui  soulève  le  cœur  ;  cependant ,  à  tout  prendre  ,  Tom- 
Rick  dégoûte  moins  profondément  que  Dix  Ans  de  la  Vie  d'une  Femme; 
mieux  valent  encore  les  grimaces  et  les  contorsions  du  corps  que  celles 
de  l'ame. 

Aux  Italiens  ,  mademoiselle  Julie  Grisi  a  débuté  d'une  manière  bien 
brillante  dans  la  Semiram,ide ,  et  l'on  ne  doit  pas  attribuer  uniquement 
ce  triomphe  à  son  admirable  beauté  :  il  en  faut  rapporter  la  meilleure 
partie  à  l'élégance  de  son  jeu  ,  àl'étenduede  sa  voix, et  à  Texcellence  de 
sa  méthode. 

L'Opéra  ne  nousapas  révéléseulementle  talent  de  deux  jeunes  et  jolies 
danseuses,  mesdemoiselles  Filz-James  et  Varin;  mademoiselle  Falcon  n'y 
a  pas  seulement  continué  ses  débuts  avec  le  même  succès  dans  Moïse  que 
dans  Robert  le  Diable  ■■  nous  y  avons  pu  voir  encore  messieurs  les  Saint- 
Simoniens,  majestueusement  assis,  en  grand  costume,  sur  les  bancs  de 
l'amphithéâtre,  comme  nous  les  avions  vus  sur  ceux  de  la  police  correc- 
tionnelle. I 

Après  nous  avoir  montré  tant  de  divinités  païennes,  et  jusqu'au  paradis 
chrétien,  c'était  bien  le  moins  que  l'Opéra  nous  montrât  aussi  les  dieux 
sainl-simoniens.  L'olympe  de  Ménil-Montant  manquait  à  son  répertoire. 

Vous  le  voyez  donc,  cette  religion  n'est  pas  morte,  comme  on  l'avait  dit. 
On  la  rencontre  encore  dans  les  rues  et  dans  les  passages.  Elle  se  promène 
et  se  crotte  sur  le  boulevart ,  en  pantalon  blanc,  en  jaquette  noire,  et  en 


REVUK.  CHRONIQUE.  365 

casquette  rouge.  Elle  chante,  elle  prêche,  elle  écrit  et  fait  des  circulaires. 

En  voici  par  exemple  une  toute  nouvelle  qu'elle  vient  d'adresser  par 
la  petite  poste ,  aux  grands  hommes  du  siècle  qui  se  trouvent  en  ce  mo- 
ment à  Paris. 

Celte  circulaire  a  pour  sii']ell' attente  du  père. 

—  Qu'est-ce  donc  que  le  père  attend?  m'allez-vous  demander. 

—  Toujours  la  même  chose,  le  père  attend  la  femme  libre,  la  femme 
de  gloire  et  d'enthousiasme  ,  — la  messie. 

«  Que  fait-elle  à  cette  heure?  s'écrie  le  père ,  depuis  si  long-temps  je 
l'aime  et  je  l'attends;  dis-moi,  mon  Dieu,  dis-moi  si  déjà  elle  m'aime  aussi; 
dis-moi  surtout  si  elle  veut  encore  quelque  chose  de  moi.  » 

Ceci  laisserait  supposer  que  la  femme  libre  n'est  pas  entièrement  in- 
connue au  père,  et  qu'il  lui  a  donné  déjà  quelque  chose.  Il  n'en  est  rien 
pourtant,  comme  on  le  verra  tout  à  l'heure. 

Plus  loin,  le  père  implorant  aussi  des  femmes  libres  à  l'usage  de  ses  fils, 
s'écrie  encore  : 

«  Ils  souffrent  mes  enfans,  ô  mon  Dieu,  car  parmi  les  hommes  tu  les  as 
choisis  hommes  de  désir  ;  ils  souffrent,  car  ils  ne  peuvent  vivre  long-temps 
privés  de  la  moitié  de  leur  vie.  » 

Que  toutes  les  femmes  libres  se  hâtent  donc  d'accourir.  Vous  le 
voyez,  mesdames!  le  père  et  les  fils  attendent.  Les  hommes  de  désir 
sont  pressés  ;  ils  souffrent ,  ils  vont  mourir  peut-être.  Accourez  ;  il  y  a 
péril  en  la  demeure. 

Mais  ne  songeant  plus  bientôt  qu'à  la  femme  libre  dont  il  a  besoin 
personnellement,  le  père  dit  encore  : 

«  Dieu  puissant ,  elle  me  connaîtra.  Tu  n'as  pas  voulu  fatiguer  mon 
corps  par  de  rudes  travaux  ,  tu  m'as  fait  homme  ;  tu  m'as  donné  ta  vie 
de  force  ;  elle  me  connaîtra.  » 

Puis ,  tout  d'un  coup  faisant  un  brusque  retour  sur  lui-même ,  le 
père  se  trouve  indigne  de  la  femme  de  gloire  et  d'enthousiasme  que 
le  Seigneur  avait  promis  d'attacher  à  sa  vie  d'homme.  «  Elle  ne  me  con- 
naît pas ,  ajoute-t-il  triste  et  découragé.  Je  ne  te  la  demande  plus ,  ô 
mon  Dieu,  elle  ne  me  connaît  pas  !  » 

Elle  ne  connaît  pas  le  père,  cela  est  positif;  donc  il  ne  lui  a  jamais 
rien  donné.  Mais  comment  a-t-il  pu  dire  tout  à  l'heure  :  Veut-elle  en- 
core quelque  chose  de  moi?  Vraiment  je  m'y  perds. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  père  se  ravise  bientôt,  et  redemande  à  grands  cris 
la  femme  qu'il  ne  voulait  plus.  Il  s'indigne ,  il  s'emporte.  Il  trouve 
étrange  que  Dieu  ait  mis  ses  fils  privilégiés  à  de  si  rudes  épreuves  :  Moïse 
au  désert ,  Jésus  sur  une  croix ,  Mahomet  dans  les  combats ,  Robes- 
pierre à  l'échafaud  ,  Napoléon  à  Saint-Hélène,  et  Saint-Simon  au  gre- 


366  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nier.  Qu'il  ait  cependant  ainsi  traité  ceux-là ,  à  la  bonne  heure  encore. 
Aucun  de  ces  hommes  n'avait  prétendu  sauver  la  femme  de  son  escla- 
vage, et  s'unir  à  elle  par  le  libre  lien  du  divin  amour.  Aucun  d'eux 
n'avait  été  vraiment  aimé  d'elle.  Aucun  d'eux  surtout  ne  l'avait  aimée 
comme  l'aime  le  père.  Aucun  d'eux  n'avait  confessé  le  nom  de  Dieu 
dans  la  passion  qui  fait  vivre  le  père.  Eh  bien  !  Dieu  n'a  pas  eu  plus 
d'égards  pour  le  père  que  pour  le  vulgaire  des  grands  hommes.  Dieu  a 
mis  le  père ,  sinon  sur  la  croix ,  au  moins  à  la  cour  d'assises  ,  et  ce  qui 
est  plus  mal ,  il  ne  lui  a  pas  donné  la  femme  qu'il  lui  avait  promise  ! 
Dieu  a  manqué  de  parole  au  père  ! 

Jugeant  bien  ,  sans  doute ,  qu'il  ne  gagnerait  rien  à  se  fâcher  ,  le  père 
se  calme  cependant,  et  revient  au  ton  de  la  prière.  Il  essaie  de  prendre 
Dieu  par  la  douceur.  A-t-il  donc  tort  de  réclamer  l'exécution  d'une  pro- 
messe que  Dieu  lui  a  faite?  N'est-ce  pasDieu  qui  l'a  inondé  à  l'avance  des 
pacifiques  parfums  que  la  femme  exhale  ?  N'est-ce  pas  Dieu  lui-même 
qui  lui  a  fait  venir  la  femme  à  la  bouche?  Comment  le  père  ne  serait-il 
pas  altéré,  lui  qui  a  tant  besoin  de  boire  la  tendresse? 

Le  père  ne  se  plaint  donc  plus  ;  il  se  résigne.  Il  a  bien  soif,  mais  il 
attend,  mais  il  attendra. 

«  J'attendrai,  »  s'écrie-t-il  en  terminant  sa  circulaire. 

Ainsi  soit-il  ! 

Comme  nous  avons  l'habitude  de  tenir  nos  lecteurs  au  courant  de 
toutes  les  religions  nouvelles ,  nous  ne  pouvons  nous  dispenser  de  leur 
parler  de  celle  que  construit  en  ce  moment  M.  Amable  Bellée. 

M.  Amable  Bellée  est,  que  je  sache  ,  le  dernier  prophète  qui  ait  sur- 
gi. Sa  doctrine  se  trouve  consignée  et  développée  dans  une  lettre  aposto- 
lique et  prophétique,  adressée  par  lui,  non  point  aux  grands  hommes 
comme  la  circulaire  du  père  Enfantin ,  mais  tout  simplement  à  messieurs 
les  rédacteurs  du  journal  l'Européen. 

Si  M.  Amable  Bellée  ne  se  trompe  pas  dans  ses  prophéties,  un  im- 
mense bien-être  matériel  doit  résulter  pour  l'humanité  de  leur  accom- 
plissement. 

Il  nous  annonce  d'abord  que  de  grandes  compagnies  industrielles  des- 
sécheront incessamment  les  mers  intérieures  et  l'Océan  lui-même.  On  ne 
conservera  de  ces  immenses  réservoirs  que  la  quantité  d'eau  nécessaire 
pour  former  de  petits  ruisseaux  ou  des  rivières  d'agrément  Le  surplus 
de  leur  lit  sera  livré  à  l'agriculture.  La  terre ,  embellie  alors  partout 
ou  presque  partout  de  bosquets ,  d'arbres  contournant  des  carrés ,  po- 
lygones et  serpens  de  verdure,  produira  des  fruits  de  moins  en  moins 
terreux .        * 

Il  est  évident  que  nos  desserts  gêneront  singulièrement  à  cette  nou- 


REVUE.  CHRONIQUE.  36'] 

velle  organisation  du  globe  ;  mais  la  marine  et  la  littérature  maritime 
que  deviendront-elles,  bon  Dieu?  M.  Amable  Bellée  n'y  a  donc  point 
songé  ! 

Ecoutons  ce  qu'il  nous  prédit  encore. 

La  femme,  poursuit- il ,  ne  parlera  jamais  ,  parce  qu'un  passé  déplus  de 
quatre  mille  ans  dépose  contre  l'espérance  qu'on  pourrait  avoir  qu'elle 
le  fît. 

Ainsi  donc  la  femme  a  été  muette,  est  encore  muette ,  et  demeurera 
muette  jusqu'à  la  fin  des  siècles.  L'arrêt  est  prononcé,  la  femme  est 
muette.  Voilà  qui  réfute  et  pulvérise  tant  de  mauvaises  plaisanteries  qui 
de  temps  immémorial  lui  attribuaient  une  vertu  toute  contraire. 

Revenant  à  la  terre,  le  prophète  déclare  que  Dieu,  s'en  réservant 
comme  par  la  passé  la  nue-propriété  ,  continuera  d'en  accorder  aux 
hommes  l'usufruit ,  mais  qu'il  ne  les  établira  sur  ce  grand  domaine  que 
comme  des  fermiers  auxquels  il  le  louerait.  Dieu  fixera  lui-même  an- 
nuellement et  déterminera  le  prix  du  fermage  et  les  redevances  en  ar- 
gent ou  en  nature  auxquelles  il  aura  droit. 

Dieu  sera  également  propriétaire  de  toutes  les  villes  et  de  toutes  les 
maisons.  C'est  à  Dieu  seul  que  l'on  devra  payer  son  terme  de  trimestre 
en  trimestre.  Ces  divers  arrangemens  sont  excellens.  Dans  les  années 
difficiles,  Dieu ,  j'en  suis  sûr,  accordera  quelques  remises  à  ses  locataires, 
et  ne  fera  pas  d'abord  saisir  et  vendre  leurs  meubles ,  ainsi  que  cela  se 
pratique  maintenant. 

Mais  laissons  le  prophète  continuer  : 

Ce  qu'on  appelle  commerce  aujourd'hui  n'aura  plus  lieu,  dit-il. 

Le  commerce,  bien  qu'assez  utile  quelquefois,  étant  en  général  la 
source  de  mille  fraudes  et  d'innombrables  banqueroutes ,  il  est  sage  et 
moral  de  le  supprimer  entièrement.  Ceci  doit  servir  d'avis  à  M.  d'Ar- 
gout.  S'il  tient  à  garder  un  porte-feuille,  qu'il  s'occupe  donc  dès  à  pré- 
sent de  se  procurer  quelqu'autre  ministère  que  celui  du  commerce. 

Quant  à  la  liberté  de  ce  qu'on  nomme  la  presse  ,  elle  sera  entière,  se- 
lon M.  Amable  Bellée.  Seulement  quiconque  s'avisera  de  publier  dans 
un  journal  un  fait  inexact  sera  lapidé  sur-le-champ  par  le  peuple  as- 
semblé. 

Que  direz-vous  de  ceci,  messieurs  les  journalistes,  qui  trouvez  déjà 
trop  rigoureuse  la  législation  actuelle  de  la  presse  ?  Vous  regretterez  as- 
surément bientôt  les  six  mois  d'emprisonnement  et  les  deux  mille  francs 
d'amende.  Plus  de  saisies  dorénavant ,  plus  de  poursuites  contre  vous  ; 
aussitôt  pris,  aussitôt  lapidés.  Nulle  autre  forme  de  procès.  Le  prophète 
est  formel  là-dessus.  Il  va  même  jusqu'à  retirer  au  souverain  le  droit  de 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grâce  en  ce  qui  touche  les  crimes  de  la  presse ,  et  n'admet  pour  eux  au- 
cune commutation  de  peine. 

M.  Amable  Bellée  nous  promet  encore  une  loi  religieuse  universelle 
qui  se  prépare  en  ce  moment  dans  le  conseil  d'état  du  ciel. 

En  attendant  qu'elle  soit  promulguée  ,  il  se  fera  une  fusion  de  tous  les 
peuples  de  l'Europe  sous  la  direction  d'une  seule  dictature  démocratique; 
puis  l'Europe  ainsi  constituée  s'en  ira  conquérir  l'Asie  dans  la  direction 
de  la  Russie ,  de  la  mer  et  de  la  Perse. 

Celte  dernière  prophétie  présente ,  ce  nous  semble ,  quelque  contradic- 
tion avec  l'une  de  celles  qui  précèdent.  M.  Amable  Bellée  oublie  que  les 
mers  seront  supprimées.  Nous  n'insistons  pas  au  surplus  sur  cette  ob- 
jection. Si  l'Europe  est  embarrassée,  elle  se  fera  montrer  le  chemin  et 
finira  toujours  bien  par  arriver  en  Asie. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  les  diverses  révolutions  que  nous  prédit  M.  Amable 
Bellée  s'accompliront  dans  les  trente  ans  qui  auront  suivi  la  publication 
de  sa  lettre  apostolique  et  prophétique.  Il  aurait  bien  voulu  que  cela 
se  fît  plus  vite,  car  il  déclare  que  la  terre  et  les  peuples  se  trouvent  à 
l'heure  qu'il  est  entre  les  mains  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  sale ,  ce  qui , 
par  parenthèse  n'est  guère  poli  pour  les  dynasties  régnantes  et  pour  leurs 
ministères  ;  —  mais  chaque  chose  demande  son  temps.  Ayons  donc  en- 
core quelque  patience  et  nous  verrons  le  monde  se  réformer  de  fond  en 
comble.  M.  Amable  Bellée  nous  en  donne  sa  parole ,  après  quoi  s'étant 
écrié  qu'il  a  fini ,  il  nous  apprend  qu'il  est  du  département  de  la  Manche 
et  qu'il  demeure  à  Paris ,  rue  Traversière-Saint-Honoré ,  n.  i5. 

Les  autres  religions  nouvelles  au  prochain  numéro. 


REVUE.   CHRONIQUE.  36g 

SCÈNES    DE    LA   VIE    MARITIME,    PAR    A.    lAL  '.  —  GOD-RU\. 

La  litlératuie  maritime  coule  à  pleins  bords.  C'est  un  rapide  et  nou- 
veau courant  qui  nous  arrive  et  va  tout  submerger  d'abord ,  comme 
avaient  l'ait  déjà  le  moyen  âge  et  le  fantastique,  jusqu'à  ce  que  son 
onde  étant  tarie,  quelqu'autre  littérature  nous  vienne  et  lui  succède. 
Je  ne  sauraisdireparexemplelaquclle.Unelittérature  aérienne  et  céleste, 
peut-être!  Car,  quant  à  la  littérature  terrestre,  la  littérature  souterraine  et 
infernale,  il  n'y  faut  point  songer,  non  plus  qu'à  la  liltéiature  bisto- 
rico-romanesque.  Ce  sont  toutes  mines  complètement  exploitées  par 
nos  romanciers  de  pacotille,  et  dont  ils  ont  épuisé  jusqu'au  dernier  filon. 
Mais  avant  qu'il  soit  besoin  de  recourir  au  ciel,  quelques  loisirs  nous 
seront  sans  doute  laissés ,  car  le  réservoir  de  la  littérature  maritime  ne 
semble  pas  devoir  être  de  si  tôt  mis  à  sec. 

Sans  parler  de  l'innombrable  foule  des  livres  à  la  suite  qui  ne  se  fe- 
ront pas  attendre,  j'imagine,  une  longue  série  d'ouvrages  maritimes  nous 
est  promise  par  M.  Eugène  Sue ,  le  plus  heureux ,  le  plus  fécond  et  le 
plus  original  des  imitateurs  de  Cooper. 

M.  Edouard  Corbière,  dont  les  romans  se  traduisent,  assure-t-on  , 
dans  toutes  les  langues  de  l'Europe,  et  que  ce  succès  encouragera  peut- 
être  à  faire  traduire  en  Français  le  Négrier,  ne  s'en  tiendra  pas ,  proba- 
blement non  plus ,  à  ce  dernier  ouvrage. 

Et  puis  voici  M.  Jal  qui  déjà  nous  donne  des  scènes  maritimes  comme 
sous  le  règne  de  Walter  Scott  on  nous  donnait  des  romans  histori- 
ques. ^.- 

Empressons-nous  de  le  dire ,  le  livre  de  M.  Jal  est  l'un  des  plus  con- 
sciencieux et  des  plus  recommandables  que  nous  ayons  eu  dans  le 
genre  maritime.  C'est  un  livre  fait  avec  amour  et  maturité.  Chacune  des 
scènes  qu'il  contient  se  trouve  accompagnée  de  notes  pleines  d'intérêt  qui 
lui  servent  de  complément ,  et  en  outre ,  d'un  vocabulaire  dans  lequel 
les  termes  de  marine  sont  expliqués  et  définis  avec  une  parfaite  clarté. 

Nous  ne  dissimulerons  pas  que  cette  dernière  attention  de  M.  Jal 
pour  ses  lecteurs  nous  a  surtout  vivement  touchés  et  prévenus  d'abord 
en  sa  faveur.  C'est  que  seul  entre  tous  les  écrivains  maritimes ,  M.  Jal 
a  pris  en  pitié  notre  ignorance.  S'il  nous  parle  foc,  trinquette,  bastin- 
gage,  bouline,  godille,  rousture,  hublot  et  faubert ,  il  daigne,  par 
son  appendice,  nous  donner  la  clé  de  cet  idiome  et  ne  nous  traite  point 

'  Chez  Gosselin. 


3no  REVUK     DES    DEUX    MONDES. 

avec  un  superbe  mépris  comme  ses  confrères ,  comme  M.  Corbière  sur 
tout,  qui  nous  écrase  sans  pitié  sous  les  enflechures ,  les  drailles,  les  culs 
de-porc ,  les  queues-de-rat  et  les  drisses. 

Le  livre  de  M.  Jal  n'est  donc  pas  seulement  un  livre  agréable  et  amu- 
sant ;  par  la  littérature  maritime  dont  nous  sommes  inondés  ,  c'est  un 
livre  essentiel.  C'est  un  manuel  nécessaire;  c'est  le  dictionnaire  indis- 
pensable d'une  langue  qu'il  nous  faut  étudier  à  fond  et  par  principes , 
sous  peine  de  ne  rien  absolument  comprendre  à  tous  les  chefs-d'œuvre 
qu'elle  nous  menace  de  produire. 

En  s' embarquant  aussi  dans  la  littérature  maritime  ,  M.  de  Lansac , 
l'auteur  de  God-Run ,  a  pris,  selon  nous,  un  excellent  parti.  Tant  qu'il 
navigue  et  tient  la  mer ,  cet  écrivain  se  montre  de  mœurs  douces  et  ne 
verse  qu'avec  une  louable  économie  le  sang  de  ses  personnages.  Mais 
touche-t-il  le  rivage ,  aborde-t-il  un  instant ,  c'est  un  tout  autre  homme. 
Il  ne  se  plaît  plus  qu'aux  scènes  de  carnage.  S'il  descend  à  terre ,  s'il 
fait  quelques  pas  sur  le  pavé,  ce  n'est  jamais  que  pour  y  écraser  inhu- 
mainement les  belles  têtes  de  ses  héroïnes. 

Parmi  les  divers  contes  qui  composent  le  volume  de  M.  de  Lansac  , 
nous  avons  trouvé  cependant  un  morceau  moins  frénétique  et  moins 
ensanglanté  que  les  autres. 

Ce  morceau ,  c'est  la  Duchesse.  Voici  l'histoire  : 

Plus  heureux  que  le  père  Enfantin  ,  dans  l'essai  de  ses  regards  sur 
M.  Delapalme  ,  l'avocat-général ,  un  capitaine  de  vaisseau  séduit  irré- 
sistiblement, par  la  puissance  des  siens,  la  femme  d'un  certain  duc  ,  et 
l'enlève  sur  un  joli  yacht. 

Mariez-vous dojic l  s'écrie  là-dessus  M.  de  Lansac,  en  concluant. 

Mariez-vous  donc  !  réflexion  non  moins  profonde  qu'ingénieuse  et  fine, 
et  qui  termine  dignement  ce  piquant  récit  maritime. 

Mariez-vous  donc  en  effet ,  pour  que  des  corsaires  viennent  fasciner 
vos  femmes  et  vous  les  voler  I 

DEUX  MOIS  DE  SACERDOCE  ,  PAR  M.  A.   LABUTTK  '. 

En  ce  siècle  de  livres  in-octavo  ,  nous ,  que  notre  état  condamne  à  les 
lire ,  pauvres  reviewers  que  nous  sommes ,  disposés  d'abord  pour  les 
humbles  in-dix-huit ,  à  une  complète  bienveillance,  nous  voudrions 
vraiment  pouvoir  déclarer  que  l'imperceptible  volume  de  M.  Labutte 
dit  plus  de  choses  qu'il  n'est  gros,  et  se  distingue  par  la  qualité,  sinon 

'  Chez  Abel  Ledoux. 


REVUE.   CHRONIQUE.  3^1 

par  la  quantité  ;  mais  notre  conscience  ne  nous  permet  malheureuse- 
ment pas  ce  mensonge. 

Qu'est-ce  que  Deux  mois  de  sacerdoce?  F.st-ce  une  nouvelle?  est-ce 
une  dissertation  philosophique  ?  Ce  n'est ,  il  nous  semble ,  ni  l'un  ni 
l'autre. 

Le  récit ,  —  s'il  y  a  là  toutefois  un  récit ,  —  se  trouve  constamment 
absorbé  par  les  réflexions  morales  de  l'auteur.  Cependant  oîi  veut-il 
en  venir  par  tant  de  digressions  et  de  rêveries?  Que  cherche-t-il  à  prou- 
ver? Je  me  le  demande  encore. 

Ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus  remarquable  et  de  plus  neuf  dans  ce 
petit  livre,  c'est  la  peine  qu'on  s'y  est  donné  de  numéroter  à  peu  près 
chacune  des  phrases  qui  en  composent  les  chapitres.  A-t-on  cru  qu'elles 
ressembleraient  mieux  ainsi  à  des  strophes  d'odes  ?  A-t-on  pensé  que 
cela  serait  plus  lyrique  ?  Je  ne  sais. 

l'enfant   de  choeur  1    PAR  M.  AMÉdÉE  DE  BAST   '. 

M.  Amédée  de  Bast  dit  lui-même  de  son  livre  ,  qu'on  aurait  tort  de 
le  juger  comme  on  jugerait  un  roman.  Il  a  voulu  choisir,  ajoute-t-il , 
les  points  culminans  de  la  vie  d'un  homme,  et  s'est  efforcé  de  les  enlu- 
miner  à  sa  manière. 

L'auteur  ne  nous  ayant  pas  donné  d'instructions  plus  précises  ,  nous 
ne  nous  hasarderons  pas  à  porter,  sur  son  ouvrage  ,  un  jugement  trop 
formel  et  trop  arrêté. 

Nous  dirons  seulement  à  M.  Amédée  de  Bast ,  pour  nous  servir  de 
ses  propres  expressions  ,  qu'il  a  en  effet  bien  plutôt  enlumine'  que  peint 
véritablement  les  points  culminans  de  la  vie  de  son  Enfant  de  Chœur, 
et ,  selon  nous ,  ce  n'est  pas  là  le  bon  procédé  ,  quand  on  veut  faire  un 
beau  tableau. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  ce  livre ,  roman  ou  non  ,  n'est  pas  sans  mérite.  Il 
est  écrit  surtout  avec  une  impartialité  politique  digne  d'éloges. 

Et  puis ,  nous  y  avons  compté  au  dénouement ,  un  nombre  assez  sa- 
tisfaisant de  personnages  tués  ou  suicidés.  L'auteur  pouvait  assurément 
profiter  de  cet  avantage ,  et ,  sans  nuls  remords ,  intituler  son  histoire  : 
les  Cinq  Cadavres.  Il  faut  lui  savoir  gré  de  la  discrétion  de  son  titre. 
Il  a  tenu  plus  qu'il  n'avait  promis. 

'  Chez  Hippolyte  Souverain. 


Sna  REVUE   DES    DEUX    MOxNDES. 

M.  Victor  Hugo  est  infatigable.  Hier,  il  nous  a  donné  les  Feuilles 
d'automne,  demain  il  nous  donnera  le  Roi  s'amuse,  drame  qui  met 
déjà  en  rumeur  tout  le  public  de  nos  théâtres  ;  aujourd'hui,  il  nous  donne 
Notre-DaniR-de-Paris ,  augmentée  de  trois  chapitres  nouveaux,  qui 
suffiraient  presque  à  faire  un  livre ,  et  d'une  préface  où  le  grand  artiste 
continue  cette  rude  querre  qu'il  fait  aux  démolisseurs.  Celte  réimpres- 
sion de  Notre-Dame ,  qui  est  la  huitième  édition  depuis  quinze  mois, 
est  en  trois  volumes ,  et  fait  partie  de  la  collection  complète  des  OEuvres 
de  T  ictor  Hugo  ,  que  le  libraire  Rendue!  publie  dans  le  beau  format 
in-octavo.  Notre-Dame-de-Paris  est,  sans  contredit,  un  des  plus  ad- 
mirables monumens  de  notre  langue.  C'est  aujourd'hui  un  livre  euro- 
péen. Nous  reviendrons  sur  Notre-Dame ,  à  pr&pos  des  additions  im- 
portantes que  l'auteur  y  a  faites.  H  y  a,  dans  ces  additions,  un  chapitre 
bien  curieux  sur  Louis  XI ,  et  un  autre  chapitre  où  l'auteur  expose 
des  idées  tout-à-fait  neuves  sur  l'avenir  de  l'architecture.  Nous  exami- 
nerons ces  idées.  Les  opinions  de  M.Victor  Hugo  méritent  toute  atten- 
tion. A  peine  âgé  de  trente  ans  ,  il  s'est  fait ,  dans  notre  littérature,  une 
place  unique  et  immense.  Drame,  roman,  poésie,  tout  relève  aujourd'hui 
de  cet  écrivain ,  qui  n'est  pas  moins  grand  prosateur  que  grand  poète  ; 
esprit  singulier  et  persévérant ,  qui  ploie  son  public  à  sa  guise ,  et  finit 
toujours  par  vous  amener  à  lui  ,  quelquefois  à  votre  insu  ,  et  malgré 
que  vous  en  ayez. 


M.  Alexandre  Dumas  nous  arrive  d'Italie  avec  un  beau  travail ,  pour 
faire  suite  à  ses  Chroniques  de  France  •  C'est  promettre  de  véritables 
jouissances  à  nos  lecteurs.  M.  Dumas  publiera  aussi  dans  les  premiers 
mois  de  l'année,  un  ouvrage  important  sur  les  grandes  époques  de  notre 
histoire.  Nous  pouvons  lui  prédire  un  grand  succès. 


DE  LA  CHINE 


ET 


mm  ^laii^yiiis^  idis  m«  iisisiL  lailmiB^ii^a 


PREMIER  ARTICXE. 


En  écrivant  cette  notice,  on  s'est  proposé  un  double  but  :  con- 
tribuer à  faire  connaître  généralement  ce  que  l'érudition  doit  au 
savant  qu'elle  aura  tant  de  peine  à  remplacer ,  et ,  à  cette  occa- 
sion ,  entretenir  le  public  d'un  sujet  qui ,  grâces  surtout  à  M.  Re'- 
musat,  a  souvent  piqué  sa  curiosité,  mais  sur  lequel  il  reste  en- 
core dans  plusieurs  esprits  de  grandes  incertitudes  et  bon  nombre 
de  préjugés.  On  a  beaucoup  déraisonné  sur  la  Chine ,  et  les  Chi- 
nois ne  se  font  pas  de  l'Europe  des  idées  plus  ridicules  que  celles 
que  nous  nous  sommes  formées  souvent  de  leur  empire.  A  l'igno- 
rance et  à  l'esprit  de  système  s'est  joint  le  dédain  qui  leur  va  si 
bien,  et  l'on  s'est  dit  :  A  quoi  bon  savoir  le  chinois?  Des  personnes 
instruites  du  reste  sont  portées  ,  faute  de  notions  précises ,  à  ne 
voir  dans  cette  étude  que  l'amusement  d'une  vaine  curiosité , 
tout  au  plus  l'inutile  mérite  de  la  difficulté  vaincue ,  ou  une  sorte 
de  manie  bizarre  comme  le  goût  des  magots.  On  n'oserait  s'écrier  : 
Peut-on  être  Persan  !  car  on  a  lu  Montesquieu ,  mais  on  se  sur- 
prend à  penser  :  Peut-on  être  Chinois  !  Quelle  estime  faire  alors 
d'une  vie  vouée  tout  entière  à  l'étude  d'une  langue  et  d'une  litté- 
lature  auxquelles  on  attache  si  peu  d'importance?  Cependant  la 
mort  de  M.  Rémusat  est  une  perte  des  plus  sérieuses  que  pouvait 

TOME    VIII.  25 


3^4  REVUE    DES    DEUX     MONDES. 

faire  la  science  ;  il  est  possible  que  des  progrès  de  l'ordre  le  plus 
élevé  soient  arrêtés  par  cette  mort ,  qui  l'a  frappé  dans  la  force  de 
l'âge,  et  pour  ainsi  dire  au  cœur  de  ses  travaux. 

C'est  que  la  Chine  est  tout  un  monde.  On  pourrait  dire  que 
c'est  la  planète  la  moins  différente  de  la  nôtre;  peut-être  les  ha- 
bitans  de  Saturne  seraient-ils  plus  cui'ieux  à  connaître  que  Yem- 
pire  du  milieu,  encore  je  n'en  voudrais  pas  répondre.  Une  nation 
dont  la  population  est  aujourd'hui  à  peu  près  égale  à  celle  de 
l'Europe ,  qui  compte  plus  de  quarante  siècles  d'antiquité  bien 
avérée  et  de  traditions  historiques  non  interrompues ,  dont  le 
langage  et  l'écriture  sont  fondés  sur  des  procédés  entièrement 
difterens  de  ceux  qu'emploient  les  autres  peuples ,  dont  l'orga- 
nisation politique,  les  mœurs  et  jusqu'à  la  tournure  des  idées  et 
du  style  ne  diffèrent  pas  moins  de  tout  ce  que  nous  connaissons; 
une  nation  qui  possède  une  littérature  immense,  qui  connaît  tous 
les  rafïinemens  de  la  vie  sociale  la  plus  compliquée ,  en  un  mot 
qui  présente  un  développement  de  civilisation  complet,  à  la  fois 
parallèle  et  opposé  au  nôtre  ;  une  telle  nation  mérite  bien  qu'on 
l'étudié  pour  elle-même;  et  si  j'ajoute,  ce  dont  au  reste  les 
preuves  s'offriront  dans  ce  travail,  que  l'on  peut  emprunter 
aux  Chinois,  comme  on  l'a  fait  déjà  avec  succès,  des  documens 
que  seuls  ils  possèdent  sur  l'ancienne  bistoire  du  haut  Orient, 
et  par  là  éclairer  d'une  lumière  que  rien  ne  saurait  remplacer 
toutes  les  grandes  invasions  qui  ont  poussé  les  peuples  d'Orient 
en  Occident,  depuis  Odin  jusqu'à  Gengis  ;  enfin  que  là  se 
trouvent  de  précieux  matériaux  pour  l'histoire  du  bouddhisme , 
histoire  encore  à  faire ,  bien  que  cette  religion  ait  joué  depuis 
trois  mille  ans  un  rôle  immense  dans  le  monde  et  compte  actuel- 
lement plus  de  sectateurs  qu'aucune  autre ,  on  conviendra  que 
l'étude  du  chinois  n'est  ni  sans  intérêt  ni  sans  importance,  et 
méritait  qu'un  des  esprits  les  plus  déliés  et  les  plus  fermes  de 
notre  temps  y  consacrât  ses  rares  facultés. 

Il  n'est  presque  aucune  portion  du  vaste  ensemble  de  recher- 
ches que  la  Chine  peut  ofTrir,  sur  laquelle  ne  se  soit  portée  l'at- 
tention de  M.  Rémusat.  Parcourir  ses  principaux  travaax,  c'est 
faire,  pour  ainsi  dire,  le  tour  de  ce  vaste  sujet.  Sa  sagacité  choi- 
sissait en  général,  dans  chaque  matière,  le  point  délicat  et  es- 


DE    LA    CHINE.  3']5 

sentiel  pour  s'y  appliquer.  Dire  ce  qu'il  a  fait,  c'est  toucher  aux 
plus  curieux  produits  de  la  science  qu'il  cultivait;  indiquer  ce 
qu'il  voulait  faire  encore ,  c'est  indiquer  où  sont  les  problèmes 
les  plus  intéressans  qui  restent  à  résoudre. 

D'après  cela ,  ayant  pour  but  de  faire  de  cette  notice  comme 
un  compte  rendu  du  degré  auquel  M.  Rëmusat  a  porté  et  de 
l'état  où  il  a  laissé  nos  connaissances  sur  la  Chine,  je  diviserai 
ses  travaux  d'après  l'ordre  des  matières  auxquelles  ils  se  rap- 
portent, ainsi  qu'il  suit  : 

10  Langue  et  écriture  chinoise; 

20  Langues  tartares,  japonais,  coréen; 

3o  Histoire  littéraire ,  belles-lettres  ; 

4**  Sciences  naturelles,  arts  mécaniques; 

5o  Géographie  ,  histoire  ; 

6o  Philosophie  et  religion. 

On  voit  que  c'est  presque  le  plan  d'une  encyclopédie;  mais 
que  ce  mot  n'effraie  pas  mes  lecteurs,  je  n'ai  ni  l'mtention 
ni  les  moyens  d'être  profond.  Mon  désir  est  seulement  de 
choisir  sous  ces  différens  chefs  les  résultats  qui  peuvent  offrir 
l'intérêt  le  plus  général  et  souvent  le  plus  piquant  :  heureux  si 
je  trouvais  pour  les  exposer  un  peu  de  cette  clarté  vive  que  leur 
autour  savait  si  bien  y  répandre.  Quoi  qu'il  en  soit ,  faire  con- 
naître les  travaux  de  M.  Rémusat  est  une  obligation  pour  qui- 
conque a  profité  de  son  admirable  enseignement.  D'autres  sau- 
raient beaucoup  mieux  que  moi  s'acquitter  de  cette  tâche,  mais 
les  plus  faibles  de  ses  élèves  doivent  contribuer  à  la  remplir. 

§  I.  Langue  et  écriture  cmNoisE. 

Ce  point  a  été  un  des  plus  controversés;  c'est  celui  qui  a 
donné  naissance  aux  plus  grandes  confusions  et  aux  préjugés  les 
moins  fondés.  Je  crois  utile  de  dire  ici  quelques  mots  touchant 
la  langue  et  l'écriture  chinoise;  l'une  étant  à  peu  près  indépen- 
dante de  l'autre ,  il  est  bon  de  les  envisager  séparément.  Com- 
mençons par  l'écriture. 

On  sait  généralement  que  les  Chinois  n'ont  pas  d'alphabet. 
Cette  circonstance ,  qui  n'est  pas  particulière  à  leur  écriture ,  a 


3n6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fait  naître  dans  certains  esprits  les  plus  étranges  imaginations. 
On  a  pensé  qu'une  langue  qui  ne  pouvait  s'épeler  devait  être 
bien  barbare;  de  là  le  préjugé  de  l'incroyable  difficulté  de  l'é- 
criture cbinoise.   On   rencontre  encore  quelqvies  personnes  qui 
vous  disent  comme  un  fait  reconnu  ,  que  les  Chinois  passent  leur 
vie  à  apprendre  à  lire  et  ne  savent  écrire  que  sur  leurs  vieux 
jours,    tout  juste  à  temps  pour  faire  leur  testament.  Quelques 
mc'tapliyslciens,  dont  ils  avaient  négligé  de  consulter  le  système 
en  inventant  celui  de  leur  écriture ,  ont  été  plus  loin  :  ils  ont 
nettement  refusé  à  tout  un  peuple  la  possibilité  d'entendre  les 
livres  qu'il  imprime.   D'autres,  à  peu  près  aussi   bien  au  fait 
de  ce  dont  ils  parlaient ,  ont  porté  dans  l'admiration  la  même 
sagesse  que  les  premiers  dans  le  blâme  :  ils  ont  vu  dans   les 
caractères    cliinois   de  merveilleux    hiéroglyphes,    formés   d'a- 
près de  profondes  associations  d'ide'es  et  une  savante  analyse  de 
la  pensée  humaine.  Au  lieu  de  tout  cela,  tâchons  de  dire  quelque 
chose  d'exact,  ce  qui,  après  les  travaux  de  M.  Rémusat,  n'est 
pas  un  grand  mérite,  et  tâchons  d'être  clair,  ce  qui  est  toujours 
difficile. 

Dans  l'écriture  chinoise,  chaque  signe,  au  lieu  de  rappeler  un 
son  comme  dans  nos  systèmes  alphabétiques,  représente  immé- 
diatement l'idée  ou  l'objet  :  c'est  ce  qu'on  appelle  une  écriture 
idéographique,  c'est-à-dire  peignant  les  idées.  Le  mot  me  semble 
un  peu  ambitieux  et  un  peu  inexact,  car,  à  un  certain  nombre 
d'exceptions  près,  les  caractères  chinois,  dans  leur  état  actuel , 
ne  sont  point  des  peintures  ressemblantes  des  objets  et  encore 
moins  des  idées,  dont  il  n'est  pas  facile  de  faire  le  portrait,  mais 
des  assemblages  de  traits,  en  grande  partie  arbitraires,  par  les- 
quels on  est  convenu  de  désigner  les  objets  ou  les  idées.  Quoi 
qu'il  en  soit,  ces  signes  n'offrent  point,  comme  nos  mots  écrits, 
la  représentation  d'un  mot  parlé  dont  ils  contiendraient  les  élé- 
mens.  Chacun  d'eux  a  sa  valeur  propre  pour  l'œil ,  indépendam- 
ment de  toute  combinaison  de  son  qu'on  y  peut  rattacher  ;  c'est 
exactement  ce  qui  a  lieu  chez  nous  pour  les  signes  des  nombres  : 
le  chiffre  2 ,  par  exemple ,  nous  donne  immédiatement  l'idée  de 
dualité ,  sans  que  nous  ayons  besoin  de  penser  au  mot  deux. 
Ce  chiffre  n'a  aucun  rapport  avec  le  mot ,  cela  est  évident  ;  eh 


DE    LA    CHINE.  3']'] 

bien!  il  en  est  ainsi  pour  tout  à  la  Chine.  Chaque  objet  de  la 
pensée  a  son  chiffre  :  c'est  ce  qu'on  appelle  un  caractère.  On 
pourrait  donc,  à  la  rigueur,  ne  pas  savoir  articuler  une  syllabe 
chinoise  et  comprendre  un  livre  chinois ,  de  même  qu'un  Alle- 
mand n'a  pas  besoin  de  savoir  un  mol  de  français  pour  lire  un 
numéro  dans  une  rue  de  Paris. 

Le  terme  clef  a  aussi  beaucoup  servi  à  embrouiller  les  idées 
touchant  l'e'crilure  chinoise  ;  cependant  rien  de  plus  simple  :  les 
caractères  chinois  sont  composés  d'un  nombre  plus  ou  moins 
considérable  de  traits  plus  ou  moins  compliqués;  les  ranger  par 
clef,  c'est  grouper  ensemble  ceux  qui  contiennent  une  partie 
conmiunc.  Les  clefs  sont  pour  les  mots-signes  de  la  langue  chi- 
noise ce  que  sont  les  radicaux  pour  les  mots  parlés  de  nos  langues. 
Ce  sont  de  véi'itables  radicaux  dont  le  nombre,  comme  celui  de 
toutes  les  racines  ,  peut  varier,  selon  que  l'on  pousse  plus  ou 
moins  loin  l'opération  analytique  par  laquelle  on  recherche  la 
partie  radicale  d'un  mot.  Ces  clefs  n'ont  pas  été  inventées  d'a- 
bord, comme  le  croyait  Fourmont,  puis  combinées  d'après  des 
règles  constantes  etraisonnées  pour  former  les  caractères.  Ij'esprit 
humain  ne  commence  pas  ainsi  par  une  analyse  savante;  il  ne  s'en 
avise  qu'après  coup ,  pour  classer  les  produits  d'une  synthèse 
instinctive.  C'est  ce  qui  est  arrivé  à  la  Chine  :  on  a  d'abord  inventé 
les  caractères;  puis,  pour  les  ordonner,  on  a  cherché  quels 
étaient  ceux  qui  avaient  une  partie  commune  ;  on  a  nommé  cette 
partie  conunune  clef  ou  radical,  et  on  a  placé  dans  les  diction- 
naires, les  uns  à  côté  des  autres,  les  caractères  qui  avaient  le 
même  radical  ou  la  même  clef,  comme  ou  range  quelquefois  les 
mots  de  nos  langues  d'après  les  racines. 

Voilà  tout  le  mystère  des  clefs. 

Je  n'ai  considéré  jusqu'ici  que  la  langue  écrite.  Si  les  Chinois 
étaient  sourds  et  muets,  cette  langue  leur  suffirait  complètement, 
et  ils  pouri-aient  par  elle  se  tout  dire  ,  sans  avoir  idée  de  ce  que 
nous  appelons  un  mot. 

Mais  comme  ils  ne  sont  pas  sourds  et  muets,  ils  ont  une  langue 
parlée  :  cette  langue  parlée  désigne  par  des  sons  ce  que  la  première 
désigne  par  des  traits;  elle  s'adresse  uniquement  aux  oreilles, 
comme  la  première   uniquement  aux  yeux.  Ces  deux  langues , 


3n8  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  je  l'ai  dit ,  n'ont  aucune  relation  essentielle.  Cela  est  si 
vrai,  que  des  nations  de  l'Asie,  qui  parlent  des  idiomes  très- 
différens,  se  servent  également  des  caractères  chinois,  comme 
tous  les  peuples  de  l'Europe,  malgré  la  diversité  de  leurs  langues, 
font  usage  des  chiffres  arabes. 

La  langue  parlée  offre  une  particularité  remarquable;  elle  est 
composée  d'environ  trois  cents  monosyllabes  ;  au  moyen  de  divers 
accens  qui  en  font  varier  l'intonation  d'une  manière  très-sen- 
sible pour  des  oreilles  chinoises ,  on  obtient  environ  douze  cents 
mots  :  c'est  le  vocabulaire  tout  entier  de  la  langue  parlée. 

Pour  la  langue  écrite,  elle  est  d'une  richesse  illimitée.  Les  ca- 
ractères ou  mots-signes  dont  elle  se  compose  ont  été  portés  dans 
certains  dictionnaires  chinois  jusqu'à  cent  mille  :  on  voit  que, 
s'il  fallait  les  connaître  tous  ,  la  vie  suffirait  à  peine  en  effet  pour 
apprendre  à  lire  ,  mais  ce  luxe  de  lexicologie  est  heureusement 
aussi  superflu  qu'il  est  effrayant.  Au  nombre  de  ces  cent  mille  ca- 
ractères, il  est  beaucoup  de  synonymes,  d'archaïsmes  ,  de  termes 
inusités ,  ou  réductibles  à  des  termes  usuels  ,  et  la  connaissance 
de  quelques  milliers  de  signes  suffit  pleinement  pour  la  lecture 
des  ouvrages  qui  ne  demandent  pas  une  étude  spéciale. 

Des  jeunes  gens  qui  ont  reçu  même  une  éducation  médiocre , 
lisent  et  écrivent  très-correctement  ces  caractères.  C'est  ce  dont 
ont  pu  s'assurer  ici  ceux  qui  ont  conversé  la  plume  à  la  main  avec 
quelques  jeunes  Chinois  ,  qui  n'étaient  rien  moins  que  des  lettrés 
consommés. 

Après  avoir  brièvement  indiqué  la  vraie  nature  de  la  langue 
singulière  à  laquelle  M.  Rémusat  s'était  voué ,  c'est  lui  mainte- 
nant que  nous  allons  suivre,  et  ses  recherches  ingénieuses  nous 
fourniront  le  moyen  de  compléter  nos  idées  sur  ce  sujet. 

Au  commencement  de  ce  siècle,  l'étude  du  chinois  était  complè- 
tement abandonnée  en  France,  à  tel  point  qu'on  fit  venir,  en  1809, 
un  étranger  (Hager),  pour  publier  un  dictionnaire  chinois  à  Pans, 
entreprise  au  reste  qu'il  ne  fut  pas  en  état  d'exécuter.  Il  fallut 
à  M.  Rémusat  un  rave  courage  pour  concevoir  la  pensée  d'appren- 
dre cette  langue  sans  maître,  sans  grammaire  et  sans  dictionnaire; 
il  eut  besoin  d'une  persévérance  plus  rare  encore  pour  atteindre 
çon  but,  malgré  la  rareté  des  secours  dont  il  pouvait  disposer, 


M'.    LA    CHINE.  3';g 

et  la  malveillance  de  ceux  qui ,  au  lieu  d'encourager  ses  travaux , 
les  entravaient.  Occupé  alors  d'études  médicales  qui  remplissaient 
ses  jours  ,  il  donnait  au  chinois  ses  nuits.  Cette  notice  n'e'tant  pas 
biographique  ,  je  n'entrerai  pas  dans  le  détail  des  difficultés  qu'il 
eut  à  vaincre  :  j'y  ai  regret ,  car  c'est  toujours  un  attachant  spec- 
tacle que  celui  d'une  vocation  énergique  aux  prises  avec  les  obsta- 
cles qu'on  ne  manque  jamais  de  lui  opposer,  et  qui  ne  font  que 
l'affermir  en  l'éprouvant.  Je  rappellerai  seulement  comme  un 
fait  cui'ieux  dans  l'histoire  de  l'érudition  française  ,  que,  vers  le 
temps  où  M.  Rémusat  devinait,  pour  ainsi  dire,  le  chinois,  un 
autre  savant  s'initiait  aux  secrets  d'une  langue  non  moins  difli- 
cile,  le  sanscrit,  pour  laquelle  il  n'existait  point  encore  de  gram- 
maire. Quand  la  première,  celle  deWilkins,  parut,  il  se  trouva  en 
France  un  homme  en  état  de  la  juger,  et  d'en  relever  les  imperfec- 
tions ;  c'était  M.  Chézy  ,  qui  vient  de  suivre  de  si  près  Rénmsat 
dans  la  tombe. 

En  i8i  I,  M.  Abel  Rémusat  fit  paraître  le  premier  résultat  de 
cinq  années  d'études.  C'était  une  brochure  portant  pour  titre  : 
Essai  sur  la  langue  et  la  littérature  chinoise.  Ce  petit  ouvrage , 
devenu  assez  rare,  et  que  les  travaux  postérieurs  de  son  auteur  ont 
laissé  bien  loin  derrière  eux  ,  n'en  est  pas  moins  curieux  aujour- 
d'hui ,  considéré  comme  leur  point  de  départ.  On  sent  bien  dans 
quelques  parties  l'inexpérience  et  l'incertitude  d'un  premier  essai; 
on  y  rencontre  même  quelques  inexactitudes  :  par  exemple,  les 
quatre  livres  moraux  sont  donnés  comme  formant,  par  leur  réu- 
nion, le  cinquième  king;  cependant  prescjue  toutes  les  notions  ren- 
fermées dans  ce  petit  livre  sont  justes,  et  attestent  déjà  la  pénétra- 
tion et  la  sagesse  de  l'esprit  qui  les  avait  recueillies.  Seulement  elles 
sont  exposées  avec  une  certaine  confusion,  où  l'on  sent  le  désordre 
d'une  acquisition  récente,  et  un  empressement  bien  naturel  à  pu- 
blier des  découvertes  difficiles.  Il  est  picjuant  de  surprendre  les 
mouvemens  d'une  admiration  passionnée  dans  cet  homme  ,  dont 
plus  tard  nous  n'avons  connu  que  l'intelligence  ferme  et  froide,  et 
l'esprit  tourné  à  l'ironie.  Il  cite  avec  complaisance  quelques- 
uns  des  caractères  dont  la  composition  est  la  plus  ingénieuse,  tels 
que  Ming,  lumière ,  formé  du  soleil  et  de  la  lune  réunis  ;  Chou , 
livre ,  exprimé  par  la  clef  du  pinceau  et  celle  de  la  parole ,  comme 


38o  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

qui  dirait  parole  peinte  ;    Non ,   colère ,   composé  du  caractère 
cœur  et  du  caractère  esclaç>c ,  passion  qui  asservit  le  cœur.  Le 
jeune  auteur,  dans  son  enthousiasme,  se  garde  bien  de  dire  que 
les  caractères  dont  on  peut  ainsi  rendre  compte  par  des  associa- 
tions d'idées  plus  ou  moins  heureuses  ,  sont  infiniment  peu  nom- 
breux en  chinois,  en  comparaison  de  la  foule  des  mots  insigni- 
fians  ,  et  il  ajoute  ,  avec  toute  la  ferveur  admirative  d'un  novice  : 
«  En  Usant,  dans  le  Chou-King,  la  description  du  Déluge  d'iao, 
les  gouttes  de  la  clef  de  l'eau  (  caractère  composé  de  3  gouttes  ), 
accumulées  et  combinées  avec  les  caractères  des  ouvrages  publics, 
des  montagnes,  des  collines,  semblent,  si  j'ose  ainsi  parler,  trans- 
porter sur  le  papier  les  inondations  et  les  torrens  qui  couvraient 
les  montagnes,  surpassaient  les  collines,  et  inondaient  le  ciel  !  Tel 
est  un  des  principaux  mérites  de  la  langue  chinoise ,  que  lui  ont 
reconnu  tous  ceux  qui  ont  fait  quelque  progrès  dans  son  étude  , 
et  qui  n'a  pas  contribué  pou  à  l'enthousiasme  dont  celle  même  étude 
est  inséparable.  » 

Vingt  ans  plus  tard,  il  eût  souri  de  cet  enthousiasme  qu'il  ex- 
primait alors  avec  un  abandon  dont  la  naïveté  n'est  pas  sans 
grâce.  Alors  il  n'eût  plus  vu,  comme  à  son  début,  le  déluge  trans- 
porté sur  une  page  du  Chou-King,  par  un  prodige  de  l'écriture 
chinoise.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  en  effet  souvent  une  intention 
pittoresque  dans  le  choix  des  caractères  qu'elle  emploie  ,  et  une 
sorte  de  poésie  de  style  qui  parle  aux  yeux.  Cela  tient  à  la  nature 
même  de  la  langue  écrite  ;  mais  il  est  difficile,  à  moins  d'y  mettre 
un  peu  de  bonne  volonté ,  que  nous  puissions  jouir  de  ces  beautés 
si  étrangères  à  nos  habitudes  littéraires.  Je  croirais  aussibien  qu'un 
Chinois  peut  se  mettre  en  état ,  à  Canton ,  de  goûter  l'harmonie 
d'une  phrase  de  Chateaubriand ,  ou  d'un  vers  de  Lamartine.  Il 
n'importe  ;  les  illusions  de  ce  genre  sont  le  dédommagement  des 
études  difficiles,  et  ont  quelque  chose  de  respectable  quand  elles 
font  entreprendre  ce  que  sans  elles  on  n'aurait  pas  tenté.  Si 
M.  Rémusat  n'eût  pas ,  à  vingt  ans,  cru  voir  tant  de  belles  choses 
dans  le  caractère  chinois,  peut-être  il  n'eût  pas  publié  plus  tard  sa 
grammaire,  ou  commencé  sur  le  bouddhisme  ces  beaux  travaux 
que  la  mort  l'a  empêché  d'achever. 

Dans  les  Mines  d'Orient^  recueil  pubUé  à  Vienne  ,  par  M.  de 


DE    LA    CHINE.  38i 

Hammer,  parut,  de  i8i3  à  i8i4,  un  opuscule  que  M.  Rémusal 
avait  d'abord  écrit  en  latin  ,  et  qu'il  a  depuis  traduit  en  français. 
L'auteur  n'en  est  déjà  plus  à  l'enthousiasme  du  noviciat ,  mais  la 
jeunesse  se  trahit  par  une  certaine  tendance  à  l'exagération  qui 
touche  au  paradoxe.  C'en  est  un  véritable  de  contester  au  chinois 
sa  nature  monosyllal)ique.  D'abord,  et  c'est  la  plus  mauvaise  rai- 
son de  M.  Rémusat,  il  est,  dit-il,  certains  mots  qu'on  ne  peut 
prononcer  sans  les  diviser  en  plusieurs  syllabes  ,  tels  que  ihsi-ao- 
phie-e-ou,  etc.  C'est  arguer  très- à  tort  de  notre  écriture  contre 
la  prononciation  chinoise  ,  qu'alors  il  n'avait  eu  aucune  occasion 
de  connaître  ;  il  suffisait ,  pour  ne  pas  tomber  dans  cette  erreur, 
de  remarquer  que  ces  mots  et  leurs  analogues  ne  comptent  dans 
les  vers  chinois  que  pour  des  monosyllabes.  Les  autres  allégations 
sont  plus  spécieuses ,  et  contiennent  même  une  vérité ,  savoir 
que  les  Chinois  ont  formé,  par  la  réunion  de  plusieurs  mots  mo- 
nosyllabiques, des  expressions  qu'on  peut  appeler,  si  l'on  veut,  po- 
lysyllabiques. Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  chacune  des  syllabes 
dont  elles  sont  composées  est  un  mot  à  part ,  auquel  correspond 
un  caractère  distinct  ;  car  qui  distingue  un  mot  d'un  autre  mot , 
si  ce  n'est  l'écriture  qui  les  sépare  ?  Jusqu'à  ce  qu'on  trouve  en 
chinois  un  mot  de  deux  syllabes,  représenté  par  un  seul  caractère, 
il  sera  donc  vrai  de  dire  que  le  chinois  est  une  langue  monosylla- 
bique.—  J'ai  insisté  sur  ce  point,  parce  que  M.  Rémusat  n'a  ja- 
mais assez  complètement  abandonné  ce  paradoxe  sans  importance, 
qui  avait  séduit  sa  jeunesse. 

Du  reste,  dans  ce  mémoire  ,  M.  Rémusat  montrait  beaucoup 
de  justesse  d'esprit  en  défendant  la  langue  chinoise  de  l'imputa- 
tion d'obscurité  forcée  dont  on  l'avait  chargée  sans  la  connaître. 
Il  faisait  voir  par  quels  artifices  les  Chinois  réparent  les  incon- 
véniens  d'une  langue  dont  chaque  mot  est  inflexible,  comment, 
au  moyen  de  particules  ajoutées  aux  substantifs  et  aux  veibes, 
ils  parviennent  aux  résultats  qu'atteignent  d'autres  peuples  par 
des  désinences  ou  des  prépositions.  Il  faisait  voir  que  ,  quoi  qu'on 
en  eût  dit,  partout  où  les  hommes  parlent  et  écrivent,  ils  s'y 
prennent  de  manière  à  s'entendre.  A  cette  époque,  les  idées  de 
M.  Rémusat,  sur  le  parti  à  tirer  de  l'étude  de  la  langue  chinoise  , 
n'avaient  pas  la  précision  qu'elles  ont  acquise  depuis;  mais  elles 


382  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avaient  peut-être,  avec  un  peu  plus  de  vague,  encore  plus  de  lar- 
geur et  d'étendue.  C'est  ce  qu'on  observe  en  lisant  son  plan  d'un 
dictionnaire  chinois,  qui  parut  en  i8i4-  Ce  plan  gigantesque  con- 
tient des  parties  cju'il  serait  peut-être  impossible  et  certainement 
inutile  d'exécuter  jamais. 

L'auteur  de  ce  plan  '  ne  se  dissimulait  pas  quelle  immense  lec- 
ture il  exigeait ,  et  on  voit  qu'il  ne  s'effrayait  pas  de  la  pensée  que 
lui-même  pût  être  appelé  à  le  remplir.  Mais  ce  projet  n'eut 
pas  de  suites,  et  on  peut  se  féliciter  que  M.  Rémusat  n'ait  pas 
usé  ses  forces  dans  une  entrepi'ise  si  démesurée.  Depuis  ce  temps, 
deux  dictionnaires  chinois  ont  été  imprimés,  celui  du  père  Basile 
de  Glémona  en  France ,  et  celui  du  révérend  Morrison  à  Macao. 

Le  dictionnaire  laissé  manuscrit  par  le  père  Basile  a  été  im- 
primé sous  l'empire  par  les  soins  de  M.  de  Guignes  fils,  .soins  qui, 
à  vrai  dire,  ne  furent  pas  très-diligens ,  ni  surtout  dirigés  par  une 
connaissance  bien  profonde  du  chinois.  Composé  sur  une  échelle 
beaucoup  plus  modeste,  ce  dictionnaire,  malgré  ses  imperfections 
et  celles  dont  l'a  enrichi  son  éditeur,  est  fort  utile  pour  l'étude, 
surtout  si  l'on  y  joint  l'excellent  supplément  de  M.  Klaproth,  qui 
en  complète  les  lacunes  et  en  rectifie  les  erreuis;  en  tête  de  ce  sup- 
plément est  un  examen  critique  du  dictionnaire  en  question,  dont 
M.  Rémusat  s'est  avoué  l'auteur.  C'est  un  modèle  de  savoir,  de 
finesse  et  de  malice.  M.  de  Guignes  fils  ayant  oublié  de  mettre 
sur  le  frontispice  de  l'ouvrage  qu'il  publiait,  le  nom  du  père  Ba- 
sile qui  l'avait  composé,  M.  Rémusat  commença  son  examen  cri- 
tiquerai- une  anecdocte  chinoise,  dans  laquelle  figurent  un  lettré, 
pauvre  et  savant,  auteur  d'un  dictionnaire,  et  un  bibliothécaire 
ignorant  qui,  après  avoir  mis  son  nom  à  ce  dictionnaire  ,  est  re- 
connu pour  plagiaire  ,  et  solennellement  flétri  comme  tel  ;  suivait 
immédiatement  le  récit  de  ce  qui  s'était  passé  à  l'occaGion  de  la  pu- 
blication du  manuscrit  du  père  Basile  ,  et  le  soin  de  faire  le  rap- 
prochement et  de  tirer  la  conclusion  était  laissé  au  lecteur. 

Quant  au  dictionnaire  de  M.  Morrison,  il  semblait  être  conçu 
d'après  le  plan  que  huit  ans  auparavant  M.  Rémusat  avait  indi- 
qué dans  l'opuscule  dont  j'ai  parlé  plus  haut.  Aussi,  lorsqu'en  182a 

'  Mélanges  asiatiques,  tome  II,  pag.  f;6. 


DE    LA    CHINE.  383 

la  première  livraison  du  dictionnaire  de  Morrison  parut,  M.  Ré- 
musat  se  lidta  de  rendre  cet  hommage  à  son  auteur.  «  Le  lexico- 
graphe anglais  pourrait  adopter  la  brochure  du  Français  pour  le 
prospectus  de  son  travail ,  et  en  réalisant  les  vues  qui  y  sont  pré- 
sentées, dire  comme  l'architecte  athénien  :  Ce  qu'il  a  proposé,  je 
le  ferai.  » 

Mais  les  difficultés  d'une  si  vaste  entreprise  ne  tardèrent  pas  à 
se  faire  sentir,  et  il  faut  avouer  que  le  révérend  missionnaire  ne 
fit  pas  de  grands  efforts  pour  les  surmonter.  L'écueil  à  éviter  était 
l'abondance  même  des  matières  qu'il  avait  à  coordonner.  M.  Mor- 
rison parut  prendre  plaisir  à  faire  cette  difficulté  plus  grande 
qu'elle  n'était  naturellement;  car,  dans  la  seconde  livraison  ,  il  se 
mita  insérer,  au  lieu  d'articles,  de  véritables  traités,  de  sorte  que 
son  dictionnaire  tournait  à  l'encyclopédie.  Ainsi ,  il  ajouta  à  l'ex- 
plication du  caractère  hio,  étude,  un  article  qui  occupe  quatre-vingts 
colonnes  in-quarto,  où  il  fit  entrer  tout  ce  qu'il  avait  pu  recueil- 
lir de  cui'ieux  sur  la  manière  dont  les  Chinois  font  leurs  études  , 
et  sur  le  système  d'examen  établi  au  huitième  siècle ,  d'après  le- 
quel on  choisit  les  lettrés  pour  occuper  toutes  les  places  de  l'ad- 
ministration. M.  Rémusat  louait  M.  Morrison  d'être  entré  dans 
quelques  détails  à  ce  sujet.  Quoi  de  plus  frappant,  en  effet,  qu'un 
grand  pays  de  l'Orient  sans  pouvoir  sacerdotal  et  pi'esque  sans 
aristocratie  militaire,  qui  est  gouverné  par  un  corps  toujours 
mobile  de  gens  de  lettres,  où  toutes  les  fonctions  publiques  se 
donnent  d'après  des  examens  de  morale,  et  sont  mises  au  concours 
de  la  science?  Mais  il  faut  avouer,  comme  M.  Rémusat  en  con- 
vient aussi,  que  ces  détails,  tout  intéressans  qu'il  sont  en  eux- 
mêmes  ,  étaient  fort  déplacés  dans  un  dictionnaire;  il  est  vrai  que 
M.  Morrison  ne  mériia  pas  long-temps  le  reproche  de  trop  dé- 
velopper les  articles  du  sien  ;  se  fatiguant  tout  à  coup  de  son  im- 
mense travail,  il  passa  brusquement  de  cet  excès  de  richesse  à  un 
autre  excès  beaucoup  plus  fâcheux,  et  la  maigreur  extrême  de  la 
troisième  partie  de  son  dictionnaire  par  clefs  égala  l'ampleur  ou- 
trée de  la  seconde.  Ainsi  le  plan  tracé  par  M.  Rémusat  n'a  pas  été 
rempli,  peut-être  ne  pouvait-il  pas  l'être;  espérons  qu'il  est  ré- 
servé à  celui  qui  lui  a  succédé  dans  l'enseignement  de  nous  donner 
un  dictionnaire  complet,  ce  qui  peut  s'obtenir  en  renonçant  à 


384  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quelques-unes  des  richesses  inutiles  dont  M.  Re'inusat  avait  en- 
combré son  programme ,  comme  tout  ce  qui  tient  aux  variations 
de  l'écriture,  aux  altérations  locales  de  la  prononciation,  et  en 
donnant  en  revanche  le  plus  possible  d'exemples  du  style  poé- 
tique et  fleuri,  partie  difficile  de  la  langue  chinoise,  où  M.  Jul- 
lien  a  déjà  fait  tant  de  progrès  ,  et  sur  laquelle  nous  appelons  la 
continuation  de  ses  efforts  et  de  ses  succès. 

Enfin  deux  chaires  furent  créées  pour  les  deux  hommes  qui 
avaient  créé  une  étude ,  une  branche  de  savoir  dans  leur  patrie. 
M.  Rémusat  vint  au  Collège  de  France  fonder  un  enseignement 
qui  ne  s'éteindra  plus  parmi  nous.  Dans  son  discours  d'ouverture, 
il  rendit  un  hommage,  que  personne  ne  peut  désavouer ,  à  cette  il- 
lustre mission  de  la  Chine,  qui  a  produit  tant  d'hommes  distin- 
gués ,  et  d'où  sont  sortis  tant  de  travaux  utiles  ;  il  apprécia  avec 
impartialité  le  zèle  et  les  efforts  de  Fourmont,  admira  sans  restric- 
tion DesHauterayes  et  de  Guignes,  et  réclama  en  leur  nom  pour  la 
France  la  suprématie  dans  un  district  de  l'érudition  où  les  étran- 
gers n'étaient  entrés  que  quand  nous  l'avions  quitte',  et  où  ils  n'a- 
vaient paru  que  pour  rehausser  notre  gloire  par  leur  infériorité.  Il 
attaquait  avec  chaleur  les  préjugés  si  répandus  sur  la  difficulté  de 
la  langue  chinoise  et  son  peu  d'importance.  Il  s'écriait  :  «  Une  lit- 
térature immense,  fruit  de  quarante  siècles  d'efforts  et  de  travaux 
assidus,  l'éloquence  et  la  poésie  s'enrichissant  des  beautés  d'une 
langue  pittoresque,  qui  conserve  à  l'imagination  toutes  ses  cou- 
leurs ;  la  métaphore ,  l'allégorie ,  l'allusion  concourant  à  former  les 
tableaux  les  plus  rians ,  les  plus  énergiques  ou  les  plus  imposans; 
d'un  autre  côté,  les  annales  les  plus  authentiques  que  nous  te- 
nions de  la  main  des  hommes ,  déroulant  à  nos  yeux  les  actions 
presque  ignorées,  non-seulement  des  Chinois,  mais  des  Japonais, 
des  Coréens ,  des  Tartares ,  des  Thibetains ,  ou  des  habitans  de  la 
presqu'île  ultérieure  de  l'Inde ,  ou  nous  développant  les  dogmes 
mystérieux  de  Bouddha,  ou  ceux  des  sectateurs  de  la  Raison,  ou 
consacrant  enfin  les  principes  éternels  et  la  philosophie  politique 
de  l'école  de  Confucius  :  voilà  les  objets  que  les  livres  chinois  of- 
frent à  l'homme  studieux  qui,  sans  sortir  de  l'Europe,  voudra 
voyager  en  imagination  dans  ces  contrées  lointaines.  Plus  de  cinq 
mille  volumes  ont  été  rassemblés  à  grands  frais  à  la  Bibliothèque  du 


DE    LA    CHINK.  385 

Roi  ;  leurs  titres  ont  été  à  peine  lus  par  Fourmont;  quelques  ou- 
vra^^es  historiques  ont  été  entr'ouverts  par  de  Guignes  et  Des 
Hauterayes ,  tout  le  reste  attend  encore  des  lecteurs  et  des  traduc- 
teurs. » 

Tout  cela  était  vrai  et  l'est  encore. 

Tandis  que  M.  Rémusat  se  préparait  à  puLlier  dans  sa  gram- 
maire les  fruits  de  son  enseignement,  il  fut  amené ,  par  une  étude 
toujours  plus  approfondie  de  l'écriture  chinoise,  à  examiner  les 
caractères  figuratifs  qui  lui  ont  servi  de  base.  Les  résultats  auxquels 
cette  recherche  le  conduisit  sont  assez  curieux  pour  nous  y  arrêter 
quelques  momens. 

Tous  les  caractères  chinois  sont  formés  par  la  combinaison  d'un 
certain  nombre  de  signes  que  la  fantaisie  des  écrivains  a  grouppés, 
brisés  et  entrelacés  de  mille  manières  ,  mais  dont  le  nombre  ne 
s'élevait  pas  originairement  au-delà  de  deux  cents.  Ce  sont  les  élé- 
mens  fondamentaux  de  la  langue  écrite;  ce  sont  les  molécules  pri- 
mitives qui  constituent  cette  énorme  aglomération.  M.  Rémusat 
eut  l'idée  simple  et  féconde  de  prendre  un  à  un  ces  signes  élémen- 
taires ,  d'examiner  successivement  chacun  d'eux  sous  sa  forme  la 
plus  ancienne ,  et  de  demander  à  cet  examen  des  lumières  sur  l'é- 
tat primitif  de  la  société  chinoise,  que  nul  autre  monument  ne  pou- 
vait lui  fournir.  Il  est  évident  en  effet  que  les  images  primordiales 
qui  depuis  ont  servi  à  former  toutes  les  autres,  devaient  contenir 
l'expression  fidèle  et  comme  le  registre  exact  des  idées  et  des  con- 
naissances possédées  par  ceux  qui  les  avaient  tracées.  Cette  vue 
était  ingénieuse  :  M.  Rémusat  procéda  à  l'analyse  des  signes  fon- 
damentaux de  l'écriture  chinoise  avec  l'excellente  méthode  qui  le 
caractéi'isait  ;  voici  à  quels  résultats  il  fut  amené. 

D'abord,  le  nombre  seul  de  ces  signes  est  une  chose  frappante, 
car  il  ne  passe  pas  deux  cents.  C'est  déjà  une  induction  pour  un 
bien  petit  nombre  d'idées  et  de  besoins  ,  par  conséquent  pour  un 
degré  de  civilisation  bien  peu  avancé  à  l'époque  où  ils  furent  in- 
ventés. Toute  la  suite  du  travail  le  confirma  dans  cette  présomp- 
tion. Ainsi ,  il  reconnut  que  le  ciel  n'avait  fourni  aux  inventeurs 
de  l'écriture  chinoise  que  sept  caractères  ;  on  voit  qu'ils  n'étaient 
pas  grands  astronomes  ;  ils  n'étaient  pas  non  plus  bien  avancés 
en  métaphysique  et  en  théologie.  Toute  idée  abstraite  de  Dieu  est 


386  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

absente  de  ce  vocabulaire  figuratif ,  mais  on  y  trouve  la  repré- 
sentation d'une  victime  offerte  en  sacrifice,  et  la  tête  d'un  démon 
ou  mauvais  génie.  Ainsi ,  comme  l'observe  l'auteur  du  mémoire , 
ils  étaient  superstitieux  avant  d'être  religieux;  il  ajoute  :  «  Cela 
sans  doute  n'a  rien  d'étonnant  pour  qui  connaît  la  marche  de 
l'esprit  humain.  »  Je  crois  au  contraire  que  plus  on  l'a  étudiée,  plus 
on  a  lieu  d'être  surpris  d'un  pareil  résultat  ;  mais  le  fait ,  pour  être 
embarrassant  n'en  est  pas  moins  certain.  Ce  n'est  pas  du  reste  le 
seul  cas  où  la  Chine  semble  une  exception  en  dehors  des  lois  gé- 
nérales de  l'humanité. 

On  ne  trouve  parmi  ces  signes  primitifs  ni  tours  ,  ni  jardins ,  ni 
ville  ,  ni  rempart,  ni  roi ,  ni  lettré,  ni  généx-al,  ni  militaire,  mais 
la  figure  d'un  homme  qui  se  courbe  en  avant,  laquelle  a  fourni 
depuis  le  caractère  qui  signifie  sujet  ou  ministre,  et  celle  d'un 
sorcier;  l'une  emblème  de  souplesse  servile,  l'autre  de  superstition 
craintive ,  elles  annonçaient  le  peuple  des  lettrés  et  des  bonzes. 
Il  est  curieux  de  trouver  dès-lors  un  homme  faisant  la  révérence , 
je  ne  sais  pas  devant  qui,  car  il  n'y  a  pas  encore  de  roi,  mais  il 
y  a  déjà  un  sujet  qui  s'incline  en  attendant;  peut-être  est-ce  de- 
vant le  sorcier. 

Les  vêtemens  sont  extrêmement  simples.  C'est  la  pagne  et  le 
bonnet;  le  seul  ornement  qu'on  trouve  ici  consiste  en  deux  grains 
enfilés  semblables  au  collier  dont  se  parent  les  sauvages.  Du  reste, 
ni  instrumens  de  musique,  ni  monnaies,  ni  verre  ,  et  ce  qui  est  le 
plus  significatif,  point  de  métal. 

Les  armes  ne  manquent  pas  cependant;  il  y  a,  pour  cet  article, 
neuf  à  dix  signes ,  mais  rien  n'y  indique  l'emploi  des  métaux. 
Même  à  présent,  le'caractère  de  hache  contient  l'image  àe pierre, 
comme  pour  rappeler  de  quoi  furent  faites  les  premières  haches  : 
probablement  elles  étaient  en  silex  comme  celle  des  Germains  et 
de  tant  d'autres  peuples  barbares. 

Les  animaux  désignés  par  un  signe  simple  sont ,  parmi  les  ani- 
maux domestiques,  le  chien,  le  cheval ,  le  mouton  ,  le  cochon  et 
le  bœuf,  les  premiers  serviteurs  de  l'homme  ou  ses  premières 
victimes  ;  parmi  les  animaux  sauvages,  le  léopard,  le  cerf,  le  rat, 
l'élan,  le  rhinocéros,  deux  sortes  de  lièvres.  Cette  distinction 
entre  deux  espèces  d'un  même  genre,  dans  un  temps  où  l'on  dis- 


DF.    LA    CHINE.  38i^ 

lingue  si  peu,  me  semble  indiquer  les  habitudes  et  la  sagacité 
exercée  d'un  peuple  chasseur.  Du  reste  ,  point  encore  de  ces  ani- 
maux fantastiques  qui ,  depuis ,  ont  joué  un  si  grand  rôle  dans  les 
traditions  chinoises.  Parmi  les  végétaux,  on  ne  trouve  ni  le  fro- 
ment, ni  l'orge,  mais  le  riz,  le  millet,  et  un  petit  nombre  de 
plantes  potagères  ,  ce  qui  semble  indiquer  de  faibles  commence- 
mens  de  culture. 

Tel  est  le  degré  de  civilisation  peu  avancé  ovi  en  étaient  les  Chi- 
nois ,  quand  ils  inventèrent  l'écriture.  M.  Rémusat  remarque  avec 
raison  que  les  deux  cents  images  distribuées  en  dix  ou  douze 
groupes,  suivant  la  nature  des  objets  qu'elles  expriment,  et 
considérées  isolément,  ramènent  toujours  au  même  résultat  et 
conduisent  à  des  conclusions  qui  se  confirment  réciproquement, 
sans  que  rien  vienne  les  infirmer  ouïes  démentir.  «  On  voit,  dit-il, 
que  ceux  qui  employaient  ces  signes  étaient  à  peu  près  au  même 
degré  d'habileté  en  astronomie,  en  économie  rurale,  en  histoire 
naturelle;  qu'ils  n'étaient  ni  plus  savans,  ni  plus  ingénieux,  ni 
meilleurs ,  qu'il  ne  convient  de  supposer  une  réunion  de  familles 
sauvages  sur  un  sol  encore  couvert  de  forêts  dont  nulle  main  n'a 
fouillé  le  sein  ni  fertihsé  la  surface.  On  croirait  voir  les  tribus  de 
la  Nouvelle-Zélande  ou  des  Iles  des  Amis  s'essayant ,  dans  l'en- 
fance de  la  société ,  aux  arts  qui  marquent  la  naissance  de  la  civi- 
lisation. » 

Mais  faisons  une  remarque  impoi'tante.  Ces  tribus  sauvages , 
dont  parle  M.  Rémusat,  n'ont  point  inventé  un  système  d'écriture 
qui  subsiste  depuis  quatre  ou  cinq  mille  ans ,  qui ,  en  se  perfec- 
tionnant, s'est  accommodé  aux  besoins  d'un  grand  empire  civilisé 
et  d'une  littérature  immense.  C'est  un  résultat  prodigieusement 
curieux  du  travail  de  M.  Rémusat  de  voir  l'écriture  naître ,  pour 
ainsi  dire,  avant  la  société.  Il  serait  fort  intéressant  de  suivre  l'in- 
fluence de  cette  précocité  de  l'écriture,  et  d'une  écriture  idéogra- 
phique ,  sur  la  langue  parlée.  Il  me  semble  probable  que  là  est 
l'origine  du  monosyllabisme  et  de  la  pauvreté  de  cette  langue.  Eu 
général,  l'écriture  est  inventée  plus  tard,  quand  les  langues  sont 
déjà  plus  riches;  d'ailleurs,  un  système  alphabétique  se  plie  à 
toutes  les  variations ,  à  toutes  les  flexions ,  à  toutes  les  combinai- 
sons nouvelles  de  la  parole  ;  il  les  suit  et  les  reproduit  par  sa  mo- 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bilité.  Au  contraire,  un  système  idéographique  n'ayant  aucun 
égard  au  langage,  ne  se  prête  point  à  ses  transformations,  et  par 
là  les  arrête.  Un  tel  système  fixe  et  stéréotype,  pour  ainsi  dire  , 
chaque  mot,  qui  demeure  comme  incrusté  dans  le  signe  unique  et 
immuable  auquel  il  est  attaché.  Les  mots  qui  existaient  quand 
l'écriture  a  été  inventée ,  dureront  à  jamais  immuables  comme 
leurs  signes.  On  n'ajoutera  point  de  mots  nouveaux  au  vocabu- 
laire, car  comment  les  peindrait-on  ?  et  même  si  de  nouveaux  ca- 
ractères se  forment ,  on  leur  appliquera ,  pour  les  désigner ,  des 
mots  déjà  existans  ;  en  effet ,  pour  en  inventer  de  nouveaux ,  il 
faudrait  combiner  autrement  les  élémens  de  la  parole,  et  ces  élé- 
mens  ne  sont  pas  analysés  par  l'écriture.  En  outre,  comment  ces 
mots  s'uniraient-ils ,  se  fondraient-ils ,  pour  passer  de  la  nature 
monosyllabique  à  la  nature  polysyllabique ,  quand  les  signes  qui 
leur  correspondent  sont  nécessairement  distincts  les  uns  des  au- 
tres? comment  s'infléchiraient-ils  selon  les  cas  et  les  temps,  quand 
les  signes  se  refusent,  par  leur  nature,  à  exprimer  la  moindre 
flexion  ? 

On  voit  donc ,  selon  moi ,  que  les  principaux  attributs  de  la 
langue  chinoise  parlée  ,  savoir  :  le  monosyllabisme,  le  petit  nom- 
bre et  l'inflexibilité  des-mots,  dérivent  de  cet  accident  si  curieux 
d'une  écriture  idéogi-aphique  inventée  à  une  époque  très-primi- 
tive et  toujours  conservée  depuis,  fait  que  M.  Rémusata  su  lire 
dans  cette  écriture  elle-même. 

En  1821  ,  M.  Rémusat  publia  ses  élémens  de  grammaire  chi- 
noise, et  l'étude  du  chinois  fut  complètement  établie  en  l'rance. 
C'est  aussi  de  cette  époque  que  date  l'institution  de  la  Société  et 
du  Journal  asiatique  à  laquelle  il  coopéra  si  ardemment.  Dans 
une  letti'e  adressée  au  rédacteur  de  ce  journal ,  il  s'applaudissait, 
avec  un  juste  orgueil  et  une  convenance  parfaite ,  des  progrès  qu'a- 
vait faits  en  France  la  connaissance  du  chinois  depuis  huit  années, 
des  préjugés  vaincus,  des  entreprises  commencées  des  élèves  qui 
s'étaient  déjà  formés  autour  de  lui.  Heureux  s'il  n'avait  jamais 
mis  son  ambition  d'influence  et  son  activité  qu'au  service  de  si 
nobles  intérêts  !  lui  et  la  science  y  auraient  gagné.  —  Mais  reve- 
nons à  sa  grammaire. 

Les  Chinois ,  qui  ont  un  grand  nombre  de  dictionnaires ,  dont 


DE     l.A    CHINE.  38() 

un  surtout,  le  Dictionnaire  impérial  de  Kan^jhi ,  fait  sur  un  plan 
analof^ue  à  celui  do  Johnson  et  de  laCrusca  ,  n'est  pas  inférieur  à 
ces  modèles  de  la  lexicographie  européenne  ,  les  Chinois  n'ont 
pas  de  granunaire  de  leur  propre  langue.  On  le  conçoit  d'après  la 
nature  de  celte  langue  ;  ils  apprennent  une  partie  de  ses  règles  en 
apprenant  à  parler,  et  l'autre  en  apprenant  à  écrire.  Dès  i8i2, 
M,  Re'musat  avait  placé  à  la  suite  du  Plan  d'un  Dictionnaire  chi- 
nois,  dont  j'ai  parlé,  un  plan  de  grammaire  chinoise  plus  vaste 
que  celui  qu'il  a  rempli,  mais  dans  lequel ,  obéissant  à  une  dis- 
position d'esprit  que  j'ai  déjà  signalée  en  lui  à  cette  époque ,  il 
donnait  une  trop  grande  place  aux  variations  de  la  prononciation 
et  de  l'écriture.  Ce  plan  était  précédé  d'un  compte-rendu  succinct 
des  travaux  européens  sur  la  grammaire  chinoise;  il  y  jugeait  ces 
travaux  avec  impartialité  ,  ne  négligeant  pas  les  anecdotes  qui 
pouvaient  amuser  la  malice  de  son  esprit.  Dans  cette  notice  ,  telle 
qu'elle  a  été  insérée  par  son  auteur  dans  les  Mélanges  asiatiques, 
on  peut  voir  comment  le  grave  Fourmont,  qui,  à  l'en  croire,  avait 
tiré  tout  ce  qu'il  savait  des  livres  chinois  lus  et  pénétrés  à  force 
de  travail  et  comme  par  divination ,  s'était  toutefois  aidé  de  la 
grammaire  d'un  père  Varo  qu'il  eut  l'audace  de  pul>lier  sous  son 
nom,  quoiqu'il  n'evit  eu  d'autre  peine  que  de  la  traduire  d'espa- 
gnol en  français  et  de  français  en  latin.  On  est  confondu  de  la 
candeur  effrontée  avec  laquelle  Fourmont  raconte  que  lui  et  un 
père  Horace  de  Costerano  s'exprimèrent  réciproquement  leur 
étounement  de  l'extrême  ressemblance  de  leurs  deux  ouvrages. 
Il  y  avait  à  cela  une  explication  bien  simple  qu'a  mise  en  lumière 
M.  Rémusat,  c'est  que  le  jîère  Horace  avait ,  comme  Fourmont , 
pillé  le  père  Varo ,  et  mes  bons  savans  admiraient  la  similitude 
de  deux  copies ,  faites  sur  le  même  original.  Cependant  ils  de-r 
valent  connaître  cet  axiome  des  mathématiques  éléiuentaires  : 
deux  quantités  semblables  à  une  troisième  sont  semblables  entre 
elles. 

Le  procédé  de  Fourmont,  au  sujet  de  la  grammaire  du  père 
Prémare,  n'est  pas  non  plus  très-édifiant.  Voici  le  fait  :  le  père 
Prémare ,  un  des  plus  savans  missionnaires ,  avait  envoyé,  de  la 
Chine  à  Fourmont,  une  grammaire  de  sa  composition.  L'arrivée 
de  cet  ouvrage ,  qui  pouvait  être  d'un  grand  secours  à  Fourmont , 

TO^II■.    YIU.  26 


3qo  REVUi:    PliS    DtbX     MOJNDliS. 

et  aurait  dû  lui  faire  crand  plaisir ,  lui  perça  le  cœur.  Son  siège 
était  fait,  avec  les  troupes  du  père  Varo,  il  est  vrai;  n'importe, 
au  lieu  d'étudier  l'ouvrage  du  père  Prémare ,  il  n'eut  de  repos 
que  quand  il  eut  persuadé  à  tous  ceux  qui  ne  savaient  pas  le  chi- 
nois ,  et  à  lui-même  qui  ne  le  savait  guère ,  que  sa  grammaire , 
ou  du  moins  celle  qu'il  appelait  ainsi,  était  beaucoup  meilleure  que 
cet  ouvrage,  qui  arrivait  si  mal  à  propos  de  la  CLine  pour  troubler 
son  triomphe.  Enfin  ,  il  s'avisa  de  ce  que  M.  Rémusat  appelle  une 
délicatesse  étrange  :  ce  fut  d'adresser  au  père  Prémare  une  critique 
de  la  grammaire  que  celui-ci  avait  composée  en  partie  pour  lui 
faciliter  l'étude  du  chinois.  Cette  singulière  épître  dédicatoire  est 
de  la  comédie  toute  pure. 

«  Que  pensez-vous  vous-même,  lui  dit-il,  de  la  division  gé- 
nérale de  votre  livre ,  mon  très-cher  ami  ?  elle  n'est  assuré- 
ment pas  très-philosophique vous  détruisez  de  la  main  gau- 
che ce  que  vous  avez  voulu  élever  de  la  droite Je  vous  ai 

excusé  tant  que  j'ai  pu  ,  mais  j'ai  perdu  ma  peine  j  certains  hom- 
mes doctes  trouvent  que  votre  ouvrage  manque  de  méthode , 
qu'il  est  ti'onqué,  non  pour  ne  pas  avoir  été  achevé  ,  mais  parce 
que  les  choses  essentielles  y  sont  passées  sous  silence...  Tout  ce 
que  vous  dites  de  quelques  verbes  et  particules  leur  semble  su- 
perflu... Ce  qui  abonde,  leur  dis-je  ,  ne  vicie  pas...  mais  ils  vou- 
draient que  vous  eussiez  été  plus  concis  ,  en  cela  je  ne  suis  pas 
tout-à-fait  de  leur  avis...» 

Il  est  impossible  de  ne  pas  penser  à  certaine  scène  du  Misan- 
thrope : 

Hier  j'étais  chez  des  gens  de  vertu  singulière, 
Où  sur  vous  du  discours  on  tourna  la  matière. 


Je  fis  ce  que  je  pus  pour  vous  pouvoir  défendre. 


Certainement,  si  Arsinoé  eût  su  le  chinois,  elle  eût  écrit  au 
père  Prémare  une  lettre  dans  le  goût  de  celle  de  Fourmont. 

Du  reste  ,  ni  la  grammaire  du  père  Yaro  ,  publiée  sous  le  nom 
de  Fourmont ,  ni  celle  du  père  Prémare ,  infiniment  meilleure  , 
mais  manquant,  à  ce  qu'il  paraît ,  de  méthode  et  de  choix  ,  ni  la 
dissertation  publiée  en   1809,  à  Sirampour ,  par  M.  Marsbman, 


DE  LA  cui.nl:.  3qf 

ne  remplissaient  le  cadre  que  M.  Réinusat  avait  tracé.  Lui-même 
n'a  pas  atteint  complètement  le  but  qu'il  s'était  d'abord  proposé. 
Ses  Elémens  offrent  des  défauts  qu'aurait  pu  corriger  le  progrès  de 
son  enseignement ,  mais  cet  ouvrage  n'en  est  pas  moins  une  base 
excellente  pour  l'étude  du  chinois.  L'exposition  est  pleine  de 
clarté  et  de  netteté;  l'ordre  des  règles  et  le  clioix  des  exemples 
sont  parfaits  ;  seulement  on  peut  trouver  quelques  lacunes  dans 
les  premières  ,  et  reprocher  aux  seconds  trop  de  sobriété. 

§  IL  Langues  tartares  ,  japonais,  coréen. 

L'utilité  de  la  langue  cliinoise  ne  se  borne  pas  à  nous  faire  con- 
naître le  peuple  qui  la  parle  ;  elie  peut  encore  servir  à  nous  mettre 
en  relation  avec  d'autres  nations  qui  entourent  le  royaume  du 
milieu,  et  sont  comme  les  satellites  de  cette  grande  et  lointaine 
planète.  Nous  en  aurons  la  preuve  quand  nous  parlerons  des  tra- 
vaux de  M.  Rémusat  sur  l'histoire  du  haut  Orient;  nous  Talions 
voir  dès  à  présent  à  propos  de  diverses  langues  auxquelles  il  a 
étendu  ses  recherches  en  s'aidant  pour  leur  étude  de  la  connais- 
sance du  chinois.  Tels  sont  les  idiomes  tartares,  le  japonais  et  le 
coréen.  N'oublions  jamais,  en  effet,  que  nous  sommes  à  la  Chine, 
chez  un  peuple  savant  et  lettré,  curieux  de  tout  ce  qu'il  ne  méprise 
pas  trop ,  qui  d'ailleurs  ,  malgré  son  me'pris  pour  ses  conquérans, 
a  été  forcé  d'apprendre  la  langue  des  différentes  nations  qui  l'ont 
soumis.  En  dépit  du  rempart  qu'élèvent  autour  de  lui  ses  préjugés 
nationaux,  rempart  plus  difficile  à  surmonter  que  la  grande 
muraille,  il  n'est  pas  resté  sans  contact  avec  les  autres  peuples. 
Il  a  négocié  avec  des  nations  tartares  et  gothiques  ,  il  a  soumis  le 
Japon ,  il  a  reçu  dans  son  sein  des  popidations  mahométanes  et 
bouddhistes;  enfui ,  il  a  traduit  des  livres  sanscrits  ,  thibetains  et 
arabes;  il  possède  des  grammaires  mantchoues,  des  dictionnaires 
mongols,  des  dictionnaires  polyglottes,  et  entre  autres  un  voca- 
bulaire philosophique  en  cinq  langues,  sur  lequel  nous  revien-, 
drons. 

Dans  son  beau  travail  sur  les  langues  tartares ,  dont  malheu- 
reusement il  n'a  publié  que  la  première  partie,  M.  Rémusat 
a  donné  une  idée  juste  et  souvent  nouvelle  des  principales  d'entre 


3û2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  langues  ;  un  des  premiers,  il  a  montré  les  ressources  que  l'his- 
toiie  devait  trouver  dans  un  sage  emploi  de  la  philologie  com- 
parée. Sa  préface  renferme  sur  ce  sujet  des  aperçus  aussi  ingé- 
nieux que  solides,  alors  assez  neufs  en  France ,  et  que  la  critique 
historique  a  entièrement  adoptés. 

M.  Rémusat  avait  à  cœur  de  combattre  les  hypothèses  vagues 
et  sans  fondement  sur  l'histoire  de  la  haute  Asie  qui  avaient 
cours  avant  lui.  Par  un  examen  approfondi  des  langues  tartares  , 
il  a  montré  que  ce  n'étaient  point  ces  langues  ni  les  peuples  qui 
les  parlent,  qui  avaient  pu  être  dépositaires  d'une  antique 
civilisation ,  communiquée  ensuite  par  eux  à  l'Inde  et  à  la  Chine. 
L'hypothèse  du  peuple  primitif,  du  moins  telle  que  l'avaient 
rêvée  Bailly  et  quelques  autres,  s'est  évanouie  devant  l'évidence 
des  faits.  Le  Thibet,  qu'on  avait  particulièrement  désigné  comme 
le  point  de  départ  de  ce  peuple  imaginaire ,  n'a  plus  conservé 
aucun  droit  à  cet  honneur.  Ce  n'est  pas  au  moins  dans  les  tra- 
ditions nationales  qu'il  faut  en  chercher  la  trace.  Le  thibetain, 
idiome  assez  barbare  et  yraie  langue  de  montagnards  long-temps 
isolés  sur  leurs  plateaux  neigeux ,  ne  paraît  posséder  d'autres 
monumens  littéraires  que  des  monumens  bouddhiques,  venus  de 
l'Inde  et  traduits  du  sanscrit.  Son  alphabet  n'est  qu'une  cor- 
ruption de  l'alphabet  sanscrit  accommodé  à  la  peinture  de  quelques 
sons  qui  lui  sont  propres;  en  un  mot,  la  langue  et  l'écriture, 
comme  la  civilisation  et  la  rehgion  du  Thibet ,  ont  reçu  l'in- 
fluence dp  l'Inde,  et  l'Inde  n'a  rien  reçu  de  lui.  En  attendant 
qu'on  pénètre  librement  dans  ce  pays  curieux  et  ignoré ,  voilà 
que  des  comparaisons  d'alphabets,  des  investigations  faites  à 
Paris ,  dans  des  historiens  chinois ,  renversent  un  des  systèmes 
auxquels  avaient  prêté  le  plus  de  vogue  les  deux  complices  de 
tout  système  qui  réussit,  l'ignorance  et  le  talent. 

L'iiistoire  de  l'alphabet  des  Mantchoux  n'est  pas  moins  cu- 
rieuse :  ceux-ci  l'ont  reçu  des  Mongols ,  leurs  devanciers  dans 
la  conquête  de  la  Ciiine.  Les  Mongols  l'avaient  reçu  des  Oigours, 
population  turque  voisine  des  Mongols  ;  car  il  n'y  a  pas  des 
Turcs  seulement  à  Constantino])le  :  les  Osmanlis  ne  sont  qu'une 
fraction  célèbre  d'une  grande  famille  dont  les  tribus  obscures 


DE    l.A    CHINE.  393 

sont  dispersées  à  travers  presque  toute  l'Asie.  Or  ces  Oigours , 
qui  donnèrent  aux  Mongols  l'écriture  que  ceux-ci  ont  passée 
aux  Mantclioux ,  de  qui  l'avaient-ils  reçue  ?  L'étude  de  cette 
écriture  a  montré  qu'elle  n'était  autre  chose  que  l'alphaljet  sy- 
riaque, porté  au  fond  de  l'Asie,  dans  les  premiers  siècles  de  notre 
ère ,  par  des  prêtres  chrétiens.  En  effet ,  certaines  sectes  dissi- 
dentes ,  les  Manichéens ,  les  Nestoriens ,  s'enfoncèrent  de  bonne 
heure  dans  l'Orient,  fuyant  le  siège  de  l'orthodoxie  et  de  la 
persécution.  Un  des  résultats  de  ces  émigrations  religieuses  fut 
de  donner  aux  nations  tartares  un  alphabet  qui ,  sous  une  de 
ses  formes,  devait  être  celui  de  Gengiskan.  Or  cet  alphabet  des 
langues  tartares,  qui  s'est  légèrement modiûé  pour  s'accommoder 
à  chacune  d'elles  ,  cet  alphabet ,  syriaque  d'origine ,  était  lui- 
même  une  forme  de  l'alphabet  des  peuples  sémitiques,  dont  les 
caractères  hébreux  et  les  caractères  arabes  sont  des  variations 
en  apparence  bien  diverses ,  mais  au  fond  identiques ,  dont  le 
type  le  plus  ancien  fut  cet  alphabet  phénicien  qu'adopta  la 
Grèce ,  et  qui  a  été  le  père  de  tous  ceux  qu'emploient  les 
peuples  européens,  tant  ceux  d'origine  latine  que  ceux  d'ori- 
gine germanique ,  celtique  ou  slave.  Ainsi  voilà  une  transfor- 
mation de  plus  ajoutée  à  la  série  des  métamorphoses  qu'a  subies 
l'alphabet  de  Cadmus ,  et  la  Tartarie  jointe  à  son  vaste  em- 
pire. 

L'écriture  mantchoue  avait  été  l'objet  d'une  prétention  singu- 
lière de  la  part  d'un  homme  dont  les  prétentions  dépassaient 
quelquefois  le  savoir.  M.  Langlès  avait  cru  découvrir  la  nature 
alphabétique  des  caractères  mantclioux  ,  ignorée  ,  selon  lui ,  des 
Mantclioux  eux-mêmes  ;  malheureusement  quelques  passages,  tra- 
duits par  M.  Rémusat,  d'une  grammaire  chinoise  de  la  langue 
mantchoue,  ne  purent  laisser  à  M.  Langlès  l'illusion  d'avoir 
découvert  que  les  conquérans  de  la  Chine  avaient  un  alphabet 
sans  le  savoir. 

A  côté  des  résultats  importans  auxquels  peut  conduire  l'étude 
comparée  des  langues,  il  en  est  qui  ne  sont  qu'un  caprice  piquant 
du  hasard  :  telle  est  l'analogie  bien  probablement  fortuite  entre 
certains  mots  mongols  et  certains  mots  français.   L'exemple  le 


3q4  RE\IIE    DES    DEUX    MONDES* 

plus  frappant,  c'est  le- mot  amour ,  qui  est  le  mèine  dans  les 
deux  langues.  Il  est  bizarre  que  cette  ressemblance  de  nom  se 
rencontre  là  où  on  l'attendrait  le  moins  ;  car  il  est  à  croire  que  la 
chose  est  assez  différente  au  bord  de  la  Seine  et  aux  rives  du  lac 
Baikal. 

Des  rapprocliemens  moins  frivoles  se  sont  présentés  à  M.  Ré- 
musat  :  telle  est  l'histoire  du  mot  bey.  N'est-il  pas  curieux  qu'il 
vienne  du  chinois  Pe ,  et  que  ce  soit  une  expression  empruntée 
à  la  Chine  qui  serve  à  désigner  en  Turquie  une  fonction  politique. 
Les  mots  sont  des  voyageui's  qui  font  le  tour  du  monde  et  se 
naturalisent  bien  loin  de  leur  berceau. 

Un  peuple  remarquable  à  plus  d'un  égard,  c'est  le  peuple 
japonais.  On  connaît  la  bizarrerie  de  son  double  gouvernement, 
et  comment  le  pouvoir  temporel  et  le  pouvoir  ecclésiastique  y 
siègent  à  côté  l'un  de  l'autre  ;  on  connaît  ce  caractère  sombre  et 
violent  qui  forme  un  si  parfait  contraste  avec  la  douceur  humble 
et  souple  des  Chinois  ;  on  sait  cet  usage  auprès  duquel  notre 
duel  n'est  que  de  la  demi-barbarie  ,  ce  point  d'iionneur  étrange 
qui  commande  à  un  Japonais  offensé  de  proposer  à  son  ennemi 
de  s'ouvrir  le  ventre  au  même  instant  que  lui ,  comme 
en  Angleterre  on  s'adresse  entre  convives  la  proposition  de 
boire  ensemble  lui  verre  de  vin.  Le  langage  de  ce  peuple 
extraordinaire  offre  aussi  des  particularités  dignes  de  remarque  ; 
au  fond  essentiellement  difféi^ent  du  chinois  et  des  idiomes 
tartares,  on  voit  cependant  que  le  voisinage  de  ces  langues  n'a  pas 
été  sans  influence  sur  lui  :  civilisés  par  les  Chiiiois,  les  Japonais 
ont  subi  le  joug  de  leur  grammaire  ;  ils  ont  conservé  les  mots 
indigènes ,  mais  ils  ont  appris  à  les  construire  à  la  chinoise  et  à 
les  décliner  à  la  tartare.  De  plus,  le  bel  usage  a  introduit  dans 
le  japonais  l'usage  du  mot  chinois  un  peu  défiguré  par  la  pro- 
nonciation ,  à  côté  de  celui  des  mots  nationaux ,  de  sorte  qu'il 
y  a  deux  noms  pour  toutes  choses ,  le  nom  japonais  et  le  noni 
chinois.  On  emploie  de  préférence  la  dénomination  chinoise 
dans  les  sujets  qui  tiennent  à  la  politique ,  à  la  législation ,  à 
la  religion ,  aux  belles-lettres,  aux  sciences,  et  le  terme  japonais 
pour  tout  ce  qui  se  rapporte  aux  métiers,  aux  occupations  du 


PE    1,.\    CHINE.  3g5 

peuple  cl  aux  liabitudes  nationales.  Il  en  résulte  quelque  chose 
d'assez  singulier,  dit  M.  Rémusat,  .<  c'est  que  les  ouvrages  dont 
la  matière  n'est  pas  bien  déterminée ,  ou  qui  ne  sont  pas  spécia- 
lement destinés  soit  aux  gens  de  lettres  soit  au  vulgaire ,  offrent 
vui  assemblage  bizarre  de  mots  chinois  et  japonais  qui  se  com- 
binent entr'eux  dans  la  même  page ,  dans  la  même  ligne ,  et 
bien  souvent  dans  la  même  phrase.  » 

Ainsi  ces  deux  langues  se  pénètrent,  pour  ainsi  dire,  l'une 
l'autre,  comme  s'entrelacent  les  deux  nationalités  qu'elles 
représentent  ;  mais  cette  confusion  est  la  moindre  de  celles  que 
le  japonais  présente,  et  la  diversité  des  systèmes  d'écriture 
appliqués  à  cette  langue  produit  une  bien  autre  complication. 
Ces  systèmes  d'écriture  sont  au  nombre  de  trois. 

D'abord  les  Japonais  se  servent  souvent ,  pour  leurs  ouvrages 
scientifiques ,  des  caractères  chinois  ;  comme  ces  caractères  sont 
de  leur  nature  indifférens  à  tout  mode  d'articulation  ,  les  livres 
ainsi  écrits  sont  pour  nous  de  véritables  livres  chinois  ,  car  il  nous 
importe  peu  de  quelle  prononciation  les  Japonais  peuvent  se  ser- 
vir en  les  lisant;  et  s'ils  écrivaient  toujours  de  cette  sorte,  l'étude 
des  Japonais  serait  à  peu  près  inutile  en  Europe  ;  mais  ils  ont 
deux  autres  systèmes  d'écriture  ,  l'un  très-simple  ,  l'autre  très- 
embrouillé. 

Dans  ce  dernier,  on  semble  avoir  pris  plaisir  à  multiplier  les 
difficultés  de  la  lecture,  à  tel  point  que  la  simple  exposition  de 
ces  difficultés  en  est  elle-même  une  assez  .grande.  Qu'il  suffise  de 
dire  ici  que  les  caractères  chinois  sont  employés,  dans  ce  système, 
à  représenter  ,  non  les  idées  dont  ils  sont  le  signe  ,  mais  le  son 
qui  leur  est  arbitrairement  attaché.  De  plus,  les  caractères,  pris 
ainsi  comme  signes  phonétiques  ,  ne  représentent  pas  toujours 
le  son  qui  leur  correspond  en  chinois ,  mais  quelquefois  le  syno- 
nyme japonais,  qui  n^  aucun  rapport  avec  le  mot  chinois  ;  c'est, 
comme  on  voit ,  à  la  fois  un  rébus  et  un  calembourg  perpétuel. 
Ainsi ,  le  caractère  qui  désigne  en  chinois  un  arbre  représente 
tantôt  la  syllabe  mo  ,  nom  chinois ,  tantôt  la  syllabe  ki  ,  nom  ja- 
ponais de  l'arbre.  On  conçoit  dans  quel  embarras  doit  jeter  ce 
double  emploi  dont  rien  n'avertit.  Ce  n'est  pas  tout ,  il  y  a  en 


3q6  revue  des  deux  mondes. 

chinois  beaucoup  de  caractères  entièrement  diftérens  et  expri- 
mant des  idées    entièrement  différentes  ,  auxquels   une  même 
syllabe  correspond  dans  la  prononciation.  Eh  bien  !  chacun  de 
ces  caractères  peut  être  employé  à  peindre  le  son  des  divers  mots 
japonais  ,  synonymes  des  nombreux  mots  chinois  auxquels  cor- 
respond une  syllabe  commune.  Ainsi  le  même  signe  peut  servir  à 
écrire  des  mots  qui  diffèrent  entre  eux  à  la  fois  par  le  son  et  par 
le   sens.    Je    n'ai   pas   l'espoir    de   rendre   bien    sensible    cette 
obscurité ,  quoique  j'omette  à  dessein  diverses  circonstances  qui 
la  redoublent  encore  ;  j'espère  seulement  cjue  l'impuissance  même 
de  mes  efforts  pour  exprimer  toute  la  difficulté  que  présente  ce 
second  système  d'écriture  ,  la  fera  sentir  jusqu'à  un  certain  point. 
Quant  au  troisième  ,  il  est  beaucoup  plus  aisé  à  comprendre. 
Pour  le  former,  il  a  suffi  de  prendre  un  certain  nombre  de  carac- 
tères chinois,  sous  une  forme  abrégée,  de  faire  complètement  ab- 
straction de  leur  sens ,  et  de  charger  chacun  d'eux  de  représenter 
d'une  manière  constante ,  dans  la  langue  japonaise ,  le  son  de  la 
syllabe  à  laquelle  il  correspond  en  chinois.  Ceci  est  un  véritable 
syllabaire.  Ce  qu'il  offre  d'intéressant,  c'est  de  montrer  comment 
s'opère  le  passage  d'une  écriture  qui  représente  les  idées  et  les 
objets,  à  une  écriture  qui  représente  les  .sons.  On  surprend  ici 
l'esprit  humain  s'élevant  de  l'hiéroglyphe  à  l'écriture  syllabique. 
Une  fois  airivé  là  ,  il  ne  s'arrêtera  pas  en  chemin  ;  il  n'aura  qu'à 
choisir  parmi  les  signes  attribués  aux  syllabes  un  plus  petit  nom- 
bre de  signes,  et  les  appliquer  aux  lettres  ,  pour  que  l'alpliabet 
soit  trouvé.  Tel  a  été  probablement  partout  la  marche  des  choses. 
Il  est  vraisemblable  que  partout  les  lettres  ont  été,  dans  l'origine, 
des  hiéroglyphes ,  d'abord  idéographiques  ,   puis  phonétiques , 
d'abord  signes  d'idées ,  puis  de  syllabes  ou  d'articulations  sinr- 
ples  ;  ce  qui  n'était  qu'une  hypothèse  au  temps  de  Court  de 
Gebelin  ,  s'est  réalisé  en  fait  par  le  passage  de  l'écriture  chinoise 
au  syllabaire  japonais:  on  pourrait  objecter  qu'un  syllabaire  n'est 
pas  un  alphaloet ,  et  que  le  dernier  terme  de  la  progression  n'a 
pas  été  atteint  ;  mais  M.  Rémusat  a  complété  ce  tableau  du  dé- 
veloppement progressif  de  l'écriture ,  en  trouvant  chez  les  Coréens 
un  véritable  alphabet  de  vingt-quatre  lettres,  construit  avec  des 


UE    LA    CHINE.  897 

taractcres  chinois ,  par  un  procédé  analogue  à  celui  qui  donne 
naissance  au  syllabaire  japonais.  On  voit  ce  qui  peut  se  cacher 
d'important  pour  l'histoire  des  procédés  de  l'esprit  humain  dans 
les  régions  les  plus  lointaines,  les  moins  connues,  dans  le  Japon 
et  la  Corée.  C'est  là  cpi'on  devait  découvrir  le  secret  de  la  for- 
mation de  l'alphabet.  Ajoutons  que  sur  un  autre  terrain,  M.  Cham- 
pollion  arrivait  à  des  résultats  parallèles ,  et  voyait  en  Egypte 
s'accomplir,  suivant  la  même  loi,  la  transformation  do  l'écriture 
hiéroglyphique  en  écriture  alphabétique. 

^  IIÎ.   Histoire  littéraire,   belles-lettres. 

L'un  des  grands  avantages  qu'offre  l'étude  de  la  littérature 
chinoise,  c'est  qu'au  lieu  d'avoir  à  faire  à  des  manuscrits  rares  et 
d'une  lecture  difficile,  on  a  sous  la  main,  et  l'on  peut  facilement 
faire  venir  du  pays  même  des  milliers  de  livres  imprimés.  Quel- 
ques personnes  parlent  encore  par  habitude  des  manuscrits 
chinois;  elles  ne  réfléchissent  pas  que  l'imprimerie  a  été  inventée 
à  la  Chine  environ  cinq  siècles  avant  qu'elle  fût  connue  en 
Europe.  Dans  ce  pays  immense  et  si  anciennement  civilisé,  où  la 
littérature  se  confond  avec  le  gouvernement  et  presque  avec  la 
société ,  on  doit  s'attendre  à  rencontrer  tous  les  secours  dont 
la  philologie  aide  et  parfois  accable  l'érudition. 

C'est  ce  qui  a  lieu  en  effet  :  renseignemens  bibliographiques 
et  littéraires  de  toutes  sortes,  préfaces,  notes,  commentaires,  vé- 
ritables éditions  variorum,  voilà  ce  qu'on  trouve  à  la  Chine, 
voilà  ce  cpie ,  pour  des  sommes  fort  modiques ,  on  peut  faire 
venir  en  Europe  et  qu'on  y  possède  déjà  en  fort  grande  abon- 
dance. On  n'a  véritablement  que  l'embarras  de  la  richesse. 
Comment  s'orienter  au  milieu  de  ces  ouvrages,  qui  procèdent 
par  centaines  et  par  milliers  de  volumes?  témoin  cette  collec- 
tion d'auteurs  choisis  qui  n'en  a  pas  moins  de  cent  quatre  vingt 
mille.  Il  est  vrai  que  nous  n'en  sommes  pas  encore  là ,  et  que 
la  Bibhothèquc  du  Roi  ne  possède  guère  que  huit  mille  vo- 
lumes chinois  ;  mais  c'est  encore  un  fonds  assez  considérable 
pour  que  notre  curiosité  et  notre  patience  ne  risquent  pas  de 


3o8  REVUE    DES    DEUX    MO.NDES. 

répuiser  si  lût  :  c'est  une  masse  qu'il  est  assez  dilHcile  d'en- 
tamer. On  sent  combien  y  aiderait  un  bon  catalogue  de  ces 
livres.  M.  Rémusat  l'avait  senti;  en  1816,  il  avait  conçu  le  plan 
d'un  catalogue  qui  eût  été  un  véritable  traité  de  bibliographie 
raisonnée  et  de  littérature  chinoise. 

Il  était  d'autant  plus  urgent  de  s'en  occuper  que  cent  soixante- 
quinze  articles,  formant  environ  2,000  volumes  n'avaient  pas  été 
catalogués,  et  que  le  reste  l'avait  été  par  Fourmont,  qui,  à  la  ma- 
nière d'un  autre  savant,  quiprenaitlePiréepour  un  homme,  voyait 
toujours  un  nom  d'auteur  ou  de  personnage  dans  le  titre  d'un  livre 
cliinois,  qu'il  voulût  dire  énigme,  guitare  ou  mariage,  et  donnait 
un  recueil  de  mémoires  scientifiques  pour  un  ouvrage  de  cabale. 

M.  Rémusat  s'occupait  de  ce  catalogue  depuis  plusieurs  an- 
nées, quand  il  fut  nommé  conservateur  des  manuscrits  orien- 
taux de  la  Bibliodièque  du  Roi,  et  dès  lors  conduit  par  la  nature 
même  de  son  emploi  à  s'occuper  plus  spécialement  de  l'his- 
toire littéraire  de  la  Chine. 

A  cette  époque,  ses  idées  s'étaient  encore  étendues,  son  cata- 
logue devait  avoir  pour  base  les  soixante-seize  livi'es  de  l'histoire 
littéraire  de  Ma-touan-lin ,  auteur  d'une  espèce  d'encyclopédie 
critique,  dont  nous  allons  parler  tout  à  l'heure.  M.  Rémusat  se 
proposait  de  traduire  les  soixante-seize  livres  du  savant  chinois  , 
d'en  faire  comme  le  texte  auquel  il  voulait  rapporter,  sous  forme 
d'annotations,  toutes  les  observations  bibliographiques  qu'il 
pourrait  se  procurer,  et  d'y  joindre  tous  les  éclaircissemens  que 
lui  auraient  fournis  d'autres  ouvrages  historiques.  Ainsi  on  au- 
rait eu  non  plus  un  simple  catalogue  déjà  précieux,  mais,  comme 
disait  M.  Rénmsat ,  un  tableau  vaste  et  complet  de  la  littérature 
de  tous  les  âges  ;  des  index  étendus  contenant  les  noms  des  au- 
teurs et  les  titres  des  livres  et  une  histoire  sommaire  des  monu- 
mens  bttéraires  de  la  Chine  eussent  été  l'utile  complément  de  ce 
grand  travail  ;  il  devait  former  deux  volunies  in-foho ,  et  être 
terminé  dans  l'espace  de  deux  années. 

Cet  ouvrage  est  un  de  ceux  que  M.  Rénmsat  n'a  pas  ternunés  ; 
mais  on  a  lieu  d'espérer  qu'on  pourra  profiter  des  matériaux 
que  dans  ce  but  il  avait  déjà  recueillis. 


DE    LA    CHINE.  0(JC) 


Ondoiuonsidérer,  comme  un  JéJomiuagcnientde cette îiistoire 
littéraire  de  la  Cliine  qu'avait  conçue  M.  Rémusat,  et  qu'il  n'a 
pas  eu  le  temps  d'achever,  les  notices  biographiques  sur  quelques 
auteurs  chinois  ,   qu'il  a  rédigées  d'après  les  sources  nationales. 
Telles  sont  celles  qui  ont  pour  objet  la  famille  des  Sséma  ,  fa- 
mille vouée  au  ministère  d'historien,   comme  à  un  sacerdoce 
héréditaire ,  qui ,  au  second  siècle  avant  Jésus-Clirist,  renouvela     ^ 
et  perfectionna  l'histoire  presque  aussi  ancienne  que  l'empire. 
Environ  cent  ans  auparavant  (21 3),  avait  eu  lieu  le  fameux  in- 
cendie des  livres.  Dans  ce  pays,  si  plein  de  respect  pour  la  tradi- 
tion ,  il  s'était  rencontré  sur  le  trône  un  esprit  despotique  et  no- 
vateur tout  ensenJjle  ;  il  avait  compris  que  la  secte  des  lettrés, 
à  l'aide  des  idées  morales  et  politiques  de  Confucius  ,  s'achemi- 
nait vers  le  pouvoir  qu'ont  mis  entre  ses  mains  dix  siècles  de  plus 
d'efforts  et  de  patience,  et  ne  se  souciant  pas  de  partager  avec  eux 
l'autorité  qu'il  exerçait,  ou  de  l'exposer  à  leur  contrôle,  il  fit  un 
jour  brûler  tous  les  livres  et  tous  les  lettrés  qu'on  put  trouver .  Com- 
me Hoang-ti  était  un  honnne  positif  et  pratique,  il  avait  excepté 
les  ouvrages  de  médecine,  et  de  divination  d'agriculture.   Mais 
une  mesure  aussi  atroce  heurtait  trop  violemment  des  habitudes 
déjà  enracinées  pour  pouvoir  produire  un  effet  durable.  Le  tyran 
mort,  une  réaction  puissante  se  manifesta  en  faveur  de  la  science 
qu'il  avait  proscrite.  On  déterx-a  les  ouvrages  qu'avait  enfouis  la 
piété  courageuse  de  quelques  lettrés.  D'autres  s'étaient  conservés 
dans  la  mémoire  des  vieillards ,  d'où  les  bourreaux  n'avaient 
pu  les  aller  arracher.  C'est  ainsi  cju'ont  été  sauvés  les  Rings,  les 
livres  moraux  de  l'école  de  Confucius,  et  enfin  tous  les  ouvrages 
qu'on  possède ,   et  dont  la  date  est  antérieure  au  iii^  siècle  avant 
J.-C.  Mais  que  de  trésors  avaient  péri  ! 

Il  fallut  alors  rassembler  les  débris  des  anciennes  chroniques, 
recueillir  les  vestiges  des  vieilles  traditions  pour  recomposer 
l'histoire.  C'est  ce  que  fit  Ssé-ma-tîisian,  qu'on  a  appelé  l'Héro- 
dote de  la  Chine. 

Les  pertes  causées  par  l'incendie  des  livres  sont  d'autant  plus 
à  déplorer  pour  l'histoive,  que,  de  tout  temps,  chaque  empereur, 
et  même  chaque  prince  indépendant ,  avait  son  historiographe  ; 


i^OO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  garantir  la  véracité  de  ce  fonctionnaire  des  séductions  du  pou- 
voir, on  avait  sagement  établi  que  les  documens  recueillis  chaque 
jour  par  l'historiographe,  témoin  de  tout  ce  qui  se  passait,  ne 
seraient  publiés  que  sous  la  dynastie  suivante.  A  partir  de  Ssé- 
ina-thsian  jusqu'à  la  dynastie  actuelle,  on  a  une  suite  non  in- 
terrompue d'histoires ,  dont  les  matériaux  ont  été  rassemblés 
par  des  contemporains,  et  dont  la  rédaction  est  postérieure  ,  ce 
qui  réunit  toutes  les  conditions  d'exactitude  et  d'impartialité 
qu'on  peut  désirer. 

Au  nombre  des  auteurs  dont  les  travaux  composent  cette  série 
historique  ,  la  plus  longue  et  la  plus  authentique  que  puisse  of- 
frir aucune  nation,  se  trouve  Sé-ma-Rouang,  qui  vivait  au  onzième 
siècle  de  notre  ère  ;  il  appartenait  probablement  à  cette  famille 
dont  les  diverses  générations  semblaient  toutes  avoir  la  vocation 
et  comme  la  mission  de  l'histoire.  Celui-ci  réunissait,  à  la  charge 
d'historiographe  ,  les  fonctions  de  censeur,  fonctions  honorables 
à  la  Chine  ,  car  les  devoirs  qu'elles  imposent  s'étendent  au  sou- 
verain comme  au  peuple.  Son  biogi-aphe  rapporte  un  trait  qui 
fait  honneur  à  l'indépendance  de  Sé-ma-Kouang.  C'est  une  opi- 
nion reçue  en  Chine ,  que  l'influence  du  gouvernement  s'étend 
non-seulement  à  la  société,  mais  à  l'harmonie  et  à  l'économie  de 
l'univers  ;  on  rend  le  pouvoir  responsable  de  tous  les  désor- 
dres de  la  nature.  Un  tremblement  de  terre  fafit  murmurer  le 
peuple,  une  inondation  fait  détrôner  l'empereur,  une  éclipse  est 
un  sujet  grave  de  mécontentement.  Du  temps  de  Sé-ma-Kouang, 
la  flatterie  avait  exploité  ce  préjugé  à  l'occasion  d'une  éclipse 
de  soleil  qui  eut  lieu  en  1 06 1 .  Cette  éclipse ,  selon  l'annonce 
des  astronomes ,  devait  être  de  six  dixièmes  du  disque  du 
soleil  ;  elle  ne  fut  que  de  quatre  dixièmes  :  les  courtisans  vinrent 
en  céi'émonie  en  féliciter  l'empereur,  comme  d'une  dérogation 
formelle  que  le  ciel  avait  permise  aux  lois  de  ses  mouvemens ,  et 
qui  faisait  le  plus  grand  honneur  à  la  sagesse  du  gouvernement. 
Sé-ma-Kouang  eut  le  courage  de  les  interrompre,  et  de  dire,  en 
présence  de  l'empereur,  qu'il  n'y  avait  là  nul  sujet  de  lui  adres- 
ser des  félicitations  ,  et  que  si  l'éclipsé  était  moindre  qu'on  ne 
l'avait  annoncée  ,   c'est  que  les  astronomes  s'étaient  trompés. — 


I>E    l.,\    CHINE.  4oi 

Grande  hardiesse  qui  aurait  pu  perdre  Sé-nia-Kouaug,  et  ])our- 
tant  lui  réussit  ! 

Tel  était  l'iionirae  qui  composa  une  vaste  histoire,  embrassant 
un  espace  de  1 362  ans ,  où  les  faits ,  disposés  chronologique- 
ment ,  forment,  suivant  l'expression  chinoise,  comme  un  vaste 
tissu,  dont  la  chaîne  suit  l'ordre  des  temps,  et  dont  la  trame 
s'étend  à  tout  l'empire.  C'est,  dit  M.  Rémusat,  expliquant  cette 
métaphore ,  une  chronicjue  où  tous  les  faits  sont  ramenés  à  un 
ordre  unique,  au  lieu  d'être  classés,  comme  chez  Ssé-ma-thsian, 
en  différentes  parties,  consacrées  à  la  biographie  ,  à  l'histoire  des 
arts  et  des  institutions.  Mais,  des  lettrés  chinois  auxquels  M.  Ré- 
musat a  consacré  des  biographies,  nul  n'en  était  plus  digne  que 
Ma-Touanlin,  qui  vivait  au  xiii"'  siècle,  au  commencement  de  la 
dynastie  des  Mongols.  Ce  savant,  après  vingt  ans  de  travaux  as- 
sidus ,  publia  un  ouvrage  en  cent  volumes ,  qui  contiennent 
la  valeur  d'environ  vingt  ou  vingt-cinq  de  nos  in-quarto,  et  dans 
lequel  toutes  les  parties  de  l'érudition  chinoise  sont  traitées  avec 
une  profondeur  et  un  savoir  sur  lesquels  il  n'y  a  qu'une  yoix  en 
Chine  et  en  Europe.  Cet  ouvrage,  intitulé  Recherches  approfon- 
dies des  anciens  Monuniens,  dit  M.  Rémusat,  vaut  à  lui  seul  toute 
une  bibliothèque,  et  quand  la  littérature  chinoise  n'en  offrirait 
pas  d'autres,  il  vaudrait  la  peine  qu'on  apprît  le  chinois  pour  le 


lire 


On  voit  que  l'attention  de  M.  Rémusat  était  tournée  surtout 
vers  la  partie  grave  et  positive  de  la  littérature  chinoise ,  vers  tout 
ce  qui  tenait  à  l'érudition  et  à  l'histoire  ;  quant  à  la  littérature 
proprement  dite ,  aux  ouvrages  d'imagination,  il  les  estimait 
moins,  pas  assez  peut-être.  Il  est  vrai  que  ce  n'est  pas  la  poésie 
qui  est  le  côté  brillant  de  la  Chine  ;  là  point  de  ces  vastes  épopées, 
qui,  comme  dans  l'Inde  et  la  Perse,  contiennent  d'antiques  tradi- 
tions nationales.  L'écriture  a  été  trouvée  trop  tôt,  on  n'a  pas  eu  le 
temps  de  chanter;  l'histoire  a  suivi  de  près  l'écriture,  l'histoire  a  ab- 

'  On  ne  trouvera  pas  cet  éloge  exagéré,  si  on  parcourt  les  titres  des  livres 
donnés  par  M.  Rémusat  [niél.  as.  t.  11,  p.  41^  ,  et  surtout  le  sommaire 
des  objets  qu'ils  contiennent,  inséré  par  M.  Klaproth,  dans  le  journal 
asiatique  de  1882.  (  Numéros  de  juillet  et  août.  ) 


i^oa  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sorbe  le  domaine  de  la  poésie.  Le  peuple  cliinois  a  été  comme  ces 
enfans  précoces,  raisonnables  de  bonne  heure,  qui  seront  des  sa- 
vans  peut-être,  jamais  des  poètes.  Malgré  cela,  ou  plutôt  à  cause 
de  cela ,  c'est  le  peuple  qui  a  fait  le  plus  de  vers  ;  faire  des  vers 
est  à  la  Chine  l'occupation  et  l'amusement  journalier  de  tout 
homme  cultivé  :  on  fait  des  vers  pour  passer  le  temps  quand  on 
est  ensemble  ,  comme  on  joue,  comme  on  fume  ,  comme  on  boit. 
Mais  à  juger  de  cette  poésie  d'impromptus,  d'acrostiches,  de 
bout-rimés ,  par  ce  que  nous  en  connaissons,  elle  est  ce  cju'elle 
doit  être  chez  une  société  raffinée  et  blasée  par  une  civilisation  de 
tant  de  siècles.  Ce  qui  lui  agrée  surtout,  c'est  l'emploi  d'un  lan- 
gage contourné,  auprès  duquel  celui  des  précieuses  et  de  l'hôtel  de 
Rambouillet  est  une  merveille  de  simplicité  ;  ce  sont  des  allu- 
sions d'autant  plus  goûtées  qu'elles  sont  plus  détournées  et  plus 
obscures,  c'est  une  élégance  molle  et  recherchée ,  c'est  le  re- 
tour constant  des  mêmes  images  empruntées  de  préférence  à  ce 
que  la  nature  offre  de  plus  pâle  et  de  plus  frêle,  la  fleur  du 
pêcher,  la  feuille  du  saule,  l'eau  ridée  par  la  brise,  la  neige 
éclairée  par  la  lune  ;  le  genre  descriptif  domine  dans  ces  com- 
positions, et  la  description  y  est  à  la  fois  minutieuse  et  vague. 
Cette  poésie  fleurie,  précieuse,  mignarde,  a  été  portée  à  sa  per- 
fection par  deux  poètes  du  viii*  siècle,  à  l'un  desquels  (Tou-Fou) 
M.  Rémusat  a  consacré  une  trop  courte  notice. 

Je  conçois  sans  peine  que  cette  sentimentalité  fade  ne  dut  pas 
avoir  un  grand  attrait  pour  un  esprit  judicieux  et  solide.  Mais  il  est 
à  regretter  qu'il  ait  étendu  son  indifférence  à  des  monumens  poé- 
tiques d'une  autre  importance.  Ainsi,  il  n'appréciait  pas  assez 
celle  du  Iwre  des  vers  (Chi-King)  :  n'est-ce  rien  qu'un  recueil  de 
poésies  fait  par  Confucius,  cjui  étaient  déjà  très-anciennes  de  son 
temps,  et  dont  plusieurs  étaient  certainement  populaires  au  moins 
douze  cents  ans  avant  Jésus-Christ  ;  il  faut  dire  cependant  qu'il 
encouragea  la  publication  de  la  traduction  latine  du  livre  des  vers 
par  le  père  Lacharme,  que  nous  devons  aux  soins  de  M.  Mohl. 

Il  est  deux  genres  d'ouvrages  d'imagination  qui  ont  pour  nous 
un  intérêt  particulier  eu  ce  qu'ils  nous  offrent  une  peinture  fidèle 
et  vivante  des  mœurs  chinoises,  ce  sont  les  drames  et  les  romans. 


t>F.    LA    CHlNi.  ^o3 

Tous  deux  sont  dédaignés  à  la  Chine  et  mis  en  dehors  de  la  lit- 
térature savante.  Cette  exclusion  même  est  un  mérite  pour  des 
Européens,  car  elle  nous  garantit  que  les  auteurs  n'ont  eu  pour 
guide  que  leur  goût  ou  celui  de  leurs  lecteurs,  et  n'ont  point  été 
obligés  de  soumettre  leurs  idées  et  leur  style  à  des  données  de 
convention  ou  à  une  symétrie  pédantesque.  Il  y  a  chance  pour 
qu'il  se  glisse  quelque  vérité  dans  ces  compositions  vulgaires 
qu'on  n'estime  pas  assez  pour  les  fausser  entièrement.  M.  Ré- 
musat  n'a  point  traduit  de  drame.  Les  drames  chinois  sont  com- 
posés de  prose  qu'on  récite  et  de  vers  cpi'on  chante.  Cette  seconde 
j>artie,  comme  tout  ce  qui  est  en  vei'S  à  la  Chine,  est  fort  difficile  à 
entendre.  IM.  Rémusat  avait  fait  peu  d'efforts  pour  surmonter  ce 
genre  de  difficulté  c[v\'il  ne  tenait  pas  beaucoup  à  vaincre  ;  d'autre 
part  il  sentait  qu'on  ne  pouvait ,  comme  l'ont  fait  le  père  Amyot 
et  M.  Davies  qui  nous  ont  donné  chacun  la  version  tl'un  drame 
chinois,  passer  entièrement  la  portion  versifiée  et  chantée,  celle  à 
laquelle  les  spectateurs  et  les  auteurs  chinois  attachent  le  plus 
d'importance.  M.  Jullien  est  le  premier  qui  ait  traduit  une  pièce 
chinoise  toute  entière,  vers  et  prose  ;  c'est  un  tour  de  force  qu'il 
renouvellera,  nous  l'espérons  ,  pour  quelques  portions  du  réper- 
toire chinois  dont  il  a  cent  volumes  à  sa  disposition,  et  qui  en  con- 
tient des  milliers.  '  / 

Quant  aux  romans ,  tout  le  monde  a  lu  les  deux  Cousines  et  la 
spirituelle  préface  de  M.  Rémusat,  mais  on  a  élevé  des  doutes 
sur  la  fidélité  de  la  traduction.  Mettant  à  part  les  vers  placés  à 
la  tête  des  chapitres  ou  jetés  dans  le  récit,  etcpieM.  Rémusat  con- 
fessait ne  pas  entendre  toujours ,  on  peut  affirmer  qu'il  traduit 
non-seulement  avec  exactitude,  mais  encore  avec  minutie  et 
scrupule,  calcjuant  autant  qu'il  est  possible  la  phrase  française  sur 
la  phrase  chinoise,  et  suivant  pas  à  pas  son  original.  Il  est  même 
supérieur,  sous  ce  rapport,  au  traducteur  anglais  d'un  autre  roman 
chinois,  l'L mon  bien  assortie,  cjui  de  son  côté  entend  mieux  les 
vers. 

La  conscience  du  lecteur  étant  mise  en  repos  sur  ce  point ,  il 
peut  chercher  avec  toute  sécurité  dans /c^  deux  Cousines  une  t^gwï- 
ture  des  mœurs  d'un  grand  peuple  au  moins  aussi  fidèle  que  celle 


;|o4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  lui  présenterait  le  roman  le  plus  historique.  N'a-t-on  pas  dans 
celui  dont  je  parle  le  spectacle  de  cette  vie  oisive  ,  efféminée  , 
corrompue,  qu'une  civilisation  très-ancienne  et  depuis  long-temps 
immobile  a  faite  au  plus  vieux  peuple  de  la  terre  ?  Yoyez  ces  let- 
trés, qui,  dans  une  bibliothèc{ue  élégante,  entourés  de  livres  et  de 
fleui's,  riment  et   boivent  tour  à  tour  ou  conversent  indolem- 
ment, un  imperturbable  sourire  sur  les  lèvres. Voyez-les  toujours 
ffraves  et  posés,  même  dans  l'abandon  de  l'intimité,  s'adresser  froi- 
dement des  révérences  et  descomplimens  sans  fin.  Voyez,  sous  cet 
air  de  politesse  et  de  réserve ,  les  plus  basses  passions  triomphant 
sans  combat ,  les  plus  honteuses  manœuvres  employées  sans  hé- 
sitation et  sans  remords ,  ne  déshonorant  pas  même  quand  elles 
échouent.  Ne  découvrez-vous  pas  quelque  chose  de  raide,  de  glacé, 
de  compassé ,  dans  les  mouvemens  et  les  discours  de  tous  ces 
personnages?  On  dirait  qu'ils  ne  sont  pas  faits  d'os  et  de  chair, 
mais  de  bois  ou  de  fa'ience.  Qui  ne  sera  curieux  de  passer  quel- 
ques momens  au  milieu  de  ce  monde  où  il  serait  insupportable  de 
vivre?  L'impatience  même  qu'inspirent  le  flegme  de  ces  êtres  cau- 
teleux et  douceâtres  et  l'impassible  sécurité  de  leur  pédanterie  , 
cette  impatience  donne  un  vif  sentiment  de  leur  manière  d'exis- 
ter. Enfin,  si  l'on  s'ennuie  de  leurs  courbettes,  de  leur  bavardage 
littéraire,  de  leurs  petites  allusions  et  de  leurs  épigrammes  émous- 
sées  ;  cet  ennui  même  est  instructif,  il  complète  l'illusion,  il  ré- 
vèle le  vide  que  recouvre  cette  pâle  élégance,  la  mort  qui  est  sous 
cette  ombre  de  vie. 

Une  chose  me  frappe  en  lisant  ce  roman,  c'est  combien  ce  qu'il 
nous  montre  nous  ressemble  et  en  même  temps  diffère  de  nous. 
C'est  une  civilisation  complète  comme  la  nôtre.  C'est  une  hiérar- 
chie administrative  comme  la  nôtre ,  c'est  une  société  oisive  cor- 
romjîue  et  polie  comme  la  nôtre  ,  c'est  de  l'esprit  subtil  et  de  la 
conversation  maniérée,  de  la  poésie  artificielle  comme  les  nôtres; 
ce  sont  des  sentimens  et  des  passions  alambiqués  comme  les  nôtres. 
Mais  cette  société,  elle  est  immobile,  et  nous  marchons  ;  mais  cette 
hiérarchie,  elle  repose  sur  le  principe  tout  oriental  de  l'omnipo- 
tence suprênie  de  l'empereur  fils  du  ciel,  roi  du  monde  ;  mais  ce 
qui  liinite  cette  puissance,  ce  n'est  ni  une  aristocratie,  ni  un  clergé, 


DE    LA    CHINE.  4o5 

îiî  la  propriété  :  c\>st  un  corps  de  letti'és  dont  le  lien  est  une  doc- 
trine purement  morale  et  politique,  et  qui  se  recrute  par  l'exa- 
men. Cette  société,  au  lieu  de  parler  politique,  fait  des  vers  et  les- 
pire  le  parfum  des  marguerites  ;  elle  est  pédante  au  lieu  d'être 
.<i[alante  ,  enferme  les  femmes  et  s'entoure  de  livres,  attache  plus 
de  gloire  à  l'étude  qu'à  la  guerre,  à  une  thèse  bravement  passée 
qu'à  un  fait  d'armes;  ses  finesses  et  ses  recherches  de  langage  ont 
aussi  un  cachet  tout  particulier  ;  et  quant  au  sentiment  dont  les 
conditions  et  la  nature  sont  le  mieux  fixées  en  Occident,  l'amour 
n'est-il  pas  là  soumis  à  d'étranges  lois  ?  D'abord  ce  qui  touche  une 
beauté  ,  ce  sont  de  brillans  examens  et  des  bout-rimés  ,  comme 
ailleurs  d'héroïques  aventures  :  ce  qui  perd  un  soupirant,  c'est  de 
ne  pas  bien  posséder  ses  classiques  et  de  prononcer  par  exemple 
dans  un  vers  du  Chi-King  ko  pour  koii.  Mais  que  dirons-nous  de 
ce  singulier  partage  du  sentiment  chez  nous  le  plus  exclusif,  cjui 
fait  que  dans  ce  roman,  comme  dans  j^lusieurs  autres,  le  héros 
épouse ,  à  leur  grand  contentement,  les  deux  héroïnes ,  et  avec 
leur  agrément  trouve  encore  moyen  de  récompenser  la  soubrette 
qui  a  servi  ses  amours?  On  pense  rêver  en  lisant  tout  cela,  et  tout 
cela  est  à  côté  de  ces  conversations  qu'on  croirait  tenues  à  Paris  en 
i832,  si  tout  à  coup  une  formule  bizarre  de  politesse,  une  com- 
paraison étrange,  dite  comme  la  chose  la  plus  simple  ,  ne  venait 
vous  avertir  que  vous  n'êtes  pas  chez  vous  et  vous  renvoyer  au 
bout  du  monde.  Tel  est  sur  moi  le  double  effet  tUi  roman  chinois. 
Par  momens  je  m'étonne  de  me  sentir  si  complètement  dépaysé, 
un  instant  après  je  m'étonne  encore  plus  de  l'être  si  peu,  et  il 
me  semble  que  ces  deux  impressions  contraires  me  révèlent  , 
mieux  que  quoi  que  ce  soit ,  cette  civilisation  c|ui  est  à  la  nôtre 
comme  sont  deux  pôles  similaires  et  opposés  ,  deux  lignes  tirées 
parallèlement,  à  une  distance  infinie. 

J.   J.   Ampère. 


■JOME    VIII. 


27 


ESQUISSES  DU  COEUR, 


III. 


îPiK^iaiîiia 


He  ^voiild  not  play  and  gambol  wilh  a  hcail; 
—  he  would  not  love  for  a  dny  ,  • — Imt  fur 
lifo  — and  tlirough  lifc. 

Lord  Feelisg, 


Depuis  six  mois  qu'il  était  revenu  à  Ségovie  après  avoir  achevé 
ses  cours  de  théologie  à  l'université  de  Salamanque,  Lorenzo 
menait  une  vie  dont  chacun  admirait  la  sagesse  et  l'austérité. 

A  le  voir  traverser  sur  le  soir  YJlameda  avec  de  gros  livres  sous  le 
bras  ,  sortant  de  la  bibliothèque  des  moines  du  Parmi ,  chez  les- 
quels il  passait  habituellement  ses  journées  ;  à  le  voir  dans  son 
costume  noir  à'cstndianie,  le  visage  pâle,  la  tête  et  les  yeux  baissés, 
les  seiioritas  se  disaient  tout  bas  eutr' elles  que  c'était  grand  dom- 
mage qu'un  si  jeune  et  si  beau  garçon  s'exténuât  ainsi  d'études 
et  de  veilles  ,  et  se  cloîtrât  d'avance  avec  les  Hyéronimites ,  comme 
s'il  était  déjà  de  leur  ordre. 

Lorenzo  était-il  en  effet  bien  né  pour  l'état  monastique  auquel 
le  destinait  sa  mère  ,  veuve  âgée  et  sans  fortune  ? 

Certes ,  quiconque  eût  observé  avec  soin  quel  feu  brillait  dans 


PAQIJITA.  407 

le  regard  humide  et  voile  de  ce  jeune  homme  eût  au  moins  douté 
que  ce  fût  là  sa  vocation. 

Et  puis  son  front  rougissant ,  sa  voix  mourante  sur  ses  lèvres 
décolorées ,  toutes  les  fibres  de  son  corps  qui  tressaillaient  cha- 
que fois  que  l'on  venait  à  prononcer  devant  lui  le  nom  de  Paquita; 
ces  symptômes-là  ne  trahissaient-ils  point  quelque  vive  et  ardente 
passion ,  quelque  violent  amour  que  les  verroux  d'un  cloître  au- 
raient un  jour  grande  peine  à  retenir  captif? 

Mais  qu'était-ce  donc  que  cette  Paquita  dont  l'influence  sem- 
blait si  puissante  sur  l'anie  de  Lorenzo  ? 

Oh!  c'était  bien  ,  en  vérité,  la  plus  belle  enfant  de  la  ville.  C'é- 
tait une  délicieuse  brune  de  quatorze  ans ,  la  fille  de  l'alcade  de 
Ségovie,  qui  demeurait  rue  San  Esieban^  justement  vis-à-vis  du 
logement  cfu'habitait  Lorenzo  avec  sa  mère.  Cependant,  bien  que 
cette  dernière  ,  continuant  d'anciennes  relations  de  voisinage  et 
d'amitié,  qui  unissaient  les  deux  familles,  se  rendît  habituelle- 
ment le  soir  aux  lerlulias  '  qui  se  tenaient  dans  la  maison  de  l'al- 
cade ,  son  fils  ne  l'y  avait  pas  accompagnée  une  seule  fois  depuis 
son  retour  de  Salamanque.  Jusqu'à  ce  qu'elle  rentrât,  il  restait 
seul  enfermé  avec  ses  livres,  et  nul  n'y  trouvait  à  redire.  N'était- 
il  pas  tout  simple  que  par  une  retraite  anticipée  il  se  préparât  à 
celle  qui  devait  bientôt  cadenasser  sa  vie  entière  ? 

Mais  chaque  nuit ,  plus  ou  moins  tard ,  lorsque  toute  la  ville 
dormait ,  lorsqu'on  n'y  apercevait  plus  de  loin  à  loin  que  quelques 
j-e7e«oi' accroupis  à  l'angle  desi'ues,  leur  lance  et  leur  lanterne 
eu  mains,  qui  donc,  sortant  de  chez  Lorenzo  enveloppe'  d'un  man- 
teau noir,  s'approchait  doucement  d'une  croisée  étroite  et  grillée 
au  rez-de-chaussée  de  la  maison  de  l'alcade  ?  cjui  donc  restait  là 
des  heures  entières  et  bien  souvent  jusqu'au  jour ,  causant  à  voix 
basse  et  tendrement  avec  une  jeune  fille  à  travers  les  barreaux? 
Qui  donc  était  si  mystérieusement  heureux? 

Il  faut  bien  vous  le  dire  ,  car  vous  ne  le  devineriez  point.  C'était 
l'austère  Lorenzo  devisant  d'amour  et  couvrant  de  baisers  les  blan- 
ches mains  de  Paquita. 

Mais  ce  ne  fui  pas  tout.  Il  y  eut  pour  eux  des  nuits  moins  in- 

^  Réunions,  soirées. 


/Jo8  lïKVl-lE    DES    DEUX    MONDES. 

nocentes.  Une  clé  coinplaisante  se  trouva  qui  ouvrit  à  Lorenzo  une 
porte  dérobée  de  la  maison  de  l'alcade.  Avant  d'avoir  pu  prévoir 
et  comprendre  leur  faute,  les  deux  enfans  s'étaient  déjà  donnés 
tout  entiers  l'un  à  l'autre. 

II. 

Lorenzo  et  Paquita  s'enivraient  ainsi  d'amour,  insoucieux  de 
l'avenir  et  ne  songeant  qu'à  profiter  de  leur  bonheur.  Mais  il 
se  préparait  des  événemens  qui  menaçaient ,  sinon  de  le  détruire 
tout-à-fait ,  au  moins  de  le  traverser  pour  long-temps. 

Une  nuit,  c'était  le  lendemain  de  celle  de  la  Sainte-Christine, 
Paquita  épiait,  depuis  une  heure  à  sa  croisée,  l'arrivée  de  Lorenzo , 
qui  se  faisait  attendre  contre  son  ordinaire. 

Enfin  ,  quelcju'un  parut  dans  la  rue ,  se  glissant  le  long  des 
maisons.  C'était  lui.  La  jeune  fille  descendit  doucement  lui  ouvrir 
la  petite  porte. 

—  Comme  tu  viens  tard,  dit-elle,  se  jetant  à  son  cou  ,  voici 
qu'il  est  minuit  !  Et  puis  je  ne  t'ai  pas  vu  sortir  de  chez  toi  ;  où 
étais-tu  donc  allé  à  pareille  heure  ? 

Lorenzo  avait  pris  dans  ses  mains  la  petite  tête  de  la  charmante 
enfant ,  et,  la  pressant  sur  son  cœur,  sans  répondre  ,  lui  baisait 
les  cheveux  et  le  front. 

Mais  elle  sentit  que  des  larmes  tombaient  sur  son  visage. 

—  Oh!  mon  Dieu,  est-ce  que  tu  pleures?  s'écria-t-elle ,  se 
renversant  en  arrière  ,  et  levant  vers  lui  ses  beaux  yeux. 

—  Oui  ,  je  pleure  ,  et  j'ai  bien  sujet  de  pleurer ,  mon  amour  I 
on  nous  se'pare  ,  je  viens  du  Parral ,  et  le  père  supérieur  veut  que 
je  parte  demain.  Il  m'envoie  à  Madrid ,  faire  mon  noviciat  dans 
un  couvent  de  son  ordre. 

—  Eh  bien!  est-ce  que  tu  me  laisseras?  s'écria  Paquita,  assez 
vivement  émue  d'abord ,  et  effrayée  de  ce  pi'ojet ,  qui  menaçait  de 
déi'anger  sa  vie,  qu'elle  trouvait  douce  et  heureuse. 

—  Non  ,  mon  bien  ,  je  ne  t'abandonnerai  pas.  Tu  viendras  avec 
moi.  Nous  fuirons  ensemble.  J'y  ai  songé  déjà,  vois-tu,  je  ne 
possède  rien  ;  mais,  avec  notre  amour,  avons-nous  besoin  d'une 
autre    fortune  ?   Nous   irons    à    Salamanque ,   et  nous   nous    y 


PAQUIÏA.  4^9 

marierons.  Et  puis,  du  produit  des  leçons  que  je  donnerai  aux 
écoliers  de  l'université ,  nous  en  aurons  bien  assez  pour  vivre 
pauvres  et  cachés.  Mais  il  faut  nous  luUer,  Paquila!  Il  faut  par- 
tir cette  nuit  même  I  Veux-tu  venir  maintenant  ?  Dis  ,  veux-tu  ? 

Et  déjà,  dans  son  exaltation  passionnée,  l'impatient  et  foujjueux 
jeune  homme  l'attirait  dans  ses  bras,  et  voulait  l'entraîner  ;  mais 
elle  résistait  doucement ,  et  demeurait  pensive  et  silencieuse. 

C'est  que  Paquita ,  fille  ,  à  vrai  dire  ,  des  plus  tendres  et  des  plus 
caressantes  ,  de  celles  surtout  qui  savent  pleurer  et  se  désespérer  à 
volonté,  était,  d'ailleurs  au  fond  ,  pleine  de  prévoyance  et  de  rai- 
son ,  et  n'avait  absolument  rien  de  romanesque  dans  l'esprit.  Elle 
avait  donc  embrassé ,  avec  une  sagacité  merveilleuse  ,  et  d'un 
seul  coup  d'reil ,  tous  les  inconvéniens  de  la  brusque  proposition 
que  Lorenzo  venait  de  lui  faire. 

Elevée  dans  l'aisance  et  folle  de  la  parure,  elle  qui  ne  serait 
jamais  sortie  à  Ségovie  ,  soit  pour  aller  à  la  messe  ou  se  promener 
à  \ Alamcda  ,  autrement  qu'en  fine  mantille  de  blonde ,  et  chaus- 
sée de  satin,  elle  sentait  bien  qu'en  partageant  le  sort  de  Lorenzo, 
il  lui  faudrait  renoncer  à  ces  douces  habitudes  de  todette  et  de 
coquetterie  ,  et  que  la  femme  d'un  petit  pédagogue  ferait  ù  Sala- 
manque  une  très-mince  figure. 

C'étaient  assurément  là  ses  plus  sérieuses  objections  contre  le 
projet  de  son  amant;  elle  fut  cependant  assez  habile  pour  le  com- 
battre par  d'autres  plus  spécieuses.  Elle  appela  de  grands  mots  à 
son  secours.  Elle  parla  du  désespoir  de  sa  famille,  du  déshonneur 
qu'elle  attirerait  sur  son  père.  Enfin  elle  parla  si  bien  ,  et  accom- 
pagna ses  paroles  de  tant  de  baisers,  de  caresses  et  de  larmes  ,  que 
le  pauvre  Lorenzo  n'eut  rien  à  répondre.  Il  fut  seulement  con- 
traint de  s'avouer  à  lui-même  que  sa  maîtresse  raisonnait  à  mer- 
veille ,  et  qu'elle  était  douée  de  beaucoup  de  sagesse  et  de  pru- 
dence. 

Il  comprenait  bien  aussi  cpie  cette  épreuve  n'était  guère  hono- 
rable pour  elle  ,  et  qu'il  ne  devait  point  désormais  compter  de  sa 
part  sur  un  grand  dévouement  et  beaucoup  de  sacrifices. 

Cette  révélation  était  triste,  mais  elle  venait  trop  tard.  Il  était 
de  ceux  qui  ne  peuvent  retirer  leur  amour  une  fois  qu'ils  l'ont 
donné,  cl  son  destin  avait  été  d'aimer  cette  femme. 


'' -  ~  REVUE   DES    DEUX    MONDES 


La  nuit  avançait,  ou  plutôt  c'était  déjà  le  jour.  Nos  deux  amans 
avaient  beaucoup  pleuré. 

—  Il  faut  donc  nous  se'parer,  dit  Lorenzo  ,  et  cette  fois ,  c'est 
pour  bien  long-temps.  Je  partirai ,  Paquita  ,  je  partirai  ce  jour 
même.  J'irai  à  ce  couvent  où  l'on  m'envoie  ;  je  ne  puis  rester  plus 
long-temps  à  la  charge  d'une  mère  infirme  et  pauvre.  Mais  j'ai 
un  oncle  riche  à  Madrid.  Je  l'y  verrai  sans  doute.  S'il  me  donnait 
un  peu  de  son  or,  j'aurais  bien  vite  quitté  le  cloître.  Je  pourrais 
t'épouser.  Promets-moi  donc  de  demeurer  libre  pendant  un  an  , 
— un  an  entier. 

—  Oh  !  qu'est-ce  que  tu  dis  ?  un  an  !  toujours  î  toujours  !  mon 
bien-aimé,  s'écria  Paquita,  l'interrompant  par  des  baisers  et  des 
sanglots. 

—  Je  ne  te  demande  qu'un  an,  mon  amie.  C'était  hier  la  Sainte- 
Christine. Tu  es  allée  à  la  fête  qu'on  a  donnée  le  soir  dans  le  jardin 
du  château  de  Saint-Ildefonse.  Promets-moi  de  t'y  trouver  aussi 
l'année  prochaine.  J'y  viendi'ai  moi-même,  quoi  qu'il  anive.  Si  ce 
n'est  avant,  ce  sera  donc  ce  soir-là  que  nous  nous  reverrons.  Alors 
notre  sort  sera  fixé.  Nous  nous  réunirons ,  ou  nous  nous  dirons 
adieu  pour  toujours. 

Paquita  promit  en  sanglotant  de  se  trouver  à  ce  lointain  ren- 
dez-vous. —  Que  n'aurait-elle  pas  alors  promis  ? 

Après  de  nouveaux  et  bien  longs  embrassemens  ,  comme  le 
soleil  se  levait  déjà,  Lorenzo  s'arracha  enfin  des  bras  de  Paquita. 

Dans  la  journée  même ,  il  partit  pour  Madrid. 

IIL 

Dix  mois  s'étaient  écoule's. 

La  mère  de  Lorenzo  était  morte. D'ailleurs  on  n'avait  point  eu, 
à  Ségovie,  de  nouvelles  de  son  fils.  Seulement  le  père  supérieur 
du  couvent  du  Par  rai  avait  dit,  assurait-on,  que  la  ferveur  du 
j  eune  moine  était  si  grande  depuis  son  entrée  au  couvent ,  qu'on 
songeait  à  le  dispenser  des  dernières  semaines  du  noviciat,  et  qu'il 
serait  admis  à  faire  ses  vœux  avant  le  temps  requis. 

Paquita  ,  qui  s'était  montrée  fort  triste  pendant  tout  un  mois 
après  le  départ  de  son  amant ,  avait  cependant  insensiblement  re- 


PAQUITA.  4^^ 

trouvé  sa  bonne  humeur  et  sa  gaîté  habituelles.  Pour  se  distraire 
un  peu,  sans  doute,  elle  avait  mis  j)lus  de  recherche  et  de  soin 
que  jamais  dans  sa  toilette  ,  et  sa  coquetterie  était  devenue  chaque 
jour  plus  ingénieuse  et  plus  raffinée. 

Aussi  combien  de  lechuguinos  ^  de  Ségovie  furent  pris  aux  fdets 
qu'elle  tendait  tous  les  soirs  à  Vyilameda  ! 

La  plupart  se  bornèrent  pourtant  aux  œillades  et  aux  soupirs. 

Quelques-uns  hasardèrent  les  sérénades  la  nuit  sous  ses  fe- 
nêtres. 

Ce  furent  des  regards  et  des  concerts  perdus.  Paquita  n'était 
point  femme  à  trahir  son  amaiit  pour  si  peu. 

Mais  un  escribano  ''  se  mit  aussi  sur  les  rangs  ,  et  avec  plus  de 
chances  de  succès.  Celui-là  n'était  pas  seulement  jeune  et  bien  fait 
de  sa  personne  ,  il  était  fort  riche  !  Lui  seul ,  à  Ségovie  ,  il  avait 
un  carrosse  à  draperies  bleues,  attelé  de  quatre  mules  !  Quel  moyen 
pour  plaire  à  Paquita!  Comme  ce  luxe  devait  la  tenter  !  Combien 
la  femme  de  cet  escribano  serait  heureuse  et  fière  d'aller  au  silio  *  se 
pavanant  dans  cet  équipage  sur  la  route  de  Saint-Ildefonse  ! 

Ne  faites  pas  cependant  à  Paquita  l'injure  de  croire  qu'elle 
fut  infidèle  à  son  amant ,  et  séduite  par  le  seul  appât  de  cette 
opulence. 

Don  Inigo,— l'escribano  se  nommait  ainsi, — n'avait  pas  tardé  à 
la  demander  en  mariage.  C'était  un  de  ces  partis  qui  ne  se  refu- 
sent point.  Elle  lui  fut  accord-ée. 

En  fille  soumise  ,  Paquita  dut  obéir  à  son  père  ,  et  accepter  le 
jeune  et  riche  escribano  pour  époux. 

Ce  n'est  pas  que  sa  conscience,  sinon  son  cœur,  ne  lui  eussent 
fait  d'abord  quelques  reproches.  Mais  son  confesseur,  excellent 
casuiste ,  auquel  elle  confia  le  secret  de  sa  promesse  à  Lorenzo , 
se  chargea  de  lever  ses  scrupules  ,  et  lui  prouva  clairement  que  la 
volonté  paternelle  annulait  de  plein  droit  tous  les  engagemens 
qu'elle  avait  pris. 

Paquita  fut  fort  aise  de  se  persuader  qu'elle  était  une  victime  de 

'  Lechuguino  ,  merveilleux  ,  dandy. 
Notaire. 
Résidence  royale .  — 


/^12  REVUE    DES    tîEUX    MONDES. 

la  tyrannie  des  païens.  Ce  fut  donc  comme  contrainte  et  forcée, 
que  la  veille  de  l'Ascension  ,  elle  se  laissa  conduire  par  don  Inigo 
à  San  Estehan,  où  son  mariage  fut  célébré  en  grande  pompe  au 
maître-autel;  ce  fut  sans  doute  aussi  bien  malgré  elle  qu'elle  pa- 
rut le  soir  radieuse  et  magnifique  à  Yy^lameda,  près  de  son  mari , 
dans  le  beau  carrosse  à  draperies  bleues ,  attelé  des  quatre  mules , 
à  l'indicible  admiration  de  toute  la  ville. 

IV. 

La  fête  delà  reine,  la  Sainte-Christine,  approchait.  Il  n'était  bruit 
à  Ségovie  que  des  préparatifs  qui  se  faisaient  au  .ftVio  pour  ce  jour 
de  baise-main  et  de  grand  gala.  Les  eaux  des  fontaines  devaient 
jouer  dans  la  matinée,  le  parterre  et  la  grande  cascade  devaient 
être  illuminés  le  soir  en  verres  de  couleurs.  Aussi  chacun  se  pro- 
mettait bien  d'aller  passer  cette  journée  à  Saint-Ildefonse  ,  afin 
d'y  voir  toutes  ces  belles  choses. 

Paquita  ne  songeait  pas ,  sans  une  assez  vive  inquiétude,  à  cette 
fête  ,  où  son  mari  voulait  la  conduire.  Elle  pensa  même  d'abord 
à  ne  point  s'y  rendre  ! 

Mais  les  dames  les  plus  élégantes  de  Ségovie  y  allaient  à  pieds 
ou  en  calesin^  !  —  Elle  seule  irait  dans  une  splendide  voiture  !  — 

Et  puis  elle  avait  promis  à  Lorenzo  de  s'y  trouver,  et  cette  pro- 
messe-là ,  nul  ne  l'empêchait  de  la  tenir  !  —  Elle  pouvait  le  faire 
d'autant  mieux  qu'il  n'y  avait  guère  de  chances  pour  elle  de  re- 
trouver là  son  ancien  amant! — Si  elle  le  rencontrait  pourtant, 
combien  ne  se  sentirait-elle  pas  confuse  et  troublée  !  — Biais  il  ne 
viendrait  pas  assurément  I  Depuis  un  an  qu'elle  n'en  avait  plus  en- 
tendu parler,  ne  semblait-il  pas  à  jamais  enseveli  dans  sou 
cloître  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  quel  que  fût  le  motif  qui  l'eût  décidée, 
le  dimanche  vingt-quatre  juillet,  jour  de  la  Sainte-Christine, 
dès  le  matin  ,  Paquita  était  arrivée  en  grande  toilette  à  Saint-Il- 
defonse ,  et  le  soir,  vers  huit  heures  ,  donnant  le  bras  à  son  mari , 

1  Petit  cabriolef. 


PAQUITA.  4^3 

elle  entrait  avec  la  foule  y  ])ar  la  grande  grille  du  château  ,  dans 
les  jardins  inondés  déjà  de  curieux. 

Le  grand  parterre  qui  s'étend  devant  la  façade  du  palais ,  of- 
frait à  ce  moment  un  bien  éblouissant  spectacle. 

A  droite ,  à  gauclie  ,  au-dessous  des  ormes  et  des  tilleuls  ,  le 
long  des  charmilles  de  toutes  les  allées  environnantes,  couraient 
et  se  croisaient  mille  guirlandes  de  lanternes  et  de  verres  de 
couleurs  ;  puis ,  du  fond  de  ce  vaste  amphithe'àtre  de  feuillages  et 
de  lumières  ,  s'élançaient  des  gerbes  et  des  bouquets  d'eau  qu'on 
eût  dit  enflammés,  et  descendait,  illuminée  par  enchantement,  la 
grande  cascade  ,  précipitant  ses  larges  nappes  étincelantes  comme 
la  lave  d'un  volcan. 

Placés  de  distance  en  distance  ,  les  musiciens  des  régimens  de 
la  garde  du  roi  jouaient  tour  à  tour  des  symphonies  et  des  mar- 
ches militaires. 

Cependant ,  sous  les  arbres ,  dans  les  allées  du  partei're ,  au  bord 
des  bassins  de  la  cascade,  se  promenait,  épaisse  et  confuse  ,  une 
foule  étrange  et  nrerveilleuse.  Il  n'y  avait  là  nul  travestissement, 
mais  c'était  bien  la  plus  curieuse  bigarrure  de  costumes  qui  se  soit 
vue  jamais. 

C'étaient  les  chambellans  aux  chapeaux  à  plume  blanche  ,  aux 
bas  de  soie  blancs ,  aux  habits  cousus  d'or ,  la  clé  d'or  sur  la  poche  ; 
les  dames  d'honneur  de  la  reine  ,  les  cameneras,  couvertes  de  pier- 
reries ,  en  toques  de  gaze,  en  robes  de  satin  avec  leurs  longues 
queues  tvaîiiantes  ;  — puis  les  Ségoviennes  aux  manieras  garnies 
de  boutons,  les  femmes  de  Zamarramala  aux  larges  jupons  de 
serge  jaune,  aux  bas  de  laine  rouge,  aux  blanches  chemises  bro- 
de'es  en  cordonnet  noir  sur  les  manches. 

C'e'taient  des  arriéras  avec  la  cuirasse  et  la  ceinture  de  peau , 
les  larges  pantalons  ,1e  chapeau  rabattu;  — puis  des  moines,  des 
officiers,  des  soldats,  de  tout  ordre ,  de  toute  arme,  de  tout 
rang,  de  toute  couleur,  avec  ou  sans  barbe,  sapeurs,  cuiras- 
siers ,  capucins,  grenadiers,  chartreux,  carabiniers,  bénédictins, 
volontaires  royalistes,  gardes-du-corps,  et  uiille  autres  ; — puis  des 
évèques  violets  ,  des  cardinaux  rouges  ,  des  curés,  des  escribanos 


^1/j.  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  des  alcades  iioiis,  des  majos  et  des  majas,  desMadrilenas^  enbas- 
quines  et  en  mantilles  ; — puis  enfin  l'innombrable  cohue  des  livrées. 

Tout  ce  monde  pêle-mêle ,  se  croisant  en  tous  sens ,  se  pres- 
sant, se  confondant  à  la  clarté  des  illuminations ,  et  mêlant  son 
bourdonnement  au  bruit  des  chutes  d'eau,  aux  accords  de  la  mu- 
sique ,  tandis  que  la  pleine  lune  planait  sur  le  jardin  entier,  sus- 
pendue à  la  voûte  du  ciel  comme  le  grand  lustre  de  la  fête  ;  — 
oh!  c'était  quelque  chose  d'étourdissant  et  de  magique;  c'était 
de  la  féerie  ;  c'était  un  conte  de  l'Orient  en  action. 

Après  avoir  fait  plusieurs  fois  le  tour  du  parterre  en  suivant  la 
file  des  promeneurs ,  Paquita  venait  d'être  séparée  de  son  mari 
dans  la  foule.  Le  cherchant  des  yeux,  elle  marchait  au  hasard, 
inquiète  et  effrayée  d'être  ainsi  perdue  au  miheu  de  cette  épaisse 
mêlée. 

Elle  se  trouvait  à  l'extrémité  du  parterre  et  derrière  le  cenador, 
lorsqu'un  moine  blanc,  qui  la  suivait  de  loin  depuis  quelque 
temps,  s'approcha  d'elle  rapidement  et  lui  pressa  la  main. 

Elle  tressaillit  et  leva  les  yeux.  Le  moine  avait  écarté  son  ca- 
puchon ,  et  la  regardait  fixement.  Quoiqu'il  fût  bien  défait  et 
bien  changé ,  elle  le  reconnut  d'abord  :  —  c'était  Lorenzo. 

Sans  lui  avoir  fait  le  moindre  signe ,  sans  lui  avoir  dit  un  seul 
mot,  sans  lui  avoir  autrement  parlé  que  par  ce  regard,  sor- 
tant de  la  foule ,  il  s'enfonça  soudain  dans  l'une  des  allées  sombres 
et  solitaires  qui  mènent  au  grand  bassin. 

Paquita  hésita  un  instant.  Elle  avait  bien  compris  ce  que  lui 
demandait  ce  regard  ;  elle  avait  bien  compris  qu'il  la  sommait  de 
venir  au  rendez-vous  promis.  Mais  ne  valait-il  pas  mieux  qu'elle 
y  manquât?  Qu'allait-elle  dire  à  Lorenzo? — N'était-ce  pas  pour- 
tant le  moins  qu'elle  lui  avouât  elle-même  qu'elle  n'était  plus  à 
lui?  N'était-ce  pas  le  moins  qu'elle  implorât  son  pardon,  et  lui 
dit  adieu? 

Irrésistiblement  entraînée  par  ces  remords  et  cette  pitié  de  son 
cœur,  voyant  qu'elle  n'était  obsei-vée  par  personne,  elle  suivit 
Lorenzo. 

Le  jeune  moine  l'attendait  au  bout  de  Vallée. 

'  Femmes  de  Madrid. 


PAQUITA.  4' 5 

—  N'allons  pas  plus  loin ,  lui  dit-il  d'abord ,  dès  qu'elle  fut 
près  de  lui;  je  vous  remercie  d'être  venue,  Paquita.  Je  ne  devais 
pas  vous  espérer. 

Lorenzo  s'interrompit  un  instant;  sa  voix  tremblait. 

—  Oh  !  vous  savez  donc?...  dit  Paquita. 

—  Oui,  je  sais  tout,  reprit -il  avec  calme,  je  sais  que  vous 
n'avez  pu  vous  conserver  à  moi  ;  je  sais  que  vous  êtes  mariée  !  vous 
le  voyez  ,  vous  n'avez  rien  à  m'apprend re. 

La  jeune  femme  avait  baissé  la  tête  et  pleurait. 
.  —  Ne  pleurez  pas ,  continua-t-il  en  lui  prenant  la  main  :  je  ne 
vous  accuse  point.  Nous  n'avons  nul  reproche  à  nous  faii'e;  je  ne 
suis  plus  libre  moi-même ,  j'ai  fait  mes  vœux. 

A  ce  moment  on  entendit  des  voix  au  bas  de  l'allée  et  des  pas 
qui  s'approchaient. 

—  Nous  ne  pouvons  nous  entretenir  plus  long-temps  ici  sans 
danger  pour  vous  et  pour  moi ,  dit  Lorenzo,  entraînant  doucement 
Paquita  dans  une  autre  allée  qui  descendait  au  parterre;  mais 
puisque  nous  devons  renoncer  l'un  à  l'autre  ,  puisque  nous  devons 
nous  quitter  à  jamais,  avant  de  nous  séparer,  n'avons-nous  pas 
quelques  souvenirs  à  repasser  ensemble?  N'avons-nous  pas  d'au- 
tres adieux  à  nous  dire?  Dans  deux  jours  je  retouï'ne  à  Madrid  et 
je  rentre  à  mon  couvent,  dont  j'espère  bien  ne  plus  jamais  sortir; 
ce  jardin  que  la  foule  remplit  aujourd'hui  sera  demain  désert  ; 
voulez-vous  m'y  donner  un  dernier  rendez-vous?  Youlez-vous 
vous  trouver  demain  soir ,  après  le  coucher  du  soleil ,  au  bord  du 
grand  bassin ,  au  pied  de  la  montagne? 

—  Oui ,  je  viendrai,  répondit-elle  sans  hésiter.         ^ 

—  J'y  compte  ,  Paquita.  Demain  donc. 

—  Demain  ! 

Et  prenant  chacun  une  allée  différente  ,  ils  redescendirent  ait 
parterre. 

Paquita  marchait  plus  légère  et  moins  oppressée  que  quand 
elle  était  venue.  Enfin,  cette  soirée  qu'elle  redoutait  si  fort  en  en- 
trant dans  le  jardin,  s'était  passée  sans  orage.  Elle  avait  revu  Lo- 
renzo !  Elle  lui  avait  tout  dit,  et  il  ne  s'était  montré  ni  furieux  ni 
désespéré  !  Il  avait  pris  son  parti.  Il  était  raisonnable  et  résigné 
comme  elle.  Et  puis  c'était  encore  pour  elle  un  grand  soulagement 


^l6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  savoir  qu'il  s'était  engagé  lui-même  et  séparé  du  monde.  Ils 
étaient  ainsi  quittes  l'un  envers  l'autre.  Elle  se  sentait  justifiée. 
Elle  ne  se  trouvait  plus  coupable.  Le  rendez-vous  qu'elle  avait 
promis  pour  le  lendemain  ne  l'effrayait  pas  !  Cet  adieu  devait 
achever  de  dissiper  ses  inquiétudes  et  assurer  la  paix  de  sa  vie. 

De  son  côté  ,  Lorenzo  revenait  d'un  pas  rapide  et  pressé;  mais 
je  ne  sais  quel  espoir  éclairait  son  front  pâle.  Je  ne  sais  quel  éclair 
brillait  sous  son  capuchon  dans  le  regard  perçant  de  ses  yeux, 
noirs. 

V. 

Le  lendemain  du  jour  de  la  Sainte-Christine,  vers  sept  heures 
du  soir,  un  jeune  garde  du  corps  du  roi,  arrivant  à  cheval  par  la 
route  de  Ségovie  ,  entra  au  grand  galop  à  Saint-Ildeionse. 

S'arrêtant  bientôt  à  la  porte  d'une  petite  posada  vis-à-vis  de  l'an- 
cienne manufacture  de  glaces ,  il  mit  pied  à  terre  ,  parla  bas  quel- 
ques instans  à  l'oreille  d'un  mozo,  '  auciuel  il  laissa  son  cheval,  puis  il 
gravit  à  la  hâte  les  rues  escarpées  qui  conduisent  à  la  grande  place. 

Arrivé  là,  on  le  vit  se  promener  assez  long-temps  les  bras  croisés 
devant  la  façade  du  palais. 

La  soirée  avançait.  Le  soleil  se  couchait  sur  Ségovie  dans  des 
nuages  de  pourpre  et  d'or,  et  ses  derniers  rayons  venaient  frapper 
les  croisées  du  château,  dont  les  vitres  reluisaient  comme  du  feu. 

Le  jeune  officier,  dont  le  chapeau  à  cornes  rabattues  cachait 
presqu'entièrement  le  visage  ,  tournait  souvent  la  tête  vers  la 
grande  grille  de  la  place  ;  mais  il  ne  semblait  point  que  ce  fût 
pour  admirer  la  magnificence  de  ce  coucher  du  soleil ,  c'était  bien 
plutôt  avec  une  impatience  marquée ,  —  comme  s'il  eût  trouvé 
la  nuit  trop  lente  à  venir. 

Sur  la  place ,  s'étaient  cependant  formés  des  groupes  assez 
nombreux.  C'étaient  les  promeneurs  qui,  de  la  route  de  Ségovie 
et  de  celle  de  Madrid,  remontaient  dans  la  ville,  et  venaient, 
avant  de  rentrer  chez  eux  ,  écouter  la  sérénade  que  donne  chaque 
soir  la  musique  de  la  garde  du  roi. 

'  Valet ,  domestique. 


IMQU  TA.  4'7 

Le  jeune  officier  se  tenait  A  l'écart  près  de  la  chapelle  du  palais  , 
et  semblait  craindre  d'être  abordé  et  reconnu. 

Enfin  le  soleil  s'était  entièrement  caché  derrière  Ségovie.  De 
larges  nuages  gris  accouraient  du  couchant  rapides  et  pressés ,  et 
gagnaient  tout  le  ciel. 

Le  jeune  homme  jeta  autour  de  lui  un  regard  inquiet ,  puis  il 
se  dirigea  précipitamment  vers  la  porte  du  jardin  où  il  entra. 

Sauf  quelques  factionnaires  près  delà  grille  et  devant  le  palais, 
il  ne  s'y  trouvait  pas  une  ame.  Tout  était  silencieux  et  désert. 

Il  traversa,  presque  en  courant,  le  parterre  et  les  allées  qui 
le  dominent  ;  puis  quand  il  fut  arrivé  au  bas  de  celle  qui  monte 
vers  le  grand  bassin ,  il  se  trouva  contraint  de  s'arrêter  et  de 
s'appuyer  contre  un  arbre ,  tant  il  était  essouflé  ,  tant  son  cœur 
battait  avec  violence. 

La  Ivme,  qui  s'était  levée  ,  n'éclairait  que  bien  faiblement  le  jar- 
dm  à  travers  les  nuées  épaisses  dont  le  ciel  s'était  voilé.  A  peine 
du  bas  de  l'allée  en  eùt-on  pu  distinguer  l'extrémité. 

L'officier  se  remit  en  marche,  et  monta  vers  le  grand  bassin. 

Une  femme,  vêtue  de  noir,  était  assise  au  bout  de  l'un  des 
bancs  de  marbre  blanc  placés  sur  ses  bords  ;  elle  avait  les  bras 
croisés  et  la  tète  inclinée. 

Au  bruit  que  fit  Te  jeune  homme  en  approchant ,  elle  se  leva , 
et  apercevant  l'uniforme  d'un  officier,  elle  parut  vouloir  s'éloigner; 
mais  lui ,  saisissant  soudain  son  bras  : 

—  C'est  moi ,  dit-il  à  voix  basse  ;  ne  me  reconnaissez-vous 
point,  Paquita? 

—  Vous ,  Lorenzo  ,  sous  cet  habit!  répondit  Paquita  tremblante 
de  sui-prise  ,  d'où  vient  que  vous  avez  pris  ce  déguisement? 

—  Je  vais  vous  le  dire  !  Nous  sommes  bien  seuls  ce  soir ,  et 
nous  pouvons  enfin  causer  en  toute  liberté  !  Mais  le  vent  souffle 
vers  la  montagne ,  je  crains  que  vous  n'ayez  froid;  voulez-vous 
prendre  mon  bras ,  nous  marcherons  un  peu. 

Paquita  prit  son  bras ,  et  ils  se  promenèrent  quelques  instans 
en  silence  sous  les  ormes  le  long  du  bassin. 
Enfin  ,  Lorenzo  s'arrêtant  : 

—  Mais  ne  comprenez-vous  point  pourquoi  je  viens  ainsi  dé- 
guisé, Paquita?  s'écria-t-il.  Vous  êtes  triste  et  silencieuse  comme 


4l8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'il  s'agissait  entre  nous  d'un  adieu  véritable  ! — Un  adieu!  y  étiez- 
vous  donc  résolue  ?  ou  bien  si  vous  y  consentiez ,  aviez-vous  pu 


penser  que  je  m'y  résignerais  ,  moi  ? 

—  Que  voulez-vous  dire  ?  expliquez-vous  ,  Lorenzo.  N'est- 
ce  pas  vous-même  qui  m'avez  hier  parlé  le  premier  d'a- 
dieux et  de  séparation?  et  d'ailleurs  ,  ne  le  faut-il  pas ,  en  effet , 
nous  quitter?  Ne  sommes-nous  pas  malheureusement  déjà 
séparés  ? 

—  Oh  non!  pas  encore,  au  moins,  dit  Lorenzo  avec  passion 
et  attii-ant  la  jeune  femme  sur  son  cœur  ;  non  I  pas  encore.  N'est- 
il  pas  vrai  que  tu  ne  le  crois  pas  non  plus ,  que  nous  puissions 
nous  quitter  et  vivre  l'un  sans  l'autre?  Non!  tu  ne  le  croyais  pas  , 
ma  Paquita!  Ne  vois-tu  pas  que  je  te  viens  chercher,  que  je 
t'emmène?  Cet  habit  que  j'ai  pris  favorisera  notre  fuite;  j'ai  des 
chevaux  qui  nous  attendent;  j'ai  de  l'or  maintenant,  je  suis 
riche ,  viens  donc.  Dans  quelques  heures  nous  avons  traversé  la 
montagne ,  nous  sommes  à  Madrid  ;  en  quelques  joui's  nous  som- 
mes hors  de  l'Espagne  ,  libres  ,  à  nous  pour  toujours. 

—  Etes-vous  insensé  ,  mon  ami?  dit  Paquita,  repoussant  dou- 
cement le  jeune  homme  ,  qui  la  pressait  convulsivement  dans  ses 
bras.  Oubliez-vous  que  je  suis  maintenant  la  femme  d'un  autre  , 
et  que  vous  appartenez  à  Dieu? 

—  Oh  non  !  je  ne  l'ai  pas  oublié  ;  mais  que  nous  iinporte  ?  Ces 
engagemens-là  ne  sont-ils  pas  nuls  ?  Quand  nous  les  avons  con- 
tractés, ne  nous  appartenions- nous  pas  l'un  à  l'autre?  Ne  perdons 
pas ,  mon  amour ,  de  précieux  momens  en  de  vains  scrupules. 
Voici  que  déjà  l'on  nous  attend  dans  la  montagne.  Avant  de  re- 
joindre nos  chevaux  ,  nous  avons  presque  une  lieue  à  faire  à  pied. 
Oh!  viens,  partons 

—  Mais  vous  m'épouvantez ,  Lorenzo  !  Quelle  fuite  me  propo- 
sez—vous là?  Voulez-vous  donc  me  perdre? 

—  Oh!  je  t'épouvante  ,  s'écria  le  jeune  homme  ,  serrant  for- 
tement le  bras  de  Paquita ,  je  veux  te  perdre  !  Mais  tune  m'aimes 
donc  plus ,    malheureuse  ! 

—  Vous  payez  mal  la  confiance  que  je  vous  ai  montrée  en  ve- 
nant vous  trouver  seule  ici  à  pareille  heuie.  Et  cette  violence 


PAQOITA.  419 

avec  laquelle  vous  me  traitez ,  est-ce  que  vous  la  prenez  pour  de 
l'amour? 

—  Ôh!  pardon  ,  mon  ange,  dit  Lorenzo,  se  jetant  aux  pieds 
de  la  jeune  femme,  et  lui  embrassant  les  genoux,  pardon,  si  je 
m'emporte  ainsi  !  Mais  ne  voilà-t-il  pas  un  an  entier  qu'ils  me  re- 
tiennent prisonnier  loin  de  toi ,  comme  un  malfaiteur  ,  dans  une 
cellule  ?  Je  me  suis  tant  roulé  sur  ses  dalles  glacées ,  pour  étein- 
dre un  peu  le  feu  qui  me  brûlait ,  que  tout  mon  sang  s'est  retiré 
vers  mon  cœur,  et  qu'il  y  bouillonne  indomptable  et  furieux.  Oui, 
à  force  de  me  heurter  le  front  contre  les  murs  de  leur  cloître  et 
les  marches  d'autel  de  leur  église  ,  à  force  de  souffrir,  je  suis  de- 
venu méchant  et  insensé  ;  mais  n'as  -  tu  pas  quelque  pitié  de 
moi  ?  ne  sais-tu  pas  quel  est  mon  amour,  et  jusqu'où  il  me  peut 
égarer  ? 

—  Mais  ne  savez-vous  pas  aussi  quel  est  le  mien?  Est-ce  que  je 
ne  vous  le  prouve  pas  assez  par  cette  entrevue  coupable  que  je 
vous  ai  accordée  à  l'insu  de  mon  mari  ?  me  voici  venue  de 
Ségovie ,  à  pieds,  seule,  pour  vous  dire  adieu,  comme  vous 
me  l'aviez  demandé!  Que  voulez-vous  de  plus?  Exigez-vous 
donc  que  je  déshonore  mon  époux ,  que  moi ,  la  fille  de  l'alcade, 
je  vous  sacrifie,  —  je  ne  vous  dis  pas  mon  honneur,  —  mais  le 
sien ,  mais  son  existence  ,  mais  celle  de  toute  ma  famille  ? 

—  Oh!  je  n'exige  rien,  j'implore,  je  supplie,  dit  le  jeune 
homme  en  sanglotant,  et  baisant  les  pieds  de  Paquita  !  J'en  appelle 
àtamémoire,  à  notre  bonheur  passé.  Souviens-toi  donc  de  l'avenir 
que  nous  nous  étions  promis  ,  souviens-toi  que  nous  nous  étions 
juré  de  ne  vivre  qu'ensemble  ! 

—  Qu'y  faire,  mon  ami?  le  ciel  ne  l'a  pas  permis.  Sa  volonté 
a  été  plus  forte  que  la  nôtre  ?  Il  nous  réunira  quelque  jour  hors 
de  ce  monde  !  jusque-là,  ensevelissons  dans  nos  cœurs  nos  souve- 
nirs et  nos  espérances.  Soyons  malheureux,  mais  résignés.  Allons, 
relevez-vous ,  Lorenzo  !  Voici  qu'il  est  tard.  Mon  absence  sera 
remarquée.  Sortons  de  ce  jardin.  H  y  a  loin  d'ici  à  Ségovie.  Je 
n'y  puis  retourner  seule ,  reconduisez-moi  ;  tout  le  temps  de  faire 
ce  chemin  ,  nous  serons  encore  ensemble! 

—  Non ,  ce  n'est  pas  cette  résignation  qu'il  me  faut ,  s'écria 
Lorenzo ,  qui  s'était  relevé ,  et  se  promenait  à  grands  pas  sur  le 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bord  du  bassin  ,  se  tordant  les  bras  j  se  fiappant  la  poitrine  ;  elle 
est  au-dessus  de  mes  forces  !  ne  t'imagine  pas  que  je  vais  te  ren- 
dre à  ton  mari ,  Paqulta  I  Tu  me  suivras  ,  ou  bien  nous  mourrons 
ici ,  nous  mourrons  tous  les  deux  !  Voilà  le  chemin  que  nous 
ferons  ensemble  !  —  Veux-tu  que  nous  mourions  ,  Paquita  ? 

Il  dit  ces  derniers  mots  à  voix  basse  en  se  rapprochant  d'elle. 

La  jeune  femme  poussa  un  cri ,  et  se  laissa  tomber  évanouie  sur 
le  banc  de  marbre  auquel  elle  se  trouvait  appuyée. 

Les  nuages  s'étaient  de  plus  en  plus  épaissis.  La  nuit  était  som- 
bre et  froide.  Au  travers  des  murmures  confus  du  vent  qui  soufflait 
dans  les  pins ,  et  des  chutes  d'eau  qui  se  précipitaient  de  la  mon- 
tagne ,  on  entendit  vaguement  sonner  l'heure  à  l'horloge  du  châ- 
teau. 

—  Dix  heures  déjà!  s'écria  Lorenzo  désespéré.  Dix  heures! 
et  à  dix  heures  nous  devions  nous  trouver  près  des  ruines  de  Bai- 


sai m  ! 


Il  se  pencha  vers  la  jeune  femme.  Elle  avait  perdu  connais- 
sance. Elle  était  là  étendue,  aussi  froide  que  le  banc  de  marbre  sur 
lequel  elle  était  couchée. 

Lorenzo  éperdu  lui  frappa  dans  les  mains ,  puis  la  portant 
au  bord  du  bassin,  il  lui  jeta  de  l'eau  au  visage.  Elle  ne  revenait 
point  à  elle. 

La  tête  du  jeune  homme  s'égarait.  A  genoux  ,  les  mains  jointes 
près  de  Paquita,  il  l'appelait  par  les  noms  les  plus  chers,  il  la 
suppliait  de  rouvrir  les  yeux. 

—  Vois  ,  c'est  moi ,  c'est  ton  Lorenzo,  réveille-toi,  mon  amour! 
Oh!  viens!  il  est  tard,  vois-tu;  oh!  viens,  partons.  On  nous 
attend  ! 

Et  il  pleurait ,  et  il  s'arrachait  les  cheveux. 
Paquita  demeurait  étendue  sur  les  dalles  qui  bordent  le  bassin, 
immobile  et  glacée. 

—  Oh  !  mon  Dieu ,  que  faire  ?  s'écria  Lorenzo  d'une  voix  alté- 
rée ;  mais  il  faut  qu'elle  vienne!  Mais  je  vais  l'emporter  ainsi  sans 
connaissance!  au  moins  si  je  l'amène  vivante  jusqu'à  Balsaim  ,  là 
je  lui  trouverai  des  secours. 

Alors  il  prit  la  jeune  femme  dans  ses  bras  et  se  dirigea  vers  le 
n\ur  ruiné  qui  ferme  le  jardin  au  pied  de  la  montagne.  Il  songeait 


PAQUIïA.  ^21 

sans  doute  à  escalader  cette  clôture.  C'était  d'ailleurs  le  chemiu  le 
plus  court  pour  arriver  sur  la  grande  route.  Et  puis  il  évitait  aiusi  de 
passer  devant  les  sentinelles  de  la  porte ,  et  il  n'avait  point  à  tra- 
verser la  ville. 

La  tête  échevelée  de  Paquita  était  penchée  sur  l'épaule  de  Lo- 
renzo,  qui  marchait  avec  rapidité.  Ce  mouvement ,  ou  bien  la  fraî- 
cheur du  vent  qui  soufflait  au  front  et  dans  les  cheveux  de  la  jeune 
femme ,  la  rappela  à  la  vie. 

Lorenzo  sentit  que  quelque  chaleur  avait  ranimé  le  corps 
tout  à  l'heure  glacé  de  sa  maîtresse.  Il  se  trouvait  au  bout  du 
bassin.  Il  s'arrêta  et  la  posa  doucement  à  terre  ,  debout,  adossée 
contre  un  saule  dont  les  branches  tombaient  dans  l'eau. 

Elle  ouvrit  enfin  les  yeux ,  et  regarda  autour  d'elle  d'un  air 
égaré. 

—  Je  suis  près  de  toi ,  ne  crains  rien  ,  dit  Lorenzo ,  lui  prenant 
les  mains. 

Elle  tressaillit,  et  les  lui  retirant  avec  effroi  : 

—  Vous  me  faites  peur,  dit-elle  ù  voix  basse,  qui  ètes-vous ? 
que  me  voulez- vous? 

—  Oh!  ne  vois-tu  pas  que  je  suis  ton  Lorenzo?  ton  Lorenzo 
que  tu  aimais  tant,  et  qui  t'est  venu  chercher  pour  être  heureuse 
avec  lui!  Es-tu  mieux  maintenant,  mon  amour?  Si  tu  ne  te  sens 
pas  la  force  de  marcher ,  oh  !  je  te  porterai  bien  dans  mes  bras  jus- 
qu'à Balsaïm  !  Mais  viens  !  au  nom  de  la  sainte  Vierge  ,  viens  ! 

Et  il  s'avança  comme  pour  l'étreindre  encore  ;  mais  elle,  détour- 
nant la  tête ,  et  d'un  bras  s'attachant  au  tronc  du  saule ,  tandis 
qu'elle  le  repoussait  de  l'autre  : 

—  Eloignez-vous ,  cria-t-elle  avec  l'accent  d'une  profonde  ter- 
reur ;  vous  voulez  m' emmener  pour  me  tuer  ,  je  n'irai  pas  avec 
vous,  je  ne  veux  pas;  laissez-moi. 

A  ces  derniers  mots ,  le  jeune  homme  avait  fait  un  pas  en  ar- 
rière. 11  avait  croisé  les  bras  et  baissé  la  tête.  Il  demeura  quelques 
instans  ainsi  en  silence.  Enfin  tout  d'un  coup  ,  il  porta  la  main  à  son 
épe'e  qu'il  tira. 

—  Oh  !  oui ,  dit-il  alors  avec  la  résignation  du  désespoir,  je  vous 
laisserai,  Paquita  !  je  ne  vous  enlèverai  point  de  force,  allez,  ce  n'est 
pas  vous  non  plus  que  je  tuerai ,  c'est  moi;  mais  avaiU  que  je  meure , 

TOME  VIII.  5;<S 


/|.22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dites-moi  donc  au  moins  mie  parole  douce  et  miséricordieuse? 
Vous,  dont  je  retrouve  le  cœur  si  dur  et  si  impitoyable,  dites- 
moi  donc  que  vous  me  donnerez  ,  quand  je  ne  serai  plus,  peut- 
être  une  larme,  un  souvenir.  Souffrez  qu'en  tombant  je  baise 
encore  une  fois  vos  pieds,  et  quand  je  vais  les  arroser  de  mon 
sang ,  reconnaissez  donc  votre  amant ,  appelez-le  une  fois  encore 
votre  Lorenzo. 

Et  comme ,  l'épée  à  la  main  ,  il  s'allait  jeter  à  ses  genoux  ,  elle 
qui  avait  vu  l'acier  briller,  et  passer  tout  près  de  son  cœur,  saisie 
de  terreur ,  et  comme  insense'e  : 

—  Non  ,  je  ne  vous  connais  point ,  cria-t-elle ,  non  ,  je  ne  vous 
connais  point  !  Yous  êtes  un  assassin  qui  m'avez  attirée  ici  pour 
m'égorger  !  eh  bien  !  tuez-moi. 

—  Ah  I  tu  ne  me  connais  point ,  misérable  femme  !  cria  Lo- 
renzo furieux  et  hors  de  lui.  Tu  ne  me  connais  point!  Eh  bien! 
meurs  donc ,  puisque  tu  l'as  voulu.  C'est  en  effet  toi  qu'il  faut 
punir  et  non  pas  moi. 

Et ,  s'élançant  vers  elle  ,  il  lui  plongea  son  épée  jusqu'à  la  garde 
dans  le  sein. 

Paquita  tomba  sur  le  bord  du  bassin  en  poussant  un  faible  cri. 

Les  nuages  épais  qui  avaient  couvert  le  ciel  pendant  la  soirée, 
venaient  de  se  déchirer  ;  la  lune  apparut  au  sommet  de  la  mon- 
tagne ,  l'éclairant  soudain  tout  entière. 

Lorenzo  se  tenait  debout,  la  jeune  femme  étendue,  immobile 
à  ses  pieds. 

Il  se  jeta  à  genoux  près  d'elle. 

—  Est-ce  qu'elle  est  morte  ?  cria-t-il. 

Et  il  se  pencha  sur  elle  ,  comme  pour  écouter  si  elle  respirait 
encore. 

—  Oh  !  oui ,  elle  est  bien  morte  ,  dit-il  d'une  voix  étrange ,  et 
il  se  mit  à  rire  honùblement. 

Puis  ,  d'un  rapide  mouvement ,  il  arracha  l'épée  qui  était  restée 
dans  le  corps  de  la  jeune  femme  ,  et  la  retira  toute  sanglante. 

Alors  il  la  regarda  quelques  instans ,  il  en  examina  la  pointe 
attentivement,  il  la  toucha  du  doigt. 

Assurément  il  se  disait  que  cette  lame  n'était  point  trop  émous- 


PAQUITA.  4^3 

sée  ;  qu'elle  était  assez  bonne  encore  pour  percer  un  cœur  ,pour  le 
tuer  lui-même.  Sans  doute  il  allait  se  la  plonger  aussi  dans  le  sein. 
Mais  tout  à  coup  une  autre  horrible  idée  passa  par  cette  tête  in- 
sensée ! 

—  Non  !  non  !  s'écria-t-il ,  jetant  son  épée  au  loin  ,  à  travers 
les  arbres.  Puisqu'elle  ne  veut  point  venir  avec  moi ,  cette  fille 
respectueuse  et  soumise  ,  cette  fidèle  épouse  ,  il  faut  que  je  la  ra- 
mène à  ses  parens  et  à  son  mari. 

Prenant  soudain  alors  dans  ses  bras  le  corps  ensanglanté  de  Pa- 
quita ,  il  le  chargea  sur  ses  épaules ,  et  se  dirigea  vers  le  mur 
ruiné  du  jardin.  Il  le  franchit  facilement ,  puis  il  gagna  le  chemin 
deSégovie,  marchant  rapidement,  sans  s'arrêter,  sans  que  le 
cruel  fardeau  qu'il  portait ,  ralentît  un  instant  son  pas. 

C'est  que  l'égarement  de  son  esprit  avait  rendu  bien  des  forces  à 
son  corps  débile  et  exténué. 

Minuit  sonnait  à  l'horloge  de  la  cathédiale  ,  comme  il  entrait 
dans  Se'govie.  Toute  la  ville  était  silencieuse  et  d^eite.  Il  passa 
sous  les  arcades  du  grand  aqueduc,  et  courut  droit  à  la  rue  San 
Esteban. 

Arrivé  devant  la  maison  de  l'alcade  ,  il  s'arrêta  ,  sans  déposer 
pourtant  à  terre  le  corps  de  la  jeune  femme. 

Les  croisées  de  la  maison  étaient  ouvertes.  On  voyait  de  la  lu- 
mière dans  les  appartemens.  C'est  que  toute  la  famille  y  était  sur 
pieds  ,  en  proie  à  de  mortelles  inquiétudes  ,  bien  naturellement 
excitées  par  l'absence  et  la  disparition  de  Paquita  à  une  heure 
aussi  avancée  de  la  nuit. 

—  Seigneur  alcade  ,  cria  fortement  Lorenzo,  seigneur  escri- 
bano,  voici  votre  fille, — voici  votre  femme,  — voici  la  seîiora  Pa- 
quita que  je  vous  ramène. 

A  ces  paroles  ,  à  ce  nom  que  chacun  entendit  dans  la  maison , 
on  courut  aux  fenêtres,  on  descendit  précipitamment. 

—  Que  le  ciel  vous  bénisse,  seigneur  officier!  dirent  en  même 
temps  plusieurs  voix,  comme  la  porte  s'ouvrait. 

Et  un  homme  s'élança  avant  tous  les  autres  vers  Lorenzo. 

—  Oh  !  vous  êtes  le  mari  de  la  senora  Paquita,  — vous  !  lui  dit 


/j/J  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Loren/0  à  voix  basse  ;  tenez  ,  la  voici ,  je  vous  la  rends.  C'est  une 
honnête  et  fidèle  épouse  que  vous  avez  là  !— Par  malheur,  je  l'ai 

tuée. 

Et  il  lui  mit  dans  les  bras  le  corps  inanimé  de  sa  femme. 

Don  Inigo  poussa  un  cri  horrible  ,  et  tomba  avec  elle  sur  le 
pavé! 

Lorenzo  se  tenait  debout ,  les  bras  croisés  ,  et  riait. 

Il  se  laissa  saisir  sans  résistance  par  les  gens  de  la  maison ,  qui 
l'eussent  tué  ^  si  l'alcade  ne  se  fût  interposé. 

On  avait  bien  vu  d'abord  qu'il  n'y  avait  pas  même  de  procès 
à  faire  au  malheureux. 

Six  mois  après  cet  événement ,  Lorenzo  mourut  à  l'hospice  des 
fous  de  Tolède. 

A.    FONTANEY. 


ORIGINE 


DE 


L'EPOPEE  CHEVALERESQUE 

DU  MOYEN  AGE. 

ONZIÈME   LEÇON Y"  ARTICLE  '. 


(&IS(DIFIPia(DII   12^   IBiaiSniI^^I&SSIDlS» 


César  Nostradamus  a ,  comme  tout  le  monde  sait ,  composé  des 
vies  des  troubadours  :  elles  fourmillent  d'erreurs  prodigieuses , 
mais  elles  contiennent  aussi  diverses  notices  précieuses,  soit  pour 
l'histoire  générale  de  la  poésie  provençale ,  soit  pour  la  biographie 
des  poètes  provençaux.  Ce  mélange  de  faux  et  de  vrai ,  de  cuiieux 
et  d'absurde,  se  trouve  au  plus  haut  degré  dans  un  article  consacré 
à  Richard  Cœur-de-Lion ,  roi  d'Angleterre.  Suivant  l'historien 
provençal ,  ce  roi  fameux  devrait  être  compris  au  nombre  des 
troubadours.  Allant  à  la  croisade,  il  se  serait  arrêté  à  Marseille, 
à  la  cour  du  comte  Raymond  Bérenger  ;  là  il  aurait  appris  l'idiome 
des  troidjadours,  et  se  serait  exercé  à  l'écrire. 

La  princesse  Eléonore,  une  des  quatre  filles  du  comte,  celle 

'  Voyez  les  livraisons  du  it  et  i5  septembre,  celles  du  i5  octobre  et 
i<^r  novembre. 


426  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui,  un  peu  plus  tard,  devint  reine  d'Angleterre,  en  épousant 
Heni'i  III ,  aurait  envoyé  à  Richard  un  beau  roman  provençal  sur 
les  amours  de  Blandin  de  Cornouailles  et  de  Guillaume  de  Mi- 
ramas  ,  son  compagnon,  et  sur  les  prouesses  de  l'un  et  de  l'autre, 
en  l'honneur  d'Yrlande  et  de  Briande,  dames  d'une  incomparable 
beauté. 

A  prendre  cet  article  à  la  lettre ,  il  renferme  autant  de  bévues 
et  d'anachronismes  que  d'assertions,  et  personne  jusqu'ici  ne 
pouvait  guère  avoir  l'idée  d'en  tirer  le  moindre  parti  pour  l'his- 
toire littéraire  du  midi  de  la  France.  Il  en  est  autrement  aujour- 
d'iiui ,  que  son  exactitude  est  constatée  sur  un  point  essentiel,  sur 
l'existence  d'un  roman  provençal  intitulé  Blandin  de  Cornouailles 
et  Guillaume  de  Miramas.  Ce  roman  se  trouve  en  manuscrit  à  la 
bibliothèque  de  Turin.  M.  Raynouard  en  a  reçu  une  copie  scru- 
puleusement collationnée  avec  le  texte ,  et  c'est  sur  cette  copie 
que  j'ai  pu  prendre  connaissance  du  roman. 

Si  l'infante  Eléonore  de  Provence  envoya  à  un  prince  anglais  le 
roman  dont  il  s'agit ,  ce  ne  fut  certainement  pas  à  Richard  Cœur- 
de-Lion,  qui  était  mort  bien  avant  qu'elle  ne  vînt  au  monde.  Si, 
d'un  autre  côté ,  comme  on  n'en  peut  douter ,  ce  prince  entendait 
le  provençal  et  l'écrivait ,  ce  n'était  assurément  pas  à  Marseille  , 
ni  d'une  princesse  provençale  qu'il  l'avait  appris  ;  c'était  à  Poitiers, 
dans  la  société  des  meilleurs  troubadours  de  son  temps. 

Mais  la  méprise  de  Nostradamus  sur  ce  point  tient  à  peu  de 
chose,  et  n'est  point  difficile  à  rectifier.  Un  prince  anglais  ,  neveu 
de  Richai'd  Cœur-de-Lion ,  Richard  de  Cornouailles ,  allant  en 
Syrie  à  la  tète  d'une  croisade  en  1 240  ,  s'embarqua  effectivement 
à  Marseille ,  et  il  n'y  a  rien  que  de  très-vraisemblable  à  supposer 
qu'il  s'arrêta  quelque  temps  à  la  cour  de  Raymond  Bérenger ,  et 
qu'il  y  vit  la  princesse  Eléonore,  qui  put  aisément  lui  offrir  le  ro- 
man dont  il  s'ap,it. 

J'irai  plus  loin  ,  et  j'avancerai  comme  une  conjecture  très-plau- 
sible ,  que  ce  roman  était  l'œuvre  de  l'infante ,  et  avait  été  com- 
posé par  elle  en  l'honneur  d'un  jeune  prince  du  sang  de  Richard 
Cœur-de-Lion  ,  qui ,  plus  encore  par  sa  bravoure  que  par  sa  nais- 
sance et  par  son  nom,  rappelait  ce  héros  de  la  clievaleric.  L'ou- 


GEOKFROI    ET    BKL'iN  ISSENDE.  4^7 

wage  dont  il  s'agit  est  à  tous  égards  pitoyable ,  au  point  qu'il  n'y 
a  guère  moyen  de  l'attribuer  à  un  poète  de  profession ,  si  mauvais 
qu'on  le  suppose.  En  1 0,405  époque  vers  laquelle  fut  écrit  ce  poème, 
l'épopée  provençale  était  déjà  sans  doute  fort  déchue  de  sa  forme 
et  de  sa  grâce  premières  ;  mais  on  peut  s'assurer  qu'elle  ne  l'était 
pas  au  degré  que  marquerait  le  roman  en  question  ,  si  l'on  voulait 
en  conclure  quelque  chose  relativement  à  l'état  général  de  la  poé- 
sie provençale  à  cette  époque.  Un  pareil  ouvrage  n'était  certaine- 
ment qu'une  témérité  d'enfant  ou  d'écolier,  essayant  de  faire  de 
la  poésie  sans  la  moindie  lueur  de  vocation  poétique.  Le  plus 
grand  mérite  de  cet  ouvrage  est  d'être  fort  court  ,  et  le  résumé 
n'en  sera  pas  long. 

Blandin  de  Cornouailles  et  Guilhaume  ou  Guilhot  de  Miramas 
sont  deux  vaillans  chevaliers  de  la  Table  ronde  fort  liés  d'amitié , 
et  qui  vont  ensemble  en  quête  d'aventures.  Réunis  ou  séparés, 
ils  en  mènent  bravement  plusieurs  à  fin  ;  ils  tuent  des  géans ,  dé- 
livrent des  demoiselles ,  couchent  dans  les  forêts ,  chez  des  ermites, 
et  finissent  par  trouver  un  oiseau  qui  leur  chante  en  langue  hu- 
maine et  leur  indique  de  belles  aventures,  qu'ils  se  mettent 
aussitôt  à  chercher.  La  plus  merveilleuse  de  toutes ,  celle  qui  cou- 
ronne les  auties ,  est  réservée  à  Blandin ,  le  véritable  héros  du 
poème .  Il  délivre  par  trois  exploits  miraculeux  la  princesse  Briande 
du  sommeil  auquel  elle  était  condamnée  par  je  ne  sais  quel  malin 
enchantement.  A  peine  est-elle  éveillée  et  a-t-elle  vu  son  libéra- 
teur, qu'elle  en  devient  éperdument  amoureuse,  lui  inspire  un 
égal  amour ,  l'épouse ,  et  donne  Yrlande ,  sa  sœur ,  pour  fennue 
au  compagnon  de  Blandin. 

Des  aventures  de  ce  genre  peuveist  intéresser  par  la  grâce  et  le 
charme  des  accessoires  et  des  détails  :  ici ,  tout  est  de  la  même  fa- 
deur et  de  la  même  platitude ,  tout  absolument ,  la  diction  ,  les 
détails ,  les  accessoii'es  et  le  fond  ;  et  je  ne  me  figure  pas  d'homme 
à  qui  tout  cela  ait  pu  plaire ,  si  ce  n'est  le  jeune  Richard  de  Coij 
nouailles,  en  supposant,  bien  entendu,  comme  je  l'ai  fait,  que  le 
poème  fût  composé  en  son  honneur  par  une  aimable  et  belle  prin- 
cesse ,  destinée  à  devenir  reine. 

Un  second  roman  provençal  de  la  Table  ronde  ,  dont  le  texte 


428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'est  conservé  jusqu'à  nous,  est  intitulé  Jaujfre  ou  Geoffroi  et 
Brunissendc  de  Montbrun.  Il  existe  de  ce  roman  deux  manuscrits 
complets ,  tous  les  deux  du  treizième  siècle ,  et  appartenant  à  la 
Bibliothèc|ue  du  Roi.  Il  n'est  pas  besoin  d'admirer  cet  ouvrage , 
ni  d'en  faire  un  grand  cas ,  pour  affirmer  qu'il  est  à  tous  égards 
infiniment  supérieur  à  celui  dont  je  viens  de  parler.  Il  eut  aussi 
beaucoup  plus  de  célébrité.  Il  fut,  à  ce  qu'il  paraît,  traduit  de 
bonne  heure  en  catalan.  Muntaner  y  fait  expressément  allusion 
dans  son  intéressante  chronique  ,  et  le  cite  de  manière  à  faire  sup- 
poser qu'on  le  mettait  de  son  temps  au  même  rang  que  Lancelot 
du  Lac.  Une  marque  encore  plus  certaine  de  la  renommée  de 
ce  roman ,  c'est  que  le  héros  en  fut  admis  de  bonne  heure  parmi 
les  héros  classiques  de  la  Table  ronde.  Le  plus  distingué  des 
poètes  romanciers  de  l'Allemagne ,   à  la  fin  du  douzième  et  au 
commencement  du  treizième  siècle ,  Wolfram-von-Eschenbach  , 
nomme  deux  ou  trois  fois  J offrait ,  parmi  les  champions  de  la  cour 
d'Arthur,  et  l'on  ne  peut  douter  que  cette  désignation  ne  se  rap- 
porte au  héros  de  notre  roman  provençal. 

Rien  ne  marque  avec  précision  l'épocfue  où  fut  composé  ce 
roman  ;  mais  on  trouve  sur  ce  point ,  dans  l'ouvrage  même ,  des 
indices  fort  approchant  de  l'exactitude.  On  y  trouve  un  morceau 
tout  lyricjue  dans  lequel  l'auteur,  s'abandonnant  à  ses  réflexions, 
fait  un  magnifique  éloge  d'un  roi,  aucjuel  tout  annonce  qu'il  avait 
dédié  son  œuvre.  Or,  ce  roi  est  Pierre  II  d'Aragon,  qui  com- 
mença à  régner  en  1 194,  et  fut  tué  en  i2i3  à  la  fameuse  bataille 
de  Muret,  gagnée  par  Simon  de  JMontfort.  Le  roman  fut  donc  écrit 
au  plus  tard  en  1 2 1 3 ,  mais  il  dut  l'être  encore  plus  tôt.  En  effet , 
le  roi  célébré  comme  un  patron  par  le  poète  est  désigné  par  ce- 
lui-ci comme  étant  fort  jeune ,  et  depuis  peu  de  temps  chevalier, 
circonstances  qui  ont  toute  l'apparence  de  se  rapporter  à  la  fin  du 
douzième  siècle  plutôt  qu'au  commencement  du  treizième.  II  n'y 
a  donc  point  d'invraisend) lance  ù  comprendre  le  roman  en  question 
parmi  ceux  de  la  seconde  moitié  du  douzième  siècle. 

Quant  à  l'auteur,  fidèle  au  système  des  romanciers  originaux 
du  moyeu  âge,  il  ne  se  nomme  ni  ne  se  désigne  d'aucune  façon , 
et  il  n'y  a  pas  moyen  de  le  deviner.  Ce  que  l'on  peut  dire  de  plus 


GEOFFROI    ET    BRUNISSENDE.  4^9 

probable ,  c'est  que  ce  fut  quelqu'un  des  nombreux  troubadours 
que  Pierre  II  attira  à  sa  cour ,  et  qu'il  admit  dans  son  intimité  , 
et  peut-être  le  fameux  Giraud  de  Borneilli.  C'est  du  moins  celui 
que  je  nonamerais  de  préférence  parmi  tous  les  autres,  si  j'étais 
obligé  d'en  nommer  un.  Dans  ce  cas ,  on  peut  bien  affirmer  que 
le  talent  de  Giraud  était  beaucoup  plus  lyrique  qu'épique ,  mais 
toujours  est-il  qu'une  composition  susceptible  d'être  attribuée  à 
Giraud  de  Borneilh  ne  saurait  être  dépourvue  de  tout  mérite. 

Je  donnerai  d'abord  une  idée  du  fond  et  de  la  marcbe  de  l'ac- 
tion. Il  n'y  faut  pas  chercher  un  intérêt  bien  vif,  ou  d'un  ordre 
élevé  ;  mais  elle  ne  manque  pas  d'agrément ,  et  ses  incidens  variés 
sont  assez  ingénieusement  groupés  autour  d'une  aventure  prin- 
cipale à  laquelle  ils  aboutissent  et  concourent  tous ,  comme  à  leur 
terme  et  à  leur  but. 

A  une  des  fêtes  solennelles  de  la  Table  ronde ,  le  jeune  Geof- 
froi  se  présente  à  la  cour  d'Arthur  pour  être  fait  chevalier  de  la 
main  du  roi.  II  A-enaità  peine  d'obtenir  cette  faveur,  lorsqu'un 
chevalier  inconnu  ,  en  armure  complète  ,  entre  à  cheval  dans  la 
salle  du  festin ,  regarde  un  moment  les  chevaliers  dont  elle  est 
pleine ,  puis  tout  d'un  coup  frappe  de  sa  lance  un  de  ceux  qui  se 
trouvaient  le  plus  près  de  la  reine  Genièvre ,  et  l'étend  mort  aux 
pieds  de  celle-ci.  Cela  fait,  il  s'en  retourne,  et  regardant  fière- 
ment le  roi  Arthur  :  «  Mauvais  roi ,  lui  dit-il ,  c'est  pour  te  honnir 
que  j'ai  tué  ce  chevalier;  et  si  quelqu'un  de  ceux  que  voici  veut 
venir  à  ma  poursuite,  il  n'a  qu'à  demander  Taulat  de  Richemont. 
C'est  ainsi  que  je  me  nomme,  et  je  te  promets  ,  chaque  année,  pa- 
reille visite  à  pareille  fête.  » 

Tous  les  chevaliers  de  la  Table  ronde  s'émeuvent  pour  aller  à 
la  poursuite  de  Taulat  et  punir  l'affront  sanglant  fait  au  roi  Artliur. 
Mais  Geoffroi ,  à  qui  le  roi  a  promis  un  don  ,  en  le  faisant  cheva- 
lier ,  réclame  et  obtient  la  faveur  d'aller  à  la  poursuite  de  Taulat 
et  de  le  châtier  comme  il  mérite. 

Il  s'arme  au  plus  tôt,  s'élance  rapidement  sur  les  traces  de  l'inso- 
lent meurtrier ,  et  l'aurait  sans  doute  bientôt  atteint,  si  rien  n'eût 
contrarié  son  désir  ;  mais ,  à  peine  engagé  dans  sa  poursuite  ,  il 
tombe  dans  diverses  aventures  qui  retardent  sa  marche ,  et  que  je 


43o  KEVDE  DES  DEUX  MONDES. 

suis  obligé  de  supprimer ,  malgré  l'honneur  qu'elles  font  à  l'in- 
trépidité de  notre  jeune  chevalier. 

Il  est  au  troisième  jour  de  sa  quête  ;  il  a  demandé  à  tout  ce  qu'il 
a  vu  des  indices  sur  Taulat ,  et  n'en  a  trouvé  aucun.  La  nuit  ap- 
prochait; le  pauvre  Geoffroi ,  mourant  de  faim  ,  tombant  de  som- 
meil ,  meurtri  par  les  coups  d'un  géant ,  triste  de  n'avoir  pas  de 
nouvelles  de  l'ennemi  qu'il  poursuit ,  se  confiait  à  son  cheval , 
sans  savoir  où  il  était,  ni  où  il  allait ,  lorsqu'il  arrive  à  la  porte 
d'un  jardin  dont  les  murs  sont  de  marbre ,  et  dont  notre  poète 
trace  une  assez  longue  description ,  que  je  vais  traduire  pour 
donner  une  idée  de  sa  luanière  de  décrire. 

<i  II  n'y  a ,  dans  le  monde ,  arbre  rare  ni  beau  ,  dont  il  n'y  ait 
là  plus  d'un.  Il  n'est  ni  bonne  plante,  ni  belle  fleur,  dont  il  ne 
se  trouve  là  foison  ;  et  à  la  douce  et  suave  odeur  que  l'on  y  res- 
pire ,  on  croirait  être  en  paradis.  A  peine  le  jour  a-t-il  failli ,  cjue 
tous  les  oiseaux  du  pays  à  une  grande  journée  à  l'entour  viennent 
là  s'ébattre  sur  les  arbres ,  et  puis  commencent  à  chanter  jusqu'au 
jour  si  agréablement  et  si  doucement,  qu'il  n'y  a  point  d'instru- 
ment de  musique  qui  plaise  tant  à  écouter.  » 

Ce  jardin  appartient  à  une  jeune  dame  non  mariée,  nommée 
la  belle  Brunissende ,  unique  héritière  d'une  nmltitude  de  châ- 
teaux ,  dont  celui  dans  lequel  est  situé  le  merveilleux  jardin ,  est 
le  plus  beau.  Il  se  nomme  le  château  de  Montbrun,  et  voici  la 
description  qu'en  fait  notre  poète  : 

«  Il  y  avait  dans  ce  château  grand  nombre  d'ouvriers ,  de  bour- 
geois et  d'hommes  courtois ,  vivant  toute  l'année  en  joie  et  en 
soûlas. — Il  y  avait  des  jongleurs  de  toute  espèce,  qui  allaient 
toute  la  journée  dans  les  rues  ,  chantant ,  jouant  et  dansant ,  ré- 
citant de  belles  histoires ,  contant  les  prouesses  et  les  guerres  sur- 
venues dans  les  pays  étrangers . 

«  Là  aussi  vivent  des  dames  bien  apprises,  au  gracieux  langage, 
de  bon  accueil ,  aux  belles  manières  ,  qui ,  quand  on  les  requiert 
d'amour ,  savent  bien  parler  et  bien  répondre ,  bien  céder  et  bien 
se  défendre.  —  Ce  château  a  huit  portes ,  et  à  la  garde  de  chaque 
porte  veillent  mille  chevaliers ,  dont  chacun  aime  vme  dame  qu'il 
lient  pour  la  meilleure  et  la  plus  belle  de  toutes.  Aussi  sont-ils 


GEOFFROI    ET    BRUNISSENDE.  4^  ' 

tous  vaillans,  avenans  ,  preux  et  merveilleux  chevaliers;  car,  pai 
l'amour,  tout  lioniine  devient  meilleur  et  plus  brave ,  plus  libéral 
et  plus  joyeux,  plus  emiemi  de  toute  bassesse.  » 

De  là ,  le  poète  revient  à  Brunissende  dont  il  se  complaît  à  dé- 
crire la  beauté  sans  pareille.  «Mais,  ajoute-t-il,  il  y  a  sept  ans 
qu'elle  est  livrée  au  plus  noir  chagrin ,  dont  elle  a  quatre  accès 
par  jour  et  trois  par  nuit  ;  accès  violens  jusqu'à  l'extravagance , 
dans  lesquels  elle  pleure ,  se  lamente  et  crie  si  fort ,  que  c'est  mer- 
veille qu'elle  y  résiste  :  et  il  n'y  a  pas  un  habitant  du  château , 
vieux  ou  jeune ,  homme  ou  femme  ,  chevalier  ou  vilain  ,  qui  ne 
fasse  exactement  la  même  chose  cp'elle,  cjui  n'ait  de  même,  et  aux 
mêmes  heures  du  jour  et  de  la  nuit,  les  mêmes  accès  de  désola- 
tion. » 

Geoffroi  est ,  comme  on  voit ,  tombé  en  lieu  étrange.  Arrivé  à  la 
porte  du  beau  jardin ,  il  y  entre ,  ôte  le  frein  à  son  cheval ,  se 
jette  sur  l'herbe  et  s'endort  aussitôt  d'un  sommeil  que  ne  romprait 
pas  le  bruit  du  tonnerre. 

Cependant  l'heure  était  venue  où  la  belle  Brunissende  avait 
coutume  de  se  retirer  pour  dormir  ;  elle  était  dans  l'usage ,  avant 
de  se  mettre  au  lit,  de  prêter  l'oreille  au  ramage  des  innombrables 
oiseaux  de  son  verger.  Mais  cette  nuit,  à  sa  grande  surprise,  elle 
n'entend  pas  un  seul  gazouillement.  C'est  un  signe  certain  ,  pour 
elle ,  c[ue  quelque  animal  ou  quelque  chevalier  étranger  s'est 
introduit  dans  le  verger ,  et  elle  donne  aussitôt  à  son  sénéchal 
l'ordre  de  descendre  au  jardin,  et  d'en  chasser  l'intrus,  homme  ou 
bête. 

Le  sénéchal  obéit  ;  il  trouve  Geoffroi  endormi ,  le  réveille  à 
force  de  le  secouer  et  de  le  frapper,  et  lui  intime  l'ordre  de  se  le- 
ver et  de  comparaître  devant  sa  dame  ,  pour  lui  rendre  raison  de 
la  liberté  qu'il  a  prise  de  s'introduire  dans  son  jarcUn  ,  et  d'y  efta- 
roucher  les  oiseaux.  Geoffroi ,  très-mécontent  d'être  réveillé  ,  re- 
fuse d'obéir.  Là -dessus,  un  combat  s'engage  entre  les  deux 
champions  ;  le  sénéchal  est  abattu ,  il  va  conter  sa  mésaventure  à 
sa  dame  ,  et  Geoffroi  se  rendort. 

Un  second  chevaUer  est  envoyé  pour  exécuter  l'ordre  de  Bru- 
nissende. Il  est  traité  comme  le  sénéchal.  Un  troisième  est  traité 


/J3a  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  mal  encore  ;  car  Geoffroi ,  furieux  d'être  sans  cesse  troublé 
dans  son  sommeil ,  et  se  figurant  que  c'est  toujours  par  le  même 
chevalier ,  veut  mettre  cette  fois  l'importun  hors  d'état  de  recom- 
mencer et  le  renvoie  grièvement  blessé. 

Pour  le  coup ,  Brunissende ,  qui  se  croit  insultée  et  bravée ,  ne 
contient  plus  sa  colère.  Elle  envoie,  contre  Geoffroi,  une  multi- 
tude de  chevaliers  qui  l'entourent ,  le  garottent  et  l'amènent  de- 
vant leur  maîtresse.  Tous  les  détails  de  cette  scène  nocturne  du 
jardin  sont  pleins  de  grâce ,  de  naturel  et  de  vivacité. 

Le  pauvre  Geoffroi,  déposé,  ou  pour  mieux  dire  jeté  de  tout  son 
long  et  tout  armé  aux  pieds  de  la  belle  dame  de  Monbrun ,  se 
lève  sur  ses  pieds.  Il  était  beau  de  taille;  son  haubert  était  magni- 
fique ,  son  heaume  bien  poli  et  reluisant.  Brunissende  le  regarde 
un  moment  et  lui  parle  ainsi  (je  rendrai  cette  scène  dans  les  termes 
même  du  romancier)  :  «  Chevalier  ,  êtes-vous  celui  qui  m'a  causé 
aujourd'hui  tant  de  désagrément  et  d'ennui?  » 

«  Dame ,  répond  Geofïroi ,  je  ne  vous  ai  jamais  fait  de  mal ,  et 
ne  vous  en  ferai  jamais.  Je  voudrais  au  contraire  vous  défendre 
de  tout  mon  pouvoir  contre  quiconque  vous  en  ferait.  —  Vous 
ne  dites  point  la  vérité ,  reprend  Brunissende.  N'êtes-vous  pas  en- 
tré dans  mon  jardin,  et  n'avez-vous  pas  blessé  mortellement  un 
de  mes  chevaliers  ?  —  Il  est  vrai ,  dame ,  réplique  Geoffroi  ;  mais 
la  faute  en  est  à  ce  chevaUer  qui  est  venu  me  réveiller,  en  me  frap- 
pant du  bois  de  sa  lance ,  et  qui ,  deux  fois  abattu  par  moi ,  et 
m'ayant  donné  deux  fois  sa  parole  de  me  laisser  dormir  en  paix  ,  a 
osé  me  réveiller  une  troisième  fois.  Mais  eût-il  été  encore  plus  im- 
portun et  plus  déloyal  qu'il  ne  l'a  été  ,  je  ne  l'aurais  point  frappé 
si  je  l'avais  su  l'un  des  vôtres.  —  Dites  ce  qu'U  vous  plaira ,  con- 
tinue Brunissende  ;  mais  par  tous  les  saints  du  monde,  je  suis 
sûre  que  vous  ne  me  causerez  plus  aucun  ennui ,  et  avant  la  fin  du 
jour  qui  vient,  je  serai  vengée  de  vous.  » 

Geoffroi  comprit  à  ces  paroles  qu'elle  était  fort  en  colère,  et 
se  prit  à  regarder  attentivement  son  frais  et  blanc  visage ,  sa 
bouche  et  ses  yeux  rians  qui  lui  sont  entrés  dans  le  cœur.  Il  en 
est  devenu  amoureux  au  premier  regard  ;  plus  il  la  regarde ,  plus 
elle  lui  plaît  ;  iiioins  il  est  épouvanté  de  ses  menaces ,  plus  il  la 


GEOFFROI    ET    BRUNISSENDE.  ^33 

voit  cruelle  pour  lui ,  et  plus  il  se  sent  de  tendre  vouloir  pour 
elle. 

«  Assurez-vous  de  lui ,  crie  Brunissende  à  ses  chevaliers  ,  et 
que  demain  on  le  pende  ,  ou  que  l'on  m'en  fasse  telle  justice, 
que  mon  cœur  en  soit  satisfait. 

«  Dame,  répond  GeofTroi,  que  toutes  vos  volontés  soient  faites, 
m'y  voici  pi'êt.  Vos  chevaliers  n'ont  que  faire  de  me  retenir  : 
votre  beauté  est  pour  moi  un  lien  beaucoup  plus  fort  que  tous 
les  leurs  ;  puisque  je  vous  ai  fait  à  mon  insu  du  mal  et  du  dé- 
plaisir ,  vengez-vous-en ,  je  ne  prendrai  pour  me  défendre  ni 
lance  ni  épée.  » 

Brunissende,  l'entendant  si  gracieusement  pai4er ,  s'en  étonne 
et  s'en  émeut ,  sa  colère  tombe  ,  et  l'amour  la  blesse  à  son  tour 
au  cœur.  Elle  pardonnerait  à  l'instant  à  Geoffroi  si  elle  l'osait, 
mais  elle  a  peur  des  médians  discours.  Elle  ordonne  donc  qu'on 
le  désarme  et  que  l'on  s'apprête  à  en  faire  justice  ;  mais  tout  en 
le  menaçant  encore ,  elle  ne  lui  souhaite  aucun  mal  pas  plus  qu'à 
elle-même. 

«  Dame  ,  dit  alors  Geoffroi ,  daignez  m'accorder  une  grâce  qui 
vous  coûtera  peu.  —  Quelle  autre  grâce  puis-je  vous  accorder 
que  de  vous  faire  mourir  bien  vite  ?  demande  Brunissende.  — 
Laissez-moi,  répond  Geoffroi;  laissez -moi  dormir  encore  un 
peu  avant  de  mourir.  »  Là-dessus  ,  le  sénéchal  prend  la  parole  : 
«  Cela  ne  peut  vous  causer  aucun  dommage ,  dit-il  à  Brunissende, 
laissons-le  dormir,  et  ne  le  faisons  pas  mourir  sans  savoir  d'où , 
ni  qui  il  est  ;  car,  parmi  les  hommes  qui  s'en  vont  par  le  monde, 
en  quête  de  guerre  et  d'aventures ,  il  en  est  qui  sont  de  grands 
personnages  et  de  haut  rang.» 

Brunissende  est  charmée  du  conseil ,  mais  elle  fait  semblant 
de  ne  l'accueillir  qu'à  contre-cœur,  et  commande  de  bien  garder 
Geoffroi  jusqu'à  nouvel  ordre.  Là-dessus,  la  dame  de  Montbrun 
jette  sur  le'prisonnier  un  regard  qui  lui  fait  bondir  le  cœur ,  et 
se  retire.  On  dresse  un  lit  à  Geoffroi  au  miheu  de  la  salle  ;  il 
s'y  laisse  tomber,  et  s'y  endort ,  tandis  que  cent  chevahers  en 
armes  autour  de  lui  le  gardent  soigneusement. 

Un  grand  silence  s'établit  alors  dans  le  château ,  mais  tous  les 


434  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

yeux  ne  sont  pas  fermés  de  sommeil.  Brunissende  ,  tourmentée 
de  son  amour,  tourne  et  retourne  dans  sa  pensée  mille  craintes , 
mille  espérances ,  mille  résolutions  diverses.  Mais  une  crainte 
finit  par  dominer  toutes  les  autres,  c'est  que  son  prisonnier  ne 
s'échappe  ;  elle  veut  aller  le  garder  elle-même ,  et  s'habille  dans 
ce  projet. 

En  ce  moment ,  la  guette  de  la  tour  pousse  un  cri ,  et  à  ce  cri 
tous  les  habitans  du  château  et  de  la  ville  s'éveillant  et  se  levant, 
se  mettent  à  pleurer ,  à  se  lamenter ,  à  se  tordre  les  mains ,  à 
s'arracher  les  cheveux  ;  et  le  vacarme  est  tel ,  que  Geofïioi ,  qui 
tout  à  l'heure  trouvait  la  mort  douce  à  la  condition  de  dormir 
encore  un  peu,  s'éveille.  Il  regarde  autour  de  lui,  et  voit  les 
cent  chevaliers  qui  le  gardent ,  hors  d'eux  -  mêmes ,  criant ,  se 
démenant  comme  des  possédés.  Il  se  lève  sur  son  séant  :  «  Qu'a- 
vez-vous  donc ,  chevaliers,  dit-il,  et  que  vous  est-il  arrivé  pour, 
vous  désoler  si  fort?  » 

A  peine  a-t-il  fait  cette  question ,  que  les  cent  chevaliers  se 
jettent  tous  à  la  fois  sur  lui  comme  des  furieux  ;  chacun  le  mal- 
traite ,  chacun  le  bat ,  le  frappe  de  ce  qu'il  se  trouve  à  la  main  . 
de  bâton ,  de  lance ,  d'épée ,  de  couteau.  Il  n'y  en  a  pas  un  qui 
ne  veuille  donner  son  coup ,  et  plusieurs  frappent  à  coups  redou- 
blés comme  forgerons  sur  enclume.  GeofFroi  aurait  été  tué  vingt 
fois  sans  son  armure ,  et  s'il  ne  se  fût  bien  enveloppé  dans  les 
draps  et  les  couvertures  de  son  lit.  Mais  tout  d'un  coup  cette 
folle  rage  s'apaise ,  le  calme ,  le  silence  renaissent ,  et  les  cent 
chevaliers,  persuadés  qu'ils  ont  tué  GeofFroi ,  ou  du  moins  l'ont 
mis  hors  d'état  de  se  mouvoir  ,  s'endorment  tous  profondément. 
GeoiFroi  s'en  aperçoit ,  et  délibère  en  lui-même  s'il  fuira  ou  res- 
tera. Ce  c|u'il  vient  de  voir  et  d'entendre  lui  paraît  quelque  chose 
d'infernal ,  et  il  est  bien  tenté  de  fuir  ;  mais  il  songe  à  Brunis- 
sende ,  et  se  décide  à  rester. 

Comme  il  s'arrête  à  cette  résolution,  la  guette  de  la  tour  an- 
nonce qu'il  est  minuit.  A  celte  annonce,  tous  les  habitans  du  châ- 
teau et  de  la  ville  se  réveillent,  se  lèvent  de  nouveau,  et  recom- 
mencent le  vacarme  de  tout  à  l'heure.  Autant  en  font  les  cent 
chevaliers,  gardiens  de  GeofFroi.  Quant  à  Geoffroi ,  il  se  garde 


GEOFFROI    ET    BRUNISSENDE.  /\^5 

bien  cette  fcws  de  répéter  la  question  qui  lui  a  attiré  tant  de  coups 
et  de  meurtrissures  :  il  reste  bien  coi  dans  ses  couvertures  ;  mais, 
pour  le  coup ,  il  ne  doute  plus  que  le  château  ne  soit  un  repaire 
infernal ,  ses  habitans  des  diables  ou  des  créatures  ensorcelées , 
et  il  n'hésite  plus  sur  ce  qu'il  doit  faire.  Dès  que  le  silence  est  ré- 
tabli, et  qu'il  entend  dormir  profondément  ses  gardiens,  il  se  lève 
sans  bruit,  prend  sa  lance,  son  écu  et  son  épée,  et  se  glisse  sur  la 
pointe  des  pieds  hors  de  la  salle,  trouve  son  cheval  dans  la  cour, 
et  s'éloigne  au  galop.  Il  se  félicite  vingt  fois  de  son  évasion,  sur- 
tout lorsqu'au  point  du  jour,  et  déjà  loin  du  château,  il  entend  de 
ce  côté  les  mêmes  cris ,  le  même  tumulte  dont  il  a  déjà  été  deux 
fois  épouvanté. 

Brunissende,  qui  n'a  fait,  toute  la  nuit,  que  rêver  à  la  manière 
dont  elle  s'y  prendrait  pour  retenir  Geoffroi  auprès  d'elle,  voit  à 
peine  le  jour,  qu'elle  se  lève  pour  aller  savoir  elle-même  des 
nouvelles  de  son  prisonnier.  On  se  figure  aisément  sa  douleur  en 
apprenant  qu'il  s'est  évadé.  Elle  donne  au  sénéchal  et  aux  cent 
chevaliers  qui  l'ont  si  mal  gardé  une  année  entière  pour  le  cher- 
cher et  le  ramener,  et  leur  fait  jurer,  s'ils  ne  le  trouvent  pas,  de 
revenir  tous  se  remettre  à  sa  discrétion. 

Cependant  Geoffroi,  désormais  assez  loin  du  château,  chevau- 
che paisiblement  à  travers  la  campagne,  charmé  du  silence  qui  y 
règne.  Mais  sa  satisfaction  n'est  pas  de  longue  durée.  A  l'heure 
denone,  un  concert  de  cris  lamentables,  de  hurlemens,  de  pleurs, 
de  coups,  de  bruits  divers,  s'élève  tout  à  coup  du  milieu  des 
champs,  de  toutes  les  maisons,  de  toutes  les  cabanes.  Geoffroi , 
plus  étonné ,  plus  éperdu  que  jamais,  descend  de  cheval ,  et 
se  tapit  sous  vm  arbre,  en  attendant  ce  qui  va  arriver  ;  mais  bien- 
tôt le  tumulte  cesse,  il  remonte  à  cheval,  et  poursuit  sa  route. 
Il  n'avait  fait  encore  que  quelques  pas  lorsqu'il  rencontre,  au 
milieu  du  chemin,  un  bouvier  menant  une  charrette  char- 
gée de  pain,  de  vin  et  de  diverses  viandes,  et  invitant  à  man- 
ger tous  les  passans  qu'il  rencontre.  Il  y  invite  Geoffroi ,  qui 
accepte ,  si  pressé  qu'il  soit  de  s'éloigner  de  ce  pays  ensorcelé. 
Après  un  excellent  repas,  gracieusement  servi  à  l'ombre  et  sur 
l'herbe  fraîche,  Geoffroi  s'adresse  au  courtois  bouvier,  et  lui  de- 
mande qui  il  est.  Le  bouvier  répond  qu'il  est  le  tenancier  d'une 


436  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

haute  et  belle  dame,  envers  laquelle  il  a  contracté  l'obligation  de 
donner  l'hospitalité  à  trente  chevaliers,  obligation  qu'il  remplit 
aujourd'hui  de  son  mieux.  Geofîroi  demande  quelle  est  cette 
dame  :  il  apprend  que  c'est  Brunissende.  A  cete  réponse,  il  reste 
un  moment  en  suspens;  mais  cédant  enfin  à  la  curiosité  qui  le 
presse: — «  Bel  ami ,  dit-il  au  bouvier,  pourquoi  les  gens  de  ce 
pays  se  lamentent-ils  avec  tant  de  bruit  et  d'extravagance  ?  — 
Vilain  ,  répond  le  bouvier ,  devenu  tout  à  coup  furieux  ,  tu 
n'échapperas  pas  à  la  mort  que  tu  mérites.  »  Et  là-dessus  il  lui 
lance  une  hache  qu'il  tenait  à  la  main,  et  qui,  delà  vigueur  dont 
elle  est  lancée ,  va  se  briser  sur  l'ëcu  du  chevalier.  Geoffroi,  qui 
avait  eu  la  précaution  de  monter  à  cheval  avant  de  faire  la  péril- 
leuse question,  s'enfuit  à  toute  bride,  poursuivi  d'imprécations, 
d'injures,  et  à  coups  de  pierre,  par  le  furieux  qui,  voyant  qu'il  ne 
peut  l'atteindre,  revient  sur  ses  pas,  pi-end  une  grosse  hache,  met 
son  char  en  pièces  et  tue  ses  bœufs.  Geoffroi,  qui  s'est  retourné 
pour  voir  cette  extravagance,  ne  peut  s'empêcher  d'en  rire,  et 
poui'suit  son  chemin  tranquillement  et  sans  aventure  jusqu'à 
l'heure  de  none,  où  recommence  l'étrange  vacarme  des  lamenta- 
tions et  des  cris  du  pays. 

Vers  le  soir,  aux  approches  de  la  nuit,  il  rencontre  deux  jeunes 
damoiseaux  revenant  de  la  chasse,  l'épervier  sur  le  poing  et  les 
chiens  en  laisse,  qui  lui  offrent  l'hospitalité  avec  tant  de  grâce  et 
d'empressement,  qu'il  ne  peut  les  refuser,  et  se  met  à  chevaucher 
sur  leurs  traces  ,  causant ,  riant  avec  eux.  Mais  au  moment  du  cou- 
cher du  soleil,  voilà  que,  de  tous  côtés,  s'élève  l'effroyable  tu- 
multe dont  il  a  les  oreilles  pleines  depuis  la  veille,,  et  les  da- 
moiseaux qui  le  conduisent  se  mettent  à  crier  et  à  se  désoler 
comme  tout  le  reste. — «  Pour  Dieu,  barons,  qu'avez-vous,  leur 
demanda  Geoffroi,  et  que  vous  arrive-t-il  pour  vous  lamenter  et 
vous  démener  comme  vous  faites  ?  » 

A  cette  question,  la  rage  s'empare  de  ceux  à  qui  elle  s'adresse. 
«  Don  traître,  chevalier  mal  né,  s'écrient-ils,  tu  te  repentiras  de 
ta  curiosité.  »>  En  parlant  de  la  sorte,  l'un  lui  lance  à  la  figure  sou 
épervier  faute  d'arme,  l'autre  prend  un  lévrier  par  les  pâtes ,  et  en 
frappe  de  toutes  ses  forces  le  malencontreux  chevalier.  Il  pique 
des  deux,  et  ils  le  suivent  en  l'injuriant  et  le  menaçant.  Mais ,  au 


I 

GEOfFROI    ET    BRUNISSENDE.  4^7 

bout  d'un  moment,  les  cris  cessent,  et  les  deux  damoiseaux,  su- 
bitement revenus  de  leur  fureur,  rappellent  couitoisement  Geof- 
froi.  Celui-ci  n'a  garde  de  les  écouter,  et  leur  reproclieleur  bru- 
tale extravagance.  Toutefois  ils  lui  font  tant  d'excuses  et  de  priè- 
res, lui  donnent  tant  d'assurances  de  ne  plus  lui  faire  aucun  mal, 
qu'il  cède  de  nouveau,  et  se  remet  en  route  avec  eux.  Seulement 
les  deux  damoiseaux  le  conjurent,  et  il  leur  promet  de  ne  pas 
réite'rer  sa  question. 

Au  bout  de  quelques  instans,  ils  arrivent  à  un  châleau  petit,  mais 
agréable,  elles  deux  cliasseurs  présentent  GeofFroi  à  leur  père  et 
à  leur  sœur,  jeune  et  gentille  demoiselle.  Notre  chevalier  est 
accueilli  et  traité  avec  toutes  les  recherches  de  l'hospitalité  la  plus 
cordiale,  si  ce  n'est  que  l'on  élude  diverses  questions  qu'il  a  bien 
envie  et  qu'il  aurait  besoin  de  faire. 

Le  seigneur  de  ce  château  était  un  brave  et  courtois  chevalier 
qui  avait  été  fort  ami  du  père  de  Geoffroi  ,  et  fut  charuié  de  faire 
connaissance  avec  ce  dernier.  Il  voudrait  bien  le  retenir  quelque 
temps  ;  mais  GeofFroi  est  si  pressé  de  rejoindre  Taulat,  qu'il  con- 
sent à  peine  à  passer  la  nuit  dans  le  château.  Du  reste  ,  il  la  passe 
tranquillement  et  sans  aventure.  Le  matin  venu,  il  se  remet  en 
chemin  ,  accompagné  d'Auger  et  de  ses  deux  fds,  qui  ne  veu- 
lent omettre  à  son  égard  aucune  marque  d'amitié  et  de  coui- 
toisie. 

GeofFroi  chevauche  avec  ses  trois  hôtes,  satisfait  d'eux,  mais 
soucieux  ,  taciturne  ,  tourmenté  de  la  curiosité  de  savoir  la  raison 
de  tout  le  bruit  et  de  tous  les  cris  qu'il  a  entendus,  (  t  n'osant 
plus  faire  de  question  à  ce  sujet.  Auger  s'aperçoit  de  son  embarras, 
et  lui  en  demande  amicalement  la  cause,  en  protestant  de  son  dé- 
sir empressé  de  faire  tout  ce  qui  pourra  le  dissiper.  Rassuré 
par  cette  provocation  bienveillante ,  GeofFroi  n'y  tient  plus ,  il 
demande  de  nouveau  pourquoi  les  gens  du  pays  crient  et  se 
lamentent  si  fort  à  certaines  heures  du  jour  et  de  la  nuit. —  Mé- 
chant bâtard  !  indigne  chevalier  !  c'est  ta  mort  que  tu  as  demandée, 
lui  crie  alors  Auger  en  s'élançant  sur  lui  pour  le  frapper  et  l'arrêter. 
—  Tenez,  tenez-Je  bien!  crient  à  celui-ci  ses  deux  fils,  qu'il  ne 
nous  échappe  pas  !  Mais  GeofFroi  leur  échappe  d'un  bond  de 
son  cheval;  et  en  un  clin  d'œil  hors  de  portée  d'eux,  il  les  regarde 
TOME  VIII.  29 


^38  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

se  démener  comme  des  possédés ,  et  leur  adresse  de  violens  re- 
procbes  sur  leur  folle  et  perfide  conduite. 

A  ces  reproches ,  les  forcenés  se  calment,  Auger  lui  fait  des 
excuses,  l'engage  de  la  manière  la  plus  pressante  à  le  rejoindre, 
et  lui  donne  sa  foi  de  chevalier  de  répondre  désormais  pleinement 
à  toute  question  qu'il  voudra  lui  faire.  Cette  dernière  parole  ,  plus 
que  toute  autre,  attire  Geoffroi;  il  revient  à  Auger,  mais  non  sans 
lui  avoir  fait  auparavant  répéter  sa  promesse. 

La  confiance  ainsi  rétablie ,  la  conversation  recommence  :  Geof- 
froi  conte  alors  l'histoire  de  Taulat,  et  l'engagement  qu'il  a  pris 
de  venger  sur  ce  féroce  chevalier  l'affront  fait  au  roi  Arthur,  et 
demande  les  renseignemens  nécessaires  pour  l'achèvement  de  son 
entreprise. 

A  travers  toutes  les  questions  qu'il  fait  sur  ce  sujet,  il  jette  do 
nouveau  celte  autre  question  malencontreuse  qui  luia  jusquici 
attiré  tant  de  désagrémens. 

A  tout  cela,  Auger  ne  répond  pas  d'une  manière  directe,  mais 
il  indique  à  Geoffroi  la  personne  qui  doit  y  répondre;  c'est  une 
vieille  femme  qui  demeure  dans  un  château  éloigné,  et  que  Geof- 
froi  trouvera  aisément ,  grâce  aux  renseignemens  et  aux  avis  qui 
lui  sont  donnés  à  ce  sujet. 

Charmé  de  l'espoir  qu'il  a  de  savoir  où  rencontrer  enfin  son 
ennemi,  GeoftVoi  dit  adieu  à  ses  hôtes,  qui,  connaissant  bien  la 
force  de  Taulat,  ne  sont  pas  sans  inquiétude  sur  l'issue  de  son 
(întreprise. 

Cependant  Geofîroi,  attentif  aux  indices  qu'il  a  reçus,  che- 
vauche jusqu'au  soir  à  travers  un  pays  sans  culture,  sans  habitans, 
sans  maisons  ;  il  fait  halte  clans  une  prairie,  et  arrive  le  matin  à  une 
vaste  plaine  au  pied  d'une  grande  montagne  escarpée.  Au  sommet 
de  la  montagne  est  un  vaste  et  superbe  château  :  la  plaine  est  cou- 
verte de  tentes  et  de  cabanes  de  feuillée ,  et  d'une  tente  à  l'autre  , 
il  voit  aller,  venir,  fourmiller  des  chevaliers.  Il  traverse  le  camp 
sans  s'arrêter,  et  sans  mot  dire  ,  selon  la  consigne  qu'il  avait  reçue, 
arrive  au  château,  descend  de  cheval,  quitte  son  écu  et  sa  lance; 
et  voyant  une  petite  porte  sur  laquelle  sont  peintes  des  fleurs  de 
toutes  couleurs,  il  entre  par-lù  dans  une  grande  salle,  au  miheu 


GEOFFROI    ET    BRUNISSENDE.  4^9 

de  laquelle  il  voit  un  lit ,  et  dans  le  lit  un  chevalier  blessé ,  et  de 
chaque  côté  deux  femmes,  dont  le  visage  et  l'attitude  annoncent 
l'abattement  et  la  douleur.  L'une  d'elles  est  jeune  encore,  l'autre 
vieille.  Geoffioi  s'approche  de  celle-ci  pour  lui  parler.  Elle  va  à 
sa  rencontre  :  —  Pour  Dieu,  seigneu",  dit-elle  ,  parlez  bas,  pour 
ne  point  aggraver  les  souffrances  du  chevalier  que  voici  étendu 
blessé  dans  ce  lit. 

G  eoffroi  annonce  qu'il  vient  de  la  part  d'Auger ,  et  pourquoi  il 
vient.  Là-dessus  la  vieille  femme  se  met  à  lui  dire  tout  ce  qu'il 
désire  savoir. 

Taulat  est  un  chevalier  d'une  bravoure  et  d'une  force  extraor- 
dinaire ,  mais  d'une  méchanceté'  monstrueuse ,  qui  désole  au  loin 
les  contrées  voisines.  Les  chevaliers ,  logés  dans  les  tentes  de  la 
plaine ,  sont  de  braves  chevaliers  qui  ont  osé  se  mesurer  avec  lui, 
dans  l'espoir  d'en  délivrer  le  monde,  mais  ils  ont  été'  vaincus,  et 
sont  retenus  prisonniers  par  lui. 

Mais  nul  n'a  eu  tant  à  soufti-ir  de  la  scélératesse  de  Taulat 
que  le  chevalier  étendu  là ,  si  horriblement  blessé  sur  ce  lit. 
Taulat  lui  tua  d'aboid  son  père ,  sans  raison  ,  et  lui  fit  ensuite 
la  guerre  à  lui-même  ;  il  lui  enleva  une  partie  de  ses  terres ,  le 
blessa  de  plusieurs  coups  de  lajice ,  le  prit  et  l'enferma  dans  ce 
château  écarté.  Il  y  a  sept  ans  qu'il  est  sur  ce  lit,  ses  plaies  tou- 
jours vives ,  toujours  ouvertes.  Chaque  fois  cju' elles  sont  sur  le 
point  de  se  fermer,  une  fois  par  mois  Taulat  le  fait  prendre  par 
ses  valets  et  flageller  de  courroies  noueuses  ,  jusqu'à  ce  que  le 
sang  coule  de  nouveau  de  chacune  de  ses  blessures. 

Ce  malheureux  chevalier  se  nomme  Mélian  de  Montmelier. 
C'est  le  seigneur  de  la  contrée  où  GeofFroi  a  entendu  tant  de 
lamentations  et  de  cris  ,  et  c'est  la  destinée  même  du  pauvre  mar- 
tyrisé qui  est  la  cause  de  ces  lamentations  et  de  ces  cris.  Il  était 
si  bon ,  si  juste ,  si  parfait  en  toute  chose ,  que  ses  sujets  l'ai- 
maient jusciu'à  l'adoration.  C'est  en  témoignage  de  leur  amour, 
de  leurs  regrets,  de  leur  compassion  pour  ses  souffrances  inouies, 
qu'ils  pleurent  et  se  lamentent  tous  plusieurs  fois  par  jour;  c'est 
un  deuil  extraordinaire  qu'ils  ont  résolu  de  garder  aussi  long- 
temps que  leur  infortuné  seigneur  restera  le  martyr  de  la  féro- 
cité de  Taulat. 


44o  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Du  reste  ,  la  vieille  fenmie  ne  peut  dire  où  est  Taulat  pour  le 
moment  ;  mais  il  vient  sans  faute  chaque  mois  renouveler  le 
supplice  de  son  prisonnier,  et  il  ne  reste  plus  que  Imit  jours  à 
passer  jusqu'à  l'époque  certaine  de  sa  prochaine  visite.  Geoffroi 
n'a  donc  qu'à  revenir  au  bout  de  ce  terme  ,  il  est  sûr  de  rencontrer 
l'adversaire  qu'il  a  tant  cherché  ;  mais  il  ne  peut  l'attendre  dans 
le  château  même,  car  si  Taulat  l'y  trouvait,  il  ferait  mourir  ceux 
qui  l'y  auraient  reçu. 

J'ai  poursuivi  avec  un  certain  détail  le  résumé  de  ce  roman 
jusqu'au  point  central  où  toutes  ses  parties  se  rattachent  les  unes 
aux  autres  pour  ne  faire  qu'une  seule  et  même  action.  Sur  tout 
le  reste,  je  suis  forcé  de  m'en  tenir  à  des  indications  très-som- 
maires :  elles  suffiront  pour  mon  objet. 

Geoffroi  passe  les  huit  jours  qui  restent  jusqu'à  celui  de  l'ar- 
rivée de  Taulat ,  chez  un  vénérable  ermite ,  dans  une  forêt  où  il 
ne  manque  ni  d'occupation  ,  ni  d'aventures ,  car  il  tue  un  énorme 
géant  auquel  il  arrache  la  fdle  de  son  ami  Tanger,  que  le  monstre 
avait  enlevée  ;  il  a  un  long  combat  avec  un  personnage  infernal, 
un  vrai  démon  sans  chair  ni  os.  Enfin  arrive  le  jour  de  combattre 
Taulat.  Les  détails  de  ce  combat  sont  assez  dramatiques  et  assez 
intéressans  dans  leur  genre  ;  Geoffroi ,  comme  on  se  le  figure 
aisément,  en  sort  victorieux  ,  mais  il  ne  tue  pas  le  vaincu;  il  est 
bien  plus  beau  pour  lui  de  l'envoyer  à  la  cour  d'Arthur  demander 
le  pardon  qu'il  ne  mérite  pas.  Par  sa  victoire  se  trouvent  délivrés 
tous  les  chevaliei's  qui  étaient  là  prisonniers,  et  particulièrement 
Mélian  ,  ce  seigneur  si  horriblement  martyrisé  par  Taulat.  Je 
laisse  à  penser  la  joie  des  sujets  de  ce  dernier  et  le  renom  de 
Geoffroi  parmi  eux. 

Mais  dans  sa  gloire,  ce  dernier  est  encore  malheureux  ;  la 
pensée  de  Brunissende  lui  est  revenue  dans  toute  sa  force  et 
l'obsède  plus  que  jamais.  Il  va  se  remettre  prisonnier  entre  les 
mains  de  la  belle  dame ,  et  Dieu  sait  si  cette  fois  il  est  bien  reçu, 
et  s'il  a  des  raisons  de  s'évader.  Cependant  plusieurs  jours  se 
passent  sans  que  les  deux  amans  osent  se  déclarer  l'un  à  l'autre 
leur  amour,  et  il  faut  que  le  bon  Mélian,  rentré  dans  la  sei- 
Ijneurie  de  la*  contrée  ,   intervienne  pour  décider  et  avancer  leur 


GEOFFROI    ET    BRUNISSENDE.  44' 

union.  Il  est  convenu  qu'elle  aura  lieu  à  la  cour  du  roi  Arthur, 
qui ,  après  de  si  glorieux  hommages  reçus  de  Geoffi-oi ,  s'intéresse 
naturellement  à  son  bonheur.  Je  vous  fais  grâce  de  quelques 
aventures  merveillçuses  qui  viennent  encore  à  la  traverse  de  ce 
bonheur,  et  des  fêtes  brillantes  au  milieu  desquelles  se  fait  le 
mariage  de  nos  deux  amans  à  la  cour  de  Cardeuil. 

Comme  tous  les  romans  de  la  classe  de  la  Table  ronde,  celui 
de  Geoffroi  est  en  vers  de  huit  syllabes  rimes  par  paires.  Le  style 
en  est  généralement  élégant,  et  d'une  aisance ,  d'une  légèreté 
extraordinaires.  Ce  vers  de  huit  syllabes  a  dans  ce  poème,  comme 
dans  beaucoup  d'autres  de  la  même  époque,  une  allure  précipitée, 
une  impulsion  qui  entraîne ,  pour  ainsi  dire ,  les  idées  et  les 
images  du  poète ,  et  tend  toujours  à  leur  faire  une  sorte  de  vio- 
lence ,  à  les  exténuer,  à  les  amollir  par  une  expression  trop  abon- 
dante et  trop  facile.  Aussi  cette  facilité  dégénère-t-elle  parfois  en 
platitude  ou  en  redondance.  Avec  ce  petit  vers  qui  se  présente  en 
quelque  sorte  tout  fait ,  tout  prêt  à  s'échapper  avant  d'avoir  reçu 
l'empreinte  de  l'art,  il  est  presque  impossible  au  poète  de  prendre 
un  ton  un  peu  grave  et  soutenu  ,  et,  comme  j'ai  eu  plusieurs  fois 
l'occasion  de  le  noter,  l'adoption  de  ce  mètre  marque  un  com- 
mencement de  décadence  dans  le  sentiment  de  l'épopée  et  du 
style  qui  lui  convient. 

Un  autre  point  qui  caractérise  le  roman  de  Geoffroi ,  c'est  la 
surabondance  des  détails  lyriques.  L'auteur  s'est  complu  au  ta- 
bleau des  amours  de  Brunissende  et  de  son  héros,  mais  il  ne  met 
point  ces  amours  en  action  ;  presque  tout  se  réduit  à  de  longs 
monologues  dans  lesquels  chacun  des  deux  amans  se  con- 
temple coniplaisamment ,  minutieusement,  se  regarde,  pour 
ainsi  dire ,  soufFiir ,  comme  cherchant  des  motifs  de  s'attendrir 
sur  lui-même.  Ces  monologues  ne  sont  guère  qu'un  centon  élé- 
gant, ingénieux  et  délicat  de  tout  ce  que  les  troubadours  avaient 
déjà  chanté  pour  leur  propre  compte.  L'invasion  de  ces  chants  ly- 
riques dans  l'épopée  était  un  autre  symptôme  de  la  décadence 
commencée  de  celle-ci. 

J'arrive  à  une  observation  plus  spéciale  et  plus  importante  sur 
ce  roman  de  Geoffroi  :  vous  aurez  aisément  observé  ,  d'après  le 
résumé  que  je  vous  en  ai  fait,  la  prétention  ,  on  pourrait  même 


442  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dire  l'art  avec  lequel  l'auteur  a  cherché  à  exciter  la  curiosité  sur 
la  cause  de  ces  clameurs  lamentables  dont  GeoftVoi  est  frappé  dans 
le  château  de  Montbrun  et  dans  toute  la  contrée  environnante  ,  et 
vous  aurez  trouvé  sans  doute  cette  cause  beaucoup  au-dessous 
de  votre  attente  poétique.  Elle  l'est,  il  est  vrai,  à  raisonner 
d'après  des  principes  d'art  un  peu  généreux  et  abstraits  ;  mais,  à 
la  considérer  dans  la  pensée  de  l'auteur  et  dans  l'esprit  de  son 
temps ,  cette  partie  du  roman  en  est  la  partie  caractéristique  et 
vitale. 

Au  fond  de  toutes  ces  aventures  merveilleuses  dont  je  n'ai  in- 
diqué que  la  moindre  partie,  il  y  a  une  idée  sérieuse  et  une  idée 
qui  se  rattache  à  des  faits  réels.  On  pouiTait  dire  que  l'auteur , 
bien  que  peut-être  sans  une  intention  expresse,  et  vaguement,  a 
personnifié,  dans  Taulat,la  force  et  l'autorité  brutales,  telles 
qu'on  les  voyait  souvent  à  ces  époques,  opprimant  et  boulever- 
sant la  société  ;  et  dans  Geoffroi ,  le  génie  de  la  chevalerie  luttant 
contre  cette  force  perverse.  Mais  une  intention  équivalente  à  cette 
idée ,  qu'il  a  certainement  eue  ,  qu'il  a  même  suffisamment  expri- 
mée, c'est  celle  de  relever,  d'exalter  le  caractère  et  la  dcstine'e 
d'un  chef  féodal  accompli.  Voulant  exprimer  l'aniour  d'une  po- 
pulation entière  pour  nu  tel  chef,  il  n'a  pas  cru  faire  une  chose 
ridicule  en  poussant  jusqu'au  merveilleux  les  démonstrations  de 
cet  amour;  il  a  regardé  le  martyre  périodique  du  bon  Mélian  par 
le  féroce  Taulat  comme  un  motif  suffisant  de  ces  transports  de 
douleur  unanime  ,  qui  éclatent  comme  une  sorte  de  frénésie  et  de 
folie.  Or,  ce  motif  naturel  est  certainement  plus  original  et  plus 
poétique  que  ne  le  serait  tout  autre,  qui  n'aurait  que  le  mérite 
d'être  plus  merveilleux.  H  y  a  toujours,  dans  les  grands  monumens 
poétiques  d'une  époque,  surtout  d'une  époque  pleine  de  vie  et  de 
caractère ,  comme  celle  cjue  nous  avons  en  vue  ,  quelque  chose 
qui ,  même  à  l'insu  du  poète  ,  et  sans  projet  de  sa  part,  révèle  les 
idées  et  les  tendances  de  cette  époque. 

Pour  revenir  ua  instant  au  roman  de  Geoffroi ,  j'ajouterai  aux 
considérations  qui  précèdent,  une  conjecture  plus  particulière 
qu'elles  n'excluent  pas,  ou  qui.  pour  mieux  dire,  les  appuierait, 
si  elle  était  juste.  .Te  serais  tenté  de  croire  que  l'auteur,  quel  qu'il 
soit ,  de  Geoffroi ,  a  eu  en  vue ,  dans  quelques  personnages  et  quel- 


GEOFFROI    ET    BRUNISSENDE.  44^ 

ques  incidens  de  son  roman,  des  incidcns  et  des  personnages  de 
son  temps. 

Ce  qui  me  porterait  à  le  présumer ,  c'est  que  plusieurs  des  noms 
de  lieux  auxquels  il  attache  parfois  les  noms  de  ses  acteurs,  sont 
des  noms  de  lieux  réels  et  même  très-connus  dans  le  midi.  Ainsi, 
par  exemple,  il  y  est  question  d'un  chevalier  nommé  Estut  de 
Vert-Feuil.  Or ,  Vert-Feuil  fut  un  château  célèbre  dans  le  dio- 
cèse de  Toulouse.  Il  y  a  très-probablement,  dans  la  description 
poétique  que  fait  notre  auteur  du  château  de  la  belle  Brunis- 
sende  ,  quelque  allusion  au  château  de  Monibrun,  ancien  château 
célèbre  du  Limousin,  dont  on  voit  encore  aujourd'hui  des  ruines 
remarquables. 

Il  y  aurait  donc  ,  dans  le  roman  de  GeolFroi ,  quelques  données 
positives  que  l'auteur  n'aurait  fait  qu'idéaliser ,  pour  leur  donner 
une  couleur  et  des  dimensions  plus  poétiques. 


douziemie:   xeçon. 


CHRONIQUE  DES  ALBIGEOIS. 


Après  tout  ce  que  j'ai  dit  de  l'ancienne  épopée  provençale  dans 
la  vue  d'eu  constater  l'existence  et  l'influence ,  il  nie  reste  à  faire 
connaître  un  monument  très-remarquable  qui  confirme  presque 
tout  ce  que  j'ai  dit  là-dessus  ,  et  suffirait  à  lui  seul  pour  en  prou- 
ver les  points  les  plus  importans  ,  s'ils  ne  l'étaient  déjà  par  d'au- 
tres argumens  et  par  d'autres  faits.  Il  s'agit  d'une  histoire  de  la 
trop  fameuse  croisade  contre  les  Albigeois ,  écrite  en  provençal 
par  un  auteur  contemporain.  On  chercherait  vainement  à  cette 
époque  ,  je  ne  dis  pas  en  ])rovençal ,  mais  en  quelque  langue  que 
ce  soit ,  un  ouvrage  plus  important  pour  le  fond  ou  plus  curieux 
pour  la  forme.  Quant  au  fond  ,  c'est  une  narration  originale  ,  sé- 
rieuse et  vraie  ,  d'une  suite  inouie  de  grands  et  tragiques  événe- 
mens  qui  détruisirent  la  civilisation  locale  et  spéciale  du  midi  de 
la  France  ,  au  xiii  ■  siècle.  Quant  à  la  forme  ,  c'est  une  véritable 
épopée  carlovingienne,  tellement  qu'il  est  impossible  de  concevoir 
qu'un  tel  ouvrage  ait  pu  être  composé  ailleurs  que  dans  un  pays 
ayant  une  littérature,  où  cette  forme  était  déjà  non-seulement  con- 
nue, mais  déjà  consacrée,  déjà  vulgaire.  Il  faut  de  toute  nécessité 
lui  supposer  des  antécédens ,  des  modèles  :  il  est  donc  à  lui  seul  la 
preuve  de  l'expérience  d'une  épopée  provençale  antérieure.  Mais 
ce  n  est  là  que  son  moindre  nrérite  :  ce  qui  en  fait  un  monument 


CHRONIQUE    DES    ALBIGEOIS.  44^ 

littéraire  du  plus  haut  intérêt ,  c'est  cette  combinaison  intime , 
cette  fusion  de  l'histoire  et  de  la  poésie ,  dans  un  seul  et  même 
but ,  pour  un  seul  et  même  effet.  L'auteur  de  cet  ouvrage  ne  se 
nomme  nulle  part ,  et  n'est  point  connu  d'ailleurs  ;  mais  il  donne 
sur  lui-même  autant  d'indices  et  de  renseignemens  qu'il  en  faut 
pour  apprécier  sa  compétence  et  ses  moyens  d'information  comme 
historien.  A  la  manière  dont  il  désigne  son  pays,  on  ne  peut  guère 
douter  qu'il  ne  fût  né  dans  le  comté  de  Toulouse ,  et  peut-être  à 
Toulouse  anême.  C'est  du  moins  ce  que  l'on  est  porté  à  conclure 
de  la  précision  minutieuse  avec  laquelle  il  décrit,  dans  l'occasion, 
l'intérieur  et  les  dehors  de  cette  ville  ,  et  des  effusions  d'admira- 
tion et  de  tendresse  avec  lesquelles  il  en  parle  fréquemment. 

C'est  probablement  aussi  à  Toulouse  qu'il  avait  assisté  ,  comme 
il  le  raconte,  aux  fêtes  du  mariage  de  Raymond  VI  avec  Eléonore, 
l'une  des  sœurs  de  Pierre  II ,  roi  d'Aragon  ,  et  qu'il  avait  vu  ce 
jeune  Roger,  vicomte  de  Beziers,  dont  il  devait,  quelques  années 
plus  tard,  raconter  la  mort  tragique. 

Notre  historien  anonyme  n'embrasse  point  la  suite  entière  de 
la  guerre  des  Albigeois  :  son  récit  ne  comprend  que  les  événemens 
qui  se  passèrent  de  1209  ^  1219  inclusivement.  Il  avait  certaine- 
ment vu  lui-même  une  partie  des  choses  qu'il  raconte.  Quant  à 
celles  qu'il  n'avait  point  vues ,  il  cite  d'ordinaire  les  témoins 
d'après  lesquels  il  en  parle  :  or,  ces  témoins  sont  tous  des  hommes 
qui  ne  racontaient  que  ce  qu'ils  avaient  vu  faire ,  ou  fait  eux- 
mêmes  ;  ce  sont  ses  compatriotes ,  ses  amis,  des  personnages  dont 
il  avait  tous  les  moyens  possibles  d'apprécier  les  paroles ,  les  pas- 
sions ,  les  sentimens. 

Il  y  a  quelques-uns  de  ces  personnages  que  notre  auteur  se 
borne  à  désigner  vaguement  par  leurs  qualifications  de  prêtres , 
de  chanoines ,  de  clercs  ;  mais  il  y  en  a  d'autres  qu'il  désigne  par 
leurs  noms.  Tel  est  un  maître  Pons  de  Mala ,  prêtre  de  Navarre , 
envoyé  par  le  roi  de  ce  pays  au  concile  dans  lequel  fut  résolue  la 
croisade  contre  les  Albigeois.  Tels  sont  encore  un  maître  Nicolas^ 
et  un  prieur  nommé  Izarn ,  dont  le  bénéfice  était  situé  dans  le 
))ays  de  Foix. 

On  ne  sait  rien  des  deux  premiers,  mais  le  troisième  ,  ce  prieur 


446  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Izani,  est  connu,  et  d'une  manière  dont  il  n'est  pas  hors  de  propos 
de  dire  un  mot  ici.  —  On  peut  le  compter  parmi  les  poètes  pro- 
vençaux :  on  a  de  lui  une  très-longue  pièce ,  intitulée  Las  noi^as 
del  Heretge,  la  nouvelle  de  l'hérétique.  C'est  une  réfutation  en 
forme,  et  par  là  même  un  exposé  de  l'hérésie  albigeoise.  La 
pièce  est  précieuse  sous  le  point  de  vue  historique  ;  mais  elle 
attend  encore,  dans  le  manuscrit  unique  où  elle  existe  ,  un  histo- 
rien qui  sache  en  faire  usage.  C'est  déjà  une  particularité  assez 
curieuse  que  le  point  de  contact  que  je  viens  d'indiquer  entre  cette 
pièce  et  l'histoire  dont  j'ai  à  vous  parler. 

La  croisade  contre  les  Albigeois  commença  en  1209,  par  le 
massacre  de  Beziers  ,  suivi  de  la  prise  de  Carcassonne  et  de  l'u- 
surpation violente  des  états  du  vicomte  de  Beziers ,  au  profit  de 
Simon  de  Montfort ,  devenu  dès-lors  le  chef  de  toutes  les  croi- 
sades subséquentes  contre  le  comte  de  Toulouse  et  les  Toulou- 
sains. —  C'est  en  1210,  au  fracas  de  ces  premiers  événemens  de 
la  guerre  albigeoise  ,  que  notre  anonyme  commence  à  en  écrire 
l'histoire  ;  et  à  dater  de  ce  moment,  il  la  poursuit  jour  par  jour, 
désastre  par  désastre  ,  scandale  par  scandale ,  sous  toutes  les 
impressions,  au  iniheu  de  toutes  les  clameurs,  de  toutes  les 
misères  ,  de  toutes  les  stupeurs  qui  accompagnent  ce  méfait  inouï 
de  la  force  humaine.  C'est  annoncer  assez  que  le  tableau  ne  peut 
.guère  manquer  de  couleur,  de  caractère  et  de  vie,  et  nous  ver- 
rons en  effet  qu'il  n'en  manque  pas. 

Seulement  il  ne  faut  pas  s'attendre  à  y  trouver  d'un  bout  à 
l'autre  le  même  sentiment  personnel.  L'ouvrage,  commencé  dans 
l'intérêt  des  croisés,  continue  et  se  termine  par  l'expression  de  la 
plus  vive  et  de  la  plus  énergique  sympathie  pour  les  populations 
livrées  aux  fureurs  de  la  croisade.  Mais  ceci  touche  au  fond  même 
de  l'histoire,  et  c'est  un  point  sur  lequel  je  reviendrai  séparé- 
ment. Je  passe  tout  de  suite  à  l'examen  des  formes  de  cet  ou- 
vrage :  j'en  examinerai  ensuite  la  substance ,  l'esprit  et  les  ca- 
ractères intrinsèques  comme  composition  historique. 

Il  n'existe  de  cette  histoire  qu'un  seul  manuscrit,  ayant  autre- 
fois appartenu  au  duc  de  La  Vallière,  et  faisant  aujourd'hui  partie 


CHRONIQUE    DES    ALBIGEOIS.  44? 

de  la  Bibliothèque  du  Roi.  '  L'ouvrage  peut  avoir  de  dix  à  douze 
mille  vers,  autant  que  j'en  puis  juger  par  aperçu.  Les  vers  sont 
de  douze ,  treize  ou  quatorze  syllabes ,  avec  deux  accens  obligés, 
l'un  sur  la  sixième ,  l'autre  sur  la  douzième.  Tous  ces  vers  sont 
groupés  eu  couplets  ou  tirades  monorimes ,  terminées  chacune 
par  un  petit  vers  de  six  à  sept  syllabes,  qui ,  ne  rimant  point  avec 
ceux  de  la  tirade ,  s'en  distingue  doublement  par  cette  absence 
de  rirae  et  cette  différence  de  mesure. 

Ce  demi-vers,  par  lequel  se  termine  et  tombe,  pour  ainsi  dire, 
chaque  couplet,  est  d'ordinaire  repris  et  répété  au  début  du  cou- 
plet suivant ,  de  manière  à  former  de  l'un  à  l'autre  une  sorte  de 
lien  matériel ,  une  transition  très-marquée  à  l'oreille. 

Pour  vous  rendre  ce  mécanisme  plus  sensible ,  je  vais  citer 
cinq  vers  dont  les  trois  premiers  sont  la  fin  ,  la  clôture  d'une  ti- 
rade, et  les  deux  autres,  le  début  de  la  tirade  immédiatement 
subséquente  : 

Ditz  Arnaut  de  Cumendja  gent  avem  espleilat  : 
Oimais  podem  anar,  car  tant  es  delliivrat, 
Qu'intra  sen  l'apostolis.^ — 
L'apostolls  sen  intra  del  palatz  en  un  ort, 
Per  defenre  sa  ira,  e  per  penre  déport. 

Cette  forme  métrique  est ,  dans  toute  son  exactitude  ,  celle  des 
romans  épiques  carlovingiens;  et  notre  historien  déclare  expressé- 
ment en  avoir  eu  le  modèle  dans  lui  roman  sur  la  prise  d'Antioche 
par  les  premiers  croisés,  roman  que  j'ai  cité  connue  l'un  des 
plus  anciens  auxquels  il  soit  fait  allusion  dans  les  chants  lyriques 
des  troubadours. 

Notre  auteur  ne  donne  jamais  à  son  ouvrage  d'autres  titres  que 
ceux  de  Canzo  ou  de  Gcsta,  qui  sont  deux  des  titres  consacrés 
des  romans  carlovingiens.  Conséquemment  à  cette  dénomination 
caractéristique ,  qui  suppose  un  ouvrage  destiné  à  être  chanté  , 
ou  récité  en  public  ,  notre  historien  ne  dit  pas  un  seul  mot  d'où 
l'on  puisse  conclure  qu'il  a  des  lecteurs  en  vue  :  c'est  toujours  à 

'  Man.  delà  Bibl.  du  Roi,  foad  Lavallière,  n"  7988. 


44^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  auditeurs  censés  réunis  en  cercle  autour  de  lui ,  qu'il  s'adresse, 
qu'il  recommande  l'attention  ,  le  silence,  qu'il  promet  de  grandes 
et  belles  histoires.  Il  va,  sur  ce  point ,  jusqu'à  indiquer  que  le 
son  ,  c'est-à-dire,  la  cantilène  sur  laquelle  doit  ou  peut  être  ré- 
citée son  histoire ,  ou  ,  comme  il  le  dit ,  sa  g-aste ,  sa  chanson ,  est 
la  cantilène  de  ce  même  roman  d'Antioche,  dont  il  reconnaît  avoir 
imité  les  formes  métriques.  Voici  comment  il  s'exprime  à  cet 
égard  : 

«  Seigneur,  cette  chanson  est  faite  de  la  même  manière  que 
celle  d'Antioche  ;  elle  se  versifie  de  même  et  elle  a  le  même  son , 
pour  qui  le  sait  dire.  » 

Yoilà  déjà  bien  des  ressemblances,  et  des  ressemblances  bien 
marquées  entre  notre  historien  et  les  romanciers  de  Cliarlemagne. 
Elles  ne  se  bornent  pas  là  :  c'est  encore  à  l'imitation  de  ceux-ci, 
que  le  premier  a  caché  son  nom  et  allégué  un  original  imaginaire, 
dont  il  se  donne  pour  le  simple  traducteur.  Ce  prétendu  original 
aurait  été  ,  à  son  dire ,  un  livre  composé,  je  ne  sais  en  quelle 
langue,  par  un  savant  clerc ,  nommé  Guillaume ,  de  la  ville  de 
Tudèle  en  Navarre.  Ce  clerc  aurait  été  profondément  versé  dans 
la  géomancie ,  et  aurait  par  là  deviné  et  prédit ,  avant  l'événe- 
ment ,  toutes  les  calamités  de  l'hérésie  albigeoise  et  des  croisades 
envoyées  contre  elle. 

Il  n'y  a  pas  un  trait,  de  toute  cette  fable,  sur  lequel  notre  his- 
torien ne  se  soit  donné ,  à  chaque  instant,  à  lui-même  les  dé- 
mentis les  plus  formels;  mais  il  n'est  pas  nécessaire  de  nous  ar- 
rêter à  ces  démentis  :  nous  savons  d'avance  que  la  fiction  qu'ils 
contredisent  est  une  fiction  convenue ,  une  simple  formule 
épique,  qui  n'a  pas  besoin  d'être  réfutée. 

Il  serait  surprenant  que  l'auteur  d'un  ouvrage  tel  que  celui  que 
je  viens  de  citer  ,  d'un  ouvrage  si  fidèlement  calqué  sur  les  formes 
de  l'épopée  carlovingienne,  qui  respire  en  tant  de  choses  l'esprit 
de  cette  épopée  ;  il  serait,  dis-je  ,  surprenant  que  cet  auteur  n'eût 
eu  sous  les  yeux  ,  n'eût  connu  qu'une  seule  épopée  romanesque, 
cette  chanson  d'Antioche,  qu'il  déclare  avoir  suivie  comme  mo- 
dèle, quant  à  la  forme  métrique.  Mais  il  ne  donne  point  lieu  à 
celte  surprise  ;  il  fait  fréquemment  allusion  à  diverses  composi- 


CHRONIQUE    DES    ALBIGEOIS.  446 

lions  romanesques,  dont  il  emprunte  des  comparaisons,  des 
images,  des  réflexions.  Il  cite  les  prophéties  de  Merlin,  le  fameux 
enchanteur  breton ,  et  les  aventures  fabuleuses  d'Alexandre. 
Mais  les  héros  et  les  hauts  faits  qui  lui  viennent  le  plus  souvent  à 
la  pensée ,  sont  ceux  des  gueri'es  contre  les  Sarrasins  d'Espagne  : 
ce  sont  Roland ,  Olivier  et  Charlemagne  ;  ce  sont  les  amoui's  de 
ce  dernier  avec  Galiane,  la  fdle  du  roi  Aigoland  ;  c'est  la  bataille 
de  Roncevaux. 

Parmi  ces  diverses  fables  citées  par  notre  historien ,  et  qui  se 
rapportent ,  pour  la  plupart ,  aux  parties  connues  du  cycle  car- 
lovingien,  il  y  en  a  quelques-unes  dont  il  n'est  point  fait  mention 
ailleurs ,  et  qui ,  à  raison  de  cette  particularité ,  méritent  plus 
d'attention.  Telle  en  est,  entre  autres,  une  sur  la  prise  de  la  ville 
de  Carcassonne  par  Charlemagne.  D'après  le  romancier  connu  et 
cité  par  notre  historien ,  Charlemagne  aurait  tenu  cette  place 
assiégée  tout  un  hiver  et  tout  un  été ,  sans  pouvoir  la  prendre  ;  il 
aurait  donc  levé  le  siège  et  serait  parti  pour  aller  conquérir  l'Es- 
pagne. Mais  aussitôt  après  son  départ,  les  tours  de  Carcassonne 
se  seraient  d'elles-mêmes  inclinées  et  courbées  en  son  honneur, 
de  sorte  qu'à  son  retour  d'Espagne ,  il  aurait  occupé  la  ville  sans 
avoir  besoin  d'en  faire  le  siège  une  seconde  fois. 

Enfin  on  trouve  ,  dans  notre  historien  ,  des  traits  qui  consta- 
tent qu'il  y  avait  dans  le  midi  des  fables  ou  des  épisodes  ro- 
manesques du  cycle  carlovingien  ,  tellement  populaires  et  si  sou- 
vent répétés ,  qu'on  les  citait  par  manière  de  proverbes  à  propos 
des  choses  devenues  ennuyeuses  et  importunes,  à  force  d'être  re- 
battues. Telle  devait  être  je  ne  sais  quelle  chanson  sur  Aude  la 
Belle ,  la  fiancée  de  Roland ,  qui  mourut  de  douleur  en  apprenant 
que  le  paladin  avait  été  tué  à  Roncevaux.  —  L'historien  des  Al- 
bigeois parlant  d'une  prédiction  faite  à  ces  derniers  ,  par  Folquet, 
évêque  de  Toulouse,  conjointement  avec  l'abbé  de  Citeaux ,  et 
voulant  dire  que  les  hérétiques  se  moquaient  d'eux ,  s'exprime 
de  la  sorte  : 

«  Pour  chose  qu'ils  prêchassent,  les  hérétiques  ne  les  écou- 
«  taient  pas  :  bien  loin  de  là  ;  allons  !  encore  Aude  la  Belle ,  di- 
«  saient-ils  par  moquerie.  » 


45o  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  bornerai  là  ce  que  j'avais  à  dire  de  la  forme  de  l'ouvrage 
que  j'examine  ;  je  crois  en  avoir  dit  assez  pour  prouver  qu'elle 
est  toute  poétique ,  et  pour  parler  plus  précisément,  toute  épique, 
calquée  sur  celle  des  épopées  carlovingiennes  ;  pour  faire  voir 
que  l'ouvrage  en  question  avait ,  comme  ces  épopées  j  une  des- 
tination toute  populaire,  qu'ils  étaient  faits  les  uns  et  les  autres 
pour  circuler  par  la  voix  de  la  récitation  et  du  chant. 

De  ces  ressemblances  ,  ou ,  pour  mieux  dire ,  de  cette  iden- 
tité de  destination  et  de  forme  entre  les  romans  épiques  car- 
lovingiens  et  notre  histoire  albigeoise ,  on  sera  naturellement 
tenté  de  conclure  que  celle-ci  doit  avoir  de  même  avec  les  pre- 
miers les  lapports  les  plus  marqués ,  en  ce  qui  concerne  la  dic- 
tion. Cette  conclusion  est  d'accord  avec  le  fait.  Le  ton ,  la  ma- 
nière ,  le  style  de  notre  auteur  anonyme ,  n'ont  rien  de  commun 
avec  le  ton  et  la  manière  des  chroniques  contemporaines ,  latines 
ou  romanes  :  ils  sont  vraiment  poétiques  ,  vraiment  épiques ,  bien 
qu'habituellement  rudes  ,  et  parfois  grossiers.  Il  est  rare  que 
notre  historien-poète  nomme  les  choses  et  les  personnes  sèche- 
ment et  simplement;  presque  toujovus  il  y  joint  quelque  épi- 
thète  caractéristique,  quelque  trait  pittoresque,  quelque  accessoire 
qui  les  particularise.  Ainsi ,  pour  citer  quelques  exemples  ,  il  ne 
nomme  jamais  Toulouse  sans  une  épithète  ou  sans  une  phrase 
destinée  à  relever  ce  nom  :  c'est  Toulouse  la  grande,  Toulouse  qui 
sied  sur  Garone ,  Toulouse,  la  fleur  cl  la  rose  de  foules  les  cités. 
—  Un  prelre  est  d'ordinaire  un  prêtre  messe-chantant  ^  un  prêtre  lé- 
gendier.  —  Les  Gascons  sont  mi  peuple  léger  de  pieds.  —  Un  des- 
trier, un  cheval  de  bataille,  est  un  cl\e\a\fcr-vestit,  vêtu  de  fer. 

Ce  goût  du  pittoresque  ,  ce  besoin  de  frapper  l'imagination  ]iar 
des  traits  caractéristicpies,  tantôt  simples  et  naturels  ,  tantôt  plus 
recherchés  et  plus  forts ,  se  font  remarcjuer  dans  les  développe- 
mens  du  style ,  aussi  bien  cjue  dans  les  termes  isolés  qui  en  sont 
les  élémens.  C'est  ce  cjue  j'aurai  l'occasion  de  monti^er  par  divers 
exemples;  je  crois  toutefois  bien  faire  d'en  détaclicr  ici  même 
quelques-uns  de  très-courts ,  dans  la  vue  spéciale  de  donner  une 
idée  du  ton  et  de  la  diction  de  notre  auteur,  avant  d'en  venir  à 
considérer  ses  caractères  comme  historien. 


CHRONIQUE    DES    ALBIGEOIS.  ^5t 

S'il  parle  d'une  année  en  mouvement ,  il  la  décrit  marchant 
entre  blés  et  ramée,  c'est-à-dire  à  travers" les  champs  et  les  bois. 

La  guerre  est  le  sujet  dont  il  s'efforce  le  plus  de  donner  des 
images  fortes  et  variées. — Voici  comment,  racontant  l'un  des 
trois  sièges  de  Toulouse ,  il  décrit  le  champ  de  IVIontolieu ,  à  l'une; 
des  portes  de  la  ville ,  où  les  deux  partis  se  battaient  fréquem- 
ment et  avec  beaucoup  d'acharnement  : 

«  Dans  le  champ  de  IMontolieu ,  a  été  planté  un  jardin  où  cha- 
que jour  il  pousse  et  bourgeonne  quelque  chose  :  mais  le  rouge 
et  le  blanc  que  donnent  là  les  fleurs  et  les  graines ,  c'est  de  la 
chair,  c'est  du  sang,  ce  sont  cervelles  répandues  par  le  glaive. 
Là ,  chaque  jour ,  entre  péché  et  merci ,  le  ciel  et  l'enfer  se  peu- 
plent d'ames  et  d'esprits.  » 

Dans  un  autre  passage,  un  seigneur  du  parti  toulousain,  décri- 
vant d'avance  une  bataille  qui  va  se  livrer,  s'exprime  de  îa  sorte  : 

«  Et  tellement  entre  eux  et  nous  sera-t-il  joué  des  lances ,  des 
massues  et  des  épées ,  que  nous  nous  ferons  aux  mains  des  gants 
de  cervelles  sanglantes.  » 

Je  n'ai  pas  besoin  de  citer  davantage  pour  constater  ce  que  j'ai 
affirmé ,  que  l'histoire  dont  je  vous  parle  se  rapproche  autant  de 
l'épopée  carlovingienne  par  le  ton  et  le  style  que  par  la  forme 
générale.  Mais  ,  malgré  sa  forme  et  ses  couleurs  poétiques  ,  c'est 
une  histoire  sérieuse ,  véridique,  digne  d'étude  et  de  foi  :  il  peut 
s'y  trouver,  et  sans  doute  il  s'y  trouvera,  comme  dans  toute 
histoire,  des  erreurs,  des  méprises,  des  incertitudes;  mais  il  n'y 
a  point  de  mensonge,  point  de  fiction  ,  rien  d'imaginé  à  dessein 
pour  plaire  à  des  auditeurs,  ni  même  rien  d'invraisemblable.  En 
faisant  abstraction  des  formes  poétiques  de  cette  liistoire  pour  la 
comparer  avec  les  histoires  contemporaines ,  ot(  le  même  sujet 
a  été  traité  d'une  manière  plus  simple  ou  plue  austère,  on  s'as- 
sure qu'elle  est  d'accord  avec  ces  dernières,  quant  au  fond ,  à 
l'essentiel  des  choses ,  et  que  sur  les  points  secondaires  où  elle 
en  diffère  ,  on  peut  légitimement  hésiter  entre  l'une  et  les 
autres. 

J'aimerais  à  rapprocher  ces  diverses  liistoires,  cela  serait 
même,  à  quelques  égards,  nécessaire  ou  convenable  pour  mon 


/J^Sa  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

objet  ;  mais  il  faudrait,  pour  cela,  entrer  dans  des  détails  variés  sur 
les  historiens  originaux  delà  croisade  albigeoise,  et  c'est  un  sujet 
trop  vaste  pour  mon  but  et  pour  mon  plan.  Tout  ce  que  je  puis 
vous  dire  des  historiens  dont  il  s'agit,  c'est  que  tous  furent  des 
ecclésiastiques,  hommes  instruits  pour  leur  époque,  ayant  écrit  en 
latin,  sinon  avec  élégance,  du  moins  avec  une  certaine  correction; 
sinon  avec  talent,  du  moins  avec  intelligence  et  véracité,  partisans 
zélés  et  sincères  de  la  croisade  et  de  son  héros,  Simon  de  Montfort. 

Les  différences  qu'il  y  a  entre  ces  historiens  et  le  nôtre  sont 
nombreuses  et  aussi  tranchées  que  possible  :  mais ,  encore  une 
fois,  elles  ne  portent  point  sur  le  fond  des  événemens  ;  elles  por- 
tent sur  la  manière  de  les  sentir  et  de  les  rendre.  Les  récits  des 
premiers  sont  secs ,  abstraits,  sans  mouvement,  sans  vie,  sans  ca- 
ractère, destinés  à  un  petit  nombre  d'hommes  instruits,  pour  la 
plupart  membres  du  clergé,  qui  n'y  cherchaient  guère  que  des 
formules  de  foi  et  de  latinité.  Ce  sont  des  récits  aussi  savans, 
aussi  relevés,  aussi  classiques  que  pouvait  les  faire  alors  le  com- 
mun des  hommes  cultivés  et  lettrés. 

Les  récits  de  notre  historien  sont  des  récits  souvent  incultes  et 
mal  ordonnés,  mais  abondans,  développés,  entremêlés  de  traits 
qui  peignent  au  vif  les  mœurs  publiques  et  l'esprit  des  masses  du 
peuple;  des  récits  relevés  de  scènes  dramatiques,  où  sont  vive- 
ment mis  en  jeu  les  passions,  les  idées  et  les  intérêts  des  prin- 
cipaux personnages.  En  un  mot,  ce  sont  des  récits  populaires 
qui,  avec  l'incorrection,  le  désordre,  la  rudesse  de  tout  ce  qui 
est  populaire,  en  ont  aussi  la  vie,  la  vérité  et  l'énergie.  Dans  ce 
sens  ,  encore  bien  qu'ils  soient  strictement  vrais  et  d'accord  avec 
les  faits,  on  peut,  néanmoins,  dire  qu'ils  sont  poétiques  et  même 
d'une  poésie  très-marquée. 

La  meilleure  manière  de  justifier  et  de  développer  ce  juge- 
ment, c'est  de  vous  traduire  quelques  passages  de  l'ouvrage  au- 
quel il  s'applique ,  en  les  accompagnant,  au  besoin,  des  indices 
et  des  notices  nécessaires  pour  en  faire  mieux  apprécier  le  carac- 
tère historique  ou  poétique  ;  je  choisirai  de  préférence  ces  pas- 
sages parmi  ceux  qui  ont  rapport  aux  événemens  les  plus  graves 
et  les  plus  célèbres  de  la  guerre  des  Albigeois. 


CHRONIQUE    DES    ALBIGEOIS.  ^53 

Je  prendrai  les  choses,  en  121 5.  A  cette  époque,  Simon  de 
Montfort,  ayant  gagné ,  sur  le  roi  d'Aragon  et  le  comte  de  Tou- 
louse, la  fameuse  bataille  de  Murot,  dominait  dans  tous  les  pays 
qui  avaient  appartenu  à  ce  dernier,  de  la  rive  droite  duPihône  aux 
Pyrénées.  Un  concile,  tenu  à  IMontpellier  par  les  légats  d'In- 
nocent III ,  lui  avait  solennellement  adjugé  la  souveraineté  de 
ces  contrées,  et  en  avait  déclaré  le  comte  de  Toulouse  à  jamais 
décliu.  Mais  cette  décision  ne  pouvait  être  que  provisoire  ;  elle 
devait  être  confirmée  par  le  pajie  Innocent  III ,  qui ,  dans  cette 
vue  ,  et  pour  divers  autres  besoins  de  l'Eglise ,  convoqua  à  Rome, 
en  i2i5,  un  concile  général,  qui  devait  être  fameux  sous  le  nom 
de  concile  de  Latran.  Le  comte  de  Toulouse,  Raymond  YI,  le 
comte  de  Foix  et  divers  autres  seigneurs  dépossédés  par  Simon 
de  Montfort  et  par  les  légats  du  pape,  s'étaient  rendus  à  Rome 
pour  y  solliciter  la  restitution  de  leurs  états.  —  Simon  y  avait 
envoyé,  de  son  côté,  pour  faire  valoir  ses  intérêts,  son  frère 
Guy;  tous  les  prélats  qui  lui  avaient  adjugé  à  lui  et  aux  siens  les 
états  du  comte  de  Toulouse  ,  se  trouvaient  aussi  là  pour  faire 
maintenir  leur  décision. 

Ce  fut  une  cause  immense ,  une  cause  inouie ,  plaidée  devant 
le  pape  Innocent  III  par  les  parties  intéressées  ,  les  unes ,  puis- 
sances déchues,  qui  réclamaient  contre  la  violence  et  la  fraude  ; 
les  autres ,  pulsances  nouvelles,  qui  demandaient  à  être  main- 
tenues dans  leur  usurpation. 

La  violence  et  la  fraude  l'emportèrent  :  Simon  de  Monfort  resta 
en  possession  du  comté  de  Toulouse.  Mais  ce  ne  fut  pas  ,  à  ce  qu'il 
paraît ,  sans  répugnance  qu'Innocent  III  confirma  la  sentence  de 
ses  légats  ;  il  avait  été  vivement  frappé  de  ce  qu'avaient  dit  pour 
leur  défense  les  seigneurs  dépossédés.  Il  aurait  voulu  tempérer 
jusqu'à  un  certain  point  la  rigueur  de  la  décision  du  concile,  en 
pallier  l'iniquité. 

Le  comte  de  Toulouse  avait  amené  avec  lui  à  Rome ,  et  pré- 
senté au  pape ,  son  fils ,  Raymond  YIl ,  âgé  seulement  de  quinze 
ans.  Ce  jeune  homme  intéressa  vivement ,  à  ce  qu'il  semble  ,  In- 
nocent III,  par  la  grâce  de  ses  manières,  la  vivacité  de,  son  es-- 
prit,  et  les  périls  de  sa  destinée.  Il  le  retint  long-temps  seul  au- 

TOME    VIII.  3o 


/J54  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

près  de  lui  lui  fit,  pour  l'avenir ,  des  promesses  encourageantes, 
et  lui  réserva ,  en  attendant,  pour  dédommagement  de  ce  que  l'on 
avait  ôté  à  son  père ,  la  Provence  entière  ,  dont  la  moitié  appar- 
tenait à  la  maison  de  Barcelonne  et  d'Aragon. 

Les  historiens  ecclésiastiques  de  la  guerre  des  Albigeois ,  qui  en 
sont  censés  les  historiens  officiels,  érudits ,  qui  ont  fait  seuls  jus- 
qu'à présent  autorité  dans  le  récit  de  cet  événement,  ces  histo- 
riens ont  à  peine  trouvé  quelques  mots  à  dire  de  cette  monstrueuse 
intrigue  politique  dénouée  ou  tranchée,  en  i2i5,  au  concile  de 
Latran.  Ce  n'est  pas  d'après  eux  que  l'on  pourrait  s'assurer  que 
cette  assemblée  de  prêtres  ne  fut,  en  réalité,  qu'un  grand  congrès 
/  politique  dans  lequel  les  passions,  les  idées,  les  ambitions,  les  in- 
térêts matériels  de  l'époque  furent  un  moment  aux  prises  les  uns 
avec  les  autres.  Je  rapporterai  tout  ce  que  dit  là-dessus  le  plus 
spécial  elle  plus  connu  des  historiens  dont  il  s'agit,  Pierre  ,  moine 
de  Vaux-Cernay ,  monastère  de  chartreux ,  dans  le  diocèse  de 
Paris. — Cela  sera  curieux  à  comparer  avec  la  partie  correspon- 
dante du  récit  de  notre  historien  populaire.  Voici  comment  le 
moine  panégyriste  de  Simon  de  Riontfort  et  de  la  croisade  des 
Albigeois  parle  du  concile  de  Latran  : 

«  Entre  diverses  choses  dont  il  fut  traité  dans  ce  concile ,  il  y 
fut  traité  de  l'afïaire  de  la  foi  contre  les  Albigeois.  Raymond,  au- 
paravant comte  de  Toulouse,  accompagné  de  son  fds,  et  le  comte 
de  Foix ,  ces  perturbateurs  manifestes  de  la  paix  et  de  l'Eglise , 
étaient  venus  au  concile  demander  la  restitution  des  terres  cju'ils 
avaient  perdues  par  les  armes  des  croisés  et  par  la  censure  divine. 
Le  noble  comte  de  Montfort  y  avait  de  son  côté  envoyé  son  frère, 
Guy  de  Montfort,  et  d'autres  savans  et  fidèles  députés.  Enfui  il 
n'est  que  trop  vrai  qu'il  y  eut  aussi  là  certains  hommes,  et  même 
ce  qui  est  plus  triste,  des  prélats,  cjui,  opposés  à  l'affaire  de  la  foi, 
favorisèrent  la  tentative  des  comtes  ,  pour  se  faire  restituer  leurs 
états.  Mais  le  conseil  d'Architofel  ne  prévalut  pas ,  et  le  désir  des 
pervers  fut  frustré.  » 

Le  passage  correspondant  à  celui-là  dans  l'historien  populaire 
des  Albigeois ,  a  plus  de  quinze  cents  vers ,  et  ce  n'est  pas  à  raison 
de  cette  particularité  matérielle  qu'il  en  diffère  le  plus  ;  c'est  par 


CHRONIQUE    DES    ALBIGEOIS.  4^5 

le  ton ,  le  sentiment  et  le  caractère  du  récit.  Ce  qui  est  à  peine  et 
vaguement  indique  dans  la  relation  latine  du  moine  lettré ,  se 
trouve,  dans  l'écrivaiii  populaire,  développé  sans  beaucoup  cTe 
méthode,  il  est  vrai,  sans  beaucoup  de  précision  ni  de  clarté,  mais 
avec  la  franchise  la  plus  naïve ,  avec  une  multitude  de  détails  et 
de  traits  caractéristiques ,  et  de  la  manière  la  plus  pittoresque  et 
la  plus  dramatique.  — En  supprimant  le  peu  de  plirases  narratives 
que  l'auteur  a  interposées  çùetlà,  entre  les  discours  cpi'il  fait  tenir 
aux  personnages  qui  figurent  dans  cette  grande  affaire,  on  aurait 
une  scène  ,  une  vraie  scène  de  drame ,  que  l'art  pourrait  aisément 
développer ,  polir ,  idéaliser ,  mais  dont  Thistorien  se  garderait  de 
vouloir  adoucir  ou  retoucher  aucun  trait.  —  Sans  doute  les  dis- 
cours que  notre  historien  met  dans  la  bouche  de  ses  interlocuteurs 
ne  doivent  pas  être  censés  littéralement  conformes  à  ceux  qui  furent 
réellement  tenus  ;  mais  ils  doivent  en  être,  pour  la  plupart,  un 
écho  assez  fidèle ,  et  tout  ce  qui  s'y  trouve  d'inventé  a  été  inventé 
dans  le  caractère  et  la  situation  des  discoureurs.  Les  passions, 
les  intérêts ,  les  sentimens  dont  ils  sont  l'expression  énergicjue  et 
naïve ,  sont  bien  réellement  les  sentimens  ,  les  passions  et  les  in- 
térêts en  jeu  dans  cette  prodigieuse  intrigue.  En  ce  sens  ,  ils  sont 
vrais  ,  ils  sont  historiques ,  et  il  n'y  en  a  peut-être  pas  un  cjui ,  s'il 
n'a  été  sur  les  lèvres  de  celui  à  qui  on  l'attribue ,  n'ait  roulé,  n'ait 
retenti  mille  fois  dans  son  ame. 

Tout  ce  morceau  dont  je  parle  est  beaucoup  trop  long  pour  que 
je  puisse  le  traduire  ici  en  entier  ,  lors  même  que  je  ne  voudrais 
montrer  que  cet  échantillon  de  l'ouvrage  auquel  il  appartient. 
Si  donc  je  puis  essayer  d'en  donner  une  idée,  ce  n'est  qu'en  l'a- 
brégeant dans  diverses  parties ,  qui  perdront  peu ,  ou  parfois 
même  gagneront  à  l'être.  — Du  reste,  ce  que  je  traduirai,  je  le 
traduirai  aussi  fidèlement  que  possible ,  et  sans  chercher  volontai- 
l'ement  à  dissimuler  la  rudesse  d'expressions  ou  d'idées  qui  en 
sont  un  des  caractères. 

Pour  bien  sentir  et  bien  apprécier  tout  ce  morceau  et  tout  ce 
qu'il  y  a  de  vraisemblance  historique  ,  même  dans  les  détails  dont 
la  vérité  ne  peut  pas  être  directement  affirmée ,  il  faudrait  bien 
connaître  tous  les  personnages  qui  y  sont  mis  en  scène  ;  il  fau- 


/Î56  RKVUE    DES    DEUX    MONDES. 

drait  les  avoir  vus  agir  précédemment.  Mais  ils  sont  trop  nom- 
breux pour  qu'il  me  soit  possible  de  donner  sur  tous  des  notices 
même  très-sommaires.  Il  en  est  un  seul  sur  lequel  je  crois  ne  pas 
pouvoir  me  dispenser  de  dire  ciuelques  mots.  C'est  Folquet,  l'é- 
vêque  de  Toulouse.  Ce  Folquet  est  le  même  que  Folquet  de  Mar- 
seille ,  l'un  des  troubadours  les  plus  distingués  et  les  plus  célè- 
bres, et  l'un  de  ceux  dont  j'ai  parlé  avec  quelque  détail. 

Au  milieu  d'une  vie  très-mondaine,  très-animée,  et,  selon  toutes 
les  apparences,  lieureuse,  Folquet  avait  été  pris  d'un  accès  de  mé- 
lancolie dans  lequel  il  s'était  fait  moine  au  Toronet ,  monastère 
alors  célèbre  ,  dans  le  voisinage  de  Toulon.  C'était  de  là  qu'on 
l'avait  tiré  en  1 2o4 ,  pour  le  faire  évêque  de  Tovdouse ,  dans  des 
circonstances  difticiles  qui  exigeaient  des  vertus  et  des  lumières 
qu'il  n'avait  pas.  Par  une  singulière  et  déplorable  destinée,  il  se 
conduisit,  comme  évêque,  de  manière  à  flétrir  l'heureuse  et  inno- 
cente renommée  qu'il  s'était  faite  comme  troubadour.  — Main- 
tenant voici  le  morceau  où  il  parlera. 

Quand  la  cour  est  complète ,  grande  en  est  (dans  Rome)  la  rumeur. 

Là,  fut  alors  tenu  concile 

Par  le  seigneur  pape ,  vrai  chef  de  la  religion  , 

Par  les  prélats  de  l'église,  qui  y  furent  convoqués, 

Par  les  cardinaux,  les  évêques  ,  les  abbés  et  les  prieurs. 

Par  les  comtes  et  les  vicomtes  de  maintes  contrées. 

Là ,  fut  le  comte  de  Toulouse  ,  avec  son  fils  ,  le  bon  et  bel  (  infant  ) , 

Qui,  d'Angleterre,  était  parti  avec  peu  de  compagnons; 

Bien  et  secrètement  guidé  par  Arnaud  Topina , 

Il  avait  traversé  la  France,  par  maints  endroits  périlleux. 

Et  s'en  était  venu  à  Rome,  la  ville  d'où  sort  tout  ce  qui  est  sacré. 

Jamais  de  mère  ne  naquit  plus  gracieux  infant. 

Plus  sage,  plus  avenant,  de  plus  gentilles  façons. 

Ni  de  plus  noble  lignage  en  aucune  terre. 

Là  ,  furent  aussi  le  comte  de  Foix ,  l'avenant  et  le  preux  ; 

Arnaut  de  Vilamur,  armé  de  cœur  vaillant , 

Pierre  Raymond  de  Rabestencs ,  le  hardi , 

Et  beaucoup  d'autres  encore,  seigneurs  puissans  et  résolus. 

Qui  défendront  leur  droit  si  on  le  leur  conteste. 

Et  voilà  que  devant  le  pape,  quand  le  moment  en  est  venu, 


«CHRONIQUE    DES    ALBIGEOIS.  /^5n 

Se  lève  le  comte  de  Foix  ,  qui  a  mainte  raison  à  dire  , 

Et  qui  bien  la  sait  dire , 

Qui  la  sait  dire  avec  prudence  et  sagesse. 

Aussi ,  quand  il  se  lève  sur  le  pavé  de  marbre , 

Beau  de  personne,  frais  de  visage,  prêt  à  parler, 

Toute  la  cour  le  regarde,  et  prête  l'oreille  , 

Et  lui  s'avance  vers  le  pape,  et  lui  parle  avec  révérence  : 

«  Seigneur,  vrai  pape  ,  de  qui  tout  le  monde  relève , 

Qui  tiens  le  poste  et  le  pouvoir  de  saint  Pierre , 

Et  dois  rendre  à  tous  justice  et  paix  , 

Seigneur  écoute  mes  paroles ,  et  me  rends  mes  droits. 

Je  puis  me  justifier  aisément,  je  suis  prêt  à  jurer  eu  toute  vérité  , 

Que  je  n'aimai  jamais  les  hérétiques  ni  aucun  homme  mécréant , 

Que  je  ne  cherchai  jamais  leur  société,  ni  ne  les  approuvai  dans  mon  cœur. 

Ayant  été  toujours  soumis  et  fidèle  à  sainte  église , 

Nous  sommes  venus  à  ta  cour  demander  loyale  justice , 

Moi  et  le  puissant  comte  (de  Toulouse) ,  mon  seigneur,  avec  son  fils  , 

Que  tu  vois  là  ,  beau  ,  bon,  sage  et  de  tendre  jeunesse. 

Qui  n'a  pu  ni  dire,  ni  faire  trahison  ou  fausseté. 

Si  donc  on  ne  peut  de  droit  l'accuser,  ni  avec  justice  le  reprendre 
D'avoir  failli  ou  péché  envers  chose  vivante, 

Je  me  demande  avec  grande  merveille  pourquoi  ni  pour  quei  saint  (du  ciel) 
Un  homme  juste  supporterait  de  lui  voir  enlever  son  héritage  ? 
Le  puissant  comte  ,  mon  seigneur,  le  seigneur  de  si  vastes  terres  , 
S'est  mis  lui-même  avec  toutes  ses  terres  à  ta  loyale  merci; 
Il  t'a  rendu  la  Provence ,  Toulouse  et  Montauban , 
Et  tous  ceux  qu'il  t'a  rendus  ont  été  livrés  aux  tortures  et  à  la  mort , 
Au  pire  des  ennemis,  au  pire  des  hommes  , 
A  Simon  de  Moutfort ,  qui  les  garotte  et  les  pend , 
Qui  les  extermine  et  les  outrage  sans  merci. 
Tout  ce  qui  avait  mis  son  espoir  en  toi, 
A  péri,  ou  est  en  danger  de  périr. 

Et  moi-même,  puissant  seigneur,  obéissant  à  ton  ordre  , 
J'ai  rendu  mon  château  de  Foix,  avec  sa  noble  forteresse; 
Ce  château  si  fort,  qu'il  se  serait  défendu  du  seul  et  de  lui-même. 
Où  tout  abondait,  pain  et  vin;  chair  et  froment, 
Où  coule  au  pied  de  la  roche  pendante  une  eau  claire  et  douce  à  boire. 
Je  t'ai  rendu  ma  bonne  chevalerie  ,  mes  luisantes  armures , 
Et  je  ne  craignais  point  de  les  perdre  ; 
Il  n'y  avait  force  au  monde  (qui  put  me  les  ôter  )  ! 
Le  cardinal  (  ton  légat)  le  sait  bien  ,  il  peut  bien,  s'il  le  veut,  attester 


458  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Comment  je  lui  livrai  tout;  et  que  si  tout  ne  m'est  rendu  , 
Il  n'y  a  plus  d'homme  que  l'on  puisse  croire; 
Il  n'y  a  plus  de  sincère  et  franche  parole.  » 

Et  Ik-dessus  le  cardinal  se  lève  pour  répondre  en  peu  de  mots  ; 
Il  s'en  vient  au  pape ,  et  lui  dit  avec  révérence  : 
<(  Seigneur,  en  tout  ce  qu'a  dit  le  comte ,  il  n'a  pas  menti  d'une  parole  ; 
Ce  fut  moi  qui  reçus  le  château ,  fort  à  merveille  muni  de  tout  ; 
Ce  fut  moi  qui  le  livrai  à  l'abbé  de  Saint-Tiberi , 
A  ce  noble ,  preux  et  sage  personnage , 
Qui,  en  ma  présence,  y  mit  sa  garnison. 
J'atteste  donc  que  le  comte  t'a  fidèlement  obéi  et  à  Dieu.  » 

Alors  se  lève  et  se  dresse  ferme  sur  ses  pieds , 
Tout  prêt  à  répondre  (Folquet)  l'évêque  de  Toulouse. 
«  Seigneurs,  dit-il ,  vous  avez  tous  entendu  ce  qu'a  dit  le  comte, 
Qu'il  s'est  départi  et  tenu  à  l'écart  de  l'hérésie  ; 
Et  moi ,  je  dis  que  c'est  dans  sa  terre  que  l'hérésie 
A  poussé  le  plus  de  racines  ; 
Je  dis  que  toute  sa  comté  regorgeait  d'hérétiques  , 
Et  ces  hérétiques,  il  les  a  aimés ,  accueillis  et  agréés. 
La  roche  de  Montségur  fut  fortifiée  pour  leur  défense, 
Et  le  fut  de  son  consentement. 
Sa  sœur  se  fit  hérétique  à  la  mort  de  son  époux , 
Et  passa  plus  de  trois  ans  à  Pamiers , 

Oii  elle  convertit  maintes  personnes  à  sa  perverse  doctrine. 
(Et  sache  une  chose ,  si  tu  l'ignores ,  seigneur  pape)  : 
(  Les  croisés)  tes  pèlerins  ,  qui  avaient  marché  au  service  de  Dieu , 
Qui  pourchassaient  les  hérétiques,  les  exilés  vagabonds,  les  routiers, 
Le  comte  en  a  tant  massaci'és,  tant  taillés  en  pièces. 
Que  leurs  ossemens  ont  fait  croûte  sur  la  campagne  de  Montjoie  ; 
Que  la  France  en  pleure ,  et  que  tu  en  es  honni. 
Heureux  encore  ceux  qu'il  a  tranchés  par  quartiers  ! 
Mais  de  ceux  qu'il  a  bannis,  mutilés,  aveuglés, 
Qui  ne  peuvent  faire  un  pas ,  s'ils  n'ont  guide  qui  les  mène , 
De  ceux-là  il  en  reste  encore  là-bas  dehors,  aux  portes  de  la  ville. 
Qui  n'ont  pas  fini  de  crier  et  de  se  lamenter. 
Celui  qui  les  a  tués ,  tailladés  ,  martyrisés , 
Ne  mérite  plus  de  posséder  terres.» 

A  ces  paroles,  Arnaut  de  Yilamur  (le  hardi)  s'est  levé  ; 
Tout  le  monde  le  regarde  et  l'écoute , 
Et  lui,  sans  s'effrayer,  parle  fièrement: 


CHRONIQUE    DES    ALBIGEOIS.  4^9 

a  Seigneurs ,  dit-il ,  si  j'avais  prévu  qu'il  serait  parlé  de  notre  cruauté , 

Qu'il  en  serait  fait  si  grand  bruit  à  la  cour  de  Rome 

(  De  ces  pèlerins  que  l'on  vous  dit  ), 

Il  y  en  aurait  encore  plus  aujourd'hui  sans  nez ,  sans  yeux  (et  sans  oreilles).  » 

Pardicu  !  se  disent  l'un  à  l'autre  les  auditeurs,  voilà  un  fou  audacieux. 
«  Seigneurs ,  (reprend)  le  comte  (  de  Foix  ) ,  l'évidence  de  mon  droit , 
Ma  loyauté  et  ma  bonne  intention  me  justifient  pleinement  ; 
Et  si  je  suis  jugé  avec  équité,  j'ai  gagné  ma  cause. 
Je  l'assure  de  nouveau ,  je  n'ai  point  aimé  les  hérétiques  ,  ni  les  novices  ni 
V  [les  parfaits.] 

Je  me  suis,  tout  au  contraire  ,  offert  et  donné 
Sincèrement  et  de  plein  gré  à  Boblonne  (  à  ce  saint  monastère  ) , 
Où  sont  ensevelis  tous  ceux  de  ma  race ,  pour  y  être  enseveli  avec  eux. 
Sur  le  fait  de  la  roche  de  Montségur  mon  innocence  est  claire  , 
Puisque  je  n'eus  jamais  droit  ni  pouvoir  sur  cette  roche. 
Quant  à  ma  sœur,  si  elle  fut  mauvaise  femme  et  pécheresse , 
Je  ne  dois  point  périr  à  cause  de  son  péché. 
Si  elle  habita  sur  ma  terre ,  c'était  son  droit , 
Car  le  comte,  mon  père,  avant  de  mourir,  voulut 
Que  si  quelqu'un  de  ses  enfans  se  déplaisait  en  pays  étranger. 
Il  revînt  dans  la  terre  natale  , 
Y  fût  bien  accueilli ,  et  y  eût  son  nécessaire. 
(Parle-t-on  de  ceux  que  j'ai  maltraités?) 
Je  jure  par  le  Seigneur  qui  fut  mis  en  croix, 
Que  jamais  bon  pèlerin,  ni  vrai  romieu, 
Cheminant  en  paix  par  les  saintes  voies, 
IVe  fut  par  moi  vexé,  dépouillé  ni  occis, 
Ni  arrêté  en  chemin  par  mes  hommes  de  guerre. 
Mais  les  voleurs,  les  faux  traîtres  sans  honneur, 
Portant  celte  croix  qui  a  causé  ma  perte , 
Il  est  vrai  que  ni  moi  ni  les  miens  n'eu  avons  atteint 
Aucun  qu'il  n'ait  (aussitôt)  perdu  les  yeux  ou  les  pieds,  la  main  ou  les  doigts . 
Il  me  plaît  de  ceux  que  j'ai  tués  ou  tailladés  ; 
Il  me  déplaît  de  ceux  qui  ont  fui  et  m'ont  échappé. 
Et  cet  évêque  qui  m'accuse  si  fort, 

Je  vous  dis ,  moi ,  que  nous  avons  été  trahis  en  lui ,  Dieu  et  nous; 
Car  le  voilà ,  grâce  à  ses  chansons  mensongères ,  à  ses  vers  doucereux  , 
A  ses  propos  subtils,  polis  et  repolis. 
Grâce  à  nos  présens  avec  lesquels  il  se  fit  jongleur. 
Et  à  son  pernicieux  savoir,  le  voilà  eu  telle  puissance  monté . 


j 


46o  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Que  nul  n'ose  mot  dire  pour  le  contrarier. 

S'il  fut  un  moment  moine  en  froc  et  abbé  ,  • 

Son  monastère  lui  parut  bientôt  un  lieu  si  noir, 

Qu'il  n'eut  plus  ni  bien  ,  ni  paix  qu'il  n'en  fut  dehors. 

Et  depuis  qu'il  a  été  fait  évèque  de  Toulouse , 

Partout  le  pays  s'est  répandu  un  tel  feu, 

Qu'il  n'est  plus  (au  monde)  d'eau  qui  le  puisse  éteindre. 

Déjà  plus  de  dix  mille  créatures ,  grandes  ou  petites ,  ; 

Ont  perdu  par  lui  la  vie,  l'ame  et  le  corps; 

Et  par  la  foi  que  je  vous  dois  ,  à  ses  œuvics ,  à  ses  paroles 

Et  à  sa  conduite,  il  ressemble  plus  à  l'ante-Christ 

Qu'à  (légat  et  à)  messager  de  Rome.  » 

«  Comte ,  dit  alors  le  pape ,  lu  as  fait  à  merveille 
Valoir  ton  droit,  mais  tu  as  un  peu  rabattu  du  nôtre. 
Je  saurai  ce  qui  t'est  dii  et  ce  que  tu  mérites  , 
Et  si  je  trouve  que  c'est  justice , 
Ton  château  te  sera  rendu  tel  que  tu  l'as  livré. 
Et  bien  que  sainte  église  t'ait  condamné  , 
Elle  te  fera  merci  si  Dieu  a  touché  ton  cœur; 
Car  l'église  accueille  tout  pécheur 

Endurci,  pervers,  égaré  et  lié  ,  quand  elle  le  voit  en  détresse. 
S'il  se  soumet  à  elle  et  se  repent  de  bon  cœur.» 

Puis  s'adrcssant  aux  autres  ,  «  écoutez-moi  tous  ,  leur  dit-il ,    ' 
Car  je  veux  à  tous  rappeler  ce  que  j'ai  ordonné. 
J'ai  ordonné  à  mes  disciples  de  cheminer  en  pleine  clarté , 
De  porter  (aux  peuples)  feu  et  eau  ,  pardon  et  lumière , 
Douce  pénitence,  justice  et  charité. 

Je  leur  ai  ordonné  de  porter  croix  et  glaive ,  et  d'user  sagement  de  l'un  ou 

[de  l'autre,] 
Pour  faire  régner  bonne  paix  sur  la  terre. 
Quiconque  a  porté  ou  prêché  autre  chose , 
Ne  l'a  point  fait  par  mon  ordre,  ni  selon  mon  désir.  » 

Là-dessus  Raimond  de  Rocafols  s'est  écrié  à  haute  voix  : 
'(  Seigneur,  vrai  pape,  ayez  merci  et  pitié 
D'un  petit  orphelin^  d'un  pauvre  enfant  délaissé. 
Du  fils  de  l'honoré  vicomte  de  Beziers,  livré  aux  croisés. 
Et  à  Simon  de  Montfort  qui  l'a  fait  périr. 
Noblesse  et  parage  sont  déchus  du  tiers  ou  de  moitié, 
Le  jour  oîi  à  tort  et  par  grand  péché  a  été  martyrisé  un  tel  seigneur. 
Tel  qu'il  n'y  a  en  la  cour  cardinal  ni  abbé  , 


CHaONIQUE    DES    ALBIGEOIS.  4^1 

Qui  fût  de  meilleure  et  de  plus  chrétienne  croyance  que  lui. 

Mais  puisque  le  père  est  mort  et  le  fils  déshérité, 

Rends-lui  sa  terre ,  seigneur  pape ,  et  maintiens  ta  dignité , 

Et  si  tu  ne  la  lui  livres  à  jour  fixe  et  prochain  , 

Je  te  somme  de  restitution  et  de  justice , 

Au  jour  du  grand  jugement ,  là  oîi  nous  tous  et  toi-même  serons  jugés.  » 

«  Oh  !  qu'il  l'a  nolftment  requis  !  se  disent  l'un  à  l'autre  les  barons  !» 
—  «  Ami ,  répond  le  pape,  justice  sera  faite.  » 
Et  là-dessus  il  rentre  dans  son  palais  avec  ses  conseillers , 
Et  les  comtes  restent  dans  la  salle  au  pavé  de  marbre. 
Le  pape  rentre  dans  son  palais,  dans  un  jardin  , 
Pour  se  distraire  de  son  chagrin  et  se  récréer  un  peu. 

Cette  première  scène  ,  si  forte  et  si  vraie  ,  est  iininédiateiueiit 
suivie  d'une  autre  non  moins  intéressante  ,  non  moins  dramati- 
que et  plus  importante  encore  sous  le  rapport  historique.  Cette 
fois  le  pape  est  seul  avec  ses  prélats  et  ses  ecclésiastiques  ,  et  un 
grand  débat  s'élève  entr'eux ,  les  uns  parlant  avec  force  et  chaleur 
en  faveur  des  comtes  spoliés  contre  Simon  de  Montfort,  les  au- 
tres, au  contraire,  à  la  tête  desquels  continue  à  figurer  Folquet, 
le  troubadour-évêque,  faisant  tous  leurs  efforts ,  usant  de  toute 
leur  habileté  pour  faire  confirmer  la  sentence  rendue  au  concile 
de  MontpeUier,  au  bénéfice  de  Simon.  —  Le  pape  Innocent  III 
est  représenté ,  dans  ce  débat ,  comme  favorablement  disposé 
pour  les  comtes  spoliés,  et  comme  convaincu  qu'il  y  a  eu,  en  toute 
cette  affaire,  des  intrigues  et  des  injustices  dont  il  gémit;  et  cette 
conviction  ressort  vivement  et  à  diverses  reprises  des  discours  que 
lui  prête  notre  histoiien  populaire.  Cependant  il  cède  à  la  majo- 
rité des  évêques  du  concile  et  à  la  crainte  des  consécjuences  fâ- 
cheuses que  pourrait  avoir,  pour  l'autorité  et  la  dignité  de  l'é- 
glise, un  retour  sur  les  décisions  prises  au  détriment  du  comte  de 
Toulouse.  — Toute  cette  discussion,  je  le  répète,  est  pleine  de 
vie  et  d'intérêt  ;  il  ne  s'y  trouve  pas  un  trait  qui  ne  mérite  plus 
ou  moins  d'attention  de  la  part  de  l'historien,  même  sur  les  points 
où  notre  auteur  vulgaire  contredit,  ou  semble  contredire  des  té- 
moignages accrédités. 

Néanmoins  je  n'essaierai  pas  de  traduire  cette  seconde  scène, 


^6?.  KEVUE   DES    DEUX    MOxNDEs. 

suite  et  coiuplérnent  de  la  précédente.  Même  très-abrégée,  elle  se- 
rait encore  trop  longue  pour  le  cadre  de  cette  lecture ,  et  d'ailleurs 
je  voudrais  vous  donner  maintenant  de  notre  historien  un  échan- 
tillon d'un  autre  genre  ;  il  y  a,  dans  le  précédent,  beaucoup  plus 
de  dialogue  que  d'action  :  je  vous  en  citerai  un,,où.  c'est,  au  con- 
traire, la  partie  narrative  qui  est  la  plus  déve||ppée  ;  et  ce  nouvel 
exemple,  je  le  prendrai  dans  le  récit  du  siège  de  Beaucaire,  con- 
séquence immédiate  et  imprévue  du  concile  de  Latran. 

Ce  siège  de  Beaucaire  fut  l'événement  militaire ,  sinon  le  plus 
important  et  le  plus  décisif,  du  moins  le  plus  pittoresque  et  le  plus 
singulier  de  toute  la  guerre  des  AU^igeois,  et  c'est  un  de  ceux  sur 
lesquels  notre  historien  s'est  arrêté  avec  le  plus  de  complaisance 
et  de  détails. 

Mais  pour  pouvoir  vous  donner  une  idée  plus  juste  de  ce  mor- 
ceau remarquable,  je  dois  le  rattaclier  par  quelques  mots  à  ses 
antécédens  immédiats. 

Comme  je  vous  l'ai  dit  tout-à-l'heure,  Innocent  III,  charmé  de 
la  grâce  et  touché  du  sort  du  jeune  comte  de  Toulouse,  le  retint 
quelque  temps  auprès  de  lui  après  le  départ  de  son  père  et  du 
comte  de  Foix ,  il  le  combla  de  caresses,  le  rassura  et  l'encouragea 
par  maintes  paroles  que  l'histoire  n'a  point  rapportées  littérale- 
ment, mais  qui  furent  sans  doute  pour  quelque  chose  dans  la  con- 
fiance que  le  jeune  prince  prit  dès-lors  en  sa  destinée.  Il  avait  été, 
comme  je  l'ai  dit,  décidé  en  concile  que  la  Provence  serait  tenue 
en  réserve  pour  lui,  et  lui  serait  donnée  dès  qu'il  serait  majeur,  ou 
dès  que  le  pape  l'aurait  jugé  convenable. 

Le  jeune  prince,  à  son  retour  de  Rome,  passa  par  Gênes,  où 
l'attendaient  son  père,  le  comte  de  Foix  et  divers  autres  seigneurs 
de  leur  parti ,  et  ils  s'embarquèrent  tous  ensemble  pour  Marseille. 

A  peine  le  jeune  comte  eut-il  mis  le  pied  sur  cette  terre  de  Pro- 
vence, qui  lui  était  seulement  promise  et  destinée  sous  condition, 
que  de  toutes  parts,  les  villes,  les  campagnes  et  les  châteaux  se 
soulevèrent  en  sa  faveur,  le  reconnurent  sur-le-champ  pour  leur 
seigneur,  et  lui  offrirent  toutes  leurs  forces,  pour  commencer  aus- 
sitôt la  guerre  contre  Simon  de  Montfort.  C'était  de  la  part  des 
Provençaux  un  mouvement  généreux  de  sympathie  pour  les  po- 


CHUONIQCE  DES  ALBIGEOIS.  4^)3 

pulalions  d'outre-Rlioue,  populations  tic  leur  langue,  de  leurs 
mœurs  et  de  leur  civilisation,  horriblement  foulées  aux  pieds  par 
Monfort  et  les  croisés. 

Le  jeune  comte  n'hésita  pas  à  se  mettre  à  la  tête  de  ce  mou- 
vement, et  pour  déclaration  de  guerre  à  Simon  ,  il  mit  le  siège  de- 
vant Beaucaire,  la  première  place  du  comté  de  Toulouse,  sur  la 
rive  droite  du  Rhône,  alors  occupée  par  une  garnison  du  comte 
de  Montfort.  Celui-ci  accourut  avec  toutes  ses  forces  au  secours 
de  la  forteresse  dès  qu'il  la  sut  investie,  et  assiégea  dans  Beaucaire 
même  les  Provençaux  qui  assiégeaient  le  château  de  la  ville  ; 
château  très-fort,  situé  sur  un  roc  escarpé,  inaccessible  de  plusieurs 
côtés.  L'armée  du  jeune  comte  eut  alors  vme  double  tâche  ;  elle 
eut  à  défendre  ses  retranchemens  contre  Montfort,  qui  les  atta- 
quait à  chaque  instant  avec  la  vigueur  qu'il  mettait  à  toutes  ses 
entreprises,  et  à  presser  la  reddition  du  château,  dont  l'intrépide 
garnison  se  défendait  avec  un  courage  exalté  par  la  vue  des  efforts 
que  Simon  faisait  pour  la  délivrer.  Soutenu  et  encouragé  par  les 
renforts  qui  lui  venaient  de  tous  côtés  par  le  Rhône,  des  villes  de 
Provence,  le  jeune  comte  triompha  de  tous  les  obstacles  et  força 
Simon  de  Montfort  à  se  retirer,  après  avoir  capitulé  pour  sa  for- 
teresse. 

Voilà  le  fond  de  l'événement  longuement  raconté  par  notre 
historien,  trop  longuement  pour  que  je  puisse  traduire  tout  son 
récit.  J'en  choisirai  seulement  quelques-uns  des  passages  les  plus 
frappans  et  les  plus  caractéristiques,  sauf  à  les  lier  où  à  les  éclair- 
cir  au  besoin  par  quelques  observations. 

Yoici  d'abord  comnient,  après  avoir  raconté  chverses  particu- 
larités du  siège  de  Beaucaire ,  déjà  depuis  plusieurs  jours  com- 
mencé par  les  Provençaux,  notre  historien  décrit  l'arrivée  et  les 
premiers  actes  de  Simon  de  Montfort  sous  les  murs  de  la  ville. 

Le  comte  de  Montfort  rassemble  tous  ses  amis, 
Tous  ceux  à  sa  solde  et  à  son  loyer,  de  partout  où  ils  sont, 
Et  s'en  vient  avec  eux  par  chemins  et  par  sentiers  ; 
Ils  chevauclient  nuit  et  jour  (par  beau  temps)  et  par  orage. 
Jusqu'à  ce  qu'ils  arrivent  à  Beaucaire  et  descendent  sur  le  gravier  (  du 

[Rhcne.] 


^(j^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  seigneurs  Guy,  Aimery,  Alard  et  Roger, 

Avec  leurs  beaux  bataillons  sont  arrivés  les  premiers, 

Et  les  trompettes  résonnent  pour  appeler  les  derniers. 

Montfort  regarde  de  toutes  parts  les  murs,  les  clochers  (  et  la  roche  ) , 

Il  voit  ceux  de  la  ville  résolus  et  debout  sous  les  armes, 

Ses  hommes  assiégés  dans  la  forteresse  , 

Et  au  sommet  de  la  grande  tour,  son  enseigne  qui  flotte  avec  son  lion  , 

Et  il  devient  tout  noir  de  colère  et  de  douleur. 

11  ordonne  à  ses  hommes  de  décharger  les  sommiers, 

De  planter  les  tentes  et  d'abattre  les  oliviers, 

Et  de  s'établir  tous  par  les  jardins  et  les  vergers. 

Voilà  donc  Montfort  en  face  de  Beaucaire  ! 

"V  oilà  un  siège  en  dedans ,  un  siège  en  dehors  ; 

Voilà  une  guerre  où  fraude  et  droiture  sont  aux  prises  : 

Mais  Dieu  sait  bien  de  quel  côté  est  le  meilleur  droit , 

Il  sait  qui  aider  et  défendre. 

C'est  de  ce  même  ton  et  avec  cette  même  teinte  de  poésie 
dans  l'expression,  que  l'auteur  poursuit  le  récit  du  siège,  avec 
des  détails  parfois  obscurs  et  mal  coordonnés ,  mais  ayant  tou- 
jours les  caractères  de  la  plus  stricte  vérité,  et  d'une  vérité  qui 
n'est  que  là. 

Voici  un  des  morceaux  qui  peuvent  donner  une  idée  de  la  situa- 
tion du  parti  toulousain  dans  Beaucaire,  et  de  la  confiance,  tm 
l'enthousiasme  avec  lesquels  il  combattait  dans  sa  position  avesi- 
turée  : 

Au  secours  de  la  ville  arrivent  de  nombreux  défenseurs; 
Assaillis  aussitôt  en  dedans  par  d'autres  guerriers. 
Que  fatiguent  (tous  ces  assauts)  et  qui  voudraient  bien  être  ailleurs > 
Dragonet  appelle  le  (jeune)  comte,  son  seigneur, 
Et  avec  lui  se  réunissent  au  conseil  les  plus  hauts  barons. 
«  Seigneur  comte,  dit  Dragonet ,  il  paraît  bien  que  Dieu  vous  est  en  aide; 
Depuis  votre  retour  de  Rome,  il  a  remis  vos  affaires  en  belle  couleur, 
Et  veut  que  vous  recouvriez  la  terre  de  vos  ancêtres. 
Voilà  votre  pire  ennemi  en  perle  et  en  déclin , 
Voilà  la  fraude  et  la  fausseté  réduites  à  l'ignominie. 
Je  n'ai  jamais  vu  sermon  de  faux  sermoneur 
Qui  ne  fût  à  la  fin  reconnu  pour  mensonge  ; 
Et  au  dire  de  ceux  qui  bieji  pensent  et  entendent, 


CHROJilQlJE     DES    ALUIGF.OIS.  /|65 

Mieux  vaut  encore  être  trahi  que  traître. 

Mais  par  le  corps  de  sainte  Marie  que  j'honore  et  prie  , 

Si  vous  n'êtes  sage  et  preux ,  il  n'y  a  autre  chose  à  dire 

Sinon  que  de  noblesse  et  de  valeur  tout  est  perdu ,  graine  et  fleur. 

Le  comte  de  Montfort  est  homme  de  grande  prouesse  , 

De  cœur,  de  hardiesse  et  de  bon  conseil. 

Il  fait  ici  dehors  des  engins  de  guerre  une  chatte  pour  nous  effrayer, 

Ce  sont  engins  qui  ne  pourraient  se  mouvoir  que  par  enchantement, 

C'est  œuvre  d'araignée,  c'est  richesse  perdue. 

Mais  son  bélier  a  tant  de  puissance  et  de  vigueur, 

Qu'il  tranche,  brise  et  enfonce  toute  la  porte; 

Il  faut  mettre  là  notre  plus  grande  force , 

Il  faut  y  porter  nos  meilleurs  guerriers , 

Les  plus  hardis,  les  plus  expérimentés  ,  les  plus  vaillans.  » 

—  «  Dragonet,  dit  le  comte,  il  sera  fait  au  mieux  : 

Cet  honneur  sera  pour  Guiraudet  et  Adhémar, 

C'est  lui  qui  gardera  la  porte  avec  ses  hommes , 

Et  vous  serez  avec  lui ,  vous ,  Raymond  de  Montalban , 

Nicot  de  Vagor,  Datil  et  Astor  ; 

Vous  y  serez  nuit  et  jour  avec  les  chevaliers  exilés , 

Qui  sont  vaillans  en  ai-mes,  bons  hommes  de  guerre. 

Et  moi-même  je  serai  là  pour  vous  secourir  au  besoin , 

Pour  partager  le  danger. 

Et  voir  quels  seront  les  traîtres.  » 

—  «  Francs  chevaliers ,  seigneurs,  dit  Richard  de  Caron , 
Si  le  comte  de  Moutfort  a  l'orgueil  et  l'audace 

De  se  présenter  à  la  porte,  défendons-nous  si  bien, 

Et  qu'il  y  coule  tant  de  sueur  et  tant  de  sang, 

Avec  mélange  da  cervelles ,  que  tout  ce  qui  en  échappera  ait  à  pleurer. 

—  «  Seigneur,  dit  Pierre  Raymond  de  Rabasteues, 

C'est  faveur  que  nous  fait  le  comte  de  Montfort  d'être  venu  ici , 

De  ne  point  être  allé  ailleurs  ; 

Car  il  perdra  ici  étoile,  raison  et  pouvoir. 

]Nous  sommes  ici  en  joie,  en  grande  aise, 

En  repos  à  l'ombre  et  au  frais; 

Le  vin  de  Genestet  nous  arrive  pour  nous  tremper  les  esprits. 

Nous  buvons  en  savourant,  et  mangeons  avec  plaisir. 

Et  eux  sont  là  dehors  comme  des  misérables 

Qui  n'ont  ni  bien  ni  repos,  qui  pâtissent  et  languissent , 

Qui  ont  à  supporter  la  fatigue ,  la  poussière  et  la  chaleur, 

Et  sont  obligés  de  faire  jour  et  nuit  une  guerre 


^66  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Où  ils  perdent  les  troupes  d'hommes  et  les  courans  destriers , 

Qui  leur  attire  la  compagnie  des  corbeaux  et  des  vautours  ; 

Et  de  tous  ces  morts  ou  blessés  leur  vient  si  terrible  odeur, 

Qu'il  n'en  est  pas  un  d'eux,  si  beau  qu'il  fut ,  qui  n'ait  perdu  sa  couleur.» 

Tandis  que  ceux  de  la  ville  délibèrent  de  la  sorte , 
Les  assiégés  du  Capitole  paraissent  aux  vedettes, 
Et  de  la  plus  haute  tour  ils  font  voir  au  comte  de  Montfort 
Une  enseigne  noire  avec  des  gestes  de  douleur. 

Mais  là-dessus  les  hérauts  avec  leurs  ti'ompettes  s'en  vont  par  toutes  les 

[  tentes ,  criant] 
Que  tous,  grands  et  petits,  prennent  les  armes, 
Qu'ils  se  couvrent  eux  et  leurs  chevaux  de  guerre , 
Parce  que  ceux  de  Marseille  arrivent  de  grande  hardiesse. 

Et  bien  est-il  vrai  qu'ils  arrivent  : 
Au  milieu  de  l'eau  du  Rhône,  chantent  les  rameurs; 
Les  premiers  sur  l'avant  sont  les  pilotes; 
Les  archers  et  les  matelots  sont  aux  voiles; 
Les  cors  et  les  trompettes ,  les  cimbales  et  les  tambours 
Font  retentir  et  bruir  le  rivage  et  les  champs. 
Les  écus  et  les  lances , 
L'azur,  le  vermeil ,  le  vert  et  la  blancheur, 
L'or  et  l'argent  (des  armures)  mêlent  leur  éclat 
Avec  celui  du  soleil  et  de  l'onde  courante. 
Les  combattans  prennent  terre  ,  piétons  et  cavaliers  , 
Et  marchent  en  grande  joie  et  en  plein  jour. 
Leurs  chevaux  couverts  et  leur  enseigne  en  avant , 
Les  chefs  criant  de  toutes  parts  :  Toulouse  ! 
Eu  l'honneur  du  jeune  comte  qui  recouvre  sa  terre, 
Et  ils  entrent  tous  à  Beaucaire. 

Il  y  a  dans  tout  ce  tableau,  ce  qu'il  y  a  dans  rouvrage  entier, 
ce  qui  en  fait  le  caractère  propre ,  c'est-à-dire  des  particularités 
liistoric{ues  empreintes  d'un  cachet  frappant  de  vérité,  et  liardi- 
ment  jetées  sur  un  fond  dont  la  teinte  poétique  rappelle  toujours 
plus  ou  moins  les  romans  épiques  du  cycle  carlovingien. 

Je  citerai  encore,  en  l'abrégeant  un  peu,  un  autre  morceau 
qui  vient  à  la  suite  et  à  peu  de  distance  du  précédent.  Il  nous 
reporte  d'abord  avi  camp  de  Simon  de  Montfort,  qui  livre  un  der- 
nier assaut  à  la  ville  pour  essayer  encore  une  fois  de  délivrer  le 
château,  mais  qui  est  repoussé.  Le  tableau  se  termine  par  une 


CHRONIQUE     DES    ALBIGEOIS'.  /[Gl 

scène  où  est  peinte ,  dans  toute  son  horreur,  la  détresse  où  sont 
réduits  les  défenseurs  du  cliatcau.  Il  y  a  peut-être  dans  cette 
scène  quelque  chose  qui  frise  l'invraisemblance  ;  mais  rien  ce- 
pendant n'autorise  à  la  regarder  conime  une  fiction  de  l'auteur. 
Ce  n'est,  selon  toute  apparence,  que  l'expression  poétisée  d'un 
fait  vrai ,  dont  notre  historien  dut  avoir  mille  occasions  d'être  in- 
formé. 

Voici  le  morceau  : 

De  la  plus  haute  tour  du  château ,  d'entre  les  créneaux  aigus , 
Un  routier  se  désole  et  s'écrie  :  «  Nous  sommes  perdus  pour  Monlfort; 
Le  jeune  comte  vaillant  est  venu  à  bout  de  nous  !  » 
Et  parlant  ainsi ,  il  montre  de  loin  une  nappe  et  une  caraffe  luisante , 
Pour  signifier  qu'ils  ont  mangé  tout  leur  pain  et  bu  tout  leur  vin  ; 
Et  le  comte  Montfort ,  qui  comprend  la  chose  , 
S'est  assis  en  terre  de  chagrin  et  de  colère  ; 

Mais  après  s'être  (un  moment)  désolé,  (il  se  lève)  et  s'écrie  à  haute  voix  : 
Aux  armes  !  et  il  est  promptement  obéi. 
Dans  toutes  les  tentes  le  cri  s'est  répandu , 
Et  il  n'y  reste  pas  un  homme ,  jeune  ni  vieux  ; 
Tous  se  sont  armés,  tous  montent  sur  les  destriers  à  longs  crins  , 
Et  les  voilà  qui ,  au  son  des  trompettes  et  des  clairons  aigus , 
Remontent  sur  la  colline  des  pendus. 
«  Seigneurs,  dit  le  comte  à  ses  chevaliers, 
Je  dois  bien  me  tenir  pour  (  chétif  et  )  confondu  , 
Quand  mon  lion  se  plaint  que  la  nourriture  lui  manque , 
Tellement  que  la  faim  le  tourmente  et  que  le  courage  lui  a  failli. 
Mais  par  la  croix  sainte ,  c'est  aujourd'hui  le  jour 
Oii  il  sera  abreuvé  de  sang  et  repu  de  cervelles.  » 

—  «  Beau-frère ,  dit  seigneur  Guy,  puissiez-vous  dire  vrai  ! 
Car  si  nous  perdons  Beaucaire  ,  votre  lion  perd  le  rugissement, 
Et  notre  renom  à  tous  tombe  à  jamais. 

Chevauchons  à  la  bataille  jusqu'à  ce  que  nous  soyons  vainqueurs.  » 
Ceux  du  château  qui  les  ont  vus , 

Prennent  aussitôt  leurs  armes,  leurs  heaumes,  leurs  écus. 
Et  voilà  que  sur  la  belle  place,  là  où.  est  le  chemin  battu , 
Commence  des  deux  côtés  le  carnage , 
Commence  la  guerre. 

La  guerre  commence  et  le  jour  est  clair  et  beau  ; 
Ceux  de  la  ville  sortent  par  troupes, 


468  FxEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

(  Tous  sortent  )  ;  nul  n'y  veut  rester,  ni  petit  garçon  ni  jouvencel , 

Il  en  sort  plus  de  quinze  mille , 

Bons  guerriers ,  bien  armés ,  beaux  et  bien  courans , 

Et  en  avant  des  tentes,  s'engagent  une  mêlée,  des  joutes  ,  des  tournois. 

J'omets,  pour  abréger,  la  description  de  la  bataille,  qui  n'a 
rien  de  bien  particulier,  et  ne  sort  guère  de  la  généralité  et  des 
lieux  communs  de  ces  sortes  de  descriptions  dans  les  romans  car- 
lovingiens.  Il  suflit  de  savoir  que  Simon  de  Montfort  est  re- 
j)oussé  dans  ses  retranchemens  par  ceux  de  la  ville  ;  il  y  a  plus 
d'intérêt  et  d'individualité  dans  la  suite. 

Les  deux  partis  se  sont  retirés  de  la  bataille , 
L'un  avec  douleur,  l'autre  avec  joie. 
Montfort  le  comte  va  se  désarmer  sous  un  olivier, 
Ses  damoiseaux  et  ses  écuycrs  lui  ôtent  son  armure. 
Mais  Alard  de  Roissy  est  là  qui  lui  parle. 

«  Par  Dieu ,  beau  sire  comte,  fait-il,  nous  pourrions  bien  tenir  boucherie, 
Nous  avons  tant  gagné  de  chair  en  tranchant  de  l'acier, 
Qu'il  ne  vous  en  coûtera  pas  un  denier, 
Pour, charger  vos  engins  de  guerre  avec  des  cadavres. 
Nous  en  avons  aujourd'hui  beaucoup  plus  qu'hier.  » 
Mais  le  comte  a  le  cœur  si  aigre  et  si  noir. 
Qu'il  ne  répond  pas  un  mot,  et  qu' Alard  n'ose  plus  rien  dire. 
Ils  restent  toute  cette  journée  en  cet  état, 
Puis  les  meilleurs  guerriers  se  mettent  aux  guettes. 
Mais  là  haut  les  défenseurs  de  la  forteresse  étaient  en  telle  détresse. 
Que  Lambert  de  Limoux  les  rassemble  tous  dans  une  salle. 
Pour  conférer  et  délibérer  avec  eux. 
«  Seigneurs ,  dit-il ,  notre  situation  à  tous  est  la  même  : 
Nous  aurons  tous  égale  part  de  bien  et  de  mal. 
Dieu  nous  a  jetés  en  telle  misère, 
Que  nous  souffrons  plus  qu'une  ame  d'usurier. 
De  toutes  parts ,  nuit  et  jour,  les  arbalètes  et  les  pierreries 
Tirent  sur  nous  (et  battent  nos  murs), 
Nos  coffres  et  nos  greniers  sont  vides  , 
Et  de  tout  le  blé  du  monde  nous  n'en  avons  pas  un  boisseau  , 
Et  nos  chevaux  sont  si  affamés  , 
Qu'ils  mangent  avidement  écorce  et  bois. 
Le  comte  de  Montfort  ne  peut  plus  nous  délivrer ,  .    /,.;'• 


CHRONIQUE    DES     ALBIGEOIS.  4%) 

Et  nous  ne  pouvons  espérer  d'accord  avec  le  jeune  comte. 
Y  a-t-il  pour  nous  chemin,  voie  ou  sentier, 
Par  où  nous  puissions  échapper  à  ce  péril , 
A  ce  mal  extrême ,  à  ce  souci  mortel  ? 

C'est  sur  quoi  je  demande  conseil  d'abord  à  Dieu ,  puis  à  vous.  » 
Guillaume  de  la  Mothe  est  le  premier  à  répondre  : 
«  Par  Dieu ,  fait-il ,  beau  sire  oncle ,  quand  la  faim  nous  presse , 
Je  ne  vois  d'autre  parti  pour  notre  soulagement , 
Si  ce  n'est  de  manger  nos  roussins  et  nos  destriers. 
Bonne  était  la  chair  du  mulet  que  nous  avons  mangé  hier  ; 
Nous  avons  cinquante  chevaux  à  manger, 
Et  quand  le  dernier  aura  été  mangé  , 
Que  chacun  de  nous  mange  son  compagnon  : 
Celui  qui  se  défendra  le  plus  mal ,  ou  qui  se  montrera  lâche , 
Celui-là,  par  droit  et  justice,  sera  mangé  le  premier.  » 
Mais  là-dessus  Raymond  de  Roche-Maure  se  bat  les  deux  mains  ensemble. 
Seigneurs,  dit-il ,  j'ai  délaissé  l'autre  jour  mon  vrai  seigneur 
(Le  comte  de  Toulouse)  pour  celui  de  Montfort,  il  est  juste  que  j'en  reçoive 

[la  récompense. 
Je  demande  à  être  ici  le  premier  mangé.  » 

Après  les  autres,  parla  Rainier. 
«  Par  Dieu,  seigneur  Lambert,  dit-il,  nous  ne  ferons  point  pareille  chose , 
Le  conseil  de  Guillaume  de  la  Mothe  est  conseil  d'ennemi  5 
Je  ne  saurais  trouver  saveur  à  chair  d'homme. 
Mangeons  nos  coursiers  arabes ^  et  quand  ils  seront  mangés, 
Alors  au  nom  de  Jésus-Christ  le  vrai  Seigneur 
Recevons  son  saint  corps  véritable , 
Puis  en  fine  armure  à  double  maille. 
Sortons  par  la  porte ,  descendons  l'escalier, 
Et  commençons  alors  telle  guerre  et  tel  carnage , 
Que  la  terre  et  la  roche  en  demeurent  vermeilles. 
Il  vaut  mieux  mourir  ensemble  de  fer  et  d'acier. 
Que  de  vivre  déshonorés  ou  être  faits  prisonniers.  « 
—  «  Nous  suivrons  ce  conseil,  dit  maître  Ferrier; 
Pensons  à  nous  défendre.  » 

Si  longue  que  soit  déjà  cette  analyse,  je  ne  voudrais  pas,  mes- 
sieurs, vous  y  laisser  sous  l'impression  de  cet  étrange  épisode.  Je 
vous  citerai  donc  encore  un  court  passage  de  notre  historien.  Je 
le  prendrai  parmi  ceux  où  il  s'est  livré  franchement  à  l'expres- 
TOME   viir.  3i 


/[«O  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sion  de  son  sentiment  personnel  sur  les  événemens  qu'il  raconte. 
Simon  de  Montfort  fut  tué,  en  1218,  au  siège  de  Toulouse  , 
qui  s'était  héroïquement  et  à  de  grands  risques ,  révoltée  contre 
lui.  Ses  restes  furent  portés  et  ensevelis  à  Carcassone,  ce  que  notre 
historien  raconte  lui-même  en  ces  termes  : 

Droit  à  Carcassone  ,  on  le  porte  ensevelir 
Au  monastère  Saint-Nizaire  où  l'office  est  célébré  pour  lui. 
Son  épitaphe  dit ,  à  qui  la  sait  lire , 
Qu'il  est  saint  et  martyr,  et  qu'il  doit  ressusciter, 
Pour  vivre  et  fleurir  dans  îa  joie  suprême  , 
Et  porter  couronne  dans  le  royaume  éternel. 
Et  moi  j'ai  entendu  dire ,  et  je  dis , 
Que  si  l'on  conquiert  en  ce  monde  le  royaume  de  J.-C. 
Pour  avoir  tué  des  hommes,  versé  du  sang, 
Perdu  des  âmes  ,  autorisé  des  cruautés , 
Pour  avoir  cru  de  mauvais  conseils  ,  allumé  des  bûchers , 
Détruit  des  barons,  honni  noblesse  et  parage, 
Yolé  des  seigneuries,  encouragé  l'orgueil, 
Éteint  le  bien  et  fait  briller  le  mal , 
Occis  des  femmes  et  massacré  des  enfans  ; 
Je  dis  qu'il  doit  vraiment  resplendir  et  porter  couronne  dans  le  ciel. 

Il  me  faut  finir,  et  j'aurais  encore  bien  des  choses  à  ajouter  sur 
ce  curieux  monument,  même  pour  n'en  donner  qu'une  idée  impar- 
faite. Il  y  a  toutefois  une  considération  pour  laquelle  je  puis  me 
dispenser  d'en  parler  plus  amplement ,  c'est  la  résolution  où  je 
suis  de  publier  prochainement  le  texte  entier  de  ce  monument , 
avec  une  version  littérale  et  les  éclaircissemens  de  tout  genre 
qu'exige  ou  comporte  cette  publication. 

Fauriei.. 


LETTRES  PHILOSOPHIQUES 


ADRESSEES 


A  UN  BERLINOIS. 


IX  '. 


DE    LA    DEMOCRATIE    FRANÇAISE.  M.     DE    LAFAYETTE. 


Faris  ,  5  novembre  i83o. 

Que  vous  connaissez  bien  l'antiquité ,  monsieur ,  et  que 
vous  appréciez  avec  sagacité  les  causes  qui  ont  précipité  la  li- 
berté romaine  I  Je  crois,  comme  vous,  que  jamais  usurpation  ne 
fut  plus  nécessaire  que  celle  de  César  :  il  succéda  à  la  république 
devenue  désormais  impossible,  et  prit  une  place  légitime  entre 
Brutus  et  Jésus-Christ.  Ne  nous  étonnons  pas,  cependant,  si  les 
Romains  eux-mêmes  ne  portèrent  pas  un  jugement  aussi  calme 
sur  la  dictature  du  vainqueur  de  Pompée  :  il  faut  laisser  à  chaque 
âge  du  monde  ses  impressions  et  ses  vues,  et  l'humanité  ne  se- 
rait-elle pas  appauvrie,  si  nous  ne  trouvions  pas,  chez  les  vain- 
cus, le  glaive  de  Caton  et  le  poème  de  Lucain?  J'aime  ce  jeune 
Espagnol,  qui  s'essaie  à  vingt-cinq  ans,  dans  une  ébauche  gigan- 
tesque, à  dégrader  la  grandeur  liberticide  de  César,  et  qui,  ce- 
pendant, en  dépit  de  son  dessein,  frappe  avec  Salluste,  pour  l'é- 
ternité, l'efligie  du  maître  du  monde.  Mais,  si  l'on  pouvait  dou- 

'  Voyez le.s  précédentes  lettres  dans  les  hvraisons  antérieures. 


^-12  REVCE    DES    DEUX    MONDES. 

ter  de  l'irrévocable  chute  de  la  république,  regardez  Rome  après 
l'immolation  de  César.  Où  va-t-elle?  que  veut-elle?  César  était 
mort,  mais  la  liberté  n'en  était  pas  plus  vivante  :  avaient-ils 
changé  leur  siècle  par  un  coup  de   poignard,   Brutus  et  Cas- 


sius  ? 


Si,  après  la  mort  de  César,  la  liberté  romaine  ne  peut  se  rani- 
mer, après  la  chute  de  Napoléon,  la  liberté  française  reparaît 
plus  vive  que  jamais.  C'est  qu'entre  Pharsale  et  Waterloo  dix- 
huit  siècles  ont  coulé.  La  France  reprit  instinctivement  l'œuvre 
et  l'idée  de  sa  révolution  ;  spontanément  elle  voulut  être  libre; 
loin  d'être  allanguie  par  ce  découragement  qui  cherche  le  repos 
dans  la  servitude,  signe  certain  de  la  décrépitude  des  empires, 
à  peine  guérie  de  ses  blessures,  elle  releva  un  front  serein,  et  se 
tourna  avec  activité  vers  les  occupations  de  l'industrie  et  de  la 
pensée.  Le  libéralisme  fut,  pendant  quinze  années,  l'expression 
politique  de  cette  renaissance  démocratique  :  Benjamin  Constant 
en  fut  le  tribun  et  le  philosophe  ;  il  soutint  la  liberté  contre  les 
violences  et  les  erreurs  d'un  pouvoir  qu'il  vit  tomber  quelques 
mois  avant  sa  mort,  sous  l'effort  de  la  démocratie  triomphante. 

Qu'est-ce  donc,  monsieur,  que  cette  démocratie  française,  où 
vient  aboutir  aujourd'hui  notre  civilisation?  Quelle  en  est  la  rai- 
son et  quel  en  est  le  caractère?  «  Vous  n'êtes  ni  Romains  ni 
«  Spartiates;  vous  n'êtes  pas  même  Athéniens,  dit  quelcjue  part 
«  Rousseau  aux  Genevois.  Laissez  là  ces  grands  noms  qui  ne 
<c  vous  vont  point.  Vous  êtes  des  marchands,  des  artisans,  des 
«  boui'geois,  toujours  occupés  de  leurs  intérêts  privés,  de  leur 
«  travail,  de  leur  trafic,  de  leur  gain  ;  des  gens  pour  qui  la  li- 
«  berté  même  n'est  qu'un  moyen  d'acquérir  sans  obstacle,  et  de 
«  posséder  en  sûreté.  »  Les  Français  ne  sont  pas  non  plus,  mon- 
sieur, une  imitation  classique  des  Romains  et  des  Spartiates  ;  je 
ne  crois  pas  que  les  Athéniens  aient  lieu  de  se  plaindre,  si  parfois 
on  nous  a  rapprochés  d'eux  :  mais,  enfin,  nous  sommes  nous-mê- 
mes ;  nous  laisserons  à  l'antiquité  ses  grands  noms,  parce  que 
nous  avons  lé  nôtre.  Napoléon,  visitant  le  tombeau  de  Frédé- 
ric, ne  voulut  pas  se  parer  de  l'épée  du  Prussien;  il  avait  la 
sienne. 


LETTRES    PHILOSOPlIigUES.  /[']3 

Entre  toutes  les  sociétés  de  la  république  européenne  ,  la 
France  a  toujours  été  la  plus  prompte  à  donner  le  gouvernement 
des  choses  humaines  à  la  puissance  de  la  pensée.  Comparez, 
monsieur,  les  prétentions  du  protestantisme  germanique  à  celles 
de  la  philosophie  française  au  dernier  siècle.  Votre  réforme 
religieuse  s'est  toujours  tenue  satisfaite  de  la  liberté  de  conscience 
et  de  la  franchise  individuelle  dans  la  spéculation  métaphysique; 
elle  n'a  jamais  conclu  ni  prétendu  à  la  direction  sociale  :  sur  ce 
point,  elle  s'est  toujours  montrée  modeste  et  négative.  Au  con- 
ti'aire,  à  peine  émancipée,  la  philosophie  française  déclare  son 
ambition  ;  elle  pense,  donc  elle  doit  agir  ;  elle  conçoit,  donc  elle 
doit  réaliser  ;  elle  est  intelligente,  donc  elle  doit  régner.  Voilà, 
monsieur,  le  secret  de  notre  démocratie ,  voilà  son  titre  et  sa 
charte;  après  la  révolution  communale  du  douzième  siècle,  cjui 
racheta  du  joug  la  race  franco-gauloise,  l'esprit  de  la  nation 
française  commença  un  travail  persévérant;  on  le  voit  humble  à 
sa  naissance,  lent  dans  ses  premiers  progrès,  inébranlable  dans 
des  résultats  péniblement  acfjuis,  rapide  dans  la  poursuite  des 
conjonctures  heureuses,  employant  tour  à  tour  la  patience  qui 
lasse  la  fortune  et  le  courage  qui  la  force.  De  cette  façon  a  été 
fournie  la  carrière  qui  sépare  les  insurrections  des  communes  de 
Reims  et  de  Vezelay  de  l'émancipation  générale  de  1789  ;  l'in- 
telligence et  le  travail  en  ont  marqué  les  jalons  :  la  philosophie 
et  l'industrie  se  sont  levées  connue  des  puissances,  et  ont  conduit 
le  peuple  comme  des  colonnes  de  feu.  Tout  a  subi  une  gravita- 
tion irrésistible  :  tout  la  subit  encore;  on  n'élude  pas  plus  les  lois 
rationnelles  du  monde  que  les  lois  physiques  ;  seulement  on  les 
connaît  moins,  quelquefois  même  on  les  raille;  mais  ces  déesses 
immortelles  continuent  de  présider  à  nos  destinées,  et  sont  indiffé- 
rentes à  cet  athéisme  qui  supporte  mall'examen  de  la  droite  raison. 

La  démocratie  française  a  donc  pour  principes  l'intelligence  et 
le  travail;  elle  a  pour  loi  l'égalité  :  tous  reconnaissent  notre  passion 
pour  l'égalité  :  les  uns  pour  la  louer  ,  les  autres  pour  nous  refu- 
ser le  goût  de  la  liberté  même  ,  et  nous  imputer  les  faiblesses  d'une 
insatiable  vanité.  Mais  quelle  est  la  cause  de  cette  propriété  in- 
contestée du  caractère  national?  Elle  est,  monsieur,  dans  cette 


/(n/^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

intelli.'>ence  qui  veut  clie-nièine  tout  élever  et  tout  niveler  :  le 
christianisme  a  proclamé  l'ame  humaine  égale  à  l'ame  humaine; 
la  philosophie  moderne  a  proclamé  en  France  l'esprit  humain  égal 
à  l'esprit  humain  dans  son  principe  ;  les  différences  consistent 
dans  la  manifestation  ;  cette  égalité  n'est  pas  seulement  pour  nous 
une  conception  métaphysique ,  elle  est  une  réalité  que  nous  vou- 
lons appliquer ,  c'est  une  croyance  qui  a  toujours  subsisté  dans  la 
conscience  nationale.  Voilà  pourquoi,  monsieur,  la  France  a  été 
l'adversaire  impitoyable  de  la  féodalité  :  elle  opposa  à  un  ordre  ma- 
tériel,  triomphe  de  la  force,  les  victorieuses  antipathies  de  la 
pensée;  voilà  pourquoi  encore  elle  ne  peut  supporter  les  accidens 
de  la  naissance  érigés  en  aptitudes  sociales  ;  elle  accorde  tout  à 
l'homme ,  rien  à  la  race  ;  tout  à  la  science  et  au  courage ,  rien  à 
la  peine  de  naîlre;  elle  fera  plier  sous  le  poids  des  honneurs  Cu- 
vier  et  Masséna,  mais  elle  refuse  tout  aux  lils  qui  dégénèrent. 
Tandis  que  l'Anglais,  héritier  du  sang  et  des  traditions  germani- 
ques, s'enferme  avec  fierté  dans  son  droit  personnel ,  supporte 
et  respecte  toutes  les  inégalités  héréditaires,  consent  à  s'y  plier  , 
et  se  retranche  dans  sa  condition  comme  dans  une  forteresse,  le 
Français  au  contraire,  faisant  trop  bon  marclié  de  ses  libertés  in- 
dividuelles, poursuit  les  plaisirs  et  le  charme  d'une  égalité  sans 
laquelle  11  ne  saurait  vivre  :  il  a  besoin,  pour  respirer  librement, 
d'une  certaine  familiarité  avec  ce  qui  le  précède  et  ce  qui  le  suit; 
il  est  plus  sociable  que  personnel. 

Ayant  pour  principes  l'intelligence  et  le  travail,  et  pour  loi  l'é- 
galité, la  démocratie  française,  depuis  quarante  ans,  cherche  à  ré- 
soudre le  problème  de  l'association  :  la  variété  des  constitutions 
politiques  dont  elle  a  fait  l'essai  n'a  pas  d'autre  sens  :  notre  société 
est  en  travail ,  elle  multiplie  les  ébauches  ,  elle  brise  les  moules 
imparfaits  ,  elle  efface  les  mauvaises  esquisses  ;  elle  innove  in- 
cessamment dans  les  formes  plastiques  de  la  sociabilité.  Qu'est-ce 
à  dire,  monsieur?  tout  cela  est-il  arbitraire,  fortuit  et  vain?  Et 
les  épreuves  d'une  nation  n'ont-elles  rien  de  plus  raisonnable  que 
les  caprices  et  les  jeux  d'un  enfant? 

Pour  résoudre  le  problème  de  l'association,  il  faut  à  notre  siècle 
et  à  notre  démocratie  une  philosophie  progressive  et  nouvelle, 
on  y  tend ,  on  s'y  emploie. 


LETTllES    PUrLOSOPHlQUES.  /jn5 

La  philosophie  du  dix-neuvième  siècle  sera  encyclopédique 
coinuie  toutes  les  grandes  philosophies;  mais,  dans  les  premières 
pliases  de  sou  développement,  elle  sera  surtout  une  législation, 
une  science  sociale. 

Ija  législation  aura  pour  corollaire  l'économie  politique  qui  se 
renouvelle  de  son  côté  ;  l'école  d'Adam  Smith  et  de  Say  a  porté 
tous  ses  fruits;  l'égoïsme  deMalthus  ne  sera  pas  fécond;  les  droits 
et  les  besoins  tendent  à  se  rapprocher  :  là  comme  ailleurs  la  solu- 
tion sera  dans  l'unité.  L'économie  politique  est  à  la  législation  ce 
que  le  corps  est  à  l'esprit  humain. 

C'est  donc,  monsieur,  le  caractère  original  de  la  démocratie  fran- 
çaise, de  s'appuyer  sur  l'intelligence;  elle  n'est  pas  marchande  , 
elle  est  agricole  ,  industrielle  ,  guerrière;  elle  songe  à  ses  intérêts, 
mais  elle  a  besoin  d'un  peu  de  gloire ,  pour  relever  son  travail  et 
pour  assaisonner  le  pain  qu'elle  gagne  ;  elle  a  l'imagination  vive 
etl'ame  grande. 

La  démocratie  française  n'est  pas  la  démagogie  ,  elle  est  peuple , 
et  non  pas  populace;  comme  elle  se  recrute  et  se  soutient  par  le 
travail ,  elle  n'estime  pas  plus  l'oisiveté  sous  les  haillons  que  dans 
les  cours  :  elle  tend  à  s'élever  et  non  pas  à  descendre. 

La  démocratie  française  n'est  pas  uniquement  la  bourgeoisie  : 
la  révolution  communale  du  xn=  siècle  constitua  les  bourgeois  ;  la 
révolution  générale  de  1789  a  constitué  le  peuple.  La  bourgeoisie, 
cet  état  intermédiaire  entre  le  gentilhomme  et  l'ouvrier,  ne  forme 
plus  en  France,  depuis  quarante  ans,  une  classe  isolée  :  elle  s'est 
confondue  à  la  fois  avec  l'aristocratie  et  les  prolétaires  ;  cette  fusion 
est  excellente;  elle  est  la  véritable  route  qui  nous  mènera  à  l'unité 
morale  de  la  nation  française. 

La  démocratie  française  n'est  pas  dans  l'exécrable  nécessité  d'ex- 
terminer ce  qui  reste  d'aristocratie.  On  peut  s'entendre  entre  gen- 
tilhomme et  plébéien;  il  faut  transformer  la  noblesse  et  non  pas 
l'étouffer.  Je  ne  désespère  pas  de  voir  la  minorité  aristocratique 
reconnaître  un  jour  la  majesté  du  peuple,  parce  que  je  crois  à  la 
puissance  du  la  vérité. 

Il  faut  y  croire,  monsieur,  tout  est  là,  et  je  veux  aujourd'hui 
vous  ])arler  d'un  homme  dont  toute  la  force  consiste  dans  sa  foi: 
M.  de  Lafayette.  Si  la  France  ne  le  comptait  pas  parmi  ses  citoyens. 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

si  M.  de  Lafayette  était  Anglais  ou  Américain ,  on  ne  manquerait 
pas  de  raisonnemens  et  de  raisonneurs  pour  établir  que  jamais  un 
caractère  si  persévérant  et  si  droit  n'aurait  pu  s'élever  et  grandir 
eu  France,  pays  de  la  mobilité ,  terre  toujours  remuée  et  toujours 
ébranlée.  Malheureusement,  le  lieu  commun  se  trouve  ici  décon- 
certé :  M.  de  Lafayette  est  un  gentilhomme   français;   il  eût  été 
courtisan  ,  s'il  eût  voulu  prendre  les  grands  airs  de  la  tradition;  ce 
noble  qui  depuis  l'âge  de  dix-neuf  ans  s'est  fait  peuple  avec  bon- 
homie et  dignité,  qui  a  commandé  des  armées,  et  cultive  ses 
champs  avec  la  simplicité  d'un  homme  antique,  constant  sans 
peine,  inébranlable  avec  douceur,  naturellement  républicain,  a 
commencé  sa  vie  par  décliner  les  prévenances  et  les  faveurs  de 
Versailles.  Il  faudrait  la  plume  de  Plutarque  ,  pour  écrire  digner 
ment  l'histoire  de  cet  homme  qui  vieillit  sans  fatigue  au  milieu  des 
révolutions  et  de  sa  renommée;  mais  le  peintre  viendra  plus  tard: 
les  célébrations  de  la  postérité  n'ont  jamais  manqué  aux  persévé- 
rances de  la  vertu.  En  attendant ,  cherchons  à  démêler  ce  qui 
dislingue  véritablement  ce  précieiix  caractère. 

Je  ne  vois  pas  dans  l'histoire  de  personnage  qui  ait  mieux  oc- 
cupé sa  jeunesse  ,  que  M.  de  Lafayette.  Il  eut  le  cœur  libre  de  ces 
passions  turbulentes  qui  détournent  souvent  de  leur  cours,  comme 
des  vents  furieux ,  les  commencemens  des  grandes  âmes.  Dès  dix- 
neuf  ans,  ilréunissait,  dans  un  naturel  aimable,  un  bon  sens  tran- 
quille à  un  dévouement  chevaleresque  pour  les  femmes  et  le  mal- 
heur :  il  était  ouvert  à  toutes  les  inclinations  nobles  et  sereines,  il  était 
prêt  pour  toutes  les  actions  grandes  et  simples,  quand  la  nouvelle  de 
l'insurrection  de  l'Amérique  vint  tomber  en  Europe.  Il  est  des  ré- 
vélations du  cœur  qui  décident  de  la  vie.  Le  jeune  époux  de  ma- 
demoiselle de  Noailles  a  dans  ses  mains  la  déclaration  des  droits, 
manifeste  de  l'indépendance  américaine  ;  il  a  lu ,  il  est  gagné  à  la 
cause  de  l'humanité.  L'amede  JefFerson,  à  travers  les  mers,  attire 
à  elle  par  un  aimant  irrésistible  l'ame  de  Lafayette.  Il  est  converti, 
il  est  dévoué.  Ni  les  défenses  de  Yersailles,  ni  les  pièges  de  l'Angle- 
terre, ni  les  désastres  de  la  liberté  naissante  dans  les  plaines  de  New^ 
Jersey  ne  le  détourneront;  il  part,  il  se  dérobe,  il  se  glisse,  il 
arrive.  Jamais  joie  de  conquérant  ne  fut  aussi  vive  en  saisissant 
Sc\  proie,  que  celle  de  l'intrépide  volontaire,  en  touchant  le  théâ- 


LETTRES    PHILOSOl'HIQUES.  477 

tre  où  il  allait  donner  son  sang  à  la  liberté.  Blesse'  à  sa  première 
bataille,  à  Erandivvine,  vainqueur  dans  les  Jerseys,  commandant 
en  chef  dans  le  nord,  il  se  soumet  volontairement  à  l'autorité  de 
Washington;  il  se  juge  plus  convenable  et  plus  utile  à  la  seconde 
place.  Lieutenant  du  général  américain ,  il  acquiert  une  gloire 
honnête  et  solide.  Entre  ses  campagnes  ,  il  jette  un  voyage  rapide 
en  France  :  il  reparaît  à  Boston,  défend  la  Virginie,  attend  Wa- 
shington pour  vaincre,  enlève  à  la  baïonnette  les  positions  de  lord 
Cornwallis,  qui  rend  son  épée  à  l'Amérique  affranchie. 

Les  huit  années  qui  s'écoulèrent  entre  la  capitulation  de  Yorks- 
town,  qui  termina  la  guerre  de  l'indépendance,  en  octobre  1781, 
et  la  convocation  des  états-généraux  de  la  France  en  17B9,  furent 
utilement  remplies  par  le  jeune  général.  En  85,  il  vit  le  grand 
Frédéric  dans  les  plaines  de  la  Silésie ,  et  fut  comblé  des  bontés 
du  monarque  à  ses  magnifiques  revues.  Joseph  II,  qui  mettait 
alors  tant  d'empressement  à  devenir  un  grand  homme,  l'accueillit 
avec  bienveillance.  Les  rois  n'étaient  pas  choqués  de  trouver  M.  de 
Lafayette  républicain  ;  c'était  une  singularité  piquante  qui  trou- 
blait agréablement  l'uniformité  des  cours.  Notre  héros  ,  ainsi  placé 
entre  le  dernier  siècle  et  le  nôtre ^  entre  Frédéric  et  Napoléon,  ne 
put  voir  Voltaire;  il  était  en  Amérique  quand  le  philosophe  revint 
à  Paris,  pour  y  mourir  triomphalement.  Il  avait  aussi  quitté  la 
l'rance  sans  causer  avec  Rousseau,  dont  l'approche  était  difficile, 
ombrageuse,  et  pouvait  embarrasser  un  jeune  homme  de  dix-neuf 
ans.  Mais  il  connut  d'Alembert,  et  se  lia  de  bonne  heure  avecCon- 
dorcet.  En  1787,  M.  de  Lafayette  siégea  à  l'assemblée  des  notables; 
seul  il  y  demanda  la  convocation  d'une  assemblée  nationale.  Quoi, 
lui  dit  quelqu'un,  vous  faites  la  motion  des  élals-généraux  !  —  Oui, 
répondit-il,  eimcme  mieux  que  cela.  L'interlocuteur  était  CharlesX. 

Désormais,  monsieur,  je  ne  vous  conterai  pas  des  événemens 
que  vous  savez;  je  veux  uniquement  arrêter  vos  regards  sur  l'homme 
dont  je  vous  entretiens  ,  et  vous  en  communiquer  l'intelligence 
historique.  Dès  le  1 1  juillet  1789,  à  quoi  songe  Lafayette  ?  à  une 
déclaration  des  droits.  Mirabeau  mène  la  politique  de  la  révolu- 
tion ;  Lafayette  en  pose  les  principes  :  il  n'a  d'autre  personnalité 
que  la  cause  même  de  l'humanité,  d'autre  ambition  que  le  triom- 
phe de  sa  religion  républicaine.  Il  est  revenu  d'Amérique  dans  la 


^ng  REVUE    DES    DEUX    MONÛtK. 

pensée  de  révolutionner  la  Fiance  et  avec  le  temps  l'Europe ,  voilà 
tout.  Il  consomme  la  ruine  des  privilèges  arislocratiques,  il  fait 
de  chaque  citoyen  un  soldat  et  un  juré;  il  proclame  la  légitimité 
de  l'insurrection,  il  établit  comme  un  dogme  la  liberté  de  la  pen- 
sée, il  pose  comme  fondement  de  la  société,  la  souveraineté  de  la 
nation;  enfin,  il  inaugure  le  règne  de  la  démocratie  française  avec 
les  trois  couleurs.  Mais  pourquoi  ce  républicain  ne  précipite-t-il 
pas  aussi  la  chute  du  trône?  Ici,  monsieur,  comprenez:  Lafayette, 
à  une  foi  que  rien  ne  décourage,  à  une  nature  toujours  espérante, 
suivant  son  expression,  il  joint  un  sens  droit  qui  n'a  jamais  fléchi. 
Il  estimait,  en  178g,  qu'une  révolution  était  mûre  et  nécessaire 
dans  toutes  les  institutions  ,  sauf  dans  l'hérédité  même  du  pou- 
voir monarchique.  Ce  novateur  si  téméraire  appréciait,  avec  une 
sagacité  calme,  la  situation  historique  de  son  pays  ;  il  savait  qu'une 
nation  ne  dépouille  pas  en  un  jour  des  habitudes  intimes,  et  que 
même  dans  la  célérité  fatale  d'une  rénovation  universelle,  il  y  a 
des  conditions  de  temps,  de  répit  et  de  halte  qu'on  ne  viole  pas 
impunément.  Sans  être  royaliste,  il  protégeait  le  roi;   sans  avoir 
pour  Louis  XVI  ni  affection  ni  estime,  il  lui  offrit  un  asile  dans 
son  camp,  et  vint,  pour  le  défendre,  braver  les  apostrophes  de  la 
Gironde,  qu'allaient  bientôt  faire  taire  les  foudres  de  la  Montagne. 
Voilà  pourquoi  M.  de  Lafayette  ne  provoqua   pas  la  république 
avec  Condorcet,  et  ne  voulut  pas  la  servir  avec  Robespierre. 

En  quittant  la  France  et  son  armée,  ce  proscrit  n'a  qu'une 
crainte,  c'est  de  ressembler  à  un  émigré;  la  justice  des  rois  le 
débarrassa  bientôt  de  ce  souci  en  le  plongeant  dans  les  cachots  d'Ol- 
mùtz  :  c'était  dans  les  fers  que  la  fortune  ,  soigneuse  de  sa  gloire  , 
lui  donnait  un  Coblentz  ;  elle  lui  donna  plus  encore,  car  elle  fit 
éclater  pour  lui  le  dévouement  angélique  de  la  plus  vénérable  des 
fenmies.  Madame  de  Lafayette  vint ,  avec  ses  filles,  s'enfermer 
auprès  de  son  mari,  dans  l'horreur  d'une  captivité  mortelle;  elle 
y  trouva  le  germe  d'une  fin  prochaine.  Cependant  le  parlement 
britannique  retentit  du  scandale  de  cette  vengeance  monarchique  ; 
la  généreuse  motion  du  général  Fitz  Patrick  eut  l'appui  de  Fox. 
Jamais  le  rival  de  Pitt  ne  fut  plus  irrésistible  et  plus  grand;  il  mit 
sous  ses  pieds  les  sophismes  du  ministère  et  les  basses  passions  de 
Windham.  Enfin,  le  général  Bonaparte  ne  voulut  signer  la  paix 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  479 

en  1797  avec  l'Autriche,  qu'en  joignant  à  ses  conquêtes  la  déli- 
vrance de  Lafayette.  Certes ,  les  cinq  années  de  cet  emprisonne- 
ment inique  furent  lourdes  et  cruelles;  mais  peut-être  aujourd'hui 
le  temps  a-t-il  adouci  l'amertume  des  souvenirs  du  noble  vieil- 
lard ,  quand ,  dans  sa  retraite  de  Lagrange,  vient  se  retracer  à  sa 
pensée  une  infortune  où  il  fut  secouru  par  l'héroïsme  immortel 
d'une  épouse,  l'éloquence  de  Fox,  et  les  victoires  de  la  France. 

Rien  de  plus  simple  et  de  plus  droit  que  la  conduite  de  M.  de 
Lafayette  sous  le  consulat  et  l'empire.  Le  dix-huit  brumaire  eut 
son  approbation;  la  constitution  déjà  violée  appelait  un  change- 
ment nécessaire  dans  l'état,  et  le  consulat  du  général  Bonaparte 
parut  une  dictature  réparatrice  '  au  citoyen  qu'on  n'a  jamais  pu 
soupçonner  d'aucun  penchant  pour  l'anarchie;  mais  aussi  l'occa- 
sion lui  semblait  merveilleuse  pour  relever  la  liberté ,  la  faire 
fleurir  et  régner. Il  pressa  vivement  le  triomphateurpopulaire  de  ne 
pas  détourner  la  révolution  de  son  cours  au  moment  où  elle  abou- 
tissait au  bonheur  de  la  France  :  mais  le  soldat  lui  répondit  en  se 
mettant  sur  la  tête  la  couronne  impériale ,  et  l'ami  de  Jefterson 
alla  cultiver  ses  champs.  M.  de  Lafayette  a  toujours  tout  sacrifié 
à  son  pays,  tout,  hormis  ses  croyances.  Quand  il  voit  la  France, 
soit  ivre  de  gloire ,  soit  fatiguée ,  soit  déçue ,  oublier  passagère- 
ment la  liberté,  il  se  retire,  il  attend;  et  la  France,  quand  elle 
en  a  besoin,  retrouve  son  vieux  serviteur  toujours  patient,  tou- 
joui's  dévoué. 

La  vertu  peut  être  malheureuse ,  mais  les  revers  sont  interdits 
à  l'égoïsme  du  génie.  Napoléon  vaincu  se  trouva  face  à  face  avec  la 
liberté,  avec  le  représentant  de  17B9,  qui  lui  demandait  compte 
des  destinées  de  la  France  comme  lui-même  l'avait  demandé  au 
directoire.  En  181 5,  Napoléon  et  Lafayette  furent  en  pi'ésence; 
c'étaient  la  dictature  et  la  révolution,  la  gloire  et  la  liberté;  des 
deux  côtés  c'était  la  France,  mais,  hélas!  la  France  déchirée 
comme  son  drapeau,  blessée  comme  son  aigle,  Nous  avons  payé 
cher  cette  scission  de  la  cause  nationale  en  deux  intérêts  qui 
semblaient  également  sacrés  :  voilà  qui  nous  a  perdus  plus  que  l'é- 
chec d'une  bataille.  Les  plus  zélés  patriotes  entendaient  diverse- 

'  Expres.sion  df  M.   dp  Lafave  te. 


48o  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  leurs  devoirs:  les  uns  voulaient  sauver  la  France  avec  rem-^ 
pereur,  les  autres  sans  lui;  cependant  l'empereur  et  la  France 
succombèrent.  Pour  moi,  je  l'avouerai,  quand  je  relis  l'histoire 
de  ces  joui's  désastreux,  je  ne  puis  séparer  la  fortune  de  la  France 
de  celle  de  Napoléon;  son  e'pée  me  semble  encore  l'arme  la  plus 
sûre  dont  aurait  dû  se  servir  la  liberté  révolutionnaire  ;  en  face  de 
l'ennemi,  il  faut  des  grenadiers  et  non  pas  des  avocats. 

La  restauration  vit  d'abord  M.  de  Lafayette  résigné;  les  suffra- 
ges de  ses  concitoyens  lui  rouvrirent  en  1818  la  carrière  publique; 
de'puté,  il  représenta  devant  la  vieille  légitimité  les  principes  de 
la  révolution  française;  toujours  il  les  défendit,  soit  de  l'oubli, 
soit  de  l'injure.  Calme  ,  confiant  dans  l'avenir,  simple  en  ses  dis- 
cours ,  énergique  avec  convenance,  il  savait,  à  la  tribune,  con- 
ti-aindre  au  respect  ses  ennemis  qu'il  désespérait  par  sa  constance, 
et  qui  ne  purent  jamais  lui  arracher  un  détour,  une  alarme,  un 
sacrifice.  Quand  la  charte  eut  été  traîtreusement  violée  dans  son 
esprit,  des  lignes  et  des  complots  se  formèrent  contre  la  maison 
de  Bourbon  :  sans  conspirer  lui-même ,  M.  de  Lafayette  se  mit 
à  la  disposition  des  conspirateurs;  il  est  dans  son  humeur  de  sui- 
vre partout  la  cause  de  la  liberté ,  à  l'échafaud  comme  à  l'Hôtel- 
de-Ville.  La  restauration  n'osa  pas  lui  faire  son  procès  :  elle  dési- 
rait bien  sa  tète ,  mais  elle  ne  se  trouva  pas  l'audace  de  l'entreprise. 
En  1824?  M.  de  Lafayette  fut  écarté  de  la  chambre  par  les  arti- 
fices de  M.  de  Villèle;  il  profita  de  ses  loisirs  pour  se  rendre  à 
l'invitation  de  l'Amérique,  qui  le  sollicitait  depuis  long-temps  de 
venir  recevoir  chez  elle  les  témoignages  de  son  affection  et  de  sa 
gratitude.  C'est  une  belle  destinée  que  celle  de  M.  de  Lafayette  : 
à  soixante-sept  ans  ,  il  traverse  les  mers  pour  devenir  l'hôte  d'une 
grande  république  dont,  à  dix-neuf  ans,  il  fut  le  soldat.  Accom- 
pagné de  son  fils,  il  parcourt  en  onze  mois  la  moitié  du  Nouveau- 
Monde  ,  les  vingt-quatre  états  de  l'Union  ,  aussi  étendus  que  l'Eu- 
rope ;  à  peine  deux  ou  trois  Américains  ont  fait  le  même  voyage. 
Partout  il  est  reçu  avec  une  allégresse  pieuse  ;  c'est  mieux  qu'un 
triomphateur,  c'est  un  ami  de  l'humanité ,  c'est  un  citoyen  du 
monde  ;  l'Amérique  le  bénit  et  le  récompense  ;  l'Europe  regarde 
et  s'instruit.  La  France  ,  en  revoyant  son  représentant ,  l'entoure 
d'une  vénération  plus  vive  ;  Lyon  répand  autour  de  lui  les  flots, 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES,  ^8t 

Je  son  industrieuse  et  vaillante  population  ;  la  belliqueuse  et  pa- 
triotique Grenoble  le  fête  avec  enthousiasme  ;  le  lieutenant  de 
Washington  est  le  bien-venu  dans  cette  patrie  de  Bayard,  qui  avait 
accueilli  Napoléon  avec  ivresse.  Lafayelte  est  heureux;  il  sent 
battre  le  cœur  du  peuple  ;  il  espère ,  il  est  tranquille ,  il  attend 
une  révolution. 

Quand  vous  suivez  la  vie  d'un  homme  historique ,  votre  esprit 
n'est  satisfait  qu'au  moment  où  un  grand  événement  vient  jeter 
la  lumière  sur  le  caractère  que  vous  examinez.  Il  est  des  positions 
qui  mettent  l'homme  à  découvert  ;  saisissez-le  d'un  coup  ,  il  est  à 
nu.  Sans  la  révolution  de  i83o  ,  je  crois  que  les  jeunes  gens  de 
notre  âge  auraient  compris  moins  clairement  le  rôle  de  M.  de  La- 
fayette  dans  notre  rénovation  sociale.  Mais  sa  conduite  récente 
nous  explique  son  passé  et  le  complète  parfaitement.  Le  peuple , 
au  milieu  du  combat,  appelle  Lafayette  :  Lafayette  arrive,  la  vic- 
toire est  remportée  ;  Lafayette  la  préside  ;  les  Bourbons  envoient 
lui  redemander  la  couronne  qu'ils  ont  laissé  cheoir  :  Il  est  trop 
tard  y  répond  Lafayette.  Ce  n'est  pas  l'homme  d'un  parti ,  c'est  un 
juge  qui  prononce  la  sentence  de  la  France.  Lafayette  restaure  les 
trois  couleurs ,  donne  des  armes  à  tous  les  citoyens  ,  relève  la  sou- 
veraineté nationale ,  laisse  faire  un  roi ,  abat  de  nouveau  le  privi- 
lège aristocratique,  couvre  de  sa  popularité  une  chambre  sus- 
pecte ,  des  ministres  coupables  ,  se  démet  de  son  commandement 
et  rentre  dans  son  repos.  Entendez-vous  maintenant  où  cet  homme 
a  placé  sa  gloire?  Ne  lui  proposez  pas  la  dictature ,  il  n'en  a  ni  le 
goût ,  ni  l'instinct  :  n'attendez  pas  de  lui  davantage  l'érection  su- 
bite de  la  république  ;  ce  républicain  ne  veut  pas  surprendre  son 
pays,  et  tricher  au  jeu  des  révolutions;  ce  qu'il  considère  comme 
la  vérité  sociale  ne  doit  pas  être  un  accident  fugitif,  mais  la  con- 
quête réfléchie  et  définitive  d'une  nation  convertie.  M.  de  La- 
fayette met  sa  gloire  à  suivre  la  Fiance  et  non  pas  à  la  devancer. 

Que  j'aime  ces  roués  politiques  qui  jugent  avec  une  suffisance 
ironique  un  des  plus  solides  et  plus  purs  caractères  de  l'histoire 
moderne  !  Ils  raillent  la  candeur  du  vieillard  qu'ils  ont  éconduit 
et  qu'ils  courtisaient  naguère.  Mais  le  cultivateur  de  Lagrange 
n'est  pas  dupe.  Il  a  fait  ce  qu'il  voulait  faire;  après  quarante 
ans  d'attente ,  il  a  banni  la  race  de  Louis  XVI ,  il  a  inauguré  les 


/{Sa  UtVUIi    UtS    UUUX    MONDES. 

destinées  nouvelles  de  la  France.  M.  de  Lafayette  est  en  dehors 
de  l'ordre  commun  ;  il  n'est  sujet  de  personne  ;  il  ressemble  à  ces 
législateurs  de  l'antiquité  qui  ne  sortaient  de  leur  retraite  et  de 
leur  silence  que  pour  accomplir  une  mission  divine  et  des  actes 
extraordinaires. 

Les  représentans  divers  de  la  démocratie  française  ont  tous 
disparu  ;  Mirabeau  n'a  parlé  que  deux  ans  ;  Robespierre  n'a  sou- 
tenu que  dix -huit  mois  l'horreur  problématique  de  son  per- 
sonnage ;  Napoléon  s'est  fait  un  siècle  en  vingt  ans;  seul, 
M.  de  Lafayette  survit;  il  a  duré.  Dès  l'origine,  acteur  dans  la 
révolution  ,  il  en  est  le  contemporain  assidu  ,  le  symbole  perpé- 
tuel ,  la  tradition  vivante.  Savez-vous  à  qui ,  monsieur,  je  ne  puis 
m'empêcher  de  le  comparer  ?  ne  vous  étonnez  pas  trop ,  à 
Louis  XIV.  Le  fils  d'Anne  d'Autriche  ,  dans  sa  longue  carrière, 
n'a  ve'cu  que  pour  être  ,  aux  yeux  de  la  France ,  le  type  vivant  de 
la  monarchie  ,  roi ,  rien  que  roi  ;  il  est  l'état ,  il  est  la  France ,  na- 
turellement, avec  une  majesté  simple;  Louis  n'a  pas  l'originalité 
d'un  Frédéric  ou  d'un  Charles-Quint  ;  il  n'a  que  la  grandeur  de  son 
rôle  ,  mais  il  l'a  toute  entière,  mais  si  bien  mêlée  à  sa  médiocrité 
personnelle ,  que  la  postérité  ,  je  lui  donne  vingt  siècles  ,  ne  cas- 
sera jamais  le  jugement  de  la  France  qui  l'a  nommé  le  grand  roi. 
M.  de  Lafayette  est  peuple  ;  il  ne  s'appartient  pas  à  lui-même,  il 
appartient  au  peuple  ,  il  lui  sourit ,  il  l'aime;  sa  vie  est  un  rôle  , 
mais  sincèrement  adopte' ,  mais  joué  avec  naturel ,  et  qui  sera  sou- 
tenu jusqu'au  bout ,  sans  eiîort.  Comme  il  n'avait  la  vocation  ni 
d'un  Pitt ,  ni  d'un  Napoléon  ,  il  est  resté  le  serviteur  des  principes; 
il  ne  ressemble  à  personne;  il  est  nouveau,  parce  qu'il  est  toujours 
le  même  ;  au  milieu  des  révolutions  il  n'enfle  ni  sa  voix,  ni  son 
caractère  ;  il  y  porte  la  même  sérénité  qu'au  milieu  de  sa  famille  ; 
qu'on  l'apjiroche  à  Lagrange  ou  à  l'Hôtel-de  -Ville ,  on  le  trou- 
vera simple ,  spirituel  et  doux  ;  on  chérit  sa  bonté ,  on  vénère  sa 
vertu  ;  on  aimerait  à  lui  trouver  du  génie ,  mais  on  est  tranquille 
sur  son  immortalité ,  on  est  sûr  que  les  petits  enfans  de  nos  en- 
fans  confirmeront  dans  l'avenir  le  nom  de  grand  citoyen. 

Que  l'histoire  est  belle  dans  son  économie  !  Depuis  la  fin  du 
quinzième  siècle  jusqu'à  celle  du  dix  -  huitième  ,  l'Europe  a 
voulu  façonner  le  monde  nouveau  qu'elle  a  découvert  ;    l'Es- 


i.r.miEs  PHii-osoptUQrES.  4^j3 

pajpie,  le  Portugal,  l'Angletenc  ont  jeté  l'ancre  de  leurs  vais- 
seaux dans  des  parages  jusqu'alors  inconnus;  la  France  n'est  ve- 
nue que  plus  tard,  non  pour  porter  en  Amérique  le  génie  de  l'Eu- 
rope, mais  pour  rapporter  en  Europe  les  leçons  et  les  maximes 
de  l'Amérique.  Eternelle  médiatrice  du  monde,  cette  Gaule,  qui 
s'est  entremise  entre  l'antiquité  et  le  moyen  âge,  vient  s'interpo- 
ser entre  un  nouvel  univers  et  l'Europe.  Français,  vous  êtes  par- 
tout où  il  y  a,  pour  l'humanité,  un  pas  à  faire,  une  conquête  à 
tenter. 

La  guerre  de  l'indépendance  américaine  ,  grâce  à  l'épée  que  la 
France  a  jeté  dans  la  balance,  a  été  capitale  dans  les  destinées  du 
monde  L'émancipation  philosophique  du  dix-huitième  siècle 
avait  été  la  véritable  école  où  s'étaient  formés  les  Franklin  et  les 
Jefferson  :  ils  traduisirent  nos  théories  par  des  résolutions  géné- 
reuses, et  surent  élever  une  liberté  simple  et  pratique.  Quand  nos 
compatriotes  revinrent  en  France  après  la  guerre  de  l'indépen- 
dance, ils  nous  contèrent  le  spectacle  dont  ils  avaient  été  témoins  ; 
ils  avaient  vu  des  républicains  fort  honnêtes ,  bien  élevés,  pas 
déclamateurs,  hommes  de  sens.  C'était  une  république  sans  toge 
romaine  et  sans  licteurs  ;  pas  la  moindre  réminiscence  de  Lacé- 
démone  ;  on  y  vivait  fort  bien  ;  même  ces  républicains  n'étaient 
pas  parfaits  :  ils  avaient  leurs  travers ,  leurs  défauts  et  leurs  vices  ; 
mais  la  raison  et  l'opinion  générale  prévalaient  contre  les  infirmi- 
tés individuelles. 

Ce  n'est  pas  sans  motif,  monsieur,  que  la  France  s'est  la  pre- 
mière liée  avec  l'Amérique  :  d'abord  son  inimitié  envers  l'Angle  - 
terre  l'y  sollicitait  ;  mais  une  autre  cause  plus  humaine  et  plus 
profonde  explique  notre  alliance  avec  les  vingt-quati'e  états.  La 
France  s'est  abouchée  avec  l'Amérique,  parce  que,  de  toutes  les 
nations  de  l'Europe,  elle  est  elle-même  la  plus  démocratique  : 
elle  s'est  instruite  au  spectacle  d'un  gouvernement  sans  mensonge 
et  sans  traditions  surannées,  d'un  peuple  se  gouvernant  lui- 
même,  et  promenant  sur  toutes  les  têtes  la  loi  de  l'élection  et  de 
la  capacité.  Voilà,  monsieur,  le  véritable  sens  de  ce  qu'on  appelle 
chez  nous  l'école  américaine.  Nous  n'avons  pas  la  moindre  envie 
de  nous  modeler  sur  le  patron  des  marchands  de  New-Yorck  , 
notre  amour-propre  s'accommode  assez  bien  des  qualités  na- 


484  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tionales  ;  nous  travaillons  à  les  exalter,  à  les  perfectionner,  et 
non  pas  à  les  abolir.  Mais  quand  un  grand  peuple,  dans  un  autre 
hémisphère,  jouit  au  sein  de  ses  foyers  d'une  liberté  facile  et  pra- 
tique, la  France,  toujours  ardente  à  apprendre  quelque  chose,  ne 
peut  se  refuser  à  regarder  ce  peuple,  à  moins  d'être  devenue  stu- 
pide.    • 

D'ailleurs  ,  notre  développement  démocratique  est  une  consé- 
quence naturelle  de  notre  histoire.  Où  sont  nos  croyances  mo- 
narchiques? dans  la  bière  insultée  de  Louis  XIV.  Qu'avez-vous 
fait,  messeigneurs,  de  votre  autorité  féodale  sur  les  vilains,  ou 
même  de  votre  supériorité  nobiliaire  sur  les  bourgeois  ?  Yos  pri- 
vilèges sont  tombés  sous  les  coups  de  Richelieu  et  de  Molière,  de 
Rousseau  et  de  Lafayette.  Quel  parti  reste-t-il  donc  à  prendre  au 
peuple  français,  si  ce  n'est  de  se  contenter  de  lui-même?  Il  faut 
qu'il  se  résigne  à  l'indépendance  ;  Dieu  n'a  plus  à  lui  donner  que 
la  liberté. 

Elle  sera  longue,  peut-être,  la  période  historique  où  nous  nous 
débrouillerons  pour  nous  établir  :  comment?  par  quels  moyens? 
par  quelles  institutions  sociales  ?  Dieu  le  sait.  Dieu  qui,  dans  son 
invisible  grandeur,  regarde  les  hommes  se  mouvoir  à  ses  pieds, 
tient  en  réserve,  sou.s  la  garde  du  temps,  les  destinées  des  nations; 
et  quand  les  nations  ont  trouvé  grâce  devant  lui  par  leur  cou- 
rage, il  leur  envoie  les  institutions  qu'elles  méritent,  comme  des 
armes  divines.  Alors,  l'instant  venu,  l'honune  animé  du  souffle  de 
Dieu ,  artiste  inspiré  ,  crée  une  forme  sociale  ,  comme  Phidias  a 
créé  Minerve.  Mais  les  faveurs  célestes  ne  se  prostituent  pas  à 
l'indifférence  des  peuples,  et  l'athlète  dont  le  courage  s'émous- 
serait ,  verrait  tomber  sur  sa  tète  ,  avec  le  glaive  du  vainqueur,  le 
mépris  du  monde  et  de  Dieu. 

Ainsi  le  devoir  d'une  nation  est  de  marcher  devant  elle  et  de  se 
mettre  en  harmonie  avec  les  opportunités  de  la  fortune,  qui  n'est 
pas  aveugle.  Laissons  de  côté  pour  aujourd'hui  le  souci  des  formes 
sociales  qui  encadreront  l'avenir  ;  constatons  bien  le  fonds,  con- 
naissons-nous nous-mêmes,  acquérons  la  conscience  de  notre  car 
ractère,  de  sa  valeur  et  de  sa  portée. 

Or  la  France  est  le  résumé  vivant  de  quelques  grands  peuples 
qui  ont  passé  sur  la  terre,  et  de  plus,  elle  est  elle-même.  Ces  deux 


LETTRE.S    PHILOSOPHIQUES.  4^5 

termes  ,  je  veux  dire  ce  dont  elle  a  hérité  et  ce  qui  lui  appartient 
eu  propre,  sont  vis-à-vis  l'un  de  l'autre  dans  un  rapport  parfait 
et  s'expriment  dans  une  harmonieuse,  aimable  et  brillante  unité: 
et  plus  la  France  s'engagera  dans  le  cours  de  sa  direction  et  du 
siècle,  plus  on  verra  reluire  les  propriétés  de  son  caractère;  elle 
pourra  en  contracter  d'autres,  mais  sans  perdre  les  anciennes. 

Ainsi ,  monsieur ,  quand  la  démocratie  française  se  dessinera 
par  des  linéamens  plus  précis,  vous  verrez  reparaître  avec  plus 
de  relief  encore  tout  ce  que  nous  avons  d'athénien  dans  notre 
humeur  :  notre  presse  est  aussi  mordante ,  aussi  acérée  que  les 
comédies  des  fêtes  de  Bacchus  ,  notre  tribune  a  la  vivacité  de  VA- 
gora.  Heureusement  pour  tempérer  la  frivolité  attique,  voici  Rome 
qui  nous  a  légué  une  partie  de  ses  lois ,  plusieurs  qualités  de  sa 
littérature  et  de  sa  langue,  le  goût  de  la  guerre,  un  sens  droit, 
et  des  aptitudes  politiques.  Pourquoi  la  démocratie  française  n'au- 
rait-elle  pas,  comme  Florence,  l'amour  et  le  génie  des  arts  ?  Les 
temps  de  Léon  X  et  de  Louis  XIV  sont  passés ,  et  si  l'artiste  veut 
élever  de  grandes  choses,  qu'il  en  demande  au  peuple  les  moyens, 
la  puissance  ,  l'inspiration.  Cependant  le  bon  sens  de  l'Amérique 
ne  nous  restera  pas  étranger;  quelques-unes  de  ses  expériences 
nous  profitei'ont.  Enfin  l'esprit  français  lui-même,  vivifiant 
toutes  ces  analogies  eu  les  marquant  de  son  type  personnel ,  ori- 
ginal sans  être  étroit,  profond  par  sou  étendue,  d'une  verve  éblouis- 
sante, brillera  comme  une  flamme  pure  sur  l'autel  de  la  liberté 
pour  éclairer  l'Europe. 

Il  importe  beaucoup ,  monsieur  ,  que  l'Euiope  nous  connaisse  , 
et  qu'elle  apprécie  la  maturité  de  notre  développement  démocra- 
tique; qu'elle  n'ait  pour  nous  ni  effroi  ni  mépris  :  nous  méritons 
son  estime. 

Que  l'Europe  veuille  bien  considérer  que  la  société  française, 
pour  être  démocratique,  n'est  pas  prête  à  se  dissoudre  :  jamais 
nation  n'eut  plus  le  sentiment  et  le  besoin  de  l'unité  que  la  dé- 
mocratie française.  Aussi  un  pouvoir  débile  lui  répugne;  elle 
aimera  toujours  à  voir  exercer  puissamment  l'autorité  qu'elle 
confie  ;  et,  dans  sou  esprit,  elle  n'a  jamais  séparé  du  dévouement 
qu'elle  exige  la  grandeur  personnelle  de  ses  représentans  :  c'est 
se  trahier  sur  des  réminiscences  classiques,  pour  tomber  dans  un 

TOME    VIII.  32 


^8&  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

contre-sens  historique,  que  d'appeler  néant  et  poussière,  la  dé- 
mocratie moderne,  surtout  en  ce  qui  concerne  la  France.  Qui 
donc  a  toujours  chez  nous  entravé  le  pouvoir,  et  n'a  jamais  su 
s'en  servir,  si  ce  n'est  l'aristocratie  ?  C'était  le  tiers-état  qui  tirait 
de  ses  rangs  les  conseillers  de  la  monarchie  et  menait  les  affaires. 
L'unité'  forte  du  pouvoir  exécutif  est  indispensable  à  la  France, 
et  vous  accorderez  à  un  peuple  assez  de  raison  pour  qu'il  puisse 
sentir  ce  dont  il  a  besoin.  Il  ne  faudrait  pas  non  plus  que 
les  cours  de  l'Europe  nous  prissent  en  dédain,  parce  que  nous 
sommes  des  plébéiens.  L'orgueil  aristocratique  trouvera  au  moins 
son  égal  dans  la  fierté  des  hommes  qui  représenteront  le  peuple  ; 
la  révolution  française  peut  consentir  à  traiter  avec  tout  le  monde, 
mais  en  reine  :  nous  ne  sommes  pas  ,  en  Europe ,  des  parvenus  ; 
vieux  et  novateurs ,  nous  sommes  les  fils  aînés  de  la  civilisation. 

Comprenez-vous  maintenant,  monsieur,  tout  ce  qu'il  y  a  de  ré- 
publicanisme inévitable  dans  la  tournure  de  nos  idées  et  de  quel- 
ques-unes de  nos  institutions  ?  Qu'est-ce  que  la  liberté  de  la 
presse,  que  notre  constitution  déclare  inviolable,  si  ce  n'est  le  plus 
vrai  symptôme  de  la  liberté  républicaine  ?  qu'est-ce  cjue  l'insti- 
tution du  jury?  qu'est-ce  que  l'égalité  devant  la  loi?  qu'est-ce 
qu'une  partie  de  la  population  sous  les  armes?  qu'est-ce  cjue  la 
tribune  législative  ?  Et,  dans  nos  habitudes,  qu'est-ce  que  la  fierté 
du  tiers-état  vis-à-vis  des  restes  de  l'antique  noblesse?  Qu'est-ce 
que  l'indépendance  du  prolétaire  dans  ses  rapports  avec  la  bour- 
geoisie? Le  répul^iicanisme  ne  s'est-il  pas  fait  jour  jusque  dans  la 
doctrine  des  partisans  de  la  vieille  légitimité?  Ne  leur  avez-vous 
pas  entendu  parler,  soit  des  états-généraux,  soit  des  assemblées 
primaires  ,  tant  l'ascendant  de  la  vérité'  est  irrésistible  î  L'Europe 
peut  nous  regarder  comme  des  républicains,  par  la  même  raison 
qu'au  dix-huitième  siècle,  elle  considérait,  avec  Montesquieu, 
l'Angleterre  comme  un  état  libre,  comme  une  république  origi- 
nale et  moderne. 

Etudiez  sincèrement  la  civilisation  française,  vous  la  trouverez, 
sur  plusieurs  points,  sincèrement  républicaine.  Le  dix-neuvième 
siècle  est  un  siècle  puissant  et  fort;  le  jeune  géant  grandit;  on 
peut  croire  à  certains  instans  qu'il  sommeille ,  mais  le  voilà  qui 
fait  un  pas,  et  le  monde  est  ébranlé;  quelquefois  il  semble  irré- 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  ^S<^ 

Ijiilier  dans  sa  marche,  mais  il  est  persévérant  :  il  se  sert  à  merci 
des  liommes  et  des  générations  ;  il  brise  les  destinées  les  plus 
hautes  dont  l'orgueil  semblait  le  défier  ;  il  prodigue,  au  succès  de 
ses  desseins ,  les  renversemens  des  rois  antiques  ;  il  érige  soudai- 
nement des  fortunts  inouies  ;  partout  il  cherche  des  instrumens, 
dût-il  après  en  faire  des  victimes  ;   irrésistible,  impitoyable,  in- 
fini, il  répète  avec  Dieu  :  Ego  sum  qui  snm.  Devant  ce  domina- 
teur terrible,  courbez  la  tète,  obéissez!  Mais  au  lieu  de  le  servir 
en  tremblant,  pourquoi  ne  pas  le  suivre  avec  amour  ?  Pourquoi 
ne  pas  aimer  notre  siècle,  cette  face  de  Dieu  dans  un  point  de 
l'éternité?  Passagers  d'un  jour,  nous  ne  saurions  refuser  le  pain 
qui  nous  a  été  jeté  d'en  haut  :  nous  n'en  aurons  pas  d'autre.  Eh 
bien  !  si,  au  lieu  de  le  tremper  de  larmes  stériles,  nous  l'arrosions 
des  sueurs  de  notre  travail!  si,  au  lieu  de  maudire  ia  cause  su- 
prême qui  nous  fait  mouvoir,  nous  nous  prenions  à  la  bénir!  si, 
au  lieu  du  désespoir,  l'enthousiasme  !  si,  au  lieu  de  la  crainte  qui 
se  retire,  le  dévouement  qui  se  donne  !  Oui,  pourquoi  les  jeunes 
générations ,  formant  un  chœur  immense  sous  l'œil  de  celui  qui 
est,  ne  s'écrieraient-ellcs  pas  :  Nous  voilà,  lévites  nouveaux  ;  nous 
voilà,  ministres  dévoués  des  volontés  progressives  d'un  Dieu  qui 
ne  change  pas  ! 

Au  surplus,  en  France,  monsieur,  le  temps  de  l'esprit  critique 
semble  passé;  ce  juge  raisonneur  a  été  jugé  lui-même;  après  l'a- 
voir suffisamment  entendu  ,  nous  l'avons  mis  hors  de  cour.  Nous 
avons  assez  de  ces  préfaces  qui  dissertent  sans  conclure ,  qui  se 
gonflent  sans  accoucher  ;  il  a  pu  être  vitile,  il  y  a  quelques  années, 
de  chercher  une  raison  et  une  justification  à  tout  ce  qui  était ,  de 
confondre  dans  une  impartialité  sceptique  le  passé  et  le  présent, 
le  bien  et  le  mal  :  cette  indifférence  a  pu  servir  contre  les  vieilles 
choses  à  les  dissoudre  ;  mais  aujourd'hui  elle  est  une  denrée 
trop  légère  pour  alimenter  des  générations  affamées  de  décou- 
vrir une  vérité  substantielle  et  solide. 

Ces  lettres,  monsieur,  que  je  vous  adresse  ,  je  me  suis  décidé 
à  les  publier  dans  l'unique  dessein  de  déblayer  le  sol  ;  elles  sont 
critiques  elles-mêmes ,  mais  pour  ensevelir  l'esprit  critique  et 
négatif,  mais  pour  discei'ner  le  faux  d'avec  le  vrai ,  le  suranné  de 
ce  qui  est  vif  et  réel,  mais  pour  accélérer  le  règne  de  croyances 


/^88  REA'UE    DES    DEUX     MONDES. 

nouvelles.  Encore  un  coup,  iî  importe  que  nous  nous  connaissions 
nous-mêmes ,  et  que  l'Europe  nous  connaisse.  Voilà  pourquoi, 
monsieur ,  j'ai  trouvé  quelque  utilité  dans  la  publicité  de  ces 
lettres  familières;  je  la  suspendrai  bientôt,  car  mon  but  est  à 
peu  près  rempli  ;  il  ne  me  reste  plus  qu'à  constater,  par  un  der- 
nier coup-d'œil ,  la  situation  de  la  France  ,  qu'à  apprécier  le  point 
où  elle  est  arrivée  à  travers  les  constitutions  politiques  qui  se  sont 
succéde'es  depuis  1789.  Je  vous  parlerai  aussi  des  rapports  de 
notre  pays  avec  l'Allemagne.  Ce  sera  l'objet  de  la  dernière  lettre 
que  je  rendrai  publique;  désormais  je  reprendrai  l'intimité  se- 
crète de  notre  correspondance,  non  sans  plaisir,  je  l'avoue  :  il  y 
a  tant  de  charme  dans  cet  échange  confidentiel  de  pensées  où  l'es- 
prit se  repose  en  s'exerçant  encore. 

Leiîminier. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


i4  novembre    18J7. 


Enfin,  voici  madame  la  duchesse  de  Beiry  tombée  dans  la  souricière  ! 

Pauvre  l'cmme,  qui  n'avait  commis  d'autre  crime  que  de  venir  écorner 
et  ronger  un  peu  le  gâteau  de  la  quasi-légitimité  ,  et  dîner  au  bufifet  de 
la  branche  cadette  !  Pauvre  princesse  amphibie  qui  vivait  depuis  six 
mois,  moitié  dans  les  greniers  ,  moitié  dans  l'eau  !  Pauvre  salamandre 
qui  se  cachait  sous  le  feu  mal  éteint  de  la  Vendée  !  Pauvre  grillon  qui 
se  blotissait  si  bien  derrière  les  plaques  de  cheminée  !  —  Pauvre  grillon  , 
te  voilà  pris. 

Mais  ce  n'a  pas  au  moins  été  sans  peine.  Pour  opérer  cette  impor- 
tante conquête,  il  a  fallu  que  le  banc  et  l'arrière-banc  des  brigades  de 
sûreté  fussent  mis  en  mouvement.  Il  a  fallu  que  la  police  ordonnât  une 
levc'e  en  masse  de  ses  commissaires,  et  les  dirigeât  de  Paris  sur  Nantes, 
en  colonne  serrée. 

La  princesse,  que  cette  justice  lui  soit  rendue,  n'avait  pas  mieux 
demandé  que  d'épargner  à  ces  messieurs  la  fatigue  et  les  frais  du  voyage. 
Chacun  sait  qu'elle  était  venue  se  livrer  entre  leurs  mains  dans  la  ca- 
pitale, uniquement  pourvoir  à  l'Opéra  la  Tentation  ,  avec  la  scène  du 
monstre.  Pauvre  princesse  ! 

Qu'en  pensez- vous  ,  cher  lecteur?  M.  le  secrétaire-général  du  nou- 
veau minisièrc  de  l'intérieur  n'aurait-il  point  dû  tenir  compte  à  la  mère 
de  lîenri  V  de  ce  dévouement  !  Eh  bien  !  c'est  lui  cependant  qui  la  fait 
arrêter.  Le  secrétaire-général  ne  se  souvient  pas  du  denier  apporté  par 
la  veuve  à  la  part  de  recette  de  l'auteur.  Oh  !  la  poésie  de  la  police  est 
bien  ingrate! 

Que  fera  pourtant  le  juste-milieu  de  .sa  prisonnière? 

Ne  le  savez-vous  donc  pas  ?  Ne  vous  l'a-t-il  pas  dit  lui-même  ?  Main- 
tenant que  la  linotte  est  en  cnge ,  on  la  garde  pour  les  chambres.  C'est 
un  cadeau  qui  va  leur  être  offert,  à  l'ouverture  de  leur  session.  Nos 
excellens  députés  ,  qui  se  seraient ,  j'imagine  fort  bien  ,  passés  du  pré- 


/Jgo  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sent ,  devront  k  leur  arrivée  statuer  sur  le  sort  de  l'oiseau  captif,  s'il 
ne  s'est  envolé  déjà. 

Qu'en  advicndra-t-il  alors  ?  On  ne  le  laissera  probablement  pas  cro- 
quer au  chat.  On  lui  donnera  plutôt  légalement  la  clef  des  champs  ,  en 
lui  recommandant  bien  de  ne  plus  venir  faire  son  nid  dans  le  blé  du 
treize  mars ,  et  manger  le  grain  de  la  doctrine. 

D'ailleurs,  ce  curieux  procès  demandera  du  temps  ,  et  pour  amuser 
d'abord  l'opposition  ,  on  ne  pouvait  choisir  un  meilleur  joujou. 

Quant  à  la  guerre ,  autre  hochet  que  l'on  prépare  aux  chambres ,  la 
représentation  prochaine  paraît  en  être  définitivement  arrêtée.  Ce  sera 
un  mimodrame  à  g.  and  fracas  et  à  grand  spectacle  ,  et  qui  doit  éclipser 
même  celui  qui ,  sous  le  titre  de  la  République  et  V Empire,  se  joue 
maintenant  avec  un  si  beau  succès  au  Cirque  Olympique. 

On  se  battra  par  teiTC  et  par  mer ,  malgré  vent  et  marée  ,  malgré  la 
Prusse  et  la  tempête.  L'Angleterre  nous  amène  ses  comparses,  et  se  met 
avec  nous  de  la  partie. 

Et  puis  le  général  Chassé,  s'imaginait  nous  faire  pièce,  parce  qu'il  avait 
quarante  mortiers  dans  sa  citadelle.  Nous  en  avons  amené  quatre-vingts 
dans  la  ville.  Yoilà  un  gouverneur  bien  attrapé.  Quant  aux  maisons 
d'Anvers  ,  ce  sera  tout  profit  pour  elles.  Deux  cents  pour  cent,  —  cent 
vingt  bombes  à  la  foisj  deux  tiers  de  plus  qu'au  dernier  bombarde- 
ment. 

Les  frères  Franconi  n'auront  jamais  promis  tant  de  bruit;  mais  il  faut 
l'espérer,  quoi  qu'il  arrive,    tout  se  passera  comme  chez  eux  en  fumée. 
Nos  théâtres  de  Paris  ont  aussi  déployé  durant  cette  quinzaine  une 
bien  louable  activité. 

Yoyant  que  la  foule  ne  venait  point  à  ses  exhibitions  de  crapauds  et 
de  reptiles,  la  Porte-Saint-Martin  s'est  rejetée  de  nouveau  sur  le  drame 
épileptique,  qui  paraît  décidément  mieux  convenir  à  ses  habitués.  Eu 
conséquence,  MM.  Anicet  et  Lockroy  se  sont  chargés  de  gâter,  pour  la 
scène  de  ce  théâtre,  d'excellcns  morceaux  historiques  que  M.  Alexandre 
Dumas  avait  publiés  dans  notre  Revue.  Cependant,  si  leur  Perrinet 
Leclerc  a  réussi,  c'est  peut-être  grâce  à  ses  décorations  et  à  ses  cos- 
tumes ;  ce  n'est  nullement  au  moins  par  le  mérite  de  l'ouvrage ,  non 
plus  que  par  le  jeu  majestueusement  étourdissant  et  monotone  de 
mademoiselle  Georges. 

En  vérité,  l'on  ne  saurait  trop  admirer  l'inhumaine  persévérance 
avec  laquelle  la  direction  de  ce  théâtre,  sans  pitié  pour  l'âge  et  les  in- 
firmités de  cette  reine  douairière,  magnifique  jadis,  mais  dont  le  règne 
est  depuis  long-temps  passé,  s'obstine  à  nous  la  donner  à  toute  pièce, 


REVUE.  CHRONIQUE.  49' 

et  retient  en  séquestre  l'admirable  talent  de  madame  Dorval,  la   seule 
actrice  vraiment  poétique  et  passionnée  que  nous  ayons. 

On  nous  promet  pourtant  de  nous  rendre  enfin  bientôt  noire  tragé- 
dienne dans  Bc'atrix,  ouvrage  singulier,  dit-on,  qui,  par  la  nature  du 
sujet  et  le  nom  de  son  auteur,  excite,  déjà  d'avance  un  intérêt  si  cu- 
rieux. Vienne  donc  au  plus  vile  Béatris  ,  et  madame  Dorval  avec  elle. 

Vienne  aussi,  on  nous  l'annonce,  un  drame  de  M.  de  Vigny  dont  le 
sujet  est  encore  un  mystère.  Espérons  que  le  poclc  ne  tardera  pas  à  le 
produire.  On  a  hâte  de  revoir  au  théâtre  un  talent  dont  la  ISiarcchalt 
â! Ancre  a  révélé  la  vérité  et  les  ressources  dramatiques.  Dans  le  roman 
historique ,  dans  le  roman  satirique ,  dans  le  poème ,  dans  les  genres 
divers  où  il  s'est  successivement  appliqué ,  M.  de  Vigny  a  su  être  neuf 
et  original  ;  il  ne  l'a  pas  moins  été  dans  le  drame.  L'élite  du  public 
attend  avec  impatience  le  développement  de  cette  branche  ,  qui  lui 
promet  de  si  nobles  fruits. 

Et,  à  ce  propos,  puisque  l'occasion  s'en  présente,  faisons  remarquer 
que,  lorsque  récemment  il  est  échappé  à  la  Revue  de  parler  des  écrivains 
qui  relèvent  d'un  autre  grand  écrivain,  il  va  sans  dire  que  les  maîtres 
en  tout  genre  n'entraient  pas  dans  notre  pensée.  Le  grand  écrivain 
dont  il  s'agissait  serait  le  premier,  nous  en  sommes  certain,  à  repousser 
une  telle  prétention  :  lui-même,  il  a  toujours  fait  la  guerre  à  V Ecole. 
Les  Lamartine,  les  de  Vigny,  les  Mérimée,  les  Barbier,  les  Dumas,  ne 
relèvent  que  de  leur  propre  direction  ;  leur  pensée  n'appartient  qu'à 
eux,  ainsi  que  l'instrument  par  lequel  ils  l'expriment. 

Aux  Italiens,  le  début  de  mademoiselle  Giuditta  Grisi  n'a  pas  été 
moins  heureux  que  celui  de  sa  sœur.  Aussi  une  vogue  égale  à  celle 
qu'obtint  le  Pirate,  l'année  dernière,  semble-t-elle  bien  promise  pour 
cet  hiver  à  la  Straniera,  délicieux  opéra  de  Bellini,  dans  lequel  la 
débutante  s'est  montrée  si  merveilleusement  secondée  par  Rubini  et 
Tamburini. 

A  l'Opéra .  le  succès  de  Nathalie,  le  nouveau  ballet  de  M.  Taglioni, 
a  été  complet.  Quelques  journaux  ont  cependant  blâmé  le  fond  de  cet 
ouvrage  et  discuté  gravement  sa  choréographie.  Nous,  vraiment,  nous 
n'aurons  point  ce  courage.  N'est-ce  pas  d'ailleurs  une  noire  ingratitude 
que  de  chercher  querelle  au  père  de  la  sylphide  à  propos  d'une  pièce 
dans  laquelle  il  nous  montre  sa  fille  à  chaque  scène?  Et  puis  qu'y  a-til 
donc  d'étrange  à  ce  qu'un  amant  se  fasse  mannequin  pour  plaire  à 
mademoiselle  Taglioni?  A  ce  prix  n'en  ferions-nous  donc  pas  autant, 
et  bien  d'autres  folies  encore?  Quoi  qu'il  en  soit,  et  en  dépit  des  scru- 
pules et  des  chicanes  de  nos  feuilletons,  vous  verrez  que  Paris  ne  fera 


/jQ2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  une  cour    moins  assidue  à   Nathalie   qu'à   la   Bmjaderc  et  à  la 
Sylphide. 

Une  planche  importante,  qui  vient  d'être  récemment  publiée,  mérite 
à  tous  égards  d'être  recommandée.  C'est  Daplinis  et  Cliloé  dans  la 
grotte  des  nymphes,  par  M.  Richorame,  de  l'Institut,  d'après  le  tableau 
de  Gérard.  Rien  n'est  pur  et  naïf,  rien  n'est  suave  et  gracieux  comme 
l'expression  de  celte  belle  gravure,  dont  l'exécution  est  d'ailleurs  irré- 
prochable. Jamais  le  burin  consciencieusement  classique  de  M.  R^i- 
cliomme  n'avait  été  plus  heureux  et  mieux  inspiré. 

L'appel  réitéré  fait  par  le  père  suprême  à  la  femme ,  n'a  pas  été  stérile, 
nous  sommes  heureux  de  pouvoir  enfin  annoncer  cette  grande  nouvelle 
à  nos  lecteurs.  Lajemmc  libre  commence  à  poindre,  et  ce  qui  est  une 
l-.eureuse  préparation,  ce  qui  assure  l'avéuement  prochain  de  la  messie  , 
la  femme  nouvelle,  a  déjà  surgi ,  l'apostolat  des  femmes  est  fondé. 

Oui,  je  vous  le  dis  en  vérité,  l'apostolat  des  femmes  à  été  fondé  tout 
récemment  rue  du  Caire,  17,  à  l'entresol,  par  Jeanne-Désirée  ,  Suzanne, 
Joséphine-Félicité,  et  Christine-Sophie,  toutes  femmes  jeunes  et  pro- 
létaires, dévouées  à  l'amélioration  du  sort  de  leur  sexe,  sous  la  présidence 
de  Marie-Reine.  Ce  sont  là  les  noms  des  dames  fondatrices  qui  ont 
élevé  la  bannière  de  la  Femme  nouvelle,  leurs  noms  de  baptême  au  moins; 
les  seuls  auxquels  elles  répondent. 

Lesdites  dames  ne  se  sont  pas  d'ailleurs  bornées  à  élever  cette  bannière, 
elles  ont  aussi  publié  divers  manifestes,  dans  lesquels  elles  préviennent 
le  monde  de  leur  constitution  définitive,  et  lui  révèlent  le  but  de  leur 
mission. 

L'héritier  de  Saint-Simon ,  le  père  suprême  avait  dit  :  femmes  vous 
êtes  libres  ;  cherchez  donc  avec  moi ,  les  nouveaux  rapports  qu'il  con- 
vient d'établir  entre  vous  et  moi. 

Les  femmes  nouvelles  ne  se  le  sont  pas  fait  dire  deux  fois  par  le  père. 
Elles  ont  pris  au  bond  la  liberté  qu'il  leur  envoyait,  et  se  mettant  d'a- 
hord  à  chercher  quels  nouveaux  rapports,  il  convenait  d'établir  entr'elles 
et  l'homme  ,  voici  ce  qu'elles  ont  trouvé  de  mieux  pour  le  moment, 
ainsi  que  cela  résulte  de  leurs  manifestes. 

La  mère  Marie-Reine,  la  présidente,  déclare,  avant  tout,  que  les 
femmes  nouvelles  ont  fondé  l'apostolat,  sans  autre  ressource  que  celle 
de  leur  aiguille ,  ce  qui  ne  laissait  pas  d'offrir  beaucoup  de  difficultés. 

Je  le  crois  de  reste.  Il  eût  été,  sans  doute,  bien  plus  aisé  pour  elles 
de  fonder  un  magasin  de  lingerie.  Mais  ces  femmes  nouvelles  sont  d'ha- 
biles ouvrières.  Elles  ont  conquis  leur  indépendance  à  la  pointe  de  l'ai- 
guille. Elles  se  sont  affranchies  de  la  domination  del'homme,  en  lui  fai- 
sant des  chemises. 


REVUE.  -CHUOMK^UE. 

Après  la  mère  Marie-Reine  ,  voici  venir  la  mère  Christine-Sophie,  ;iu- 
tre  fondatrice ,  qui  annonce  plus  explicitement  que  la  société  doit  se 
reconstituer  et  formuler  une  morale  noiivolle,  propre  à  la  satisfaction 
des  besoins,  cl  à  l'accomplissement  des  désirs  de  chacun  et  de  chacune. 
Les  hommes  et  les  femmes,  selon  le  vœu  de  la  mère  Christine-Sophie, 
seront  tenus  de  travailler  conjointement  à  cette  œuvre.  Lu  femme  y  ap- 
portera spécialement  sa  face  aimable  et  attrayante ,  et  toute  la  bonne 
volonté  dont  elle  est  capable.  Quant  aux  hommes  nos  anciens  maîtres, 
ajoute  Christine-Sophie,  qui  d'ailletirs  on  le  voit,  a  complètement  se- 
coué leur  jou;ï,  ils  ne  nous  refuserout  pas,  je  l'imagine  ,  leur  concours, 
et  je  revendique  hautement  leur  coopération. 

S'occupant  ensuite  de  l'éducation  des  jeunes  filles,  Christine-Sophie 
observe  avec  beaucoup  de  raison  et  de  sagacité  ,  qu'on  ne  saurait  leur 
inculquer  trop  tôt  la  morale  nouvelle. 

Mais  est-ce  doiïc  assez  de  leur  donner  des  notions  d'histoire ,  de  calcul 
et  de  géographie  ?  est-ce  donc  là  tout  ce  qu'il  leur  faut  enseigner?  s'écrie 
alors  Christine-Sophie  :  n'avons-nous  pis  aussi  à  leur  apprendre  une 
autre  science  tout  aussi  importante,  et  sur  laquelle  on  les  laisse  dans 
l'ignorance  la  plus  complète. 

La  mère  Christine-Sophie  ne  dit  pas  précisément  quelle  est  cette  au- 
tre science  si  nécessaire  aux  jeunes  filles;  ce  ne  peut-être  pourtant,  si 
je  ne  me  trompe,  que  la  morale  no>ivelle  ci-dessus  exposée,  avec  tous 
ses  privilèges  et  toutes  ses  franchises. 

Lanière  Joséphine-Félicité .  prenant  à  son  tour  îa  parole ,  ne  s'exprime 
pas  avec  moins  d'énergie  et  d'éloquence. 

Elle  se  proclaoïe  également  libre.  Assez  long-temps,  dit-elle,  les 
hommes  nous  ont  dirigées  et  dominées.  A  nous  maintenant  de  marcher 
à  notre  guise  !  à  nous  maintenant  le  haut  du  pavé  !  à  nous  de  travailler 
corps  et  âme  !  à  nous  de  travailler  par  nous-mêmes ,  et  sans  le  secours  de 
nos  anciens  maîtres  ! 

Il  importe  de  remarquer  qu'en  ce  point  la  mère  Joséphine-Félicité 
diffère  essentiellement  de  l'avis  de  la  mère  Christine-Sophie.  La  mère 
Christine-Sophie  veut  en  effet  travailler  conjointement  avec  l'homme  , 
tandis  que  la  mère  Joséphine-Félicité  veut  travailler  toute  seule.  Elle 
insiste  même  là-dessus  fortement  ;  puis ,  exhortant  plus  loin  les  femmes 
nouvelles  à  briser  sans  retour  avec  l'homme ,  elle  leur  promet  qu'en 
s'éloignant  de  lui ,  elles  seront  bien  dédommagées  des  plaisirs  mesquins 
qu'il  leur  offre. 

Je  ne  nie  point  que  ce  mode  d'nffranchi^sement,  proposé  par  la  mère 
Joséphine-Félicité,  ne  soit  le  plus  complet  de  tous.  Je  doute  fort  ce- 


494  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pendant  qu'il  obtienne  l'assentiment  du  père  suprême.  Ce  n'est  pas ,  que 
je  sache,  à  cette  liberté  là  qu'il  a  prétendu  appeler  la  femme. 

La  mère  Jeanne-Désirée  s'adresse  à  nous  dans  un  langage  plus  mys- 
tique et  plus  inspiré.  Elle  prophétise  une  réforme  industrielle  et  mé- 
nagère, accompagnée  de  la  venue  de  l'élue  de  Dieu,  de  la  Messie  dont 
la  bouche  ne  restera  pas  cîose,  ainsi  que  l'établissement  de  la  religion 
de  l'avenir,  belle  de  l'amour  universel. 

La  mère  Susanne,  esprit  positif  et  décidé  qui  ne  s'envole  pas  ainsi 
par  les  nuages,  s'est  chargée  de  la  polémique  de  V Apostolat. 

Elle  censure  donc  vivement  d'abord  une  madame  Laure  ,  qui  aurait 
conseillé  lâchement  aux  femmes  nouvelles  de  garder  leur  esclavage  tel 
qu'il  est. 

Elle  ne  tance  pas  moins  vertement  le  mari  d'une  de  ses  amies,  per- 
sonnage brutal  et  mal  appris  qui ,  fatigué  d'entendre  parler  d'émanci- 
pation de  la  femme,  aurait  un  jour  déclaré  formellement  à  la  sienne  qu'il 
la  regardait  comme  sa  chose,  sa  propriété,  et  qu'il  donnerait  sur  elle 
les  étrivières ,  à  toutes  les  femmes  libres  ou  nouvelles  du  monde. 

Entr'autres  concessions  préalables  et  provisoires,  la  mère  Susanne 
réclame  avec  insistance  et  comme  palliatif  seulement ,  en  premier  lieu  le 
divorce  à  volonté  ,  puis  bientôt  après  l'abolition  entière  du  mariage. 

La  mère  Susanne  est  une  maîtresse  femme  et  jusqu'à  ce  que  le  mariage 
soit  aboli,  je  ne  voudrais  assurément  pas  être  chargé  d'en  exercer  les 
droits  vis-à-vis  d'elle. 

J'accorderai,  dit-elle,  une  prime  d'encouragement  à  celui  qui  me  dé- 
montrera le  pourquoi  qui  fait  que  nous  devons  être  soumises  à  nos  ma- 
ris. Est-ce  parce  qu'ils  sont  plus  grands  (de  taille)  que  nous?  Est-ce 
parce  qu'ils  sont  plus  gros  ?  Est-ce  parce  qu'ils  sont  plus  forts  ? 

Si  grand ,  si  gros ,  si  fort  que  vous  soyez ,  avisez-vous  donc  en  effet 
de  démontrer  cela  à  la  mère  Susanne ,  et  vous  me  direz  quelle  prime 
d'encouragement  vous  aurez  reçue  d'elle. 

Ces  pauvres  hommes!  s'écrie  au  surplus  en  terminant  la  mère  Su- 
sanne, qu'ils  cessent  donc  de  se  montrer  si  récalcitrans,  et  se  hâtent  de 
nous  octroyer  notre  afifranchissement  définitif;  autrement  nous  allons  le 
leur  demander  si  haut  et  d'une  voix  si  étourdissante,  nous  allons  tant 
crier,  si  nous  ne  faisons  mieux,  qu'ils  seront  bien  contraints  de  nous 
l'accorder.  Autant  vaudrait  pour  eux  s'exécuter  de  bonne  grâce. 

En  ce  qui  me  concerne,  du  moins,  je  me  hâte  de  le  déclarer,  je 
m'exécute  ;  j'abdique  ma  part  de  souveraineté,  j'affranchis  la  femme  ; 
car  je  n'ai  nulle  envie  de  me  faire  tirer  l'oreille  par  la  mère  Susanne. 

Nous  ne  pouvons  mieux  compléter  l'exposition  de  l'Apostolat  des 
femmes  qu'en  donnant  quelques  extraits  d'une  lettre  adressée  à  la  mère 


REVUE.  CHRONIQUE.  49^ 

Jeanne  Désirée,  fondatrice,  par  la  demoiselle  Juliette,  qui  n'est  pas 
encore  femme  nouvelle,  mais  qui  semble  aspirer  à  le  devenir. 

Votre  œuvre  vous  met  hors  la  loi ,  dit  en  commençant  mademoiselle 
Juliette,  je  ne  dois  point  vous  le  dissimuler;  et,  pour  vous  seconder, 
il  faut  sentir  tout  ce  qu'il  y  a  cV intimeiaent  utile  au  fond  de  votre 
nouvelle  morale.  Mais,  si  vous  pouviez  joindre  là  forme  au  fond;  en 
d'autres  termes,  si  vous  pouviez  être  femmes  nouvelles  et  femmes  d'ordre, 
beaucoup  d'hommes  viendraient  à  votre  aide. 

Mademoiselle  Juliette  appelle  ensuite  les  dames  fondatrices  ses 
chères  enfaus  ;  puis,  après  les  avoir  charitablement  prévenues  qu'elles 
sont  loin  de  la  perfection ,  et  que  le  désordre  de  leurs  idées  est  bien 
grand,  elle  se  déclare  leur  mère  en  expérience. 

Tout  ceci  n'aurait  rien  d'absolument  flatteur  pour  les  femmes  nouvel- 
les ,  si  mademoiselle  Juliette  n'ajoutait  eu  finissant  :  Comme  vous  avez 
besoin,  mes  chères  enfans,  d'être  soutenues  dans  votre  apostolat,  dé- 
sirant concourir  à  votre  œuvre  et  vous  donner  un  haut  témoignage  de 
mon  affection,  je  vous  fais  passer  ci-joints  25  francs.  Ces  25  francs  ar- 
rivent à  propos  pour  dorer  les  objections  quelque  peu  dures  et  incisives 
de  mademoiselle  Félicité;  aussi  les  dames  fondatrices,  dans  leur 
quittance  qui  suit,  déclarent-elles  recevoir  avec  une  vive  reconnaissance 
les  avis  maternels  et  les  25  francs  de  mademoiselle  Juliette. 

Que  si  quelqu'un  de  nos  lecteurs  désirait  aussi  concourir  à  l'œuvre 
des  femmes  nouvelles  et  leur  donner  quelque  témoignage  de  son  affec- 
tion, il  devrait  s'adresser  au  bureau  de  l'Apostolat,  rue  du  Faubourg 
Saint-Denis,  n"  ii,  ou  à  madame  Yoilquin,  rue  Cadet,  n"  20. 

Il  est  bien  recommandé  d'affranchir  non-seulement  la  femme,  mais 
encore  les  lettres  et  paquets. 


M.     DOUVILLE. PIECES    JUSTIFICATIVES. 


La  Revue  des  Deux  Mondes ,  en  admettant  dans  sa  dernière  livraison 
une  grave  accusation  contre  M.  Douville  ,  a  toujours  eu  l'intention 
de  concilier,  d'une  manière  franche  et  loyale,  ce  qu'elle  devait  d'une 
part  aux  intérêts  de  la  vérité  ,  et  de  l'autre  à  la  défense  de  la  personne 
inculpée.  Elle  a  donc  accueilli  sans  difficulté  la  lettre  suivante  que  lui 
a  adressée  M.  Douville  le  lo  courant ,  bien  qu'elle  porte  la  date  du  6 , 
par  erreur  sans  doute.  Cette  lettre  n'est ,  quant  aux  moyens  de  défense 
qu'elle  contient,  que  la  répétition  exacte  de  celle  que  son  auteur  a  in- 
sérée le  7  courant  dans  le  Messager  des  Chambres  ,  et  à  laquelle  j'ai 
répondu  le  lendemain  dans  le  même  journal,  en  promettant  de  donner 
aujourd'hui  les  preuves  écrites  de  toutes  les  assertionsque  j'ai  avancées. 


4()6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

A  M.  ie  Directeur  de  la  Revue  des  Deux  Mondes. 


Paris,  le  6  novembre    i832. 


Monsieur  , 


Les  nouvelles  pièces  dont  vous  menacez  de  m'accabler  ne  m'effraient 
point  ;  elles  ne  nie  causent  même  pas  la  moindre  inquiétude  ,  puis- 
qu'elles ne  m'empêchent  point  d'entreprendre  un  petit  voyage  que  je 
projette  depuis  long-temps.  Pendant  mon  absence  ,  exhalez  tout  votre 
venin  ;  à  mon  retour,  je  répondrai  dans  une  brochure  à  tous  les  argu- 
niens,  quels  qu'ils  puissent  être  ,  que  vous  aurez  allégués  contre  moi. 

Pour  le  moment  il  me  suffit  de  prouver  que  le  voyage  au  Congo  n'est 
p:is  une  fiction. 

L'auteur  de  l'article  inséré  dans  le  dernier  numéro  de  la  Revue  des 
Veux  Mondes .,  prétend  ra'avoir  vu  au  Brésil  dans  le  mois  de  mars  1828, 
qu'alors  je  ne  possédais  pas  la  somme  de  3, 000  francs  et  étais  par  consé- 
quent hors  d'état  de  faire  les  dépenses  indispensables  pour  un  voyage 
en  Afrique. 

Voilà,  je  crois,  les  argumens  donnés  contre  rauthenticité  de  mon 
voyage. 

Admettons  que  l'auteur  de  cet  arlicle  n'ait  point  été  poussé  par  une 
noire  méchanceté  ,  il  lui  faudra  au  moins  convenir  qu'il  s'est  trompé  , 
quant  à  la  dale  de  l'époque  à  laquelle  il  dit  m'avoir  vu  au  Brésil. 

Voici  ma  réponse  aux  assertions  avancées  contre  le  voyage  au  Congo. 
Elle  est ,  je  pense,  de  nature  à  ne  pas  être  récusée. 

J'ai  retrouvé  dans  mes  papiers  les  documens  suivons,  portant  l'em- 
preinte des  armes  et  les  cachets  d'autorités  constituées  et  reconnues  par 
la  France ,  ce  qui  leur  donne  un  caractère  d'authenticité. 

I"  Un  passeport  qui  me  fut  délivré  à  Loanda  le  16  février  1829  ,  lors 
de  mon  départ  de  cette  ville  pour  mon  second  voyage  dans  l'intérieur 
de  l'Afrique,  lequel  passeport,  ainsi  qu'il  est  consisté  ,  me  fut  délivre 
sur  le  dépôt  d'un  passeport  brésilien  daté  du  9  octobre  1827,  et  avec  le- 
quel j'étais  arrivé  en  Afrique  le  i5  décembre  de  la  même  année. 

1°  Deux  lettres  avec  les  armes  de  Portugal  sur  l'enveloppe ,  à  moi 
adressées  dans  le  Golungo  Alto  ,  à  plus  de  cent  lieues  dans  l'intérieur  de 
l'Afrique,  et  écrites  par  le  gouverneur  portugais  ,  M.  Abren  de  Castello 
Branco,  et  datées,  l'une  du  1"  mars  et  l'autre  du  20  avril  1S28. 

5°  Un  reçu  de  la  Banque  de  Buenos-Ayres,  avec  les  armes  et  le  timbre 
de  cette  république,  lequel  reçu  est  imprimé  et  signé  du  président, 
du  trésorier  et  du  secrétaire  de  la  Banque,  et  adressé  au  correspondant 
que  j'avais  laissé  à  Puo-de-Janeiro  ,  constatant  que  je  possédais  le  16 
avril  1828  et  possède  encore ,  dans  les  fonds  publics  de  cette  république, 
la  somme  de  45, 000  fr.  Voilà,  je  crois,  une  réponse  positive  à  l'assertion 
que  je  ne  possédais  pas,  à  l'époque  mentionnée  par  l'auteur  de  l'article,  la 
somme  de  3, 000  francs. 

Dans  une  brochure  que  je  prépare  ,  je  répondrai  article  par  article 
au  reste  de  ce  que  vous  avancez  ;  pour  le  moment  je  me  borne  à  ce  que 
je  viens  de  dire. 

Les  documens  mentionnés  dans  ma  lettre  sont  en  ma  possession;  je 
les  ai  montrés  à  bien  des  personnes  et  je  les  reproduirai  en  temps  et 
lieu.  DoîjviLLi;. 


REVUK.  CHRONIQUE.  ^Qrj 

En  attendant  la  brochure  qu«  M.  Douville  promet  au  public  au  re- 
tour de  son  voyage,  je  vais  apprécier  à  leur  juste  valeur  les  pièces  dont 
il  parle  dans  sa  lettre,  et  qu'il  aurait  dû,  ce  me  semble,  déposer  en 
mains  tierces,  afin  que  tous  pussent  en  prendre  connaissance;  mais  au- 
paravant je  dois  faire  disparaître  de  cette  affaire  la  plus  légère  trace 
(l'intérêt  personnel  de  ma  part,  s'il  restait  encore  quelque  doute  à  ce 
sujet  dans  l'esprit  de  certaines  personnes.  Tout  homme  qui  livre  au  pu- 
blic des  faits,  en  qualité  d'historien  ou  de  voyafjeur,  engage  en  même 
temps  sa  réputation  d'écrivain  et  son  honneur  comme  homme  privé  eu 
garantie  de  leur  authenticité.  La  critique  a  le  droit  de  lui  demander  ses 
preuves  ,  de  les  discuter  comme  bon  lui  semble ,  et  à  défaut  de  celles-ci, 
d'examiner  quel  il  est,  et  s'il  mérite  croyance.  Ce  principe,  reconnu 
vrai  en  thèse  générale,  ne  doit-il  pas  recevoir  son  application  incon- 
testable lorsqu'il  s'agit  de  l'auteur  d'un  ouvrage  qui  porte  à  chaque  page 
l'empreinte  palpable  de  la  fiction  la  plus  déboutée  ,  où  tout  est  en  dehors 
des  règles  ordinaires,  entreprise  en  elle-même,  moyens  d'exécution, 
aventures,  etc.  ?  La  critique  devra-t-elle  reculer,  parce  qu'en  examinant 
de  près  le  narrateur  de  ces  faits  étranges,  elle  découvre  dans  sa  vie  des  cir- 
constances de  la  nature  la  plus  grave?  et  si  cet  homme  a  usurpé  dans  la 
société  des  récompenses,  des  honneurs,  un  rang  en  un  mot  qui  ne  lui  appar- 
tenaient pas,  la  critique  ne  doit-elle  pas  à  l'opinion  publique  de  le  faire 
retomber  à  la  place  qu'il  n'aurait  jamais  du  quitter  ?  Tel  est  le  point  de 
vue  unique  sous  lequel  j'ai  envisagé  cette  affaire.  Si  j'eusse  entretenu  le 
plus  léger  sentiment  d'inimitié  contre  M.  Douville,  je  n'avais  qu'à  ou- 
vrir la  main  et  en  laisser  tomber  tous  les  faits  qu'elle  contenait,  les  té- 
moins ne  m'auraient  pas  manqué  pour  les  appuyer  ;  loin  de  le  faire  ,  j'ai 
tu  la  majeure  partie  de  ce  que  je  savais,  pensant  qu'il  était  inutile  d'ac- 
cumuler les  preuves  là  oîi  un  petit  nombre  suffisait.  —  Pourquoi 
d'ailleurs  M.  Douville  ne  m'a-t-il  pas  traduit  devant  les  tribunaux  ou 
toute  autre  réunion  de  personnes  qu'il  aurait  choisies  lui-même  :  je  le 
lui  ai  proposé  ;  s'il  ne  l'a  pas  fait,  c'est  qu'il  a  sans  doute  de  graves  rai- 
sons pour  s'en  abstenir,  et  ces  raisons,  je  crois  les  connaître, 

M.  Douville,  en  s'attachant  seulement  à  prouver  qu'il  a  été  au 
Congo,  prend  une  peine  inutile;  personne  ne  l,ui  a  contesté  qu'il  ait 
réellement  mis  les  pieds  dans  ce  pays,  et  je  l'ai  même  reconnu  positi- 
vement. Je  lui  accorderai  encore,  s'il  le  veut,  sou  premier  voyage  tout 
entier,  ainsi  que  l'a  fait  le  Forelgn  Quavteily  h'eiùew;  mais  a-t-il  été 
au-delà  des  possessions  portugaises?  y  a-t-il  été  aux  époques  qu'il  in- 
dique, avec  une  armée  à  ses  ordres  ,  etc.  ?  Yoilà  le  véritable  point  de  la 
question.  Examinons,  en  attendant,  ses  preuves  telles  qu'il  les  donne. 

1°  Les  lettres  à  lui  adressées  dans  le  Golungo  Alto,  en  mars  et  avril 
1828,  par  le  gouverneur  de  Loanda,  seraient  des  pièces  du  plus  grand 
poids,  si  les  dates  étaient  de  la  même  écriture  que  le  corps  de  la  lettre  ; 
mais  je  tiens  d'un  des  membres  les  plus  connus  et  les  plus  honorables 
de  la  Société  de  Géographie  qui  les  a  vues,  qu'elles  présentent  cette 
différence  singulière  et  suspecte,  qui  ne  se  trouve  plus  dans  celles  de 
dates  postérieures.  Interpellé  de  s'expliquer  là-dessus,  M.  Douville  a 
répondu  que  tel  était  l'usage  de  la  chancellerie  du  Congo.  Si  tel  est 
l'usage  de  la  chancellerie  du  Congo ,  on  sent  que  je  n'ai  plus  rien  à 
dire.  Je  renverrai  seulement  le  lecteur  aux  pièces  justificatives  ci- 
dessous. 

2°  Un  passeport  n'a  jamais  prouvé  la  date  du  départ  d'un  voyageur. 
Lorsque  je  partis  de  Buenos-Ayres  pour  Rio-Janeiro,  le  27  août  1827, 


49^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mon  passeport  était  daté  du  mois  de  juin  précédent,  et  pareille  chose 
m'est  arrivée  plusieurs  fois.  Il  faudrait  d'ailleurs  voir  le  passeport  de 
Loanda,  où  se  trouve  mentionné  le  dépôt  de  celui  deRio-Janeiro  ,  pour 
juger  si  le  tout  est  bien  en  règle. 

5°  Quant  aux  45,ooo  fr.  (M.  Douville  a  dit  dans  le  Messager  g,ooo 
piastres,  ce  qui  est  plus  exact  et  très-important)  que  possédait  en  avril 
1828,  et  que  possède  encore  notre  voyageur  dans  les  fonds  de  la  Banque 
de  Buenos-Ayres ,  ceci  exige  une  courte  explication.  En  1824,  une 
banque  nationale  fut  fondée  à  Buenos-Ayres,  avec  des  attributions  pa- 
reilles à  celles  de  la  Banque  de  France,  ou  à  peu  près;  son  papier  se 
maintint  au  pair,  c'est -à -dire  que  pour  17  piastres  de  ce  papier  on 
obtenait  couramment  une  quadruple  ou  once  de  85  fr.,  jusqu'au  mois 
de  décembre  tSsS,  époque  oîi  la  guerre  éclata  entre  le  Brésil  et  la 
République  Argentine.  Le  papier  de  la  banque  se  ressentit  de  cet  évé- 
nement, et  baissa  d'une  manière  effrayante,  lorsqu'elle  commença 
à  prêter  au  gouvernement ,  qui  eut  recours  à  elle  après  avoir  épuisé 
3  millions  de  piastres  qu'il  lui  avait  confiés.  Cette  dépréciation  a  tou- 
jours été  en  augmentant,  et  à  l'heure  qu'il  est,  il  faut  donner  120  piastres 
en  papier  pour  une  once.  En  avril  1828,  il  fallait  en  donner  ^5,  ce  qui 
met  la  valeur  de  la  piastre  à  80  centimes  et  les  9,000  piastres  de 
M.  Dou' ilie  à  y, 200  fr.  Ensuite,  cette  somme  étant  placée  dans  les 
fonds  publics,  qui  à  la  même  époque  étaient  tombés  à  5o,  elle  perd 
encore  de  sa  valeur  suivant  le  taux  et  l'époque  à  laquelle  M.  Douville  a 
acheté  les  fonds  en  question.  La  différence  n'est  pas  petite,  comme  on 
voit,  et  que  serait-ce  si  le  reçu  en  question  était  soumis  à  des  yeux 
expérimentés  ? 

Je  passe  maintenant  aux  preuves  que  j'ai  promises  de  mon  côté.  Il 
existe  actueilemenl  à  Paris,  à  ma  connaissance,  dix-neuf  personnes  qui 
ont  connu  M.  Douville  à  Buenos-Ayres,  et  en  cherchant  mieux,  on  en 
trouverait  certainement  le  double.  En  tête  de  ces  témoins,  je  placerai 
l'honorable  M.  Rivadavia,  qui  était  président  de  la  république,  lorsque 
notre  voyageur  arriva  à  Buenos-Ayres,  et  qui  possède  des  anecdotes 
fort  curieuses  sur  ce  qui  se  passa  dans  les  diverses  audiences  qu'il 
voulut  bien  lui  accorder.  Mon  intention  n'est  pas  de  reproduire  ici  en 
entier  toutes  les  pièces  que  j'ai  entre  les  mains.  Des  faits  sur  lesquels 
je  voudrais  pouvoir  jeter  un  voiie  officieux  s'y  trouvent  relatés  avec  une 
Eudité  que  je  veux  épargner  à  la  personne  qu'ils  concernent,  ainsi  que 
les  épithètes  peu  honorables  qui  se  trouvent  accolées  à  son  nom.  Je  me 
contente,  en  conséquence,  de  déposer  dans  les  bureaux  de  la  Bévue  des 
Deux  Mondes,  à  la  disposition  de  toutes  les  personnes  qui  voudront  en 
prendre  connaissance  ,  les  pièces  suivantes  : 

1"  Dix  numéros  de  la  Cronica  poUticn  y  literarin  de  Buenos-Ayres, 
du  26  mars  au  ig  juin  1827,  contenant  des  annonces  commerciales  de 
Douville  et  Laboissière,  et  l'article  que  ce  journal  publia  en  réponse  à 
la  Gaceta  mercantil,  au  sujet  de  la  contrefaçon  des  billets  de  la  banque 
nationale. 

2°  Une  lettre  signée  de  cinq  des  témoins  dont  j'ai  parlé  plus  haut 
et  dont  j'extrais  les  passages  suivans  : 

Paris,  5  novembre  :833. 
M.  Théodore  Lacordaire, 

Monsieur,  nous  avons  lu  ,  dans  la  Bévue  des  Deux  Mondes  du  pre- 
mier de  ce  mois,  l'article  que  vous  y  avez  inséré  sur  M.  Douville.   Le 


REVUE. CHRONIQUE.  499 

voyageur  de  ce  nom,  parti  du  Havre  le  7  août  1826  sur  le  brick  le 
Jules^  capitaine  Decomlies ,  est  bien  le  même  que  nous  avons  connu  à 
Buënos-Ayres.  Les  faits  que  vous  rapportez  sont  tous  de  notoriété  pu- 
blique dans  cette  ville,  et  vous  les  avez  plutôt  adoucis  qu'exagérés. 
Ainsi,  vous  avez  omis  de  dire 

Nous  sommes  prêts,  monsieur,  à  témoigner,  quand  vous  le  désirerez, 
de  l'authenticité  de  tous  les  faits  que  vous  avez  mentionnés  dans  votre 
article. 

Agréez,  etc. 

H.  DoiNNEL,  boulevart  Montmartre ,  n"  10. 

3Ieurice  ,  rue  de  Bondy,  n"  17. 

G.  Sandrié,  rue  de  la  Cliaussée-d'Antin  ,  n"  37. 

Gueret-Bellemare  ,  rue  et  hôtel  Coquillière. 

Chauvet  ,  rue  Pigalle  ,  n"  20. 

3°  Copie  d'une  lettre  adressée  le  6  courant,  par  M.  Gueret-Belle- 
mare, l'un  des  signataires  de  la  précédente,  à  M.  Guizot ,  ministre  de 
l'Instruction  publique,  pour  le  prier  de  faire  vérifier  si  un  diplôme  de 
naturaliste,  signé  par  MM.  les  professeurs  du  jardin  du  roi,  que  plu- 
sieurs personnes  ont  vu  entre  les  m;iins  de  M.  Douvilic,  à  Buenos  Ay- 
res,  en  1827  ,  est  bien  authentique.  Cette  lettre  contient,  en  outre,  d'au- 
tres faits  que,  pour  les  raisons  exposées  plus  haut ,  je  ne  peux  reproduire 
ici. 

4°  La  lettre  suivante  attestant  que  notre  voyageur  tenait  un  encan 
public,  ou  leilao ,  à  Rio- Janeiro  ,  à  la  fin  de  1827  et  au  commencement 
de  1828.  Cette  lettre  est  signée,  comme  les  précédentes,  mais  son  auteur 
répugnant  à  livrer  son  nom  à  la  publicité,  je  ne  peux  que  me  conformer 
à  ses  intentions. 

Paris,  9  novembre  i832. 

Monsieur ,  en  réponse  à  la  lettre  que  vous  m'avez  adressée ,  je  ne  puis 
que  vous  dire  qu'à  iafin  de  1827  et  au  commencement  de  1828  ,  un  cer- 
tain 3L  Douville,  arrivé  de  Buenos-Avres ,  tenait  un  encan  public  à 
Rio-Janeiro.  Sa  maison  fut  bientôt  fermée  par  je  ne  sais  quels  motifs'. 
Je  regrette  que  ma  mémoire  ne  me  fournisse  pas  d'autres  renseignemens 
que  je  me  serais  fait  un  devoir  de  vous  communiquer.  J'ai  d'ailleurs 
quitté  Rio-Janeiro  le  10  février  1828. 

Recevez,  etc.  M 

5i  Un  numéro  du  journal  brésilien,  le  Diario  flumiiiejise,  du  ig  dé- 
cembre 1827 ,  contenant  une  annonce  d'encan  public  de  Douville  et  La- 
boissière.  Ce  numéro  a  été  retrouvé  à  grande  peine  dans  les  archives  de 
la  légation  du  Brésil  ,  à  Paris,  parmi  une  suite  incomplète  du  journal 
ci-dessus.  Il  suffira  pour  prouver  que  M.  Douville  n'est  pas  parti  pour 
le  Congo,  le  i5  octobre  1827,  comme  il  le  prétend.  Si  l'on  m'objectait, 
comme  on  l'a  déjà  fait,  qu'une  annonce  commerciale  peut  être  insérée 
dans  un  journal  après  le  départ  d'un  négociant,  je  ferai  observer  que 
cela  ne  peut  avoir  lieu  pour  celle  d'un  encan  qui  donne  rendez-vous 
au  public  pour  un  jour  et  une  heure  fixes,  et  que  deux  mois  sont  un 
temps  trop  considérable  pour  qu'une  pareille  erreur  échappe  à  un  jour- 
nal ,  qui  a,  d'ailleurs ,  intérêt  à  ne  pas  la  commettre.  De  mon  côté ,  je 

'  Ces  motifs  ,  que  je  connais,  sont  du  nombre  des  faits  que  je  crOis  de- 
voir taire.  T.  L. 


5oO  REVUE  DFS  DEUX  MONDES. 

maintiens  toujours  avoir  vu  M.  Donville  à  Rio- Janeiro  en  mars  1828. 
Son  magasin  était  alors  fermé,  et  c'est  par  erreur  que  dans  mon  article 
j'ai  paru  dire  le  contraire. 

Outre  ces  pièces  ,  j'en  dépose  plusieurs  autres  non  moins  importantes, 
mais  dont  il  est  inutile  de  donner  la  liste. 

Enfin,  si  ces  preuves  ne  paraissent  pas  suffisantes,  la  même  fatalité 
qui  a  empêché  M.  Douville  de  réaliser  ses  projets  à  Buenos-Ayres  et  à 
liio-Janeiro  ,  vient  d'amener  à  Paris  un  voyageur  brésilien  qui  se  trouvait 
au  Congo  à  la  même  époque  que  lui ,  et  qui  l'a  connu  d'une  manière  par- 
ticulière à  Loanda  et  autres  lieux.  Les  personnes  qui  désireront  s'éclairer 
davantage ,  peuvent  consulter  ce  voyageur,  qui  se  nomme  M.  Damarral, 
et  qui  démeure  rue  Chantereine,  n»  19. 

Je  crois  n'être  resté  en  arrière  de  rien  de  ce  que  j'avais  promis  au  pu- 
blic. J'ai  payé  k  la  société  ce  que  je  regardais  ,  à  tort  ou  à  raison  ,  comme 
une  dette,  et  me  sentant  mal  à  l'aise  en  face  d'un  pareil  adversaire  ,  dé- 
sormais je  laisse  le  champ  libre  à  M.  Douville. 

Théodore  Lacordàire. 


C^EST    MOI. 

Paroles    de   Ml'""  DeSBORDES -VaLMORE. 
Musique   de  M  ""Jules  MeNESSTER-   NoDIER 


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Qu'  une    rose    s  efleuille 
En  roulant    sur   les   pas  , 
Si    ta    jiilie    la    cueille  ^ 
Dis  r  ne  nie  plains-(ri  pas    ! 
Et  de  ton  sein  qui  la  recueille 
Mon  Hom  s'exale-tril  fout  bas  j 


Qu'un   léger  bruit  t éveille  , 
T'anuonce-t-^il  mes  voeuJi   i     • 
Et  si  la  jeune  abeille 
Passe  devant  tes  jeux  , 
N  entends-tu  pas  a  ton  oreille 
N  entends-tu  pas  ce  queje  veux  r 


La    feuille    frémissante  , 

L  eau  qui  parle  eu  courant  , 

I<a   rose  languissante , 

Qui   t<-  cherche  en   mourant , 

R-ends-y  garde,oma  viealisente, 

G  est  moi  qui  tc^pelle  en  pleurant , 


Rerue  des  deux -Mondes 


d'avec  par  M.     Chiarini . 


CHRONIQUES  DE  FRANCE. 


V  '. 


mixi^iais  (6âiPip]:siLi9(giQiSg 


Les  motifs  politiques  qui  retenaient  le  tluc  de  Bourgogne  loin 
de  la  capitale,  sont  faciles  à  expliquer. 

Du  moment  où  un  autre  plus  heureux  que  lui  s'était  empaié  de 
Paris,  il  avait  pensé  à  lui  en  laisser  l'honneur  qu'il  ne  pouvait  lui 
enlever,  mais  à  eu  tirer  pour  lui-même  le  bénéfice  qui  pouvait  lui 
en  revenir.  Il  ne  lui  avait  pas  été  difficile  de  prévoir  que  les  réac- 
tions naturelles  qui  suivent  de  semblables  changemens  politiques, 
entraîneraient  après  elles  des  meurtres  et  des  vengeances  sans  nom- 
bre ,  que  sa  présence  à  Paris  ne  pourrait  les  empêcher  qu'en  le 
dépopularisant  aux  yeux  de  ses  partisans  eux-mêmes,  tandis  que 
son  absence  lui  épargnait  la  responsabilité  du  sang  répandu.  — 
D'ailleurs  ce  sang  coulait  des  veines  des  Armagnacs ,  c'était  une 
large  saignée  c{ui  affaiblissait  pour  long-temps  le  parti  qui  lui 
était  opposé  :  ses  ennemis  tombaient  les  uns  après  les  autres, 
sans  qu'il  prît  même  la  peine  de  les  frapper.  Puis,  lorsqu'il  juge- 
rait que  le  peuple  serait  fatigué  de  massacre,  quand  il  verrait  la 

'  Voy^^  la  livraison  du  l'i  novembre. 

TOME  vni.  33 


5o2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ville  arrivée  à  ce  point  de  lassitude  où  le  besoin  du  repos  rem- 
place celui  de  la  vengeance,  quand  on  pourrait  épargner,  sans 
peine  et  sans  danger,  les  restes  mutilés  d'un  parti  frappé  dans  ses 
chefs ,  alors  il  rentrerait  dans  la  ville ,  comme  l'ange  gardien 
de  ses  murs,  éteignant  le  feu,  étancliant  le  sang,  et  proclamant 
paix  et  amnistie  pour  tout  le  monde. 

Le  prétexte  sur  lequel  il  motivait  son  absence,  se  trouve  avoir, 
avec  la  suite  de  notre  histoire,  une  connexité  trop  grande,  pour 
que  nous  ne  le  fassions  pas  connaître  à  nos  lecteurs. 

Le  jeune  sire  de  Gyac,  que  nous  avons  vu  au  château  de  Vin- 
cennes,  disputant  aux  sires  de  Graville  et  de  l'Iladam  le  cœur  d'I- 
sabeau  de  Bavière,  avait,  comme  nous  l'avons  dit,  accompagné  la 
reine  à  Troyes.  Chargé,  par  sa  royale  souveraine,  de  plusieurs  mes- 
sages importans  auprès  du  duc  de  Bourgogne,  il  avait  remarqué 
à  la  cour  du  prince  mademoiselle  Catherine  de  Thian,  l'une  des 
fenmies  de  la  duchesse  de  Charolais  '.  Jeune,  brave  et  beau,  il 
avait  cru  que  ces  trois  qualités,  jointes  à  la  confiance  que  lui  don- 
nait la  conviction  de  les  posséder,  étaient  des  titres  suffisans  près 
de  cette  belle  et  noble  jeune  fille  :  ce  fut  donc  avec  un  étonnernent 
toujours  croissant,  qu'il  s'aperçut  que  ses  hommages  étaient  re- 
çus sans  qu'ils  parussent  être  distingués  de  ceux  des  autres  sei- 
gneurs. L'idée  qu'il  avait  un  rival  fut  la  première  qui  vint  au  sire 
de  Gyac  ;  il  suivit  madenioiselle  de  Thian  comme  son  ombre,  il 
épia  tous  ses  gestes,  surprit  tous  ses  regards,  et  finit,  malgré  la 
persévérance  de  la  jalousie  ,  par  demeurer  convaincu  qu'aucun 
des  jeunes  gens  qui  l'entouraient  n'était  plus  heureux  ni  plus 
favorisé  que  lui.  Il  était  riche,  portait  un  noble  nom;  il  pensa 
que  l'offre  de  sa  main  séduirait  peut-être  la  vanité  au  défaut  de 
l'amour.  La  réponse  de  mademoiselle  de  Thian  fut  à  la  fois  si  pré- 
cise et  si  polie,  que  le  sire  de  Gyac  perdit  le  reste  de  son  espoir  et 
conserva  tout  son  amour.  C'était  à  en  devenir  fou  à  force  d'y 
penser  et  de  n'y  rien  comprendre  :  sa  seule  ressource  était  l'ab- 
sence; il  eut  la  force  de  l'appeler  à  son  secours  :  il  prit  en  consé- 
quence les  ordres  du  duc  et  retourna  près  de  la  reine. 

'  Le  comte  de  Charolais,  fils  du  duc  Jean,  avait  épousé  la  princesse  Mi- 
chelle,  fille  du  roi  Charles  VI. 


SCÈNES    HISTORIQUES.  5o3 

Six  semaines  s'étaient  à  peine  passées,  loisqu'un  nouveau  mes- 
sage le  i-amena  à  Dijon.  L'absence  lui  avait  été  plus  favorable  que 
la  présence.  Le  duc  le  reçut  avec  plus  d'amitié,  et  mademoiselle 
de  Tliian  avec  plus  d'abandon  :  il  fut  quelque  temps  à  douter  de 
son  bonlieur ,  mais  enfin  un  jour  le    duc  Jean  lui  offrit  de  se 
charger  de  faire  une  nouvelle  démarche  auprès  de  celle  qu'il  aimait. 
Une  si  puissante  protection  devait  applanir  bien  des  difficultés  ; 
le  sire  de  Gyac  accepta  l'offre  avec  joie,  et  deux  heures  après, 
une  seconde  réponse,  aussi  favorable  que  la  première  avait  été 
désespérante ,  prouva  que ,  soit  que  mademoiselle  de  Thian  evit 
réfléchi  au  mérite  du  chevalier,  soit  que  l'influence  du  duc  eût  été 
toute  puissante,  il  ne  fallait  jamais  en  pareille  circonstance  accor- 
der une  croyance  trop  prompte  au  premier  refus  d'une  femme. 

Le  duc  déclara  donc  qu'il  ne  rentrerait  pas  à  Paris  avant  que 
les  noces  des  deux  jeunes  époux  ne  fussent  célébrées.  Elles  furent 
splendides.  Le  duc  voulut  en  faire  les  frais;  le  matin ,  il  y  eut  des 
tournois  et  des  joutes  où  de  belles  armes  furent  faites,  le  dîner 
fut  suspendu  par  des  entremets  magnifiques  et  tout-à-fait  ingé- 
nieux ,  et  le  soir  un  mystère  ,  dont  le  sujet  était  Adam  recevant 
Eve  des  mains  de  Dieu  ,  fut  joué  avec  grande  acclamation.  On 
avait  fait  venir  à  cet  effet ,  de  Paris ,  un  poète  en  renom  :  il  fut 
défrayé  de  son  voyage  et  reçut  vingt-cinq  écus  d'or.  Ces  choses 
se  passaient  du  1 5  au  20  juillet  i4i8. 

Enfin  le  duc  Jean  pensa  que  le  moment  était  venu  de  rentrer 
dans  la  capitale.  Il  chargea  le  sire  de  Gyac  de  l'y  précéder  et 
d'annoncer  son  arrivée.  Celui-ci  ne  consentit  à  se  séparer  de  sa 
jeune  épousée  que  lorsque  le  duc  lui  eut  promis  de  la  faire  entrer 
au  nombre  des  femmes  de  la  reine  et  de  la  lui  ramener  à  Paris. 
De  Gyac  devait  sur  sa  route  prévenir  Isabeau  de  Bavière  que  le 
duc  serait  le  2  juillet  à  Troyes ,  et  l'y  prendrait  en  passant. 

Le  i4  juillet,  Paris  s'éveilla  au  son  joyeux  des  cloches.  Le  duc 
de  Bourgogne  et  la  reine  étaient  arrivés  à  la  poite  Saint-Antoine  ; 
toute  la  population  était  dans  les  rues  ;  toutes  les  maisons  devant 
lesquelles  ils  devaient  passer  pour  se  rendre  à  l'hôtel  Saint-Paul, 
étaient  tendues  de  tapisseries  comme  lorscj[ue  Dieu  sort  ;  tous  les 
perrons  étaient  chaigés  de  fleurs,  toutes  les  fenêtres  de  femmes. 


5o4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Six  cents  bourgeois ,  vêtus  de  Iniques  bleues ,  et  conduits  par  le 
seigneur  de  L'Iladamet  le  sire  de  Gyac,  allaient  au-devant  d'eux, 
leur  portant  les  clefs  de  la  ville  comme  à  des  vainqueurs  :  le  peu- 
ple suivait  à  flots ,  divisé  par  corporation ,  rangé  sous  ses  éten- 
dards respectifs,  criant  joyeusement  noël,  oubliant  qu'il  avait  eu 
faim  la  veille,  et  qu'il  aurait  faim  le  lendemain. 

Le  cortège  trouva  la  reine ,  le  duc ,  et  leur  suite  qui  atten- 
daient à  cheval.  Arrivé  en  face  du  duc,  le  bourgeois  qui  portait 
les  clefs  d'or  dans  un  plat  d'argent,  mit  un  genou  en  terre  :  «Mon- 
seigneur, dit  L'Iladam,  les  touchant  de  la  pointe  de  son  épée  nue, 
voici  les  clefs  de  votre  ville;  en  votre  absence,  nul  ne  les  a  reçues, 
et  l'on  vous  attendait  pour  les  remettre.  » 

—  Donnez-les-moi,  sire  de  L'Iladam,  dit  le  duc,  car  en  bonne 
justice  vous  avez  le  droit  de  les  toucher  avant  moi. 

L'Iladam  sauta  à  bas  de  cheval,  et  les  présenta  respectueuse- 
ment au  duc  :  celui-ci  les  accrocha  à  l'arçon  de  sa  selle ,  en  face  de 
sa  hache  d'armes.  Bien  des  gens  trouvèrent  cette  action  trop  hardie 
de  la  part  d'un  homme  qui  entrait  en  pacificateur,  et  non  en 
ennemi  ;  mais  telle  était  la  joie  qu'on  avait  de  revoir  la  reine  et  le 
duc,  que  l'enthousiasme  ne  fut  aucunement  refroidi  par  cet  inci- 
dent. 

Alors  un  autre  bourgeois  s'avança,  et  présenta  au  duc  deux  cottes 
de  velours  bleues,  l'une  pour  lui,  l'autre  pour  le  comte  Philippe  de 
Saint-Pol,  son  neveu'.  «;Merci,  messieurs,  dit-il,  c'est  une  bonne 
pensée  à  vous  d'avoir  prévu  que  j'aimerais  à  rentrer  dans  votre 
ville,  vêtu  des  couleurs  de  la  reine-  »  Quittant  alors  sa  robe  de 
velours,  il  revêtit  la  cotte  qui  venait  de  lui  être  offerte,  et  ordonna 
à  son  neveu  d'en  faire  autant.  Tout  le  peuple  cria  :  vive  Bour- 
gogne !  vive  la  reine  I 

Les  trompettes  sonnèrent ,  les  bourgeois  se  divisèrent  en  deux 
lignes  et  se  placèrent  en  haies  de  chaque  côté  du  duc  et  de  la 
reine;  le  peuple  se  mit  à  leur  suite.  Quant  au  sire  de  Gyac,  il 
avait  reconnu  sa  femme  au  milieu  de  la  maison  d'Isabeau  :  d 
quitta  la  place  que   l'étiquette  lui  avait  réservée  pour  prendre 

'  Le  comte  de  Saint-Pol  était  le  fils  du  duc  de  Biabant,  mort  à  la  bataille 
d'Azincourt. 


SCÈNES    HISTORIQUES.  5o5 

près  d'elle  celle  que  lui  indiquait  son  impatience.  Le  cortège  se 
mit  en  marclie. 

Partout  sur  son  passage ,  des  cris  d'espérance  et  de  joie  l'ac- 
cueillaient ,  les  fleurs  pleuraient  de  toutes  les  fenêtres ,  comme 
une  neige  embaumée ,  et  couvraient  le  pavé  sous  les  pieds  du 
cheval  de  la  reine;  c'était  un  délire  à  enivrer,  et  l'on  eût  cru  in- 
sensé celui  qui  serait  venu  dire  au  milieu  de  cette  fête,  que,  dans 
ces  mêmes  rues  où  s'effeuillaient  tant  de  fleurs  fraîches,  où  s'épan- 
daient  tant  de  clameurs  joyeuses  ,  le  meurtre  ,  la  veille  encore  , 
avait  répandu  tant  de  sang  ,  et  l'agonie  jeté  tant  de  cris. 

Le  cortège  arriva  en  face  de  l'hôtel  Saint-Paul.  Le  roi  l'atten- 
dait sur  la  dernière  marche  du  perron.  La  reine  et  le  duc  mirent 
pied  à  terre  et  montèrent  les  degrés;  le  roi  et  la  reine  s'embrassèrent: 
le  peuple  jeta  de  grandes  acclamations  ,  il  croyait  toutes  les  dis- 
cordes éteintes  dans  le  baiser  royal  ;  car  il  oubliait  que,  depuis 
Judas  et  le  Christ ,  les  mots  trahison  et  baiser  s'écrivent  avec  les 
mêmes  letti-es. 

Le  duc  avait  mis  un  genou  en  terre,  le  roi  le  releva.  «  Mon 
cousin  de  Bourgogne,  dit-il,  oublions  tout  ce  qui  s'est  passé,  car 
de  grands  malheurs  sont  advenus  de  tous  nos  débats;  mais,  Dieu 
merci ,  nous  espérons ,  si  vous  nous  y  aidez  ,  y  porter  un  bon  et 
sûr  remède.  » 

«  Sire  ,  répondit  le  duc  ,  ce  que  j'ai  fait  a  toujours  été  pour  le 
plus  grand  bien  de  la  France  et  le  plus  grand  honneur  de  votre 
altesse  ;  ceux  qui  vous  ont  dit  le  contraire  étaient  encore  plus 
vos  ennemis  que  les  miens.  »  En  achevant  ces  mots,  le  duc  baisa 
la  main  du  roi ,  qui  rentra  dans  l'hôtel  Saint-Paul ,  la  reine  et  le 
duc  et  leur  maison  l'y  suivirent  :  tout  ce  qui  était  doré  rentra 
dans  le  palais  ;  le  peuple  seul  resta  dans  la  rue ,  et  deux  gardes, 
placés  à  la  porte  de  l'hôtel,  rétablirent  bientôt  la  barrière  d'acier 
qui  sépare  prince  et  sujets  ,  royauté  et  population.  N'ijnporte , 
le  peuple  était  trop  ébloui  jîour  s'apercevoir  qu'il  était  le  seul  à 
qui  aucune  parole  n'avait  été  adressée,  à  qui  aucune  promesse 
n'avait  été  faite.  Il  se  dispersa  en  criant  :  Vive  le  roi  !  vive 
Bourgogne!  et  ce  ne  fut  que  le  soir  qu'il  s'aperçut  qu'il  avait 
plus  faim  encore  que  la  veille 


5o6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  lendemain  ,  de  grands  rassenibleniens  se  formèrent  ainsi 
que  de  coutume  :  comme  il  n'y  avait  pas  de  fête  ce  jour-là , 
pas  de  cortège  à  voir  passer ,  le  peuple  alla  vers  l'hôtel  Saint- 
Paul  ,  non  plus  pour  crier  vive  le  roi ,  vive  Bourgogne ,  mais 
pour  demander  du  pain. 

Le  duc  Jean  parut  au  balcon  ;  il  dit  qu'il  s'occupait  de  faire 
cesser  la  famine  et  la  misère  qui  désolaient  Paris,  mais  il 
ajouta  que  cela  était  difficile ,  à  cause  des  déprédations  et  des 
ravages  qu'avaient  faits  les  Armagnacs  dans  les  environs  de  la  ca- 
pitale. 

Le  peuple  reconnut  la  justesse  de  cette  raison ,  et  demanda 
que  les  prisonniers  qui  étaient  à  la  Bastille  lui  fussent  livrés  ; 
car,  disait- il ,  ceux  qu'on  garde  dans  ces  prisons  se  rachètent 
toujours  à  force  d'or,  et  c'est  nous  qui  payons  la  rançon. 

Le  duc  répondit  à  ces  affamés  qu'il  serait  fait  selon  leur  dé- 
sir. En  conséquence ,  à  défaut  de  pain  ,  une  ration  de  sept  pri- 
sonniers leur  fut  délivrée  :  ce  furent  messire  Enguerrand  de 
Marigny,  mart^T  descendant  d'un  martyr  ;  messire  Hector  de 
Chartres ,  père  de  l'archevêque  de  Rheims ,  et  Jean  Taranne  , 
riche  bourgeois  :  l'histoire  a  oublié  le  nom  des  quatre  autres". 
La  populace  les  égorgea  ;  cela  lui  fit  prendre  patience.  Le  duc , 
de  son  côté ,  perdait  à  ce  massacre  sept  ennemis ,  et  gagnait  un 
jour  de  repos  ;  c'était  tout  bénéfice. 

Le  lendemain ,  nouveau  rassemblement ,  nouveaux  cris ,  nou- 
velle ration  de  prisonniers  ;  mais  cette  fois  la  multitude  avait 
plus  faim  de  pain  cjue  soif  de  sang  :  elle  conduisit  à  leur 
grand  étonnement  les  quatre  malheureux  à  la  prison  du  Châ- 
telet ,  et  les  remit  au  prévôt  ;  puis  elle  s'en  alla  piller  l'hôtel 
Bourbon ,  et  comme  il  s'y  trouvait  un  étendard  sur  lequel  était 
brodé  un  dragon ,  quelques  centaines  d'hommes  allèrent  le 
montrer  au  duc  de  Bourgogne  comme  une  nouvelle  preuve  de 
l'alliance  des  Armagnacs  et  des  Anglais  ,  et  l'ayant  mis  en 
morceaux,  ils   en  traînèrent  les  lambeaux  dans  la  boue,    en 

'  Juvënal. . —  Enguerrand  de  Monstrelet. 


SCÈNES    HISTORIQUES.  5o'] 

criant  :   Mort  aux  Armagnacs  I    mort  aux  Anglais  !    mais  sans 
tuer  personne. 

Cependant  le  duc  voyait  bien  que  peu  à  peu  la  sédition  s'ap- 
procliaitdelui,  comme  une  marée  du  rivage;  il  craignit  qu'après 
s'en  être  pris  si  long-temps  aux  causes  apparentes  ,  le  peuple  ne 
s'en  prît  enfin  aux  causes  réelles  ;  il  fit  donc ,  pendant  la  nuit, 
venir  à  l'hôtel  Saint-Paul  quelques  notables  bourgeois  de  la  ville 
de  Paris ,  qui  lui  promirent  que ,  s'il  voulait  rétablir  la  paix  et 
remettre  chaque  chose  à  sa  place,  ils  seraient  à  son  aide'.  Cer- 
tain de  leur  appui ,  le  duc  attendit  plus  tranquillement  la  journée 
du  lendemain. 

Le  lendemain  ,  il  n'y  avait  plus  qu'un  seul  cri  ,  car  il  n'y  avait 
plus  qu'un  seul  besoin  .  du  pain  î  du  pain  ! 

Le  duc  parut  au  balcon  et  voulut  parler  ;  les  vociférations  cou- 
vrirent sa  voix  :  il  descendit ,  se  jeta  sans  armes  et  la  tête  nue 
au  milieu  de  ce  peuple  hâve  et  affamé  ,  donnant  la  main  à  tout 
le  monde ,  jetant  l'or  à  pleines  volées.  Le  peuple  se  referma  sur 
lui ,  l'étouffant  de  ses  replis ,  le  pressant  de  ses  ondes ,  effrayant 
dans  son  amour  de  lion  ,  comme  dans  sa  colère  de  tigre.  Le  duc 
sentit  qu'il  était  perdu,  s'il  n'opposait  la  puissance  morale  de  la 
parole  à  cette  effrayante  puissance  physique  ;  il  demanda  de 
nouveau  à  parler,  et  sa  voix  se  perdit  sans  être  entendue  ;  enfin 
il  s'adressa  à  un  homme  du  peuple ,  qui  paiaissait  exercer  cjuel- 
que  influence  sur  cette  masse.  Celui-ci  monta  sur  une  borne  , 
et  dit  :  «  Silence  !  le  duc  veut  parler,  écoutons-le.»  La  foule  obéis- 
sante se  tut.  Le  duc  avait  un  pourpoint  de  velours  brodé  d'or, 
ime  chaîne  précieuse  au  cou  ;  cet  homme  n'avait  qu'un  vieux 
chaperon  rouge  ,  une  cotte  sang  de  bœuf  et  des  jambes  nues. 
Cependant  il  avait  obtenu  ce  cju'avait  demandé  vainement  le 
puissant  duc  Jean  de  Bourgogne. 

Il  fut  aussi  heureux  dans  ses  autres  commandemens  que 
dans  le  premier.  Quand  il  vit  que  le  silence  était  rétabli  :  «  Faites 
cercle,  »  dit-il.  La  foule  s'écarta;  le  duc,  mordant  ses  lèvres 
jusqu'au  sang ,  honteux  d'être  obligé  de  recourir  à  de  telles  ma- 

'  Eiiguerrand  de  Monstrelct. 


5o8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nœuvres  et  de  se  servir  de  tels  hommes  ,  remonta  sur  le  perron 
au  bas  duquel  il  se  repentait  déjà  d'être  descendu.  L'homme  du 
peuple  l'y  suivit ,  promena  ses  yeux  sur  cette  multitude  pour 
savoir  si  elle  était  prête  à  entendre  ce  qu'on  avait  à  lui  dire  ; 
puis  se  retournant  vers  le  prince  :  «  Parlez  maintenant ,  mon  duc  , 
dit-il,  on  vous  écoute  ;  »  et  il  se  coucha  à  ses  pieds,  comme  un 
chien  à  ceux  de  son  maître. 

En  même  temps  quelques  seigneurs ,  qui  étaient  au  duc  de 
Bourgogne,  étant  arrivés  de  l'intérieur  de  l'hôtel  Saint-Paul, 
se  rangèrent  derrière  lui ,  prêts  à  lui  prêter  assistance ,  si  la 
chose  devenait  nécessaire.  Le  duc  fit  un  signe  de  la  main  ;  mi 
chut  impérieux  et  prolongé  sortit  comme  un  grognement  de  la 
bouche  de  l'homme  à  la  cotte  rouge  ,  et  le  duc  prit  la  parole  : 

«  Mes  amis ,  dit-il ,  vous  me  demandez  du  pain.  Il  m'est 
impossible  de  vous  en  donner  ;  c'est  à  peine  si  le  roi  et  la  reine 
en  ont  pour  leur  table  royale  :  vous  feriez  bien  mieux  ,  au  lieu 
de  courir  sans  fruit  à  travers  les  rues  de  Paris ,  d'aller  mettre  le 
siège  devant  Marcoussis  et  Montlhéry,  où  sont  les  Dauphinois'; 
vous  trouveriez  des  vivres  dans  ces  villes ,  et  vous  en  chasseriez 
les  ennemis  du  roi,  qui  viennent  tout  ravager  jusqu'à  la  porte 
Saint- Jacques  ,  et  qui  empêchent  de  faire  la  moisson.  » 

—  Nous  ne  demandons  pas  mieux ,  dit  la  foule  tout  d'une 
voix ,  mais  que  l'on  nous  donne  des  chefs. 

—  Sires  de  Cohen  et  de  Rupes  ,  dit  le  duc  en  tournant  la  tête 
à  demi  par-dessus  son  épaule ,  et  en  s'adressant  aux  seigneurs 
qui  étaient  derrière  lui ,  voulez- vous  une  armée  ?  je  vous  la 
donne. 

—  Oui,   inonseigneur ,  répondirent-ils  en  s'avançant. 

—  Mes  amis ,  continua  le  duc ,  en  s'adressant  au  peuple  et 
en  lui  présentant  ceux  que  nous  venons  de  nommer,  voulez- 
vous  ces  nobles  chevaliers  pour  chefs?  je  vous  les  offre. 

—  Eux  ou  tous  autres ,  pourvu  qu'ils  marchent  devant. 

—  Alors  ,  messeigneurs ,  à  cheval ,  dit  le  duc ,  et  vitement , 
ajouta-t-il  à  demi-voix. 

'  C'est  ainsi  que  depuis  la  mort  du  comte  d'Armagnac  on  nommait  les 
partisans  du  Dauphin. 


SCÈNES    HISTORIQUES.  5oq 

Le  duc  allait  rcntior  :  l'iioniine  qui  était  à  ses  pieds  se  leva 
et  lui  tendit  la  main  ;  le  duc  la  lui  serra,  comme  il  avait  fait 
aux  autres  :  il  avait  quelques  obligations  à  cet  homme.  —  Ton 
nom?  lui  dit-il. 

—  Cappeluchc,  répondit  celui-ci,  en  ôtant  respectueusement 
son  chaperon  de  la  main  que  le  duc  lui  laissait  libre. 

—  Ton  état?  continua  le  duc. 

—  Maître  bourreau  de  la  ville  de  Paris. 

Le  duc  lâcha  la  main  comme  si  c'eût  été  un  fer  rouge ,  recula 
deux  pas  et  devint  pâle.  Le  plus  puissant  jorincede  la  chrétienté 
avait ,  à  la  face  de  Paris  tout  entier ,  choisi  ce  perron  comme 
un  piédestal ,  pour  pactiser  avec  l'exécuteur  des  hautes  œuvres  ^ . 

—  Bourreau  ,  dit  le  duc  d'une  voix  creuse  et  tremblante  ,  va 
au  grand  Châtelet,  tu  y  trouveras  de  la  besogne. 

Maître  Cappeluche  obéit  à  cet  ordre  comme  à  une  injonction 
à  laquelle  il  était  accoutumé. 

■;—  Merci,  monseigneur,  dit-il  ;  puis,  en  descendant  le  perron, 
il  ajouta  tout  haut  :  Le  duc  est  un  noble  prince ,  pas  du  tout  fier 
et  aimant  le  pauvre  peuple. 

—  L'Iladam ,  dit  le  duc  en  étendant  le  bras  vers  Cappeluche 
qui  s'éloignait ,  faites  suivre  cet  honnne ,  car  il  faut  que  ma 
main  ou  sa  tête  tombe. 

Le  même  jour  les  seigneurs  de  Cohen ,  de  Rupes  et  messire 
Gaultier  Raillard  sortirent  de  Paris  avec  une  multitude  de  canons 
et  machines  compétentes  à  mettre  un  siège  *.  Plus  de  10,000 
hommes  des  plus  hardis  émouveurs  de  populace  les  suivirent 
volontairement  ;  derrière  eux  les  portes  de  Paris  furent  fermées, 
et  le  soir,  les  chaînes  tendues  à  toutes  les  rues  ,  ainsi  qu'au  haut 
et  au  bas  de  la  rivière.  Les  corporations  de  bourgeois  partagèrent 
avec  les  archers  le  service  du  guet ,  et  ce  fut  la  première  fois 
peut-être ,  depuis  deux  mois ,  qu'une  nuit  s'écoula  tout  entière 
sans  qu'elle  fût  une  seule  fois  troublée  par  les  cris  au  meurtre! 
ou  au  feu  ! 

'  Barante. 

^  Engucrraiid  de  Monstrelet. 


5lO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cependant  Cappelucbe  ,  tout  tier  de  la  poignée  de  main  qu'il 
avait  reçue  et  du  message  dont  il  était  chargé,  s'acheminait  vers 
le  giand  Châtelet,  rêvant  à  l'exécution  qui  devait  sans  doute 
avoir  lieu  le  lendemain,  et  à  la  part  d'honneur  qui  ne  manquei'ait 
pas  de  lui  en  revenir,  si,  comme  cela  arrivait  quelquefois,  la 
cour  y  assistait.  Quelqu'un  qui  l'aurait  rencontré  aurait  reconnu 
dans  son  allure  l'à-plomb  d'un  homme  parfaitement  content  de 
lui ,  et  aurait  deviné  que  les  gestes  qu'il  faisait  en  fendant  l'air 
de  sa  main  droite  en  différentes  lignes ,  étaient  une  répétition 
mentale  de  la  scène  dans  laquelle  il  croyait  avoir,  le  lendemain, 
à  jouer  un  rôle  si  important. 

Il  arriva  ainsi  à  la  porte  de  la  prison  ,  y  frappa  un  seul  coup  ; 
mais  la  promptitude  avec  laquelle  la  porte  s'ouvrit ,  pi'ouva 
que  le  concierge  avait  reconnu  que  celui  qui  frappait  ainsi  devait 
avoir  le  privilège  de  ne  pas  attendre. 

Le  geôlier  soupait  en  famille;  il  offrit  à  Cappeluche  de  prendre 
sa  part  du  repas  :  celui-ci  accepta  avec  un  air  de  bienveillante 
protection ,  bien  naturel  dans  un  homme  qui  venait  de  donner 
une  poignée  de  main  au  plus  grand  vassal  de  la  couronne  de 
Finance.  En  conséquence,  il  déposa  sa  grande  épée  près  de  la 
porte,  et  s'assit  à  la  place  d'honneur. 

—  Maître  Richard,  dit  Cappeluche  au  bout  d'un  instant,  quels 
sont  les  principaux  seigneui's  que  vous  logez  dans  votre  hô- 
tellerie ? 

—  Ma  foi,  messire,  répondit  Richard,  je  ne  suis  ici  que 
depuis  peu  de  temps ,  mon  prédécesseur  et  sa  femme  ayant  été 
tués  lorsque  les  Rourguignons  ont  pris  le  Châtelet.  Je  sais  bien 
la  quantité  de  gamelles  que  je  fais  descendre  aux  prisonniers , 
mais  j'ignore  le  nom  de  ceux  qui  mangent  ma  soupe. 

—  Et  ce  nombre  est-il  considérable? 

—  Ils  sont  cent  vingt. 

—  Eh  bien  !  maître  Richard ,  demain  ils  ne  seront  plus  que 
cent  dix-neuf. 

—  Comment  cela  ?  est-ce  qu'il  y  a  une  nouvelle  émeute  parmi 
le  populaire?  dit  vivement  le  geôlier,  qui  craignait  le  renou- 
vellement des  scènes  dont  son  prédécesseur  avait  été  victime  ; 


SCÈNES    HISTORIQUES  5n 

si  je  savais  lequel  on  me  demandera,  je  le  préparerais  pour  ne  pas 
faire  attendre  le  peuple. 

—  Non ,  non ,  dit  Cappeluche ,  vous  ne  m'avez  pas  compris  ; 
le  populaire  marche  en  ce  moment  vers  Marcoussis  et  Mont- 
Ihéry  ;  ainsi  vous  voyez  qu'il  tourne  le  dos  au  grand  Cliâtelet. 
Ce  n'est  pas  d'une  émeute  qu'il  s'agit ,  c'est  d'une  exécution. 

—  Etes-vous  certain  de  ce  que  vous  dites  ? 

—  Vous  me  demandez  cela,  à  moi  !  reprit  en  riant  Cappeluche. 

—  Ah  !  c'est  vrai ,  vous  aurez  reçu  les  ordres  du  prévôt. 

—  Non,  je  sais  la  nouvelle  de  plus  haut  ;  je  la  tiens  du  duc  de 
Bourgogne. 

—  Du  duc  de  Bourgogne  ! 

—  Oui,  continua  Cappeluche,  en  renversant  sa  chaise  sur  les 
pieds  de  derrière  et  en  se  dandinant  avec  nonchalance ,  oui ,  du 
duc  de  Bourgogne  ;  il  m'a  pris  la  main  il  n'y  a  pas  plus  d'une 
lieure ,  et  m'a  dit  :  Cappeluche ,  mon  ami ,  fais-moi  le  plaisir 
d'aller  au  plus  vite  à  la  prison  du  Châtelet  et  d'y  attendre  mes 
ordres.  Je  lui  ai  dit:  Monseigneur,  vous  pouvez  compter  sur  moi; 
c'est  à  la  vie  et  à  la  mort.  Ainsi ,  il  est  évident  que  l'on  conduit 
demain  quelque  noble  Armagnac  en  grève,  et  que  le  duc,  devant 
y  assister,  a  voulu  voir  de  la  besogne  bien  faite,  et  par  conséquent 
m'en  a  chargé.  S'il  en  eût  été  autrement,  l'ordre  serait  venu  du 
prévôt,  et  c'est  Gorju,  mon  valet,  qui  l'aurait  reçu. 

Comme  il  achevait  ces  iuots,  deux  coups  de  marteau  retentirent, 
frappés  sur  la  porte  extérieure  ;  le  geôlier  demanda  à  Cappeluche 
la  permission  de  prendre  la  lampe ,  Cappeluche  y  consentit  d'un 
signe  de  tête  :  le  geôlier  sortit ,  laissant  les  convives  dans 
l'obscurité. 

Au  bout  de  dix  minutes ,  il  rentra ,  s'arrêta  à  la  porte  de  la 
chambre ,  qu'il  ferma  avec  soin ,  fixa  avec  une  expression  singu- 
lière d'étonnement  les  yeux  sur  son  hôte,  et  lui  dit,  sans  aller  se 
rasseoir  :  Maître  Cappeluche,  il  faut  me  suivre. 

—  C'est  bon ,  répondit  celui-ci  en  vidant  ce  qui  restait  de  vin 
dans  son  verre,  et  en  faisant  clapper  sa  langue  comme  un  homme 
qui  apprécie  mieux  un  ami  au  moment  de  s'en  séparer  ;  c'est 
bon,  je  sais  ce  que  c'est. 


5l2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  maître  Cappeluche  se  leva ,  et  suivit  le  geôlier,  après  avoir 
pris  l'cpée  qu'il  avait  déposée  en  entrant  contre  la  porte. 

Quelques  pas  dans  un  corridor  humide  les  conduisirent  à  l'entrée 
d'un  escalier  si  étroit,  que  l'on  était  forcé  de  convenir  que  l'ar- 
chitecte avait  merveilleusement  compris  que  les  escaliers  ne  sont 
que  des  accessoires  dans  une  prison  d'état.  Cappeluclie  descen- 
dait avec  la  facilité  d'un  homme  à  qui  le  chemin  est  familier, 
sifflant  l'air  de  sa  chanson  favorite  ,  s'arrêtant  à  chaque  étage  ,  et 
disant,  lorsque  le  concierge  continuait  sa  route  :  Diable  !  diable  ! 
c'est  un  grand  seigneur.  Ils  descendirent  ainsi  soixante  marches 
à  peu  près. 

Arrivés  là  ,  le  concierge  ouvrit  une  porte  si  basse ,  que  maît^'^ 
Cappeluche,  qui  était  d'une  taille  fort  ordinaire,  fut  obligé  de 
se  baisser  pour  pénétrer  dans  le  cachot  auquel  elle  communiquait. 
Il  remarqua  en  passant  sa  solidité  :  elle  était  en  chêne ,  avait 
quatre  pouces  d'épaisseur ,  et  était  recouverte  de  lames  de  fer.  Il 
fit  un  mouvement  de  tête  comme  un  connaisseur  qui  approuve. 
Le  cachot  était  vide. 

Cappeluche  fit  cette  remarque  du  premier  coup-d'œil ,  mais  il 
pensa  que  celui  près  duquel  il  croyait  être  envoyé,  était  ou  à  l'in- 
terrogatoire ou  à  la  torture  ;  il  posa  son  épée  dans  un  coin ,  et  se 
(lis posa  à  attendre  le  prisonnier. 

—  C'est  ici ,  dit  le  geôlier. 

—  Bien  ,  répondit  laconiquement  maître  Cappeluche. 
Richard  allait  sortir  emportant  la  lampe  ;  maître  Cappeluche 

le  pria  de  la  lui  donner.  Comme  on  n'avait  pas  ordonné  au 
geôlier  de  le  laisser  sans  lumière ,  il  lui  accorda  cette  demande. 
A  peine  Cappeluche  l'eut-il  entre  les  mains ,  qu'il  se  mit  en 
quête,  tellement  préoccupé  par  la  recherche  qu'il  faisait ,  qu'il 
n'entendit  pas  la  clef  tourner  deux  fois  dans  la  serrure  et  les 
verroux  se  fermer  sur  lui. 

Il  avait  trouvé  dans  la  paille  du  lit  ce  qu'il  cherchait  avec  tant 
d'attention  :  c'était  un  pavé  dont  quelque  prisonnier  s'était  fait 
un  chevet. 

Maître  Cappeluche  porta  le  pavé  au  milieu  du  cachot ,  en  ap- 
procha un  vieil  escabeau  de  bois,  posa  sa  lampe  dessus,  alla 


SCÈNES    HISTORIQUES.  5l3 

prendre  son  épée  où  il  l'avait  déposée ,  mouilla  le  pavé  avec  un 
reste  d'eau  qui  croupissait  dans  un  tronçon  de  cruche ,  et ,  s'as- 
seyant  par  terre ,  le  pavé  entre  les  jambes ,  se  mit  gravement  à 
repasser  son  épée,  qui  avait  un  peu  souffert  des  services  réitérés 
qu'elle  lui  avait  rendus  depuis  quelques  jours ,  n'interrompant 
cette  occupation  que  pour  en  tâter  le  fil,  en  passant  le  pouce  sur 
le  tranchant ,  puis  se  remettant  chaque  fois  au  travail  avec  une 
nouvelle  ardeur. 

Il  était  tellement  absorbé  dans  cette  intéressante  occupation , 
qu'il  ne  s'était  pas  aperçu  que  la  porte  s'était  ouverte  et  refer- 
mée ,  et  qu'un  homme  s'était  approché  lentement  de  lui ,  le 
regardant  avec  un  étonnement  tout  naïf.  Enfin,  le  nouveau-venu 
rompit  le  silence. 

—  Pardieu,  dit-il,  maître  Cappeluche,  vous  faites  là  une 
drôle  de  besogne  I 

—  Ah!  c'est  toi,  Gorju,  dit  Cappeluche  en  levant  les  yeux , 
qu'il  reporta  aussitôt  sur  le  pavé  qui  absorbait  toute  son  atten- 
tion ;  qu'est-ce  que  tu  dis  ? 

—  Je  dis  que  vous  êtes  fameusement  bon  de  vous  occuper  de 
pareils  détails. 

—  Que  veux-tu ,  mon  enfant ,  dit  Cappeluche  ,  on  ne  fait  rien 
sans  amour-propre,  et  il  en  faut  dans  notre  état  aussi  bien  que 
dans  un  autre.  Cette  épée,  tout  ébréchée  qu'elle  était,  pouvait 
encore  aller  dans  une  émeute ,  parce  que  là ,  pourvu  qu'on  tue  , 
peu  importe  qu'on  soit  obligé  de  s'y  prendre  à  deux  fois  ;  mais 
le  service  qu'elle  doit  faire  demain  n'est  pas  comparable  à  celui 
qu'elle  fait  depuis  un  mois,  et  je  ne  peux  prenche  trop  de  pré- 
cautions pour  que  tout  se  passe  à  mon  honneur. 

Gorju  était  passé  de  l'air  étonné  à  l'air  stupide  ;  il  regardait , 
sans  lui  répondre ,  son  maître ,  qui  semblait  mettre  à  son  ou- 
vrage d'autant  plus  d'attention ,  qu'il  semblait  approcher  de  sa 
fin. 

Enfin,  maître  Cappeluche  leva  de  nouveau  les  yeux  vers 
Gorju. 

—  Tu  ne  sais  donc  pas,  lui  dit-il,  qu'il  y  a  demain  une  exécu- 
tion? 


5l4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Si  fait,  si  fait,  répondit  celui-ci ,  je  le  sais. 

—  Eh  bien  ! . . .  qu'est-ce  qui  t'étonne  alors  ? —  —  Cappeluche 
se  remit  à  la  besogne. 

—  Vous  ne  savez  donc  pas,  dit  à  son  tour  Gorju,  le  nom  de 
celui  qu'on  exécute  ? 

—  Non ,  répondit  Cappeluche  sans  s'interrompre  ,  cela  ne  me 
regarde  pas ,  à  moins  que  ce  ne  soit  un  nom  de  bossu  ;  alors  il 
faudrait  me  le  dire ,  parce  que  je  prendrais  mes  précautions  d'a- 
vance, vu  la  difficulté. 

—  Non,  maître,  répondit  Goi'ju ,  le  condamné  a  le  cou  comme 
vous  et  moi,  et  j'en  suis  bien  aise  parce  que  comme  je  n'ai  pas 
encore  la  main  aussi  habile  que  la  vôtre 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis  ? 

—  Je  dis  qu'étant  nommé  bourreau  de  ce  soir  seulement ,  ce 
serait  bien  malheureux  si  pour  la  première  fois  j'étais  tombé  sur. . . 

—  Toi  bourreau  !  dit  Cappeluche  l'interrompant  et  laissant 
tomber  son  épée. 

—  Oh!  mon  Dieu,  oui  il  y  a  une  demi-heure  que  le  prévôt  m'a 
fait  venir  et  m'a  remis  cette  patente. 

En  disant  ces  mots ,  Gorju  tira  de  son  pourpoint  un  parche- 
min, et  le  présenta  à  Cappeluche;  celui-ci  ne  savait  pas  lire,  mais 
il  reconnut  les  armes  de  France  et  le  sceau  de  la  prévôté ,  et  le 
comparant  de  souvenir  avec  le  sien ,  il  vit  qu'il  était  exactement 
pareil. 

—  Oh  !  dit-il ,  comme  un  homme  abattu  ,  la  veille  d'une  exé- 
cution publique  me  faire  cet  affront! 

—  Mais  il  était  impossible  que  ce  fût  vous,  maître  Cappeluche. 

—  Et  pourquoi  cela  ? 

—  Parce  que  vous  ne  pouviez  pas  vous  exécuter  vous-même , 
c'est  la  première  fois  que  ça  se  serait  vu. 

Maître  Cappeluche  commençait  à  comprendre  ;  il  leva  des  yeux 
étonnés  sur  son  valet,  ses  cheveux  se  dressèrent  sur  son  front,  et 
de  leur  racine  tombèrent  à  l'instant  même  des  gouttes  de  sueur 
qui  descendirent  le  long  de  ses  joues  creuses. 

—  Ainsi  donc ,  c'est  moi!  dit-il. 
—  Oui ,  maître  ,  répoiadit  Gorju. 


SCÈNES    HliSTORIQUES.  5i5 

—  Et  c'est  toi  !.. . 

—  Oui,  maître. 

—  Qui  donc  a  donné  cet  oi'die  ? 

—  Le  duc  de  Bourgogne. 

—  Impossible,  il  n'y  a  qu'une  heure  qu'il  me  prenait  la  main. 

—  Eli  bien!  c'estcela,  dit  Gorju,  maintenant  il  vous  prend  la  tète. 
Cappeluclie  se  leva  lentement ,  oscillant  sur  ses  jambes  comme 

un  homme  ivre ,  et  alla  droit  à  la  jîorte  :  il  en  prit  la  serrure  entre 
ses  larges  mains ,  et  à  deux  repiises  la  secoua  à  faire  sauter  les 
gonds,  s'ils  eussent  été  moins  solides. 

Gorju  le  suivait  des  yeux  avec  toute  l'expression  d'intérêt  qu'é- 
tait susceptible  de  prendre  sa  figure  dure  et  basanée. 

Lorsque  Cappeluclie  se  fut  aperçu  de  l'inutilité  de  ses  efforts , 
il  revint  s'asseoir  à  la  place  où  Gorju  l'avait  trouvé,  ramassa  son 
épée  ,  et  la  remettant  sur  le  pavé ,  il  lui  donna  le  dernier  coup  qui 
lui  manquait. 

—  Encore?  dit  Gorju. 

—  Si  c'est  à  moi  qu'elle  doit  servir,  répondit  Cappeluche  d'une 
voix  soui'de,  raison  de  plus  pour  qu'elle  coupe  bien. 

En  ce  moment ,  Vaux  de  Bar,  le  prévôt  de  Paris ,  entra  suivi 
d'un  prêtre  ,  et  procéda  pour  la  forme  à  l'interrogatoire.  Maître 
Cappeluche  avoua  quatre-vingt-six  meurtres ,  en  dehors  de  ses 
fonctions  légales  :  un  tiers  à  peu  près  avaient  été  commis  sur  des 
femmes  et  des  enfans. 

Une  heure  après ,  le  prévôt  sortit,  laissant  avec  Cappeluche  le 
prêtre  et  le  valet  devenu  bourreau. 

Le  lendemain  dès  quatre  heures  du  matin,  la  grande  rue  Saint- 
Denis,  la  rue  aux  Fèves,  et  la  place  du  Pilori  étaient  encombrées 
de  peuple ,  les  fenêtres  de  toutes  les  maisons  étaient  bâties  de 
têtes  ;  la  grande  boucherie  près  le  Chàtelet ,  le  mur  du  cimetière 
des  Saints-Innocens  près  des  halles ,  semblaient  prêts  à  crouler 
sous  le  poids  qui  les  surchageait.  L'exécution  devait  avoir  lieu  à 
sept  heures  ' . 

A  six  heures  et  demie  ,  un  mouvement  d'ondulation  ,  un  frémis- 


'  Engiierrand  de  Monstrelet. 


5l6  REVOE  DES  BEDX  MONDES. 

sèment  électrique ,  une  grande  clameur  poussée  par  ceux  qui 
étaient  près  du  Châtelet ,  annoncèrent  à  ceux  de  la  place  du  Pilori 
que  le  condamné  se  mettait  en  marche.  Il  avait  obtenu  de  Gorju, 
de  qui  dépendait  cette  dernière  faveur,  de  n'être  ni  conduit  sur 
un  âne  ,  ni  traîné  sur  une  charrette  :  il  marchait  d'un  pas  ferme 
entre  le  pi'être  et  le  nouvel  exécuteur,  saluant  de  la  main  et  de  la 
voix  ceux  qu'il  reconnaissait  dans  la  foule.  Enfin,  il  arriva  svir  la 
place  du  Pilori ,  entra  dans  un  cercle  d'une  vingtaine  de  pieds  de 
diamètre ,  formé  par  une  compagnie  d'archers  ,  et  au  milieu  du- 
quel était  un  billot  debout  près  d'un  tas  de  sable.  Le  cercle  qui 
s'était  ouvert  pour  le  laisser  passer,  se  ferma  derrière  lui.  Des 
chaises  et  des  bancs  avaient  été  disposés  pour  ceux  qui ,  trop  éloi- 
gnés, ne  pourraient  voir  par-dessus  la  tête  des  plus  voisins;  chacun 
prit  sa  place  comme  sur  un  vaste  amphithéâtre  circulaire ,  dont 
les  toits  des  maisons  formaient  le  dernier  gradin,  et  simulant  un  im- 
mense entonnoir  de  têtes  humaines  superposées  les  unes  aux  auti'es. 

Cappeluche  marcha  droit  au  billot ,  s'assura  s'il  était  posé  d'a- 
plomb, le  rapprocha  du  tas  de  sable  dont  il  était  trop  éloigné,  et  exa- 
mina de  nouveau  le  tranchant  de  l'épée;  puis  ces  dispositions  faites, 
il  se  mit  à  genoux  et  pria  à  voix  basse  :  le  prêtre  lui  faisait  baiser  un 
crucifix.  Gorju  était  debout  près  de  lui,  appuyé  sur  sa  longue  épée; 
sept  heures  commencèrent  à  sonner  ;  maître  Cappeluche  cria  tout 
haut  merci  à  Dieu  et  posa  sa  tête  sur  le  billot  ' . 

Pas  un  souffle  ne  semblait  sortir  de  toutes  ces  bouches,  pas  un 
niouvement  ne  remuait  cette  foule  ;  chacun  semblait  cloué  à  sa 
place  ,  les  yeux  seuls  vivaient. 

Tout  à  coup  l'épée  de  Gorju  flamboya  comme  un  éclair;  le 
dernier  coup  frappa  sur  l'horloge  ,  l'épée  s'abaissa ,  et  la  tête  alla 
rouler  sur  le  tas  de  sable  qu'elle  mordit  et  teignit  de  sang. 

Le  tronc  recula  par  un  mouvement  contraire,  se  traînant  hideu- 
sement sur  ses  mains  et  ses  genoux  ;  le  sang  jaillissait  par  les  artères 
du  cou  ,  comme  l'eau  à  travers  le  crible  d'un  arrosoir. 

La  foule  poussa  un  grand  cri ,  c'était  la  respiration  qui  revenait 
à  cent  mille  personnes. 

'  Journal  de  Paris.  —  Baranle. 


YI. 


iLis  saia^  iDis  (a^ii®^ 


Les  provisions  |K)litlques  du  duc  de  Bourgogne  s'étaient  réa- 
lisées :  la  ville  de  Paris  était  lasse  de  la  vie  tourmentée  qui  l'api- 
tait  depuis  si  long  -  temps ,  elle  atdibua  la  cessation  de  ses 
înaux,  qui  arrivaient  naturellement  à  leur  terme,  à  la  présence  du 
duc,  à  la  sévérité  qu'il  avait  déployée  ,  et  surtout  à  l'exécution  de 
Cappelucbe,  cet  ardent  émouveurde  populace.  Aussitôt  après  sa 
mort,  l'ordre  s'était  rétabli ,  et  toutes  les  voix  cbantaient  leslouan- 
ges  du  duc  de  Bourgogne ,  lorsqu'un  nouveau  fléau  vint  se  ruer 
sur  la  cité  toute  saignante  encore:  c'était  la  peste,  cette  sœur 
hâve  et  décbarnée  de  la  guerre  civile. 

Une  épidémie  affi-euse  se  déclara.  La  famine ,  la  misère     les 
morts  oubliés  dans  les  rues,  les  passions  politiques  qui  font  bouil- 
lir le  sang  aux  veines,  étaient  les  voix  infernales  qui  l'aA^aient  appe- 
lée .  Le  peuple,  qui  commençait  à  se  refroidir,  et  qui  était  épouvanté 
de  ses  propres  excès  ,  crut  voir  la  main  de  Dieu  dans  ce  nouveau 
fléau;  une  fièvre  singulière  s'empara  de  lui.  Au  lieu  d'attendre  la 
maladie  dans  ses  maisons  et  d'essayer  de  la  prévenir,  la  population 
tout  entière  se  répandit  dans  les  rues  ;   des  bommes  couraient 
comme  des  insensés  ,  criant  que  les  flammes  de  l'enfer  les  brû- 
laient ;  et  sillonnant  cette  foule  qui  s'ouvrait  tremblante  devant 
eux,  quelques-uns  se  jetèrent  dans  les  puits,  d'autres  dans  la 
rivière.  Une  seconde  fois  les  tombeaux  manquèrent  aux  morts, 
et  les  prêtres  aux  mourans.  Des  hommes  atteints  des  premiers 
symptômes  du  mal  arrêtaient  les  vieillards  dans  les  rues ,  et  les 
forçaient  d'entendre  leurs  confessions.   Les  seigneurs  n'étaient 

XOME   VIII.  3^ 


5l8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  plus  à  l'abri  de  l'épidémie  que  le  pauvre  peuple  ;  le  prince 
d'Orange  et  le  seigneur  de  Poix  y  succombèrent  ;  l'un  des  frè- 
res Fosseuse,  allant  faire  sa  cour  au  duc  ,  sentit  les  premières  at- 
teintes du  mal  au  bas  du  perron  de  l'hôtel  Saint-Paul;  il  essaya  de 
continuer  son  chemin ,  mais  à  peine  avait-il  monté  six  marches , 
qu'il  s'arrêta  pâle  ,  les  cheveux  hérissés  et  les  genoux  tremblans. 
Il  n'eut  que  le  temps  de  croiser  les  bras  sur  sa  poitrine ,  en  di- 
sant :  Seigneur,  ayez  pitié  de  moi  !  et  il  tomba  mort.  Le  duc  de 
Bretagne,  les  ducs  d'Anjou  et  d'Alençon  se  retirèrent  à  Cor- 
beil  ',  et  le  sire  de  Gyac  et  sa  femme  au  château  de  Creil,  près 
Beaumont-sur-Oise. 

De  temps  en  temps  derrière  les  vitraux  de  l'hôtel  Saint-Paul, 
apparaissaient,  comme  des  ombres ,  ou  le  duc  ou  la  reine  ;  ils  je- 
taient les  yeux  sur  ces  scènes  de  désolation,  mais  ils  n'y  pouvaient 
rien  et  se  tenaient  enfermés  dans  le  palais  :  quant  au  roi,  on  di- 
sait qu'il  était  retombé  dans  un  de  ses  accès  de  folie.  Pendant  ce 
temps,  Henri  d'Angleterre,  accompagné  d'une  puissante  armée , 
avait  mis  le  siège  devant  Rouen.  Toute  la  ville  avait  jeté  un  cri 
de  détresse  qui  s'était  perdu  dans  les  clameurs  de  Paris  ,  avant 
d'arriver  au  duc  de  Bourgogne.  C'était  cependant  le  cri  d'une 
ville  tout  entière ,  les  Rouannais  abandonnés  n'en  avaient  pas 
moins  fermé  leurs  portes  et  juré  de  se  défendre  jusqu'à  la  der- 
nière extrémité. 

De  leur  côté ,  les  Dauphinois,  conduits  par  l'infatigable  Tan- 
neguy  ,  par  le  maréchal  de  Rieux ,  et  par  Barbazan  qu'on  appe- 
lait le  chevalier  sans  reproches,  après  s'être  emparé  de  la  ville  de 
Tours,  que  défendaient,  pour  le  duc,  Guillaume  de  Rommenel 
et  Charles  Labbe  ,  =  poussaient  des  reconnaissances  armées  jus- 
qu'aux portes  de  Paris. 

Le  duc  Jean  avait  donc  à  sa  gauche  les  Dauphinois  ,  ennemis 
de  la  Bourgogne;  à  sa  droite  les  Anglais,  ennemis  de  la  France; 
en  face  et  derrière  lui  la  peste,  ennemie  de  tous. 

Dans  cette  extrémité,  il  songea  à  traiter  avec  le  Dauphin,  àlais- 

'  Barante. 

'  Enguerrand  de  Moiish-elet. 


scènks  historiques.  5iq 

sev  au  roi*,  à  la  reine  et  à  lui ,  la  responsabilité  de  la  garde  de 
Paris  ,  et  à  aller  devers  Rouen  pour  lui  porter  secours. 

En  conséquence ,  les  articles  de  paix  arrêtés  quelque  temps  au- 
paravant à  Bray  et  à  Montercau  furent  de  nouveau  signés  par  la 
reine  et  le  duc  de  Bourgogne.  Le  1 7  septendjre,  ils  furent  publiés  à 
son  de  trompe  dans  les  rues  de  Paris,  et  le  duc  de  Bretagne,  porteur 
du  traité,  fut  cbargé  de  le  soumettre  à  l'approbation  du  Dauphin , 
et  en  même  temps,  pour  le  disposer  à  une  réconciliation,  il  lui  con- 
duisit sa  jeune  femme  '  qui  était  restée  à  Paris,  et  pour  laquelle 
la  reine  et  le  duc  avaient  eu  les  plus  grands  égards.  2 

Le  duc  de  Bretagne  trouva  le  Dauphin  à  Tours.  Il  obtint 
une  audience  de  lui  :  lorsqu'il  fut  introduit  en  sa  présence  ,  le 
Dauphin  avait  à  sa  droite  le  jeune  duc  d'Armagnac ,  arrivé  la 
veille  de  la  Guyenne  3,  pour  réclamei*  justice  de  la  mort  de  son 
père ,  et  à  qui  justice  avait  été  hautement  promise  ;  à  sa  gauche 
Tanneguy-Ducliâtel ,  ennemi  déclaré  du  duc  de  Bourgogne;  der- 
rière lui ,  le  président  Louvet,  Barbazan  et  Charles  Labbe ,  qui 
venait  de  passer  du  parti  de  Bourgogne  au  sien  ;  tous  gens  dési- 
rant la  guerre ,  car  ils  avaient  une  haute  fortune  à  espérer  avec 
le  Dauphin  ,  et  tout  à  craindre  avec  le  duc  Jean. 

Quoiqu'au  premier  aspect  le  duc  de  Bretagne  jugeât  bien 
quelle  serait  l'issue  de  la  négociation  ,  il  mit  un  genou  en  tei're , 
et  présenta  le  traité  au  duc  de  Touraine.  Celui-ci  le  prit ,  et 
sans  le  décacheter,  il  dit  au  duc  en  le  relevant  :  Mon  cousin,  je 
sais  ce  que  c'est ,  on  me  rappelle  à  Paris  ,  n'est-ce  pas  ?  on 
m'offre  la  paix  si  j'y  veux  revenir;  mon  cousin ,  je  ne  ferai  point 
de  paix  avec  des  assassins  ,  je  ne  rentrerai  pas  dans  une  ville 
encore  toute  éplorée  et  sanglante.  M.  le  duc  a  fait  le  mal ,  qu'il 
le  guérisse;  quant  à  moi ,  je  n'ai  point  commis  le  crime  ,  et  ne 
veux  point  m'offrir  en  expiation. 

'  Marie  d'Anjou  ,  Aile  de  Louis,  roi  de  Sicile.  Le  Dauphin  l'avait  épousée 
en  i4i3;  mais,  comme  il  n'avait  que  onze  ans  ,  ce  fut  en  i4i6  seulement 
que  le  mariage  fut  consommé. 

»  Enguerrand  de  Monstrelet.  —  Barante. 

'  Saint-Remi. 


020  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  due  tle  Bretagne  voulut  insister ,  mais  toute  instance  fut 
inutile.  Il  retourna  vers  Paris,  portant  le  refus  du  Bauplùn  au 
duc  de  Bourgogne  ;  il  trouva  celui-ci  près  d'entrer  au  conseil  où 
devait  être  entendu  un  envoyé  de  la  ville  de  Rouen.  Le  duc 
écouta  avec  attention  ce  que  son  ambassadeur  lui  rapportait; 
puis,  lorsqu'il  eut  cessé  de  parler,  il  laissa  tomber  sa  tète  sur  sa 
poitrine ,  réfléchit  profondément  quelques  minutes  :  C'est  lui 
qui  m'y  aura  forcé  ,  dit-il  tout  à  coup  ,  et  il  entra  dans  la  salle 
du  conseil  du  roi. 

L'explication  de  la  pensée  du  duc  de  Bourgogne  est  facile  à 
donner. 

Le  duc  était  le  plus  grand  vassal  de  la  couronne  de  France 
et  le  plus  puissant  prince  de  la  chrétienté.  Il  était  adoré  des 
Parisiens;  depuis  trois  mois  ,  il  gouvernait  sous  le  nom  du  roi,  et 
l'état  continuel  de  maladie  de  ce  malheureux  prince  ne  permet- 
tait pas  à  ceux  qui  le  désiraient  le  plus,  d'espérer  qu'il  pût  vivre 
long-temps  ;  en  cas  de  mort,  de  l'espèce  de  régence  que  tenait  le 
duc  ,  à  la  royauté,  il  n'y  avait  qu'un  pas.  Les  Dauphinois  ne  pos- 
sédaient que  le  Maine  et  l'Anjou;  la  cession  de  la  Guyenne  et  de 
la  Normandie  au  roi  d'Angleterre  lui  faisait  de  celui-ci  un  allié  et 
un  appui.  Les  deux  Bourgognes,  la  Flandre  et  l'Artois,  qu'il  tenait 
de  son  chef  et  qu'il  réunissait  à  la  couronne  de  France  ,  étaient 
pour  elle  un  dédommagement  de  cette  perte;  enfin  l'exemple 
de  Hugues  Capet  n'était  pas  si  loin ,  qu'il  ne  pût  être  renou- 
velé ,  et  puisque  le  Dauphin  refusait  toute  alliance  et  voulait 
la  guerre  ,  il  n'aurait  à  se  plaindre  à  personne  lorsque  les  con- 
séquences de  son  refus  retombei-aient  sur  lui-même. 

Dans  ces  circonstances,  la  politique  du  duc  de  Bourgogne  était 
aussi  simple  que  facile  :  laisser  traîner  le  siège  de  Rouen  en  lon- 
gueur, ouvrir  des  négociations  avec  Henri  d'Angleterre  ,  et  tout 
préparer  de  concert  avec  lui  pour  que  ,  la  mort  de  Charles  VI  ar- 
rivant, toute  puissance  étant  d'avance  concentrée  entre  ses  mains, 
il  n'eût  à  ajouter  au  pouvoir  royal  dont  il  était  déjà  investi,  que 
le  titre  de  roi  qui  lui  manquait  encore. 

Le  moment  était  on  ne  peut  plus  favorable  pour  com- 
mencer à  mettre  à  exécution  ce  grand  dessein  :  le  roi,  malade 


SCÈNES    HISTORIQUES.  521 

d'esprit  comme  il  l'était,  ne  i)ouvait  assister  au  conseil,  et  n'avait 
pas  même  été  prévenu  de  sa  convocation;  le  duc  était  Jonc  libre 
de  faire  à  l'envoyé  de  la  ville  de  Rouen  la  réponse  qui  lui  sem- 
blerait le  plus  avantageuse ,  non  pas  aux  intérêts  de  la  France , 
mais  à  ses  intérêts  particuliers. 

C'est  dans  ces  dispositions ,  que  venait  de  confirmer  le  refus 
du  Dauphin,  qu'il  entra  dans  la  salle  du  conseil,  et  alla  s'asseoir, 
comme  pour  s'essayer  au  rôle  qu'il  espérait  jouer  un  jour,  sur  le 
trône  du  roi  Charles. 

On  n'attendait  que  lui  pour  ordonner  que  le  messager  fut  in- 
troduit. 

C'était  un  vieux  prêtre  à  cheveux  blancs;  il  était  venu  de  Rouen 
pieds  nus  et  un  bâton  à  la  main ,  comme  il  convient  à  un  homme 
qui  requiert  secours.  Il  s'avança  jusqu'au  milieu  de  la  salle,  et, 
après  avoir  salué  le  duc  de  Bourgogne,  il  allait  commencer  à  lui 
exposer  l'objet  de  sa  mission,  lorsqu'un  grand  bruit  se  fit  en- 
tendre vers  une  petite  porte,  couverte  d'une  tapisserie  qui  don- 
nait dans  les  appartemens  du  roi  ;  chacun  se  retourna ,  et  l'on 
vit  avec  surprise  la  tapisserie  se  soulever,  et  se  débarrassant  des 
mains  de  ses  gardiens  qui  voulaient  le  retenir,  le  roi  Charles  VI 
s'avancer  à  son  tour  dans  cette  salle  où  personne  ne  l'attendait,  et, 
les  yeux  étincelans  de  colère ,  les  habits  en  désordre  ,  marcher 
d'un  pas  ferme  droit  au  trône  sur  lequel  s'était  prématurément 
assis  le  duc  Jean  de  Bourgogne. 

Cette  apparition  inattendue  frappa  tout  le  monde  d'un  vague 
sentiment  de  crainte  et  de  respect.  Le  duc  de  Bourgogne  surtout 
le  regardait  s'avancer,  se  soulevant  du  trône  au  fur  et  à  mesure 
qu'il  approchait ,  comme  si  une  force  surnaturelle  le  contraignît 
de  se  tenir  debout,  et  quand  le  roi  mit  le  pied  sur  la  première 
marche  du  trône  pour  y  monter,  le  duc,  du  côté  opposé,  mit 
machindement  le  pied  sur  la  dernière  marche  pour  en  des- 
cendre. 

Chacun  regardait  silencieux  ce  singulier  jeu  de  bascule. 

—  Oui,  je  comprends,  messeigneurs,  dit  le  roi,  on  vous  avait 
dit  que  j'étais  fou,  peut-être  même  vous  avait-on  dit  que  j'étais 
mort.  —  Il  se  mit  à  rire  d'une  manière  étrange.  —Non,  non,  mes- 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seigneurs ,  je  n'étais  que  prisonnier.  Mais  j'ai  su  qu'on  tenait  le 
grand  conseil  en  mon  absence,  et  j'ai  voulu  y  venir,  mon  cousin 
de  Bourgogne  ;  j'espère  que  vous  voyez  avec  plaisir  que  mon  état, 
dont  sans  doute  on  vous  avait  exagéré  le  péril,  me  permet  encore 
de  présider  les  affaires  du  royaume.  Puis  se  retournant  vers  le 
prêtre: — Parlez,  mon  père,  lui  dit-il,  le  roi  de  France  vous  écoute, 
et  il  s'assit  sur  le  trône. 

Le  prêtre  fléchit  le  genou  devant  le  roi,  ce  qu'il  n'avait  {pas  fait 
devant  le  duc  de  Bourgogne,  et  commença  à  parler  dans  cette 
posture. 

—  Notre  sire,  dit-il,  les  Anglais,  vos  ennemis  et  les  nôtres,  ont 
mis  le  siège  devant  la  ville  de  Rouen. 

te  roi  tressaillit. 

—  Les  Anglais  au  cœur  du  royaume ,  et  le  roi  n'en  sait  rien! 
dit-il.  Les  Anglais  devant  Rouen!...  Rouen,  qui  était  ville  fran- 
çaise sous  Clovis ,  l'aïeul  de  tous  les  i-ois  de  France  ;  qui  n'a  été 
perdue  que  pour  être  reprise  par  Philippe-Auguste  ! . . .  Rouen  , 
ma  ville  ! . . .  un  des  six  fleurons  de  ma  couronne  ! . . .  Oh  !  trahison, 
trahison!  murmura-t-il  à  voix  basse. 

Le  prêtie,  voyant  que  le  roi  avait  cessé  de  parler,  continua  : 

—  «Très-excellent  prince  et  seigneur  \  il  m'est  enjoint,  de  par 
les  habitans  de  la  ville  de  Rouen,  de  crier  à  vous,  sire,  et  contre 
vous,  duc  de  Bourgogne ,  qui  avez  le  gouvernement  du  roi  et  de 
son  royaume ,  le  grand  haro ,  lequel  signifie  l'oppression  qu'ils 
ont  des  Anglais ,  et  vous  mandent  et  font  savoir  par  moi  que 
si,  par  faute  de  votre  secours,  il  convient  qu'ils  soient  sujets  au 
roi  d'Angleterre,  vous  n'aurez  en  tout  le  monde  pires  enne- 
mis qu'eux  ,  et  que  ,  s'ils  peuvent ,  ils  détruiront  vous  et  votre 
génération.  » 

—  Mon  père,  dit  le  roi  en  se  levant,  vous  avez  accompli  votre 
mission  et  m'avez  rappelé  la  mienne.  Retournez  vers  les  braves 
habitans  de  la  ville  de  Rouen,  dites-leur  de  tenir,  et  que  je  les 
sauverai  par  négociation  ou  par  secours,  dussé-je ,  pour  obtenir 
la  paix,  donner  ma  fille  Catherine  au  roi  d'Angleterre  ;  dussé-je, 

'Engucrrand  de  Monstrelet. 


*  SC^^Î^ES    HISTORIQUES.  SsS 

pour  faire  la  guerre,  marcher  de  lua  personne  à  l'encontre  de  nos 
ennemis,  en  appelant  à  moi  toute  la  noblesse  du  royaume. 

—  <  Sire,  répondit  le  prêtre  en  s'inclinant,  je  vous  remercie  de 
votre  bon  vouloir,  et  prie  Dieu  qu'aucune  volonté  étrangère  à 
la  vôtre  ne  le  change.  Mais,  soit  pour  la  paix,  soit  pour  la  guerre, 
il  faut  vous  hâter,  sire  ;  car  plusieurs  milliers  de  nos  habitans 
sont  déjà  morts  de  faim  dans  ladite  ville ,  et  depuis  deux  mois 
nous  ne  vivons  que  de  chair  que  Dieu  n'a  pas  faite  pour  la  nour- 
riture humaine  '.  Douze  mille  pauvres  gens,  hommes,  femmes  et 
enfans,  ont  été  mis  hors  des  murs,  et  se  nourrissent  dans  les  fossés 
de  racines  et  eau  croupie ,  si  bien  que  lorsqu'une  malheureuse 
mère  accouche ,  il  faut  que  les  gens  pitoyables  tirent  les  petits 
nouveau  -  nés  avec  des   cordes  dans  des  corbeilles ,  les  fassent 
baptiser  et  les  rendent  aux  mères,  afin  que  du  moins  ils  meurent 
en  chrétiens.  » 

Le  roi  poussa  un  soupir  et  se  tourna  vers  le  duc  de  Bourgogne.: 
—  Yous  entendez  !  lui  dit-il  en  lui  jetant  un  regard  d'indicible 
reproche;  il  n'est  pas  étonnant  que  moi,  le  roi,  je  sois  dans  un 
si.   triste   état   de    corps   et  d'esprit ,  quand  tant    de   malheu- 
reux ,  qui  croient  que  leur  malheur  vient  de  moi,  élèvent  vers  le 
trône  de  Dieu  un  concert  de  malédictions  à  faire  reculer  l'ange 
de  la  miséricorde.  Allez,  mon  père,  dit-il  en  se  retournant  vers 
le  prêtre,  retournez  vers  la  pauvre  ville,  à  laquelle  je  voudrais 
pouvoir  envoyer  mon  propre  pain  ;  dites-lui  que  non  pas  dans 
un  mois,  non  pas  dans  huit  jours,  non  pas  demain,  mais  aujour- 
d'hui ,  tout  à  l'heure  ,  des  ambassadeurs  partiront  pour  le  Pont- 
de-l'Arche,  afin  de  traiter  de  la  paix,  et  que  moi,  le  roi,  j'irai 
à  Saint-Denis  prendre  de  ma  main  l'oriflamme  pour  me  préparer 
à  la  guerre. 

M.  le  premier  président,  ajouta-t-il  en  se  tournant  vers 
Philippe  de  MorvilUers ,  et  successivement  vers  ceux  auxquels 
il  adi-essait  la  parole ,  messire  Regnauli  de  FoUeville  ,  messire 
Guillaume  de  Champ-Divers,  messire  Thierry-le-Roi ,  vous  par- 
tirez ce  soir  chargés  de  mes  pleins  pouvoirs  pour  traiter  de  la 


Ensrirerrand  de  Monstrelet. 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paix  avec  Henri  de  Laiicastre ,  roi  d'Angleterre ,  et  vous  ,  mon 
cousin ,  vous  allez  donner  des  ordres  pour  que  nous  nous  ren- 
dions à  Saint-Denis;  nous  partons  à  l'instant  même. 

A  ces  mots  le  roi  se  leva  et  chacun  en  fit  autant.  Le  vieux 
prêtre  vint  à  lui  et  lui  baisa  la  main.  —  Sire,  dit-il,  Dieu  vous 
rende  le  bien  que  vous  allez  faire  :  demain  80,000  personnes 
béniront  votre  nom. 

—  Qu'elles  prient  pour  moi  et  la  France,  mon  père,  car  nous 
en  avons  tous  deux  besoin.  Le  conseil  se  sépara  sur  ces  paroles. 
Deux  heures  après,  le  roi  détachait  de  ses  propres  mains  l'ori- 
flamme des  vieilles  murailles  de  Saint-Denis.  Le  roi  demanda 
au  duc  un  chevalier  de  nom  et  de  bravoure  pour  le  lui  confier  ; 
le  duc  lui  en  désigna  un. 

—  Votre  nom?  dit  le  roi,  en  lui  présentant  la  sainte  bannière. 

—  Le  sire  de  Montmort,  répondit  le  chevalier. 

Le  roi  chercha  dans  sa  mémoire  à  quel  grand  souvenir  et  à 
quelle  noble  tige  se  rattachait  ce  nom. 

Après  un  instant  il  lui  remit  l'oriflamme  avec  un  soupir  ;  c'était 
la  première  fois  que  la  bannière  royale  était  confiée  à  un  sei- 
gneur de  si  petite  maison  '. 

Le  roi,  sans  revenir  à  Paris,  envoya  ses  instructions  à  ses  am- 
bassadeurs. L'un  d'eux,  le  cardinal  des  Ursins,  reçut  un  portrait  de 
la  princesse  Catherine  :  il  devait  le  faire  voir  au  roi  d'Angleterre. 

Le  soir,  29  octobre  i^\8,  toute  la  cour  alla  coucher  à  Pon toise, 
où  elle  devait  attendre  le  résultat  des  négociations  du  Pont-de- 
r Arche;  et  mandement  fut  fait  à  tous  les  chevahers  de  s'y  rendre, 
avec  leurs  équipages  de  guerre,  écuyers  et  hommes  d'armes. 

Le  sire  de  Gyac  fut  un  des  premiers  qui  se  rendit  à  cet  appel; 
il  adorait  toujours  sa  femme,  mais  cependant  au  cri  de  détresse, 
qu'au  nom  de  la  France  avait  jeté  son  roi,  il  avait  tout  quitté,  sa 
belle  Catherine  aux  caresses  d'enfant,  son  château  de  Creil , 
où  chaque  chambre  gardait  un  souvenir  de  volupté,  ses  allées  si 
délicieuses  à  fouler,  quand  on  pousse  devant  ses  pieds  les  feuilles 
jaunâtres  que  les  premiers  vents  de  l'automne  détachent  de  leur 

'  Le  religieux  de  Saint-Denis.  —  Barante. 


SCÈNES    HISTORIQUES.  5z5 

tige,  et  dont  le  hruisseiuent  mélancolique  est  si  bien  en  haiiuonie 
avec  les  vagues  rêveries  d'un  àniour  jeune  et  heureux. 

Le  duc  le  reçut  comme  un  ami  ;  il  invita  le  même  jour  à  dîner 
plusieurs  jeunes  et  nobles  seigneurs,  pour  faire  fête  à  l'arrivant: 
le  soir  il  y  eut  réception  et  jeu  chez  le  duc.  Le  sire  de  Gyac  était  le 
héros  de  la  soii'ée,  comme  il  l'avait  été  du  jour;  chacun  lui  de- 
mandait des  nouvelles  de  la  belle  Catherine,  qui  avait  Liissé  plus 
d'un  souvenir  dans  le  cœur  des  jeunes  seigneurs.  Le  duc  parais- 
sait préoccupé,  mais  son  front  riant  annonçait  que  c'était  d'une 
pensée  joyeuse. 

De  Gyac ,  pour  échapper  aux  compliniéns  des  uns ,  fuir  les 
plaisanteries  des  autres ,  et  plus  encore  pour  se  soustraire  à  la 
chaleur  de  la  salle  de  jeu,  se  promenait  avec  son  ami  le  sire  de 
Graville ,  dans  la  première  des  chambres  dont  la  suite  formait 
l'appartement  du  duc.  Comme  il  n'y  était  installé  que  de  la  veille, 
le  service  des  valets,  pages  et  écuyers,  était  encore  si  mal  organisé, 
qu'un  paysan  jîénétra  dans  cette  première  pièce,  sans  y  être  conduit 
par  personne,  et  s'adressa  au  sire  de  Gyac,  pour  savoir  comment 
il  pourrait  remettre  une  lettre  au  duc  de  Bourgogne  lui-même. 

— De  quelle  part?  lui  dit  Gyac. 

Le  paysan  parut  embarrassé,  et  renouvela  sa  question. 
I  — -Ecoute,  lui  dit  Gyac,  il  n'y  a  que  deux  moyens  :  le  premier, 
c'est  de  traverser  avec  moi  ces  salons  remplis  de  riches  seigneurs 
ou  de  nobles  dames,  parmi  lesquels  un  manant  comme  toi  ferait 
une  singulière  tache;  le  second,  c'est  d'amener  ici  le  duc,  ce  qu'il 
ne  me  pardonnerait  pas,  si  la  lettre  que  tu  lui  apportes  ne  méri- 
tait pas  la  peine  qu'il  auradt  prise,  ce  dont  j'ai  peur. 

—  Comment  faire  alors,  monseigneur  ?  dit  le  manant. 

— Me  donner  cette  lettre,  et  attendre  ici  la  réponse  ;  —  et  avant 
que  le  paysan  eût  eu  le  temps  de  la  retenir,  il  avait  pris  la  lettre 
entre  ses  deux  doigts ,  l'avait  lestement  tirée  des  mains  du  mes- 
sager, et  s'acheminait,  donnant  toujours  le  bras  à  Graville,  vers 
la  chambre  du  fond. 

—  Pardieu  !  dit  celui-ci,  à  la  manière  dont  la  missive  est  pliée, 
à  la  finesse  et  au  parfum  du  vélin  sur  lequel  elle  est  écrite ,  cela 
m'a  bien  l'air  d'un  billet  amoureux. 


5^6  RE\UE    DES    DEUX    MONDES. 

—  De  Gyac  sourit,  jeta  maoliinalement  les  yeux  sur  la  lettre, 
et  s'arrêta  comme  frappé  de  la  foudre.  Il  avait  reconnu,  dans  le 
sceau  qui  la  fermait ,  l'empreinte  d'une  bague  que  sa  femme 
portait  avant  son  mariage,  et  dont  souvent  il  lui  avait  demandé 
l'explication ,  sans  qu'elle  la  lui  donnât  ;  c'était  une  seule  étoile 
dans  un  ciel  nuageux,  avec  cette  devise  :  la  mcme. 

—  Qu'as-tu?  lui  dit  Graville,  en  le  voyant  pâlir. 

—  Rien,  rien,  répondit  Gyac,  en  se  remettant  aussitôt ,  et  en 
essuyant  son  front  duquel  coulait  une  sueur  froide,  rien  qu'un 
éblouissement;  allons  porter  cette  lettre  au  duc ,  et  il  entraîna 
Graville  si  rapidement,  que  celui-ci  crut  qu'il  était  subitement 
devenu  insensé. 

Le  duc  était  au  fond  de  l'appartement,  le  dos  tourné  vers  une 
cheminée  dans  laquelle  brûlait  un  feu  ardent  ;  de  Gyac  lui  pré- 
senta la  lettre,  en  disant  qu'un  homme  en  attendait  la  réponse. 

Le  duc  la  décacheta.  Un  léger  mouvement  de  surprise  passa 
sur  sa  figure  aux  premiers  mots  qu'il  lut;  mais  grâce  à  l'empire 
qu'il  avait  sur  lui,  il  disparut  aussitôt.  De  Gyac  était  debout  de- 
vant lui,  fixant  ses  yeux  perçans  sur  le  visage  impassible  du  duc. 
Lorsque  celui-ci  eut  fini ,  il  roula  machinalement  la  lettre  entre 
ses  doigts  ,  et  la  jeta  derrière  lui  dans  le  foyer. 

De  Gyac  aurait  volontiers  plongé  la  main  dans  ce  brasier  ar- 
dent, pour  y  poursuivre  cette  lettre  ;  il  se  contint  cependant.  — 
Et  la  réjDonse  ?  dit-il  d'une  voix  dont  il  ne  put  cacher  toute  l'alté- 
ration. 

Un  regard  rapide  et  scrutateur  jaillit  des  yeux  bleus  du  duc 
Jean,  et  sembla  se  réfléchir  sur  la  figure  de  Gyac  ,  comme  la  ré- 
verbération d'un  miroir. — La  réponse?  dit-il  froidement;  Graville, 
allez  dire  à  cet  homme  que  je  la  porterai  moi-même. — En  achevant 
ces  mots ,  il  prit  le  bras  de  Gyac,  comme  pour  s'appuyer  dessus, 
mais  en  eftet  pour  l'empêcher  de  suivre  son  ami. 

Tout  le  sang  de  Gyac  reflua  vers  son  cœur  et  bourdonna  à  ses 
oreilles,  lorsqu'il  sentit  le  bras  du  duc  s'appuyer  sur  le  sien.  Il  ne 
voyait  plus ,  n'entendait  plus;  il  lui  prenait  envie  de  frapper  le 
duc  au  milieu  de  cette  assemblée,  de  ces  lumières,  de  cette  fête, 
mais  il  lui  semblait  que  son  poignard  tenait  au  fourreau;  tout  tour- 


SCÈNES    HISTORIQUES.  Sa-J 

ïiait  autour  de  lui,  il  ne  sentait  plus  la  terre  sous  ses  pieds,  il  était 
dans  un  cercle  de  feu,  et  quand  le  duc ,  au  retour  de  Graville, 
quitta  tout  à  coup  son  bras,  il  tomba  sur  un  fauteuil  qui  se  trou- 
vait là  par  hasard,  comme  s'il  eût  été  foudroyé. 

Quand  il  revint  à  lui ,  il  jeta  les  yeux  sur  toute  cette  assem- 
blée ,  réimion  insouciante  et  dorée,  qui  continuait  sa  nuit 
joyeuse,  sans  se  douter  qu'au  milieu  d'elle  ,  il  y  avait  un  homme 
qui  enfermait  tout  l'enfer  dans  son  sein.  Le  duc  n'y  était  plus. 

De  Gyac  se  leva  d'un  seul  bond,  comme  si  un  ressort  de  fer 
l'eût  remis  sur  ses  pieds  ;  il  alla  de  chambre  en  chambre  comme 
vin  insensé,  les  yeux  hagards ,  la  sueur  au  front ,  et  demandant 
le  duc. 

Tout  le  monde  venait  de  le  voir  passer. 

11  descendit  jusqu'à  la  porte  extérieure  :  un  homme  enveloppé 
d'un  manteau  venait  d'en  sortir  et  de  monter  à  cheval.  Gyac  en- 
tendit au  bout  de  la  rue  le  galop  du  cheval  ;  il  vit  les  étincelles 
jaillir  soUs  ses  pieds.  C'est  le  duc  ,  dit-il ,  et  il  se  précipita  dans 
les  écui'ies. 

—  RalfF!  s'écria-t-il  en  entrant,  à  moi ,  mon  RalfF!  —  et  au 
milieu  des  chevaux  qui  étaient  là  ,  un  seul  hennit ,  leva  la  tête  , 
et  essaya  de  briser  le  lien  qui  le  retenait  au  râtelier. 

C'était  un  beau  cheval  espagnol  de  couleur  isabelle,  au  pur 
sang ,  à  la  crinière  et  à  la  queue  flottantes ,  aux  veines  croisées 
sur  ses  cuisses,  comme  un  réseau  de  cordes. — Viens,  RalfF,  dit 
Gyac,  en  coupant  avec  son  poignard  le  lien  cjui  le  retenait. 
Et  le  cheval,  joyeux  et  libre,  bondit  comme  un  faon  de  biche. 

Gyac  frappa  du  pied  avec  un  blasphème;  le  cheval ,  épouvanté 
à  la  voix  de  son  maître  ,  s'arrêta  pliant  sur  ses  quatre  jambes. 

Gyac  lui  jeta  la  selle  ,  lui  mit  la  bride  ,  et  s'élança  sur  son  dos 
à  l'aide  de  la  crinière.  —  Allons  ,  Ralff ,  allons;  —  il  lui  enfonça 
ses  éperons  dans  le  ventre ,  le  cheval  partit  comme  la  foudre. 

— Allons,  allons,  Ralff,  il  faut  le  rejoindre,  disait  Gyac,  parlant 
à  son  cheval,  comme  si  celui-ci  eut  pu  l'entendre.  — Plus  vite, 
plus  vite  !  mon  Ralff,  — et  Ralff  dévorait  le  chemin  ,  ne  touchant 
la  terre  que  par  bonds  ,  jetant  l'écume  par  les  naseaux  et  le  feu 
par  les  yeux. 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Oh  I  Catherine  ,  Catherine  ,  avec  une  bouche  si  pure  ,  des 
yeux  si  Joux  ,  une  voix  si  candide  ,  tant  de  trahison  au  fond  du 
cœur,  enveloppe  d'ange  ,  ame  de  démon  I  Ce  matin  encore  ,  elle 
accompagnait  mon  départ  de  caresses  et  de  baisers  ;  elle  passait 
sa  blanche  main  dans  ta  crinière  ,  flattant  ton  cou ,  et  te  disant  : 
RalfF,  mon  llalfF,  ramène-moi  bientôt  mon  bien-aimé.  Déri- 
sion ! . . .  Plus  vite,  RaltF,  plus  vite  !  —  Il  frappait  le  cheval  de  son 
poing  fermé  à  la  place  où  l'avait  caressé  la  main  de  Catherine. 
Ralft'  ruisselait. 

—  Catherine ,  le  bien-aimé  revient ,  et  c'est  RalfF  qui  te  le  ra- 
mène !...  Oh  !  s'il  est  vrai ,  s'il  est  vrai  que  tu  me  trompes;  oh! 
la  vengeance,  oh  !  il  faudra  bien  du  temps  pour  la  trouver  digne 
de  vous  deux.  Allons ,  allons  !  il  faut  que  nous  arrivions  avant 
lui;  RalfF,  plus  vite  !  plus  vite!  et  il  lui  déchirait  le  ventre  avec 
ses  éperons,  et  le  cheval  hennissait  de  douleur. 

Le  hennissement  d'un  autre  cheval  lui  répondit;  bientôt  de 
Gyac  aperçut  un  cavalier,  qui  allait  lui-même  au  galop.  Ralfï 
dépassa  cheval  et  cavalier  d'un  élan  ,  comme  l'aigle  ,  d'un  coup 
d'aile,  dépasse  le  vautour.  De  Gyac  reconnut  le  duc  ;  le  duc  crut 
avoir  vu  passer  une  apparition  fantastique. 

Ainsi  le  duc  Jean  allait  bien  au  château  de  Creil. 

Le  duc  continua  son  chemin;  en  quelques  secondes,  chevalet 
cavalier  avaient  disparu;  d'ailleurs  cette  vision  ne  pouvait  pren- 
dre place  dans  son  esprit,  tout  plein  de  pensées  d'amour.  Il  allait 
donc  se  reposer  un  instant  de  ses  combats  politiques  et  de  ses 
combats  armés.  Adieu  à  toutes  les  fatigues  du  corps  ,  à  tous  les 
tourmens  de  l'esprit  !  il  allait  s'endormir  aux  bras  de  sa  belle 
maîtresse ,  l'amour  allait  lui  soutïler  au  front  :  ce  sont  les  cœurs 
de  lion  ,  les  hommes  de  fer,  qui  seuls  savent  aimer. 

Il  ai-riva  à  la  porte  du  château.  Toutes  les  lumières  étaient 
éteintes  :  une  seule  fenêtre  brillait  lumineuse,  et  derrière  le  rideau 
de  cette  fenêtre  on  voyait  se  dessiner  une  ombre.  Le  duc  attacha 
son  cheval  à  un  anneau,  et  tira  quelques  sons  d'un  petit  cor 
d'ivoire  qu'il  portait  à  sa  ceinture. 

La  lumière  s'agita ,  laissa  bientôt  la  chambre  où  elle  brillait 
d'abord  dans  la  plus  complète  obscurité ,  et  passa  successivement 


SCÈNES    HISTORIQUES.  5l^ 

derrière  la  longue  suite  de  fenêtres  qu'elle  illumina  chacune  à  son 
tour.  Au  bout  d'un  instant,  le  duc  entendit  de  l'autre  côté  du  mur 
un  pas  léger  courir  sur  l'herbe  et  les  feuilles  sèches  ,  et  une  douce 
et  fraîche  voix  dit  à  travers  la  porte  :  Est-ce  vous  ,  mon  duc  ? 

—  Oui ,  oui,  ne  crains  rien,  ma  belle  Catherine;  oui,  c'est  moi. 
La  porte  s'ouvrit ,  la  jeune  femme  était  toute  tremblante,  moi- 
tié de  frayeur,  moitié  de  froid. 

Le  duc  lui  jeta  une  partie  de  son  manteau  sur  les  épaules,  et  la 
rapprocha  de  lui ,  en  s'enveloppant  avec  elle  :  ils  traversèrent 
ainsi  la  cour  au  milieu  de  l'obscurité.  Au  bas  de  l'escalier,  une 
petite  lampe  d'argent  brûlait  une  huile  parfumée.  Catherine  la 
prit;  elle  n'avait  pas  osé  sortir  avec  cette  lampe,  craignant  d'être 
aperçue ,  ou  que  le  vent  ne  la  souflflat  :  ils  montèrent  l'escalier, 
toujours  dans  les  bras  l'un  de  l'autre. 

Pour  arriver  à  la  chambre  à  coucher,  il  fallait  traverser  une 
grande  galerie  sombre;  Catherine  se  rapprocha  davantage  encore 
de  son  amant. 

—  Croiriez-vous ,  mon  duc ,  lui  dit  Catherine  ,  que  je  suis 
passée  seule  ici  ? 

—  Oh  !  vous  êtes  une  belle  guerrière ,  ma  Catherine  ! 

—  C'était  pour  aller  vous  ouvrir,  monseigneur  ! 
Catherine  posa  sa  tête  sur  l'épaule  du  duc ,  et  le  duc  ses  lèvres 

sur  le  front  de  Catherine;  ils  traversèrent  ainsi  la  longue  galerie, 
la  lampe  formant  autour  d'eux  un  cercle  de  lumière  tremblante, 
qui  éclairait  la  tête  brune  et  sévère  du  duc,  la  tête  blonde  et  fraîche 
de  sa  maîtresse  :  on  eût  cru  voir  marcher  un  tableau  du  Titien.  Ils 
arrivèrent  à  la  porte  de  la  chambre ,  d'où  sortait  une  atmosphère 
tiède  et  parfumée  :  la  porte  se  ferma  sur  eux  ;  tout  rentra  dans 
l'obscurité. 

Ils  avaient  passé  à  deux  pas  de  Gyac ,  et  ils  n'avaient  pas 
vu  sa  tête  livide  sous  les  plis  du  rideau  rouge  qui  tombait  devant 
la  dernière  croisée. 

Oh  !  qui  dira  ce  qui  s'était  passé  dans  son  cœur ,  quand  il  les 
avait  vus  s'approcher  dans  les  bras  l'un  de  l'autre  !  Quelle  ven- 
geance il  devait  rêver,  cet  homme ,  puisqu'il  ne  s'était  pas  jeté 
au-devant  d'eux  ,  et  ne  les  avait  pas  poignardés  ! . . . 


3o  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  traversa  la  galerie  ,  descendit  lentement  l'escalier,  marchant 
comme  un  vieillard,  les  jambes  cassées,  et  la  tête  smla  poitrine. 

Quand  il  fut  arrivé  au  bout  du  parc  ,  il  ouvrit  une  petite  porte 
qui  donnait  sur  la  campagne  ,  et  dont  lui  seul  avait  la  clef.  Per- 
sonne ne  l'avait  vu  entrer,  personne  ne  le  voyait  sortir  ;  il  appela 
Ralfï"  d'une  voix  sourde  et  tremblante;  le  brave  cheval  bondit 
et  vint  à  lui  en  hennissant.  — Silence,  Ralff,  silence  !  dit-il  en  se 
mettant  lourdement  en  selle  ;  et  il  laissa  tomber  la  bride  sur  le 
cou  du  fidèle  animal ,  s'abandonnant  à  lui ,  incapable  de  le  di- 
riger, insoucieux  d'ailleurs  où  il  le  conduirait. 

Une  tempête  se  préparait  au  ciel ,  une  pluie  fine  et  glaciale 
tombait ,  des  nuages  lourds  et  bas  roulaient  comme  des  vagues. 
Ralff"  marchait  au  pas. 

De  Gyac  ne  voyait  rien,  ne  sentait  rien;  il  était  absorbé  dans 
une  seule  idée.  Cette  femme  venait  de  corrompre  tout  son  avenir 
avec  un  adultère. 

De  Gyac  avait  rêvé  la  vie  d'un  vrai  chevalier  :  la  gloire  des 
combats,  le  repos  de  l'amour.  Cette  femme,  qui  avait  encore 
vingt  ans  à  être  belle ,  avait  reçu  comme  un  dépôt  le  bonheur  de 
toutes  ses  années  de  jeune  homme.  — Eh  bien!  tout  était  flétri; 
plus  de  guerre  ,  plus  d'amour  :  une  seule  pensée  devait  désor- 
mais remplir  sa  tête ,  rongeant  toutes  les  autres;  une  pensée  de 
double  vengeance ,  pensée  à  le  rendre  fou.  —  La  pluie  tombait 
plus  épaisse  ,  de  larges  coups  de  vent  courbaient  les  arbres  de  la 
route  comme  des  roseaux ,  leur  arrachant  violemment  les  der- 
nières feuilles  que  l'automne  leur  laissait  encore  ;  l'eau  ruis- 
selait sur  le  front  nu  de  Gyac ,  et  il  ne  s'en  apercevait  pas  :  le 
sang ,  un  instant  arrêté  au  cœur,  s'élançait  maintenant  à  sa  tête , 
ses  artères  battaient  avec  bruit  ;  il  voyait  passer  devant  ses  yeux 
des  choses  étranges  comme  en  doit  voir  un  homme  qui  devient 
insensé  ;  cette  pensée ,  cette  seule  pensée  dévorante  bouillon- 
nait dans  son  cerveau,  confuse ,  brisée ,  n'amenant  rien  que  le 
délire.  — Oh  !  s'écria-t-il  tout  à  coup,  ma  main  droite  à  Satan  , 
et  que  je  me  venge  ^ . 

'  Giiillaiime  Gruel ,  histoire  de  Piichemon(.  ij/; 


SCÈNES    HISTORIQUES.  ■  53 1 

Au  même  instant ,  Ralft"  fit  un  bond  de  côté  ,  et  à  la  lueur  d'un 
éclair  bleuâtre  ,  de  Gyac  s'aperçut  qu'il  marchait  côte  à  côte  avec 
un  autre  cayalier. 

Il  n'avait  pas  remarqué  ce  compagnon  de  voyage  ;  il  ne  com- 
prenait pas  comment  il  se  trouvait  tout  à  coup  si  près  de  lui.  Ralff 
paraissait  aussi  étonné  que  son  maître  ,  il  hennissait  avec  terreur, 
et  toute  la  peau  de  son  corps  frissonnait  comme  s'il  sortait  d'une 
rivière  glacée.  De  Gyac  jeta  un  regard  rapide  sur  le  nouveau  venu, 
et  s'étonna,  quoique  la  nuit  fût  sombre,  de  le  voir  aussi  distincte- 
ment.Une  opale  que  l'étranger  portait  sur  sa  toque,  à  la  naissance 
de  la  plume  qui  l'ornait,  jetait  cette  lueur  étrange,  qui  permettait 
de  le  distinguer  au  milieu  de  l'obscurité.  De  Gyac  jeta  les  yeux  sur 
sa  propre  main ,  il  y  portait  une  bague  où  était  enchâssée  la  même 
pierre;  mais  soit  qu'elle  fût  moins  fine,  soit  qu'elle  fût  montée 
d'une  autre  manière ,  elle  ne  possédait  pas  la  même  qualité  ;  il 
reporta  ses  regards  sur  l'inconnu. 

C'était  un  jeune  homme  à  la  figure  pâle  et  mélancolique  ,  tout 
vêtu  de  noir,  monté  sur  un  cheval  de  même  couleur  ;  de  Gyac  re- 
marqua avec  étonnement  qu'il  n'avait  ni  selle  ,  ni  bride ,  ni  étriers; 
le  cheval  obéissait  à  la  seule  pression  des  genoux. 

De  Gyac  n'était  point  d'humeur  à  entamer  la  conversation.  Ses 
pensées  étaient  un  trésor  douloureux  dont  il  ne  voulait  donner  sa 
part  à  personne;  un  coup  d'éperon  indiqua  à  Ralff  ce  qu'il  avait 
à  faire  :  il  partit  au  galop. 

Le  cavalier  et  le  cheval  noir  en  firent  autant  d'un  mouvement 
spontané. De  Gyacse  retourna  après  un  quart  d'heure,  croyantavoir 
laissé  bien  loin  derrière  lui  son  importun  compagnon  ,  et  ce  fut 
avec  vm  profond  étonnement  qu'il  aperçut  à  la  même  distance 
le  voyageur  nocturne.  Ses  mouvemens  et  ceux  de  son  cheval  s'é- 
taient réglés  sur  ceux  de  Gyac  et  de  Ralff,  sevdement  le  cavalier 
semblait  se  laisser  emporter  plutôt  qu'il  ne  paraissait  conduire; 
on  eût  dit  que  son  cheval  galoppait  sans  toucher  la  terre  ,  aucun 
bruit  ne  retentissait  sous  ses  pieds  ,  aucune  étincelle  ne  jaillissait 
sur  son  chemin. 

De  Gyac  sentit  courir  un  frisson  dans  ses  veines ,  tant  ce  qui  se 
passait  sous  ses  yeux  lui  paraissait  étrange.  Il  arrêta  son  cheval, 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'ombre  qui  le  suivait  en  fie  autant;  ils  étaient  à  l'embranchement 
de  deux  routes,  l'une  d'elles  conduisait  à  travers  plaines  jusqu'à 
Pontoise ,  l'autre  s'enfonçait  dans  l'épaisse  et  sombre  forêt  de 
Beaumont.  De  Gyac  ferma  quelques  instans  les  yeux,  croyant  être 
en  proie  à  un  vertige  ;  lorsqu'il  les  rouvrit,  il  vit  à  la  même  place 
le  même  cavalier'noir  :  la  patience  lui  échappa. 

—  Messire ,  lui  dit-il ,  en  lui  indiquant  du  bras  l'endroit  où 
les  deux  routes  se  séparaient  devant  eux  ,  nous  n'avons  probable- 
njent  pas  mêmes  affaires ,  et  n'allons  certes  pas  au  même  but  ; 
prenez  celui  de  ces  deux  chemins  qui  est  le  vôtre ,  celui  que  vous 
ne  prendrez  pas  sera  le  mien. 

— Tu  te  trompes ,  Gyac ,  répondit  l'inconnu,  d'une  voix  douce, 
nous  avons  mêmes  affaii'es  et  nous  marchons  au  même  but.  Je  ne 
te  cherchais  pas ,  tu  m'as  appelé ,  je  suis  venu. 

Be  Gyac  se  rappela  tout  à  coup  l'exclamation  de  vengeance  qui 
lui  avait  échappé  ,  et  la  manière  dont  le  cavalier  s'était  au  même 
instant  trouvé  près  de  lui  comme  s'il  fût  sorti  de  terre.  Il  regarda 
de  nouveau  l'homme  extraordinaire  qui  était  devant  lui.  La  lu- 
mière que  l'opale  jetait  semblait  une  de  ces  flammes  qui  brûlent 
au  front  des  esprits  infernaux.  De  Gyac  était  crédule  comme  un 
chevalier  du  moyen  âge,  mais  il  était  aussi  intiépide  que  crédule. 
Il  ne  recula  point  d'un  pas ,  seulement  il  sentit  ses  cheveux  se 
dresser  sur  son  front;  Kalîf  de  son  côté  se  cabrait ,  piétinait  sous 
lui,  mordait  son  frein. 

—  Si  tu  es  celui  que  tu  dis  être  ,  reprit  alors  Gyac  d'une  voix 
ferme ,  si  tu  es  venu  parce  que  je  t'appelais  ,  tu  sais  pourquoi  je 
t'ai  appelé. 

—  Tu  veux  te  venger  de  ta  femme,  tu  veux  te  venger  du  duc  ; 
mais  tu  veux  leur  survivre,  et  retrouver  joie  et  bonheur  entre 
leurs  deux  tombes. 

—  Cela  se  peut-il? 
i»—  Cela  se  peut. 

De  Gyac  sourit  convulsivement. 

—  Et  que  te  faut-il  pour  cela?, dit-il. 

—  Ce  que  tu  m'as  offert,  répondit  l'inconnu. 

De  Gyac  sentit  les  nerfs  de  sa  main  droite  se  crisper;  il  hésita. 


SCENES     HISÏORK^UES.  533 

—  Tu  iiésites,  reprit  le  cavalier  noir,  lu  appelles  la  ven- 
geance et  trembles  devant  elle  ;  cœur  de  feinme  ,  qui  as  su  envi- 
sager ta  honte  et  qui  n'oses  pas  envisager  leur  châtiment! 

—  Les  verrai-je  mourir  tous  deux?  reprit  de  Gyac. 

—  Tous  deux. 

—  Sous  mes  yeux  ? 

—  Sous  tes  yeux. 

—  Et  j'aurai,  après  leur  mort,  des  années  d'amour,  de  puis- 
sance, de  gloire  ,  continua  de  Gyac. 

—  Tu  deviendras  le  mari  de  la  plus  belle  femme  de  la  cour,  tu 
seras  le  favori  le  plus  cher  du  roi,  tu  es  déjà  un  des  chevaliers 
les  plus  braves  de  l'armée. 

—  C'est  bien ,  maintenant  que  faut-il  faire  ?  dit  Gyac  avec 
l'accent  de  la  résolution. 

—  Venir  avec  moi ,  répondit  l'inconnu. 

—  Homme  ou  démon,  va  devant,  et  je  te  suivrai... 

Le  cavalier  noir  s'élança,  comme  si  son  cheval  avait  des  ailes  , 
vers  le  chemin  qui  conduisait  à  la  forêt.  Rallî,  l'agile  RalfFle  sui- 
vait avec  peine  et  tout  haletant ,  puis  bientôt  chevaux  et  cavaliers 
disparurent,  s' enfonçant  comme  des  ombres  sous  les  arcades 
séculaires  de  la  foret  de  Beaumont. 

L'orage  dura  toute  la  nuit. 

(  Lajin  à  la  prochaine  Uiraison.  ) 

Alex.    Dumas. 


TOME    MU.  35 


POETES   ET  RODZANCIERS   MODERNES 

DE  LA  FRANCE. 


BERANGER. 


Dans  ces  esquisses ,  où  nous  tâchons  de  nous  prendre  à  des 
œuvres  d'hier  et  à  des  auteurs  vivans ,  où  la  biographie  de 
l'homme  empiète,  aussi  loin  qu'elle  le  peut,  sur  le  jugement  lit- 
téraire ,  où  ce  jugement  toutefois  s'entremêle  et  supplée  au  be- 
soin à  une  biographie  nécessairement  inachevée  ;  dans  cette 
espèce  de  genre  intermédiaire,  qui,  en  allant  au-delà  du  livre, 
touche  aussitôt  à  des  sensibilités  mystérieuses ,  inégales,  non 
encore  sondées  ,  et  s'arrête  de  toutes  parts  à  mille  difficvdtés  de 
morale  et  de  convenance,  nous  reconnaissons  aussi  vivement  que 
personne  ,  et  avec  bien  du  regret ,  combien  notre  travail  se  pro- 
duit incomplet  et  fautif,  lors  même  que  notre  pensée  en  possède 
par  devers  elle  les  plus  exacts  élémens.  Le  premier  devoir,  en 
effet,  la  première  vérité  à  observer  en  ces  sortes  d'études,  c'est  la 
mesure  et  la  nuance  de  ton,  la  discrétion  de  détails,  le  sentiment 
toujours  attentif  et  un  peu  mitigé  ,  qui  régnent  dans  le  commerce 
du  critique  avec  les  contemporains  qu'il  honore  et  qu'il  admire. 
Avant  d'être  de  grands  hommes  qu'il  veut  faire  connaître ,  ils 
sont  pour  lui  des  hommes  qu'il  aime,  avec  lesquels  il  vit,  et  dont 
les  moindres  considérations  personnelles ,  les  moindres  suscep- 
tibilités sincères  lui  sont  plus  sacrées  que  la  curiosité  de  tous. 


POÈTES    MODERNES.  535 

La  postérité,  elle,  a  moins  d'embairas  et  se  crée  moins  de  soucis. 
Son  accent  est  haut,  son  œil  scrutateur,  son  indiscrétion  inexo- 
rable et  presque  insolente.  Le  grand  homme  a  rendu  l'ame  à 
peine,  qu'elle  arrive  là,  au  chevet  du  mort,  comme  les  gens  de  loi. 
Elle  dépouille,  elle  verbalise,  elle  inventorie  ;  on  vide  les  tiroirs  ; 
les  liasses  des  correspondances  sortent  de  la  poussière ,  les  indi- 
cations abondent ,  les  témoignages  ne  font  faute.  Quelquefois 
un  testament  olographe ,  c'est-à-dire  les  mémoires  du  grand 
homme,  écrits  par  lui-même ,  viennent  couper  court  aux  nom- 
breuses versions  cpii  déjà  circulent.  Tout  cela  veut  dire  cju'après 
la  mort  des  grands  hommes,  des  grands  écrivains  particulière- 
ment, l'on  sait  et  l'on  débite  sur  leur  compte  une  infinité  de  dé- 
tails authentiques  ou  officieux,  qu'eux  vivans ,  on  garde  pour  soi 
ou  que  même  on  ignore.  Rien  donc  ne  saurait  valoir  ni  devancer 
pour  l'instruction  de  la  postérité  les  lumières  de  ce  dépouille- 
ment posthume,  et  telle  n'a  jamais  été  notre  prétention,  relati- 
vement aux  contemporains  dont  nous  anticipons  l'histoire.  Mais 
comme  nous  croyons  aussi  que ,  dans  l'inventaire  posthume ,  si 
les  contemporains  les  plus  immédiats  et  les  mieux  informés  ne 
s'en  mêlent  promptement  pour  y  mettre  ordre,  il  s'introduit  bien 
du  faux  qui  s'enregistre  et  finit  par  s'accréditer,  il  nous  semble 
qu'il  y  a  lieu  à  l'avance,  et  sous  les  regards  mêmes  de  l'objet, 
dans  l'observation  secrète  et  l'atmosphère  intelligente  de  sa  vie, 
d'exprimer  la  pensée  générale  qui  l'anime,  de  saisir  la  loi  de 
sa  course  et  de  la  tracer  dès  l'origine  ,  ne  fût-ce  que  par  une  ligne 
non  colorée,  avec  ses  inflexions  fidèles  toutefois  et  les  accidens 
précis  de  son  développement.  Un  jugement  même  implicite , 
même  pi'ivé  des  motifs  particuliers  qu'il  suppose,  mais  porté  en 
plein  sur  un  point  de  caractère  par  un  proche  témoin  circons- 
pect et  véridique,  peut  démentir  décidément  et  ruiner  bien  des 
anecdotes  futures,  que  de  gauches  récits  voudraient  autoriser. 
Quand  je  me  dis  combien  de  manières  il  y  a  de  mal  observer  un 
homme  qu'on  croit  bien  connaître ,  de  mal  regarder ,  de  mal 
entendre  un  fait  qui  se  passe  presque  sous  les  yeux  ;  quand  je 
songe  combien  d'arrivans  béats  et  de  Brossettes  apprentis  j'ai  vu 
rôder,  le  calepin  en  poche,  autour  de  nos  quatre  ou  cinq  poètes  ; 


536  nEVL'R  DUS  DEUX  MONDES. 

combien  d'inconstantes  paroles  jetées  au  vent  pour  combler  l'en- 
nui des  heures  et  varier  de  fades  causeries,  se  sont  probablement 
ji^ravées  à  titre  de  résultats  sententieux  et  mémorables;  combien 
de  lettres  familières  aiTadiées  par  l'importunité  à  la  politesse 
pourront  se  produire  un  jour  pour  les  irrécusables  épancliemens 
d'un  cœur  qui  se  confie  ;  c|uand ,  allant  plus  loin,  je  viens  à  me 
demander  ce  que  seraient,  par  rapport  à  la  vérité,  des  mémoires 
sur  eux-mêmes  élaborés  par  certains  génies  qui  ne  s'en  remet- 
traient pas  de  ce  soin  aux  autres,  oh  !  j'avoue  qu'alors  il  me  prend 
quelque  pitié  de  ce  que  la  postérité,  équitable,  je  le  crois  ,  mais 
au.ssi  avidement  curieuse ,  court  risque  d'accepter  pour  vrai  et 
de  recueillir  pêle-mêle  dans  l'héritage  des  grands  hommes.  Cette 
idée-là,  légèrement  vaniteuse,  mais  pas  du  tout  chimérique,  me 
rend  courage  pour  ces  essais ,  et  me  réconcilie  avec  les  avan- 
tages incomplets,  actuellement  réalisables,  que  le  critique  et  le 
biographe  attentif  peut  tirer  de  sa  position  près  des  vivans  mo- 
dèles. Ce  sont  des  matériaux  scrupuleux  dont  il  fait  choix ,   et 
qui  serviront  plus  tard  à  en  contrôler  d'autres ,  aux  mains  de 
l'historien  définitif.   J'ai  toujours  gardé   à  M.  de  Valincour  la 
même  rancune  que  lui  témoigne  l'honnête  Louis  Racine,  pour 
n'avoir  pas  laissé  quelques  pages  de  renseignemens  biographiques 
et   littéraires  sur  ses  illustres  amis,   les   poètes.  En  échappant 
de  reste  pour  ma  faible  part  au  reproche  qu'on  a  le  droit  d'a- 
dresser à  M.  de  Valincour,  je  sais  qu'il  en  est  un  autre  tout 
contraire  à  éviter.  Il  serait  naïf  et  d'un  empiessement  un  peu 
puéril  de  se  constituer  rhistorioi:^raphe  viager  de  tout  ce  qui 
a  un  renom,  de  se  faire  le  desservant  de  toutes  les  gloires.  Un 
sentiment   plus    grave,   plus  recueilli,   a   inspiré  ces  courts  et 
rares  essais  consacrés  à  des  génies  contemporains.  Nous  n'avons 
pas  indifféremment  passé  de  l'un  à  l'autre.  Un  prêtre  illustre  qui 
est  plus  à  nos  yeux  qu'un  écrivain,  et  dont  le  saint  caractère 
grandit  en  ce  moment  dans  l'humilité  du  silence  ;  un  philosophe 
méconnu  qui  avait  doté  notre  siècle  de  naturelles  et  majestueuses 
peintures;  puis  des  poètes  admirés  du  monde  et  surtout  préférés 
de  nous,  comme  celui  que  nous  abordons  en  ce  moment,  ce  sont 
là  nos  seuls  choix  jusqu'ici ,  et   désormais  nous  n'en  prévoyons 


POÈTES    MODERNES.  537 

guère  d'autres.  Soit  que  des  plumes  ina,énieuses  et  sagaces  nous 
aient  déjà  dérobé  heureusement  ce  qui  nous  eût  attiré  peut- 
être,  soit  que  cette  prédilection  vive  que  nous  apportons  dans 
l'étude  des  modèles  et  qu'on  a  pu  blâmer,  mais  à  laquelle  nous 
tenons,  ne  s'étende  pas  h  l'infini  ;  soit  qu'enfin  l'espèce  de  détails 
que  l'indulgence  ou  la  convenance  prescrit  de  taire,  les  faiblesses 
qui  enchaînent,  les  vanités  qui  rapetissent,  ces  sentimens  mêlés 
et  attristans,  nous  semblent,  dans  plusieurs  des  cas  que  nous 
excluons,  à  la  fois  trop  essentiels  et  trop  impossibles  à  dévoiler; 
par  tous  ces  motifs,  nous  serons  plus  que  jamais  sobre  de  choix 
à  l'avenir.  Jusqu'à  présent,  du  moins,  dans  le  groupe  d'élite  que 
nous  nous  étions  composé ,  et  qu'aujourd'hui  notre  Béranger 
couronne,  il  faut  le  déclarer  avec  orgueil  à  l'honneur  des  premiers 
esprits  de  cette  époque,  nous  n'avons  rien  eu  à  celer  :  le  goût 
seul  a  mesuré  nos  réticences.  Si  quelquefois  nous  avons  dû 
omettre  certaines  particularités  qui  eussent  mieux  fait  saillir  la 
figure,  c'a  été  uniquement  parce  que  la  personne  voilée  du 
prêtre,  ou  la  modestie  du  philosophe,  ou  la  simplicité  élevée  de 
l'homme  ne  le  permettait  pas  ,  ou  encore  parce  que  le  sage , 
comme  cette  fois,  nous  a  dit  :  <<  Vous  savez  ma  vie  dans  ses  dé- 
«  tails  :  je  ne  rougis  et  n'ai  à  rougir  d'aucun  ;  je  ne  me  suis  donné 
«  (jue  bien  peu  de  démentis ,  ce  qui  est  rare  en  notre  temps. 
«  Mais,  pour  Dieu,  mes  dernières  années  ont  été  bien  assez  tu- 
«  mul tueuses  et  envahies;  laissez -moi  çà  et  là  quelque  coin  intact 
«  de  souvenir,  où  je  puisse  me  retrouver  seul  ou  à  peu  près 
«  seul  avec  mes  pensées  d'autrefois  !  « 

N'ayez  nul  souci  de  nous,  ô  Sage!  ne  vous  repentez  pas  d'avoir 
trop  parlé  !  Ces  coins  obscurs  dont  vous  vous  réservez  l'enceinte, 
ces  bosquets  mystérieux  dans  le  champ  du  souvenir,  où  vous  nous 
avez  introduit  une  fois  et  d'où  vous  ne  sortez  vous-même  chaque 
soir  que  les  yeux  humides  de  pleurs,  nous  vous  les  laisserons ,  ô 
Poète  !  ils  sont  inviolables  pour  tous  :  nul  n'y  viendra  relancer 
votre  rêverie,  pas  plus  qu'en  ces  autres  bosquets  qui  en  sont 
l'image,  bosquets  tout  A'oisins  de  votre  Passy,  et  où  vous  vous 
enfoncez  au  milieu  du  jour,  à  l'abri  même  des  amis,  fuyant,  selon 
la  saison,  ou  cherchant  le  soleil,  cherchant  surtout  l'entretien  de 
la  conscience  et  l'habitude  de  la  Muse  I 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pierre-Tean  de  Béranger,  comme  sa  cliaiison  du  Tailleur  eiàe  la 
Fée  nous  l'apprend,  est  né  à  Paris,  en  l'an  17B0  (19  août"),  chez 
un  tailleur,   son  pauvre  et  vieux  grand-père  du  côté  maternel. 
Les  père  et  mère  de  Béranger  comptèrent  peu  dans  sa  vie,  à  ce 
qu'il  semble,  du  moins  comme  aide  et  comme  source  d'éducation. 
Son  père,  né  à  Flamicour,  village  près  de  Péronne,  homme  vif, 
mobile,  probablement  spirituel,  d'une  imagination  entreprenante 
et  peu  régulière ,  assez  de  l'ancien  régime  par  l'humeur  et  les 
défauts,  aspira  constamment,  dans  le  cours  d'une  vie  pleine  d'a- 
ventures, à  une  condition  plus  relevée  que  celle  dont  il  était  sorti. 
11  n'eût  pas  tenu  à  lui  par  momens,  et  à  ses  lueurs  de  vanité,  que 
le  jeune  Béranger  ne  vît  dans  le  de  qui  précédait  son  nom  un  reste 
de  lustre  et  la  trace  d'une  distinction  ancienne,  au  lieu  de  nous 
chanter,  comme  plus  tard  :  Je  suis  vilain  et  irès-vilain.  La  mère  de 
Béranger,  qui  fut  surtout  douce  et  jolie ,  paraît  n'avoir  eu  dans 
l'organisation   et  les  destinées  de  ce  fils  unique   que  la  part  la 
moins  active,  contre  l'ordinaire  de  la  loi  si  fréquemment  ve'rifiée, 
qui  veut  que  les  fils  de  génie  tiennent  étroitement  de  leur  mère  : 
témoins  Hugo  et  Lamartine.  C'est  donc  plutôt  à  ses  grands  parens 
paternels  et  maternels  que  Béranger  se  rattache  directement, 
peut-être  pour  la  ressemblance  morale  originelle  (cela  s'est  vu 
maintes  fois),  à  coup  sûr  pour  l'impulsion  et  les  principes  qu'il  en 
reçut.  11  resta  à  Paris,  rue  Montorgueil,  chez  son  grandpère  le  tail- 
leur, jusqu'àl'âge  de  neuf  ans,  très-aime',  très-gâté,  se  promenant, 
jouant,  n'étudiant  pas.  Présent  au  i4juillet,  il  en  a  célébré  le  palpi- 
tant souvenir  en  1 82g,  sous  les  barreaux  de  la  Force,  apr?  s  quarante 
années.  La  révolution  continuant,  il  quitta  Paris  pour  Péronne, 
où  il  fut  confié  à  une  tante  paternelle,  qui  tenait  là  une  espèce  d'au- 
berge. Cette  respectable  femme,  encore  existante  et  aujourd'hui 
octogénaire,  estpour  quelque  chose  dans  une  gloire  qu'elle  a  prépa- 
rée et  dont  elle  apprécie  la  grandeur.  C'estchez  elle  et  sous  ses  yeux 
que  l'enfant,  jusque-là  ignorant,  lut  le  Télémaque  et  des  volumes 
de  Racine  et  de  Voltaire  qu'elle  avait  dans  sa  bibliothèque.  Elle  y 
joignait  d'excellens  avertissemens  de  morale ,  à  l'appui  desquels 
la  dévotion  n'était  pas  oubliée  :  le  jeune  Béranger  fit  sa  première 
communion  à  onze  ans  et  demi.  Nous  devons  avouer  pourtant  que 
dès  cette  époque,  le  génie  libre  et  malin  de  l'enfant  se  trahissait 


POÈTES    MODERNES.  SSq 

par  des  saillies  involontaires.  Ainsi,  à  l'âge  de  douze  ans,  ayant  été 
atteint  d'un  coup  de  tonnerre,  au  seuil  même  de  la  maison,  comme 
on  l'avait  couché  sur  un  lit  sans  mouvement  et  sans  apparence  de 
vie,  mais  non  sans  connaissance,  il  endura  long-temps  les  do- 
léances et  les  soins  éperdus  des  assistans,  ne  pouvant  prendre  la 
parole  pour  les  rassurer  :  mais  le  premier  mot  qui  lui  échappa  fut 
à  sa  tante  :  «Eh  bien!  à  quoi  sert  donc  ton  eau  bénite?  »  car  il 
l'avait  vue  jeter,  suivant  la  coutume,  force  eau  bénite  au  com- 
mencement de  l'orage. 

Vers  le  même  temps,  le  jeune  Béranger  versait  des  larmes  au 
chant  de  la  Marseillaise,  ou  en  entendant  le  canon  des  remparts 
célébrer  la  reprise  de  Toulon.  A  quatorze  ans,  il  entra  en  appren- 
tissage dans  l'imprimerie  de  M.  Laisné,  et  ce  travail  le  formait  aux 
règles  de  l'orthographe  et  de  la  langue.  Mais  sa  véritable  école, 
celle  qui  d'abord  l'avait  développé  et  à  laquelle  il  devait  le  plus, 
était  V Ecole  primaire  fondée  à  Péronne  par  M.  Ballue  de  Bellan- 
glis,  député  à  la  Législative.  Dans  son  enthousiasme  pour  Jean- 
Jacques  ,  ce  représentant  imagina  un  institut  d'enfans  d'après  les 
maximes  du  citoyen-philosophe  :  plusieurs  villes  de  France  en 
créaient  alors  de  semblables.  Un  étabhssement  à  part  fut  destiné 
aux  jeunes  filles.  Celui  des  jeunes  garçoms  offrait  Timage  d'un 
club  et  d'un  camp  :  on  portait  le  costume  militaire;  à  chaque  évé- 
nement public,  on  nommait  des  députations,  on  prononçait  des 
discours,  on  votait  des  adresses  :  on  écrivait  au  citoyen  Robes- 
pierre ou  au  citoyen  Tallien.  Le  jeune  Béranger  était  l'orateur, 
le  rédacteur  habituel  et  le  plus  influent.  Ces  exercices,  en  éveil- 
lant son  goût  de  style,  en  étendant  ses  notions  d'histoire  et  de 
géographie,  avaient  en  outre  l'avantage  d'appliquer  de  bonne 
heure  ses  facultés  à  la  chose  pubhque,  de  fiancer,  en  quelque 
sorte,  son  jeune  cœur  à  la  patrie.  Mais,  dans  cette  éducation  à  la 
romaine,  on  n'apprenait  pas  le  latin  ;  ce  qui  fit  que  Béranger  ne 
le  sut  pas. 

A  dix-sept  ans ,  muni  de  ce  premier  fonds  de  connaissances  et 
des  bonnes  instructions  morales  de  sa  tante ,  Béranger  revint  à 
Paris,  auprès  de  son  père,  qui  s'y  trouvait  pour  le  moment  dans 
une  position  de  fortune  très-améliorée.  Entièrement  émancipé 
tlésormais ,  grâce  à  la  confiance  ou  à  l'insouciance  paternelle  ,. 


54<>  REVUn:    DES    DEUX     MONDES. 

ayant  sous  la  main  toutes  les  ressources  de  dépenses  à  l'âge  des 
passions  et  dans  une  époque  licencieuse,  il  se  rend  ce  témoignage 
de  n'en  avoir  jamais  abusé.  Vers  dix-huit  ans ,  pour  la  première 
fois  ,  l'idée  de  vers  ,  odes  ,  chansons  et  comédies  ,  se  glissa  dans 
sa  tête  :  il  est  à  croire  que  cela  lui  vint  à  l'occasion  des  pièces  de 
théâtre  auxquelles  il  assistait.  La  comédie  fut  son  premier  rêve. 
Il  en  avait  même  ébauché  une ,  intitulée  les  Hermaphrodites , 
dans  laquelle  il  raillait  les  hommes  fats  et  efféminés  ,  les  fem- 
mes ambitieuses  et  intrigantes.  Mais  ayant  lu  avec  soin  Molière, 
il  renonça,  par  respect  pour  ce  grand  maître,  à  un  genre  d'une  si 
accablante  difficulté.  Molière  et  Lafontaine  faisaient  sa  perpétuelle 
étude  ;  il  savourait  leurs  moindres  détails  d'observation ,  de 
vers,  de  style,  et  arrivait  par  eux  à  se  deviner,  à  se  sentir.  Ainsi, 
en  renonçant  au  théâtre ,  dès  vingt  ans ,  il  se  dit  :  «  Tu  es  un 
homme  de  style,  toi,  et  non  dramatique.  »  On  verra  pourtant 
qu'il  garda  jusqu'au  bout  et  introduisit  dans  sa  chanson  quelque 
chose  de  la  forme  du  drame.  Le  théâtre  mis  de  côté  ,  la  satire 
qui  lui  traversa  l'esprit  un  moment ,  repoussée  connue  acre  et 
odieuse ,  il  prit  une  grande  et  solennelle  détermination  :  c'était  de 
composer  un  poème  épique,  un  Clot^is.  Il  devait  en  préparer  à  loisir 
les  matériaux,  approfondir  les  caractères  des  personnages,  deClo- 
tilde ,  de  saint  Remy,  mûrir  les  combinaisons  principales  :  quant 
à  l'exécution  proprement  dite,  il  l'ajournait  jusqu'à  trente  ans. 
Cependant  des  malheurs  privés  ,  déjà  survenus  ,  contrastaient 
amèrement  avec  les  grandioses  perspectives  du  jeune  homme. 
Après  dix-huit  mois  environ  de  pleine  prospérité  ,  Béranger  avait 
connu  le  dénûment  et  la  misère.  Il  y  eut  là  pour  lui  quelques 
années  de  rude  épreuve.  Il  songea  un  moment  à  la  vie  active, 
aux  voyages ,  à  l'expatriation  sur  la  ten^e  d'Egypte ,  qui  n'était 
pas  abandonnée  encore  :  un  membre  de  la  grande  expédition,  qui 
en  était  revenu  deux  ans  auparavant,  le  détourna  de  cette  idée. 
La  jeunesse  pourtant,  cette  puissance  d'illusion  et  de  tendresse 
dont  elle  est  douée  ,  cette  gaieté  naturelle  qui  en  formait  alors 
le  plus  bel  apanage  et  dont  notre  poète  avait  reçu  du  ciel  une  si 
heureuse  mesure,  toutes  ces  ressources  intérieures  triomphèrent, 
et  la  période  nécessiteuse  qu'il  traversait ,   brilla  bientôt  à  ses 


POÈTES    MODERNES.  54 1 

yeux  de  mille  grâces.  Ce  fut  le  temps  où  il  se  mêla  de  plus  près 
à  toutes  les  classes  et  à  toutes  les  conditions  de  la  vie,  où  il  ap- 
prit à  se  sentir  vraiment  du  peuple  ,  à  s'y  confirmer  et  à  con- 
tracter avec  lui  alliance  éternelle;  ce  fut  le  temps  où,  dépouillant 
sans  retour  le  factice  et  le  convenu  de  la  société ,  il  imposa  à  ses 
besoins  des  limites  étroites  qu'ils  n'ont  plus  franchies  ,  trouvant 
moyen  d'y  laisser  place  pour  les  naïves  jouissances.  C'était  le 
temps  enfin  du  Grenier,  des  amis  joyeux ,  de  la  reprise  au  revers 
i\vi  vieil  habit;  l'aurore  du  règne  de  Lisette,  de  cette  Lisette, 
infidèle  et  tendre  comme  Manon  ,  et  dont  il  est  dit  dans  un  frag- 
ment de  lettre  qu'on  me  pardonnera  de  citer  :  «  Si  vous  m'aviez 
«  donné  à  deviner  quel  vers  vous  avait  choquée  dans  le  Grenier, 
«  (  J'ai  su  depuis  qui  payait  sa  toilette)  ,  je  vous  l'aurais  dit.  Ah  î 
«  ma  chère  amie  ,  que  nous  entendons  l'amour  différemment  ;   à 
«  vingt  ans  ,  j'étais  à  cet  égard  comme  je  suis  aujourd'hui.  Yous 
«  avez  donc  une  bien  mauvaise  idée  de  cette  pauvre  Lisette  ?  elle 
;«  était  cependant  si  bonne  fille  I  si  folle,  si  jolie  !  je  dois  même  dire 
«  si  tendre  !  Eh  quoi  !  parce  qu'elle  avait  une  espèce  de  mari  qui 
«  prenait  soin  de  sa  garde-robe  ,  vous  vous  fâchez  contre  elle  : 
«  vous  n'en  auriez  pas  eu  le  courage  ,  si  vous  l'aviez  vue  alors. 
«  Elle  se  mettait  avec  tant  de  goût,  et  tout  lui  allait  si  bien  !  D'ail- 
«  leurs  elle  n'eût  pas  mieux  demandé  que  de  tenir  de  moi  ce 
«  qu'elle  était  obligée  d'acheter  d'un  autre.  Mais  comment  faire? 
«  moi,  j'étais  si  pauvre  :  la  plus  petite  partie  déplaisir  me  forçait  à 
«  vivre  de  panade  pendant  huit  jours  ,  que  je  faisais  moi-même  , 
c<  tout  en  entassant  rime  sur  rime ,  et  plein  de  l'espoir  d'une 
«  gloire  future.  Rien  qu'en  vous  parlant  de  cette  riante  époque  de 
n  ma  vie ,  où  sans  appui ,  sans  pain  assuré  ,  sans  instruction  ,  je 
I.  me  rêvais  un  avenir,  sans  négliger  les  plaisirs  du  présent  ,  mes 
«  yeux  se  mouillent  de  larmes  involontaires.  Oh  !  que  la  jeunesse 
«  est  une  belle  chose  ,  puisqu'elle  peut  répandre  du  charme  jus- 
«  que  sur  la  vieillesse ,  cet  âge  si  déshérité  et  si  pauvre  !  Employez 
«  bien  ce  qui  vous  en  reste  ,  ma  chère  amie.  Aimez  et  laissez 
«  vous  aimer.  J'ai  bien  connu  ce  bonheur  :  c'est  le  plus  grand  de 
i<  la  vie  ,  etc.  » 

Avec  l'amoui-,  ce  qui  préoccupait  le  plus  Béranger  à  cet  âge , 


542  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'était  la  {floire  littéraire.  Le  patriotisme  de  son  adolescence  ne 
rabaudonna  jamais  :  mais  ses  sentimens  ne  se  tournaient  qu'avec 
réserve  vers  l'homme  de  génie  qui  touchait  déjà  à  l'empire.  Au 
lieu  de  se  précipiter  à  sa  suite  dans  les  camps  ,  Béranger  sut  se 
l'aire  oublier  de  lui  dans  sa  vie  infime.  Il  ne  fut  jamais  conscrit  ni 
jaloux  de  l'être  ,  et  il  lui  suffit  de  son  obscurité  ,  de  son  existence 
naturellement  peu  saisissable  ,  et  aussi  de  son  air  facile  et  non 
embarrassé ,  de  ce  dos  bon  et  rond  dont  parle  Diderot,  dans  les 
circonstances  qui  l'eussent  pu  tiahir,  pour  gagner  l'amnistie  du 
mariage  de  Marie -Louise.  C'est  vm  rapprochement  curieux  à 
faire  ,  parmi  tant  d'autres  ,  entre  Paul-Louis  Courrier  et  lui ,  que 
ce  peu  de  goût  pour  les  jeux  désastreux  du  conquérant.  Le  Roi 
d'Yi-'etot  exprima,  dès  181 3,  cette  pensée  d'opposition  pacifi- 
que. Horace,  en  présence  de  guerres  insensées,  ne  sentit  pas  au- 
trement. 

L'influence  des  ouvrages  de  M.  de  Chateaubriand  sur  le  jeune 
Béranger  fut  prompte  et  vive.  Ils  lui  indiquaient,  par  leur  sen- 
tier quelquefois  laborieux,  un  retour  au  simple,  à  l'antique,  aux 
beautés  de  la  Bible  et  d'Homère.  Aussi,  quand  le  poète  ,  dans  sa 
chanson  adressée  à  l'auteur  du  Génie  du  Christianisme,  s'écrie  : 

Ta  voix  résonne,  et  soudain  ma  jeunesse 
Brille  à  tes  chants  d'une  noble  rougeur  ! 
J'offre  aujourd'hui,  pour  prix  de  mon  ivresse, 
Un  peu  d'eau  pure  au  pauvre  voyageur, 

il  ne  fait  que  rendre  témoignage  sincère  d'une  impression 
éprouvée  par  lui  à  cet  âge  de  rêves  épiques ,  lorsque  attendant 
l'heure  d'aborder  son  Cloç'is,  l'auteur  futur  des  Clés  du  Paradis 
et  du  Concordat  de  1817,  traitait  en  dithyrambe  le  Déluge,  le 
Jugement  dernier,  le  Rétablissement  du  Culte.  Nous  avons  sous  les 
yeux  une  quarantaine  de  vers  alexandrins  intitulés  Méditation , 
datés  de  1802,  et  empreints  d'une  haute  gravité  religieuse;  Bé- 
ranger les  avait  composés  par  contraste  avec  la  manière  factice 
de  Delille  dans  son  poème  de  la  Pitié.  Ce  goût  du  simple  et  du 
réel  le  conduisit  à  un  genre  d'idylle  qu'il  mit  à  exécution,  et  dans 
lequel  il  visait  à  reproduire  les  mœurs  pastorales ,  modernes  et 


POÈTES    MODERNES.  543 

chrétiennes,  en  les  reportant  vers  le  seizième  siècle,  et  sans  in- 
tervention de  fausse  naytliologie.  J'ai  lu  en  grande  partie  un 
poème  idyllique  de  lui ,  en  quatre  chants,  intitulé  le  Pèlerinage, 
et  conçu  dans  cette  pensée.  Je  n'ailirmerai  pas  que  le  poète  ait 
réussi  à  faire  un  tout  suflisamment  intéressant  et  neuf;  mais  l'in- 
tention générale  et  parfois  le  bonheur  des  détails  sont  manifestes. 
Un  académicien-poète ,  à  qui  Béranger,  encore  inconnu ,  parlait 
un  jour  de  ses  idylles  et  du  soin  qu'il  y  prenait  de  nommer 
chaque  objet  par  son  nom  sans  le  secours  de  la  fable,  lui  objec- 
tait :  «  Mais  la  mer,  par  exemple ,  la  mer,  comment  direz-vous  ? 
«  —  Je  dirai  tout  simplement  la  mer.  —  Eh  quoi  I  reprit  l'aca- 
«  démicien  qui  n'en  revenait  pas,  Neptune,  Thétis,  Amphitrite, 
«  Nérée ,  de  gaîté  de  cœur  vous  vous  retranchez  tout  cela  ?  — 
«  Effectivement,  »  ajouta  Béranger. 

Vers  la  fin  de  i8o3  ,  Béranger  ayant  fait  un  paquet  de  ses 
meilleurs  vers,  idylles,  méditations,  dithyrambes,  etc.  etc.,  les 
adressa ,  en  les  accompagnant  d'une  lettre  fort  digne ,  à  un  per- 
sonnage éminent  d'alors.  Le  succès  de  sa  missive  dépassa  son 
espérance.  Nous  prévoyons  et  réservons  de  plus  amples  rensei- 
gnemens  sur  cet  endroit  de  sa  vie  pour  l'article  que  nous  consa- 
crerons ,  d'ici  à  six  semaines ,  au  prochain  et  dernier  recueil  de 
ses  chansons.  Recommandé  à  Landon,  éditeur  du  Musée,  notre 
poète  fut  occupé  un  ou  deux  ans  (  i8o5-i8o6)  à  la  rédaction  du 
texte  de  cet  ouvrage.  En  1809,  grâce  à  l'appui  de  M.  Arnault ,  il 
entra  dans  les  bureaux  de  l'Université,  en  qualité  de  commis- 
expéditionnaire.  Durant  les  douze  années  qu'il  passa  à  cet  emploi, 
ses  appointemens  flottèrent  de  i,ooo  à  2,000  francs.  Ce  qu'il  y  a 
de  particulier,  c'est  que ,  content  de  si  peu ,  il  ne  consentit  ja- 
mais à  avancer,  malgré  la  facilité  qu'il  en  eut  et  l'offre  réitérée 
qu'on  lui  en  fit.  Gardant  toutes  ses  pensées  et  son  ti^avail  intel- 
lectuel ,  il  ne  donnait  que  son  temps  et  sa  main ,  comme  Jean- 
Jacques  quand  il  copiait  de  la  musique.  Béranger  ne  perdit  cette 
modique  place  qu'en  1 82 1 .  Dès  1 8 1 5,  lors  de  la  publication  de 
son  premier  lecueil,  on  l'avait  prévenu,  avec  une  sorte  d'indul- 
gence ,  qu'il  prît  garde  de  recommencer,  parce  qu'oiï  serait ,  à 
regret,  contraint  de  sacrifier  une  autrefois  Bacchantes,    Gau- 


544  REVUE    DES    DEUX    iMOMDES. 

drioles,  Frétillons  et  ces  Demoiselles,  au  décorum  universitaiit;  :  ou 
tioyait  jusque-là  devoir  quelque  me'nagement  à  l'auteur  du  Roi 
d'Yi'etot.  En  1821,  quand  Béranger  récidiva,  il  se  le  tint  pour 
dit,  et  du  jour  de  la  publication  du  second  recueil,  il  ne  remit 
pas  les  pieds  à  son  bureau  :  on  accepta  cette  absence  comme  une 
démission. 

Dès  qu'il  s'était  vu  casé  à  l'Université,  de  1809  à  1814,  Bé- 
ranger avait  pu  continuer  avec  lenteur  ses  essais  silencieux.  Il 
paraît ,  toutefois ,  qu'il  songea  encore  au  théâtre ,  mais  ce  n'était 
plus  par  goût  comme  d'abord.  La  chanson  d'ailleurs  le  gagnait 
peu  à  peu,  et  empiétait  chaque  jour  à  petit  bruit  sur  ses  plus 
vastes  desseins.  Il  avait  de  tout  temps  fait  la  chanson  par  amuse- 
ment ,  avec  une  facilité ,  dit-il ,  qu'il  n'a  plus  retrouvée  depuis , 
en  d'autres  termes  ,  selon  moi ,  avec  une  négligence  qu'il  ne  s'est 
plus  permise.  Maintefois  regardant  passer  dans  la  rue  Désaugiers 
qu'il  connaissait  de  vue  sans  être  connu  de  lui,  il  avait  murmuré 
tout  bas  :  «  Va,  j'en  ferais  aussi  bien  que  toi,  des  chansons,  si 
«  je  voulais  ,  n'était  mes  poèmes.  »  Lorsqu'il  eut  fait  pourtant 
les  Gueux ,  les  Infidélités  de  Lisette ,  ces  petits  chefs-d'œuvre  de 
rhythme  et  de  verve,  qui  datent  des  dernières  années  de  l'empire, 
les  poèmes  durent  perdre  de  leur  sel  pour  lui  et  les  refrains  re- 
doubler de  piquant  et  d'attrait.  Reçu  au  Caveau  en  181 3,  con- 
v'iamné  à  sa  part  d'écot  en  couplets,  il  ne  put  s'empêcher  d'y 
])orter  sa  curiosité  et  son  imagination  de  style,  sa  science  de  ver- 
sification, la  richesse  de  son  vocabulaire.  Mais  long-temps  il 
n'osa  confier  au  refrain  que  sa  gaîté  et  ses  sens.  C'était  comme 
un  esquif  trop  frêle ,  une  bulle  trop  volatile ,  pour  qu'il  osât  y 
risquer  ses  autres  sentimens  plus  précieux.  Il  ne  différait  des 
autres  chansonniers ,  ses  confrères  ,  que  par  la  perfection  de  la 
forme ,  l'invention  colorée  des  détails  et  le  jet  de  la  veine.  Bon 
convive  avec  eux ,  les  suivant  sur  leur  terrain  en  vrai  enfant  de 
la  rue  Montorgueil ,  hardiment  camarade  et  vainqueur  de  l'ex- 
cellent Désaugiers  qui  ne  s'en  inquiétait  guère,  il  atteignait  déjà 
au  sublime  des  sens  dans  la  Bacchante ,  au  sublime  de  l'ivresse 
rabelaisienne  dans  la  Grande  Orgie,  à  la  folie  scintillante  de  la 
guinguette  rlans  les  Gueux.  Mais  le  poète  tenait  à  part  toutes  ses 


POÈTES    MODERNES.  5/^5 

arrière-pensées  de  patriotisme,  de  sensibilité  et  de  religion,  tant 
de  germes  tendrement  couvés,  qu'il  refoulait  bien  avant.  Le  Jour 
des  Morts,  la  plus  grave  erreur,  et  l'une  des  plus  anciennes,  de 
sa  première  manière,  était  une  concession  de  faux  respect  hu- 
main à  cette  gaîté  de  rigueur  qui  circvile  à  la  ronde ,  une  dés- 
obéissance dérisoire  et  presque  sacrilège  à  la  voix  de  son  cœur 
et  de  son  génie.  Béranger  devait  être  le  chantre  consécrateur  des 
vaincus  et  des  morts  :  mais  il  fallut  AVaterloo  pour  qu'il  osât.  En 
jamier  i8i4,  je  le  surprends  qui  fredonne  encore  à  sa  jeune  maî- 
tresse :  yiutant  de  pris  sur  V ennemi;  l'année  suivante,  en  juillet 
iSiS,  la  voix  toute  émue,  et  d'un  ton  qu'il  s'efforce  en  vain 
d'égayer,  il  soupire  :  Rassitrez-^oiis,  ma  mie.  Sans  s'abuser  un 
seul  instant  sur  les  Bourbons  qu'il  avait  eu  de  bonne  heure  occa- 
sion de  connaître  d'après  des  circonstances  fort  particulières, 
sans  donner  jamais  en  plein  dans  la  charte  ,  comme  Courrier, 
Béranger  attendit  les  excès  de  i8i5  et  1816  pour  se  prononcer 
hautement  contre  la  dynastie  restaurée ,  et  en  cela  il  fit  preuve 
de  plus  de  sens  que  ceux  qui  lui  ont  reproché  sa  chanson  du  Bon 
Français.,  de  mai  1814.  H  avait  refusé  d'être  censeur  durant 
les  cent-jours. 

Dans  les  prisons ,  où  l'on  trompe  souvent  l'ennui  des  heures 
obscures  par  des  chants  en  chœur,  les  prisoimiers  interrompant 
d'ordinaire  le  coryphée  qui  leur  entonne  une  gaie  chanson,  lui 
demandent  autre  chose  ;  ils  veulent  du  triste,  une  romance  comme 
ils  disent.  Béranger  avait  remarqué  bien  des  fois  cette  disposition 
mélancolique  des  hommes  assemblés,  et  en  avait  conçu  l'idée  de 
la  chanson  doucement  sérieuse  à  l'usage  du  pauvre ,  de  l'affligé , 
du  peuple.  Il  fut  long  avant  de  céder  à  son  propre  désir.  Il  se 
sondait  scrupuleusement,  il  hésitait  et  se  trouvait  timide;  ses 
succès  dans  la  chanson ,  telle  qu'il  l'avait  abordée ,  l'effrayaient 
pour  sa  tentative  nouvelle.  Il  avait  bien  glissé  ça  et  là  au  bout  de 
quelque  couplet  un  filet  de  tendresse  grave  comme  dans  Si  j'é- 
tais petit  oiseau.  Mais  le  coup  décisif  fut  le  Dieu  des  Bonnes  Gens. 
Un  jour  qu'il  dînait  chez  M.  Etienne  ,  en  nombreuse  et  spirituelle 
compagnie,  on  le  pressa  au  dessert  de  chanter,  selon  l'usage  :  il 
commença  cette  fois  d'une  voix  un  peu  tremblante ,  mais  l'ap- 


546  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plaudissement  fut  immense ,  et  le  poète  sentit  à  cet  instant-là  ,  en 
tressaillant ,  qu'il  pouvait  rester  simple  chansonnier  et  devenir 
tout-à-fait  lui-même. 

Du  moment  en  effet  qu'il  y  avait  jour  pour  Béranger  de  faire  en- 
trer sa  pensée  entière  en  chanson ,  que  lui  fallait-il  de  mieux  ?  quel 
bonheur,  quelle  nouveauté  qu'un  tel  genre  !  c'était  l'accomplisse- 
ment de  son  rêve  :  le  monde,  la  vie  alentour  et  sous  sa  main  dans 
leur  infinie  diversité  ;  pas  d'étiquette  apprise,  pas  de  poétique ,  et 
tout  le  dictionnaire.  D'un  autre  côté,  Béranger  comprit  que  plus 
l'espace  s'élargissait  devant  lui ,  moins  il  avait  à  se  relâcher  des 
sévérités  du  rhythme.  La  chanson  de  Panard,  de  Collé,  Galet, 
Gouffé  ,  Désaugiers  et  du  Caveau ,  venait  habituellement  par  le 
refrain  :  un  refrain  semblait  heureux ,  chantant:  vite  des  couplets 
là-dessus.  Ils  arrivaient  à  la  file,  bon  gré  malgré,  plus  ou  moins 
valides  :  le  refrain  couvrait  tout.  Ici  au  contraire,  pour  Béranger, 
la  pensée ,  le  sentiment  inspirateur  préexistaient  :  le  refrain  n'en 
devait  être  que  l'étincelle ,  mais  étincelle  à  point  nommé  en  quel- 
que sorte ,  d'un  intervalle  et  d'un  jet  déterminés  à  l'avance.  Il  faut 
que  toutes  les  deux  ou  trois  secondes,  la  pensée  revienne  faire 
acte  de  présence  à  un  coin  marqué ,  jaillir  à  travers  un  nœud  étroit 
et  fixe,  rebondir  sur  une  espèce  de  raquette  inflexible  et  sonore: 
elle  est  à  cent  lieues,  au  bout  du  monde,  dans  le  ciel;  n'im- 
porte ;  il  faut  qu'elle  revienne  et  qu'elle  touche  à  point.  C'est  un 
inconvénient ,  une  gêne  sans  doute ,  un  coup  de  sonnette  ou  de 
cordon  bien  souvent ,  qui  rattire  à  court  l'essor ,  le  saccade  et  le 
brusque.  Mais  Béranger  vit  à  merveille  que  dans  une  langue  aussi 
peu  rhythmique  que  la  nôtre ,  le  refrain  était  l'indispensable  vé- 
hicule du  chant ,  le  frère  de  la  rime ,  la  rime  de  V air  comme 
l'autre  l'est  du  vers,  le  seul  anneau  qui  permît  d'enchaîner  quel- 
que temps  la  poésie  aux  lèvres  des  hommes.  Il  vit  de  plus  que 
pour  être  entendu  du  peuple ,  auquel  de  toute  nécessité  beaucoup 
de  détails  échappent,  il  fallait  un  cadre  vivant,  une  image  à  la 
pensée  dominante,  un  petit  drame  en  un  mot  :  de  là  tant  de  vives 
conceptions  si  artistement  réalisées,  de  compositions  exquises, 
non  moins  parlantes  que  les  jolies  fables  de  Lafontaine;  tant  de 
tableaux  si  fins  de  nuances ,  et  si  compris  de  tous  par  leur  en- 


POÈTES    MODERNES.  547 

semble.  Car  Béranger,  ce  qui  semblerait  inutile  à  rappeler  ici ,  se 
chante  dans  les  campagnes  ,  au  cabaret ,  à  la  guinguette  ,  partout, 
quoi  qu'en  aient  prétendu  d'ingénieux  contradicteurs,  qui  auraient 
voulu  faire  de  M.  de  Béranger  un  bel  esprit  de  salon  et  d'étude 
comme  eux-mêmes.  Qu'ils  réservent  cette  chicane  à  l'ancien 
Canonnier  à  cket^al,  homme  de  style  également,  mais  de  style 
gaulois  et  archaïque ,  je  le  leur  abandonne  en  partie.  Quant  à 
Béranger ,  il  est  bien  l'homme  de  sa  réputation ,  le  chansonnier 
populaire  de  ces  quinze  années,  oui,  messieui's,  populaire  à  la 
lettre,  bien  autrement  que  Désaugiers,  qu'on  lui  a  opposé  sans 
justice ,  et  qui  réussit  peut-être  mieux  auprès  des  gastronomes  ; 
populaire  exactement  dans  le  même  sens  qu'Emile  Debraux  et 
autres  que  ni  vous  ni  moi  ne  connaissons. 

Cela  est  tellement  vrai  que ,  seul  des  poètes  contemporains  ,  il 
aurait  pu ,  à  la  rigueur ,  se  passer  de  l'impression ,  du  moins  pour 
une  bonne  moitié  de  son  œuvre.  Quand  on  imprima  son  premier  re- 
cueil, le  public  chantant  n'y  apprit  rien  qu'il  ne  sût  à  l'avance: 
c'eût  été  de  même  pour  les  suivans;  quelques  copies  distribuées 
de  la  main  à  la  main  auraient  suffi  ;  la  tradition  vivante  ,  l'harmo- 
nieuse clameur  l'aurait  soutenu  et  sauvé  de  toutes  parts  ,  comme 
on  le  rapporte  des  anciens  poètes.  Je  veux  dire  qu'il  aurait  tra- 
versé de  la  sorte  trois  générations  ,  de  cinq  ans  chacune;  longévité 
la  plus  homérique  en  notxe  âge.  Cette  prise  heureuse  sur  la  mé- 
moire des  hommes  (la  source  d'inspiration  d'ailleurs  y  poussant), 
est  due  au  refrain  pour  les  paroles,  au  cadre  pour  l'idée. 

Un  jour,  au  printemps  de  1827  ,  autant  qu'il  m'en  souvient, 
\ictor  Hugo  aperçut  dans  le  jardin  du  Luxembourg  M.  de  Cha- 
teaubriand, alors  retiré  des  affaires.  L'illustre  promeneur  était 
debout ,  arrêté  et  coi>ïme  absorbé  devant  des  enfans  qui  jouaient 
à  tracer  des  figures  sur  le  sable  d'une  allée.  Victor  Hugo  respecta 
cette  contemplation  silencieuse  et  se  contenta  d'interpréter  de  loin 
tous  les  rapprochemens  qui  devaient  naître ,  dans  cette  âme  ora- 
geuse de  René ,  entre  la  vanité  des  grandeurs  parcourues  et  ces 
jeux  d'enfans  sur  la  poussière.  En  rentrant,  il  me  raconta  ce  qu'il 
venait  de  voir  et  ajouta  :  «Si  j'étais  Béranger ,  je  ferais  de  cela  une 
chanson.  »  Par  ce  seul  mot,  Victor  Hugo  définissait  merveilleu- 


i 

548  nnVUK  DES  DEUX  MONDES. 

sèment  sans  y  songer,  le  petit  drame ,  le  cadre  indispensable  que 
Béranger  anime  :  qu'on  se  rappelle  Louis  XI  et  V  Orage. 

Ce  cadre  voulu ,  cette  forme  essentielle  et  sensible  ,  cette  réali- 
sation instantanée  de  sa  chanson,  cet  éclair  c{ui  ne  jaillit  que  quand 
l'idée,  l'image  et  le  refrain  se  rencontrent  en  un,  Béranger  l'obtient 
rarement  du  premier  coup.  Il  a  déjà  son  sujet  abstrait,  sa  matière 
aveugle  et  enveloppée  ;  il  tourne ,  il  cherche ,  il  attend  ;  les  ailes 
d'or  ne  sont  pas  venues.  C'est  api'ès  une  incubation  plus  ou  moins 
longue  qu'au  moment  souvent  où  il  n'y  vise  guère,  la  nuit  surtout, 
dans  quelque  court  réveil,  un  mot,  inaperçu  jusque  là,  prend 
flamme  et  détermine  la  vie.  Alors  ,  suivant  sa  locution  expressive, 
il  tient  son  affaire  et  se  rendort.  Cette  parcelle  ignée  en  effet ,  cet 
esprit  pur  qui ,  à  peine  éclos ,  se  loge  dans  une  bulle  hermétique 
de  cristal  que  la  reine  Mab  a  soufflée ,  c'est  toute  sa  chanson , 
c'en  est  le  miroir  en  raccourci ,  la  brillante  monade ,  s'il  est  permis 
de  parler  ce  langage  philosophique  dans  l'explication  d'un  acte  de 
l'àme ,  qui  certes  ne  le  cède  à  aucun  en  profondeur.  Le  poète 
mettra  ensuite  autant  de  temps  qu'il  voudra  à  la  confection  exté- 
rieure ,  à  la  rime  ,  à  la  lime  ;  peu  importe  ;  il  y  mettrait  deux  mois 
ou  deux  ans ,  que  ce  serait  aussi  vif  que  le  premier  jour  :  car  encore 
une  fois ,  comme  il  le  dit,  il  tient  son  affaire. 

Béranger  a  publié  jusqu'ici  quatre  recueils:  le  premier  à  la  fin 
de  l8i5,  le  second  à  la  fin  de  1821,  le  troisième  en  1826,  le  qua- 
trième en  1828.  Le  premier,  qui  était  plus  égrillard  et  gai  que 
politique ,  et  le  troisième,  qui  parut  sous  le  ministère  spirituel- 
lement machiavéhque  de  M.  de  Yillèle,  n'encoururent  pas  de 
procès.  Le  recueil  de  1821,  incriminé  par  M.  de  Marchangy  et 
défendu  par  M.  Dupin  aîné,  valut  à  Béranger  trois  mois  de  prison; 
celui  de  1828  (sous  le  ministère  Martignac),  incriminé  par  M.  de 
Charapanhet  et  défendu  par  M.  Barthe  ,  le  fit  condamner  à  neuf 
mois.  Outre  ces  deux  principales  affaires,  Béranger  en  eut  encore 
deux  autres  dans  l'intervalle  :  l'une  en  mars  1822,  à  propos  de  la 
publication  des  pièces  du  premier  procès,  il  fut  acquitté;  et  plus 
tard  une  légère  chicane  pour  contrefaçon,  qui  n'eut  pas  de  suite. 
Le  cinquième  et  dernier  recueil  de  Béranger  doit  paraître  dans 
le  courant  de  janvier  prochain. 


POETES    MODERNES.  54q 

En  tête  de  ce  volume,  Béran^jer  portera  sur  lui-même,  sur 
l'ensemble  de  son  œuvre,  sur  la  nature  de  son  rôle  et  de  son  in- 
fluence durant  ces  quinze  années ,  un  jugement  qu'il  nous  serait 
téméraire  de  devancer  ici  pour  notre  compte.  A  partir  du  D/ew  des 
Bonnes  Gens,  toutes  ses  facultés,  toutes  ses  passions  tendres  ou 
généreuses,  se  versèrent  dans  ce  genre  unique,  qui  ne  lui  avait 
semblé  d'abord  qu'une  diversion  et  presque  une  dérogation  à  son 
talent.  Ces  Petits  Poucets  de  la  lilléraluve ,  comme  il  les  appelle 
portèrent  aussitôt  par  mille  chemins  les  messages  retentissans  de 
sa  grande  âme.  La  Sainte- Alliance  des  Peuples,  composée  dès 
i8i8,  est  en  quelque  sorte  un  magnifique  pavillon  dressé  au  centre 
et  au  sommet  de  cette  ciiaîne  de  coltines  dont  le  Dieu  des  Bonnes 
Gens  décore  le  ciel.  Hymne  humain, pacifique,  inaltérable,  il  nous 
montre  combien  dès-lors,  dans  la  fumée  de  l'engagement  libéral, 
l'horizon  de  Béranger  était  le  même,  aussi  vaste  et  à  découvert 
que  son  regard  l'embrasse  aujourd'hui.  Et  autour,  au-dessous 
de  cette  dominante  pensée,  combien  d'autres  d'une  émotion  plus 
circonscrite,  mais  non  moins  pénétrante!  La  plainte  du  pays;  la 
douleur  morne,  l'espoir  opiniâtre  de  la  vieille  armée;  l'espoir 
plus  léger,  l'impatience  et  les  moqueries  de  la  jeunesse;  la  tris- 
tesse dans  le  plaisir  ;  de  l'esprit  tour  à  tour  piquant ,  coloré , 
attendri,  comme  il  ne  s'en  trouve  que  là  depuis  Voltaire;  de 
suaves  et  gracieuses  enveloppes  d'une  pureté  d'art  antique,  et 
qui  par  momens  rappellent,  ainsi  qu'on  l'a  remarqué  avec  goût, 
Simonide,  Asclépiade  et  les  erotiques  de  l'Anthologie.  Les  Bo- 
hémiens et  les  Soiwenirs  du  Peuple,  publiés  en  1828,  ont  manifesté 
chez  Béranger  un  progrès  encore  imprévu  de  grandeur  et  de  pa- 
thétique dans  la  simplicité,  et  aussi  de  poésie  impartiale,  géné- 
ralisée, s'inspirant  de  mœurs  franches ,  se  prenant  à  des  instincts 
natifs  du  prolétaire,  et  d'une  portée  non  plus  politique,  mais  so- 
ciale. Le  Juif  errant ,  le  Contrebandier,  etc.,  etc.,  continueront, 
on  le  verra,  ce  genre  de  ballade  philosophique  qui  touche  aux 
limites  extrêmes  de  la  chanson  :  presque  toujours  Béranger  a  pris 
soin  de  rattacher  ces  excursions  ,  assez  vagabondes  en  apparence  , 
à  une  prophétique  pensée  d'avenir.  On  a  essayé  dans  les  vers  sui- 
vans,  qui  lui  sont  adressés,  de  faire  saillir  cette  loi  progressive  de 
son  génie,  et  de  montrer  en  même  temps  combien  toutes  choses 

TOME    \III.  3ù 


55o  RliVUE    DIÎS    DEUX     MONDES. 

sur  la  scène  du  monde  étaient  disposées  pour  sa  venue.  Ce  n'est 
jamais  dans  la  période  impétueuse ,  au  début  ni  au  milieu  des 
commotions  publiques,  que  cliante  le  poète  dont  l'époque  sa- 
luera la  voix;  c'est  plutôt  au  déclin,  aux  environs  des  dernières 
crises,  quand  la  force  sociale  s'arrête  de  lassitude,  fait  trêve  à  son 
tumulte  et  s'entend  gémir.  L'air  est  vibrant  au  loin  et  embrasé , 
mille  feux  s'y  croisent  :  ce  qui  flotte  alors  et  pèse  sur  tous  ,  dé- 
charge son  étincelle  sur  un  seul;  les  derniers  coups  de  l'orage 
allument  une  âme  î 

L'être  complet  dans  la  nature  immense, 
Le  germe  heureux  ,  fils  de  l'onde  ou  des  airs , 
Tout  fruit  parfait ,  béni  dans  sa  semence  , 
Le  gland  du  chêne  ou  la  perle  des  mers, 
Petit  ou  grand,  il  est  un  univers. 
Pour  qu'il  surgisse  et  que  scn  jour  commence, 
La  tei-re  exprès  tourne  les  élémens; 
Le  temps  n'est  rien;  lenteurs,  avortemens, 
Par  où  la  vie  à  lui  seul  se  prépare , 
Ne  coûtent  point  à  la  nature  avare. 
Non  qu'en  sa  marche  et  ses  nombreuses  lois 
L'Esprit  caché  n'ait  qu'un  but  à  la  fois  : 
Mais  au  déclin  de  plus  d'un  vaste  orage , 
Le  vœu  qui  rit  à  l'éternel  dessein. 
C'est  qu'emportant  l'étamine  volage 
Zéphire  ému  mène  à  bien  son  larcin; 
C'est  qu'un  nid  d'or  éclose  au  vert  feuillage , 
Ou  que  la  perle,  accordée  à  la  plage, 
Sombre  Océan  ,  jaillisse  de  ton  sein  ! 
En  s'enf uyant ,  la  tempête  qui  gronde , 
Purifiée,  attiédie  et  féconde, 
Dépose  un  feu,  crée  un  être  en  ce  monde  , 
S'émaille  en  fleurs  ou  voltige  en  essaim  ! 

Même  ordre  encor  dans  l'histoire  vivante  ; 
Cher  Déranger,  ne  dis  pas  que  j'invente. 

La  république  ,  aux  débuts  immortels  , 
L'éclair  au  front,  la  main  sur  les  autels. 


POETES    MODERNES.  55 1 


Avait,  d'un  geste,  embrasé  la  fournaise! 
Pour  chant  de  guerre,  elle  eut  la  Marseillaise, 
Vrai  talisman  !  mais  ses  fils  dévoués 
A  la  chanter  s'étaient  vite  enroués. 
Vainqueur  à  temps  de  l'Europe  enhardie , 
Le  Consulat  réparait  l'incendie. 
De  foudre  alors  et  de  fer  couronné , 
L'Empire  ,  lui ,  toujours  avait  tonné  : 
Sans  air  joyeux  ,  sans  chanson  applaudie  , 
Sous  ce  dur  maître,  on  avait  moissonné. 
A  rangs  égaux  ,  en  lignes  sourcilleuses , 
Dès  le  matin  des  luttes  fabuleuses , 
Aux  flancs  des  monts  vaguement  éclairés. 
Les  fiers  soldats  s'ébranlaient  par  degrés; 
Dès  qu'un  rayon  aux  collines  prochaines 
Montrait  l'aurore,  ils  saluaient  César; 
Puis ,  tout  le  jour,  à  son  jeu  de  hasard , 
Silencieux  ,  ils  épuisaient  leurs  veines; 
Tant  qu'à  la  fin,  dans  l'excès  des  combats  , 
Noble  immolée ,  6  France  ,  tu  tombas  ! 
Or,  des  douleurs  de  la  France  épuisée  , 
De  sa  chère  aigle  aux  mains  des  rois  brisée , 
Des  morts  d'hier,  des  mânes  d'autrefois. 
Il  .s'élevait  une  profonde  voix , 
Ame,  soupir,  émotion  guerrière. 
Regret  aussi  de  nos  antiques  droits, 
Le  tout  confus  comme  un  gros  de  poussière 
Que  la  déroute  envoie  en  tourbillons, 
Comme  du  sang  fumant  dans  les  sillons! 
C'étaient  des  ris ,  des  sifflets  ,  juste  outrage 
Aux  faux  dévots ,  rentrés  pour  convertir , 
Aux  libertins  ,  prêchant  le  roi-martyr  ; 
C'était  la  plainte  ,  au  milieu  du  naufrage , 

Des  gais  amours  si  long-temps  caressés 

L'immense  voix  ,  au  déclin  de  l'orage  , 
En  rassemblait  tous  les  sons  dispersés. 
Deuil  tour  à  tour,  et  malice,  et  colère, 
Elle  planait,  puissante  et  populaire. 
Mais,  sous  ces  hruits  qui  la  venaient  former. 
On  ne  savait  en  masse  où  l'enlamer  ; 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nuée  errante,  elle  hésitait  encore: 

Nul  point  brillant  ;  pas  de  foyer  sonore! 

Et  jusque-là ,  jusqu'à  ce  grand  moment , 
Avant  le  soir  d'héroïque  disgrâce , 
Du  drame  entier,  dès  le  commencement, 
Témoin  caché  dont  je  poursuis  la  trace, 
D'un  coup  de  foudre  à  douze  ans  désigné , 
Que  faisais-tu,  Chantre  prédestiné? 
En  quel  réduit  fleurissait  la  jeunesse? 
Quels  bras  aimés  t'en  sauvaient  la  rigueur? 
Quels  traits  malins  l'aiguisant  leur  finesse, 
Gardaient  sa  flamme  à  ton  glorieux  cœur? 
Yasle  en  projets  qui  ne  devaient  pas  naître , 
Sans  le  savoir,  ménageant  tes  retards , 
Tu  te  crus  fait  pour  la  flûte  champêtre, 
Et  ta  houlelte  eut  de  naïfs  écarts. 
De  Marengo  pendait  alors  l'épée  ; 
Un  Charlemagne  aspirait  au  parvis  : 
Cela,  je  crois,  te  rappela  Clovis, 
Et  tu  rêvas  de  classique  épopée  , 
Toi,  fîls  de  l'hymne  et  de  la  Ménippée! 
Ainsi ,  sans  guide  et  vers  des  buts  lointains , 
Chemin  faisant,  accosté  de  Lisette, 
Entre  Clovis  et  les  amours  mutins. 
Par  complaisance  égayant  la  musette, 
Génie  heureux  ,  facile  aux  contre-temps , 
Tu  te  cherchais  encore  après  trente  ans  ; 
Tu  te  cherchais....  quand  la  France  foulée 
Te  laissa  voir  deux  fois  dans  la  mêlée 
Ce  sein  de  feu  que  Thersite  conquit  ! 
Tout  était  mûr;  les  astres  s'entendirent  ; 
Des  cieux  brûlaus  quelques  pleurs  descendirent , 
Lente  rosée,....  et  ta  chanson  naquit  ! 

Elle  naquit ,  abeille  au  fin  corsage  , 
A  l'aiguillon  toujours  gardien  du  miel  ; 
Des  bruits  épars  composant  un  message , 
Orgueil  du  pauvre  et  vengeance  du  sage  : 
Sots  et  méchans  le  trouvèrent  cruel. 


553 


POETES    MODERNES 

Près  du  drapeau  que  dans  l'ombre  on  replie. 
Au  fond  du  verre  où  l'infortune  oublie , 
Autour  du  punch  et  des  jeunes  gaietés , 
Même  au  cou  nu  des  folâtres  beautés , 
Oh  !  oui ,  partout  oii  l'aile  bigarrée 
De  ta  chanson  diligente  et  sacrée 

Se  pose  et  luit,  oh  !  notre  France  est  là 

France  d'alors,  chantant  sous  le  tonnerre 
Plus  d'un  refrain  qui  depuis  s'envola  , 
Vive  et  rétive,  assez  peu  doctrinaire  , 
Encore  en  sang  des  caresses  des  rois  j 
Oui,  cette  France  est  toute  dans  ta  voix. 
Durant  quinze  ans,  unis  d'un  même  zèle, 
Seul ,  vers  la  fin  ,  pour  sauver  l'étincelle  , 
A  chaque  avril  ,  aux  champs,  sous  les  barreaux , 
Tu  lui  tressais  les  noms  de  ses  héros, 
Mêlant  aux  fleurs  le  chardon  qui  harcèle! 
Si  son  oubli  délaissait  un  vengeur, 
Tu  la  couvrais  d'une  honnête  rougeur  : 

Puis  un  couplet  indulgent  la  déride 

Pourtant,  tout  bas,  j'ose  en  glisser  l'aveu; 

Deux  ou  trois  fois,  sœur  de  la  cantharide  ', 

L'aheille  ardente  outrepassa  le  jeu. 

Pardon ,  pardon  ,  pour  sa  courte  folie  ; 

Tant  de  tendresse  ennoblit  son  retour! 

La  volupté  par  la  mélancolie 

Chez  toi  ramène  à  l'éternel  amour. 

Dans  l'action  que  ton  génie  épouse , 

Si  du  champ-clos  sentinelle  jalouse, 

Prompt  au  clairon,  et,  pour  trêve  aux  assauts, 

Ne  t'égarant  qu'aux  plus  voisins  berceaux , 

Tu  hantais  peu  les  ombres  des  vallées , 

L'esprit  lointain  des  cîmes  non  foulées, 

Silence  !  oracle  !  encens  perpétuel  ! 

Du  moins  plus  haut  que  les  luttes  humaines , 

Fixant  tes  yeux  sur  les  places  sereines , 


'  C'est  bien  moins  de  la  chanson  même  intitulée  la  Cantharide ,  chaude 
et  pure  émeraude  où^l'idée  est  figurée  à  l'antique ,  qu'on  entend  ici  parler, 
que  de  quelques  chansons  de  la  première  manière. 


554  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

L'ame  invisible  errait  souvent  au  ciel  ! 

Aujourd'hui  donc  qu'à  la  France  étonnée 
Par  tant  d'efforts  la  palme  enfin  gagnée 
Ne  laisse  voir  qu'un  triste  et  maigre  fruit; 
Quand  le  combat  recommence  à  grand  bruit  ; 
Toi,  sans  dégoût,  à  ton  passé  fidèle, 
Sans  repentir  (car  la  cause  était  belle. 
Elle  était  sainte ,  et  dut  nous  enflammer) , 
Toi,  désormais,  tu  sais  où  te  calmer. 
Au  seuil  nouveau  déposant  ta  piqûre 
Et  n'abjurant  nulle  ancienne  amitié, 
Du  mal  présent  que  tu  prends  en  pitié 
Tu  vois  le  terme  ,  et  ton  espoir  s'épure. 
Guéri  des  uns,  tu  comptes  plus  sur  tous. 
L'humanité  chemine  au  rendez-vous  ; 
Elle  n'a  plus  de  chaîne  qui  la  noue  ; 
Tu  vas  devant,  la  regardant  venir. 
Si  chaque  jour  entend  crier  la  roue , 
Une  harmonie  embrasse  l'avenir. 
Ainsi  les  ans ,  Poète ,  te  consolent , 
Et  tes  chansons  encore  une  fois  volent , 
Derniers  essaims;  non  plus  du  lourd  frelon 
Purgeant  leur  ruche  à  force  d'aiguillon , 
Non  plus  épris  du  sein  pâmé  des  roses  , 
Des  vins  chantans  dont  tu  savais  les  doses  , 
Des  trois  couleurs  du  siècle  adolescent  : 
L'esprit  d'un  siècle  a  ses  métempsycoses , 
Cher  Déranger  ,  ta  sagesse  y  consent. 
Mais  les  chansons  cette  fois  réunies, 
Vierges  essaims  ,  paisibles  colonies  , 
Loin  des  lambeaux  dans  la  lutte  expirant , 
Cherchent  l'air  libre  et  l'espace  plus  grand  , 
L'orme  sacré  de  la  Cité  future , 
Des  horizons ,  que  le  dieu  d'Épicure 
Eût  ignorés  et  que  t'ouvrit  le  tien. 
Telles  déjà,  selon  l'oracle  ancien. 
Au  fond  d'un  bois ,  les  divines  abeilles , 
Gage  choisi  de  clémentes  merveilles , 
Symbole  heureux  des  jours  renouvelés  , 
Naissaient  aux  flancs  des  taureaux  immolés , 


POÈTES    MODERNES.  555 

Montaient  dans  l'air....  et  la  grappe  enchantée 
Réjouissait  le  regard  d'Aristée  '. 

La  vie  de  Bérangei-,  durant  quinze  ans ,  se  lit  tout  entière  dans 
ses  chansons.  Le  fait  intérieur  et  domestique  que  j'y  remarque 
le  plus  ,  c'est  son  amitié  avec  Manuel.  Il  l'avait  connu  en  i8i5  , 
et,  dès-lors,  tous  les  deux  s'unirent  étroitement.  Béranger  ap- 
préciait surtout  chez  le  vétéran  d'Arcole  l'intelligence  ferme  et 
lucide,  les  sentimens  chauds  et  droits  sans  rien  de  factice,  la 
vie  naturelle  ;  l'houmie  du  peuple  au  complet ,  dans  une  organi- 
sation perfectionnée.  Bras ,  tête  et  cœur,  tout  était  peuple  en  lui, 
a-t-il  dit  de  son  ami.  Si  quelque  chose  m'assure  que  Manuel , 
s'il  avait  vécu  ,  serait  resté  peuple ,  et  eût  résisté  à  la  contagion 
semi-aristocratique  qui  a  infecté  tant  de  nos  tribuns  parvenus , 
c'est  que  Béranger  l'a  jugé  ainsi. 

Depuis  que  Béranger  a  vu  qu'il  pouvait  devenir  poète  à  sa 
guise,  en  demeurant  chansonnier,  il  s'est  noblement  obstiné  à 
n'être  que  cela  :  un  goût  fin ,  un  tact  chatouilleux  ,  une  probité 
haute ,  l'ont  constamment  dirigé  dans  ses  nombreux  et  invincibles 
refus.  Que  ce  soit  une  place  dans  les  bureaux  de  M.  Lafitte,  un 
fauteuil  à  l'académie ,  une  invitation  à  ce  qu'on  appelle  encore 
aujourd'hui  la  Cour,  dont  il  s'excuse  ,  le  même  sentiment  de  con- 
venance et  de  dignité  l'inspire.  Il  comprend  son  rôle  de  chantre 
populaire  ;  il  s'y  tient  jusqu'au  bout  ;  il  a  certes  le  droit  d'y  pla- 
cer son  orgueil ,  puisqu'il  ne  s'en  fit  jamais  un  marche-pied  vers 
le  but  des  ambitions  mesquines.  Plein  d'excellens  conseils  en 
tous  genres  ,  que  viennent  réclamer  des  cliens  bien  divers ,  con- 
solateur aimable,  grâce  à  cette  ^^af/fe,  nous  dit-il,  qui  n'offense 
pas  la  tristesse,  trouvant  de  crédit  ce  qu'il  en  faut  pour  les 
bonnes  actions  non  bruyantes,  il  est  peut-être,  avec  M.  La- 
fitte, et  par  d'autres  moyens,  l'homme  de  France  qui  a  rendu 
dans  sa  vie  le  plus  de  services  efficaces.  Pour  tout  dire,  Béranger 
ne  s'est  dérobé  au-dedans  à  aucune  des  charges  de  sa  publique 
renommée. 

'  On  pourrait  mettre  à  cette  pièce  de  vers  pour  épigraphe  : 

Infentes  anim"s  /ingiislo  in  pectorr  ■virinn!. 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sa  conversation  est  prompte  ,   discursive  ,  abondante ,   égale- 
ment nourrie  sur  tous  les  sujets,  initiée  aux  mœurs  des  métiers 
différens ,  suppléant  au  manque  de  voyages  par  la  pratique  as- 
sidue de  la  grande  ville;  on  y  reçoit  mille  traits  qui  pénètrent 
avant  et  se  retiennent.  On  y  sent  réunis  et  mélangés  le  contem- 
porain des  conquêtes,  le  républicain  de  l'avenir,  et  le  successeur 
du  parisien  Yillon.  Sa  littérature,  très-étendue ,  très-fine ,  très- 
élaborée ,  surprend  ceux-mêmes  qui  n'ignorent  pas  de  quelles 
études  secrètes  l'artiste  consommé  a  dû  partir.  Rien  de  plus  mûri, 
de  plus  délicat,   que  la  variété  de  ses  jugemens  littéraires,  tous 
individuels  et  de  sa  propre  façon  :  c'est  un  rusé  ignorant  à  la 
manière  de  Montaigne.  Il  ne  sait  pas  le  latin  assurément;  mais 
à  l'entendre  parfois  discourir  du  théâtre  et  remonter  de  Molière, 
Racine  ou  Shakspeare  aux  tragiques  de  l'antiquité,  je  suis  tenté 
de  croire  qu'il  sait  le  grec ,  qu'il  a  été  Grec,  comme  il  le  dit  dans 
le  Voyage  imaginaire,  tant  cet  ordre  de  beauté  et  de  noble  har- 
monie lui  est  familier.  Il  pousse  même  la  rancune  contre  ce  pau- 
vre latin  qu'il  n'entend  pas ,  et  que  parlait  son  ancêtre  Horace , 
jusqu'à  reprocher  avec  assez  d'irrévérence  à  notre  langue  ,  à  notre 
poésie ,  d'avoir  été  élevée  et  d'avoir  grandi  dans  le  latin  ;  témoins 
Malherbe  et  Boileau  cjui  l'ont  coup  sur  coup  disciplinée  en  ce 
sens.  Il  ajoute  méchamment  que  cet  honnête  latin  a  tout  perdu; 
que^  sans  les  lisières  de  ce  mentor,  il  nous  resterait  bien  d'autres 
allures,  plus  libres  et  cadencées  :  Courier,  en  son  style  d'Amyot, 
ne  marf|uerait  pas  mieux  ses  préférences.  On  ne  s'étonnera  point, 
d'après  cela,  si  les  questions  agitées,  il  y  a  peu  d'années,  dans  la 
poésie  et  dans  l'art ,  tout  en  paraissant  fort  étrangères  au  genre 
et  aux  préoccupations  politiques  de  Béranger,  ne  l'ont  laissé  au 
fond  ni  dédaigneux  ni  indiftërent.  Spectateur  préparé  ,  juge  équi- 
table ,  il  a  même  consenti  à  se  croire  partie  intéressée  dans  les 
débats.  La  guerre  déclarée  par  l'école  nouvelle  à  la  classification 
des  genres ,   lui  a  paru  devoir  aftranchir  le  sien  de  l'infériorité 
classicjue  ,  d'où  il  ne  l'avait  tiré  qu'à  la  faveur  d'un  privilège  tout 
personnel.  Sa  chanson  en  effet,  à  laquelle  un  mot  de  Benjamin- 
Constant  avait  conféré  le  diplôme  à' Ode,  était  sans  doute  ac- 
cueillie   avec   complaisance  et  distinction  par  la  littérature  de 


PoixES    MODERNES.  55^ 

^'Empire  ;  mais  elle  n'était  pas  avec  elle  sur  le  pied  d'cgalité  en- 
tière et  native.  On  lui  faisait  honneur ,  mais  par  entraînement 
tour  à  tour  ou  condescendance.  Enfant  gâté  du  dessert,  on  lui 
passait  ses  crudités ,  ses  goguettes  de  langage ,  mille  familiarités 
sans  conséquence,  à  titre  de  chanson;  dès  qu'on  l'admirait, 
c'était  d'un  visage  tout  d'un  coup  sérieux ,  à  titre  d'ode.  On 
l'eût  reçue  de  grand  cœur ,  je  crois  ,  dans  la  compagnie  des  qua- 
rante ;  mais  on  se  fût  armé  pour  cette  grave  exception ,  devant  le 
public,  du  préce'dent  de  M.  Laujon.  Bref,  la  chanson  de  Béran- 
ger  se  sentait  un  peu  la  protégée  des  genres  académiques  ;  depuis 
la  réforme  littéraire  ,  elle  est  devenue  légitimement  l'égale,  la  con- 
citoyenne de  toute  poésie.  Par  ces  raisons  diverses  c|u'il  sait  lui- 
même  fort  agréablement  déduire  ,  Béranger  est  donc  allé  jusqu'à 
se  croire  redevable  de  quelque  chose  à  la  jeune  école  poétique. 
Quoi  qu'il  en  soit,  et  voici  le  seul  point  où  j'insiste,  il  a  de  bonne 
heure  témoigné  à  ce  qui  s'annonçait  d'heureux  et  de  grand  dans 
les  groupes  nouveaux ,  une  bienveillance  sincère ,  intelligente , 
qui ,  de  la  part  de  tout  écrivain  célèbre  ,  à  l'égard  des  générations 
qui  s'élèvent,  n'est  pas,  j'ose  le  dire,  la  moindre  marque  d'une 
âme  saine  et  d'un  cœur  justement  satisfait. 

Sainte-Beuve. 


MŒURS  DES  JAGUARS 


DE  L'AMERIQUE  DU  SUD\ 


Les  naturalistes  ne  sont  pas  encore  parfaitement  d'accord  sur  le 
nombre  d'espèces  de  felis  que  possède  l'Amérique  méridionale,  et  ce 
genre  de  mammifères  est  un  de  ceux  dont  la  synonymie  est  la  plus  em- 
brouillée et  la  plus  inextricable ,  chaque  voyageur  ayant  confondu  des 
espèces  différentes  sous  des  noms  semblables ,  ou  appliqué  à  la  même 
des  noms  différens.  Quelques  auteurs  en  reconnaissent  jusqu'à  quinze 
espèces,  d'autres  dix;  mais  M.  Temminck,  qui  a  publié  une  belle  mo- 
nographie de  ce  genre ,  n'en  admet  que  huit  comme  authentiques. 
Buffon,  loin  de  porter  la  lumière  dans  ce  chaos,  avait  consacré,  de  l'au- 
lorilé  de  son  nom,  une  foule  d'erreurs  nées  la  plupart  du  système  qu'il 
s'était  fait  à  priori  sur  la  taille  inférieure  des  animaux  de  l'Amérique, 
sans  parler  des  couleurs  exagérées  sous  lesquelles  il  avait  peint  les  mœijrs 
de  ces  animaux ,  en  prêtant  aux  grandes  espèces  une  soif  inextinguible 
de  carnage  qui  les  portait  à  détruire  sans  nécessité  tout  être  vivant  qui 
s'offrait  à  eux.  Des  expériences  directes  et  le  scalpel  des  anatomistes, 
en  dévoilant  l'organisation  intime  des  animaux  et  les  penchans  qui  en 
sont  les  conséquences,  ont  fait  évanouir  ces  tableaux  d'une  imagination 
poétique ,  et  prouvé  qu'une  férocité  invincible  n'est  pas  plus  l'apanage 
du  tigre   royal  et  du  jaguar  que  des  autres  espèces  de  la  famille  des 

'  Nous  puisons  dans  un  manuscrit  de  voyages  qui  nous  a  été  confié  les  dé- 
tails suivans  sur  le  jaguar  et  le  cougouar,  qui  nous  ont  parus  de  nature  a 
offrir  quelque  intérêt  à  nos  lecteurs. 


MOEURS    DKS    JAGUARS.  55g 

carnassiers.  La  faim  apaisée,  leur  fureur  disparaît ,  pour  ne   renaître 
qu'avec  de  nouveaux  besoins. 

Il  est  rare  ,  néanmoins  ,  que  les  tableaux  tracés  par  le  grand  écrivain 
ne  reviennent  tout  entiers  à  l'imagination  alarmée  de  l'Européen  qui 
pénètre  pour  la  première  fois  dans  les  forêts  de  l'Amérique.  Son  oreille 
inquiète  épie  avec  une  terreur  involontaire  les  sons  confus  ou  solitaires, 
rapprochés  ou  lointains,  qui  troublent  le  silence  des  forêts  de  la  Guyane 
ou  du  Brésil ,  et  tombe  souvent  dans  les  plus  étranges  erreurs  sur  les 
animaux  qui  les  produisent.  Ces  cris  sont  en  effet  singuliers,  et  presque 
toujours  leur  force  est  en  raison  inverse  de  la  taille  des  animaux  aux- 
quels ils  appartiennent.  Ainsi,  parmi  les  plus  grands  d'entre  eux,  le 
tapir  siffle,  le  cayman  aboie  comme  un  jeune  chien  dans  les  savanes, 
à  la  chute  du  jour-,  le  pécari  grogne  comme  le  cochon  domestique; 
les  chevreuils  ont  un  bramer  grêle  qui  ne  s'entend  qu'à  une  faible 
distance  ;  d'autres,  au  contraire,  de  taille  bien  inférieure  et  de  moeurs 
innocentes,  ont  des  voix  effrayantes  qui  font  tressaillir  l'Européen  qui 
ne  les  connaît  pas  encore.  Les  alouattes  ébranlent  les  forêts  d'ef- 
froyables rugissemens  au  lever  et  au  coucher  du  soleil  ;  certains  oiseaux 
traînent  une  note  lamentable  pendant  des  journées  entières  :  d'autres 
font  entendre  dans  les  marécages  des  clameurs  éclatantes  et  subites  qui 
percent  les  airs.  Une  longue  expérience  apprend  seule  à  reconnaître 
parmi  ces  cris  divers  le  sifflement  aigu,  pareil  à  une  forte  expiration 
pectorale,  qui  caractérise  le  jaguar  et  son  rival  pour  la  taille,  le  cou- 
gouar, les  deux  seules  espèces  de  chats  que  l'homme  ait  à  craindre  en 
Amérique.  Ce  cri  ne  se  fait  entendre  que  le  matin  et  le  soir,  à  l'heure 
du  crépuscule,  lorsque  ces  animaux  cessent  leurs  excursions  nocturnes 
ou  s'apprêtent  à  les  recommencer,  et  n'a  rien  d'effrayant;  mais  il  n'en 
est  pas  de  même  de  celui  que  pousse  le  jaguar  en  fondant  sur  sa  proie, 
ou  en  rôdant  pour  la  surprendre.  J'ai  entendu  ce  dernier  pour  la  pre- 
mière fois  sur  les  bords  du  Pichidango,  petite  rivière  de  la  province  de 
Montevideo,  qui  se  jette  dans  la  Plata.  Campé  un  soir  avec  quelques 
autres  personnes  sur  la  lisière  du  bois  qui  garnit  son  rivage,  nous  étions 
occupés  à  prendre  notre  repas  près  du  feu ,  loi'sque  nos  chevaux ,  qui 
paissaient  en  liberté  à  quelque  distance ,  se  rapprochèrent  tout  à  coup 
de  nous  en  désordre,  avec  les  signes  de  la  plus  grande  teneur,  et  au 
même  instant  nous  entendîmes  le  cri  d'un  jaguar  qui  rôdait  à  vingt 
pas.  Ce  cri  ressemblait  à  une  sorte  de  râle  caverneux  ,  terminé  par 
un  éclat  de  voix  déchirant  qui  retentit  au  loin.  Nous  tirâmes  quel- 
ques coups  de  fusil  pour  l'effrayer,  et  bientôt  nous  l'entendîmes  s'éloi- 
gner en  grondant.  J'ai  entendu  plusieurs  fois  depuis  le  même  cri,  et 


56o  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jamais  sans  terreur.  On  a  rapporté  que  le  jaguar  aboyait  en  donnant, 
la  nuit,  la  chasse  aux  autres  animaux  ;  mais  jamais  je  n'ai  eu  connaissance 
de  ce  double  fait,  et  je  le  regarde  comme  très-douteux. 

Nulle  part  le  jaguar  n'est  plus  commun  qu'à  Montevideo ,  Buenos- 
Ayres,  et  le  long  du  Parana,  jusqu'au  Paraguay  inclusivement.  D'Az- 
zara  rapporte  que  dans  le  siècle  dernier,  après  l'expulsion  des  jésuites, 
on  en  tuait  deux  mille  par  an;  en  1800,  ce  nombre  était  réduit  à  mille, 
et  aujourd'hui  on  peut  estimer  à  quatre  cents  le  nombre  des  |feaux  qui 
paraissent  annuellement  sur  le  marché  de  Buenos-Ayres.  L'état  officiel 
des  exportations  de  cette  ville,  pour  i83i,  n'en  porte  que  cinquante- 
trois;  mais  il  faut  observer  que  ces  peaux  étant  plutôt  un  objet 
de  curiosité  que  de  commerce  régulier,  sortent  presque  toutes  une  à 
«ne  du  pays  sans  payer  de  droits.  En  iSaS,  lors  de  la  grande  inondation 
du  Parana  qui  couvrit  ses  îles  et  ses  rivages  à  une  hauteur  extraordi- 
naire, il  périt  une  quantité  considérable  de  jaguars,  qui  furent  noyés, 
ou  qui ,  ayant  passé  à  la  nage  de  l'Entre-Rios  sur  le  rivage  opposé  de 
Buenos-Ayres,  furent,  pour  la  plupart,  tués  par  les  habitans.  Un  grand 
nombre  grimpèrent  sur  les  arbres,  et  y  restèrent  sans  prendre  de  nour- 
riture jusqu'à  ce  que  la  baisse  du  fleuve  leur  permît  d'en  descendre. 
Les  bâtimens  qui  remontaient  le  Parana  à  cette  époque  en  voyaient  à 
chaque  instant  qui  étaient  juchés  sur  les  branches,  et  qui  paraissaient 
d'une  maigreur  extrême.  Malgré  cet  événement,  l'espèce  n'a  pas  di- 
minué d'une  manière  sensible,  et  les  forêts  marécageuses  de  l'Entre- 
Rios  .  entre  le  Parana  et  l'Uruguay,  en  sont  infestées  comme  aupara- 
vant. Les  moiitaraz  '  qui  les  habitent  sont  sans  cesse  exposés  aux 
attaques  de  ces  animaux  ;  mais  telle  est  la  puissance  de  l'habitude , 
qu'ils  ne  prêtent  qu'une  faible  attenlinn  à  ce  danger.  On  raconte 
d'eux  à  ce  sujet  des  traits  inouis  d'audace,  dont  je  ne  citerai  qu'un 
seul,  ayant  connu  son  auteur,  qui  le  rendait  très-croyable  par  sa  cons- 
titution athlétique  et  la  force  extraordinaire  dont  il  était  doué.  Cet 
homme  s'étant  un  jour  enfoncé  dans  le  bois,  loin  de  ses  compagnons, 
tomba  subitement  sur  un  jaguar  étendu  au  pied  d'un  arbre ,  à  la  manière 
des  chats.  En  pareil  cas ,  s'enfuir  ou  pousser  des  cris,  c'est  s'exposer  à 
une  mort  inévitable:  le  montaraz  resta  immobile,  les  yeux  fixés  sur 
ceux  de  l'animal,  qui  remuait  doucement  la  queue,  et  qui  se  leva  len- 
tement en  venant  à  lui.  N'étant  sans  doute  pas  pressé  par  la  faim,  et 
voulant  jouer  avec  sa  victime  avant  de  la  tuer,  il  se  dressa  à  moitié 

'  On  appelle  ainsi  les  bûcherons  qui  coupent  du  bois  pour  la  consomma- 
tion de  Buenos-Avres.  Ce  mot  vient  de  monte,  bois. 


MOEURS     DES    JAGUAUS.  5()  ! 

sur  ses  pales  de  derrière,  pour  le  liappcr  de  celles  de  devant.  Le 
montaraz,  qui  épiait  tous  ses  mouvemens,  le  saisit  brusquement  par  ces 
parties,  et,  réloip,nant  de  son  corps  de  toute  la  longueur  de  ses  bras, 
le  tint  un  moment  en  respect.  Le  jaguar,  surpris  et  furieux,  voulut 
alors  faire  usage  de  ses  pâtes  de  derrière  pour  déchirer  son  antago- 
niste ;  mais  à  chaque  bond  qu'il  faisait  dansée  but,  ce  dernier  le  faisait 
retomber  avec  violence  sur  le  sol.  Cette  lutte  inégale  dura  près  d'un 
quart  d'heure,  au  bout  duquel  le  montaraz,  sentant  ses  forces  épuisées, 
lâcha  prise,  et,  repoussant  le  jaguar,  le  jeta  à  quelques  pas  de  distance 
haletant  et  n'en  pouvant  plus;  s'apercevant  ensuite  qu'il  avait  perdu 
son  chapeau  dans  le  combat,  il  eut  le  courage  d'aller,  avec  le  sang- 
froid  particulier  aux  hommes  de  ce  pays,  le  ramasser  entre  les  jambes 
de  l'animal,  qui  le  laissa  faire,  et  il  s'éloigna  sans  être  poursuivi.  Ce 
fait,  tout  incroyable  qu'il  paraisse,  n'est  pas  le  seul  de  ce  genre  que  je 
pourrais  citer ,  et  il  s'explique  autant  par  la  force  pi'odigieuse  de 
l'homme  en  question  que  par  l'extrême  flexibilité  de  la  colonne  ver- 
tébrale du  jaguar,  dont  toute  la  puissance  musculaire  est  concentrée 
dans  la  tète,  le  cou  et  les  membres  antérieurs.  Cette  puissance  une  fois 
neutralisée,  comme  dans  le  cas  précédent,  l'animal  ne  conserve  plus 
qu'une  vigueur  inférieure  à  celle  d'un  homme  fortement  constitué. 

Les  bâtimens  qui  remontent  le  Parana,  ayant  coutume  de  s'arrêter 
chaque  soir,  et  de  s'amarrer  aux  arbres  du  rivage ,  sont  obligés  de  pren  - 
dre  quelques  précautions  contre  les  jaguars,  qu'on  a  vus  plus  d'une  fois 
venir  à  bord,  pendant  la  nuit,  pour  enlever  les  hommes.  Les  villages 
situés  sur  les  bords  du  fleuve  sont  également  exposés  à  leurs  attaques , 
et  on  en  tue  assez  souvent  dans  le  voisinage  des  habitations.  En  i823, 
un  de  ces  animaux  pénétra  pendant  la  nuit  dans  l'église  des  Franciscains 
de  la  ville  de  Santa-Fé,  dont  il  trouva,  par  hasard,  la  porte  entr'ouverte, 
et  se  réfugia  dans  la  sacristie.  Au  jour,  un  moine  y  entra  pour  se  pré- 
parer à  dire  sa  messe,  et  fut  aussitôt  mis  à  mort  ;  un  second  eut  le  même 
sort.  Un  troisième,  apercevant  l'animal ,  eut  le  temps  de  fermer  la  porte, 
et  donna  l'alarme.  Cette  sacristie  n'ayant  point  de  fenêtres,  on  fut 
obligé  de  faire  une  ouverture  au  toit  pour  pouvoir  tirer  le  jaguar;  et  l'un 
des  assistans  ,  plus  hardi  que  les  autres  ,  se  mit  à  cheval  sur  une  poutre 
qui  traversait  l'édifice  à  vingt  pieds  de  hauteur  du  sol.  Le  jaguar,  en 
l'apercevant,  fit  un  bond  énorme,  et  l'atteignit  assez  pour  lui  déchirer 
les  jambes  avec  ses  griffes;  mais  le  chasseur,  ne  perdant  pas  son  sang- 
froid  ,  le  tira  presque  à  bout  portant ,  et  le  tua  sur  le  coup. 

Quoique  ces  animaux  s'étendent  dans  le  sud ,  bien  au-delà  de  Buenos- 
Ayres ,  il  est  extrêmement  rare  qu'on  en  voie  dans  les  environs  de  cette 


'^52  KEVUF.    DES    DEUX     MONDl'S. 

ville  à  une  distance  assez  considérable  ;  mais  à  Montevideo  ,  sur  la  rive 
opposée  de  la  Plata ,  on  en  tue  assez  souvent  dans  les  enviions  de  cette 
place,  et  jusque  dans  son  enceinte.  En  1829,  deux  de  ces  animaux  tra- 
versèrent de  nuit  la  baie  à  la  nage,  et  entrèrent  en  ville  dans  la  cour 
d'une  barraca  1,  oii  on  les  trouva  le  lendemain,  honteux  en  quelque 
sorte,  et  cherchant  à  se  cacher.  Ils  se  laissèrent  tuer  sans  résistance. 
J'en  vis  un  en  1826,  de  la  plus  grande  taille ,  attaché  à  un  poteau  sur 
la  grande  place  de  la  Colonia  del  Sacramento,  et  qui,  avait  été  pris  d'une 
façon  assez  singulière.  Des  femmes  se  rendant  le  matin  à  leurs  travaux 
dans  la  campagne ,  l'une  d'elles  s'approcha  d'une  petite  maison  déserte , 
dont  la  porte  était  fermée  ,  mais  dont  les  fenêtres  à  hauteur  d'appui, 
étaient  à  moitié  détruites.  En  jetant  un  coup-d'œil  dans  l'intérieur,  elle 
aperçut  un  jaguar  qui  y  avait  pénétré,  et  qui,  ne  retrouvant  plus  l'ouver- 
ture qui  lui  avait  donné  passage ,  tournait  autour  de  la  pièce  unique  que 
renfermait  cette  masure.  Aux  cris  qu'ejle  poussa  ,  des  gauchos  du  voisi- 
nage accoururent,  et  au  moyen  de  leurs  lazos ,  parvinrent  à  s'emparer  de 
l'animal  qu'ils  conduisirent  en  ville ,  où  on  le  donna  sur  la  place  en  spec- 
tacle aux  hahitans.  Lorsque  je  le  vis,  il  y  avait  huit  jours  qu'il  endurait 
la  faim  sans  que  sa  férocité  fût  moindre  que  le  premier  jour.  Les  bonds 
qu'il  faisait  de  toute  la  longueur  de  la  courroie  en  cuir,  à  laquelle  il  était 
attaché,  firent  craindre  à  la  fin  qu'il  ne  parvînt  à  la  rompre,  et  pour  éviter 
les  accidens ,'  les  autorités  donnèrent  l'ordre  de  le  tuer. 

Quelques  gauchos  de  Buenos-Ayres ,  principalement  dans  la  province 
de  Santa-Fé,  se  livrent  à  la  chasse  du  jaguar,  et  certains  d'entre  eux 
en  font  leur  occupation  habituelle.  J'ai  même  connu  des  femmes  qui 
ne  craignaient  pas  de  se  livrer  à  cet  exercice.  Ces  chasseurs  se  servent 
de  meutes  de  chiens  de  moyenne  taille  et  dressés  pour  cet  usage.  Le 
jaguar,  poursuivi  et  mis  hors  de  lui-même  par  leurs  aboiemens ,  finit 
par  s'arrêter  au  pied  d'un  arbre  où  il  joue  des  pattes  comme  un  chat , 
et  manque  rarement  d'éventrer  d'un  seul  coup  ceux  de  ses  ennemis  qu'il 
peut  atteindre.  Le  plus  souvent  il  grimpe  sur  l'arbre  même  d'où  le 
chasseur  le  fait  tomber  à  coups  de  fusil.  Les  plus  intrépides  gauchos  ne 
craignent  pas  de  le  poursuivre  sans  autres  armes  que  le  lazo,  qu'ils  lui 
lancent  au  cou  à  l'instant  où  il  va  se  précipiter  sur  eux.  Le  cheval  part 
aussitôt  au  galop  en  entraînant  l'animal  étranglé.  Il  arrive  né-mmoins 
de  temps  en  temps  que  ces  chasseurs  sont  victimes  de  leur  témérité , 
lorsqu'ils  ne  devancent  pas  le  jaguar,  dont  le  premier  bond  est  inévi- 
table ,  et  qui ,  loin  de  craindre  le  coup  de  fusil ,   .s'élance  au  feu  de 

'  Établissement  où  l'on  conserve  les  cuirs. 


MOECRS    DES    JAGUARS.  563 

l'amorce.  J'en  ai  vu  un  triste  exemple  dans  la  personne  de  deux  frères 
de  Montevideo,  qui  furent  déchirés  l'un  et  l'autre  par  un  jaguar  qu'ils 
n'avaient  fait  que  blesser. 

On  a  déjà  remarqué  comme  une  anomalie  singulière  dans  l'habitat  du 
jaguar,  qu'il  ne  dépasse  pas  dans  l'hémisplière  nord  le  tropique  du 
cancer,  et  s'étend  au  contraire  bien  au-delà  du  tropique  opposé ,  et 
jusque  par  les  45"  de  latitude  sud  ;  mais  un  fait  non  moins  extraordi- 
naire, et  que  je  ne  trouve  mentionné  nulle  part,  est  l'influence  que  le 
climat  exerce  sur  ses  mœurs ,  influence  qui  est  en  raison  inverse  de  la 
chaleur  du  pays  qu'il  habite.  A  Buenos -Ayres  et  Montevideo  où  la 
température  est  semblable  à  celle  de  l'Espagne,  le  jaguar  est  beaucoup 
plus  féroce  que  dans  les  régions  équatoriales,  et  attaque  presque  con- 
stamment l'homme,  lorsqu'il  le  rencontre.  Tapi  dans  les  pajonales , 
espaces  couverts  de  joncs  élevés  que  les  Pampas  offrent  de  distance  en 
distance ,  ou  dans  les  fourrés  qui  garnissent  le  bord  des  rivières,  il  fond 
de  là  sur  le  voyageur  qui  passe  à  sa  portée  ;  aussi  les  habitans  du  pays 
évitent-ils  ces  endroits,  ou  n'y  passent  qu'en  poussant  le  cri  de  tigre! 
tigre!  pour  effrayer  ceux  de  ces  animaux  qui  pourraient  s'y  trouver  et 
leur  faire  prendre  la  fuite.  En  rase  campagne ,  le  jaguar  fuit  devant 
l'homme  ;  mais  s'il  rencontre  quelque  buisson ,  ou  tout  autre  abri  de 
même  espèce,  il  tient  tète,  et  devient  assaillant  à  son  tour.  Au  Brésil 
et  dans  la  Guyane ,  au  contraire ,  on  peut  errer  des  journées  entières 
dans  les  bois  avec  autant  de  sécurité  qu'en  Europe ,  là  même  oii  chaque 
matin  et  chaque  soir  on  entend  les  cris  du  jaguar.  Cette  différence  de 
mœurs  ne  peut  provenir  que  de  la  difficulté  relative  qu'éprouvent  ces  ani- 
maux à  se  procurer  leur  subsistance  dans  ces  divers  pays.  Les  troupeaux 
de  bétail  qui  paissent  en  liberté  dans  les  Pampas  oftVent  aux  individus 
de  Buenos -Ayres  une  proie  facile  ,  tandis  que  ceux  du  Brésil  et  de  la 
Guyane  n'ont  d  autres  ressources  que  le  gibier,  qui  se  dérobe  souvent 
à  leurs  poursuites ,  et  qu'ils  ne  parviennent  à  saisir  que  par  ruse.  Aussi 
ne  négligent-ils  aucune  espèce  de  proie,  et  l'on  rencontre  de  temps  en 
temps  dans  les  forêts  de  la  Guyane  des  tortues  de  terre  que  le  jaguar 
a  ouvertes  en  brisant  avec  ses  pâtes  leur  double  carapace ,  malgré  sa 
solidité,  qui  est  telle,  que  l'homme  le  plus  fort  ne  pourrait  parvenir  à  la 
sépax-er.  Il  fréquente  aussi  pendant  la  nuit  les  bords  de  la  mer,  près  des 
petites  anses  où  l'eau  est  tranquille  ,  pour  y  manger  des  crabes  ou  y 
pêcher  le  poisson  en  le  faisant  sauter  à  terre  d'un  coup  de  pâte,  lorsqu'il 
vient  jouer  à  la  surface  de  l'eau. 

Une  preuve  du  peu  de  crainte  qu'inspirent  ces  animaux  dans  ce  dernier 
pays,  c'est  que,  dans  leurs  voyages,  les  Indiens  ne  prennent  aucune  pré- 


564  REVUE  DFS  DEUX  MONDES. 

caution  pour  les  éloigner.  I!s  suspendent  leurs  hamacs  dans  le  premier 
endroit  venu  ,  au  milieu  des  forêts ,  laissent  éteindre  le  feu  qu'ils  avaient 
allumé  pour  faire  cuire  leurs  alimens,  et  dorment  en  pleine  sécurité. 
Mais  comme  toute  règle  a  ses  exceptions,  il  leur  arrive  de  temps  en 
temps  quelques  accidens  fort  rares ,  à  la  vérité ,  car  je  n'en  ai  vu  que 
trois  pendant  un  séjour  de  vingt  mois  à  Cayennc.  Le  premier  arriva  à 
un  Palicour  qui  péchait  seul  des  tawarous  '  dans  les  savanes  noyées 
d'Ouassa ,  à  l'embouchure  de  l'Oyapock,  et  qui  fut  mis  en  pièce  par 
un  jaguar  qui  fondit  sur  lui  à  l'improvisle.  Sa  famille  ,  en  le  cherchant 
le  lendemain,  ne  trouva  que  les  débris  de  son  corps.  Le  second  eut  lieu 
sur  les  bords  de  la  mer,  près  de  Sinnamary.  Un  Galibi ,  qui  était  venu  y 
pêcher,  installa  le  soir  son  hamac  sous  un  petit  abri ,  et  laissa  son  feu 
s'éteindre.  Un  jaguar  qui  venait  sans  doute  faire  aussi  la  pêche,  s'ap- 
procha de  lui,  et  d'un  coup  de  pâte  fit  tomber  à  terre  le  hamac  et  le 
dormeur.  Le  malheureux  eut  le  sternum  et  trois  côtes  du  côté  droit 
enlevés  ,  et  poussa  des  cris  qui  mirent  l'animal  en  fuite.  On  le  trouva  dans 
cet  état  quelques  heures  api'ès,  et  on  l'apporta  à  Sinnamary,  oii  je  me 
trouvais  alors ,  et  oîi  il  expira  en  arrivant.  Le  dernier  événement  se 
passa  à  l'embouchure  de  la  rivière  de  Cachipour,  oii  un  habitant  avait 
établi  une  pêcherie  à  l'aide  d'Indiens  qu'il  avait  engagés  à  son  service. 
Chaque  nuit  les  jaguars  venaient  dévorer  les  têtes  et  les  restes  des  poissons 
que  les  Indiens  jetaient  imprudemment  à  quelque  dislaîice  du  carbet  qui 
leur  servait  de  demeure.  Un  de  ces  animaux  y  entra  une  nuit,  et  donna 
un  coup  de  pâte  dans  le  hamac  d'une  jeune  Indienne  qu'il  blessa  mortel- 
lement. Ses  compatriotes,  frappés  d'une  terreur  superstitieuse ,  abandon- 
nèrent la  pèche ,  malgré  tous  les  efforts  que  fit  l'habitant  pour  les  retenir. 
Au  Brésil  et  dans  la  Guyane ,  on  chasse  le  jjiguar  avec  des  chiens  , 
comme  à  Buenos-Ayres  ;  mais  on  n'y  détruit  qu'un  bien  plus  petit  nom- 
bre de  ces  animaux.  On  trouve  rarement  des  peaux  de  jaguar  à  acheter 
à  Rio-Janeiro  ,  Bahia  ,  et  à  Cayenne  ;  on  en  tue  à  peine  cinq  ou  six 
chaque  année.  L'administration  de  la  colonie  encourage  cette  destruction 
et  accorde  une  prime  de  cinquante  francs  par  chaque  peau  qu'on  lui  pré- 
sente. Ce  sont  principalement  les  habitans  des  savanes  de  Kourou  à  Or- 
ganabo  qui  se  livrent  à  cette  chasse,  leurs  propriétés  consistant  presque 
entièrement  en  troupeaux  qu'ils  ont  intérêt  à  défendre  contre  ces  ani- 
maux. On  n'en  trouve  plus  dans  l'île  même  de  Cayenne  ,  oii  ils  étaient  si 
abondans  lors  delà  fondation  de  la  colonie,  que  les  colons  furent  ]ilu- 
sieurs  fois  sur  le  point  d'abandonner  leurs  plantations. 

'  Espèce  de  tortue  d'eau  douce. 


MOEURS    DKS    J  agi;, MIS.  {j(j 


)0 


Le  couguar  est  partout  plus  commun  que  le  jaguar,  et  passe,  dans  la 
Guyane  ,  où  il  est  connu  sous  le  nom  de  tigre  rouge,  pour  plus  féroce 
que  ce  dernier.  L'opinion  contraire  prédomine  à  Buenos-Ayres,  et  je 
crois  avec  plus  de  raison  ,  car  je  n'ai  nulle  part  ouï  dire  que  cette  espèce 
ait  jamais  attaqué  riiomme.  l'>lle  fuit  constamment  devant  lui,  et  ne  cher- 
che que  rarement  à  surprendre  le  bétail.  Les  plaines,  les  savanes,  sont 
les  lieux  qu'elle  hahiJe  de  préférence,  et  elle  approche  souvent  des  ha- 
bitations pour  s'emparer  des  chiens  ,  des  volailles  et  autres  animaux  do- 
mestiques de  petite  taille.  On  l'apprivoise  facilement,  et  elle  suit  alors 
son  maître  comme  un  chien.  J'en  ai  vii  pendant  long-temps  à  Buenos- 
Ayres,  un  bel  individu  qu'un  enfant  conduisait  en  Icsse  avec  un  rnban  , 
jusque  sur  les  promenades  publiques,  et  qui  ne  donnait  aucun  signe  de 
férocité.  Le  jaguar,  au  contraire,  n'offre  jamais  une  sûreté  complète, 
et  son  caractère  primitif  reprend  tôt  ou  tard  lé  dessus  au  moment  où  on 
s'y  attend   le  moins.  Je  pourrais  en  ciier  de  nombreux  exemples.  tJne 
mulâtresse  de  Corrientés,  sur  les  bords  du  Parana,  avait,  depuis  deux  ans, 
un  jaguar  qu'elle  avait  rcru  à  l'époque  où  il  létait  encore,  et  qu'elle 
avait  élevé  avec  soin.  Cet  animal ,  arrivé  à  son  dernier  degré  de  crois- 
sance, vivait  en  liberté  avec  elle  et  la  suivait  partout  avec  la  plus  grande 
soumission.  Un  jour  qu'elle  lavait  du  linge  sur  les  bords  de  la  rivière, 
avec  son  jaguar  étendu  à  ses  côtés,  celui-ci,  sans  aucun  motif  apparent, 
sauta  sur  elle  et  la  tua,  puis  revint  tranquillement  à  la  maison,  sans 
toucher  à  sa  victime.  On  fut  obligé  de  le  mettre  à  mort  pour  prévenir  le 
retour  d'un  pareil  accident.  J'ai  vu  un  autre  exemple  du  même  genre, 
mais  moins  tragique,  sur  une  habitation  du  Brésil  où  l'on  élevait  un  de 
ces  animaux  en  le  laissant  jouir  de  sa  liberté  ;  il  avait  d'abord  paru  très- 
doux  et  iuoÔensif  ;  mais  à  l'âge  d'un  an ,  il  commença  à  faire  la  guerre 
aux  volailles  et  en  tua  plusieurs ,  ce  qui  le  fit  mettre  à  la  chaîne.  Là  ,  il 
étrangla  un  jour  un  jeune  tapir  ,  avec  lequel  il  avait  coutume  déjouer, 
et  qui  avait  été  le  trouver  dans  sa  niche.  Quelques  jours  après,  il  s'é- 
lança sur  une  petite  négresse  de  quatre  ou  cinq  ans  qui  passait  à  sa  por- 
tée, et  lui  avait  déjà  mis  tout  le  corps  en  sang,  lorsqu'on  accourut  la  tirer 
de  ses  griffes.  Ce  dernier  trait  le  fit  mettre  à  mort.  Un  moyen  puissant 
d'affaiblir  ce  caractère  sanguinaire,  et  qui  n'a  jamais  été  pratiqué  ,  à  ma 
connaissance,  serait  la  castration.  Jointe  à  de  bons  Iraitemens  continus 
elle  produirait  certainement  le  même  effef  que  sur  nos  chats  domesti- 
ques. Les  jaguars  qu'on  a  vus,  à  Paris  et  à  Londres  ,  jouer  familièrement 
avec  leurs  gardiens,  ne  prouvaient  par-là  que  leur  habitude  de  voir  ces 
derniers  et  d'en  recevoir  leur  nourriture  :  reste  à  savoir  s'ils  eussent  été 
aussi  doux  envers  le  premier  venu  ;  il  est  permis  d'en  douter.  Ces  excm- 

TOME    VIII.  In 


5G6  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pies ,  néanmoins,  suffisent  pour  renverser  complètement  les  idées  de  Buf- 
fon ,  et  de  ceux  qui  l'ont  copié  sans  examen. 

Les  autres  espèces  de  felis  de  l'Amérique  du  sud  sont  toutes  de  taille 
bien  inférieure  à  celle  des  précédons  ,  et  vivent ,  comme  nos  chats  sau- 
vages, de  petits  animaux  et  d'oiseaux  qu'elles  poursuivent  sur  les  arbres, 
sans  jamais  attaquer  l'homme  dont  la  présence  les  met  toujours  en  fuite, 
et  qui,  à  son  toui  ,  n'en  recevant  aucun  dommage ,  ne  leur  fait  pas  une 
chasse  régulière.  Quelques-unes  sont  aussi  farouches  que  le  jaguar  et 
s'apprivoisent  aussi  difficilement;  tel  est  l'ocelot  du  Brésil,  felis  par- 
dalis  des  auteurs ,  qui  est  très-commun  dans  ce  pays  ,  et  dont  j'ai  vu  plu- 
sieurs individus  en  captivité.  Leur  caractère  était  aussi  insociable  que  le 
premier  jour.  Cette  espèce  étant  nocturne ,  les  individus  en  question 
restaient  plongés  dans  le  sommeil  pendant  le  jour,  et  ne  reprenaient  leur 
activité  que  la  nuit.  Leur  cii  était  semblable  au  miaulement  du  chat, 
mais  sur  un  ton  plus  grave  et  plus  prolongé.  J'ai  vu  également  à  Cayenne 
une  peau  d'une  espèce  regardée  comme  douteuse  par  quelques  nomen- 
clateurs  et  admise  par  d'autres,  felis  discolor  (Schreber).  Cette  espèce 
paraît  extrêmement  rare ,  et  l'individu  dont  je  parle  avait  été  tué  sur  les 
bords  de  l'Approuague. 

Th.  L. 


I.ITT£RATURi:    PRAMATIQUi:. 


LE    ROI    S'AMUSE 


Le  nouveau  drame  de  M.  Hugo  n'appartient  pas  à  l'histoire;  de 
toutes  les  tragédies  comprises  entre  les  années  i5i5  et  i547,  '^ 
poète  n'en  a  choisi  aucune.  Son  œuvre  ,  avec  ses  défauts  et  ses 
qualités ,  ne  relève  absolument  que  de  sa  libre  fantaisie.  De  la 
réalité  visible  et  saisissable ,  telle  que  nous  la  montrent  les  récits 
du  seizième  siècle,  il  n'a  rien  pris;  entre  toutes  les  aventures  du 
roi  François  I"^" ,  que  ses  contemporains  ont  surnommé  le  dernier 
chei>alier,  il  pouvait  en  adopter  une,  l'étudier,  l'approfondir, 
exagérer  volontairement  les  détails  caractéristiques,  négliger  et 
laisser  dans  l'ombre  les  parties  pi'osaïques  et  mesquines,  indis- 
pensables dans  une  chronique  fidèle,  mais  inutiles  au  poète  qui 
crée,  au  philosophe  qui  juge.  Il  ne  l'a  pas  voulu  :  il  n'en  a  rien 
fait.  Le  sujet  qu'il  a  traité ,  fable,  caractères,  incidens,  combi- 
naison et  dénouement,  est  sorti  tout  entier  de  son  cerveau. 

Ce  n'est  donc  pas  par  l'histoire  qu'il  faut  éprouver  le  drame  de 
M.  Hugo.  Puisqu'il  n'a  prétendu  reproduire  et  développer  aucun 
événement  authentique,  puisqu'il  a  pris  au-dedans  de  lui-même, 
dans  les  profondeurs  de  sa  pensée  ,  le  modèle  idéal  qu'il  voulait 
copier,  nous  n'avons  qu'une  manière  de  le  juger,  et,  malheureu- 
.seinent  pour  nous,  cette  manière  unique,  inévitable,  en  même 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps  qu'elle  est  la  plus  haute  de  toutes,  est  aussi  la  plus  difficile 
dans  ses  applications.  11  faut  comparer  le  poèine  de  iM.  Hufjo  à  la 
pense'e  humaine,  envisagée  en  elle-même  et  pour  elle-même, 
dans  sa  plus  grande  généralité ,  c'est-à-dire  dans  sa  vérité  la  plus 
grande.  Les  chroniques  ne  serviraient  de  rien,  il  n'y  a  pas  songé 
mi  seul  instant.  Les  livres  seraient  vainement  consultés  et  ne 
répondraient  pas  à  nos  questions.  Il  ne  s'agit  ici  d'aucune  sorte 
d'imitation ,  si  ce  n'est  de  l'imitatiou  d'une  idée  personnelle  à 
l'auteur. 

Obligés  d'accepter  le  combat  sur  ce  terrain  mystérieux,  que  la 
réflexion  la  plus  attentive  peut  seule  éclairer  d'un  jour  certain , 
nous  devons  essayer  de  remonter  à  la  source  première  du  poème 
que  nous  avons  sous  les  yeux.  Puisqu'il  nous  est  impossible  de 
vérifier  sur  les  récits  du  passé,  dans  la  série  des  faits  accomplis, 
l'exactitude  et  la  fidélité  du  poète ,  c'est  au  cœur  humain  lui- 
même  qu'il  faut  nous  adresser  pour  déterminer  la  valeur  de  cette 
œuvre  nouv^elle. 

La  fable  inventée  par  M.  Hugo  est  d'une  extrême  simplicité. 
Pour  réaliser  plus  sûrement  la  méthode  philosophitjue  à  laquelle 
je  me  suis  arrêté,  je  la  dégagerai  pourtant  des  rares  accessoires 
qui  couîpliquent  l'effet  scénique.  A  mes  yeux  tout  le  drame  se 
réduit  à  trois  acteur.'*  :  un  roi,  une  jeune  tiile,  un  père.  Eux  seuls 
occupent  le  premier  plan,  c'est  à  eux  que  se  rapporte  l'artion 
tout  entière  ;  les  autres  persotmages  ne  jouent  qu'un  rôle  subal- 
tei-ne  et  secondaire.  Au  premier  acte,  nous  avons  le  roi  au  milieu 
de  sa  cour,  hautain,  insouciant,  amoureux  de  plaisir  et  d'aven- 
tures, Hbertin  sans  passion  ,  trouvant  bons  tous  les  moyens  cjui 
mènent  à  l'accomplissement  de  ses  de'sirs  effrénés,  mettant  les 
sens  bien  au-dessus  du  cœui-,  foulant  aux  pieds  tout  ce  qui  peut 
contrarier  ses  caprices.  Au  second  acte,  c'est  un  père  qui  n'a 
d'autre  consolation ,  d'autre  bonheur  au  monde  que  la  candeur 
et  la  beauté  de  sa  fdle,  qui  se  réfugie  en  elle  comme  dans  un 
asile  inviolable  et  sacré ,  qui  repose  ses  yeux  sur  son  front  et 
trouve  dans  ses  regards  une  joie  sans  cesse  renouvelée.  Au  troi- 
sième acte,  la  lutte  s'engage  entre  le  père  et  le  roi.  Le  roi  a  flétri 
la  jeune  fille  de  ses  impures  caresses,  il  a  mis  en  lambeaux  sa  cein- 
ture pudique;  il  a  jeté  dans  son  lit,  comme  une  folle  courtisanne,  une 


l.U    KOI    s'amuse.  569 

vierge  sans  défense,  et  qui  se  confiait  à  ses  sermens.  Le  père  vient 
redemander  sa  fille,  et  ne  trouve  plus  qu'une  enfant  perdue  sans 
retour,  honteuse  de  son  crime,  mais  che'riss.mt,  malgré  sa  honte, 
celui  par  qui  elle  est  coupable  :  le  père  jure  de  se  venger.  Au 
quatrirme  acte,  nous  retrouvons  le  roi,  oubliant  dans  la  débauche 
les  plaisirs  de  la  nuit  dernière ,  éteignant  dans  le  vin  et  sous  les 
baisers  d'une  fille  de  joie  les  remords  d'une  conscience  importune. 
Le  père  montre  à  sa  fille  le  nouveau  crime  de  son  amant,  et, 
après  avoir  vainement  essayé  de  l'en  détacher,  la  renvoie,  pour 
consommer  sa  vengeance.  Il  a  payé  un  brave  qui  doit  lui  livrer, 
le  soir  même,  le  cadavre  du  roi.  La  sœur  de  l'assassin,  celle-là 
même  qui  tout  à  l'heure  prodiguait  les  caresses  au  royal  débau- 
ché, intercède  pour  lui.  î.e  ùraw,  fidèle  à  sa  parole,  veut  gagner 
son  argent,  et  refuserait  son  salaire  s'il  ne  livrait  une  victime.  La 
jeune  fille  revient,  dé!::;uisée  en  homme;  elle  comprend  le  dani^er, 
et,  pour  sauver  les  jours  du  roi,  vient  s'offrir  au  poignard  du 
brafe.  Au  cinquième  acte,  le  père  est  seul  avec  sa  victime.  11  se 
croit  vengé,  il  savoure  à  longs  traits  sa  joie  cruelle,  il  apostrophe 
le  cadavre  qu'il  a  payé,  et  qui  doit  expier  le  déshonneur  de  sa 
tille.  Peu  à  peu  sa  joie  s'exalte  jusqu'au  vertige,  il  veut  compter 
les  blessures  de  son  ennemi ,  il  veut  baigner  ses  mains  dans  son 
sang  glacé,  sourire  et  insulter  à  ses  lèvres  livides  et  muettes.  Il 
découvre  le  cadavre  et  reconnaît  sa  fille. 

Telle  est,  réduite  à  sa  simplicité  i  léale,  à  ses  proportions,  à  sa 
logique  primitives,  la  nouvelle  tragédie  de  M.  [Jugo.  Il  est  permis 
de  conjecturer  qu'elle  a  dû  d'aUord  se  présenter  à  sa  pensée  sous 
cette  forme  élémentaire;  personne  à  coup  sûr  ne  voudra  contester 
qu'il  n'y  eût  là  toute  l'étoffe  nécessaire  pour  la  composition  d'un 
poème  dramatique. 

Cet  embryon,  c(ue  nous  avons  essayé  de  décrire  avec  la  plus 
rigoureuse  précision,  s'est  développé  progressivement  dans  le 
cerveau  du  poète.  Cette  fable  qui ,  aux  premiers  momens  de  la 
conception,  n'était  que  possible,  il  a  fallu  la  rendre  probable, 
et  pour  cela  l'imagination  a  dû  appeler  à  son  aide  les  incidens  et 
les  acteurs  subalternes.  Elle  a  dû,  avant  tout,  haptiser  les  trois 
idées  qu'elle  vouhiit  mettre  aux  prises.  Elle  a  nommé  le  roi  , 
François  I<";  la  jeune  fille,  Blanche,  et  le  père,  Triboulet.  Une 


5no  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fois  ces  trois  noms  trouvés,  le  baptême  des  autres  acteurs 
s'est  fait  de  lui-même  :  M.  de  Cossé,  M.  de  Vermaudois,  M,  de 
Pardaillan ,  M.  de  Brion ,  M.  de  Pienne  ;  peu  importe  ,  vraiment , 
le  catalogue  de  tout  ce  troupeau  de  courtisans  ;  qu'il  nous  suffise 
de  savoir  que  ceux-là  servent  de  meubles  aux  antichambres  du 
Louvre.  Le  hrwe,  s'appelle  Saltabadil ,  et  la  fille  de  joie ,  Magde* 
lonne.  Le  lieu  de  la  scène ,  vous  le  connaissez.  Pour  le  premier 
acte ,  c'est  le  Louvre  ;  pour  le  second  ,  le  carrefour  Bussy ,  où  loge 
Triboulet  ;  pour  le  troisième ,  encore  le  Louvre  ;  pour  le  qua- 
trième, le  cabaret  à  double  fin,  demeure  habituelle  de  Saltabadil 
et  Magdelonne  ;  pour  le  cinquième  ,  le  quai  de  Notre-Dame. 

Avant  d'entamer  la  discussion  individuelle  des  caractères ,  je 
veux  poursuivre  l'énumération  des  épisodes  qui  ont  successive- 
ment complique'  la  fable  primitive.  Ces  épisodes  sont  la  malédic- 
tion de  Saint-Vallier  contre  François  P'  et  Triboulet,  l'enlève- 
ment de  Blanche  par  les  seigneurs  de  la  cour ,  qui  bandent  les 
yeux  de  son  père ,  et  lui  font  tenir  l'échelle  en  lui  persuadant  qu'il 
s'agit  de  madame  de  Cossé ,  les  aveux  de  Blanche  à  Triboulet , 
et  enfin  le  déguisement  de  Blanche  ,  qui  s'explique  par  le  voyage 
qu'elle  doit  faire  à  Évreux ,  selon  l'ordre  de  son  père. 

J'aborde  maintenant  les  caractères  pris  en  eux-mêmes  ;  car ,  en 
conscience,  je  ne  vois  pas  quel  profit  la  critique  peut  retirer  de 
l'analyse  d'un  poème  dramatique ,  scène  par  scène.  C'est  une  ba- 
nalité vulgaire  et  très-inutile. 

Pour  le  roi,  je  l'accepterai  volontiers  ,  surtout  au  début  de  la 
pièce.  Il  est  frivole,  insolent,  luxurieux ,  bavard,  épris  de  lui- 
même  ,  effronté  ,  vantard.  C'est  bien  ;  mais  avec  l'impatience  qu'on 
ne  peut  manquer  de  lui  supposer ,  il  a  tort  d'écouter  sans  l'in- 
terrompre ,  et  jusqu'au  bout,  l'admirable  harangue  de  Saint-Val- 
lier. Ce  morceau  d'éloquence ,  vrai  chef-d'œuvre  de  poésie ,  a 
d'ailleurs  l'inconvénient  très-grave  d'être  placé  dans  la  bouche 
d'un  acteur  qui  ne  reparaît  plus.  Et  puis,  est-il  probable  que 
Saint-Vallier,  conspirateur  vulgaire,  engagé  à  l'étourdie  dans  la 
trahison  du  connétable  ,  ait  eu  cette  hauteur  de  sentimens?  Est-il 
croyable ,  avec  le  caractère  que  lui  attribue  l'histoire ,  qu'il  ait 
regretté  l'honneur  de  sa  fille  ,  et  qu'il  eût  donné  sa  tête  pour  sau- 


LE    BOI    s'amuse.  S^l 

ver  sa  virginité  ?  Cette  vertu  d'airain  était-elle  à  l'usage  du  père 
de  Diane?  Il  est  au  moins  permis  d'en  douter. 

Que  François  qui ,  toute  sa  vie,  n'a  vu ,  dans  son  métier  de  roi, 
dans  la  guerre  ,  dans  le  gouvernement ,  dans  la  diplomatie  ,  que 
le  plaisir  des  aventures ,  aille ,  la  nuit ,  faii'e  la  cour  à  une  petite 
bourgeoise ,  je  le  veux  bien  ;  que  ,  fatigué  des  caresses  mercenaires 
des  grandes  dames  du  Louvre,  il  se  soit  résigné  aux  baisers  d'une 
vilaine,  c'est  tout  simple.  Mais  ,  au  moins ,  doit-il  savoir  qui  elle 
est.  Il  ne  peut  pas  ignorer  qu'elle  est  la  fille  de  son  fou  ,  et  dans 
ce  cas ,  comment  ne  prend-il  pas  de  lui-même  le  parti  de  la  faire 
enlever,  puisqu'il  en  a  les  moyens  ,  sans  attendre  que  la  complai- 
sance des  courtisans  lui  amène  sa  proie  ?  Il  pourrait  se  hasarder 
chez  un  inconnu;  mais  chez  un  homme  qui  le  voit  tous  les  jours, 
est-ce  probable  ? 

L'expression  de  l'amour  paternel,  chez  Triboulet,  est  admi- 
rable d'élan,  sublime  dans  ses  caresses;  peut-être  faut-il  y 
blâmer  parfois  la  sensualité  des  images  ,  qui  ressemble  trop  à  l'a- 
mour d'un  sexe  pour  l'autre ,  et  des  puérilités  de  tendresse  qui 
ne  conviennent  guère  qu'à  l'amour  d'une  mère.  Mais  ce  magni- 
fique développement  de  l'amour  paternel ,  convenait-il  de  le  pla- 
cer dans  le  cœur  de  Triboulet?  était-ce  bien  là  le  sanctuaire  qu'il 
fallait  choisir  pour  cette  pure  et  ineftable  affection?  Et  à  supposer 
que  le  poète  l'eût  choisi  entre  tous  pour  représenter,  sous  sa  forme 
la  plus  parfaite  et  la  plus  vive,  ce  sentiment  spécial,  était-il  né- 
cessaire de  faire  contraster  la  beauté  de  l'ame  avec  la  difformité 
du  corps?  Qui  voudra  croire  à  cette  fille  si  belle  ,  née  d'un  père  si 
repoussant  ? 

Je  vais  plus  loin  :  Triboulet ,  avili  par  la  domesticité  de  sa  pro- 
fession, est-il  capable  de  cette  poétique  et  profonde  mélancolie 
qui  rappelle  les  pensées  de  Pascal  et  les  poèmes  de  Byron?  Je  con- 
çois très-bien  la  misanthropie  de  Didier,  très-bien  celle  de  Her- 
nani  ;  un  jeune  homme  studieux  ,  compagnon  journalier  des  jeu- 
nes seigneurs  de  la  cour  de  Louis  XIII,  un  grand  d'Espagne, 
réduit  au  brigandage  par  la  proscription ,  peuvent  avoir ,  sur  la 
misère  humaine,  sur  le  néant  des  grandeurs ,  l'instabilité  des  plus 
hautes  fortunes,  des  idées  amères  et  sombres;  mais  Triboulet,  un 
fou  de  cour ,  qui  porte  un  collier,  comme  un  chien ,  vêtu  aux  frais 


572  REVUE  DKS  DEUX  MONUES. 

du  roi,  comme  un  laquais,  peul-il  atteindre,  sans  choquer  la 
vraisemblance,  à  cette  sublime  tristesse?  n'a-t-il  pas  dû  sou- 
vent servir  de  pourvoyeur  à  la  couche  royale?  n'a-t-il  pas  dû 
s'accoutumer  de  longue  main  aux  débauches  de  son  maître,  comme 
à  l'air  qu'il  respire?  Quand  les  plus  grands  noms  de  la  monarcliie 
afferment  au  libertinage  du  prince  la  jeunesse  et  la  beauté  de 
leurs  sœurs,  de  leurs  femmes  et  de  leurs  filles,  est-il  probable 
que  Triboulet  demeure  seul  vertueux ,  pur,  fier,  impitoyable? 
qu'il  résiste  à  l'exemple  et  le  flétrisse  de  ses  mépris?  Si  cela  est, 
il  ne  lui  rcsie  qu'un  parti ,  le  suicide. 

Mais  comme  il  est  écrit  que  le  poète  dispose  à  son  gré  de  l'es- 
pace,  du  temps,  je  pardonnerais  volontiers  à  M.  Hugo  cet  ana- 
chronisme flagrant.  Il  peut  se  moquer  des  dates  :  il  en  est  bien  le 
maître.  Que  Triboulet  soit  vertueux  et  pur,  à  la  bonne  heure I 
Comment  admettre  la  cruelle  mystification  dont  il  est  victime,  à 
laquelle  il  donne  les  mains  si  naïvement?  comment  croit-il  aider 
à  l'enlèvement  de  madame  de  Cossé?  n'y  a-t-il  pas  chez  lui  un 
secret  instinct  pour  l'avertir  qu'il  est  près  de  sa  fille? 

Une  fois  la  donnée  admise,  il  n'y  a  rien  à  dire  à  la  colère  de 
Triboulet  ;  quand  après  avoir  épuisé  la  menace  et  l'insulte ,  il 
descend  jusqu'à  la  prière,  et  que  s'adressant  à  Marot  il  lui  dit  : 

Marot ,  tu  l'es  de  moi  bien  assez  rejoui. 
Si  tu  gardes  une  âme,  une  tète  inspirée , 
Un  cœur  d'homme  du  peuple  ,  eiicor,  sous  ta  livrée  , 
Oii  me  l'ont- ils  cachée  ,  et  qu'en  ont-ils  fait,  dis? 
Elle  est  là  ,  n'est-ce  pas  ?  oh  !  parmi  ces  maudits  , 
Faisons  cause  commune,  en  frères  rjuc  nous  sommes  , 
Toi  seul  as  de  l'esprit  dans  tous  ces  gentilshommes , 
Marot,  mou  bon  Marot  !  —  Rien  !  quoi  rien  ! 

et  qu'il  ajoute  ,  en  se  tournant  vers  les  seigneurs  : 

Depuis  bien  des  années  , 
Je  suis  votre  bouffon  !  Je  demande  merci  !  — 
Grâce  !  ne  brisez  pas  votre  hochet  ainsi ,  — 
Vraiment ,  je  ne  sais  plus  maintenant  que  vous  dire. 
Rendez-moi  mon  enfant ,  messeigneurs  ,  rendez-moi 
Ma  fille ,  qu'on  me  cache  en  la  chambre  du  roi  ! 


LE  ROI  s'amuse.  SyS 

Mon  unique  trésor  !  —  Mes  bons  seigneurs  !  par  grâce  ! 
Qu'est-ce  que  vous  vouiez  à  présent  que  je  fasse  ! 
Sans  ma  fille  ! 

Ah  Dieu  !  vous  ne  savez  que  rire  ou  que  vous  taire  ! 
C'est  donc  un  grand  plaisir  de  voir  un  pauvre  père 
Se  meurtrir  la  poitrine ,  et  s'arracher  du  front 
Des  cheveux  que  deux  nuits  pareilles  blanchiront  ! 

La  critique  perd  ses  droits  et  se  résigne  aux  larmes  et  à  l'admi- 
ration ;  une  pareille  douleur,  si  noblement  exprimée ,  légitime 
la  cruauté  de  la  vengeance. 

Les  aveux  et  la  confusion  de  Blanche  produiraient  une  émotion 
plus  sûre,  et  surtout  plus  chaste,  si  le  repentir  était  moins  près 
de  la  faute  ,  si  la  pensée  ne  se  reportait  involontairement  vers  le 
théâtre  même  de  la  séduction. 

La  maison  sans  nom  et  sans  cliiffre ,  où  le  roi  vient  faire  dé- 
bauche, a  le  double  inconvénient  de  blesser  la  pudeur  des  femmes 
et  de  paraître  fort  innocente  à  l'esprit  sévère  des  spectateurs. 
Les  manières  de  Magdelonne  disent  assez  ce  qu'elle  vaut  ,  et 
d'ailleurs  son  frère  a  pris  soin  de  l'expliquer  au  second  acte  ; 
mais  il  semblerait  tout  naturel  que  le  roi  la  prît  au  moins  sur  ses 
genoux  :  il  est  bien  entendu  que  cette  remarque  n'est  pas  un 
conseil.  Je  ne  crois  pas  qu'on  doive  bannir  les  courtisanes  de  la 
scène  ;  mais  le  vice  ne  devient  poétique  que  par  l'entraînement  et 
l'énergie  :  mescjuin  et  timide,  il  n'est  que  vulgaire.  La  substitution 
de  Blanche  au  roi  serait  une  chose  toute  simple  dans  un  imbroglio 
espagnol,  dans  une  de  ces  hardies  comédies  de  cape  et  d'épéc , 
où  les  incidens  se  pressent  et  se  multiplient  comme  les  épis  dans 
un  chauqî  doré.  Mais  dans  une  fable  aussi  claire ,  aussi  limpide  , 
elle  fait  tache  et  pousse  à  l'incrédulité.  Je  conçois  cjue  le  déses- 
poir fasse  désirer  la  mort  à  cette  pauvre  fille.  La  mort!  puisqu'elle 
n'a  plus  rien  à  espérer.  Mais  qu'elle  veuille  sauver  l'homme  qui 
la  trompe  si  indignement ,  c'est  aller  trop  loin.  Elle  peut  se  tuer, 
le  regretter  en  mourant  ;  mais  le  sauver  au  prix  de  ses  jours  I  un 
pareil  sacrifice  est  improbalDle. 

J'arrive  au  dénouement.  Triboulet  est  seul  avec  le  cadavie.  11 


5n/|.  RE\UE    DES    DEUX    MONDES. 

va  le  jeter  en  Seine.  Avant  d'abandonner  sa  victime  ,  il  lui  pro- 
digue l'insulte  et  la  raillerie,  ill'accahle  d'épitbètes  injurieuses  et 
flétrissantes ,  il  lui  demande  compte  de  sa  royauté  si  puissante 
pour  le  crime,  si  impuissante  h  la  défense;  il  se  réjouit  ;t  la  pensée 
que  le  roi  n'est  plus  rien,  il  lui  reproche  son  néant,  il  foule  aux 
pieds  la  pourpre  et  la  couronne  qu'il  a  souillées  de  sang.  Mais  ne 
devrait-il  pas  découvrir  tout  d'abord  la  face  de  son  ennemi  pour 
lui  cracher  au  visage  ?  La  haine  qui  se  venge  si  cruellement  ne 
doit-elle  pas  souhaiter  la  vue  de  sa  victime? 

Quoi  qu'il  en  soit,  j'admire  le  monologue  jusqu'au  moment 
où  la  philosophie  purement  humaine  fait  place  à  la  philosophie 
politique.  Tribouletpère  tendre,  poète  sublime,  je  le  comprends; 
mais  Triboulet  publiciste,  homme  d'état,  diplomate,  je  n'y  crois 
pas. 

J'espère  avoir  prouvé  très-clairement  ce  que  j'ai  dit  en  com- 
mençant, à  savoir  que  le  drame  de  M.  Hugo  n'appartient  pas  à 
l'histoire,  et  ne  relève  que  de  sa  libre  fantaisie.  Cependant,  bien 
que  l'action  tout  entière  soit  inventée,  la  critique  aie  droit,  après 
avoir  accepté  ou  discuté  franchement  la  vérité  humaine  des  ca- 
ractères,  supérieure  pour  le  poète  à  la  vérité  hislorique,  de  lui 
demander  compte  du  cadre  qu'il  a  choisi.  Puisqu'il  a  nommé  le 
roi  François  I'' ,  il  doit  savoir  ce  que  signifie  ce  baptême,  et  ne  pas 
reculer  devant  les  conséquences   inévitables  qu'il  emporte  avec 
lui.  Il  faut  donc  qu'il  se  résigne  à  faire  entendre  sur  la  scène,  oc- 
cupée par  sa  fable  et  ses  acteurs  ,  le  retentissement  prochain  ou 
lointain ,  rare  ou  fréquent ,  selon  son  gré ,  des  événemens  réels 
accomplis  dans  l'époque  indiquée  par  lui-même  comme  étant 
celle  où  se  passe  l'action  de  son  poème.  Qu'il  dédaigne,  comme 
matière  poétique,  les  batailles  et  les  sièges,  toute  la  vie  politique 
et  luilitaire  du  seizième  siècle  ;  qu'il  circonscrive  tous  les  élémens 
scéniques  dans  le  cercle  précis  de  !a  vie  privée  :  jusque-là  tout 
est  bien,  tout  est  littérairement  légitime.  Mais,  pour  dater  une 
pièce,  il  ne  suffit  pas  du  costumier,  du  décorateur  et  de  quelques 
noms  consignés  aux  pages  de  Mézerai  ou  de  Sismondi.  Un  poète 
qui  prend  son  art  au  sérieux ,  et  M.  Hugo  est  du  nombre ,  ne 
peut  se   contenter  d'une  indication   aussi  superficielle  ;   il  doit 
graver  plus  avant  au  front  du  temple  qu'il  vient  de  construire 


LE  ROI  s'amusu.  5n5 

non-seulement  son  dessein  direct  et  visible,  celui  que  la  foule 
saisit,  mais  encore,  pour  les  esprits  sévères,  le  sens  mystérieux, 
le  sens  symbolique.  Puisqu'il  s'ajjit  de  François  I,  et  non  pas 
d'un  autre,  le  poème  doit  être  la  vivante  expression  des  mœurs 
et  des  passions  de  son  temps. 

Or,  à  quelles  conditions  cette  loi  poétique  peut-elle  s'accom- 
plir? N'est-il  pas  indispensable  que  l'œil  rencontre,  à  de  certains 
intervalles,  des  signes  irrécusables  de  la  date  assignée  par  l'auteur 
à  l'action  qu'il  invente  et  qu'il  déroule  devant  les  spectateurs? 
Derrière  l'idéalisation  d'un  siècle  traduit  et  résumé  en  une  action 
réelle  ou  possible,  il  doit  toujours  y  avoir  une  idée  pliilosopbique  ; 
la  beauté  du  rhytbme  et  des  images  ne  sera  que  l'enveloppe  plus 
ou  moins  éclatante  où  se  cacbe  ce  dessein,  qui,  pour  être  voilé, 
n'en  est  pas  moins  réel.  Si  le  poète  interprète  à  sa  manière  un 
siècle  donné,  nous  ne  pouvons  accepter  l'interprétation  qu'il 
propose  sans  avoir  préalablement  reconnu  les  temps  et  les  lieux. 

Je  crois  donc  que  M.  Hugo  a  eu  tort  de  violer  cette  loi ,  selon 
moi  fondamentale.  Au  Louvre,  on  devait  se  souvenir  de  Mari- 
gnan;  les  courtisans  devaient  s'entretenir  de  Charles-Quint;  les 
envieux  se  railler  de  l'échec  du  roi  dans  l'élection  impériale;  les 
fats  se  vanter  de  leurs  dépenses  au  camp  du  drap  d'or,  les  intri- 
gans  raconter  les  projets  du  cardinal  Wolsey  ;  l'Espagne  et  l'An- 
gleterre devaient  se  trouver  sur  toutes  les  lèvres.  Puisque  M.  Hugo 
nous  mène  à  la  cour,  je  ne  vois  pas  pourquoi  il  nous  fait  grâce  des 
caquets  et  des  médisances  où  les  plus  grands  événemens  se 
mêlent  parfois,  à  la  cour  surtout.  Dans  les  trente  années  de  ce 
règne,  glorieux  selon  les  femmes  et  les  romanciers,  très-inutile  et 
très-ridicule  selon  les  penseurs,  il  a  sans  doute  préféré  une  date 
plutôt  qu'une  autre.  Mais  laquelle?  Il  serait  très-difficile  de  la  de- 
viner :  de  Louise  de  Savoie,  de  Semblançay,  du  connétable,  de 
Lautrec ,  il  n'est  pas  dit  un  mot  :  de  la  bataille  de  Pavie ,  de  la 
captivité  de  Madrid,  rien  :  de  la  triple  rivalité  de  Charles-Quint, 
de  Henri  VIII  et  de  François  I",  il  n'y  a  pas  trace,  si  minime 
qu'elle  soit;  le  voyage  imprudent  de  Charles  d'Espagne,  les  con- 
seils malheureux  de  Montmorency,  les  intrigues  d'Anne  de  Pis- 
seleu  ,  depuis  duchesse  d'Etampes ,  auraient  pu  servir  à  marquer 
nettement  la  date  préférée  par  M.  Hugo.  Je  suis  très-disposé  à 


5'jG  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

passer  condamnation  sur  les  amours  libertins  de  François  ï  ";  mais 
entre  Diane  de  Poitiers,  la  comtesse  de  Chateaubriand  et  la  belle 
Féronnière,  il  y  a  des  distances  assez  pre'cises  pour  qu'on  ne  les 
né};lige  pas. 

En  faisant  ces  remarques  ,  dans  toute  la  sincérité  de  notre  con- 
science, nous  n'avons  pas  l'intention  de  continuer  et  de  soutenir 
les  doctrines  littéraires  professées  avec  éclat,  de  1824  à  1828,  par 
un  liomnie  éminent  et  habile ,  mais  selon  nous  complètement 
fausses.  Nous  n'avons  jamais  cru ,  comme  le  critique  ingénieux 
aujourd'hui  engagé  dans  la  vie  politique,  que  l'histoire,  dans  sa 
réalité,  était  supérieure  à  la  poésie  ;  nous  avons,  pour  les  resli- 
tulions  de  M.  Ludovic  Vitet,  une  haute  estime;  nous  admirons  sa 
patience  curieuse ,  son  savoir,  son  adresse.  Mais  nous  ne  prendrons 
jamais  les  Etats  de  Blois  pour  un  poème  dramatique. 

Non,  quand  nous  insistons  auprès  de  M.  Hugo  pour  qu'il  en- 
cadre ses  drames  dans  les  événeniens  accomplis  au  siècle  qu'il  choi- 
sit, nous  ne  prétendons  pas  lui  imposer  l'histoire,  et  l'obliger  à 
être  complet  dans  le  sens  littéral  et  didactique  du  mot.  Il  n'y  a  que 
les  chroniques  représentées  devant  la  cour  d'Elisabeth  qui  pren- 
nent un  siècle  tout  entier  et  le  découpent  en  actes  et  en  scènes 
comme  un  événement  unique.  Elles  ont  pu  le  faire  impunément; 
mais  le  temps  est  passé  pour  ces  hardies  tentatives  c[ue  le  génie 
absout ,  et  ne  doit  plus  revenir.  Si  le  joyeux  braconnier  de  Straf- 
ford  a  pu,  sans  blesser  ses  contemporains,  traduire  sur  la  scène 
les  biographies  de  Plutarque  et  les  récits  de  iJollinshed,  ce  n'est 
pas  une  raison  pour  recommencer  la  même  tâche,  deux  siècles 
plus  tard.  Et  si  l'on  adopte  un  événement  unique,  je  ne  crois  pas 
non  plus  qu'il  faille  suivre  à  la  trace  la  parole  de  l'historien  ;  car 
l'histoire  et  la  poésie  sont  deux  choses  distinctes,  et  n'ont  pas  les 
mêmes  droits.  Tacite  lui-même,  grand  peintre,  grand  philoso- 
phe ,  grand  poète ,  dans  ses  annales  et  ses  histoires ,  n'aurait  pas 
envisagé  la  biographie  roinaine  de  même  façon  ,  si  Rome  avait  eu 
un  théâtre  national,  et  s'il  eût  voulu  lutter  avec  Sophocle  au  lieu 
de  lutter  avec  Thucydide.  Il  aurait  étudié  d'un  autre  œil  Tibère 
et  Néron  ,  Claude  et  Agrippine. 

Mais  je  ne  puis  pas  anuiistier  les  omissions  volontaires  de 
M.  Hugo,  A  l'exception  de  Marot  et  de  Saint -Vallier ,  il  n'y  a 


LE    ROI    s'amuse.  5'jn 

rien  dans  son  nouveau  dx-ame  qui  précise  les  dates.  Je  n'approuve 
pas,  en  général,  l'intervention  des  artistes  et  des  savans  sur  la 
scène.  Pourtant ,  les  intimes  amitiés  de  François  I"'  avec  les  frères 
Dubellay,  avec  Rabelais ,  avec  Primatice  el  Léonard,  avec  Jean 
Goujon  et  l'envenuto,  relevaient  le  caractère  frivole  du  roi,  et 
l'élégance  de  ses  goûts  faisait  pardonner  la  légèreté  de  ses  mœurs. 
Il  lui  est  arrivé  de  songer  à  briser  toutes  les  presses  de  son 
royaume,  mais  il  a  passé  des  journées  entières  avec  Henri  Estienne, 
Lascaris  et  Budée.  C'était  là  encore  un  moyen  de  préciser  les  da- 
tes. Un  roi  qui  se  plaisait  aux  doctes  entretiens  de  Jacques  Cho- 
lin  et  de  Pierre  Ducliatel ,  qui  rivalisait  avec  Léon  X  pour  la 
protection  des  arts  ,  un  tel  roi  pouvait  se  plaire  aux  vulgaires  dé- 
bauches. Mais  il  y  a  plus  que  de  la  partialité  à  supprimer  dans  la 
peinture  de  son  caractère  toutes  les  habitudes  honorables  qui  ra- 
chetaient ses  mauvais  penchans. 

Bien  que  la  pièce  toute  entière  de  M.  Hugo  soit  consacrée  au 
de'veloppement  de  l'amour  paternel,  il  était  important  de  dessi- 
ner les  lignes  du  ]"ays3ge  el  de  l'horizon.  Cet  horizon  ,  c'est  le  sei- 
zième siècle  de  France,  et  dans  le  seizième  siècle,  c'est  la  première 
moitié.  Au  lieu  de  poursuivre  l'émancipation  de  la  royauté  sur  le 
plan  de  Louis  XI,  l'amant  de  Diane  s'entèle  aux  folles  aventures 
de  Charles  YIII  et  de  Louis  XîT.  Louis  XI  aurait  trouvé  ia  partie 
belle  entre  un  empereur  avare,  égoïste  et  rusé,  et  un  roi  luxu- 
rieux, ergoteur,  théologien,  vaniteux,  sanguinaire  et  despote 
jusqu'au  vertige.  François  I",  en  substituant  les  plaisirs  et 
les  chances  de  la  guerre  aux  résultats  plus  sûrs  de  l'adminis- 
tration et  de  la  diplomatie  ,  a  retardé  d'un  siècle  l'reuvre  com- 
mencée à  Plessis-les-Tours,  et  que  Richelieu  devait  achever  pour 
Louis  XIV. 

Or  on  ne  peut  rien  soupçonner  de  tout  cela  dans  le  nouveau 
drame  de  M.  Hugo.  C'est  un  mérite  mesquin  de  le  savoir  ;  le  pre- 
mier livre  venu  peut  l'enseigner  à  l'esprit  le  plus  médiocre  :  il  eût 
été  digne  d'un  beau  génie  de  poétiser  ces  vérités. 

Après  la  fable,  les  caractères  et  l'histoire,  il  nous  reste  à  exami- 
ner le  style  de  la  pièce.  On  le  sait,  depuis  dix  ans  M.  Hugo  n'a  pas 
innové  moins  hardiment  dans  la  lant^neque  dans  les  idées  et  les  sys- 
tèmes littéraires  .Ha  imprimé  aux  rimes  une  richesse  oubliée  depuis 


"^8  KEVUE    DES    DEUX    MONDES» 

Ronsard,  au  rhythme  et  aux  césures  des  habitudes  perdues  depuis 
Régnier  et  Molière,  et  retrouvées  studieusement  par  André  Ché- 
nier.  Au  mouvement,  au  mécanisme  intérieur  de  la  phraséologie 
française ,  il  a  rendu  ces  périodes  amples  et  flottantes  que  le  dix- 
huitième  siècle  dédaignait ,  qui  avaient  été  s'effaçant  de  plus  en 
plus  sous  les  petits  mots,  les  petits  traits,  les  petites  railleries  des 
salons  de  madame  Geoffrin.  L'éclat  pittoresque  des  images,  l'heu- 
reuse alliance  et  l'habile  entrelacement  des  sentimens  familiers  et 
des  plus  sublimes  visions,  que  de  merveilles  n'a-t-il  pas  faites! 
Nul  homme  parmi  nous  n'a  été  plus  constant  et  plus  progressif; 
la  voie  qu'il  avait  ouverte,  il  l'a  suivie  courageusement  sous  le  feu 
croisé  des  moqueries  et  du  dédain.  D'année  en  année,  il  révélait 
une  face  nouvelle  de  son  talent,  et  en  même  temps  un  nouvel 
ordre  d'idées.  C'a  été  d'abord  ce  qu'il  appelle,  avec  une  grande 
justesse,  de  la  poésie  de  cai>alier.  De  1822  à  1827,  il  a  soutenu  poé- 
tiquement l'opinion  légitimiste.  Puis,  les  hommes  et  les  choses  se 
renouvelant  autour  de  lui,  il  a  changé  son  point  de  vue.  Il  a  écrit 
la  Fête  de  Néron  et  Cromwell.  Les  Orientales  et  Notre-Dame,  Her- 
nani,  3îarion,  les  Feuilles  d'Automne,  ont  marqué  dans  la  carrière 
des  pas  glorieux  et  de  nouvelles  conquêtes.  Chacun  de  ces  ouvrages 
signale  un  perfectionnement  très-sensible  dans  l'instrument  lit- 
téraire ;  mais  tous,  pourtant,  sont  empreints  d'un  commun  carac- 
tère ;  ils  procèdent  plutôt  de  la  pensée  solitaire  et  recueillie ,  écou- 
tant au-dedans  d'elle-même  les  voix  confuses  de  la  rêverie  et  de 
l'imagination,  que  d'un  besoin  logique  de  systématiser,  sous  la 
forme  épique  ou  dramatique ,  les  développemens  d'une  passion 
observée  dans  la  vie  sociale ,  ou  d'une  anecdote  compliquée  d'inci- 
dens  variés.  En  planant  sur  le  vieux  Paris  du  quinzième  siècle , 
M.  Hugo  retrouve  les  mêmes  inspirations  lyriques  qu'au  moment 
où  il  s'abat  sur  Sodome  et  Gomorrhe ,  endormies  nonchalamment 
dans  leurs  impures  débauches  :  au  tombeau  de  Charlemagne ,  à  la 
cour  de  Charles-Quint  ou  de  Louis  XIII ,  parmi  les  têtes  rondes 
groupées  autour  du  Protecteur,  son  génie  s'abandonne  aux  tnèmes 
effusions  qu'en  racontant  la  mort  d'une  jeune  tille  dans  \es  fan- 
tômes. Dans  le  roman  ,  dans  le  drame  ,  comme  dans  l'ode  ,  il  est 
toujours  le  même.  Il  lui  faut  des  contrastes  heurtés  ,  qui  fournis- 
sent au  développement,  stratégique  de  ses  rimes  ,  de  ses  simili  tu- 


LE    ROI    s'amuse.  5^9 

des  ,  de  ses  images  ,  de  ses  symboles  ,  de  magnifiques  occasions  , 
de  périlleux  triomphes. 

Or  ,  le  style  envisagé  sérieusement ,  qu'est-ce  autre  chose ,  avi- 
delà  du  premier  travail  que  la  pratique  et  le  métier  ont  bientôt 
épuise' ,  qu'est-ce  autre  chose  que  la  pensée  elle-même  ,  avec  ses 
habitudes  familières  et  quotidiennes  ,  avec  ses  nugœ  poelicœ ,  ses 
caprices,  ses  enfantillages^  ses  austères  mélancolies,  ses  boutades, 
ses  colères  ,  ses  accès  de  paresse  ou  de  folle  joie,  ses  promenades 
sans  but ,  ses  haltes  sans  fatigue  et  sans  dessein  ? 

Pour  le  maniement  de  la  langue,  M.  Hugo  n'a  pas  de  rival; 
il  fait  de  notre  idiome  ce  qu'il  veut  ;  il  le  forge  et  le  rend  solide , 
âpre  et  rude  comme  le  fer,  il  le  trempe  comme  l'acier,  le  fond 
comme  le  bronze ,  le  cisèle  comme  l'argent  ou  le  marbre  ;  les 
lames  de  Tolède  ,  les  médailles  florentines  ne  sont  pas  plus  acé- 
rées .ou  plus  délicates  que  les  strophes  qu'il  lui  plaît  à!oui>rer. 

Mais  ce  constant  amour  de  la  langue  et  de  la  poésie  pour  elle- 
même  ,  cette  fidèle  prédilection  pour  la  description  de  la  nature 
extérieure ,  ou  le  déroulement  des  pensées  personnelles ,  répugne, 
on  le  conçoit  sans  peine  ,  au  récit  des  aventures  ,  à  l'expression  in- 
time et  simple  de  la  passion.  Dans  le  roman ,  elle  multiplie  les 
paysages  au  point  d'absorber  et  d'éteindre  les  personnages,  comme 
dans  les  compositions  bibliques  de  Martin.  Dans  le  drame,  elle 
ramène  à  de  fréquens  intervalles  ,  souvent  même  en  présence  des 
interlocuteurs  les  plus  importans,  au  milieu  d'une  scène  active, 
les  monologues ,  partie  intelligible,  utile,  indispensable  au  théâtre, 
mais  à  une  condition  expresse,  qui  s'appelle  la  nécessité.  Les 
monologues  nécessaires  sont  brefs  et  rares.  Quand  un  homme 
pense  tout  haut ,  cause  avec  lui-même  ,  comme  il  se  comprend  à 
demi-mot ,  il  n'a  pas  besoin  d'achever  l'idée  commencée  ,  il  se  dit 
quelques  phrases  courtes ,  mais  pleines  et  significatives.  Il  peut 
s'exalter  par  la  méditation ,  et  se  laisser  entraîner  aux  plus  hautes 
visions  de  la  poésie.  Mais  alors  même  il  doit  encore  conserver  une 
parole  simple ,  sobrement  imagée.  Or ,  les  habitudes  lyriques 
de  M.  Hugo  ne  se  résignent  pas  au  sacrifice  que  le  drame  exige 
impérieusement. 

Dans  le  Rot  s'amuse,  comme  dans  Cromwell,  dans  Hernani, 
et  Marion ,  M.  Hugo  s'est  laissé  aller  à  des  mouvemens  poétiques 


58o 


REVUE    DES    «EUX    MONDES. 


magnifiques  eu  eux  -  mêmes  ,  mais  hors  de  place  à  la  scène.  Don 
Ruy  ,  le  marquis  de  Nangis  et  le  comte  de  Saint- Vallier  réci- 
tent d'admirables  pensées ,  mais  insistent  avec  une  prédilection 
marquée  sur  des  développemens  lyriques  ti'ès-convenables  dans 
les  strophes  d'une  ode  et  superflus  au  théâtre,  quand  ils  ne  ralen- 
tissent pas  l'action.  Dans  le  drame,  la  poésie  lyrique,  explicite, 
officielle,  souveraine,  a  des  inconvéniens  bien  plus  graves  que 
dans  le  roman  Quand  le  poète  parle  en  son  nom,  même  en  racon- 
tant ,  il  ])eut  impunément  broder  sa  parole  et  sa  pensée  ,  y  semer 
les  arabesques  ,  les  fleurs  ,  les  rosaces  .  les  mascavons  ;  il  la  peut 
faire  brillante  et  variée  comme  un  tapis  de  Smyrne,  il  peut  la  dé- 
couper en  trèfles  mauresques,  en  dentelles,  comme  les  palais  de 
Grenade  ou  de  Venise.  Le  lecteur  est  patient ,  curieux  ,  com- 
plaisant. Mais  le  spectateur  aime  qu'on  se  pressé.  Il  veut  les  dé- 
veloppemens, mais  nombreux  ,  successifs  ,  hâtés.  Les  plus  belles 
odes  ne  valent  pas  pour  lui  un  mot  parti  du  cœur,  un  cri  échappé 
des  entrailles.  Lespliis  riches  et  les  plus  coquettes  images  lui  don- 
nent moins  de  plaisir  qu'une  exclamation  énergique,  qui  glace  le 
sang  et  fait  dresser  les  cheveux. 

La  poésie  lyrique  au  théâtre  peut  bien  être  une  fête  de  cour ,' 
un  délassement  de  lettrés,  d'oisifs,  de  philosophes  ou  de  so- 
phistes; mais  vme  fête  populaire ,  une  fête  pour  la  foule ,  chez  qui 
le  cœur  domine  le  cerveau,  ne  l'espérez  pas!  Sous  lé  ciel  même 
de  l'Attique ,  chez  ce  peuple  bavard  et  médisant ,  qui  reconnaissait 
l'accent  d'une  marchande  de  figues  et  s'arrêtait  pour  la  railler, 
Sophocle  avait  relégué  l'ode  dans  la  strophe  et  l'antistrophe  des 
chœurs.  Mids  Clytemnestre,  Electre,  Enislhe,  Agatnemnon,  par- 
lent avec  une  simplicité  aussi  nue  que  les  héros  du  Pentateuque. 
Le  poète  grec  et  le  poète  hébreu  sont  poètes  à  leur  aise ,  mais  seu- 
lement cjuand  le  dialogue  est  terminé.  Quand  l'ode  commence  , 
c'est  que  l'épopée  ou  la  tragédie  a  terminé  son  rôle,  le  prophète 
et  le  prêtre  interviennent.  Car,  on  le  sait ,  le  chœùi*  dans  le  drame 
antique  représente  la  volonté  des  dieux. 

Eh  bien  !  Didier  ,  Hernani ,  Triboulet ,  Saint- Vallier ,  prennent 
trop  souvent  la  parole  comme  il  conviendrait  au  chœur  antique. 
Quand  le  fou  de  François  I""  passe  la  main  dans  les  cheveux  de  sa 
fille,  au  lieu  de  lui  peindre  en  paroles  éclatantes,  en  images 


LE    ROI    s'amuse.  58ï 

lyriques  ,  le  bonheur  et  les  angoisses  de  sa  tendresse ,  il  devrait 
lui  adresser  quelques  paroles  inquiètes  et  simples,  l'imporluner 
de  questions  ,  la  couvrir  de  larmes  et  de  baisers. 

C'est  pourquoi  M.  Hugo,  bien  qu'il  rappelle  parfois  dans  son 
style  les  meilleures  pages  de  Cinna  et  des  Femmes  sai'aïUes ,  est 
et  demeure  poète  lyrique  ;  c'est  pourquoi  il  doit  briser  violemment 
ses  habitudes ,  s'il  veut  continuer  d'écrire  pour  le  théâtre. 

Gustave  Planche. 


TOME  vui. 


38 


LETTRES  PHILOSOPHIQUES 


ADRF.SSEES 


A  UN  BERLINOIS. 


XP  ET  DERNIÈRE*. 


UE    NOS    CONSTITUTIONS    DEPUIS    I7B9.    DES     RAPPORTS    DE    LA 


FRANCE    AVEC    l'aLLEMAGNE. 


'  Paris,  2^  novembre   i832. 

La  révolution  française ,  monsieur ,  est  si  peu  une  émotion  sans 
terme  et  sans  cause ,  que  dès  l'origine  elle  a  voulu  se  constituer. 
La  situation  était  unique.  Jamais  législateur ,  même  dans  l'en- 
fance du  monde,  n'eut  un  champ  plus  libre.  Que  ceux  qui  dou- 
tent encore  de  la  durée  progressive  des  sociétés  modernes  regar- 
dent un  peuple  ancien ,  chargé  d'histoire  et  de  souvenirs ,  se 
régénérer  et  devenir  tellement  nouveau,  qu'il  pourra,  avec  autant 
de  facilité  qu'une  nation  encore  vierge  des  assauts  du  destin ,  cher- 
cher des  formes  c|ui  l'expriment  et  le  définissent  :  une  constitution. 

Vous  en  convenez  avec  moi ,  monsieur ,  la  volonté  humaine  ne 
s'est  jamais  manifestée  avec  plus  d'exaltation  et  d'autorité  que 

'    Koycz  les  livraisons  précédentes. 


LETTRES    PlULOS(ÎI>HlQliES.  583 

dans  la  socieLé  française  depuis  quarante  années  :  elle  a  brisé  le 
joug  de  la  fatalité  traditionnelle,  pour  entrer  dans  les  voies  de  la 
nécessité  intelligente  et  philosophique  ;  la  raison  s'est  assise  sur 
les  ruines  de  la  tradition  pour  mener  et  constituer  la  société. 

Quel  mélange  de  faux  et  de  vrai  dans  les  idées  de  Joseph  de 
Maistre  !  Comme  ce  théosophe,  dans  ses  théories  sociales  et  dans 
ses  imprécations  contre  la  révolution  française,  outrage  la  vérité  , 
dont  il  entrevoit  cependant  certains  caractères,  parce  qu'il 
oublie  qu'elle  est  fille  du  temps!  Veritas  fdii  Icmporis ,  non  auto- 
ritatis  ' .  A  ses  yeux  ,  la  lettre  est  une  foi  décrétée ,  une  foi  com- 
mentée, immobile  et  sacrée  pour  toujours;  tout  développement 
est  une  hérésie ,  tout  progrès  une  impiété  ,  toute  révolution  un 
crime  :  la  tradition  est  toujours  vraie,  la  coutume  toujours  sainte, 
parce  que  la  tradition  n'est  autre  chose  que  l'intention  même  de 
Dieu  rendue  sensible  aux  humains,  parce  que  la  coutume  n'est 
autre  chose  aussi  cjue  la  docilité  des  humains  sous  le  doigt  de 
Dieu.  C'est  pourquoi  le  philosophe  mystique  pose  les  principes 
suivans  comme  des  axiomes  inébranlables  : 

L'homme  ne  peut  faire  une  constitution ,  et  nulle  constitution  légi- 
time ne  saurait  être  écrite. 

Toute  constitution  est  dii'ine  dans  ses  principes  ;  il  s'ensuit  que 
l'homme  ne  peut  rien  dans  ce  genre,  à  moins  qu'il  ne  s'appuie  sur 
Dieu  ,  dont  il  devient  alors  l'instrument. 

Je  m'arrête  ;  l'examen  de  ces  deux  propositions  me  suffira  pour 
rejoindre  la  vérité.  De  Maistre  dit  :  Nulle  constitution  légitime  ne 
saurait  être  écrite.  J'efface  la  phrase  pour  écrire  celle-ci  :  Les 
constitutions primitii^es  ?i  ont  point  été  écrites.  Cela  est  vrai ,  et  si  de 
Maistre  eût  uniquement  démontré  la  légitimité  de  la  tradition 
dans  les  premiers  âges  du  monde,  s'il  eût  déroulé  les  causes  de 
ces  mœurs  naïves  qu'on  n'écrivait  pas,  c'eût  été  juste  et  profond; 
on  ne  se  serait  pas  exposé  à  être  démenti  par  le  Décalogue  :  c'est 
tristepour  un  chrétien.  De  Maistre  professe  cpie  l'homme  nepeutfaire 
une  constitution .  Je  biffe  cette  maxime  pour  mettre  à  la  place  cette 
observation  historique  :  L'homme  n'est  pas  en  état,  à  toutes  les 

'  Saint  Augustin. 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

évoques  de  l'histoire,  défaire  une  constitution.  Cela  est  encore  vrai  : 
l'ère  véritable  des  constitutions  complètement  écrites  et  réfléchies 
ne  date  cjue  de  la  fin  du  dix-huitième  siècle.  De  Maistre  enseigne 
aux  hommes  cet  axiome  :  Toute  constitution  est  dii^ine  dans  son  prin- 
cipe, il  s'ensuit  que  l'houime  ne  peut  rien  dans  ce  genre,  àmoinsqu'd 
ne  s'appuie  sur  Dieu,  dont  il  déifient  alors  V instrument .  Je  réplicjue  : 
Toute  constitution  est  humaine  dans  son  principe  ;  l'humanité  n'est 
raisonnable  et  puissante  qu'en  s' appuyant  sur  Dieu,  dont  elle  émane, 
dont  elle  est  l'image ,  l'interprète  et  le  ministre.  Un  abîme  me  sépare 
du  tliéosophe,  là  grandeur  de  l'humanité  :  je  ne  la  veux  pas  es- 
clave ,  pas  même  de  Dieu. 

L'homme  a  conquis  des  puissances  dont  à  son  berceau  il  se 
trouvait  dépourvu  :  il  n'a  pas  toujours  écrit  ses  pensées  et  ses 
droits  ;  il  fut  un  temps  dans  la  succession  des  âges  où  il  ne  savait 
ni  réfléchir,  ni  conclure,  ni  stipuler,  ni  exiger.  Qu'en  induire, 
si  ce  n'est  qu'il  a  contracté  d'excellentes  habitvides,  dont  il  man- 
quait auparavant?  Lui  ferez-vous  un  crime  de  son  éducation? 
Qu'on  est  rudement  puni  quand  on  dévie  du  bon  sens  !  La  pente 
de  l'erreur  entraîne  la  raison  égarée  dans  les  gouifres  de  l'absurde  ; 
on  y  perd  la  lumière  des  cieux ,  on  s'y  débat ,  on  y  pousse  des  cris 
impuissans  ;  et  la  voix  la  plus  éloquente  n'est  plus  qu'un  gémis- 
sement funèbre ,  qui  peut  encore  désespérer  les  hommes ,  mais 
non  les  consoler  et  les  instruire.  C'a  été  le  châtiment  de  de 
Maistre  V 

La  liberté  humaine  n'a  pas  toujours  eu  la  conscience  d'elle- 
même  :  elle  a  subi  l'empire  du  destin  ;  elle  a  été  attachée  long- 
temps à  un  rocher  sous  les  coups  de  la  violence  et  de  la  force , 
ces  deux  sœurs  qui  ne  se  ressemblent  pas  2.  Mais  enfin,  par  ses 
discours  la  liberté  a  converti  la  force  ;  et  avec  son  secours  ,  elle  a 
immolé  la  violence.  Alors  elle  peut  commencer  à  respirer  et  à 
vivre,  ou  plutôt  à  combattre  :  déhvrée  du  joug  immobile,  elle 
devient  la  proie  d'épreuves  amères  et  renaissantes  ,  la  fortune  ne 
la  gâte  pas  par  des  prospérités  précoces.   La  liberté  devra  tout 


'   Voyez  l'hilosopliie  du  droit ,  liv.  IV,  cbap.  XI. 
'  Promctliée  d'Eschyle;  kratos,  hia. 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  581 

endurer,  pour  tout  conquérir  ;  fille  de  ses  œuvres,  elle  a  les  pieds 
<léchirés  les  inains  sanjjlantes  ;  parfois  on  la  voit  errer  sur  la  fron- 
tière des  empires ,  comme  une  exilée,  sans  pain  et  sans  asile;  on 
l'a  rencontrée  souvent  marchant  à  peine ,  mourante,  mais  elle  ne 
meurt  jamais  ;  en  échange  de  tous  les  maux  qu'elle  supporte , 
Dieu  l'a  dotée  de  l'inunortalité  ;  c'a  été  le  pacte  entre  elle  et  lui  ; 
de  plus  ,  il  lui  a  donné  une  ame  qui  ne  fléchit  pas,  un  bras  qui 
frajjpe  ,  une  raison  qui  jjouverne  ;  et  quand  cette  vierge  n'est  pas 
dans  les  fers ,  vous  la  voyez  sur  les  champs  de  bataille ,  ou  bien 
elle  écrit  et  promulgue  ses  lois. 

Recevoir,  conserver  et  perfectionner  des  lois  lionnes  et  con- 
venables ,  est  pour  les  sociétés  le  premier  des  biens  :  c'est  le  devoir 
des  grandes  révolutions ,  d'innover  salutairement  :  dans  le  cours 
des  siècles  tranquilles ,  les  mœurs  s'incorporent  avec  les  lois  ,  les 
modifient ,  les  améliorent ,  les  altèrent ,  quelquefois  même  tien- 
nent tout-à-fait  leur  place  ;  les  réformes  que  se  permet  le  législa- 
teur sont  douces ,  mais  timides  ;  et  si  elles  épargnent  à  la  société 
des  secousses  ,  elles  n'accomplissent  pas  sa  guérison.  Les  révolu- 
tions au  contraire  ébranlent  le  tempérament  des  peuples,  mais  elles 
peuvent  le  régénérer  :  il  y  a  des  instans  à  saisir,  des  crises  à  fruc- 
tifier. L'Angleterre  revient  aujourd'hui  sur  les  omissions  et  les 
oublis  de  ses  deux  révolutions  de  i64o  et  de  1688.  La  France  se 
plongea  sans  réserve  au  plus  vif  de  l'innovation  révolutionnaire  ; 
suivons  un  peu  les  phases  de  ses  expériences. 

Jusqu'en  i  789 ,  le  roi  avait  été  le  législateur  :  malgré  les  enre- 
gistremens  parlementaires  et  les  interventions  rares  des  états-gé- 
néraux ,  la  puissance  exécutrice  et  monarchique  avait  écrit  et  im- 
posé les  lois  de  la  société  française  ;  tel  était  le  principe ,  le 
caractère  et  le  signe  de  l'antique  monarchie.  C'est  aussi  là  que 
l'Assemblée  constituante  porta  l'effort  de  sa  philosophie  révolu- 
tionnaire. La  constitution  de  1791  ne  laissera  guère  dans  l'histoire 
de  l'humanité  qu'une  pensée,  mais  grande  et  souvei'aine  :  à  savoir, 
la  supériorité  rationnelle  du  pouvoir  législatif  sur  la  puissance  exé- 
cutrice ,  et  le  peuple  devenu  législateur  en  lieu  et  place  du  roi. 
Voilà  bien  l'esprit  de  la  France  d'ériger  d'un  seul  coup  une  vérité 
qui  détrône  brusquement  le  passé ,  mais  qui  aura  long-temps  à 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

militer  avant  de  léjjner  sans  conteste.  La  sagesse  antique  avait  dit 
par  la  bouche  du  stoïcien  Clirysippe  ,  que  la  loi  était  la  reine  sou- 
veraine des  choses  divines  et  humaines  ;  la  sagesse  orientale  dit 
quelque  part  qu'elle  est  la  maîtresse  des  rois.  En  1791 ,  la  nation 
française  a  mis  en  pratique  ces  maximes;  elle  les  a  prises  dans  les 
livres  du  genre  huniain  pour  les  faire  passer  dans  ses  destinées.  Dé- 
sormais la  loi  régnera  dans  la  société,  comme  une  grande  idée  règne 
dans  la  tète  humaine  :  elle  sera  conçue  et  dictée  par  le  peuple  ,  qui 
la  remettra  à  son  chef  pour  l'exécuter.  Ainsi  la  constitution  est  le 
miroir  fidèle  de  la  nature  humaine  ;  l'action  est  soumise  à  la  pen- 
sée :  la  puissance  exécutrice  est  l'agent  nécessaire  et  fort  de  la 
société ,  mais  remis  au  second  rang ,  mais  convenablement  soumis 
au  pouvoir  législatif,  à  la  fois  humain  et  divin  ,  peuple  et  Dieu, 
et  ramenant  l'universalité  numérique  à  l'idéale  unité.  Conception 
magnifique  !  transformation  démocratique  et  salutaire  des  vérités 
à  la  fois  représentées  et  cachées  par  la  théocratie ,  au  début  du 
monde  !  En  vérité ,  que  dire  des  aveuglemens  et  des  ignorances 
qui  ont  essayé  le  mépris  contre  la  première  ébauche  de  notre  im- 
mense révolution?  Je  n'ai  jamais  entendu  dire  que  des  myopes 
aient  prétendu  mesurer  la  hauteur  du  Cliimboraço. 

Le  temps  va  vite  •  il  entraîne  les  hommes  et  les  choses  avec  la 
même  vélocité  que  le  noir  chevalier  de  la  ballade  allemande  met 
à  emporter  sa  fiancée  :  tout  disparaît,  tout  fuit,  tout  fait  place  à 
un  spectacle  nouveau.  La  Convention  s'installe  dans  la  république 
qui  semble  s'écrouler  au  milieu  des  flammes.  Elle  combat  et  fait 
des  lois;  elle  en  fera  beaucoup,  car  elle  a  besoin  de  tout  créer  par 
son  omnipotence  ;  elle  en  fera  de  mauvaises ,  parce  qu'elle  n'a 
pas  un  instant  de  réflexion  pour  calmer  sa  tête  brûlante  ;  elle 
en  fera  d'immortelles  ,  parce  que  l'amour  de  la  patrie  gonfle  son 
cœur  d'un  fanatisme  divin.  Comment  Joseph  de  Maistre ,  dans 
ses  ironies  contre  les  lois  nombreuses  décrétées  par  la  Convention, 
u'a-t-il  ]>as  vu  que  la  multiplicité  des  œuvres  et  l'embarras  de 
la  situation  rehaussaient  ici  la  grandeur  du  législateur  ?  Cette 
assemblée  est  et  sera  toujours  unique  dans  l'histoire  ;  et  pour- 
quoi ne  pas  l'étudier  avec  la  même  intelligence  dont  on  poursuit 
les  traces  antiques  de  Moïse  et  de  Lycurguo?  Le  premier     coup 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  58n 

(l'œil  jeté  sur  la  constitution  de  gS ,  la  fait  reconnaître  comme 
une  œuvre  exceptionnelle  ;  c'est  une  rédaction  hâtive  et  fou- 
gueuse des  droits  d'une  démocratie  qui  se  bat  à  outrance  ;  les 
idées  de  la  Constituante  y  sont  reproduites  avec  redoublement 
et  exaltation  ;  dans  ces  stipulations  de  liberté ,  qui  n'ont  jamais 
été  appliquées  et  furent  contemporaines  du  plus  intraitable  des- 
potisme ,  vous  trouvez  maintenue  la  supériorité  du  pouvoir  lé- 
gislatif sur  la  puissance  exécutrice  ,  et  même  vous  voyez  cette 
dernière  détruite  dans  son  unité  nécessaire ,  par  les  préoccu- 
pations déraisonnables  du  législateur.  L'article  62  porte  qu'il  y 
aura  un  conseil  exécutif  composé  de  vingt-qualre  membres.  Cela  est 
au  surplus  sans  importance  historique  ;  la  constitution  de  98 
n'est  qu'une  curiosité  de  théoriciens. 

Cependant  la  Convention  ,  avant  de  se  séparer,  rédigea  une  au- 
tre constitution  ,  qui  pût ,  suivant  les  termes  de  sa  dernière  pro- 
clamation, troui'er  dans  la  sagesse  des  principes  la  garantie  de  sa 
durée  ;  et  la  même  assemblée  offrit  ainsi  le  spectacle  des  excès 
et  des  transactions  de  la  démocratie.  La  constitution  de  lyqS  con- 
servait la  supériorité  du  pouvoir  législatif  sur  le  pouvoir  exécutif, 
mais  elle  divisait  en  deux  chambres  le  corps  législatif  :  pour  la 
première  fois,  on  cherchait  des  tempéramens  contre  l'initiative 
exclusive  et  omnipotente  du  législateur  ;  on  prenait  des  précau- 
tions contre  lui  ;  en  même  temps  on  commettait  encore  la  faute 
de  disséminer  la  puissance  exécutrice  sur  plusieurs  agens  qui 
partageaient  entre  cinq  l'égalité  d'une  impuissance  irresponsable. 
Cette  constitution  ,  où  l'unité  n'était  nulle  part,  voulut  se  sauver 
par  des  tables  de  proscription ,  et  fut  déchirée  par  l'épée  victo- 
rieuse d'Arcole  et  des  Pyramides. 

N'est-il  pas  évident,  monsieur,  que  cette  succession  de  consti- 
tutions n'est  autre  chose  qu'un  duel  entre  le  pouvoir  législatif  et 
la  puissance  exécutrice  ?  La  lutte  continue  et  la  fortune  change  : 
désormais  asservi ,  le  pouvoir  législatif  ne  sera  cpie  l'officieux 
satellite  d'une  volonté  trionq)liante  ,  qui  pliera  tout  à  la  conve- 
nance de  ses  desseins ,  même  les  conceptions  désintéressées  du 
génie.  Sièyes  avait  créé  d'un  seul  jet  une  constitution  dont  le  mé- 
canisme lui  paraissait  résoudre  le  problême  de  la  révolution  or- 


588  REVUE  BES  DEUX  MONDES. 

ganisée  et  satisfaite  :  mais  le  dictateur,  traduisant  par  le  pouvoir 
absolu  l'ordre  plulosopliique  du  penseur,  et  mariant  quelques 
emprunts  à  ses  propres  combinaisons  ,  établit ,  dans  la  constitu- 
tion de  l 'jgg  ,  un  sénat  qui  ne  sut  conserver  que  le  despotisme, 
un  corps  législatif  qui  n'eut  d'autre  loi  que  l'obéissance  ,  un  tri- 
bunat  dont  le  nom  antique  semblait  une  raillerie  amère  dirigée 
contre  son  impuissance  par  le  nouveau  Sylla.  Trois  ans  après , 
en  1802,  un  sénatus-consulte  oiganique  fut  ajouté  à  la  consti- 
tution ;  il  préparait  le  passage  de  la  république  à  la  monarchie, 
il  appesantissait  la  puissance  exécutrice  et  perfectionnait  le  silence 
législatif.  Enfin,  le  18  mai  i8o4,  un  nouveau  sénatus-consulte 
confia   le    gouvernement  de  la  république  à  un  empereur  des 
Français  ,  selon  la  teneur  du  premier  article,  affranchissant  ainsi 
le  maître  du  monde  et  la  France  d'une  hypocrisie  qui  devait  leur 
peser  à  tous  deux.  Alors  il  n'y  a  plus  qu'un  législateur  ,  c'est 
l'homme  qui  se  promène  à  travers  l'Europe  :  il  a  besoin  d'être 
seul ,  pour  se  trouver  suffisamment  grand  ,  et  sa  liberté  se  com- 
pose de  l'asservissement  de  tous.  Que  voulez-vous  ?  il  est  ainsi 
fait.  En  vain ,  dès  les  premiers  jours  de  son  consulat ,  il  annonçait 
l'ère  des  gouvernemens  représentatifs  ;  la  publicité  de  la  pensée 
le  blesse  ;  la  parole  ,  quand  elle  n'est  pas  celle  du  dévouement 
et  de  l'enthousiasme  ,  l'offense  :  il  est  plus  près  du  Coran  de 
Mahomet  que  de  la  tribune  aux  harangues.  Quand  en   181 5, 
il  fut  malheureux ,  on  lui  fit  bégayer  les  mots  d'indépendance 
et  de  liberté  ;  on  lui  fit  écrire  dans  l'acte  additionnel  aux  consti- 
tutions de  l'empire  ,  qu'iV  aifait  résolu  de  proposer  au  peuple  une 
suite  de  dispositions  tendant  à  modifier  et  à  perfectionner  les  actes 
constitutionnels ,  à  entourer  les  droits  des  citoyens  de  toutes  leurs 
garanties,  à  donner  au  système  représentatif  toute  son  extension,  etc. 
Efforts  douloureux  sur  lui-même  !  On  se  sent  ému  d'une  respec- 
tueuse pitié  devant  cette  humiliation  du  génie ,  devant  cette  con- 
version inutile  à  la  liberté  ,  devant  cet  homme  divin  déchu  de  la 
victoire  ,  et  qui  se  sent  trahi  de  toutes  parts ,  par  la  bassesse,  par 
la  fortune  ,  par  la  marche  du  temps  ,  et  par  les  progrès  de  son 
siècle. 

Mais  le  pouvoir  législatif,  si  long-temps  confisqué  parla  puis- 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  689 

sance  exécutrice  ,  reparut.  La  vérité  se  sert  de  tout,  et  la  veitu 
impulsive  des  choses  se  fait  jour  partout.  En  i8i4  i  le  législateur 
n'est  plus  un  représentant  de  la  révolution  ;  mais  il  vient  res- 
taurer le  passé  ,  et  lui  donner  sur  le  présent ,  s'il  peut ,  la  supé- 
riorité du  droit.  La  pensée  même  de  toute  restauration  est  un 
non-sens  ;  sa  raison  radicale  est  déraisonnable  ,  car  c'est  un  re- 
broussement ,  une  déviation.  Cela  posé,  j'accorderai  qu'il  y  a  des 
accidens  dans  l'histoire  qui  déconcertent  passagèrement  la  rigueur 
de  son  développement  dialectique  :  les  peuples  ont  plus  de  sensi- 
bilité que  de  raisonnement  ;  ils  se  laissex'ont  toucher  à  la  vue 
d'un  vieux  roi  revenant  de  l'exil ,  en  législateur  pacifique  ;  ils  se 
laisseront  séduire  par  l'espérance  d'une  réconciliaion  sincère  et 
durable.  Illusion  !  car  les  termes  sont  intervertis  :  avant  de  traiter 
ensemble ,  que  chacun  prenne  la  place  qui  lui  appartient.  Or, 
voulez-vous  concilier  efficacement  le  présent  et  le  passé  de  la 
patrie ,  but  légitime  d'une  saine  politique ,  commencez  par  faire 
que  le  présent  soit  le  présent ,  et  que  le  passé  soit  le  passé  :  il  n'y 
a  d'harmonie  possible  que  dans  la  vérité  ;  il  n'y  a  de  vérité  sur 
la  terre  que  dans  la  subordination  des  idées  anciennes  aux  idées 
nouvelles  sous  l'empire  de  l'unité.  Louis  XVIII ,  en  donnant  une 
place  au  pouvoir  législatif,  s'en  proclama  la  raison  suprême  et  la 
source  unique  :  il  contredisait  ouvertement  le  principe  établi  par 
l'Assemblée  constituante  ;  la  royauté  reprenait  le  pas  sur  le  peu- 
ple. Que  sont  au  fond  les  luttes  qui  ont  agité  et  vaincu  la  res- 
tauration ,  sinon  les  discordes  inévitables  entre  la  puissance 
exécutrice  et  le  pouvoir  législatif?  Le  peuple,  même  imparfaite- 
ment représenté  ,  l'emjiorta  ;  le  pouvoir  législatif,  si  long-temps 
déprimé  ,  reprit  sa  supériorité  légitime  ,  conquête  finalement 
imperdable  de  notre  révolution ,  parce  qu'elle  sort ,  ainsi  que 
notre  révolution,  de  la  nature  des  choses. 

La  Charte  amendée  de  i83o  porte  :  Le  préambule  de  la  Charte 
constitutionnelle  est  supprime ,  comme  blessant  la  dignité  nationale, 
en  paraissant  octroyer  aux  Français  des  droits  qui  leur  appartien- 
nent essentiellement .  La  déclaration  de  ce  principe  républicain  est 
faite  avec  une  grande  sobriété  ;  tant  mieux  :  elle  en  devient  plus 
sensible  ;  la  modestie  ne  nuit  pas  à  la  vérité  ;  et  pour  être  sini- 


5qO  KL\Lt    DES    DtUX    MONDES. 

plement  exprimée ,  elle  n'eu  reste  pas  moins  indestructible.  Le 
droit  nouveau  a  été  reconnu  à  la  clarté  des  cieux  ;  toutes  les  con- 
séquences n'ont  pas  été  déduites  et  pratiquées,  j'en  tombe  d'ac- 
cord; mais  marclions  toujours  devant  nous,  en  dévorant  nos 
regrets  et  les  obstacles.  D'ailleurs ,  telle  est  l'inévitable  fortune 
de  la  vérité  ,  qu'ayant  une  fois  reconquis  le  sol ,  elle  s'enracine 
et  germe  ,  victorieuse  de  tous  les  dépérissemens  auxquels  on  vou- 
drait la  condanuier. 

En  principe  le  pouvoir  législatif  a  trionipbé  ;  mais  en  réalité , 
est-il  ce  cju'il  doit  être?  Voilà  la  question. 

Le  gouvernement  représentatif  travaille  en  ce  moment  à  se 
sovunettre  l'Europe.  L'idée  qui  l'anime  est  bumaine  et  générale; 
c'est  la  représentation  des  droits  de  tous  par  l'intelligence  des 
plus  dignes  qui  doivent  être  cboisis  par  la  plus  grande  majorité 
possible.  Cette  idée  moderne,  inconnue  à  l'antiquité,  a  traversé 
la  féodalité,  a  transigé  avec  elle,  parfois  en  a  subi  l'orgueil ,  les 
coutumes  et  les  insignes  ;  elle  a  fait  alliance  avec  la  royauté ,  a 
grandi  sous  son  ombre,  a  quelquefois  toléré  son  despotisme ,  mais 
ajourd'bui  elle  veut  s'associer  à  sa  suprématie  ,  et  même  en  quel- 
ques pays  lui  demande  la  première  place.  Elle  s'est  d'abord 
assise  en  Angleterre  ,  où  en  ce  moment  elle  est  occupée  à  s'a- 
grandir ;  elle  a  vivifié  les  formes  de  la  liberté  italienne  au  moyen 
âge  ,  les  représentations  coutumières  des  cortès  d'Espagne  et  du 
Portugal  ;  elle  tente  aujourd'liui  des  essais  constitutionnels  dans 
toute  la  Germanie  ,  qui  a  été  son  berceau  ;  européenne  ,  elle  a 
traversé  les  mers  et  se  développe  plus  librement  qu'ailleurs ,  dans 
un  monde  nouveau  où  sur-le-cbamp  elle  s'est  trouvée  maîtresse; 
en  France  ,  après  avoir  été  long-temps  partagée  entre  les  parle- 
mens ,  les  états-généraux  et  la  royauté ,  elle  s'est  jetée  entre  les 
bras  du  peuple ,  a  soutenu  les  plus  vifs  combats ,  de  rudes  adver- 
sités ,  et  aujourd'bui  reconnue  reine ,  demande  à  régner  effica- 
cement, à  gouverner  sans  mensonge  :  voilà  la  situation. 

Les  grandes  révolutions  veulent  être  fécondées  ;  autrement 
elles  sont  suivies  de  catastropbes  violentes ,  qui  ensanglantent 
riiumanité  en  la  dégradant.  La  portée  réelle  de  la  révolution  de 
i83o  est  le   développement  pliilosopliiquc  de  l'idée  représenta- 


i.KTrnr.s   philosop!Uqi:es.  5c)r 

tive  ;  je  dis  philosophique  ,  monsieur,  et  à  dessein  :  le  système 
représentatif  n'a  pas  en  Fiance,  comme  cliez  nos  voisins  d'outre- 
mer, de  traditions  féodales  ;  il  ne  sort  pas  tant  de  nos  mœurs  que 
de  nos  idées  ;  il  a  produit  des  constitutions,  et  non  pas  des  cou- 
tumes :  donc,  dans  sa  marche,  il  est  surtout  soumis  aux  influences 
de  l'esprit  général  et  philosophique. 

Je  pense  toujours,  monsieur,  ce  que  j'ai'écrit  ailleurs  ',  que 
le  gouvernement  représentatif  est  le  véritable  gouvernement  des 
temps  modernes,  mais  à  la  condition  d'être  véritablement  repré- 
sentatif; sans  quoi  mieux  vaudrait  la  franchise  du  pouvoir  ab- 
solu. Le  gouvernement  représentatif  pratiqué  avec  bonne  foi  e.st 
excellent  ;  animé  d'une  pensée  générale  et  humaine  ,  il  se  prête 
facilement  à  toutes  les  différences  qui  font  l'originalité  des  nations; 
il  peut  exprimer  ainsi  la  vraie  liberté.  C'est  l'héritier  plus  grand 
et  plus  riche  des  démocraties  antiques. 

De  la  sincérité  de  notre  gouvernement  représentatif  dépen- 
dent le  bonheur  et  la  liberté  de  la  France  ?  Que  veut  la  France? 
si  ce  n'est  d'être  représentée  ,  mais  je  dis  la  France  avec  son  in- 
telligence ,  ses  besoins ,  son  imagination ,  ses  idées  ,  son  ame  , 
ses  instincts  populaires  ,  ses  affections  cosmopolites  ,  avec  son 
amour-propre  et  son  dévouement  à  l'humanité.  C'est  un  grand 
malheur  pour  une  nation  si  ses  institutions  ne  lui  permettent 
pas  de  choisir  pour  écrire  la  loi  sociale  ce  qu'elle  porte  de  plus 
élevé  dans  sa  tête  et  de  plus  généreux  dans  son  creur  ;  quand 
le  pouvoir  législatif  est  sans  force,  quand  tout  ce  qui  tient  à  l'i- 
déalisme social  languit  dans  la  prostration ,  la  société  éprouve  un 
malaise  profond  et  dangereux.  En  vain  on  l'entretiendra  pour  la 
distraire  d'intérêts  matériels;  c'est  vouloir  contraindre  à  un  re- 
pas abondant  un  malade  sans  appétit.  Sans  doute  les  améliora- 
tions positives  de  la  vie  alimentaire  des  peuples  doivent  être  un 
des  premiers  soucis  de  la  science  politique  ;  mais  ne  séparez  ja- 
mais les  intérêts  d'une  nation  de  ses  idées;  faites  au  contraire 
des  idées  le  guide,  l'agent  et  le  modérateur  des  intérêts. 

C'est  dans  le  pouvoir  législatif  que  la  France  voudrait  porter 
une  révolution  progressive  :  elle  voudrait  que  l'inteUigence  fût 

'  Livraison  de  la  Renie  du  i5  novembre  i83r.  —  Philosophie  du  droit. 


5()2  r.KVUE    DES    DKUX    .MONDES 

admise  au  partage  des  droits  sociaux  avec  la  propriété.  On  a 
montre'  sous  la  restauration  une  ignorance  bien  imprudente  de^ 
l'esprit  de  la  France  ,  en  dotant  presque  exclusivement  la  pro- 
priété de  la  capacité  politique  :  c'était  la  compromettre  que  de 
la  servir  ainsi.  La  nation  désirerait  encore  que  le  peuple  seul 
choisît  ses  législateurs  :  à  l'abolition  de  l'hérédité  législative,  elle 
eût  désiré  ,  \e  l'estime  du  moins,  joindre  les  combinaisons  gra- 
duées d'une  élection  populaire. 

La  puissance  exécutrice  a  dans  ses  mains  ses  destinées;  je  prie 
le  ciel  de  lui  donner  l'intelligence  des  choses,  puisse-t-elle 
apprécier  le  titre  et  la  raison  de  son  élévation  ,  le  siècle  où  elle 
est  appelée  à  se  mouvoir,  la  France  qu'elle  a  l'honneur  de  re- 
présenter et  de  gouverner. 

La  France  ,  monsieur ,  met  beaucoup  d'ordre  dans  la  déduc- 
tion de  ses  idées  politiques  :  la  Constituante  lui  avait  montré  la 
plénitude  du  pouvoir  législatif,  la  Convention  et  l'Empire  lui  don- 
nèrent l'unité  de  la  puissance  exécutrice  :  la  Restauration  a  tenté 
de  reprendre  l'initiative  du  pouvoir  législatif  sur  le  peuple  qui  l'a 
renversée.  Aujourd'hui  la  France  veut  un  pouvoir  législatif  su- 
périeur et  efficace ,  une  puissance  exécutrice  forte  et  dévouée; 
voilà  comment  elle  conçoit  le  développement  de  ses  destinées  : 
elle  désirerait  opérer  une  révolution  pacifique  et  intelligente  dans 
le  pouvoir  législatif,  et  non  pas  une  révolution  matérielle  et 
violente  dans  la  puissance  exécutrice  ;  voilà ,  je  crois,  la  vérité.  La 
France  est  monarchique  par  son  amour  pour  l'unité  et  par  les 
dernières  attaches  de  son  histoire;  elle  est  démocratique  par 
la  richesse  de  sa  civilisation  ,  l'indépendance  de  sa  philosophie, 
la  liberté  de  son  caractère ,  la  générosité  de  ses  instincts,  et  par 
la  place  qu'elle  occupe  dans  le  système  moral  du  monde.  La 
France  voudrait  s'asseoir  dans  une  situation  convenable  ;  elle  a 
besoin  de  temps  et  de  repos  pour  attendre  la  maturité  vigoureuse 
de  ses  jeunes  générations;  elle  désirerait  rassembler  ses  esprits 
et  se  développer  progressivement.  J'ignore  si  rien  ne  viendra 
troubler  et  intervertir  l'ordre  naturel  des  choses  ;  mais  cet  ordre 
est  indépendant  des  accidens  du  hasard,  et  continue  secrète- 
ment sa  marche  même  au  milieu  des  capricieuses  contradictions 
de  la  fortune. 


LETTRES    PHILOSOPHIQUKS.  5q3^ 

Qu'ils  sont  coupables  les  détracteurs  de  la  France  ù  la  face  de 
l'Europe  !  Ils  en  font  une  folle,  une  bacchante  toujours  ivre, 
une  torche  à  la  main ,  et  dont  raveu{;le  pétulance  peut  incen- 
dier à  toute  heure  la  civilisation  moderne.  Déclamations  stupi- 
des  de  la  perfidie  ou  de  la  sottise!  Jamais  peuple  dans  sa  vraie 
majorité  n'a  été  plus  sensé  qu'aujourd'hui  le  peuple  de  France  : 
il  a  beaucoup  d'expérience  ,  car  il  a  beaucoup  souffert,  il  a  la 
raison  exercée ,  car  elle  s'est  trempée  dans  les  revers ,  recueillie 
dans  la  paix ,  après  s'être  éblouie  dans  la  p,loire  :  il  aime  tous 
les  peuples ,  car  il  les  connaît ,  il  les  a  vus  et  chez  eux  et  chez 
lui.  C'est  la  seule  nation  où  l'esprit  national  ne  mène  pas  à  l'é- 
goïsme  ;  le  jour  où  le  Français  séparerait  sa  cause  de  celle  de 
l'humanité ,  il  perdrait  sa  nationalité  ;  et  quand  on  a  dit  que  le 
sang  français  n'appartient  qu'à  la  France,  on  a  outragé  la  vé- 
rité ,  son  pays  et  nos  cœurs. 

Oh  !  ue  craignons  jamais  d'exalter  chez  nous  l'amour  de  la 
patrie  ,  car  cet  amour  ne  saurait  nous  égarer  dans  les  calculs  et 
les  susceptibilités  de  l'égoïsme  :  nous  avons  plutôt  à  nous  garder 
de  faire  trop  bon  marche  de  nous-mêmes  ;  mais  nous  trouve- 
rons facilement  l'équilibre  dans  l'entente  de  notre  rôle  au  mi- 
lieu de  l'Europe  et  de  notre  siècle.  L'Allemagne  ,  monsieur  ,  si 
elle  est  juste ,  doit  aimer  la  France ,  car  nous  portons  à  votre 
illustre  pays  la  plus  cordiale  affection  :  nous  savons  tous  les 
dons  qu'a  versés  sur  la  civilisation  moderne  sa  puissante; origi- 
naUté;  nous  appliquons  sciemment  à  l'Allemagne  les  paroles  de 
Tacite  sur  la  Germanie  :  Propriam  et  sinceram  et  tantiim  sui  similem 
gen/em  '.  Et  qui  pourrait  refuser  son  admiration  sympathique  à 
la  patrie  d'Arminius?  Si  vous  avez  été  lens  à  éclore,  quel  épanouis- 
sement rapide,  une  fois  le  temps  venu!  Quel  progrès  depuis  Luther 
jusqu'à  Kant,  depuis  Voltaire  jusqu'à  Hegel,  depuis  Rousseau 
jusqu'à  Goethe!  Vous  nous  avez  rejoints  ,  c'est  bien  ;  vous  êtes 
aussi  savans  aujourd'hui  que  nous  au  seizième  siècle,  aussi 
poUcésque  nous  au  dix-huitième.  Vous  voulez  être  aussi  libres  que 
nous  au  dix-neuvième;  vous  le  serez  comme  vous  l'entendrez ,  à 
votre  façon ,  à  la  guise  de  vos  instincts  et  de  vos  mœurs.  Nous 

'  De  moribus  Gernianoiuni  ,  Cap,  IV. 


SgA  UEVUK    lues    DtLS.    MONDES. 

savons  apprécier  l'Allemagne  avec  toutes  ses  diversités  de  peu- 
pie  ,  de  génie  ,  de  climat  et  de  vocation. 

Dites ,  monsieur,  en  quel  autre  pays  l'Allemagne  a-t-elle  mieux 
trouvé  qu'en  France  une  curiosité  plus  modeste  et  plus  géné- 
reuse pour  jouir  de  ses  chefs-d'œuvre  ?  Qui  vous  a  le  mieux 
célébrés  ,  si  ce  n'est  nous?  Et  les  éloges  de  la  France  peuvent 
chatouiller  l'amour- propre.  Où  votre  poésie  a-t-elle  été  mieux 
sentie?  votre  philosophie  et  votre  jurispi'udence  historique  plus 
avidement  interrogées  ?  A  votre  école  nous  nous  sommes  char- 
més et  instruits  :  nous  vous  avons  vengés  des  mépris  de  la  cour 
de  Louis  XIV  et  des  facéties  de  Voltaire  ;  nous  vous  avons 
goûtés  avec  une  intelligeuce  pleine  de  franchise  et  de  souplesse; 
confessez-le  ,  monsieur  ,  vous  devez  être  contens  de  nous. 

Mais  vous  connaissez  trop  aussi  l'inépuisable  rapidité  de  l'es- 
prit français  pour  croire  qu'il  consacre  uniquement  le  siècle  à 
vous  contempler  et  à  vous  traduire  :  vous  ne  l'estimeriez  plus  si 
vous  le  trouviez  toujours  en  échec  devant  vous.  A  quoi  servirions- 
nous  au  monde  en  garottant  notre  pensée  avec  les  formules  de 
Kant  et  de  Hegel,  ou  en  l'ensevelissant  au  fond  d'un  sillon 
de  l'école  historique  ?  Dans  l'œuvre  de  la  science  et  de  la  civili- 
sation ,  il  faut  toujours  s'ajouter  aux  ti'avaux  accomplis  et  ja- 
mais les  recommencer.  D'ailleurs  vous-mêmes  vous  avez  par- 
couru les  phases  de  votre  métaphysique  ,  et  de  votre  érudition  : 
comment  dépasser  la  dialectique  de  Hegel?  C'est  le  dernier  des 
Romains  dans  le  champ  de  la  métaphysique  péripatéticienne ,  et 
je  crois  queleplus  brillant  disciple  de  l'école,  l'ingénieux  Gans,  a 
tiré  des  conséquences  plus  libérales,  des  applications  plus  vives  que 
ne  comportait  le  système  ;  il  a  mis  l'animation  et  la  vie  dans  le 
mécanisme  qu'on  lui  livrait.  D'un  autre  côté,  l'école  historique  , 
appui  naturel  de  la  politique  traditionnelle ,  a  terminé  ses  grands 
travaux,  et  désormais  s'occupera  plus  de  la  défense  pratique 
des  choses  anciennes  que  des  recherches  désintéressées  de  l'éru- 
dition. 

Dans  ce  siècle ,  l'Allemagne  sera  donnée  en  spectacle  au 
monde  :  déjà  on  la  contemple , avidement ,  comment  cette  reli- 
gieuse et  méditative  Germanie  deviendra-t-elle  politique  et  ac- 
tive? La  philosophie  s'est  accordée   un  instant  avec  la  religion 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  5^5 

évangélique  pour  faire  un  devoir  de  l'obéissance   absolue  aux 
puissances.    Kant    réprouve  toutes  les   révolutions    \    L'éner- 
gie de  Fichte,  de  cet  élève  allemand  de  Rousst;aii,  a  pu  sou- 
lever  la  jeunesse  des    universités   contre  nos    régimens,  mais 
elle  n'a  pas  eu  le  temps  de  changer  les  esprits;  le  réalisme   de 
Schelling    et  de  Hegel  les  a  jetés  dans  l'extase  du  passé.  L'Al- 
lemagne commence  à  sortir  de  cette  longue  contemplation  :  mais 
où  va-t-elle?  Elle  est  incertaine;  on  la  dirait  effrayée  de  la  car- 
rière nouvelle  où  elle  doit  s'engager  :  rêveuse  ,  elle  croise  les 
bras,  et  réfléchit    une  dernière    fois.    Cependant  on  la  blesse 
dans  ses  plus  intimes  aft"ections  ;   on  menace,  on  suspend,  on 
châtie  la  liberté  de  la  pensée;  et  ce  pays ,  qui  fait  de  la  philo- 
sophie son  orgueil  et  comme  spn  patrimoine  ,  voit  avec  une  dou- 
leur muette  un  joug  uniforme  s'appesantir  sur  les  idées,  et  meur- 
trir leur  indépendance  et  leur  beauté.   Cette  proscription  de  la 
pensée  est  peu  sage  et  téméraire;  elle  suffirait  pour  donner  aux 
Allemands  le  goût  de  la  liberté  politique,  en  leur  en  indiquant  la 
nécessité.  Tout  se  tient  dans  ia  nature  des  choses,  tout  s'enchaîne, 
un  progrès  en  provoque  un  autre    L'enfant  auquel  on  voulait 
apprendre  l'alphabet ,  et  cjui  s'opiniàtrait  à  ne  pas  dire  ^,  de  peur 
d'être  obligé  de  dire  B,  était  un  profond  logicien.  Il  semble  que 
les  idées  s'amènent  successivement  les  unes  les  autres  ,  en  se  te- 
nant par  la  main.  On  raconte  que  pour  échapper  à  l'outrage  des 
Musulmans  de  jeunes  vierges  de  Chio  se  réunirent  sur  le  rivage, 
dans  une  danse  funèbre  ,    où  chacune  d'elles  ,  à  un  instant  mar- 
qué, se  laissait   tomber  dans  la  mer  :  et  la  danse  continua    se 
rétrécissant  toujours  ,  jusqu'à  la  dernière  cadence  de  la  dernière 
des  vierges  de  Chio.  Au  contraire  les  idées  de  l'humanité  for- 
ment un  chœur  que  la  mort  ne  saurait  éclaircir  ;  à  des   époques 
fatales  ces  vierges  divines  reçoivent  dans  leurs  rangs  des  sœurs 
qui  s'entrelacent  avec  elles;  et  la  danse  continuera,  s'agrandis- 
sant  toujours  jusqu'à  la  venue  de  la  dernière  des  idées  de  l'hu- 
manité. La  philosophie  mènera  l'Allemagne  à  la  liberté  ;  à  l'âge 

'  Metaphysische  Anfangsgrunde  der  Rechtsichrc.  —  Le  même  Kant , 
qui  avail  condamné  a  priori  toutes  les  révolutions  ,  suivit  la  nôtre  avec 
l'intérêt  le  plus  vif  et  le  plus  pénétrant  :  il  était  assez  grand  pour  profiter 
des  leçons  que  lui  donnait  l'histoire  du  genre  humain  et  de  la  France. 


5n6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

religieux'  de  la  réforme  et  de  Luther  a  succédé  l'âge  méta- 
physique et  httéraire  de  Kant  et  de  Goethe,  suivra  l'âge  polir 
tique  dout  letî  représentans  sont  inconnus  et  à  venir;  voilà  votre 
route,  voici  la  nôtre. 

Nous  ne  connaissons  la  vie  politique  que  depuis  quarante-trois 
ans,  mais  dans  le  développement  de  notre  intelligence  et  de  notre 
civilisation ,  tout  nous  préparait  et  nous  conviait  à  la  carrière 
des  gouvernemens  représentatifs.  Nous  n'avons  pas  eu,  il  est 
vrai ,  l'éducation  traditionnelle  et  coutumière  des  Anglais  ;  mais 
les  qualités  de  notre  esprit ,  l'application  que  nous  en  faisions , 
la  clarté  directe  de  notre  langue,  appréciée:  depuis  si  long-temps 
par  la  diplomatie  européenne ,  indiquaient  une  véritable  voca- 
tion sociale  qui  saurait  se  frayer  un  passage.  Sous  le  régime  ab- 
solu de  Louis  XLV,  presque  tous  les  grands  et  beaux  esprits 
eussent  admirablement  écrit  les  matières  politiques  ;  quoi  de 
plus  mâle ,  de  plus  simple ,  de  plus  pratique  et  de  plus  victorieux 
dans  son  allure  que  la  polémique  de  liossuet  contre  Jurieu , 
dans  ses  controverses  sur  la  source  de  la  souveraineté?  Napoléon 
reconnaissait  dans  Corneille  l'ame  d'un  grand  homme  d'état. 
Racine  écrivait  des  mémoires  pour  madame  de  Maintenon.  Plus 
tard,  où  Montesquieu  avait-il  pris  cette  dignité  et  cette  concision 
qui  semblent  ne  pouvoir  appartenir  qu'à  ceux  qui  manient  assi- 
dûment de  grandes  affaires  ?  Et  le  fils  de  l'horloger  genevois  ne 
s'associe  - 1  -  il  pas  à  la  gravité  d'Aristote ,  ce  maître  et  ce  com- 
mensal d'Alexandre?  Il  y  a  toujours  eu  dans  le  génie  français 
une  habileté  particulière  à  la  philosophie  politique.  Les  travaux 
de  la  Constituante  et  de  la  Convention ,  la  plume  de  l'empereur, 
le  style  de  Benjamin-Constant ,  ne  pouvaient  se  rencontrer  que 
dans  le  pays  où  furent  écrits  l'Esprit  des  Lois  et  le  Contrat  social. 
C'est  une  autre  école  que  celle  de  Chatam  et  de  Pitt  ;  c'est  une 
autre  politique ,  mais  aussi  ferme ,  quoique  plus  théorique ,  et 
peut-être  plus  haute.  Dans  la  science  sociale,  nos  grands  hommes 
sont  aussi  à  l'aise ,  aussi  supérieurs  que  les  vôtres  dans  la  méta- 
physique; quand  on  voit  clairement  la  connexité  logique  du 
xviiie  et  du  xix^  siècle  i,  quand  on  constate  comment  ce  dernier, 

'  Nous  ferons  de  cette  démonstration  l'objet  particulier  d'un  essai  intitulé  : 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  5cf] 

après  avoir  reconnu  sa  filiation ,  doit  entrer  dans  l'arène ,  indé- 
pendant, original,  prêt  à  tout  recréer  et  à  tout  développer,  phi- 
losophie ,  religion ,  art ,  législation  ;  il  est  manifeste  à  l'observa- 
teur que  la  science  de  la  sociabilité ,  c'est-à-dire  la  seule  et  vraie 
politique,  doit  s'établir  en  France  sur  de  vastes  et  solides  fonde- 
mens.  Le  gouvernement  représentatif  ne  saurait  être  pour  nous 
une  fantaisie  qu'on  épuise  et  qu'on  rejette  ,  une  déception  dont 
on  prend  dédain  et  dégoût,  un  accident  qui  peut  disparaître.  La 
tribune  législative  est  sortie  du  sein  de  notre  civilisation  et  de 
noti-e  littérature  ;  tout  y  a  concouru ,  la  chrétienne  indépendance 
de  Bourdaloue  et  de  Massillon ,  la  philosophie  que  faisait  prê- 
cher au  théâtre  Voltaire ,  ce  familier  des  rois  ;  aussi  c'est  surtout 
ici  que  le  gouvernement  représentatif  doit  s'appuyer  sur  l'intel- 
ligence ;  si  jamais ,  ce  qui  ne  saurait  aniver,  la  France  avait  le 
spectacle  de  législateurs  médiocres  en  majoiité,  elle  les  déporte- 
rait par  soi!  indifférence  de  leur  importance  constitutionnelle. 

La  tiibune  française  doit  êtie  digne  de  l'Europe  qui  l'écoute , 
elle  doit  être  une  école  de  liberté  pour  le  monde.  Si  la  première  des 
nations  du  continent,  la  France,  a  établi  chez  elle  le  gouvernement 
représentatif,  elle  doit  communiquer  aux  autres  peuples  les  avan- 
tages de  cette  antériorité.  Mais  elle  ne  le  saurait,  sans  poursuivre, 
à  l'exemple  de  l'Angleterre,  une  réforme  parlementaire.  K 'ad- 
mirez-vous pas  ,  monsieur,  la  situation  de  l'Europe  qui  interdit 
à  chaque  peuple  l'égoisme ,  et  lui  fait  une  loi  d'entrer  avec  ses 
voisins  dans  un  échange  d'exemples  utiles  et  de  bienfaisantes 
influences  ?  Notre  dernière  révolution  a  accéléré  l'émancipation 
britannique ,  et  l'Angleterre  nous  indique  à  son  tour  la  voie  où 
nous  devons  nous  engager.  La  solidarité  eviropéenne  qui  a  com- 
mencé dès  l'origine  des  sociétés  modernes ,  s'établit  avec  plus 
d'autorité  que  jamais.  Qu'aurait  été  la  France  sans  l'Italie?  Mais 
ensuite  qu'eût  été  l'Italie  sans  la  France  ?  L'Allemagne  nous  a 
renvoyé  dans  les  trente  premières  années  de  ce  siècle  l'influence 
que  nous  avons  exercée  sur  elle  il  y  a  quatre-vingts  ans.  Les  dé- 

De  l'Influence  de  la  philosophie  du  dix-huitième  siècle  sur  la  légisLitiun 
du  dix-neuvième . 

TOME    VIII.  ,  39 


5(»8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mocratles  antiques  s'isolaient  à  plaisir;  elles  fermaient  la  porter 
de  la  cité;  elles  appelaient  barbare  le  genre  liumain.  Ces  aspc^ 
rites  ne  s'adoucirent  que  sur  le  déclin  de  la  liberté  ;  quand  ,  à 
Rome ,  le  patriciat  cédait  sous  l'effort  du  plébéien ,  le  plébéien 
amolissait  son  propre  caractère ,  et  mêlait  à  l'énergie  du  tribun 
une  douceur  bumaine  :  voyez  comment  Plutarque  nous  repré- 
sente Caius  Graccbus,  ce  précurseur  de  César.  «  Le  peuple,  dit-il, 
«  ne  pouvait  se  lasser  de  l'admirer  en  le  voyant  sans  cesse  en- 
«  touré  d'entrepreneurs ,  d'artistes ,  d'ambassadeurs,  de  magis- 
«  trats,  de  soldats,  de  gens  de  lettres  ,  leur  parler  avec  douceur 
«  sans  rien  perdre  de  sa  dignité  dans  des  conversations  familières 
«  où  il  savait  si  bien  s'accommoder  au  caractère  de  cbacun  d'eux, 
«  que  ceux  qui  l'accusaient  de  violence,  d'emportement  et  de 
«  superbe ,  étaient  convaincus  de  calomnie ,  tant  sa  popularité 
«  éclatait  dans  le  commerce  ordinaire  et  dans  les  actions  com- 
<(  munes  de  la  vie ,  bien  plus  encore  que  dans  les  discours  qu'il 
«  prononçait  du  haut  de  la  tribune.  »  Cette  humanité  était  nou- 
velle et  révolutionnaire  dans  la  cité  antique  ;  elle  faisait  froncer 
le  sourcil  aux  patriciens  avec  raison  ,  car  elle  préparait  des  mœure 
nouvelles  que  n'avait  pas  allaitées  la  lou.ve  de  Romulus.  Loin  de 
se  tenir  pour  suspectes  et  hostiles ,  les  nations  modernes  doivent 
se  suivre  du  regard  avec  une  affectueuse  sollicitude  :  elles  concou- 
rent ensemble,  et  peuvent  se  demander  entre  elles  qui  la  première 
touchera  le  but,  et  se  reposera;  l'avenir  seul  nous  indiquera  le 
peuple  privilégié  ,  qui  le  premier  entrera  dans  le  port  à  pleines 
voiles  ,  auquel  ses  frères  pourront  dire  : 

Vivite  felices,  quibus  est  fortuna  peracta 
Jani  sua  :  nos  alia  ex  aliis  in  fata  vocamur. 
Vobis  parta  quies  :  nullum  maris  œquor  arandum  : 
Arva  neque  Ausoniœ  ,  semper  cedentia  retrô , 
Quaerenda. 

yEneidos,  lib.  3. 

Conunent  certains  Allemands  ont -ils  pu,  monsieur,  vouloir 
réveiller ,   contre  la  France ,  les  fureurs  de  votre  patriotisme  ? 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  5gg 

L'All{;ma[înc  nous  liair  aujourd'hui  comme  au  temps  de  Napo- 
léon! Mais  je  me  persuade  que  cette  inconcevable  erreur  de  quel- 
ques-uns s'est  déjà  dissipée.  .Taniais  la  France  n'a  plus  désiré 
concilier  sa  (jrandeur  avec  celle  des  autres  peuples.  Deux  princes 
allemands  ont  caractérisé ,  dans  le  dernier  siècle ,  notre  position 
en  Europe.  Joseph  II,  dans  la  visite  qu'il  nous  fit,  s'écria,  en 
visitant  un  de  nos  ports  :  Quel  peuple  !  la  terre  et  la  mer!  C'était 
apprécier,  en  deux  mots,  l'heureuse  disposition  de  la  nature, 
qui  nous  a  dotés  d'un  continent  et  du  partage  de  l'Océan  et  de  la 
Méditerranée.  Frédéric  disait  :  Que  s'il  était  roi  de  France,  il  ne  se 
tirerait  pas  en  Europe  un  coup  de  canon  sans  sa  permission. Y  oïlà.  l'in- 
fluence à  laquelle  peut  et  doit  prétendre  la  France.  Ce  n'est  pas 
afficher,  dans  ses  prétentions,  un  faste  injurieux  et  triomphal; 
c'est  connaître  sa  valeur ,  et  se  faire  rendre  simplement  ce  cjui 
vous  est  dû.  Les  peuples  se  corrigent  et  se  perfectionnent  comme 
les  individus.  Que  n'a-t-on  pas  dit  sur  notre  légèreté?  Il  faut 
avouer,  ou  qu'elle  a  été  fort  exagérée,  ou  qu'elle  s'est  fort  amen- 
dée; nous  sommes  aussi  devenus  moins  prompts  à  nous  jeter 
dans  les  jeux  de  la  guerre  et  de  l'épée. 

Cependant ,  vous  croirez  sans  peine  que  les  Français  aimeraient 
encore,  comme  Othello,  touta  les  qualités,  l'orgueil,  la  pompe  et 
les  circonstances  de  la  glorieuse  guerre. 

«  And  ail  quality, 
«  Pride,  pomp ,  and  circumstance  of  glorious  war.  » 

Pourquoi  la  redouteraient-ils  outre  mesure?  Pourquoi  la  ver- 
raient-ils, avec  désespoir,  éclater?  Dans  ce  siècle,  les  événemens 
sont  plus  particulièrement  marqués  du  sceau  de  la  nécessité.  Si  donc 
la  paix  était  rompue ,  il  y  aurait  là  quelque  décret  providentiel  à 
exécuter  avec  courage.  Il  y  a  des  hommes  qui  cependant  se 
disent  politiques ,  dont  l'esprit  se  trouble  extraordinairement  à  la 
pensée  de  la  guerre.  Pour  eux ,  la  guerre  n'est  pas  ce  qu'elle  doit 
être,  une  nécessité  cruelle  dont  il  faut  se  montrer  avare  ;  mais  c'est 
quelque  chose  de  monstrueux  ,  d'abominable  ;  c'est  de  l'antropo- 
phagie.  Si  la  trompette  sonne,  ils  sont  saisis;  s'évanouiraient-ils 


6oO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

donc  si  le  canon  grondait?  Allons,  il  faut  plus  de  virilité  quand 
on  met  la  main  dans  les  affaires  du  monde.  La  Providence  n'a  pas 
peur  d'effaroucher  et  de  froisser  les  timidités  délicates  ,  et  par- 
fois elle  tient  des  procédés  violens  à  la  disposition  de  ses  des- 
seins. 

Le  dessein  de  la  Providence  est  la  paix  ;  le  besoin  de  l'Europe 
est  la  paix  ;  le  vœu  de  la  France  est  la  paix  ;  mais  les  conditions 
de  la  paix  ne  sont  pas  celles  d'une  trêve.  Pour  une  amitié  véri- 
table ,  il  faut  se  connaître  ,  s'apprécier  ,  se  prendre  et  s'accepter 
de  part  et  d'autre.  Or,  nous  acceptons  l'Europe  féodale,  mon- 
archique ,  religieuse ,  savante ,  antique ,  se  régénérant  par  des 
réformes  successives.  Maintenant,  l'Europe  veut-elle  de  nous? 
Veut-elle  de  la  France  renouvelée  ,  intelligente  ,  révolutionnaire , 
philosophique  ,  démocratic[ue  ,  industrielle  et  militaire  ?  Yoilà  la 
c[uestion  ;  voilà  pour  nous  les  conditions  de  notre  existence  et  de 
la  paix.  Pensez -vous  que  la  France  puisse  s'accommoder  d'être 
tolérée  au  jour  le  jour,  et  d'attendre,  avec  résignation,  la  con- 
venance de  ses  ennemis  et  de  leurs  attaques  ?  Reconnaissez-nous 
avec  une  affectueuse  estime  pour  ce  que  nous  sommes ,  et  nous 
aurons  la  paix. 

L'unité  fraternelle  de  la  sociabilité  européenne  n'exige  pas' 
l'identique  uniformité  des  mêmes  institutions  ;  elle  comporte  des 
nuances ,  des  degrés  ,  des  différences  :  la  vie  morale  peut  conci- 
lier autant  de  variétés  que  la  vie  physique.  L'unité  philosophique, 
réfléchie  et  religieuse  à  laquelle  s'élèvera  l'Europe ,  n'a  pas  be- 
soin d'étouffer  dans  chaque  peuple  ce  qui  constitue  la  patrie , 
son  caractère,  ses  charmes,  son  amour  et  son  culte.  A  qui  per- 
suadera-t-on  que  si  la  tribune  représentative  s'érigeait  avec  auto- 
rité en  Allemagne  ,  en  Italie  ,  le  naturel ,  l'orgueil  des  souvenirs, 
les  vertus  et  les  propriétés  de  ces  deux  grandes  contrées  s'éva- 
nouiraient soudain  ? 

La  langue  de  Luther  et  d'Ulrich  de  Hutten  peut  prêter  un 
nerveux  et  utile  secours  aux  Mirabeau  et  aux  Fox  à  venir  de  la 
Germanie.  Peut-être  un  jour,  à  la  faveur  de  nos  armes,  la  patrie 
de  TulUus  retrouvera  sa  tribune.  Le  soleil  de  Naples  ne  peut-il 
luire  que  sur  des  Lazaronis?   et  l'Italien  ne  saurait-il  créer  un 


LETTRES    PHILOSOPHIQUES.  6o I 

nouveau  style  politique  avec  les  lamljeaux  de  Machiavel  et  du 
Dante  ?  L'humanité  n'est  pas  déshéritée  de  l'avenii'  ;  le  sol  a 
tremblé ,  mais  il  ne  s'ouvrira  pas  pour  nous  engloutir.  Si  Dieu 
est  en  colère  ,  ce  n'est  pas  contre  nous  :  il  ne  flétrira  jamais  à  son 
redoutable  tribunal  l'humaine  liberté  :  il  pourra  l'éprouver,  ja- 
mais la  damner.  Peuple  de  France ,  lève  ta  tète  ;  tu  peux  regar- 
der en  face  les  rois  et  les  hommes  ;  tu  peux  avec  confiance  et 
simplicité  prier  l'arbitre  souverain  des  peuples  et  des  rois. 

Adieu ,  vous  que  je  ne  nommerai  pas  ;  avant  de  reprendre  la 
secrète  intimité  de  notre  correspondance  ,  je  veux ,  puisque  je 
me  suis  adressé  publiquement  à  vous  ,  vous  rendre  grâces  publi- 
quement de  la  douce  et  bonne  influence  que  vous  avez  exercée 
sur  moi.  Vos  lettres,  vos  conseils,  la  maturité  de  votre  expé- 
rience et  de  votre  savoir,  m'ont  souvent  appuyé ,  ranimé ,  sou- 
tenu. Si  je  me  décourage ,  vous  me  ravivez  ;  si  parfois  je  me 
prends  à  désespérer,  non  du  but  final  des  choses ,  mais  des  so- 
lutions de  circonstance  ,  vous  me  consolez  ;  vous  me  calmez ,  si 
je  m'emporte  ,  et  dans  vos  entretiens,  je  puise  une  force  continue 
qui  me  restaure  et  me  vivifie.  Grâces  vous  soient  rendues  ! 
adieu  ,  restez  calme  et  fortuné  dans  votre  solitude  ;  que  le  ciel 
vous  laisse  toujours  heureux  :  à  qui  ne  retirerait-il  pas  le  bon- 
heur, s'il  dirigeait  ses  coups ,  à  l'heure  où  vous  en  êtes  de  la  vie, 
contre  la  plus  généreuse  et  la  plus  sereine  des  intelligences  ? 
Adieu. 

Lerminier, 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


3o  novembre   i832. 


Le  fait  le  plus  sonore  et  le  plus  retentissant  de  la  quinzaine  est  sans 
contredit  ce  qui  s'est  appelé  l'attentat  du  19  novembre. 

C'est  merveille  en  vérité  que  la  détonation  d'un  petit  pistolet  de 
poche  ait  été  si  bruyamment  prolongée,  qu'elle  couvre  même  encore  au- 
jourd'hui tout  le  bruit  que  fait  l'artillerie  de  notre  armée  sous  les  murs 
d'Anvers. 

Cela  s'explique  pourtant  aisément,  si  l'on  veut  bien  songer  que  le 
coup  de  pistolet  dont  s'agit  a  été  tiré  sur  un  pont,  sur  le  pont  Royal. 
Vous  savez  qu'il  y  a  là  de  l'écho.  Ce  coup  de  pistolet  ne  pouvait  donc 
manquer  de  résonner  beaucoup  et  long-temps. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  chambre,  sans  s'intimider  le  moins  du  monde, 
s'est  constituée  d'abord,  a  délibéré  et  délibère  encore  courageusement 
sous  le  feu  dudit  pistolet  de  poche. 

Quant  à  la  doctrine,  elle  a  montré  dans  le  danger  une  rare  présence 
d'esprit;  ramassant  les  balles,  elle  en  a  chargé  ses  canons  et  a  tiré  à  mi- 
traille sur  le  compte-rendu.  Mais  M.  Dupin  ne  s'est  pas  laissé  non  plus 
étourdir,  et  tout  en  protestant ,  comme  le  ministère,  contre  l'attentat , 
il  s'est  l'ait  nommer  provisoirement  président  de  la  Chambre. 

Ceci  prouve  bien  que  les  avocats  sont  de  meilleurs  et  de  plus  braves 
tacticiens  qu'on  ne  le  pensait.  Que  M.  le  maréchal  Soult  y  prenne 
garde  !  il  ne  serait  pas  impossible  que  son  fauteuil  fût  mis  incessam- 
ment en  état  de  siège. 

En  attendant,  au  surplus,  la  guerre  des  portefeuilles  à  la  tribune,  et 
le  commencement  des  hostilités  en  Belgique,  nous  avons  eu,  rue  Riche- 
lieu ,  la  grande  bataille  rangée  du  Roi  s'amuse. 


REVUE.   CHRONIQUE.  6o3 

i)'iiu  cùlé  M.  Yiclorlliujo  s'avancail  sur  le  IhcAlrc  avec  de  diîlesla- 
i»Ics  acteurs,  mais  avec  un  drame  audacieux  de  pensée  et  de  conception. 

Il  avait  aiissi  des  bataillons  auxiliaires  à  l'orchestre,  à  la  première 
galerie  et  au  parterre.  Le  reste  de  son  armée  couronnait  les  hauteurs  de 
la  seconde  galerie  et  de  l'amphithéâtre. 

Toutes  ces  troupes,  formées  de  jeunes  soldats  pleins  d'ardeur  et  d'en- 
thousiasme ,  combattaient  bravement ,  et  sans  autres  armes  que  leurs 
puissantes  mains. 

L'armée  ennemie,  dispersée  en  petits  pelotons,  occupait  le  plus  grand 
nombre  des  loges,  le  balcon  elles  baignoires.  C'est  là  qu'elle  avait  placé 
son  artillerie  de  sifflets  ;  c'est  de  là  qu'elle  dirigeait  ses  perfides  batte- 
ries de  ricanemen-.  ci  de  murmures. 

La  mêlée  fut  terrible,  la  lutte  longue  et  acharnée. 

Enfin,  après  quatre  heures  de  combat,  la  victoire  parut  se  ranger 
sous  les  drapeaux  du  poète.  M.  Victor  Hugo  resta  maître  du  champ  de 
bataille. 

Cependant,  si  la  soirée  était  à  lui,  la  troupe  ennemie  se  promettait 
bien  de  prendre  le  surlendemain  sa  revanche,  et  celte  guerre  aurait  duré 
sans  doute  tout  un  hiver,  ainsi  que  celle  à'ffernani.  Mais  voici  que 
M.  d'Argout,  sans  respect  pour  le  droit  sacré  de  non-intervention,  s'est 
avisé  de  s'immiscer  dans  la  querelle,  et  d'interdire  toute  représentation 
ultérieure  du  Roi  s'amuse. 

Il  en  est  résulté,  comme  dans  la  comédie  de  Molière  ,  que  l'armée 
battue  s'est  rangée  contre  le  ministre  du  côté  de  M.  Victor  Hugo.  Et 
c'était  justice  vraiment.  En  ce  siècle  de  suprême  liberté  ,  n'est-ce  pas  le 
moins  que  l'on  nous  laisse  celle  de  nous  déchirer  paisiblement  dans  le 
champ  clos  du  drame  et  de  la  poésie  ? 

Les  représentations  anglaises  qu'on  nous  promettait  depuis  long- 
temps ont  commencé  la  semaine  dernière  à  la  salle  Favart. 

Miss  Smithson ,  dont  les  débuts  nous  avaient  laissé  de  si  profonds 
souvenirs,  a  reparu  dans  Jane  S/iore,  et  s'y  est  montrée  plus  poétique, 
plus  déchirante  et  plus  admirable  que  jamais. 

La  troupe  comique,  telle  qu'elle  se  trouve  composée  en  ce  moment,  est 
excellente,  et  deux  petites  comédies,  Raising  the  Wind  et  ihe  Rendez- 
vous,  ont  été  jouées  par  elle  avec  beaucoup  de  verve  et  d'ensemble. 

Kean  et  Macready  sont  attendus,  et  nous  ne  laiderons  pas  à  les  revoir 
dans  Romeo  et  Juliette ,  dans  Othello ,  Macbeth  et  Hamlet. 

A  la  Porte-Saint-Martin ,  on  nous  annonce  la  reprise  de  la  Maréchale 
d'Ancre,  de  M.  Alfred  de  Vigny,  en  attendant  son  nouveau  drame  ,  qui 
fera  son  apparition  dans  le  mois  de  février  prochain. 


Go4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  époque  est  bien  celle  des  rénovations  de  tout  genre.  Le  mois  der- 
nier, c'était  la  Femme  nouvelle  qui  se  révélait  à  nous.  C'est  la  ville  non-, 
velle  qui  se  bâtit  et  se  fonde  aujourd'hui. 

Il  ne  s'agit  de  rien  moins  que  de  supprimer  le  Paris  actuel  et  démettre 
h  la  place  la  ville  nouvelle  ,  c'est-à-dire  le  Paris  des  Saint-Simoniens . 
M.  Charles  Duveyrier,  qui  n'est  pas  seulement  le  poète  de  Dieu,  mais 
encore  bien  son  architecte,  sera  chargé  de  cette  grande  entreprise. 

Or  ,  voici  le  plan  de  la  ville  nouvelle ,  tel  que  M.  Charles  Duveyrier 
devra  l'exécuter. 

La  ville  nouvelle ,  qui  sera  en  même  temps  la  ville  d'espoir  et  de  désir , 
aura  la  forme  d'un  homme  couché  au  bord  de  la  Seine.  La  ville  nouvelle 
sera  un  homme,  attendu  que  la  société  est  mâle. 

Les  palais  des  rois  seront  le  front  de  la  ville  nouvelle.  Elle  aura  un  vi- 
sage de  parterres  fleuris,  une  barbe  de  hauts  maronniers  ,  et  une  cheve- 
lure, de  tilleuls  qui  retombera  en  tresses  sur  ses  joues.  La  ville  nouvelle , 
on  le  voit,  étant  saint-simonienne,  ne  se  coupera  ni  la  barbe  nila  cheve- 
lure. 

La  ville  nouvelle  portera  un  collier  de  grilles  dorées,  ce  qui  toutefois 
me  semble  une  parure  un  peu  trop  efféminée  pour  une  ville-homme. 

M.  Charles  Duveyrier  fera  à  son  nouveau  Paris  une  large  poitrine  qui 
s'étalera  bombée  et  découverte,  et  se  gonflera  d'orgueil  lorsqu'elle  sentira 
les  belles  femmes  marcher  à  sa  surface. 

Entre  nous,  ceci  arriverait  en  pareil  cas  à  toutes  les  poitrines. 
Les  buttes  du  Roule  et  de  Chaillot  seront  les  flancs  du  colosse.  Il  éten- 
dra son  bras  droit  en  signe  de  force  jusqu'à  la  gare  Saint-Ouen,  et 
M.  Charles  Duveyrier  lui  mettra  dans  la  main  un  vaste  entrepôt,  où  la 
rivière  versera  la  nourriture  qui  désaltérera  sa  soif  et  rassasiera  sa  faim. 

Ce  bras  droit  sera  rempli  par  les  ateliers  ,  les  passages ,  les  galeries  et 
les  bazars. 

Sur  l'épaule  droite  du  colosse ,  M.  Charles  Duveyrier  placera  la  Ma- 
deleine comme  une  épaulette  d'honneur. 

La  cuisse  et  la  jambe  droite  seront  formées  de  tous  les  établissemens  de 
grosse  fabrique.  La  cuisse  gauche  offrira  aux  étrangers  de  longues  files 
d'hôtels.  Les  deux  pieds  seront  d'airain,  et  l'on  n'y  mettra  rien  du  tout. 

Yous  voyez,  dit  l'architecte,  que  ma  ville  est  dans  l'attitude  d'un  homme 
prêt  à  marcher. 

Qu'il  ne  prenne  pourtant  pas  à  sa  ville,  bon  Dieu  !  fantaisie  de  le  faire  ! 
Que  deviendraient  alors  ces  belles  femmes  qui  se  promènent  sur  sa  poi- 
trine, et  tous  les  flâneurs  qui  regardent  les  boutiques  dans  les  passages 
et  les  galeries  de  son  bras  droit  ? 


UKVUE. CHRONIQUE.  6o5 

N'oublions  pas  de  dire  que  le  Paris  des  Sainl-Simoniens  aura  un  ma- 
nège en  ellipse  entre  les  genoux ,  et  un  immense  hippodrome  entre  les 
jambes. 

Maintenant  que  la  ville  nouvelle  est  construite,  il  s'agit  de  savoir 
comment  on  évacuera  la  vieille  ,  qui  ne  sera  plus  bonne  à  lùen ,  et  de 
quelle  manière  s'opérera  cet  immense  déménagement  de  800,000  hommes. 

Sans  avoir  recours  à  l'entreprise  des  petites  messageries  ,  M.  Charles 
Duveyrier  s'y  prendra  de  la  manière  suivante. 

En  ce  qui  concerne  par  exemple  le  onzième  et  le  douzième  arrondisse- 
ment du  vieux  Paris  ,  M.  Charles  Duveyrier  fera  descendre  des  hauteurs 
de  Sainte-Geneviève  et  du  faubourg  Saint-Germain,  tous  les  savans  em- 
portant leurs  chaires,  leurs  instrumens  ,  et  puis  les  arbres  et  les  ani- 
maux du  Jardin  des  plantes. 

Ici  quelques  objections  nous  semblent  indispensables. 

Que  M.  Tissot  charge  sur  son  dos  sa  chaire  de  poésie  latine ,  c'est 
un  peu  lourd,  mais  il  n'y  a  rien  à  dire. 

Que  M.  Desfontaines  arrive  tenant  dans  ses  mains  ses  deux  palmiers 
ainsi  que  deux  pots  de  fleurs,  c'est  bien  encore. 

Mais  M.  Geoffroy  Saint  -  Hilaire  pourra-t-il  donc  raisonnablement 
prendre  la  girafle  sous  un  bras  et  l'éléphant  sous  l'autre,  comme  une  chatte 
et  un  épagncul?  Au  lieu  de  décider  que  les  savans  apporteraient  leurs 
animaux,  n'était-il  pas  au  contraire  plus  convenable  de  s'arranger 
pour  que  les  animaux  apportassent  leurs  savans,  ou  tout  au  moins  pour 
qu'ils  vinssent  se  portant  les  uns  les  autres  ,à  tour  de  rôle? 

Quant  au  déménagement  des  hôpitaux ,  qui  présentait  aussi  ses  diffi- 
cultés, M.  Charles  Duveyrier  se  montre  plus  humain. 

Les  vieillards,  les  malades  et  les  infirmes  marcheront  tant  mal  que 
bien,  comme  ils  pourront ,  mais  au  moins  il  ne  leur  dit  pas  «  Toile  gra- 
batum  tuiim  et  ambula .  »  Non.  Les  lits  étant  pourvus  d'excellentes 
roulettes,  rouleront  tout  seuls  en  avant  et  donneront  l'exemple. 

Une  fois  son  emménagement  achevé  ,  l'architecte  jette  un  regard  satis- 
fait sur  son  nouveau  Paris.  Il  admire  son  œuvre. 

Mes  rues ,  s'écrie-t-il ,  sont  sinueuses  comme  des  anneaux  qui  s'entre- 
lacent. 

Et  moi  je  n'admire  cela  nullement.  C'était  bien  la  peine  de  bâtir  une 
ville  nouvelle  ,  pour  y  faire  de  pareilles  rues.  Autant  valait  garder  les 
quartiers  de  la  halle  et  de  la  cité. 

M.  Charles  Duveyrier  se  félicite  aussi  de  ce  que  les  murs  de  «a  nou- 
velle ville  sont  couchés  à  terre. 

C'est  fort  bien.  Mais  pour  les  placer  de  cette  sorte ,  il  était  plus  simple 


r>o6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  ne  pas  on  niellre  ,  car  à  quoi  vous  serviiont,  je  vous  prie  ,  ces  murs 
couchés  à  (crro ,  si  l'on  vient  assiéger  votre  ville? 

Ce  qui  réjouit  encore  singulièrement  M.  Duveyrier,  c'est  que  dans 
le  Paris  saint-simonien  ,  on  n'entendra  que  le  bruit  des  marteaux  et  des 
haches,  le  grincement  des  vis  et  des  scies,  le  bruit  des  laminoirs  et  les 
battemens  cadencés  des  pompes  à  bascules. 

Miséricorde  !  quel  concert  industriel!  n'avions-nous  pas  assez  déjà  de 
la  musique  des  chaudronniers  et  des  forgerons? 

Vous  vous  souvenezbien ,  j'imagine,  que  Je  nouveau  Paris  est  un  homme. 

Maintenant  le  monument  oii  la  religion  doit  le  plus  exalter  les  espé- 
rances humaines,  anraJes  formes  de  la  femme.  Le  nouveau  temple  sera 
du  sexe  féminin.  Le  nouveau  temple  sera  une  femme. 

Le  corps  de  cette  femme-temple  sera  vaste.  Le  peuple  montera  sur  elle 
et  jusqu'à  sa  ceinture,  —  pas  plus  haut , — par  des  galeries  en  spirale, 
qui  s'échelonneront  comme  les  guirlandes  d'une  parure  de  bal.  Les  prêtres 
seuls  auront  un  escalier  dérobé  par  lequel  ils  arriveront  au  sommet  de 
la  femme  à  travers  les  plis  de  sa  robe  entr'ouverte  et  agrafée. 

Dans  la  queue  de  la  même  robe  ,  il  y  aura  un  immense  amphithéâtre 
oii  l'on  viendra  jouir  du  spectacle  des  pacifiques  carrousels  et  respirer  le 
frais  sous  les  orangers. 

Les  yeux  de  la  femme-temple ,  dit  enfin  M.  Charles  Duveyrier,  seront 
deux  soleils  éblouissans,  comme  serait  le  soleil  véritable,  s'il  se  montrait 
seul  quand  il  fait  nuit. 

Cette  image  ne  me  semble  pas  absolument  juste.  Si  le  soleil  se  mon- 
trait quand  il  fait  nuit,  il  ferait  jour  selon  moi.  Qu'en  pensez-vous? 

Au  surplus,  voilà  le  temple  de  M.  Duveyrier.  Yoilà  sa  ville. 

La  ville  et  le  temple  sont  mariés. 

Le  temple  est  l'épouse  de  la  ville,  la  ville  est  l'époux  du  temple. 

Ce  sont  cependant,  vous  le  voyez,  deux  êtres  fort  distincts.  Mais  comme 
dans  les  bons  ménages,  la  femme  et  le  mari  ne  sont  qu'un,  M.  Charles 
Duveyrier  nous  a  donné  ce  couple  en  bloc  et  l'a  tout  simplement  ap- 
pelé :  la  ville  nouvelle ,  ou  le  Paris  des  Saints-Simoniens. 


VALKNTINE,    PAR    G.    SAND      . 

Disons-le  d'abord  :  avant  de  lire  ce  livre ,  nous  avions  conçu  contre 
lui  des  "préventions  peu  favorables.  Ce  second  roman  de  l'auteur  d'In- 

'  Chez  Henri  Dupuy. 


UEVUE.  CHRONIQUE.  GoJ 

«llana  ncfus  était  suspect,  venant  si  vite  après  le  succès  éclatant  et  mé- 
rité du  premier.  Nous  ne  voulions  voir  dans  Valenlinc  que  l'exhumation 
de  quelque  étude  vieillie  au  fond  d'un  portefeuille,  ou  bien  la  produc- 
tion prématurée  de  quelque  ébauche  incomplète  arrachée  à  l'écrivain 
par  l'avide  sollicitation  de  ses  éditeurs.  L'égoïste  spéculation ,  la  spé- 
culation impitoyable,  qui  s'attache  soudain,  comme  un  lierre,  à  tout 
nom  qui  surgit,  à  tout  talent  qui  s'élève,  se  souciant  peu  de  les  étouf- 
fer, pourvu  qu'elle  prohte  et  s'enrichisse  de  leur  sève;  la  hideuse  spé- 
culation nous  apparaissait  déjà  sous  la  forme  de  la  publication  nou- 
velle de  M.  G.  Sand. 

Mais  nous  avons  lu  Valetiti?ie,  et  nous  nous  sommes  bientôt  reproché 
sévèrement  l'injustice  et  la  légèreté  de  nos  soupçons. 

Valentine  est  un  livre  qu'il  faut  placer  aussi  haut  qu' Indiaiia,  sinon 
au-dessus. 

Le  défaut  d'/.'j</m/za ,  c'était  peut-être  le  manque  d'unité.  La  com- 
position n'avait  pas  été  suffisamment  mûrie  ;  chaque  portion  de  l'édi- 
fice était  belle  isolément,  mais  l'ensemble  irrégulier 

Il  n'en  est  pas  ainsi  dans  le  nouveau  roman.  Vous  y  apercevez  d'a- 
bord une  fatale  et  saisissante  figure  qui  domine  de  bien  haut  les  autres, 
et  les  fait  mouvoir  de  son  seul  regard  :  c'est  Bénédict. 

C'est  une  belle  et  neuve  situation  que  celle  de  ce  jeune  homme  au 
milieu  de  l'amour  de  ces  trois  femmes  agenouillées,  dont  il  tient  les 
âmes  entre  ses  mains.  Bénédict  est  le  pilier  de  tout  le  drame.  En  s'é- 
croulant ,  il  écrasera  sous  ses  débris  ces  créatures  aimantes  et  dévouées 
qui  priaient  encore  à  ses  pieds-  L'œuvre  alors  sera  pleine  et  accomplie. 

L'action,  dans  Valentine,  s'avance  constamment  rapide  et  entraînante 
vers  le  dénouement.  Il  semble  seulement  qu'à  cette  marche  impétueuse 
elle  se  soit  fatiguée  outre  mesure,  et  que  les  forces  lui  aient  quelque 
peu  manqué  sur  la  fin  de  sa  course. 

Quant  au  style,  c'est  encore  celui  à'Indiana.  Quel  éloge  meilleur 
lui  pourrions-nous  donner  ? 

Quelles  destinées  meilleures  que  celle  de  sa  sœur  aînée  pourrions- 
nous  aussi  promettre  à  Valentine?  Je  ne  sais.  Et  pourtant  Valentine  a 
peut-être  plus  de  titres  et  de  droits  encore  à  une  haute  fortune  littéraire. 

NOUVEAUX    CONTES   PHILOSOPHIQUES,    PAR    M.    DE    BALZAC    '. 

Ce  nous  devient  une  tâche  fort  difficile  que  de  parler  des  livres  de 
M.  de  Balzac.  Cet  intarissable  écrivain  s'obstine  dans  ses  défauts  avec 

'  Chez  Gossclin. 


6o8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  si  féconde  persévérance,  que  nous  renonçons  presque  à  l'en  répri- 
mander. Sans  plus  l'importuner  de  conseils  dont  il  tient  si  peu  de  compte, 
enfant  gâté  qu'il  est  des  cabinets  de  lecture ,  nous  l'y  laisserons  donc 
quelque  jour  jouir  en  paix  de  sa  vogue.  Si  elle  passe  vite  d'ailleurs  ,  ce 
n'aura  pas  été  la  faute  de  notre  officieuse  critique. 

Soyons- lui  cependant  cette  fois  encore  de  sévères  et  bienveillans 
Aristarqucs. 

Demandons-lui  pourquoi,  par  exemple,  il  persiste  à  ne  rien  achever; 
car  c'est  en  général  le  défaut  de  ces  nouveaux  contes  comme  celui  de 
leurs  aînés.  Maître  Cornélius  et  l'Juberge  rouge  commencent  à  mer- 
veille. L'auteur  nous  introduit  convenablement  dans  ces  deux  histoires; 
mais  de  ce  riche  et  spacieux  vestibule  où  il  nous  a  fait  entrer,  nous  vou- 
drions monter  aux  appartemens  ;  après  être  demeurés  si  long-temps  sur 
le  seuil,  nous  voudrions  le  franchir  ;  nous  voudrions  voir  le  reste  de 
la  maison.  Par  malheur,  l'architecte  a  oublié  de  la  finir.  Il  n'y  a  qu'un 
vestibule. 

TiJadame  Firmiani,  c'est  toujours  la  femme  de  trente  ans.  L'artiste 
avait  un  jour  dessiné  sur  la  pierre  un  portrait  de  femme,  spirituel ,  élé- 
gant et  fin;  mais  à  force  de  les  multiplier,  voici  que  les  épreuves  qu'il 
nous  en  donne  pâlissent  et  s'effacent  singulièrement. 

Le  meilleur  morceau  du  volume  est  assurément  la  Notice  sur  Louis 
Lambert.  C'est  un  long  et  triste  regard  jeté  vers  l'enfance.  Ce  sont  les 
touchans  souvenirs  d'une  amitié  de  collège ,  racontés  simplement  et 
sans  prétention.  Il  ne  fallait  ici  ni  fable ,  ni  drame.  Et  tant  mieux  ,  dès 
qu'il  ne  s'agit  point  de  composer ,  quand  il  n'est  besoin  que  de  laisser 
courir  la  plume  ,  M.  de  Balzac  est  passé  maître,  il  est  sur  son  terrain  , 
et'.vous  vous  serez  certes  lassé  de  le  lire,  avant  qu'il  se  soit  lassé  d'écrire. 

Que  si  vous  me  demandez  maintenant  où  est  la  philosophie  de  ces 
nouveaux  contes,  je  vous  dirai  avec  candeur  tout  ce  que  j'en  crois  sa- 
voir. M.  de  Balzac  publie  diverses  séries  de  contes.  Ce  sont  successive- 
ment et  tour  à  tour  des  contes  fantastiques,  drolatiques  et  philoso- 
phiques. Les  avant-derniers  étaient  drolatiques  ;  voilà  sans  doute  pourquoi 
ceux-ci  sont  philosophiques. 

DE    l'esprit    KT    de   LA  CRITIQUE    LITTERAIRES  CHEZ    LES  PEUPLES    ANCIENS  ET 
MODERNES,   PAR   M.  THERY,  PROVISEUR  AU  COLLEGE  ROYAL  DE  VERSAILLES'. 

C'est  un  livre  plein  d'instruction  et  de  conscience  que  celui  de 
M,  Théry.  Il  se  place  dès  l'abord  au  point  de  vue  platonicien  ou  idéal , 

'  2  vol.  in-S",  chez  Hachette,  rue  rierre-Sarrazin ,  n"  i%. 


REVUE.  CHRONIQUE.  GoQ 

par  opposition  aii  point  de  vue  aristotélique  ou  critique,  et  de  cette 
hauteur  il  passe  en  revue  les  divers  systèmes,  les  opinions  nombreuses 
que  nous  offrent  en  fait  à' esthétique  les  littératures  des  peuples  anciens 
et  modernes.  On  pourrait  lui  l'cprocher  peut-être  de  n'avoir  posé  sa 
propre  théorie  qu'en  termes  un  peu  trop  généraux,  de  l'avoir  acceptée 
plutôt  que  faite,  el  en  même  temps  de  s'en  préoccuper  assez  pour  ne 
nous  donner  ses  expositions  historiques  que  sous  une  forme  parfois  trop 
sommaire:  il  y  a  des  endroits,  en  un  mot,  où  l'on  voudrait  plus  de 
développement  philosophique  ;  il  en  est  d'autres  où  l'on  désirerait  des 
analyses  plus  détaillées.  Mais  à  part  ce  léger  embarras,  qui  tient,  nous 
le  croyons,  à  la  conception  même  de  l'ouvrage,  on  ne  trouvera 
nulle  part  ailleurs  une  réunion  aussi  bien  choisie  de  documens  et  de 
jugemens  sur  les  divers  travaux  de  critique  litléraire.  M.  Théry  ne 
s'est  pas  borné,  dans  sa  partie  ancienne,  aux  monumens  de  l'antiquité 
grecque  et  latine;  il  a  fait  un  choix  ingénieux  dans  les  trésors  moins 
connus  de  l'Orient,  Chine,  Inde  et  Perse.  On  sent  à  merveille  l'écri- 
vain bien  informé  qui  a  puisé  aux  sources  les  plus  saines  et  les  plus 
récentes.  Des  extraits  piquons  et  de  fidèles  traductions ,  jetés  à  la  fin 
du  premier  volume ,  complètent  ce  que  les  mentions  du  texte  peuvent 
avoir  de  trop  rapide.  Dans  son  second  volume,  M.  Théry  aborde  les 
littératures  allemande  el  française,  et  les  conduit  jusqu'à  nos  jours, 
au  point  où  les  ont  poussées  les  contemporains.  On  y  suit  avec  intérêt 
et  profit  les  phases  successives  du  goût ,  qui  se  réfléchissent  dans  les 
systèmes  des  critiques  et  rhéteurs.  De  nombreux  fragmens,  tirés  de  la 
République  des  Lettres  de  Klopstock,  nous  montrent  en  plein  quelle 
laborieuse  et  forte  méditation  a  présidé  à  l'enfantement  de  la  moderne 
poésie  allemande.  Dans  ses  jugemens  sur  notre  France  du  dix-neu- 
vième siècle,  M.  Théry  fait  preuve  d'une  bienveillance  tempérée  de 
justesse,  et  d'une  impartialité  sans  morgue,  qui  marque  un  esprit 
progressif  autant  qu'une  ame  sympathique.  Je  lui  sais  gré ,  dans  sa 
revue  du  dix-huitième  siècle,  d'avoir  remis  en  honneur  l'excellent 
Essai  du  père  André.  Les  volumes  de  M.  Théry  sont  écrits  d'un 
style  toujours  élégant  et  simple. 

LES    DEUX    CADAVRES,    PAR    M.    FREDERIC    SOULlÉ  '. 

C'était  une  entreprise  diflicile  et  périlleuse  que  de  placer  la  scène 
d'un  nouveau  drame  sur  le  théâtre  sanglant  de  la  première  révolution 

'  Chez  Renduel. 


(ilO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

anglaise,  entre  ces  deux  grandes  et  terribles  décorations  :  d'un  côté,  l'é- 
chufaud  de  Charles  I",  et  de  l'autre  le  trône  restauré  de  son  fils. 

Le  spectacle  des  haines  fanatiques  de  cette  époque ,  de  ses  cruautés 
politiques,  de  ses  vengeances  furieuses,  nous  avait  été  tant  de  fois 
donné  !  En  nous  le  montrant  à  son  tour,  M.  Frédéric  Soulié  ne  s'expo- 
sait-il pas  à  ne  trouver  qu'un  public  indifférent  et  blasé  ? 

Il  n'en  a  pas  été  cependant  ainsi.  M.  Frédéric  Soulié  a  su  nous 
émouvoir  encore  avec  une  tragédie  du  temps  de  Crorawel. 

Il  est  vrai  qu'il  n'a  point  ménagé  nos  nerfs,  et  qu'il  a  frappé  sur  eux 
de  tous  ses  efforts  et  à  coups  redoublés. 

Dans  son  livre,  on  n'aperçoit  à  l'horizon  que  le  gibet  ou  les  charniers. 
Le  sol  est  partout  inondé  de  sang.  La  peste  infecte  l'air.  Puis  tous  les 
personnages,  nobles,  prêtres,  bourgeois,  soldats,  se  font  à  l'envi  bour- 
reaux et  déterreurs  de  cadavres. 

Au  milieu  de  ce  groupe  de  figures  hideuses  ,  il  y  avait  pourtant  une 
belle  et  douce  jeune  fille  non  encore  souillée.  Mais  pouvait-elle  rester 
pure  dans  l'atmosphère  empoisonnée  qui  l'entourait?  Aussi  son  amant 
va-t-il,  par  un  viol  exécrable,  la  flétrir  et  la  déshonorer  sur  le  cercueil 
même  de  son  père. 

Le  grand  ressort  du  roman ,  le  gond  sur  lequel  sa  fable  roule  tout 
entière,  c'est  la  haine  effrénée  et  mortelle  qui  pousse  incessamment 
l'un  contre  l'autre  Ralpîi  Salnsby  et  Richard  Barkstead ,  les  deux  prin- 
cipaux acteurs  du  drame. 

Au  commencement  de  l'action,  vous  les  avez  vus,  encore  tout  enl'ans, 
s'attaquer  de  leurs  dagues  et  se  blesser  sous  l'échafaud  de  Charles  I". 
Lorsqu'elle  touche  à  son  terme,  vous  les  retrouvez  se  battant  encore,  et, 
de  peur  d'interrompre  ce  duel  acharné,  dans  lequel  ils  succomberont 
tous  deux  ,  laissant  mourir  l'un  sa  maîtresse  et  l'autre  sa  mère ,  qu'ils 
pouvaient  sauver  peut-être,  et  qui  les  ont  invoqués  en  vain  tandis  qu'ils 
se  déchiraient. 

L'espace  nous  manque  ici  pour  examiner  scrupuleusement  ce  livre  et 
en  critiquer  les  détails.  Disons-le  pourtant  :  s'il  y  est  fait  abus  de  l'hor- 
rible, si  les  plus  fortes  situations  y  sont  gâtées  souvent  par  l'exagération 
mélodramatique ,  si  des  négligences  et  des  incorrections  fréquentes  en 
déparent  le  style ,  d'ailleurs  énergique  et  vigoureux ,  on  ne  saurait  nier 
qu'il  y  règne  d'un  bout  à  l'autre  un  intérêt  poignant  et  convulsif. 

C'est  une  longue  et  cruelle  exécution.  Le  spectacle  est  atroce;  il 
donne  la  fièvre  et  le  vertige ,  et  cependant  on  n'en  peut  détourner  les 
yeux  :  on  veut  tout  voir. 


REVUF..  CHRONIQUE.  ()ll 

L'KSPAGNE    romantique,    COiSTES     DE     l/lIlSTOIRE    d'ESPAGNK  ,    PAR     DON 
TKLESFOUO  DE    TRUEBA. 

Confessons-le ,  nous  avions  soupçonné  d'abord  que  ce  livre  pouvait 
bien  être  plutôt  fabriqué  que  traduit  sous  la  raison  Defauconpret  et 
compagnie.  Nous  avions  été  jusqu'à  douter  qu'il  existât  réellement  un 
don  Tclesforo  de  Trueba. 

Rien  n'est  cependant  plus  certain  ;  nous  le  savons  maintenant  de  bonne 
source.  Don  Telest'oro  de  Trueba  vit  bien  et  demeure  à  Londres.  C'est 
bien  à  Londres  que  cet  auteur  espagnol  a  écrit  et  publié  en  anglais 
Gomez  Arias,  le  Castillan,  et  plus  récemment  les  Contes  de  l'Histoire 
d'Espagne.  Qu'on  ne  s'étonne  donc  point  de  voir  la  manière  de  Walter 
Scott  invariablement  reproduite ,  son  procédé  constamment  appliqué 
dans  ces  divers  ouvrages. 

En  ce  qui  toucbe  surtout  les  contes  de  l'histoire  d'Espagne ,  il  y  avait 
cependant  pour  l'écrivain  un  parti  bien  meilleur  à  prendre.  Puisqu'il 
empruntait  le  fond  de  ses  sujets  aux  chroniques  et  au  Romancero, 
que  ne  s'inspirait -il  aussi  de  leur  poésie?  Que  ne  traduisait -il  la 
forme  ,  l'esprit  et  l'originalité  de  ces  récits  espagnols,  au  lieu  de  tail- 
ler servilement  les  siens  sur  les  patrons  écossais  ?  C'est  une  grande  ma- 
ladresse à  lui  d'avoir  négligé  cette  source  abondante  oîi  il  n'y  avait  que 
trésors  à  puiser  et  à  pleines  mains.  A  quoi  bon  aller  prendre  chez  les 
autres  quand  on  est  si  riche  chez  soi  ? 

Nos  reproches  ne  s'adressent  au  surplus  qu'au  mode  de  mise  en  œuvre 
adopté  par  l'auteur.  Il  faut  lui  rendre  cette  justice  ,  au  moins  a-t-il  en 
général  respecté  les  faits  historiques  ,  et  si  le  vêtement  dont  il  les  ha- 
bille n'est  pas  celui  qui  leur  convenait  le  mieux ,  il  ne  manque  point 
d'ailleurs  de  grâce.  Il  a  dépouillé  ses  Castillans  du  manteau  ,  et  leur  a 
jeté  le  plaid  sur  les  épaules.  Il  les  a  déguisés  avec  élégance.  Voilà 
tout. 

LE    PELERIN  ,    PAR    M.    JOSEPH    BARD.    ^ 

Je  ne  sais  pas  si  vous  avez  jamais  ouï  parler  des  Mélancoliques ,  poésies 
naguère  publiées  par  M.  le  chevalier  Joseph  Bard;  mais  sur  les  six  cou- 
vertures des  six  livraisons  An  Pèlerin,  poème  nouveau  du  même  auteur, 
Yous  pourrez  lire  au  moins  six  fois  que  les  journaux  les  plus  distingués 

'  Chez  Gosselin. 
'  Chez  Renduel. 


6l2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Paris  et  de  Bruxelles  ont  cité  l'Ode  au  peuple ,  l'une  des  susdites 
Me'lancoliqucs  ,  comme  un  modèle  de  poésie  d'élévation  et  de  sagesse , 
et  que  le  Revenant  l'a  nommée  sublime. 

Hâtez-vous  donc  de  souscrire  au  Pèlerin. 

Le  Pèlerin  n'est  ni  plus  ni  moins  sublime  que  celle  Ode  au  peuple. 

L'action  du  poème  est  simple,  naïve  et  touchante,  M.  le  chevalier 
Joseph  Bard  vous  le  déclare  lui-même  dans  sa  préface. 

Et  puis  la  liste  de  MM,  les  souscripteurs  au  Pèlerin  sera  un  précieux 
document  pour  l'avenir,  ajoute  le  poète,  et  de  plus  elle  s'imprimera 
sur  papier  Jésus  couleur  de  rose. 

Qui  ne  voudrait  souscrire  au  Pèlerin  sur  la  foi  de  cette  double  pro- 
messe ■* 

Une  objection  doit  pourtant  être  faite,  (|uant  au  mode  de  souscription 
prescrit  par  l'auteur. 

Je  vois  bien  que  toutes  les  demandes  des  provinces  de  France  et  de 
l'étranger  doivent  être  adressées  à  Renduel  pour  le  Nord  et  à  Babeuf 
pour  le  Midi.  Mais  à  qui  donc  le  Levant  et  l'Occident  devront-ils  de- 
mander le  Pèlerin  ?  Il  n'en  est  rien  dit  sur  le  prospectus.  M.  le  cheva- 
lier Joseph  Bard  aurait-il  oublié  la  moitié  du  monde.''  Ce  serait  de  sa 
part  une  grande  injustice. 


M.  Vatout,  à  qui  les  ^aventures  de  la  file  d' un  roietl  Idée  ^.re  avaient 
assuré  depuis  long-temps  urt  rang  honorable  dans  les  lettres ,  vient  de 
s'essayer  avec  bonheur  dans  le  roman  historique.  Sa  Conspiration  de 
Cellamare,  publiée  par  le  libraire  Ladvocat,  ne  peut  manquer  d'ol)te- 
ienir  le  même  succès  que  ses  précédens  ouvrages,  si  nous  considérons 
l'intérêt  dramatique  qui  se  rattache  à  ce  singulier  épisode  de  la  régence, 
et  le  talent  avec  lequel  l'auteur  a  su  le  faire  ressortir.  Les  documens 
originaux  et  inédits  qui  accompagnent  le  livre  ,  ajoutent  encore  à  son 
prix.  Nous  reviendrons  au  reste  prochainement  sur  le  nouvel  ouvrage 
de  M.  Vatout. 


M.  Lerminier,  professeur  au  collège  de  Frwncc ,  se  présehle  comme 
candidat  à  la  cinquième  classe  de  l'Institut.  —  Il  rouvrira  son  cours 
mardi  4  décembre.  Il  exposera  cette  année  l'histoire  du  pouvoir  légis- 
latif chez  les  Germains,  les  Anglais  et  les  Français. 


EXCURSION 


DANS  L'OYAPOCK 


Dans  les  premiers  jours  du  mois  d'octolîrc  i83r,  je  quittai  la 
ville  de  Cayenne  pour  me  rendre  dans  l'Oyapock  \  la  rivière  la 
plus  importante  de  la  Guyane  française  après  le  Maroni,  qui  nous 
se'pare  de  la  colonie  de  Surinam ,  et  dont  la  possession  nous  est 
commune  avec  les  Hollandais.  Cette  ti'aversée ,  qui  n'est  que  de 

'  Cette  rivière ,  à  laquelle  ses  sources ,  rapprochées  de  celles  des  afïluens 
de  l'Amazone  ,  donnent  quelque  importance  géographique  ,  a  été  explorée  à 
diverses  reprises ,  sans  qu'on  ait  encore  reconnu  le  plateau  qui  lui  donne 
naissance  ,  et  son  cours  n'est  tracé  sur  les  cartes  que  jusqu'au  Camopi,  son 
principal  affluent,  situé  à  cinquante  lieues  de  son  embouchure.  Celles  dé- 
posées en  manuscrit  dans  les  archives  de  Cayenne ,  et  qui  ont  été  dressées 
récemment,  vont  à  peu  près  au  double  de  cette  distance.  Dans  ce  moment 
même,  M.  Leprieur,  pharmacien  de  la  marine,  chargé  par  le  gouvernement 
de  résoudre  le  problème  proposé  en  1829  par  la  Société  de  géographie , 
problème  qui  consiste  à  déterminer  la  direction  et  la  hauteur  du  plateau 
qui  sépare  les  affluens  de  l'Amazone  de  ceux  de  la  Guyane ,  entre  les  2  et 
4  degrés  de  latitude  N. ,  a  choisi  l'Oyapock ,  comme  l'ont  fait  ses  prédéces- 
seurs, pour  pénétrer  dans  l'intérieur  du  pays.  Ce  voyageur,  pourvu  des 
connaissances  et  des  instrumens  nécessaires  pour  cette  entreprise,  complé- 
tera sans  doute  la  reconnaissance,  encore  imparfaite,  de  cette  partie  de  la 
Guyane.  Le  titre  seul  de  mon  récit  suffit  pour  indiquer  qu'en  entreprenant 
ce  voyage,  je  m'étais  proposé  un  tout  autre  but.  Je  désirais  principalement 
connaître  les  Indiens  de  l'Oyapock,  après  avoir  visité  ceux  de  Sinnamary, 
Conamama ,  Organabo,  etc. 

TOME    VIII.  ~  J^o 


6l4  REVUE    KES    DEUX    MONDES. 

trente  lieues,  n'exige  ordinairement  que  deux  ou  trois  jours;; 
mais  les  vents  de  sud-est,  qui  soufflent  constamment  dans  cette 
saison  sur  les  côtes  de  la  Guyane,  forcèrent  la  goélette  sur  la- 
quelle j'avais  pris  passage  à  relâcher  dans  l'Approuague  ,  et  je  ne 
parvins  à  ma  destination  que  dix  jours  après  mon  départ. 

En  se  jetant  dans  la  mer,  l'Oyapock  donne  son  nom  à  une  vaste 
baie  dont  le  cap  d'Orange  (Lat.  N.  4°  ^'-  Long.  O.  54°  4»'  i^") 
forme  la  limite  sud-sud-est ,  et  la  Montagne  d'Argent  celle  nord- 
nord-ouest.  Ces  deux  points  extrêmes  sont  éloignés  de  sept  lieues. 
A  partir  de  l'embouchure  de  la  rivière  jusqu'au  cap  d'Orange ,, 
on  n'aperçoit  qu'une  longue  lisière  de  palétuviers  qui  défendent 
l'accès  du  rivage ,  et  qui  vont  en  s'abaissant  jusqu'au  cap,  où  ils 
pai'aissent  se  confondre  avec  la  mer  et  le  ciel.  Cette  côte  monotone 
n'est  interrompue  que  dans  un  seul  endroit,  là  où  la  rivière 
d'Ouassa,  après  avoir  parcouru  les  savannes  de  ce  nom,  vient  dé- 
charger ses  eaux  dans  la  mer.  L'autre  côté  de  la  baie  forme  un 
demi-cercle  qui  commence,  à  l'embouchure  de  la  rivière,  par 
le  Morne  Lucas,  taillé  à  pic,  et  qui  n'est  que  le  prolongement 
des  montagnes  de  l'intérieur ,  "dont  on  aperçoit  les  diverses 
chaînes  vers  un  horizon  peu  éloigné.  Deux  lieues  plus  loin  est 
l'embouchure  du  Ouanary,  petite  rivière  sur  les  bords  de  laquelle 
existe  une  sucrerie  fondée  en  1741  par  la  compagnie  du  Sénégal, 
qui  y  cultiva  d'aboi'd  l'indigo ,  industrie  abandonnée  aujourd'hui 
dans  toute  la  colonie.  A  partir  de  ce  point  jusqu'à  la  Montagne 
d'Argent  s'étendent  des  terres  basses,  incultes  et  couvertes  de 
bois,  si  ce  n'est  au  pied  de  la  montagne,  où  régnent  de  vastes 
plantations  de  coton  créées  récemment.  De  son  sommet  on  jouit 
de  la  vue  de  toute  cette  scène. 

L'Oyapock  ,  à  son  embouchure ,  n'a  pas  moins  d'une  grande 
lieue  de  large.  A  peine  a-t-on  doublé  le  Morne  Lucas,  en  y 
entrant,  qu'on  découvre  deux  îles  étroites,  qui  occupent  presque 
le  milieu  de  la  rivière.  La  première ,  nommée  Ilet  Perroquet  dans 
le  langage  du  pays,  est  de  forme  quadrangulaire,  et  n'a  pas  plus 
d'un  tiers  de  lieue  de  long  sur  une  faible  largeur.  Elle  est  cou- 
verte de  bois  et  inhabitée,  ainsi  que  la  seconde,  appelée  Ilet 
Biche,  qui  a  environ  deux  lieues  de  long  sur  une  largeur  peu 
considérable,  et  tend  sans  cesse  à  s'accroître  par  les  alluvions 


EXCURSION    DANS    l'ovAPOCK.  6i5 

qu'y  forme  le  retrait  des  eaux.  Vis-à-vis  de  son  extrémité  supé- 
rieure, sur  la  rive  gauche  de  la  rivière,  s'avance  une  lépère 
pointe  sur  laquelle  était  située,  dans  le  dernier  siècle,  la  paroisse 
de  rOyapock ,  où  les  missionnaires  avaient  rassemblé  un  assez 
gland  nombre  d'Indiens  ,  et  qui  était  protégée  par  le  fort  Saint- 
Louis,  bâti  en  1726,  et  défendu  par  une  faible  garnison.  Ce  fort  fut 
pris  et  incendié,  ainsi  que  la  bourgade,  en  1744?  pai*  les  Anglais  , 
qui  y  commirent  des  actes  de  cruauté  dont  on  peut  voir  le  récit 
dans  une  lettre  du  père  Fauque,  insérée  dans  les  Lettres  édi- 
fiantes. Depuis  cette  époque  ,  la  paroisse  et  le  fort  n'ont  pas  été 
relevés,  et  il  n'en  reste  plus  que  de  faibles  traces,  qu'il  faut 
chercher  au  milieu  d'une  végétation  épaisse  qui  les  recouvre.  Il 
en  est  à  peu  près  de  même  de  quelques  fortifications  que  les  Hol- 
landais avaient  construites  au  pied  du  Morne  Lucas  pendant  leur 
domination  momentanée  sur  la  colonie  en  1676. 

Jusqu'à  ce  point ,  les  bords  de  l'Oyapock  sont  incultes  et  dé- 
serts. Les  habitations  commencent  non  loin  de  l'ancienne  Mis- 
sion, et  se  succèdent,  tantôt  rapprochées,  tantôt  isolées,  j  usque  près 
du  premier  saut,  qui  est  éloigné  de  quatorze  lieues  de  l'embou- 
chure. La  rivière  diminue  insensiblement  de  largeur,  et  offre,  de 
distance  en  distance,  des  îlots  inhabités  dont  le  nombre  etl'éten-, 
due  vont  sans  cesse  croissant.  Le  rivage ,  d'abord  plat  des  deux 
côtés  ,  s'élève  peu  à  peu  et  finit  par  être  bordé  de  collines ,  dont 
l'élévation  est  peu  considérable ,  mais  qui  présentent  çà  et  là  des 
points  de  vue  de  l'effet  le  plus  pittoresque,  et  qui  fourniraient  aux 
peintres  les  sujets  d'études  les  plus  variés.  Cette  scène  s'étend  sans 
interruption  jusqu'au  premier  saut,  au  pied  duquel  se  développe 
une  magnifique  nappe  d'eau,  dont  le  coup-d'œil  est  ordinaire- 
ment animé  par  les  canots  des  Indiens  occupés  à  pêcher.  Un 
souvenir  se  rattache  à  ce  site  :  c'est  celui  de  ce  vieux  soldat  de 
Louis  XIV,  que  M.  Malouet ,  alors  ordonnateur  de  la  colonie , 
trouva  établi  en  1776,  au  pied  du  Morne  cjui  domine  le  Saut 
sur  la  rive  droite.  Fixé  là  depuis  longues  années,  et  privé  de 
la  vue ,  le  bruit  des  eaux  était  devenu  nécessaire  à  son  existence, 
et  il  refusa  toutes  les  offres  que  lui  fit  M.  Malouet,  de  l'em- 
mener à  Cayenne,  et  de  pourvoir  à  tous  ses  besoins.  Les  détails 


5l6  REVUE    I>KS    DEUX    MONDES. 

touchans  de  cette  histoire  se  trouvent  dans  les  Mémoires  de  cet 
administrateur,  et  depuis,  M.  Alibert  en  a  fait  le  sujet  d'une  nour 
velle  dans  sa  Physiologie  des  Passions.  Ce  centenaire  se  nommait 
Jacques ,  et  il  a  légué  son  nom  à  la  partie  du  saut  près  de  la- 
quelle il  était  établi  ;  on  l'appelle  encore  aujourd'hui  Jacques^ 
Saut  par  abréviation. 

La  population  civilisée  de  l'Oyapotk  ne  s'étend  pas  au-delà  de 
ce  point.  Assez  florissante  dans  le  dernier  siècle ,  elle  ne  s'est  ja-* 
mais  relevée  du  coup  que  lui  porta  la  destruction  de  la  bourgade 
de  la  Mission,  et  se  compose  aujourd'hui  presque  entièrement 
de  gens  de  couleur  et  de  nègres  libres ,  parmi  lesquels  se  trouvent 
confondus  un  petit  nombre  de  blancs.  Presque  tous ,  sans  distinc- 
tion de  races ,  végètent  sur  de  chétives  habitations ,  qui  suffiraient 
à  peine  à  leur  existence  ,  si  la  pêche  ne  leur  offiait  une  ressource 
assurée.  La  plupart  se  bornent  à  cultiver  du  manioc,  des  ignames, 
des  bananes;  les  auti-es  cultures  ont  été  graduellement  abandon- 
nées par  eux  ,  depuis  que  presque  tous  les  produits  de  la  colonie 
sont  tombés  à  vil  prix,  et  couvrent  à  peine  les  frais  d'exploita- 
tion. Aussi  voit-on,  de  distance  en   distance,   d'anciennes  ha- 
bitations délaissées,  et  des  plantations  considérables  de  rocouyers, 
cacaoyers,   etc.  ,   dont  on  laisse  pourrir  le  fruit  sur  l'arbre  ,  ou 
qu'on  abat  pour  leur  substituer  d'autres  cultures.    Les  mœurs 
des  habitans   se   ressentent  nécessairement  du  peu  de  fertilité 
du  sol  sur  lequel  ils  sont  placés  ;  ils  s'abstiennent ,  en  général , 
de  travaux  pour  ainsi  dire  inutiles ,  et  passent  leur  temps  dans 
une    oisiveté   presque  complète.  Il  s'est   introduit    parmi    eux 
un  usage  singulier ,   emprunté ,   comme  plusieuis  autres ,  aux 
Indiens  qui  vivent  au  milieu  d'eux.  Lorsque  le  moment  de  faire 
leur  abatis  ^    annuel  est  arrivé ,  au  lieu  de  travailler  avec  zèle 
pendant  quelque  temps  ,  il  n'est  pas  rare  de  les  voir  déclarer  à 
tout  le  voisinage  qu'il  y  aura  mahuri  chez  eux  tel  jour;  cela  si- 
gnifie qu'il  y  aura  régal  ce  jour-là  pour  tous  ceux  qui  voudront 
venir  les  aider  dans  leur  travail.  Tous  les  oisifs  et  les  amateurs 


'  Ce  mot  signifie  dcfric'nemcnt ,  plantation,  etc.  On  dit  communément; 
jiller  a  l abatis ,  cultiver  l' abatis ,  etc. 


EXCURSION    DANS    l'oYAPOCK.  617 

de  tafia  se  rendent  ordinairement  à  l'appel;  chacun  travaille 
un  peu,  on  boit  largement,  et  l'abatis  se  trouve  fait  presque 
subitement ,  tandis  que  le  propriétaire  y  eût  mis  plusieurs  jours , 
en  n'employant  que  ses  propres  forces.  La  fête  se  termine  le  plus 
souvent  par  d'abondantes  libations  ,  où  chacun  achève  de  perdre 
le  peu  de  raison  qui  lui  reste. 

Le  reste  de  la  population  de  l'Oyapock  se  compose  des  Indiens 
dont  on  voit  çà  et  là  les  carbets  et  les  plantations  sur  les  deux 
bords  de  la  rivière.  Les  dernières  ne  consistent  d'ordinaire  qu'en 
un  espace  étroit  de  quelques  toises  carrées ,  couvert  d'arbres 
abattus,  à  demi  consumés  par  le  feu,  dans  les  intervalles  des- 
quels croissent  le  manioc  et  les  autres  végétaux  qu'ils  y  ont  plan- 
tés. Le  carbet ,  foi'mé  de  quelques  pieux  enfoncés  en  terre, 
et  supportant  un  toit  de  feuilles  de  palmier ,  s'élève  au  centre 
de  l'abatis ,  à  demi  caché  par  un  rideau  d'arbres  que  les  Indiens 
laissent  toujours  à  dessein  sur  le  bord  de  la  rivière.  On  sent,  de 
reste ,  qu'ils  moun-aient  de  faim  avec  d'aussi  misérables  planta- 
tions ,  si  la  chasse  et  la  pêche ,  leur  élément  naturel ,  ne  leur  four- 
nissaient pas  autant  de  vivres  qu'il  leur  en  faut.  La  majeure  partie 
même  de  leur  manioc ,  au  lieu  d'être  convertie  en  couac  ou  en 
cassave ,  est  gaspillée  à  faire  du  cachii-y,  leur  boisson  favorite , 
dont  je  parlerai  plus  tai'd. 

Quoique  vivant  au  milieu  des  blancs ,  ces  Indiens  n'ont 
adopté  aucun  de  leurs  usages.  Ils  ont  seulement,  suivant  la  cou- 
tume, contracté  la  plupart  de  leurs  vices,  et  s'adonnent  avec 
excès  au  tafia ,  qu'ils  recherchent  avec  passion  et  se  procurent 
assez  facilement.  Il  y  a  parmi  eux  beaucoup  moins  de  bonne 
foi  et  de  sincérité  que  pamii  ceux  du  haut  de  la  rivière ,  qui 
conservent  encore  en  partie  leurs  mœurs  primitives.  La  chasse 
et  la  pêche  sont  leurs  occupations  habituelles  ,  et  ils  se  louent  vo- 
lontiers aux  blancs  qui  ont  besoin  de  leurs  sei-vices.  Ils  vivent  en 
bonne  intelligence  avec  eux  ;  et  il  faut ,  à  ce  sujet ,  rendre  justice 
à  l'administration  de  la  colonie,  qui  depuis  long -temps  veille  à 
ce  qu'ils  soient  à  l'abri  de  toute  vexation.  En  retour,  elle  exige 
d'eux  un  service  qui  consiste  à  aller  à  tour  de  rôle,  et  au  nombre 
de  trois  ou  quatre,  passer  un  mois  chez  le  conunandant  du  quar- 


6)8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tier  • ,  qui  les  emploie  à  porter  ses  ordres  partout  où  cela  est 
nécessaire.  Cette  corvée  est  peu  préjudiciable  à  ceux  qui  sont 
établis  dans  le  voisinage;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  pour 
les  autres,  qui  demeurent  au-delà  des  sauts.  Il  leur  faut  long- 
temps ,  dans  la  saison  des  pluies ,  lorsqu'elles  ont  gonflé  la  rivière, 
pour  regaj^ner  leurs  habitations  ;  et  si  leur  tour  arrive  pendant 
la  belle  saison ,  époque  à  laquelle  ils  font  leurs  abatis ,  et  ré- 
parent leurs  carbets  pour  l'hivernage ,  ces  derniers  travaux  souf- 
frent nécessairement  de  leur  absence. 

Ces  Indiens ,  au  reste  ,  sont  très-peu  nombreux  ,  et  appartien- 
nent à  diverses  nations  dont  ils  sont  les  derniers  débris.  On 
trouve  dans  les  récits  des  missionnaires  et  des  anciens  auteurs 
qui  ont  écrit  sur  la  Guyane ,  les  noms  d'une  foule  de  peuplades 
qui  sont  aujourd'hui  tout-à-fait  inconnues.  Barrère  ^  seul  en 
compte  cinquante  -  six  qu'il  donne  connue  habitant  le  littoral 
et  l'intérieur  du  l^ays,  jusqu'à  une  distance  qu'il  ne  désigne 
pas  ;  mais  il  est  probable  qu'il  n'avait  vu  des  individus  que  d'un 
petit  nombre  d'entre  elles.  Il  confond  les  nations  des  bords  de 
l'Amazone  avec  celles  de  la  Guyane  française ,  et  il  est  évident 
qu'il  a  puisé  dans  les  relations  des  missionnaires  ce  qu'il  dit  de 
leurs  mœurs  etde  leurs  usages.  Depuis  ces  derniers ,  on  a  ajouté 
peu  de  chose  aux  faits  qu'ils  avaient  observés  ,  et  il  faut  convenir 
que,  sous  ce  rapport  seul ,  la  destruction  de  leur  Mission  est  une 
perte  irréparable  ,  sans  parler  de  la  civilisation  des  Indiens  et  de 
la  géographie  de  l'Amérique ,  soit  qu'ils  s'occupassent  eux-mêmes 
de  cette  dernière ,  soit  à  cause  des  secours  qu'ils  donnaient  aux 
voyageurs ,  que  leur  zèle  pour  les  sciences  conduisait  dans  ces 
pays  inconnus.  Sans  les  Missions  du  Haut- Orénoque,  M.  de 
Humboldt  n'aurait  peut-être  jamais  pu  exécuter  son  périlleux 
voyage. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  les  seules  nations  de  la  Guyane  française 

'  La  Guyane  française  est  divisée  en  douze  quartiers,  dont  chacun  a  son 
commandant  assisté  d'un  lieutenant,  et  nommé  par  le  gouverneur.  Us  rem- 
plissent les  fonctions  d'officiers  de  l'état  civil ,  veillent  à  la  police ,  etc. 
Leurs  fonctions  sont  honorifiques. 

"  Nouvelle  relaiion  de  la  France  équinoxiale. 


ÏXCURSIOIN     DANS    l'oYAPOCK.  GhJ 

dont  l'existence  soit  aullientique ,  et  qui  aient  des  relations  plus 
ou  moins  directes  avec  les  blancs  ,  sont  aujourd'hui  les  suivantes  : 

Les  Galîbis,  qui  habitent  sous  le  vent  les  rivières  de  Sinna- 
mary ,  Iiacoubo,  Organabo  et  Mana.  Leur  nombre  s'élève  à  en- 
viron quatre  cents  individus,  et  diminue  chaque  jour  ;  quelques- 
unes  de  leurs  peuplades  existent  encore  à  l'embouchure  de  l'Oré- 
noque. 

Les  Arguas,  vivant  dans  les  mêmes  rivières  que  les  pre'cédens, 
et  infiniment  moins  nombreux.  Ils  formaient  autrefois  le  fond  de 
la  population  de  l'ancienne  Mission  de  Kourou ,  où  les  avait  ras- 
semblés le  père  Lombard.  On  eu  trouve  aussi  quelques  individus 
dans  l'Oyapock. 

Les  Palicoubs  ;  ils  habitent  les  savannes  d'Ouassa  et  de  Piocawa, 
entre  l'Oyapock  et  le  cap  d'Orange,  et  c'est  à  tort  que  les  cartes  les 
reportent  beaucoup  plus  avant  dans  les  terres.  Leur  nombre  s'élève 
de  cent  à  cent  dix  individus ,  d'après  les  derniers  recensemens. 

Les  PiRioDS ,  nation  réduite  à  une  quinzaine  d'individus ,  qui 
presque  tous  habitent  avec  leur  capitaine ,  nommé  Alexis,  sur  les 
bords  de  la  crique  Aramontabo  qui  se  jette  dans  l'Oyapock,  au- 
dessus  du  saut  Cachiry,  à  vingt-deux  lieues  de  l'embouchure 
de  la  rivière. 

Les  Cariacouyous  ,  presque  éteints  ,  et  dont  il  ne  reste  plus  que 
quelques  individus  confondus  avec  les  autres  Indiens  de  l'Oya- 
pock, et  sans  demeures  fixes. 

Les  NoRAGUES ,  réduits  à  rien  comme  les  précédens. 

Les  Marawanes  ,  établis  dans  la  rivière  d'Approuague  près  des 
sauts  de  Maparou  et  de  Tourépé ,  ainsi  que  sur  les  bords  de  la 
crique  de  la  Mission  qui  se  jette  dans  l'Oyapock ,  près  du  lieu 
où  était  la  bourgade  dont  j'ai  parlé  plus  haut.  Ils  sont  très-peu 
nombreux.  Cette  nation  est  originaire  des  bords  de  l'Amazone , 
et  il  n'y  a  que  peu  d'années  que  ceux  qui  habitent  maintenant 
l'Approuague  ,  y  arrivèrent  en  canot  par  mer,  fuyant  la  tyrannie 
des  Brésiliens. 

Les  Oyampis  ,  la  plus  forte  peuplade  aujourd'hui  de  la  Guyane  , 
et  originaire,  comme  les  Marawanes,  des  bords  de  l'Amazone.  Sui- 
vant leurs  traditions  ,  une  nation  plus  puissante  qu'eux ,  et  leur 
ennemie ,  les  chassa  de  leur  pays  à  une  époque  récente ,  et  ils  vin- 


<)20  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rent ,  en  traversant  les  forêts ,  jusque  sur  les  bords  de  l'Oyapock ,  où 
ils  eurent  à  combattre ,  pour  s'y  établir,  les  Roucouyennes  et  les 
Ouens  qu'ils  exterminèrent  en  partie.  Les  restes  de  ces  deux 
nations  se  sont  enfoncés  dans  les  bois,  et  n'ont  plus  reparu 
jusqu'à  ce  jour.  Le  gros  de  la  nation  Oyampi  s'établit  entre  les 
sources  de  l'Oyapock  et  celles  de  l'Arawari ,  et  on  dit  qu'il  s'é- 
lève à  trois  ou  quatre  mille  individus.  Le  reste  s'est  répandu  le 
long  de  l'Oyapock  et  de  ses  afïluens  jusqu'au  près  du  Camopi,  qu'ils 
n'ont  pas  encore  dépassé.  Ces  derniers  peuvent  se  monter  à  trois 
cents  individus ,  disséminés  sur  une  étendue  de  quatre-vingts  lieues 
en  longueur.  Au  dire  des  autres  Lidiens,  le  mot  Oyampi  signifie, 
dans  la  langue  de  cette  nation,  mangeur  d'hommes,  et  lui  a  été  im- 
posé par  suite  de  ses  habitudes  d'anthropophagie.  Cette  assertion 
est  probablement  fausse  comme  tant  d'autres  de  ce  genre ,  car 
les  Oyampis  de  l'Oyapock  n'offrent  aucune  trace  de  cette  horrible 
coutume,  et  sont  les  plus  doux  des  hommes. 

Les  CoussANis;  ils  habitent  dans  le  voisinage  des  précédens,  en- 
tre les  sources  de  l'Oyapock  et  l'Arawari.  Les  blancs  n'ont  presque 
aucune  relation  avec  eux  ,  et  on  ignore  leur  nombre. 

Les  Emérillons,  nation  établie  dans  le  haut  du  Camopi ,  et  dont 
on  voit  quelquefois  des  individus  dans  l'Oyapock.  Ils  passent  pour 
plus  féroces  que  les  Indiens  dont  je  viens  de  parler,  et  on  les  a 
même  accusés  d'anthropophagie  avec  plus  de  raison ,  je  crois ,  que 
les  Oyampis. 

On  rencontre ,  en  outre ,  parmi  ces  nations,  quelques  individus 
qui  s'y  sont  incorporés ,  et  qui  appartiennent  à  celles  des  bords  de 
l'Amazone.  Les  Brésiliens  traitant  les  Indiens  en  esclaves  '. ,  il 
n'est  pas  rare  que  ceux-ci  émigrent,  et  quittent  pour  toujours  leur 
pays  natal,  afin  de  se  dérober  à  cette  tyrannie.  Ceux  que  j'ai  vus 
appartenaient  presque  tous  à  la  nation  Calipoun  ,  l'une  des  plus 
considérables  de  l'Amazone ,  et  dont  la  langue,  désignée  par  les 
Brésiliens  sous  le  nom  de  linguajeral ,  est  parlée  et  comprise  par 

'  Pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  le  gouvernement  du  Para,  craignant 
en  1793  la  communication  par  terre  des  principes  de  la  révolution,  de  la 
Guyane  au  Brésil ,  fit  enlever  tous  les  Indiens  qui  se  trouvaient  entre 
l'Ojapock  et  le  fleuve  des  Amazones,  et  les  jeta  dans  l'intérieur  des  forêts 
du  Brésil,  où  la  plupart  sont  morts  de  misère  et  de  désespoir. 


liXClîRSlON    DANS    l'oYAPOCK..  6?.  I 

une  foule  de  peuplades,  qui  n'en  ont  pas  moins  leur  idiome  pro- 
pre. C'est  ainsi  que  le  galibi  dans  la  Guyane,  le  guarani  au  Para- 
guay, la  quichua  au  Pérou ,  servent  de  langue  commune  sur  une 
étendue  immense  de  pays. 

Le  portrait  de  ces  Indiens  a  été  tracé  trop  souvent  pour  qu'on 
puisse  encore  revenir  sur  ce  sujet.  Tout  le  monde  sait  que  leur 
couleur  varie  du  rouge  cuivré  au  jaune  brun  ;  que  leurs  cheveux 
sont  gros  ,  lisses  ,  d'un  noir  foncé  ,  et  ne  blanchissent  jamais , 
même  dans  l'âge  le  plus  avancé.  Leur  barbe  est  peu  fournie ,  et  ils 
l'arrachent  au  fur  et  à  mesure  de  son  apparition:  mais  on  a  avancé 
à  tort,  et  même  dans  des  écrits  tout  récens ,  qu'ils  étaient  dépour- 
vus de  poils  sur  le  reste  du  coi-ps.  Ils  en  ont  seulement  un  peu 
moins  que  les  Européens.  Leurs  traits  n'ont  pas  non  plus  cette 
expression  stupide  qu'on  s'est  plu  généralement  à  leur  attribuer, 
et  expriment  plutôt  l'apathie  et  l'indifférence  que  le  défaut  de 
compréhension.  J'en  ai  vu  qui ,  pour  l'expression  de  la  physio- 
nomie et  la  beauté  des  formes ,  auraient  pu  servir  de  modèles  aux 
artistes.  Ils  aiment  à  se  barbouiller  de  genipa  et  de  rocou  sans  se 
faire ,  du  reste ,  aucune  de  ces  mutilations  aux  lèvres ,  au  nez  et 
aux  oreilles ,  qui  rendent  si  hideux  les  Botocudos  ,  et  d'autres 
peuplades    du  Brésil.  Leur  vêtement  ,   c'est  le  calimbé  '  pour 
les  hommes ,  et  le  camisa  "  pour  les  femmes ,  et  ces  dernières 
vont  fréquemment  toutes  nues  ,  ce  qui  ne  se  voit  jamais  parmi  les 
premiers.  Leur  vie,  à  moitié  sédentaire  ,  à  moitié  errante ,  les  dis- 
tingue encore  des  peuplades  brésiliennes  dont  j'ai  parlé  plus  haut , 
qui  ne  vivent  absolument  que  du  produit  de  leur  chasse  ou  de 
leui"  pêche ,  et  changent  continuellement  de  place.  Ainsi  que  ces 
dernières,  ils  sont  d'une  adresse  incomparable  dans  ces  deux  exer- 
cices ,  et  l'arc  est  entre  leurs  mains  mie  arme  presque  aussi  re- 

'  Le  calimbé  n'est  autre  chose  que  le  langouty  de  l'Inde ,  et  consiste  en 
un  morceau  d'étoffe  long  et  étroit,  qui  se  passe  entre  les  cuisses  et  se  fixe 
autour  des  reins,  soit  en  l'attachant,  soit  en  l'y  fixant  au  moyen  d'une 
ficelle.  Il  est  d'un  usage  général  parmi  les  nègres  de  la  colonie. 

'  Le  camisa,  mot  emprunté  aux  Portugais,  est  une  pièce  d'étoffe  quî  se 
roule  autour  du  corps,  et  descend  ordinairement  un  peu  au-dessous  du 
genou.  Les  négresses  et  les  femmes  de  couleur  n'ont  pas  d'autre  vêtement 
les  jours  ordinaires. 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doutable  que  le  fusil  dans  celles  des  Européens.  Leur  industrie  se 
borne  à  fabriquer  leurs  arcs ,  ainsi  que  leurs  canots  ,  et  les  autres 
petits  instrumens  qu'ils  emploient  à  différens  usages.  Je  passe  rapi- 
dement sur  ces  détails  déjà  connus  ,  pour  revenir  à  mon  voyage. 

On  ne  peut  remonter  l'Oyapock ,  ainsi  que  les  autres  rivières 
de  la  Guyane ,  que  pendant  la  saison  sèche  ,  d'août  en  novem- 
bre inclusivement ,  lorsque  leurs  eaux  ,  gonflées  par  les  pluies  di- 
luviennes de  l'hivernage  ,  sont  rentrées  dans  leur  lit ,  et  que  leur 
courant  n'oppose  plus  une  résistance  invincible  aux  lameurs. 
Loi'sque  j'y  arrivai ,  les  eaux  étaient  à  leur  minimum  d'élé- 
vation ;  mais  un  obstacle  imprévu  faillit  m'arrèter.  Les  Indiens 
du  bas  de  la  rivière  étaient  alors  occupés  à  brûler  leurs  abatis , 
réparer  leurs  carbets,  et  je  n'en  trouvai  point  qui  voulussent  se 
louer  pour  faire  le  voyage  avec  moi.  Après  plusieurs  jours  de 
recherches  inutiles,  j'appris  qu'un  habitant,  plus  heureux  que  je 
ne  l'avais  été ,  se  préparait  à  remonter  pour  aller  faire  des 
échanges  avec  les  Oyampis.  Je  me  joignis  à  lui ,  et,  le  20  octobre, 
nous  fvimes  coucher  au  premier  saut.  Nos  moyens  de  transport 
consistaient  en  deux  canots ,  dont  le  plus  grand  était  destiné  à 
notre  usage  ;  l'autre  contenait  les  femmes  des  cinq  Indiens  qui 
formaient  notre  équipage,  avec  leurs  pagaras ,  leurs  vivres,  et  les 
autres  petits  objets  qn'ils  ont  coutume  d'emporter  en  voyage. 
Chacun  de  ces  canots  était  recouvert  à  l'arrière  d'un  pomacari  y 
ou  dôme  fait  en  branchages,  et  recouvert  de  feuilles  de  tourloury  ', 
tressées  ensemble.  Quand  ces  pomacaris  sont  bien  faits ,  la  plus 
forte  averse  ne  peut  les  traverser  ,  et  ils  sont  de  longue  durée.  Nous 
passâmes  la  nuit  dans  un  des  carbets  qui  existent  sur  les  premiers 
îlots  du  saut ,  et  qui  sont  l'ouvrage  des  Indiens  ou  des  habitans 
qui  viennent  quelquefois  y  prendre  le  plaisir  de  la  pêche. 

Il  faut  appliquer  aux  sauts  de  l'Oyapock ,  mais  sur  une  moindre 
échelle  ,  la  description  .que  fait  M.  de  Humboldt  de  ceux  d'Atu- 
rès  et  de  Maypurès  dans  l'Orénoque  ;  ce  sont,  comme  ces  dei- 
niers,  de  véritables  rapides  ou  raudales  qui  interrompent  complè- 
tement la  navigation  pour  tous  autres  bâtimens  que  de  légères 
pirogues  ;  et  encore  ne  peut-on  les  franchir  avec  ces  dernières , 

Espèce  de  palmier. 


EXCURSION    DANS    l'oYAPOCR.   ,  023 

qu'en  les  traînant  sur  les  roches ,  lorsque  l'eau  n'offre  pas  une 
profondeur  suffisante ,  sans  toutefois  être  obli^jé  d'établir  un  por- 
tage par  terre.  Ces  sauts  n'ont  pas  non  plus  l'effet  imposant  d'une 
cataracte  ;  mais  cependant  le  genre  de  beauté  qui  leur  est  propre 
ne  le  cède  pas  à  celle  d'une  chute  d'eau  periiendiculaire.  Ainsi, 
rOyapock ,  à  son  premier  saut ,  n'offre  ,  pendant  une  demi-lieue 
et  sur  une  largeur  de  cinq  cents  toises,  que  l'image  du  chaos. 
Les  eaux,  contrariées  dans  leur  cours,  s'échappent,   en  bouil- 
lonnant ,    par  mille  canaux  cju'elles  se  sont  creusés  de  toutes 
parts ,   et  forment  une  multitude  de  petites  cascades  et  de  la- 
gunes, du  milieu  descjuelles  s'élèvent  des  îlots  innombrables  ,  les 
uns  privés  de  végétation  ,  les  autres  couverts  de  verdure  et  d'ar- 
brisseaux qui  interceptent  en  tout  sens  la  vue  de  l'horizon.  Sur 
la  rive  droite ,   au  pied  d'un  morne  élevé  qui  domine  la  scène, 
tombe  le  saut  de  Jacques ,  dont  la  hauteur  est  plus  considérable 
que  celle  des  autres  cascades.  A  gauche,  au  contraire,  les  collines 
ont  diminué  de  hauteur  ,   et  montent  insensiblement  en  amphi- 
théâtre. C'est  surtout  pendant  l'été  ,  lorsque  les  eaux  sont  basses , 
que  l'effet  de  cette  scène  est  plus  frappant.   Une  multitude  de 
roches ,   qui  sont  recouvertes  pendant  la  saison  pluvieuse ,   se 
montrent  alors  à  découvert ,  et  leur  surface  blanche  et  polie  par 
l'action  constante  des  eaux  contraste  d'une  manière  pittoresque 
avec  la  verdure  qui  les  entouie. 

Le  31,  nous  attendîmes,  pour  partir,  que  la  marée,  qui  se  fait 
sentir  très-fortement  jusqu'au  sau^t,  fût  à  son  maximum  d'éléva- 
tion. Le  flot  entrait  avec  rapidité  dans  les  lagunes,  et  avec  lui 
une  multitude  innombrable  de  petits  poissons ,  dont  les  mouve- 
mens  variés  faisaient  bouillonner  l'eau.  On  eût  pu  en  prendre 
des  centaines  d'un  coup  de  filet.  Parvenus  à  l'extrémité  d'une  es- 
pèce d'anse  resserrée  de  toutes  parts ,  nous  nous  trouvâmes  arrêtés 
par  une  roche  non  interrompue  de  vingt  pieds  de  haut  sur  cent 
pas  de  large ,  qui  nous  séparait  du  courant  principal  du  saut  ; 
nous  déchargeâmes  notre  bagage  et  le  transportâmes  de  l'autre 
côté,  après  quoi  il  fallut  hâler  les  canots.  Les  Indiens  attachèrent  à 
l'avant  de  chacun  d'eux  une  longue  liane  sur  laquelle  les  femmes 
et  les  enfans  réunirent  tous  leurs  eflorts.  Les  hommes  se  mirent, 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ainsi  que  nous,  sur  les  côtés  et  à  l'amère  de  l'embarcation,  et  en 
moins  d'une  heure  et  demie  nous  eûmes  dépassé  l'obstacle  qui  s 
nous  arrêtait  et  rechargé  les  canots.  Nous  franchunes  ,  non  sans 
difficulté,  plusieurs  petites  cascades,  et  nous  entrâmes  ensuite 
dans  le  grand  courant ,  dont  les  eaux  se  précipitaient  avec  impétuo- 
sité dans  le  canal  étroit  où  elles  s'étaient  ouvert  un  passage.  L'eau 
était  peu  profonde ,  et  nous  y  descendîmes  tous  pour  remorquer 
les  embarcations.  C'est  une  chose  admirable  de  voir,  en  pareil 
cas  ,  l'adresse  et  la  force  que  déploient  les  Indiens  pour  les  di- 
riger là  où  le  courant  présente  moins  de  résistance ,  en  sautant 
d'une  roche  à  l'autre ,  ou  en  posant  le  pied  dans  leurs  intervalles , 
avec  autant  de  rapidité  que  s'ils  marchaient  sur  un  sol  uni.  L'ac- 
tivité et  l'énergie  dont  ils  font  preuve  dans  ces  occasions  forment 
un  contraste  surprenant  avec  leur  indolence  habituelle ,  et  bien 
peu  d'Européens  pourraient  supporter  aussi  long-temps  de  pa- 
reils efforts.  On  est  obligé  d'en  faire  autant  à  chaque  saut  qu'on 
rencontre  ,  c'est-à-dire  tant  que  dure  le  voyage  ;  car  il  serait  im- 
possible de  déci'ire  ou  de  figurer  sur  une  carte  tous  ceux  qui  exis- 
tent dans  rOyapock.  Il  faut  se  le  représenter,  dans  tout  son  cours, 
comme  une  suite  de  cascades  séparées  par  des  intervalles  plus 
ou  moins  longs,  mais  n'excédant  jamais  deux  ou  trois  lieues, 
pendant  lesquelles  son  cours  est  paisible  ;  et  même ,  dans  ces 
intervalles  ,  les  roclies  ,  dont  son  lit  est  obstrué  partout ,  se  mon- 
trent de  toutes  parts  à  découvert  et  gênent  la  navigation.  La 
hauteur  absolue  du  premier  saut,  mesurée  de  sa  partie  supé- 
rieui'e  au  bas  de  sa  chute  ,  est  de  quarante-cinq  pieds. 

Deux  lieues  plus  haut,  on  rencontre  celui  de  Maripa,  ainsi 
appelé  à  cause  de  la  quantité  de  palmiers  de  ce  nom  qui  ci'oissent 
sur  ses  bords.  Il  est  peu  considérable,  et  n'offre  aucun  obstacle 
comparable  à  ceux  du  précédent. 

Le  soir  ,  nous  nous  arrêtâmes  sur  une  roche  au  bord  de  la  ri- 
vière pour  passer  la  nuit.  Les  Indiens  ont  inventé  une  manière 
aussi  simple  qu'ingénieuse  d'installer  leurs  hamacs  ,  lorsqu'ils  ne 
les  suspendent  pas  aux  branches  des  arbres.  Ils  coupent  trois 
perches  de  dix  ou  douze  pieds  de  long  et  d'une  grosseur  conve- 
nable ,  et  les  attachent  ensemble  avec  des  lianes  à  l'une  de  leurs 


EXCURSION    DANS    l'oYAPOCK.  fiîS 

extrémités;  en  les  mettant  ensuite  -debout  et  les  écartant  entre 
elles ,  ils  obtiennent  un  triangle  dans  les  intervalles  duquel  on 
peut  placer  trois  hamacs.  Si  le  temps  est  à  la  pluie,  ils  y  ajoutent 
une  sorte  de  toit  en  feuilles  de  tourloury,  qui  n'atteint  qu'im- 
parfaitement son  but  ;  mais  ils  ne  sont  pas  difficiles ,  et  le  voya- 
geur doit  les  imiter.  Ces  perches,  ainsi  installées,  se  nomment 
tapayas  dans  leur  langue ,  et  on  en  rencontre  à  chaque  instant 
sur  les  roches  de  la  rivière. 

Il  faut,  dans  les  voyages  de  ce  genre,  qu'un  Européen  renonce 
à  toutes  les  jouissances  ordinaires  de  la  vie.  On  ne  peut  em- 
porter d'autres  vivres  que  la  farine  de  manioc ,  du  tafia  et  d'au- 
tres objets  de  même  nature.  La  subsistance  de  chaque  jour  dé- 
pend de  l'arc  et  des  flèches  des  Indiens.  Les  nôtres  avaient^écAe , 
pendant  la  route,  plusieurs  poissons  dont  nous  soupâmes.  L'Oya- 
pock  en  nourrit  un  grand  nombre  d'espèces ,  qui  presque  toutes 
égalent  en  qualité,  si  elles  ne  les  surpassent  pas  ,  nos  meilleurs 
poissons  d'eau  douce.  Les  plus  communs  elles  plus  délicats  sont 
le  coumarou  et  le  pacou.  Tous  deux  ont  quelque  ressemblance 
de  forme  avec  la  carpe ,  et  vivent  de  préférence  près  des  roches 
où  l'eau  est  dans  une  agitation  pei-pétuelle ,  et  se  nourrissent 
d'une  espèce  de  cryptogame  à  feuilles  dures ,  épaisses  et  frisées 
qui  les  tapissent  partout.  Ils  forment  en  quelque  sorte  la  base 
de  la  nourriture  du  voyageur.  Les  Indiens  sont  tellement  pas- 
sionnés pour  la  pêche  ,  qu'il  est  inutile  de  leur  défendre  de 
diriger  le  canot  sur  le  premier  poisson  qu'ils  aperçoivent ,  en 
eussent-ils  dix  fois  autant  qu'ils  en  peuvent  consommer.  Le  plus 
léger  mouvement  de  l'eau,  imperceptible  à  l'œil  d'un  Européen  , 
leur  révèle  sa  présence  à  une  distance  considérable ,  et  leur  cause 
des  transports  de  joie.  L'un  d'eux  se  tient  debout ,  l'arc  tendu , 
à  l'avant  de  la  pirogue  ,  tandis  que  les  autres  pagaient  sans  faire 
le  moindre  bruit  ;  et  il  est  rare  que  le  premier  manque  son  coup, 
quand  le  but  n'est  pas  trop  éloigné.  On  perd  ainsi  un  temps  con- 
sidérable ,  mais  ce  n'est  encore  rien.  Si ,  en  passant  près  d'un  amas 
de  roches,  ils  soupçonnent  qu'ils  y  feront  bonne  pèche,  ils  atta- 
chent l'embarcation  ,  sautent  à  terre ,  et  se  répandent  de  côté  et 
d'autre  jusqu'à  ce  que  la  fantaisie  leur  vienne  de  continuer  la 


6?.6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

route  ,  ce  qui  n'arrive  souvent  qu'au  Jjout  d'une  heure  ou  deux. 
On  s'opposerait  vainement  à  ces  excursions  :  l'Indien  ne  fait  que   ^ 
ce  qui  lui  plaît  et  comme  il  lui  plaît. 

Le  lendemain  22 ,  nous  atteignîmes  de  bonne  heure  le  saut 
Cachlry,  le  plus  long  et  le  plus  beau  de  tous  ceux  de  la  rivière. 
Sa  hauteur  absolue  est  de  cinquante  pieds,  et  la  largeur  de  sa  prin- 
cipale cascade ,  qui  est  d'envii'on  vingt  toises ,  lui  donne  un  aspect 
plus  imposant  que  le  saut  précédent.  Nous  fûmes  obligés ,  outre 
les  difficultés  ordinaires ,  de  faire  remonter  à  nos  canots  une  chute 
perpendiculaire  de  quinze  pieds  de  haut,  qui  nous  obligea  de  les 
décharger,  et  nous  fit  perdre  beaucoup  de  temps.  Dans  l'après- 
midi  nous  arrivâmes  à  la  crique  Aramontabo ,  sur  laquelle  sont 
établis  les  restes  de  la  nation  Piriou. 

Le  capitaine  Alexis ,  qui  la  commande ,  habite  depuis  quarante 
ans  les  environs  de  la  crique ,  et  on  voit  çà  et  là  les  abatis 
qu'il  y  a  faits  à  des  époques  différentes.  Nous  le  fîmes  prévenir 
de  notre  arrivée  ,  et  bientôt  nous  le  vîmes  paraître  ,  accompagné 
d'une  quinzaine  d'Indiens,  tant  de  sa  nation  qu'étrangers,  que  le 
hasard  avait  rassemblés  en  ce  moment  près  de  lui.  Il  était  vêtu 
à  peu  près  comme  nos  cultivateurs  aisés,  et  tenait  à  la  main 
la  canne  à  pomme  d'argent  qu'il  avait  reçue  autrefois  d'un  des 
gouverneurs  de  la  colonie  ,  en  signe  de  son  autorité.  Quoique 
âgé  de  plus  de  quatre-vingts  ans ,  sa  démarche  était  ferme , 
et  je  l'ai  vu  depuis  se  livrer  aux  mêmes  exercices  que  les 
autres  Indiens.  Nous  l'invitâmes  à  souper  pour  jouir  de  sa  con- 
versation, qui  était  intéressante,  attendu  qu'il  parlait  parfai- 
tement le  créole.  Il  se  rappelait  les  Missions  du  siècle  dernier,  et 
avait  été  au  service  de  celle  de  Saint-Paul,  lorsqu'elle  fut  détruite 
en  i'j62.  C'était  alors  le  temps  florissant  de  l'Oyapock.  Les  nations 
indiennes  étaient  nombreuses  ,  et  les  missionnaires  entretenaient 
la  paix  panni  elles.  Depuis  leur  départ  la  division  s'était  mise 
entre  les  diverses  peuplades  ;  les  Roucouyennes ,  les  Ouens  et  les 
Pirious  avaient  été  détruits  par  les  Oyampis  ;  et  son  père,  qui 
commandait  les  Pirious  ,  avait  été  tué  dans  une  bataille  contre  ces 
derniers.  Alexis  nous  compléta  notre  équipage ,  et  nous  acquit- 
tâmes, en  sa  présence,  le  prix  convenu  avec  les  Indiens  que  nous 


EXCURSION    DANS    l'oYAPOCK.  627 

avions  déjà  à  notre  service,  et  qui  avaient  différé  jusque-là  l'exé- 
cution de  notre  marché. 

Le  salaire  d'un  Indien ,  pour  un  mois ,  est  censé  être  de  i5  à 
3o  francs  ;  mais  comme  on  les  paie  en  objets  sur  lesquels  on  fait 
un  très -grand  bénéfice,  ils  ne  reçoivent  ordinairement  que  lo  à 
12  francs.  Les  nôtres  se  contentèrent  de  trois  aunes  d'indienne, 
ou  de  guinéc  bleue ,  pour  faire  des  calimbés  pour-  eux  et  des  ca- 
misas  pour  leurs  femmes.  L'argent  n'a  aucun  prix  pour  les  In- 
diens ,  et  ils  n'ont  pas  même  une  idée  approximative  de  sa  valeur. 
J'en  ai  vu  ,  plus  d'une  fois,  demander  au  hasard,  et  par  un  ca- 
price ,  1 5  ou  20  francs  d'un  objet ,  et  le  donner  un  instant  après 
pour    un   sabre  valant  3  francs  ,   ou  toute   autre  bagatelle  de 
moindre  valeur  encore.  Les  articles  qui  leur  plaisent  le  plus  sont 
des  guinées  ou  des  indiennes  imprimées ,  des  sabres  d'abatis  , 
haches,  couteaux,  miroirs,  rasades,  hameçons,  etc.  Ils  donnent 
en  échange  du  couac ,  des  coques  ou  canots  faits  d'une  seule  pièce 
avec  un  tronc  d'arbre ,  des  arcs,  des  hamacs  ,  des  animaux  vivans 
et  d'autres  curiosités.  Un  canot  vaut  plusieurs  haches,  suivant  sa 
grandeur  ;   un  hamac ,    une  hache  ;  un  arc  ,   un  couteau  ou  un 
miroir;  un  perroquet,  le  même  prix,  etc. 

Le  23,  nous  quittâmes  le  capitaine  Alexis.  L'Oyapock  forme, 
en  cet  endroit,  un  labyrinthe  d'îles,  entremêlées  de  roches  qui 
se  prolongent  pendant  une  étendue  considérable.  Son  cours  de- 
vient plus  régulier  et  plus  libre  à  mesure  qu'on  approche  de  l'an- 
cienne Mission  de  Saint-Paul ,  où  nous  arrivâmes  à  l'entrée  de  la 

nuit. 

Cette  Mission,  fondée  par  les  jésuites  vers  le  tiers  du  dernier 
siècle,  a  cessé  d'exister  comme  toutes  celles  de  la  Guyane,  lors  de 
leur  expulsion  en  1762.  Ils  en  avaient  choisi  l'emplacement, 
avec  leur  tact  ordinaire ,  sur  la  rive  gauche  de  la  rivière  ,  dans  un 
endroit  où  elle  décrit  une  légère  courbe ,  et  présente  un  coup 
d'œil  superbe  de  tous  les  côtés.  La  hauteur  sur  laquelle  elle  était 
situé*  s'élève  par  une  pente  douce ,  et  forme  un  plateau  étendu 
adossé  à  d'autres  collines  plus  élevées ,  du  pied  desquelles  s'éten- 
daient les  plantations  jusqu'au  bord  de  la  rivière.  Il  ne  reste  plus , 
des  édifices  élevés  par  les  missionnaires ,  que  quelques  poutres 


628  RE\DE  DES  DEUX  MONDES. 

tombées  à  terre  et  enfouies  sous  la  végétation ,  que  la  nature  du 
bois'  a  conservées  presque  sans  altération  jusqu'à  ce  jour.  Les, 
Indiens  qu'ils  y  avaient  rassemblés  étaient  nombreux  ,  et  se  li- 
vraient, sous  leur  direction,  à  la  culture  en  grand  du  cacaoyer. 
Lorsqu'on  pénètx'e  à  quelque  distance  dans  le  bois ,  on  en  trouve 
des  plantations  immenses  qui  disputent  encore  le  terrain  aux 
arbres  et  aux  lianes  qui  les  enveloppent  de  toutes  parts.  On  dit 
que ,  sous  l'administration  des  Portugais ,  deux  d'entre  eux  se 
transportèrent  sur  les  lieux ,  et ,  dans  l'espace  de  deux  à  trois 
mois,  y  récoltèrent  pour  20,000  francs  de  cacao.  Il  serait  facile 
d'en  faire  encore  autant  aujourd'hui ,  si  cette  denrée  en  valait  la 
peine  ^. 

Rien  n'indique  maintenant  que  la  Mission  ait  été  là  :  soixante- 
dix  ans  écoulés  depuis  sa  dispersion  ont  permis  à  la  végétation  d'y 
atteindre  son  développement  accoutumé ,  et  les  arbres  y  égalent 
en  grandeur  ceux  du  voisinag:e.  Une  foule  de  plantes  grimpantes 
et  d'arbustes  qui  croissent  de  préférence  dans  les  terrains  aban- 
donnés ,  rendent  l'emplacement  qu'elle  occupait  encore  plus 
impraticable  que  les  forêts  vierges  elles-mêmes.  Un  sentier  tracé 
par  les  Indiens  permet  cependant  d'y  pénétrer,  et  à  une  lieue  dans 
l'intérieur  on  rencontre  une  roche  granitique  isolée,  d'environ  deux 
cents  pieds  de  hauteur,  qui  ne  tient  à  aucune  chaîne  de  montagnes 
des  environs.  De  son  sommet,  qu'on  peut  atteindre  en  grimpant 
à  l'aide  des  broussailles ,  on  découvre  une  vue  immense ,  qui  ne 
consiste,  au  reste,  que  dans  un  océan  de  forêts  sans  bornes. 

La  Mission  est  éloignée  de  six  lieues  de  la  crique  Aramontabo; 
il  faut  encore  en  faire  douze  avant  d'ariùver  à  une  habitation  qui 
appartient  à  un  Indien  nommé  Kassar.  Dans  cet  intervalle,  la  ri- 
vière offre  le  même  aspect  que  les  jours  précédens.  Son  lit  est 
entrecoupé  d'îles  et  de  roches  qui  ne  forment  aucun  saut  digne 
d'être  remarqué.  On  laisse  sur  la  rive  droite  la  crique  Annotaye, 

'  Ces  poutres  sont  en  wacapou ,  arbre  surnommé  incorruptible  à  Cajenne, 
et  le  meilleur  de  la  colonie  pour  tous  les  genres  de  constructions. 

'  Le  cacao  vaut  en  ce  moment  vingt  centimes  la  livre  à  Cayenne;  aussi  ne 
se  donne-t-on  pas  la  peine  de  le  récolter,  et  chaque  jour  les  cacaoyers  dispa- 
raissent pour  faire  place  à  d'autres  produits  de  plus  grande  valeur. 


EXCURSION    PANS    l'oYAPOCR.  629 

qui  est  très-poissonneuse,  et  où  les  Indiens  vont  chaque  année 
faire  des  excursions  de  pèche ,  mais  dont  le  cours  est  encore  plus 
obstrué  que  celui  de  l'Oyapock.  Les  Indiens  prétendent  qu'en  la 
remontant  très-haut,  on  trouve  sur  ses  bords  un  reste  des  Tou- 
kouyennes ,  nation  mentionnée  dans  les  anciens  auteurs ,  mais  in- 
connue aujourd'hui  des  blancs. 

Nous  arrivâmes  le  24  octobre  chez  Kassar,  et  nous  y  passâmes 
un  jour  pour  nous  reposer.  Nous  lui  achetâmes  difFérens  objets 
que  nous  laissâmes  chez  lui  pour  les  prendre  à  notre  retour,  et 
qui  nous  furent  fidèlement  remis.  On  peut,  en  général ,  avoir  une 
confiance  entière  dans  la  bonne  foi  des  Indiens.  Leur  paresse  fait 
qu'ils  retardent  souvent  l'accomplissement  de  leurs  engagemens , 
mais  tôt  ou  tard  ils  finissent  par  les  remplir ,  et  on  en  a  vu  ap- 
porter, au  bout  de  deux  ans,  des  objets  qu'on  leur  avait  achetés  et 
payés  d'avance ,  suivant  l'usage ,  et  sur  lesquels  on  ne  comptait 
plus.  Leurs  capitaines  sont  ordinairement  ceux  qui  sont  le  moins 
exacts  à  cet  égard. 

En  quittant  l'habitation  de  Kassar ,  la  rivière  est  plus  obstruée 
que  jamais  de  roches  et  de  sauts.  Nos  canots  touchaient  fréquem- 
ment contre  les  premières  ou  s'ensablaient,  et  nous  étions  sans 
cesse  obligés  de  nous  mettre  à  l'eau  pour  les  dégager.  Nous  souf- 
frions aussi  beaucoup  de  la  chaleur,  qui  augmente  ou  diminue 
suivant  le  nombre  des  roches  découvertes  que  présente  la  rivière. 
Les  rayons  du  soleil ,  réfléchis  par  leur  surface  blanche  et  polie  , 
élèvent  la  température  au  point  que  le  tliermomètre  R.  se  main- 
tient constamment,  dans  le  milieu  du  jour,  à  3o  et  82  degrés.  Pen- 
dant la  nuit ,  les  roches  ne  perdent  qu'une  partie  de  leur  cha- 
leur ,  et  on  éprouve  une  différence  bien  sensible ,  selon  qu'on  y 
installe  son  hamac  pour  dormir ,  ou  qu'on  le  suspend  aux  arbres 
dans  le  bois. 

Nous  passâmes  ce  jour-là  le  saut  de  Memora,  situé  en  face 
d'une  petite  crique  du  même  nom.  Le  26  nous  vîmes  celle  de 
Chiqueni,  indiquée  sur  les  cartes  sous  le  nom  de  Sickny.  Nous 
entrâmes  le  jour  suivant  dans  le  saut  Cayomou  ,  formé  par  une 
suite  immense  de  roches  dépouillées  de  toute  verdure ,  entre  les- 
quelles il  existe  plusieurs  passages  pour  les  canots.  Nous  y  tuâmes 
TOME  vin.  4' 


(53o  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  capiaie  ',  qui  cherclia  inutilement  à  nous  échapper  en  plon- 
p^eant  à  différentes  reprises  ;  deux  flèches  l'atteignirent  au  moment 
où  il  allait  atteindre  la  terre ,  et  il  eut  encore  la  force  de  gagner  le 
rivage,  où  il  expira.  Il  pesait  cent  livres,  et  nous  fûmes  obligés 
de  le  dépecer  surplace  pour  ne  garder  que  les  meilleures  parties. 
Les  Indiens  mangent  cet  animal ,  quoique  sa  chair  soit  mauvaise, 
et  les  nôtres  firent  boucaner,  le  soir,  avec  soin  celui  que  nous  avions 
tué,  pour  le  conserver  les  jours  suivans.  Le  capiaie  est  répandu 
dans  presque  toute  l'Amérique  méridionale ,  et  aussi  commun  à 
Montevideo  qu'au  Brésil  et  dans  la  Guyane. 

Au  saut  ci-dessus  succède  celui  de  Waïkaïrou,  qui  est  infiniment 
plus  pittoresque,  et  au  milieu  duquel  nous  nous  arrêtâmes  dans  un 
îlot  pour  passer  la  nuit.  Deux  grandes  îles  le  partagent  en  plusieurs 
parties,  sans  compter  d'innombrables  petits  îlots  qui  s'élèvent  de 
toutes  parts,  couverts  d'une  riche  végétation.  Les  bords  de  la  ri- 
vière augmentaient  sensiblement  de  hauteur,  et  nous  apercevions 
à  l'horizon  les  montagnes  du  Camopi ,  dont  nous  n'étions  plus 
éloignés  que  de  quelques  lieues.  Depuis  trois  jours  nous  n'avions 
point  rencontré  de  canot  sur  notre  route  ;  aucune  trace  de  cultures 
anciennes  ou  récentes  n'apparaissait  nulle  part ,  et  on  eût  dit  que 
l'homme  n'avait  jamais  pénétré  dans  ces  lieux ,  tant  leur  solitude 
était  profonde! 

Le  28 ,  dans  la  matinée ,  nous  passâmes  le  saut  de  Simocou- 
Etan,  et  à  midi  nous  arrivâmes  à  l'embouchure  du  Camopi. 
En  face  existe  un  îlot  isolé ,  sur  lequel  nous  nous  arrêtâmes  au 
pied  d'une  croix  élevée  en  1826  par  l'expédition  de  l'ingénieur 
Baudin  ^.  Le  Camopi  est  l'affluent  le  plus  considérable  que 
reçoive  l'Oyapock.  Il  est  facile  d'apprécier  la  masse  d'eau  qu'il  lui 
porte  en  tribut ,  par  l'augmentation  subite  de  celui-ci  après  l'a- 
voir reçue.  Ses  sources  sont  inconnues,  et  la  partie  de  son  cours 

'   Cai'ia  capibara  des  auteurs. 

^  Cette  expédition,  organisée  sur  une  assez  grande  échelle,  avait  pour 
but  de  reconnaître  les  sources  de  l'Oyapock  et  de  pénétrer  au-delà ,  s'il  était 
possible.  La  manière  dont  elle  était  composée  la  fit  échouer,  et  elle  n'alla 
pas  plus  loin  que  l'habitation  du  capitaine  Waninika ,  à  quatre-vingt- 
cinq  lieues  de  l'embouchure  de  la  rivière.  M.  Baudin  seul  s'avança  environ 


EXCURSION    DANS    l'oYAPOCK.  63 1 

qu'on  a  explorée  est  d'une  navigation  plus  facile  que  l'Oyapock. 
Les  missionnaires  avaient  trouvé  sur  ses  bords  plusieurs  peu- 
plades indiennes  qu'ils  avaient  rassemblées  à  son  embouchure 
sur  la  rive  droite ,  de  sorte  que  la  mission  donnait  à  la  fois  sur  les 
deux  rivières.  Ainsi  qu'à  Saint-Paul,  on  y  trouve  de  vastes  plan- 
tations de  cacaoyers ,  et  rien  n'indique  extérieurement  son  exis- 
tence passée  ;  elle  a  été  dispersée  à  la  même  époque  que  cette 
dernière.  Saint-Paul  envoyait  tous  les  mois  un  canot  à  Cayenne, 
et  c'était  par  son  intermédiaire  que  la  mission  du  Camopi  recevait 
les  ordres  des  supérieurs  et  les  objets  d'Europe  dont  elle  avait 
besoin.  Il  n'y  a  pas  de  doute  qu'en  suivant  ce  système  de  mis- 
sions placées  de  distance  en  distance ,  les  missionnaires  n'eussent 
fini  par  changer  la  face  de  la  Guyane.  Ils  avaient  déjà  exploré  à 
diverses  repi'ises  la  partie  supérieure  de  l'Oyapock,  mais  le  temps 
leur  a  manqué  pour  s'y  établir. 

Immédiatement  au-dessus  du  Camopi ,  l'Oyapock  se  rétrécit 
sensiblement,  et  sa  largeur  n'est  plus  que  d'environ  cent  toises. 
Le  lit  de  la  rivière  ressemble  parfois  à  un  vaste  canal  qui  se  pro- 
longe à  perte  de  vue.  Les  collines  des  deux  bords  sont  presque 
devenues  des  montagnes ,  et  on  découvre  à  l'horizon  celles  on 
sont  situées  les  premières  habitations  des  Oyampis.  Nous  y  arri- 
vâmes le  même  jour  après  avoir  franchi  le  saut  de  Coumarawa. 

L'habitation  où  nous  nous  arrêtâmes  appartient  à  un  Indien 
Oyampi ,  nommé  Awarassin ,  chez  lequel  nous  trouvâmes  une 
vingtaine  d'individus  des  deux  sexes ,  tant  de  sa  famille  qu'étran- 
gers. Tous  étaient  barbouillés  de  genipa  et  de  rocou  ;  leurs  che- 
veux surtout  étaient  couverts  de  cette  dernière  substance ,  cpii 
les  faisait  paraître  d'un  rouge  éclatant.  Ces  deux  couleurs  ne  for- 
maient aucun  dessin  régulier  sur  leur  corps,  mais  un  grossier  bar- 
bouillage fait  à  la  hâte  avec  les  doigts  ,  moins  comme  oinement 
que  pour  les  préserver  de  la  piqûre  des  maringouins  qui  craignent 

vingt  lieues  plus  loin,  et  revint  après  avoir  gravé  sur  un  rocher,  au  milieu 
de  la  rivière,  cette  inscription  qui  subsiste  encore  :  Consummatum  est,  1826. 
Il  mourut  peu  de  temps  après  son  retour  à  Cayenne,  empoisonné,  dit-on, 
par  les  Indiens  ;  mais,  ce  qui  est  plus  probable,  des  suites  des  fatigues  du 
voyage  et  de  l'induence  du  climat. 


63?.  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

particulièrement  l'odeur  du  rocou.  Leur  costume,  du  reste ,  ne 
différait  en  rien  de  celui  des  Indiens  que  nous  avions  avec  nous. 

Ils  nous  firentbon  accueil,  et  après  cjue  le  cacliiry  eût  circulé  quel- 
que temps  dans  des  couys  '  que  les  femmes  remplissaient  à  me- 
sure que  nous  les  vidions  à  la  ronde,  ils  s'empressèrent  de  nous 
offrir  des  arcs,  des  hamacs  et  autres  objets,  en  échange  de  ceux 
que  nous  apportions.  Awarassin  avait  deux  femmes,  ce  qui  se  voit 
quelquefois  parmi  les  Indiens.  La  plus  jeune,  qui  était  assez  jolie, 
témoignait  une  extrême  impatience  d'avoir  un  camisa,  et  pressait 
tout  haut  son  mari  de  le  lui  acheter.  Il  céda  enfin  à  ses  importu- 
nités  ;  mais,  au  lieu  de  lui  donner  ce  vêtement  tant  désiré,  il  l'of- 
frit à  sa  première  femme ,  qui  se  tenait  à  l'écart  sans  lui  rien 
demander,  et  qui  était  beaucoup  plus  âgée  que  l'autre.  Celle-ci, 
piquée  de  cet  outrage  public ,  se  retira  dans  sa  case,  et  nous  ne 
la  revîmes  plus.  Lorsque  les  Indiens  ont  plusieurs  femmes,  l'usage 
veut  que  la  dernière  venue  prenne  soin  du  ménage  ,  serve  le  mari, 
et  soit  en  quelque  sorte  soumise  aux  plus  anciennes  ;  mais  pres- 
que tous  se  contentent  d'une  seule  femme ,  et  ceux  qui  sont  po- 
lygames en  ont  rarement  plus  de  deux. 

Les  cases  d'Awarassin  étaient  mieux  construites  que  celles  que 
nous  avions  vues  jusqu'alors.  Les  Indiens  ont  toujours  deux  espèces 
de  demeures ,  les  unes  élevées  de  quinze  à  vingt  pieds  au-dessus 
du  sol,  et  nommées  sura;  les  autres  ,  basses,  et  qu'ils  appellent 
koubouya.  Les  premières  sont  leurs  demeures  proprement  dites; 
ils  y  déposent  leurs  objets  les  plus  précieux ,  y  passent  la  nuit ,  et 
les  femmes  y  préparent  les  alimens.  Leur  forme  est  ordinairement 
la  même  que  celle  de  nos  maisons  ;  mais  quelquefois  elles  sont 
octogones  et  faites  avec  beaucoup  de  régularité  ;  on  y  monte  au 
moyen  d'une  poutre  posée  obliquement,  entaillée  de  distance  en 
distance ,  et  garnie  d'une  espèce  de  garde-fou.  Le  koubouya  est 
destiné  à  recevoir  les  étrangers  ;  c'est  là  qu'on  tend  les  hamacs 
pendant  le  jour,  et  qu'on  se  réunit  pour  boire  les  joui's  de  réjouis- 
sances. Il  forme  le  plus  souvent  un  parallélogramme  arrondi  aux 
deux  extrémités.  Celui  d'Awarassin  était  rond  et  recouvert  d'un 

'  Vase  fait  avec  le  fruit  du  calebassier  coupé  en  deux. 


EXCURSION    DANS    l'oYAPOCK.  633 

dôme  assez  bien  fait  qui  lui  donnait  l'apparence  d'une  ruclie.  Ces 
carbets  sont  ouverts  de  tous  les  côtés  ;  le  toit  descend  très-bas  ,  et 
il  faut  se  baisser  pour  y  entrer;  quoiqu'ils  soient  entretenus  avec 
beaucoup  de  propreté ,  les  chiques  et  les  blattes  y  abondent  et 
sont  excessivement  incomniodes. 

A  un  quart  de  lieue  de  cette  habitation  se  trouve  une  autre 
famille  indienne,  chez  laquelle  nous  nous  arrêtâmes  un  instant,  le 
lendemain,  en  continuant  notre  route.  Nous  y  trouvâmes  deux 
Indiens  Emerillons,  qui,  du  haut  du  Camopi,  étaient  venus  rendre 
visite  à  ceux  de  l'Oyapock.  Tous  deux  paraissaient  âgés  d'environ 
vingt  ans  ,  et  n'avaient  pas  moins  de  cinq  pieds  dix  pouces  ;  leur 
figure  respirait  la  douceur,  et  leurs  membres  avaient  ces  formes 
arrondies  et  féminines  qui  existent  chez  un  grand  nombre  d'In- 
diens de  nations  différentes ,  et  qui  ne  doivent  pas  être  attribuées 
à  la  jeunesse ,  mais  à  une  organisation  originelle. 

Nous  vîmes  là,  pour  la  première  fois,  deux  jeunes  filles  de  quinze 
à  seize  ans  dans  l'état  de  nudité  le  plus  complet.  Toutes  deux  por- 
taient autour  du  cou  un  énorme  collier  de  rasades  dont  elles  lais- 
saient flotter  quelques  branches  sur  le  dos  ,  ce  qui  produisait  un 
assez  joli  effet.  Elles  suivaient  constamment  leur  mère  et  se  ca- 
chaient derrière  elle  aussitôt  que  nous  jetions  un  regard  de  leur 
côté ,  non  par  pudeur,  mais  par  cet  instinct  qui  nous  porte  tous 
dans  l'enfance  à  chercher  un  refuge  près  des  auteurs  de  nos  jours, 
à  la  moindre  crainte  que  nous  éprouvons.  Nous  fîmes  cadeau  à 
chacune  de  ces  deux  enfaus  d'un  camisa  qu'elles  revêtirent  aussi- 
tôt ,  et  qui  parut  les  rendre  parfaitement  heureuses. 

Après  avoir  franchi  le  saut  Ariko-To ,  éloigné  d'une  lieue  de 
ces  derniers  Indiens ,  nous  découvnmes  des  abatis  assez  étendus 
appartenant  à  un  Oyampi  nommé  Oropoam.  Nous  ne  trouvâmes 
dans  le  caibet  que  cinq  ou  six  femmes ,  étendues  dans  leurs  ha- 
macs et  à  moitié  endormies.  Une  d'elles  se  détacha  pour  aller 
chercher  dans  le  bois  les  hommes  qui  étaient  occupés  à  creuser 
un  canot ,  et  nous  les  vîmes  paraître ,  un  instant  après,  au  nombre 
de  quinze.  Nous  n'avions  pas  encore  vu  d'aussi  beaux  hommes 
dans  l'Oyapock  ,  et  j'en  remarquai  un ,  entr'autres ,  d'une  consti- 
tution athlétique  ,  et  de  la  figure  la  plus  imposante.  Leur  arrivée 


634  REVUE  DES  DEUX  MONDES.      , 

à  pas  précipités ,  avec  leurs  arcs  et  leurs  flèches  en  mains ,  leurs 
peintures  faites  avec  soin ,  et  les  couronnes  ainsi  que  les  bracelets 
en  plumes  qu'ils  portaient  sur  la  tête  et  aux  bras,  nous  offrirent 
l'image  parfaite  de  guerriers  indiens  marchant  au  combat;  ils  nous 
saluèrent  à  grands  cris  en  répétant  tous  à  la  fois  le  mot  banaré , 
ami,  et  pour  cimenter  notre  nouvelle  connaissance,  le  cachiry  com- 
mença aussitôt  à  circuler  dans  d'énormes  couys  c{ue  les  femmes 
ne  cessaient  d'aller  remplir  dans  la  sura  où  était  la  provision  de  ce 
liquide,  et  auquel  nous  fûmes  obligés  de  faire  largement  honneur, 
chacun  des  assistans  s'empressant  de  nous  offrir  son  couy  après 
avoir  goûté  de  la  liqueur  qu'il  contenait.  Nous  choisîmes  parmi  eux 
chacun  un  banaré  ou  ami  particulier,  auquel  nous  fîmes  divers 
cadeaux,  et  qui  mit  dès-lors  un  soin  particulier  à  nous  faire  boire. 
Au  bout  d'une  heure,  ne  pouvant  résister  plus  long-temps  à 
une  hospitalité  si  empressée,  je  sortis  pour  visiter  les  abatis  que  je 
trouvai  en  bon  état,  et  remplis,  outre  le  manioc,  de  patates  douces, 
d'ignames ,  de  bananiers ,  de  cannes  à  sucre ,  etc.  En  rentrant 
au  carbet  après  trois  heures  d'absence  ,  je  trouvai  les  Indiens  plus 
occupés  que  jamais  à  boire.  Tous  étaient  ivres  ,  mais  n'en  conti- 
nuaient pas  moins  d'avaler  le  cachiry  à  grands  traits.  La  bonne 
intelligence  ne  cessa  pas  un  instant  de  régner  parmi  eux  ,  et  à  la 
nuit  ils  voulurent  terminer  la  fête  par  des  danses ,  mais  cela  leur 
fut  impossible. Les  danseurs  ne  pouvaient  se  tenir  sur  leurs  jambes 
et  tombaient  à  chaque  instant.  Ils  prirent  enfin  le  parti  de  gagner 
leurs  hamacs. 

Ceci  n'est  qu'une  faible  image  des  orgies  indiennes  dans  les 
grands  jours  de  réjouissances.  Mais,  avant  de  les  décrire,  je  dois 
dire  un  mot  du  cachiry  dont  j'ai  déjà  parlé  souvent ,  et  des  autres 
boissons  en  usage  parmi  eux.  Toutes  celles  qui  sont  femientées 
ont  pour  base  le  manioc  préparé  de  diverses  manières.  Le  cachiry, 
la  plus  commune  de  toutes ,  se  fait  avec  le  manioc  râpé,  auquel 
on  ajoute  quelques  patates  douces  écrasées  ;  le  tout  est  soumis  à 
l'ébulhtion  pendant  sept  à  huit  heures,  après  quoi  on  l'abandonne 
à  la  fermentation ,  pendant  trente-six  ou  quarante  heures.  Pour 
hâter  celle-ci,  on  jette  quelquefois,  dans  le  vase  qui  contient  le 
liquide,  du  manioc  mâché.  On  passe  ensuite  le  tout  dans  un  ma- 


KXCURSIOM    DANS    1,'oVAPOCK.  635 

narel  ou  tamis  grossier  lait  avec  l'écorce  de  l'arouma.  Cette  boisson 
est  blanche  comme  du  lait,  épaisse,  et  a  un  goût  aigrelet  qui 
n'est  pas  désagréable  et  auquel  on  s'habitue  proniptement  ; 
un  Européen  qui  n'y  est  pas  accoutumé  peut  en  boire  la  valeur 
de  deux  bouteilles  sans  s'enivrer,  et  ce  n'est  qu'en  en  prenant  des 
quantités  énormes  que  les  Indiens  se  procurent  l'ivresse  la  plus 
complète. 

Le  ouicoii  se  prépare  en  délayant  dans  de  l'eau  tiède  une  pâte 
fermcntée,  composée  de  cassave  et  de  patates  préparées  d'avance. 
Son  goût  est  plus  doux  et  plus  agréable  que  celui  du  cachiry  ;  il 
enivre  aussi  plus  promptement.  Le  payaouarou  et  le  paya  s'ob- 
tiennent par  des  procédés  analogues,  et  sont  beaucoup  moins  en 
usage.  Le  dernier  égale  en  force  nos  liqueurs  spiritueuses. 

Outre  ces  boissons,  les  Indiens  en  préparent  d'autres  non  eni- 
vrantes ,  et  à  l'instant  même ,  en  écrasant  des  bananes  ou  des 
ignames  dans  de  l'eau ,  et  passant  ensuite  ce  mélange  dans  le 
manaret  ;  et  enfin,  toutes  les  fois  qu'ils  le  peuvent,  ils  jettent 
dans  l'eau  qu'ils  boivent  une  poignée  de  couac,  qui  lui  commu- 
nique un  léger  goût  aigrelet  qui  leur  plaît ,  et  la  rend  plus  saine , 
selon  leurs  idées.  On  voit  que  leur  industrie  est  assez  développée 
sur  ce  point. 

Lors  donc  qu'une  fête  doit  avoir  lieu  ,  les  femmes  préparent, 
plusieurs  jours  à  l'avance  ,  une  quantité  énorme  de  cachiry , 
dont  elles  remplissent  tous  les  vases  qu'elles  peuvent  se  procurer. 
S'il  doit  y  avoir  cent  Indiens  ,  on  peut  estimer  ce  qu'elles  en  font 
à  huit  ou  dix  barriques.  Au  jour  indiqué ,  les  Indiens  arrivent 
parés  de  leurs  plus  beaux  atours  :  les  danses  commencent  et 
durent  sans  interruption,  pendant  plusieurs  jours  et  plusieurs 
nuits  de  suite ,  sans  prendre  d'autre  repos  que  ce  qui  est  abso- 
lument indispensable  ,  et  sans  autre  nourriture  que  du  couac  et 
de  l'eau.  Une  chasse  et  une  pêche  générales  leur  succèdent  ;  au 
retour,  les  femmes  apprêtent  le  gibier  et  les  poissons  qu'on  s'est 
procurés  ;  un  grand  repas  a  lieu,  pendant  lequel  on  ne  boit  encore 
que  de  l'eau.  Quand  il  est  fini,  les  hommes  se  couchent  dans 
leurs  hamacs,  et  alors  commence  l'orgie  la  plus  dégoûtante  qu'il 
soit  possible  d'imaginer  :  les  femmes  apportent  le  cachiry  dans 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  vastes  couys ,  qui  sont  aussitôt  mis  à  sec ,  et  remplacés  par 
d'autres  sans  fin.  Bientôt  l'ivresse  la  plus  complète  s'empare  des 
buveurs  ,  et  de  tous  côtés  on  en  voit  qui  rejettent  avec  effort  ce 
qu'ils  viennent  de  prendre  ,  sans  que  cela  les  empêche  de  boire 
immédiatement  après  ;  l'usage  exige  impérieusement  qu'on  ne  se 
sépare  que  lorsqu'il  ne  reste  plus  une  seule  goutte  de  cachiry,  ce 
qui  demande  quelquefois  plusieurs  jours. 

Ces  horribles  excès  sont  d'autant  plus  extraordinaires ,  que  les 
Indiens  sont  naturellement  sobres  et  supportent  la  faim  et  la  soif 
pendant  des  journées  entières  sans  se  plaindre.  Il  n'est  pas  rare, 
en  entrant  dans  un  carbet,  de  les  trouver  tous  étendus  dans  leurs 
hamacs,  quoiqu'il  n'y  ait  absolument  rien  à  manger,  et  que  le 
dernier  repas  ait  été  pris  depuis  fort  long -temps.  Ce  n'est  que 
lorsque  la  faim  commence  à  se  faire  sentir  vivement,  qu'ils  son- 
gent à  se  procurer  des  vivres.  Les  femmes  vont  alors  dans  l'aba- 
tis  arracher  un  peu  de  manioc  ;  mais  comme  il  faut  douze  heures 
au  moins  pour  qu'il  soit  converti  en  couac ,  le  reste  de  la  famille 
dort  ou  fume  pour  émousser  son  appétit.  Cette  imprévoyance , 
jointe  à  leur  paresse  ,  fait  aussi  que  souvent  ils  ne  cultivent  pas  la 
moitié  des  vivres  nécessaires  à  leur  subsistance  j^our  l'année  en- 
tière. Ils  y  suppléent  par  la  chasse  et  la  pêche. 

Le  I  *'"  novembre ,  nous  quittâmes  l'habitation  d'Oropoam  ,  et 
fûmes  coucher  à  la  crique  Yavey,  qui  en  est  éloignée  de  neuf  lieues. 
Nous  franchîmes  dans  la  journée  les  sauts  Machikiriou  et  Massara, 
tous  deux  peu  importans. 

Le  lendemain ,  nous  atteignîmes  la  crique  Yarupi ,  sur  la  rive 
gauche  de  l'Oyapock.  Le  saut  Ruépon  et  celui  de  Wià-hi ,  que 
nous  eûmes  à  passer,  ainsi  que  plusieurs  barrages  ,  nous  prirent 
un  temps  considérable.  La  rivière,  quoique  considérablement 
rétrécie  ,  conservait  encore  la  même  largeur  que  la  Seine  à  Paris. 
Je  donnerai  plus  tard  quelques  détails  sur  le  Yarupi ,  que  j'ai  re- 
monté dans  une  partie  de  son  cours. 

Le  3 ,  après  avoir  passé  le  saut  Ako ,  nous  aperçûmes ,  sur  la 
rive  gauche  de  l'Oyapock,  un  carbet  à  demi  caché  entre  les  arbres, 
qui  annonçait  une  plantation  dans  le  voisinage.  N'y  trouvant  per- 
sonne ,  nous  suivîmes  un  sentier  qui ,  après  un  quart  d'heure  de 


EXCURSION   DANS    l'oYAPOCK.  687 

marche,  nous  conduisit  dans  un  abatis  récemment  brûlé ,  où  nous 
trouvâmes  Waninika,  capitaine  des  Oyampis,  travaillant  avec  l'une 
de  ses  femmes.  Celle-ci  était  dans  l'état  de  pure  nature  et  resta 
devant  nous  sans  chercher  à  se  couvrir ,  quoique  son  camisa  fût 
à  terre  à  côté  d'elle.  Cet  Usage  est  fréquent  parmi  les  Indiennes 
Oyampis.  Quand  elles  veulent  travailler  à  la  terre,  elles  quittent 
leur  unique  vêtement,  sans  doute  pour  être  moins  gênées  dans 
leurs  mouvemens  ;  car  l'économie  est  une  vertu  si  étrangère  au 
caractère  indien ,  qu'elle  ne  peut  être  la  raison  de  cette  cou- 
tume. 

L'abatis  que  nous  venions  de  rencontrer  n'était  pas  celui  où 
demeurait  habituellement  Waninika.  Ce  dernier  était  situé  dix 
lieues  plus  haut  dans  la  rivière.  Les  Indiens  se  fixent  rarement 
pour  un  temps  très-long  dans  le  même  endroit.  Un  événement 
funeste ,  tel  que  la  mort  de  l'un  d'eux ,  la  rareté  progressive  du 
gibier  et  du  poisson ,  ou  un  simple  caprice ,  les  font  changer  de 
place.  Ils  vont  alors  commencer  une  nouvelle  plantation  dans 
quelque  endroit  qui  les  aura  frappés  dans  leurs  voyages ,  souvent 
à  dix,  quinze  et  même  vingt  lieues  de  leur  première  demeure. 
Malgré  cette  distance  et  les  difficultés  de  la  navigation ,  ils  vont  y 
travailler  assez  souvent.  l-/0rsqu'il  s'agit  ensuite  de  s'y  installer 
définitivement ,  ce  qui  a  lieu  quand  le  manioc  est  en  rapport ,  si 
quelque  présage  funeste  se  présente,  tel  que  le  passage  d'un  animal 
de  mauvais  augure  '  dans  le  carbet ,  ils  vont  un  peu  plus  loin  éta- 
blir leur  case,  sans  pour  cela  abandonner  leur  récolte.  C'est  par 
ces  changemens  successifs  que  les  Oyampis  se  rapprochent  peu  à 
peu  des  blancs ,  et  qu'ils  finiront  peut-être  un  jour  par  arriver  au 
bas  de  la  rivière.  Le  Camopi ,  qu'ils  ont  déjà  atteint,  n'est  qu'à 
cinquante  lieues  de  son  embouchure. 

Waninika  était,  il  y  a  peu  d'années,  le  chef  le  plus  puissant  de 

'  Certain!  s  espaces  d'animaux  ne  sonl  pas  regardées  d'un  mauvais  augure 
par  tous  les  Indiens  en  général,  et  d'un  commun  accord;  chacun  ne  .'uitque 
son  caprice  à  cet  égard  ,  et  ce  qui  paraît  funeste  à  l'un  est  indifférent  pour 
uo  autre.  Ceci  a  quelques  rapports  avec  le  tabou  volontaire  que  s'imposent 
les  naturels  de  la  l'olynésie,  pour  certains  objets  qu'ils  choisissent  à  leur 
gré. 


fi38  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rOyapock.  Ses  poitos  ^  étaient  nombreux  et  cultivaient  ses  aba- 
tis ,  chassaient  et  péchaient  pour  lui ,  sans  qu'il  eût  à  s'occuper  de 
ces  divers  travaux.  Tant  de  grandeur  et  de  bien-être  a  disparu  k 
la  suite  d'un  malencontreux  voyage  cju'il  fit  à  Cayenne ,  lorsque 
M.  Milius  était  gouverneur.  Il  fut  revêtu  par  lui  d'un  vieil  uni- 
forme de  capitaine  de  vaisseau ,  admis  à  sa  table ,  invité  à  plu- 
sieurs bals  au  Gouvernement,  et  comblé  de  présens  ,  parmi  les- 
quels étaient  des  fusils  et  des  munitions.  Ces  honneurs  tournèrent 
la  tête  au  pauvre  Waninika  ;  de  retour  parmi  les  siens ,  il  affecta 
des  airs  de  pouvoir  absolu ,  les  maltraita  de  paroles,  et  tira  même, 
dit-on ,  des  coups  de  fusil  sur  plusieurs  d'entre  eux  qui  refusaient 
de  lui  obéir.  Cette  idée  lui  était  venue  en  voyant  fusiller  deux 
soldats  de  la  garnison,  pendant  son  séjour  à  Cayenne.  Les  Indiens, 
peu  accoutumés  à  ces  façons  d'agir,  s'éloignèrent  de  lui  les  uns 
après  les  autres,  et  cessèrent  de  l'aider  dans  ses  travaux.  Aujoiu- 
d'imi  Waninika  est  seul  avec  ses  deux  femmes  et  deux  petits  en- 
fans.  Les  mauvaises  herbes  et  les  broussailles  assiègent  son  car- 
bet ,  et  aucun  de  ses  compatriotes  ne  s'arrête  en  passant  devant 
sa  demeure  ;  il  est  devenu  un  des  plus  misérables  Indiens  de  la 
rivière.  Ceci  donne  une  idée  exacte  de  l'autorité  dont  jouissent  les 
chefs  de  ces  peuplades.  Waninika,  eu  droit,  est  toujours  considéré 
par  les  Indiens  comme  leur  capitaine,  mais  par  le  fait  son  pouvoir 
est  complètement  nul. 

Nous  envoyâmes  un  de  nos  Indiens  prévenir  ceux  du  Yarupi , 
dont  nous  n'étions  séparés  que  par  une  distance  de  quelques  lieues 
à  travers  les  bois,  où  nous  allions  les  attendre  pour  faire  des 
échanges,  près  du  saut  Moutouchy ,  où  Waninika  nous  avait  in- 
diqué cjue  nous  trouverions  un  campement  plus  convenable  que 
celui  où  nous  étions.  Il  nous  y  conduisit  lui-même ,  et  nous  y  ar- 
rivâmes dans  l'espace  de  trois  heures ,  après  avoir  franchi  un  bar- 
rage immense  de  l'oches,  nommé  Loulou- Aï-Tou. 

Le  lendemain  nous  vîmes  reparaître  notre  envoyé  avec  quel- 
ques Indiens  du  Yarupi,  appartenant  aux  habitations  les  plus 

'  Ce  mot  signifie  sujet ,  vassal ,  et  même  esclave  ;  il  est  d'un  usage  gé- 
néral parmi  les  Indiens  de  l'Amazone ,  de  l'Orcnoquc  ,  et  même  d'une  partie 
du  Brésil. 


EXCUUSION     DANS    l'oïAPOCK.  63c) 

proclies  du  lieu  où  nous  avions  fait  halte.  Ceux  plus  éloignés  se 
proposaient  Je  venir  nous  voir  chez  Tapaiarwar ,  frère  de  Wani- 
nika,  où  nous  devions  nous  arrêter.  Ces  Indiens  n'offraient  rien 
de  particulier  dans  leur  costume ,  et  nous  fîmes  avec  eux  quelques 
échanges  d'objets  accoutumés.  Ils  nous  quittèrent  peu  d'heures 
après  leur  arrivée. 

Quelque  temps  après  leur  départ,  nous  vîmes  passer  un  canot, 
que  nous  engageâmes  à  s'arrêter.  Il  contenait  une  famille  d'In- 
tliens  Eraerillons,  qui  venait  du  haut  de  la  rivière  à  plusieurs 
journées  démarche,  et  qui  retournait  au  Camopi.  Tous,  hommes, 
femmes  et  enfans ,  étaient  couverts  de  genipa  et  de  rocou  appli- 
qués grossièrement,  au  point  cpi'ils  conservaient  à  peine  l'appa- 
rence d'êtres  humains.  Leurs  traits  avaient  quelque  chose  de  sau- 
vage et  de  sombre  ,  qu'on  ne  remarque  pas  chez  les  Oyampis ,  dont 
la  figure  est  douce  en  général.  Ils  n'avaient  pour  tout  bagage  que 
quelques  arcs  d'un  travail  imparfait ,  et  un  seul  hamac  d'un  tissu 
si  grossier,  que  nous  refusâmes  de  l'acheter,  quoiqu'ils  nous 
pressassent  de  le  faire.  Tout  en  eux  indiquait  une  nation  moins 
avancée  que  les  autres  Indiens  de  l'Oyapock.  Nous  leur  fîmes  quel- 
ques présens ,  et  les  laissâmes  continuer  leur  route. 

Le  'j,  nous  quittâmes  notre  campement  pour  nous  rendre  chez 
Tapaiarwar,  dont  nous  étions  encore  éloignés  de  six  lieues.  La  ri- 
vière ,  de  plus  en  plus  rétrécie ,  était  encombrée  de  roches ,  de 
sauts,  de  barrages,  qui  nous  obligeaient  à  chaque  instant  de  nous 
mettre  à  l'eau  pour  alléger  nos  canots.  Nous  franchîmes  successi- 
vement les  sauts  de  Wiri,  Mapara  et  Mayamou.  De  ce  dernier  à 
l'habitation  où  nous  nous  dirigions,  l'Oyapock  n'est  qu'une  suite 
non  interrompue  de  roches  qui  laissent  à  peine  un  passage  libre  aux 
embarcations.  Nous  n'arrivâmes  que  le  soir  chez  Tapaiarwar.  Ses 
carbets  sont  situés  au  centre  d'une  presqu'île  assez  considérable , 
et  deux  chemins,  en  sens  opposés,  conduisent  aux  bords  de  la  ri- 
vière. Nous  débarquâmes  au  premier  qui  s'offrit  à  nous,  et,  après 
dix  minutes  de  marche,  nous  arrivâmes  au  koubouya,  où  nous 
trouvâmes  Tapaiarwar  entouré  de  sa  nombreuse  famille ,  qui  se 
composait  de  plus  de  vingt-cinq  personnes.  Ses  fils  et  ses  gendres 
t  hassaient  et  péchaient  pour  lui  ;  les  femmes  soignaient  l'abatis  . 


Gijo  REVUE    DES    DEUX     MONDES. 

de  sorte  qu'il  n'avait  plus  à  s'occuper  de  rien.  Il  passait  tranquil- 
lement ses  journées,  dans  son  hamac,  à  causer  ou  à  dormir.  Une 
partie  des  femmes  n'avaient  aucun  vêtement  :  nous  donnâmes  à 
quelques-unes  de  quoi  couvrir  leur  nudité  ;  mais  nous  n'avions 
pas  une  quantité  d'étofFe  assez  considérable  pour  nous  montrer 
aussi  généreux  que  nous  l'aurions  voulu. 

Nous  eûmes ,  à  notre  arrivée ,  un  exemple  frappant  du  peu  de 
force  qu'ont  les  affections  de  famille  parmi  les  Indiens.  Nous 
avions  dans  notre  équipage  un  des  fils  de  Tapaïarwar,  âgé  d'en- 
viron vingt-deux  ans,  qui,  depuis  plusieurs  années,  avait  quitté 
son  père  pour  aller  vivre  près  des  blancs  du  bas  de  la  rivière.  Nous 
l'engageâmes  vainement  à  débarquer  en  même  temps  que  nous 
pour  voir  plus  tôt  sa  famille  ;  il  préféra  rester  dans  le  canot ,  qui 
faisait  le  tour  de  la  presqu'île.  Quand  il  parut  enfin  danslecarbet, 
où  nous  étions  depuis  deux  heures,  il  resta  debout  sans  adresser 
la  parole  à  aucun  des  siens ,  paraissant  leur  être  complètement 
étranger.  Ce  ne  fut  qu'après  de  vives  sollicitations  de  notre  part 
qu'il  s'avança  vers  son  père  et  lui  adressa  quelques  mots  auxquels 
celui-ci  répondit  avec  la  même  indifférence  ;  l'entrevue  se  ter- 
mina ainsi  sans  plus  de  cérémonies.  Tel  est  en  général  l'usage  des 
Indiens  :  après  de  longues  absences,  ils  rentrent  dans  leur  famille 
avec  le  même  sang-froid  que  s'ils  venaient  de  la  quitter  depuis 
peu  d'instaus. 

Nous  nous  établîmes  dans  le  carbet  de  Tapaïarwar,  notre 
intention  étant  d'y  passer  quelques  jours  pour  nous  reposer  avant 
de  continuer  notre  route;  nous  étions  alois  à  quatre-vingt-deux 
lieues  de  l'embouchure  de  la  rivière  ;  sa  largeur  n'était  plus  que 
d'environ  vingt-cinq  toises  ,  et  elle  était  descendue  à  son  minimum 
d'élévation.  Nous  fîmes  des  excursions  dans  tous  les  sens  ;  la  pre- 
mière fut  consacrée  à  visiter  Waninika ,  qui  demeurait  à  quelque 
distance  au-dessus  de  son  frère.  Nous  le  trouvâmes  dans  l'état 
misérable  que  j'ai  décrit,  seul  avec  ses  deux  femmes  et  deux  pe- 
tits enfans  dans  un  carbet  mal  entretenu  et  à  moitié  rumé.  Il 
était  brouillé  depuis  quelque  temps  avec  Tapaïarwar,  pour  avoir 
tué  un  canaid  domestique  appartenant  à  celui-ci ,  et  dont  A  refu- 
sait de  payer  la  valeur.  Ce  misérable  débat  avait  encore  augmenté 


EXCUKSION    DAJSS    l'oYAPOCK.  64» 

la  haine  des  Indiens  contre  Waninika,  car  le  vol  est  une  chose 
inconnue  parmi  eux.  Croyant  la  présence  de  deux  blancs  favora- 
ble à  ses  intérêts,  ce  dernier  vint  un  jour  chez  Tapaïarwar  et  le 
menaça  de  notre  vengeance,  s'il  continuait  de  réclamer  son  canard. 
Mais  on  pense  bien  que  nous  nous  déclarâmes  neutres  entre  les 
deux  frères. 

Le  surlendemain  de  notre  arrivée ,  les  Indiens  du  Yarupi ,  que 
nous  attendions ,  vinrent  nous  trouver  suivant  leur  promesse. 
Ils  étaient  au  nonibre  de  quinze  et  accompagnés  de  leur  capitaine, 
nommé  Paranapouna.  Un  vieil  uniforme  portugais,  que  le  hasard 
avait  fait  tomber  entre  ses  mains ,  composait  tout  son  costume , 
avec  le  calimbé.  Il  était  probablement  en  son  pouvoir  depuis 
l'occupation  de  la  colonie  par  les  Portugais ,  ou  avait  été  apporté 
dans  rOyapock ,  par  quelque  Indien  de  l'Amazone,  dans  un  de 
ces  longs  voyages  que  la  plus  légère  circonstance  leur  fait  en- 
treprendre. 

Pendant  notre  séjour  chez  Tapaïarwar,  nous  fumes  témoins  de 
quelques  danses  en  grand  costume.  Les  Indiens  se  préparèrent 
à  la  première  plusieurs  jours  à  l'avance.  Chacun  d'eux  confec- 
tionna ses  objets  de  toilette  et  ses  instruments  de  musique.  La 
pièce  la  plus  importante  parmi  les  premiers  consistait  en  une 
coiffure  de  la  forme  de  nos  bonnets  à  poil ,  mais  un  peu  moins 
élevée.  La  carcasse  se  fait  avec  l'écorce  solide  et  flexible  de  l'a- 
rouma ,  qu'on  emploie  ordinairement  à  la  fabrication  des  pagara, 
sorte  de  paniers  d'un  usage  universel  dans  la  colonie.  Cette  car- 
casse est  ornée  de  plumes  de  toutes  couleurs ,  disposées  avec  sy- 
métrie ,  et  trois  longues  plumes  d'aras ,  plantées  à  sa  partie  su- 
périeure, la  font  paraître  plus  élevée  qu'elle  n'est  réellement.  Sur 
le  devant  elle  se  termine  par  une  espèce  de  visière  également  en 
plumes,  qui  cache  la  moitié  de  la  figure.  Les  caUmbés  que  por- 
taient les  Indiens  ce  jour-là  étaient  deux  fois  plus  longs  que  de 
coutume,  et  leurs  deux  bouts  touchaient  presque  la  terre.  Ils 
avaient  le  corps  et  principalement  la  figure  couverts  de  peintures 
régulières  noires  et  rouges.  Ce  sont  les  femmes  qui  font  ordinai- 
rement ces  peintures ,  et  elles  y  déploient  beaucoup  d'adresse  et 
surtout  de  patience  ;  elles  se  servent,  pour  appliquer  la  couleur, 


642  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  petits  bâtons  terminés  en  pointe  plus  ou  moins  menue  ,  selon  la 
délicatesse  des  lignes  qu'elles  veulent  tracer. 

Les  instrumens  de  musique  des  Indiens  ne  consistent  qu'en 
flûtes  qu'ils  fabriquent  avec  les  tiges  du  bambousier  (  bamhusia 
latifolia)^  qui  croît  en  abondance  le  long  de  toutes  les  rivières  de 
la  Guyane  ;  un  morceau  de  tige,  de  trois  pieds  de  long  et  d'un 
pouce  de  diamètre  ,  forme  le  corps  de  la  flûte  ;  ils  en  taillent  un 
second  de  la  grosseur  du  doigt,  et  de  trois  ou  quatre  pouces  de 
long,  en  forme  d'anche,  et  l'enfoncent  dans  l'intérieur  du  pre- 
mier, de  manière  à. ce  qu'il  soit  caché  tout  entier  et  plus  ou  moins 
profondément,  suivant  la  note  qu'ils  veulent  produire.  En  soufflant 
dans  le  roseau  le  plus  gios ,  ils  obtiennent  des  sons  pareils  à  ceux 
du  basson  dans  ses  notes  basses,  et  qui  n'ont  de  désagréable 
que  leur  monotonie.  Chaque  flûte  ne  donne  qu'une  note ,  et 
les  Indiens  se  contentent  de  trois  pour  leur  orchestre.  Ils  montent 
sur  chacune  d'elles  une  certaine  quantité  d'instrumens  qui  doi- 
vent jouer  tous  ensemble  pour  faire  leur  partie.  Ils  recouvrent 
ensuite  chaque  flûte  avec  les  feuilles  d'un  palmier  nain  cpii  sont 
plissées  en  éventail,  et  c{ui  tombent  presque  jusqu'à  terre.  Pour 
marquer  la  mesure ,  un  ou  plusieurs  danseurs  s'attachent  au-des- 
sus de  la  cheville  un  collier  de  noyaux  d'ahouaye,  arbre  qu'ils 
cidtivent  dans  ce  seul  but,  car  il  est  vénéneux  ;  ces  noyaux  sont 
de  forme  irrégulière  et  rendent  un  son  très-bruyant. 

L'usage  veut  que  les  danseurs  ne  paraissent  pas  sur  le  lieu  de 
la  danse ,  qui  est  ordinairement  près  des  carbets,  par  le  chemin 
ordinaire  qui  conduit  à  ceux-ci.  Lors  de  la  danse  dont  je  parle , 
on  en  traça  un  nouveau  dans  le  bois ,  et  l'on  sacrifia  un  espace 
voisin  des  cases ,  couvert  de  cannes  à  sucre,  d'ignames  et  autres 
plantes  utiles.  A  l'entrée  de  la  nuit,  le  son  funèbre  des  flûtes 
nous  annonça  l'approche  des  danseurs  ;  ils  étaient  précédés  d'une 
jeune  fille ,  portant  un  bâton  surmonté  d'une  espèce  d'éven- 
tail ,  orné  de  trois  longues  plumes ,  qui  lui  donnaient  quelque 
ressemblance  avec  un  trident  :  ils  s'arrêtèrent  à  quelque  distdnce 
des  carbets ,  et  ne  reprirent  leur  marche  qu'après  avoir  bu  plu- 
sieurs couys  de  cachiry,  que  les  femmes  leur  portèrent.  Barrère 
rapporte  que  tous  les  spectateurs  se  cachent  au  moment  où  les 


EXCURSION    DANS    l'oYAPOCK.  G/yS 

danseurs  arrivent,  dans  la  croyance  que  celui  d'entre  eux  qui  les 
verrait  le  premier  mourrait  infailliblement  dans  l'année  :  nous 
ne  découvrîmes  aucune  trace  de  cette  superstition.  La  danse  ordi- 
naire des  Indiens  ne  consiste  pas,  connue  la  nôtre,  en  une  suite  de 
pas  et  de  figures  gracieuses  :  ce  n'est  qu'une  marche  monotone 
pendant  laquelle  les  danseurs  ,  placés  à  la  file  les  uns  des  autres, 
ont  chacun  leur  main  gauche  posée  sur  l'épaule  de  celui  qui  pré- 
cède ;  la  droite  porte  la  flûte ,  et  chaque  danseuse  tient  son  dan- 
seur embrassé,  en  lui  passant  le  bras  droit  autour  du  corps.  Une 
partie  des  iustrumens  connnence  un  air  lugubre,  que  les  .autres  ter- 
minent ,  tandis  que  l'Indien  qui  porte  les  grelots  d'ahouaye  mar- 
que la  mesure  ,  en  frappant  avec  force  la  terre  du  pied.  A  chaque 
pas ,  les  danseurs  se  retournent  à  moitié ,  et  s'inclinent  comme 
s'ils  se  saluaient  les  uns  les  autres.  Ces  danses  ,  exécutées  la  nuit, 
à  la  lueur  de  torches  d'un  bois  résineux  ,  que  tiennent  les  spec- 
tateurs, ont  quelque  chose  de  fantastique  et  d'infernal ,  qu'il  est 
impossible  de  décrire. 

Outre  cette  danse ,  les  Indiens  en  ont  d'autres  qui  sont  des 
espèces  de  pantomimes  ,  et  qui  consistent  à  imiter  les  gestes  de 
divers  animaux  dont  elles  portent  le  nom.  Ainsi ,  il  y  a  la  danse 
du  macaque ,  celle  du  toucan ,  du  maïpouri  ou  tapir,  du  ser- 
pent,  etc.  Chaque  danseur  monte  tour- à- tour  sur  une  petite 
estrade,  dressée  à  dessein ,  et  joue  son  rôle,  pendant  que  les  au- 
tres tournent  à  l'entour  en  exécutant  la  marche  que  je  viens  de 
décrire,  au  son  des  instrumens.  Tels  sont,  avec  les  orgies  dont  j'ai 
parlé  plus  haut ,  les  seuls  cUvertissemens  des  Indiens. 

Le  courage  avec  lequel  ils  supportent  sans  se  plaindre  les  dou- 
leurs et  la  mort ,  a  souvent  fait  l'admiiation  des  voyageurs.  Un 
des  fils  de  Tapaïarwar  nous  en  offrit  un  exemple.  Il  était  affecté 
d'un  dépôt  dans  l'oreille ,  qui  lui  causait  les  soufhances  les  plus 
aiguës  ,  sans  qu'il  lui  échappât  la  moindre  plainte.  Toute  la  fa- 
mille ne  paraissait  nullement  s'en  occuper,  et  se  contentait  de 
mettre  un  peu  de  nourriture  à  côté  de  son  hamac ,  quand  elle 
prenait  ses  repas.  Son  mal  paraissait  incurable ,  et  il  a  dû  y  suc- 
comber peu  de  temps  après  notre  départ.  A  cette  occasion,  je  pris 
de  nouvelles  informations  auprès  des  Indiens  siu-  la  coutume 


644  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'on  leur  a  attribuée  de  se  faire  traiter  dans  leurs  maladies  par 
leurs  piayes  ou  sorciers  ;  mais ,  soit  que  cette  coutume  soit  tom- 
bée en  désuétude  ,  soit  qu'elle  n'ait  existé  que  parmi  d'autres  na- 
tions ,  je  n'en  ai  point  rencontré  de  traces  dans  l'Oyapock.  Le  mot 
de  piaye  est  bien  connu  des  Indiens  ,  ainsi  que  de  tous  les  habi- 
tans  de  la  colonie ,  et  désigne  simplement  des  individus  auxquels 
on  attribue  le  pouvoir  de  jeter  des  sorts  sur  leurs  ennemis,  et  de 
leur  occasionner  des  maladies,  et  même  la  mort;  mais ,  non  plus 
que  parmi  nous ,  ces  prétendus  sorciers  ne  sont  soumis ,  pour  de- 
venir tels  ,  à  de  certaines  épreuves ,  par  d'autres  sorciers  plus 
anciens  qu'eux,  ainsi  qu'on  l'a  souvent  répété.  Il  suffit  qu'un  In- 
dien ait  empoisonné  plusieurs  de  ses  compatriotes  pour  devenir  la 
terreur  des  autres,  et  de  la  crainte  à  la  sorcellerie  il  n'y  a  qu'un 
pas.  A  la  différence  de  nos  sorciers  ,  cjui  sont  pour  la  plupart  de 
malheureux  imbéciles  incapables  de  nuire  ,  c'est  par  le  mal  qu'il 
commet  qu'un  piaye  indien  obtient  sa  célébrité.  A  des  crimes 
réels  il  mêle  en  même  temps  des  pratiques  qui  ne  sont  que  ridi- 
cules, mais  qui  ne  frappent  pas  moins  l'esprit  crédule  de  ses  com- 
patriotes. Ainsi ,  il  cachera,  dans  différens  endroits  du  carbet  de 
l'individu  auquel  il  veut  nuire  ,  de  petits  paquets  contenant  des 
fragmens  de  certaines  plantes ,  des  os ,  des  plumes  et  autres  in- 
grédiens  semblables.  Cette  manière  d'ensorceler  n'est-elle  pas 
absolument  semblable  à  celle  employée  par  nos  sorciers  d'autre- 
fois ?  Les  nègres  de  la  colonie  ont  adopté  ces  superstitions  in- 
diennes ,  ou  plutôt  en  ont  apporté  de  pareilles  de  l'Afrique ,  et 
quelques-uns  d'entre  eux  passent  pour  d'habiles  piayes  parmi 
leurs  camarades  ,  et  même  aux  yeux  de  certains  habitans. 

Je  ne  nie  pas,  d'une  manière  absolue,  que  les  Indiens  dans  leurs 
maladies  n'aient  recours  aux  sortilèges  ;  les  récits  des  mission- 
naires qui  ont  passé  de  longues  années  parmi  eux  méritent  trop 
de  confiance  pour  que  j'essaie  de  les  révoquer  en  doute;  je  dis 
seulement  que  cet  usage  ne  s'est  pas  offert  à  moi.  Il  est  bien 
connu  d'ailleurs  que  les  Indiens  traitent  par  des  spécifiques  le 
petit  nombre  de  maladies  auxquelles  ils  sont  sujets ,  et  qu'ils  en 
possèdent  d'excellens  contre  la  dysenterie ,  la  morsure  des  ser- 
pens,  etc. 


EXCURSION    DANS    l'oVAPÔCK.  645 

La  saison  des  pluies ,  qui  est  d'autant  plus  précoce  qu'on  s'é- 
loigne davantage  des  côtes  de  la  Guyane ,  s'était  annoncée ,  peu 
de  jours  après  notre  arrivée,  par  des  grains  qui  augmentaient 
successivement  en  intensité  et  en  durée.  L'Oyapock  commençait 
à  hausser,  et  la  difficulté  de  le  remonter  croissait  dans  la  même 
proportion.  La  personne  que  j'accompagnais  avait  atteint  le  but 
de  son  voyage  par  les  achats  nombreux  qu'elle  avait  faits  aux 
Indiens  ;  elle  renonça  à  aller  plus  loin ,  et  se  disposa  à  descendre 
avant  que  l'impétuosité  du  courant  pût  compromettre  ses  ca- 
nots, qui  étaient  chargés  à  couler  bas.  J'aurais  été  obligé  de  faire 
comme  elle  ,  lorsque  nous  fûmes  rejoints  par  M.  Adam  de  Bauve, 
jeune  voyageur  chaigé  par  le  gouveiuieur  de  la  colonie  de  pré- 
parer les  voies  à  M.  Leprieur,  qui  se  préparait,  àCayenne,  au 
voyage  qu'il  exécute  en  ce  moment ,  et  dont  j'ai  parlé  au  com- 
mencement de  mon  récit.  L'intejition  de  M.  Adam  de  Bauve  étant 
devisiter  le  Yarupi ,  avant  de  continuer  sa  route,  je  lui  proposai  de 
l'accompagner,  et  je  laissai  mon  premier  compagnon  paitir  seul. 

Les  quinze  jours  que  j'ai  passés  chez  Tapaïarwar  ne  nr'ont 
laissé  que  des  impressions  favorables  sur  les  Indiens.  La  bonne 
iutelligenc|^ ,  la  paix ,  régnaient  parmi  les  membres  de  cette  fa- 
mille. Tous  se  levaient  au  point  du  jour,  allaient  se  baigner  .dans 
la  rivière  ,  puis  revenaient  au  carbet  prendre  leur  repas  en  com- 
mun. Chacun  se  livrait  ensuite  aux  occupations  que  sa  fantaisie 
lui  suggérait  :  les  hommes  allaient  à  la  chasse  ,  à  la  pèche ,  fa- 
briquaient des  flèches  ,  ou  se  couchaient  dans  leurs  hamacs  ;  les 
fenrmes  préparaient  les  alimens,  travaillaient  à  l'abatis  ou  tis- 
saient des  hamacs  en  coton.  Tous  ne  donnaient  à  la  paresse 
qu'un  temps  modéré  pour  des  Indiens,  et  je  n'ai  vu ,  pendant  mon 
séjour,  aucun  excès  de  cachiry,  même  à  la  suite  des  danses  dont 
j'ai  parlé.  Ainsi  entouré  des  siens,  Tapaiarvvar,  tranquille  et 
déchargé  de  toute  espèce  de  travaux  ,  ressemblait  à  un  patriarche 
qui  achève  en  paix  sa  carrière;  et ,  en  contemplant  cette  existence 
paisible  et  ignoiée  ,  je  me  suis  souvent  demandé  ce  que  la  civili- 
sation pourrait  faire  de  plus  pour  lui  ,  sans  trouver  à  cette  ques- 
tion de  réponse  satisfaisante. 

Théodore  Lacordaire.^  ' 

TOME  vin.  4'- 


CHROîsIQUES  DE  FRANCE. 


VI'. 


Pav  une  belle  matinée  du  commencement  de  mai  de  l'année 
suivante ,  une  barque  élégante,  à  la  proue  façonnée  en  col  de  cy- 
gne, à  la  poupe  abritée  d'une  tente  fleurdelisée,  et  surmontée  d'un 
pavillon  aux  armes  de  France ,  à  l'aide  de  dix  rameurs  et  d'une 
petite  voile,  glissait  comme  un  oiseau  aquatique  sur  la  surface  de  la 
rivière  de  l'Oise.  Les  rideaux  de  cette  tente  étaient  ouverts  au  midi 
pour  laisser  arriver,  jusqu'aux  personnes  qu'elle  abritait  de  tous 
les  autres  côtés ,  le  rayon  matinal  d'un  jeune  soleil  de  mai ,  et  le 
premier  souffle  si  embaumé  de  l'air  tiède  et  vivace  du  printemps. 
Sous  cette  tente ,  deux  femmes  étaient  assises  ou  plutôt  couchées 
sur  un  riche  tapis  de  velours  bleu  brodé  d'or,  s'adossant  à  des 
coussins  de  même  étoffe ,  et  derrière  elles  mie  troisième  se  tenait 
respectueusement  debout. 

Certes ,  il  eût  été  difficile  de  trouver  dans  le  reste  du  royaume 
trois  femmes  qui  pussent  disputer  à  celles-ci  le  prix  de  la  beauté , 
dont  il  semblait  qu'il  eût  plu  au  hasard  de  rassembler  dans  cet 

'   Voyez  la  livraison  du  i"  décembre. 


SCÈNES    HISTORIQUES.  ^47*  ' 

étroit  espace  les  trois  types  les  plus  accentués  et  les  plus  diffé- 
rens.  La  plus  âgée  est  déjà  connue  de  nos  lecteurs  par  la  des- 
cription que  nous  en  avons  faite  ;  mais  en  ce  moment  son  visage 
pâle  et  hautain  était  couvert  d'un  coloris  factice,  qu'elle  devait 
au  reflet  ardent  de  l'étoffe  rouge  de  la  tente,  derrière  laquelle 
frappaient  les  rayons  du  soleil,  et  qui  ajoutait  à  sa  physionomie 
une  expression  étrange.  Celle-ci  était  Isabeau  de  Bavière. 

L'enfant  qui  était  couchée  à  ses  pieds ,  dont  la  tête  reposait  sur 
ses  genoux ,  dont  elle  tenait  les  deux  petites  mains  enfermées  dans 
une  des  siennes ,  dont  les  cheveux  noirs  s'échappaient  d'un  hen- 
nin doré  en  grosses  boucles  garnies  de  perles  ,  dont  les  yeux  ,  ve- 
loutés comme  ceux  des  Italiennes,  jetaient,  en  souriant  à  demi, 
des  rayons  si  doux ,  qu'ils  paraissaient  incompatibles  avec  leur 
couleur  foncée;  c'était  la  jeune  Catherine,  douce  et  blanche  co- 
lombe qui  devait  sortir  de  l'arche  pour  rapporter  à  deux  nations 
le  rameau  d'olivier. 

Celle  qui  se  tenait  debout  derrière  les  deux  autres,  c'était  made- 
moiselle de  Thian ,  dame  de  Gyac  ;  tête  blonde  et  rosée ,  à  demi 
penchée  sur  une  épaule'nue  ;  taille  fragile  qui  semblait  prête  à  se 
briser  au  moindre  souffle  ;  bouche  et  pieds  d'enfant ,  corps  aérien, 
aspect  d'ange. 

En  face  d'elle ,  appuyé  contre  le  mât ,  une  main  à  la  garde  de 
son  épée,  l'autre  tenant  un  bonnet  de  velours  fourré  de  martre, 
uu  homme  contemplait  ce  tableau  de  l'Albane  :  c'était  le  duc  Jean 
de  Bourgogne. 

Le  sire  de  Gyac  avait  voulu  rester  à  Pontoise  :  il  s'était  chargé 
de  la  garde  du  loi,  qui,  quoique  convalescent,  n'était  point  encore 
en  état  d'assister  aux  conférences  qui  allaient  avoir  lieu.  Rien  , 
au  reste  ,  dans  les  relations  du  duc ,  du  sire  de  Gyac  et  de  sa 
femme ,  n'était  changé ,  malgré  la  scène  que  nous  avons  essayé  de 
peindie  dans  le  chapitre  précédent  ;  et  les  deux  amans ,  les  yeux 
fixés  l'un  sur  l'autre ,  silencieux  et  absorbés  dans  une  seule  pen- 
sée ,  celle  de  leur  amour ,  ignoraient  qu'ils  eussent  été  épiés  et  dé- 
couverts dans  cette  nuit  où  nous  avons  vu  le  sire  de  Gyac  dispa- 
raître dans  la  forêt  de  Beaumont,  emporté  par  RalfF  sur  les  traces 
de  son  compagnon  inconnu. 


6^8  IIKVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Au  moment  où  nous  avons  attiré  l'attention  de  nos  lecteurs  sur 
la  barque  qui  descendait  le  fleuve ,  elle  était  bien  près  du  lieu  où 
elle  devait  déposer  ses  passagers,  et  déjà  de  l'endroit  où  ils  étaient, 
ils  pouvaient  apercevoir,  dans  la  petite  plaine  située  entre  la  ville 
de  Meulan  et  la  rivière  de  l'Oise,  plusieurs  tentes  surmontées,  les 
unes  d'un  penoncel  aux  armes  de  France ,  les  autres  d'un  étendard 
aux  armes  d'Angleterre.  Ces  tentes  avaient  été  construites  à  cent 
pas  de  distance  en  face  les  unes  des  autres,  de  manière  à  simuler 
deux  camps  opposés.  Au  milieu  de  l'espace  qui  les  séparait ,  on 
avait  bâti  un  pavillon  ouvert ,  dont  les  deux  portes  opposées  se 
trouvaient  dans  la  direction  des  deux  entrées  d'un  parc  clos  de 
portes  solides  et  environné  de  pieux  et  de  larges  fossés.  Ce 
parc  enfermait  de  tous  côtés  le  camp  cjue  nous  venons  de  décrire, 
et  chacune  de  ses  barrières  était  gaidée  par  mille  hommes ,  les 
uns  de  l'armée  de  France  et  Bourgogne ,  les  autres  de  l'armée 
d'Angle  teri'e. 

A  dix  heures  du  matin ,  les  portes  du  parc  s'ouvrirent  simulta- 
nément aux  deux  extrémités  opposées.  Les  clairons  sonnèrent,  et 
du  côté  des  Français ,  s'avancèrent  les  personnages  que  nous  avons 
déjà  vus  dans  la  barque ,  tandis  que  du  côté  opposé  venait  à  leur 
rencontre  le  roi  Henri  V  d'Angleterre,  accompagné  de  ses  frères, 
les  ducs  de  Glocester  et  de  Clarence. 

Ces  deux  petites  troupes  royales  marchèrent  au-devant  l'une  de 
l'autre,  afin  de  se  joindre  sous  le  pavillon.  Le  duc  de  Bourgogne 
avait  à  sa  droite  la  reine ,  à  sa  gauche  madame  Catherine  ;  le  roi 
Henri  était  au  milieu  de  ses  deux  frères ,  et  derrière  eux  à  quel- 
ques pas  marchait  le  comte  de  Warwick. 

Arrivés  sous  le  pavillon  où  devait  avoir  lievi  l'entrevue  ,  le  roi 
salua  lespectueusement  madame  Isabeau  ,  et  l'embrassa  sur  les 
deux  joues  ainsi  que  la  princesse  Catherine  '.  Quant  au  duc  de 
Bourgogine  ,  il  fléchit  un  peu  le  genou  ;  le  roi  le  prit  par  la  main  , 
h;  releva ,  et  ces  deux  puissans  princes  ,  ces  deux  vaillans  cheva- 
liers, se  trouvant  enfin  face  à  face,  se  regardèrent  quelques  instans 
en  silence  avec  la  curiosité  de  deux  hommes  qui  avaient  souvent 

'  Eiigiieriantl  de  Monstrclet. 


SCÈNES    HISTORIQUES.  649 

désiré  se  rencontrer  sur  le  champ  de  bataille.  Chacun  connaissait 
la  force  et  la  puissance  de  la  main  qu'il  serrait  :  l'un  avait  mérité 
le  nom  de  Sans-Peur,  et  l'autre  obtenu  celui  de  Conquérant. 

Cependant  le  roi  revint  bientôt  à  la  princesse  Catherine,  dont  la 
gracieuse  figure  l'avait  déjà  vivement  touché ,  lorsque ,  devant 
Rouen  ,  le  cardinal  des  Ursins  lui  avait  présenté  son  portrait.  Il 
la  conduisit ,  ainsi  que  la  reine  et  le  duc ,  aux  sièges  qui  avaient 
été  préparés  pour  les  recevoir,  s'assit  en  face  d'eux,  et  fit  avancer 
le  comte  de  Warwick,  afin  qu'il  lui  servît  d'interprète.  Celui-ci 
mit  alors  un  genou  en  terre. 

—  Madame  la  reine  ,  dit-il  en  français  ,  vous  avez  désiré  une 
entrevue  avec  notre  gracieux  souverain  le  roi  Henri,  afin  d'aviser 
aux  moyens  de  conclure  la  paix  entre  les  deux  royaumes.  Monsei- 
gneur le  roi,  aussi  désireux  que  vous  de  cette  paix,  s'est  empressé 
d'accepter  cette  entrevue.  Vous  voici  en  face  l'im  de  l'autre,  tenant, 
comme  Dieu,  le  sort  des  peuples  dans  votre  droite.  Parlez,  madame 
la  reine;  parlez,  monsieur  le  duc,  et  puisse  Dieu  mettre  dans  vos 
bouches  royales  et  souveraines  des  paroles  de  conciliation  ! 

Le  duc  de  Bourgogne  se  leva  sur  un  signe  de  la  reine  ,  et  prit 
à  son  tour  la  parole  : 

—  Nous  avons  reçu,  dit-il,  les  demandes  du  loi  ;  elles  consistent 
en  trois  réclamations  '  :  l'exécution  du  traité  de  Bretigny  -^ ,  l'a- 
bandon de  la  Normandie  ,  et  la  souveraineté  absolue  de  ce  qui  lui 
serait  cédé  par  le  traité.  Yoici  quelles  sont  les  répliques  présentées 
par  le  conseil  de  France. 

Le  comte  de  Warwick  prit  le  parchemin  que  lui  présentait  le 
duc. 

Le  roi  Henri  demanda  un  jour  pour  l'examiner  et  y  ajouter 
ses  remarques  ;  puis  il  se  leva ,  offrant  la  main  à  la  reine  et  à  la 
princesse  Catherine,  et  les  reconduisit  jusqu'à  leur  tente  avec 
des  marques  de  respect  et  de  tendre  courtoisie ,  qui  prouvaient 
assez  quelle  impression  avait  produite  sur  lui  la  fille  des  rois  de 
France. 

'  Rapin  Thoyras. — ^Acta  publica. 

""  Le  traité   de  Rreligny   était  celui    par  lequel  le  roi  Jean  fut   r.  mis  tu 
liberté. 


65o  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  lendemain ,  une  nouvelle  conféi-ence  eut  lieu  ;  mais  ma- 
dame Catherine  n'y  assista  point.  Le  roi  d'Angletene  parut 
mécontent.  Il  remit  au  duc  de  Bourgogne  le  parchemin  qu'il  en 
avait  reçu  la  veille.  L'entrevue  fut  froide  et  courte. 

Le  roi  d'Angleterre  avait  ajouté ,  de  sa  main ,  au-dessous  de 
chaque  réplique  du  conseil ,  des  conditions  si  exorbitantes ,  que 
la  reine  ni  le  duc  n'osèrent  prendre  sur  eux  de  les  accepter  ^ .  Ils 
les  envoyèrent  à  Pontoise,  afin  qu'elles  fussent  mises  sous  les 
yeux  du  roi ,  le  pressant  toutefois  de  les  accepter ,  la  paix ,  à 
quelque  prix  que  ce  fut ,  étant ,  disaient-ils ,  le  seul  moyeu  de 
sauver  la  monarchie. 

Le  roi  de  France  était  dans  un  de  ses  momens  de  retour  à  la 
raison ,  qu'on  peut  comparer  à  cette  heure  du  crépuscule  matinal, 
où  le  jour,  luttant  encore  avec  la  nuit  qu'il  n'a  pas  vaincue,  ne 
laisse  entrevoir  de  chaque  objet  qu'une  forme  confuse  et  flottante. 
Le  sommet  des  plus  hautes  montagnes  seulement  commence  à 
s'éclairer  des  rayons  du  soleil  :  mais  la  plaine  est  encore  dans 
l'ombre.  Ainsi  dans  la  tête  bourdonnante  du  roi ,  les  pensées  pri- 
mitives, pensées  d'instinct  général  et  de  conservation  person- 
nelle, attiraient  à  elles  les  premiers  rayons  de  lumièie  que  fai- 
sait luire  la  raison ,  laissant  dans  la  nuit  ce  qui  n'était  qu'intérêt 

Voici  les  répliques  du  conseil  de  France  et  les  émargemens  condition- 
nels qu'y  avait  ajoutés  le  roi  d'Angleterre. 

1°  Le  roi  d'Angleterre  renoncera  à  la  couronne  de  France. 

Le  roi  consent,  pourvu  qu'on  ajoute  :  hormis  pour  ce  qui  sera  cédé  par 
le  traité. 

2°  Il  renoncera  à  la  Touraine  ,  à  l'Anjou ,  au  Maine  et  à  la  souveraineté 
sur  la  Bretagne. 

Cet  article  ne  plaît  pas  au  roi. 

3°  Il  jurera  que  ni  lui  ni  aucun  de  ses  successeurs  ne  recevront  en  aucun 
temps ,  ni  pour  quelque  cause  que  ce  soit ,  le  transport  de  la  couronne  de 
France  d'aucune  personne  qui  y  ait  ou  prétende  y  avoir  droit. 

Le  roi  en  est  content,  a  la  cçndition  que  son  adversaire  jurera  la  même 
chose  quant  aux  domaines  et  possessions  d'Angleterre. 

4°  Il  fera  enregistrer  ses  renonciations  ,  promesses  et  engagemens  ,  de  la 
meilleure  manière  que  le  roi  de  France  et  son  conseil  pourront  aviser. 
Cet  article  ne  plaît  pas  ay,  roi. 

,&°  Au  lieu  de  Ponthieu  et  de  Montreuil,  il  sera  permis  au  roi  de  France 


SCÈNES    HISTORIQUES.  65l 

vague  et  abstraction  politique.  Ces  momens  de  transition  ,  qui 
arrivaient  à  la  suite  des  grandes  crises  physiques ,  étaient  toujours 
accompagnés  d'une  faiblesse  d'esprit  et  d'un  abandon  de  volonté 
qui  faisait  que  le  vieux  monarque  cédait  à  toutes  les  demandes , 
dussent-elles  avoir  un  résultat  tout-à-fait  contraire  à  son  intérêt 
personnel,  ou  à  celui  du  royaume  :  dans  ces  heures  de  convales- 
cence, il  éprouvait  donc,  avant  tout,  un  besoin  de  repos  et  de  sen- 
timens  doux ,  dont  la  continuation  seule  pouvait  rendre  à  cette 
nîachine  usée  par  les  querelles  intestines ,  la  guerre  étrangère , 
les  émeutes  civiles,  ces  jours  de  calme  dont  avait  si  grand  besoin 
sa  vieillesse  prématurée.  Certes ,  s'il  eût  simplement  été  un  brave 
bourgeois  de  sa  bonne  ville ,  si  d'autres  circonstances  l'eussent 
conduit  à  l'état  où  il  était,  une  famille  aimante  et  aimée ,  la  tran- 
quillité de  l'ame ,  les  soins  du  corps ,  eussent  pu ,  pendant  longues 
années  encore ,  prolonger  cette  existence  débile  ;  mais  il  était  roi  ! 
Les  partis  rugissaient  au  pied  de  son  trône  comme  les  lions  autour 
de  Daniel;  de  ses  trois  fils  aînés,  triple  espoir  du  royaume,  il  en 
avait  vu  mourir  deux  avant  l'âge ,  et  il  n'avait  point  osé  recher- 
cher les  causes  de  leur  mort  ;  un  seul  restait  près  de  lui ,  à  la  tète 
jeune  et  blonde  -,  celui-là  passait  souvent  dans  ses  accès  de  délire, 
au  milieu  des  démons  de  ses  rêves ,  comme  un  ange  d'amour  et 

de  donner  un  équivalent  quelconque  en  tel  endroit  de  son  royaume  qu'il  le 
jugera  convenable. 

Cet  article  ne  plaît  pas  au  roi. 

6°  Comme  il  y  a  encore  en  Normandie  diverses  forteresses  que  le  roi 
d'Angleterre  n'a  point  encore  conquises ,  et  qui  cependant  doivent  lui  être 
cédées ,  il  se  désistera  en  cette  considération  de  toutes  les  autres  conquêtes 
qu'il  a  faites  ailleurs  ;  chacun  rentrera  dans  la  jouissance  de  ses  biens  ,  en 
quelques  lieux  qu'ils  soient  situés  ;  de  plus  il  se  fera  une  alliance  entre  les 
deux  rois. 

Te  roi  approuve,  a  la  condition  que  les  Ecossais  et  les  rebelles  ne  seront 
pas  compris  dans  cette  alliance. 

•j'  Le  roi  d'Angleterre  rendra  les  Goo,ooo  écus  donnés  au  roi  Richard  pour 
la  dot  de  madame  Isabelle ,  et  4oo,ooo  écus  pour  les  joyaux  de  cette  prin- 
cesse, retenus  en  Angleterre. 

Le  roi  compensera  cet  article  avec  ce  qui  reste  dû  de  la  rançon  du  roi 
Jean,  et  il  fait  remarquer  cependant  que  les  joyaux  de  madame  Isabelle 
ne  valent  pas  le  quart  de  ce  qu'on  demande. 


f)52  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  consolation.  Eh  bien!  celui-là  ,  le  dernier  enfant  de  son  cœur, 
le  dernier  rejeton  de  la  vieille  tige,  celui-là  qui,  lorsque  son 
père  était  abandonné  de  ses  valets ,  oublié  de  la  reine ,  méprisé 
de  ses  grands  vassaux,  se  glissait  quelquefois  la  nuit  dans  sa 
chambre  sombre  et  solitaire ,  consolant  le  vieillard  avec  ses  pa- 
roles, réchauffant  ses  mains  avec  son  souffle,  rassérénant  son 
front  avec  ses  baisers  ;  celui-là  aussi ,  la  guerre  civile  l'avait  pris 
à  bras  le  corps  et  l'avait  jeté  loin  de  lui  ;  et  depuis  ce  départ , 
chaque  fois  que  dans  la  lutte  de  l'ame  et  de  la  matière ,  de  la 
raison  et  de  la  folie,. la  raison  était  parvenue  à  l'emporter,  tout 
tendait  à  abréger  ces  momens  lucides,  pendant  lesquels  le  roi 
ressaisissait  le  pouvoir  aux  mains  fatales  qui  en  abusaient,  tandis 
qu'au  contraire ,  dès  cjue  la  folie  avait ,  comme  une  ennemie  mal 
vaincue,  repris  le  dessus  sur  la  raison,  elle  avait  pour  auxiliaires 
fidèles  la  reine  et  le  duc ,  seigneurs  et  valets ,  tout  ce  qui  régnait 
enfin  à  la  place  du  roi ,  quand  le  roi  ne  pouvait  plus  régner. 

Charles  VI  sentait  à  la  fois  le  mal  et  l'impuissance  d'y  remé- 
dier ;  il  voyait  le  royaume  déchiré  par  trois  partis  qu'une  main 
forte  aurait  pu  soumettre;  il  sentait  qu'il  fallait  la  volonté  d'un 
roi ,  et  lui ,  pauvre  vieillard ,  pauvre  insensé  ,  il  en  était  à  peine 
le  fantôme  :  enfin,  comme  un  homme  surpris  par  un  tremblement 
de  terre,  il  entendait  craquer  tout  à  l'entour  de  lui  le  grand  édifice 
de  la  monarchie  féodale  ,  et  comprenant  qu'il  n'avait  ni  la  force 
de-  soutenir  la  voûte  ni  la  puissance  de  fuir ,  il  baissait  sa  tête 
blanche  et  résignée,  et  attendait  le  coup. 

On  lui  avait  remis  le  message  du  duc  et  les  cotiditions  du  roi 
d'Angleterre;  ses  valets  l'avaient  laissé  seul  dans  sa  chambre; 
quant  à  ses  courtisans,  depuis  long-temps  il  n'en  avait  plus. 

Il  avait  lu  le  parcîiemin  fatal  qui  forçait  la  légitimité  de  traiter 
avec  la  conquête;  il  avait  pris  la  plume  pour  signer,  puis  au  mo- 
ment d'écrire  les  sept  lettres  qui  composaient  son  nom,  il  avait 
songé  que  chacune  de  ces  lettres  lui  coûterait  une  province,  et 
jetant  avec  un  cri  d'angoisse  sa  plume  loin  de  lui,  il  avait  laissé 
tomber  sa  tête  entre  ses  mains,  en  disant  :  Mon  Dieu  !  Seigneur, 
ayez  pitié  de  moi! 

Il  était  depuis  une  heure  absorbé  dans  des  pensées  incohé- 


SCÈNES    HISTORIQUES.  653 

rentes  qui  resseiublaieut  au  délire,  essayant  de  saisir,  au  milieu 
d'elles ,  cette  volonté  d'homme  que  son  cerveau  irrité  n'avait  la 
force  ni  de  poursuivre  ni  de  fixer,  et  qui ,  en  lui  échappant  tou- 
jours, réveillait  en  son  front  mille  nouvelles  pensées  qui  n'a- 
vaient avec  elle  aucune  relation.  Il  pressentait  cjue  dans  ce  chaos 
le  reste  de  sa  raison  allait  lui  échapper;  il  pressait  sa  tète  entre  ses 
deux  mains  comme  pour  l'y  retenir  :  la  terre  tournait  sous  lui  ;  il 
avait  des  bruissemens  dans  les  oreilles;  il  passait  des  lueurs  de- 
vant ses  yeux  fermés  ;  il  sentait  enfin  la  folie  infernale  s'abattre 
sur  sa  tête  chauve,  lui  rongeant  le  crâne  avec  ses  dents  de  feu. 

Dans  ce  moment  suprême ,  la  porte ,  dont  la  garde  était  confiée 
au  sire  de  Gyac ,  s'ouvrit  doucement;  un  jeune  homme  s'y  glissa 
léger  comme  une  ombre ,  vint  s'appuyer  sur  le  dos  du  fauteuil  du 
vieillard ,  et  après  l'avoir  contemplé  un  instant  avec  compassion  et 
respect ,  il  se  pencha  à  son  oreille  et  ne  dit  que  ces  deux  mots  : 
«  Mon  père  !  » 

Ces  paroles  produisirent  un  eft'et  magicjue  sur  celui  auquel  elles 
étaient  adressées  :  aux  accens  de  cette  voix ,  ses  mains  s'écartèrent, 
sa  tête  se  releva ,  il  demeura  le  corps  plié ,  la  bouche  haletante  , 
les  yeux  fixes ,  n'osant  se  retounier  encore ,  tant  il  craignait  d'a- 
voir cru  entendre ,  et  de  n'avoir  pas  entendu. 

—  C'est  moi ,  mon  père ,  dit  une  seconde  fois  la  voix  douce  ;  et 
le  jeune  homme,  tournant  autour  du  fauteuil ,  vint  doucement  se 
mettre  à  genoux  sur  le  coussin  où  reposaient  les  deux  pieds  du 
vieillard. 

Celui-ci  le  regarda  un  instant  d'un  œil  hagard;  puis,  tout-à- 
coup  poussant  un  cri,  il  lui  jeta  les  bras  autour  du  cou,  serra 
cette  tète  blonde  sur  sa  poitrine ,  appuyant  ses  lèvres  sur  ses  che- 
veux avec  un  amour  qui  ressemblait  à  de  la  fureur. 

— Oh  !  oh  !  dit-il  d'une  voix  sanglotante,  oh  !  mon  fils,  mon  en- 
fant, mon  Charles;  et  les  larmes  jaillissaient  de  ses  yeux.  —  Oh  ! 
mon  enfant  bien-aimé ,  c'est  toi ,  toi  !  dans  les  bras  de  ton  vieux 
père!  est-ce  vrai,  est-ce  vrai?  parle-moi  donc  encore...  toujours. 

Puis  il  éloignait  de  ses  deux  mains  la  tête  de  l'enfant ,  fixait  ses 
yeux  hagards  sur  les  yeux  de  son  fils  ;  et  celui-ci ,  qui  ne  pouvait 
parler  non  plus,  tant  sa  voix  était  noyée  dans  les  larmes!  lui  fai- 


554  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sait     souriant  et  pleurant  à  la  fois ,  signe  de  la  tête  qu'il  ne  se 
trompait  pas. 

Comment  es-tu  venu?  disait  le  vieillard  ;  quels  chemins  as- 
tu  pris  ?  quels  dangers  as-tu  courus  pour  moi,  pour  me  revoir?  oh  ! 
sois  béni,  enfant,  pour  ton  cœur  filial;  sois  béni  du  Seigneur 
comme  tu  es  béni  par  ton  père  !  Et  le  pauvre  roi  couvrit  de  nou- 
veau son  fils  de  baisers. 

Mon  père ,  dit  le  Dauphin,  nous  étions  à  Meaux  lorsque  nous 

avons  appris  les  conférences  qui  allaient  s'ouvrir  pour  traiter  de  la 
paix  entre  la  France  et  l'Angleterre,  et  nous  avons  su  en  même 
temps  que  ,  souffrant  et  malade ,  vous  ne  pouviez  assister  à  l'en- 
trevue. 

—  Et  comment  as-tu  appris  cela  ? 

—  Par  un  de  nos  amis  dévoué  à  vous  et  à  moi ,  mon  père  ,  par 
celui  à  qui  est  confiée  la  garde  de  nuit  de  cette  porte  ;  et  il  indiqua 
celle  par  laquelle  il  était  entré. 

— Par  le  sire  de  Gyac  !  dit  le  roi  effrayé.  —  Le  Dauphin  fit  de  la 
tête  un  signe  afïirmatif.  —  Mais  cet  homme  est  au  duc  ,  continua 
le  roi  avec  un  effroi  croissant;  cet  homme,  il  t'a  fait  venir  pour  te 
livrer  peut-être  ! 

—  Ne  craignez  rien ,  mon  père ,  reprit  le  Dauphin,  le  sire  de 
Gyac  est  à  nous. 

Ce  ton  de  conviction  avec  lequel  parlait  le  Dauphin  rassura 

le  roi. 

—  Et  alors  quand  tu  as  su  que  j'étais  seul?  reprit  le  vieillard. 

—  J'ai  voulu  vous  revoir  ,  mon  père  ;  et  Tanneguy  ,  qui  avait 
lui-même  à  s'entretenir  d'affaires  importantes  avec  le  sire  de  Gyac, 
a  consenti  à  m'accompagner  ;  d'ailleurs ,  pour  plus  grande  sûreté 
encore  ,  deux  autres  braves  chevaliers  se  sont  joints  à  nous. 

—  Dis-moi  leurs  noms  ,  que  je  les  garde  dans  mon  cœur. 

—  Le^sire  de  Vignolles  dit  La  Hire  ,  et  Pothon  de  Xaintrailles. 
Aujourd'hui ,  à  dix  heures  du  matin ,  nous  sommes  partis  de 
Meaux  ;  nous  avons  tourné  Paris  par  Louvres ,  où  nous  avons  pris 
d'autres  cheA^aux,  et  à  la  tombée  de  la  nuit  nous  sommes  arrivés 
aux  portes  de  la  ville ,  où  Pothon  et  La  Hire  nous  attendent.  La 
lettre  du  sire  de  Gyac  jious  a  servi  de  sauf-conduit ,  et  §ans  qu'on 


SCÈNES    HISTOUIQUES.  655 

se  doutât  qui  nous  sommes,  je  suis  parvenu  jusqu'à  cette  porte  , 
que  le  sire  de  Gyac  m'a  ouverte;  et  me  voilà ,  mon  père ,  me  voilà 
à  vos  pieds  ,  dans  vos  bras  ! 

Oui ,  oui ,  dit  le  roi ,  laissant  tomber  sa  main  à  plat  sur  le 
parchemin  qu'il  allait  signer,  lorsqu'il  avait  été  interrompu  par 
le  Dauphin ,  et  qui  contenait  les  conditions  de  paix  onéreuses 
que  nous  avons  rapportées  ;  oui  ,  te  voilà  ,  mon  enfant ,  venant , 
comme  l'ange  gardien  du  l'oyaume ,  me  dire  :  —  Roi ,  ne  livre 
pas  la  France  ;  venant,  comme  mon  fds,  me  dire  :  — Père  ,  garde- 
moi  mon  héritage  I  Oh  I  les  rois  ! . . .  les  rois  ! . . .  ils  sont  moins  li- 
bres que  le  dernier  de  leurs  sujets  ;  ils  doivent  compte  à  leurs 
successeurs ,  et  puis  encore  à  la  France ,  du  patrimoine  légué  par 
leurs  ancêtres.  Ah  î  quand  bientôt  je  me  trouverai  face  à  face  de 
mon  royal  père  ,  Charles-le-Sage ,  quel  compte  fatal  aurai-je  à 
lui  rendre  du  royaume  qu'il  m'a  laissé  riche  ,  calme  et  puissant , 
et  que  je  te  laisserai ,  à  toi ,  pauvre  ,  plein  de  troubles  et  morcelé 
en  lambeaux  !  Ah  I  tu  viens  me  dire  :  Ne  signe  pas  cette  paix , 
n'est-ce  pas  ?  tu  viens  me  le  dire. 

—  Il  est  vrai  que  cette  paix  est  onéreuse  et  fatale,  dit  le  Dau- 
phin ,  qui  venait  de  parcourir  le  parchemin  sur  lequel  en  étcKent 
écrites  les  conditions,  et  que  moi  et  mes  amis,  continua-t-il , 
nous  briserons  nos  épées  jusqu'à  la  poignée  sur  le  casque  de  ces 
Anglais ,  plutôt  que  de  signer  avec  eux  un  pareil  traité ,  et  que 
nous  tomberons  tous  jusqu'au  dernier  sur  cette  terre  de  France, 
plutôt  que  de  la  céder  de  notre  plein  gré  à  notrc  vieil  ennemi..,. 
Oui ,  cela  est  vrai ,  mon  père. 

Charles  YI  prit  d'une  main  tremblante  le  parchemin ,  le  re- 
garda quelque  temps  ;  puis ,  par  un  mouvement  spontané  ,  il  le 
déchira  en  deux  parties. 

—  Le  Dauphin  se  jeta  à  sou  cou. 

—  Soit ,  dit  le  roi.  Eh  bien  I  soit  la  guerre  I  mieux  vaut  une 
bataille  perdue  qu'une  paix  honteuse. 

—  Le  Dieu  des  armées  sera  pour  nous  ,  mon  père. 

—  Mais  si  le  duc  nous  abandonne  ,  et  passe  aux  Anglais  I 

—  Je  traiterai  avec  lui ,  répondit  le  Dauphin. 
■ —  Tu  as  refusé  jusqu'à  présent  toute  entrevue. 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  J'en  solliciterai  une. 

—  Et  Tanneguy  ? 

—  Y  consentira ,  mon  père  ;  bien  plus  ,  il  sera  porteur  de  ma 
tlemande  et  l'appuiera ,  et  alors  le  duc  et  moi  ,  nous  nous  retour- 
nerons vers  ces  Anglais  damnés ,  nous  les  pousserons  devant  nous 
jusqu'à  leurs  vaisseaux.  Ali!  nous  avons  de  nobles  hommes  d'ar- 
mes ,  de  loyaux  soldats ,  une  bonne  cause ,  c'est  plus  qu'il  n'en 
faut ,  monseigneur  et  père ,  un  seul  regard  de  Dieu ,  et  nous 
sommes  sauvés. 

—  Le  seigneur  t'entende  !  —  Il  piùt  le  parchemin  déchiré.  — 
En  tout  cas ,  dit-il ,  voici  ma  réponse  au  roi  d'Angleterre. 

—  Sire  de  Gyac  ,   dit  aussitôt  le  Dauphin  à  haute  voix. 

Le  sii"e  de  Gyac  entra ,  soulevant  la  tapisserie  qui  pendait  de- 
vant la  porte. 

—  Voici,  lui  dit  le  Dauphin,  la  réponse  aux  propositions  du 
roi  Henri.  Vous  la  porterez  demain  au  duc  de  Bourgogne  ;  vous 
y  joindrez  cette  lettre  ,  c'est  une  entrevue  que  je  lui  demande 
pour  régler  en  bons  et  loyaux  amis  les  affaires  de  ce  pauvre 
royaume. 

De  Gyac  s'inclina ,  prit  les  deux  lettres  ,  et  sortit  sans  ré- 
pondre. 

—  Maintenant ,  mon  père ,  continua  le  Dauphin ,  en  se  rap- 
prochant du  vieillard ,  maintenant  qui  vous  empêche  de  vous 
soustraire  à  la  reine  et  au  duc,  qui  vous  empêche  de  nous  suivre? 
Partout  où  vous  serez,  sera  la  France.  Venez,  vous  trouverez 
près  de  nous  ,  de  la  part  de  mes  amis  ,  respect  et  dévouement  ; 
de  ma  part ,  à  moi ,  amour  et  soins  pieux.  Venez ,  mon  père ,  nous 
avons  de  bonnes  villes  bien  gardées  ,  Meaux  ,  Poitiers  ,  Tours  , 
Orléans  ;  leurs  remparts  crouleront ,  leurs  garnisons  se  feront 
tuer,  nos  amis  et  moi  tomberons  jusqu'au  dernier  sur  le  seuil 
de  votre  porte  ,  avant  qu'il  vous  ai'rive  malheur. 

Le  roi  regarda  le  Dauphin  avec  tendresse. 

—  Oui  ,  oui ,  lui  dit-il ,  tu  ferais  tout  cela  comme  tu  le  pro- 
n'iets. . .  Mais  il  est  impossible  que  j'accepte  ;  va ,  mon  aiglon  ,  tu 
as  l'aile  jeune  ,  forte  et  rapide  ;  va ,  et  laisse  en  son  nid  le  vieil 
aigle  dont  l'Age  a  brisé  les  ailes  et  engourdi  les  serres  ;  va  ,  mon 


SCÈNES    HISTORIQUES.  ÔSt 

enfant,  et  qu'il  te  suffise  de  m'avoir  donné  une  nuit  lieureuse 
avec  ta  présence ,  d'avoir  écarté  la  folie  de  mon  front  avec  tes 
caresses  ;  va,  mon  fils  ,  et  que  ce  bien  que  tu  m'as  fait,  Dieu  te  le 
rende  ! 

Alors  le  roi  se  leva ,  la  crainte  d'une  surprise  le  forçant  d'a- 
bréger ces  instans  de  bonheur  si  rares  que  la  présence  du  seul 
être  dont  il  fût  aimé  faisait  descendre  sur  sa  vie.  Il  conduisit  le 
Dauphin  jusqu'à  la  porte  ,  le  serra  une  fois  encore  contre  son 
cœur  ;  et  le  père  et  le  fds  ,  qui  ne  devaient  plus  se  revoir,  échan- 
gèrent leur  dernier  adieu  et  leur  dernier  baiser.  Le  jeune  Charles 
sortit. 

—  Soyez  tranquille ,  disait  au  même  moment  de  Gyac  à  Tan- 
neguy,  je  le  conduirai  sous  votre  hache  comme  le  taureau  sous  la 
masse  du  boucher. 

—  Qui?  dit  le  Dauphin  ,  paraissant  tout-à-coup  à  côté  d'eux. 

—  Personne,  monseigneur,  répondit  froidement  Tanneguy; 
le  sire  de  Gyac  me  raconte  mie  aventure  passée  depuis  longues 
années. 

Tanneguy  et  de  Gyac  échangèrent  un  regaid  d'intelligence. 
De  Gyac  les  conduisit  hors  des  portes  de  la  ville  ;  au  bout  de  dix 
minutes  ,  ils  retrouvèrent  Pothon  et  La  Hire ,  qui  les  attendaient. 

—  Eh  bien  !  dit  La  Hire  ,  le  traité?... 

—  Déchiré,  répondit  Tanneguy. 

—  Et  l'entrevue?  continua  Pothon. 

—  Aura  lieu  d'ici  à  peu  de  temps ,  si  Dieu  le  permet  ;  mais 
quant  à  présent,  messeigneurs  ,  je  crois  que  le  plus  pressé  est  de 
gagner  du  chemin.  Il  faut  que  demain,  au  point  du  jour,  nous 
soyons  à  Meaux ,  si  nous  voulons  éviter  quelque  escarmouche 
avec  ces  damnés  Bourguignons.  ' 

La  petite  troupe  parut  convaincue  de  la  justesse  de  cette  ob- 
servation ,  et  les  quatre  cavaliers  partirent  aussi  rapidement  que 
pouvait  les  emporter  le  galop  de  leurs  lourds  chevaux  de  guerre. 

Le  lendemain  ,  le  sire  de  Gyac  se  rendit  à  Meulan  ,  chargé  de 
son  double  message  pour  le  duc  de  Bourgogne.  Il  entra  dans  le 
pavillon  où  ce  prince  conférait  avec  Henri  d'Angleterre  et  le 
comte  deWarwick. 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  duc  Jean  rompit  avec  empressement  le  fil  de  soie  rouge  qui 
fermait  la  lettre  que  lui  présenta  son  favori ,  et  auquel  pendait  le 
sceau  royal.  Il  trouva  sous  l'enveloppe  le  traité  déchiré  ;  c'était 
la  seule  réponse  du  roi  ,  ainsi  qu'il  l'avait  promis  au  Dauphin. 

—  Notre  sire  est  dans  un  de  ses  momens  de  délire  ,  dit  le  duc 
en  rougissant  de  colère  ;  car ,  Dieu  lui  pardonne ,  il  a  déchiré 
ce  qu'il  devait  signer. 

Henri  regardait  fixement  le  duc ,  qui  s'était  formellement  en- 
gagé au  nom  du  roi. 

—  Notre  sire,  répondit  tranquillement  de  Gyac,  n'a  jamais 
été  plus  sain  d'esprit  et  de  corps  qu'il  ne  l'est  en  ce  moment. 

—  Alors  c'est  moi  qui  suis  fou,  dit  Henri  en  se  levant,  d'a- 
voir cru  à  des  promesses  que  l'on  n'avait  ni  la  puissance,  ni  peut- 
être  la  volonté  de  tenir. 

A  ces  mots ,  le  duc  Jean  se  leva  d'un  bond  :  tous  les  muscles 
de  son  visage  tremblaient ,  ses  narines  étaient  gonflées  de  colère , 
son  souffle  était  bruyant  comme  la  respiration  d'un  lion  ;  cepen- 
dant il  n'avait  rien  à  dire  ,  il  ne  trouvait  rien  à  répondre. 

—  C'est  bon ,  mon  cousin ,  continua  Henri ,  donnant  avec 
intention  à  Jean  de  Bourgogne  le  titre  que  lui  donnait  le  roi  de 
France  ;  c'est  bon  ,  maintenant  je  suis  aise  de  vous  dire  que  nous 
prendrons  de  foice  à  votre  roi  ce  que  nous  demandions  qu'il  nous 
cédât  de  bonne  volonté,  notre  part  de  cette  terre  de  France,  notre 
place  dans  sa  famille  royale  ;  nous  aurons  ses  villes  et  sa  fille ,  et 
tout  ce  que  nous  avons  demandé  avec  elles ,  ou  nous  le  débou- 
terons de  son  royaume,  et  vous  de  votre  duché. 

—  Sire ,  répondit  le  duc  de  Bourgogne  sur  le  même  ton  ,  vous 
en  parlez  à  votre  aise ,  et  selon  votre  désir  ;  mais  auparavant 
d'avoir  débouté  monseigneur  le  roi  hors  de  son  royaume  ,  et  moi 
hors  de  mon  duché ,  vous  aurez  de  quoi  vous  lasser,  nous  n'en 
faisons  nul  doute  \  et  peut-être  bien  qu'au  lieu  de  ce  que  vous 
croyez,  vous  aurez  assez  à  faire  de  vous  garder  dans  votre  île  2. 

Ce  disant ,  il  tourna  le  dos  au  roi  d'Angleterre ,  sans  attendre 

1  Enguerrand  de  Monstrelet. 
=>  GoUut. 


SCÈNES    HISTORIQUES.     '  65() 

sa  réponse  ni  le  saluer,  et  sortit  par  la  porte  qui  donnait  du  côté 
de  ses  tentes. 

De  Gyac  le  suivit. 

—  Monseigneur,  lui  dit-il  après  avoir  fait  quelques  pas,  j'ai 
encore  un  autre  message. 

—  Porte-le  au  diable ,  s'il  ressemble  au  premier,  dit  le  duc  ; 
quant  à  moi ,  j'en  ai  assez  d'un  pour  un  jour. 

—  Monseigneur ,  continua  de  Gyac  sur  le  même  ton ,  c'est 
une  lettre  de  monseigneur  le  Dauphin  :  il  vous  demande  une 
entrevue. 

—  Ah  !  voilà  qui  raccommode  tout,  dit  le  duc  en  se  retournant 
vivement  ;  et  où  est  cette  lettre  ? 

—  La  voilà ,  monseigneur.  —  Le  duc  la  lui  arracha  des  mains , 
et  la  lut  avidement. 

—  Qu'on  lève  les  tentes  et  qu'on  renverse  les  enceintes ,  dit  le 
duc  aux  serviteurs  et  aux  pages,  et  que  ce  soir  il  ne  reste  pas  trace 
de  cette  entrevue  maudite  ! 

—  Et  vous ,  messieurs ,  continua-t-il  en  s'adressant  aux  sei- 
gneurs ,  que  ces  paroles  avaient  fait  sortir  de  leurs  pavillons ,  à 
cheval ,  l'épée  au  vent ,  et  guerre  d'extermination  ,  guerre  à  mort 
à  tous  ces  loups  affamés  qui  nous  arrivent  d'outre-mer,  et  à  ce  fils 
d'assassin  qu'ils  appellent  leur  roi  ^  ! 

'  Le  père  de  Henri  V  était  monté  sur  le  trône  d'Angleterre  en  faisant 
ssassiner  Richard. 


YIII. 


ILJ^  IP(De^  ©IS  m(Di3^]2!aiââl. 


Le  II  juillet  suivant,  à  sept  heures  du  matin,  deux  troupes 
assez  considérables ,  l'une  de  Bourguignons  ,  sortant  de  Corbeil , 
l'autre  de  Français,  venant  de  Melun,  marchèrent  l'une  vers 
l'autre  comme  pour  se  livrer  une  bataille.  Ce  qui  auiait  pu  don- 
ner plus  de  poids  encore  à  cette  supposition ,  c'est  que  toutes  les 
précautions  habituelles  en  pareille  occasion  avaient  été  stricte- 
ment observées  de  chaque  côté  :  les  hommes  et  les  chevaux 
étaient  couverts  de  leurs  armures  de  guerre  ;  les  écuyers  et  les 
pages  portaient  les  lances ,  et  chaque  cavalier  avait  à  la  portée  de 
sa  main,  pendue  à  l'arçon  de  sa  selle,  soit  une  masse,  soit  une 
hache  d'armes.  Arrivées  près  du  château  de  Pouilly,  sur  la  chaus- 
sée des  étangs  du  Vert,  les  deux  troupes  en^ieniies  se  trouvèrent 
en  vue;  aussitôt  de  part  et  d'autre  une  lialte  fut  faite  ;  les  visières 
s'abaissèrent,  les  écuyers  présentèrent  les  lances,  et  d'un  mou- 
vement unanime  les  deux  troupes  se  mirent  en  marche ,  avec  la 
lenteur  de  la  défiance  et  de  la  précaution.  Arrivées  à  deux  traits 
d'arc  à  peu  près  l'une  de  l'autre ,  elles  s'arrêtèrent  de  nouveau  : 
de  chaque  côté;  onze  chevaliers  sortirent  des  rangs,  visière  bais- 
sée ,  et  s'avancèrent ,  laissant  la  troupe  à  laquelle  ils  appar- 
tenaient immobile  derrière  eux  comme  une  muraille  d'airain  ; 
à  vingt  pas  seulement  les  uns  des  autres ,  ils  firent  une  nouvelle 
halte  ;  de  chaque  côté  encore ,  un  honnne  descendit  de  son  che- 
val ,  en  jeta  la  bride  au  bras  de  son  voisin  ,  et  s'avança  à  pied  dans 
cet  espace  libre ,  de  manière  à  avoir  fait ,  en  même  temps  que 
celui  qui  venait  à  sa  rencontre ,  la  moitié  du  chemin   cjiii  les 


SCÈNES  HISTORIQUES.  66 1 

séparait.  A  quatre  pas  l'un  de  l'autre  ,  ils  levèrent  la  visière  de 
leurs  casques,  et  chacun  reconnut  dans  l'un  de  ces  deux  hommes 
le  dauphin  Charles,  duc  de  Touvaine,  et  dans  l'autre,  Jeau-Sans- 
Peur,  duc  de  Bourgogne. 

Dès  que  le  duc  Jean  vit  ope  celui  qui  s'avançait  à  sa  rencontre 
était  bien  le  fds  de  son  souverain  et  seigneur ,  il  s'inclina  plusieurs 
fois  et  mit  un  genou  en  terre.  Le  jeune  Charles  le  prit  aussitôt  par 
la  main ,  l'embrassa  sur  les  deux  joues  et  voulut  le  faire  relever  ; 
mais  le  duc  s'y  refusa:  «  Monseigneur,  lui  dit-il,  je  sais  bien 
comment  je  dois  vous  parler.  » 

Enfin ,  le  Dauphin  le  força  de  se  lever  :  «  Beau  cousin ,  lui 
dit-il ,  en  lui  présentant  un  parchemin  revêtu  de  sa  signature  et 
scellé  de  son  sceau ,  si  au  traité  que  voici ,  fait  entre  nous  et  vous , 
il  est  quelque  chose  qui  ne  soit  pas  à  votre  plaisir  ,  nous  voulons 
que  vous  le  corrigiez ,  et  dorénavant  voulons  et  voudrons  ce  que 
vous  voulez  et  voudrez,  » 

C'est  moi  qui  me  conformerai  à  vos  ordres,  Monseigneur,  ré- 
pondit le  duc,  car  il  est  dans  mon  devoir  et  dans  ma  volonté 
de  vous  obéir  désoniiais  en  tout  ce  que  vous  désirerez. 

Après  ces  paroles  ,  chacun  d'eux  étendit  la  main  sur  la  croix  de 
son  épée ,  à  défaut  d'Evangile  ou  de  saintes  reliques  ,^  jurant  de 
maintenir  la  paix  d'une  manière  durable.  Aussitôt  tous  ceux  qui 
les  avaient  accompagnés  les  rejoignirent  joyeux,  criant  Noël ,  et 
maudissant  d'avance  celui  qui ,  désormais ,  reprendrait  les  armes 
pour  une  aussi  fatale  querelle. 

Alors  le  Dauphin  et  le  duc  échangèrent  leurs  épées  et  leurs 
chevaux  en  signe  de  fraternité  ;  et ,  lorsque  le  Dauphin  se  mit  en 
selle  ,  le  duc  lui  tint  l'étrier  ,  quoique  celui-ci  le  suppliât  de  n'en 
lien  faire  ;  ensuite  ils  chevauchèi-ent  quelque  temps  à  côté  l'un 
de  l'autre  ,  devisant  amicalement ,  Français  et  Bourguignons  mê- 
lés à  leur  suite.  Puis ,  après  s'être  embrassés  une  seconde  fois ,  ils 
se  séparèi-ent ,  le  Dauphin  pour  retourner  à  Melun  ,  et  le  duc  de 
Bourgogne  à  Corbeil.  Dauphinois  et  Bourguignons  suivirent  cha- 
cun leur  maître. 

Deux  hommes  lestèrent  les  derniers. 

TOME   VIII.  4^ 


Gfi?.  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

—  Taniieguy,  dit  l'un  d'eux  d'une  voix  sourde ,  j'ai  tenu  ma 
promesse  ;  as-tu  tenu  la  tienne  ? 

—  Etait-ce  possible ,  niessiie  de  Gyac ,  répondit  Tanneguy, 
couvert  de  fer  et  accompagné  comme  il  l'était?  Mais,  soyez  tran- 
quille ,  avant  la  fin  de  l'année ,  nous  trouverons  plus  beau  jeu  et 
meilleure  occasion. 

—  Satan  le  veuille  !  dit  Gyac. 

—  Dieu  me  le  pardonne  !  dit  Tanneguy. 

Et  tous  deux  piquèrent  leurs  chevaux ,  se  tournant  le  dos ,  l'un 
pour  rejoindre  le  duc ,  et  l'autre  le  Dauphin. 

Le  soir  de  ce  jour ,  un  grand  orage  éclata  à  l'endroit  même  où 
avait  eu  lieu  la  conférence,  et  le  tonnerre  brisa  l'arbre  de  la  chaus- 
sée ,  sous  lequel  la  paix  avait  été  jurée.  Beaucoup  regardèrent  cela 
comme  un  mauvais  présage ,  et  quelques-uns  dirent  tout  haut 
que  cette  paix  ne  serait  pas  plus  durable  qu'elle  n'était  sincère  ' . 

Cependant  quelques  jours  après  le  Dauphin  et  le  duc  publiè- 
rent leurs  lettres  de  ratifications  du  traité  -. 

Les  Parisiens  en  avaient  reçu  la  nouvelle  avec  une  grande 
joie  :  ils  avaient  pensé  que  le  duc  ou  le  Dauphin  allait  revenir 
à  Paris  pour  les  défendre  ;  leur  attente  fut  trompée.  La  reine  et 
le  roi  avaient  quitté  Pontoise ,  laissant  dans  cette  ville  ,  trop  voi- 
sine des  Anglais  pour  qu'ils  y  demeurassent  avec  sécurité ,  le 
sire  de  l'Iladam  à  la  tète  d'une  nombreuse  garnison.  Le  duc 
les  rejoignit  à  Saint-Denis  où  ils  s'étaient  retirés,  et  les  Parisiens, 
ne  voyant  faire  aucune  assemblée  pour  marcher  contre  les  An- 
glais ,  retombèrent  dans  le  découragement. 

Quant  au  duc ,  il  s'était  de  nouveau  abandonné  à  cette  apathie 
inconcevable  dont  quelques  exemples  se  retrouvent  dans  la  vie 
des  hommes  les  plus  braves  et  les  plus  actifs,  et  qui,  pour  presque 
tous ,  a  été  un  signe  augurai  que  leur  heure  suprême  allait  bien- 
tôt sonner. 

Le  Dauphin  lui  écrivait  lettre  sur  lettre  pour  l'engager  à  bien 
défendre  Paris ,  taudis  que  lui  ferait  une  diversion  sur  les  fron- 

'  Journal  de  Paris. 

'  Enguerrand  de  Monstrelet ,  Juvénal ,  Histoire  de  Bourgogne. 


SCÈNES    HISTORIQUES.  663 

lières  du  Maine:  le  duc,  en  les  recevant,  donnait  quelques  or- 
dres ;  puis ,  comme  s'il  eût  été  incapable  de  continuer  la  lutte 
que  depuis  douze  ans  il  soutenait ,  il  allait ,  ainsi  qu'un  enfant 
lassé ,  se  couclier  aux  pieds  de  sa  belle  maîtresse ,  perdant  le 
souvenir  du  monde  entier  dans  un  des  regards  de  ses  beaux 
yeux.  C'est  le  propre  d'un  amour  violent  de  faire  prendre  en 
dédain  toutes  les  choses  de  la  vie  qui  n'ont  point  rapport  à  cet 
amour  même  :  c'est  que  toutes  les  autres  passions  viennent  de  la 
tète,  et  celle-là  seule  du  cœur.  Cependant  les  murmures  que  la 
paix  avait  calmés ,  reprirent  bientôt  naissance  ;  des  bruits  va- 
gues de  trahison  recommencèrent  à  circuler,  et  un  événement 
qui  se  passa  sur  ces  entrefaites  vint  y  donner  une  nouvelle 
créance. 

Henri  de  Lancastre  avait  bien  jugé  de  quel  désavantage  devait 
être  pour  lui  l'alliance  du  Dauphin  et  du  duc  ;  en  conséquence  il 
résolut  de  s'emparer  de  Pontoise  avant  que  ses  deux  ennemis 
n'eussent  le  temps  de  combiner  leurs  mouvemens.  A  cet  effet, 
trois  mille  hommes ,  conduits  par  Gaston ,  second  fils  d'Archam- 
bault,  comte  de  Foix,  qui  s'était  rendu  Anglais,  partirent  de 
Meulan  dans  la  soirée  du  3 1  juillet ,  et  arrivèrent  à  la  nuit  noire 
au  pied  des  murailles  de  la  ville  de  Pontoise.  Ils  posèrent  en 
silence  des  échelles  contre  le  rempart,  à  quelque  distance  de 
l'une  des  portes  ,  et ,  sans  être  aperçus  du  guet ,  ils  montèrent  un 
à  un  sur  la  muraille  au  nombre  de  trois  cents  :  alors  ceux  qui 
étaient  montés  mirent  l'épée  à  la  main  ,  se  dirigèrent  vers  la  porte, 
égorgèrent  le  poste  qui  la  gardait,  et  ouvrirent  à  leurs  cama- 
rades ,  qui  se  ruèrent  dans  les  rues ,  en  criant  :  Saint-Georges  , 
et  ville  gagnée  'I... 

L'Iladam  entendit  ces  cris  ;  il  les  reconnut  pour  les  avoir 
proférés  lui-même  :  il  se  jeta  aussitôt  à  ba^de  son  lit,  s'habilla 
à  la  hâte ,  et  n'était  encore  qu'à  moitié  vêtu ,  lorsque  les  Anglais 
vinrent  frapper  à  coups  redoublés  à  la  porte  de  la  maison  qu'il 
habitait.  Il  n'eut  que  le  temps  de  saisir  une  pesante  hache  d'armes, 
d'éteindre  la  lampe  qui  pouvait  le  traliir,  et  de  s'élancer  par  une 

*  Enguerrand  de  Monstrelet. 


G64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fenêtre  qui  donnait  dans  une  cour.  Au  même  instant  les  Anglais 
enfoncèrent  la  porte  de  la  rue. 

L'Iladam  courut  à  ses  écuries,  sauta  sur  le  premier  cheval 
venu,  et  sans  selle  ,  sans  bride,  s'élança  sous  le  porche  encom- 
bré d'Anglais  qui  montaient  dans  les  chambres  ,  passa  au  milieu 
d'eux,  au  moment  où  ils  s'y  attendaient  le  moins  ,  tenant  d'une 
main  la  crinière  du  cheval ,  et  de  l'autre  faisant  tournoyer  sa 
hache.  Un  Anglais  avait  voulu  se  jeter  au-devant  de  lui ,  et  il 
était  tombé  la  tète  fendue  ;  sans  cet  homme  sanglant  et  étendu 
à  leurs  pieds,  les  autres  auraient  cru  voir  passer  une  appa- 
rition. 

L'Iladam  s'élança  vers  la  porte  de  Paris ,  elle  était  fermée  ; 
la  confusion  était  telle ,  que  le  concierge  n'en  put  retrouver  les 
clefs  :  il  fallait  la  rompre  à  coups  de  hache  ;  l'Iladam  se  mit  à 
l'œuvre.  Derrière  lui  les  liourgeois  fuyans  s'amassaient  dans  la 
rue  étroite,  augmentant  à  chaque  instant  de  nombre,  n'ayant 
d'espoir  que  dans  la  promptitude  avec  laquelle  la  hache  de 
l'Iladam ,  qui  se  levait  et  retombait  sans  aelàche ,  leur  ouvri- 
rait une  issue. 

Bientôt  des  cris  de  désespoir  partirent  de  l'autre  extrémité  de 
cette  rue  :  les  fuyards  avaient  eux-mêmes  indiqué  le  chemin  à 
leurs  ennemis.  Les  Anglais  entendirent  les  coups  qui  retentis- 
saient sur  la  porte  ;  et,  pour  arriver  à  l'Iladam, "ils  chargeaient 
cette  foule  désarmée  qui  n'opposait  qu'une  masse  inerte ,  mais 
épaisse ,  mais  profonde  ;  rempart  vivant  et  serré  que  sa  terreur 
même  rendait  plus  difficile  encore  à  entamer.  Cependant  les 
hommes  d'armes  fouillaient  cette  foule  à  coups  de  lance,  les 
arbalétriers  en  abattaient  des  rangs  entiers  5  les  flèches  venaient , 
autour  de  l'Iladam  ,  s'enfoncer  en  tremblant  dans  la  porte 
ébranlée,  gémissante',  mais  résistant  toujours.  Les  cris  se  rap- 
prochaient de  lui  ;  un  instant  il  crut  que  le  rempart  de  bois  serait 
plus  long  à  enfoncer  que  le  rempart  de  chair  :  les  Anglais  n'é^ 
taient  plus  qu'à  trois  longueurs  de  lance  de  lui  ;  enfin  la  porte 
se  brisa ,  vomissant  au  dehors  un  flot  d'hommes ,  à  la  tête  duquel 
le  cheval  épouvanté  empoita  l'Iladam  comme  l'éclair. 

Lorsque  le  duc  de  Bourgogne  apprit  cette  nouvelle ,  au  lieu 


SChNES    HISTORIQUES.  665 

d'assembler  une  année  et  de  marcher  aux  Anglais  ,  il  fit  monter 
le  roi ,  la  reine  et  madame  Catherine  dans  mi  carrosse ,  monta 
lui-même  à  clieval,  et  avec  les  seigneurs  de  sa  maison  il  se  retira , 
par  Provins ,  à  Troyes  en  Champagne ,  laissant  en  la  ville  de 
Paris  le  comte  de  Saint-Pol  comme  lieutenant ,  l'iladam  comme 
gouverneur,  et  M*  Eustache  Delaistre  comme  chancelier  '. 

Deux  heures  après  le  départ  du  duc  de  Bourgogne ,  les  fugitifs 
commencèrent  à  arriver  à  Saint- Denis.  C'était  pitié  de  voir  ces 
pauvres  gens  blessés ,  sanglans ,  à  demi  nus ,  mourant  de  faim  , 
et  exténués  d'une  marche  de  sept  lieues  pendant  laquelle  ils  n'a- 
vaient pas  osé  se  reposer  un  instant.  Le  récit  des  atrocités  com- 
mises par  les  Anglais  était  écouté  partout  avec  autant  d'avidité  que 
de  terreur  ;  des  groupes  se  formaient  dans  les  rues  tout  autour  de 
ces  malheureux  ;  puis  tout  à  coup  le  cri ,  les  Anglais  !  les  Anglais  î 
retentissait,  et  chacun  fuyait,  rentrant  dans  sa  maison  ,  fermant 
ses  fenêtres  ,  barricadant  ses  portes  et  criant  merci  ! 

Cependant  les  Anglais  pensaient  plus  à  profiter  de  leur  vittoiie 
qu'à  la  poursuivre.  Le  séjour  de  la  cour  à  Pontoise  en  avait  fait 
une  ville  de  luxe  :  l'iladam  et  une  partie  des  seigneurs  qui 
s'étaient  enrichis  à  la  prise  de  Paris ,  y  avaient  entassé  leurs 
trésors;  les  Anglais  y  firent  un  pillage  de  plus  de  deux  millions. 

En  même  temps  on  apprit  la  prise  de  Château-Gaillard  ,  l'une 
des  citadelles  les  plus  fortes  de  la  Normandie.  Olivier  de  Mauny 
en  était  le  capitaine  ;  et ,  quoiqu'il  n'eût  pour  toute  garnison  que 
cent  vingt  gentilshommes ,  il  tint  seize  mois ,  et  ne  fut  forcé 
que  par  une  circonstance  que  l'on  n'avait  pu  prévoir  :  les  coides 
pour  tirer  l'eau  des  puits  s'usèrent  et  se  rompirent  ;  ils  suppor- 
tèrent sept  jours  la  soif ,  puis  enfin  ils  se  rendirent  aux  comtes 
de  Huntingdon  et  de  KimC;,  qui  tenaient  le  siège. 

Le  Dauphin  apprit  en  même  temps  à  Bourges  ,  où  il  rassem- 
blait son  armée  ,  la  reddition  honorable  de  Château  -  Gail- 
lard et  la  surprise  inattendue  de  Pontoise.  On  ne  manqua  pas 
de  lui  représenter  cette  dernière  ville  comme  ayant  été  ven- 
due aux  Anglais.  Ce  qui  donnait  quelque  apparence  de  fondement 

*  Engucrrand  de  Monstrelct. 


C)66  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  ce  bruit ,  c'est  que  le  duc  de  Bourgogne  en  avait  confié  la  garde 
à  l'un  des  seir^neurs  qui  lui  étaient  le  plus  dévoués ,  et  que  ce  sei- 
gneur, quoique  d'une  bravoure  reconnue,  l'avait  laissé  prendre 
sans  rien  faire  ostensiblement  pour  sa  défense.  Les  ennemis  du  duc 
qui  entouraient  le  Dauphin,  saisirent  cette  occasion  de  faire  rentrer 
dans  l'esprit  du  prince  des  soupçons  qu'ils  y  avaient  déjà  nourris  si 
long-temps.  Tous  demandaient  la  rupture  du  traité  et  une  guerre 
franche  et  loyale  ,  en  place  de  cette  alliance  fausse  et  traîtresse  ; 
Tanneguy  seul ,  malgré  sa  haine  bien  connue  contre  le  duc  ,  sup- 
pliait le  Dauphin  de  réclamer  une  seconde  entrevue  avant  d'avoir 
recours  à  aucune  démonstration  hostile. 

Le  Dauphin  prit  une  résolution  qui  conciliait  à  la  fois  les  deux 
avis  :  il  vint  avec  une  puissance  de  vingt  mille  combattans  à  Mon- 
tereau ,  afin  d'être  prêt  à  la  fois  à  traiter,  si  le  duc  acceptait  la 
nouvelle  entrevue ,  ou  à  recommencer  les  hostilités ,  s'il  la  refu- 
sait. Tanneguy,  qui ,  au  grand  étonnement  de  tous  ceux  qui  con- 
naissaient son  caractère  décidé  ,  avait  constamment  été  pour  les 
moyens  conciliateurs  ,  fut  envoyé  à  Troyes ,  où  nous  avons  dit 
qu'était  le  duc  :  il  portait  à  celui-ci  des  lettres  signées  du  Dau- 
phin ,  qui  fixaient  Montereau  pour  le  lieu  de  la  nouvelle  entre- 
vue ;  et ,  connue  il  n'y  avait  pas  de  place  au  château  pour  Du- 
châtel  et  sa  suite ,  le  sire  de  Gyac  lui  donna  l'hospitalité. 

Le  duc  accepta  l'entrevue ,  mais  il  y  mit  pour  condition  que  le 
Dauphin  viendrait  à  Troyes  ,  où  étaient  le  roi  et  la  reine.  Tan- 
neguy revint  à  Montereau. 

Le  Dauphin  et  ceux  qui  l'entouraient  étaient  d'avis  de  prendre 
la  réponse  du  duc  pour  une  déclaration  de  guerre  et  de  recourir 
aux  armes. Tanneguy  seul,  infatigable,  impassible,  offrait  au  Dau- 
phin de  faire  de  nouvelles  démarches  ,  et  s'opposait  avec  entête- 
ment à  toute  mesure  hostile.  Ceux  qui  savaient  quelle  haine  il  y 
avait  au  fond  du  cœur  de  cet  homme  contre  le  duc  Jean ,  n'y 
comprenaient  plus  rien  :  ils  le  croyaient  gagné  comme  tant  d'au- 
tres l'avaient  été,  et  faisaient  part  de  leurs  soupçons  au  Dauphin  ; 
mais  celui-ci  les  rapportait  aussitôt  à  Tanneguy ,  en  lui  disant  : 
—  «  N'est-ce  pas ,  mon  père ,  que  tu  ne  me  trahiras  pas?  » 

Enfin  arriva  une  lettre  du  sire  de  Gyac  ;  grâce  à  ses  instaures, 


SCÈNES    HISTORIQUES.  66^ 

Je  duc  était  chaque  jour  moins  éloigné  de  venir  traiter  avec  le 
Dauphin  ;  cette  lettre  étonna  tout  le  monde  ,  excepté  Tanneguy, 
qui  paraissait  s'y  attendre. 

En  conséquence  ,  Dm  luitel  retourna  à  Troyes  au  nom  du  Dau- 
phin ;  il  proposa  au  duc  le  pont  île  Montereau ,  comme  le  lieu 
le  plus  favorable  à  l'entrevue.  Il  était  autorisé  à  s'engager,  au 
nom  du  Dauphin ,  à  livrer  au  duc  le  château  et  la  rive  droite  de 
la  Seine,  avec  liberté  pour  celui-ci  de  loger,  dans  cette  for- 
teresse et  dans  les  maisons  bâties  sur  celte  rive  ,  tout  autant  de 
gens  d'armes  qu'il  le  croirait  nécessaire.  Le  Dauphin  se  réser- 
vait la  ville  et  la  rive  gauche  :  quant  à  la  langue  de  terre  qui  se 
trouve  entre  l'Yonne  et  la  Seine  ,  c'était  un  terrain  neutre  qui  ne 
devait  appartenir  à  personne  ;  et  comme  à  cette  époque,  à  l'ex- 
ception d'un  moulin  isolé  qui  s'élevait  aux  bords  de  l'Yonne , 
elle  était  complètement  inhabitée  ,  il  était  facile  de  s'assurer 
qu'aucune  surprise  n'y  serait  préparée. 

Le  duc  accepta  ces  conditions  ;  il  promit  de  partir  pour  Bray- 
sur-Seine  le  g  septembre.  Le  lo  devait  avoir  lieu  l'entrevue,  et 
le  sire  de  Gyac ,  qui  possédait  toujours  la  coufîauce  du  duc , 
fut  choisi  par  lui  pour  accomjjagner  Tanneguy ,  et  veiller  à  ce 
que  toutes  sûretés  fussent  prises ,  aussi  bien  d'une  part  que  de 
l'autre. 

Maintenant  il  faut  que  nos  lecteurs  jettent  un  coup-d'œil  avec 
nous  sur  la  position  topographique  de  la  ville  de  Montereau,  afin 
que  nous  les  fassions  assister,  autant  qu'il  est  en  notre  pouvoir, 
à  la  scène  qui  va  se  passer  sur  ce  pont ,  auquel  Napoléon  ,  en 
i8i4  j  a  rattaché  un  second  souvenir  historique. 

La  ville  de  Montereau  est  située  à  vingt  lieues  à  peu  près  de 
Paris,  au  confluent  de  l'Yonne  et  de  la  Seine,  où  la  première 
de  ces  deux  rivières  perd  son  nom  en  se  jetant  dans  l'autre.  Si 
l'on  remonte  ,  en  partant  de  Paris ,  le  cours  du  fleuve  qui  le  tra- 
verse ,  on  aura  ,  en  arrivant  en  vue  de  Montereau  ,  à  gauche  ,  la 
montagne  élevée  de  Surville  ,  sur  laquelle  était  bâti  le  château , 
et  au  pied  de  cette  montagne ,  ime  espèce  de  faubourg  séparé 
de  la  ville  par  le  fleuve  :  c'est  ce  côté  qu'on  avait  offert  de  livrei; 
au  duc  de  Bourgogne. 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  face  de  soi ,  l'on  découvrira ,  simulant  l'angle  le  plus  aigu 
d'un  V,  et  à  peu  près  dans  la  position  où  se  trovive  à  Paris  la 
pointe  du  Pont-Neuf,  où  furent  brûlés  les  Templiers,  la  langue 
de  terre  par  laquelle  le  duc  devait  arriver,  venant  de  Bray-sur- 
Seine,  langue  de  terre  qui  va  toujours  s'élargissant  entre  le  fleuve 
et  la  rivière  qui  la  bordent ,  jusqu'à  ce  que  la  Seine  jaillisse  de 
terre  à  Baigneux-les-Juifs ,  et  que  l'Yonne  prenne  sa  source  non 
loin  de  l'endroit  où  était  située  l'ancienne  Bibracte ,  et  où  de  nos 
jours  s'élève  la  ville  d'Autun. 

A  droite  ,  la  cité  tout  entière  se  déploiera  gracieusement  cou- 
chée -au  milieu  de  ses  moissons  et  de  ses  vignes ,  dont  le  tapis 
bariolé  s'étend  à  perte  de  vue  sur  les  riches  plaines  du  Gàtinais. 

Le  pont  sur  lequel  devait  avoir  lieu  l'entrevue  joint  encore 
aujourd'lnii  ,  en  partant  de  gauche  à  droite  ,  le  faubourg  à  la 
ville  ,  et  traverse  d'abord  le  fleuve  ,  ensuite  la  rivière  ,  posant,  à 
l'endroit  de  leur  jonction  ,  un  de  ses  pieds  massifs  sur  la  pointe 
de  terre  dont  nous  avons  parlé. 

Ce  fut  sur  la  partie  droite  du  pont ,  au-dessus  de  la  rivière 
d'Yonne ,  qu'on  éleva  ,  pour  l'entrevue  ,  une  espèce  de  loge  en 
charpente ,  avec  deux  portes  opposées ,  qui  ,  de  chaque  côté  ,  se 
fermaient  au  moyen  d'une  barrière  à  trois  traverses  ;  deux  autres 
barrières  avaient  encore  été  placées  ,  l'une  à  l'extrémité  du  pont, 
du  côté  de  la  ville  ,  l'autre  un  peu  en-deçà  du  chemin  par  lequel 
devait  arriver  le  duc.  Tous  ces  préparatifs  furent  hâtivement 
faits  dans  la  journée  du  9  '. 

Notre  espèce  humaine  est  à  la  fois  si  faible  et  si  orgueilleuse , 
que  chaque  fois  que  s'accomplit  ici-bas  un  de  ces  événemens  qui 
secouent  un  empire,  i-enversent  une  dynastie,  bouleversent  un 
royaume ,  elle  croit  que  le  ciel ,  intéressé  ù  nos  pauvres  passions  et 
à  nos  misérables  cataclysmes,  change  pour  nous  le  cours  des 
astres ,  l'ordre  des  saisons  ^ ,  €t  nous  envoie  certains  signes  à  l'aide 
desquels  l'homme  pourrait,  s'il  n'était  si  aveugle,  se  soustraire 

'  Philippe  de  Commines. — Le  Religieux  de  Saint-Denis. 

"  Le  1 1  septembre,  il  tomba  assez  de  neige  pour  couvrir  les  champs  à  la 
hauteur  de  deux  ou  trois  pouces.  Toute  la  vendange,  qui  n'était  point  encore 
faite,  fut  perdue. 


SCÈNES    HISTORIQUES.  66o 

à  sa  destinée  :  peut-être  aussi  les  grands  événemens  une  fois  ré- 
volus, ceux  qui  y  suivirent,  ceux  qui  les  ont  vus  s'accomplir 
sous  leurs  yeux,-  se  rappelant  les  moindres  circonstances  qui  les  ont 
précédés,  y  trouvent-ils avecla  catastrophe  une  coïncidence  que  le 
fait  de  l'événement  seul  a  pu  leur  donner,  tandis  que  sans  cet  évé- 
nement ,  les  circonstances  qui  le  précédaient  eussent  été  perdues 
dans  la  foule  de  ces  infiniment  petits  incidens,  qui,  séparés,  n'ont 
aucune  importance  individuelle,  et  qui,  réunis,  forment  la  chaîne 
de  ce  tissu  mystérieux  qu'on  appelle  la  vie  humaine. 

En  tout  cas ,  voici  ce  que  les  hommes  qui  ont  vu  ces  choses  sin- 
gulières ont  raconté;  voici  ce  que  d'après  eux  d'autres  ont  écrit: 

Le  lo  septembre,  à  une  heure  après  midi ,  le  duc  monta  à  che- 
val dans  la  cour  de  la  maison  où  il  s'était  logé  ,  à  Bray-sur-Seine. 
Il  avait  à  sa  droite  le  sire  de  Gyac  ,  et  à  sa  gauche  le  seigneur  de 
Noailles.  Son  chien  favori  avait  hurlé  lamentablement  toute  la 
nuit  ;  et ,  voyant  son  maître  prêt  à  partir ,  il  s'élançait  hors  de  la 
niche  où  il  était  attaché  ,  les  yeux  ardens  et  le  poil  hérissé  ;  enfin, 
au  moment  où  le  duc ,  après  avoir  salué  une  dernière  fois  la  dame 
de  Gyac  ,  qui  de  sa  fenêtre  assistait  au  départ  du  cortège  ,  se  mit  en 
marche,  le  chien" fit  un  si  violent  effort,  qu'il  rompit  sa  double 
chaîne  de  fer  ;  et ,  au  moment  où  le  cheval  allait  franchir  le  seuil 
de  la  porte  ,  il  se  jeta  à  son  poitrail  et  le  mordit  si  cruellement , 
que  le  cheval  se  cabra  et  faillitfaire perdre  les  arçons  à  son  cavalier. 
De  Gyac  ,  impatient ,  voulut  l'écarter  avec  un  fouet  qu'il  portait , 
mais  le  chien  ne  tint  aucun  compte  des  coups  qu'il  recevait,  et  se 
jeta  de  nouveau  à  la  gorge  du  cheval  du  duc  ;  celui-ci ,  le  croyant 
enragé,  prit  une  petite  hache  d'armes  qu'il  portait  à  l'arçon  de  sa 
selle  et  lui  fendit  la  tête  Le  chien  jeta  un  cri ,  et  alla  en  roulant 
expirer  sur  le  seuil  de  la  porte  ,  comme  pour  en  défendre  encore 
le  passage  :  le  duc  ,  avec  un  soupir  de  regret ,  fit  sauter  son  cheval 
par-dessus  le  coqos  du  fidèle  animal. 

Vingt  pas  plus  loin  ,  un  vieux  juif,  qui  était  de  sa  maison  et  qui 
se  mêlait  de  l'œuvre  de  magie ,  sortit  tout  à  coup  de  derrière  un 
mur,  arrêta  le  cheval  du  duc  par  la  bride  et  lui  dit:  — Monsei- 
gneur ,  au  nom  de  Dieu  ,  n'allez  pas  plus  loin. 

—  Que  me  veux-tu ,  juif?  dit  le  duc  en  s'arrêtant. 


6^0  REVUE    DES    DEUX     MONDES. 

—  Monseigneur ,  reprit  le  juif ,  j'ai  passé  la  nuit  à  consulter  les 
astres,  et  la  science  dit  que,  si  vous  allez  à  Montereau ,  vous  n'en 
reviendrez  pas  ;  —  et  il  tenait  le  cheval  au  mors  pour  l'empêcher 
d'avancer. 

—  Qu'en  dis-tu  ,  de  Gyac  ?  dit  le  duc  en  se  retournant  vers  son 
jeune  favoi'i. 

— Je  dis,  répondit  celui-ci,  la  rougeur  del'impatience  au  front, 
je  dis  que  ce  juif  est  un  fou  qu'il  faut  traiter  comme  votre  chien , 
si  vous  ne  voulez  pas  que  son  contact  immonde  vous  force  à  quel- 
que pénitence  de  huit  jours. 

—  Laisse-moi,  juif,  dit  le  duc  pensif,  en  lui  faisant  douce- 
ment signe  de  le  laisser  passer. 

—  Arrière,  jviif!  s'écria  de  Gyac  en  heurtant  le  vieillard  du 
poitrail  de  son  cheval ,  et  en  l'envoyant  rouler  à  dix  pas  ;  arrière  ! 
JN  'entends-tu  pas  monseigneur  qui  t'ordonne  de  lâcher  la  bride 
de  son  cheval  ?  Le  duc  passa  la  main  sur  son  front  comme  pour 
en  écarj;er  un  nuage;  et,  jetant  un  dernier  regard  sur  le  juif 
étendu  sans  connaissance  sur  le  revers  de  la  route ,  il  continua 
son  chemin. 

Trois  quarts  d'heure  après ,  le  duc  arriva  au  château  de  Mon- 
tereau. Avant  de  descendre  de  cheval ,  il  donna  l'ordre  à  deux 
cents  hommes  d'armes  et  à  cent  archers  de  se  loger  dans  le  fau- 
bourg ,  et  de  s'emparer  de  la  tète  du  pont  ;  Jacques  de  la  Lime  , 
grand-maître  des  arbalétriers ,  reçut  le  commandement  de  cette 
petite  troupe. 

En  ce  moment ,  Tanneguy  vint  vers  le  duc ,  et  lui  dit  que  le 
Dauphin  l'attendait  sur  le  pont  depuis  près  d'une  heure.  Le  duc 
répondit  qu'il  y  allait  ;  au  même  instant ,  un  de  ses  serviteurs 
tout  effaré  accourut,  et  lui  parla  tout  bas.  Le  duc  se  tourna  vers 
Duchâtel. 

—  Par  le  saint  jour  de  Dieu  !  dit-il ,  chacun  s'est  donné  le  mot 
aujourd'hui  pour  nous  entretenir  de  trahison;  Duchâtel,  êtes-vous 
bien  sûr  que  notre  personne  ne  court  aucun  risque ,  car  vous 
feriez  bien  mal  de  nous  tromper  ? 

—  Mon  très-redouté  seigneur  ,  répondit  Tanneguy,  j'aimerais 
mieux  être  moi  t  et  darinxié  que  de  faire  trahison  à  vous  ou  à  nul 


SCKNES    HISTORIQUES.  67  I 

autre;  n'ayez  donc  aucune  crainte,  car  monseigneur  le  Dauphin 
ne  vous  veut  aucun  mal. 

— Eh  bien  !  nous  irons  donc ,  dit  le  duc  ,  nous  fiant  à  Dieu  ,  — 
il  leva  les  yeux  au  ciel ,  —  et  à  vous ,  continua-t-il ,  en  fixant  sur 
Tanneguy  un  de  ces  regards  perçans  qui  n'appartenaient  qu'à 
lui.  Tanneguy  le  soutint  sans  baisser  la  vue. 

Alors  celui-ci  présenta  au  duc  le  parchemin  sur  lequel  étaient 
inscrits  les  noms  des  dix  hommes  d'armes  qui  devaient  accom- 
pagner le  Dauphin  :  ils  étaient  inscrits  dans  l'ordre  suivant. 

Le  vicomte  de  Narbonne,  Pierre  de  Beauveau,  Robert  de 
Loire,  Tanneguy  Duchàtel,  Barbazan,  Guillaume  Le Bouteillier, 
Guy  d'Avaugour,  Olivier  Layet,  Yarennes  et  Frottier. 

Tanneguy  reçut  en  échange  la  liste  du  duc.  Ceux  qu'il  avait 
appelés  à  l'honneur  de  le  suivre  ,  étaient  : 

Monseigneur  Charles  de  Bourbon ,  le  seigneur  de  JVoailles, 
Jean  de  Fribourg  ,  le  seigneur  de  Saint-Georges  ,  le  seigneur  de 
Montagu ,  messire  Antoine  du  Yergy,  le  seigneur  d'Ancre  ,  mes- 
sire  Guy  de  Pontarlier,  messire  Charles  de  Lens  et  messire  Pierre 
de  Gyac.  De  plus ,  chacun  devait  amener  avec  lui  son  secré- 
taire ' . 

Tanneguy  emporta  cette  liste.  Derrière  lui ,  le  duc  se  mit  en 
route  pour  descendre  du  château  au  pont  ;  il  était  à  pied ,  avait  la 
tête  couverte  d'un  chaperon  de  velours  noir,  portait  pour  armes 
défensives  un  simple  haubergeon  de  mailles  ,  et  pour  arme  oflen- 
sive ,  une  faible  épée  à  riche  ciselure  et  à  poignée  dorée  ^. 

En  arrivant  à  la  tête  du  pont ,  Jacques  de  la  Lime  lui  dit  qu'il 
avait  vu  beaucoup  de  gens  armés  entrer  dans  une  maison  de  la 
ville,  qui  touchait  à  l'autre  extrémité  du  pont,  et  qu'en  l'aperce- 
vant, lorsqu'il  avait  pris  poste  avec  sa  troupe,  ces  gens  s'étaient 
hâtés  de  fermer  les  fenêti'es  de  cette  maison. 

—  Allez  voir  si  cela  est  vrai,  de  Gyac,  dit  le  duc  ;  je  vous  at- 
tendrai ici^. 

'  Enguerrand  de  Monstrelet.  — Sainte-Foix.  — Barante. 
"  On  montre  encore  aujourd'hui  à  Montereau  cette  épée  suspendue  dans 
J'église. 

^  Enguerrand  de  Monstrelet. 


6^2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

De  Gyac  prit  le  chemin  du  pont,  traversa  les  barrières,  passa  au 
milieu  de  la  loge  en  charpente,  arriva  à  la  maison  désignée ,  et  eu 
ouvrit  la  porte.  Tanneguy  y  donnait  des  instructions  à  une  ving- 
taine de  soldats  armés  de  toutes  pièces. 

—  Eh  bien  ?  dit  Tanneguy  en  l'apercevant. 

—  Etes-vous  px'êts  ?  répondit  de  Gyac. 

—  Oui,  maintenant  il  peut  venir. 
De  Gyac  retourna  vers  le  duc. 

—  Le  grand -maître  a  mal  vu.  Monseigneur,  dit-il;  il  n'y  a 
personne  dans  cette  maison. 

Le  duc  se  mit  en  inarche.  Il  dépassa  la  première  barrière,  qui 
se  referma  aussitôt  derrière  lui.  Cela  lui  donna  quelques  soup- 
çons ;  mais  comme  il  vit  devant  lui  Tanneguy  et  le  sire  de  Beau- 
veau,  qui  étaient  venus  à  sa  rencontre,  il  ne  voulut  jias  reculer.  Il 
prêta  son  serment  d'une  voix  ferme  ;  et  montrant  au  sire  de  Beau- 
veau  sa  légère  cotte  de  mailles  et  sa  faible  épée  :  Vous  voyez,  mon- 
sieur, comme  je  viens  ;  —  d'ailleurs,  continua-t-il  en  se  tournant 
vers  Duchâtel  et  en  lui  frappant  sur  l'épaule  :  Voici  en  qui  je 
me  fie  ' . 

Le  jeune  Dauphin  était  déjà  dans  la  loge  en  charpente  au  mi- 
lieu du  pont  :  il  poi'tait  une  robe  longue  de  velours  bleu  clair  gar- 
nie de  martre,  un  bonnet  de  la  forme  à  peu  près  de  nos  casquettes 
de  chasse  modernes ,  dont  le  fond  était  entouré  d'une  petite  cou- 
ronne de  fleurs  de  lis  d'or  ;  la  visière  et  les  rebords  étaient  de 
fourrure  pareille  à  celle  de  la  robe. 

En  apercevant  le  prince,  les  doutes  du  duc  de  Bourgogne  s'éva- 
nouirent ;  il  marcha  droit  à  lui ,  entra  sous  la  tente,  remarqua 
que,  contre  tous  les  usages,  il  n'y  avait  point  de  barrière  au  milieu 
pour  séparer  les  deux  partis  :  mais,  sans  doute,  il  crut  que  c'était 
un  oubli,  car  il  n'en  fit  pas  même  l'observation.  Quand  les  dix 
seigneurs  qui  l'accompagnaient  furent  entrés  à  sa  suite,  on  ferma 
les  deux  barrières. 

A  peine  s'il  y  avait  dans  cette  étroite  tente  un  espace  suffisant 
pour  que  les  vingt-quatre  personnes  qui  y  étaient  enfermées  ])us- 

'   Engucrrand  de  Monstrelet. 


SCÈNES    HISTORIQUES.  6^3 

sent  y  tenir,  même  debout;  Bourguignons  et  Français  étaient 
niêle's  au  point  de  se  toucher.  Le  duc  ôta  son  chaperon  ,  et  mit  le 
genou  gaudie  en  terre  devant  le  Dauphin. 

—  Je  suis  venu  à,  vos  ordres,  monseigneur,  dit-il,  quoique  quel- 
ques-uns m'aient  assuré  que  cette  entrevue  n'avait  été  demandée 
par  vous  qu'à  l'effet  de  me  faire  des  reproches  ;  j'espère  que  cela 
n'est  pas,  monseigneur,  ne  les  ayant  pas  mérités. 

Le  Dauphin  croisa  ses  deux  bras,  sans  l'embrasser  ni  le  relever, 
comme  il  avait  fait  à  la  première  entrevue. 

—  Vous  vous  êtes  trompé,  monsieur  le  duc,  dit-il  d'une  voix 
sévère  ;  oui,  nous  avons  de  graves  reproches  à  vous  faire,  car  vous 
avez  mal  tenu  la  promesse  que  vous  nous  aviez  engagée.  Vous 
m'avez  laissé  prendre  ma  ville  de  Pontoise,  qui  est  la  clef  de  Pa- 
ris ;  et,  au  lieu  de  vous  jeter  dans  la  capitale  pour  la  défendre  ou 
y  mourir,  comme  vous  le  deviez  en  sujet  loyal,  vous  avez  fui  à 
Troyes. 

—  Fui ,  monseigneur  I  dit  le  duc  en  tressaillant  de  tout  son 
corps  à  cette  expression  outrageante. 

—  Oui,  fui,  répéta  le  Dauphin,  appuyant  sur  le  mot.  — Vous 
avez 

Le  duc  se  releva,  ne  croyant  pas  sans  doute  devoir  en  entendre 
davantcige  ;  et ,  comme  dans  l'humble  posture  qu'il  avait  prise, 
une  des  ciselures  de  la  poignée  de  son  épée  s'était  accrochée  à  une 
maille  de  son  haubergeon,  il  voulut  lui  faire  reprendre  sa  posi- 
tion verticale  :  le  Dauphin  recula  d'un  pas,  ne  sachant  pas  quelle 
était  l'intention  du  duc  en  touchant  son  épée. 

—  Ah  !  vous  portez  la  main  à  votre  épée  en  pi'ésence  de  votre 
maître  !  s'écria  Robert  de  Loire  en  se  jetant  entre  le  duc  et  le 
Dauphin. 

Le  duc  voulut  parler.  Tanneguy  se  baissa,  ramassa  une  courte 
hache  cachée  derrière  la  tapisserie  ;  puis  se  l'edressant  de  toute 
sa  hauteur  :  //  est  temps,  dit- il,  en  levant  sa  hache  sur  la  tête 
du  duc. 

Le  duc  vit  le  coup  cjui  le  menaçait  ;  il  voulut  le  parer  de  la  main 
gauche,  tandis  qu'il  portait  la  droite  à  la  garde  de  son  épée ,  mais 
il  n'eut  pqLS  même  le  temps  de  la  tirer  :  la  hache  de  Tanneguy 


Ci'^^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tomba,  abattant  la  main  gauche  du  duc,  et  du  même  coup  lui  fen- 
dant la  tète  depuis  la  pommette  de  la  joue  jusqu'au  bas  du 
menton. 

Le  duc  resta  encore  un  instant  debout,  commje  un  chêne  qui  ne 
peut  tomber  ;  alors  Robert  de  Loire  lui  plongea  son  poignard  dans 
la  gorge  ,  et  l'y  laissa. 

Le  duc  jeta  un  cri,  étendit  les  bras,  et  alla  tomber  aux  pieds  de 
Gyac. 

Il  y  eut  alors  une  grande  clameur  et  une  affreuse  mêlée ,  car 
dans  cette  tente  où  deux  hommes  auraient  eu  à  peine  de  la  place 
pour  se  battre,  vingt  hommes  se  ruèrent  les  uns  sur  les  autres. 
Un  moment,  on  ne  put  distinguer  au-dessus  de  toutes  ces  têtes 
que  des  mains,  des  haches  et  des  épées.  Les  Français  criaient: 
Tue  I  tue  !  à  mort  !  Les  Bourgmgnons  criaient  :  Trahison  !  tra- 
hison !  alarme  !  Les  étincelles  jaillissaient  des  armes  qui  se  ren- 
contraient, le  sang  s'élançait  des  blessures.  Le  Dauphin,  épou- 
vanté, s'était  jeté  le  haut  du  corps  en  dehors  de  la  barrière.  A 
ses  cris ,  le  président  Louvet  arriva,  le  prit  par-dessous  les  épau- 
les ,  le  tira  dehors ,  et  l'entraîna  presque  évanoui  vers  la  ville  ; 
sa  robe  de  velours  bleu  était  toute  ruisselante  du  sang  du  duc  de 
Bourgogne  ,  qui  avait  rejailli  jusque  sur  lui. 

Cependant  le  sire  de  Montaigu,  qui  était  au  duc,  était  parvenu 
à  escalader  la  barrière ,  et  criait  :  Alarme  !  De  Noailles  allait  la 
franchir  aussi,  lorsque  Narbonne  lui  fendit  le  derrière  de  la  tête  ; 
il  tomba  hors  de  la  tente,  et  expira  presque  aussitôt.  Le  seigneur 
de  Saint-Georges  était  profondément  blessé  au  côté  droit  d'un  coup 
de  pointe  de  hache;  le  seigneur  d'Ancre  avait  la  main  fendue. 

Cependant  le  combat  et  les  cris  continuaient  dans  la  tente  ;  on 
marchait  sur  le  duc  mourant,  que  nul  ne  songeait  à  secourir. 
Jusqu'alors  ,  les  Dauphinois  ,  mieux  armés  ,  avaient  le  dessus  ; 
mais  aux  cris  du  seigneur  de  Montaigu ,  Antoine  de  Thoulon- 
geon ,  Simon  Othelimer ,  Sambutier  et  Jean  d'Ermay  accou- 
rurent ,  s'approchèrent  de  la  loge  ,  et  tandis  que  trois  d'entre  eux 
dardaient  leurs  épées  à  ceux  du  dedans ,  le  quatrième  rompait 
la  barrière.  De  leur  côté ,  les  hommes  cachés  dans  la  maison 
sortirent  et  arrivèrent  en  aide  aux  Dauphinois.    Les  Bourgui- 


SCÈNES    HISTORIQUES.  6']5 

gnons ,  voyant  que  toute  résistance  était  inutile ,  prirent  la  fuite 
par  la  barrière  brisée.  Les  Dauphinois  les  poursuivirent,  et 
trois  personnes  seulement  restèrent  sous  la  tente  vide  et  ensan- 
glantée. 

C'était  le  duc  de  Bourgogne ,  étendu  et  mourant  ;  c'était  Piene 
de  Gyac ,  debout ,  les  bras  croisés  ,  et  le  regardant  mourir  ;  c'é- 
tait enfin  Olivier  Layet ,  qui ,  touché  des  souffrances  de  ce  mal- 
heureux prince ,  soulevait  son  haubergeon  pour  l'achever  par- 
dessous  avec  son  épée.  Mais  de  Gyac  ne  voulait  pas  voir  abréger 
cette  agonie,  dont  chaque  convulsion  lui  appartenait;  et,  lorsqu'il 
reconnut  l'intention  d'Olivier ,  d'un  violent  coup  de  pied  il  lui  fit 
voler  son  épée  des  mains.  Olivier,  étonné,  leva  la  tête. — Eh! 
sang-dieu  !  lui  dit  en  riant  de  Gyac,  laissez  donc  ce  pauvre  prince 
mourir  tranquille. 

Puis,  lorsque  le  duc  eut  rendu  le  dernier  soupir,  il  lui  mit  la 
main  sur  le  cœur  pour  s'assurer  qu'il  était  bien  mort  ;  et ,  comme 
le  reste  l'inquiétait  peu ,  il  disparut  sans  que  personne  fît  atten- 
tion à  lui. 

Cependant  les  Dauphinois ,  après  avoir  poursuivi  les  Bourgui- 
gnons jusqu'au  pied  du  château ,  revinrent  sur  leurs  pas.  Ils  trou- 
vèrent le  corps  du  duc  étendu  à  la  place  où  ils  l'avaient  laissé  ,  et 
près  de  lui  le  curé  de  Montereau ,  qui ,  les  genoux  dans  le  sang  , 
lui  disait  les  prières  des  morts.  Les  gens  du  Dauphin  voulurent  lui 
arracher  ce  cadavre  et  le  jeter  à  la  rivière  ;  mais  le  prêtre  leva 
son  crucifix  sur  le  duc  ,  et  menaça  de  la  colère  du  ciel  quiconque 
oserait  toucher  ce  pauvre  corps  ,  dont  l'ame  était  si  violemment 
sortie.  Alors  Cœsmerel ,  bâtard  de  Tanneguy ,  lui  détacha  du 
pied  un  de  ses  éperons  d'or,  jurant  de  le  porter  désormais  comme 
un  ordre  de  chevalerie  ;  et  les  valets  du  Dauphin ,  suivant  cet 
exemple ,  arrachèrent  les  bagues  dont  ses  mains  étaient  couvertes , 
ainsi  que  la  magnifique  chaîne  d'or  qui  pendait  à  son  cou. 

Le  prêtre  resta  là  jusqu'à  minuit;  puis  à  cette  heure  seule- 
ment ,  avec  l'aide  de  deux  hommes ,  il  porta  le  corps  dans  un 
moulin  ,  près  du  pont ,  le  déposa  sur  une  table  et  continua  de 
plier  près  de  lui  jusqu'au  lendemain  matin.  A  huit  heures ,  le 
duc  fut  mis  en  terre ,  en  l'église  Notre-Dame  ,  devant  l'autel 


G'jG  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Saint-Louis  ;  il  était  revêtu  de  son  pourpoint  et  de  ses  liousseaux, 
sa  barette  était  tirée  sur  son  visage  ;  aucune  cérémonie  religieuse 
n'accompagna  l'inhumation  :  cependant  pour  le  repos  cle  son  âme 
il  fut  dit  douze  messes  pendant  les  trois  jours  suivans  '. 

Ainsi  tomba  par  trahison  le  puissant  duc  de  Bourgogne  ,  sur- 
nommé Jean-sans-Peur.  Douze  ans  auparavant ,  il  avait  aussi 
par  trahison  frappé  le  duc  d'Orléans  des  mêmes  coups  dont  il 
venait  d'être  atteint  à  son  tour  ;  il  avait  commandé  de  lui  abattre 
la  main  gauche  ,  et  sa  main  gauche,  à  lui,  était  tombée  ;  il  lui 
avait  fait  fendre  la  tête  d'un  coup  de  hache ,  et  sa  tête  venait 
d'être  ouverte  par  la  même  blessure,  faite  par  la  même  arme. 
Les  gens  religieux  et  croyans  virent  dans  cette  coïncidence  sin- 
gulière une  application  de  ces  paroles  de  Christ  :  «  Celui  qui 
frappe  de  l'épée  périra  par  l'épée.  »  Depuis  que  le  duc  d'Or- 
léans était  tombé  par  ses  ordres,  la  guerre  civile  avait,  comme  un 
vautour  affamé,  rongé  sans  relâche  le  cœur  du  royaume.  Le  duc 
Jean  lui-même ,  comme  s'il  traînait  avec  lui  la  punition  de  son 
homicide ,  n'avait  pas  eu ,  depuis  qu'il  l'avait  commis ,  un  seul 
instant  de  repos  :  sa  renommée  avait  subi  mille  affronts ,  son  bon- 
heur avait  souffert  mille  atteintes;  il  était  devenu  défiant,  irré- 
solu, timide  même. 

La  hache  de  Tanneguy-Duchâtel  porta  le  premier  coup  à  l'édi- 
fice féodal  de  la  monarchie  capétienne  ;  elle  abattit  avec  fracas 
la  plus  forte  colonne  de  cette  grande  vassalité  qui  en  soutenait  la 
voûte  :  un  instant  le  temple  craqua ,  et  l'on  put  croire  qu'il  allait 
s'écrouler  ;  mais  pour  le  soutenir  restaient  encore  debout  les  ducs 
de  Bretagne  ,  les  comtes  d'Armagnac  ,  les  ducs  de  Lorraine  et  les 
rois  d'Anjou.  Le  Dauphin,  au  lieu  d'un  allié  incertain  qu'il  avait 
dans  le  père ,  gagna  dans  le  fils  un  ennemi  déclaré  :  la  réunion 
du  comte  de  Charolais  aux  Anglais  poussa  la  France  jusqu'au 
bord  de  l'abîme  ,  mais  l'usurpation  du  duc  Jean  ,  qui  ne  pouvait 
se  faire  que  par  la  cession  perpétuelle  aux  Anglais  de  la  Nor- 
mandie et  de  la  Guyenne  ,  l'y  eût  sans  aucun  doute  précipitée, 

'  Engueirand  de  Monstrelet.  —  Sainte-Foix,  — Commines.  —  Histoire  de 
Bourgogne, 


SCÈNES     HISTORIQUES.  67 'J 

Quant  à  Tanneguy-Ducliâtel  ,  c'est  un  de  ces  hommes  de  tête 
et  de  cœur,  de  courage  et  d'exécution  ,  dont  l'iiistoire  coule  en 
bronze  les  rares  statues  ;  son  dévouement  à  la  dynastie  le  con- 
duisit à  l'assassinat  :  ce  fut  sa  vertu  qui  fit  son  crime.  Il  commit 
le  meurtre  au  profit  d'un  autre  ,  et  en  garda  pour  lui  la  respon- 
sabilité :  son  action  es?  de  celles  que  les  hommes  ne  jugent  pas , 
que  Dieu  pèse  ,  que  le  résultat  absout.  Simple  chevalier,  il  lui 
fut  donné  de  toucher  deux  fois  aux  destinées  presque  accomplies 
de  l'état  et  de  les  changer  entièrement  :  la  nuit  où  il  enleva  le 
Dauphin  de  l'hôtel  Saint-Paul,  il  sauva  la  monarchie;  le  jour  où 
il  frappa  le  duc  de  Bourgogne  à  Montereau,  il  fit  plus  encore  ,  il 
sauva  la  France  V 

'  Nous  rappellerons  ,  une  fois  pour  toutes ,  que  nous  exposons  dans  nos 
résumés  de  règnes,  d'époques  ou  d'événemens ,  une  opinion  purement  per- 
sonnelle, sans  aucun  désir  de  prosélytisme,  sans  aucun  espoir  qu'elle  de- 
vienne générale. 


TOME    VllI.  .j'4 


IX. 


ILii  (g(!)lia^IS» 


Pauvre  Raiff  !...  dit  le  sire  de  Gyac. 


Nous  avons  dit  qu'aussitôt  que  le  sire  de  Gyac  avait  vu  le  duc 
movt,  il  avait  quitté  le  pont. 

Il  était  sept  heures  du  soir ,  le  temps  devenait  sombre ,  la 
nuit  s'avançait  ;  il  détacha  son  cheval,  qu'il  avait  laissé  au  moulin 
dont  nous  avons  parlé ,  et  reprit  seul  le  chemin  de  Bray-sui- 
Seine. 

Malgré  le  froid  très-vif  qui  se  faisait  sentir ,  malgré  l'ombre 
qui ,  d'instant  en  instant ,  devenait  plus  épàis^  ,  cheval  et  cava- 
lier ne  marchaient  qu'au  pas.  De  Gyac  était  absorbé  dans  de 
sombres  pensées  ;  la  rosée  de  sang  n'avait  pas  rafraîchi  son  front  ; 
la  mort  du  duc  n'avait  accompli  que  la  moitié  de  ses  désirs  de 
vengeance  ,  et  le  drame  politique  dans  lequel  il  venait  de  jouer 
un  rôle  si  actif ,  achevé  pour  tout  le  monde ,  aVait ,  pour  lui 
seul,  un  double  dénoûment. 

Il  était  huit  heures  et  demie  quand  le  sire  de  Gyac  arriva  à 
Bray-sur-Seine.  Au  lieu  de  rentrer  par  les  rues  du  village,  il  en 
fit  le  tour  ,  attacha  son  cheval  au  mur  extérieur  d'un  jardin  ,  en 
ouvrit  la  porte,  pénétra  dans  la  maison,  et  monta  à  tâtons  un  esca- 
lier étroit  et  tournant  qui  conduisait  au  premier  étage.  Arrivé  à 
la  dernière  marche ,  la  lumière  qui  glissait  à  travers  une  porte 
entr'ouverte ,  lui  indiqua  la  chambre  de  sa  femme.  Il  s'avança 


SCÈNES    HISTORIQUES.  (ynq 

sur  le  seuil  ;  la  belle  Catlicrine  était  seule  et  assise,  le  coude  ap- 
puyé sur  une  ])etite  table  sculptée,  couverte  de  fruits  ;  son  verre  à 
moitié  vide  annonçait  qu'elle  givait  interrompu  une  légère  col- 
lation pour  se  laisser  entraîner  par  son  comr  à  l'une  de  ces  rê- 
veries de  jeune  femme,  si  douce  à  contempler  pour  celui  cjui  en 
est  l'objet,  si  infernale  lorsque  l'évidence  crie  à  la  jalousie  :  Ce 
n'est  pas  toi  qui  les  causes  ;  ce  n'est  point  à  toi  que  l'on  pense. 

De  Gyac  ne  put  supporter  plus  long-temps  cette  vue  :  il  était 
entré  sans  qu'on  l'entendit,  tant  la  préoccupation  de  Gatlierine 
était  grande  !  Il  repoussa  tout  à  coup  la  porte  avec  violence  ;  Ca- 
tlierine  jeta  un  cri,  se  levant  tout  debout,  comme  si  une  main 
invisible  l'eût  soulevée  par  les  cheveux.  Elle  reconnut  son  mari  : 
—  Ah  î  c'est  vous?  dit-elle  ;  et ,  passant  tout  à  coup  de  l'expres- 
sion de  la  frayeur  à  celle  de  la  joie,  elle  força  en  même  temps 
tous  ses  traits  à  sourire. 

De  Gyac  regarda  avec  amertume  cette  délicieuse  figure  qui 
obéissait  avec  tant  d'abandon  tout-à-l'heure  aux  impressions  du 
cœur,  avec  tant  d'intelligence  maintenant  aux  volontés  de  l'es- 
prit. Il  secoua  la  tête  et  alla  s'asseoir  près  d'elle  sans  répondre  : 
jamais  cependant  il  ne  l'avait  vue  aussi  belle. 

Elle  lui  tendit  une  main  effilée  et  blanche ,  toute  couverte  de 
bagues ,  et  dont  le  bras  nu  se  perdait ,  à  compter  du  coude ,  dans 
de  larges  manches  tombantes  et  garnies  de  fourrures.  De  Gyac 
prit  cette  main  ,  la  regarda  avec  attention ,  retourna  le  chaton  de 
l'un  des  anneaux  qui  se  trouvait  en  dedans  :  c'était  celui  dont  il 
avait  vu  l'empreinte  sur  le  cachet  de  la  lettre  écrite  au  duc.  Il  y 
retrouva  l'étoile  perdue  dans  un  ciel  orageux  ;  il  lut  les  mots  qui 
étaient  gravés  au-dessous  d'elle. —  Lame/ne,  raurmura-t-il  ;  la 
devise  ne  mentira  pas. 

Cependant  Catherine,  que  cet  examen  inquiétait,  essaya  d'y 
faire  diversion.  Elle  passa  son  autre  main  sur  le  front  de  Gyac: 
quoique  pâle,  il  était  brûlant. 

—  Vous  êtes  fatigué,  monseigneur,  dit  Catherine;  vous  devez 
avoir  besoin ,  voulez-vous  que  j'appelle  quelqu'un  ?....  Ce  repas 
de  femme,  continua-t-elle  en  souriant,  est  un  peu  trop  frugal  pour 
un  chevalier  aûamé. 


^vSo  ntviiF    DES   bi:ux   mondfs. 

Elle  se  leva  ,  pi  it  un  petit  sifflet  d'argent  pour  appeler  une  de 
ses  femmes.  Elle  allait  le  porter  à  sa  bouche,  lorsque  son  mari  lui 
arrêta  la  main. 

—  Merci,  madame,  merci,  dit  de  Gyac,  il  est  inutile  d'appeler; 
ce  qu'il  y  a  là  suffira  :  donnez-moi  seulement  un  verre. 

Catherine  alla  chercher  elle-même  l'objet  ([ue  lui  demandait 
son  mari.  Pendant  qu'elle  s'éloignait,  de  Gyac  tira  vivement  un 
petit  flacon  de  sa  poitrine,  et  vida  la  liqueur  qu'il  contenait  dans 
le  verre  à  moitié  plein  resté  sur  la  table'.  Catlierine  revint  sans 
s'être  aperçue  de  ce  qui  venait  de  se  passer. 

—  Voici,  monseigneur,  dit-elle  en  versant  du  vin  dans  le  verre 
et  en  le  présentant  à  son  mari  ;  voici,  buvez  à  moi. 

De  Gyac  trempa  le  bout  de  ses  lèvres  dans  le  verre ,  comme 
pour  lui  obéir. 

—  Est-ce  que  vous  ne  continuez  pas  votre  repas?  dit-il. 

—  Non,  j'avais  fini  lorsque  vous  êtes  arrivé.  —  De  Gyac  fronça 
le  sourcil  et  jeta  les  yeux  sur  le  verre  de  Catherine. 

— Vous  ne  refuserez  pas,  du  moins  je  l'espère,  continua-t-il,  de 
faire  raison  à  mon  toast,  comme  j'ai  fait  raison  au  vôtre  ;  —  et  il 
présenta  à  sa  femme  le  verre  empoisonné. 

—  Et  quel  est  ce  toast,  Monseigneur?  dit  Catherine  en  le 
prenant. 

—  Au  duc  de  Bourgogne!  répondit  de  Gyac. 

Catherine ,  sans  défiance  aucune ,  inclina  la  tête  En  souriant , 
porta  le  veire  à  sa  bouche,  et  le  vida  presque  entièrement.  De 
Gyac  la  suivait  des  yeux  avec  vme  expression  infernale.  Quand 
elle  eut  fini,  il  se  prit  à  rire.  Ce  rire  étrange  fit  tressaillir  Cathe- 
rine ;  elle  le  regarda  étonnée. 

—  Oui,  oui,  dit  de  Gyac,  comme  répondant  à  cette  interroga- 
tion muette  ;  oui,  vous  vous  êtes  tellement  pressée  de  m'obéir, 
que  je  n'ai  pas  eu  le  temps  d'achever  de  prononcer  mon  toast. 

—  Que  vous  restait-il  à  dire  ?  reprit  Catherine  avec  un  vague 
sentiment  de  crainte  ;  ce  toast  n'était-il  pas  complet ,  ou  n'ai-jc 
pas  bien  entendu  ?  —  Au  duc  de  Bourgogne  î . . . 

'   Guillaume  de  Griul.  —  Mémoires  concernant  la  Pucelle  d'Orléans. 


ScilNES    HISTORIQUES.  68 1 

—  Si ,  niatlaine  ,  mais  j'allais  ajouter  :  Et  que  Dieu  ait  plus  de 
miséricorde  pour  son  ame  que  les  hommes  n'ont  eu  de  pitié  pour 
son  corps. 

—  Que  dites-vous?  s'éci-ia  Catherine,  eu  restant  la  bouche 
entr'ouverte ,  les  yeux  fixes,  et  pâlissant  tout  à  coup;  que  dites- 
vous?  reprit-elle  une  seconde  fois  avec  plus  de  force.  Et  le  verre 
qu'elle  tenait  s'échappa  de  ses  doigts  raidis ,  et  se  brisa  en 
morceaux. 

—  Je  dis,  répondit  de  Gyac ,  que  le  duc  Jean  de  BourpjOgne  a 
été  assassiné,  il  y  a  deux  heures,  sur  le  pont  de  Montereau. 

Catherine  jeta  un  grand  cri,  et,  s'alïaissant  sur  elle-même, 
tomba  sur  le  fauteuil  cjui  était  derrière  elle. 

—  Oh!  cela  n'est  pas,  dit-elle  avec  l'accent  du  désespoir,  cela 
n'est  pas. 

—  Cela  est,  reprit  froidement  de  Gyac. 

—  Qui  vous  l'a  dit? 

—  Je  l'ai  vu. 

—  Vous? 

—  J'ai  vu  à  mes  pieds ,  entendez-vous ,  madame  ?  j'ai  vu  le  duc 
se  tordre  dans  l'agonie,  perdant  son  sang  par  cinq  blessures, 
mourant  sans  prêtre  et  sans  espoir.  J'ai  vu  que  sa  bouche  allait 
exhaler  son  dernier  soupir,  et  je  me  suis  penché  sur  lui  pour  le 
sentir  passer. 

—  Oh!  vous  ne  l'avez  pas  défendu!  vous  ne  vous  êtes  pas  jeté 
au-devant  du  coup!  vous  n'avez  pas  sauvé!... 

—  Yotre  amant ,  n'est-ce  pas  ,  madame  !  interrompit  de  Gyac 
d'une  voix  terrible,  et  regardant  Catherine  en  face. 

Elle  jeta  un  cri  ;  et,  ne  pouvant  supporter  le  regard  dévorant 
que  son  mari  fixait  sur  elle,  elle  cacha  sa  tête  entre  ses  deux 
mains. 

— Mais  vous  ne  devinez  donc  rien?  continua  de  Gyac  en  se  levant 
à  son  tour.  Est-ce  stupidité  ou  effronterie  ,  madame?...  Vous  ne 
devinez  donc  pas  que  cette  lettre  que  vous  lui  avez  écrite ,  que 
vous  avez  cachetée  de  ce  cachet  que  vous  portez  au  doigt ,  là 
(il  lui  arracha  la  main  de  devant  les  yeux) ,  cette  letti'e  dans  la- 
quelle vous  lui  donniez  un  rendez-vous  adultère,  c'est  moi  qui 


G82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'ai  reçue;  que  je  l'ai  suivi;  que  cette  nuit  (il  jeta  les  yeux  sur 
sa  main  droite  ) ,  nuit  de  délices  pour  vous ,  nuit  d'enfer  pour 
moi ,  me  coûte  mon  ame  ?  Vous  ne  devinez  pas  que ,  lorsqu'il 
entra  au  château  de  Creil ,  j'y  entrai  avant  lui  ;  que ,  lorsque  vous 
passâtes  enlacés  aux  bras  l'un  de  l'autre  dans  cette  sombre  gale- 
rie, je  vous  voyais,  j'étais  là ,  je  vous  touchais  presque?  Oh  !  oh! 
vous  ne  devinez  donc  rien?  il  faut  donc  tout  vous  dire?... 

Catherine  épouvantée  tomba  sur  ses  mains  et  ses  genoux,  en 
criant  :  Grâce  !  grâce  ! . . . 

—  Et  dites  maintenant ,  continua  de  Gyac  en  croisant  ses  bras 
sur  sa  poitrine,  et  en  secouant  la  tête,  vous  dissimuliez  votre  honte 
et  moi  ma  vengeance  ;  mais  quel  est  de  nous  deux  le  maître  en  dis- 
simulation?... Ah!  ce  duc,  ce  grand  vassal  orgueilleux  ,  ce  prince 
souverain  que  les  serfs  de  vastes  domaines  appelaient  en  trois  lan- 
gues duc  de  Bourgogne,  comte  de  Flandre  et  d'Artois ,  palatin  de 
Malines  et  de  Salins,  dont  un  mot  mettait  cinquante  mille  hommes 
d'armes  sur  pied  dans  ses  six  provinces ,  il  a  cru  ,  ce  prince ,  ce 
duc ,  ce  palatin ,  qu'il  était  assez  fort  et  assez  puissant  pour  me 
faire  affront ,  à  moi,  Pierre  de  Gyac,  simple  chevalier!  et  il  l'a 
fait ,  l'insensé  !.. .  Eh  bien  !  je  n'ai  rien  dit,  moi  ;  je  n'ai  point  écrit 
de  lettres  souveraines  ;  je  n'ai  point  convoqué  mes  hommes  d'ar- 
mes, mes  vassaux,  mes  écuyers  et  mes  pages  ;  non,  j'ai  enfermé 
la  vengeance  dans  mon  sein  et  je  lui  ai  donné  mon  cœur  à  ronger. . . 
puis ,  quand  le  jour  est  venu ,  j'ai  pris  mon  ennemi  par  la  main 
comme  un  faible  enfant ,  je  l'ai  conduit  à  Tanneguy-Duchâtel , 
et  j'ai  dit:  Frappe,  Tanneguy!...  et  mainteiîant,  —  il  se  mit  à 
rire  convulsivement ,  —  maintenant  cet  homme  qui  tenait  sous 
sa  domination  des  provinces  à  couvrir  la  moitié  du  royaume  de 
France ,  cet  homme  ,  il  est  couché  dans  la  boue  et  dans  le  sang, 
et  ne  trouvera  peut-être  pas  six  pieds  de  terre  pour  reposer  tran- 
quille pendant  l'éternité. 

Catherine  était  à  ses  pieds,  criant  merci ,  se  roulant  sur  le  verre 
brisé  ,  qui  lui  coupait  les  mains  et  les  genoux. 

—  Eh  bien  !  madame  ,  vous  entendez  ;,  continua  de  Gyac,  mal- 
gré son  nom  ,  malgré  sa  puissance ,  malgré  ses  hommes  d'armes, 
je  me  suis  vengé  de   lui  ;  jugez  si  je  me  vengerai  de  sa  com- 


SciiNES    HISTORIQUES.  683 

plice,  qui  n'est  qu'une  feiunic,  qui  est  seule  ,  que  je  puis  briser 
d'un  souffle  ,  que  je  puis  étouffer  entre  mes  deux  mains. 

—  Oh  !  qu'allez-vous  faire  ?  s'écria  Catherine. 

De  Gyac  la  prit  par  le  bias.  —  Debout,  madame  ,  dit-il ,  et  il 
la  dressa  devant  lui ,  —  debout  I . . . 

Catherine  jeta  les  yeux  sur  elle  ;  sa  robe  blanche  était  toute 
tachée  de  sang  ,  à  cette  vue  un  éblouissement  passa  sur  ses  yeux , 
sa  voix  s'éteignit  dans  sa  gorge ,  elle  étendit  les  bras  et  s'éva- 
nouit. 

De  Gyac  l'enleva  phée  sur  son  épaule ,  descendit  l'escalier, 
traversa  le  jardin  ,  posa  son  fardeau  sur  la  croupe  de  Ralff ,  l'y 
assujettit  à  l'aide  de  son  écharpe ,  et  se  mit  en  selle ,  hant  Cathe- 
rine autour  de  son  corps  avec  le  ceinturon  de  son  épée  ' . 

Malgré  son  double  poids ,  Ralff  partit  au  galop ,  dès  qu'il 
sentit  l'éperon  de  son  maître. 

De  Gyac  dirigea  sa  course  à  travers  terres  :  devant  lui  s'éten- 
daient à  l'horizon  les  vastes  plaines  de  la  Champagne,  et  la  neige, 
qui  commençait  à  tomber  à  gros  flocons  ,  couvrait  les  champs 
d'un  vaste  linceul ,  et  leur  donnait  l'aspect  âpre  et  sauvage  des 
steppes  sibériennes;  nulle  montagne  ne  se  découpait  dans  le  loin- 
tain ,  des  plaines ,  toujours  des  plaines  ;  seulement  d'espace 
en  espace ,  quelques  peupliers  blanchi^  se  balançaient  au  vent , 
pareils  à  des  fantômes  dans  leurs  suaire5  ;  nul  bruit  humain  ne 
troublait  ces  solitudes  désolées  ;  le  cheval,  dont  les  pieds  retom- 
baient sur  un  tapis  de  neige  ,  redoublait  ses  élans  silencieux  ,  son 
cavalier  lui-même  retenait  sa  respiration ,  tant  il  semblait  qu'au 
milieu  de  cette  nature  glacée ,  tout  dût  prendre  l'aspect  et  imiter 
le  silence  de  la  mort  î 

Après  quelques  minutes ,  les  flocons  de  neige  qui  tombaient 
sur  sa  figure ,  le  mouvement  du  cheval  qui  brisait  son  coi-ps  faible 
et  diaphane  ,  le  froid  saisissant  de  la  nuit ,  rappelèrent  Catherine 
à  la  vie.  En  reprenant  ses  esprits  ,  elle  crut  èUe  en  proie  à  l'un 
de  ces  songes  douloureux ,  où  nous  croyons  que  quelque  dragon 
ailé  nous  emporte  à  travers  les  airs.  Bientôt  une  vive  douleur  à 


1  Guillaume  de  Gruel. 


684  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  poitrine ,  une  Joulour  comme  serait  celle  produite  par  un  ciiar- 
bon  ardent ,  lui  rappela  que  tout  était  réel  ;  la  vérité  terrible  , 
sanglante ,  inexorable ,  se  dressa  devant  elle  ;  tout  ce  qui  venait 
de  se  passer  se  représenta  à  sa  mémoire ,  les  menaces  de  son  mari 
revinrent  à  son  esprit ,  et  la  situation  dans  laquelle  elle  se  re- 
trouvait la  fit  trembler  qu'il  ne  commençât  à  les  mettre  à  exé- 
cutioji. 

Tout  à  coup  une  nouvelle  douleur  plus  ardente ,  plus  aiguë , 
plus  incisive ,  lui  fit  jeter  un  cri  :  il  se  perdit  sans  écbo,  glissant 
sur  cette  vaste  nappe  de  neige  ;  seulement  le  cheval  effrayé  tres- 
saillit et  redoubla  de  vitesse. 

—  Oh  !  monseigneur,  je  soufYre  bien,  dit  Catherine. 
De  Gyac  ne  répondit  pas. 

—  Laissez-moi  descendre,  continua-t-elle ,  laissez-moi  prendre 
un  peu  de  neige ,  ma  bouche  brûle  ,  ma  poitrine  est  en  feu. 

De  Gyac  se  taisait  toujours. 

—  Oh  !  je  vous  en  supplie ,  au  nom  du  ciel ,  par  grâce  ,  par 
pitié  ,  ce  sont  des  lames  de  fer  rouge  !  de  l'eau  ,  oh  !  de  l'eau. 

Catherine  se  tordait  dans  le  lien  de  cuir  qui  l'attachait  au  ca- 
valier. Elle  essayait  de  se  glisser  à  terre ,  et  l'écharpe  la  retenait  ; 
elle  semblait  Lénore  liée  au  fantôme  ,  le  cavalier  était  silencieux 
comme  Wihielni ,  et  Ra4fF  allait  comme  le  cheval  fantastique  de 
Burger. 

yVlors  Catherine  ,  sans  espoir  sur  la  terre ,  s'adressa  au  Sei- 
gneur. 

—  Miséricorde  !  mon  Dieu ,  miséricorde  !  dit-elle  ,  car  c'est 
ainsi  qu'on  doit  souffiir  lorsque  l'on  est  empoisonné. 

A  ces  mots  de  Gyac  éclata  de  rire.  Ce  rire  étrange,  infernal , 
eut  un  écho;  un  autre  rire  lui  i^épondit,  éclatant,  fuyant  sur  cette 
plaine  funèbre.  Ralff  hennit,  sa  crinière  se  dressait  de  terreur. 

Aloi's  la  jeune  femme  vit  bien  qu'elle  était  perdue,  et  que  c'était 
son  heure  suprême.  Elle  comprit  que  rien  ne  pouvait  la  retarder, 
et  elle  se  mit  à  prier  Dieu  tout  haut,  interrompant  à  chaque  instant 
sa  prière  par  les  cris  que  la  douleur  lui  arrachait. 

De  Gyac  resta  muet. 

Bientôt  il  entendit  faiblir  la  voix  de  Catherine;  il  sentit  sou 


scÎ;nf,s   historiques.  G85 

corps  ,  qu'il  avait  nulle  fois  couvert  de  baisers,  se  tordre  dans  les 
convulsions  de  l'agonie  ;  il  put  compter  les  frissons  mortels  cjui 
couraient  dans  ces  membres  liés  aux  siens  ;  puis  peu  à  peu  la  voix 
s'éteignit  dans  un  râle  rauque  et  continu  ,  les  convulsions  cessè- 
rent et  ne  furent  plus  que  des  frémissemens  presque  insensibles.; 
enfin  le  corps  se  raidit,  la  bouclie  jeta  un  soupir  :  c'était  le  dernier 
effort  de  la  vie  ,  c'était  le  dernier  adieu  de  l'ame  ;  de  Gyac  était 
attacbé  à  un  cadavre  ' . 

Trois  c[uarts  d'heure  encore  il  continua  sa  route  sans  pro- 
noncer une  parole,  sans  se  retourner,  sans  regarder  derrière  lui. 

Enfin  il  se  trouva  sur  les  bords  de  la  Seine  ,  un  peu  au-dessous 
de  l'endroit  où  l'Aube,  en  s'y  jetant,  rend  son  cours  plus  profond  et 
plus  rapide  :  il  arrêta  Ralff,  détacha  la  bouile  du  ceinturon  qui 
enchaînait  Catherine  autour  de  lui ,  et  le  corps,  que  rien  ne  sou- 
tenait plus  que  l'écharpe  qui  le  liait  à  sa  selle ,  tomba  cambré  et 
en  travers  sur  la  croupe  du  cheval. 

Alors  de  Gyac  descendit.  Ralff,  écumant ,  ruisselant  de  sueur, 
voulait  entrer  dans  la  rivière  ;  son  maître  l'arrêta  de  la  main 
gauche  par  le  mors. 

Puis  de  la  droite  il  prit  son  poignard ,  chercha  sur  le  cou  de 
Ralff,  avec  sa  pointe  affilée  et  tranchante  ,  l'endroit  où  battait 
l'artère  :  le  sang  jaillit. 

Aussitôt  l'animal  blessé  se  cabra  ,  jetant  un  hennissement 
plaintif,  et,  s'arrachant  des  mains  de  son  maître,  s'élança  dans  le 
fleuve,  emportant  avec  lui  le  cadavre  de  Catherine. 

De  Gyac  ,  debout  sur  la  gi'êve ,  le  regarda  lutter  contre  le  cou- 
rant ,  qu'il  eût  facilement  traversé  sans  la  blessure  qui  l'affai- 
blissait. Arrivé  au  tiers  du  fleuve,  il  commença  à  dériver,  sa  respi- 
ration devint  bruyante  ;  il  essaya  de  revenir  au  bord  d'où  il  était 
parti,  sa  croupe  était  déjà  disparue,  et  à  peine  si  l'on  apercevait 
encore  à  la  surface  du  fleuve  la  robe  blanche  de  Catherine  ; 
bientôt  il  tourna  sur  lui-même  comme  entraîné  par  un  tour- 
billon, ses  jambes  de  devant  battaient  l'eau  et  la  faisaient  jaillir  : 
enfin  le  cou  s'enfonça  lentement,  la  tête  à  son  tour  disparut  peu 

'  Mémoires  d'Arthus  de  Richemont 


(586  KEVUE    DES    «EUX    MONDES. 

à  peu ,  une  vague  la  recouvrit  ;  la  tête  reparut  un  instant  encore , 
s'enfonça  une  seconde  fois ,  puis  quelques  bulles  d'air  vinrent 
crever  à  la  surface  de  l'eau.  Ce  fut  tout,  et  le  fleuve,  un  instant 
troublé ,  reprit ,  au  bout  de  quelques  secondes ,  son  cours  silen- 
cieux et  tranquille. 

Pauvre  Ralfl!  dit  le  sire  de  Gyac  avec  un  soupir 

Alexandre  Dumas. 


GEORGES   SAND. 


Indiana  et  Valentine  ont  soulevé  ,  comme  on  devait  s'y  atten- 
dre, plusieurs  questions  morales  et  religieuses.  La  critique  euro- 
péenne, et  en  particulier  la  critique  française ,  n'ont  pas  encore 
secoue'  leurs  vieilles  habitudes.  Malgré  les  vives  et  hautaines  re- 
montrances des  esprits  éminensqui  depuis  un  demi-siècle  ont  mis 
l'histoire  et  la  philologie  au  service  de  la  raison,  malgré  les  pro- 
testations formelles  et  précises  de  Warton  et  de  Tyrvvhit,  des 
frères  Schlegel  et  de  Goethe ,  les  salons  et  les  universités  ,  les 
oisifs  et  les  studieux  s'obstinent  encore  à  voir  dans  un  ouvrage 
d'imagination  un  plaidoyer  pour  ou  contre  la  vertu ,  une  thèse  fa- 
vorable ou  hostile  aux  lois  de  la  société.  C'est  donc  un  devoir 
pour  nous,  impérieux,  irrésistible,  d'ajouter  notre  voix  aux 
voix  illustres  que  nous  venons  de  nommer ,  et  de  revendiquer,  à 
leur  exemple,  les  franchises  et  les  privilèges  de  l'art. 

Parce  qu'il  a  plu  au  précepteur  d'Alexandre  d'indiquer  un  but 
moral  à  la  tragédie,  parce  que  dans  une  phrase  assez  vague  jetée 
presqu'au  hasard ,  dans  le  plus  incomplet  et  le  moins  authenti- 
que de  ses  ouvrages,  il  assigne  à  la  poésie  dramatique  une  sorte 
de  pédagogie,  tous  les  bluteurs  de  préceptes  littéraires  s'évertuent 
à  l'envi  à  vouloir  moraliser  la  fantaisie ,  la  plus  libre  et  la  plus 
vive  de  toutes  les  facultés  humaines.  Ils  ne  reconnaissent  pas  à 
l'imagination  le  droit  de  choisir  partout ,  dans  les  plus  hardis 
comme  dans  les  plus  chastes  épisodes  de  la  vie  ,  un  sujet  d'exer- 
cice; ils  proscrivent  d'un  trait  de  plume  les  joyeuses  inventions 
du  génie  antique,  toutes  les  fois  qu'il  »'attaque  aux  parties  hon- 


688  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

J 

teuses  ou  coupables  du  rôle  humain.  Ils  condamnent  sans  les 
entendre  Aristophane  et  Lucien  ;  ils  ne  font  pas  grâce  aux  har- 
diesses de  Pétrone.  Ils  citent  les  joyeusetés  de  Rabelais  aux  assises 
de  leur  impassible  raison ,  et  mettent  hors  la  loi  Pantagruel  et 
Panurge. 

Pour  nous,  qui  voyons  l'art  de  plus  haut,  à  qui  l'intime  et 
familière  société  des  poètes,  des  statuaires  et  des  peintres,  a  révélé 
depuis  long-temps  la  véritable  destination  de  l'imagination  sous 
toutes  ses  formes  ,  nous  ne  laisserons  jamais  e'chapper  l'occasion 
de  nier  de  toutes  nos  forces  le  caractère  dogmatique  et  didactique 
auquel  on  voudrait  la  contraindre.  L'art  est  par  lui-même  une 
forme  complète ,  indépendante  de  la  pensée  ;  s'il  emprunte  à  la 
jéalité  ou  à  l'histoire  ,  à  la  vérité  ou  à  la  philosophie ,  des  idées  qui 
ne  sont  pas  de  son  domaine  immédiat,  c'est  pour  se  les  assimiler, 
pour  les  faire  siennes ,  c'est  parce  que  la  beauté,  attribut  ex- 
clusif de  l'objet  qu'elle  se  propose,  ne  peut  se  dégager  absolument 
des  autres  élémens  de  la'pensée. 

C'est  pourquoi,  en  ramenant  l'attention  sur  les  deux  livres  de 
M.  G.  Sand  ,  nous  croyons  devoir  subordonner  la  question  sociale 
à  la  question  littéraire.  Ce  n'est  pas  notre  faute  si  des  esprits  dis- 
tingués ,  préoccupés  de  contiovei'ses  religieuses ,  ont  vu  ,  dans  ces 
deux  récits,  écrits  avec  une  simplicité  si  rare  de  nos  jours,  l'oc- 
casion de  discuter  et  de  défendre  la  discipline  ecclésiastique  du 
mariage.  Nous  respectons  leurs  convictions,  parce  qu'elles  sont 
sérieuses  et  sincères  ;  mais  nous  ne  croyons  pas  qu'il  faille  estimer 
la  valeur  d'iui  roman  d'après  sa  conformité  avec  le  dogme  et  la 
liturgie  chrétiennes. 

huliana  et  F'alentine  sont  deux  fables  différentes  pour  le  lec- 
teur qui  ne  voit  dans  un  livre  que  l'intérêt  et  le  plaisir  des  inci- 
dens ,  la  complication  et  le  jeu  des  ressorts ,  et  le  dénoùinent 
clair  et  décisif  de  l'action  qu'il  a  suivie.  Ces  différences  très-réel- 
les ,  et  dont  il  faut  tenir  compte  au  poète  pour  l'en  féliciter,  s'é- 
vanouissent au  jour  de  la  conscience  ,  au  regard  de  la  réflexion. 
Derrière  ces  deux  fables  on  retrouve  une  même  et  commune  idée, 
qu'elles  traduisent  et  développent  chacune  à  leur  manière  ;  cette 
idée,  c'est  l'adultère. 

Or,  aux  yrux  de  la  loi ,  l'adultère  est  une  faute;  aux  yeux  de  la 


GEORGES   S AND.  689 

religion,  c'est  un  criuie.  Cependant  ce  n'est  ni  avec  la  lelip.ion  ,  ni 
avec  la  loi  que  nous  devons  le  juger  ici.  Ce  n'est  ni  à  saint  Au- 
gustin, ni  à  Montesquieu,  que  nous  devons  emprunter  les  argu- 
mens  de  la  discussion. 

Non  ;  comme  la  beauté  suprême  ,  vers  laquelle  doit  tendre  in- 
cessamment le  génie  du  poète,  n'est  autre  cliose  que  la  suprême 
vérité ,  révélée  par  l'inspiration  et  l'éloquence  au  lieu  d'être  dé- 
montrée par  le  procédé  lent  et  successif  de  l'enseignement,  la 
critique  n'a  qu'un  devoir ,  ce  n'est  ni  celui  du  légiste ,  ni  celui 
du  prêtre,  c'est  cel«i  de  l'historien.  Elle  n'a  pas  à  s'inquiéter  si 
l'Évangile  ou  le  Code  condamne  l'adultère  :  elle  accepte  la  faute 
sans  la  juger.  Elle  la  voit  s'accomplir  sous  ses  yeux,  elle  constate 
impartialement  les  métamorphoses  que  le  temps  et  les  hommes 
ont  apportées  dans  l'institution  du  mariage  ;  et,  quand  elle  sait 
bien  sûrement  ce  qui  est,  elle  compare  la  réalité  à  l'invention, 
l'histoire  à  la  poésie  ;  elle  pèse  dans  sa  balance  la  fidélité ,  la  clair- 
voyance ,  la  véracité  du  peintre,  et  prononce  sans  passion  et  sans 
injustice. 

Oui ,  nous  le  reconnaissons  volontiers ,  avant  l'établissement 
de  la  loi  chrétienne  l'adultère  n'avait  qu'une  importance  métiio- 
cre et  tout-à-fait  secondaire.  Chez  les  peuples  d'Asie,  instituteurs 
de  la  Grèce  ;  dans  la  Grèce  ,  institutrice  de  Rome  ;  dans  la  ville 
éternelle  dont  l'Europe  a  recueilli  l'héritage  ,  la  femme  n'était 
qu'un  plaisir.  Esclave  soumise ,  sa  beauté  ne  lui  donnait  qu'un 
empire  de  quelques  instans.  Elle  obéissait,  mais  ne  se  dévouait 
pas.  Aussi  voyez  comme  les  plus  grands  noms  de  l'antiquité  se 
jouent  du  ntiariage  !  Périclès  a  deux  fils,  et  il  répudie  sa  femme 
pour  vivre  avec  Aspasie  ,  et  pas  une  voix  dans  Athènes  ne  s'élève 
pour  le  condamner.  Aspasie  était  plus  belle ,  plus  ingénieuse,  plus 
éloquente,  et  cela  suffit  à  son  excuse. 

La  loi  chrétienne,  en  substituant  le  dévouement  à  l'obéissance, 
en  plaçant  l'âme  au-dessus  des  sens,  a  fait  du  jnariage  une  ins- 
titution sérieuse.  Avant  que  l'Evangile  n'eût  pris  possession  du 
trône  des  Constantins,  le  mariage  n'avait  rien  de  sacré;  il  a  reçu 
de  la  loi  nouvelle  un  caractère  auguste,  inviolable,  et  de  ce  jour 
seulement  l'adultère  est  devenu  un  crime. 

Depuis  saint  Jérôme  jusqu'à  La  Mennais,  la  religion  et  avec  elle 


6C)0  REVUE    DES    DEDX     MONDES. 

l'adultère  ont  subi  bien  des  variations.  Depuis  le  cinquième  siècle 
jusqu'à  la  fin  du  quinzième,  le  châtiment  a  participé  de  la  rudesse 
des  mœurs  :  la  jalousie  se  vengeait  par  le  cloître  ouïe  meurtre. 
Avec  François  I",  l'adultère  s'est  assis  sur  le  trône.  Il  est  devenu 
un  délassement ,  une  partie  de  plaisir  ,  une  fête  joyeuse  :  le  comte 
de  Chateaubriand  passait  volontiers  pour  un  fou.  En  quittant  les 
élégantes  galeries  de  Chambord  pour  les  monotones  solennités 
de  Versailles,  il  a  pris  un  aspect  nouveau.  Sous  Louis  XIV,  l'adul- 
tère n'était  plus  un  plaisir  ,  c'était  une  profession.  Sous  la  régence 
et  sous  Louis  XV,  il  y  a  eu  progrès  :  la  profession  s'est  changée  en 
devoir.  Au  temps  de  Bussy,  les  maris  trompés  se  comptaient 
comme  les  chevrons  ;  Voisenon  et  Collé  auraient  couvert  de  huées 
les  vertus  scrupuleuses  ou  les  vices  poltrons.  Les  calomnies  diri- 
gées contre  Marie-Antoinette  n'ont  pas  de  valeur  historique.  Le 
directoire  et  les  premières  années  de  l'empire  ont  voulu  recom- 
mencer la  régence  ,  mais  n'y  ont  pas  réussi.  Avec  la  restauration 
nous  sont  revenus  l'austère  gravité,  et  aussi,  nous  devons  l'avouer, 
le  charlatanisme  d'hypocrisie,  qui  ont  marqué  les  dernières  an- 
ne'es  de  Louis  XIV  ;  après  l'impuissante  singerie  de  madame  de 
Pompadour ,  nous  avons  grimacé  les  pruderies  de  madame  de 
Maintenon. 

Telle  est  en  peu  de  mots  l'histoire  de  l'adultère  en  France  ;  et 
si  l'on  y  prend  garde ,  c'est  aussi  celle  de  la  religion.  A  Chambord, 
c'est  la  joviale  indulgence  du  curé  de  Meudon;  à  Versailles,  la 
haiitaine  colère  et  les  sanglantes  réprimandes  de  Bossuet  ;  après 
l'évêque  deMeaux,  le  cardinal  Dubois. 

Aujourd'hui  la  religion  ne  vit  plus  guère  que  par  la  morale  ; 
le  dogme  et  le  mystère  ne  rencontrent  plus  que  de  rares  crédu- 
lités. Ce  n'est  plus  le  prêtre  qui  flétrit  l'adultère,  c'est  la  société. 

Mais  en  même  temps  qu'elle  condamne  la  violation  du  sernieal, 
elle  ne  fait  rien  pour  en  assurer  le  respect.  Tous  ses  préceptes 
sur  la  sainteté  du  maiiage  se  réduisent  à  peu  près  aux  lignes  con- 
cises et  sévères  de  l'Esprit  des  Lois,  à  savoir  que  la  femme  a  plus 
d'intérêt  que  l'homme  à  la  continence  et  à  la  chasteté.  Ce  n'est 
plus  l'Evangile  qui  parle  et  qui  commande  un  immuable  dévoue- 
ment ,  c'est  le  législateur  qui  conseille  la  vertu  comme  un  boa 
calcul. 


GEORGES    SAND.  "  6qI 

Ce  précepte,  malgré  son  aridité,  malgré  l'absence  de  sanction, 
aurait  bien  quelque  importance,  si  l'éducation  lui  venait  en  aide  , 
si  la  vie  de  famille  et  les  enseignemens  des  premières  années  pré- 
paraient les  jeunes  esprits,  non-seulement  à  l'intelligence,  mais 
bien  aussi  à  l'accomplissement  du  principe. 

Mais ,  que  voyons-nous  dans  le  monde  au  milieu  duquel  nous 
vivons  ?  Pour  les  hommes  ,  il  n'y  a  qu'un  but  avoué  ,  la  richesse. 
L'ambition ,  il  faut  le  dire ,  l'ambition  vraie ,  devient  plus  rare 
tous  les  jours,  et  sera  bientôt  inti'ouvable  ;  la  tribune,  le  conseil, 
les  ambassades  se  ravalent  au  niveau  des  vulgaires  industries. 
Pour  les  femmes ,  elles  ont  à  choisir  entre  deux  partis,  la  curio- 
sité ou  la  coquetterie.  Si  elles  ne  prennent  intérêt  à  rien  ni  à 
personne;  si,  pour  se  dispenser  de  mal  vouloir-,  elles  occupent  leurs 
journées  de  visites  sans  nombre,  de  promenades  sans  but  ;  si  elles 
multiplient  leurs  liaisons  pour  échapper  par  la  légèreté  aux  dan- 
gers de  l'intimité ,  on  les  proclame  prudentes.  Si ,  moins  réser- 
vées ,  moins  sûres  d'elles-mêmes,  elles  s'aventurent  jusqu'à  plaire, 
encore  faut-il  qu'elles  se  défient  des  moindres  amitiés ,  qu'elles 
s'arrêtent  à  temps  ,  afin  d'obtenir  un  établissement  avantageux. 
Celles  qui  ne  sont  ni  curieuses  ni  cocjuettes  sont  inestimables , 
infiniment  lares ,  et  presque  ridicules  par  leur  singularité. 

Le  mariage  est  pour  l'avarice  des  hommes  une  spéculation , 
et  rien  de  plus  ;  pour  les  curieuses ,  un  ennui  inévitable  ;  pour 
les  coquettes,  un  piège  où  elles  succombent,  parce  qu'elles  ne 
peuvent  briser  le  lendemain  leurs  habitudes  de  la  veille.  Les 
fêtes  du  monde  ne  sont  autre  chose  qu'un  perpétuel  et  public 
démenti  aux  maximes  de  la  société.  L'union  consacrée  par  la  loi 
et  par  l'église,  qui  devrait  adoucir  pour  tous  deux  les  douleurs 
du  pèlerinage,  c'est  pour  l'homme  le  sommeil  des  sens  qui  s'en- 
dorment dans  la  possession  pour  se  réveiller  bientôt,  et  chercher 
le  plaisir  dans  la  nouveauté  ;  pour  la  femme  ,  un  marché  qu'elle 
signe  aveuglément  sans  prévoir  les  obligations  qu'il  entrame. 

Dans  une  pareille  société,  l'adultère  est  inévitable,  puisqu'au 
lieu  d'associer  la  femme  à  la  destinée  qu'il  s'est  faite ,  l'homme 
traite  le  mariage  comme  le  bail  d'une  ferme;  il  est  tout  simple 
que  chacun  des  deux  viole  le  contrat,  car  le  double  serment  n'est 
le  plus  souvent  qu'un  double  mensonge. 


()q2  REVlit    DES    DEUX    MOIVDES. 

Indiana  et  p^alentine  ,  en  traduisant  sous  la  forme  dramatique 
ce  vice  de  la  société  moderne,  n'ont  pas  voulu  le  défendre  et 
l'amnistier.  Loin  de  là,  dès  les  premières  pages,  on  reconnaît 
le  cri  d'une  conscience  impitoyable  et  sévère  ;  mais  le  poète  ne 
peut  manquer  à  la  vérité ,  et  tant  pis  pour  la  vérité  si  elle  est 
triste,  tant  pis  pour  la  société  si  elle  cache  sous  l'éclat  de  ses 
fêtes,  sous  l'austère  gravité  de  ses  paroles,  les  douleurs  de  la  honte 
et  les  remords  de  l'hypocrisie. 

Indiana  débute  par  un  prologue  plein  de  naturel  et  de  fide'lité; 
nous  pénéti'ons  dans  le  ménage  du  colonel  Delmare,  vieille  gloire 
émdrite  des  beaux  jours  de  l'empire ,  forcé  par  les  défiances  de 
la  restauration  de  se  réfugier  dans  l'industrie;  bourru,  borné  , 
sévère  pour  lui-même  ,  impitoyable  aux  faiblesses  qu'il  ne  com- 
prend pas,  impérieux,  exigeant,  et  marié,  par  un  de  ces  mille 
hasards  dont  se  compose  la  vie  du  monde  ,  à  une  femme  jeune  , 
vive,  d'une  imagination  mobile ,  d'une  beauté  plus  idéale  que 
visible ,  plus  belle  pour  la  rêverie  que  pour  les  sens.  Cette  femme 
c'est  Indiana;  auprès  d'elle,  ou  plutôt  entre  elle  et  son  mari, 
l'auteur  a  placé  un  caractère  singulier,  recueilli  en  lui-même,  avare 
de  paroles,  et  en  apparence  incapable  de  pensée,  Ralph,  dévoué 
sans  retour  à  l'impossible  conciliation  du  colonel  et  de  sa  femme , 
apologiste  désintéressé  de  leurs  fautes  mutuelles.  Jusqu'ici,  vous 
le  voyez,  le  drame  n'est  que  nécessaire,  mais  il  n'est  pas  encore 
engagé;  c'est,  si  vous  le  voulez,  l'exposition,  mais  la  liste  des 
acteurs  n'est  pas  complète.  Pour  que  la  lutte  commence,  il  faut 
à  Indiana  un  homme  qui  comprenne  son  malheur  et  qui  sur- 
prenne à  son  profit  sa  puissance  d'aimer.  Ce  nouvel  acteur  ne 
tarde  pas  à  paraître ,  c'est  Raymon  de  Ramière  ;  mais  il  n'entame 
pas  d'abord  le  rôle  qui  lui  est  destiné.  En  joueur  habile  et  pru- 
dent, il  prend  de  la  société  tous  les  plaisirs  qu'elle  peut  lui  don- 
ner, sans  négliger  un  seul  de  ceux  qu'il  rencontre  sur  la  route. 
Madame  Delmare  est  charmante  ;  Raymon  ne  l'ignore  pas ,  mais 
c'est  peut-être  une  vertu  sévère  ,  difficile,  inexorable ,  qui  sait? 
le  siège  de  la  place  peut  durer  long-temps.  En  attendant ,  ne 
fût-ce  que  pour  ne  pas  désapprendre,  Raymon  s'en  prend  à  Noun, 
délicate  et  aideiilc  jeune  fille,  née  sous  le  ciel  des  colonies  ,  élevée 
avec  Indiana  ,  sa  conqiagne ,  sa  servante  et  son  amie,  pour  qui 


GEORGES    SAND.  6g3 

l'amour  est  une  fre'nésie  plutôt  qu'une  passion.  Noun  ne  résiste 
pas  long-temps,  et  se  livre  à  Raynion.  Cette  liaison ,  prenez-y 
garde,  bien  qu'elle  manque  d'élévation  et  de  poésie ,  n'est  pas 
inutile  à  l'intérêt  du  récit.  Pour  Raymon ,  Noun  est  une  distrac- 
tion ,  ce  n'est  pas  une  affaire;  mais  il  est  utile,  pour  la  suite  du 
poème ,  d'établir  nettement  le  caractère  de  Raymon  ,  de  dessiner 
en  traits  profonds  et  ineffaçables  l'égoïsme  à  l'aide  duquel  il 
écliappe  à  toutes  les  angoisses  de  la  passion ,  et  profite  sùrie- 
ment  de  toutes  les  faiblesses  de  son  adversaire. 

Trompée  par  de  fausses  indications ,  la  jalousie  du  colonel  s'é- 
veille ,  et ,  loin  de  prévenir  la  faute  d'Indiana ,  hâte  sa  chute  par 
un  redoublement  de  tyrannie.  Raymon  épie  froidement  les  alter- 
natives de  résignation  et  de  révolte  qui  déchirent  le  cœur  de  la 
jeune  femme;  et,  quand  le  temps  est  venu,  il  se  déclare.  Noun 
essaie  en  vain  de  le  ramener  à  elle  ;  ses  caresses  furieuses  ne  réus- 
sissent pas  à  précipiter  les  pulsations  d'un  cœur  qui  n'a  jamais 
battu  que  pour  sa  beauté,  et  fatigué  maintenant  d'un  plaisir  trop 
facile  ;  l'infortunée  jeune  fille  passe  rapidement  du  désespoir  à  la 
folie ,  et  se  noie.  Ceci  est  un  ressort  hardi ,  mais  indispensable 
selon  moi.  Raymon,  une  fois  débarrassé  de  ce  piemier  obstacle, 
doit  marcher  plus  sûrement  à  son  but.  Dès  ce  moment  la  tragédie 
n'attend  plus. 

Raymon  obtient  sans  peine  plusieurs  rendez-vous  avec  Indiana. 
La  vertu  de  la  jeune  femme,  loin  de  céder  aux  premières  attaques, 
trouve  dans  l'amour  même  un  moyen  de  résistance.  Aimer,  pour 
Indiana,  c'est  une  chose  si  belle  et  si  grande,  si  passionnée  et  si 
chaste  à  la  fois,  qu'elle  croirait  déshonorer  l'amour  en  lui  donnant 
asile  ailleurs  que  dans  son  ame;  ce  dévouement  sans  l'éserve  au 
bonheur  d'un  autre ,  ce  sacrifice  irréfléchi ,  imprévoyant,  de  toute 
son  existence  ,  voudrait-elle  le  dégrader  pour  le  plaisir  des  sens? 
Comme  il  arrive  dans  ces  sortes  de  luttes,  elle  refuse  tout  à  son 
amant,  hoimis  le  dernier  abandon  qu'un  amant  puisse  prétendre. 
Comme  les  femmes  vi'aiment  épiises,  elle  s'excite  à  la  défense 
en  livrant  aux  baisers  de  Raymon  ses  lèvres  et  ses  épaules  :  elle 
espère  l'apaiser  à  force  de  caresses. 

Qu'arrive-t-il ?  vous  le  prévoyez  déjà,  et  tant  mieux!  car 
ceci  prouve  que  la  fable  est  logique.  Raymon  se  lasse  de  la  ré- 
TOMF,  viii.  4^ 


6n4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sistance  d'Indiana.  En  tacticien  consommé,  il  lui  avoue  ses  liai- 
sons avec  Noun ,  il  lui  avoue  qu'il  a  passé  toute  une  nuit  dans 
ses  braa.  Il  espère,  et  l'événement  ne  dément  pas  ses  prévisions, 
il  espère  qu'Indiana  estimera  plus  haut  son  amour ,  à  qui  les  sens 
et  la  plus  excj[uise  beauté  ne  suffisent  pas  ;  Noun  était  plus  belle 
qu'Indiana  ;  c'est  son  ame ,  sa  vie  tout  entière ,  qu'il  veut  étreindre 
et  absorber  dans  ses  embrassemens  :  Indiana  est  bien  près  de 
céder. 

Mais  tout  n'est  pas  fini.  Si  elle  se  livrait,  ce  ne  serait  là  qu'un 
drame  vulgaire.  A  quoi  servirait  l'égoïsme  de  Raymon?  Le  colo- 
nel est  ruiné ,  il  veut  quitter  la  France.  Indiana  résiste  aux  ordres 
de  son  mari ,  s'échappe  de  sa  prison  et  se  réfugie  chez  son  amant. 
Raymon  revient  du  bal ,  trouve  sa  maîtresse  qui  l'attend  de- 
puis cinq  heures,  et  qui  vient  lui  demander  protection.  Ce  nou- 
vel embarras  déconcerte  ses  calculs.  Il  voudrait  profiter  de  l'oc- 
casion, mais  échapper  à  l'avenir.  Il  la  renvoie  et  lui  recommande 
ses  devoirs.  C'est  un  infâme  !  mais  il  a  raison. 

Indiana  veut  se  tuer.  Ralph  la  sauve  d'elle-même  et  la  décide 
à  partir  avec  son  mari ,  près  duquel  il  excuse  son  absence.  Une 
lettre  de  Raymon  la  ramène  en  France.  Elle  accourt,  elle  fait 
trois  mille  lieues  pour  arriver  à  lui ,  pour  se  donner  toute  entière. 
Raymon  est  marié  ! 

Ici  tout  semble  terminé,  mais  non.  Ralph,  qui  jusque  là  s'est 
résigné  au  rôle  d'esclave ,  qui  a  vu  Raymon  aimé  d'Indiana ,  et 
qui,  malgré  sa  haine,  n'a  pas  trahi  le  secret,  Ralph  se  révèle  en- 
fin. Il  n'y  a  plus  de  bonheur  au  monde  pour  celle   qu'il  aimait 
d'un  amour  désespéré,   mais  qu'il  savait  heureuse  d'un  autre 
amour;   il  lui  propose  un  double  suicide.  Ils  se  préparent  tous 
deux  solennellement  à  leur  dernière  heure.  Ils  veulent  aller  mou- 
rir au  Nouveau-Monde  ,  en  face  d'une  nature  vierge  ,  comme  si 
loin  des  villes  ils  étaient  plus  près  de  Dieu  I  Après  une  confidence 
entière  et  sans  réserve  de  sa  passion ,  Ralph  emporte  dans  se» 
bras  Indiana ,  qui  n'a  répondu  que  par  des  prières  aux  aveux  de 
son  nouvel  amant.  Leur  double  suicide  devait  les  fiancer  dans 
l'éternité  ;  leurs  embrassemens  les  arrêtent  sur  le  seuil  de  la  mort  ; 
ils  vivent,  et  se  consolent  dans  un  amour  désormais  sans  obstacle. 


OEORGES    SAiVr».  GqS 

On  le  voit,  le  livre  devait  finir  avec  le  mariage  de  Piaymon. 
C'était  un  dénoùment  sombre,  imiiitoyable,  à  la  manière  d'Es- 
chyle, l'expiation  pour  le  crime  voulu,  le  châtiment  terrible 
pour  une  faute  à  qui  le  temps  seul  avait  manqué  :  le  bonheur  est 
tle  trop  dans  les  dernières  pages. 

Mais  Indiana  n'en  demeure  pas  moins  un  magnifique  dévelop- 
pement de  l'adultère  ;  c'est  un  grand  poème ,  et  très-vrai ,  où  bien 
des  familles  peuvent  lire  la  destinée  qui  les  attend. 

Valcntlne ,  pour  la  composition  et  le  style ,  est  supérieure  à  In- 
diana. Les  caractèi'es  sont  mieux  dessinés,  leur  silhouette  est  plus 
vive ,  plus  nette ,  mieux  arrêtée  ;  l'action  est  mieux  conduite ,  et  le 
livre  ne  finit  vraiment  qu'à  la  dernière  page.  On  y  sent  à  chaque 
pas  l'expérience  et  la  sécurité.  La  plume  et  la  pensée,  plus  sûres 
d'elles-mêmes,  s'abandonnent  plus  rarement  aux  inutiles  effu- 
sions qui  ralentissent  le  récit,  et  qui,  loin  de  servir  de  halte  et 
de  point  d'orgue,  trahissent  la  jeunesse  de  l'écrivain..  Habile- 
ment ménagées  ,  ces  interventions  directes  du  narrateur  ,  qui  se 
peuvent  comparer  aux  rentrées  d'instrumens  dans  un  concerto , 
délasseraient  le  lecteur  pour  l'attacher  plus  intimement  ;  trop 
multipliées ,  elles  révèlent  une  timidité  maladroite ,  qui  s'oriente 
à  chaque  pas. 

La  fable  de  Valeniine ,  aussi  simple  que  celle  (T Indiana  pour  la 
construction  générale,  admet  pourtant  un  plus  grand  nombre  de 
personnages.  Au  premier  plan ,  il  n'y  a  que  deux  acteurs,  Valen- 
tine  et  Bénédict,  celle  qui  doit  succomber,  et  celui  qui  doit 
triompher,  le  vainqueur  et  la  victime.  Mais,  outre  ces  deux  figures 
principales ,  il  y  a ,  pour  couvrir  la  toile,  plusieurs  autres  types , 
finement  indiqués,  et  qui  donnent  à  tout  le  récit  un  naturel  par- 
fait. Athénaïs,  Louise,  la  marquise  et  la  comtesse  de  Rainibault, 
le  père  Lhéry,  Pierre  Blutty,  \alentin,  se  groupent  à  merveille, 
et  composent  un  monde  tout  entier ,  au  milieu  duquel  l'auteur 
nous  introduit  si  facilement,  et  en  apparence  avec  si  peu  de  pré- 
]iaration  et  d'artifice ,  qu'on  a  peine  à  ne  pas  croire  à  l'existence 
léelle  de  tous  les  personnages.  On  croit  les  reconnaître  et  s'en 
souvenir,  comme  si  on  avait  vécu  avec  eux  pendant  plusieurs  an- 
nées. 


(;,>(3  1(i:%bi;     DUS     DKIIX     MONDES. 

L'idée  mère,  l'idée  génératrice  de  f^alentincy  c'est  comme  dans 
Indiana  ,  la  violation  du  serment ,  la  lutte  de  l'amour  contre  la 
loi  le  duel  implacable  de  la  passion  contre  la  société.  Si  jusqu'ici 
je  n'ai  rien  dit  de  M.  de  Lansac,  le  mari  de  Valentine,  c'est  qu'en 
vérité  son  rôle  est  par  trop  médiocre.  Il  est  si  rarement  en  scène, 
qu'il  est  presque  réduit  à  une  sorte  d'existence  abstraite  ;  c'est 
plutôt  un  chiffre ,  une  lettre  algébrique  qu'un  homme  vivant  de 
notre  vie,  animé  de  nos  ambitions.  Quand  il  paraît,  il  n'est  pas 
inférieur  à  la  nnssion  que  l'auteur  lui  attribue ,  mais  il  ne  paraît 
pas  assez  souvent.  Il  est  trop  exclusivement  le  mari  qu'il  fallait  à 
Valentine  pour  faillir  ;  il  est  composé  tout  d'une  pièce,  sa  physio- 
nomie est  celle  d'un  automate  dressé  au  rôle  de  mari  ;  c'est  un  di- 
plomate, et  je  veux  bien  que  l'habitude  de  discuter  les  questions 
de  politique  européenne  le  façonne  à  l'indifférence ,  à  l'impassi- 
bilité ;  mais  au  moins  devrait-on  surprendre  parfois ,  derrière  ce 
procédurier  de  paix  et  de  guerre ,  quelques  restes  du  vieil  homme. 
Tel  qu'il  est,  il  simplifie,  je  l'avoue,  les  préparatifs  de  la  catas- 
trophe; mais  je  l'eusse  mieux  aimé  plus  complexe  et  plus  actif. 

La  marquise  de  Raimbault  est  une  ingénieuse  création ,  qui 
serait  prise  pour  une  caricature ,  si  l'auteur  n'avait  le  soin  de  ne 
la  risquer  en  scène  qu'à  de  rares  intervalles.  C'est  un  esprit  sans 
cœur,  le  modèle  idéal  des  femmes  du  dix-huitième  siècle.  La 
comtesse  de  Raimbault,  sa  tille  ,  a  peut-être  le  même  inconvé- 
nient que  M.  de  Lansac  ;  elle  est  hautaine  ,  arrogante  ,  fière  de 
son  nom  comme  une  parvenue  qui  a  troqué  sa  dot  contre  un 
blason  ;  mais  les  perles  toutes  neuves  de  sa  couronne  de  com- 
tesse ne  suffisent  pas  à  excuser  la  sécheresse  de  son  cœur.  Qu'elle 
soit  méchante ,  je  le  veux  bien  ;  mais  cette  complète  absence  des 
sentimens  maternels  n'est-elle  pas  une  justification  trop  élo- 
quente de  la  perte  de  ses  deux  filles  ? 

Louise,  sœur  aînée  de  Valentine,  est  un  personnage  très-vrai, 
dont  chacun  de  nous  peut  retrouver  le  type  dans  la  société.  La 
honte  d'une  première  faute  l'a  rendue  timide  et  défiante.  Elle 
est  encore  capable  d'amour ,  mais  elle  craint  de  s'y  livrer.  Elle 
résiste ,  par  une  raison  factice  ,  par  une  froideur  que  son  cœur 
dément ,  aux  attaques  de  Bénédict.   Elle   invoque  le  souvenir 


GEORGES    SAND.  Gq^ 

de  ses  premiers  malheurs  ,  comme  une  protection  toute-puis- 
sante et  qui  doit  la  sauver.  Plus  contenu ,  plus  réservé  ,  plus 
hypocrite  clans  son  expression  ,  l'amour  chez  les  femmes  de  cet 
âge  a  quelque  chose  de  maladif  et  de  furieux.  Comprimé  dou- 
loureusement,  il  douhle  ses  forces  ;  et,  quand  il  déborde,  il 
prend  un  caractère  singulier  d'animosité  !  On  dirait  alors  que  la 
femme  se  venge. 

Mais  je  dirai  de  Louise  ce  que  j'ai  dit  de  M.  de  Lansac  et  de 
la  comtesse  de  Raimbault.  Bien  que  ce  dernier  type  soit  très- 
supérieur  aux  deux  premiers  pour  la  vie  et  la  vérité,  cependant 
il  a  l'inconvénient  très-grave  de  favoriser  trop  directement  le  des- 
sein du  poète.  L'indifférence  du  mari ,  la  dureté  de  la  mère  et 
l'exemple  de  la  sœur,  c'est  trop.  Toutes  les  femmes,  en  lisant 
Valcntine  ^  seront  tentées  de  se  dire  :  Je  suis  sûre  de  moi ,  je 
n'aurai  jamais  à  combattre  un  pareil  front  d'armée.  Mon  mari  ne 
vaut  rien  et  m'abandonne  ;  mais  je  me  réfugierai  dans  le  cœur  de 
ma  mère;  je  m'abriterai  de  ses  conseils  ;  le  bon  exemple  de  ma 
sœur  me  sauvera. 

Valentine  ,  ainsi  placée  ,  malgré  la  netteté  ,  la  précision  et  le 
charme  que  l'auteur  lui  attribue ,  malgré  la  grâce  de  son  carac- 
tère ,  la  vivacité  de  son  imagination  ,  la  pure  limpidité  de  ses 
pensées  ,  l'élévation  de  ses  espérances ,  ne  semble  plus  avoir,  au 
premier  aspect ,  qu'une  existence  impersonnelle  ;  les  hommes  et 
les  choses  lui  sont  tellement  hostiles,  qu'elle  n'a  plus  qu'à  céder. 
Cependant  le  poète  réussit  à  nous  attacher  au  sort  de  Valentine 
par  le  développement  successif  de  ses  douleurs.  Il  y  a  tant  d'art 
et  de  poignante  vérité  dans  le  tableau  de  sa  conscience  ,  qu'on 
oublie ,  en  lisant ,  au  fond  de  son  cœur  tous  les  artifices  de  l'avant- 
scène.  L'excès  d'adresse  se  corrige  et  s'efface  par  le  naturel  et 
l'exquise  vraisemblanee  de  la  figure  principale. 

Bénédict  est  une  création  d'autant  plus  surprenante  ,  qu'il  rap- 
pelle parfois  plusieurs  types  connus  ,  sans  jamais  se  confondre 
avec  eux  et  s'y  absorber.  Sa  pauvreté  ,  ses  accès  frénétiques  , 
ses  tristesses ,  son  isolement ,  ont  bien  quelque  parenté  avec  le 
Saint-Preux  de  Jean-Jacques  ,  avec  l'Antony  de  Dumas  ,  le  Di- 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dier  de  Victor  Hugo.  Mais  cette  analogie  n'altère  pas  l'originalité 
de  la  physionomie. 

Athénais  ,  la  jeune  fermière  que  Bénédict  doit  épouser,  est  un 
portrait  plein  de  fraîclieur,  pris  sur  le  fait  et  copié  sur  la  nature 
avec  une  fidélité  qui  ferait  honneur  au  pinceau  de  Wilkie.  Elle 
sert  à  dessiner  le  caractère  de  Bénédict,  et  n'a  que  l'importance  qui 
lui  convient.  Elle  est  fière  de  ses  parures ,  de  sa  beauté  ,  de  sa 
jeunesse,  de  sa  fortune,  des  jalousies  qu'elle  excite,  mais  au 
fond  bonne  fille ,  capable  d'un  amour  ordinaire ,  plutôt  dis- 
posée à  reconnaître ,  par  la  soumission  et  les  caresses ,  le  bonheur 
qu'on  lui  donnera,  sans  s'inquiéter  d'où  il  vient,  qu'à  choisir 
un  homme  entre  tous  ,  à  l'exclusion  du  reste  du  monde  ,  pour 
lui  dévouer  son  ame,  sa  beauté  ,  son  existence  ,  son  avenir.  Elle 
est  née  sous  une  heureuse  étoile  :  Si  toutes  les  femmes  lui  res- 
semblaient ,  il  serait  impossible  d'écrire  un  roman. 

Maintenant  que  nous  avons  jugé  le  mérite  individuel  de  tous 
les  acteurs ,  il  est  facile  de  pressentir  notre  opinion  sur  le  drame 
lui-même.  L'exposition  est  bonne.  La  fête  de  village  fait  passer 
devant  nos  yeux  les  figures  que  j'ai  décrites.  Le  baiser  de  Bé- 
nédict sur  le  front  de  Valentine  est  une  heureuse  invention.  Il  est 
tout  simple  qu'un  villageois  ,  qui  a  connu  pendant  quelques 
années  seulement  les  cercles  de  la  ville ,  prenne  pour  un  être 
supérieur  à  lui  une  jeune  fille  de  naissance.  L'amour,  dans  le 
sens  poétique,  n'est  pas  loin  de  l'adoration.  Chacun  des  deux 
amans  doit  se  croire  au-dessous  de  l'autre.  Il  faut  que  l'homme 
admire  dans  celle  qu'il  chérit  la  pureté  du  cœur,  et  la  femme , 
la  profondeur  de  l'intelligence. 

Le  mariage  d' Athénais  avec  Pierre  Blutty  est  un  épisode  bien 
amené,  et  utile.  Les  journées  que  Bénédict  passe  entre  l'amour 
si  différent ,  mais  également  sincère  de  ces  trois  femmes ,  ont 
le  malheur  très-pardonnable  de  ressembler  à  la  féerie.  Mais,  au 
fond  de  ses  souvenirs  d'enfance  ,  le  cœur  retrouve  quelques  jour- 
nées pareilles  ,  poèmes  obscurs  ,  indéfinissables  ,  à  qui  le  poète 
seul  a  manqué.  Les  progrès  de  la  passion  chez  Valentine  ,  de  cet 
amour  qui  domine  les  deux  autres  ,  sont  racontés  avec  un  grand 
charme  de  naïveté  et  remplis  d'observations  fines ,  délicates. 


GEORGES    SAND.  Ck)C) 

C'est  une  étude  que  les  plus  habiles  moralistes  ne  dédaigneraient 
pas  d'avouer. 

La  nuit  qui  décide  le  sort  de  Valentine  et  de  Bénédict  est  à  coup 
sûr  une  des  plus  admirables  créations  de  la  poésie  moderne.  Je 
ne  sais  guère  de  comparable  à  cette  scène  magnifique  que  le  cin- 
quième acte  de  Roméo.  Quand  Valentine,  entre  le  sonmieil  et  le 
délire  prodigue  à  Bénédict  des  baisers  et  des  caresses  qu'elle  croit 
légitimes ,  quand  elle  écarte  elle-même  d'une  main  impatiente 
les  voiles  que  son  amant  égaré  avait  mis  entre  sa  faiblesse  et  le 
danger  de  sa  beauté  ;  lorsque  sa  bouche ,  traduisant  une  à  une 
les  illusions  de  son  rêve ,  révèle  à  Bénédict  la  réalité  désespérante 
de  son  bonheur,  que  ses  lèvres  couvrent  de  baisers  le  front 
brûlant  de  celui  qu'elle  préfère ,  qu'elle  avoue  hautement  comme 
le  maître  de  sa  destinée ,  comme  son  dieu  ,  qu'elle  attire  sur 
son  sein ,  comme  un  époux  aimé  à  qui  elle  ne  doit  rien  refuser, 
l'homme  qui  ne  peut  la  posséder  sans  crime ,  on  cède  à  l'irrésis- 
tible émotion  de  la  vérité.  Il  est  impossible  de  pousser  plus  loin 
l'ardeur  et  la  chasteté  de  la  poésie.  Valentine  enivre  Bénédict  du 
parfum  de  ses  cheveux  ;  elle  étreint  sa  poitrine  contre  la  sienne , 
leurs  haleines  se  confondent ,  leurs  dernières  forces  s'éteignent 
dans  le  plaisir  ;  dans  la  colère  de  son  bonheur,  Bénédict  mord  l'é- 
paule de  Valentine.  A  chaque  instant  le  tableau  menace  de  deve- 
nir lascif,  et  pourtant  il  n'y  a  pas  une  page  qui  ne  soit  d'une  ir- 
réprochable pureté. 

Le  retour  de  M.  de  Lansac ,  son  entrevue  avec  sa  femme  dans 
le  pavillon ,  ses  regards  qu'il  promène  impassiblement  du  front 
de  Valentine  à  la  glace  qui  lui  cache  Bénédict ,  sa  harangue  sur 
les  devoirs  du  mariage  ,  son  adresse  à  profiter  de  la  fausse  posi- 
tion de  Valentine ,  sont  des  traits  de  main  de  maître.  Le  mot  de 
Valentine  à  Bénédict  après  le  départ  de  son  mari ,  «  soyez  tran- 
quille,» est  sublime.  Elle  comprend  que  son  amour  pour  Bénédict 
lui  défend  d'appartenir  à  M.  de  Lansac ,  qu'il  faut  choisir  entre 
ces  deux  lits  pour  échapper  à  la  prostitution  ;  c'est  bien  ,  et  admi- 
rablement vrai.  Ses  prières  et  ses  larmes  aux  genoux  de  son  maître 
légal  pour  qu'il  la  sauve  d'elle-même ,  et  sa  réponse  pleine  de 
fierté  quand  elle  surprend  dans  ses  paroles  une  misérable  idée  de 


^OO  REVl/i.    DES    DECX    MONDES. 

libertinage,  complètent  merveilleusement  le  dévouement  de  cette 
belle  âme. 

Quand  l'adultère  se  consomme,  il  est  devenu  nécessaire.  La 
résistance  est  épuisée.  Valentine  est  sevde  et  sans  défense.  Tout 
lui  manque  à  la  fois  :  il  faut  qu'elle  choisisse  entre  mourir  ou 
se  donner  ;  elle  se  livre  à  Bénédict.  C'est  uu  dénoûment  bien 
amené,  mais  qui,  à  mon  avis,  contredit  formellement  l'épigraphe 
du  livre.  Tant  que  dure  le  combat ,  il  y  a,  je  l'avoue,  du  courage- 
dans  la  défense  de  Valentine.  Mais  ,  quand  elle  capitule,  sa  dé- 
fense est  devenue  impossible.  Elle  a  résisté  dans  sa  faiblesse; 
mais  il  n'est  pas  juste  de  dire  qu'elle  succombe  dans  sa  force  ,  à 
moins  qu'on  appelle  du  nom  de  force  la  sécurité  mensongère 
d'un  cœur  qui  croit  avoir  tué  la  passion,  parce  qu'il  a  long-temps 
lutté  corps  à  corps  avec  elle.  C'est  une  erreur  à  mon  avis  ;  car  au 
cominencement  de  la  guerre  les  forces  sont  neuves,  après  plusieurs 
engagemens  l'énergie  s'émousse  ,  et  plus  d'une  femme  s'est  ren- 
due d'épuisement  et  de  fatigue. 

Ceci,  du  reste,  n'est  qu'une  chicane  mesquine  et  ne  trouble  en 
rien  la  beauté  générale  du  livre. 

Je  n'attache  pas  grande  importance  à  la  mort  de  Bénédict. 
C'est  une  mort  vulgaire.  Mais  comme  elle  vient  vite ,  bien  qu'elle 
soit  quelque  peu  mélodramatique  ,  cela  ne  vaut  pas  la  peine  de 
blâmer.  L'aveu  de  Louise  à  Valentine  est  terrible  et  d'un  bel 
effet. 

A  tout  prendre  ,  Valentine  mérite  plus  de  réprimandes  et  plus 
d'éloges  (\\i  Indiana.  Il  y  a  dans  le  dernier  venu  plus  d'habileté 
dans  les  belles  parties  ,  mais  aussi  il  y  a  plus  d'accessoires  inuti- 
les. Il  y  a  plus  de  ressorts  superflus  et  défectueux.  Mais  les 
parties  irréprochables  dominent  de  bien  haut  les  beautés  à' In- 
diana. 

Qui  a  fait  ces  deux  livres?  que  signifie  la  signature  de  G.  Sand  ? 
Il  faudrait  une  grande  inexpérience  pour  ne  pas  reconnaître,  à  de 
nombreux  indices  ,  la  touche  d'une  main  de  femme.  Un  homme 
n'aurait  jamais  consenti  à  peindre  impitoyablement  l'égoisme  de 
Raymon ,  ni  à  dire  cet  aphorisme  brutal  :  La  femme  est  imbé- 
cile par  nature.  Un  homme  n'aurait  pas  trouvé  la  sublime  pro- 


GEORGES    SAND.  70I 

messe  de  Valentine  :  Soyez  tranquille!  il  aurait  mis  à  cela  plus 
d'adresse  et  moins  de  naïveté.  Le  métier  se  serait  passe  du  cœur. 

Faut-il  traduire  par  le  nom  de  Georyina  l'anonyme  mysté- 
rieux? je  ne  sais.  Mais  en  tout  cas,  quel  que  soit  l'auteur  de  ces 
deux  beaux  livres,  voici  les  conjectures  auxquelles  je  m'arrête. 
Ce  doit  être  une  femme  d'une  sensibilité  vive  ,  mais  qui  de  bonne 
heure  aura  eu  la  direction  personnelle  de  ses  actions.  Cette  liberté 
prématurée  a  donné  à  son  esprit  im  caractère  quelque  peu  viril. 
A  côté  d'une  idée  qui  ne  pouvait  naître  que  sur  l'édredon  ,  entre 
les   blondes   d'un  bonnet,  à  côté  d'un  sentiment  qui  part  d'un 
cœur  emprisonné  sous  un  corset,    il  s'en  rencontre  parfois  qui 
indiquent  un  hardi  cavalier ,   la  cravache  à  la  main ,  courant  à 
travers  champs  ,  de  grand  matin ,  humant  l'air  à  pleins  poumons, 
sautant  les  fossés  au  risque  de  rompre  le  cou  de  son  cheval.  C'est 
tour  à  tour  la  naïveté  de  Longus  ,  l'entraînement  de  Manon  Les- 
caut, puis  les  tons  crus  et  hardis  de  Beyle  ou  de  Mérimée.  Il  est 
impossible  d'avoir  plus  d'éloquence  avec  moins  de  style. 

Parmi  les  livres  de  femmes,  je  préfère  de  beaucoup  Indiana  et 
Valentine  aux  livres  de  miss  Burney  ou  de  madame  de  Tencin .  Avec 
moins  de  qualités  littéraires  que  Delphine  et  Corinne ,  tous  deux 
possèdent  des  qualités  poétiques  bien  supérieures  ;  car  les  deux 
romans  de  madame  de  Staël  ressemblent  trop  souvent  à  l'ensei- 
gnement universitaire,  ou  à  l'improvisation  d'un  salon  de  beaux- 
esprits  et  de  bas  bleus.  Pour  moi ,  je  n'hésite  pas  à  le  déclarer, 
Indiana  et  Valentine  se  placent  sur  la  même  ligne  que  Clémen- 
tine et  Clarisse,  et  j'excepterai  toujours  des  deux  chefs-d'œuvre 
de  Richardson  les  deux  tiers  au  moins  qui  gâtent  le  troisième. 
C'est  du  dernier  que  j'entends  parler.  Les  parties  paisibles  à' In- 
diana et  de  Valentine  se  peuvent  comparer  aux  meilleures  pages 
de  madame  de  Souza ,  à' Eugène  de  Rothelin,  et  ^ Adèle  de  Sé- 
nange.  C'est  la  même  éloquence  de  cœur,  la  même  puissance  et 
la  même  simplicité  d'expression. 

Toutes  ces  preuves  sont  accablantes  et  trahissent  l'anonyme  : 
c'est  un  livre  de  femme  ;  car  c'est  aux  femmes  seulement  qu'il 
est  donné  d'avoir  de  l'esprit  avec  le  cœur.  L'homme  au  contraire 
mêle  son  esprit  et  l'artifice  de  sa  pensée  à  l'expression  de  tous 


no9.  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  sentimens.  Il  combine ,  il  arrange  ses  moindres  effusions. 
Souvent  même  dans  le  tète-à-tête  il  préfère  l'effet  à  la  vérité  ;  ù 
plus  forte  raison  dans  un  livre. 

Sans  doute  la  pratique  et  l'étude  pourront  révéler  à  l'auteur 
d'Indiana  et  de  f^alejuine  ,  que  j'appellerai  Georgina  Sand,  à  tout 
hasard  ,  de  nouvelles  ressources  qu'elle  ignore  aujourd'hui.  Mais 
ce  perfectionnement  artificiel  de  son  talent  ne  vaudra  pas  ses 
hardiesses  ignorantes  ;  la  plus  riche  parure ,  les  diamans  dans 
les  cheveux  valent-ils  jamais  la  beauté  qui  ne  se  sait  pas? 

Gustave  Planche. 


LES 


BAINS  DE  LUCQUES 


Lorsque  j'entrai  dans  la  chambre  de  Malhilde ,  elle  attachait  le  dernier 
bouton  de  son  habit  d'amazone  vert,  et  se  disposait  à  placer  sur  sa  tête 
un  chapeau  surmonté  d'une  plume  blanche.  Elle  le  lança  vivement  loin 
d'elle  dès  qu'elle  m'aperçut ,  et  se  jeta  au-devant  de  moi  en  laissant 
flotter  les  boucles  blondes  de  sa  chevelure.  —  Docteur  du  ciel  et  de  la 
terre  !  s'écria-t-elle ,  et ,  selon  son  ancienne  coutume ,  elle  saisit  mes  deux 
longues  oreilles,  et  m'embrassa  avec  la  tendresse  la  plus  drôle. 

—  Comment  cela  va-t-il ,  le  plus  fou  des  mortels  !  Que  je  suis  heureuse 
de  vous  revoir  !  car  je  ne  trouverai  jamais  dans  ce  vaste  monde  une  tête 
plus  complètement  tournée  que  la  vôtre.  Des  sots  et  des  niais,  il  n'en 
manque  pas ,  et  on  leur  fait  souvent  l'honneur  de  les  tenir  pour  des 
fous;  mais  la  véritable  folie  est  aussi  rare  que  la  véritable  sagesse,  et 
ce  n'est  peut-être  autre  chose  que  la  sagesse  ,  qui ,  fâchée  de  savoir  tout , 
toutes  les  infamies  de  l'espèce,  a  pris  le  sage  parti  de  devenir  folle.  Les 
Orientaux  sont  des  gens  sensés ,  ils  honorent  les  fous  comme  des  pro- 
phètes; nous  autres  ,  nous  prenons  les  prophètes  pour  des  fous. 

—  Mais ,  milady,  pourquoi  ne  m'avez-vous  pas  écrit  ? 

—  Bien  certainement ,  docteur,  je  vous  ai  écrit  une  longue  lettre,  et 
j'ai  même  mis  sur  l'adresse  :  «  Pour  lui  remettre  à  Mew-Bedlam.  »  Mais 
comme ,  contre  toute  probabilité  ,  on  ne  vous  y  a  pas  trouvé ,  la  lettre 
a  été  envoyée  à  Sainte-Luce;  comme  vous  n'étiez  pas  là  non  plus,  on 
l'a  fait  passer  dans  un  autre  établissement  de  ce  genre,  et  elle  a  fait 
ainsi  sa  ronde  en  passant  par  toutes  les  maisons  de  fous  d'Angleterre , 
d'Ecosse  et  d'Irlande ,  jusqu'à  ce  qu'on  me  l'ait  renvoyée  avec  la  re- 
marque que  le  gentleman  désigné  sur  l'adresse  n'était  pas  encore  ren- 
fermé. Et  vraiment,  dites-moi;  comment  avez-vous  fait  pour  courir  si 
long-temps  d'un  pied  libre  ? 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  J'ai  mené  habilement  ma  barque,  railady.  Partout  j'ai  su  me 
glisser  tout  autour  des  maisons  de  fous,  et  j'espère  bien  en  iaire  autant 
en  Italie. 

—  O  ami  !  ici  vous  êtes  tout-à-fait  en  sûreté,  d'abord,  parce  qu'il  n'y 
a  pas  de  Petites-Maisons  dans  le  voisinage  ;  et  d'ailleurs  nous  avons  la 
majorité. 

—  Vous  !  milady  ?  Vous  vous  comptez  donc  parmi  les  nôtres.  Per- 
mettez que  je  dépose  le  baiser  fraternel  sur  votre  front. 

— ■  Ah  !  je  parle  des  baigneurs,  parmi  lesquels  je  suis  en  vérité  la  plus 
raisonnable.  —  Vous  vous  ferez  bientôt  une  idée  des  plus  fous.  Il  y  a 
d'abord  Julie  Maxfield,  qui  prétend  que  ses  yeux  verts  annoncent  le 
printemps  de  l'ame;  ensuite  nous  avons  deux  jeunes  beautés.... 

—  Sans  doute  des  beautés  anglaises,  milady? 

—  Docteur,  que  signifie  ce  ton  ironique?  Les  jaunes  et  gras  visages 
de  macaroni  de  l'Italie  vous  plaisent-ils  si  fort  que  vous  ne  goûtez  plus 
les  beautés  britanniques? 

—  Des  plumpuddings,  des  roatsbeefs  ,  couronnés  de  radis  ;  d'orgueil- 
leux pâtés 

—  Il  fut  un  temps,  docteur,  où  vous  tombiez  dans  le  ravissement 
chaque  fois  que  vous  aperceviez  une  belle  Anglaise. 

—  Oui ,  jadis  !  Je  suis  encore  tout  aussi  disposé  à  honorer  vos  belles 
compatriotes.  Elles  sont  belles  comme  des  soleils ,  mais  ce  sont  des  soleils 
de  glace  ;  elles  sont  blanches  comme  le  marbre  ,  mais  aussi  froides  que 
marbre;  sur  leurs  cœurs  glacés  gèlent  les  pauvres  amans.... 

—  Oh  !  j'en  connais  un  qui  ne  s'est  pas  gelé  en  ce  lieu-là ,  et  c'était 
un  Allemand  impertinent 

—  Il  s'est  si  bien  refroidi  contre  les  coeurs  anglais,  qu'il  en  est  encore 
tout  enrhumé. 

Milady  parut  piquée  de  cette  réponse;  elle  saisit  sa  cravache,  qui  se 
trouvait  entre  les  feuilles  d'un  roman,  où  elle  servait  de  marque,  la  fit 
siffler  aux  oreilles  de  son  chien  de  chasse  blanc ,  qui  grogna  sourdement , 
releva  son  chapeau  avec  vivacité  ,  le  plaça  hardiment  sur  ses  longs  che- 
veux ,  se  regarda  avec  complaisance  dans  la  glace,  et  dit  fièrement  : 
«  Je  suis  encore  belle  !  »  Mais  tout  à  coup ,  comme  pénétrée  d'un  sen- 
timent douloureux,  elle  demeura  pensive,  tira  lentement  son  gant  blanc 
de  sa  main,  me  la  tendit;  et,  saisissant  ma  pensée  au  passage,  elle  me 
dit  :  «  ]N'est-ce  pas,  celte  main  n'est  plus  aussi  belle  qu'elle  était  à  Ram- 
sgate?  Mathilde  a  tant  souft'ert  depuis  ce  temps-là  !  » 

On  voit  rarement  à  une  cloche  qu'elle  a  une  crevasse;  ce  n'est  qu'au 
son  qu'on  le  reconnaît.  Si  vous  aviez  entendu  le  son  de  voix  avec  lequel 
ces  paioles  furent  prononcées,  vous  auriez  reconnu  aussitôt  que  le  cœur 


LF.S    BAINS    DE    LUCQUES.  7o5 

de  milady  était  du  meilleur  métal ,  mais  qu'une  fente  cachée  affaiblissait 
SCS  tinlemens  les  plus  joyeux ,  et  leur  donnait  une  intonation  lugubre. 
Moi,  j'aime  de  telles  cloches ,  elles  trouvent  toujours  un  écho  fidèle  dans 
mon  propre  cœur,  et  je  baisai  la  main  de  milady  presque  plus  tendre- 
ment qu'autrefois,  bien  qu'elle  fût  moins  éclatante,  et  que  quelques 
veines  trop  bleues  et  péniblement  gonflées  semblassent  dire  :  «  Malhilde 
a  bien  souffert  depuis  ce  temps-là  !  » 

Son  œil  douloureux  semblait  une  étoile  solitaire  sur  un  ciel  d'au- 
tomne. Elle  me  dit  avec  douceur  :  Votre  tendresse  n'a  pas  beaucoup 
augmenté ,  docteur,  car  votre  larme  n'est  tombée  que  par  pitié  sur  ma 
main  ,  presque  comme  une  aumône. 

—  Qui  vous  autorise  à  interpréter  ainsi  le  langage  muet  de  mes 
larmes?  Je  parie  que  ce  chien  blanc  qui  se  roule  à  vos  pieds  me  com- 
prend mieux  que  vous.  Ah!  milady,  on  n'a  de  larmes  que  pour  les  dou- 
leurs qu'on  partage  ;  et ,  après  tout ,  chacun  ne  pleure  que  pour  lui- 
même. 

—  Assez ,  assez,  docteur.  Il  est  bon  du  moins  que  nous  soyons  con- 
temporains ,  et  que  nous  nous  soyons  trouvés  sur  le  même  coin  de  terre 
avec  nos  folles  larmes.  Ah  !  quel  malheur,  si  par  hasard  vous  aviez  vécu 
deux  cents  ans  plus  tôt,  comme  il  est  arrivé  à  mon  ami  Michael  de  Cer- 
vantes Saavedra ,  ou  bien  si  vous  étiez  venu  deux  cents  ans  plus  tard  au 
monde  ,  comme  un  autre  de  mes  amis  intimes  dont  je  ne  sais  pas  encore 
le  nom,  attendu  qu'il  ne  le  recevra  qu'à  sa  naissance,  en  l'an  1900  ! 
Mais  racontez  -  moi  doncc  omment  vous  avez  vécu  depuis  que  nous  ne 
nous  sommes  vus  ? 

—  J'ai  repris  mon  occupation  ordinaire ,  milady;  j'ai  roulé  de  nouveau 
la  grande  pierre.  Quand  je  l'ai  montée  jusqu'à  la  moitié  de  la  montagne, 
alors  elle  roule  rapidement  jusqu'en  bas;  et  ce  travail  de  bas  en  haut  et 
de  haut  en  bas  durera  jusqu'à  ce  que  je  reste  couché  moi-même  .sous  la 
grande  pierre  sur  laquelle  on  écrira  en  gros  caractères  :  «  Ici  repose  en 

Dieu....  » 

—  De  grâce,  docteur,  ne  soyez  pas  si  mélancolique!  Riez,  où  je.... 

—  Non ,  ne  me  chatouillez  pas  ;  j'aime  mieux  rire  de  mon  propre  mou- 
vement. 

Bien ,  alors.  Vous  me  plairez  encore  autant  qu'à  Ramsgate ,  où  nous 

nous  rapprochâmes  si  promptement. 

Les  yeux  de  milady  brillèrent  d'un  vif  éclat,  et  sa  bonne  humeur 
éclatait  de  nouveau  ,  lorsque  John  entra  et  annonça,  avec  tout  le  pathos 
d'un  laquais,  son  excellence  le  marquis  Christophero  di  Gumpelino. 

Qu'il  soit  le  bien-venu  !  Et  vous ,  docteur,  vous  allez  connaître  deux 

de  nos  fous.  Ne  vous  effarouchez  pas  de  son  extérieur,  et  surtout  de  son 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nez.  L'homme  possède  d'excellentes  qualités,  par  exemple  beaucoup 
d'argent,  uu  jugement  sain,  et  l'ambition  de  réunir  en  lui  toutes  les 
sottises  de  son  temps;  de  plus,  il  est  amoureux  de  mon  amie  aux  yeux 
verts,  Julie  Maxfield;  il  la  nomme  sa  Juliette  et  lui  son  Roméo,  et  il 
déclame  et  il  soupire.  —  Et  lord  Maxfield  le  beau-frère,  à  qui  Julie  a 
été  confiée  par  son  mari ,  est  l'Argus.... 

J'allais  faire  la  remarque  qu'Argus  gardait  une  vache,  lorsque  la  porte 
s'ouvrit  largement;  et,  à  mon  grand  étonnement,  mon  vieil  ami,  le 
banquier  Christian  Gumpel  entra ,  avec  son  sourire  de  satisfaction ,  et 
tenant  son  ventre  de  Sylène. 


L'avertissement  de  Mathilde,  de  ne  pas  me  choquer  du  nez  de  cet 
homme,  était  suffisamment  fondé  ;  car,  en  m'embrassant ,  il  faillit  me 
crever  un  œil.  Je  ne  veux  pas  dire  du  mal  de  ce  nez  ;  au  contraire ,  il 
était  de  la  plus  noble  forme ,  et  il  autorisait  fort  mon  ami  à  prendre  le 
litre  de  marquis.  On  pouvait  voir  distinctement  à  son  nez  qu'il  était  de 
bonne  noblesse ,  et  qu'il  descendait  de  cette  antique  famille  séculaire 
avec  qui  jadis  le  bon  Dieu  lui-même  avait  fait  alliance,  sans  crainte  de 
déroger.  Depuis  ce  temps,  il  est  vrai ,  cette  famille  a  un  peu  déchu,  si 
fort  même  que  depuis  Charlemagne  elle  est  obligée  de  pourvoir  à  sa  sub- 
sistance par  un  commerce  de  billets  de  loterie  et  de  vieilles  culottes, 
sans  toutefois  rien  perdre  de  l'orgueil  que  lui  inspirent  ses  aïeux,  et  sans 
renoncer  à  l'espoir  de  rentrer  dans  ses  biens  ou  de  recevoir  une  indem- 
nité d'émigrés,  quand  son  vieux  souverain  légitime  aura  rempli  la  pro- 
messe avec  laquelle  il  la  mène  par  le  nez  depuis  deux  mille  ans.  C'est 
là  peut  être  ce  qui  rend  ce  nez  si  long  et  si  fourni.  Ou  ces  longs  nez 
sont-ils  une  sorte  d'uniforme  auquel  le  dieu  Jéhovah  reconnaît  ses  anciens 
gardes-du-corps ,  même  quand  ils  ont  déserté?  Le  marquis  Gumpelino 
était  un  de  ces  déserteurs,  mais  il  portait  toujours  son  uniforme  très-bril- 
lant, et  parsemé  de  petites  croix  et  d'étoiles  en  rubis;  un  cordon  rouge 
en  miniature,  accompagné  de  beaucoup  d'autres  décorations. 

— <  Voyez-vous ,  dit  milady,  c'est  mon  nez  favori ,  et  je  ne  connais  pas 
de  plus  belle  fleur  sur  la  terre. 

—  Cette  fleur,  dit  en  grimaçant  Gumpelino  ,  je  ne  puis  malheureuse- 
ment la  placer  sur  votre  sein  ;  mais  je  vous  en  apporte  une  qui  n'est  pas 
moins  précieuse  et  moins  rare.... 

Aces  mots,  le  marquis  ouvrit  un  cornet  de  papier  de  soie  ,  qu'il  avait 
apporté ,  et  en  tira  avec  une  soigneuse  lenteur  une  magnifique  tulipe. 

A  peine  Mathilde  eut-elle  aperçu  cette  fleur,  qu'elle  se  mit  à  crier 
de  toutes  ses  forces  :  Meurtre  !  meurtre!  voulez- vous  m'cgorger?  loin  de 


LES    BAINS    DE    LUCQDES.  707 

moi  ces  affreux  objets  1  En  criant  ainsi ,  elle  se  défendait  comme  si  on 
eût  voulu  la  tuer;  elle  tenait  ses  mains  sur  ses  yeux,  courait  en  déses- 
pérée par  la  chambre,  maudissait  le  nez  de  Gumpelino  et  sa  tulipe, 
battait  de  sa  cravache  le  chien  qui  aboyait  horriblement  ;  et ,  lorsque 
John  accourut  au  bruit ,  elle  lui  cria  comme  Kean  dans  le  Roi  Ri- 
chard : 

Un  cheval  !  un  cheval  ! 

Mon  royaume  pour  un  cheval  ! 

et  s'élança  hors  de  la  chambre  comme  un  tourbillon. 

—  Une  femme  étonnante!  dit  Gumpelino,  immobile  d'étonnement  et 
tenant  toujours  sa  tulipe  à  la  main,  ce  qui  le  faisait  ressembler  à  ces  idoles 
indiennes  qu'on  représente  avec  une  fleur  de  lotus.  Pour  moi,  qui  con- 
naissais la  dame  et  son  idiosyncrasie,  ce  spectacle  me  réjouissait  extrême- 
ment. J'ouvris  la  fenêtre  et  je  criai:  Milady,  quedois-je  penser  devons? 
Est-ce  là  de  la  raison  ,  de  la  convenance  ?  —  Surtout  est-ce  là  de  l'a- 
mitié ? 

Alors  du  milieu  d'un  éclat  de  rire ,  s'éleva  vers  moi  la  folle  réponse 
de  Hotspur  dans  Henri  Vl 

Quand  je  serai  achevai,  je  te  jurerai  que  je  t'aime  extrêmement! 


—  Une  femme  singulière  !  répéta  Gumpelino,  lorsque  nous  nous  mîmes 
en  route  pour  rendre  visite  à  ses  deux  amies,  la  signora  Lœtizia  et  la 
signora  Franccsca  dont  il  voulait  me  procurer  la  connaissance. 

Les  habitations  des  bains  de  Lucques  sont  situées  en  bas  dans  un  village 
qui  est  environné  de  hautes  montagnes,  ou  sur  une  de  ces  montagnes 
mêmes,  non  loin  de  la  source  principale.   Un  groupe  pittoresque   de 
maisons  domine  cette  vallée  ravissante.  Quelques  maisons  sont  éparses 
sur  le  revers  de  la  montagne ,  et  l'on  y  arrive  avec  peine  à  travers  des 
vignes,  des  buissons  de  myrtes,  des  bois  de  lauriers,  d'oliviers,  des  mas- 
sifs de  géraniums ,  de  fleurs  et  de  nobles  plantes ,  véritable  paradis  in- 
culte et  sauvage.  Je  n'ai  jamais  vuune  valléeplusdélicieuse,  surtout  lors- 
que l'on  contemple  le  hameau  du  haut  de  la  terrasse  du  bain  supérieur, 
où  s'élèvent,  avec  leur  sérieuse  et  sombre  verdure,  de  hauts  cyprès.  On 
aperçoit  au  loin  un  pont  jeté  sur  une  petite  rivière  qu'on  nomme  la  Lima, 
et  qui   coupe  le  village  en  deux  parties,  à  l'extrémité  desquelles   elle 
forme  deux  chutes  d'eau  qui  blanchissent  sur  des  rochers  ,  et  qui  pro- 
duisent un  murmure  qu'interrompent  et  répètent  de  tous  côtés  les  nom- 
breux échos. 


•^©8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


La  beauté  principale  de  ce  vallon  consiste  en  ce  qv.'il  n'est  ni  trop 
grand,  ni  trop  petit  ;  que  l'ame  du  spectateur  ne  s'ëpand  pas  trop  pui- 
samment ,  mais  plutôt  qu'elle  se  remplit  de  cet  aspect  magnifique;  que 
les  cimes  des  montagnes  elles-mêmes ,  comme  les  Apennins  en  général, 
ne  sont  pas  déformées  par  des  découpures  gothiques  et  aventureuses,  sem- 
blables à  ces  caricatures  de  montagnes  qu'on  trouve  aussi  souvent  que 
des  caricatures  d'hommes,  dans  les  contrées  germaniques:  au  contraire, 
leurs  têtes  sont  noblement  arrondies,  pures  ,  vertes  et  sereines;  elles 
semblent  annoncer  le  pays  de  la  civilisation  et  des  arts,  et  s'unir  mélo- 
dieusement au  ciel  bleu  pâle  qui  les  couronne. 

O  Jésus!  s'écria  Gumpelino  ,  lorsque  déjà  passablement  échauffés 

par  une  montée  pénible  et  par  les  rayons  du  soleil  levant,  arrivés  près  de 
ces  cyprès  de  la  terrasse ,  et  jetant  nos  regards  sur  le  village ,  nous 
aperçûmes  notre  belle  amie  anglaise,  fièrement  dressée  sur  son  cheval, 
passer  au  galop  sur  le  pont  comme  une  apparition  romantique,  et  dispa- 
raître aussi  rapidement  qu'un  éclair.  —  O  Jésus!  quelle  femme  singulière! 
répéta  plusieurs  fois  le  marquis.  Dans  toute  ma  vie,  je  n'ai  jamais  ren- 
contré une  semblable  femme.  Ce  n'est  que  dans  les  comédies  qu'on  en 
trouve  de  pareilles,  etje  crois,  par  exemple,  que  la  Holzbecher'  jouerait  ^ 
fort  bien  ce  rôle.  Elle  a  quelque  chose  d'une  fée.  Qu'en  pensez-vous? 

—  Jepense  que  vous  avez  raison,  Gumpelino.  Lorsque  je  passai  avec 
elle  de  Londres  à  Rotterdam,  le  capitaine  du  vaisseau  se  mit  à  dire  qu'elle 
ressemblait  à  une  rose  saupoudrée  de  poivre.  Pour  le  remercier  de  cette 
piquante  comparaison,  elle  versa  toute  une  poivrière  sur  sa  tête,  un  jour 
qu'elle  le  trouva  endormi  dans  la  cabine,  et  il  devint  impossible  d'appro- 
cher de  lui  sans  éternuer. 

Une  femme  singulière  !  répéta  Gumpelino ,  aussi  délicate  que  la 

soie  blanche  et  aussi  forte,  et  qui  se  tient  à  cheval  aussi  bien  que  moi. 
N'avez-vous  pas  vu  le  long  et  maigre  Anglais  qui  galopait  derrière  elle 
sur  son  maigre  coursier,  comme  le  souci  à  la  suite  d'un  hypocondriaque? 
Ce  peuple  s'adonne  avec  trop  de  passion  aux  chevaux.  Le  cheval  blanc 
de  lady  Maxfield  coûte  trois  cents  louis  d'or  vivans.  —  Hélas!  et  les 
louis  d'or  sont  si  élevés  aujourd'hui,  et  ils  montent  encore  chaque  jour! 

—Oui,  les  louis  d'or  monteront  si  haut,  que  les  pauvres  écrivains  comme 
nous  autres,  ne  pourront  jamais  les  atteindre. 

—Vous  ne  vous  figurez  pas,  M.  le  docteur,  combien  d'argent  je  dé- 
pense, et  cependant  je  me  contente  d'un  seul  domestique,  et,  quand  je 
suis  à  Rome,  d'un  seul  chapelain  pour  ma  chapelle  particulière.  Tenez, 
voilà  mon  laquais  Hyacinthe. 

'  Actrice  de  Berlin. 


LES    BMNS    DE    LUCQCES.  TOO 

La  petite  figure  qui  apparut  en  ce  moment,  au  circuit  d'un  coteau, 
eût  mieux  mérité  d'êlre  appelée  un  lis  jaune  que  Hyacinthe.  Elle  était 
renfermée  dans  un  vaste  habit  de  drap  écarlate,  chargé  de  galons  d'or, 
et  du  fond  de  cette  ronge  magnificence  sortait  une  face  en  sueur  qui  me 
fit  un  signe  amical.  Réellement,  lorsque  j'eus  examiné  de  plus  près 
ces  yeux  actifs  et  cette  figure  inquiète  ,  je  reconnus  quelqu'un  que  je  me 
serais  attendu  à  trouver  sur  le  mont  Sinaï  plutôt  que  sur  les  Apennins, 
et  ce  n'était  personne  autre  que  M  Hirsch  ,  bourgeois  toléré  de  Ham- 
bourg ,  un  homme  qui  n'a  \)as  été  seulement  un  très-honnête  collecteur 
de  loterie  ,  mais  qui  s'entend  aussi  fort  bien  en  cors  aux  pieds  et  en 
ducats  ,  à  savoir  qu'il  ne  confond  jamais  les  uns  avec  les  autres  ,  et  qu'il 
rogne  toutes  ces  choses  avec  une  égale  dextérité. 

—  Je  suis  bien  content ,  me  dit-il  ,  que  vous  me  reconnaissiez  ,  bien 
que  je  me  nomme  maintenant  Hyacinthe  ,  et  que  je  sois  valet  de  cham- 
bre de  M.  Gumpel. 

—  Hyacinthe  1  s'écria  celui-ci  avec  humeur. 

—  Soyez  tranquille  ,  M.  Gumpel ,  ou  M.  Gumpelino  ,  ou  M.  le  Mar- 
quis ,  ou  votre  Excellence  ;  nous  n'avons  pas  besoin  de  nous  gêner  de- 
vant le  docteur.  Il  me  connaît,  il  m'a  pris  plus  d'un  billet  de  loterie, 
et  je  jurerais  presque  qu''il  me  doit  encore  sept  mai-cs  et  neuf  shillings 
du  dernier  tirage.  —  Je  me  réjouis  vraiment  de  vous  revoir,  docteur. 
Ce  que  c'est  que  l'homme  !  ajouta-t-il.  Devant  la  porte  d'Altona  ,  on  se 
dit  :  Que  j'aurais  donc  pris  plaisir  dans  un  pays  qui  est  à  deux  cents  mil- 
les de  Hambourg  ,  dans  le  pays  où  croissent  les  citrons  et  les  oranges, 
en  Italie  !  Ah  !  l'homme  !  est-il  devant  la  porte  d'Altona  ,  il  voudrait 
être  en  Italie  ,  et  à  peine  est-il  en  Italie,  qu'il  voudrait  se  retrouver  de- 
vant la  porte  d'Altona.  Hélas  !  je  suis  maintenant  dans  le  pays  des  ci- 
trons et  des  oranges  ,  et  je  pense  à  la  porte  de  pierre  de  Hambourg ,  où 
les  oranges  et  les  citrons  se  trouvent  par  pleins  paniers  ,  sans  qu'on 
r.it  la  peine  de  grimper  les  montagnes  et  d'affronter  la  chaleur  pour  les 
cueillir.  Que  Dieu  me  le  pardonne ,  M.  le  marquis';  n'était  l'honneur, 
je  ne  serais  pas  venu  si  loin  avec  vous. 

—  C'est  un  brave  homme,  me  dit  le  marquis',  mais  il  n'entend  abso- 
lument rien  à  l'étiquette  ;  devant  vous,  cela  est  sans  conséquence  .Com- 
ment trouvez-vous  sa  livrée?  Il  y  a  pour  cinquante  écus  de  galon  de 
plus  que  sur  les  livrées  des  laquais  de  Rotschild.  Je  le  dis  souvent:  qu'est 
l'ai^gent?  L'argent  est  rond,  il  roule  bien  loin  ,  mais  la  civilisation  de- 
meure. Oui ,  docteur  ,  si  je  perds  un  jour  mon  argent  (  ce  dont  Dieu 
rae  préserve!  ) ,  je  n'en  serai  pas  moins  un  grand  connaisseur  des  arts  , 
un  amateur  éclairé  de  la  peinture  .  de  la  musique  et  de  la  poésie.  Yous 

TOME  y  ni,  4^ 


rjlO  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

me  banderiez  les  yeux  et  vous  me  conduiriez  tout  le  long  de  la  galerie 
de  Florence  ,  à  chaque  tableau  devant  lequel  vous  nie  placeriez  ,  je  vous 
dirais  le  nom  du  peintre  ou  du  moins  Técole  à  laquelle  il  appartient. 
En  musique?  Bouchez-moi  les  oreilles  ,  et  je  distinguerai  chaque  fausse 
note.  En  poésie?  Je  connais  tous  les  acteurs  de  l'Allemagne,  et  pour 
ce  qui  est  de  la  nature  ,  j'ai  fait  plus  de  deux  cents  milles,  en  voyageant 
jour  et  nuit,  pour  voir  en  Ecosse  une  seule  montagne.  Comment  trou- 
vez-vous cette  contrce-ci?  Quelle  création!  Voyez  un  peu  les  arbres, 
les  montagnes,  le  ciel  et  l'eau  là  bas.  Tout  cela n'a-t-il pas  l'air  peint? 
Avez-vous  jamais  rien  vu  de  plus  beau  sur  aucun  théâtre  ?  Aussi  que 
dit  le  poète  ? — Et  il  se  mit  à  déclamer  des  versa  troubler  tous  les  rossi- 
gnols du  voisinage. 


La  signora  Laeliîia  ,  jeune  rose  de  cinquante  ans,  était  au  lit,  fredon- 
nant et  babillant  avec  ses  deux  galans  ,  dont  l'un  était  assis  sur  une 
petite  chaise  basse  ,  et  l'autre  ajipuyé  sur  un  grand  fauteuil ,  jouait  de  la 
guitare.  Dans  la  chambre  voisine,  on  entendait  voltiger  les  aceens  d'une 
douce  chanson  ,  et  les  éclats  d'un  rire  encore  plus  doux.  Le  marquis 
me  présenta  avec  une  grosse  ironie  qui  lui  était  propre,  en  disant  que 
j'étais  le  fameux  docteur  en  droit  Jean -Henri  Heine,   célèbre  par  ses 
grands  travaux  judiciaires.  Par  malheur,  un  de  ces  musiciens  était  un  pro- 
fesseur de  Bologne,  et  il  se  plaignit  de  ne  pas  avoir]  encore  entendu  par- 
ler de  ce  nom  illustre.  Le  second  galant,  du  moins  Gumpelino  me  l'as- 
sura ,  était  un  poète  célèbre  ,  dont  les  vers  ,  composés  depuis  vingt  ans, 
étaient  encore  chantés  dans  toute  l'Italie,  et  enivraient  jeunes  et  vieux 
par  leur  harmonie  et  leur  chaleur  amoureuse.  Et  le  poète,  lui,    était 
assis  là  les  yeux  paies  ,  le  visage  flétri ,  sa  tête  branlante  parsemée   de 
minces  boucles  de  cheveux  gris,  le  sang  appauvri  et  le  cœur  desséché 
par  les  glaces  de  l'âge  !  Un  pauvre  vieux  poêle  ainsi  l'ail ,  avec  sa  tète 
chauve  et  son  corps  amaigri ,  ressemble  à  ces  ceps  de  vigne  que  nous 
voyons  en  hiver  se  dresser  sur  le  penchant  d  une   moiit.igr.e  ,  tristes  , 
raides  et  sans  feuilles  ,  tremblans  au  vent  et  couverts  de  neige  ,  tandis 
que  le  doux  fruit  qu'ils  ont  produit  porte  au  loin  la  joie  et  la  chaleur 
dans  les  âmes,  et  fait  chanter  leurs  louanges  avec  ivresse.  Qui  sait  si  un 
jour  je  ne  serai  pas  assis  de  la  sorte  ,  mince  et  soucieux  comme  ce  vieil- 
lard ,  sur  une  humble  escabelle,  près  du  lit  d'une  vieille  courtisane, 
souple,  et  soumis  à  ses  moindres  désirs!  — Vous   êtes    Allemand?    me 
dit-elle.  Hélas  !    ce  sont  de  braves  gens  j  mais  que  nous  importe  que 
ce  soient  Içs  bons  ou  les  mcchans  qui  nous  dévorent  ?  Ils  ruinent  de 


LUS    BAINS    DE    LLCQUES.  nu 

fond  en  comble  notre  Italie.  Mes  meilleurs  amis  sont  dans  les  cachots 
de  Milan,  et  l'esclavage... 

Elle  s'arrêta,  et  tout  le  monde  garda  le  silence;  le  poète  ne  prononça 
pas  non  plus  une  parole  ,  bien  qu'il  passât ,  après  Mezzofante  ,  pour  le 
plus  habile  maître  de  langues  de  Bologne,  Il  servait  la  signora  comme 
un  chevalier  muet  ;  seulement,  de  temps  en  temps,  on  lui  faisait  ré- 
citer les  morceaux  qu'il  avait  faits  pour  elle  vingt-cinq  ans  auparavant , 
lorsqu'elle  débuta  sur  le  théâtre  de  Bologne  dans  le  rôle  d'Ariadne.  Lui- 
même  dans  ce  temps  peut-être  était-il  semblable  à  un  dieu  amoureux  ; 
peut-être  son  Ariadne  se  jeîa-t-elle  dans  ses  bras  brùlans  ,  avec  le  délire 
d'une  bacchante!  enchantant:  E\>oe  Eacchel  Dans  ce  temps -là,  i! 
composait  beaucoup  devers  erotiques,  qui,  je  l'ai  dit,  sont  restés  parmi 
les  bons  morceaux  de  la  littérature  italienne  ,  tandis  que  le  poète  et  celle 
qu'il  a  chantée,  ne  sont  plus  depuis  long-temps  que  de  la  maculature. 

Yingt-cinq  ans  durant,  sa  fidélité  ne  s'est  pas  démentie,  et  je  pense 
qu'il  restera  assis  sur  son  escabelle  jusqu'à  son  dernier  jour,  récitant  ses 
vers  chaque  fois  qu'on  les  lui  demandera.  Le  professeur  de  jurisprudence 
se  traîne  depuis  autant  d'années  dans  les  fers  de  la  signora  j  il  lui  fait 
encore  la  cour  aussi  assidûment  qu'il  la  lui  faisait  au  commencement 
de  ce  siècle;  il  remet  avec  autant  de  complaisance  ses  jours  de  lecture 
académique,  lorsqu'elle  veut qu'iU'accompagne quelque  part,  et  il  ne  se 
soustrait  pas  à  une  seule  des  habitudes  d'un  véritable  Patito. 

La  loyale  persévérance  de  ces  deux  adorateurs  d'une  beauté  dès  long- 
temps ruinée  est  peut-être  une  habitude,  ou  une  douce  piété  pour  d'an- 
ciens sentimens,  ou  peut-être  encore  le  sentiment  lui-même,  qui  s'est 
débarrassé  des  choses  actuelles  ,  et  qui  subsiste  par  ses  souvenirs.  Ainsi, 
nous  voyons  souvent  de  vieilles  gens  agenouillés  au  coin  d'une  rue,  de- 
vant une  image  de  madone,  qui  a  tant  souffert  du  vent,  de  la  pluie  et  de 
l'orage,  qu'à  peine  offre-t-elle  quelques  traits  délayés,  insufiisans  pour  la 
faire  i  econnaîlre,  et  qu'il  ne  reste  rien  dans  lu  niche  oii  elle  fut  placée,  rien 
que  la  lampe  qui  se  balance  encore  au-dessus  de  cet  autel  vide  ;  mais  les 
vieillards  agenouillés  pieusement,  et  défilant  leur  rosaire  d'une  main  trem- 
blante, ont  prié  à  cette  place  depuis  leur  enfance,  ils  sont  toujours  venus 
s'agenouiller  sur  celte  pierre ,  à  cette  même  lueur  ;  ils  ne  croient  pas 
que  la  sainte  image  chérie  soit  effacée,  etàla  fin,  l'âge  les  a  rendus  aveugles 
ou  si  myopes ,  qu'il  leur  importe  peu  que  l'objet  de  leur  adcratioii  soit 
visible  ou  non.  Ceux  qui  croient  sans  voir  sont  toujours  plus  heureux  que 
les  clairvoyans  qui  remarquent  la  moindre  ride  sur  le  visage  de  leur  ma- 
done; Rien  n'est  plus  affreux  que  de  tels  retours!  Jadis  je  croyais  que 
l'inconstance  des  femmes  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  terrible  au  monde ,  et  je 
croyais  avoir  tout  dit,  en  les  nommant  des  serpens.  Mais,  hélas!   que 


n  I  o,  REVUE     Di;S    DEUX    MONDES. 

ne  sont-elles  serpens  tout-à-fail,  car  les  serpens  se  clépouillent  chaque 
année  Je  leur  vieille  peau  et  se  rajeunissent. 


Le  marquis  promit  à  la  signora  de  la  ramener  à  Bologne  dès  que  l'in- 
disposition qui  la  retenait  au  lit  aurait  cessé.  On  arrangea  que  le  profes- 
seur prendrait  les  devans,  et  que  le  poète  jouirait  de  la  voiture  du  mar- 
quis, dont  le  siège  du  cocher  pourrait  le  contenir  lui  et  le  petit  chien 
favori.  Pendant  cet  arrangement,  la  porte  de  la  chambre  voisine  s'ouvrit 
violemment,  et  une  créature  singulière  s'élança  au  milieu  de  nous. 

Muses  du  monde  ancien  et  du  monde  nouveau ,  et  vous-mêmes,  muses 
qui  n'avez  pas  encore  été  découvertes,  et  dont  j'ai  soupçonné  depuis  long- 
temps l'existence  dans  les  forêts  et  sur  les  mers ,  je  vous  en  conjure  , 
donnez-moi  des  couleurs  pour  peindre  cette  création  qui  est  bien,  après 
la  vertu,  ce  qu'il  y  a  de  plus  splendide  sur  la  terre!  Certes,  de  toutes 
les  magnificences  ,  la  vertu,  il  n'en  faut  pas  douter,  est  bien  la  plus 
grande.  Dieu  l'orna  de  tant  de  charmes ,  qu'on  eût  dit  qu'il  avait  épui- 
sé ses  trésors;  mais  il  rassembla  de  nouveau  ses  forces,  et  dans  un  mo- 
ment propice,  il  créa  la  signora  Francesca,  la  belle  danseuse  ,  grand  chef- 
d'œuvre  qu'il  produisit  après  la  vertu,  en  quoi  il  ne  se  répéta  pas  le  moins 
du  monde,  comme  font  les  compositeurs  terrestres.  —Non,  Francesca 
estime  création  tout  originale;  elle  n'a  point  la  moindre  ressemblance 
avecla  vertu,  et  il  est  des  connaisseurs  qui  n'accordent  à  celte  dernière 
que  le  mérite  de  l'ancienneté.  Mais  est-ce  donc  un  si  grand  défaut  pour 
une  danseuse,  q'ic  d'être  de  six  cents  ans  trop  jeune? 

Je  la  vois  encore,  s'élancant  delà  porte  brusquement  ouverte,  jus- 
qu'au milieu  de  la  chambre  ,  tournant  de  la  même  impulsion  vingt  fois 
sur  un  seul  pied ,  puis  se  jetant  de  toute  sa  longueur  sur  le  sofa,  se  cou- 
vrantles  jeuxde  ses  deux  mains,  et s'écriant  hors  d'haleine  :  Ah  !  que  je 
suis  donc  lasse  de  dormir!  Le  marquis  vint  faire  son  compliment  à  la  si- 
pnora  Francesca,  qui,  encore  à  demi  endormie,  l'écouta  à  peine;  et  lors- 
qu'il lui  demanda  la  permission  de  baiser  ses  pieds,  et  qu'il  se  fut  age- 
nouillé sur  le  mouchoir  de  soie  jaune  qu'il  tirade  sa  poche,  elle  lui  tendit 
indifféremment  son  pied  gauche,  qui  était  renfermé  dans  un  charmant 
soulier  rouge,  tandis  que  le  pied  droit  portait  un  soulier  bleu,  coquet- 
terie piquante  qui  faisait  encore  mieux  ressortir  des  formes  délicates  et 
gracieuses.  En  se  relevant,  le  marquis  demanda  la  permission  de  me  pré- 
senter, ce  qui  lui  fut  accordé  en  bâillant.  Je  priai  aussi  la  dame  de  me  per- 
mettre de  baiser  son  pied  gauche;  mais,  au  moment  où  j'allais  partager  cet 
honneur,  elle  se  réveilla  comme  d'un  rêve,  s'inclina  vers  moi  en  souriant, 


LES    BAINS    DE    I.L'CQUES.  -l3 

me  regarda  avec  de  grands  yeux  étonnés,  s' élança  joyeusement  dans  la 
chambre,  et  se  remit  à  pirouetter,  tandis  que  le  professeur  faisait  reten- 
tir la  guitare.  Moi  je  sentais  que  mon  cœur  tournait  avec  elle ,  et  que 
rétourdissement  allait  me  saisir.  Enfin,  la  signora  s'arrêta,  m'examina 
encore  bien  attentivement  des  pieds  à  la  tète ,  et  remercia  le  marquis 
d'un  air  très-satisfait,  comme  s'il  lui  eût  apporté  un  présent.  Elle  trouva 
peu  de  chose  à  critiquer  :  seulement  mes  cheveux  étaient  trop  clairs  ;  elle 
les  eût  voulu  plus  bruns,  comme  les  cheveux  de  l'abbate  Cecco.  Elle 
trouva  aussi  mes  yeux  trop  petits  et  plus  verts  que  bleus.  Je  devrais  à  mou 
tour  faire  l'analyse  de  la  signora  •  son  visage  avait  celle  régularité  qu'on 
trouve  dans  les  statues  grecques;  le  front  et  le  nez  formaient  une  seule 
ligne;  ce  dernier,  fort  court,  était  coupé  en  angle  droit;  la  distance  de 
la  bouche  au  nez  était  des  plus  petites,  les  lèvres  se  touchaient  à  peine 
et  formaient  un  doux  sourire  rêveur  ,  et  un  gracieux  menton  s'arrondis- 
sait vers  un  cou...  Ah!  lecteur,  je  vais  trop  loin,  et  je  n'ai  pas  le  droit 
de  m'élciidre  jusqu'aux  deux  touffes  de  lis  blanc  qui  apparaissaient  dans 
tout  leur  éclat  lorsque,  dans  ses  mouvemens rapides,  la  signora  écartait 
les  brillans  boutons  de  col  qui  fermaient  sa  tunique  de  satin  noir.  Bor- 
nons-nous donc  à  dire  que  sou  visage  était  clair  et  d'une  pâleur  jaunâtre 
comme  l'albâtre  ,  que  de  longs  cheveux  noirs  formaient  sur  les  tempes 
deux  ovales  lisses  et  luisans,  et  que  deux  yeux  noirs  éclairaient  de  belles 
clartés  subites  tout  ce  noble  ensemble. 

Je  donnerais  volontiers  une  description  locale  de  mon  bonheur,  et 
ainsi  que  les  voyageurs  ornent  leurs  ouvrages  de  cartes  topographiques, 
j'aimerais  à  faire  graver  en  acier  les  traits  de  Francesca  ;  mais  que 
servirait  la  copie  morte  de  formes  extérieures  dont  les  charmes 
consistaient  surtout  dans  sa  mobilité?  La  seule  statue  de  Vénus  du 
grand  Canova ,  qu'on  trouve  dans  une  des  dernières  salles  du  palais 
Pilti  à  Florence,  pourrait  donner  une  idée  de  la  magnificence  de  ces 
attraits.  Je  pense  souvent  à  celte  statue;  quelquefois  j'en  rêve  ,  elle  est 
dans  mes  bras,  elle  s'anime  et  me  parle  avec  la  voix  de  Francesca.  C'est 
le  son  de  cette  voix  qui  donnait  au  moindre  mot  que  disait  Francesca 
une  importance  et  un  charme  indéfinissables;  et,  si  j'essayais  de  rap- 
porter ces  mots ,  ce  serait  comme  un  herbier  desséché ,  une  collection 
de  plantes  qui  n'avaient  de  valeur  que  par  leurs  parfums.  Souvent  aussi 
elle  s'élançait  en  l'air,  et  dansait  en  parlant,  et  peut-être,  après  tout, 
la  danse  était-elle  son  langage  véritable.  Aussi ,  est-ce  dans  ce  langage 
que  Francesca  racontait  l'histoire  de  ses  amours  avec  l'abbate  Cecco , 
jeune  garçon  pour  qui  elle  avait  éprouvé  une  passion  violente ,  du  temps 
qu'elle  cousait  des  chapeaux  de  paille  dans  la  vallée  de  l'Arno ,  et  à  qui , 
disait-elle,  j'avais  le  bonheur  de  ressembler.  En  traitant  ce  sujet ,  elle 


ni^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faisait  les  panlomimes  les  plus  tendres,  posait  mille  fois  les  extrémités 
<le  ses  doigts  sur  son  cœur,  semblait  en  tirer  les  sentimens  les  plus  vifs 
en  y  appuyant  sa  main ,  se  jetait  ensuite  avec  abandon  sur  le  sofa  ,  le 
visage  caché  dans  les  coussins,  élevait  ses  deux  pieds  en  l'air,  et  les  fai- 
sait agir  comme  des  marionnettes.  Le  pied  chaussé  de  bleu  représentait 
l'abbé  Cecco,  et,  le  rouge,  la  pauvre  Francesca.  Parodiant  sa  propre 
histoire,  elle  faisait  prendre  aux  deux  pieds  amoureux  congé  l'un  de 
l'autre;  et  c'était  un  piteux  spectacle,  un  spectacle  à  mourir  de  rire 
et  à  mourir  à  force  de  pleurer  ,  que  celui  de  ces  deux  pieds  qui  s'em- 
brassaient en  se  disant  les  choses  du  monde  les  plus  touchantes.  —  La 
folle  Francesca  versait  alors,  à  fendre  l'ame,  des  larmes  qui,  sans  qu'elle 
s'y  attendît,  lui  venaient  plus  profondément  du  cœur  que  ne  l'exigeait 
le  rôle.  Elle  faisait  aussi  tenir  un  long  discours  à  l'abbate  Cecco,  dans 
lequel   il  vantait  en  métaphores  pédantesques  la  beauté  de  la  pauvre 
Francesca ,  et  la  manière  dont  elle  y  répondait  avec  le  ton  sentimental 
d'un  temps  antérieur ,  avait  quelque  chose  de  dramatique  et  de  doulou- 
reux, qui  m'agitait  singulièrement.  —  Adieu  ,  Cecco  !  Adieu,  Francesca! 
était  le  refrain  éternel.  Les  deux  chers  petits  pieds  amoureux  ne  vou- 
laient pas  se  quitter  ,  et  j'éprouvai  de  la  joie  ,  lorsqu'un  destin  inexorable 
finit  par  les  séparer  ;  car  un  doux  pressentiment  me  disait  que  c'eût  été 
un  grand  malheur  pour  moi ,  si  ces  deux  amans  fussent  restés  éternelle- 
ment unis. 

Le  professeur  applaudissait  grotesquement  par  toutes  sortes  de  sons  de 
guitare  désordonnés,  la  signora  fredonnait,  le  petit  chien  aboyait,  et 
le  marquis  et  moi  nous  battions  des  mains  comme  des  forcenés.  La 
signora  Francesca  ,  se  relevant ,  s'inclina  avec  reconnaissance. 

—  C'est  vraiment  isne  belle  comédie,  me  dit-elle  ;  mais  il  y  a  bien  long 
temps  qu'elle  a  été  jouée  pour  la  première  fois,  et  moi-même  je  suis  un 
peu  vieille.  Devinez  mon  âge  ! 

Elle  n'attendit  pas  ma  réponse,  et  me  dit  vivement  :  dix-huit  ans.  — 
A  ces  mots,  elle  tourna  pendant  plus  d'une  minute  sur  un  seul  pied. 
—  Et  quel  âge  avez-vous ,  Dottore  ? 

—  Ah!  signora ,  je  suis  né  dans  la  nuit  du  nouvel  au  de  1800. 
— .  Je  vous  avais  déjà  dit  que  c'est  un  des  premiers  hommes  de  notre 
siècle,  dit  finement  le  marquis. 

La  signora  Laetizia  voulut  aussi  nous  parler  de  son  âge.  Elle  nous  raconta 
son  début  dans  le  rôle  d'Ariadne,  sur  lequel,  comme  je  l'appris  plus  tard, 
elle  revenait  très-souvent.  Le  poète  fut  alors  forcé  de  déclamer  le  mor- 
ceau qu'il  avait  fait  jadis  pour  elle  dans  cette  circonstance.  C'était  un 
fort  bon  morceau  de  poésie,  plein  de  deuil  et  de  douleur  sur  la  dé- 
loyauté de  Thésée ,  d'enivrement  aveugle  pour  Bacchus ,  oii  la  beauté  et 


LES    BAINS    DE    LUCQUES.  -^  1 5 

la  fougue  d'Ariadnc  étaient  fort  bien  peintes.  —  Bella  causu  !  s'écria  si- 
gnora  Laelizia  à  chaque  strophe  ;  et  moi  aussi ,  je  louai  les  images ,  la 
coupe  des  vers  et  la  manière  dont  ce  mythe  avait  été  traité. 

—  Oui ,  il  est  très-beau ,  dit  le  professeur,  et  il  y  a  certainement  une 
vérité  historique  au  fond  de  cette  hisloirc,  bien  que  quelques  auteurs 
nous  racontent  expressément  que  Onéus,  prêtre  de  Bacchus,  se  mifria 
avec  cette  Ariadne  abandonnée  qu'il  trouva  dans  l'île  de  Naxos;  et  sans 
doute  ,  comme  il  arrive  souvent  dans  les  légendes ,  du  prêtre  du  dieu  on 
lit  le  dieu  lui-même. 

Je  ne  partageai  pas  cette  opinion ,  et  je  répondis  que,  dans  celle  table 
d' Ariadne  abandonnée  par  Thésée  sur  l'île  de  Naxos,  et  jetée  dans  les 
bras  de  Bacchus,  je  ne  voyais  autre  chose  qu'une  allégorie,  à  savoir  que, 
ainsi  délaissée,  la  nymphe  s'était  adonnée  à  l'ivrognerie,  hypothèse  adop- 
tée par  beaucoup  de  savans  de  mon  pays.  Vous-même  ,  monsieur  le 
marquis,  ajoutai -je,  vous  devez  savoir  que  le  banquier  Bethmann  , 
dans  le  sens  de  celte  hypothèse  ,  éclairait  sa  belle  statue  d' Ariadne,  de 
telle  façon  qu'elle  semblait  avoir  un  nez  rouge. 

—  Oui,  oui,  Bethmann  de  Francfort  était  un  grand  homme!  s'écria 
le  marquis.  En  ce  moment ,  une  chose  importante  sembla  l'occuper.  — 
Dieu!  dit-  il,  j'ai  oublié  d'écrire  à  Rotschild  de  Francfort.  Et  il  se 
sauva  à  toutes  jambes. 

Lorsqu'il  fut  parti,  comme  je  me  disposais,  ainsi  qu'il  est  d'usage, 
à  gloser  sur  l'homme  à  la  bonté  duquel  je  devais  l'agréable  connais- 
sance que  je  venais  de  faire,  je  trouvai,  à  mon  grand  étonnement, 
que  tout  le  monde  était  reuipli  d'enthousiasme  pour  ses  nobles  et  excellens 
procédés,  et  qu'on  ne  pouvait  trop  vanter  sa  complaisance  et  sa  bonhom- 
mie.  Francesca  joignait  aussi  sa  voix  à  celle  des  autres;  elle  ne  se 
plaignait  que  du  nez  du  marquas ,  qu'elle  trouvait  inquiétant  à  cause 
de  sa  ressemblance  avec  la  tour  de  Pise. 

En  prenant  congé,  je  sollicitai  la  faveur  de  baiser  encore  son  pied 
gauche ,  sur  quoi ,  avec  un  sourire  très-sérieux ,  elle  ôta  sou  soulier  rouge, 
et  aussi  son  bas  ;  et ,  quand  je  me  fus  agenouillé  ,  elle  me  lendit  un  pied 
de  lis,  blanc  et  éclatant,  que  je  portai  à  mes  lèvres  ,  avec  plus  de  ferveur 
que  si  c'eût  été  la  mule  du  pape.  Il  va  sans  dire  que  je  fis  l'oûice  de 
i'cmme  de  chambre  ,  et  que  j'aidai  à  remetlre  le  bas  et  le  soulier. 

Je  suis  contente  de  vous,  me  dit  la  signora  Francesca  quand  j'eus 
terminé  cette  affaire  ,  dans  laquelle  je  me  pressai  fort  peu,  bien  que  j'y 
employasse  mes  deux  mains  ,  —  je  suis  contente  de  vous.  Vous  me  tirerez 
encore  souvent  mes  bas.  Aujourd'hui  vous  avez  baisé  le  pied  gauche , 
demain  vous  aurez  le  pied  droit;  après  demain  je  vous  permettrai  de  me 
baiser  la  main  gauche ,  et  le  jour  suivant  la  droite .  Conduisez-vous  bien , 


nib  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

TOUS  aurez  de  l'avancemenl  ;  et ,  corarae  vous  êtes  jeune ,  vous  ferez  votre 
chemin  dans  le  monde. 

Et  je  l'ai  fait  mon  chemin  en  ce  monde!  Soyez-en  témoins,  nuits  de 
Toscane  ,  et  toi,  beau  ciel  bleu  avec  tes  grandes  étoiles  d'argent!  vous, 
bois  de  lauriers  sauvages ,  touffes  mystérieuses  de  myrtes  !  et  vous  ,  nym- 
phes des  Apennins  ,  quand  vous  nous  enlaciez  dans  vos  danses  de  fian- 
çailles ,  et  quand  vous  nous  rameniez  dans  nos  rêveries  à  ces  temps  des 
dieux  où  il  n'existait  pas  ce  préjugé  gothique  qui  ne  permet  que  des 
félicités  secrètes ,  et  qui  couvre  de  sa  feuille  de  vigne  hypocrite  tout 
sentiment  libre  et  hardi. 

Quant  à  nous,  la  feuille  de  vigne  était  bien  inutile,  car  une  vigne 
tout  entièi'e  étalait  ses  grands  rameaux  verts  sur  nos  tètes  bienheureuses  ! 


Sur  un  banc  de  gazon  ,  sous  un  large  laurier,  était  assis  Hyacinthe,  le 
domestique  du  marquis,  et  près  de  lui  Apollon,  son  chien.  Ce  dernier 
était  même  plutôt  debout  qu'assis  ,  car  ses  deux  pattes  de  devant  étaient 
dressées  sur  la  cuisse  écarlate  du  petit  homme,  et  il  regardait,  ainsi  que 
lui,  avec  curiosité ,  des  tablettes  que  Hyacinthe  tenait  en  main,  y  ins- 
crivant de  temps  à  autre  quelques  mots  en  soupirant. 

—  Comment  diable  ,  Hirsch  Hyacinthos  !  lui  criai-je ,  composes-tu  des 
vers?  Allons,  les  signes  le  sont  favorables;  Apollon  est  à  tes  côtés,  et 
le  laurier  est  déjà  suspendu  sur  ta  tête. 

Mais  j'étais  injuste  envers  le  pauvre  homme.  Il  me  répondit  paisible- 
ment :  Des  vers  ?  Non  :  je  suis  amateur  des  vers  ,  mais  je  n'en  écris  pas. 
JN'ayant  rien  à  faire  en  ce  moment,  j'écrivais  la  liste  des  personnes  qui 
ont  joué  dans  mon  bureau  de  loterie.  Quelques-unes  sont  restées  mes  dé- 
biteurs. —  ]\e  croyez  pas,  M.  le  docteur,  que  je  veuille  parler  de...  Nous 
avons  le  temps.  Je  vous  regarde  comme  solide.  Ah  !  si  vous  aviez  joué  le 
lot  i565  au  lieu  du  i564 ,  vous  seriez  aujourd'hui  un  homme  de  cent  mille 
marcs  banco,  et  vous  n'auriez  pas  besoin  de  courir  ici  de  droite  et  de 
gauche;  vous  pouri'iez  rester  tranquille  à  Hambourg,  et  vous  faire  con- 
ter sur  votre  sofa  quelle  mine  a  l'Italie.  Aussi  vrai  que  Dieu  me  soit  eu 
aide,  je  ne  serais  pas  venu  dans  ce  pays,  n'était  l'amitié  que  j'ai  pour 
M.  Gumpel.  Ahi  que  de  chaleurs,  de  dangers  et  de  fatigues  il  m'ii  fallu 


LES    BAINS    DE    LUCQtJES.  y  I 'J 

supporter  !  Puis ,  partout  où  il  y  a  une  exagération  ou  une  rêverie , 
M.  Gumpel  arrive  tout  de  suite ,  et  il  faut  que  je  fasse  tout  comme  lui. 
Je  serais  parti  depuis  long-temps  ,  s'il  pouvait  se  passer  de  moi.  Mais  qui 
conterait,  une  fois  de  retour  à  la  maison,  combien  il  a  reçu  d'honneurs 
et  pris  de  civilisation  chez  l'étranger?  Et,  à  vous  dire  la  vérité,  moi-même 
je  commence  à  faire  grand  cas  de  la  civilisation.  A  Hambourg,  Dieu 
merci ,  je  n'eu  ai  pas  besoin  ;  mais  on  ne  peut  savoir  si  on  ne  viendra  pas 
dans  quelque  autre  endroit.  Ici ,  c'est  un  tout  autre  monde.  Et  on  a  rai- 
son; un  peu  de  civilisation  embellit  si  bien  l'homme  !  Et  quel  honneur 
on  en  retire!  Lady  Maxfield,  par  exemple,  comme  elle  m'a  accueilli  et 
honoré  ce  matin  !  tout   parallèlement  comme  son  égal  !  Et   elle    m'a 
donné  un  francesconi  pour  boire,  bien  que  la  fleur  que  je  lui  portais 
n'eût  coûté  que  cinq  paoli .  Aussi  c'est  un  plaisir  que  d'avoir  dans  les 
mains  le  petit  pied  blanc  de  ces  grandes  dames. 

Je  ne  fus  pas  peu  confondu  de  cette  remarque.  Le  drôle  se  moquait-il 
de  moi?  Mais  comment  pouvait-il  déjà  savoir  ce  qui  s'était  passé  de 
l'autre  côté  de  la  montagne?  ou  bien  s'était-il  passé  de  ce  côté  une  sem- 
blable scène ,  et  l'esprit  ironique  du  grand  poète  créateur  de  ce  théâtre 
terrestre  s'était-il  plu  à  la  répéter  à  la  fois  en  vingt  endroits ,  pour  l'a- 
musement de  son  public  céleste  ?  Toutes  ces  suppositions  étaient  mal 
fondées;  car,  après  que  j'eus  promis  de  ne  rien  dire  au  marquis,  Hya- 
cinthe m'avoua  qu'il  avait  trouvé  lady  Maxfield  au  lit  lorsqu'il  était  venu 
lui  offrir  des  fleurs ,  et  qu'ayant  vu  des  cors  à  l'un  de  ses  pieds,  qui  pas 
sait  par  la  couverture,  il  lui  avait  offert  de  les  couper,  soin  pour  lequel 
il  avait  reçu  un  francesconi  de  récompense. 

—  Mais  je  tiens  surtout  à  l'honneur  que  j'en  ai  eu,  dit  Hyacinthe,  et 
j'en  ai  dit  autant  au  baron  Rotschild ,  lorsque  j'eus  l'honneur  de  lui  cou- 
per les  cors.  Cela  eut  lieu  dans  son  cabinet  ;  il  était  assis  sur  son  fauteuil 
vert  comme  sur  un  trône,  il  parlait  comme  un  prince,  et  autour  de  lui, 
debout ,  étaient  ses  courtiers ,  et  il  donnait  ses  ordres  ,  et  il  envoyait  des 
estafettes  à  tous  les  princes  ;  et ,  tandis  que  je  lui  coupais  les  cors,  je  me 
disais  :  Tu  as  dans  tes  mains  le  pied  d'un  homme  qui  a  lui-même  le 
monde  entier  dans  ses  mains.  —  C'a  été  le  plus  heureux  moment  de  ma 
vie  ! 

—  Je  puis  facilement  me  représenter  ce  que  vous  avez  éprouvé , 
M.  Hyacinthe.  Mais  quel  membre  de  la  dynastie  Rotschild  avez-vous 
ainsi  opéré!  Etait-ce  pas  l'Anglais  au  cœur  haut,  l'homme  de  Lombard- 
Street ,  qui  a  ouvert  une  maison  de  prêt  pour  les  empereurs  et  les  rois  ? 

—  Cela  va  sans  dire,  docteur.  Je  parle  du  grand  Rotschild,  le  grand 
Nathan  Rotschild ,  Nathan  le  sage,  chez  qui  l'empereur  du  Brésil  a  mis 
sa  couronne  de  diamans  en  gage.  Mais  j'ai  eu  aussi  l'honneur  de  con- 


n|8  REVUli     DES    DEUX     MONDES. 

naîlre  à  Francfort  le  baron  Salomon  Rotschild ,  et  il  savait  m'apprécïer. 
Lorsque  le  marquis  lui  dit  que  j'avais  été  collecteur  de  lolerie,  le  baron 
répondit  d'un  air  sérieux  :  Je  suis  moi-même  quelque  chose  comme  cela  ; 
ne  suis-je  pas  le  grand  collecteur  de  la  loterie  Rotschild?  Il  ne  sera  pas 
dit  qu'un  collègue  aura  mangé  h  l'office ,  il  se  mettra  près  de  moi  !  —  Et , 
aussi  vrai  que  Dieu  distribue  les  biens  de  ce  monde,  M.  le  docteur, 
je  m'assis  près  de  Salomon  Rotschild,  et  il  me  traita  tout  comme  son  égal, 
tout  familionnairement. — J'allai  aussi  à  son  fameuxjbal  d'cnfans,  qui  a  été 
mis  dans  les  gazettes.  Que  d'or,  d'argent  et  de  diamans ,  que  d'ordres  et 
d'étoiles  !  L'ordre  du  Faucon ,  l'ordre  de  la  Toison-d'Or,  l'ordre  du  Lion, 
l'ordre  de  l'Aigle  ;  même  un  tout  petit  enfant ,  je  vous  le  dis ,  un  tout 
petit  enfant  portait  l'ordre  de  l'Eléphant.  Les  enfans  étaient  habillés 
en  rois,  la  couronne  sur  la  tête;  mais  il  y  avait  un  grand  garçon  habillé 
précisément  comme  Nathan  Rotschild.  Il  faisait  très-bien  son  person- 
nage ,  les  deux  mains  dans  les  poches  de  sa  culotte ,  secouant  son  argent, 
branlant  tristement  la  tête  quand  un  des  petits  rois  voulait  lui  emprunter 
quelque  somme ,  et  ne  caressant  que  celui  qui  portait  un  habit  blanc  et 
une  culotte  rouge.  Vrai  Dieu  !  le  garçon  jouait  bien  son  rôle,  surtout 
lorsqu'il  soutenait  le  gros  enfant  habillé  de  satin  blanc  semé  de  lis  d'or, 
et  qu'il  lui  disait:  Allons,  conduis-toi  bien  pour  qu'on  ne  te  chasse  pas, 
et  que  je  ne  perde  pas  mon  argent  !  Je  vous  assure ,  docteur,  que  c'était 
plaisir  de  les  voir.  Tout  alla  bien  jusqu'au  moment  où  ou  leur  apporta  des 
gâteaux  ;  alors  ils  se  battirent  pour  avoir  la  meilleure  part ,  ils  s'arra- 
chèrent leurs  couronnes   de  la  tête,  crièrent,  pleurèrent,  et   même 
quelques-uns 


Il  n'est  rien  de  plus  ennuyeux  sur  la  terre  que  la  lecture  d'un  voyage 
en  Italie ,  —  si  ce  n'est  l'ennui  de  l'écrire  ;  et  l'auteur  ne  se  rend  sup- 
portable qu'en  parlant  le  moins  possible  de  l'Italie.  J'ai  bien  peur  ce- 
pendant, tout  en  employant  cet  artifice,  que  le  présent  paragraphe  ait 
peu  d'attraits  pour  mes  lecteurs.  Mais,  Dieu  merci ,  une  vielle  organisée 
retentit  sous  mes  croisées ,  et  remplit  l'air  de  joyeuses  mélodies.  Ma  tête 
malade  avait  besoin  de  cet  allégement ,  surtout  au  moment  où  j'ai  à  par- 
ler de  ma  visite  au  marquis  Ciiristophoro  di  Gumpelino.  Je  veux  conter 
cette  touchante  histoire  dans  toute  sa  pureté. 

Il  était  déjà  tard  quand  j'arrivai  à  la  demeure  du  marquis.  Lorsque 
j'entrai,  Hyacintlie  était  seul ,  et  nettoyait  les  éperons  d'argent  de  son 
maître,  que  j'apercevais,  par  la  porte  entr'ouverte ,  au  fond  de  son  ca- 
binet ,  agenouillé  devant  un  grand  crucifix  et  une  madone. 


LES    BAINS    DL    LtCQlJES.  719 

Il  faut  savoir  que  le  marquis  était  devenu  un  excellent  catholique ,  qui 
suivait  toutes  les  cérémonies  de  la  sainte  église,  et  qui,  pendant  son  sé- 
jour à  Rome,  av:iit  un  chapelain  par  le  même  motif  qu'il  entretenait 
une  danseuse  à  Paris  et  des  chevaux  de  coiirsc  à  Londres. 

—  M.  Gumpel  fait  en  ce  moment  sa  prière,  dit  Hyacinthe,  en  me 
montrant  le  cabinet  de  son  maître  ;  et  il  ajouta  :  Il  s'agenouille  ainsi  tous 
les  soirs  devant  la  prima  dona  avec  l'enfant  Jésus.  C'est  un  morceau 
magnifique  qui  lui  a  coûté  six  cents  franccsconi. 

—  Et  vous,  31.  Hyacinthe,  pourquoi  ne  vous  agenouillez-vous  pas 
derrière  lui?  ou  bien,  ne  seriez-vous  pas  ami  delà  religion  catholique? 

—  J'en  suis  ami ,  et  je  n'en  suis  pas  ami  ,  répondit  celui-ci  en  hochant 
la  lète  d'un  air  réfléchi.  C'est  une  bonne  religion  pour  un  baron  de  dis- 
tinction qui  n'a  rien  à  faire  tout  le  jour,  et  pour  un  amateur  des  ar(s  ; 
mais  ce  n'est  pas  une  religion  pour  un  homme  qui  a  des  affaires ,  et  sur- 
tout pas  une  religion  pour  un  collecteur  de  loterie.  Il  faut  que  j'écrive 
exactement  chaque  numéro  qu'on  prend,  et  si  la  cloche  catholique  vient 
me  fiiire  aux  oreilles  bum  !  bum  !  bum  !  ou  l'encens  catholique  m'éblouir 
les  yeux ,  je  perds  la  tête  ,  j'écris  de  faux  numéros ,  et  il  peut  arriver  de 
grands  malheurs.  J'ai  souvent  dit  à  M.  Gumpel  :  Votre  Excellence  est 
un  homme  riche ,  et  peut  être  catholique  tant  qu'elle  veut  ;  la  cloche 
catholique  peut  vous  faire  perdre  l'esprit,   vous  n'aurez  pas  moins  à 
manger  et  à  boire;  mais  moi,   pauvre  homme,  il  faut  que  je  ramasse 
toute  mon  intelligence  pour  gagner  quelque  chose.  M.  Gumpel  dit  bien 
qne  cela  est  nécessaire  pour  la  civilisation,  et  que  si  je  ne  suis  pas  ca- 
liiolique  ,  je  ne  comprendrai  rien  aux  tableaux  du  Correchio  ,  du  Carra - 
chio  et  du  Carravachio  ;  mais  j'ai  toujours  pensé  que  le  Correchio  ,  le 
Carrachio  et  le  Carravachio  ne  me  tireraient  pas  d'affaire,  si  personne  ne 
venait  jouera  ma  loterie.  Avec  cela,  il  faut  que  je  vous  avoue,  M.  le 
docteur,  que  la  religion  catholique  ne  me  fait  aucun  plaisir.  Il  semble 
toujours  que  le  bon  Dieu  vient  de  mourir,  et  on  entend  souvent  une 
musique  d'enterrement  qui  vous  rend  mélancolique  :  je  vous  le  dis,  ce 
n'est  pas  une  religion  pour  un  homme  comme  moi. 

—  Mais,  M.  Hyacinthe,  comment  trouvez -vous  la  religion  protes- 
tante ? 

—  Celle-ci  n'est  pas  trop  raisonnable  ,  M.  le  docteur  ;  et,  s'il  n'y  avait 
pas  d'orgue,  ce  ne  serait  pas  une  religion  du  tout.  Entre  nous  soit  dit, 
cette  religion  ne  gale  rien,  elle  est  pure  comme  un  verre  d'eau;  mais 
aussi  elle  ne  sert  à  rien.  Je  l'ai  mise  à  l'épreuve,  et  cette  épreuve  me 
coûte  quatre  marcs  et  quatorze  shillings. 

—  Comment  donc  ,  mon  cher  monsieur  Hyacinthe  ? 

Voyez-vous  ,  M.  ledoclcur ,  je  me  suis  dit  :  C'est  sans  doute  une  reli- 


■720  UEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gion  biea  éclairée ,  mais  elle  n'a  pas  de  miracles ,  et  il  ne  lui  faudrait 
qu'un  petit  miracle  pour  en  faire  une  religion  honnête.  Mais  qui  ferait 
des  miracles  en  un  tel  lieu  ,  pensai-je  en  visitant  un  jour  ,  à  Hambourg , 
une  église  protestante  où  il  n'y  avait  que  des  bancs  bruns  et  des  murailles 
blanches,  et  sur  les  murailles  rien  qu'une  table  noire  sur  laquelle  étaient 
écrits  une  demi-douzaine  de  chiffres  blancs.  —  Tu  fais  peut-être  tort  à 
cette  religion ,  me  dis-je  ;  peut-être  ces  chiffres  peuvent-ils  faire  aussi 
bien  un  miracle  que  l'image  de  la  mère  de  Dieu,  ou  un  os  de  sou  mari 
saint  Joseph;  et,  pour  voir  le  fond  de  celte  affaire,  j'allai  aussitôt  à  Altona, 
et  je  mis  les  chiffres  à  la  loterie  d'Altona  '  ;  mais  je  vous  jure  que  pas 
un  de  ces  numéros  protestans  ne  sortit.  Ne  me  parlez  donc  pas  d'une  re- 
ligion qui  ne  peut  seulement  pas  faire  sortir  un  ambe  ;  et  pensez-vous 
que  je  serais  assez  déraisonnable  pour  placer  mon  salut  éternel  dans  une 
croyance  sur  laquelle  j'ai  déjà  placé  quatre  marcs  et  quatorze  shillings 
que  j'ai  perdus  ? 

—  La  vieille  religion  juive  vous  semble  sans  doute  préférable ,  mon 
ami  ? 

—  M.  le  docteur,  cette  religion-là  ,  je  ne  la  souhaite  pas  à  mon  plus 
cruel  ennemi.  On  n'en  retire  que  de  l'ignominie  et  delà  honte.  Je  vous  le 
dis,  ce  n'est  pas  une  religion,  mais  un  malheur.  J'évite  tout  ce  qui  peut 
m'en  faire  souvenir,  et  comme  Hirsch  est  un  mot  juif ,  je  signemainle 
nant  Hyacinthe,  collecteur,  opérateur  et  taxateur.  A  cela,  je  trouve 
encore  l'avantage  de  n'avoir  pas  eu  besoin  de  changer  le  chiffre  démon 
cachet.  Cela  sonne  d'ailleurs  autrement ,  et  on  ne  peut  plus  me  traiter 
comme  un  gueux,  ainsi  qu'on  le  faisait  autrefois. 

—  Mon  cher  M.  Hyacinthe,  qui  pouvait  vous  traiter  ainsi  ?  Il  est  im- 
possible de  ne  pas  reconnaître  en  vous  l'homme  civilisé ,  dès  que  vous 
ouvrez  la  bouche. 

i),  —  Vous  avez  raison  ,  M.  le  docteur,  j'ai  fait  des  pas  de  géant  dans  la 
civilisation.  Je  ne  sais  vraiment  pas  qui  je  pourrai  fréquenter  quand 
je  reviendrai  à  Hambourg  ;  et,  quant  à  la  religion,  je  sais  ce  que  je  ferai. 
J'ai  pour  le  moment  le  nouveau  temple  israélite  ,  le  service  mosaïque 
avec  le  chant  allemand  et  quelques  cérémonies  dont  une  religion  ne 
peut  pas  se  passer.  Aussi  vrai  que  Dieu  dispense  les  biens,  je  ne  demande 
pas  en  cet  instant  une  religion  meilleure,  et  celle-ci  mérite  qu'on  la 
soutienne.  Elle  est  même  encore  trop  bonne  pour  l'homme  commun ,  à  qui  il 
faut  des  sottises,  et  qui  se  sent  heureux  dans  son  imbécillité.  Un  vieux 

'  A  Hambourg,  il  n'existe  d'autres  lolerics  que  les  loteries  de  lots  et  de  sé- 
ries qu'on  tire  tous  les  trois  mois,  tandis  qu'à  Altona  on  a  conservé  la  loterie 
française  toujours  ouverte,  et  accessible  aux  classes  les  plus  pauvres.  (,Tr..) 


LES    BAINS    DE    LUCQllES.  'J2I 

juif,  avec  sa  longue  barbe  et  son  habit  déchiré  ,  qui  ne  dit  pas  un  mot 
selon  l'oilhographe,  se  sent  peut-être  plus  heureux  que  moi  avec  ma  civi- 
lisaliou.  A  Hambourg,  dans  la  grande  ruelle  des  Boulangers,  il  y  a  un 
homme  qui  se  nomme  Moïse  Loque,  ou  tout  court  Loque  ,  qui  va  et  vient 
toute  la  semaine,  à  la  pluie  et  au  vent,  avec  son  paquet  sur  le  dos  pour 
gagner  une  couple  de  marcs.  Le  vendredi  soir,  quand  il  revient  au  logis, 
il  trouve  le  chandelier  aux  sept  branches  allumé,  la  table  couverte  d'une 
nappe  blanche  ;  il  dépose  son  paquet  et  ses  soucis,  s'asseoit  à  table  avec 
sa  maigre  femme  et  ses  plus  maigres  filles,  rafingie  avec  elles  des  poissons 
qui  nagent  dans  une  agréable  sauce  blanche,  chante  les  plus  magnifiques 
cantiques  du  roi  David,  se  réjouit  de  tout  son  cœur  de  la  sortie  d'Egypte 
des  enfans  d'Israël,  se  réjouit  aussi  que  tous  les  méchansqui  leur  ont 
faitdu  malsoienlmorts;quele  roiPharaon,Nabuchodonosor,  Aman,  An- 
tiochus,  Titus  et  tous  les  gens  de  cette  espèce  n'existent  plus,  tandis  que 
Loque  vit  encore  et  mange  du  poisson  avec  sa  femme  et  ses  filles.  — Et 
je  vous  le  dis,  M.  le  docteur,  les  poissons  sont  délicats,  et  l'homme 
est  heureux  ;  il  n'a  pas  besoin  de  se  tourmenter  de  la  civilisation,  il 
s'enveloppe  gaîment  dans  sa  religion  et  dans  sa  robe  de  chambre  verte , 
comme  Diogène  dans  son  tonneau;  il  regarde  avec  satisfaction  ses  lu- 
mières qu'il  ne  mouche  même  pas;  et  je  vous  le  dis,  quand  les  lumières 
sont  un  peu  pâles,  et  que  la  servante  du  sabbat  qui  est  chaigée  de  les 
entretenir  n'est  pas  là,  si  Rotschild  le  grand  entrait  en  ce  moment  avec 
tous  ses  courtiers,  ses  escompteurs  ,  ses  expéditeurs  et  tous  ses  chefs  de 
comptoir,  avec  lesquels  il  fait  la  conquête  du  monde  ,  et  s'il  disait  : 
«  Moïse  Loque,  demande-moi  une  grâce?,  je  l'accorderai  ce  que  tu  vou- 
dras ;  »  M.  le  docteur ,  je  suis  convaincu  que  Moïse  Loque  répondrait 
tranquillement:  «  Mouche-moi  les  chandelles!  »  Et  Rotschild  le  grand 
dirait  avec  étonnement:«Si  je  n'étais  Rotschild,  je  voudrais  être  Loque!  » 

Tandis  que  Hyacinthe  développait  ainsi  ses  vues  largement  et  d'une 
manière  épique,  selon  son  habitude,  le  marquis,  se  levant  de  son  prie- 
Dieu  ,  s'approcha  de  nous  ,  en  nasillant  encore  quelques  patcr  noster. 
Hyacinthe  tira  un  rideau  vert  sur  l'image  delà  madone,  éteignit  les  deux 
cierges  qui  brûlaient  devant  elle ,  détacha  le  crucifix  de  cuivre  et  revint 
à  nous,  tout  en  le  nettoyant  avec  le  même  chifTon  qui  lui  servait  tout  à 
l'heure  à  nettoyer  les  éperons  de  son  maître.  Celui-ci  semblait  accablé  de 
chaleur  ;  au  lieu  de  robe  de  chambre  ,  il  portait  un  large  domino  de  soie 
bleue  avec  une  frange  d'argent,  et  sonnez  étincelait  mélancoliquement, 
comme  un  louis  d'or  dans  une  bourse  rouge. 

—  O  Jésus!  soupira-t-il  en  se  laissant  tomber  sur  les  coussins  du  sofa; 
ne  trouvey.-vous  pas,  docteur,  que  j'ai  l'air  bien  rêveur  aujourd'hui  ?  Je 
suis  très-ému,  mon  ame  est  excitée,  je  respire  dans  une  sphère  plus  élevée! 


^22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  M.  Gumpel ,  dit  Hyacinthe  en  rinterrompant,  votre  saug  court  de 
nouveau  trop  rapidement  dans  vos  veines  ;  je  sais  ce  qui  vous  manque ,  il 
faut  que  vous  preniez. . . . 

—  Tune  sais  pas,  dit  son  maître  en  soupirant. 

—  Je  vous  dis  que  je  sais,  répliqua  le  serviteur.  Je  vous  connais  si  bien, 
vous  êtes  tout  l'opposé  de  moi;  quand  vous  avez  soif,  moi  j'ai  faim;  quand 
vous  avez  faim,  j'ai  soif;  vous  êtes  trop  corpulent,  et  je  suis  trop  maigre; 
vous  avez  trop  d'imagination,  et  moi  trop  d'esprit  positif  ;  court  et  bref, 
vous  êtes  mon  antipode. 

—  Ah!  Julie,  soupira  Gumpelino,  que  ne  suis-je  le  gant  de  peau 
jaune  qui  serre  ta  main!  Docteur,  avez-vous  jamais  vu  la  Crélinger  dans 
Romeo  et  Juliette? 

—  Sans  doute,  et  j'en  suis  encore  ravi. 

—  Alors  vous  me  comprenez;  vous  savez  ce  que  je  dis  quand  je  dis: 
«  j'aime!"  Je  veuxm'ouvrir  entièrement  à  vous.  Hyacinthe,  sors  un  peu. 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  sortir ,  dit  celui-ci  avec  humeur.  Vous  n'avez 
pas  besoin  de  vous  gêner  devant  moi  ;  je  connais  aussi  l'amour ,  et  je 
sais  déjà.... 

—  Tu  ne  sais  rien  !  s'écria  Gumpelino. 

—  La  preuve  que  je  sais  ,  M.  le  marquis,  c'est  que  je  n'ai  qu'à  vous  dire 
le  nom  de  Julie  Maxfield.  Tranquillisez-vous,  vous  serez  aimé  ;  mais  le 
beau-frère  de  votre  bieu-airaée  ne  la  perd  pas  de  vue  un  moment. 

—  O  malheureux  que  je  suis  !  s'écria  Gumpelino.  Combien  de  fois  je 
me  place  au  clair  de  la  lune  sur  le  balcon,  et  je  me  figure  que  je  suis  moi- 
même  Juliette,  et  que  mon  Roméo  ou  Gumpelino  m'a  donné  rendez- 
vous  !  Hélas  !  une  telle  nuit  me  réjouirait  plus  que  si  j'avais  gagné  le 
gros  lot  de  la  loterie  de  Hambourg! 

—  Quelle  rêverie!  s'écria  Hyacinthe;  le  gros  lot,  100,000  marcs! 

—  Oui,  plus  que  le  gros  lot  !  continua  Gumpelino.  Hélas  !  elle  m'a  déjà 
promis  une  telle  nuit ,  et  je  crois  la  voir  souvent  déclamant,  le  matin, 
comme  la  Crélinger: 

Veux-tu  déjà  partir?  Le  jour  est  encor  loin, 
C'était  le  rossignol  et  non  pas  l'alouette 
Qui  pénétrait  tout  à  l'heure  ton  oreille  inquiète; 
Il  chante  toute  la  nuit  sur  ce  grenadier  en  fleurs: 
Crois-moi,  ami,  c'était  le  rossignol. 

—  Le  gros  lot!  répéta  plusieurs  fois  Hyacinthe.  J'ai  une  haute  opinion 
de  votre  civilisation,  M.  le  marquis  ;  mais  je  n'aurais  jamais  cru  que 
vous  pousseriez,  la  rêverie  si  loin.  L'amour  passe  avant  le  gros  lot  !  En 


LES    BAINS    DE    LUCQUES.  -y 23 

V(?rité,  M.  le  marquis,  depuis  que  je  vous  fréquente,  je  me  suis  déjà  pas- 
sitblemciit  accoutumé  à  la  civilisation;  mais  je  ne  donnerais  pas  un  hui- 
tième du  gros  lot  pour  l'amour  !  Dieu  m'en  préserve  !  L'amour  !  quand 
je  calcule  ce  qu'il  m'a  coûté  dans  ma  vie,  je  trouve  en  tout  douze 
marcs  et  treize  shillings.  L'amour  !  je  n'ai  eu  un  véritable  attachement 
passionné  qu'une  seule  fois,  et  c'était  pour  la  grosse  Gudule.  Elle 
mettait  à  la  loterie  chez  moi,  et  quand  j'allais  la  voir,  elle  avait  tou- 
jours pour  moi  un  gâteau  et  un  verre  de  liqueur;  et  un  jour  que  je  me 
plaignais  de  réplétion  ,  elle  me  donna  la  recette  d'une  poudre  dont  se 
servait  son  mari.  Je  fais  encore  usage  de  cette  poudre,  et  elle  me  pro- 
duit toujours  le  même  effet.  JNotre  amour  n'a  pas  eu  d'autres  suites.  Je 
crois,  M.  le  marquis,  que  vous  feriez  bien  de  vous  servir  de  cette  poudre. 
Attendez  un  peu  ,  je  vais  la  chercher. 

Tout  en  continuant  ces  commentaires  ,  Hyacinthe  se  mita  chercher 
dans  ses  poches.  Il  en  tira: 

1°  Un  morceau  de  bougie; 

2  Un  étui  d'argent  qui  renfermai  Ides  inslrumeaspour  couper  les  cors; 

b"  Un  citron  ; 

4° Un   pistolet  qui,  quoique  non  chargé,  était  enveloppé  de  papier; 

6°  Une  liste  imprimée  du  dernier  tirage  de  la  loterie  de  Hambourg; 

6°  Un  petit  livre  couvert  de  cuir  noir,  contenant  les  psaumes  de 
David  ; 

7*^  Un  bouquet  desséché  ; 

8°  L'original  d'un  billet  de  loterie  qui  avait  gagné  50000  mille  marcs  , 
enveloppé  dans  un  morceau  de  taffetas  rose  fané  ; 

9^  Un  petit  pain  rond  sans  levain,  percé  au  milieu; 

10°  La  poudre  en  question  ,  qui  fut  tirée  avec  respect. 

Quand  je  songe  ,  dit-il  en  soupirant,  qu'il  y  a  dix  ans  la  grosse  Gudule 
me  donna  cette  recette,  et  que  je  suis  maintenant  en  Itiilie,  et  que  je  tiens 
cette  poudre  dans  mes  mains ,  et  que  je  lis  de  mes  yeux  :  Sal  mirabilc 
Glnuberi,  le  cœur  nie  manque,  et  il  me  semble  que  je  viens  de  l'avaler. 
Ce  que  c'est  que  l'homme!  Je  suis  en  Italie,  et  je  songe  à  la  grosse  Gudule! 
Qui  l'eût  pensé  !  Elle  est  peut-être  en  ce  moment  à  la  campagne,  dans 
son  jardin;  au  clair  de  la  lune,  elle  écoute  chanter  le  rossignol  ou 
l'alouetle... 

—  C'est  le  rossignol  et  non  pas  l'alouette!  murmura  Gumpelino,  et 
il  reprit  • 

11  chante  toute  la  nuit  sur  ce  grenadier  en  fleurs  ; 
Crois-moi,  ami,  c'était  le  rossignol. 


1^24  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  C'est  tout  un,  continua  Hyacinthe;  Gudule  n'est  pas  moins  dans 
son  jardin  ,  où  elle  se  livre  à  la  rêverie ,  et  songe  à  moi  peut-être.  Hélas  1 

Un  silence  suivit  ce  soupir.  Le  marquis  l'interrompit  en  disant  :  Dis- 
moi  ,  Hyacinthe,  es-tu  bien  sur  que  cette  poudre  sera  efficace? 

—  Sur  mon  honneur ,  elle  le  sera ,  répondit-il.  Pourquoi  ne  le  serait- 
elle  pas?  Elle  l'est  bien  sur  moi!  Et  ne  suis-je  pas  un  homme  comme 
vous?  Le  sel  de  Glauber  rend  tous  les  hommes  égaux  ,  et  si  Rotschild 
prenait  du  sel  de  Glauber,  il  en  ressentirait  les  effets  comme  le  plus  petit 
rentier. 

En  parlant  ainsi,  Hyacinthe  préparait  déjà  sa  poudre;  mais  il  eût 
échoué  dans  ses  propositions,  si  le  marquis  ne  s'était  rappelé  subitement 
le  passage  où  Juliette  boit  le  breuvage  mystérieux. 

—  Docteur,  s'écria-t-il,  que  pensez-vous  de  la  MuUer,  à  Vienne?  Je 
l'ai  vue  dans  le  rôle  de  Juliette:  mon  Dieu,  comme  elle  le  joue!  Je  suis 
cependant  le  plus  grand  enthousiaste  de  la  Crélinger,  mais  la  Muller 
m'a  saisi  le  cœur  au  moment  où  elle  vide  la  coupe.  Voyez-vous,  dit-il, 
en  prenant  avec  un  geste  tragique  le  verre  dans  lequel  Hyacinthe  avait 
secoué  sa  poudre,  voyez-vous  ,  elle  tient  la  coupe  ainsi,  et  frémit  à  vous 
faire  partager  son  effroi .  Alors  elle  s'écrie  : 

Un  frisson  glacial  circule  dans  mes  veines  , 
Il  éloigne  déjà  la  chaleur  de  la  vie. 

Et  elle  se  lève  comme  je  me  lève  maintenant;  elle  approche  le  poison 
de  ses  lèvres ,  et  à  ces  mots  : 

Attends ,  Tybalt , 
Je  viens  ;  Roméo ,  je  bois  à  toi. 

elle  vide  la  coupe. 

—  A  votre  santé ,  monsieur  le  marquis,  dit  Hyacinthe  d'un  ton  solen^ 
ne!  ;  car,  dans  son  enthousiasme,  le  marquis  venait  de  vider  le  vase  en 
se  laissant  tomber  sur  le  sofa. 

Il  ne  resta  pas  long-temps  dans  cette  situation,  car  quelqu'un  frappa 
tout  à  coup  à  la  porte,  et  le  petit  jockei  delady  Masfield,  souriant  d'un 
air  ironique,  remit  un  billet  au  marquis  et  se  retira  aussitôt.  Celui-ci 
brisa  le  cachet  avec  empressement  ;  son  nez  et  ses  yeux  étincelaient  de 
ravissement,  mais  tout  à  coup  une  pâleur  mortelle  couvrit  ses  traits;  il 
fit  un  bond  de  désespoir,  et  parcourut  la  chambre  à  grands  pas  en  pro- 
férant mille  malédictions. 


LF.S    BAINS    DE    LUCQCES.  7?.5 

y—  Qu'avez-vous  donc  ,  qu'avez-vous  donc  ?  demanda  Hyacinllie  d'une 
\oix  tremblante;  serons-nous  attaqués  cette  nuit? 

—  Lisez,  lisez!  me  dit  le  marquis,  en  me  jetant  le  billet  qu'il  venait 
de  recevoir. 

Je  lus  :  «  Cher  Gumpelino,  dès  qu'il  fera  jour,  je  serai  forcée  de  partir 
»  pour  l'Angleterre.  Mon  beau-frère  est  parti  devant  moi ,  et  m'attend 
»  à  Florence.  Je  suis  sans  surveillant  ;  venez  donc,  je  vous  attends  heii- 
»  reuse  et  tremblante.  J.  31.  » 

—  Malheur  à  moi  !  s'écria  Gumpelino.  L'amour  me  tend  sa  coupepleine 
de  nectar,  et  infortuné  que  je  suis,  j'ai  déjà  vidé  une  coupe  pleine  de  sel 
de  Glauber.  Qui  me  débarrassera  de  cet  affreux  breuvage?  A  l'aide  !  au 
.secours  ! 

—  Nulle  puissance  humaine  ne  peut  venir  à  votre  aide,  dit  Hyacinthe 
en  soupirant. 

—  Je  vous  plains  de  tout  mon  cœur,  lui  dis-je  à  mon  tour. 

—  O  Jésus,  Jésus  !  s'écriait  toujours  le  marquis.  Je  le  sens  qui  parcourt 
toutes  mes  veines.  Loijal  apothicaire,  ta  médecine  a  agi  prompte- 
mentl  '  Mais  n'importe,  je  veux  courir  à  elle,  tomber  à  ses  pieds  et  y 
répandre  tout  mon  sang. 

—  Il  n'est  pas  question  de  sang,  dit  Hyacinthe.  Vous  n'avez  pas  des 
bomérides.   Ke  soyez  donc  pas  si  passionné,  monsieur  le  marquis. 

—  Non,  non,  je  veux  aller  me  jeter  à  ses  pieds.  O  nuit!  ô  nuit! 

—  Je  vous  le  dis,  reprit  Hyacinthe  avec  un  calme  vraiment  philoso- 
phique, vous  n'auriez  pas  un  moment  de  repos.  Ne  soyez  pas  si  passionné. 
Plus  vous  sautez  dans  la  chambre,  plus  vous  vous  échauffez ,  et  plus  le  sel 
de  Glauber  fait  son  effet.  Il  faut  vous  comporter  comme  un  homme, 
vous  soumettre  au  destin.  Il  est  peut-être  bon  que  les  choses  se  soient, 
passées  ainsi.  L'homme  est  une  créature  terrestre,  il  ne  comprend  pas 
les  décrets  de  la  Providence.  L'homme  croit  souvent  qu'il  va  au-devant 
de  son  bonheur,  et  cependant  le  malheur  est  là  ,  sur  son  chemin,  qui 
l'attend  avec  un  bàlon  ;  et,  quand  un  bâton  roturier  frappe  des  épaules 
nobles,  elles  le  sentent  tout  de  même,  monsieur  le  marquis. 

—  Malheur  à  moi  !  répétait  toujours  Gumpelino  dune  voix  terrible. 
Son  serviteur  continua  : 

—  L'homme  s'attend  souvent  à  une  coupe  de  nectar,  et  il  reçoit  une 
volée  de  coups;  et  si  le  nectar  est  doux,  les  coups  sont  amers.  El  c'est 
encore  un  bonheur  que  l'homme  qui  bat  un  autre  finisse  par  se  fatiguer  ; 


'    O  true  apothecaiy, 
Thy  drog  are  quicit. 


SlIAK.SI'. 


TOME    VIII.  ^7 


^26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

autrement,  l'autre  ne  pourrait  le  supporter.  Mais  le  danger  est  bien  plus 
qrand  encore,  quand  le  poignard  et  le  poison  guettent  tin  homme  sur  le 
chemin  de  l'amour.  Peut-être,  monsieur  le  marquis,  est-il  fort  heureux 
que  vous  soyez  retenu  ici;  car  il  se  pourrait  qu'un  petit  Italien  vous 
attendît  avec  une  dague  de  six  aunes  de  long,  et  qu'il  vous  la  plongeât 
dans  la  gorge.  Ou  peut-être,  continua-t-il,  sans  se  laisser  troubler  par 
le  désespoir  du  marquis,  ou  peut-être,  quand  vous  vous  seriez  établi  bien 
tranquillement  près  de  lady  Maxiield,  le  beau-frère  serait-il  revenu  tout 
à  coup  de  voyage  pour  vous  faire  signer  une  lettre  de  change  de  cent 
mille  marcs.jJe  ne  veux  pas  prévoir  des  choses  fâcheuses  ;  mais  je  suppose 
que  vous  seriez  un  bel  homme ,  et  que  lady  Maxfield,  désespérée  de  perdre 
un  si  bel  homme,  et  jalouse,  comme  toutes  les  femmes ,  ne  voudrait  pas 
qu'il  fît  le  bonheur  d'une  autre  après  son  départ.  Que  fait-elle?  elle  prend 
un  citron  ou  une  orange,  y  met  une  certaine  poudre,  et  vous  dit  :  Re- 
froidis-toi, mon  bien-aimé  ,  la  chaleur  t'accable.  Elle  vous  donne  alors 
le  citron  ou  l'orange,  et  le  lendemain  vous  êtes   réellement  un  homme 
refroidi.  Il  y  avait  un  homme  qui  s'appelait  Pieper,  et  il  avait  une  pas- 
sion amoureuse  pour  une  demoiselle  qu'on  nommait  l'Ange  à  la  trompette, 
et  qui  demeurait  devant  le  magasin  de  café.  L'homme  demeurait  dans  la 
Fuhlentwiete...' 

Hirsch  !  s'écria  le  marquis  en  fureur,  Hirsch ,  je  voudrais  que  ton 

Pieper  de  la  Fuhlentwiete,  et  son  Ange  à  la  trompette,  et  toi  et  ta  Gudulc, 
vous  eussiez  mon  sel  de  Glauber  dans  le  ventre  ! 

Que  voulez-vous  donc,  monsieur  Gumpel  ?  répondit  Hyacinthe  un 

peu  ému  par  cette  interpellation  ;  suis-je  cause  que  lady  Maxfield  part 
cette  nuit,  et  qu'elle  vous  invite  ce  soir?  Pouvais-je  le  prévoir?  Suis-je 
Aristote?  Ai-je  été  placé  près  de  la  Providence  ?  J'ai  seulement  promis 
que  le  sel  ferait  son  effet,  et  il  le  fera  certainement,  et  d'autant  plus  vite, 
que  vous  vous  remuerez  comme  voua  faites,  que  vous  serez  disparate  et 

passionné... 

Je  veux  donc  rester  tranquille  !  murmura  Gumpelino ,  en  se  jetant 

sur  le  sofa.  Mais,  reprit-il  en  soupirant,  après  un  long  silence;  mais 
que  pensera  la  dame,   si  je  ne  viens  pas?  Elle  m'attend;  elle  tremble; 

elle  soupire... 

Hyacinthe  branlait  la  tête,  une  pensée  hardie  semblait  fermenter  sous 
sa  livrée  rouge.  —  M.  Gumpel,  dit-il  enfin  ,  envoyez-moi  vers  elle. 
J'ai  votre  excuse. 

Et  il  partit  sans  attendre  la  réponse  de  son  maître. 

!  Petite  rue  de  Hambourg. 


LES    BAINS    DK    LLCQUES.  «^27 

TI  est  nuit  de  nouveau.  Sur  la  table  sont  deux  candc^labres  avec  des 
bougies  allumées.  Leur  clarté  se  refièlc  sur  les  cadres  dorés  des  images 
des  saints,  suspendues  à  la  muraille,  que  l'ombre  vacillante  et  les  lueurs 
mobiles  qui  les  couvrent,  semblent  faire  revivre.  Au  dehors,  devant  les 
fenêtres,  sous  l'éclat  de  la  lune,  les  sombres  cyprès  restent  immobiles,  et 
au  loin  on  entend  un  hymne  funèbre  à  la  vierge,  dont  les  accens  n'arri- 
vent qu'en  mourant,  et  qui  semble  chanté  par  la  voix  d'un  enfant  malade. 
Le  marquis  Chrislophoro  di  Gumpelino  est  assis  ou  plutôt  négligem- 
ment couché  sur  les  coussins  de  son  sofa  ;  dans  ses  mains  est  un  livre 
couvert  de  moire  rouge,  et  il  le  lit  en  déclamant.  Son  œil  offre  un  certain 
lustre  humide  comme  celui  des  chats  amourçux,  et  ses  joues,  ainsi  que 
les  deux  ailes  de  son  fameux  nez,  sont  un  peu  pâleset  souffrantes.  Cette  pâ- 
leur s'explique  aussi  philosophiquement  qu'anthropologiquement,  quand 
on  songe  que,  la  veille,  le  marquis  a  pris  un  verre  plein  de  sel  de  Glauber. 

Hyacinthe  est  accroupi  sur  le  parquet ,  et  il  marque  ,  un  morceau  de 
craie  à  la  main,  des  longues  ei  des  brèves  sur  le  plancher.  Cette  compo- 
sition semble  devenir  très-pénible  pour  le  petit  homme  ,  il  murmure 
avec  humeur  :  Spondée,  trochée,  iambes,  antipeste,  anapeste,  et  la  pesle  ! 
Pour  s'adonner  plus  complètement  à  ce  travail,  il  a  déposé  son  habit 
rouge,  et  l'on  voit  deux  jambes  maigres  serrées  dans  une  étroite  culotte 
écarlate,  tandis  que  deux  bras  non  moins  chétifs  nagent  dans  les  amples 
plis  d'une  chemise  flottante. 

—  Quelles  singulières  figures  faites-vous  là?  lui  demandai-je  en  exami- 
nant son  ouvrage. 

—  Ce  sont  des  pieds  de  grandeur  naturelle,  me  dit-il,  de  véritables 
pieds  de  poésie;  monsieur  le  marquis  me  lit  des  vers  et  m'explique  com- 
bien de  pieds  il  faut  pour  en  faire,  et  moi  je  compte  si  le  nombre  s'y 
trouve. 

—  Yous  nous  trouvez  en  effet  dans  une  occupation  poétique,  dit  le 
marquis.  Je  sais,  docteur,  que  vous  appartenez  à  la  classe  des  poètes  qui 
ont  une  tête  opiniâtre  ,  et  qui  ne  voient  pas  que  les  pieds  sont  la  chose 
principale  dans  la  poésie  ;  mais  vous  changerez  d'avis.  Moi,  qui  n'ai  pas 
pu  fermer  l'œil  de  la  nuit,  j'ai  eu  le  bonheur  de  faire  une  excellente  lec- 
ture. Je  vous  jure,  par  Notre-Dame  de  Lorettc,  que  ce  volume  de  poésies 
n'a  pas  son  égal.  Hier  soir,  j'étais  au  désespoir  comme  tous  savez,  au 
désespoir  de  ne  pas  pouvoir  posséder  ma  Julie;  aujourd'hui,  grâce  à  ces 
vers,  je  suis  honteux  de  mon  amour.  Mais  il  y  a  poésie  et  poésie,  et  rien 
n'est  plus  rare  que  la  poésie  d'honnête  homme. 

Le  marquis  se  mit  alors  à  déclamer  des  vers  absurdes  ;  et ,  pendant  ce 
temps,  Hyacinlh.e  se  livra  à  ses  digressions  ordinaires. 

—  L'honnèlcté,  monsieur  le  docteur,  me  dit-il,  est  l'affaire  principale 


^O.S  RFA  Ul'.     DF.S     DEUX     MONDES. 

dans  la  vie,  el  quiconque  n'est  pas  honnête  homme,  je  le  regarde  comme 
un  coquin.  Je  suis  un  homme,  monsieur  le  docteur,  qui  ne  flatte  pas; 
mais  jo  me  flatte  d'être  honnête,  et  je  veux  vous  conter  un  trait  de  moi 
qui  ne  vous  étonnera  pas  peu.  A  Hamhourg  ,  près  de  la  prison  ,  demeure 
un  homme,  et  cet  homme  est  un  herbager,  et  il  s'appelle  Claudin,  c'est- 
à-dire  je  l'appelle  Claudin,  parce  que  nous  sommes  bons  amis;  mais  il 
s'appelle  M.  Claude.  Sa  femme  s'appelle  madame  Claude,  et  elle  ne  pou- 
vait souffrir  que  son  mari  vînt  mettre  à  la  loterie  chez  moi;  et  quand  son 
mari  mettait  à  la  loterie,  je  ne  lui  portais  pas  son  billet;  il  me  disait  seule- 
ment dans  la  rue  :  «Jeveux  jouer  tel  et  tel  numéro;  voilà  l'argent,  Hirsch!» 
et  jelui  disais  :  «Bon,  Claudin!»  etquandjerentrais  àla  maison,  je  mettais 
son  billet  à  part,  et  j'écrivais  dessus  :  «Pour  le  compte  de  M.  Christian 
Henri  Claude.  «  Or,  c'était  un  beau  jour  de  printemps;  les  arbres  de  la 
bourse  étaient  en  feuilles;  le  vent  du  zéphir  était  agréable;  le  soleil  bril- 
lait de  tout  son  éclat,  etmoi  j'étais  à  la  porte  de  la  banque.  Voilà  Claudin 
qui  arrive;  mon  Claudin,  tenant  au  bras  la  grosse  madame  Claude.  Il  me 
salue  d'abord,  me  parle  de  ce  beau  jour  de  Dieu,  fait  quelques  réflexions 
patriotiques  sur  notre  garde  bourgeoise,  me  demande  comment  vont  les 
affaires,  et  tout  en  causant,  il  me  dit:  «  Cette  nuit,  j'ai  rêvé  que  le  numéro 
i538  gagnait  le  gros  lot,  »  Et  au  même  moment,  tandis  que  madame  Claude 
regardait  les  statues  des  empereurs  sur  la  maison  de  ville,  il  me  glissa  dans 
la  main  treize  louis  d'or  de  poids.  Il  me  semble  que  je  les  sens  encore. 
Et  pendant  que  madame  Claude  se  retourne,  je  lui  dis  :  «  Bon,  Claudin  !  » 
et  je  m'en  vais.  Et  je  vais  directement,  sans  me  retourner,  au  bureau  prin- 
cipal; j'y  prends  le  numéro  i558;  et,  de  retour  à  la  maison,  j'écris  dessus: 
a  Pour  le  compte  de  M.  Christian  Henri  Claude.  »  Et  que  fait  le  bon  Dieu  ? 
Quinze  jours  après  ,  pour  mettre  ma  probité  à  l'épreuve ,  le  numéro  i538 
sort  avec  un  quine  de  5o  ,000  marcs.  Mais  que  fait  Hirsch,  le  même 
Hirsch  qui  est  là,  devant  vous?  Ce  même  Hirsch  passe  une  belle  chemi- 
sette propre,  se  met  une  cravate  blanche,  prend  un  fiacre,  court  au 
bureau  principal,  prend  les  5o,ooo  marcs,  et  s'en  va  à  la  rue  de  la 
prison.  Et,  quand  Claudin  me  voit,  il  me  dit  :  <<  Hirsch,  pourquoi  es-tu  si 
propre  aujourd'hui?  »  Mais  moi  je  ne  réponds  pas  un  mot,  je  pose  un  grand 
sac  plein  d'or  sur  la  table,  et  je  dis  solennellement  :  «  Monsieur  Clnis- 
»  tian  Henri  Claude  !  le  numéro  i538  que  vous  avez  eu  la  bonté  déjouer 
»  chez  moi ,  a  eu  le  bonheur  de  gagner  5o  ,000  marcs;  j'ai  l'honneur 
»  de  vous  les  offrir  dans  ce  sac  ,  et  je  prends  la  liberté  de  vous  demander 
»  une  quittance  !  »  Quand  Claudin  entend  ceci ,  il  se  met  à  pleurer  ; 
madame  Claude  ,  entendant  l'histoire,  se  met  à  pleurer  aussi;  la  servante 
rouge  pleure ,  le  garçon  de  boutique  bossu  pleure ,  les  enfans  pleurent ,  et 
moi ,  moi ,  tout  sensible  que  je  suis,  je  n'ai  pas  pu  pleurer,  je  me  .suis 


I.KS    BAINS    I)t    U;CQUES.  7?.(J 

trouvé  mal.  Les  larmes  ne  sonl  venues  qu'après;  alors  j'ai  pleuré  trois 
heures. 

,  La  voix  du  petit  homme  tremblait  en  me  contant  celte  histoire.  Il  tira 
solennellement  de  sa  poche  le  petit  paquet  dontj'ai  déjà  parlé  ,  développa 
le  morceau  de  taffetas  flétri ,  et  me  montra  la  quittance  par  laquelle  Chris- 
tian Henri  Claude  reconnaissait  avoir  reçu  la  somme  de  5o  ,000  marcs. 
Quand  je  mourrai ,  dit  Hyacinthe  la  larme  à  l'œil  ,  ou  mettra  cette  quit- 
tance dans  mon  tombeau  ;  et  quand  au  jour  du  jugement  dernier  j'irai  là- 
haut  rendre  compte  de  mes  actions,  je  me  présenteraicelte  quittance  à  la 
main  devant  le  trône  du  Toul-Puissant  j  et  quand  mon  mauvais  ange  lira 
dans  le  livre  éternel  les  méchantes  actions  que  j'ai  commises  en  ce  monde, 
et  que  mon  bon  ange  voudra  lire  mes  belles  actions,  je  dirai  tranquil- 
lement :  «  Silence!  Je  demande  seulement  si  cette  quittance  est  exacte? 
N'est-ce  pas  la  signature  de  Christian  Henri  Claude  ?  jj  Alors  arrivera 
quelque  petit  auge  qui  dira  qu'il  connaît  très  bien  l'écriture  de  Claudin  , 
et  qui  racontera  la  mémorable  histoire  de  mon  trait  de  probité.  Alors 
le  Créateur  de  toutes  choses,  l'Éternel  qui  sait  tout,  se  souviendra  de 
toute  cette  histoire  ;  il  me  louera  en  présence  du  soleil ,  de  la  lune  et 
des  étoiles ,  et  calculant  tout  de  suite  de  tête  ,  qu'en  déduisant  de  mes 
péchés  5o,ooo  marcs  de  bonnes  actions,  il  me  revient  un  solde  à  mon 
bénéfice  ,  il  me  dira  :  «  Hirsch,  je  te  nomme  ange  de  première  classe ,  et 
tu  pourras  porter  des  ailes  avec  des  plumes  rouges  et  blanches!  »... 


Je  me  rendis  à  la  ville  de  Lucques  pour  voir  Fraucesca  et  Mathilde 
qui ,  selon  nos  conventions ,  devaient  s  y  trouver  depuis  huit  jours.  J'allai 
à  pied ,  le  long  des  belles  collines  couvertes  de  bouquets  d'arbres ,  où 
les  oranges  brillaient  dans  les  profondeurs  d'une  sombre  verdure ,  comme 
des  étoiles  sur  le  ciel  de  la  nuit ,  et  oii  des  guirlandes  de  pampres  s'é- 
teudaient  en  joyeux  lestons  sur  une  longueur  de  plusieurs  milles.  Tout 
le  pays  semble  un  jardin  ;  il  est  paré  comme  le  sont  chez  nous  les  sites 
qu'on  voit  sur  la  scène,  et  les  paysans  eux-mêmes  ont  l'air  de  ces  person- 
nages galans  qui  chantent ,  rient  et  folâtrent  dans  nos  opéras.  La  popu- 
lation est  pittoresque  et  idéale  comme  le  pays  lui-même;  chaque  homme 
porte  un  caractère  individuel  sur  ses  traits  ,  et  il  sait  faire  valoir  sa  per- 
sonnalité dans  son  attitude,  dans  les  plis  de  son  manteau,  et  au  besoin 
dans  la  manière  dont  il  manie  son  couteau.  En  Allemagne,  au  contraire, 
les  hommes  sont  effacés  et  uniformes;  qiund  ils  sont  douze  rassemblés. 


n3n  REVUE  DES  UEBX  MONDES- 

ils  foiinent  la  douzaine;  et,  si  quelqu'un  les  attaque,  ils  appellent  la 
police. 

Dans  le  pays  de  Lacques ,  comme  dans  une  grande  partie  delà  Toscane, 
les  femmes  portent  de  grands  chapeaux  de  castor  noir  avec  de  longues 
plumes  noires  pendantes  ;  les  couseuses  de  chapeaux  de  paille  portent 
aussi  cette  lourde  coiffure.  Les  hommes,  au  contraire ,  ont  de  légers  cha- 
peaux de  paille,  que  les  jeunes  gens  reçoivent  souvent  en  cadeau  de  leurs 
maîtiesses  qui  les  ont  tressés  elles-mêmes  en  poussant  plus  d'un  soupir. 
Francesca  vivait  autrefois  parmi  ces  filles;  c'était  une  des  fleurs  de  la 
vallée  de  l'Arno  ;  elle  tressait  un  chapeau  de  paille  pour  son  caro  Cecco, 
baisant  chaque  brin  de  paille  qu'elle  y  employait ,  et  chantant  le  joli  air  : 
Occhic,  Sicile  moî^tale!  Lu  iète  aux  boucles  noires  qui  porta  ce  char 
mant  chapeau,  a  maintenant  une  tonsure,  et  le  chapeau  lui-même  est 
suspendu  ,  comme  chose  inutile,  dans  le  coin  d'une  triste  cellule  d'abbé 
à  Bologne. 

Je  fais  partie  de  ces  gens  qui  prennent  toujours  un  cheiisin  plus  court 
que  la  grande  route,  et  à  qui  il  arrive  toujours  de  s'égarer  dans  les  sen- 
tiers entre  les  rochers  et  les  bois.  Cela  m'arriva  encore  celte  fois,  et  je 
mis  un  iemps  infini  à  mon  voyage  à  Lucques.  J'interrogeai  en  vain  tous 
les  êtres  animés  pour  leur  demander  ma  route  Je  ne  pus  arracher 
un  mot  aux  papillons  que  je  trouvai  posés  sur  de  grandes  fleurs  à  péta- 
les; ils  étaient  envolés  avant  que  je  leur  eusse  adressé  ma  demande, 
et  les  fleurs  secouaient  silencieusement  leurs  clochettes.  Je  me  tournai 
alors  vers  les  rochers  les  plus  escarpés,  et  je  m'écriai  :  Nuages  du  ciel , 
montrez-moi  le  chemin  qui  mène  vers  Francesca!  Est-elle  à  Lucques? 
Oii  est-elle?  oùdanse-t-elle? 

Au  milieu  de  ces  folles  expansions  ,  il  se  peut  qu'un  aigle  grave  que 
mon  invocation  troublait  dans  ses  rêveries  solitaires,  m'ait  lancé  un  re- 
gard de  mépris.  Mais  je  lui  pardonne  volontiers,  car  il  n'avait  jamais 
vu  Francesca;  c'est  pourquoi  il  pouvait  rester  si  indépendant  sur  son 
rocher ,  et  contempler  le  ciel  d'un  œil  si  libre  et  si  fier.  Ces  aigles  ont 
un  regard  si  orgueilleux;  ils  vous  toisent  avec  tant  de  dédain,  qu'ils 
semblent  vous  dire  :  «  Quelle  sorte  d'oiseau  es-tu ,  toi  ?  sais-tu  bien  que 
«  je  suis  encore  roi ,  comme  du  temps  où  je  portais  la  foudre  de  Jupiter 
«  et  les  cirapeaux  de  Napoléon?  Toi ,  n'es-tu  pas  quelque  docte  perro- 
«  quet  qui  récite  pédantesquement  de  vieilles  chansons?  ou  un  langou- 
«  reux  tourtereau  qui  roucoule  rnisérabiement  sa  peine?  ou  quelque  oie 
«  déchue  dont  les  ancêtres  ont  sauvé  le  Capitolc?ou  un  coq  servile  à 
«  qui  on  a  attaché  par  ironie  l'emblème  du  vol ,  et  qui  bat  des  aîles 
"  pour  faire  croire  qu'il  est  un  aigle?  »  Je  ne  sais  si  l'aigle  pensait  toute 
ces  choses,  mais  le  regard  que  je  lui  lançai  était  plus  fier  que  le  sien , 


LEL    BAl.-SS    DE    LDCQUES.  7^1 

et,  s'il  a  interrogé  le  premier  laurier  qui  s'est  trouvé  sur  sa  route,  il  doit 
savoir  maintenant  qui  je  suis  ! 

Il  était  déjà  nuit  quand  j'atteignis  la  ville  de  Lucques. 

Comme  elle  me  parut  changée  !  La  semaine  précédente ,  lorsqu'en 
plein  jour  je  parcourais  ses  rues  retentissantes  et  vides,  je  me  croyais 
dans  une  de  ces  villes  maudites  dont  racontent  les  nourrices,  La 
nuit  alors  était  silencieuse  comme  une  tombe;  tout  était  mort  et 
éteint  ;  l'éclat  du  soleil  se  jouait  sur  les  toits  comme  le  clinquant  dont 
on  pare  ici  la  tête  des  cadavres;  çà  et  là  du  toit  de  quelque  masure 
en  ruines  tombaient  des  longs  festons  de  lierre  ;  la  ville  semblait  le 
spectre  d'une  ville,  un  revenant  de  pierre  attardé,  qui  rentre  le  malin 
dans  sa  fosse.  Long-temps  je  clierchai  les  traces  d'un  être  animé.  Je 
me  souviens  seulement  d'un  mendiant  qui  sommeillait,  la  main  ouverte , 
sur  les  marches  du  Palazzo-Vecchio.  Je  me  souviens  aussi  d'avoir  vu ,  à 
la  fenêtre  d'une  petite  maison  enfumée ,  un  moine  dont  lé  cou  bruni 
et  la  tête  luisante  passaient  dessous  sa  robe  brune,  et  derrière  lequel  on 
apercevait  une  femme  au  sein  nu  et  arrondi;  par  la  porte  entr'ouverte , 
je  vis  un  jeune  homme  en  costume  d'abbé ,  portant  une  bouteille  de 
paille  au  large  ventre  ;  et  les  souvenirs  joyeux  des  Nouvelles  de  Boccace 
s'agitèrent  dans  ma  mémoire. 

Huit  jours  plus  tard,  quel  aspect  différent!  Des  milliers  de  lumières 
éblouissaient  mes  yeux ,  des  flots  de  peuple  inondaient  toutes  les  rues. 
Le  peuple  mort  de  cette  vilie  déserte  était-il  donc  sorti  de  ses  tom- 
beaux, pour  imiter  la  vie  dans  ses  pratiques  les  plus  folles?  Les  hautes 
et  tristes  maisons  étaient  décorées  de  lampions  ;  des  lapis  bariolés  pa- 
raient toutes  les  fenêtres,  les  murs  gris  et  lézardés  étaient  couverts  de 
fleurs,  et  partout  apparaissaient  derians  visages  de  jeunes  filles  ,  si  frais , 
si  florissans,  qu'on  voyait  bien  que  c'était  la  vie  elle-même  qui  venait 
célébrer  ses  noces  avec  la  mort,  et  qui  avait  invité  la  beauté  et  la  jeu- 
nesse. Oui ,  c'était  un  jour  ou  une  nuit  des  morts  ;  je  ne  sais  comment  le 
calendrier  la  nomme ,  mais  ou  célébrait  sans  doute  l'anniversaire  de 
quelque  patient  martyr,  car  je  vis  un  saint  crâne  porté  lévérenlieuse- 
ment,  et  en  outre  quelques  ossemens  de  fête,  ornés  de  fleurs  et  de 
pierreries,  et  promenés  au  son  d'une  musique  d'hyraénée.  Une  belle 
procession  vraiment! 

Eu  avant  marchaient  les  capucins  qui  se  distinguaient  des  autres 
novices  par  leur  longue  barbe,  dignes  sapeurs  de  l'armée  de  la  foi  ;  puis 
les  capucins  sans  barbe ,  puis  des  frocs  d'autres  couleurs  ,  noirs,  blancs , 
jaunes,  panachés;  bref ,  toute  la  garde-robe  monacale.  Après  les  moines 
venaient  les  prêtres  en  chemises  blanches  sur  leurs  culottes  noires  ;  der- 
ru(oc;;\  !< .  ;f  l'^siastiquesde  di'--i-'T-?;o;« ,  vêtus  de  soie  avec  des  bonnets 


^32  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

pointus  qui  leur  viennent  de  l'Egypte  ;  puis  avec  le  bâton  pastoral ,  sou$ 
un  dais  ,  un  vieillard  qui  se  faisait  porter  la  queue  par  deux  acolytes. 

Quand  je  rencontre  une  telle  procession  avec  une  orgueilleuse  escorte 
militaire,  une  pensée  douloureuse  me  saisit  aussitôt.  Je  crois  voir 
notre  Sauveur  lui-même  entouré  de  lances  et  traîné  au  tribunal  de 
Caïphe.  Les  étoiles  semblaient  de  mon  avis,  car  elles  s'étaient  voilées 
la  face;  mais  leur  lumière  était  inutile,  des  feux  de  joie  brillaient  à 
toutes  les  croisées;  à  tous  les  coins  de  rue  on  avait  planté  des  torches 
de  poix ,  et  chaque  prêtre  avait  la  sienne.  Les  capucins  avaient  à  leur 
suite  des  petits  garçons  qui  leur  servaient  de  porte-flambeaux,  et  dont 
les  jolis  visages  frais  se  levaient  avec  curiosité  vers  ces  vieilles  barbes 
sérieuses;  les  autres  moines  avaient  des  jeunes  gens  pour  cet  office,  et 
les  prêtres  faisaient  porter  leurs  flambeaux  par  d'honnêtes  bourgeois. 
Enfin,  l'archevêque,  celui  qui  marchait  sous  le  dais,  et  dont  la  queue 
était  soutenue  par  deux  pages" à  barbe  grise,  avait  à  ses  côtés  de  grands 
laquais  en  livrées  bleues  avec  des  galons  jaunes ,  portant  cérémonieuse- 
ment des  flambeaux  de  bougies  blanches,  comme  s'ils  allaient  servir  à  la 
cour. 

Fuyant  toute  cette  foule ,  je  m'étais  réfugié  dans  une  église  solitaire, 
où  je  trouvai  une  femme  voilée  et  agenouillée  devant  l'image  de  la  Ma- 
done. La  lampe  suspendue  à  la  voûte  jetait  uue  douce  lumière  grise 
sur  la  mère  des  douleurs,  sur  la  belle  Vénus  Dolorosa;  mais  quelques 
rayons  mystérieux  tombaient  de  temps  en  temps ,  comme  à  la  dérobée , 
sur  les  belles  formes  de  celle  qui  priait  sous  son  voile.  Elle  était  agenouillée 
sans  mouvement  sur  une  des  marches  de  pierre  de  l'autel;  mais  la  lampe 
vacillante  agitait  les  ténèbres  qu'elle  projetait,  les  approchait  tantôt  de 
moi  et  tantôt  les  faisait  se  retirer  précipitamment  comme  par  effroi.  Les 
ombres  noires  me  semblèrent  tout  à  coup  de  ces  Maures  discrets,  qui 
portent  des  messages  d'amour  dans  les  harems.  Cette  femme  occupait 
toute  ma  pensée.  Enfin  elle  se  leva... 

Oui ,  c'était  elle  !  Je  la  suivis  vivement  jusqu'à  la  porte  de  l'église  ;  et 
lorsqu'elle  releva  son  voile ,  près  de  l'eau  bénite,  je  vis  le  visage  deFran- 
cesca  mouillé  de  larmes!  Une  rose  blanche,  éclairée  par  les  rayons  de 
la  lune  et  ornée  de  perles  de  rosée!  —  Francesca,  m'aimes-tu?  Je  l'in- 
terrogeai beaucoup ,  elle  me  répondit  peu.  Je  l'accompagnai  jusqu'à 
l'hôtel  de  la  Croce  di  Malta ,  où  elle  logeait  avec  Matbilde.  Les  rues  étaient 
redevenues  désertes,  et  les  maisons  semblaient  dormir  les  yeux  clos,  avec 
leurs  croisées  fermées.  Une  large  trouée  de  nuages  se  fit  au  ciel,  et  sur 
un  fond  vert  pâle  on  vit  le  crois.sant  de  la  lune,  comme  une  gondole  d'ar- 
gent sur  une  mer  d'émeraudes.  En  vain  je  suppliai  Francesca  de  lever 
les  yeux  vers  notre  ancienne  confidente; elle  baissait  la  tête  d'un  air  rê- 


LES    BAJNS   DE    LUCQUES.  ij33 

veur;  sa  démarche,  si  vive  d'ordinaire,  était  grave,  sombre  et  catholique, 
et  elle  semblait  se  régler  sur  les  sons  solennels  de  l'orgue.  Devant  chaque 
image  de  saint  qu'elle  rencontrait,  elle  faisait  un  signe  de  croix  sur  sa 
tête  et  sur  sa  poitrine;  mais  enfin,  lorsque  nous  arrivâmes  à  la  place  de 
l'église  Saint-Michel  oîi  est  la  vierge  de  marbre,  un  glaive  plongé  dans 
le  cœur  ,  et  une  couronne  d'argent  sur  la  tète,  Francesca  m'entoura  et 
m'embrassa  avec  ardeur  en  murmurant  :  Cecco,  Cecco,caro  Cecco  ! 

Hélas!  ce  fut  le  seul  baiser  que  j'eus  dans  cette  nuit.  Francesca  avait 
résolu  de  la  consacrer  au  salut  de  son  ame.  En  vain  je  lui  offris  de  par- 
tager ses  pieuses  méditations;  arrivée  à  son  logis,  elle  me  ferma  la  porte 
au  nez,  et  refusa  d'entendre  toutes  mes  prières  ;  elle  ne  m'écouta  même 
pas  quand  je  lui  offris  de  me  faire  catholique  pour  lui  plaire. 

—  Francesca!  m'écriai-je,  étoile  de  mes  pensées,  pensée  de  moname, 
vita  délia  mia  vital  ma  belle ,  séduisante  et  élancée  Francesca,  ma  dé- 
licieuse catholique!  pour  une  seulenuit  que  tu  m'accorderas ,  j'entrerai 
aussi  au  giron  de  ta  sainte  église  !  O  la  belle  nuit ,  ô  la  sainte  nuit  catho- 
lique que  cette  nuit-là  !  Dans  tes  bras,  dans  tes  yeux ,  je  vivrai  au  ciel  ; 
tes  baisers  me  feront  reconnaître  que  le  verbe  s'est  fait  chair,  et  que  la 
foi  s'est  rendue  palpable  et  visible.  Quelle  religion!  et  vous  prêtres,  pen- 
dant ce  temps,  entonnez  vos  kyrie  eleison  ;  sonnez,  chantez,  mettez  les 
cloches  en  branle,  faites  mugir  les  orgues;  heureux,  je  suis  croyant,  je 
suis  élu  !  —  Mais  dès  que  l'aube  matinale  paraîtra,  dès  que  je  me  réveil- 
lerai, je  me  frotterai  les  paupières  pour  me  débarrasser  à  la  fois  du  som- 
meil et  du  catholicisme;  j'ouvrirai  les  yeux  à  la  lumière  et  à  la  Bible  ,  et 
je  redeviendrai  protestant  et  sobre  comme  devant. 

Henri  Heine. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


Les  nouvelles  extérieures,  sauf  celles  du  théâtre  de  la  guerre,  ont 
offert  peu  d'intérêt  durant  cette  quinzaine. 

L'Angleterre  a  commencé  ses  élections,  et  l'Espagne  ne  tardera  point 
à  faire  les  siennes,  car  on  s'y  occupe  sérieusement  d'une  prochaine  con- 
vocation des  Cortès. 

Ces  mesures  décisives  sont-elles  prises  à  l'insu  du  roi  ou  contre  son 
avis  ?  on  ne  sait.  Sa  santé  paraît  bien  tout-à-fait  rétablie:  il  sort  chaque 
jour  et  se  promène  en  voiture;  mais  il  ne  tiempe  nullement  dans  la  ré- 
volution qui  s'accomplit  sous  ses  ycu\!  il  ne  met  pas  le  bout  du  doigt  à 
cette  pâte  libérale.  Il  veut  laisser  à  la  reine  la  responsabilité  du  bonheur 
et  de  la  liberté  de  l'Espagne,  Le  peuple  de  Madrid,  dont  on  craignait 
quelque  peu  l'opposition  aposloiiquc,  ne  se  mêle  pas  non  plus  de  sa  ré- 
génération. Il  regarde ,  spectateur  indifférent.  Il  laisse  faire.  Il  a  seu- 
lement de  l'esprit  et  des  bons  mois  comme  à  son  ordinaire.  Il  appelle 
maintenant  le  roi  Ferdinand  Vil,  Ferdinand  YIII  jsor  su  resureccion, 
à  cause  de  sa  résurrection. 

Quant  à  nous ,  nous  avons  décidément  tiré  l'épce  du  fourreau ,  et  Dieu 
sait  maintenant  quand  elle  y  rentrera. 

Ce  n'est  pas  un  jeu  celte  fois.  Ce  n'est  pas  comme  à  la  bataille  du  Pont- 
.Royal.  Vainement  la  Prusse  a  voulu  retenir  le  bras  de  notre  armée  et 
garantir  le  roi  de  Hollande.  Notre  artillerie  n'a  tenu  compte  de  cette 
velléité  d'intervention  et  de  dévouement ,  et  voici  que  depuis  huit  jours 
elle  bat  sérieusement  en  brèche  la  citadelle  d'Anvers,  qui  tiendra  pro- 
bablement moins  long-temps  contre  nos  bombes,  que  le  persévérant 
monarque  néerlandais  contre  les  protocoles  de  la  conférence.  Nos  bat- 
teries ne  plaisantent  point  à  vrai  dire.  Ce  sont  des  plénipotentiaires  qui 
visent  droit  au  but,  et  jettent  bas  l'obstacle,  au  lieu  de  le  tourner.  Chacun 
de  leurs  coups  porte.  Nul  de  leurs  boulets  ne  se  perd  ou  ne  s'évapore. 

Le  ministère  n'a  pas  commencé  avec  moins  de  bonheur  le  siège  de  la 
chambre  et  du  budget. 

Ayant  ouvert  la  tranchée,  le  pistolet  au  poing,  et  formé  par  les  bu- 
reaux sa  ligne  de  circonvallation ,  la  doctrine  s'est  logée  d'abord  dans 
l'adresse  ,  et  de  ce  chemin  couvert  elle  a  emporté  déjà  trois  douzièmes 
provisoires  et  l'impôt  direct.  On  assure  d'ailleurs  que  les  ministres  assié- 
geans  ont  des  intelligences  dans  la  place,  et  qu'avant  peu  le  surplus  du 
budget  leur  sera  livré  ,  ou  sera  enlevé  d'emblée  par  leurs  alliés  sur  l'op- 
position. 

Toutes  ces  grandes  opérations  stratégiques  se  sont  poursuivies  sans 
préjudice  de  nos  distractions  et  de  nos  plaisirs  habituels. 

M.  Eugène  dePradel,  par  exemple ,  nous  a  donné  comme  à  l'ordinaire 
ses  soirées  d'improvisations. 


REVUE. CHROJNK^Ut.  ^35 

M.  Eugène  de  Pradel  improvise  généralement  vers  sept  heures  du 
soir,  rue  Cliantereine  ,  n"  19  bis.  11  improvise  des  bouts  rimes,  des  cou- 
plets et  des  chansons  ,  plus  des  tragédies  en  vers  français  ,  si  l'on  veul  , 
en  trois  ou  cinq  actes,  comme  on  veut. 

Les  bureaux  ouvrent  à  six  heures,  ainsi  qu'à  tous  les  théâtres.  Yous 
prenez  un  billet,  puis,  avant  d'entrer,  vous  mettez  un  sujet  de  tragédie 
dans  un  tronc  sous  le  vestibule.  C'est  de  même  qu'à  l'église.  Pour  les 
besoins  delà  tragédie,  pour  le  culte  de  la  tragédie,  s'il  vous  plaît;  n'ou- 
bliez pas  la  tragédie ,  s'il  vous  plaît.  J'aime  ce  tronc ,  je  l'avoue.  Ce  tronc 
flatte  mon  amour-propre.  Je  dépose  en  passant  mon  sujet  dans  le  tronc  , 
comme  je  déposerais  un  gland  dans  la  terre.  Eh  bien  !  mon  sujet  va  ger- 
mer au  fond  de  la  tètede  l'improvisateur  français.  Mon  sujet  deviendra  une 
tragédie.  J'aurai  planté  une  tragédie.  Mes  arrière-neveux  me  devront 
cette  tragédie.  Cela  me  réjouit  d'avance,  moi. 

Il  serait  cependant  fort  ditïicile  que  M.  Eugène  de  Pradel  improvisât 
en  une  séance  toutes  les  tragédies  dont  le  tronc  contient  les  sujets.  Il 
faut  donc  que  l'un  d'eux  soit  choisi  et  voté  par  les  spectateurs  à  la  majo- 
rité. Ce  vote  ne  s'obtient  point  sans  bruit  et  sans  querelles.  Chacun  tient 
naturellement  au  sujet  qu'il  a  phmté.  Chacun  veut  voir  pousser  sa  tra- 
gédie. Mais,  qu'on  se  batte  et  qu'on  se  déchire  dans  la  salle,  M.Eugène 
de  Pradel  s'en  moque.  Il  ne  se  soucie  pas  plus  du  sujet  de  l'un  que  de  celui 
de  l'autre. Toute  graine  de  tragédie  lui  est  bonne.  11  est  sûr  de  son  affaire. 
Il  sait  bien  qu'il  fera  une  tragédie,  ni  plus  ni  moins,  une  tragédie  à 
l'ombre  de  laquelle  s'endormiront,  non-seulement  celui  qui  l'aura  semée, 
mais  encore  le  reste  de  l'auditoire. 

La  troisième  soirée  d'improvisatiou  de  M.  Eugène  de  Pradel  nous  a 
donc  valu  la  tragédie  d'Z7/6am  Grandier. 

Dès  qu'il  fut  irrévocablement  arrêté  que  nous  aurions  Urbain  Grandier, 
M.  Eugène  de  Pradel ,  qui  est  un  fort  bel  homme ,  habillé  de  noir,  comme 
il  convient  à  un  improvisateur,  demanda  cinq  minutes  pour  se  recueillir; 
puis,  les  cinq  minutes  expirées,  il  reparut  les  cheveux  en  désordre,  lœil 
bagard ,  sans  cravate  ;  ce  qui  voulait  dire  que  le  démon  de  l'inspiration 
était  en  lui. 

De  là  Urbain  Grandier,  tragédie  non  pas  en  cinq  actes ,  comme  je  le 
prétendais,  mais  en  trois  seulement,  ainsi  que  me  l'a  juré  sur  l'Evangile 
l'illustre  prestidigitateur,  M.  Comte,  auprès  duquel  mon  heureuse  étoile 
m'avait  ce  soir-là  placé. 

Et  vraiment ,  tout  le  temps  que  je  veillai ,  mon  plus  grand  divertisse- 
ment fut  d'observer  M.  Comte,  et  l'effet  que  produisait  sur  lui  l'im- 
provisation de  M.  Eugène  de  Pradel.  C'était  plaisir,  tandis  que  l'im- 
provisateur improvisait,  de  voir  les  mains  intelligentes  de  M.  Comte 
s'agiter,  convulsivement  impatientes,  et  en  proie  à  une  involontaire 
émulation.  M.  Comte  se  disait  alors  assurément  :  —  C'est  bien;  mais 
il  n'y  a  pas  là  merveille.  M.  Eugène  de  Pradel  escamote  des  rimes  et  des 
pensées  ;  moi  j'escamote  de  petits  oiseaux ,  des  demoiselles  et  des  fleurs. 
Nous  sommes  des  artistes  de  la  même  famille. 

Quoiqu'il  en  soit ,  et  toute  jalousie  de  confrère  à  part ,  M.  Comte  était 
évidemment  fort  satisfait  des  tours  de  mots  de  M.  Êueène  de  Pradel. 

Après  Urbain  Grandier,  il  y  a  eu  un  morceau  d'harmonie.  Ce  mor- 
ceau d'harmonie  se  cachait  modestement  dans  les  coulisses.  On  ne  le 
voyait  pas,  mais  on  l'entendait,  je  vous  assure. 

Les  bouts  rimes,  les  chansoas  et  les  couplets  sont  venus  euân.  Là, 


73t>  BEVLE    DES    DEUX    MONDES. 

comme  c'est  le  public  qui  propose  lui-même  les  rimes ,  les  mots  el  les 
refrains,  il  s'est  vraiment  bien  vengé  de  la  tragédie  qu'on  lui  avait  im- 
provisée ,  et  M.  Eugène  de  Pradel  ayant  adouci  son  regnrd  ,  peigné  ses 
cheveux  et  remis  sa  cravate,  a  complètement  repris  son  rôle  d'homme 
de  tact  et  d'esprit ,  car  c'était  alors  parmi  les  spectateurs  à  qui  lui  jette- 
rait le  défi  le  plus  absurde,  et  lui,  parait  toutes  ces  bottes  brutales  avec 
une  grâce,  une  mesure  et  une  habileté  parfaites. 

Il  y  eut  cependant  un  gant  qu'un  décoré  de  juillet  ne  put  parvenir  jamais 
à  lui  faire  même  ramasser.  Les  deux  mots  que  ce  provocateur  obstiné 
lançait  incessamment  à  la  tête  de  l'improvisateur,  étaient  ceux-ci  :  Li- 
berté, poire.  C'était  son  bout-rimé  fixe  ,  bout-rimé  perfide  et  périlleux 
dans  lequel  il  voulait  empêtrer  le  pauvre  poète;  car,  comme  la  poire 
ne  peut  manger  la  liberté  ,  pour  remplir  le  bout-rimé  du  décoré  de  juillet, 
il  eût  fallu  nécessairement  que  ce  fût  la  liberté  qui  mangeât  la  poire,  et 
il  en  serait  résulté  un  bout-rimé  républicain,  séditieux,  révolutionnaire, 
anarchique  ;  un  bout-rimé  justiciable  de  la  cour  d'assises.  M.  Eugène  de 
Pradel  ne  mordit  nullement  à  cette  poire. 

Je  ne  sais  si  M.  Yiennet  improvise  ses  epitres,  mais  au  moins  elles  ne 
lui  coûtent  guère  ;  car  il  ne  nous  en  fait  pas  chommer.  Le  Consiiiutinn/iel 
a-t-il  mis  sous  la  remise  quelque  lieu-commun  bien  usé,  qui  a  roulé  tout 
un  mois  dans  ses  colonnes  ;  vite  arrive  M.  Viennet ,  qui  reprend  la 
vieillerie  en  sous-œuvre,  l'affuble  de  pauvres  rimes  et  la  transforme  en 
épitre. 

A  qui  M.  Viennet  n'a-t-il  point  adressé  d'épitres,  je  vous  le  demande? 
C'est  tantôt  à  des  chiffonniers  qu'il  écrit,  tantôt  à  des  mules,  tantôt  à 
M.  Thiers.  Aujourd'hui,  c'est  à  un  poète  carliste  qui  avait  engagé  le 
poète  philippiste  à  plaider  en  vers  la  cause  de  Henri  V. 

Cette  seule  requête  me  donne  une  haute  idée  de  ce  poète  carliste. 
Homme  plein  de  sens  et  de  logique,  il  se  sera  dit  :  Si  nous  n'avons  pu 
gagner  encore  le  procès  de  la  légitimité  ,  c'est  que  M.  de  Chateaubriand 
et  consorts  ne  l'ont  jusqu'ici  su  plaider  qu'eu  prose.  Mais  que  M.  Viennet 
le  plaide  en  vers,  et  voilà  notre  Henri  V  restauré.  Le  succès  de  ce  moyen 
de  contre-révolution  était  infaillible  ,  si  M.  Yiennet  n'eût  pas  été  ce  qu'il 
est,  c'est-à-dire  la  finesse  même.  Or,  voici  le  malin  tour  qu'a  joué  à 
notre  poète  carliste  le  spirituel  auteur  de  la  Philippide.  Au  lieu  de 
plaider  en  vers  pour  Henri  V  ,  il  a  plaidé  eu  vers  contre  lui.  Et  c'est 
pourquoi,  grâce  aux  vers  de  M.  Viennet,  l'enfant  d'Holy-Rood  est  défi- 
nitivement exilé  de  la  France  et  du  trône ,  et  la  révolution  de  juillet 
maintenue 

Oh  !  M.  Viennet  est  un  excellent  avocat  ;  c'est  un  avocat  qui  a  bec  et 
ongles.  Il  nous  a  défendus  énei  giquement ,  nous  et  nos  libertés.  M.  Vien- 
net n'entend  pas  que  l'on  nous  retire  cette  parfiiite  égalité  dont  nous 
jouissons.  Elle  est  dans  notre  sang,  s'écrie-t-il  : 

Et,  pour  en  triompher, 
C'est  trop  peu  de  nous  vaincre ,  il  faut  nous  étouffer. 

Bravo  !  c'est  cela.  Les  mortels  sont  égaux.  Nous  sommes  égaux.  La 
charte  ,  Voltaire  et  M.  Viennet  l'ont  dit.  Nous  serons  égaux  ou  l'on  nous 
élouffei-a. 

Mais  si  M.  Viennet  idolâtre  l'égalité  ;  s'il  veut  l'égalité  ou  la  mort  ; 
s'il  embrasse  l'égalité  jusqu'à  élouffement,  ne  croyez  pas,  \)o\iv  cela. 


RF.VUE.  ClIROIilQUK.  'JJ'J 

qu'il  soit  le  moins  du  monde  partisan  de  la  république.  Oh  bien  oui  !  la 
république  n'a  pas  d'ennemi  plus  implacable  etplus  acharnéque  M.  Vien- 
net.  Pauvre  république!  Toute  criblée  qu'elle  est  des  coups  de  cornes  de 
la  doctrine,  voici  venir  M.  Viennet  qui  lui  donne  son  coup  de  pied. 
Après  l'avoir  écrasée  sous  l'amertume  et  l'ironie  de  ses  sarcasmes  , 
M.  Viennet  l'achève  ainsi  : 

La  république,  enfin  ,  est  un  vrais  paradis  ,  ^ 

Et  tout,  jusqu'aux  journaux,  s'y  donnera  gratis. 

Admirez  ici  les  effets  de  l'exaltation  poétique.  M.  Viennet  était  si 
content  et  si  fier  d'avoir  coulé  cette  excellente  plaisanterie  re'pubUcide 
dans  le  moule  d'un  vers  de  Boileau ,  qu'il  en  a  craché  au  nez  de  la  rime 
et  l'a  .souffletée  sur  les  deux  joues. 

Tel  qu'il  est,  vous  ne  le  croiriez  point,  M.  Viennet  a  pourtant  été 
républicain.  Il  vous  le  dit  lui-même  : 

J'étais  républicain,  mais  j'en  suis  revenu. 

Ainsi ,  M.  Viennet  est  revenu  de  la  république.  Il  n'est  plus  républi- 
cain; il  n'est  nullement  carliste;  il  n'est  pas  non  plus  doctrinaire,  tant 
s'en  faut.  Serait-il  donc  de  l'opposition,  du  compte-rendu?  Pas  davan- 
tage. Qu'esl-il  donc?  Il  est  M.  Viennet  tout  seul.  Il  est  vieniiiste  et  il 
adore  l'égalité. 

Quels  que  soient  les  griefs  de  M.  Viennet  contre  la  branche  aînée ,  il 
ne  veut  point  oublier  que  c'est  Louis  XVIII  qui  nous  a  donné  la  pre- 
mière édition  de  notre  charte.  Quand  elle  parut,  dit-il  : 

J'y  trouvais  à  peu  près  ce  que  j'avais  rêvé; 
A  l'auteur  du  bienfait  ma  muse  rendit  grâce  ; 
Je  ne  lui  demantlai  ni  son  nom,  ni  sa  race. 

Vous  voyez  que  M.  Viennet  ne  faisait  aucune  question  à  Louis  XVIII. 
Eh  bien  !  Louis  XVIII  voulut  pourtant  lui  parler  absolument. 

Je  suis  Bourbon,  dit-il;  — 
•  — •  Sois  ce  que  tu  voudras , 

répondit  M.  Viennet  avec  une  rudesse  toute  militaire. 

Louis  XVIII  ne  se  découragea  point;  il  était  eu  train  de  causer.  Il 
ajouta  donc  : 

Le  trône  m'appartient  :  — 

—  Prends-le  ,  je  n'en  veux  pas , 

s'écria  noblement  alors  M.  Viennet. 

Notez  bien  ceci  ,  je  vous  prie.  Ce  dernier  mot  appartient  à  l'histoire; 
c'est  au  refus  de  M.  Viennet  que  Louis  XVIII  a  pris  le  trône.  M.  Vien- 
net eût  été  roi  de  France  ou  roi  des  Français,  s'il  etit  voulu.  Si  M.  Viennet 
eût  voulu  ,  nous  eussions  compté  une  dynastie  de  plus ,  une  dynastie  de 
Viennets.  1\L  Viennet  ne  l'a  pas  voulu.  Il  s'est  enivré  seulement  de  gloire 
comme  il  le  dit  lui-même,  et  voilà  tout.  Avoir  été  capitaine  ,  académi- 
cien et  député,  n'est-ce  point  en  effet  assez  ?Que  souhaiter  encore,  quand 
on  a  sur  la  tête  celte  triple  couronne?  Que  désirer  surtout;  lorsque  avec 


n38  REVUE    I>ES    DEUX     MONDLS. 

une  épître  en  vers,  on  décide  du  sort  des  empires ,  on  fonde  ou  l'on  ren- 
verse une  monarchie  ':" 

Et  c'était  là  le  destin  du  poétique  député  de  Beziers  ! 

Le  concert  dramatique  de  31.  Hector  Berlioz  n'a  point  trompé  le  cu- 
rieux intérêt  qu'il  avait  excité'.  Jamais  musique  si  bizarrement  originale 
et  si  étrangement  neuve  n'avait  retenti  dans  la  grande  salle  du  Conserva- 
toire. 

La  symphonie  fantastique,  dont  le  sujet  est  l'épisode  de  la  vie  d'un 
artiste ,  a  semblé  surtout  une  œuvre  capitale  et  de  haute  portée.  Disons-le 
pourtant ,  nous  craignons  que  M.  Hector  Berlioz  n'ait  perdu  beaucoup 
de  temps  et  de  forces  à  lutter  contre  des  impossibilités.  Ce  drame  ins- 
trumental, si  poétique  ,  si  expressif  et  si  passionné  que  l'ait  fait  le  com- 
positeur, serait-il  donc  bien  intelligible  sans  son  programme;  et,  s'il  en  a 
nécessairement  besoin ,  ne  demeure-t-il  point  purement  et  simplement 
une  symphonie  avec  programme? 

Quant  au  mélologue  qui  a  continué  la  symphonie  fantastique,  et  dans 
lequel  M.  Hector  Berlioz  a  introduit  un  rôle  parlé,  c'est  bien  une  sorte 
de  drame,  mais  un  drame  incomplet  et  dépouillé  des  prestiges  de  la 
scène.  Malgré  toule  sa  verve  et  tout  son  talent.  Bocage  ,  qui  récitait  les 
monologues  de  l'artiste,  n'a  pu  réussir  a  nous  faire  admettre  la  vraisem- 
blance de  ses  visions  et  de  ses  rêveries.  D'admirables  morceaux  de  chaut 
se  trouvaient  cependant  encadrés  entre  ces  soliloques  ,  et  l'on  a  vivement 
applaudi  la  fantaisie  sur  la  tempête  et  le  chœur  des  brigands.  Le  chœur 
des  ombres  a  produit  moins  d'effet.  Il  est  vrai  que  le  personnel  des  om- 
bres et  leur  tenue  n'aidaient  nullement  à  l'illusion  scénique.  D'abord, 
toutes  ces  ombres  étaient  assises ,  ce  qui  n'est  point  convenable.  Une 
ombre  qui  sait  vivre  doit  toujours  se  tenir  droite  et  debout.  Et  puis  ces 
ombres  étaient  habillées  de^toutes  façons  et  de  toutes  couleurs.  Il  y  avait 
des  ombres  frileuses  avec  des  manteaux  et  des  socques.  Il  y  avaitune  grosse 
ombre  rose,  une  petite  ombre  verte,  et  une  grande  ombre  bleue.  C'é- 
taient de  fort  médiocres  ombres,  des  ombres  sans  tact  et  sans  goût.  Les 
ombres  comme  il  faut ,  les  ombres  élégantes ,  sont  de  taille  moyenne. 
Elles  mettent  une  robe  blanche  avec  un  voile  blanc  par-dessus,  rien  déplus. 

En  somme,  et  malgré  nos' objections  ,  le  triomphe  de  M.  Hector  Ber- 
lioz a  été  complet  et  mérité.  On  a  bien  senti  tout  ce  qu'il  y  avait  déjà 
de  puissance  dans  ces  premières  et  audacieuses  tentatives  du  jeune 
compositeur,  et  tout  ce  qu'elles  promettaient  de  génie  à  son  avenir. 

Le  Roi  s'amuse  que  M.  Yictor  Hugo  vient  de  publier  ,  précédé  d'une 
préface  éloquemraent  énergique  et  modérée,  se  venge  bien  par  le  succès 
de  lecture  qu'il  obtient  de  la  mesure  illégale  et  arbitraire  qui  l'a  banni 
du  théâtre  le  lendemain  de  sa  première  représentation. 

Mais  M.  Victor  Hugo  ne  s'en  tient  pas  là.  Si  le  pi.blic  le  dédommage 
ainsi,  ce  n'est  pas  assez.  Il  faut  que  justice  soit  faite  à  tous.  Il  faut  que 
l'on  sache  s'il  est  permis  à  des  ministres  du  commerce  de  confisquer  un 
drame  plus  brutalement  et  avec  moins  de  cérémonie  qu'un  inspecteur 
de  police  ne  saisit  un  panier  de  fruits  sur  la  voie  publique.  M.  Victor 
Hugo  soumet  cette  question  aux  tribunaux  et  plaidera  lui-môme  son 
droit.  Il  compte,  dit-il  dans  la  préface  de  sa  pièce  sur  le  concours  de 
tous,  sur  l'appui  franc  et  cordial  de  la  presse,  sur  la  justice  de  l'opinion, 
sur  l'équité  des  tribunaux.  Nous,  non  plus  qu'aucun  de  ces  alliés  qu'il 
invoque ,  nous  ne  lui  ferons  assurément  pas  défaut. 


TABLE 


MES  MATIERES  DU  HUITiEIHE  VOLUME. 


SiAINTE-BEUVE.  —  Poètes  et   romanciers  modernes  de  la  France. 

—  IV.  Lamartine.  5 
A.  JAL.^ — ^Aspirant  et  journaliste,  souvenirs  des  cent  jours  et  de  la 

restauratiou.  27 

TH.  JOUFFROY.  —  Mœurs  des  Américains,  III'  partie.  67 

Chronique  de  la  quinzaine.  107 

FOiNTANEY.  —  Des  œuvres  de  M.  Charles  Nodier.  116 

Réponse  au  Phalanstère.  laS 

LECACHEUX.  —  Souvenirs  d'un  commis-vojageur  dans  l'Amérique 

du  Sud.  —  La  barque  à  Caron.  126 

FAURIEL.  ■ — ^Histoire  de  l'épopée  du  moyen  âge.  —  III'  article.  Ro- 
mans provençaux.  i38 

ALdlONSE  ROYER.  —  Le  clou  de  Zahcd  ,  histoire  orientale.  rgô 

LEPiMlNIER.  — Lettres  philosophiques  adressées  à  un  Berlinois. — 

IX.  De  l'opinion  légitimiste. — -M.  de  Chateaubriand.  217 

Chronique  de  la  quinzaine.  287 

LACORDAIRE.  —  Revue  de  voyages.  —  I.  Voyage  de  l'Astrolabe  au- 
tour du  monde,  M.  Dumont  d'Urville.  —  II.  Voyage   au  Congo, 

M.  Douviile. —  Fragments  of  voyages  and  travels  ,  M.  Basil-Hall.  2:^6 
FAURIEL.  —  Histoire  de  l'épopée  du  moyen  âge.  —  IV'  article. 

Analyses  et  extraits  de  romans  provençaux.  2C8 
ALEXANDRE  DUMAS.  —  Chroniques  de  France.—  IV.  La  tenasse 

de  la  Bastille.  3og 

VICTOR  HUGO.— Fragment.  3i3 

MISTRESS  TROLLOPE.— Le  Mariage  du  major.  327 

ROULIN.  —  Revue  scientifique  du  3'  trimestre.  334 

Chronique  de  la  quinzaine.  363 


74o  TABLK    DES    MATIÈRES    DU     HUITIliMT    VOLUME. 

J.  J.  AMPÈRE.  —  Littérature  orientale.  —  De  la  Chine,  et  des  travaux 

deM.  AbelRémusat ,  II"  article.  3; 3 

FONTANEY.  —  Esquisses  du  cœur.  —  III.  Paquita.  4oG 
FAURIEL.  —  Histoire  de  l'Épopée  du  moyen  âge.  —  V»  article.  Geof- 

ff  oy  et  Brunissende  ;  la  Chronique  des  Albigeois.  .'jî'ï 
LERMINIER.  —  Lettres  philosophiques  adressées  à  un  Berlinois. — 

X.  De  la  Démocratie  française ,  M.  de  Lafayette.  Ai  i 

Chronique  de  la  quinzaine.  489 

TH.  LACORDAIRE  — M.  Douville,  pièces  justificatives.  495 

ALEXANDRE  DUMAS.  —  Chroniques  de  France.  — Y.  Mort  de  Cap- 
peluche.  —  YI.  Le  sire  de  Gyac.  Soi 

SAINTE-BEUYE.  —  Poètes  et  romanciers  modernes  de  la  France.  — 

Béranger.  514 

TH .  L.  —  Mœurs  des  jaguars  de  l'Amérique  du  sud  ;  par  un  voyageur.  558 

GUSTAYE  PLANCHE. — Littérature  dramatique.  —  Le  roi  s'amuse, 

I  arM.  YictorHugo.                                   '  56; 

LERMINIER. — Lettres  philosophiques  adressées  à  un  Berlinois.  XP 
et  dernière. — De  nos  constitutions  depuis    1789,  et  des  rapports 

de  la  France  avec  l'Allemagne.  582 

Chronique  de  la  quinzaine.  C02 

TH.  LACORDAIRE.  -7- Excursion  dans  l'Oyapocli .  6i3 
ALEX.  DUMAS.  —  Chroniques  de  France.  —  YII.  Le  Traité.  — YIII. 

Le  Pont  de  Montcreau  —  IX.  La  Course.  64G 

GUSTAYE  PLANCHE  —  Indiana  etYalentine.  687 

H.  HEINE. —  L<  s  Bains  de  Lucques,  traduits  par  M.  Loève-Yieimars.  703 

Chronique  de  la  quinzaine.  734 


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