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TUFTS COLLEGE LIBRARY.
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JAMES D. PERKINS,
OCT. 1901.
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REVUE
DES
DEUX MONDES
QUATRIÈME SÉRIE
TOME XII. — !«" OCTOBRE 1837.
IMPRIMERIE DE H. FOURNIER ET C^^,
RUE DE SEINE, 14 BIS.
REVUE
DES
DEUX MONDES
^'^ME DOUZIÈME
)UATRIEaiE SERIE
PARIS
AU BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DES BEAUX-ARTS, 10
1837
TUFTS COhhSQM
LIBRABT.
HISTORIENS
ET
PUBLICISTES MODERNES
DE LA FRANCE.
I.
Armaud Carrel*
Voilà un an que Carrel est mort. Combien déjà l'ont oublié ! — C'est
peut-être un peu tard pour parler de lui, — me disait un homme grave
à propos de mon dessein d'écrire ces pages sur une mémoire aimée
et que je sais qu'il honore. — Je devais y regarder, ajoutait-il, avant de
livrer un si beau nom à l'indifférence qui accueille les souvenirs
tardifs. — Pourquoi donc un oubli si rapide? C'est que nous vivons à
une époque où l'idée de la patrie s'étant rapetissée jusqu'à l'idée de
la famille , ou plutôt s'y étant confondue , ceux que perd la patrie ne
sont perdus en réalité que par une famille , et les morts d'une famille
ne sont pas les morts d'une autre. Comme il n'y a pas de cause gé-
nérale et commune , si ce n'est celle du repos , qui n'est que l'asso-
ciation de tous les intérêts particuliers, chacun paraît agir pour son
propre compte, et quand un homme est mort, on dit : Il n'a fait tort
qu'à lui, surtout si, comme Armand Carrel, il était libre de mourir
^ REVUE DES DEUX MONDES.
OU de vivre, et si sa mort ne lui est pas venue de la main suprême
d'où nous vient la vie.
L'oubli est d'autant plus rapide qu'on n'y croit pas mettre d'ingra-
titude. On ne considère pas qu'à l'égard des hommes supérieurs,
l'oubli est toujours ingrat; car quoi qu'ils aient pu prétendre pour
eux-mêmes de leurs travaux et de leurs pensées , ils nous donnent
toujours plus qu'ils ne reçoivent de nous. Ils ne sont même supé-
rieurs que parce que leurs œuvres sont le bien d'un très grand nom-
bre, sinon, comme à certaines époques privilégiées, le bien de tous.
Quelque part qu'ils y aient faite ou cru faire à leur intérêt propre,
bien plus grande est la part de ces pensées désintéressées et bienfai-
santes que Dieu répand quelquefois sur le monde même par des mains
qui semblent indignes d'être les ministres de ses grâces. Ainsi, même
pour ceux dont les intentions ont été moins nobles que Tintelligence,
l'oubli est de l'ingratitude : mais combien cette ingratitude est-elle
plus déplorable, quand celui qu'on oublie est un de ces hommes dont
le cœur a été encore plus grand et d'un meilleur exemple que l'esprit?
C'est pour tous ceux qui, dans notre temps, ne veulent pas être as-
sociés à cette ingratitude que j'ai entrepris de rendre à Carrel ce triste
et fraternel hommage. Je l'aurais fait de mon propre mouvement et
pour l'honneur commun, si d'ailleurs je n'y avais été invité par ses
plus proches amis, et par celle qui fut le plus dévoué de tous et le
plus aimé. J'avais d'abord pensé, à l'époque où nous le perdîmes , à
m'acquitter de ce pieux devoir. Mais outre qu'il m'eut trop coûté
de mettre des mots où je ne devais avoir que des larmes, on m'ap-
prouva d'en ajourner l'accomplissement au premier anniversaire de
sa mort, afin que mes sentimens eussent plus d'autorité , n'ayant pas
été écrits sous l'impression d'une douleur vive et passagère, mais sous
l'influence durable d'un souvenir.
Je n'ai plus à faire la biographie politique de Carrel. C'a été la tâ-
che d'un ami commun, M. Littré, homme grave et profond , que plus
de décision sur le point vif des opinions de Carrel y rendait plus
propre qu'aucun autre, outre un talent d'écrivain proportionné au
sujet. La chose fût-elle encore à faire, je m'y refuserais ; car, pour les
commencemens de sa vie politique, je n'aurais pu que rédiger les
souvenirs d'autrui; et, quant à son rôle actif dans les dernières
années, j'aurais ignoré trop de choses pour en écrire avec cette
exactitude qui est le premier mérite comme le premier devoir d'une
biographie. Quoique je puisse m'honorer d'avoir eu sa ;confîance, la-
quelle est mon seul droit à écrire ceci, sur quelques points où j'avais
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 7
plus de foi en sa personne qu'en ses idées, et où il avait plutôt besoin
d'être appuyé et exalté que refroidi, je n'ai pas été dans tous les se-
crets. Ce que j'en pourrais dire de la meilleure foi du monde serait
sans autorité et soulèverait peut-être de justes réclamations dont
j'aurais fait naître innocemment le scandale. Il n'y aura rien dans ces
pages qui n'ait été à ma parfaite connaissance, ni où je puisse être
contredit pour défaut d'exactitude. Si ce n'est pas là tout Carrel, on
ne l'admirera que plus pour ce que j'aurai omis d'en dire; et là où
j'aurai pu le mal comprendre, l'important pour moi est qu'on voie
que je ne l'ai pas médiocrement aimé.
Je prolonge à regret ces préliminaires pour déclarer à qui j'adresse
principalement cet écrit. Ce n'est ni à ceux de ses amis qui ne l'ont
été que de l'homme politique, ni à ceux de ses ennemis, s'il lui en
reste, qui ont le courage de l'être encore de sa noble mémoire. Pour
les uns comme pour les autres, Carrel a été l'homme dont ils ont
eu besoin, ceux-ci pour s'en servir et en faire honneur à leur cause,
ceux-là pour justiOer des habitudes de prévention opiniâtre contre les
adversaires ou les ennemis de la leur. Les amis politiques sont durs
et exigeans ; ils n'admirent dans leurs chefs que les qualités d'un in-
strument. Il ne faut donc pas leur demander de comprendre ce qu'ils
ne pardonnent pas , c'est-à-dire les qualités par où leurs chefs valent
mieux qu'eux, et par où ils leur échappent. Quant aux ennemis, ils
seraient plus volontiers généreux que justes, et ils consentiraient plu-
tôt à pardonner qu'à comprendre. Sachant d'avance combien il me
serait impossible de leur faire accepter le Carrel que j'ai connu , je
me console d'avance de la critique qui pourra m'être faite des deux
côtés, d'avoir mieux su l'admirer que le juger.
J'écris ces pages pour un grand nombre d'esprits éclairés et im-
partiaux, qui, dans les positions les plus diverses, les uns sans être
engagés dans les idées de Carrel, les autres professant même une
croyance différente, l'ont aimé et admiré pour l'honneur qu'un tel
homme faisait à son pays. Beaucoup voyaient en lui un espoir, une
sorte de ressource pour des évènemens possibles; tous y voyaient une
lumière qui éclairait toutes les questions comme toutes les situations.
Quoi que je dise de Carrel, à quelque vivacité de sentiment que je me
laisse entraîner, je ne crains pas d'être pour ces esprits-là ni exagéré
ni^dans l'illusion .
8 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
CARREL HOMME POLITIQUE.
Les partis n'admirent dans un homme politique que l'unité et l'im-
mobilité , « à laquelle , dit Carrel dans son Histoire de la contre-révo-
lution en Angleteire , ils prétendent tous si follement. » A leurs yeux,
la souveraine grandeur est d'avoir jeté l'ancre sur le sable mouvant
des opinions humaines, et d'avoir forcé l'esprit, si grand par ses vi-
cissitudes mêmes, à rester immobile pendant que tout marche et que
tout change dans un monde qui ne s'arrête jamais. Non , l'immobilité
ne sera jamais de la grandeur. L'esprit qui prétend ne pas changer
est tout simplement un esprit orgueilleux, qui veut faire d'une inca-
pacité une supériorité. Il ne faut être immobile que dans sa conduite
morale, parce que les lois qui la règlent ne sont point sujettes aux
disputes des hommes. Mais là où la certitude absolue n'existe pas
dans les choses, comment l'immutabilité serait-elle un don supérieur
de l'esprit?
Peut-être m'accusera-t-on d'un certain côté de diminuer mon illus-
tre ami en disant qu'il n'était pas de ces esprits qui se rendent esclaves
de leur intelligence pour en être plus maîtres : mais je ne puis mentir
à mes souvenirs. Les conGdences de Carrel n'ont pas laissé en moi une
trace médiocre , et je ne fais ici que hre dans ma mémoire ce que sa
parole y a imprimé. Carrel avait l'unité du caractère, je dirai l'immo-
iblité si l'on veut, car s'il est beau d'être immobile, c'est surtout dans
le caractère, la seule chose par où les autres puissent être assurés de
nous. Il l'était dans sa conduite morale; il l'a été, quoique moins na-
turellement et moins librement, dans sa conduite politique. Mais je
lui ai connu l'esprit le plus souple et le plus étendu, et non un esprit
immobile.
Il n'y a pas à s'étendre sur sa loyauté privée; c'était un fait de
notoriété universelle. La probité, d'ailleurs, est une qualité de de-
voir, et qui n'est peut-être pas assez difficile, même dans ce temps-
ci, pour qu'on loue un homme d'en avoir eu, et qu'on ne méprise
pas profondément un homme qui n'en a pas ou qui n'en a plus. Mais
l'unité de conduite, dans l'homme politique, est autrement difficile et
admirable. Envisager seulement en quoi elle consiste , dans les cir-
constances particulières où s'est trouvé Carrel, est effrayant. Résis-
ter à ses propres lumières, ne pas fléchir, ne pas laisser voir ses
PUBLICISTES DE LA FRANCE. îf
doutes, ne pas délaisser les principes arborés dans certaines crises,
même si ces principes n'ont été au commencement que des impres-
sions ou des espérances téméraires que l'impatience a converties en
doctrines de gouvernement; ne pas manquer aux âmes simples qu'on
y a engagées et qui y persévèrent et s'y exaltent; étouffer son bon
sens de ses propres mains, et, au besoin, appeler froidement sur sa
vie ou sur sa liberté des périls inutiles et prématurés, pour ne pas
faire douter de soi ; voilà à quel prix on est le chef agréé d'une opi-
nion en guerre ouverte avec un gouvernement établi ; voilà ce qu'il
faut savoir faire à toute heure, et avec beaucoup de bonne grâce, en
outre, pour que ceux qui le reconnaissent pour chefs le lui pardon-
nent, et avec un talent si hors de toute portée que nul amour-propre,
dans le parti qu'il représente, n*ose s'y égaler. Pendant plus de qua-
tre années , sauf quelque relâchement vers la fin, soit par lassitude,,
soit dégoût de ces discordes intérieures par lesquelles les partis font
scandale de leur défaite, Carrel ne manqua pas un moment à ce rôle. Il
n'entraîna jamais que ceux qu'il était résolu à suivre, et, en certaines
occasions où l'impulsion n'avait pas été donnée par lui, mais malgré
lui, il se mit à la tête de ceux qu'il n'avait pas commandés. Le même
homme qui, dans les circonstances ordinaires, souffrait modeste-
ment qu'on lui disputât le titre de chef de l'opinion républicaine, s'en
emparait dans le danger, comme d'un signe où les coups pussent le
reconnaître de loin. Il faisait comme un général porté rapidement ,
par son courage et ses talens, au premier grade de l'armée : il se
laissait contester dans les chuchottemens jaloux de la caserne, sauf
à prendre, dans une affaire désespérée, le commandement en chef,
du droit du plus courageux et du plus habile. Personne ne porta plus
loin que Carrel le dévouement du chef à l'armée. Loin de donner des
doutes à ceux qu'il avait associés à ses espérances, il les y entrete-
nait encore après les avoir perdues. A défaut d'une ardeur qu'il ne
pouvait plus avoir, il les échauffait par un danger qu'il était toujours
maître de courir. C'est ainsi qu'après avoir attiré successivement sur
quatre gérans du National des condamnations à la prison , il provo-
qua lui-même, par des articles froidement calculés pour tomber sous
la loi, son emprisonnement à Sainte-Pélagie. Il ne voulut pas être en
reste de sacrifices avec ses amis.
Quand il avait rempli son devoir de chef de parti avec cette force
de volonté et ce stoïcisme d'autant plus beau que le stoïcien n'était
souvent qu'un sceptique, Carrel aimait à se délasser en se livrant
librement à toutes les opinions, à tous les doutes. Il se plaisait à faire
10 REVUE DES DEUX MONDES.
de ce même esprit, si puissant pour remuer les passions, un instru-
ment de recherches désintéressées, vastes, libres, philosophiques.
Dans ces momens-là, Carrel aimait à s'ouvrir à moi , non comme au
seul de ses amis auquel il réservât ces pensées particulières , mais
comme au plus disposé à les goûter sans mélange. Mes rapports avec
lui de simple collaborateur littéraire dès le commencement, et, plus
tard, d'ami n'appartenant plus à la rédaction du Naiional, mes liai-
sons plus anciennes dans l'autre camp avec des hommes qu'il y hono-
rait , une amitié qui s'était accommodée de mon indépendance, toutes
ces convenances me rendaient naturellement le confident de tout ce
qu'il ne laissait pas voir au public. J'ajoute que Carrel prenait plaisir
à se montrer supérieur à sa réputation.
C'est dans ces conversations qu'il parlait avec tant d'abondance et
de grâce des passions et des illusions des partis , des devoirs et des
embarras de ceux qu'ils avouent pour leurs chefs , et qu'ils portent
souvent au commandement malgré eux, des jalousies qui s'y cachent
sous la rigidité des professions de foi , et de cette guerre d'amours-
propres déguisée sous l'émulation patriotique. Selon les évènemens
du jour, dont il recevait la première impression avec une sensibilité
tout-à-fait naïve, la disposition de Carrel était ou à espérer ou à se
décourager. Il fallait voir alors combien cet esprit avait de ressour-
ces, soit pour justifier par des prétextes d'une profondeur et d'une
subtilité inouies les ardeurs d'un caractère impatient d'agir, soit pour
absoudre sa noble intelligence des emportemens un peu factices où
l'avaient entraîné les besoins de la polémique.
Quelquefois il s'amusait de ses ressources mêmes ; il s'en faisait un
jeu; il m'en donnait le spectacle éblouissant. Il prenait un journal, soit
du gouvernement, soit d'une opposition moins prononcée que la
sienne, et, lisant l'article du jour, il en adoptait la pensée, et la
complétait ou la développait dans le sens des opinions qui l'avaient
inspirée. Quelquefois c'était un discours de tribune qu'il refaisait :
(( Ils n'ont pas donné les meilleures raisons de leur opinion, disait-
il ; ceci eût été plus spécieux, et nous eût plus embarrassés. » J'ad-
mirais d'autant plus cette flexibilité d'esprit que ces raisons de
gymnastique étaient les meilleures et les plus sincères. C'était tout
ce qu'il y a de vrai et d'honorable dans chaque opinion. Carrel
voulait me montrer par là deux quahtés fort supérieures à une
certaine facilité capricieuse et paradoxale, d'une part sa connais-
sance des intérêts des partis, et d'autre part, l'estime réelle qu'il
faisait, à beaucoup d'égards, des plus opposés à ses idées. Je ne
PUBLTCISTES DE LA FRANCE. If
dis pas qu'il ne s'y mêlât pas quelque plaisir de vanité; comment
n'en aurait-il pas eu à se montrer si pénétrant, si désintéressé,
si universel? Carrel aimait à produire de l'effet , mais non à tout prix,
ni devant toute sorte de gens , ni pour être loué tout haut d'y avoir
réussi. Avait-il lu dans vos yeux qu'il était écouté et compris, c'était
assez : un charmant sourire vous témoignait que vous aviez trouvé
la bonne manière de le louer. Des complimens même sincères , dans
la formule ordinaire, le gênaient : il y a eu peu d'hommes inspirant
plus d'admiration autour de lui et une admiration plus réservée.
Ce fut la lutte de cette intelligence si souple avec un besoin irré-
sistible d'action qui flt la gloire et le supplice de cette vie si tôt ter-
mitée. On a cité de Carrel, au lit de mort, un mot déchirant : n Ils
m'ont enfermé dans une impasse. » Plusieurs de ses amis nient qu'ils
l'aient dit. Pour moi, que à^s devoirs, odieux alors, retenaient à
Paris, mais qui les aurais foulés aux pieds pour avoir la triste dou-
ceur de presser sa main mourante, si je n'eusse cru fermement que
la dernière heure d'une si noble créature ne devait pas sonner si tôt^
il m'a été refusé d'entendre ses paroles dans ces jours suprêmes.
Mais, si le mot n'est pas vrai, il a paru vraisemblable. Il était sur
les lèvres de tous ceux qui suivaient la vie de Carrel, et auxquels
il avait permis de voir de près ce combat où sa passion se débattait
contre son intelligence et où il essayait de résister à des faits qui le
serraient à la gorge , qui l'étouffaient , qu'il reconnaissait plus forts ,
plus rationnels , plus sensés que ce qu'il voulait y substituer. Mais
qui l'avait poussé là? Quels hommes aurait-il désignés dans cette
parole désespérée? Les plus ardens de son parti l'ont renvoyée à
certains hommes du gouvernement; ceux-ci la leur renvoient. Ce ne
sont tout-à-fait ni les uns ni les autres. Seulement les premiers par
leur fougue et leurs erremens révolutionnaires , et les seconds par
l'exagération dans la résistance, ont été tour à tour complices de sa
passion , plus forte que toutes les impulsions du dehors. Qui l'avait
enfermé dans l'impasse? Cette passion. Qui lui faisait voir que c'était
une impasse? Son intelligence, quelquefois forcée d'obéir à sa pas-
sion, mais plus souvent maîtresse, et toujours à la fin. Le courage
de Carrel n'était pas de ceux qui ne voient pas le danger. Nul ne le
voyait mieux ni de plus près, ni d'un œil moins troublé. Nous ad-
mirions son sang-froid, surtout dans les circonstances graves, soit
qu'il se recueillît dans le tumulte , ou qu'il dominât les discussions
orageuses en baissant la voix. Or, qu'est-ce que le sang-froid,
sinon le courage qui juge? Une vie d'action et de dangers utiles
12 REVUE DES DEUX MONDES.
aurait fait de Carrel un de ces hommes de qui rien n*étonne. Son
intelligence et sa passion seraient demeurées dans un parfait équi-
libre. Ce que la passion aurait voulu, Tintelligence l'eût conseillé.
Mais les évènemens ne laissèrent à Carrel que des dangers inutiles
avec une passion qui les appelait et une intelligence qui les savait
d'avance inutiles.
Ces deux forces contraires qui se disputaient son repos avaient
alternativement leur tour. Tantôt c'était l'intelligence qui régnait,
calme et paisible, se répandant sur toutes choses avec une étendue
et une équité de vue admirables. Alors Carrel s'occupait de projets
littéraires, et il s'en laissait volontiers vanter la gloire, moins péril-
leuse et plus durable que celle de chef de parti. Il faisait des lec-
tures qui lui suggéraient des idées dont la nouveauté et la portée
auraient alimenté toute une vie littéraire. Il se préparait du travail,
et il y réservait des heures que nous nous engagions à respecter.
Carrel sentait le besoin de se renouveler par l'étude. Il se révoltait
contre cette nécessité d'écrire au jour le jour sans goût et sans autre
besoin que celui-ci : il faut un journal demain ; et il goûtait comme
un jour de vacances celui où le National pouvait se passer de lui.
Dans les derniers temps, il rêvait la retraite à la campagne, dans le
travail et les affections intérieures. A y regarder de bien près, on
pouvait surprendre dans ces projets , d'ailleurs sincères , quelque
peu de dépit de voir condamnée à l'inaction celle de ses facultés
qu'il estimait le plus. C'était, à quelques égards, la retraite d'un
vaincu devant une situation plus forte que lui. Mais, à force d'y son-
ger et d'en parler, il finissait par y croire , et ces momens-là étaient
de bons momens, comme tous ceux où l'homme endort sa passion au
bruit de ses projets de repos.
Quelquefois c'est la passion qui l'emportait. Alors sa vie, tout à
l'heure si calme , recommençait à s'agiter. Il était de nouveau en proie
aux ardeurs et aux espérances. Il avait des illusions incroyables. Il
voyait des symptômes d'orages imminens dans les derniers murmu-
res des orages passés. Il croyait entendre le pas de l'Europe se met-
tant en marche contre la France. Il avait compté une ride de plus sur
le front du roi, une crevasse de plus dans l'établissement de juillet.
Le désir d'un changement qui déliât enfin ses bras enchaînés et lui
permît de déployer toutes ses facultés actives, lui faisait voir mille
symptômes invisibles, et offusquait ce bon sens si ferme et si sûr,
par lequel il devait sourire, le lendemain, de ses illusions de la
veille. Mais, tant que durait la fièvre, on l'afiligeait en contredisant
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 15
sa passion, en niant les symptômes qu'il avait cru voir, en voulant
lui montrer l'état vrai des choses. Les raisons les plus fortes ne pou-
vaient pas le ramener. Son esprit lui fournissait des vues et des com-
paraisons sans nombrepourjustifler sa passion réveillée. Sans jamais
quitter le ton simple, sans enthousiasme apparent, il défendait ses
illusions avec une éloquence grave et concentrée , soit pour mieux se
tromper lui-même en donnant à son ivresse intérieure l'aspect de la
raison à peine émue, soit pour ne pas agir par des effets matériels sur
l'opinion de ceux qui l'écoutaient. Ses raisonnemens étaient si serrés,
et, la plupart, si rigoureusement déduits des lois ordinaires qui rè-
glent les évènemens, qu'il fallait, pour résister à ses espérances,
être atteint de cette incrédulité sourde et muette qui, à certaines
époques , n'est que l'effet contagieux d'une torpeur ou d'une pacifi-
cation universelle. Mais pour ceux qui ne différaient d'avec lui que
par des raisons ou des impressions controversables, il était difficile
qu'il ne réussît pas à les faire passer de la tiédeur à l'ardeur, sauf
à les faire retomber avec lui, bientôt après, de l'ardeur dans le
découragement.
Au reste , ces momens de passion étaient rares : c'était moins un
état de son esprit qu'une impression forte, soutenue, et dont la cause
n'était jamais tout-à-fait indifférente. Ils ne rabaissaient point Carrel;
ils le faisaient voir sous un autre aspect. Après l'homme ne reculant
devant aucune réalité, pas même devant celle qui le paralysait ou
l'ajournait indéfiniment comme homme de parti ; aimant mieux ne rien
ignorer que se tromper, et se donnant je ne sais quel plaisir supérieur
de juger mieux la situation qui lui liait les mains que ceux mêmes qui
la défendaient ou l'exploitaient contre lui ; après le causeur profond,
fin, légèrement ironique, on voyait l'homme exalté, impatient, vou-
lant précipiter les dénouemens et agir avec la pensée sur la matière
inerte, traçant d'une main froide des paroles enflammées, trouvant
dans son inépuisable logique les plus fortes raisons d'espérer après
y avoir trouvé les plus fortes raisons de découragement, et combat-
tant celles-ci avec celles-là ; seul capable de ses erreurs comme de
ses bons jugemens; crédule et dupe en quelques points, mais de lui
seul, mais en homme qui semblait assez fort pour provoquer les
évènemens qu'il voulait obtenir, et dont on attendait involontairement
quelque explosion qui réveillât les masses populaires, ou qui fit faire
à ses adversaires les fautes dont il avait besoin. A ceux qui l'ont vu
de près, je n'ai pas peur que ceci paraisse exagéré. Ce que le public
J4 REVUE DES DEUX MONDES.
n'a pas connu de Carrel est bien plus extraordinaire que ce que les
évènemens lui en ont laissé voir.
Le coup le plus sensible que reçut Carrel des évènemens , et ceci
soit dit à son éternel honneur! ce ne fut pas dans son ambition,
mais dans sa plus chère pensée, dans son plus glorieux titre d'écrivain
politique, dans sa théorie du droit commun. J'affirme ne lui avoir vu
de tristesses vraiment amères que pour les blessures qu'elle eut à
souffrir; et, sur ce point seulement, ses désenchantemens furent
douloureux. Son bon sens, encore des années de jeunesse et d'âge
viril devant lui, l'inattendu, l'inconnu, pouvaient lui faire prendre
patience sur ses espérances ; mais rien ne le consola de voir cette
noble politique de garanties réciproques , compromise et rejetée au
rang des choses à jamais controversables par tout le monde, et,
comme à l'envi, par le gouvernement, par le pays, par son propre
parti. C'était en effet la vue la plus haute et la plus droite de sa raison,
l'instinct le plus vrai de sa nature généreuse; Carrel était là tout entier.
Jamais il ne se fût retourné contre ce noble enfant de son intelligence
et de son cœur. Si quelquefois il le fit craindre par des menaces
vagues qui lui échappèrent dans le feu de la polémique, ce ne fut
qu'à ceux qui étaient intéressés à avoir cette crainte , et à ruiner
par elle son plus noble titre à l'estime publique. Toutefois, les
doutes qui purent lui venir en certaines occasions sur l'excellence de
cette idée, furent, je le répète, la plus douloureuse de ses épreuves.
La révolution de juillet, si extraordinaire entre toutes les révolu-
lions par le spectacle d'un peuple laissant au vaincu la liberté de se
plaindre et de se railler de la victoire , avait permis d'espérer un
retour éclatant et définitif au droit commun. Carrel se fit l'organe de
ces espérances et le théoricien de cette doctrine. Il traita la question
avec sa rigueur et sa netteté accoutumées. Il opposa aux exemples,
si nombreux depuis cinquante ans , de gouvernemens périssant tous
par l'arbitraire , le modèle d'un gouvernement offrant à tous les par-
tis des garanties contre son légitime et nécessaire instinct de conser-
vation. Il n'invoquait que des raisons exclusivement pratiques, se
refusant le secours innocent de toute forme passionnée, pour ne pas
exposer sa belle théorie à l'ironique qualification d'utopie. C'est cette
politique qui fit tant d'amis à Carrel sur tous les points de la France,
et partout où pénétrait le National. Il eut, en dehors de tous les partis,
un parti composé de tous les hommes , soit placés hors des voies de
l'aciiviié politique, soit trop éclairés pour s'y jeter à la suite de quel-
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 15
que chef ne se recommandant que par des succès de plume ou de
tribune. Que de gens, lassés des querelles sur la forme du gouver-
nement, incrédules même aux admirables apologies de la forme
américaine, quittant l'ombre pour la chose, se rangèrent sous cette
bannière du droit commun, que Carrel avait levée sur toutes les
fautes et sur toutes les ruines, même sur celles de ses théories ré-
publicaines ! Il lui en venait de toutes parts des témoignages d'adhé-
sion qui parurent un moment lui sufflre, et je le vis se résignant à être,
pour un temps indéterminé , le premier écrivain spéculatif de son
pays. Mais des fautes où tout le monde eut sa part l'eurent bientôt
refroidi. Ce fut un rude coup. Carrel avait foi dans la politique du
droit commun : il y avait cru plus fortement peut-être qu'à ses théo-
ries républicaines précipitamment arborées , et dans un accès d'in-
quiétude plutôt qu'après un sur et paisible regard jeté sur les choses.
Après celles-ci , où l'honneur le soutenait contre les doutes croissans,
il fallait donc encore douter de celle-là ! Carrel eut les deux douleurs
à la fois.
Les amnisties honorent les gouvernemens ; mais elles ne réparent
pas toutes les brèches qui ont été faites au grand principe de la ré-
ciprocité des garanties. C'est de la modération après le danger, moins
belle et de moins bon exemple peut-être que la modération dans le
danger. Il serait stupide de contester à un gouvernement le droit de
se défendre. S'il est attaqué dans la rue, il doit repousser la force
par la force ; mais s'il n'est que menacé sourdement dans des conci-
liabules, qu'il se contente de dire tout haut qu'il sait tout et qu'il est
prêt. Il aura pour lui le pays tout entier, s'il le prend à témoin qu'il
a respecté la liberté des citoyens jusqu'au moment de l'abus , et que
les pensées ont pu lui être suspectes, sans que les personnes eussent
à souffrir d'autre contrainte qu'une surveillance annoncée tout haut,
et qui devient une sorte d'invitation à tous les honnêtes gens à s'y
associer. Là s'arrête son droit dans un pays véritablement libre.
Au-delà, tout est plein de périls et de hasards. La colère donne aux
actes préventifs l'air de vengeances civiles. On ouvre carrière aux
subalternes zélés, cette espèce violente et déclamatoire, pour qui les
prisons ne sont jamais assez larges, ni les lois assez impitoyables.
Nous l'avons vu à une époque déjà éloignée, et, dans beaucoup de
choses, oubhée. Qu'elle le soit de plus en plus, c'est à merveille :
mais rappelons-en , dans l'occasion, tout ce qui peut contribuer à
remettre en vigueur les idées de droit commun.
Malheureusementle respect du droit commun n'étaitpas plus du côté
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de l'attaque que du côté de la défense, et à quelques égards même,
la répression est restée en-deçà de ce qu'auraient été , dans certaines
pensées, les représailles. On se connaît bien entre ennemis déclarés.
Le gouvernement n'avait que trop de raison de croire que, sous cer-
taines plumes, les idées de liberté et de légalité n'étaient que des
raisons de polémique employées pour intéresser les classes paisibles
aux opinions d'une minorité irréconciliable; il savait qu'on n'y re-
gardait la liberté que comme l'arme défensive des vaincus; il savait
qu'on y tenait en réserve, pour l'appliquer avant l'ère définitive de
la liberté pour tous , une doctrine de despotisme préalable qui con-
fisque momentanément les libertés présentes et s'empare du droit
d'agir et de penser de chacun, apparemment pour n'avoir pas à s'em-
parer de plus. Ceux qui avaient ces pensées ont été pris par leur
propre logique; ils n'ont pas le droit de se plaindre. Ce n'est qu'aux
hommes modérés, qui n'ont été complices ni de l'attaque ni de tous
les moyens de la défense, qu'il convient de dire qu'on eût obtenu de
meilleurs résultats plus tôt à ne pas étendre la répression jusqu'aux
arrière-pensées, outre qu'on avait l'avantage de la force, et qu'en
fait de modération , c'est au plus fort à commencer le premier.
L'affliction de Carrel fut irréparable le jour qu'il se vit resté seul
défenseur du droit commun entre la nation, qui, par peur, en faisait
le sacrifice au gouvernement, et un parti, son propre parti, qui le
menaçait de ses arrière-pensées. Nous eûmes à ce sujet, lui et moi,
une longue conversation , quelques mois avant sa mort, dans une
promenade au bois de Boulogne. Je vis qu'il y avait presque renoncé
comme principe de politique applicable : tout au plus y tenait-il en-
core comme théorie, par pure générosité, et peut-être aussi par le
sentiment de sa force. Carrel pensait que , les choses venant à son
parti, il serait de force à résister à la tentation de l'arbitraire, et à
ne le prendre pas même des mains d'une majorité qui le lui offrirait
au nom du pays. Mais une politique ajournée était pour lui une poli-
tique vaincue. Ses doutes sur le droit commun furent une dernière
défaite. Quoique ce principe eût été la vue la plus désintéressée de
son esprit et le meilleur mouvement de son cœur, les théories des
hommes d'action impliquent toujours l'espoir d'une application pro-
chaine. Du moment donc que le droit commun avait échoué comme
politique d'application, Carrel devait en abandonner la doctrine. Dans
les derniers jours de sa vie, il n'en parlait plus que comme d'un pro-
grès qu'il ne lui serait pas donné de voir de son vivant, et auquel
ne devaient peut-être jamais arriver les sociétés humaines.
PLBLICISTES DE LA FRANCE. 17
Carrel n'était pas fait pour le doute , quoique l'étendue et la soU'-
plesse de son intelligencelui permissent moins qu'à personne d'y échap-
per. Agir en liberté dans un petit coin du monde au proflt d'une noble
cause, lui semblait plus glorieux que spéculer dans un langage ad-
mirable sur les plus hautes notions de l'intelligence humaine. De quel
œil d'envie ne suivait-il pas sur la carte de la Biscaye les campagnes
furtives et les victoires à reculon de Zumalacarreguy ! Quelle gloire
d'écrivain polémique et de chef de parti réduit à la presse pour tout
champ de bataille, n'eùt-il pas échangée contre la destinée de ce hardi
partisan? Organiser dans les montagnes une petite armée dévouée
sous un drapeau populaire , et mourir à cette tâche après quelques
beaux coups de main , en laissant la réputation d'un homme qui n'eût
pas manqué à de plus grandes choses , lui paraissait le premier rôle
dans notre Europe fatiguée de changemens.
On lui sut beaucoup de gré des éloges que le National donna au chef
carliste en annonçant sa mort. L'admirable portrait que Carrel en
fit n'était si vrai que parce qu'il avait rêvé, sous un drapeau meilleur,
le rôle du chef biscayen.
Ce besoin d'agir, empêché et contrarié par de grandes lumières,
et que ne tenta jamais la triste activité des échauffourées, était de-
venu peu à peu une inquiétude physique. Carrel la soulageait dans
l'intérieur du National à en changer la direction matérielle et à ad-
ministrer un peu au hasard et inutilement. Il la trompait sans cesse
par des projets de toute sorte, embrassés avec ardeur et bientôt
abandonnés. La plupart de ces projets étaient marqués de son grand
sens ; mais comme les meilleurs , dans ce cercle si étroit, étaient trop
peu importans pour le flxer, ce grand sens , en se refroidissant pour
ce qu'il avait voulu si vivement, devenait du caprice. Dans sa mai-
son, c'était le même goût du changement. Il n'y avait pas, m'a-t-on
dit, un seul meuble à hauteur d'appui où il n'eût pris ses repas, re-
pas modestes, courts et incommodes, comme dans un campement où
on attend l'ennemi. Carrel ne pouvait pas prendre d'habitudes. Il se
faisait suivre par ses meubles, ne pouvant se clouer où l'usage vou-
lait qu'ils fussent placés.
Après tout, c'est là une maladie de l'ame; et si ces caprices sont
intéressans, c'est qu'ils peignent vivement l'anxiété d'un homme d'ac-
tion enchaîné dans la spéculation, et que Carrel, d'ailleurs, ne se
croyait pas extraordinaire, pour n'être pas homme d'habitudes dans
les petites choses.
Rien ne m'a plus frappé , dans Carrel , en qui rien ne m*a paru
TOME XII. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les proportions ordinaires, que ce supplice d'un homme d'action
réduit à la spéculation. Carrel y déployait d'ailleurs toutes les qua-
lités de l'action, promptitude de coup d' œil , prévision rapide, déci-
sion, audace, intelligence des passions peut-être plus que des inté-
rêts. C'est cette dernière qualité, avec la restriction que j'y mets, qui
caractérise, à mon sens, toute sa polémique dans la question exté-
rieure. Mieux que personne, il apprécia les passions soulevées dans
les cours de l'Europe par la révolution de juillet, mais il les crut plus
fortes que les intérêts, et c'est en cela qu'il se trompa. Cette polémi-
que n'en est pas moins l'appréciation la plus juste et la plus profonde
qui ait été faite des sentimens de l'Europe aristocratique à l'égard de
la France. Carrel ne s'était trompé que sur le degré d'audace des
passions absolutistes, mais non sur leur nature, ni sur leurs ran-
cunes incorrigibles, ni sur certains intérêts d'agrandissement qui ne
se lassent pas d'attendre l'occasion, et qui, par cela même, la font
naître. Sur ce point, il faut être de son avis ; et quelque sécurité que
puisse donner pour le présent l'attitude paciflque des puissances ab-
solues, un gouvernement né d'une révolution manquerait de pré-
voyance, s'il ne faisait pas des idées de Carrel le fond de sa politique
extérieure.
A l'intérieur, il ne s'est pas trompé une seule fois tant qu'il n'a eu
devant lui que des adversaires passionnés. Il avait prévu une à une
toutes les lois qui furent successivement demandées aux chambres,
et, en dernier lieu, les lois de septembre. Quand ces lois parurent,
je compris toute la profondeur d'un mot qu'il m'avait dit : «On n'est
jamais vaincu quand on a le pouvoir de faire faire des fautes à ses
adversaires; et ce pouvoir nous l'avons toujours. »
Il eût suffi d'une seule chose pour rendre suspectes à mon amitié
celles des lois de septembre qui limitent le droit de discussion : c'est
qu'elles allaient interdire à Carrel ses travaux théoriques sur la
constitution américaine. J'ai de la peine à comprendre, dans un
pays où la liberté de la presse est une faculté, des articles de loi
qui , en voulant frapper la violence vulgaire , peuvent atteindre un
talent supérieur ; et, n'y eût-il qu'une exception comme Carrel, la loi
qui fait taire un tel homme n'est pas une bonne loi. Peut-être serait-il
digne d'un pays libre et civilisé , et je veux dire par là un pays où la
liberté ne fit point rougir la civilisation, de permettre sur toutes
choses la discussion , qui est la voix même de la liberté. De la sorte,
aucune de ces vérités que découvrent les esprits élevés et hasardeux
ne serait perdue pour le pays; les opinions ennemies seraient moins
PPBLICISTES DE LA FRANCE. 19
injustes, étant plus libres, ou seraient plus tôt déconsidérées si elles
n'avaient pas su se montrer dignes de la la liberté. La presse ne
serait accessible qu'aux hommes sérieux et instruits , qui peuvent
éclairer le peuple sans l'enivrer. Quant à ceux qui n'ont que la verve
facile des injures , il faudrait leur en fermer l'entrée par des lois
vigoureuses , parce que l'injure ne peut pas être un droit dans un
pays et à une époque où elle a cessé d'être dans les mœurs.
IL
CARREL HOMME PRIVÉ.
Le caractère de l'homme est à la fois la cause et l'effet de sa situa-
tion ; cela est vrai , surtout du caractère de Carrel. Son ardeur pres-
que militaire avait fait sa situation, et par une réciprocité fatale, sa
situation nourrissait son inquiétude. Je ne puis pas trop m'étonner
qu'avec une si grande agitation il ait su conserver devant le public
une si grande suite, et qu'ayant l'humeur la plus mobile , il ait trouvé
moyen de paraître au dehors un homme immuable et tout d'une
pièce. C'est que, dans Carrel, la faculté dominante, c'était la vo-
lonté. L'esprit même, et le sien était des plus rares, ne venait qu'à
la suite ; et s'il avait ses droits et son tour, c'était seulement ou avec
la permission ou dans le repos de la volonté. De là cette générosité
de Carrel, cette fidélité aux engagemens, ce respect de la parole
donnée, cette loyauté dans des proportions héroïques. C'étaient des
fruits d'une bonne et noble nature, mais la volonté y avait autant
de part que l'instinct. Carrel y mettait plus de sang-froid que d'a-
bandon. C'était son enjeu particulier dans ce grand jeu qu'on appelle
la vie. D'autres y engagent de l'intrigue, de la ruse, du mensonge
flatteur, et de la vérité seulement quand elle rapporte. Mais de même
qu'il y a du calcul dans ces défauts-là , il y en avait un peu dans les
vertus de Carrel. Il était trop supérieur pour que ses actions lui
échappassent; il les gouvernait encore, et il en modifiait l'effet,
même quand elles ne semblaient plus lui appartenir, et qu'elles
étaient déjà livrées au jugement des hommes. Les vertus des hommes
obscurs sont des mouvemens involontaires , quelquefois des incapa-
cités; et cette comparaison banale entre la violette et la vertu peut
signifier que la vertu d'un homme obscur ne sait pas le parfum
qu'elle exhale. Les vertus des hommes supérieurs ne sont point
naïves, parce qu'étant trahies, en quelque sorte, et dénoncées par
leurs talens , elles attirent les regards et provoquent des jugemens
2.
20 REVUE DES DEUX MONDES.
qui avertissent ces hommes qu'ils en sont doués , et leur donnent
naturellement l'idée de s'en servir pour leur avancement et leur cré-
dit. Mais si elles perdent un peu de ce charme de s'ignorer, qui est la
grâce particulière des vertus obscures , elles font plus d'honneur à
l'homme, et sont d'un plus grand exemple. Aussi les admire-t-on
plus que ces dernières , et les estime-t-on si difficiles, qu'on les dis-
pense d'être accompagnées de ces petites qualités de détail qui font
l'agrément du commerce privé.
Carrel, qui avait au plus haut degré ces grandes vertus, n'avait
peut-être pas toutes les petites qualités de détail , ou plutôt ne les
avait pas avec suite. Dans ces rapports de collaboration, qui sont si
insignifians pour l'homme supérieur, mais d'où dépend quelquefois
le repos de l'homme modeste qui traite avec lui, son instinct, d'ail-
leurs excellent, et ses impressions du moment, diverses comme les
phases de sa fortune, le déterminaient plus que sa volonté. Cette
force suprême ne descendait pas jusque-là, et demeurait sur les hau-
teurs de la vie publique et retentissante. Le caprice, qui semble être
le repos des hommes occupés de grandes choses, et qui n'est encore
qu'une espèce d'inquiétude; le goût, dont Téquité est si fragile; l'en-
nui d'un visage , soit nouveau , soit de tous les jours ; une prévention
reçue légèrement, et transformée en jugement par ce penchant des
hommes énergiques à croire que rien ne peut venir du dehors dans
leur volonté; la lassitude, le chagrin d'un échec dans la vie publique,
et d'un nouvel ajournement des espérances, que sais-je! peut-être
un peu de cette malice humaine dont nous avons tous notre part ,
décidaient Carrel sans toutefois le lier; car de la même main dont il
avait fait la blessure, il la guérissait. Quelques-uns eurent à se
plaindre de légers torts ; on les a vus parmi ceux qui ont le plus re-
gretté sa perte, et qui ont pleuré le plus amèrement à ses funérailles.
On en savait la cause; et, après le premier étonnement, on recon-
naissait qu'on n'avait pas eu le droit de l'avoir à soi tout entier.
Personne , que je sache , ne proportionna son ressentiment aux con-
trariétés qu'il en put recevoir. On comprenait que, comme tous les
hommes de qui beaucoup d'autres dépendent, Carrel pouvait causer
un grand chagrin sans intention. Toutefois , comme le manque de
suite dans les petites qualités est une faute, et que toute faute em-
porte sa peine, ceux qui n'avaient pas pu le fixer sur ce qui les tou-
chait s'éloignaient sans cesser d'être amis, et se refroidissaient dans
tout ce qui n'était ni l'admiration, ni l'estime profonde et sans restric-
tion, ni l'aveu au dehors de son illustre amitié. On le traitait en homme
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 21
public, et on gardait ses sentimens aux vertus publiques. Mais le con-
cours efflcace avait peu à peu cessé. Ainsi s'explique en partie cette
dissolution du faisceau du National en 1833. La calomnie seule , j'ose
le dire , pourrait l'attribuer, soit aux dangers que Carrel eut à cou-
rir, soit au scrupule de garder une responsabilité, même indirecte,
dans une opinion dont il était trop évidemment la personnification et
l'unique organe.
Pourquoi me serais-je tu sur ce point? Est-ce donc une apologie
de Carrel que j'ai voulu faire? Non. Une apologie serait un aveu qu'il
y a quelque chose à défendre dans sa vie. Je ne le loue pas , je l'ap-
précie. C'est en sa présence que j'écris ces lignes; car telle est la force
de mes souvenirs, que mon œil intérieur le voit devant moi, devinant
mes pensées avant qu'elles soient sous ma plume, et approuvant que
je dise de lui mort ce que je lui ai dit vivant. Rien ne lui plaisait plus
que de se voir pénétré , soit qu'il fût certain qu'on ne découvrirait en
lui que de bons et nobles penchans, soit qu'il fût flatté d'être pris
pour sujet d'étude. Bien loin de s'en blesser, peut-être même était-il
trop chatouillé qu'on lui trouvât ce trait commun à tous les hommes
supérieurs, qui est de regarder si loin devant eux, qu'ils oublient
où ils marchent, et que, pour atteindre à ceux qui sont éloignés, ils
foulent aux pieds ceux qui sont près.
Le trait distinctif du caractère de Carrel était la générosité. De
quelque manière qu'on entende ce mot, dont le vague même fait la
beauté, la vie de Carrel offre de quoi en appliquer toutes les nuances.
Soit qu'il signifie l'entraînement d'un homme qui se dévoue, soit
qu'il veuille dire simplement la libéralité , il ne convient à personne
mieux qu'à lui. Toutes les actions de sa vie sont marquées de la pre-
mière sorte de générosité. La plupart de ses fautes ne sont que de la
générosité où il manquait du calcul. C'est par là qu'il était populaire
en France, où son courage, mieux compris que son talent, lui avait
fait plus de partisans que ses écrits. C'est par trop de générosité
qu'il joua sa vie une première fois dans le duel légitimiste; c'est par
trop de générosité qu'il est mort.
Quant à la libéralité, personne n'en eut plus que lui, ni d'une
meilleure sorte. Je n'en diminuerai pas le mérite en disant qu'il y en-
trait je ne sais quelle imprévoyance qui n'était que de la foi dans sa
fortune. On eût dit qu'il chargeait l'avenir de liquider sa générosité.
Il ne savait ni refuser ni donner peu. Exposé par sa position à d'in-
cessantes demandes, il puisait souvent dans la bourse de ses amis pour
soulager des malheurs qu'il ne suspectait ni ne recherchait jamais.
22 REVUE DES DEUX. MONDES.
On m'a raconté ce trait touchant de sa manière d'obliger. Une per-
sonne, dont les nécessités n'étaient pas extrêmes, a recours à lui.
Carrel lui offre la somme dont elle a besoin. Il rentre chez lui , et trouve
sa bourse vide; il avait promis plus qu'il ne possédait. Sa montre re-
présente à peu près la somme demandée; il la fait mettre au Mont-
de-Piété.
Pour l'aumône courante, voici comment il la pratiquait. Un soir,
il revenait des bureaux du National fort tard , dans ce cabriolet qui
lui a été tant reproché, soit par des hommes qui auraient vendu la
tombe de leur père pour en avoir un, soit par des amis de l'égalité,
qui la veulent dans les fortunes pour se consoler de l'inégalité des
talens. Il passe devant un pauvre homme préposé à la garde de tra-
vaux de voierie, et qui grelottait de froid. Carrel arrête sa voiture,
en tire la housse d'hiver de son cheval, la jette sur les épaules du
gardien, lui met quelque argent dans la main, et disparaît avant les
remerciemens.
Une autre fois , il revenait de la promenade. Un pauvre honteux ,
à demi caché derrière un arbre, lui tend la main en baissant les yeux.
Carrel n'était pas seul. Pendant qu'il retient son cheval, une main
chère, par qui ses dons prenaient en passant une grâce particulière,
et qui savait ses nobles habitudes , avait déjà pris dans sa bourse ce
qui eût été une aumône raisonnable, et s'apprêtait à la jeter au men-
diant. Carrel arrête cette main : c( Je ne puis pas donner si peu , »
dit- il; et puisant lui-même dans sa bourse, il en tire de quoi faire
vivre le mendiant pendant quelques jours.
J'ai pris ces traits, parmi bien d'autres, moins pour le don en lui-
même que pour la manière. Faire le bien avec cette noble impré-
voyance et cette brusque déhcatesse n'appartient qu'à un homme su-
périeur. Cela est fort différent, soit de cette générosité qui suppute,
avant de s'engager, l'état de son coffre-fort, soit de cette charité
banale, dont les mouvemens sont, ou imités de l'usage, ou réglés par
tant de sagesse , que le pauvre semble ne jamais l'être assez pour
celui qui l'assiste.
Carrel a été du petit nombre de ceux que le succès et un peu de
gloire améliorent. Il n'en est pas ainsi de tous les hommes, même de
sa sphère. Le succès les dessèche, la gloire en fait des idoles sourdes
et insensibles. C'est qu'ils n'ont eu de commun avec lui que les talens
qui perfectionnent l'intelligence aux dépens du cœur. Leurs défauts,
au lieu de diminuer, augmentent en proportion de ce que leur talent
leur acquiert d'excuses. 11 en est d'eux comme des enfans gâtés ^
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 23
chez qui tout est considérable par l'attention qu'on y donne, et qui,
à la fin, ne distinguent pas leurs qualités de leurs défauts. C'est par
le cœur qu'on s'améliore. S'il échappe aux premières épreuves de la
vie, il devient un instrument admirable de renouvellement et de
moralité. La raison, qui est la principale faculté des hommes supé-
rieurs, n'a pas toujours ce résultat; elle absout les fautes par l'exem-
ple, par l'imperfection humaine, qui sont en tout de grandes autori-
tés pour atténuer les fautes, et pour justifier l'homme de s'y aban-
donner. Mais le cœur, cette force divine qui nous secoue à notre insu,
et dont les mouvemens sont aussi soudains qu'irrésistibles, nous en-
traîne aux bonnes actions avant la réflexion qui les pèse et les ajourne,
et rompt les habitudes de dureté et de scepticisme où nous porte la
supériorité de la raison. Carrel avait en lui cette vertu d'en haut. En
même temps qu'elle le poussait aux bonnes actions, elle le tirait
brusquement du sommeil égoïste où l'admiration et la flatterie jettent
peu à peu les hommes supérieurs, et le renouvelait par le dévoue-
ment et le sacrifice. Il a été évident pour tous ses amis que ses dé-
fauts diminuaient en proportion de ce que gagnaient ses quahtés, et
avec elles sa belle renommée.
Le plus grave de ses défauts était une susceptibilité excessive sur
le point d'honneur. Je ne dis rien là à quoi l'on ne s'attendît. Carrel
en avait en lui le principe, qui est admirable et qu'on ne s'est pas
avisé jusqu'ici de critiquer : il en avait pris l'excès à l'école militaire,
et dans la vie de garnison. Né pour le commandement, peut-être
pensa-t-il qu'une extrême susceptibilité lui donnerait, parmi ses
camarades d'école , la place qu'ils auraient refusée à sa supériorité
d'esprit, encore trop enveloppée pour être comprise. Carrel avait
une volonté assez forte pour se donner toutes les qualités comme
tous les défauts nécessaires pour prévaloir. Il ne lui fut pas difficile
de se donner l'excès d'une vertu dont il avait le germe dans le sang
et dans le cœur. Il n'eut qu'à faire d'un penchant naturel que sa belle
intelligence devait régler plus tard , une manière d'être systématique
qui le recommandait tout d'abord, et qui, en certaines circonstances,
lui permit de faire accepter, sous la recommandation de son épée, des
façons de penser ou d'agir que leur valeur propre n'eût pas suffisam-
ment autorisées. On put dès-lors prendre pour un brave un peu diffi-
cile celui qui, dès ce temps-là , ne l'était que pour prédominer par le
seul point où il le pût impunément. Carrel n'avait déjà que du courage
réfléchi où on lui croyait encore un entraînement de chair et de sang.
Mais les habitudes ont plus d'empire qu'on ne le croit, et la volonté
24 REVUE DES DEUX MONDES.
qui les a contractées en devient esclave elle-même; Carrel l'éprouva
en rentrant dans la vie civile. Sans doute, il se trouvait au milieu
d'un monde où la supériorité d'esprit est acceptée et comprise. Mais
quoique déjà beaucoup de gens pressentissent la sienne, il ne put si
bien la faire reconnaître, qu'il ne fut souvent froissé au milieu de
talens éminens, et en ce moment supérieurs aux siens, et d'amours-
propres bien excusables de ne pas songer à ménager en lui son ave-
nir. Ces gênes entretinrent sa susceptibilité; il la crut utile pour se
faire respecter, en attendant que sa supériorité d'esprit, s'appliquant
aux études et au but des ambitions d'alors, l'eût mis à son rang.
Peu à peu le travail, l'étude, les habitudes de la vie civile, la prati-
que d'hommes éminens , quelques pages admirables qui promettaient
une nouvelle célébrité au jeune offlcier déjà populaire par le courage,
enfin le gouvernement d'un journal, une responsabilité entière et de
tous les jours, eurent bientôt adouci Carrel. Il sentit qu'il n'avait
plus besoin de ce mérite, et qu'au contraire il était de bon goût qu'il
permît d'autant plus la contradiction qu'on le croyait moins disposé
à s'en accommoder. J'affirme que personne ne discutait avec plus de
mesure, de ménagement pour les amours-propres, et ne se laissait
de meilleure grâce contredire, souvent dans un langage propre à don-
ner de la susceptibilité à qui n'en aurait pas eu. Carrel avait d'autant
plus d'occasion de montrer sa patience que sa réputation de courage
tentait les contradicteurs par l'appât d'un péril recherché en France.
Mais beaucoup qui pensèrent le trouver près de lui n'y rencontrè-
rent que des leçons de tolérance et de bon goût.
Je n'avais pas vu Carrel avant 1830, quand il gardait encore quelque
reste de susceptibilité miUtaire. Mais en comparant, avec ce que m'en
ont dit ses amis, ce que j'en ai connu plus tard, je ne puis trop ad-
mirer que le même homme qui avait été si difficile fût devenu si me-
suré, si conciliant. Je sais qu'il n'y parut pas assez dans sa polémi-
que; mais on se tromperait grossièrement si on ne voyait dans ses
provocations , sans doute trop fréquentes, que des habitudes de gar-
nison ou qu'un gaspillage soldatesque d'un grand courage. Carrel
avait une haute pensée; il voulait que la presse eût une force indé-
pendante de l'opinion publique, et une considération en quelque
sorte personnelle. Il souffrait de voir que l'écrivain ne fût que le tra-
ducteur plus ou moins avisé des passions et des intérêts populaires,
et que l'opinion employât la main sans s'inquiéter si une conscience
pure la menait. Il ressentait plus vivement que tout autre, quoique
«ans en être jamais atteint, le mépris superbe qu'affecte le public
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 25
pour les journaux, lorsqu'il est las du choc des opinions et qu'il veut
dormir dans la paix des intérêts matériels. Carrel voulait que l'auto-
rité de l'homme survécût au crédit des idées de l'écrivain; il crut
que le meilleur moyen de réhabiliter la presse , c'était que l'écrivain
fût prêt à porter témoignage de ses opinions par le sacriflce de sa
vie. Dans cette vue , dont la rigueur est plus humaine qu'on ne pense,
l'écrivain devenait plus circonspect, plus tolérant, et, par suite,
plus instruit, car rien n'encourage plus à la déclamation que de ne
point répondre de ce qu'on écrit, et d'attaquer sous un nom collectif.
Mais les habitudes étaient plus fortes que la volonté et les exemples
de Carrel. Il ne réforma rien ; tout au plus parvint-il à obtenir, pour
le journal qu'il dirigeait , des égards peu courageux.
La pensée de Carrel était une erreur, mais de ces erreurs qui vien-
nent de trop d'honneur. C'est un fort mauvais moyen de réforme que
de faire de la plume une épée. En France, il est périlleux de donner
l'autorité morale au courage, car le courage , vertu sérieuse et ré-
fléchie dans les uns, est, dans un plus grand nombre, une vertu de
sang, et, dans certains, un moyen de fortune. S'il est très vrai que
le risque personnel d'un écrivain puisse le rendre plus prudent, com-
bien d'autres qui, prenant le courage pour des lumières, hasarde-
ront d'autant plus les paroles qu'ils y auront le double attrait de
soulager leurs passions et de montrer qu'ils n'ont pas peur! Deman-
der à un journaliste sa vie pour gage de ses convictions , c'est non-
seulement exposer à de grossières méprises les gens de cœur qui
estiment leurs idées d'après le danger qu'ils sont prêts à courir pour
les défendre; mais c'est donner à certains hommes l'idée qu'un duel
heureux peut être une bonne affaire.
Carrel avait retenu de sa première éducation, et contre toutes ses
lumières naturelles et acquises, cette fatale opinion qu'un duel appa-
reille les adversaires, et que l'offenseur qui persiste s'élève au rang
de l'offensé. Soit estime de profession pour le courage en général,
soit qu'il s'exagérât celui qu'on pouvait avoir à se mesurer avec lui,
Carrel ne se crut jamais le droit de choisir ni de refuser un adver-
saire. Quiconque le provoquait était digne de lui. Croyait-il donc à
son étoile, et regardait-il comme des victimes condamnées par la
fatalité ceux qui voulaient jouer leur présent contre son avenir?
On eût pu le penser à voir ses nobles habitudes dans ces tristes cir-
constances, ses égards extraordinaires pour son adversaire, son ame
sans haine, son courage sans colère, et je ne sais quel désir intérieur
de satisfaire à l'honneur au moindre prix possible. Il semblait avoir
26 REVUE DES DEUX MONDES.
la générosité d'un homme qui, pariant à coup sur, a résolu d'avance
de restituer le prix du pari.
Il m'est arrivé plusieurs fois de causer avec lui de ce sujet. Il vaut
bien qu'on y pense, dans un pays où le point d'honneur a été, à cer-
taines époques, une mode, et à toutes les époques, une habitude ho-
norée. J'ai moins de timidité à en dire ici mon sentiment, Carrel me
l'ayant entendu , avec intérêt , défendre à divers reprises , hélas !
pour lui-même inutilement. A mon sens, disais-je, on ne doit de ré-
paration qu'à l'homme qu'on a volontairement blessé dans son hon-
neur, et il est très vrai qu'on élève jusqu'à soi celui qu'on s'est cru inté-
ressé à offenser. Ici, le duel est inévitable. Si, au contraire, il s'agit,
non plus d'injures faites, mais d'injures reçues, dans ce cas, un
homme public n'est pas le seul juge de son honneur. Il y a, entre lui
et l'offenseur, un arbitre qui décide moralement si l'injure a pu mon-
ter jusqu'à lui, et si les coups de plume ont porté. Cet arbitre, c'est
le public, c'est le pays. J'ajoutais que, comme la vie d'un homme pu-
blic ne vaut que par l'honneur, le talent, le bien qu'en retire la patrie,
il n'est pas soutenable de dire qu'on puisse jouer celle qui a cette
valeur contre une vie ou obscure, ou équivoque, ou inutile encore
au pays; que, malgré les erreurs de l'opinion, tout homme public
ayant sa notoriété, c'est par cette notoriété, et non par le mouvement
de son sang, qu'il doit régler sa susceptibilité, et qu'en ce sens, le
duel doit avoir lieu entre notoriétés plutôt qu'entre personnes; que de
même que dans les assemblées publiques, l'auditoire a coutume d'ap-
pareiller les adversaires , en ne tolérant point qu'un homme sans
études, un nouveau venu , se mesure avec une vieille renommée, de
même, dans le public, on ne permet pas qu'un homme considérable
s'émeuve des injures d'un éventé; qu'un duel entre personnes trop
inégales attire à la plus considérable le reproche d'avoir encore
plus de vanité que d'honneur, et à la moindre des deux l'accusation
épouvantable d'y avoir cherché autre chose que la satisfaction du
sien; que, si le préjugé public favorise et perpétue dans le duel une
sorte de justice des mœurs, plus délicate que la justice des lois, il ne
peut pas approuver un duel où, des deux adversaires, l'un fait soup-
çonner sa susceptibilité de faiblesse, et l'autre fait accuser la sienne
de calcul ; que, pour lui en particulier, après tant de preuves publi-
ques de courage, ces idées avaient bien plus de force, et qu'il serait
beau qu'il les établît par quelque exemple d'indifférence et de mé-
pris muet bien plus difficile à donner, et qu'on lui compterait plus
qu'un nouveau duel inutile et peut-être malheureux; qu'après tout.
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 27
s'il était vrai que le public français prît un affreux plaisir au duel, et
vendît la considération au prix du sang, il était toujours temps pour
un homme public de lui donner ce spectacle de gladiateurs.
Carrel appréciait ces raisons. Il eût fort approuvé qu'un autre en
fit l'épreuve en sa personne. Mais pour lui, l'entraînement était trop
fort. Soit qu'il se crût obligé , comme homme de parti , à ne jamais
reculer, quand il ne s'agissait que de sa vie; soit cette force de l'ha-
bitude qui se trahissait en lui par le dépit d'être plus brave qu'adroit
dans ses duels; soit, sur la fin de sa vie, un vague et superstitieux
désir d'éprouver si la fortune le réservait manifestement pour de
grandes choses, il offrait sa poitrine à la première épée, et ses amis
apprenaient le duel avant d'avoir connu l'offense. Puisse du moins sa
mort nous valoir ce misérable amendement dans la jurisprudence du
duell Puisse-t-elle protéger désormais contre des provocations ou
inégales ou intéressées, d'autres vies utiles au pays!
Ce que j'ai dit de ce malaise d'esprit et de cette promptitude à
s'offenser que le succès avait adoucis peu à peu, jusque dans ce
noble défaut de jouer son sang contre tout joueur, n'est pas moins
vrai de ses manières, où le changement avait été aussi sensible.
Avec un nouveau caractère , Carrel avait pris comme un extérieur
nouveau. Il n'y eut pas jusqu'à son visage qui ne s'épanouît et ne
s'illuminât sous ce doux rayon de gloire qui attira un moment sur lui
tous les regards. J'ai là-dessus des souvenirs bien présens.
La première fois que je vis Carrel, son nom commençait à peine à
se répandre. Quoique, parmi ses amis, les plus sagaces ou les plus
désintéressés n'eussent plus de doute sur son mérite, il luttait en-
core pour trouver sa place, et s'agitait, notamment depuis la fonda-
tion du Naiional de 1830, au milieu d'attributions incertaines et d'a-
mitiés orageuses. Je ne le connaissais que par ses écrits alors très
rares et peu populaires; et, n'ayant point été sur son chemin ni dans
ses relations habituelles, je n'avais aucun titre pour attirer son atten-
tion. Je ne l'en observai que plus librement. Mon impression ne fut
pas médiocre. Je fus d'abord frappé de la force qui éclatait sur son
visage original et heurté, et de la résolution un peu farouche em-
preinte dans toute sa personne. Plus d'attention me fit bientôt décou-
vrir sous cette force une extrême finesse, marquée par la forme même
de ses lèvres et par un regard où la douceur insinuante se montrait
sous la fierté et l'inquiétude. Peut-être n'aurais-je pas été au-delà
du premier aspect, si déjà une admiration vive pour quelques pages
sorties de sa plume ne m'eût donné plus que de la curiosité pour
28 REVUE DES DEUX MONDES.
sa personne. Toutefois , ce qu'on pouvait penser de Carrel à cette
époque, c'est qu'il avait de la force, mais de la dureté en propor-
tion; un visage distingué, mais inquiet et provoquant; un beau
talent, mais de l'espèce des talens qui ont plus de vigueur que
d'étendue. Sa personne était gênante. C'est l'effet inévitable de la
susceptibilité, cette timidité des gens d'honneur et de courage. On
n'est guère indulgent pour l'homme devant qui on se sent gêné; à
grand'peine est-on juste. Pour juger Carrel avec plus de faveur, il
eût fallu un certain effort de pénétration et de générosité que les
hommes ne font jamais gratuitement. Or, ceux qui le connaissaient
n'avaient aucun intérêt à être plus qu'étroitement équitables envers
lui. N'était-il pas déjà leur obligé pour leur circonspection à son
égard? Encore moins pensaient-ils à prévoir qu'avant peu d'années,
il les égalerait ou les surpasserait. De son côté, Carrel, comme il
arrive, ne se hâta pas de changer; il vivait plus solitaire, et semblait
ne vouloir pas se désarmer encore de cette sauvagerie par laquelle,
en attendant des droits plus éclatans , il mettait une sorte d'égalité
entre ses amis et lui. Malgré un talent d'écrivain assez notable pour
qu'il n'eût plus besoin du relief d'homme d'épée , il était resté en
toutes choses offlcier, et en avait gardé l'âpreté jusque dans sa te-
nue, demeurée celle d'un militaire en habit bourgeois.
Je revis Carrel pour la seconde fois en 1831 : ce n'était plus le
même homme. Lui que d'inévitables difficultés de début, un commerce
gênant avec des amis plus considérables que lui, des tracasseries
d'attributions, une collaboration politique contrariée, avaient rendu
si inquiet; une révolution immense, un avenir qui autorisait toutes
les ambitions , un parti à conduire , une nouvelle forme de gouver-
nement arborée au sein du gouvernement existant , rien de médiocre
en expectative, ni en fait de dangers, ni en fait d'espérances, tout
cela l'avait calmé. Cette agitation stérile qui, auparavant, retombait
sur son cœur et s'y tournait en amertume, était devenue une activité
réglée et féconde. Jamais Carrel n'avait respiré plus librement. On
eût dit qu'il sortait encore une fois de prison. Il était facile, plein d'a-
bandon et de confiance, gai, bienveillant. Son visage, que j'avais
trouvé blafard la première fois, s'était éclairci; ses traits, sans rien
perdre de leur force, avaient pris plus de douceur. L'angoisse in-
utile qui appesantit et corrompt le sang , avait été remplacée par le
mouvement régulier qui le fait courir dans toutes les veines et qui
l'épure. Et, puisque j'ai remarqué jusqu'ici sa tenue, ce qu'il ne me
fâche guère qu'on trouve minutieux, rien n'étant plus à l'honneur
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 29
de Carrel que d'avoir occupé ses amis même de sa manière de se
mettre; un soin de bon goût, une politesse simple et originale, où ce
qui était de l'usage ne semblait pourtant pas imité, et ce qui était de
l'homme charmait, des formes de parler singulièrement civiles,
agréables, sans mélange d'inutilités, avaient donné à la personne de
Carrel assez de séduction pour qu'on songeât à remarquer l'homme
charmant dans l'homme supérieur, et, j'ajoute, pour que les austères
de son parti l'accusassent de prétentions aristocratiques.
Carrel était devenu , en effet , un personnage aristocratique, mais
dans le sens propre du mot, c'est-à-dire un des meilleurs par le ta-
lent, par la probité, par la dignité de sa vie. Ce temps de plénitude
admirable, de facilité d'esprit, d'humeur aimable et attirante, d'éga-
lité sans nuage, dura peu, deux ans peut-être. Plus tard il s'y mêla
quelque caprice, effet des mécontentemens intérieurs, et il est re-
marquable qu'avec l'inquiétude et le désappointement, au milieu de
difficultés inutiles et d'espérances reculées, revint, par intervalles,
Fâpreté militaire d'avant 1830. Mais jusqu'à sa mort, Carrel garda
cette délicatesse aristocratique qui lui fut tant reprochée, et qui est,
à mon sens, l'un de ses titres les plus intéressans au souvenir de son
pays ; car si quelqu'un a marqué le vrai caractère que doit avoir
l'aristocratie dans les pays démocratiques , pour n'y pas effaroucher
et en même temps pour y régler les légitimes instincts d'égalité, c'est
assurément Carrel. La seule aristocratie bonne et utile, dans la
France du xix^ siècle , c'est apparemment celle qui n'a ni traditions
d'ancêtres, ni blason, ni étiquette, ni formules héréditaires, et qui
n'est que l'excellence naturelle et originale où peut s'élever un homme
sans naissance par le talent et la hauteur de cœur, les deux dons qui
nous viennent le plus manifestement de Dieu. Or c'est de cette façon
que Carrel a été aristocrate.
La conversation de Carrel était profonde et nerveuse, et d'une
clarté qu'aucune objection ni aucune matière ne pouvaient troubler.
II parlait avec une facilité sévère et contenue, les mains rapprochées
du corps, s'accompagnant d'un geste court, peu varié, mais tout-à-
fait accommodé à son genre de verve, plus intérieure qu'extérieure.
Il avait peu de traits, si l'on entend par-là ces jeux d'esprit dont le
premier averti est celui qui parle. Mais si le trait n'est qu'une pensée
juste et forte exprimée avec vigueur, une vue inattendue, un juge-
ment qui décide les incertains, un mot qui s'imprime dans la mémoire
comme un fait , ce serait trop peu de dire que son discours en était
semé, car c'était tout son discours. J'ai eu le bonheur d'entendre
90 REVUE DES DEUX MONDES.
causer les hommes les plus ëminens de ce temps, et j'ai un terme de
comparaison, un idéal de la supériorité en ce genre. Carrel n'était
pas au-dessous de cet idéal. Qu'on se rappelle ses meilleurs articles
dans le National ^ et qu'on en ôte les formes amères qu'il avait tort de
juger nécessaires pour l'effet grossier de la presse quotidienne; c'é-
tait là la causerie politique de Carrel. Aussi, quand il prenait la
plume, ne faisait-il le plus souvent que continuer un entretien com-
mencé. Du même ton dont il parlait, avec la même abondance et la
même facilité, il dictait assez vite pour fatiguer la plume la plus ra-
pide, ou écrivait lui-même dans un caractère à peine indiqué, comme
pour ne pas s'attarder à former ses lettres dans cette improvisation
extraordinaire.
Dans les autres matières, la littérature , les arts, où Carrel avait
moins appris et moins médité, mais où il montrait un grand goût, et,
dans les généralités , un instinct toujours sûr, sa conversation était
moins égale. Il hasardait alors beaucoup de choses. Au lieu d'un
corps de raisons solides et suivies , il se jetait volontiers dans des
caprices d'esprit où la force d'ailleurs ne manquait jamais, ni ce qu'il
y a toujours de bon sens dans l'audace. Son langage perdait un peu
de la noble simplicité de ses causeries politiques; il était plus bril-
lant, plus pittoresque, il n'évitait pas les effets prévus. Mais, dans
les matières de la politique, Carrel ne laissait jamais échapper un
mot par lassitude ou par caprice, pas même à ces momens de dégoût
et de langueur où l'on est disposé à se venger sur ses propres con-
victions de leur peu de succès, en les traitant comme des paradoxes.
Jamais parole sortie de lui n'a pu faire douter à ceux qui l'enten-
daient que l'ambition politique ne soit d'abord le plus noble et le
plus sérieux des exercices de l'esprit. Et si j'ai remarqué cette autre
sorte de conversation de Carrel, c'est moins parce que rien en lui
ne m'a intéressé médiocrement, que parce que c'était comme la forme
naturelle d'un des côtés de son caractère dont il convient de parler.
Notre époque a trouvé un mot pour qualifier ceux qui sont mar-
qués de ce trait particulier; c'est le mot artiste. Preuve certaine
qu'on en a fait une mode , et que, pour quelques-uns qui l'ont natu-
rellement, beaucoup l'affectent et courent après. Chez les premiers,
c'est un certain superflu d'activité intellectuelle sans emploi, un dé-
lassement après les grands efforts; chez les seconds, ce n'est que de
la légèreté qui veut se rendre importante, ou faire considérer comme
une habitude capricieuse ce qui est tout le fond du personnage. Et ici
je ne parle que de ce qu'il y a d'innocent dans le caractère ou dans
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 31
le rôle d'artiste. Combien pour qui c'est une excuse honteuse de
promesses faites et non tenues, d'engagemens violés, ou le palliatif
de désordres en apparence surpris à la raison d'un homme supé-
rieur, et qui lui sont échappés malgré lui! Combien chez qui la
mobilité d'esprit n'est que la forme trompeuse de la corruption du
cœur!
Dans Carrel, l'artiste était un homme plein d'abandon et de grâce,
et qui n'avait jamais de distractions en ce qui regarde l'honneur.
Ceux de ses amis qui ne partageaient point ses opinions et ne s'atta-
chaient pas à ses espérances, le remarquaient d'autant plus dans
ces heures de relâchement, qu'ils pouvaient croire qu'alors il por-
tait plus légèrement la vie. Comme tous les hommes d'une nature
excellente, il avait un peu de tous les goûts vifs, outre que ses im-
pressions, par leur extrême force et par la manière dont il s'y
abandonnait, avaient l'air d'être des goûts. Il s'interrompait dans
une conversation grave pour jouer avec des chiens, et jamais à demi.
H aimait les exercices du corps et il y avait de la grâce et de la force;
il y était téméraire, surtout quand on l'excitait. Nous parlions quel-
quefois de l'éducation des Grecs, et il admirait beaucoup qu'on eût
attaché de la gloire aux exercices du corps comme à ceux de l'esprit,
et que la vie des anciens fût doublement active. Carrel était un Grec
par ce trait-là , et un de ces Grecs d'Athènes qui n'avaient aucune
incapacité et ambitionnaient d'être les premiers en toutes choses.
Il n'en laissait pas tout voir à ses amis. Certaines choses étaient gar-
dées pour l'intérieur de sa maison. C'est de laque j'ai su qu'il aimait
à chanter, et qu'il y réussissait, ayant une voix timbrée et sonore,
et une mémoire musicale remarquable. Il chantait des airs mâles et
patriotiques, et se reposait ainsi du travail, ou s'y préparait. Il dan-
sait aussi. J'ai su de la même source que, rentrant un jour de l'Opéra,
où il venait d'admirer M"*" Taglioni, il se mit à danser, disant que
la danse n'est que le mouvement cadencé d'un corps souple; et il le
faisait, comme le reste, avec abandon et grâce. L'amour du mouve-
ment, un sentiment vif du naturel et du vrai en toutes choses, le
poussaient bien plus que la prétention à tout faire; car on ne met
de prétention que dans les choses où l'on veut être vu. Après tout,
si mon amitié me trompe, et si ce que je prends pour de la grâce dans
cet homme supérieur, n'est que l'une de ces inévitables puérilités
attachées à la nature humaine, j'aime encore mieux Carrel dansant à
huis clos que cet autre homme supérieur de notre temps qu'on surprit
32 REVUE DES DEUX MONDES.
un jour monté sur sa table pour voir dans la glace l'effet d'un nou-
veau pantalon.
Ces petits détails, que je résiste à multiplier, ne sont rien pour la
postérité, mais ils sont beaucoup pour ses amis, et ils sont presque
tout pour celle qui ne l'a aimé que pour lui. Devais-je donc, par un
respect de rhétorique pour l'homme, refuser à ces amis, à ce cœur
où il ne mourra jamais , ces souvenirs par lesquels il leur appartient
plus intimement?
Le souvenir des êtres qu'on a aimés n'est profond et vrai que
quand il s'attache en quelque manière aux traces matérielles que ces
êtres ont laissées. La mémoire de l'esprit est peu avide; elle se contente
du souvenir des œuvres. La mémoire du cœur ne se satisfait qu'en
ressuscitant la personne , sous ses traits les plus naturels et les plus
secrets. Pour moi, je suis ainsi pour ceux que j'ai aimés. Il est des
gestes familiers de mon père dont le souvenir me fait tressaillir ; il
est de certaines larmes de ma mère, le jour où ses six enfans lui
souhaitaient sa fête et se suspendaient tous à son cou, qui sont comme
le premier point par où , peu à peu, mon cœur la fait revivre et me
la représente tout entière. C'est souvent le sourire de Carrel qui le
remet sous mes yeux, et ce premier souvenir réveillant tous les au-
tres, après son sourire, c'est son allure, c'est lui que je vois, c'est
sa voix que j'entends.
m.
CARREL ÉCRIVAIN.
Carrel n'a été écrivain que faute d'un rôle où il pût agir plus direc-
tement. C'est peut-être pour cela qu'il a été écrivain excellent et d'un
caractère tout particulier. Il est rare que ceux qui font profession d'é-
crire, quelle que soit d'ailleurs leur aptitude, échappent à certaines
complaisances pour le goût du jour, qui gâtent l'esprit le plus juste et
le plus heureux. Rien de plus vrai, de notre temps surtout, où les ta-
lens les plus naturels sont tentés par certaines formes de caprice qu'on
leur vante comme des moyens d'originalité, et qui ont d'ailleurs cette
autorité qu'elles mènent sûrement au succès. Le nombre étant très
petit des auteurs qui n'écrivent que pour se satisfaire, et qui ne se
satisfont que difûcilement , la plupart, même parmi les plus ha-
biles, n'écrivent que pour plaire à des lecteurs façonnés à un cer-
PCBLICISTES DE LA FRANCE. 3â
tain tour particulier de pensées; ou plutôt, imitateurs à leur insu, ils
sentent ingénument, et croient tirer de leur fond des idées reçues
d'autrui. Un écrivain de profession, et j'ajoute de vocation, si natu-
rel que soit son tour d'esprit, regarde d'abord comment on écrit de
son temps, et ce qui réussit, et ce qu'il aime lui-même comme lec-
teur. Il se règle là-dessus, et, à chaque changement de goût, il prend
la manière à la mode, réussissant toujours, mais n'écrivant jamais
bien. Quelques-uns, après avoir passé l'âge où les influences du de-
hors sont moins fortes et où le besoin de se satisfaire commence à
se distinguer du désir de plaire, redeviennent naturels par le tra-
vail et retrouvent par la science l'instinct. Mais ceux-là ne sont pas
communs, et leur retour au naturel n'est jamais si complet qu'il ne
se rencontre dans leurs écrits les plus vrais des traces des anciennes
habitudes. Personne ne s'en peut garder, parmi ceux qui n'écrivent
que pour écrire, plumes brillantes auxquelles il manque un sujet; et
tous y persévèrent jusqu'à ce qu'ils cessent d'écrire, ce qui arrive le
jour où ils cessent d'imiter. Mais celui qui n'écrit que pour agir, et
qui écrit comme on agit, de toute sa personne, celui-là pourra ex-
celler dès l'abord sans passer par toutes ces transformations où il
reste toujours des vestiges de l'imitation dans le naturel. S'il a de
l'instinct, c'est-à-dire un tour d'esprit parfaitement conforme au génie
de son pays, il pourra devenir un écrivain supérieur sans même se
douter qu'il soit écrivain.
C'est ce qui se peut dire d'Armand Carrel. Quoiqu'il ait beau-
coup écrit, et dès l'école militaire, il n'a jamais pensé à se faire un
nom dans les lettres. Ecrire a été pour lui, dans le commencement,
un moyen de fixer dans sa mémoire des connaissances dont il pouvait
avoir besoin pour un but encore vague, mais nullement littéraire.
Plus tard, c'a été un moyen d'imposer, sous la forme de doctrines,
sa passion d'agir aux consciences et aux évènemens, ou au moins de
la soulager. Pour lui , le modèle de l'écrivain était l'homme d'action
racontant ce qu'il a fait. C'était César dans ses commentaires, Bona-
parte dans ses mémoires. Carrel voulait qu'on écrivît soit après avoir
agi, soit pour agir, quand c'était le seul mode d'action opportun ou
possible. Plus tard ses idées se modifièrent là-dessus, ou plutôt secom-
plétèrent. Il garda ses préférences, mais il reconnut qu'on n'agit pas
seulement en faisant la guerre comme César et Bonaparte , et qu'un
homme fort sédentaire peut agir tout aussi bien qu'un général qui
court d'un bout du monde à l'autre. Bossuet agit à sa manière, Pas-
cal à la sienne; Voltaire, Rousseau, Buffon, à la leur. Ainsi complé-
TOME XII. 3
Si REVUE DES DEUX MONDES.
tée, l'idée de Carrel est excellente en soi. Cela équivaut à dire que
l'action étant la manifestation la plus franche et la plus naturelle de
l'homme, pour bien écrire, il faut être mu par une force aussi impé-
rieuse que celle qui nous fait agir. Or, on n'est dans cette condition-
là qu'autant qu'on a une forte et noble passion à satisfaire , quel-
que grande vérité à défendre, un idéal à atteindre. Hors de là, l'écri-
vain n'est que le plus noble de l'espèce des charlatans.
Les études littéraires de Carrel avaient été fort négligées. Il nous
racontait que tout en étant dans les meilleurs élèves de son collège
par les disposiiions , il était dans les médiocres par les résultats. Ses
penchans militaires se montraient dès le collège par le choix même
de ses lectures. Il lisait les historiens , surtout à l'endroit des opéra-
tions militaires, et il aimait, avant de les comprendre, ces détails si
étrangers à la vie de collège. Jamais vocation ne fut plus précoce et
plus décidée. Pour le reste des études , il y assistait avec impatience,
plutôt qu'il n'y prenait part. Toutefois, nous disait-il, Virgile l'a-
vait frappé. Il m'en récitait quelquefois des vers appris dans sa
tendre jeunesse , et qu'il n'avait ni relus ni oubliés. Regardez comme
la destinée d'un homme supérieur se prépare de loin. Cet enfant
qui, après avoir dévoré une mauvaise traduction de Xénophon ou
de César, est sensible à l'art divin de Virgile, un jour le goût et la
volonté en feront un homme d'action ; l'instinct en fera un admira-
ble écrivain.
Au sortir du collège, et pendant la préparation pour entrer à
l'école militaire de Saint-Cyr, Carrel se livra exclusivement aux étu-
des historiques et de stratégie. A l'école , il y employa tout le temps
que lui laissaient les occupations spéciales. Après la guerre d'Espa-
gne, et pendant sa prison, sous la menace d'une peine capitale, il
écrivit différens résumés d'histoire ancienne et moderne. Nous les
avons retrouvés parmi ses papiers. Ils sont écrits avec beaucoup de
netteté , d'un style simple et coulant, du reste sans jugemens ni ré-
flexions ; ce sont des travaux de mnémotechnie , pour imprimer la
suite des faits dans sa mémoire. Mais la sécheresse même de ces ma-
tériaux indique la force d'esprit de Carrel et la manière dont il en-
tendra l'art de l'écrivain, si les évènemens le réduisent là. Carrel
avait besoin d'une vue générale sur l'histoire universelle. Ces maté-
riaux en sont les élèmens les plus sommaires. Son imagination som-
meillait pendant que son esprit parcourait la suite de l'histoire dans
les évènemens généraux et incontestables. Ce n'est pas le seul mérite
<ie ces ébauches. On ne sait de quoi s'étonner le plus, ou de la fer-
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 35
meté de cette main qui poursuit son dessein sans se laisser distraire
par la partie anecdoiique et pittoresque des faits , ou de cette facilité
qui couvre déjà d'énormes cahiers d'une écriture serrée, rapide et
sans ratures.
En écrivant ces abrégés d'histoire, Carrel ne croyait pas céder à
un instinct supérieur et ne voulait pas s'exercer à l'art de l'écrivain.
La preuve, c'est qu'après son acquittement et à son retour à Paris,
en septembre 18*24, il ne pensa pas d'abord à écrire. La tentation
était grande pourtant. La presse offrait alors une voie naturelle à
tous ceux qu'un goût sérieux portait vers les lettres, et un grand
attrait à tous ceux qui manquaient seulement d'une vocation déter-
minée d'un autre côté. Carrel hésita long-temps. Sa famille lui con-
seillait le commerce, et il y dut penser sérieusement. On le pressait;
on craignait la perspective d'un oisif onéreux aux siens. Ce fut au mi-
lieu de ces incertitudes, qui allaient devenir des souffrances, qu'un
homme de talent et de cœur, digne d'être un moment le patron de
celui dont il devait être plus tard le collaborateur modeste et dévoué,
M. Arnold Scheffer, le proposa pour secrétaire à M. Augustin
Thierry, lequel achevait alors VHistoirc de la conquêie de l'Aiigteierre
par les Normands, Sa vue, déjà affaiblie par le travail, avait besoin de la
main et des yeux d'un collaborateur habile. Il offrit au jeune officier
l'équivalent de son traitement. Carrel, après avoir obtenu l'agrément
de sa famille, reçut une lettre de M. Thierry, conservée avec soin dans
ses papiers, et que celle qui a hérité de toutes ses dettes de reconnais-
sance a récemment rendue, par mon entremise, à l'illustre historien.
Dans cette lettre , M. Thierry mandait à Carrel « qu'il pouvait venir
dès-lors l'aider dans ses recherches historiques. » Je cite ces ex-
pressions délicates qui éloignent toute idée d'une position subalterne.
M. Thierry ménageait déjà dans son jeune collaborateur l'écrivain
du NaiionaL a Ce travail sera peu amusant, ajoutait M. Thierry,
mais il y aura peut-être quelque instruction à en retirer. » Je n'ai
pas pu lire froidement ces mots. Il faut penser que ce billet si simple
a donné à Carrel un moment de vive émotion et peut-être de bon-
heur. Il échappait à ces luttes de famille dont la fin est au prix d'une
séparation; il échappait à l'humiliante nécessité d'être un mauvais
négociant.
Le travail de Carrel, installé auprès de M. Thierry, consistait à faire
des recherches, à débrouiller et à mettre en ordre des notes, à cor-
riger les épreuves de V Histoire de la conqnèie. Ces travaux , et d'au-
tres du même genre, ne sont stériles et subalternes qu'entre des
3.
36 REVUE DES DEUX MONDES.
mains malhabiles ; un homme distingué y trouve de quoi déployer
sa sagacité et exercer son goût. Garrel y montra dès l'abord assez de
qualités solides pour qu'en très peu de temps la ligne de démarcation
s'effaçât par degrés entre le secrétaire et l'écrivain déjà consommé.
Ce fut peu à peu un travail commun où les parts, naturellement très
inégales dans les pages exquises et dans l'inspiration même de l'œu-
vre, l'étaient moins dans les accessoires et dans la rédaction géné-
rale. M. Thierry, avec cette forte modestie qui le distingue, aime à
reconnaître tout ce que dut son dernier volume de VHistoire de la
conquêle à la collaboration de Carrel. Non-seulement il trouvait
proflt à le consulter sur l'importance et le degré de certitude histo-
rique des faits , mais encore il lui demandait sa main pour quelques
détails de style. Dans les récits de bataille, par exemple, le jeune
officier pouvait avoir plus naturellement le mot propre ; M. Thierry,
qui ne le trouvait que par l'instinct des bons écrivains, le lui deman-
dait souvent et jamais en vain. Généralement , le tour ou le mot pro-
posé par Carrel était simple, ferme, vrai. M. Thierry m'a même
avoué avec beaucoup de grâce que Carrel lui avait quelquefois rendu
le service de lui suggérer, à la place d'une expression affaiblie par
trop d'usage, une expression plus directe, plus vive et plus rappro-
chée de son sens primitif.
Six mois se passèrent ainsi. Carrel n'avait pas encore pris la plume
pour son compte. Un hbraire étant venu demander à M. Thierry un
résumé de l'histoire d'Ecosse, celui-ci, qui suffisait à peine à ses im-
menses travaux, engagea Carrel à s'en charger. Carrel se mit au
travail, et fit, avec les idées de V Histoire de la conquête y un court et
substantiel résumé , où M. Thierry dut mettre, pour les convenances
du libraire , une introduction de sa main. L'ouvrage eut assez de suc-
cès pour que Carrel refusât désormais tout traitement. Il se croyait
déjà trop payé par l'honneur de cette collaboration dans le premier
ouvrage sorti de sa plume. M. Thierry n'y consentit pas d'abord;
mais Carrel insistant, il fut convenu qu'il recevrait le traitement
durant trois mois encore, après quoi il serait libre.
Dans l'intervalle, la mère de Carrel avait fait un voyage à Paris.
Les lettres de M. Thierry ne l'avaient pas rassurée. Cette modeste
existence d'homme de lettres ne la tranquillisait point, et paraissait
la flatter médiocrement. Elle avait besoin que M. Thierry lui renou-
velât ses premières assurances, et se portât en quelque façon garant
de l'aptitude littéraire et de l'avenir de son fils. Dans deux dîners
qu'elle offrit à M. Thierry, elle l'interpella vivement sur ce sujet.
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 37
er Vous croyez donc, monsieur, que mon fils réussira, et qu'il aura
une carrière? y) — « Je réponds de lui comme de moi-même , dit
M. Thierry; j'ai quelque expérience des vocations littéraires : votre
fils a toutes les qualités qui font le succès aujourd'hui. » Pendant
qu'il parlait, M""" Carrel fixait sur lui un regard pénétrant, comme
pour distinguer ce qui était vrai, dans ses paroles, de ce qui pouvait
n'être que politesse ou encouragement. Quant au jeune homme, il
écoutait sans rien dire, respectueux, soumis, et, à ce que raconte
M. Thierry, presque craintif devant sa mère, dont la fermeté d'esprit
et la décision avaient sur lui beaucoup d'empire. Carrel ne fléchissait
que devant ses propres qualités, car ce qu'il respectait dans sa mère
n'était autre chose que ce qui devait, plus tard, le faire respecter
lui-même comme homme public.
La première réunion avait laissé des doutes à M""^ Carrel. Au sor-
tir de la seconde, où, pressé entre ces deux volontés inflexibles,
l'une qui lui demandait presque de s'engager pour son fils, l'autre,
discrète et silencieuse, qui lui promettait de ne pas lui faire défaut,
M. Thierry s'était sans doute montré plus affîrmatif , M""' Carrel par-
tit pour Rouen, plus convaincue et plus tranquille.
J'ai dit quels services Carrel avait rendus, comme collaborateur, à
M. Thierry. Quant aux rapports d'homme à homme, sans être jamais
famihers , rien n'y manquait de ce qu'une grande estime réciproque
pouvait y mettre de solidité et de charme; mais Carrel montra tou-
jours beaucoup de réserve. Cette disposition, nullement gênante dans
le tête-à-tête , à l'arrivée d'un étranger, devenait de la contrainte.
Un jour, un parent de M. Thierry entre au moment où Carrel lui fai-
sait la lecture d'un journal. Après quelque conversation, cette per-
sonne prie bien innocemment Carrel de continuer. Il avait trop de
tact pour s'y refuser, mais trop de susceptibilité pour s'y résigner
sans chagrin. La personne partie, on se remet au travail. M. Thierry
ne tarde pas à voir que Carrel n'a pas toute sa bonne humeur, et,
comme son amitié lui était aussi précieuse que ses services, il lui de-
mande ce qui a pu le mécontenter. Carrel le lui avoue. (( Il n'est ser-
vice pour vous, dit-il, qui me répugne ou me coûte; mais je ne veux
pas que d'autres me demandent ce que vous avez seul le droit d'ob-
tenir. » M. Thierry lui fit de tendres excuses. Carrel ne voulut pas
être en reste avec lui; il y répondit par d'autres excuses, a II faut
me pardonner, disait-il; je suis militaire, et les militaires ont la mau-
vaise habitude de se tenir offensés de riens. »
:(. Les trois mois obtenus par M. Thierry s'étaient écoulés, et VHis-
3S REVUE DES DEUX MONDES.
loïre de la conquête de l'Angleterre avait paru. Carrel ne venait plus
chez M. Thierry à titre de secrétaire, mais seulement comme ami,
offrant gratuitement des services devenus plus rares, mais que son
talent croissant rendait plus précieux. Il passait une partie du temps
à faire des recherches et à copier des extraits qui devaient servir aux
travaux ultérieurs de l'historien. Dans le même temps, il préparait
un nouveau résumé , à l'instar du premier, de l'histoire de la Grèce
moderne. C'était plus l'œuvre de Carrel que le Résumé de l'Histoire
d'Ecosse. M. Thierry n'y avait contribué que pour le projet, où il
l'avait poussé, et pour quelques conseils particuliers, qui mirent le
jeune écrivain sur la voie de notions sûres et intéressantes. Au reste,
l'ouvrage put se passer de la protection d'un morceau préliminaire
du maître, et le plan comme la rédaction en appartiennent entière-
ment à Carrel. Ce Résume, publié à la fln de l'année 1827, a été réim-
primé en 1829.
Les deux premiers écrits de Carrel furent lus fort légèrement,
comme le sont presque toujours, même par les juges les plus compé-
tens, tous les livres signés d'un nom inconnu. Ils donnaient tout au
plus à l'auteur, et encore dans un cercle fort étroit, la réputation
d'un homme de lettres assez habile, mais dont il fallait borner la col-
laboration aux sujets qui pouvaient se contenter d'une plume très
secondaire. Or, les produits d'une plume ainsi classée sont médio-
cres, surtout quand elle n'est point stimulée par cette âpreté pour le
gain qui rend infatigables les talens vulgaires. Le prix de ses deux
petits volumes lui avait permis de passer à sa guise les premiers jours
de son indépendance. 11 dut bientôt y ajouter celui d'articles publiés
çà et là dans les journaux et les revues, non sans de vives souffrances
d'amour-propre, à cause des difficultés et des retards qu'il y trou-
vait, et de cette censure intérieure, souvent inintelligente à force
d'indifférence, qui lacère le cœur de l'écrivain, croyant ne couper
que son papier. Mais ces faibles ressources défendaient à peine Car-
rel de la pauvreté, ou du moins de cette gêne qui, pour tous ceux
que les travaux de l'esprit livrent à tous les besoins honorables, est
une sorte de misère.
Il fallut plus d'une fois que la bourse de ses amis pourvût aux plus
pressantes nécessités. Carrel était retombé dans toutes les incerti-
tudes de sa première arrivée à Paris. Cette pudeur des grands talens
qui ne leur permet pas d'accepter un emploi en sous-ordre, beau-
coup de paresse rêveuse, ou beaucoup de temps donné à des travaux
sans produit , que sais-je? peut-être l'amour-propre de sa renommée
PUBLICISTES DE LA FRANCE. S9
future, aigrissaient ces incertitudes. Il ne manqua rien aux épreuves
du pauvre jeune homme, pas même de penser de nouveau à rentrer
dans le commerce. Il y pensa, en effet, et fort sérieusement. Il choi-
sit celui des livres, apparemment comme s'éloignant le moins de ses
habitudes littéraires. Une demande de fonds fut faite à sa famille, qui
lui envoya de quoi monter, en société avec un ami, une modeste li-
brairie, qui n'eut le temps de ruiner personne. La mise de fonds seu-
lement y périt , au moins ce qui n'en fut pas employé à faire vivre
Carrel pendant quelques mois. C'est dans l'arrière-boutique de cette
librairie, sur un comptoir auquel était attaché un gros chien de
Terre-Neuve, que Carrel , tantôt plongé dans les recueils politiques
anglais, tantôt caressant son chien favori, médita et écrivit V Histoire
de la contre-rcvoliiLion en Angleterre. Ce livre parut en février 1827.
C'est le premier ouvrage où Carrel ait eu l'occasion d'exposer ou
du moins de laisser voir, dans une époque analogue, son sentiment
sur la politique de la restauration. On trouvera donc naturel que
j'en parle avec détails. L'histoire de ses précédens écrits est pres-
que celle de ses nécessités; l'histoire du livre sur la contre-révolution
d'Angleterre pourrait être, jusqu'à la date de la publication, celle
de ses opinions. Le titre seul du livre dit assez quelle en avait été la
pensée. C'est la restauration française que Carrel voulait avertir en
écrivant l'histoire delà contre-révolution d'Angleterre. On commen-
çait alors à comparer les Bourbons aux Stuarts, et cette comparaison
était déjà pour quelques-uns une inquiétude, pour un plus grand
nombre une espérance. Carrel était de ces derniers, ainsi que beau-
coup d'esprits, non plus prévoyans, mais plus impatiens. Ce livre est
donc moins une histoire qu'un pamphlet historique. Carrel expliquait
la politique de Jacques II d'après le sentiment que lui inspirait celle
de Charles X. Toutefois l'analogie est si parfaite entre certains hom-
mes et certaines choses, aux deux époques, que la vérité n'a point
souffert des préoccupations de l'historien, et que la comparaison du
présent et du passé , au lieu d'obscurcir sa vue, l'a étendue et forti-
fiée. Rien n'annonce, d'ailleurs, que ce livre ait été écrit d'une main
passionnée. Les adversaires les plus décidés d'un gouvernement ne
sont pas toujours les plus fâchés dans l'expression. Une ambition
ajournée fait plus de bruit qu'une aversion froide et implacable. Car-
rel parlait avec moins de colère à la restauration, qu'il regardait
comme déjà morte, que beaucoup qui voulaient prolonger sa fin igno-
minieuse, ce qui est toujours lucratif pour peu que cette fin se pro-
longe. Il ne la menaçait pas pour lui faire peur, mais parce qu'il la
^0 REVUE DES DEUX MONDES.
croyait condamnée par l'histoire. Rien dans ce livre n'est vague , rien
n'est donné à la déclamation, cette arme des adversaires qui ne de-
mandent qu'à être amis.
Outre l'intention évidente de prédire à la restauration le sort qui
l'attendait, Carrel avait-il songé à prévoir, à aider pour sa part un
dénouement du même genre que celui de 1688? Le duc d'Orléans
-était-il aussi nettement annoncé et désiré dans la personne du prince
d'Orange que Charles X était condamné dans celle de Jacques H?
Une telle question ne peut pas être injurieuse pour la mémoire de
Carrel. On est bien sûr qu'il ne s'agit pas de savoir si cette seconde
prédiction était intéressée , et si Carrel pensait à s'inscrire sur la liste
îles serviteurs aspirans de la royauté qui hériterait de Charles X. Il
n'y a rien d'embarrassant dans l'histoire d'un homme dont le carac-
tère noble a toujours gouverné l'esprit : rien donc n'en doit être né-
gligé, parce que rien n'en peut être d'un médiocre exemple. Je n'ai
dès-lors aucun scrupule à dire ce que m'a suggéré à cet égard la
lecture de son livre.
Carrel , en 1827, ne' portait pas ses vues ni ses espérances pour la
France au-delà d'une révolution de 1688, c'est-à-dire d'une royauté
consentie. Si ce fut une faute politique de se déclarer contre cette
royauté après l'avoir appelée et jugée inévitable, il importe que cette
faute ne se prolonge pas sur les années de sa vie antérieures à 1830.
On se souvient de son mot sur l'immobilité à laquelle prétendent
follement les partis. Or ce serait le louer singuhèrement que lui attri-
buer une prétention qu'il jugeait si sévèrement dans les autres. En
songeant, en 18i7, à une révolution de 1688, et à une substitution
de la royauté consentie à la royauté de droit divin, changement qui
permettait d'ailleurs toutes les espérances, Carrel avait le double
mérite d'être du parti de tous les bons esprits d'alors , et d'être plus
qu'aucun d'eux pur du soupçon de travailler à sa propre fortune en
dirigeant l'opinion dans le sens de ce changement.
Si Carrel eût été , dès 1827, engagé dans les idées républicaines,
aurait-il écrit VHistoire de la reslauratïoii des Stiiarts, c'est-à-dire de
tout ce qui légitima et rendit populaire dans la Grande-Bretagne la
royauté consentie du prince d'Orange? Je veux bien que, contre le
penchant de tout esprit dévoué à une opinion, il ait écrit, avec des
arrière-pensées républicaines, une histoire monarchique, comment
n'a-t-il jamais montré ses espérances dans ses prédictions? Quelle
belle occasion pourtant d'opposer à tous ces partis qui s'écrasent
tour à tour au nom d'idées contradictoires , à ces royalistes conspi-
PUBLICISTES DE LA FRANCE. %i
rant contre le roi, à ces catholiques ménageant les plus extrêmes opi-
nions protestantes, à ces dissidens coalisés avec les papistes contre les
anglicans, à tant d'alliances monstrueuses, à tant de mobilité pas-
sionnée, la silencieuse immobilité du parti républicain! Quels tableaux
à faire , même avec sa manière sobre et contenue , des morts glo-
rieuses des Russell et des Sydney, ces nobles victimes des illusions
républicaines î Quoi de plus aisé que de rabaisser la victoire du prince
d'Orange en montrant toutes les souffrances qu'elle laissait crier,
tous les droits qu'elle ne reconnaissait pas, toutes les imperfections
qu elle adoptait, toutes les représailles et toutes les réparations dont
elle chargeait l'avenir?
Dans le livre de Carrel, les vieux républicains du règne de Char-
les I" sont traités avec respect, mais sans sympathie particulière.
Carrel les juge, preuve que leur cause n'est pas la sienne. Leurs con-
sciences sont admirées; qui ne les admirerait pas? mais leurs idées
sont jugées avec sévérité. Selon Carrel , ils ont pris pour un caprice
de cour ce qui est l'œuvre de la nation. Ce sont eux qui ont fait naître
les alarmes auxquelles la hberté a été sacriflée. Russell, Sydney,
grandes âmes, ont été des esprits irrésolus, voulant la fin sans les
moyens , proclamant le droit d'insurrection et niant toute pensée de
violence contre la personne du roi. Si ce sont là des jugemens d'ami,
celui-là est un ami bien froid, qui peut être assez juste pour fournir
des raisons à ceux qui seraient tentés de ne l'être pas.
Quant à la victoire du prince d'Orange, loin de la rabaisser, Carrel
la relève, d'abord en traitant avec une faveur particulière cet homme
illustre, ensuite en lui faisant un cortège, dans sa marche triom-
phante d'Exeter à Londres, de tous les intérêts sérieux, de toutes les
libertés politiques et religieuses de l'Angleterre. Il n'y a qu'un mé-
content, outre le parti vaincu, ou plutôt tout ce qui s'en était com-
promis d'une manière irréparable; ce mécontent, c'est le peuple.
Mais de quoi l'est-il? Carrel ne prend pas de précautions pour le dire.
Tantôt de ce qu'on l'a frustré de quelques jours de désordre et de pil-
lage, et de ce qu'il ne trouve pas dans les manifestes a ce qui eût en-
flammé ses passions; » tantôt de ce que l'approche du prince d'Orange
enhardit les magistrats de la Cité dans la répression des désordres
intérieurs, inévitable résultat des révolutions; tantôt de ce que l'en-
trée furtive et sans appareil du prince dans Londres prive sa curio-
sité du spectacle d'une procession solennelle.
Telle était l'opinion de Carrel en 1827. Pourquoi donc, après une
expérience de quelques mois seulement, s'est-il tourné contre la
i2 REVUE DES DEUX MONDES,
royauté consentie? Par dépit, n'a-t-on pas manqué de dire. Si on eût
fait à Carrel une situation convenable dans le nouvel état de choses,
on l'eût acquis irrévocablement. M. Littré a cité un mot de lui :
(( Peut-être m'eùt-on désarmé en me donnant le commandement d'un
régiment. » Ce mot est vrai, je l'ai entendu; mais il n'était ni sérieux,
ni même plaisant à la manière de certains mots qui cachent une ar-
rière-pensée sérieuse. J'en sais un qui le réfute et où Carrel paraît
tout entier : « Croit-on, disait-il, que moi, simple officier, et qui sais
combien il importe à la discipline de l'armée que les grades n'y soient
donnés qu'aux services , j'eusse consenti jamais à usurper les épau-
lettes de colonel? » Ce n'est donc point avec le don d'un régiment
qu'on eut gagné Carrel. J'ignore quelle offre eût été mieux reçue.
Si Carrel a eu à cet égard quelque désappointement, je ne sache pas
qu'il s'en soit ouvert à personne. Peut-être un emploi élevé, qui eût
maintenu l'égalité entre ses premiers amis politiques et lui , l'eùt-il
attaché au gouvernement nouveau tout le temps qu'à son sens la
royauté et le pays n'auraient fait qu'un. Sitôt qu'il aurait cru que l'in-
térêt dynastique se distinguait assez de l'intérêt du pays pour que
les services d'un fonctionnaire parussent des services à une personne
royale , Carrel aurait quitté les fonctions publiques. Il ne pouvait
servir avec suite qu'une cause générale ou un être collectif, le pays :
un emploi même élevé eut laissé trop de personnes au-dessus de lui.
Voici, s'il fallait expliquer par une ambition trompée sa levée de
boucliers républicaine, ce qu'on en pourrait dire de plus fondé. Mais,
je le répète, quoique rien n'eût été plus permis que l'ambition de Car-
rel, ni rien de plus juste que son chagrin de la voir trompée, ce n'est
point par désappointement qu'il arbora le drapeau républicain; car
pourquoi le moindre retard? pourquoi ne pas se déclarer dès le pre-
mier jour, sous l'impression de cet inconcevable abandon, ou plutôt
de ce désaveu indirect qui suivit son envoi dans les départemens de
l'Ouest? pourquoi pas le lendemain de cette ridicule offre d'une pré-
fecture de troisième ordre, à laquelle ou l'avait nommé sans le con-
sulter? L'occasion était assez belle, et Carrel n'était pas de ces
hommes qui se fâchent long-temps après l'affront , et qui mettent
entre leur ressentiment et l'éclat qu'ils ont résolu d'en faire un in-
tervalle calculé. Les griefs étaient justes; et qui peut dire que, dans
une certaine mesure, les mécontentemens d'un homme supérieur
par le cœur et par l'esprit ne soient pas des mécontentemens pu-
blics? Cependant Carrel ne s'émut pas. Devenu maître de la direction
du National, il accepta, comme tout le monde, la royauté consentie^
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 43
et en surveilla l'expérience encore nouvelle avec plus de doute que
d'hostilité ouverte. Mais il se fatigua bientôt de cette attitude. Quand
tout le monde croyait à une guerre européenne , Carrel crut que la
royauté nouvelle n'en soutiendrait pas le fardeau, et que la nation
seule, se gouvernant par elle-même, pouvait encore tenir tête à la
coalition des vieilles royautés légitimes. Derrière lui, cette opinion
était déjà personniflée dans un parti malheureusement enchaîné aux-
souvenirs et à l'imitation de l'épouvantable dictature de 93. Entre
l'immense majorité , qui croyait la guerre imminente, et ce parti qui ,
pour la faire et la terminer glorieusement, parlait d'exhumer des
archives de la commune et du comité de salut public le fantôme de la
Terreur, Carrel proposa la théorie d'un pouvoir exécutif responsable
n'ayant aucun intérêt qui ne lui fût commun avec le pays, et s'inter-
disant de sacrifier ses libertés même à sa défense. Il crut qu'il fallait
rassurer la France en lui montrant que, si la guerre ou l'entraîne-
ment démocratique produit par la révolution de juillet devait em-
porter la royauté consentie, il y aurait entre elle et la désorganisation
extrême une forme de gouvernement raisonnable et déjà éprouvée.
C'était, dans son opinion , une voie de salut offerte à l'immense ma-
jorité de ceux qui ne veulent pas de l'indépendance sans la liberté,
ni de la liberté sans l'indépendance. Telle a été la véritable pensée
de Carrel. Je ne l'imagine pas; je la lui ai entendu exposer avec une
force et une lumière que toute mon amitié ne saurait donner à ce
récit. Des diverses explications qu'on pourrait donner du passage
de Carrel aux idées républicaines, celle-ci est la seule qui ait pour elle
l'autorité d'aveux directs, de déclarations explicites de lui. Ce fut le
fonds inépuisable de cette polémique de 1831 à 1832 qui donna au-
tant de retentissement à une erreur de Carrel que tous les talens
ralliés au gouvernement de 1830 en donnèrent aux réalités, quel-
quefois un peu plates, contre lesquelles elle se brisa.
UHistoire de la conire-r évolution en Angleterre n'augmenta pas
beaucoup la réputation d'écrivain de Carrel. En lui tenant compte de
ia force d'esprit qu'avait demandée cet ouvrage, on n'y trouvait pas
encore ce talent particulier d'expression auquel on reconnaît un écri-
vain. Ce ne fut qu'après la pubhcation , dans la Revue Française , de
deux articles étendus sur la guerre d'Espagne de 1823 que Carrel
fut jugé digne de ce titre. C'est une opinion générale parmi ceux qui
ont suivi avec attention cette vie si courte et si glorieuse, que son talent
subit, à cette époque, une transformation inattendue, et que Carrel
brisa l'obstacle qui l'empêchait de s'épanouir. Ces articles parurent;
I^I^ REVUE DES DEUX MONDES.
en 1828, moins d'un an après Y Histoire de la contre-révolution en
Angleterre. Quelques personnes considérables s'honorent d'avoir, à
dater de ces pages, deviné l'avenir qui était réservé à Carrel. Mais
en deçà , dit-on , il n'y a qu'un littérateur estimable , des qualités
négatives, une main ferme, mais point de ce qu'on peut appeler du
talent dans le sens rigoureux du mot, non dans le sens relâché où
l'emploie la critique contemporaine.
Cette appréciation est-elle exacte, et ne s'y mêle-t-ilpas, àl'insu
de ceux qui la font , ou qui n'y contredisent pas, soit quelque préjugé
littéraire du même temps que les débuts de Carrel, et qui les aurait
empêchés d'y regarder de près, soit un certain penchant à ne pas
admirer de trop bonne heure un homme qu'il va falloir bientôt ad-
mirer sans réserve ? Les débuts littéraires de Carrel ont été mo-
destes; qui pourrait le nier? C'est même une preuve de supériorité
qu'il ait eu un commencement, et qu'ensuite il se soit accru avec ces
iniorvalles et ces progrès qui marquent la vie physique et morale de
tous les êtres bien organisés. Je veux bien que, jusqu'en 1828, les
plus belles pages de Carrel soient ces fameux articles sur la guerre
d'Espagne; mais qu'il ait été homme de lettres jusque-là, et seule-
ment à dater de là , écrivain , c'est à quoi je ne puis consentir. Je
crois même que, sans le préjugé particulier auquel j'ai fait allusion
tout à l'heure, outre la difficulté de reconnaître et d'avouer un ta-
lent nouveau , on eût pu prédire un grand nom littéraire à Carrel
dès ses modestes résumés. On dit que de tous ses amis un seul eut
cet honneur. Ce fut Sautelet, dont le suicide devait inspirer à Carrel
des pages si vigoureuses et si mélancoliques. Sautelet, mort en 1830,
n'a pas pu voir toutes ses prédictions accomplies , mais du moins il
ne les a pas vues arrêtées à jamais par une fin funeste.
Ce préjugé, qui avait commencé par n'être qu'un sentiment juste,
consistait à ne reconnaître un écrivain qu'à une certaine qualité qu'on
appelait le pittoresque de l'expression. C'était un sentiment juste, eu
égard à la plupart des écrivains du commencement de ce siècle , les-
quels avaient éteint la vraie langue française sous une certaine rhé-
torique de mots abstraits, écho affaibU de la langue déjà fléchissante
du xyiii*" siècle. Mais ce sentiment devint un préjugé le jour où l'ex-
pression pittoresque fut estimée comme un privilège si considérable et
un don si particulier, qu'on s'habitua à la louer indépendamment de la
pensée, et que du regret d'une qualité disparue de notre httérature
on fît une théorie de style où la forme était séparée du fond. Or, si
J3 ne me trompe pas sur une époque dont j'ai manqué de cinq ou six
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 45
années seulement d'être le contemporain, c'est au plus fort de ce pré-
jugé que parurent les premiers écrits de Carrel. Au lieu d'y remar-
quer cette netteté si précoce de l'expression, ce sens ferme, cette
force intérieure déjà contenue , cette convenance déjà parfaite du
style et des idées, on ne fut préoccupé que de ce qu'on n'y trouvait
pas. On ne vit guère ce qui était d'instinct dans les écrits du sous-
lieutenant de vingt-trois ans, et^n regretta de n'y pas voir ce qu'il
aurait pu si facilement imiter d'autrui.
Les Résumés des histoires d'Ecosse et de la Grèce moderne, les
articles sur les questions générales de population dans la Revue amé-
ricaine, VHisioire de la conlre-révoliition en Angleterre , ne sont d'au-
cune école, et, par là même, sont de la bonne langue française. Il y
a tel chapitre de l'histoire de la Grèce moderne, écrit en 1825, qui
n'est pas d'une main moins habile ni d'un écrivain moins consommé
que la préface écrite en 1829 , en tête de la seconde édition , posté-
rieurement aux fameux articles sur l'Espagne. Je reconnais déjà dans
tout ce qui est sorti de la plume de Carrel une qualité fort supérieure
à l'expression pittoresque, et qui ne risque pas de passer de mode,
parce qu'elle n'est pas imitable : c'est la spécialité du langage dans
tous les ordres d'idées. Je ne devrais pas dire la spéciaHté, car il y
en a de plusieurs sortes. Les matières de la guerre, de l'administra-
tion, de la politique, de l'économie sociale, des mœurs, outre les mots
et les tours qu'elles empruntent à la langue générale , ont un corps
d'expressions particulières dont le sens vif et primitif est réservé
pour les idées spéciales qui s'y rattachent. C'est à la connaissance
naturelle et à l'emploi sûr et facile de toutes ces langues spéciales bien
plutôt qu'au pittoresque de l'expression que je devinerais un écrivain
supérieur. Bossuet n'est notre plus grand écrivain en prose que parce
qu'il a su et manié parfaitement la langue de chaque ordre d'idées
et toutes les langues de toutes les idées. On peut, avec un talent mé-
diocre et beaucoup de mémoire et de lectures, en donner le simu-
lacre; mais un œil exercé n'aura pas de peine à reconnaître, à un
certain manque de force et de facilité, et au mélange vague et bâ-
tard de mots appartenant à des ordres différens d'idées, l'écri-
vain médiocre et sans avenir. C'était là peut-être le caractère de
quelques prosateurs accrédités de l'école impériale, écrivains par
imitation plutôt que par instinct. Carrel se tint aussi loin de la pâle
langue de ces écrivains que du pittoresque un peu factice qu'on y
avait substitué. Lui aussi parlait naturellement toutes les langues
de toutes les idées; mais ses idées n'étant pas mûres encore ou ne lui
46 REVUE DES DEUX MONDESé
étant pas assez propres, il avait en quelque manière la propriété du
langage sans en avoir la beauté.
En effet, les idées manquaient, à certains égards, à Carrel, et tou-
tes celles qu'il avait eues à exprimer, ne lui étaient pas person-
nelles. On naît écrivain, mais on devient penseur, vivre étant la ma-
tière même de la pensée. Les grands esprits pensent plus tôt, abrè-
gent les intervalles et rapprochent les degrés , mais ils ne pensent
qu'au fur et à mesure qu'ils vivent, et jamais dès l'abord avec toute
la force, toute la maturité, toute l'étendue que l'âge leur donnera. De
même, tous les esprits, y compris les plus grands, commencent par
suivre les traces d' autrui, et par rouler dans le torrent des idées
courantes, croyant qu'ils font le bruit qu'ils entendent et qu'ils ima-
ginent ce qu'ils imitent. On n'est complètement écrivain que le jour
où, soit qu'on invente quelque chose, soit qu'on adhère librement et
par le progrès naturel de son esprit à ce qui existe déjà, on s'appar-
tient et on s'inspire de soi.
Or, jusqu'aux articles sur la guerre de 1823, Carrel n'avait joui ni
de toute la force de sa pensée, ni de toute la liberté de son esprit. Il
avait pris la plume sans un goût bien vif, pour échapper à une pro-
fession vulgaire etpourvivre. Le premier livre qu'il écrit, M. Thierry
lui en repasse en quelque sorte la commande, et lui en donne l'idée
générale. Le second naît d'un conseil du même homme et de conver-
sations avec un Grec instruit. C'est, d'ailleurs, un résumé, et les ré-
sumés étaient alors à la mode; quiconque en écrivait un imitait. Dans
les articles insérés çà et là, le choix était pour un quart, la nécessité
pour les trois autres. S'il y eut un peu plus de Carrel dans V Histoire
de la contre-révolution en Angleterre, la considération de l'à-propos,
la popularité des travaux analogues, en inspirèrent la plus grande
part. Quoique les tendances politiques y soient nettes et décidées, le
langage n'en est pas fort expressif, soit que la passion manquât à
l'écrivain pour des idées qu'il devait plus tard abandonner, soit que
ces idées lui étant communes alors avec beaucoup de gens , il n'eût
pas voulu paraître se les approprier par un certain travail d'expres-
sions vives, affectant l'invention. La passion seule colore les écrits,
non cette passion des esprits médiocres qui hurlent quand on crie
autour d'eux, mais celle des hommes supérieurs , qui n'est que leur
raison servie par toutes les facultés de la vie sensible. Avant le mo-
ment de la passion, Carrel ne s'était pas fait, à l'imitation de quelques
contemporains , un certain système de style coloré et pittoresque.
Préservé par la force de son instinct de se donner laborieusement
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 47
des défauts imités, il conformait son langage au train calme et à l'in-
spiration un peu étrangère de ses pensées. Comme tous les écrivains
appelés aux succès durables, il ne s'était point embarrassé à l'avance
de ces habitudes de style factice qui se prolongent jusque dans les
belles années du talent. Il était parfaitement libre pour l'heure des
pensées mûres et pa&sionnées, et possédait un excellent fonds d'écri-
vain , si je puis dire ainsi, sur lequel la passion devait un jour jeter
quelques couleurs, sans toutefois en changer la nature forte et saine
dès les premières pages du sous-lieutenant de 1823.
Cette couleur, qui peint les paroles à l'esprit, marque un bon nom-
bre de pages des deux articles sur l'Espagne. C'est que le sujet est du
choix de Carrel.Il prend le prétexte d'ouvrages sur cette matière pour
exposer ses idées personnelles sur la guerre de 1823, sur la situation
de l'Espagne, sur l'armée prétendue libératrice que la politique des
Bourbons de la branche aînée y envoya faire cortège au supplice de
Riego; sur les généraux de la petite armée révolutionnaire, Mina,
Milans; sur ces proscrits de divers pays « qui vinrent, dit Carrel dans
son nouveau style, agiter inutilement, aux yeux de nos soldats, des
couleurs oubliées, et qui, avant d'enterrer ce drapeau qui trompait
leurs espérances, crurent lui devoir cet honneur d'être encore une fois
mitraillés sous lui! » Carrel s'était joint à ces proscrits : il était officier
dans cette petite troupe de soldats de toutes les nations que comman-
dait le brillant colonel Pachiarotti, c( souffrant et se battant sans espoir
d'être loués, ni de rien changer, quoi qu'ils fissent, à l'état désespéré
de leur cause; n'ayant d'autre perspective qu'une fin misérable au
milieu d'un pays soulevé contre eux, ou la mort des esplanades, s'ils
échappaient à celle du champ de bataille. » Ces évènemens qu'il ré-
sumait avec tant de force, il y avait été jeté lui-même cinq ans aupa-
ravant par un irrésistible besoin d'agir, mais d'agir toutefois au profit
d'une cause préférée. Il avait observé d'un œil pénétrant cette armée
de la restauration, dont il relevait le caractère en montrant par
combien de vertus elle avait honoré cette campagne impopulaire , et
comment, par son abnégation sur ses secrètes préférences, par sa disci-
pline, par son courage sagement proportionné aux résistances, elle
avait su se faire respecter et craindre de l'Europe absolutiste, même
dans une œuvre de grande police absolutiste. Il l'avait étudiée dans
ses manifestations comme dans son silence, avant de s'en séparer lui-
même pour aller combattre un peu au hasard ceux qu'elle avait été
chargée de rétablir. De toutes les choses qu'il raconte, il avait donc
senti les unes, vu les autres, souffert de la pluparf , Ce ne sont plus,
48 REVUE DES DEUX MONDES.
comme dans ses premiers écrits , des vues qu'il tire froidement de sa
raison avertie ou dirigée par l'opinion d'autrui ; cette fois ses vues
ne sont qu'à lui; personne ne les a suscitées, et, autour de Carrel,
rien ne lui dit qu'elles auront de l'à-propos. C'est toujours sa raison
qui les conçoit et les expose, mais sa raison émue par ses souvenirs
personnels, ^'oublions pas que, malgré les gages les plus brillans
d'un grand esprit politique, Carrel n'avait pas cessé d'être militaire,
et, à ce titre, de ne penser à rien avec plus de prédilection qu'à
l'armée et aux choses de la guerre. Ainsi s'explique, non la trans-
formation de son talent, mais l'apparition soudaine d'une de ses qua-
lités demeurée jusque-là inactive. C'était le même talent : mais Carrel
en avait gardé les traits les plus vifs pour le premier travail où il au-
rait occasion de s'engager de toute sa personne.
Au reste, ne remarquer dans les deux articles sur l'Espagne que
quelques pages colorées, serait en faire trop peu de cas. Je ne sais
pas d'exemples, dans la littérature politique, d'une situation plus
sûrement et plus largement décrite que ne l'est celle de l'Espagne
de 1823 dans le premier de ces articles. Quant à la question des de-
voirs et des droits de l'armée dans un pays constitutionnel, il serait
téméraire de prétendre la mieux traiter au point de vue spéculatif
que ne l'a fait Carrel dans le second article; il serait imprudent,
dans la pratique, de la comprendre autrement. C'est que, dans cet
écrit, le sens et le coup d'œil décident Carrel et déterminent son
jugement, souvent contre ses vœux et ses espérances. Ainsi, en ce
qui regarde l'Espagne de 1823, bien qu'il ait combattu dans le parti
révolutionnaire, rien ne lui en dérobe les fautes, rien ne lui en exa-
gère la popularité sur le sol espagnol, rien ne lui en grossit les
chances. 11 voit les faits et il les raconte, non du ton d'un intéressé
qui en a subi le joug, mais en homme impartial qui ne s'inquiète que
de ne pas se tromper, sauf à mettre, dans sa conscience, le droit
où il doit être. Et pour la question des opinions de l'armée , question
délicate, où l'écrivain libéral pouvait être si fortement tenté d'oppo-
ser au dogme de l'obéissance passive, octroyé, pour toute charte,
à l'armée par le gouvernement d'alors, des théories d'intervention
active et délibérante dans les affaires du pays, avec quelle justesse
de vues et quelle fermeté Carrel la résout ! Il refuse à l'armée le droit
de délibérer; mais il lui reconnaît celui d'avoir une opinion, quand
les fautes d'un gouvernement l'y provoquent, et celui de ne répondre
que par le devoir et le respect de la discipline, qui est la loi d'hon-
Eour de l'armée , quand on lui demande un enthousiasme servile
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 49
pour une mauvaise cause. Il sauve ainsi la discipline sans absoudre
les gouvernemens impopulaires. L'armée peut commander par sa
manière d'obéir. J'admirerais moins cette vue dans un écrivain chez
qui aucune partialité de compagnon d'armes ni aucun acte personnel
à justiGer ou à expliquer n'auraient troublé la spéculation pure. Mais
je ne puis trop l'admirer dans un homme de 28 ans, écrivain faute
d'être soldat, et qui n'avait cessé d'être soldat que pour avoir mé-
connu, dans un noble entraînement, ces vertus modestes dont il
louait l'armée libératrice de 1823 , et qu'il proposait pour exemples
à toute armée engagée désormais comme elle dans une guerre qui
blesserait ses opinions permises.
Cette impartialité que montre Carrel dans les idées principales de
ce beau travail, il la conserve jusque dans ces faits de détails dont on
sacrifle trop souvent la vérité soit à l'entraînement du jour soit à la
verve de l'expression. Ainsi, en même temps qu'il juge, sans les
insulter, ces zélés de l'armée libératrice, qui se croyaient de vrais
croisés pour l'extermination des idées révolutionnaires, il loue, je
n'ai pas besoin de dire sans flatterie, la miodération et quelques
actes de bon sens du duc d'Angoulême. Il défend la capacité du
munitionnaire Ouvrard en homme qui apprécie les actes nonobstant
la renommée, et peut-être en militaire qui savait gré à M. Ouvrard
d'avoir assuré les vivres à ses compagnons d'armes.
Entre les deux articles sur la guerre de 1823 et la polémique à
jamais mémorable du National, Carrel publia quelques écrits politi-
ques et littéraires. On les compte, car, de ce jour-là, rien de mé-
diocre ne sortit de sa plume. Un article sur la mort d'Alphonse
Rabbe, un autre sur le suicide du pauvre et intéressant Sautelet,
sont comme deux jets nouveaux de ce talent si profond. Le morceau
sur Sautelet , en particulier, a des pages admirables où un vague
sentiment religieux , réveillé par cette perte douloureuse , semble
vouloir disputer l'ame de l'ami défunt à des habitudes de scepti-
cisme voltairien. Dans un genre différent, l'Essai sur la vie et les
écrits de Paul-Louis Courier montre ce même talent, si mélancoli-
que dans les regrets sur la mort de Sautelet, devenant subtil et dé-
lié pour analyser un écrivain original, et pour faire aimer un homme
médiocrement aimable. EnGn , deux articles sur les drames de la
nouvelle école, auxquels le défaut d'habitude de ces matières donne
je ne sais quelle grâce que n'auraient pas les mêmes pensées , sous
la plume d'un critique spécial, témoignent du grand goût que por-
tent en toutes choses les hommes supérieurs. Dans ces divers
TOME XII. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
écrits , cette qualité de peindre par l'expression qu'on avait rencon-
trée avec quelque surprise dans les articles sur l'Espagne , éclate
presque à chaque phrase. Mais prenez garde, ce n'est pas une cer-
taine science d'effet où Carrel s'est perfectionné; son expression ne
s'illumine et ne se colore que parce que ses pensées sont devenues
plus nettes, plus hautes et plus à lui. Il a encore ce trait de ressem-
blance avec les grands écrivains , qu'il proportionne son style à ses
pensées, et qu'il sait être simple et humble quand les pensées sont
d'un ordre où il n'est pas besoin, pour les rendre, que la raison
s'aide de l'imagination. Appliquer à toutes choses uniformément une
certaine qualité brillante qu'on se sait, et dont on a été souvent loué,
n'est pas plus du génie , que faire des traits à tout propos n'est de
l'esprit.
Toutes les qualités qu'avait Carrel le premier jour qu'il tint une
plume, relevées de ce don venu le dernier^ se déployèrent à la fois
dans la polémique du National, avec une grandeur qui laissera de
longs souvenirs. Cette polémique a été admirée de ceux même qui la
craignaient, soit qu'on la craignît moins qu'on n'affectait de le dire,
soit qu'en France on n'ait jamais assez peur du talent pour se pri-
ver de l'admirer! Il est certain qu'entre les mains de Carrel, le Na-
tional, à ne le considérer que comme monument de littérature poli-
tique , a été l'œuvre la plus originale du xix^ siècle. Aucun autre n'a
fait plus d'honneur à la France dans tous les pays , et notamment en
Angleterre, où l'on ne s'effraie pas des grands talens, où Carrel en
put recueillir, en 1835, des témoignages de personnes considérables
qui n'admirent pas au hasard.
L'Angleterre a un petit recueil justement vanté comme modèle de
polémique politique, et qui est en possession d'une gloire classique ;
ce sont les Lettres de Junîiis. On peut faire le plus grand cas de ce
livre, sans l'égaler au National de Carrel. Junius est un écrivain qui
compose avec infiniment d'art une petite lettre sur de petits intérêts.
Ses pensées justes et mordantes sont liées entre elles par un fil ha-
bilement caché, et sa langue est parfaitement propre et correcte.
L'imitation des Lettres Provinciales en est le principal défaut, en ce
que toutes les qualités de ces lettres y sont réduites et amoindries,
que l'ironie y est moins forte et moins mesurée, que la logique y est
menue et plus extérieure qu'intérieure, et le langage moins vif et
moins original. Combien Carrel est plus varié, plus fort, plus pro-
fond, lui qui raisonne avec des idées d'élite, et qui est logicien à la
manière de Bossuet, sans l'attirail des transitions et des tours affec-
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 51
tés à la logique! Combien aussi les intérêts qu'il agite l'emportent
sur ces changemens de personnes où s'évertue la verve anonyme et
impunie de Junius ! Combien enfin les rôles diffèrent ! Junius , caché
dans un coin d'où les provocations ne peuvent pas le débusquer,
souffleté dans ses écrits parce qu'on ne peut pas atteindre jusqu'à sa
personne, singulier à force de manquer de susceptibilité, aiguise
froidement des traits qui partent d'une main à qui nulle honte ne
peut faire prendre l'épée, et flétrit les fautes comme le bourreau,
froidement, et la tête voilée. Carrel, la tête haute, la poitrine nue, à
peu près comme ces proscrits de la guerre de 1823, qu'il nous pei-
gnait tout à l'heure, marche au milieu d'une société tout épouvan-
tée du courage qu'elle a eu pendant trois jours, et déjà ennemie de
tous ceux qui n'ont pas voulu, ni en vendre leur part, ni rengainer
l'épée tirée contre l'étranger, par-dessus la tête des Bourbons chas-
sés. De tous ceux qui le Hsent, quelques-uns sont institués et sala-
riés pour le trouver coupable, et pour épier tous les matins sa li-
berté aventureuse; d'autres quil'admirent le désavouent; la masse,
qu'il trouble dans son besoin de repos, le hait sans le comprendre.
Parmi ses amis, les uns l'exagèrent, et, par leurs arrière-pensées
sauvages , rendent suspects ses engagemens de droit commun avec
tous les partis ; les plus amis, hélas ! ne le sont que de sa personne
et de son talent, et, sur ses idées, le laissent dans l'isolement et le
doute. Il marche pourtant à ciel ouvert, et, soit qu'en effet l'ambi-
tion permise aux hommes de sa force le mène à son insu, soit qu'il
n'ait cru que se dévouer à une vérité dont l'heure était arrivée, pour
expier les erreurs de l'une ou pour rendre témoignage de l'autre,
il offre sa liberté et sa vie! Les lettres ne seraient qu'un misérable
jeu d'esprit, si, même à égalité de talent, entre l'écrivain anonyme
et l'écrivain qui vit au grand jour et qui offre son sang à ceux que
sa libre pensée incommode , la supériorité ne devait pas être du côté
de ce dernier.
Les amis de Carrel doivent à sa mémoire de réunir dans une édi-
tion de ses œuvres la plupart des articles écrits par lui de 1831 à 1834.
Lui-même avait déjà fait un choix que nous avons retrouvé dans ses
papiers. Ce choix, fait secrètement et à l'insu de ses amis, comme
s'il eût craint ces flatteries amicales, qui conjurent un écrivain de ne
rien mépriser de ses œuvres, devrait être conservé religieusement.
Carrel était son juge le plus sévère, outre le peu de tendresse que ses
amis lui ont connu pour tout ce qui, dans ses écrits, n'avait proprement
qu'une valeur littéraire. Il n'est donc pas à craindre qu'il se soit flatté
52 REVUE DES DEUX MONDES.
dans ce projet de réimpression de ses articles. Son choix même étant
une preuve de sa raison et de son goût, c'est presque un devoir tes-
tamentaire de le respecter.
IV.
La perte de Carrel est irréparable. Quel que soit l'avenir qui nous
attende, s'il eût été donné à Carrel de vivre vie d'homme, la France
ne pouvait tirer de lui ni de médiocres services , ni un médiocre
éclat. S'il est dans notre destinée de voir de nouveaux orages, quelle
richesse pour la patrie que son esprit de ressources , et , en cas de
guerre, son instinct militaire cultivé par des études spéciales, la jus-
tesse de son coup d'oeil, son sang-froid dans les momens difflciles,
son caractère modéré et ferme, sa probité chaste, et ce courage qu'il
n'a pas assez estimé , et où il s'est laissé prendre comme à un piège!
Si, ce qui est le vœu et l'espérance de tous les hommes de sens,
nous devons jouir paisiblement d'un gouvernement de discussion
sous une royauté d'origine populaire, quel écrivain y eût mieux servi
par ses apologies que Carrel par son opposition?
Je n'étonnerai ni ne blesserai personne en disant que l'ascendant
de Carrel journaliste a moralement dirigé la presse dans ces derniè-
res années , et que nul ne l'a honorée par plus de courage et de pro-
bité. Amis et ennemis, tous se sont inspirés de ses idées, les uns pour
compléter et féconder des opinions parallèles, les autres pour alimen-
ter leur contradiction. Carrel seul savait mener la presse à l'endroit
vif, et faire faire chaque jour aux questions un pas en avant; lui seul
pénétrait le premier les embarras réels derrière les arrangemens
apparens, et les germes sérieux de discorde derrière les protestations
publiques ; lui seul fixait les responsabilités, et de tous les écrivains
de l'opposition, lui seul savait faire passer impunément entre tous les
écueils dont les lois et l'ardeur des parquets semaient sa marche,
des vérités ou des craintes hardies qui ont peut-être plus prévenu de
fautes qu'elles n'en ont fait faire.
Carrel faisait plus encore. N'est-ce pas lui qui le premier affrontait
le péril et provoquait les explications, au risque qu'à la place de ré-
ponses amiables on lui envoyât des mandats d'arrêt? N'est-ce pas
lui qui , le plus souvent , a offert sa personne aux expériences de
l'arbitraire , et a mis son corps en travers pour qu'on passât dessus
avant d'arriver jusqu'à la minorité dont il était l'organe? Et, pour
ne parler que des rapports intérieurs de la presse avec le public,
PUBLICISTES DE LA FRANCE. 53
quel homme y amis plus de dignité? Qui a usé avec plus de réserve
et de désintéressement de ces privilèges que l'usage accorde à ceux
qui disposent de la publicité? Carrel ne faisait ni ne laissait faire; il
n'avait ni l'avidité qui traflque de la vérité et du mensonge , ni cette
facilité de certains hommes politiques , qui, gardant pour eux-mêmes
une sorte de probité ambitieuse, permettent le gaspillage et la ra-
pine autour d'eux , croyant faire assez pour l'opinion s'ils n'en pré-
lèvent pas la dîme.
Ceux qui l'aimaient sans folles espérances et sans ambition auraient
voulu qu'il se contentât de ce rôle, le plus beau peut-être dans un
gouvernement de discussion. Mais nous reconnaissions bien que ce
n'était pas possible. Carrel subissait la discussion comme un mode
d'action incomplet et bâtard. Ni le libre cours qu'elle offrait à sa
passion ne le soulageait, parce que, dans ses plus grands emporte-
mens, il sentait qu'il ne faisait que se donner le change à lui-même;
ni la réputation d'y exceller ne le flattait, parce qu'il en rêvait une
plus belle. Ses adversaires, pour le piquer, insinuèrent quelquefois
de quelle sorte était la gloire qu'il voulait, et le mot de premier consul
fut prononcé avec ironie. En tout cas , la foule choisie qui vint se
faire inscrire chez lui, lors de son premier duel, ne cherchait pas à
le désabuser alors des illusions qu'il pouvait avoir à cet égard. Mais,
malgré tous ces flatteurs qui courtisèrent sa glorieuse blessure, et
qui lui ont manqué à sa mort, Carrel ne se rêva jamais ni dictateur,
ni premier consul. Il eut peut-être, comme tous les hommes d'un ta-
lent et d'un caractère supérieurs, aux époques de crise, et après tant
d'exemples de fortunes rapides et extraordinaires, des doutes pleins
d'espérances sur sa destinée. Peut-être lui échappa-t-il de faire lui-
même ou de laisser faire devant lui, entre quelques parvenus subli-
mes et lui, de ces rapprochemens qui ont tout l'air d'être des horo-
scopes. Mais il n'en eut jamais ni la prétention, ni la vanité, et peut-
être s'en donna-t-il d'autant moins le personnage, qu'il n'était pas
plus indigne qu'un autre que la fortune trouvât encore pour lui , dans
des temps d'orages, une de ces couronnes de hasard qu'elle met quel-
quefois sur des têtes obscures. En le pressant sur ce point et en in-
terpellant sa loyauté, tout au plus aurait-on obtenu l'aveu qu'il
n'avait jamais souhaité, dans ses plus grandes espérances, que l'hon-
neur d'être, après et avec d'autres, le chef temporaire et respon-
sable de son pays.
Enfin, en mettant les choses au pire pour Carrel, soit qu'aucun
événement ne dût lui fournir l'occasion de déployer régulièrement et
5+ REVUE DES DEUX MONDES.
sans contradiction ses facultés actives , soit que la discussion sans
espoir l'eût à la fin dégoûté, quel honneur n*eût-il pas fait à la France
en se résignant à n'être qu'historien! Il y pensait déjà; il tâchait de
s'y accoutumer, et ses amis ne le virent pas sans douceur se retirer
peu à peu de cette polémique étouffante où il languissait depuis les
lois de septembre, et se préparer à écrire l'histoire de Napoléon.
Déjà il y avait mis la main, une main scrupuleuse et timide, malgré
sa belle réputation d'écrivain. Il relisait les grands historiens, et
éprouvait dans la conversation la justesse de ses principales vues.
Etudier cette grande vie, suivre Napoléon dans ses courses à travers
l'Europe, et, après s'être fatigué à le suivre, le contempler dans ces
haltes d'un jour où il fondait la plus grande administration et la lé-
gislation la plus sensée du monde moderne, eût été le seul apaise-
ment de cette belle et inquiète intelligence. Qui pouvait mieux que
Carrel écrire l'histoire de Napoléon?
On prête à M. le duc d'Orléans un mot sur la mort de Carrel , où
j'admire plus qu'une générosité de bon goût. c( C'est, aurait dit le
prince royal, une- perte pour tout le monde. » Le mot est noble et
d'un grand sens. N'y a-t-il pas, en effet, plus de danger pour les
royautés, dans un pays libre, à être délivrées de pareils ennemis qu'à
avoir sans cesse à leur faire face et à les réduire par la force de la
modération et par le bon accord avec le pays?
Quand M. le duc d'Orléans régnera, comme il n'est guère possi-
ble, dans un pays profondément démocratique, qu'un roi n'ait des
ennemis, je lui en souhaite du talent et du caractère de Carrel, et
surtout qu'il soit dit, pour l'honneur de son règne, qu'une si noble
voix y aura été libre.
NlSARD.
Juillet 18Ô7.
LITTÉRATURE
PAÏENNE ET CHRÉTIENNE
DU OïAIRlÈME SIÈCLE.
iiWlOlfll MT ^AILÏ^T IPAWlLItMo
II.
SAIXT PAULIN.
Parti du même point qu'Ausone , Paulin est arrivé à un résultat
bien différent. Il a commencé de même par être un rhéteur; mais il a
fini par être un évêque et un saint.
Paulin appartenait aussi à cette Aquitaine si féconde en talens
oratoires. Il naquit à Bordeaux, en 353, d'une famille illustre et opu-
lente, qui possédait de grandes propriétés territoriales, non-seule-
ment en Gaule, mais encore en Espagne et en Italie. Toute la pre-
mière partie de sa vie offre avec celle que nous avons racontée une
conformité presque complète. Il sortit de l'école pour s'illustrer dans
le barreau et dans les affaires. Il fut chargé de grands emplois , et
même, à ce qu'il semble, consul subrogé. Jusqu'ici sa carrière res-
semble exactement à celle d'x\usone , son maître et son ami.
Nous n'avons aucun des ouvrages que Paulin composa au temps de
sa vie mondaine; et malgré les louanges d'Ausone , nous ne devons
56 REVUE DES DEUX MONDES.
pas déplorer beaucoup cette perte , à en juger par le peu de vers de
son disciple qu'il nous a conservés , et qui démentent ses éloges. Ces
vers faisaient partie d'un poème de Paulin , qui n'était qu'une para-
phrase métrique d'une histoire des rois, ouvrage perdu de Suétone.
Il ne faut pas prendre à la lettre ces louanges outrées que se don-
naient entre eux les rhéteurs, pas plus qu'il ne faudrait prendre à
la lettre les complimens oratoires que le grand Balzac prodiguait aux
illustres de son temps.
Balzac, dont l'existence littéraire au xvii^ siècle a quelque rapport
avec celle des rhéteurs du iv% Balzac, qui, comme eux, travaillait ses
lettres avec un soin extrême , s'inquiétait plus de l'élégance de ses
périodes que de l'équité de ses louanges. Il écrivait, par exemple,
au père Josset, dont peut-être vous n'avez pas beaucoup entendu
parler : « Oserai-je hasarder une pensée qui vient de me tomber dans
l'esprit; vous chantez si hautement les triomphes de l'éghse et les
fêtes de l'état, la mort des martyrs et la naissance des princes, qu'il
semble que vos vers ajoutent de la gloire à celle du ciel et des orne-
mens à ceux du Louvre; les saints semblent recevoir de vous une
nouvelle félicité, et M. le dauphin une seconde noblesse (1). » Je ne
veux point comparer le père Josset à saint Paulin. Je ne compare que
l'exagération, la banalité des louanges. Ce que vante Ausone dans les
vers de saint Paulin, c'est l'élégance (2); et ce mérite est précisément
celui qu'offrent le moins les poésies composées depuis sa conversion.
Nous verrons qu'elles en ont un autre plus sérieux. Je sais bien qu'on
a supposé que les vers profanes de Pauhn étaient meilleurs que ses
vers pénitens , et que , par humilité chrétienne , il s'était appliqué à
moins bien écrire; mais j'ai peine à croire que la mortification d'un
poète puisse aller jusque là.
Parmi les motifs qui portèrent saint Paulin à embrasser la sévérité
chrétienne, on entrevoit des ennuis sur lesquels il s'explique vague-
ment, et qui furent, ce semble, des ennuis de cœur. Il doit à ces pre-
mières tristesses de sa vie ce caractère mélancolique qui donne sou-
vent du charme à ses vers incultes, ce que saint Augustin appelait
une dévotion gémissante, pietas gemebunda.
La mélancolie qui tient une si grande place dans ce qu'on pour-
rait appeler l'histoire intérieure de la poésie moderne, la mélancolie
est chrétienne d'origine. Le christianisme seul a inspiré à l'homme
{l)lLettres choisies de Balzac , liv. III, lettre xv.
(2) Haec ttt quam peritè concinnè quam modulatè et dulciter. ( P. Ausonli, ep. i.)
AUSONE ET SAINT PAULIN. 57
cette tristesse grave et tendre, qui n'est pas la misantropie satirique
de Timon, qui n'est pas l'ironie amère et désespérée de l'Ecclésiaste,
mais qui est tempérée par la charité et adoucie par l'espérance.
Écoutons Paulin lui-même nous raconter les dispositions de son
ame et les circonstances de sa vie qui déterminèrent sa conversion.
ce L'âge qui s'avançait, la considération qui m'a entouré dès mes
plus jeunes années, ont pu hâter la gravité de mes mœurs; la fai-
blesse de mon corps, mon sang déjà refroidi [decoctior caro), ont pu
émousser chez moi le désir des voluptés ; en outre , cette vie mor-
telle, si fréquemment exercée par les peines et les tristesses, a pu
m'inspirer l'éloignement des choses qui me troublaient et augmenter
mon amour pour la religion par l'effroi du doute et la nécessité de
l'espérance. Enfin, j'ai trouvé où me reposer des calomnies et des
voyages ; délivré des affaires publiques , enlevé au tumulte du bar-
reau, j'ai célébré le culte de l'église au sein du repos des champs,
dans une agréable tranquillité domestique, de sorte qu'ayant peu à
peu retiré mon ame des agitations du siècle, l'ayant accommodée par
degré aux divins préceptes, j'ai passé insensiblement, et comme
d'une route voisine, au mépris du monde et à la société du Christ. »
Dans cette confession très naïve, on surprend les sentimens les
plus intimes de saint Pauhn, et l'on peut par elle se faire une idée
des dispositions dans lesquelles se trouvaient beaucoup d'ames aux-
quelles le christianisme s'offrait ainsi qu'un abri contre les agitations
et les tristesses du monde, et qui, à l'exemple de l'ame douce et ten-
dre de Paulin, se réfugiaient dans la religion, comme une colombe
rentre dans son nid.
Dans d'autres vers de saint Paulin reparaissent ces teintes de mé-
lancolie religieuse : c( Tout l'homme est de peu de durée; c'est
comme un corps qui se dissout, comme un jour qui tombe; sans le
Christ, c'est une poussière, une ombre (1). »
Paulin quitta l'Aquitaine pour l'Espagne vers 390. Il resta quatre
ans dans ce dernier pays ; pendant ces quatre années s'accomplit ce
qu'on pourrait appeler son initiation au christianisme. Quelques piè-
ces de vers composées durant cet intervalle nous montrent les divers
degrés par lesquels passèrent l'ame et la pensée du néophyte chrétien.
La prière appartient probablement aux premiers temps de cette retraite
en Espagne. Paulin n'en est pas où en est Ausone dans VEpliemeris; il
ne place pas, comme son maître, une oraison à la Trinité immédiate-
(1) Quidquid homo brève est , ut corporis œgri
Temporis occidui, sine Christo pulvis et umbra.
58 REVUE DES DEUX MONDES.
ment avant des ordres pour l'apprêt d'un dîner, et à peu de distance
d'une invocation aux songes. Mais le christianisme de la prière de
Paulin est un peu indécis pourtant , et l'on surprend encore quel-
ques retours vers des sentimens et une sagesse profanes. Paulin
adresse au ciel des vœux qui conviendraient à un honnête païen.
c( Puissé-je avoir (1) une joyeuse maison, une épouse chaste et des
fils chéris ! >) Alors il désirait être père; l'idée du céhbat dans le ma-
riage était loin de lui. Il demande de ne pas avoir des jours tristes,
de ne pas souffrir dans l'ame, ni dans le corps. Il n'avait pas accepté
la croix véritable. Quelques vers exaltés qui se trouvent à côté de
ces souhaits timides (2) , montrent les fluctuations de cette ame en-
core agitée. Enfln, il fit un pas de plus; il vendit tous ses biens , sa
femme devint sa sœur, et il embrassa toute la sévérité du sacrifice.
Ce fut une grande joie dans l'éghse. L'église , à cette époque , formait
sur toute la terre une sorte de patrie commune des âmes chrétiennes;
l'église était une grande cité dont tous les membres avaient des in-
térêts pareils et des affections unanimes. La patrie chrétienne se
réjouissait de la gloire d'un de ses enfans, comme la patrie antique
applaudissait à une noble action d'un de ses fils. Quand on apprit
en Italie, en Afrique, Ambroise à Milan, Augustin à Hippone, qu'un
consulaire, un littérateur, un patricien célèbre, Paulinus Pontius,
avait quitté le monde, l'éloquence, la renommée, pour se retirer
dans la soHtude, et qu'il avait distribué aux pauvres ses grandes
richesses, toute l'éghse admira le triomphe de la foi. Pauhn répon-
dait aux éloges avec une humilité ingénieuse : ce L'athlète ne triom-
phe pas dès qu'il s'est dépouillé. Celui qui doit traverser un fleuve à
la nage se dépouille aussi, mais il ne passera le fleuve que si, après
s'être dépouillé , il lutte avec constance et triomphe du courant. »
Cependant, la famille de Paulin, ses amis, ses condisciples, et plus
que tous les autres, son maître Ausone, s'affligeaient du parti qu'il
avait pris. Plusieurs se détachaient de lui. Paulin a exprimé avec un
accent de mélancolie profonde la peine que lui causaient le blâme de
ses parens et la désertion de ses amis, a Où est, s'écriait-il doulou-
reusement , où est la parenté? Où sont les liens du sang? Que sert le
toit commun de la famille? Je suis devenu, comme dit le psalmiste,
étranger en présence de mes frères; j'ai été un voyageur parmi les
fils de ma mère. Mes amis et ceux qui étaient mes proches se sont
0) Paul. poem. ir. Precalio.
(2y Paul. poem. v.
AUSONE ET SAINT PAULIN. 59
éloignés, ils ont passé à côté de moi comme un fleuve qui s'écoule,
comme un flot qui se retire (1). »
Ce qui est pour nous particulièrement intéressant à observer, c'est
lerôle que joua Ausone dans cette opposition mondaine aux pieuses
résolutions de saint Paulin. Ausone, retiré de la cour-, vivait paisible-
ment au sein d'un repos littéraire, dans la maison de campagne qu'il
possédait aux environs de Saintes. De là, il écrivait aux rhéteurs, ses
amis, à Paul, à Symmaque et à Paulin. Mais Paulin, qui était en Es-
pagne, ne répondait pas. Il n'arrivait au maître, sur son disciple,
que de vagues rumeurs, de vagues plaintes; partageant le mécon-
tentement des autres amis de Paulin, il lui adressa quatre épîtres
on vers, dont trois nous sont parvenues, pour lui reprocher son si-
lence. Sans mettre la question précisément sur la conversion de
Paulin, il cherche, par des insinuations détournées et délicates, à
le dissuader de renoncer aux lettres et au monde. Il commence
par lui demander s'il a été initié à des mystères , s'il a fait vœu
de silence. Il le soupçonne d'avoir auprès de lui quelqu'un qui le
trahit (proclitor). Il désigne par là l'épouse de Paulin, Therasia,
qui était pour beaucoup , par ses conseils et par son exemple, dans
le nouveau genre de vie que son mari avait embrassé. Selon l'usage
de la primitive église, en se vouant à Dieu, Paulin ne s'était point
séparé complètement de Therasia; il avait continué à vivre avec
elle, mais dans une relation purement fraternelle. Plus tard, saint
Paulin, devenu prêtre et évoque , écrivait à d'autres évêques , à saint
Augustin, par exemple, en son nom et au nom de sa sœur Therasia;
et saint Augustin adressait ses réponses à l'évéque Paulin et à sa
sainte sœur. Cette situation particulière, ce rapport nouveau que le
christianisme seul pouvait créer, a fourni quelques inspirations gra-
cieuses à l'imagination de ces temps. Ainsi, un auteur gaulois a mis
en vers une légende dont le héros estRetice, évêque d'Autun, qui
avait fait comme saint Paulin (2).
Selon cette légende touchante, quand le saint évêque fut porté à
la sépulture où l'attendait sa compagne, celle-ci, au moment où l'on
approcha le corps de celui qui avait été son époux et son frère , lui
tendit la main en signe d'union pacifique et sainte. De nos jours, une
muse chaste et sensible a tiré de cette légende la candide histoire
des Amans de Clermont (3).
(i) Ep. II, n. 3.
(2) iiist. patrum, tom. XXVII, pag.î)27, et Greg. Turon., Je Glor. confessonm, c. 75.
{3} Mme Taslu, Chroniques de France.
60 REVUE DES DEUX MONDES.
II y aurait une monographie à faire des épouses sœurs; pour être
complet , il y faudrait faire entrer celles qui en venaient un jour à se
repentir du sacrifice de leurs époux (1).
Ausone accusait Therasia du silence de son ami ; il engageait celui-
ci à lui répondre en secret , et faisant allusion à l'empire que la
femme de Tarquin-le-Superbe exerça sur son époux': Que ta Tana-
quil l'ignore, ajoutait-il. Il allait même jusqu'à indiquer à Paulin des
moyens furtifs d'écrire sans que l'épouse redoutée pût lire les carac-
tères qu'il aurait tracés. Il invoquait les liens de l'amitié, rendus plus
étroits par la communauté des études et la paternité de l'enseigne-
ment.
cf Je suis ton père , disait Ausone , c'est moi qui t'ai introduit
dans la société des muses. » Puis, lui adressant d'aimables reproches :
c( Tu as donc secoué le joug d'amitié que tous deux nous avons porté
ensemble, et que, durant une si longue suite d'années, n'ébranla
ni une plainte , ni un faux rapport , ni une colère , ni même une er-
reur. Ce joug si paisible, si doux, que nos pères aussi portèrent de-
puis leurs premiers ans jusqu'à leur vieillesse, et qu'ils nous ont légué
à nous, leurs fils, pour toute la durée de notre vie.
« Sans toi, les vicissitudes de l'année sont pour moi sans char-
mes, le printemps est pluvieux et sans fleurs. Oh! quand un messa-
ger m'apportera-t-il ces paroles : Voilà ton Paulin qui arrive I Tout
le peuple se précipite à sa rencontre, et passant devant la porte de
sa maison, il vient frapper à la tienne. Faut-il y croire? ou ceux qui
aiment se forgent-ils des songes ? »
Credimus an qui amant ipsi sibi somnia fingunt?
Ainsi, dans ses mouvemens les plus sincères, l'ame d' Ausone,
toujours poursuivie par les souvenirs d'une érudition, cette fois gra-
cieuse, demande à Virgile un dernier accent , une dernière parole
pour décider au retour son élève bien-aimé.
La troisième épître est encore plus pressante. Blessé du silence de
Paulin , Ausone répand son impatience en vers d'une poésie d'ex-
pression qu'il n'a jamais peut-être égalée.
ce Les rochers répondent à la voix , les ruisseaux font entendre un
murmure, la haie qui nourrit les abeilles d'Hybla se remplit de
bourdonnemens, les roseaux de la rive ont leur mélodie, et la cheve-
(1) Voyez dans Grégoire de Tours et dans Cassien, coll. XXI, cli. vin.
AUSONE ET SAINT PAULIN. 61
lure des pins converse d'une voix tremblante avec les vents Toi
seul, ô Paulin! tu gardes le silence (1).
0 0 mon cher Paulin , tu as bien changé ! Voilà ce qu'ont produit
ces montagnes de la Yasconie, ces neigeuses retraites des Pyrénées
et l'oubli de notre ciel... Que l'impie qui t'a conseillé ces longs silences
soit privé de l'usage de la voix ! que, triste et pauvre, il habite les so-
litudes! Que muet, il parcoure les sommets des montagnes, comme
on dit qu'autrefois, privé de la raison, fuyant les assemblées et les
traces des hommes, Bellérophon erra dans les lieux déserts ! 0 muse,
divinité de la Béotie, exaucez cette prière, et rendez un poète aux
muses latines! »
Ainsi , c'est aux muses païennes que le poète demande de lui ren-
dre le solitaire chrétien. La conclusion ne saurait être plus clairement
mythologique. Ailleurs, il appelle le néophyte lui-même un impie,
cf Impie! lui dit-il, tu pourrais séparer Hercule de Pirithoiis, Nisus
d'Euriale ! »
Pour Ausone, l'excès de la piété chrétienne était une impiété en-
vers les muses et l'amitié.
Cette distraction païenne du poète achève de le peindre, et re-
marquez que dans ces épîtres, animé d'un sentiment assez hostile
au christianisme, Ausone a cependant mis deux vers chrétiens, comme
pour l'acquit de sa conscience. Mais cette concession , faite en pas-
sant à sa religion officielle, ne tire pas à conséquence, et il revient
bientôt, avec toute l'ardeur dont il est capable, à sa rehgion littéraire
qui est le paganisme.
Si Paulin ne répondait pas , c'est qu'il n'avait pas reçu les lettres
de son ami. Elles ne lui arrivèrent qu'au bout de quatre ans. Il y
répondit. Nous avons sa réponse à celle des épîtres d'Ausone qui
est perdue , et qui était écrite en trois sortes de vers. Quoique Pau-
lin fût devenu un saint, il se souvenait de ses études poétiques, et
peut-être, par un reste de vanité littéraire, il voulut déployer la
même variété de mètre; commençant par des vers élégiaques, il se
(1) Est et arundineis modulatio musica ripis
Cumque suis loquitur tremulum coma pineaventis.
Ces vers ont un charme et une musique qui rappellent Gray ou Lamartine. De telles ren-
contres sont rares chez Ausone. Ici même il gùte, par des variations malheureuses et trop
prolongées, le motif dont il a tiré d'abord des effets si heureux. Il oppose, au silence de
Paulin, le bruit des sistres d'Egypte et le retentissement des bassins d'airain de Dodone.
L'érudition arrive, et noie bien vite cette fleur de poésie, née de fortune sur une terre aride.
62 REVUE DES DEUX MONDES.
plaint avec douceur de la sévérité d'Ausone, reconnaissant toutefois
que ses reproches ont été tempérés par l'amitié. Puis passant aux
iambes, il lui dit dans un langage moins élégant et moins fleuri,
mais dans lequel on sent l'accent plus ferme d'une conviction décidée :
«Pourquoi m'engages-tu, ô mon père, à revenir aux muses que
j'ai abandonnées? Les cœurs voués au Christ repoussent les muses et
sont fermés à Apollon. Jadis , m'associant à tes travaux avec un zèle
égal, sinon avec un talent pareil, j'évoquais, ainsi que toi, Phébus,
ce dieu sourd, de son antre delphique, et je nommais les muses des
divinités; je demandais aux forêts et aux montagnes la parole qui
est un don de Dieu. Maintenant, ce Dieu suprême est la nouvelle puis-
sance qui gouverne mon ame ; il réclame un autre emploi de la vie,
il redemande à l'homme ce qu'il lui a donné. Celui qui ne vit que
pour Dieu, qui met tout en Dieu, ne le regarde pas, je l'en conjure,
comme paresseux ou pervers , ne l'accuse pas d'impiété; la piété c'est
d'être chrétien, l'impiété de ne pas être soumis au Christ. »
Après cette profession de foi , dont les expressions nettes et positives
contrastent avec les rares allusions qu'Ausone fait de loin en loin au
christianisme, Paulin semble vouloir adoucir la rigueur de sa ré-
ponse, en adressant à son ancien maître tout ce qu'il peut imaginer
de plus tendre, de plus affectueux.
cf Je te dois mes études, mes dignités, mon savoir, la gloire de ma
parole, de ma toge, de mon nom. Tu m'as nourri, tu m'as instruit,
tu m'as soutenu, tu es mon patron , mon instituteur, mon père. »
Ensuite, avec l'abandon caressant d'un disciple, n'insistant plus
sur le motif sérieux de sa retraite et se plaçant au point de vue mon-
dain d'Ausone, il ajoute :
(( Tu te plains de ma longue absence ; tu t'irrites par l'effet d'une
tendre affection. Eh bien! ce que j'ai choisi m'est utile, ou m'est né-
cessaire, ou me plaît seulement; dans tous les cas, tu dois me par-
donner; pardonne à qui t'aime, si je fais ce qu'il convient de faire;
rejouis-toi si je vis selon mon désir. »
Puis s'élevant , avec le sentiment qui grandit , à la majesté de
rhéxamètre , il repousse d'abord les accusations qu'Ausone a dirigées
contre lui-même, contre sa compagne et le lieu de sa retraite :
<c N'accuse point la faiblesse de mon esprit ou l'empire d'une épouse;
mon ame n'est point troublée comme celle de Bellérophon; je n'ai pas
une Tanaquil, mais une Lucrèce. »
L'Espagne, où il s'est retiré, n'est point un pays barbare : a Dois-
je énumérer les villes ceintes de superbes remparts et entourées
AUSONE ET SAINT PAULIN. 63
de campagnes fertiles qu'enferme l'Espagne entre ses deux mers?
— Elles valent bien les landes de Bazas. » Mais il se reprocherait de
répondre aux attaques d'Ausone par des railleries.
L'exhortant à son tour à laisser des déités vaines et à se tourner
vers le Dieu véritable, a N'invoque pas les muses qui ne sont qu'un
néant et un vain nom. Les vents emporteraient ces vœux inutiles.
Les vœux qui ne s'adressent pas à Dieu s'arrêtent dans la région
des nuages, et ne pénètrent pas dans le palais étoile du grand roi. Si
tu désires mon retour, tourne ton regard et ta prière vers celui dont
le tonnerre secoue les voûtes enflammées du ciel, qui brille des
triples lueurs de la foudre, et ne se contente pas de faire résonner
les airs d'un vain bruit, qui prodigue aux moissons les pluies et les
soleils, qui, supérieur à tout ce qui est, et tout entier partout, gou-
verne l'univers par son verbe qu'il y a répandu. »
Après ces grandes paroles, revenant encore une fois au rôle de
disciple :
(( Si Dieu a vu en moi quelques qualités qui me rendaient propre à ses
desseins, grâce t'en soit rendue avant tous! toi, aux préceptes duquel
j'ai du la faveur du Christ. »
Ainsi, avec une délicatesse charmante, Paulin , tout en résistant à
son maître , reporte sur lui le mérite de cette vie chrétienne dont il
voudrait maintenant le détourner.
Enfin, il termine son épître par un morceau lyrique dont l'inspi-
ration est vraiment sublime, et qui n'a pas échappé à M. Yillemain
dans son excellent travail sur les pères de l'église. Aux reproches
d'abandon et d'ingratitude, il oppose une perfection d'amitié plus
haute que lui enseigne le christianisme; il promet à son maître un
inviolable attachement , non-seulement ici-bas, mais aussi dans cette
vie à venir que la foi promet à l'espérance.
ce Pendant tout l'espace de temps qui est accordé aux mortels,
tant que je serai contenu dans ce corps qui m'emprisonne, par quel-
que distance que nous soyons séparés, dans quelque monde, sous
quelque soleil que je vive , je te porterai cloué dans mes entrailles
[fiùris insitimi) , je te verrai par le cœur, je t'embrasserai tendre-
ment par l'ame ; partout tu me seras présent, et lorsque, affranchi
de cette prison, je m'envolerai de la terre, en quelque région que
le père commun place ma demeure, là encore je te garderai dans
mon ame. La mort qui me séparera de mon corps ne me détachera
pas de toi, car la pensée, qui est d'origine céleste et qui survit à
notre chair, doit nécessairement conserver ses sentimens, ses affec-
64 REVUE DES DEUX MONDES.
tions , comme sa vie ; elle doit vivre et se souvenir à jamais ; elle ne
peut pas plus oublier que mourir (1). »
Voilà ce que l'inspiration du spiritualisme chrétien faisait dire à
un poète naturellement assez médiocre. Par elle, Paulin arrivait à
proclamer ainsi l'immortalité de l'ame et l'immortalité de l'amour.
Ces beaux accens terminent noblement cette piquante controverse
entre deux hommes distingués, unis d'abord par l'amitié et les
lettres, séparés ensuite par les opinions et la destinée, mais se tenant
toujours par le cœur et s' aimant encore quand ils ne s'entendaient
plus.
Le vœu secret de saint Paulin était de se retirer près d'un tombeau
qu'il s'était choisi pour y abriter le reste de ses jours. Il avait une dé-
votion particulière à un saint napolitain, saint Félix, dont la sépul-
ture était près de ^'ola. Qui avait suggéré ce choix à saint Paulin?
On sait qu'il avait des terres près de Fondi , sur la route de Naples;
peut-être, dans quelque séjour qu'il y avait fait, avait-il entendu
parler du saint de Nola; car saint Félix paraît avoir joui d'une
grande célébrité et avoir devancé , dans l'imagination vive et crédule
des Napolitains, le célèbre saint Janvier.
Avant de quitter l'Espagne, Paulin fut fait prêtre aux acclamations
du peuple. Il se défendait d'accepter cet honneur, d'abord par un
sentiment d'humilité, et aussi pour ne mettre aucun obstacle entre
lui et le tombeau de saint Félix ; il ne consentit même à recevoir la
prêtrise que sous la condition de n'être attaché à aucune église , ce
qui était alors assez rare. Il y en avait pourtant des exemples; témoin
saint Jérôme. Paulin partit pour Nola, se conflant à la protection de
saint Féhx, au milieu des dangers delà guerre que se faisaient l'em-
pereur Théodose et le tyran Eugène. Eugène était un rhéteur, que le
Franc Arbogaste avait affublé du manteau impérial. A cette époque,
les rhéteurs sont partout , même sur le trône.
Paulin vit saint Ambroise à Florence. A Rome , une grande foule
de prêtres, de moines, de peuple, se pressa autour de l'illustre
converti. L'évêque Siricius fut assez mécontent de cette affluence.
Saint PauHn se plaint légèrement, dans une de ses lettres (2) , de l'hu-
meur que ce triomphe d'un étranger fit éprouver au pape, déjà indis-
posé par l'ordination un peu irréguhère de Paulin. Enfin, arrivé à
Nola, au lieu où tendaient depuis long-temps tous ses désirs, ilétabht
(1) Et ut mori sic oblivisci non capit
Perenne vivax et memor.
(2) Ép.v, noi4.
AUSONE ET SAINT PAULIN. 65
près du tombeau de saint Félix une espèce de monastère, composé
d'un petit nombre de personnes , parmi lesquelles se trouvait sa
compagne Therasia. Il fonda comme une petite Thébaïde sous le ciel
de la Campanie, et depuis ce moment sa vie fut consacrée à un sen-
timent qui peut nous paraître étrange, mais qui, comme tout senti-
ment désintéressé et durable, a droit au respect. Dès-lors, le tendre
culte que Paulin avait voué à la mémoire de saint Félix lui inspira
presque tous ses vers. Chaque année, pour l'anniversaire de la mort
de son saint bien-aimé^ il composait un poème en son honneur. Nous
avons quinze de ces poèmes. Cette sorte de culte d'un patron qu'on
s'est choisi dans le ciel a pour base un sentiment bien naturel au
cœur humain. Chacun de nous, en s'examinant, trouverait peut-être
qu'il a une préférence décidée , une admiration choisie , pour quelque
grand homme auquel il aimerait surtout à ressembler. C'est une pré-
dilection de ce genre qui avait fait choisir saint Félix à Pauhn entre
tous les saints du christianisme. Il serait à désirer qu'on sût quel a
été le personnage qu'a particulièrement admiré chaque homme re-
marquable. Il n'est pas indifférent que le héros favori du cardinal de
Retz fut Catilina , que le saint de Fénelon fut saint François de Sales.
Ce sentiment est tellement fondé sur la nature du cœur de l'homme,
il est tellement analogue à toutes les antres affections humaines, qu'il
peut emprunter leur langage aux plus passionnés.
Paulin, pour exprimer le désir qu'il a de se consacrer au culte de
saint Félix, emploie des expressions qu'un grand poète, Goethe, a mises
dans la bouche d'un autre grand poète, le Tasse, s'adressant à l'ob-
jet de son idéal amour. Voici ce que dit saint Paulin à saint Félix :
c( Je garderai la porte de ton sanctuaire; le matin, je balayerai ton
seuil ; je consacrerai mes nuits à de pieuses veilles dans ton tem-
ple (1). »
Voici ce que le Tasse dit à Éléonore :
cr Oh ! laisse-moi le soin de ton palais ! J'ouvrirai les fenêtres à pro-
pos pour que l'humidité n'altère pas les tableaux. Je nettoierai avec
un balai léger les murs ornés de marbres précieux. »
Aux yeux de tous deux, la ferveur de l'adoration relève les soins
les plus vulgaires. Chez l'amant et chez le saint ce sont des détails
semblables; c'est la même naïveté et presque la même passion.
Les poésies annuelles consacrées par saint Paulin à la mémoire de
saint Félix nous présentent, en plusieurs endroits, des tableaux
{\)mtalis, I.
TOME XII. 5
66 REVUE DES DEUX MONDE?.
dont la ressemblance avec certaines scènes actuelles de la vie italienne
est frappante. Quand il peint l'affluence du peuple qui célèbre la fête
du saint, tous se prosternant devant le tombeau, et allumant à l'en-
tour des autels une grande quantité de lampes et de cierges (1) , on
croit assister à une de ces fêtes qui attirent de si loin les populations-
C'est un pèlerinage italien au iv' siècle; Rome seule fournissait douze
mille pèlerins. Cette ressemblance est encore plus saillante dans un
récit de saint Paulin évidemment calqué sur celui du paysan qui en
est le héros. Il lui a conservé fidèlement ses senlimens et son langage.
En lisant saint Paulin, on croit voir et entendre un bouvier des en-
virons de Naples. Voici un extrait de cette grotesque , mais curieuse
narration :
« Un homme de Nola avait des bœufs qui lui étaient plus chers que
ses en fans [pia clie figll ). Il vient à saint Félix, et l'apostrophe avec
cette liberté que les gens du peuple, dans son pays, emploient très
souvent vis-à-vis de leur protecteur céleste : « Je prendrai le gardien
même de l'église pour un de mes voleurs ; et toi, ô saint ! tu es mon
coupable; tu es leur complice, tu sais où sont mes bœufs, rends-
les-moi , et arrête mes voleurs. »
C'est bien comme ces paysans italiens qui injurient leurs madones,
comme ce matelot qui plongeait les pieds de la sienne dans la mer
quand le temps était à l'orage, la menaçant, s'il venait une tempête,
de la noyer tout-à-fait. Ainsi notre homme apostrophe familièrement
le saint, et exige le miracle dont il a besoin. Cependant il devient un
peu plus traitable , il se radoucit , et propose un marché ( conveniat
tecuni, facciamo l'accorda). « Partage avec moi ; prenons chacun ce qui
nous appartient; pour toi, délivre le coupable; pour moi, rends les
bœufs. Eh bien! c'est convenu, tu n'as plus de motif de retard,
hâte-toi de me tirer de peine; car j'ai la résolution bien arrêtée de
ne pas m'en aller que tu ne m'aies secouru. Ainsi dépêche-toi, ou
bien je laisserai ma vie sur le seuil; et si tu ramènes les bœufs trop
tard, tu ne trouveras plus personne à qui les rendre. » Ce dernier
trait rappelle un autre mouvement d'éloquence méridionale. Un pré-
dicateur portugais tirait d'un sentiment analogue un effet qui, bien
que bizarre, ne manquait pas d'une certaine grandeur. Il disait à
Dieu, en lui demandant d'arrêter les progrès de l'hérésie :
« Si tu ne les arrêtes pas, si, dans quelque temps , Thérésie a cou-
vert l'Espagne, on demandera aux jeunes garçons : a Quelle est votre
{i)y(it.,ui.
AUSOXE ET SAINT PAULIN. 67
religion ? » ils répondront : « Nous sommes luthériens. ):> On deman-
dera aux jeunes filles : ce Quelle est votre religion? » elles répondront :
(( Nous sommes luthériennes. » Alors, je le sais, tu te repentiras,
mais il sera trop tard. »
« Ce suppliant un peu rude, dit saint Paulin, ne déplut pas au
martyr; cependant il ne se presse point d'obéir aux injonctions du
paysan. Mais celui-ci s'opiniàtre, il reste sur le seuil, le couvre de
son corps prosterné; le soir, on l'en arrache avec violence, on le
chasse, il va dans son écurie, et là, son désespoir, les plaintes et les
tendresses qu'il adresse à ses bœufs absens , ont une chaleur toute
italienne , toute napolitaine , qui a certainement été prise sur le fait.
Enfin saint Félix se laisse toucher. Les bœufs reviennent , les caresses
du maître et des animaux respirent encore l'impétueuse vivacité du
caractère italien. Le paysan ramène ses bœufs en triomphe aux pieds
du saint. Mais il n'est pas content; et sans craindre d'abuser de sa
patience : « Bon martyr, dit-il, je suis devenu presque aveugle à force
de pleurer, hier de tristesse, aujourd'hui de joie ; tu m'as rendu mes
bœufs, rends-moi la vue? )) Les assistans rient; mais Félix lui ac-
corde encore cette faveur.
Cependant le v' siècle allait commencer, et il allait commencer par
la mort de l'empire romain. Les Goths étaient près de fondre sur
l'Italie. Paulin , au tombeau de saint Félix, ne s'alarmait point des
évènemens qui bouleversaient le monde; et dans les pièces de vers
de ces années d'invasion, le sentiment de confiance et de courage que
lui donnent la foi et la protection de son saint chéri communique à sa
poésie un beau caractère d'enthousiasme, a Que la guerre frémisse
au loin, que la paix et la liberté demeurent à nos âmes, je le chan-
terais encore ( saint Félix ] , quand je serais soumis aux armes géti-
ques ; je le chanterais joyeux parmi les Alains farouches ; et quand
mille chaînes et raille jougs m'accableraient, l'ennemi ne pourrait
jamais joindre à la captivité de mes membres la servitude de mon
ame. Dans les fers des barbares, mon libre amour adresserait à
Paulin les vœux qu'il me plairait de lui adresser (1). »
On sent, en lisant ces vers, que le christianisme a donné aux âmes
un point d'appui contre les calamités effroyables qui vont fondre sur
le monde avec les Barbares.
Au milieu de ces menaces de la guerre , Paulin était occupé à bâtir
à saint FéUx une nouvelle église, beaucoup plus grande que l'an-
(l)^-a^,VlII.
68 REVUE DES DEUX MONDES.
cienne. Un de ses poèmes a conservé la description de l'édifice qu'il
élevait, description importante pour l'histoire de l'architecture. En
ce qui nous concerne , nous remarquerons la présence et l'emploi
des images dans l'église de Nola, elle est incontestable. Bientôt ces
images donneront lieu à une grande querelle, la querelle des icono-
clastes, où figurera Charlemagne; au temps de saint Paulin , pour lui,
du moins, la question était résolue en faveur des images, car il nous
apprend qu'il avait fait peindre des sujets de l'Ancien Testament sur
les murs de sa basilique, afin que les paysans qui avaient conservé
des mœurs païennes la coutume de célébrer, dans des banquets assez
scandaleux , la mémoire des martyrs sur leur tombe, fussent détour-
nés de ces usages grossiers par le spectacle des peintures tracées sur
les muraiiles.il s'applaudit d'avoir réussi à tel point, que ces paysans
oublient l'heure de leurs repas pour considérer, avec une curieuse
attention, les représentations sacrées. Ceci rappelle avec quel plaisir,
avec quel sentiment naïf et passionné de l'art les hommes du peuple,
en Italie, contemplent, durant de longues heures, les tableaux des
éghses. Enfin, quand les Goths ont été battus, Paulin en rend grâce à
saint Félix. Le reste de sa vie s'écoula paisiblement à Nola, dont il
avait été nommé évêque en 409. Dix ans après, il parut au concile
deRavenne, et il mourut en 431, pleuré, disent ses biographes, par
les chrétiens , les juifs et les païens.
Cet intervalle et tout le temps que Paulin passa à Nola est rempli
par des communications perpétuelles avec les grands hommes de
l'église, avec saint Ambroise, saint Jérôme, saint Augustin. La situa-
tion de Paulin le plaçait comme un intermédiaire entre Milan et l'A-
frique , et par la mer il pouvait entrer facilement en rapport avec
saint Jérôme dans son désert de Bethléem. Saint Paulin offre un mo-
dèle précieux de ces relations étendues , de ces commnnications per-
pétuelles entre les écrivains chrétiens dispersés sur toute la surface
du monde, qui succédaient avec avantage aux communications litté-
raires établies entre les rhéteurs. Je dis avec avantage, car ici on
n'échangeait pas seulement des complimens et des vers, mais on
échangeait des idées, des conseils sur la vie, des éclaircissemens sur
la religion ; c'était une correspondance sérieuse, entretenue avec une
incroyable activité (1). Saint Paulin envoyait un serviteur saluer les
(1) On s'envoyait aussi des livres. C'est ainsi que les ouvrages des pères se répandaient
dans l'église. Saint Augustin envoyait à saint Paulin son Traité sur le libre arbitre, et lui
demandait un ouvrage de saint Ambrotse.
AUSONE ET SAINT PAULIN. 69
évêques d'Afrique, un autre vers saint Jérôme en Palestine. Il écri-
vait à saint Vitricus, évéque de Rouen. Un ami commun lui appor-
tait des nouvelles de Sulpice Sévère, qui était resté en Aquitaine.
L'illustre veuve Mélanie le visitait à son retour de Jérusalem. C'était
surtout saint Jérôme que l'on consultait de toutes les parties de la
chrétienté, et non-seulement les autres évoques comme Paolin, mais
les laïques, mais les grandes dames de Rome ou de la Gaule, quand
un passage de la Bible les embarrassait, ne manquaient pas de dé-
pêcher vers saint Jérôme, près de Bethléem, pour lui demander l'ex-
plication du passage, et saint Jérôme répondait (1). Il était le grand
oracle du désert, l'oracle d'Ammon du christianisme.
Saint Paulin n'avait pas une connaissance très approfondie du
dogme (2) : ainsi que tant d'autres, il sortait de la rhétorique
païenne; mais, avec une sagesse que n'eut pas Lactance, il évita
d'écrire sur le dogme. Lui aussi s'adressait à saint Jérôme pour s'é-
clairer sur les difficultés de la religion ; il entretenait avec saint Au-
gustin un commerce de lettres fort assidu. Saint Augustin était ravi
des épîtres de l'évêque de Nola, et ses louanges, quoique plus sin-
cères que celles des rhéteurs, ne sont guère moins exagérées. Les
vertus du saint relevaient probablement, aux yeux de l'évêque
d'Hippone, le mérite de l'écrivain, quand il lui disait : cr Tes lettres
sont-elles plutôt douces ou plutôt ardentes, plutôt lumineuses ou
plutôt fécondes; comment se fait-il qu'elles soient tout à la fois des
torrens de pluie et un ciel serein? >3 En lisant ces hyperboles et ces
métaphores admiratives, on se souvient que saint Augustin avait été
professeur de rhétorique.
La plus curieuse de ces lettres de Paulin , trop vantées par saint
Augustin , est celle qu'il adresse à Jovius. Ce Jovius représente une
classe d'hommes qui devait être alors assez nombreuse. C'étaient
ceux qui inclinaient au christianisme sans l'embrasser, qui en approu-
vaient en général la doctrine et l'esprit, mais qui n'en adoptaient pas
tous les principes.
Après avoir combattu quelques opinions philosophiques de Jovius,
qui tenait encore pour le fatalisme antique et résistait à la notion
(1) Une grande dame de la Gaule lui envoya douze questions. La première était pour lui
demander les moyens d'arriver à la perfection. J'ai oublié les autres.
(3) L'opinion la plus hérétique que l'on puisse reprocher à Paulin fait honneur à la ten-
dresse de son cœur. Selon lui , tout chrétien , tout homme marqué du sceau du baptême ,
après un temps d'expiation plus ou moins long, sera sauvé. Il n'aura point en partage la
gloire des saints; mais il aura la vie éternelle : Vitam tenebit non g/oriam , compromis tou-
chant entre la rigueur du dogme et les souhaits de la charité.
70' REVUE DES DEUX MONDES.
chrétienne de providence, Paulin le presse avec onction de quitter
les lettres profanes et de se consacrer uniquement à l'étude de l'É-
criture et du christianisme. Il lui dit : Sois le philosophe de Dieu, le
poète de Dieu ; il Tinvite d'une manière ingénieuse à consacrer son
talent littéraire à la cause du Christ. « Quitte ceux qui cherchent tou-
jours la sagesse sans la trouver jamais; ne croyant pas à Dieu, ils ne
méritent pas de le comprendre. Qu'il te suffise de leur avoir dérobé
l'abondance du langage et les ornemens de la parole, comme une
riche dépouille qu'on enlève à l'ennemi. »
Ce Jovius, qui était ami du nom chrétien, nominîs chrïstlcmï siii-
diosus, qui approuvait la conduite de saint Paulin, sans l'imiter; qui,
sur la route du christianisme , s'arrêtait à la borne de la sagesse
païenne ; ce Jovius fournit une nuance de plus au tableau que nous
traçons de la situation des âmes à l'époque où les deux rehgions
étaient en lutte dans la Gaule, comme dans le reste du monde.
C'est alors aussi que, du sein du paganisme, d'autres esprits s'éle-
vaient à cette majestueuse tolérance qui faisait dire à Symmaque :
t( Le ciel nous est commun, nous vivons au sein du même univers;
qu'importe suivant quelle sagesse chacun recherche la vérité? On ne
peut parvenir par un chemin à ce grand secret; mais c'est là une dis-
pute d'oisifs, nous prions au lieu de combattre! »
Il nous reste à dire un mot de saint Paulin considéré comme ora-
teur. Il avait fait un panégyrique de ïhéodose, qui est perdu. J'y ai
Tegret, nous aurions à opposer au panégyrique païen d'Ausone le
panégyrique chrétien de son ami.
Nous ne connaissons celui-ci que par ce qu'en dit saint Jérôme.
Selon lui, ce discours était d'une pureté cicéronienne. Saint Jérôme,
quoique grand admirateur .de Cicéron, ne se connaissait pas beau-
coup en pureté cicéronienne, et saint Paulin encore moins. Saint Jé-
rôme ajoute , ce qui est plus significatif, que le panégyrique était re-
marquable par la division, V enchaînement , suOdhisio et consecjuentia,
11 dit avec raison que tout discours dans lequel il n'y a que les mots
à louer est peu de chose. Il opposait donc l'œuvre de saint Paulin
aux produits de la rhétorique païenne. On voit par là que le christia-
nisme tendait à introduire l'ordre logique et le raisonnement dans ce
genre, jusque-là si creux et si vide, du panégyrique.
Enfin, nous avons de saint Paulin un fragment de sermon sur l'au-
mône. Ce sujet allait bien à celui dont le renom de charité donna
naissance à une légende attendrissante.
On racontait qu'une veuve de Campanie, dont le fils avait été en-
AUSONE ET SAINT PAULIN". 71
levé par les Vandales et emmené captif en Afrique, vint demander
à Paulin de le racheter ; que le saint, qui avait épuisé toutes ses res-
sources, pour rendre à cette mère son fils, alla prendre sa place. Le
fait est bien probablement apocryphe; mais nous ne nous étonnerons-
pas si le seul fragment oratoire que nous ait laissé l'homme auquel
on a pu prêter une pareille action est un fragment d'un sermon sur
l'aumône.
Ce qui est à remarquer dans ce morceau, c'est son caractère de
simplicité, de familiarité vulgaire , surtout au début. On sent que le
discours dont il faisait partie était adressé à des paysans, à des hom-
mes grossiers, auxquels il fallait accommoder et proportionner, pour
ainsi dire, la parole chrétienne.
c( Ce n'est pas pour rien, bien-aimés, qu'on place la crèche devant
les bêtes de somme , elle n'est pas là seulement pour les yeux ; c'est
une sorte de table à l'usage des animaux sans raison , que la raison
de l'homme a préparée, pour que les quadrupèdes puissent prendre
leur nourriture ; si ceux qui ont construit le râtelier néghgent d'y
«lettre du fourrage , les animaux ne tarderont pas à être consumés
par la faim; s'ils ne mangent pas, la faim les mangera. Avertis par
cet exemple , gardons-nous de négliger la table que Dieu a placée
dans son église, a)
Quel rapprochement! Tout n'est pas sur ce ton, mais par cette
concession faite tout d'abord aux habitudes rustiques de ses audi-
teurs, Paulin voulait captiver en commençant l'attention d'un audi-
toire napolitain, un peu matériel alors comme aujourd'hui. Cette
faute de goût, j'en conviens, n'aurait pas été commise par un rhé-
teur, mais les rhéteurs parlaient pour les rhéteurs ; ils s'adressaient
aux beaux esprits comme eux. Les orateurs chrétiens s'adressaient
à tout le monde, et quand on s'adresse à tout le monde, on s'adresse
surtout aux classes les plus nombreuses, aux classes qui forment
la majorité du genre humain, c'est-à-dire aux classes simples et
pauvres.
Le christianisme , en cela, obéissait à son principe, sorti du peuple,
et il était naturel qu'il lui empruntât souvent les inspirations et les
ressources de sa parole. La chaire chrétienne ne perdra jamais com-
plètement ce caractère simple, familier, populaire, qui est dans son
essence et dans son origine ; quelquefois même l'excès de cette ten-
dance précipitera sonlangage dans une trivialité choquante. C'est ainsi
que le moyen-âge verra naître ces singuliers sermons, mélange de
^2 ÏIEVUE DES DEUX MONDES.
bouffonnerie grotesques et d'une certaine éloquence évangélique,
dont le discours du capucin , dans le Camp de Schiller , est une re-
production achevée, et qu'on retrouve chez les prédicateurs macaro-
niques du xvi* siècle. C'est l'abus d'un principe qui a en soi quelque
chose de respectable; c'est le familier poussé jusqu'au plaisant, le
populaire outré jusqu'au burlesque.
Ce premier échantillon de l'homélie chrétienne que nous rencon-
trons sur notre chemin nous offre un exemple frappant du fait que
je signale. La faim qui mangera les animaux, s'ils ne mangent pas,
est un jeu de mots destiné à faire rire un auditoire grossier, et le
Tatelier est un terme de comparaison peu relevé pour désigner la
sainte table.
Du reste, nous n'avons pas le droit de nous trop scandaliser, si,
à propos des dogmes les plus élevés delà religion, saint Paulin parle
d'étable et de crèche, car l'orateur chrétien pourrait nous répondre :
Oui, je me suis servi de ces mots qui vous semblent vulgaires ; oui,
j'ai fait allusion à ces objets que vous méprisez; mais souvenez-vous
que c'est d'une étable, d'une crèche, qu'est sorti le Ubérateur du
monde!
J.-J. Ampère.
PENSÉES D'AOUT.
Le nouveau volume de M. Sainte-Beuve est consacré, comme les
Consolations, à l'expression de sentimens personnels, et se distingue,
comme le précédent recueil de l'auteur, par la vérité des tableaux et
des pensées. Quoique les pièces du volume nouveau soient nom-
breuses et ne paraissent pas, au premier aspect, disposées dans un
ordre logique, cependant une lecture attentive réussit à saisir le lien
qui unit entre elles les impressions successives racontées et analysées
par le poète. Les sonnets, sous une forme plus brève et plus labo-
rieuse, expriment le même ordre de sentimens que les récits de lon-
gue haleine, et appartiennent, comme toutes les pages du recueil,
à une maturité d'intelligence et de cœur qui participe à la fois de la
confiance et du désabusement. Ainsi le titre du nouveau volume n'a
rien d'arbitraire ni de capricieux , car il traduit avec précision la
nature des pensées et des sentimens que le poète a connus et célé-
brés. Il est inutile d'insister sur la conciliation de la confiance et du
désabusement ; tout le monde comprendra sans peine que la perte des
illusions qui ont égaré les premières années de la vie, loin de con-
trarier la sérénité de la pensée, mène à l'espérance par la sagacité,
et rend l'avenir d'autant plus facile que l'ame, en se familiarisant
avec la réalité, arrive à contenir son ambition dans de justes limites.
Cette conciliation , que j'essaie ici d'expliquer et de formuler, se ré-
vèle et se démontre progressivement dans les Pensées (Caoût, et do-
mine le recueil entier.
(i) i vol. in-18, chez Renduel, rue Christine, 3,
74 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
La première pièce , qui sert à nommer le volume , se compose de
plusieurs fragmens biographiques ; mais ces fragmens sont unis entre
eux par une étroite parenté, par une signification identique. Maréze,
Boudun, Ramon de Santa-Gruz et Aubignié sont destinés à illustrer la,
pense du poéète, et ajoutent à l'évidence de l'idée qu'il a voulu expri-
mer. Il faut, dit-il en commençant, pour comprendre la vie et pour la
régler, un malheur et un devoir, et ce thème une fois posé, il fouille
dans ses souvenirs, et il invoque l'exemple des hommes avec lesquels
il a vécu, dont il a surpris le secret, dont la conduite, d'abord incer-
taine et livrée au hasard, a fini par s'ordonner harmonieusement sui-
vant les lois de la raison et de la volonté. Maréze était arrivé à trente-
trois ans sans avoir accompli un seul de ses désirs. Depuis dix ans il
luttait contre la pauvreté en épuisant, dans un labeur qui lui répu-
gnait, toutes les forces de son intelligence, toutes les heures de ses
journées. Enfin le moment du triomphe est arrivé. Libre désormais
d'inquiétude, assuré de l'indépendance pour laquelle il a si long-
temps combattu, Maréze va réaliser le rêve de ses jeunes années, il va
tenter la gloire de la tribune ou la popularité du poète. Il ne sait pas
encore s'il se complaira dans la peinture des passions, ou s'il se mê-
lera au mouvement des affaires, s'il traduira sa pensée en vers har-
monieux ou s'il discutera les questions d'intérêt public; quoi qu'il
fasse, il ne peut manquer d'atteindre le bonheur ; il le croit du moins,
car il se connaît, il a mesuré ses facultés, et il sait qu'il n'a qu'à vou-
loir pour pouvoir. Mais au moment où il s'apprête à quitter le labeur
ingrat pour commencer l'œuvre glorieuse, sa sœur, qu'il n'avait pas
vue depuis long-temps, sa sœur, qu'il croyait heureuse, riche du
travail et de l'affection de son mari, sa sœur vient frapper à sa porte.
Elle est veuve, elle est ruinée; demeurée seule avec son enfant, elle a
compté sur son frère , et Maréze a compris qu'il doit renoncer à la
gloire, à la puissance, pour se dévouer tout entier au nouveau devoir
qu'il n'avait pas prévu. Il jette au vent la cendre de ses espérances,
et il recommence pour sa sœur la vie d'abnégation qu'il croyait
achevée; il oublie les triomphes de la poésie et de l'éloquence; il re-
nonce à charmer, à gouverner les hommes ; il abdique la royauté
avant d'avoir touché la couronne. Et pour que rien ne manque au
sacrifice, il rembourse de ses deniers une somme considérable qu'une
de ses clientes avait placée, sur sa recommandation, chez un homme
qui vient de lever le pied. Il se retrouve donc comme au début de sa
carrière, seul , pauvre et nu. Mais la conscience du devoir qu'il ac-
complit soutient son courage et double ses forces j peu à peu il com-
PENSÉES d'août. 75
prend que la pratique du bien est aussi féconde en joies que les triom-
phes de la tribune ou les applaudissemens du théâtre; chaque soir,
pour mieux s'affermir dans sa résolution, pour se mieux démontrer
qu'il doit renoncer à la poésie, à l'éloquence, il relit Lamartine et
Montesquieu, et il complète sa vie laborieuse et ignorée par le com-
merce familier des intelligences parmi lesquelles il avait sa place
marquée. Le monde ne connaîtra pas Maréze, mais la vertu se suffit
et n'a pas besoin de témoins. Maréze a réglé sa vie; il se rend témoi-
gnage et il s'applaudit do son renoncement.
Doudun , pour soutenir sa vieille mère infirme, a engagé son avenir;
le travail de chaque jour ne suffisait pas à la tâche qu'il s'était im,-
posée, il a enfoui dans les dernières années de sa mère toutes les
heures qu'il pourra vivre encore. Il lui faudra pour se libérer, pour
obtenir quittance de ses créanciers, travailler courageusement et
long-temps après que sa mère ne sera plus. Mais le souvenir vivant
du bonheur qu'il lui aura donné le soutiendra jusqu'au bout dans
cette dure épreuve; pas un murmure ne s'échappera de sa bouche,
pas une plainte ne s'élèvera dans son cœur. L'image toujours pré-
sente de sa mère, qui s'est endormie en le bénissant, éclaire, égaie
et ranime chacune de ses journées. Doudun est heureux comme
Maréze.
Ramon de Santa-Cruz, après avoir épuisé l'ivresse des voyages et
des passions, abandonné de sa femme qu'il a méconnue et froissée,
poursuivi par le regret de son unique enfant que sa femme a su lui
dérober, seul avec sa mère , trouve, comme Maréze et Doudun, dans
son dévouement de chaque jour, une récompense inespérée. Dans la
lutte assidue qu'il soutient contre la pauvreté, il double ses forces et
ranime son ardeur; et sa vie, quoique ignorée, est complète et har-
monieuse. Si quelquefois la pompe du spectacle que ses yeux ne
voient plus, la tendresse de sa femme et les caresses de son enfant
lui reviennent en mémoire, et voilent son regard d'un nuage, il se
console dans la contemplation du sacrifice qu'il accomplit, et il re-
trouve sa première sérénité.
Aubignié était né pour le laurier du poète. Il comprenait les hom-
mes et les lieux, les monumens et les livres, il renouait la chaîne
des temps par une intuition toute puissante; mais il n'a pas voulu ,
ou plutôt il a laissé passer l'heure de vouloir. Il s'est raconté à lui-
même, en présence des glaciers de la Suisse, sur les bords du Rhin,,
à l'ombre des forêts séculaires, des poèmes sans fin et sans nombre;
mais il n'a pas écrit une seule de ses pensées; il n'a pas soumis au^
76 REVUE DES DEUX MONDES.
joug impérieux de la mélodie un seul des rêves qui enchantaient son
imagination vagabonde, et le souvenir d'Aubignié s'effacera comme
s'il n'avait jamais été. Aubignié demeure obscur comme Maréze,
Doudun et Ramon , et il vaut moins qu'eux, puisqu'en laissant échap-
per la gloire il n'a pas vécu pour le bien, puisqu'il est inutile.
L'idée qui domine M. Jean maître cC école, n'est autre que l'expia-
tion. Les fautes du père rachetées par les vertus du fils, tel est le
thème que M. Sainte-Beuve s'est proposé dans M. Jean. Pour déve-
lopper ce thème dans un récit , il n'a pas pris la voie la plus directe,
et peut-être a-t-il bien fait; car les préliminaires sur lesquels il in-
siste avec un soin minutieux donnent au héros de son poème, et à
toutes les pensées qu'il lui prête , un caractère d'irrécusable authen-
ticité. Ce qui , dans un récit d'un autre genre et d'un autre ton, pour-
rait passer pour une préparation trop lente, est ici d'une réelle uti-
lité. Nous aimons à connaître tous les témoins qui garantissent la
vérité de cette austère biographie. La présidente. M™* de Cicé sa
fille, et M. Antoine dont les conseils religieux dirigent la conscience
de ces deux femmes, encadrent simplement la figure principale, et,
loin de distraire l'attention, servent à la fixer. M""" de Cicé, orpheline
et veuve, vit à la campagne entre la pratique du bien et l'espérance
d'un monde meilleur. Elle a connu , elle a étudié toutes les vertus de
M. Jean , et c'est elle qui raconte au poète les trésors ignorés de
cette belle ame qui est retournée à Dieu après quatre-vingts ans de
soumission et de persévérance ; c'est elle qui nous initie aux pre-
mières années de cette victime modeste et résignée, qui nous associe
aux craintes et aux espérances de l'enfant trouvé; car M. Jean est
un enfant trouvé , le cinquième enfant de Jean-Jacques Rousseau. La
rsage-femme qui l'a reçu dans ses bras, M""^ Gouin, l'a marqué d'un
signe certain , afin de le reconnaître ; elle l'a visité fidèlement sans
confier son secret à la nourrice , mais elle a su intéresser le cœur de
la présidente en faveur du pauvre abandonné, et, sous la pieuse
direction de M. Antoine, le fils de Jean- Jacques, plus âgé de cinq
ans que la petite fille qui sera un jour M"'^ de Cicé , grandit et se pré-
pare aux épreuves expiatoires. Son amitié pour sa sœur d'adoption,
ses entretiens avec M. Antoine, sur la coUine en face du soleil cou-
chant, sa curiosité, sa ferveur, composent un touchant tableau. En-
fin la présidente , après avoir pris l'avis de M. Antoine , révèle à
M. Jean le nom de son père , et lui montre le chemin qu'il doit suivre
pour se montrer digne de son origine. Dieu, lui dit-elle, a de grands
. desseins sur vous ; il vous a donné pour père l'apôtre de l'orgueil et
PENSÉES d'août. 77
des passions; une voie glorieuse s'ouvre devant vous. Soyez l'apôtre
de la résignation et de la vertu modeste; effacez par une vie de
dévouement et d'abnégation , expiez par un renoncement de chaque
jour, les erreurs, les désordres, les hautaines invectives, les colères,
les blasphèmes de votre père. Votre père a vécu dans l'orgueil et le
bruit, il a rempli la France de son nom , il a scandalisé l'église de
ses doutes et de ses plaintes ; vivez dans l'ombre et le silence, pour
la vertu et la religion , et Dieu abaissera sur votre père un regard
de pardon. Pour achever son enseignement, pour compléter la leçon,
la présidente permet à ce cœur ignorant et ingénu de lire Emile et
la Nouvelle Héloïse.
En comparant ces lectures enivrantes, ces tumultueuses pensées
aux pieux conseils de M. Antoine, le fils de Jean-Jacques comprend
toute l'étendue de la tâche que Dieu lui a dévolue ; il se défle de son
amitié pour sa sœur adoptive, et n'ose plus demeurer seul avec elle.
Pour accomplir sa mission expiatoire, il partira, il ira distribuer
aux âmes souffrantes les consolations de la piété, et quand les
années auront blanchi ses cheveux, et creusé ses tempes, il revien-
dra au village pour se vouer tout entier à l'éducation des enfans, il
se fera maître d'école. Mais avant d'entreprendre ce long pèlerinage,
il veut voir son père , et tenter de l'émouvoir, de réveiller en lui les
sentimens que l'auteur d'Emile a si dignement célébrés. Deux fois,
mais en vain , il renouvelle l'épreuve. La première fois Jean-Jacques,
en le voyant entrer chez lui, le prend pour un espion, et lui con-
seille de ne plus servir la colère de ses ennemis; la seconde fois il
détourne la tête avec impatience, et l'enfant trouvé, résolu à ne plus
compter que sur Dieu, retourne près de la présidente et lui fait ses
adieux. Trente ans se passent. Un trône renversé, des lois écrites,
effacées, des générations dévorées parla guerre, remplissent ce court
intervalle. Après avoir visité tous les lieux célébrés dans la Nouvelle
Héloïse, après avoir pleuré sur toutes les collines illustrées par l'amour
de Saint-Preux, M. Jean revient au village et retrouve M"' de Cicé
seule au château témoin de leur jeune amitié. Il accomplit jusqu'au
bout sa pieuse résolution, et, dans la crainte de réchauffer les cen-
dres de son cœur, il s'interdit la société familière de sa vieille amie;
il n'ira au château qu'une fois par an, et il évitera la rencontre de
M'"*^ de Cicé. Ici commence pour M. Jean une vie nouvelle et féconde.
Arbitre des familles qui l'entourent, initié à tous les secrets, confl-
dent de toutes les espérances, il s'afflige de voir l'amour de l'utile
dominer l'amour du bien, et la probité honorée comme la seule vertu.
78 REVUE DES DEUX MONDES.
Il essaie de semer dans les jeunes âmes qui lui sont conflées un
grain meilleur et qui promette une plus riche moisson. Il ne réussit
pas au gré de ses souhaits ; mais s'il n'aboht pas le m.al , du moins il
le diminue ; s'il ne fonde pas sur les ruines de l'égoïsme et de la cupi-
dité le dévouement et la piété qu'il avait rêvés, du moins il fouille,
il renouvelle le sol, et plus tard une charrue plus heureuse et plus
puissante obtiendra ce qu'il n'a pas obtenu. Les sillons, qui aujour-
d'hui livrent au vent la semence infidèle, plus profonds et plus sûrs,
les garderont quand il ne sera plus , et combleront l'espoir du labou-
reur qui lui succédera. C'est pourquoi M. Jean ne perd pas courage.
Loin de là ; il trouve dans sa tâche de chaque jour un bonheur sans
cesse renaissant. 11 est payé de ses soins par la dociUté , par la fer-
veur de ses jeunes ouailles ; et en comptant les heures qui se déro-
bent et qui le rapprochent du terme de son pèlerinage, il jette un
regard de pitié sur les passions qu'il n'a pas connues ; il compare la
paix dont il jouit aux ambitions tumultueuses, et il s'applaudit de
^on obscurité. Enfin, quand il sent venir l'heure suprême, quand il
comprend que Dieu va le rappeler, et qu'il n'a plus qu'un petit nom-
bre de jours à passer sur la terre, il réunit tous les enfans de son
école et il les conduit à Ermenonville. Il part de l'école avec sa jeune
famille, et avant de parcourir ces lieux consacrés par le souvenir de
son père, il réunit dans l'église toute la ruche bourdonnante dont
le sort lui est confié. La messe entendue, après avoir prié pour l'ame
de Jean-Jacques, il parcourt lentement au milieu de son joyeux cor-
tège, toutes les allées où Jean-Jacques a rêvé ses pages les plus ten-
dres ; il s'interroge , il se demande s'il a bien accompli la volonté
divine. Et comme les enfans veulent savoir où est le maître de ce
beau jardin, il leur répond que le maître est absent; puis, sa pensée
tournant à la parabole , il ajoute que Dieu, maître absolu de toute
chose et de toute créature, quoique invisible, est toujours présent,
et qu'il épie d'un œil vigilant les actions bonnes et mauvaises. Il nous
voit et nous ne le voyons pas. Bientôt je vous quitterai , leur dit-il ,
mais, quoique absent, j'aurai les yeux sur vous. Songez donc à vous
montrer dignes de votre maître , car partout et toujours vous serez
sous l'œil de Dieu. Et quelques jours après avoir prononcé celte
pieuse parabole, M. Jean s'éteint doucement en bénissant l'épreuve
qu'il a courageusement accomplie.
On voit que, dans Momicin' Jean, la poésie découle delà réalité
par une pente presque insensible. L'application de ce procédé, quoi-
que très simple en apparence, offre pourtant de nombreuses difil-
PENSÉES l'août. 79
cultes, et nous devons savoir gré à M. Sainte-Beuve de les avoir
surmontées.
Une troisième pièce, la dernière du volume, adressée à M*"^ de T.,
est tout entière consacrée à l'application du même procédé et à l'ex-
pression de sentimens du même ordre. Il ne s'agit plus d'expiation,
de fautes à effacer, mais de souffrance, de résignation, et dans cette
pièce, comme dans Monsieur Jean , les idées se déduisent des choses.
C'est M™^ de T. qui, à l'exemple de M""^ de Cicé, raconte le poème
que M. Sainte-Beuve a signé. En plaçant dans la bouche d'un témoin
le récit qu'il a versifié, l'auteur a voulu évidemment lui donner plus
d'autorité. Il s'est effacé sans regret, sûr que le tableau de la souf-
france réussirait mieux à émouvoir les lecteurs que tous les artifices
de la poésie, et il a eu raison. M""^ de T. visite avec sa fille les bords
du Blîin et delà Meuse. Près de Cologne, sur le pont du bateau à
vapeur, elle est surprise par l'orage, et se réfugie dans sa voiture,
placée à l'extrémité du bâtiment. Elle contemple d'un œil dédaigneux
les touristes entêtés qui, au lieu de jouir du paysage placé devant
leurs yeux, perdent leur temps à lire la description de ce qu'ils pour-
raient voir, quand tout à coup sa fille accourt, et lui dit qu'elle a
reconnu parmi les passagers un ami, le comte de.. .. M"^ de T. regarde
attentivement la personne que sa fille lui désigne. Ce n'est pas le
comte de...., mais la ressemblance est frappante. En étudiant avec
attention la figure du voyageur, M""^ de T. ne tarde pas à reconnaître
qu'il se joue sur le bateau un drame dont il est le héros, et ce drame,
raconté heure par heure et presque minute par minute avec une exac-
titude scrupuleuse, a quelque chose d'attendrissant. Près du voya-
geur se trouve une famille pauvre et grossièrement vêtue, le père, la
mère, une jeune fille de quatorze ans et deux marmots barbouillés. Le
père est un ouvrier, qui partage son temps entre sa pipe et sa bou-
teille. La mère peut avoir trente-trois ans; son visage est pâle, ses
yeux, quoique fatigués, ont un éclat singuher, et sous le schall qui
l'enveloppe l'œil devine les débris d'une taille élégante. Elle regarde
à la dérobée le voyageur, qui paraît plongé dans une profonde rê-
verie. Quelquefois il lui arrive de se troubler et de se sentir jalouse
des pensées qu'elle ne connaît pas. Alors elle envoie un de ses enfans
vers le rêveur; l'enfant le tire brusquement par la basque de son
habit, et la mère se réjouit de cette violente distraction comme d'une
conquête. La jeune fille assiste curieuse et attentive aux souffrances
de sa mère; elle entrevoit la passion sous cette bizarre inquiétude.
Elle n'a jamais aimé, elle ne sait pas tout ce qu'il y a de cruel et
80 REVUE DES DEUX MONDES.
d'insultant dans les regards qu'elle jette sur sa mère; elle cède à sa
curiosité sans soupçonner que le respect filial lui prescrirait de dé-
tourner les yeux. Tels sont les acteurs que M. Sainte-Beuve a mis en
scène; tel est le drame qu'il nous raconte, drame muet , mais poignant;
car le voyageur sur qui ces deux femmes ont les yeux fixés, que la
mère contemple avec une sympathie plus que bienveillante , que la
fille étudie avec une attention indiscrète, est un noble exilé. Quoique
vêtu d'une façon vulgaire, il ne peut déguiser la noblesse de son ori-
gine. L'expression de son visage révèle clairement qu'il n'a connu
jusqu'ici que le travail de la pensée. La jeune femme, qui suit tous
ses mouvemeus avec une inquiétude fébrile , n'a pas vu impunément
un homme pareil à celui qu'elle avait rêvé, digne de la compreixdre
et de l'aimer. De la compassion pour le malheur à la tendresse il n'y
a qu'un pas, et, malgré son respect pour ses devoirs, elle sent que
sa tête s'égare et qu'elle pourrait le franchir. Aux yeux du monde,
elle est encore pure; mais, quoique debout encore, elle est confuse
comme après la chute, car elle compare le père de ses enfans à la
noble figure de l'exilé ; elle se sent malheureuse, méconnue, et si elle
ne maudit pas la brutalité de son mari , elle ne peut s'empêcher de
murmurer. Elle aurait besoin d'amour, de respect, d'un échange
actif de sentimens et de pensées ; tous ces biens, que son mari ne lui
a pas donnés, ne lui donnera jamais, un autre pourrait les lui donner.
Mais elle ne veut pas d'un bonheur coupable; elle souffrira, elle se
résignera, elle mourra pure; elle s'éteindra dans le désespoir, et
ne faillira pas. Descendue sur la rive, au bras de l'homme qui devien-
drait son amant si elle n'écoutait que son cœur, fière de marcher
près de lui, soutenue par lui, elle s'embellit et rayonne; et plus
tard, quand il lui fait ses adieux, quand le mari et les enfans em-
brassent le voyageur, demeurée seule avec sa fille , elle le suit des
yeux jusqu'à ce qu'il ait disparu ; elle est navrée et retient ses larmes,
car, en pleurant le départ de l'étranger, elle croirait faillir, et sa
fille, sa fille curieuse et cruelle sans le savoir, la regarde et l'épie.
Où tend ce récit? Dans quel dessein l'auteur l'a-t-il commencé?
i^|ine ^Q j^ lyj demandait s'il croyait les hommes capables de mourir
d'amour comme les femmes; il répondait : Oui, et ne trouvait à lui
citer que Paul et Desgrieux, et M*"' de T. , triomphante , lui raconte
l'histoire que je viens d'esquisser, car elle est sure que l'héroïne de
son récit ne peut tarder à mourir. Une fois rendue à elle-même,
séparée de la seule créature qui animât sa vie , face à face avec le
mari qu elle ne peut aimer, en qui elle ne voit qu'un maître, n'ayant
PENSÉES DAOUT. 81
plus à lutter contre le danger, la pauvre jeune femme sentira ses
forces diminuer de jour en jour. La présence de celui pour qui elle
pouvait faillir exaltait son courage et doublait son énergie. Mainte-
nant, elle n'a plus rien à craindre, elle n'a plus besoin de veiller sur
elle-même; elle a résisté, elle a vaincu, sa tâche est achevée, elle
quittera la vie comme un vêtement usé. Assurément, ce récit tou-
chant ne donne pas raison à M™' de T. S'il était permis de fouiller
dans les archives des familles, on verrait l'amour désespérer, abré-
ger la vie de bien des hommes ; car les femmes n'ont pas le privilège
de la souffrance. Mais il y aurait de l'injustice et de la puérilité à
chercher dans un poème une démonstration méthodique.
Ce qu'il importe de noter, c'est la simplicité des moyens employés
par l'auteur pour produire une émotion profonde. Dans la Pensée
cCaoûtj dans Monsieur Jean, dans la pièce à M™^ de T., M. Sainte-
Beuve ne paraît pas s'élever au-dessus du procès-verbal. Il nomme
les choses et les hommes par leur nom ; il énumère les évènemens
comme pourrait le faire un greffier. Il a l'air de transcrire les faits
plutôt que de les raconter. Mais l'art du narrateur, quoique caché,
n'en est pas moins sur. Le récit va si lentement, et affiche si peu de
prétentions que le lecteur le suit avec une entière confiance. Peu à
peu cependant les figures se dessinent, le paysage s'éclaire, les plans
s'ordonnent, et la sympathie est acquise à l'auteur. Il n'est pas facile
de découvrir comment il s'y est pris pour intéresser, mais il intéresse,
et, selon nous, c'est le point important. Tous les détails vivans ou
inanimés sont empreints d'une telle vérité, chaque chose est si bien
à sa place, que l'incréduHté ouïe doute sont impossibles. Nous ajou-
tons foi aux paroles du poète précisément parce qu'il n'a pas l'air de
vouloir nous dominer. Il parle simplement, et nous l'écoutons; de
sentimens vrais , et nous sympathisons avec lui. Les pensées qu'il
exprime naissent du sujet, semblent ne pouvoir s'en détacher, et
nous acceptons ces pensées comme nôtres.
Les nombreux sonnets qui séparent les pièces de plus longue ha-
leine sont conçus et exécutés d'après la même méthode que les trois
ricits dont je viens de parler ; c'est pourquoi je crois inutile de les
analyser. Mais il y a dans le nouveau recueil de M. Sainte-Beuve deux
poèmes d'un genre purement didactique, deux épîtres adressées,
r une à M. Villemain , l'autre à M. Patin , qui se détachent nettement du
fond général du volume, et qui méritent une étude spéciale. A propre-
ment parler, ces deux épîtres sont un retour vers la sobriété poétique
du xvn' siècle ; les idées s'y enchaînent et se déduisent avec une sorte
TOME XII. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
de rigueur; çà et là pourtant Fauteur se permet d'orner sa pensée,
et il semble redouter la sécheresse de la démonstration. Malgré son
fervent amour pour la simplicité, il se permet, de loin en loin, un
luxe ignoré des modèles qu'il semble vouloir rappeler. Je note cette
différence sans vouloir en faire le sujet d'un reproche. Ce qui im-
porte en effet, c'est la vérité des idées ; et quant à la forme, qui sert
de vêtement à ces idées , pourvu qu'elle soit en harmonie avec le
mouvement général de la pensée, et que les alternatives de richesse
et de simplicité soient habilement "ménagées , nous n'avons pas le
droit de la trouver mauvaise. Il y a dans l'épître à M. Villemain trois
parties bien distinctes, ou plutôt trois momens d'une même pensée,
l'apologie de Monsieur Jean, l'opposition de la poésie et de la prose,
et l'explication de la parenté qui unit la poésie humble et familière
à la poésie élégiaque et lyrique. Quant au premier point , du moins
en ce qui nous touche, nous trouvons le plaidoyer inutile, et nous ne
croyons pas qu'il soit de nature à convertir M. Villemain ; car M. Vil-
lemain, parle caractère même de son intelligence, par son éducation
littéraire , par ses études de chaque jour, est appelé à comprendre,
mieux que personne, certaines faces de la beauté, et en particulier
la beauté grecque , la beauté virgilienne plus finement encore que la
beauté homérique; il excelle à sentir et à montrer toutes les qualités
littéraires qui se rattachent à l'ordonnance ; mais il y a tout un côté
de la poésie qui doit lui demeurer fermé, c'est la peinture des senti-
mens domestiques, dépouillée des grâces de la diction, la peinture du
paysage pris en lui-même, réduit aux champs, aux fleuves et aux
forêts , du paysage nu et sans acteurs. Si les leçons publiques de
M. Villemain avaient pu laisser quelque doute sur ce point, ce doute
serait résolu par l'opinion que M. Villemain a exprimée sur Words-
worth en parlant de Byron. Il hésite à classer parmi les poèmes vrai-
ment dignes de ce nom les esquisses descriptives, Laodamia et l'Ex-
cursion ; or, s'il était sommé de déduire les motifs de son hésitation ,
il est évident qu'il insisterait sur l'opposition de la poésie virgilienne
et de la poésie des lakists. Mais cette opposition n'est qu'apparente; si
Wordsworth ne continue pas Virgile, il ne le contredit pas. Le poète
romain et le poète anglais travaillent sur une matière commune , sur
l'homme et la nature ; seulement Virgile voit l'homme et la nature à
travers Homère; et Wordsworth, sans tenir compte d'Homère ni de
Virgile, regarde en lui-même et autour de lui. M. Villemain, qui a
vécu avec les livres beaucoup plus qu'avec les hommes ou le paysage,
se range naturellement du côté de Virgile; et, en n'approuvant pas
PENSEES D AOUT. 83
Wordsworth, il exprime avec une sincérité complète l'opinion à la-
quelle ses études ont du le conduire. Pour être logique, il doit pareil-
lement désapprouver Monsieur Jean; et M. Sainte-Beuve, en essayant
de ramener M. Villemain, a tenté une conversion impossible, car il n'y
a évidemment rien de virgilien dans Monsieur Jean. Quant à ce qui con-
cerne le mérite de la forme, la délimitation de la poésie et de la
prose , l'intervalle qui sépare la réalité triviale de la réalité poétique,
le journal du récit, la cour d'assises de la tragédie, M. Villemain, jo
crois , ne serait pas éloigné d'accepter comme vraie la théorie de
M. Sainte-Beuve; seulement j'incline à penser que le poète et le cri-
tique ne s'accorderaient pas sur l'étendue de l'intervalle. Mieux que
personne, M. Villemain comprend la valeur des mots, et connaît le
charme des choses bien dites ; mieux que personne, il sait ce que le
tour d'une phrase, le choix d'une expresssion peut ajouter d'éclat
ou de limpidité à la pensée; mais il professe pour l'élégance du lan-
gage un culte si fervent , qu'il n'entend pas sans répugnance les
choses appelées par leur nom; ce qui lui paraît trivial ou cru n'est que
simple pour des juges moins dédaigneux. C'est pourquoi , tout en
admettant comme vrai ce que M. Sainte-Beuve dit de la rime, du
rhythme, de la concision, de la condensation elliptique de la pensée,
M. Villemain doit souvent trouver insuffisans les artifices qui conten-
tent M. Sainte-Beuve. Il accorde le principe, mais il n'accorde pas
les conséquences , ou plutôt il rétrécit le principe , et rétrécit néces-
sairement le cercle des applications. Un homme nourri toute sa vie
dans le culte des lettres grecques et latines , et qui , dans l'Italie mo-
derne , dans l'Angleterre , n'a goûté que les génies élégans qui se
rapprochent de l'antiquité païenne , qui admire le Tasse au nom de
Virgile, Pope au nom d'Horace , n'estimera jamais une haie, un buis-
son, à l'égal d'un chêne ou d'un platane; il cherchera toujours Claude
Gelée dans Buysdaël ; et, par respect pour Raphaël, il niera toute
l'école flamande. Pour ma part, bien que je professe un avis con-
traire, j'aime mieux cette franche négation qu'une admiration simu-
lée; car les esprits qui approuvent sur parole trouvent toujours
moyen d'avoir tort en ayant raison. Ils fondent leurs éloges sur des
motifs imaginaires , et ne peuvent rallier personne. Je suis sûr que
M. Villemain est incapable d'approuver jamais Monsieur Jean , et je
lui sais bon gré de l'avoir déclaré net. J'arrive au troisième point de
i'épître, à la parenté qui unit la poésie familière et la poésie lyrique.
Un musicien démontrerait cette parenté par les octaves du clavier,
un peintre par les couleur s de sa palette, et ils insisteraient sur l'égale
6.
84 REVUE DES DEUX MONDES.
valeur des sons aigus et des sons graves, des tons sombres et des
tons éclatans ; ils ne tiendraient compte que de l'habile emploi des
sons et des couleurs. M. Sainte-Beuve, pour démontrer sa pensée, a
choisi une comparaison plus détournée , mais non moins heureuse ;
il s'est souvenu d'une tradition égyptienne, d'un puits creusé sous
une pyramide , et dont la profondeur égale la hauteur du monu-
ment qui le recouvre. Si la pyramide était détruite , si ce puits était
rendu à la lumière, l'homme placé au fond du puits , verrait toutes
les merveilles des cieux ; n'est-ce pas l'image de la poésie familière
comparée à la poésie lyrique? La poésie lyrique va droit à Dieu pour
l'interroger sur les mystères de notre destinée; la poésie familière
va de l'herbe au buisson , du buisson au chêne, et du chêne dans les
cieux; mais le terme des deux voyages est le même. L'astronome
placé sur le sommet de la pyramide , quand le soleil a disparu de
l'horizon, verrait ce que nous voyons en plein jour en descendant au
fond du puits. Cette comparaison est d'une vérité frappante , mais
elle ne convertira pas M. Villemain.
L'épître adressée à M. Patin se distingue par une grande vérité,
et n'est pas, comme l'épître précédente, un plaidoyer inutile. M. Patin
a su rajeunir l'histoire de la poésie latine en pénétrant dans l'inti-
mité de la famille romaine, en étudiant curieusement la biographie
des poètes antiques, comme s'il s'agissait d'un contemporain; de tous
les épis oubliés qu'il a glanés dans ses veilles laborieuses, il a com-
posé une gerbe dorée que les plus conflans n'espéraient pas ; et son
enseignement a tous les caractères d'une véritable restitution. C'est
aux leçons de M. Patin que nous devons l'épître de M. Sainte-Beuve.
11 y a si loin, en effet, de la poésie latine telle que nous l'entrevoyons
dans les études fastidieuses de nos premières années à la poésie
franche et vive que nous montre M. Patin , que cette différence vaut
bien la peine d'être célébrée. Catulle, interprété par l'histoire, par les
mœurs, par la famille, par la biographie, est un Catulle tout nou-
veau, un présent que nous fait le lecteur persévérant, et dont nous
devons le remercier. L'étude égoïste des mots nous livre à peine
l'écorce de la poésie latine; quand nous avons entassé dans notre
mémoire toutes les variétés de la synonymie, toutes les lois de la
syntaxe, nous sommes loin de soupçonner ce qui est caché au cœur
de cet arbre vigoureux. M. Patin, en interprétant la poésie latine,
tient compte du milieu où cette poésie s'est développée, et il agit
sagement; car, si toute l'histoire. de l'Italie antique ne circule pas
dans les veines de la poésie latine, il sera toujours utile de connaître
PENSÉES D*AOUT. 85
l'histoire pour comprendre la poésie, comme il est utile de connaître
les élémens du terrain où la plante a grandi. Chercher l'homme sous
le poète, la famille dans l'histoire, la biographie dans la famille, et
après cette triple étude, aborder l'explication de l'œuvre poétique,
tel est le but que M. Patin s'est proposé, et qu'il a touché. Grâce à
lui, la poésie latine n'est plus une lettre morte; elle s'est réchauffée,
elle s'est remise à vivre; ses mouvemens ont toute la jeunesse de la
génération contemporaine, ses paroles toute la clarté des paroles qui
frappent chaque jour notre oreille. Nous comprenons l'antiquité
païenne, et en particulier la poésie païenne, autrement que les ency-
clopédistes, autrement et mieux que Voltaire. C'est donc de la part
de M. Sainte-Beuve une fiction bien légitime que de voir dans les
vieillards qui viennent écouter les leçons de M. Patin, l'image de
cet homme hardi qui s'est placé dans la nécessité d'ignorer bien
des points en voulant trop vite les connaître, et qui a été si souvent
injuste pour l'antiquité païenne. Si Voltaire, en effet, revenait parmi
nous, il serait saisi d'un profond étonnement en apercevant dans les
objets de son dédain, et en particulier dans les lyriques latins, tant
de beautés inattendues ; il se reprocherait la frivolité de ses juge-
mens, et s'empresserait de les réformer. En écoutant les explications
ingénieuses de M. Patin, il comprendrait pourquoi il trouvait si peu
de charme dans la poésie latine. En présence des beautés qu'il n'a
pas soupçonnées, il avouerait qu'il n'a pas pris le temps d'étudier les
hommes qu'il a jugés si sévèrement ; et cet aveu arraché par l'évi-
dence projetterait une vive lumière sur la nature et la vocation de
son intelligence. Il serait démontré, pour Voltaire comme pour nous,
que l'auteur de Zaïre et de Mahomet aimait la poésie et la science en
vue de la popularité , de la puissance qui appartient au poète et au
savant, mais que, dans son ardeur de régner par les vers mélodieux,
par la diffusion des connaissances, il ne pouvait trouver ni le temps,
ni le courage , ni la volonté de monter jusqu'aux cimes de la poésie
et de la science. Il a traversé des plaines immenses, il a creusé d'in-
nombrables sillons , il a jeté d'une main prodigue des semences de
toute sorte; mais il n'a jamais tiré du sol qu'il labourait à la hâte des
épis sonores et splendides , comme les gerbes nouées par Sophocle
et par Newton. Il parcourait au pas de course le champ de la poésie
et de la science, et ce n'est pas merveille si la poésie et la science ne
lui ont pas livré tous leurs trésors. L'imagination latine est un
temple dont il n'a touché que le seuil; aujourd'hui la lumière inonde
le parvis et l'autel , et l'auteur de Zaïre n'aurait qu'à vouloir pour
86 REVUE DES DEUX MONT)E?:
connaître, pour admirer, pour saluer avec respect, ce qu'il a dédai-
gné par ignorance , ce qu'il a ignoré par dédain. Est-ce à dire que
cette soudaine révélation le déciderait à changer de rôle? Je ne le
crois pas. Mais Voltaire, convaincu d'ignorance et de frivolité, joue-
rait le même rôle à d'autres conditions, avec moins de succès ou plus
de modestie.
S'il est vrai que les leçons de M. Patin ne seraient pas sans profit
pour l'homme singulier qui avait appliqué son génie à tous les pro-
blèmes posés par l'intelligence humaine , depuis l'expression de la
beauté jusqu'à l'exposition des lois qui régissent le monde et les
sociétés, assurément ces leçons ne seraient pas moins utiles aux
esprits de notre temps ; car les imaginations vagabondes trouveraient
dans Virgile un modérateur et un guide; elles apprendraient de lui
l'ordre et la mesure, conditions indispensables de la beauté. Comme
le vieillard studieux dont parle M. Sainte-Beuve dans son épître à
M. Patin, ils transporteraient dans le monde réel la grâce et l'har-
monie qui régnent dans les poèmes du maître; la nature prendrait à
leurs yeux une grandeur, une dignité qu'ils ne soupçonnent pas. Une
partie des senlimens humains, qui semble aujourd'hui bannie de la
poésie, reprendrait le rang qui lui appartient; à côté de Didon il y a
place pour Hécube et pour Priam. Loin de moi la pensée de prescrire
aux hommes de notre temps l'imitation des formes virgiliennes : co-
pier l'antiquité païenne ne vaudrait pas mieux que copier l'Allemagne
et l'Angleterre; mais si l'imitation est stérile, l'étude est féconde.
Or, c'est l'étude de Virgile que je voudrais voir se populariser parmi
nous. Depuis quinze ans, les poètes de la France ont presque tous
concentré leur attention sur la rime et la césure, sur la voûte des
strophes et sur l'enjambement des alexandrins; il serait temps de
penser à des questions plus sérieuses et qui intéressent plus directe-
ment la poésie. Maintenant que la langue est assouplie, maintenant
qu'elle est préparée à dire clairement tout ce que l'imagination pourra
rêver, il ne serait pas hors de propos de remettre en honneur les
lois qui régissent l'imagination, et de chercher le texte de ces lois
dans le poète mélodieux qui les a si bien appUquées. Au-dessus
et au-dessous de Virgile il y a place encore pour une poésie admi-
rable, mais nul mieux que lui n'a connu l'art de relever par l'expres-
sion les détails de la vie réelle, d'effacer les lignes mesquirics et
d'accuser, en les ordonnant, les hgnes majestueuses; nul n'a mieux
compris le rôle de la mesure dans la beauté. M. Patin a donc bien
mérité de l'imagination en restituant le vrai génie de la poésie latine.
PENSÉES d'août. 87
Malheureusement le style du nouveau volume de M. Sainte-Beuve
est loin d'avoir la même clarté, la même transparence que le style
des Poésies de Joseph Delorme et des Consolations. A ne prendre que le
fond des pensées , en allant au cœur de chaque pièce, comme nous
l'avons fait, il y a beaucoup à louer, et le lecteur partage facilement
l'émotion de l'auteur. Mais il est permis de craindre que cette sym-
pathie ne soit pas générale , car il y a entre la pensée de M. Sainte-
Beuve et l'intelligence qui veut l'atteindre un nuage qui commencera
par fatiguer l'attention, et qui finira peut-être par exciter l'impa-
tience. A force de multiplier les nuances, M. Sainte-Beuve abolit la
couleur; il procède presque toujours par demi-teintes, et l'œil, faute
de rencontrer un ton franc, ne sait où s'arrêter. L'obscurité du
style des Pensées d'août tient de trop près aux procédés de l'intel-
ligence pour qu'il ne soit pas utile de la signaler et de l'expliquer. Il
est évident que l'auteur continue de penser pendant qu'il parle, qu'il
regarde en même temps qu'il peint , qu'il n'attend pas la fin de l'émo-
tion pour la traduire. De là naît la confusion du style. Il ne peut venir
à l'esprit de personne de contester à M. Sainte-Beuve une connais-
sance parfaite de la langue, mais par les habitudes, par les procédés
de son intelligence, il se place dans la nécessité de méconnaître et
de violer les lois qu'il a si laborieusement étudiées, et si habilement
appliquées dans les Poésies de Joseph Delorme et dans les Consolations,
Dans la crainte de refroidir l'expression de sa pensée, il s'applique
à prendre sa pensée sur le fait et il la transcrit lorsqu'elle n'est pas
encore achevée; il ne consent pas à écrire de mémoire, et cependant
c'est le seul procédé légitime, le seul qui permette à la pensée d'être
claire et transparente. Sans doute il peut arriver aux passions, à la
colère, à la jalousie par exemple, de rencontrer l'éloquence sans la
chercher, et d'exprimer clairement les tortures de l'ame; mais cette
éloquence toute de situation, cette éloquence fatale, involontaire,
échappe à l'analyse et n'a rien de commun avec l'art d'écrire, avec
les procédés du style; car si la passion ne se possède pas, l'écrivain
doit se posséder. La passion est une puissance irresponsable, igno-
rante d'elle-même, incapable de se juger; l'art d'écrire exige l'ap-
plication simultanée de l'imagination et du raisonnement. L'imagina-
tion trouve les comparaisons, le raisonnement les juge et les ordonne.
Mais pour que ce procédé trouve son emploi, il est nécessaire de ne
commencer le travail de l'expression qu'après avoir achevé le travail
de la pensée. A cette condition seulement, le poète est certain d'être
compris, ou du moins il met toutes les chances de son côté. Réunir
88 REVUE DES DEUX MONDES.
dans un moment unique l'œuvre de l'intelligence et l'œuvre de la
parole, mener de front l'émotion et l'image, c'est confondre l'étude
et l'enseignement, c'est tenter l'impossible, c'est se placer dans la
nécessité d'être deviné, c'est laisser l'œuvre inachevée, et confier au
lecteur le soin d'arrêter les contours d'une pensée indécise. Assuré-
ment je suis loin d'embrasser dans le reproche d'obscurité le volume
entier de M. Sainte-Beuve; car si toutes les pièces de ce volume étaient
voilées du nuage dont je parle, le poète jouerait le rôle de sphinx,
et moi le rôle d'OEdipe; à moins de m'attribuer une pénétration sur-
naturelle, je n'aurais pas entrepris l'analyse des Pensées d'Août. Mais
si M. Sainte-Beuve n'avait pas pris possession de la sympathie pu-
blique par les Poésies de Joseph Delorme et par les Consolations, bien
des lecteurs refuseraient peut-être d'étudier, comme il le mérite, son
nouveau volume, et se sentiraient découragés. Cette obscurité, dont je
crois avoir indiqué l'origine, se compose de trois élémens : de l'impro-
priété des termes, de l'oubli de l'analogie dans l'évolution des images,
et parfois de la violation des lois de la syntaxe. M. Sainte-Beuve connaît
aussi bien que personne le sens des mots, et cependant il lui arrive de
les employer comme s'il marchait à tâtons dans le vocabulaire de notre
langue, comme s'il ignorait ce que permet, ce que défend la synony-
mie, ïl emploie adjectivement des participes qui ne devraient jamais
se montrer qu'avec un régime ; il applique aux choses des épithètes
qui, pour avoir un sens clair, doivent qualifier exclusivement les per-
sonnes. Ces remarques, je le sais, sembleront puériles à bien des
lecteurs, mais M. Sainte-Beuve a trop sérieusement étudié les pro-
cédés de notre langue pour ne pas comprendre l'importance et la
sincérité de mes reproches. Dans la pièce adressée à Victor Pavie,
dont la pensée prise en elle-même est pleine d'animation et de vérité,
il compare les émotions confuses de l'ame adolescente tantôt à l'orgue
majestueux qui bégaie avant de chanter, tantôt à l'écume de l'Océan,
puis aux brumes qui enveloppent la cime des forêts, et ces trois com-
paraisons, dont une seule aurait suffi à traduire sa pensée, se croisent,
se contrarient, se contredisent, si bien que l'esprit, comme un nageur
qui croirait toucher la rive et qui perdrait pied, se remet en course
avec impatience et maudit cette fatigue imprévue. Que le poète choi-
sisse à son gré , pour exprimer les espérances tumultueuses d'une
ame adolescente, le bégaiement de l'orgue, l'écume de l'Océan ou
les flocons de la brume, il ne fait qu'user de son droit, et pourvu
qu'il manie habilement l'image choisie, la critique n'a rien à lui re-
procher. Mais s'il mêle en un seul écheveau trois synaboles contra-
PENSÉES D'AOCT. 89
dictoires, il doit désespérer d'être compris , et n'a pas le droit d'ac-
cuser l'inattention du lecteur. Quant aux lois de la syntaxe , elles
n'ont pas moins d'importance que le sens des mots et l'analogie des
images; car la syntaxe, comme l'indique si nettement l'éiymologie
grecque, est aux mots, c'est-à-dire aux pensées représentées par
les mots, aux images, c'est-à-dire aux sentimens Ogurés par les ima-
ges, ce que la stratégie est aux soldats d'une armée. A ne consulter
que le sens primitif des deux expressions , la syntaxe et la stratégie
ne sont qu'une seule et même chose. Ordonner les mots selon les lois
de la grammaire, ou ranger une armée en bataille selon les lois de la
tactique; combiner, en vue d'un but déterminé, des élémens, hommes
ou mots, qui, livrés à eux-mêmes, disposés fortuitement, n'auraient
pas la centième partie de la puissance que le grammairien et le tac-
ticien leur donnent, n'est-ce pas toujours appliquer la syntaxe? Si la
stratégie signiûe la conduite des armées , la syntaxe ne signifie pas
autre chose que la conduite des mots. Or, dans les questions mili-
taires, comme dans les questions grammaticales, que serait la con-
duite sans l'ordonnance? Que M. Sainte-Beuve relise attentivement
la dernière pièce de son nouveau volume, et qu'il voie combien de
fois il lui est arrivé, dans une période de quinze vers, d'entremêler,
pour l'expression d'une même pensée , dans un membre de phrase
régi par une conjonction unique, les divers temps d'un verbe, d'em-
ployer tantôt l'indicatif, tantôt le subjonctif. Puisque la violation de
la syntaxe mène à l'obscurité , le poète ne doit pas oublier un seul
instant les lois de la syntaxe, car la clarté n'est pas moins nécessaire
dans la poésie que dans la science. La clarté dans un théorème de
géométrie donne la joie de l'évidence; dans un récit, dans une élégie,
dans une ode, l'évidence, en prenant un autre nom, ne change pas
de nature; elle s'appelle sympathie; mais il n'y a pas de sympathie
possible pour des sentimens mal compris. C'est pourquoi nous enga-
geons M. Sainte-Beuve à diriger tous ses efforts vers la clarté. H
a des pensées élevées, des sentimens vrais; mais pour être estimé ce
qu'il vaut, il faut qu'il cesse de voiler ce qu'il sent et ce qu'il pense;
à ce prix il aura, dès qu'il voudra, la gloire et la popularité qu'il
mérite.
Gustave Planche.
ADRIEN BRAUWER.
Le soleil allait disparaître , et les maisons bariolées de Harlem
scintillaient sous se? derniers rayons. Les étroites fenêtres, fermées
pendant le jour, commençaient à s'ouvrir à la fraîcheur du soir; les
servantes causaient près des portes, et des jardins, placés derrière
chaque maison, s'élevaient des bouffées odorantes qui se répandaient
dans les carrefours ; on était à cette heure charmante où la lumière
et le bruit s'adoucissant, la fatigue du jour se transforme en une
fraîche langueur.
A l'entrée d'une pauvre maison basse et mal peinte , un enfant
de douze ans était assis, les bras nonchalamment appuyés contre un
châssis posé sur ses genoux et la tête rejetée en arrière. Son pâle
visage semblait se ranimer aux brises du soir, et ses yeux fatigués
souriaient en suivant le vol des oiseaux égarés parmi les toits. Il y
avait déjà quelques instans qu'il se livrait à cette rêveuse noncha-
lance lorsqu'une voix aigre se fit entendre près de lui :
— Est-ce sur les nuages que tu comptes peindre tes fleurs, gar-
nement? s'écria une petite femme noire et sèche qui sortait de la
maison, la coiffe toute hérissée d'aiguilles garnies de laines coloriées.
L'enfant se redressa comme s'il se fût réveillé en sursaut, rougit
et pâlit tour à tour, puis baissa les yeux avec confusion.
— Voyons ce que tu as fait depuis que tu es là, reprit la femm&
maigre en piquant à sa coiffure une nouvelle aiguille.
ADRIEN BRAUWER. 91
Elle se pencha sur le châssis que l'enfant lui présensait avec
inquiétude,
— Trois fleurs et deux oiseaux seulement; j'en étais sure quand
je t'ai vu sortir ! Pourquoi n'es-tu point resté au poêle avec moi?
— Mère, il faisait si beau! répondit l'enfant avec timidité.
— Si beau! s'écria la petite femme exaspérée; est-ce que cela te
regarde, qu'il fasse beau? Me vois-tu m'occuper du temps, moi? —
Si beau!.... Ne croirait-on pas qu'il se nourrit de soleil? — Adrien,
tu es déjà un paresseux et un vaurien comme ton père; mais, prends
{jarde, mes balais ont des manches!...
Le pauvre enfant frissonna à ces mots ; il reprit son cadre, ses cou-
leurs, ses pinceaux, et voulut rentrer.
— Ne vois-tu pas que la nuit vient et qu'il fait noir dans la mai-
son? reprit sa mère ; veux-tu que j'allume une lampe pour toi? Reste
où tu es, et profite de la fin du jour ; il faudra bien que tu travailles,
car je vais venir à tes côtés.
Elle rentra, en effet, un instant, et reparut bientôt avec son mé-
tier à broder.
Cependant Adrien avait repris son châssis et n'osait lever les yeux,
îl peignait sur toile des oiseaux et des fleurs qui devaient être ven-
dus comme parure aux paysannes des campagnes de Harlem. Dans
le principe, il n'avait fait que tracer à la plume, sur un canevas , des
dessins que sa mère brodait ensuite; mais son goût s'étant rapide-
ment développé, ses esquisses étaient devenues des peintures pleines
de fraîcheur, et qui étaient plus recherchées par les acheteuses que les
broderies de la mère. Dès que celle-ci connut le profit qu'elle pou-
vait tirer du précoce talent d'Adrien, elle ne lui laissa plus ni loisir,
ni repos. Il fallut que l'enfant renonçât aux jeux de son âge, aux
rondes du soir sur les places publiques, aux promenades du dimanche
le long des prés. Plus de nids à chercher, de fleurettes à cueillir, de
papillons à poursuivre ; le temps d'Adrien était devenu trop précieux
pour qu'il le dépensât à être heureux. Il se coucha plus tard, se
leva plus matin; on éloigna de lui tout ce qui aurait pu le distraire,
y compris l'air et le soleil. L'enfant subissait déjà la peine de son
génie; le pauvre oiseau était devenu une poule aux œufs d'or.
Cette nouvelle vie altéra la santé d'Adrien ; mais sa mère n'y prit
point garde. Cette femme avait été cruellement éprouvée, et son ame
était devenue semblable aux mains caleuses qui n'ont plus de tou-
cher. Ce n'était point un être fort, mais un être endurci à la douleur.
Comme elle avait toujours souffert, il lui semblait que la souffrance
92 REVUE DES DEUX MONDES.
n'était que la vie, et parce qu'elle se montrait sans pitié pour elle-
même, elle se croyait le droit d'en refuser aux autres. Du reste,
l'avidité de gain, qui la rendait cruelle à l'égard de son fils, venait
chez elle d'un sentiment d'honneur. Chargée de dettes contractées-
par son mari avant sa mort, elle s'était imposé l'obligation de les
payer toutes ; son travail et celui d'Adrien n'avaient point d'autre
but. Mais Catherine Brauwer gâtait cet acte de probité délicate par la
manière dont elle l'accompHssait. C'était une de ces femmes qui ,
n'ayant pas les grâces du cœur, donnent au dévouement même la
laideur de l'égoïsme, font tort au bien en le pratiquant, et semblent
une mauvaise connaissance que l'on est fâché de voir à la vertu.
Condamné à accomplir un devoir pénible dont il ne sentait pas
l'importance, contrarié dans tous ses besoins, dans tous ses goûts,
Adrien n'avait point tardé à prendre sa mère en aversion. Aussi,
lorsque celle-ci tomba malade, par suite d'un travail excessif, n'é-
prouva-t-il point les tendres inquiétudes qu'il eût dû ressentir. La
dureté des autres nous endurcit nous-mêmes , et l'indifférence des
fils n'est pas la moindre punition de l'insensibilité des parens. Adrien
ne vit dans les souffrances de sa mère qu'un motif de congé. La
vieille femme l'avait retenu au logis seulement par la crainte ; dès
qu'il s'aperçut qu'elle ne pouvait plus se lever ni le battre, il méprisa
ses ordres et prit la fuite.
Il y avait si long-temps qu'il n'avait joui de sa hberté, qu'il en
éprouva d'abord une sorte de délire. Il traversa en courant les fau-
bourgs et arriva en quelques minutes dans la campagne. Il y avait là
de l'air, des blés mûrs et des arbres avec des oiseaux qui chantaient
parmi les feuilles!... Adrien se jeta à terre et se roula sur l'herbe en
poussant des cris de joie. Il se balança ensuite aux branches des
vieux sapins, but aux fontaines, courut pieds nus dans les ruisseaux
et s'assit au bord d'une prairie pour se faire une coiffure de joncs.
Sa journée s'écoula ainsi à chanter, à courir, et à parler aux pa-
pillons qui passaient dans l'air. Cependant la faim l'ayant fait songer
au retour, la joie commença à faire place à l'effroi : il reprit le che-
min de la ville lentement et la tête baissée. Au moment où il aperçut
de loin le toit de sa maison , il s'arrêta tout frissonnant; il venait de
penser qu'il pourrait trouver sa mère guérie, et cette idée l'épouvan-
tait. Cependant, après un instant d'hésitation, il continua sa route
timidement, en rasant les murailles; plusieurs voisines étaient arrê-
tées près de la porte de sa mère, et l'une d'elles l'aperçut de loin.
— Le voilai s'écria-t-elle.
ADRIEX BRAUWER. ^ 93
Et courant à lui :
— D'où viens-tu, malheureux? Sais-tu ce qui est arrivé en ton
absence ?
— Non.
— Ta mère est morte.
L'enfant recula; rien ne l'avait préparé à cette nouvelle, et il chan-
cela, comme si un coup l'eût frappé. Les voisines s'empressèrent au-
tour de lui avec cette compassion bavarde des femmes du peuple, et
le firent entrer dans la maison.
La première impression d'Adrien n'avait été qu'une surprise atté-
rante; mais, à la vue du cadavre de sa mère, il jeta un cri de dou-
leur. Tout ce qu'il y avait encore de bon dans ce cœur s'émut subi-
tement , et l'enfant tomba à genoux , en pleurant, près du lit de la
morte. Les femmes qui se trouvaient là en eurent pitié et l'arrachè-
rent à ce spectacle.
Il passa deux jours chez une voisine , qui n'épargna rien pour le
consoler. Du reste, quelque vive et sincère qu'eut été sa première
douleur, elle ne pouvait être de longue durée. Sa mère ne lui laissait
aucun de ces souvenirs qui rendent une mémoire sacrée; en la per-
dant, il ne perdait ni protection, ni soins, ni caresses. On ne le con-
damnerait plus à des travaux sans relâche pour satisfaire à un hon-
neur qu'il ne comprenait pas; la mort venait de lui donner quittance
des dettes de son père; se trouver orphelin, ce n'était donc pas pour
lui être seul, mais être libre.
Cependant, quoiqu'il entrevît la mort de sa mère moins comme un
malheur que comme une déUvrance, il n'osait se livrer à la joie con-
fuse qu'il en éprouvait. Une pudeur de l'ame l'avertissait que ce sen-
timent était impie et mêlait à son contentement intérieur je ne sais
quelle honte et quelle tristesse.
Le souvenir de sa mère était d'ailleurs encore vivant et le dominait
parlapeur. Aussi, lorsqu'il revint dans sa demeure, dontla morte avait
été emportée, éprouva-t-il un saisissement profond. Il chercha des
yeux le métier à broder auquel Catherine avait coutume de travailler,
comme s'il se fût attendu à la trouver là; il prêta l'oreille pour s'assu-
rer s'il n'entendait point sa voix, mais tout était vide et muet. Adrien
regarda autour de lui avec angoisse : la terreur que lui avait inspi-
rée sa mère pendant sa vie, semblait s'être attachée à cette maison,
où tout lui rappelait une longue servitude. C'était la première fois
qu'il y entrait sans entendre des cris, des injures, et ce silence lui
faisait froid; sa liberté lui causait une sorte d'épouvante. Il lui sem-
9k REVUE DES DEUX MONDES.
bla que sa mère était encore là, invisible, mais toujours implacable
et veillant sur ses moindres actions. Dominé par cette espèce de
vision d'enfant, il alla prendre son châssis et ses couleurs, vint s'as-
seoir près de la porte, et se mit à dessiner avec autant d'ardeur que
si Catherine Brauwer l'eût observé.
Il travaillait depuis une heure, lorsqu'il vit une ombre s'étendre
sur son esquisse. 11 leva la tête et rencontra les regards d'un vieillard
qui s'était arrêté près de lui et étudiait son dessin avec attention.
— Qui t'a donné des leçons? demanda l'étranger.
— Personne, monsieur.
— Quel âge as-tu?
— Treize ans.
— Que font les parens?
— • Je n'en ai plus.
Le vieillard regarda encore le dessin.
— Je suis le peintre Hais, reprit-il enfin; viens avec moi, je serai
ton maître et je prendrai soin de toi.
Au milieu de toutes les misères d'Adrien, la pensée qu'il pourrait
un jour devenir peintre avait parfois traversé son esprit, mais comme
un rêve trop beau pour y croire. On juge quel effet la proposition
de Hais dut produire sur lui. Le vieux professeur profita de ce pre-
mier enivrement pour l'emener, et le lendemain Brauwer était établi
dans l'atelier de son patron avec les nombreux élèves auxquels celui-
ci donnait ses soins.
L'année qui suivit fut pour Adrien une année d'ivresse, car la
peinture lui dévoila une à une toutes ses ressources. La peinture
n'était point encore devenue un sujet de discussions esthétiques; per-
suadés qu'imiter la nature était le meilleur moyen de reproduire la
vie dans toutes ses expressions, les artistes s'étaient adonnés tout
entiers à l'étude de la forme, et quand ils étaient parvenus à faire
respirer le bois ou la toile, quand ils y avaient répandu toutes les
grâces ou toutes les énergies que Dieu lui-même avait imprimées au
front de ses créatures, ils croyaient avoir fait une œuvre de génie.
L'art n'avait donc alors rien de métaphysique; c'était le résultat
d'une contemplation perspicace, une sorte d'intuition naïve aidée
d'études patientes, d'essais multipliés et d'adresse pratique.
Brauwer n'eut point par conséquent à s'égarer dans des inspira-
tions fantastiques; il chercha l'art, comme Dieu avait dit de chercher
la vérité, avec la foi des petits enfans. Toujours l'œil fixé sur le
monde extérieur, il s'efforçait d'en saisir la forme, le mouvement.
ADRIEN BRAUWER. 95
Ses tablettes passées dans sa ceinture ne le quittaient jamais, et on le
voyait dans les rues de Harlem suivant les jeunes servantes qui re-
venaient de la fontaine, les soldats ivres, les commères en querelles,
fit crayonnant à grands traits les poses charmantes ou grotesques
qui frappaient ses yeux.
Grâce à ces études acharnées, ses progrès furent immenses, et, au
bout de deux années, ses tableaux commencèrent à être remarqués
par les connaisseurs. Hais, qui avait prévu ce succès, et dont la bien-
veillance n'avait été qu'un calcul d'avarice, proGta habilement de sa
bonne fortune. Il exigea de l'enfant plus d'assiduité et vendit chère-
ment aux brocanteurs ses moindres esquisses. Mais comme les con-
disciples d'Adrien commençaient à s'apercevoir de sa supériorité, il
craignit que quelque circonstance ne la lui révélât à lui-même , et
pour éviter ce danger, il l'enferma seul dans un grenier écarté, en
lui donnant une tâche pour chaque jour. Ainsi, pour la seconde fois,
son talent devenait funeste à Brauwer, et lui ravissait son seul héri-
tage, la hberté !
Malheureusement pour lui , ses tableaux plus connus furent plus-
recherchés , et les gains de Hais s'accrurent d'autant. L'or est pour
les avares comme ces liqueurs dévorantes qui allument la soif au lieu
de l'éteindre ; bientôt l'avidité du vieux peintre ne connut plus de
bornes. Il eut recours à tous les supplices pour forcer Adrien à un
travail continuel et rapide; il retrancha sur sa nourriture, lui refusa
un lit, des vêtemens, et le pauvre enfant en arriva à regretter sa cap-
tivité d'autrefois et les duretés de sa mère.
Cependant la disparition d'Adrien avait excité la curiosité des au-
tres élèves de Hais ; on sut bientôt où il était renfermé. Yan '^stade
(le même qui s'illustra plus tard dans la peinture) jura qu'il réussi-
rait à le voir. En effet, il proflta de l'absence du maître pour arriver
jusqu'au grenier de Brauwer, et appliqua son œil à une fente de la
porte; mais à peine eut-il regardé quelques instans qu'il jeta un cri
d'admiration : il venait d'apercevoir le dernier tableau achevé par
Brauwer. Après avoir échangé quelques mots avec le captif, il se
hâta de redescendre à l'atelier pour raconter ce qu'il avait vu. Tous
les écoliers voulurent s'assurer par leurs yeux de cette merveille, et
vinrent successivement à la porte d'Adrien. La plupart se contentèrent
d'admirer, mais quelques-uns, marchands de tableaux en herbe,
qui étudiaient l'art, non dans le but de l'honorer, mais de l'exploiter,
songèrent aussitôt à tirer parti de la circonstance. Ils proposèrent à
Brauwer de leur peindre les cinq sens et les douze mois de Tannée,
96 REVUE DES DEUX MONDES.
à raison de quatre sous pièce!... Adrien accepta avec empressement,
tout surpris que ses peintures pussent être achetées quelque chose.
Cependant Van Ostade revint plusieurs fois le voir, et l'engagea
à fuir, en l'assurant qu'il pourrait vivre partout de son pinceau.
Brauwer doutait encore; mais l'hiver avait commencé, le froid de-
venait intolérable dans le grenier de maître Hais. Adrien se décida
à partir, et après avoir livré à quelques camarades huit ou dix ta-
bleaux pour une somme d'environ trente sous, il força la porte de
sa prison et prit la fuite.
Une fois libre, son premier soin fut d'entrer chez un pâtissier, où,
avec l'imprévoyance d'enfant qui fut le fléau de sa vie entière, il
échangea tout son argent contre une provision de pain d'épices. Il se
mit ensuite à parcourir la ville sans savoir ce qu'il devait faire ni de
quel côté se diriger.
Maîtrisé, dès ses premières années, dans toutes ses volontés, il
avait perdu l'habitude d'agir sous sa propre inspiration; son esprit
était resté sans audace, ses désirs sans énergie, et les derniers mois
passés chez Hais avaient achevé de briser cette ame qui avait tou-
jours manqué de ressort. Il s'était d'ailleurs désaccoutumé de bruit,
de lumière, de mouvement, et sa première impression, en se trou-
vant dans les rues de Harlem , fut une gêne douloureuse; il avait
honte de ses haillons ; il ne savait comment marcher sous tant de
regards. Pour leur échapper, il entra dans une église, et alla se ca-
cher sous l'orgue, dans le coin le plus obscur. Là, il fut saisi d'une
sorte d'affaissement moral. Il pensa que l'esclavage lui était devenu
une seconde nature, et que peut-être il n'était plus capable de jouir
de la liberté. Cette idée le navra si profondément, qu'il s'assit et se
mit à pleurer à chaudes larmes. Un homme qui priait près de lui
entendit ses sanglots ; il s'approcha pour lui en demander la cause;
Brauwer lui raconta toute la vérité. Cet homme , ému , lui proposa de
le ramener chez son maître , en lui promettant qu'il obtiendrait pour
lui de meilleures conditions que par le passé. Brauwer se laissa per-
suader. Il fut , en conséquence, ramené à Hais, qui, honteux de voir
son avaricieuse cruauté découverte , promit de mieux traiter son
élève à l'avenir.
Adrien fut, en effet, conduit à la fripperie, où on lui acheta un
habit tabac d'Espagne, une culotte rouge et des bas chinés. Il lui fut
aussi permis de travailler dans l'atelier qui était chauffé, et on ne
lui refusa plus la nourriture nécessaire.
Plus heureux , Brauwer travailla avec plus d'élan , et ses talens
ADRIEN BRAUWER. 97
s'en ressentirent. Il retrouva aussi , avec le bien-être , un peu de la
résolution qui lui avait manqué jusqu'alors. L'âge venait d'ailleurs,
et la virilité commençait à se faire sentir dans cette nature tardive.
Il s'aperçut que Hais vendait ses tableaux ; et bien qu'il n'en soup-
çonnât point la valeur, il pensa qu'il vaudrait mieux travailler pour
son propre compte qu'au profit d'un maître. Il s'échappa donc de
nouveau, et cette fois il se rendit à Amsterdam.
On était alors aux beaux temps de l'école flamande : la peinture
n'avait point encore été détrônée par les tulipes , et l'on ne trouvait
dans les Pays-Bas que grands artistes produisant des chefs-d'œuvre,
et grands connaisseurs les achetant au poids de l'or. Le peuple même
partageait cette passion des riches, et les peintres étaient alors reçus
partout comme les minnesingers l'avaient été autrefois. A son arrivée
à Amsterdam , Brauwer entra dans la première auberge qu'il ren-
contra sur son passage. Tout homme qui voyage en Hollande avec
un bâton et un havresac ne peut demander que deux choses dans une
auberge, du fromage et un pot de bière. En attendant qu'on les lui
servît, Adrien prit ses pinceaux, et s'amusa à ébaucher sur la table de
sapin une figure de charlatan qu'il avait remarquée en route. Lorsque
l'aubergiste revint, il s'arrêta étonné devant la grotesque pochade.
— Comment! compagnon, sauriez-vous peindre? dit-il.
Et regardant de plus près :
— Pardieu I ceci est d'une touche hardie î
— Etes-vous connaisseur? demanda Brauwer en souriant.
— Un peu, compagnon ; j'ai manié moi-même le pinceau avant de
manier le broc, et mon fils n'est point gauche dans la partie.
— Comment l'appelez-vous ?
— Van Soomeren.
— C'est un grand maître ; j'ai vu des tableaux de lui chez Hais ; il
peint avec une égale habileté l'histoire, le paysage et les fleurs.
— M'est avis que vous ne lui cédez en rien , observa l'aubergiste,
qui regardait la figure du charlatan s'animer sous le pinceau de Brau-
wer; mille diables ! qui êtes-vous pour peindre si vite et si bien?
— Un écolier.
— Votre nom ?
— Adrien Brauwer.
Van Soomeren recula et se découvrit.
— Ah! je comprends maintenant, dit-il respectueusement; mes-
sire Adrien Brauwer m'a fait grand honneur de choisir mon hôtel-
lerie, et tout ce qui se trouve ici est à son service.
TOME XII. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
Adrien crut d'abord que l'aubergiste raillait ; il eut grand* peine
à en croire ses oreilles, lorsque celui-ci lui assura que son nom était
déjà célèbre dans les Pays-Bas , et que ses tableaux étaient fort re-
cherchés. Voulant, du reste, s'assurer de la vérité, il peignit en
quelques jours , sur une planche de cuivre dont son hôte lui avait
fait présent, un combat de paysans et de soldats ivres; Van Soome-
ren se chargea lui-même de placer le tableau , et sortit pour le mon-
trer à M. de Vermandois , riche amateur qu'il connaissait.
Brauwer s'assit à la porte de l'hôtellerie, fort inquiet, et ressentant
plus de craintes que d'espérances. Au bout d'une heure il aperçut Van
Soomeren qui revenait sans le tableau, mais avec l'air mécontent.
— Eh bien? lui demanda-t-il.
— Eh bien ! il n'y a plus d'argent à Amsterdam. Ils sont ici huit
ou dix peintres qui font des tableaux plus vite qu'on ne bat monnaie;
les collecteurs en ont tant acheté , qu'ils sont tous ruinés.
— Cependant vous avez vendu le mien ?
— Sans doute, vous m'aviez recommandé d'en tirer n'importe quel
prix ; je l'ai donné pour rien.
— Combien avez-vous reçu?
— Une misère, vous dis-je.
— Mais encore ?
— Cent ducats.
Brauwer se leva en jetant un cri.
— Cent ducats!... mais c'est impossible!...
— Cela est pourtant , et les voilà , dit Van Soomeren en présen-
tant au jeune homme une longue bourse pleine d'or.
— Cent ducats!... répéta celui-ci, cent ducats !...
Et il s'assit, hébété de joie, la bourse tremblant dans sa main. Il
la vida devant lui sur le banc de pierre, compta les pièces l'une après
l'autre. La vue des ducats finit par le persuader. Alors il se leva
comme un fou, se mit à danser, à chanter, à tourner sur lui-même;
puis saisissant l'aubergiste à bras le corps pour l'embrasser :
— Van Soomeren, s'écria-t-il , je veux faire ta fortune! j'aide
l'or, regarde, de l'or!
Et il faisait sonner sa bourse dans sa main.
— Je suis riche comme un roi maintenant!... A boire! Van Soo-
meren I Sers-moi tous les vins de ta cave! mets ta basse-cour à la
broche! invite tous les passans! ce soir je donne à souper à la ville
d'Amsterdam; dépense, dépense, je paierai tout ; j'ai de l'or!...
Van Soomeren, chez qui l'aubergiste avait depuis long-temps ab-
ADRIEN BRAUWER. 99
sorbe l'artiste, ne fît aucun effort pour dissuader Brauwer , ni pour
arrêter des prodigalités qui tournaient à son avantage. Il convia les
voisins à venir partager la joie de son hôte, et lui-même, ayant dé-
pouillé la veste de cuisinier pour l'habit carré des kermesses, prit
place, comme un invité , à la table qu'il avait servie.
L'orgie dura trois jours, mais vers le milieu du quatrième, Van
Soomeren, qui s'était éclipsé, reparut tout à coup avec un visage som-
bre et majestueux , le bonnet de coton sur l'oreille , le tablier en ban-
doullière et un long papier à la main.
— Que nous veux-tu, fantôme? s'écria Brauwer qui était ivre.
— Mon maître, c'est le mémoire.
— A combien monte-t-il?
— Juste à cent ducats.
— Les voilà , et maintenant envoie au diable ton papier, ton bon-
net de coton, ton tablier, et viens boire ce qui reste.
Désormais la destinée de Brauwer était marquée : il avait troqué
subitement la misère pour la richesse, sans que rien put l'aider à
supporter ce changement avec raison et dignité. C'était, comme nous
l'avons déjà dit, une ame peu solide, fléchissant à tout effort. Les
longues privations de son enfance l'avaient préparé aux excès de la
jeunesse; dès qu'il eut goûté aux jouissances, il voulut s'y plonger
jusqu'à mourir. Ce fut comme une faim long-temps endurée, et qui
ne peut plus se satisfaire. Quant aux scrupules qui eussent pu arrê-
ter cette fougue insensée, Brauwer n'en ressentit aucuns : il avait
été élevé sans autre frein que la peur; une fois celle-ci dissipée, il
ne connut aucune règle. D'un autre côté, son cœur avait perdu de
bonne heure le tact délicat qui tient quelquefois lieu de morale; il
avait été trop long-temps malheureux pour que sa sensibilité ne se
fût point émoussée , et il ne fallait pas moins que toutes les excita-
tions de l'orgie pour remuer ses sens engourdis.
Pouvant désormais, comme il le disait lui-même, fabriquer avec
son pinceau des lettres de change qui n'étaient jamais prolestées, il
se livra sans réserve aux plaisirs les plus désordonnés. Quelque énor-
mes que fussent ses gains, ils ne purent bientôt suffire à ses fan-
taisies. Du reste, ces alternatives d'abondance et de misère l'in-
quiétaient peu, et il trouvait même le plus souvent dans ces dernières
l'occasion d'exercer son humeur bouffonne.
Un soir, qu'il regagnait son logis, vêtu des seuls habits qu'il pos-
sédait, il fut dépouillé par des voleurs, qui profitèrent de son ivresse
pour le laisser complètement nu. Brauwer se réveilla le lendemain;
7.
100 REVUE DES DEUX MONDES.
en chemise, devant sa porte. Il envoie aussitôt chez les marchands
demander des étoffes; mais tous refusent de lui faire crédit. Brau-
wer ne se décourage point : il prend de vieilles toiles de tableaux ,
s'en fait faire un vêtement complet sur lequel il peint à la dé-
trempe des fleurs richement colorées, puis il gomme le tout, se
rend au spectacle et se place dans le lieu le plus apparent. Tout le
monde est frappé de la magnificence de son costume, et plusieurs
dames lui envoient demander où il s'est procuré cette merveilleuse
étoffe ; alors Brauwer se fait apporter une éponge, et en présence de
la foule stupéfaite , il lave toutes les fleurs de son habit qui rede-
vient une toile sale et grossière.
Peu après cette mystification, ses créanciers le forcent de quitter
Amsterdam. Il part pour Anvers sans passeport. L'Espagne était
alors en guerre avec les états-généraux ; Brauwer est arrêté comme
espion et jeté dans un cachot de la citadelle. Le duc d'Aremberg y
était également détenu par ordre du roi d'Espagne; Brauwer, qui
l'aperçut dans une cour et qui le prit pour le gouverneur, lui expli-
qua sa mésaventure , en le suppliant de le tirer de peine.
— Je saurai si tu es réellement un peintre, dit le duc.
Il fit demander le même jour à Rubens une toile et des couleurs
qu'il envoya au prisonnier. Celui-ci lui fit tenir le surlendemain son
ouvrage.
— Par le Christ! s'écria le duc en riant , qu'a-t-il fait là ? C'est le
vieil Alonzo et deux de ses soudards jouant aux cartes.
Brauwer avait en effet remarqué la veille ce groupe de soldats dans
la cour, et l'avait copié.
D'Aremberg fit aussitôt demander Rubens pour lui montrer le
tableau. Rubens , qui s'exaltait facilement , se récria d'admiration.
— Monsieur le duc, je vous offre six cents florins de cette toile?
— Merci, Pierre , je la garde. Mais de qui la croyez-vous?
— Je ne connais qu'un homme qui puisse peindre dans ce genre
avec autant de force et de finesse : c'est Brauwer.
— Il ne m'a donc point trompé, dit le duc.
Et alors il raconta à Rubens ce qui lui était arrivé. Rubens courut
aussitôt chez le gouverneur; il lui expliqua l'affaire, se porta caution
du prisonnier, et obtint un ordre d'élargissement. S'étant fait con-
duire ensuite dans le cachot d'Adrien, il l'embrassa sur les deux
joues, et lui dit :
— Je suis Rubens, votre frère en peinture; venez, mon maître,
vous êtes libre.
ADRIEN BRA:uWER. 101
11 l'emmena aussitôt dans le palais qu'il occupait à Anvers , lui flt
donner de riches vêtemens , un vaste atelier, et lui déclara qu'il ne
le laisserait plus partir.
Brauwer fut d'abord touché de cette splendide et cordiale hospi-
talité; mais il ne tarda pas à s'en trouver gêné. Le palais de Rubens,
orné de statues , entouré de fleurs , tout tapissé de fresques et d'é-
toffes précieuses , convenait mal à l'habitué des cabarets d'Amster-
dam. Les graves seigneurs espagnols qu'il y rencontrait sans cesse
l'embarrassaient; il ne savait quelle contenance garder en leur pré-
sence; ses riches habits même le mettaient mal à l'aise, et son cha-
peau à plumes lui pesait. Plusieurs fois il fut tenté de fuir sa prison
dorée, comme il avait fui autrefois son grenier. Enfln, un jour
qu'il y avait réception chez Rubens, et qu'une foule brillante se
pressait dans les salons, Brauwer, ne pouvant supporter plus long-
temps cet apparat, s'échappa en désespéré, courut à l'autre extré-
mité d'Anvers et entra dans une auberge :
— A boire ! s'écria-t-il du ton qu'il savait prendre autrefois chez
son ami Van Soomeren, car en mettant le pied sur le seuil de la ta-
verne, il avait retrouvé toute son aisance , et il alla se placer à une
table où était déjà assis un homme du peuple , qu'à son costume il
était facile de reconnaître pour un boulanger.
— Maître, lui dit gaiement Brauwer, veux-tu t'enivrer avec moi?
je paierai les brocs.
— Accepté.
Les ivrognes font vite connaissance , et Ton s'entretint longuement,
car le boulanger était un de ces buveurs insubmersibles, comparable
au tonneau des Danaïdes. Adrien était dans l'admiration devant une
telle capacité : lors donc qu'il eut appris que son compagnon se nom-
mait Joseph Craësbek , et qu'il avait presque autant de goût pour la
peinture que pour la bière forte, il lui dit en lui frappant dans la main :
— Écoute, Joseph, tu me plais ; tu es un luron sans gêne auquel
on peut parler le chapeau sur la tête, et qui ne regarde pas si tous
les boutons d'un haut-de-chausses sont à leur place; je ne veux plus
te quitter : demain, je viens demeurer chez toi; je t'apprendrai à
peindre, et tu m'apprendras à boire.
— Accepté.
Le lendemain, en effet, Brauwer prit congé de Rubens , malgré les
prières de celui-ci, et vint s'établir chez son ami Craësbek.
Le boulanger était, du resté, un homme d'observation silen-
cieuse, mais profonde. Chaque soir, après avoir vidé son four, il
102 REVUE DES DEUX MONDES.
montait chez Adrien, le regardait peindre; puis, la journée finie, se
rendait avec lui au cabaret. Au bout de six mois , il déclara à son
maître qu'il se sentait capable d'essayer un tableau. Sa première
ébauche parut tellement remarquable à Brauwer, qu il l'engagea à
travailler sérieusement. Le boulanger suivit ce conseil, et fit de si
grands progrès en peu de temps , qu'il put quitter son premier état
pour se faire peintre.
Ce changement de situation ne fît que resserrer les liens qui unis-
saient Brauwer et Craësbek; ils ne se quittèrent plus, et menèrent
encore plus joyeuse vie que par le passé.
Cependant un chagrin secret sembla s'emparer du boulanger. Il
avait une femme plus jeune que lui et fort jolie qu'il soupçonnait de
ne point l'aimer.
— Que l'importe? disait philosophiquement Brauwer; il y a des
femmes et de la bierre pour tout le monde; si l'on boit dans ton
verre, bois dans celui des autres.
Mais Craësbek goûtait peu une telle morale. Un jour il quitte son
ami plus sombre que de coutume, et monte dans son atelier, laissant
Brauwer avec sa femme. Ceux-ci entendent bientôt des gémissemens,
des soupirs étouffés.
— Grand Dieu ! s'écrie Brauwer, Joseph aura fait quelque folie.
Il court suivi de la jeune femme, et tous deux trouvent Craësbek
étendu au milieu de l'appartement, un couteau à la main, la poitrine
ouverte et tout couvert de sang!... A cette vue, sa femme pousse de
grands cris, saisit son mari dans ses bras et le couvre de larmes.
— J'ai cru que tu ne m'aimais plus, et j'ai voulu mourir, dit le bou-
langer d'une voix défaillante.
— Qu'as-tu fait, Joseph! mon Joseph! répète la jeune femme éper-
due... Moi, ne plus t'aimer?... ah! je ne te survivrai pas.
— Ainsi, tu m'aimes.
— Tu en doutes encore, Joseph?... Donne-moi ce couteau, je veux
me frapper et périr avec toi.
— C'est inutile , dit Craësbek en se relevant d'un bond et en
essuyant avec sa manche la plaie qu'il s'était peinte sur la poitrine;
tu es une bonne femme, et maintenant je ne doute plus de toi.
Cependant l'intimité, toujours croissante des deux peintres, ame-
nait chaque jour de plus nombreux désordres; il n'était bruit à
Anvers que de leurs scandaleuses débauches, et les choses en vinrent
à un tel point, que les magistrats se crurent obhgés d'y mettre un
ADRIEN BRAUWER. 103
terme. Ils firent saisir Brauwer, qui fut conduit hors de la ville avec
défense d'y reparaître.
Notre peintre se trouva d'abord assez embarrassé, mais vers le
soir, il rencontra un marchand qui se rendait en France et qui lui
proposa une place sur son fourgon.
— Soit, dit Brauwer en riant; tu vas dans un pays où le vin est
bon et les filles jolies; allons en France.
Et il suivit le marchand.
Arrivé à Paris, il crut qu'il suffirait de se nommer pour trouver
admiration et sympathie, comme dans les Pays-Bas; mais il fut
cruellement détrompé. Là, nul ne le connaissait; on refusa d'acheter
ses tableaux. La noblesse française de cette époque était d'ailleurs
trop élégante, trop polie pour goûter le genre de Brauwer ; ne tou-
chait^n pas au jour où le roi le plus gentilhomme qu'ait jamais eu la
France, devait dire , en apercevant des Teniers : — Otez ses magots !
Quant à la bourgeoisie, elle était peu connaisseuse, et s'occupait plus
de querelles politiques que de peinture.
Ne trouvant donc à Paris qu'humiliation et misère, Brauwer prit
L^ résolution de retourner à Anvers. Mais la route était longue, et il
fallait qu'il la fît à pied , car il était sans ressources. Il est permis de
croire que, pendant ces marches épuisantes, Brauwer regretta plus
d'une fois ses folles dissipations et sa fatale imprévoyance. L'expé-
rience vient tard pour les esprits légers; mais il arrive immanqua-
blement un jour et une heure où la vérité leur apparaît : seulement
ce jour est quelquefois sans lendemain et cette heure la dernière.
Après deux mois de fatigues de tout genre et de souffrances inouïes,
Brauwer aperçut enfin le clocher d'Anvers ; mais on eût dit que ses
forces ne s'étaient soutenues que par le désir d'atteindre le but.
A peine arrivé aux portes de la ville, il tomba privé de sentiment.
Deux jours après, Rubens reçut un billet tracé d'une main trem-
blante à l'hôpital d'Anvers. Il y courut ; B.rauwer était mort la veille,
et on lui montra la place où il venait d'être inhumé dans le cimetière
des pestiférés. Rubens resta long-temps les yeux fixés sur cette fosse
fraîchement remuée; puis, relevant la tête, il dit à son élève Van-
Byck, qui l'accompagnait :
f§^ — C'était un grand peintre, et Dieu seul sait ce qu'il eût été avec
une autre éducation; mais les enfans trop malheureux ne peuvent
devenir des hommes de génie.
Peu après Rubens fit enlever le corps de Brauwxr, qui fut déposé,
par ses soins, dans l'église des Carmes. 11 se disposait à lui élever ua
104 REVUE DES DEUX MONDES.
monument funèbre, et il en avait déjà fait le dessin lorsque la mort
le frappa lui-même en 1640.
Malgré sa conduite déréglée , Brauwer travailla beaucoup, et il a
laissé un grand nombre de tableaux. La plupart sont de petite di-
mension et représentent des intérieurs de cabaret ou des rixes de
paysans. 11 est curieux de remarquer que ce peintre, qui, comme
tous les hommes faibles de corps et timides de caractère, avait une
grande admiration pour la force , s'est presque toujours plu à re-
produire des scènes de violence. Ses paysans se battant au couteau
et ses soldats s'égorgeant dans un mauvais lieu sont d'une vérité à
faire peur. Du reste, toute la peinture de Brauwer respire cette
verve d'action que les œuvres de Callot possèdent à un si haut degré,
et qui manque parfois à Teniers. Celui-ci a plus de vigueur calme,
une couleur plus reposée; mais Brauwer l'emporte par le mouvement.
11 y a quelque chose de fébrile dans ses compositions ; son coup de
pinceau est à la fois ardent et convulsif ; on sent la nature débile qui
s'exhale. Quant au dessin, il est comme celui de toute l'école flamande,
moins élégant que vrai, moins correct que senti.
La France ne s'est point montrée plus juste envers Brauwer après
sa mort que pendant sa vie. Elle avait accueilli le peintre avec mé-
pris; elle a oublié ses œuvres. Le Musée du Louvre, ce gueux superbe
qui laisse encore voir tant de trous à son riche manteau, n'a point
une seule toile de cet habile maître.
E. SOUVESTRE.
ORGANISATION
BE
L'INSTRUCTION ÉLÉMENTAIRE
ET SECOPAIRE
EN DANEMARK.
A M. DE SALVANDr, MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE.
I.
INSTRUCTION' ÉLÉMENTAIRE.
Il y a long-temps que le gouvernement danois s'occupe avec zèle de l'or-
ganisation de l'enseignement dans les diverses provinces du royaume. En
1721, Frédéric IV fonda deux cent quarante écoles et leur donna des in-
structions. En 1729, Chrétien VI rendit, à ce sujet, une nouvelle ordonnance
qui a servi de base à celle qui subsiste aujourd'hui. En 1789, le roi nomma
une commission spéciale pour examiner l'état des écoles, leurs besoins, et
rédiger un règlement plus complet que le précédent.
Cette commission établit une école normale pour les instituteurs , à Blaa-
gaard, et proposa au roi un nouveau règlement. En Danemark, les projets
de lois marchent à pas mesurés. Le règlement, rédigé par la commission
en 1801, fut mis à l'essai en 1806, et, après diverses modifications, proclamé
définitif en 1814. C'est un travail d'une sagesse d'esprit remarquable. Tous
les besoins de l'enseignement élémentaire y sont parfaitement prévus, et les
rédacteurs de cette ordonnance sont entrés dans les plus minutieux détails.
106 REVUE DES DEUX MONDES.
pour déterminer les attributions de tous ceux qui prennent part à la direc-
tion des écoles, pour garantir autant que possible le bien-ôtre de l'institu-
teur et celui de l'élève. Si, malgré ces excellentes précautions, l'enseigne-
ment élémentaire en Danemark n'est pas encore ce qu'il pourrait être, le
mal ne provient pas d'un vice d'institution , le mal provient du malheureux
état de finances dans lequel se trouve ce pays, et de l'impossibilité où.
il est de faire plus de frais pour améliorer l'état matériel des écoles et la
position des maîtres. En 1819, il se fit dans toute cette organisation un
grand changement. Un homme qui possédait la confiance du roi introduisit,
dans toutes les écoles de villes et de villages , l'enseignement mutuel. Mais
des plaintes nombreuses s'étant élevées contre ce système, on fut obligé de
le restreindre. Aujourd'hui cette méthode est admise encore dans une assez
grande quantité d'écoles, 'mais elle n'est plus, à beaucoup près, aussi ré-
pandue qu'elle l'a été.
Les écoles élémentaires de Danemark sont divisées en trois sections : celles
des petites villes, celles de Copenhague, celles des villages.
Ces dernières sont placées sous la surveillance immédiate d'une com-
mission composée du pasteur et de deux habitans de la paroisse choisis
par la direction, et qui portent le titre de représentans de l'école [skolefor-
stander ).
Si quelqu'un a fait une donation à l'école , il devient membre de la com-
mission et porte le titre de patron (skolepalron).
Au-dessus de cette première autorité s'élève la direction, composée du
prêtre principal du district [provst] et du magistrat (amtmand).
L'administration générale est confiée à la chancellerie, qui représente tout
à la fois le ministère de la Justice et le ministère des cultes.
L'évêque exerce sur les écoles de son diocèse un droit de haute surveillance.
Il est tenu de les visiter dans ses tournées épiscopales; il doit interroger
les élèves, contrôler la méthode du maître, et adresser à la chancellerie le
résultat de ses observations.
La commission est chargée des intérêts matériels de l'école et de l'exé-
cution des mesures qui lui sont prescrites. C'est elle qui veille à l'entretien
des bûtimens ; c'est elle qui acquitte le traitement du maître. Quatre fois
par an cette commission s'assemble pour délibérer sur les ordres qu'elle a
reçus ou sur les besoins de l'école. Tous les quinze jours, elle doit visiter
l'établissement et se faire présenter le journal d'observations du maître.
Le prêtre est surtout obligé de faire régulièrement ces visites. Le prêtre
est le chef de cette commission; c'est à lui que les lettres de la direction
sont adressées; c'est lui qui préside les assemblées; c'est lui qui rédige les
protocoles ; c'est lui aussi qui suit pas à pas la conduite et les progrès des
élèves; c'est lui seul qui juge s'ils sont en état d'être confirmés, et l'on peut
dire que toute la partie morale et intellectuelle de l'école repose sur cette
surveillance du prêtre.
Deux fois par an, la commission adresse à la direction un rapport en dou-
DE l'instruction PUBLIQUE EN DANEMARK. lOT
ble sur l'état de l'école et sur ses besoins. La .direction en garde une copie
et envoie l'autre à la chancellerie.
La direction n'est , comme on le voit , qu'un lien intermédiaire entre l'au-
torité supérieure et l'autorité locale . Elle exécute les ordres de la chancellerie
et contrôle les actes de la commission; elle exerce aussi, dans les cas ordi-
naires, une action directe; mais elle doit soumettre à la chancellerie la so-
lution de toutes les affaires importantes.
Tous les propriétaires d'une commune sont obligés de contribuer, chacun
selon ses revenus, aux besoins de l'école , soit qu'ils résident dans la com-
mune ou non , soit qu'ils envoient ou non leurs enfans à l'école.
La contribution générale est versée entre les mains de la commission, qui
doit y trouver de quoi entretenir les bàtimens des écoles, payer le maître et
son adjoint.
Si une commune est trop pauvre pour pouvoir elle-même subvenir aut
frais d'une école, le roi vient à son secours; car il doit y avoir une école
dans chaque paroisse , et tous les Danois doivent savoir lire et écrire.
Dans les villes, la contribution se paie ordinairement en argent; dans les
villages, en nature. Dans les villes, les maîtres d'école reçoivent un trai-
tement proportionné à l'importance de leurs fonctions et à la cherté des lieux
qu'ils habitent. Dans les villages, ils reçoivent généralement six tonnes de
seigle, six tonnes d'orge en nature, vingt-cinq tonnes d'orge payées d'après
ïa taxe, six mesures de bois que les paysans sont obligés de scier et d'ame-
ner devant la maison d'école. Tous ont le logement gratuit et une certaine
«tendue de terre propre à la culture. On leur donne en outre, pour l'entre-
tien d'une vache, cent dix-huit livres de foin et deux cent trente-six de paille.
Enfin ils reçoivent ordinairement dix écus par an pour remplir les fonctions
de chantre à l'église. Ils ont part aux offrandes des grandes fêtes et au tri-
but volontaire que les habitans d'une paroisse paient pour les baptêmes et
les mariages. S'ils peuvent donner à leurs élèves des leçons de gymnastique ,
ils reçoivent encore une gratification; tout cela ne forme, il est vrai , qu'un
traitement assez modique ; mais ils peuvent vivre sans être obligés de joindre
à leurs fonctions un autre métier.
Tous les maîtres d'école d'un district ont une caisse de secours, oi^i cha-
cun d'eux dépose régulièrement une faible partie de son revenu. Cette caisse
doit leur donner un appui s'ils sont vieux, un secours s'ils sont malades; et
quand ils meurent, leur veuve reçoit un quart de leur traitement.
L'instituteur a été élevé à l'école normale. Lorsqu'il se présente pour cc-
cuper un emploi dans un village, il doit constater, 1° qu'il est âgé de vingt-
un ans au moins; 2» qu'il peut lire et écrire couramment et avec intelli-
gence, expliquer le catéchisme de Luther et les livres élémentaires de re-
ligion, faire les quatre règles principales et la règle de trois, chanter le chant
d'église.
Les enfans entrent à l'école à l'âge de sept ans; ils y restent jr»squ*à ce
lOB . REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils soient confirmés, c'est-à-dire jusqu'à quatorze ou quinze ans. Il n'y
a point d'établissement séparé pour les garçons et pour les filles.
Les enfans apprennent la lecture, l'écriture, le calcul, les principes de
religion, les élémens de l'histoire et de la géographie du Danemark. Ils
doivent aussi apprendre à chanter, et faire des exercices de gymnas-
tique.
D'après l'ordonnance de 1814 , on devait leur faire faire quelques travaux
manuels. Les jeunes filles devaient apprendre à coudre, à filer, à tricoter;
les garçons devaient avoir pour maîtres un menuisier, un charpentier, un
forgeron. Cet article du règlement n'a pas été exécuté.
L'école est divisée en deux sections. Les leçons durent, en été, depuis
sept heures du matin jusqu'à onze, et depuis quatre heures de l'après-midi
jusqu'à six ; en hiver, depuis huit heures du matin jusqu'à midi, et depuis deux
heures jusqu'à quatre. La première section va à l'école le matin, la seconde
l'après-midi. Cette mesure a été prise dans l'intérêt des ouvriers et des la-
boureurs, qui peuvent avoir chaque jour besoin de leurs enfans. Il est per-
mis, du reste, aux parens de faire sortir leurs enfans de l'école , pendant
trois semaines au temps des semailles, et pendant trois semaines en automne.
Toutes les écoles ont, du reste, congé le samedi, et vacance pendant les
moissons.
Chaque année, au mois d'octobre et au mois d'avril, les élèves subissent
un examen devant la commission. C'est d'après cet examen qu'ils sont clas-
sés à l'école. Le résultat de l'examen avec les observations de la commission
sur le caractère et la conduite de chacun d'eux est adressé à la direction.
La commission distribue gratuitement aux enfans pauvres le papier, l'en-
cre, les plumes et les livres prescrits pour l'enseignement.
Tous les parens sont obligés d'envoyer leurs enfans à l'école. Les paysans
doivent y envoyer leurs domestiques qui ne savent pas lire. Le diman-
che, avant l'ouverture des classes, le prêtre annonce publiquement le jour
où le maître reprendra ses leçons, et invite les pères de famille à rem-
plir leur devoir. Si l'un d'eux conserve , sans aucune raison valable, son en-
fant ou son domestique à la maison , il paie, pour chaque jour de délai , une
amende de deuxshellings. Cette amende peut s'élever jusqu'à vingt-quatre
shellings, s'il n'obéit pas à une première injonction, et enfin il peut être
condamné à la prison.
S'il essaie de soustraire ses enfans à l'examen , il paie aussi une amende,
et enfin il subit la même punition s'il les laisse aller malpropres à l'école.
Les écoles de village s'appellent almiienskole ; celles des villes portent,
comme en Allemagne, le titre de borgerskoïe [hûrgersclmle)) mais le rè-
glement qui les régit est le même que celui des écoles de village ; seulement
elles ont toujours au moins deux maîtres. Le premier est un candidat en
théologie sortant de l'université, et qui porte le titre de catéchiste. Il est
nommé par le roi; il loge dans le bâtiment de l'école, et reçoit ordinaire-
DE l'instruction PUBLIQUE EN DANEMARK. 109
ment un traitement de 300 rixdales (900 francs). Le second est nommé par
la direction.
L'école est divisée entre ces deux maîtres, et ne peut pas renfermer plus
de quatre-vingts élèves.
L'enseignement est ici plus avancé que dans les écoles de village, mais il
ne vaut pas celui des bûrgerschules allemandes.
Les écoles de Copenhague sont soumises à une direction spéciale, et dans
chaque paroisse elles ont un comité de surveillance.
La direction se compose des deux prêtres principaux de la ville ( deux
provsts), d'un membre de la commission des pauvres, du premier magis-
trat de la ville, du premier bourgmestre, de deux adjoints et de deux
prêtres.
La commission de surveillance se compose d'un prêtre et d'un ou deux
habitans choisis par la direction.
Chaque année, la commission fait le recensement de son district; elle
enregistre tous les enfans en âge d'aller à l'école, et les propriétaires de
maisons sont tenus de l'aider dans ses recherches , et de répondre exacte-
ment à ses questions. Les enfans pauvres , elle les fait admettre gratuite-
ment à Técole; les enfans riches, elle les inscrit sur la liste, et oblige les
parens à les envoyer à l'institution de la paroisse, ou à justifier qu'ils sont
élevés ailleurs.
Les écoles élémentaires sont divisées en trois sections. Les enfans peuvent
être reçus dans la première avant l'âge de six ans. On les instruit par des
entretiens : on leur enseigne la prononciation, la signification des mots, et
les premiers principes de religion ; ils apprennent ensuite à épeler, à écrire,
à connaître les chiffres.
Dans la deuxième section, ils lisent , ils écrivent , ils calculent. On cherche
à développer leur intelligence par la conversation. On leur enseigne l'his-
toire et la géographie de leur pays, et ils apprennent par cœur des sen-
tences morales, des histoires bibliques.
Les enfans des deux sexes peuvent être élevés ensemble dans ces deux
premières sections, mais ils sont séparés dans la troisième.
Ici les garçons continuent leurs leçons de lecture et d'écriture : ils étu-
dient l'orthographe, la grammaire, le style; on leur fait écrire des lettres
de différente nature; on leur apprend à connaître les poids et mesures, et
ils s'exercent au calcul mental, au calcul écrit dans ses applications aux cir-
constances ordinaires de la vie. De là , le maître les fait passer à l'étude élé-
mentaire des sciences naturelles : il leur donne les premiers principes de
physique et d'hygiène; il leur enseigne aussi la technologie, la géométrie,
les mathématiques pratiques, l'usage des machines, puis la géographie,
l'histoire et les lois fondamentales du Danemark. Ils apprennent aussi le
chant et la musique vocale, et on doit choisir pour ces exercices des mor-
ceaux de chant qui éveillent en eux le sentiment de la religion , l'amour du
roi et de la patrie^
110 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans les deux premières divisions de ces écoles, les maîtres enseignent
tout ce qui est exigé dans les horgerskoles des petites villes. La troisième
peut être regardée comme une realskole.
L'élément de l'éducation des jeunes filles est un élément religieux et mo-
ral. Il faut qu'elles apprennent par la conversation , par des récits, par des
exemples , à connaître , à aimer les vertus de leur sexe, la douceur, la dé-
cence, la propreté , les devoirs de famille. Elles apprennent à lire, à écrire,
à calculer, dans un but d'application journalière. On leur donne aussi des
notions d'histoire et de géographie et des notions d'économie domestique.
Cette éducation est tout-à-fait pratique. Les jeunes filles doivent y puiser
des connaissances nécessaires pour se rendre d'abord utiles, agréables à
leurs parens, et pour devenir un jour de bonnes mères de famille.
Outre les écoles du gouvernement, il existe à Copenhague un grand
nombre d'écoles particulières, qui pourvoient par des dotations spéciales
à leurs dépenses. Tout homme qui veut établir à ses frais une école est tenu
de soumettre son projet à la direction, qui, après l'avoir approuvé, laisse
l'école marcher d'elle-même et lui demande seulement un rapport tous
les ans.
Il existe aussi dans cette ville des écoles du soir et des écoles du dimanche
pour les ouvriers, telles que nous en avons aujourd'hui dans plusieurs
grandes villes de France. Il existe deux salles d'asile fondées par la reine
et la princesse royale, et deux realskoles établies sur le modèle des real-
schules d'Allemagne. On a formé depuis long-temps le projet d'établir de
semblables écoles dans l'intérieur du pays, mais il n'a pas encore été mis
à exécution.
Tous les enfans de Copenhague doivent rester à l'école jusqu'à ce qu'ils
soient confirmés. Chaque année la commission les examine, et adresse à la
direction le résultat de ses remarques. La direction adresse au roi un rap-
port général sur l'état matériel et intellectuel des écoles, sur ce qu'elles
ont reçu des dotations particulières, sur ce qu'elles ont coûté à la ville. Ce
rapport est imprimé, et la direction doit y mentionner tous les maîtres qui
se sont distingués par leur zèle et leurs travaux, et tous les hommes qui ont
fait quelque don aux écoles.
La plupart des maîtres employés dans les institutions de Copenhague sor-
tent de l'école normale.
Il n'y avait, en 1790, qu'une seule école normale. en Danemark, Il y en a
maintenant quatre. Chacune d'elles est dirigée par quatre professeurs. Le
premier d'entre eux porte le titre de représentant.
Les élèves paient environ cent écus par an pour entrer dans ces écoles.
Mais ils peuvent aussi , s'ils ne sont pas riches, obtenir une place gratuite.
Aucun candidat n'est reçu au-dessous de dix-huit ans, ni au-dessus de
vingt.
L'objet de l'enseignement, c'est en première ligne la religion, la Bible,
l'Evangilej puis la langue danoise, la grammaire, l'écriture, l'histoire na-
DE LINSTRUCTION PUBLIQUE EN DANEMARK. IH
turelle, surtout pour ce qui a rapport au Danemark, l'arithmétique et la
géométrie pratique, l'histoire de la religion, l'histoire et la géographie du
pays, léchant d'église et la musique instrumentale, la pédagogie; quelques
principes d'anatomie et d'hygiène, de manière à ce que l'élève, devenu maître,
puisse donner des conseils aux paysans; quelques principes d'économie ru-
rale, quelques travaux manuels ayant un but d'utilité pratique, et la gym-
nastique.
Il y a sept heures de leçons par jour, c'est-à-dire quarante-deux par
semaine, le dimanche étant un jour de congé. Elles sont divisées ainsi :
Religion 7 Chant et musique. ... 5
Langue danoise. . . 6 Pédagogie 5
Mathématiques. . . 6 Gymnastique. ..',., 3
Sciences naturelles. . 5 Économie rurale et travaux
Histoire et géographie. 3 manuels 2
Les élèves restent là trois années, et subissent chaque année un examen.
Le premier est très rigoureux. Si l'élève ne le soutient pas d'une manière
satisfaisante, il est renvoyé, et paie trente écus à l'école. A la fin de ses étu-
des, il subit encore un examen pour obtenir son diplôme de maître d'école.
Le résultat de cet examen donne trois notes différentes : extrêmement
capable, très capable, capable [udmœrket duelig, megetduelig, diielig ). Les
élèves sont placés selon la note qu'ils ont reçue. Celui qui, après ses trois
années d'étude , ne pourrait pas même obtenir le dernier degré , ne reçoit
point de certificat, et paie cent écus à l'école.
L'école est dirigée par le premier professeur, d'après les ordres de la chan-
cellerie.
IL
INSTRUCTION SECONDAIRE.
Il y a eu Danemark dix-huit gymnases ou écoles savantes [lœrdskoîe).
Ces gymnases sont soumis à la surveillance immédiate d'un comité qui
porte le titre d'éphorat et qui est composé de l'évêque et de Vamtmand-
Ils sont régis par un comité supérieur de trois personnes, nommées par le
roi, et qui porte le titre de direction.
C'est à ce comité qu'est confiée l'administration de l'enseignement secon-
daire et de l'université. Il ne reçoit d'ordres que du roi , et représente par
ses attributions le ministère de l'instruction publique. Il est assez singulier
qu'il n'ait pas aussi l'administration des écoles élémentaires. C'est une ano-
malie dont plusieurs hommes éclairés ont déjà démontré les inconvéniens. Ce
qui l'explique , c'est que les écoles élémentaires étant placées sous la gestion
continuelle et immédiate des prêtres, on a pensé qu'elles devaient être régies
parle ministère des affaires ecclésiastiques.
112 REVUE DES DEUX MONDES.
La direction détermine elle-même le mode d'enseignement, le choix des
livres, les tableaux de leçons; elle indique des règles à suivre pour l'im-
matriculation des élèves, elle distribue les stipendes, elle juge les différends
qui pourraient survenir entre les professeurs , elle décide toutes les ques-
tions importantes; c'est elle qui imprime le mouvement aux gymnases, et
I-es éphores agissent d'après ses instructions.
Les éphores ont auprès des gymnases les mômes attributions que la
commission scolastique auprès des écoles élémentaires.
Ils doivent faire exécuter les ordres de la direction, surveiller l'état des
bâtimens du gymnase, la discipline, et instruire la direction de toutes les
mesures qu'il leur semblerait utile de prendre dans l'intérêt de l'école. Ils
doivent tenir un registre exact de tout ce qui se passe au gymnase, et un
registre de correspondance avec la direction.
Les professeurs sont nommés par le roi sur la proposition de la direction.
Le premier d'entre eux s'appelle recteur. Ordinairement il y a dans chaque
gymnase un recteur, un professeur en titre nommé {overlœrer) , et quatre
ou cinq adjoints.
Le traitement des professeurs varie selon leur degré d'ancienneté. Les
jeunes recteurs ont le logement et 1,000 rixdales (3,000 francs). Les profes-
seurs ont de 800 à 1,200 rixd., et les adjoints de 400 à 700. Plusieurs écoles
pourvoient à leurs besoins par des dotations particulières. D'autres pos-
sèdent des revenus considérables. L'excédant de tous ces revenus forme le
fonds commun des écoles secondaires. Il est administré par la direction et
partagé entre les gymnases, en sorte que toutes ces institutions ne coûtent
rien au gouvernement.
Le recteur fait un cours comme les autres professeurs. Il est chargé en
outre de la direction avec les éphores et avec le comité supérieur. Trois mois
avant l'ouverture des classes, il écrit au comité pour lui indiquer l'ordre de
leçons qu'il désire suivre , les livres qu'il désire employer, et il ne peut aban-
donner les livres qui lui sont prescrits, sans une autorisation spéciale.
Chaque professeur doit tenir un journal où il écrit régulièrement ses ob-
servations sur le caractère , sur les progrès des élèves. Le recteur peut se
faire communiquer ce journal aussi souvent qu'il le désire. Tous les trois
mois, les professeurs adressent au recteur un rapport sur l'objet de leurs
leçons et sur leurs résultats. Le recteur envoie à la direction une copie de ce
rapport annoté par lui.
Tous les trois mois le recteur doit assembler les professeurs et délibérer
avec eux sur le meilleur moyen de distribuer les heures de leçons, de
maintenir la discipline, d'exciter le zèle des élèves. Cette délibération est
écrite.
Les professeurs font vingt-quatre heures de leçons par semaine. Si, dans
un cas extraordinaire, ils en font plus, ils reçoivent, outre leur traitement,
1 franc par heure.
DE l'instruction PUBLIQUE EN DANEMARK. 113
Les classes sont ouvertes au mois d'août. Il y a dix jours de vacances à
Noël, quinze à la Pentecôte, huit à Pâques, quinze à la fin de juillet. Il y
a vacance aussi l'après-midi des veilles de fête et les jours de foire.
Le élèves ne peuvent entrer à l'école, ni au-dessous de dix ans, ni au-dessus
de dix-huit. On exige d'eux seulement qu'ils sachent lire. Ils reçoivent au
gymnase des leçons d'écriture. Chacun d'eux doit payer en entrant un droit
d'inscription de 5 rixdales (15 fr.) , plus 9 francs pour le bois et la lumière,
et 90 francs par an pour les leçons. S'il y a deux frères dans le même éta-
blissement, le second ne paie que la moitié; trois, le tiers; et s'il y en a
quatre, le quatrième ne paie rien. Il n'y a point de pensionnaires, point
d'internes.
On enseigne au gymnase le latin et le grec, le danois , le français , l'alle-
mand et l'anglais. L'étude du français est recommandée d'une manière spé-
ciale. On enseigne la religion, la morale, la géographie, l'histoire, l'arith-
métique, l'histoire naturelle, le dessin, la musique vocale et la gymnastique.
Il y a sept heures de leçons par jour, quatre avant midi, trois après. Les
élèves ont, comme on le voit, peu de temps à eux. Les leçons des maîtres
doivent suppléer aux heures d'étude.
L'école est divisée en quatre classes. Les élèves passent ordinairement
deux années dans chaque classe. La grande différence qui existe entre cette
méthode d'enseignement et la nôtre, c'est que les professeurs ne sont pas,
comme en France, régens uniques d'une classe , et obligés d'y apparaître
tour à tour comme philologues, comme historiens, comme géographes. Ils
ont une branche d'enseignement déterminée , et ils la suivent de degré en
degré, depuis la première jusqu'à la dernière division de l'école.
La place que les élèves occupent à l'école est déterminée par les examens.
Chaque année , à la fin du premier et du troisième trimestre, il y a un exa-
men particulier dans chaque classe; à la fin du deuxième, un examen écrit;
à la fin du dernier trimestre, un examen public.
Les professeurs interrogent les élèves l'un après l'autre, et adressent à la
direction le résultat de leurs observations.
L'élève ne peut monter d'une classe à l'autre sans avoir subi cet examen,
et s'il ne le subit pas d'une manière satisfaisante , il redescend.
Du gymnase l'étudiant passe à l'université. Il doit être muni d'un certi-
ficat du recteur, constatant qu'il est en état de soutenir le premier examen
universitaire, qu'on appelle examen artium. Mais s'il échoue dans cette
épreuve, le recteur qui a signé le certificat reçoit, pour la première fois,
une sévère admonestation; la seconde fois, il est condamné à une amende de
10 à 20 rixdales (30 à 60 fr.); et s'il retombe encore dans la même faute, il
peut être privé de son emploi.
Toutes les écoles secondaires de Danemark sont soumises au même règle-
ment. Mais celle de Soro , qui porte le titre d'Académie, est une institution
à part. J'ai besoin, pour l'expliquer, de remonter un peu plus haut.
TOME XII. 8
114 REVCE DES DEUX MONDES.
Au moyen-àge, les écoles latines du Nord étaient établies dans les cou-
vens ou dans les chapitres métropolitains. C'était là que les prêtres, les
clercs, les religieux, faisaient leurs études. Ceux qui aspiraient à une
science plus élevée se rendaient dans les universités d'Allemagne ou à l'uni-
versité de Paris. Le couvent de Soro est l'un des plus anciens couvens de
Danemark. Il fut fondé au xiie siècle par la famille de l'évêque Absalon, qui,
selon l'usage, y établit aussi une école.
En 1586, Frédéric II fonda, sur les élémens très restreints de l'école claus-
trale, une grande institution qui devait recevoir soixante élèves.
En 1623, Chrétien IV, qui s'affligeait de voir la jeune noblesse de Dane-
mark émigrer sans cesse sous le prétexte d'aller étudier en France ou en
Allemagne , ajouta à l'école fondée par Frédéric II une classe d'enseigne-
ment supérieur à laquelle il donna le nom d'Académie. Il dota cette nou-
velle institution de plusieurs grandes propriétés; il y appela des maîtres dis-
tingués, et il ordonna à ses officiers, à ses gentilshommes, d'y envoyer leurs
lils. Bientôt l'école de Soro eut sa bibliothèque et son imprimerie. Elle
réunit quarante élèves nobles. Elle se signala par sa méthode d'enseignement
et ses travaux. Ou enseignait alors, à cette école , le grec , l'hébreu , le latin,
le français, le droit, l'histoire, la politique, les mathématiques. Il y avait
en outre des maîtres d'armes, de musique, de dessin, d'équitation et de jeu
de paume.
Sous le règne de Frédéric II, les guerres du Danemark avec la Suède
portèrent un coup mortel à l'institution de Chrétien IV. Les Suédois péné-
trèrent en Zélande, ravagèrent les biens de l'Académie. Les élèves s'en
allèrent, et l'école fut fermée.
Vers le milieu du xviiie siècle, Chrétien VI essaya de lui rendre une nou-
velle vie. Frédéric V agit dans le môme but, et plusieurs hommes distin-
gués l'enrichirent de leurs dons. Le colonel Kalckrenz lui légua une partie
de ses propriétés , et le poète Holberglui donna toute sa baronie. Elle dé-
clina cependant encore une fois; elle perdit peu à peu ses élèves; et au
commencement de ce siècle, on ne comptait plus à Soro que des profes-
seurs pensionnés. Les étudians étaient loin. Elle n'était pas dissoute, mais
elle n'agissait plus.
En 1813 , un incendie consuma l'ancien bâtiment de l'école et la biblio-
thèque. Cet événement, qui semblait devoir être pour l'institut de Soro le
coup de grâce, devint, au contraire, pour lui un signal de régénération. Le
roi prit en pitié la pauvre école de Chrétien IV, si long-temps oubliée. Il
donna des ordres pour que l'Académie fût remise en vigueur, et comme elle
avait fait, dans ses années de repos, de larges économies, elle bâtit, à la
place de l'antique maison qu'elle occupait autrefois , un magnifique édifice.
Rien ne manque à cette nouvelle construction, ni les vastes galeries pour les
collections, ni les salles de cérémonie, ni les comfortables auditoires des
professeurs. Tout a été disposé avec luxe et dans de grandes dimensions. Ce
n'est pas un bâtiment d'école, c'est un palais de roi.
DE l'instruction PUBLIQUE EN DANEMARK. 115
Cet édifice est exclusivement réservé aux élèves. Le directeur, les pro-
fesseurs, occupent chacun une maison à part, et les membres de la direc-
tion de Copenhague, qui viennent ici cinq à six fois par an , ont aussi leur
demeure à eux.
L'Académie a recomposé , dans l'espace de quelques années, une biblio-
thèque qui s'élève maintenant à près de neuf mille volumes. Elle a amassé
une très belle collection d'instrumens de physique et de mathématiques. Elle
a dépensé un million pour ses nouveaux bàtimens, et chaque année elle
épargne encore 60,000 francs sur ses revenus. Ses forêts, ses métairies et la
pension des élèves lui rapportent chaque année environ 300,000 francs. Nous
verrons quel résultat elle obtient avec cette puissante ressource.
Cette école n'est point soumise, comme les autres, à la surveillance d'un
éphorat. Elle a un intendant qui est chargé de la gestion de ses biens, et
un directeur qui veille à l'enseignement et aux besoins de l'école ; mais
ses pouvoirs sont très limités. Il ne peut ordonnancer sans la permission de
la direction aucune dépense qui s'élève plus haut que 50 rixdales (150 fr.j.
C'est lui qui correspond avec les parens des élèves; c'est à lui que sont con-
fiées toutes les mesures d'ordre et de discipline. Il a aussi la surveillance de
la bibliothèque et des collections scientifiques, et il reçoit un traitement de
9,000 francs.
L'intendant gère les propriétés de l'Académie d'après les ordres de la
direction, et reçoit un traitement à peu près égal à celui du directeur.
Les professeurs sont au nombre de seize; onze portent le titre de lecteur,
et cinq celui d'adjoint.
J'ai nommé l'institut de Soro Académie; c'est le nom qu'on lui donne gé-
néralement. Elle est cependant divisée en deux parties très distinctes : la
première, qui s'appelle école, n'est, à proprement parler, qu'un grand
gymnase; la seconde est une classe à part , qui s'appelle académie.
L'école est divisée en quatre classes, comme les gymnases. On y enseigne
le grec, le latin, le danois, l'allemand, l'anglais, le français, la religion,
la morale, la géographie, l'histoire, les mathématiques et les sciences na-
turelles.
Il y a aussi des cours d'hébreu , mais ils ne sont pas obligatoires, comme
ceux des langues vivantes.
L'académie n'est qu'une seule classe, dont les cours durent trois semes-
tres. Les académiciens étudient, pendant le premier semestre, le grec, le
latin, la langue et la littérature danoise, les langues française et allemande,
l'histoire et les mathématiques; pendant le second semestre, la pratique de
toutes ces langues, l'astronomie, la géométrie, la botanique, la zoologie;
pendant le troisième, la pratique des langues, l'histoire de la philosophie,
philosophie morale, métaphysique, physique, minéralogie, statistique.
Les lecteurs ne donnent de leçons qu'à l'académie et dans la classe supé-
rieure de l'école; les adjoints enseignent dans les trois autres classes.
8.
116 REVUE DES DEUX MONDES.
II y a six heures de leçons par jour pour l'école , quatre seulement pour
l'académie. Vacances pendant dix jours à Noël, dix jours à Pâques, et tout
le mois d'août.
Les élèves ne peuvent pas être reçus à l'école au-dessous de dix ans , ni
au-dessus de seize. Ils restent ordinairement huit années à franchir les
quatre classes , et passent Y examen artium pour entrer à l'académie. Ils ont,
en outre, deux examens chaque année, l'un particulier à la fin de février,
l'autre public à la fin de juillet.
Les académiciens subissent, avant de quitter l'école, l'examen philoso-
phique que l'on subit à l'université après une année d'étude. Cet examen
se fait en trois épreuves; la première a lieu au mois de février, la seconde
au mois de juillet, la troisième au mois de février suivant.
Dans la première, l'élève est interrogé sur le grec, le latin, l'histoire,
les mathématiques; dans la seconde, sur le danois, le français, l'allemand,
l'astronomie, la géométrie pratique, la philosophie, l'histoire naturelle;
dans la troisième, sur la philosophie, la physique, la morale, la statistique.
Il doit aussi faire des compositions en allemand et en français.
Il y a ici des élèves internes et externes. Les premiers paient par année
600 francs, les autres 90. Mais il y a quatorze places gratuites, dont le roi
dispose , et seize stipendes de 150 francs chacun , que l'on accorde aux élèves
ayant peu de fortune et qui se distinguent par leurs dispositions et leur
assiduité.
Les élèves des autres gymnases ne peuvent entrer à l'académie sans avoir
passé au moins deux années à l'école de Soro , et les élèves de cette école ne
peuvent aller, comme ceux des autres gymnases , directement à l'université
sans passer les trois semestres de rigueur à l'académie. Cette double con-
trainte n'a pas été d'une grande utilité à l'institut. Il y a là place pour
soixante-quatre élèves, et jamais on n'en a compté plus de soixante. Le
terme moyen est quarante-huit. Le terme moyen des académiciens pendant
neuf années a été de six. Ainsi, chaque élève de Soro coûte plus de 5,000 fr.
par an. L'établissement de cette école sur une base aussi large est une
grande erreur de l'administration, une erreur que tous les hommes éclai-
rés déplorent. Dans un pays comme le Danemark, avec les 300,000 francs
de revenu de l'académie, on fonderait six grandes écoles, on élèverait trois
cents jeunes gens , et on en élève cinquante !
A une demi-lieue de Soro, dans une ferme nommée Catherinslyst , j'ai
visité un autre établissement d'éducation qui , par son extrême simplicité,
contraste singulièrement avec l'extérieur splendide de l'académie. Cet in-
stitut , fondé sur le modèle de celui que M. de Fellenberg a établi à Hofwyl ,
est consacré à l'éducation des jeunes paysans. Il y a là vingt-quatre élèves
choisis surtout parmi les orphelins et les plus pauvres enfans de la paroisse.
Ils peuvent entrer à cette école à l'âge de six ans , et ils y restent jusqu'à ce
qu'ils soient confirm.es. La commission des pauvres paie chaque année, en
DE l'instruction PUBLIQUE EN DANEMARK. 117
nature ou en argent , quatre tonnes de seigle pour les élèves de six à dix ans,
trois pour ceux de dix à douze, deux pour ceux de douze et au-delà.
L'école est placée sous la surveillance de la commission scolastique de
la paroisse et régie par la direction de Copenhague.
Un maître est chargé de l'éducation des élèves. Il doit pendant l'hiver, et
pendant les heures de loisir qu'il a en été, leur enseigner à lire , à écrire , à
calculer; le reste du temps, les élèves travaillent dans les champs avec lui,
labourent la terre, prennent soin des bestiaux. Ils doivent aussi s'exercer aux
travaux manuels que réclame leur profession future de cultivateurs. Ils doi-
vent apprendre à réparer une charrue, à coudre un harnais, à fabriquer au
besoin un instrument d'agriculture. Le dimanche, le maître les conduit à
l'église ; ils assistent au catéchisme ; ils apprennent les principes de religion ,
et le prêtre vient de temps à autre les visiter et leur donner des leçons.
Ces élèves sont nourris et habillés très simplement; ils portent des véte-
mens, en été, de grosse toile, en hiver, de vadmel (drap foulé), des sabots tous
les jours, et des souliers le dimanche; mais les vétemens sont très propres.
La chambre qu'ils occupent est entretenue avec beaucoup de soin. L'habitude
du travail, le régime auquel ilssontsoumis développent leur constitution. A
l'âge de douze ans, ils sont grands et forts, et il est bien rare qu'ils tombent
malades. Sortis de l'école, ils retournent dans leur village, ils travaillent dans
les fermes, et ils se distinguent presque tous par leur intelligence et leur
bonne conduite. Tous gardent aussi un profond souvenir de l'école où ils ont
été élevés, et, le dimanche, ils reviennent visiter leur ancien maître, et s'as-
seoir au milieu de leurs compagnons.
X. Marmier.
Copenhague, 1er septembre I8ô7.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 septembre 1837.
Le ministère a, dans la presse, des amis qui le servent bien mal, ou des
alliés qui semblent prendre à tâche de le compromettre. Il nous sera permis
de le lui dire, à nous qui, pour le défendre, n'avons pas attendu qu'il se fût
affermi; car nous ne croyons pas qu'il puisse rien gagner à ce qu'on éloigne
de lui par d'aventureuses attaques des hommes dont la bienveillance, ou du
moins la neutralité , ne lui a pas été inutile pendant la dernière partie de la
session, et dont l'appui lui sera nécessaire dans la chambre prochaine. Nous
ne croyons pas que l'on comprenne bien sa position et ses intérêts en essayant
d'immoler sur ses autels des victimes qu'on ne réussit pas même à blesser.
Ce n'est là ni de la conciliation ni de la politique; et avec ce système, on
aurait bientôt fait plus qu'isoler le ministère : on aurait soulevé contre lut
toutes les forces et tous les talens; on aurait remis des armes, pour le com-
battre, à des gens qui ont déposé les leurs, et se sont montrés, il n'y a pas
encore bien long-temps, trop peu avides de ressaisir le pouvoir, pour qu'on
ait à craindre en eux , si on ne les provoquait pas , des ennemis bien actifs.
Aussi, pour notre compte, ne croyons-nous pas que le ministère ait inspiré
ni autorisé le moins du monde une déclaration de guerre aussi vive que
celle dont un journal, qui lui a fait accepter son alliance, vient de se con-
stituer le héraut contre le président du cabinet du 22 février. A l'égard de
M. Mole, nous en avons pour garant le langage qu'il a toujours tenu aux
amis de M. Thiers , et la justice qu'il n'a cessé de rendre depuis le 15 avril
à l'attitude de l'habile orateur envers son ministère et sa personne. Quant
à M. de Montalivet, la supposition serait plus injuste encore, s'il est pos-
sible, car les trois quarts de cette déclaration de guerre retombent, par
la force des choses, sur le ministre de l'intérieur du 22 février, tout au-
tant que sur l'ancien président du conseil. Ce sont les pierres du prédi-
cateur de Louis XV; elles sont lancées avec tant de force et par une main
si maladroitement vigoureuse, qu'elles rejaillissent au-delà du but après
l'avoir frappé, et vont par ricochet en toucher un autre, non moins rude-
ment que si le premier choc n'avait pas épuisé toute leur portée. Il est
REVUE. — CHRONIQUE. 119
vraiment assez singulier que l'auteur de l'article dont nous voulons par-
ler ne s'en soit pas aperçu. Sa réputation d'habileté, car ce doit être un
habile, y perdra, et décidément on ne saurait être plus malheureux, à moins
toutefois qu'on ne doive tenir à perfidie ce qu'il ne faut sans doute) attribuer
qu'à maladresse. De toute façon, M. deMontalivet n'en peut être bien flatté.
Si on ne l'attaque pas dans la personne de M . Thiers , ou lui fait jouer un^rôle
peu honorable pendant toute la durée du ministère du 22 février; on ne lui
laisse que la signature et les détails de son déparlement, pour lui refuser
toute influence politique, et quand on prête au président du cabinet dont
il faisait partie tant de fautes et d'erreurs, on est bien près d'en faire juger
presque aussi coupable celui qui a dû les voir, les condamner, et n'en a pas
assez tôt décliné la lourde solidarité.
Faut-il donc, après l'expérience qu'on en a faite l'hiver dernier, que tous
les cabinets aient ainsi leur Fonfrède et leur Journal de Paris? qu'un zèle
indisciplinable et d'autant plus outré qu'il est plus nouveau, s'attache à ré-
trécir autour de chaque ministère le cercle des amis ou des neutralités inof-
fensives et patientes? Faut-il enfln qu'une jeune école de publicisies, qui se
dit appelée à réformer la presse et qui se proclame exclusivement gouver-
nementale, ne croie pouvoir mieux faire, pour relever le gouvernement de
son pays, que d'avilir, en intention du moins, un passé qui avait incontesta-
blement le mérite de tendances meilleures, au profit d'un présent qui . sous
bien des rapports, se félicite d'avoir adopté sa devise et repris son œuvre
inachevée.
Non, le ministère du 15 avril n'aurait rien à gagner en faisant atta-
quer M. Thiers dans ses journaux, et il est, nous en sommes sûrs, com-
plètement étranger à une boutade qu'il serait forcé de désavouer, s'il
l'avait suggérée. Quand il engagera en sou nom, sur des questions sérieuses,
une polémique manifeste, il le fera noblement, et d'une manière qui soit
digne de lui comme de ses adversaires. A qui persuaderait-on que l'es-
prit de M. Mole méconnaît celui de M. Thiers, et ne lui rend pas toute la
justice qui lui est due? A qui fera-t-on croire que M. de Montalivet renie
la part légitime qu'il a prise, comme ministre de l'intérieur, à la suspen-
sion de la revue du 28 juillet 1836, un mois après l'attentat d'Alibaud,
quand les imaginations effrayées voyaient partout des pistolets et des poi-
gnards régicides, et quand une détestable émulation germait sourdement
dans la tête fanatisée d'un Meunier? Ce n'est pas une réfutation pied à pied
que nous entreprenons ici, et nous n'avons ni la mission ni l'envie de dé-
fendre la suspension de la revue anniversaire de juillet, dont aucun des
membres de l'administration du 22 février ne décline la responsabilité. Mais,
en-vérité , nous avons conservé la mémoire que d'autres paraissent avoir per-
due; nous n'avons pas oublié qu'une balle a effleuré la tête du roi, et que
^e sang de ses fils a coulé, la première fois que son courage habituel lui a
fait rompre cette prétendue mise en charte privée, qu'on voudrait imputer
à crime au 22 février. Et ce nouvel attentat n'a-t-il pas eu les plus funestes
conséqucDces pour la royauté comme pour le pouvoir en général? 3N'est-ce
120 REVUE DES DEUX MONDES.
pas le crime de Meunier qui a rendu possible cette vaine et dernière reprise
d'un système usé, dans lequel on entraînait, malgré lui, le président du ca-
binet du 6 septembre , dépositaire de pensées plus douces , de principes plus
concilians, de traditions plus indulgentes?
Assurément M. Mole n'est engagé , par aucun de ses antécédens, à soute-
nir ou à ne pas attaquer M. Thiers dans la solution qu'il a voulu donner à la
question espagnole, nous le savons; mais ce n'est pas une raison pour que
M. de Montalivet ou lui, tout opposés qu'ils soient à l'intervention, traves-
tissent en une ignoble manœuvre de bourse , en un moyen d'agiotage, l'opi-
nion de M. Thiers sur cette question, grosse de tant de périls. Ce serait faire
injure à tous deux que de le croire. Ils savent que cette question a divisé
et divise encore les plus sincères et les plus éclairés partisans de la révolu-
tion de juillet, les plus fidèles amis de la dynastie qu'elle a fondée, les plus
courageux défenseurs de l'une et de l'autre ; leurs vœux ne sont pas douteux.
Chaque succès de don Carlos est un embarras pour eux comme un échec
pour la France ; chaque retour de la fortune en faveur des armes de la reine
est à leurs yeux un succès pour notre propre cause , et le gage d'un danger
de moins dans l'avenir. Ce qui les distingue de M. Thiers sur ce point, c'est
une disposition moins prononcée à beaucoup sacrifier, s'il le fallait, pour
empêcher ce qu'ils redouteraient presque autant que lui, et sans doute aussi
plus de confiance qu'il n'en avait dans la vitalité propre de la cause consti-
tutionnelle en Espagne. Puissent-ils ne pas se faire illusion là-dessus! C'est
le plus cher de nos désirs, car nous ne voulions pas le sacrifice pour le sacri-
fice même, mais pour le but auquel il se rapporte , et qui ne nous eu paraî-
trait pas moins précieux, si la France le pouvait atteindre à moins de frais.
Nous ne pousserons pas plus loin cet examen du manifeste si imprudemment
publié contre M. Thiers, et dans sa personne contre le ministère du 22 fé-
vrier; notre tâche serait trop facile, et nous arriverions insensiblement à
des questions trop délicates, que nous aimons mieux ne pas toucher. Ce
n'est pas sérieusement qu'on peut supposer cette déclaration de guerre in-
spirée par le ministère; et s'il ne l'a pas hautement désavouée, c'est qu'il ne
l'en a pas jugée digne; c'est qu'il a cru que cette supposition se réfutait
d'elle-même à la moindre réflexion. Il lui aurait donné trop d'importance en
la relevant, et il a préféré , avec raison, laisser à l'opinion publique le soin
de la juger toute seule. Ce manifeste montre bien d'ailleurs le peu de fonds
qu'un ancien ministre doit faire 'sur la reconnaissance d'hommes que son
influence a introduits dans la carrière politique. M. Guizot en sait mainte-
nant là- dessus tout autant que M. Thiers , à moins qu'il ne prenne pour une
expiation des torts qu'on a envers lui les violentes accusations portées contre
son rival , ou qu'il n'ait laissé pour instruction secrète à d'anciens alliés qu'il ne
pouvait retenir sous ses drapeaux, la mission spéciale d'affaiblir le 15 avril,
en le séparant par tous les moyens de ses alliés les plus naturels, ce qui lais-
serait ainsi le champ plus libre à l'ambition incessante de M. Guizot.
L'opinion publique est assez vivement préoccupée de l'expulsion du comte
Confalonieri , qui, à peine arrivé en France où il venait rétablir sa santé, a
REVUE. — CHRONIQUE. 121
reçu l'ordre de s'embarquer pour l'Angleterre. D'un côté, on allègue pour
justifier cette mesure rigoureuse, que M. Confalonieri n'a été rendu à la
liberté, après douze ans de détention au Spielberg, et sur les pressantes
sollicitations du roi, qu'à la condition de ne pas séjourner en France. IVIais
il paraît que l'intervention du roi en faveur du malheureux prisonnier s'est
exercée à son insu , car il déclare, dans une lettre publiée par les journaux,
n'en avoir eu jusqu'ici aucune connaissance, et, en ce qui le concerne, n'être
engagé que par le seul intérêt de sa sûreté personnelle à ne pas reparaître
dans les états autrichiens. Le comte Confalonieri, déjà avancé en âge,
épuisé par les longues souffrances du Spielberg, dont le livre de Silvio Pel-
lico ne donne qu'une faible et incomplète idée, ne saurait être à Paris un
homme dangereux, ni pour l'Autriche, ni pour la France. Il a payé sa
dette à sa patrie et à sa cause. Nous espérons donc que pour effacer au plus
tôt les traces d'une rigueur qui a dû coûter beaucoup au gouvernement,
les démarches nécessaires seront faites à Vienne, afin d'obtenir la levée d'une
interdiction sans motifs sérieux, qui mutile le bienfait et diminue le mérite
du bienfaiteur.
Au milieu de ce débat, l'opinion publique reste incertaine et s'égare dans
des suppositions fâcheuses qui ne devraient jamais pouvoir être accueillies
par elle. Il faut croire que le gouvernement a eu de bien graves motifs pour
adopter envers M. Confalonieri la mesure à laquelle il s'est porté. Il ne
cherche pas l'occasion de se montrer rigoureux et dur; il a fait tomber bien
des fers et ouvert bien des prisons ; il laisse vivre à Paris , sans les inquiéter,
des réfugiés plus jeunes, plus énergiques et d'opinions plus menaçantes,
et qui pourraient être dangereux, s'ils le voulaient. Ce nous est une raison
suffisante pour ne pas le croire capable d'avoir repoussé légèrement du sol
hospitalier de la France un noble et malheureux proscrit. Mais nous désirons
qu'un prompt retour de M. le comte Confalonieri vienne calmer les justes
susceptibilités de l'honneur national, et donner tout son prix à la liberté
qu'une haute intervention lui aurait fait rendre.
La bienfaisante pensée de l'amnistie se complète de jour en jour davantage
sous l'influence de M. Mole, qui avait si bien jugé, dès le premier moment,
les heureux et féconds résultats de cette grande mesure. Aussi voit-on
dans le pays une tendance générale au rapprochement et à la fusion se
manifester avec plus d'éclat que jamais. Le moment serait donc mal choisi
pour rétablir des catégories que l'on ne comprend plus, et faire de l'ob-
scure métaphysique à propos de dénominations usées. Ce serait vouloir
relever des barrières que les faits et la marche du temps ont renversées.
On y a dû renoncer le jour où tous les esprits raisonnables, tous les
hommes sans passion se sont accordés pour détendre les ressorts du
gouvernement, et pour ne plus vivre en présence des partis vaincus et
dissous, comme on avait vécu eu présence de ces mêmes partis organisés,
armés et menaçans. La solennelle épreuve des élections générales se pré-
pare paisiblement sous l'empire de cette situation; et malheur à qui ne la
comprend pas. Les monomanes de résistance et de lutte contre des enne-
122 REVUE DES DEUX MONDES.
mis désarmés, non moins que les monomanes de révolutions devront y
échouer. Le pouvoir, qui craint les uns et les autres, aura beau jeu à les
combattre. Qu'il donne hardiment l'exclusion à quelques-unes des per-
sonnalités les plus insolentes et les plus prétentieuses de la jeune doctrine ,
et il jouerait bien de malheur s'il ne parvenait pas à les écarter. La plupart
semblent avoir conscience de leurs dangers et demander grâce; car leur
organe habituel , du moins celui qui l'était , a beaucoup perdu de son aigreur
et beaucoup adouci son langage. Quelque merveilleuses que soient ces con-
versions , partout où il y aura chance de succès , le ministère n'en aura pas
moins raison de seconder le mouvement de l'opinion qui repousse les ultra-
doctrinaires, pour mettre à leur place des hommes qui ne soient pas enga-
gés aussi avant dans les liens des partis, et qui soient cependant bien résolus
à maintenir les institutions et l'ordre, mais sans réaction. Les candidats ne
manqueront point. Ils sont en très grand nombre, et l'on compte parmi
eux beaucoup d'indépendances réelles, qui ne donneraient point d'embarras
à un gouvernement sage et éclairé , et auxquelles le ministère inspire con-
fiance. Si cet élément pouvait entrer assez dans la composition de la nou-
velle chambre des députés, il lui donnerait un caractère qui répondrait
parfaitement à celui de l'administration actuelle, le caractère d'une cham-
bre d'affaires et d'intérêts positifs plutôt que de polémique. Elles se trouve-
raient ainsi , l'une et l'autre, la double expression de l'état auquel on se flatte
assez justement d'avoir conduit la France, et qui ne semble devoir être essen-
tiellement changé que par l'influence de grands évènemensau dehors, dont
aucune puissance ne provoque aujourd'hui ni ne veut précipiter l'explosion.
Nous avons donné quelques détails, dans notre dernier numéro, sur la
création de pairs qui doit précéder l'ordonnance de dissolution. Mais depuis
lors, la liste s'est alongée. On cite aujourd'hui comme en faisant partie vingt-
un membres de la chambre des députés, cinq généraux non députés, un
diplomate en exercice, deux magistrats, un ancien ministre de la restaura-
tion, un ancien député, un membre de l'académie des sciences et un amiral;
mais tout cela ne fait encore que trente-trois noms, et il se dit qu'elle doit
en comprendre plus de quarante- En attendant voici les noms connus : dépu-
tés : MM. Bignon, Ilumann, de Mosbourg, Odier, Kératry, Camille Périer,
deSchonen, Charles Dupin, Bessières, Paturle, d'Andigné de laBlanchaye,
de Brigode, de Cambis, Daunant , Pelet de la Lozère, Pavée de Vandœuvre,
Pxouillé de Fontaine, comte d'Harcourt, Durosnel, Tirlet, Delort; géné-
raux non députés : MM. Tiburce Sébastiani , Darriule , de Castellane , Pré-
val et Petit; académicien : M. Poisson; amiral : M. Willaumez; diplomate :
M. Serrurier, ministre plénipotentiaire de France en Belgique; magis-
trats : M. le vicomte Harmand d'Abancourt, premier président de la cour
des comptes, M. de Belbœuf, premier président de la cour royale de Lyon;
ancien député : M. le marquis d'Escay rac-Laulure; ancien ministre : M. Bour-
deau, collègue de M. de Martignac. M. le général Jacqueminot proleste con-
trele bruit que plusieurs journaux avaient répandu qu'il consentait à échan-
ger l'honneur de la députation contre un siège au Luxembourg.
BEVUE. — CHRONIQrE. 123
Telle qu'on l'a publiée jusqu'ici, il manque cependant quelque chose à
cette liste de nouveaux pairs, et ce quelque chose, nous le dirons pour
être justes avec tout le monde : ce sont deux ou trois noms anciens , écla-
tans, et qui appartiennent, sous le rapport de la fortune, du rang, de
l'influence, à la classe supérieure de la société française, noms libéraux,
bien entendu, et qui , tout aristocratiques qu'ils soient, ne sonnent pas mal
à des oreilles de juillet. Les conseils généraux de déparlement n'en auraient-
ils pas indiqué quelques-uns, si on avait voulu les y chercher, et M. Mole
n'est-il pas l'homme du monde le plus propre à introduire avec discerne-
Tnent et mesure , dans le gouvernement de son pays, un peu de cette aristo-
cratie du sein de laquelle il sort, et dont il allie noblement les traditions à
celles de la France nouvelle, révolutionnaire et roturière?
La politique extérieure de cette quinzaine nous offrira aussi son petit
scandale : c'est un incident assez grave par lui-même , mais qui l'est devenu
beaucoup plus encore par toutes les circonstances qui s'y rattachent, la pu-
blication inusitée d'une correspondance diplomatique très confidentielle en-
tre M. Rudhart, ministre des affaires étrangères de Grèce, et M. Lyons, en-
voyé d'Angleterre auprès du roi Othon. Cette correspondance se rapporte à
l'expulsion d'un réfugié italien , nommé Emilio Usiglio , du territoire grec,
malgré la protection d'un passeport anglais, qui n'a pu le défendre des ri-
gueurs de M. Rudhart, fidèle instrument d'une politique à laquelle la Grèce
pouvait fort bien éviter de s'associer. Nous avons dit scandale, et c'en est bien
un, car cette correspondance a pleinement révélé, ex abrupto, ce qui était
encore un secret pour le plus grand nombre des observateurs politiques en
dehors des coulisses, rinlîueuce toute nouvelle que le cabmet de Vienne a
réussi à se ménager en Grèce et le mécontentement que l'Angleterre en
éprouve. L'établissement de l'influence autrichienne en Grèce est un fait
d'autant plus remarquable, que l'Autriche n'est pas au nombre des puissan-
ces protectrices de l'état grec, qu'elle n'a contribué en rien au triomphe de
l'indépendance et de la nationalité helléniques sur l'oppression musulmane;
qu'elle a , au contraire , vu avec beaucoup de peine ce nouvel affaiblissement
de l'empire turc, et que, sauf la guerre contre la Russie, elle avait tout fait
pour le prévenir. Mais une fois l'événement accompli , une fois cet élément
introduit dans la balance politique, l'Autriche s'est résignée, et aussitôt
elle a cherché à tirer parti de ce qu'elle n'avait pu empocher. Elle est, nous
croyons, la première des grandes puissances qui ait conclu avec la Grèce un
traité de commerce; le service de bateaux à vapeur qu'elle a organisé à
Trieste s'est rattaché à cette politique et en a secondé le développement. Et
voilà maintenant qu'un ministre anglais accuse M. de Rudhart de mettre à
la suite du cabinet de Vienne le gouvernement dont il dirige les affaires
extérieures, de recevoir des instructions de M. de Metternich, d'avoir pris
des engagemens particuliers envers l'Autriche, sans l'assentiment des puis-
sances protectrices, et de subordonner à ses vues tonte la politique du nou-
veau royaume!
Si ces accusations sont fondées (et nous ne doutons pas de l'influence ac-
124 REVUE DES DEUX MONDES.
luellement exercée en Grèce par le cabinet de Vienne) , il faut croire que
l'Autriche, si peu remuante de sa nature, essaie de prendre, en Orient,
position contre la Russie, bien qu'en apparence M. de Metternich et M. de
Nesselrode soient assez d'accord pour soutenir M. deRudhart. Mais cela
vient de ce que les deux cabinets redoutent également son prédécesseur,
M. d'Armansperg, qui s'était entièrement livré à l'Angleterre, et un autre
homme d'état, le plus national et le plus populaire de la Grèce , qu'on tient
depuis long-temps dans l'honorable exil d'une ambassade.
Le ton de la correspondance de M. Lyons avec M. Rudhart n'est peut-être
pas ce qu'il y a de plus convenable au monde, ni de plus conforme aux tra-
ditions diplomatiques. On y voit percer le ressentiment conservé par l'An-
gleterre pour la destitution de M. le comte d'Armansperg , et après tout, le
gouvernement grec était rigoureusement dans son droit. Mais ce droit, il
l'a exercé d'une manière odieuse, et on doit féliciter le ministre français à
Athènes d'avoir, en cette circonstance, officieusement agi dans le même sens
que son collègue, M. Lyons. Aujourd'hui, en effet, nous sommes à peu près
d'accord avec l'Angleterre sur la question grecque, et dans le sein de la con-
férence de Londres, lord Palmerston ne s'est pas trouvé plus disposé que le
plénipotentiaire français à autoriser l'émission d'une partie quelconque de
la troisième série de l'emprunt grec. Nous qui avons quelquefois révélé sans
mauvaise intention les infirmités de l'alliance anglaise, ce serait avec plaisir
que nous la verrions partout ailleurs aussi réelle, aussi vraie dans la prati-
que, qu'elle l'est redevenue en Grèce depuis la retraite du comte d'Arman-
sperg. Nous n'aurions pas à déplorer qu'il en fût autrement, si, dans le besoin
que l'on ressent de la conserver efficace et sérieuse , on subordonnait con-
stamment des deux côtés l'accessoire au principal, les petites tracasseries
aux grandes questions, le choc des petits intérêts contraires au grand intérêt
commun.
On n'a, depuis quelque temps, assez ménagé l'alliance anglaise ni en
effets, ni en paroles. Il semble que ses inconvéniens, sous le rapport des
hommes et des choses, aient paru plus grands que ses avantages, et l'Europe
a suivi d'un œil avide les progrès de ce relâchement universel dans le sys-
tème de politique extérieure qui a permis à la France de prendre Anvers et
d'occuper Ancône. L'Europe a fait plus : elle a encouragé ce relâchement de
nos liens avec l'Angleterre autant qu'il était en elle. Mais elle ne peut nous
offrir, et de long-temps nous ne pourrons accepter d'elle , aucun équivalent
pour le sacrifice auquel son impatience nous pousse. Quand même elle le
pourrait, la question de préférence ne serait pas résolue par cela seul; mais
il suffit qu'elle ne le puisse pas et qu'on le sente bien, pour que nous n'al-
lions pas inconsidérément nous affaiblir du côté où nous sommes forts, sans
avoir chance de nous fortifier du côté où nous sommes faibles. Nous vivons
en paix avec l'Europe; mais, sauf un rapprochement viager entre la Prusse
et la dynastie nouvelle, les autres puissances du continent, grandes et pe-
tites, ne nous épargnent guère un embarras, une tracasserie, une menace
plus ou moins déguisée, quand elles le peuvent. Nous ne parlerons pas de la
REVUE. — CHRONIQUE. 125
Russie, dont la malveillance est trop notoire; mais l'Autriche, qu'on devrait
croire moins passionnée, plus raisonnable et plus juste, se refuse-t-elle sou-
vent le plaisir de nous harceler, de traverser nos desseins, de réveiller nos
inquiétudes? Ce n'est peut-être pas la faute du chancelier de cour et d'état
si M""^ la princesse de Metternich promène dans sa voiture, à Vienne, M. le
duc de Bordeaux : mais quand nous retrouvons à Athènes , dans les difficultés
que rencontre notre service de bateaux à vapeur du Levant, la même main
qui nous en suscite de pareilles à Gênes et à Naples , nous ne pouvons croire
que M. de Metternich y soit aussi étranger qu'à la promenade du duc de
Bordeaux dans la voiture de sa femme. Si l'Autriche exhume tout à coup
un projet de nouvelle forteresse fédérale qui sommeillait oublié dans les
cartons de la commission militaire de la diète, on ne prétendra pas sans doute
que nous devions y voir un témoignage d'amitié, de confiance, de bon vou-
loir, surtout quand ce projet vient se fixer sur Kadstadt, et quand on le
fait accompagner de déclarations menaçantes dans les journaux censurés
de l'Allemagne.
Nous croyons donc sage et presque nécessaire, dans l'état actuel des
choses, de resserrer notre alliance avec l'Angleterre, d'en renouer les fils
plutôt épars que brisés, et d'en masquer avec soin les vides et les parties
faibles, s'il y en a quelque-unes. Les états, non plus que les individus, ne ga-
gnent rien à s'isoler, et, dans certaines capitales, on nous verrait avec trop
de plaisir nous éloigner du cabinet de Saint- James, pour que notre plus
grand intérêt ne soit pas de nous en rapprocher. Ce que nous allons dire
n'est pas un paradoxe; mais il nous semble que, pour faire de grandes
choses en Europe, nous pourrions d'abord être seuls, tandis que, pour ne
rien faire, avec la volonté de ne pas remuer et de respecter ce qui est, nous
avons besoin d'être à deux. Nous comptons prouver cela quelque jour. Re-
prenons, maintenant, notre tour d'Europe.
Le duc Charles de Mecklembourg-Strélitz, président du conseil-d'état du
royaume de Prusse et commandant de la garde royale prussienne, est mort,
à Berlin, le 21. Ce prince était frère consanguin du grand -duc régnant de
Mecklembourg-Strélitz, de la feue reine de Prusse, Louise, envers la-
quelle l'empereur Napoléon se montra presque cruel, et de la reine actuelle
de Hanovre. Il a terminé sa carrière dans une demi-disgrace, par suite de
l'opposition violente qu'il avait faite au mariage de la princesse Hélène de
Mecklembourg-Schwérin avec le duc d'Orléans , mariage négocié et conclu
sous les auspices de la cour de Prusse , malgré tous les efforts du parti con-
traire à la France. Le duc Charles en était l'ame, et ce fut une opposition
toute politique; car il n'avait, à titre de parent fort éloigné, aucune in-
fluence légitime à exercer sur les déterminations de la princesse, de sa mère
et de la cour grand-ducale de Mecklembourg-Sohwérin. Néanmoins il crut
devoir à son nom de ne rien négliger pour empêcher cette alliance, et on
lui attribua, vers l'époque où elle se négociait, un mémoire, lithographie
à très peu d'exemplaires, contre le projet si chaudement épousé par le roi
de Prusse. Ce mémoire a circulé dans la société de Berlin et a provoqué , de
126 REVUE DES DEUX MONDES.
la part de M. de Kamptz, ministre de la justice, des observations qui ont
également circulé en manuscrit et entretenu quelque temps , à Berlin , cette
singulière polémique dans la sphère élevée d'une cour. Le mémoire de
M. de Kamptz était sec dans la forme, mais, dans le fond, très solide, plein
de faits concluans et d'une irrésistible logique. La manière dont la légitimité
de la dynastie d'Orléans s'y trouvait établie ne nous paraîtrait peut-être
pas très orthodoxe; maison ne saurait exiger d'un ministre prussien qu'il
reconnaisse bien nettement le principe de la souveraineté du peuple, et, à
part le dogme, toutes les questions de fait y étaient victorieusement trai-
tées. L'auteur s'était imposé la tache de réunir tous les exemples de ma-
riages entre princesses de maisons souveraines par la grâce de Dieu, et
princes ou familles régnantes parla grâce d'une révolution, soit populaire,
soit patricienne, soit militaire. L'histoire en présente beaucoup , comme
chacun sait; aussi la liste en est-elle bien longue dans le mémoire de
M. de Kamptz. Mais le plus piquant, dans une réponse au duc de Mecklem-
hourg-Strélitz, c'est celui que lui rappelle l'impitoyable publiciste, d'une
alliance entre sa tante , Sophie-Charlotte, et le roi d'Angleterre George III,
à une époque où vivait encore Charles-Edouard, légitime héritier de droit
divin de la couronne enlevée aux Stuarts par la révolution de 1688. Le duc
Charles n'avait que cinquante-deux ans et n'était pas marié. Ou doute que
sa mort inspire de vifs regrets à la population de Berlin.
Quand donc l'Espagne pacifiée ne nous offrira-t-elle plus d'évènemens à
enregistrer, ou plutôt quand est-ce que la guerre civile qui continue à dé-
soler ce malheureux pays et y élargit de jour en jour davantage le cercle de
ses fureurs, nous offrira-t-elle quelque événement décisif, au lieu de cette
pénible alternative de demi-victoires et de demi-défaites qui en éternisent
les maux? Au moment où nous formons ces vœux, la fortune semble revenir
sous les drapeaux de la cause constitutionnelle. Les troupes de la reine ont
remporté sur celles de don Carlos deux avantages assez marqués, et le dan-
ger qui avait menacé Madrid pendant plusieurs jours s'en éloigne de nou-
veau. Mais on ne peut s'empêcher de concevoir les plus sérieuses appréhen-
sions pour le dénouement de cette guerre, en réfléchissant à la grandeur
des moyens que le prétendant vient de développer, à l'audace qu'il a eue de
s'avancer jusqu'aux portes de Madrid, à la vivacité des sympathies que sa
présence a éveillées chez les masses dans toutes les petites villes des environs
de la capitale. Il a transporté récemment le théâtre de la guerre dans un
rayon très rapproché de Madrid, car les gardes nationales ont fait le coup
de feu avec ses avant-postes , la veille de l'arrivée d'Espartero, et quelques
jours après, la reine a vu, dit-on, du haut d'un de ses palais, les derniers
bataillons carlistes se retirer dans la direction de Guadalajara.
Telles sont cependant les conséquences de la prise de Ségovie par une
faible division, qui , commandée par un chef entreprenant et habile, avait
passé l'Èbre sans obstacle, traversé la Vieille-Castille sans être inquiété,
occupé Saint -Ildéfonse et franchi le Guadarrama , pour venir insulter
Madrid, grâce à l'inconcevable négligence du ministère Calatrava. C'est
REVUE. — CHRONIQUE. 127
depuis lors que l'armée d'Espartero , accourue en toute hâte au secours de
la capitale, a laissé le prétendant maître d'une vaste étendue de pays et des
sources du Tage; c'est depuis lors qu'il a pu remporter une victoire complète
sur un corps d'armée inférieur en nombre à ses forces , victoire qui a relevé
les espérances des siens , et lui a valu, avec un grand nombre de prisonniers,
cent cinquante caisses de munitions , deux cents chevaux et cinq mille fusils.
Enfin, cette victoire a facilité la dernière expédition de don Carlos sur
Madrid , qui, bien que repoussée, n'a pas seulement coûté fort cher au gou-
vernement constitutionnel, mais a laissé des traces profondes dans toute la
vallée du Tage jusqu'à Aranjuez. Et ce n'est pas tout. Le chef carliste qui
avait pris Ségovie a évacué cette ville et reporté ses positions un peu en ar-
rière , il est vrai ; mais voilà six semaines que ce chef domine la route de
Burgos, le cours du Duero, une province dans laquelle il n'y avait eu, de-
puis le commencement de la guerre civile , que de misérables bandes, et où
s'organise maintenant une armée ! C'en est assez pour faire douter de plus
en plus du salut de l'Espagne , et préparer les esprits les moins pessimistes
à un dénouement que les observateurs politiques les mieux placés pour en
bien juger n'ont pas cessé , depuis deux ans, de déclarer inévitable.
Le travail intérieur des partis qui divisent le libéralisme espagnol, n'en
continue pas moins activement au milieu des fureurs de la guerre civile,
comme si la cause constitutionnelle était plus assurée de son avenir. L'assem-
blée des cortès est sur le point de se séparer, le pays légal va procéder aux élec-
tions qui doivent , pour la première" fois , donner à l'Espagne une double re-
présentation , un sénat et une chambre de députés. Les Martinez de la Rosa,
les Toreno, les Isturitz, tous les noms les plus marquans du parti modéré,
figurent sur les listes de candidats, et une opinion puissante qui, depuis la
révolution de la Granja, a cessé d'être représentée dans le gouvernement
et dans les cortès, ressaisira la parole et reparaîtra en force dans les deux
chambres. Après tant de malheurs et de fautes, dont il n'est pas respon-
sable , ce parti sera-t-il assez énergique , assez habile , assez fort pour les
réparer? et lui sera-t-il donné, maintenant, de guérir les plaies profondes
qu'il a vues se former, et dont il n'a pas su arrêter les progrès , quand les
destinées de l'Espagne étaient confiées aux mains de ses plus grandes célé-
brités? C'est ce dont il est malheureusement permis de douter.
Un journal de la gauche, dans la préoccupation du triomphe éventuel de
don Carlos, triomphe infaillible à ses yeux, rétablissait du môme coup don
Miguel à Lisbonne, et citait , à l'appui de son opinion, des dépêches dont le
secret aurait transpiré. Nous le croyons mal informé. La solidarité qu'il sup-
pose entre ces deux prétendaus n'existe pas dans la réalité, et l'Europe ab-
solutiste les sépare certainement dans ses espérances comme dans ses vœux,
car M. de Metternich serait fort disposé à reconnaître dona Maria sur le
trône de Portugal; d'un autre côté, on ne voit pas que le parti miguéliste
songe à profiter pour son compte de la guerre que se font actuellement les
deux fractions du parti contraire. C'est une observation qui n'a pour but
128 REVUE DES DEUX MONDES.
que de rétablir la vérité sur ce point, et nullement d'atténuer la redoutable
gravité d'une restauration carliste en Espagne, si tant est, ce qu'à Dieu ne
plaise, que le gouvernement de juillet soit destiné à la subir.
Quelques nominations et déplacemens viennent d'avoir lieu dans le per-
sonnel des secrétaires d'ambassade. Le comte Philippe de Rohan-Chabot,
fils d'un pair de France et aide-de-camp du roi, attaché au cabinet de M. le
président du conseil, est nommé second secrétaire d'ambassade à Londres.
Déjà connu dans la haute société anglaise, à laquelle il tient par sa mère,
M. de Rohan-Chabot paraît destiné à parcourir avec distinction la carrière
diplomatique, où il entre jeune, mais bien préparé. Ses connaissances, la
solidité de son jugement, tout, jusqu'à l'élégance de ses manières, le fera
distinguer et aimer partout où il sera appelé à servir et à représenter son
pays. M. de Grammont, qui n'est pas, comme on l'a prétendu, fils du dé-
puté de ce nom , mais parent de M™*' la comtesse Sébastiani , remplace à
Stuttgardt, en qualité de secrétaire de légation, M. le baron Reinhardt,
qui est envoyé à Berne, avec le titre de premier secrétaire d'ambassade.
M. Reinhardt, dont on fait le plus grand cas, est fils d'un ancien ministre
plénipotentiaire , qui a laissé de fort honorables souvenirs en Allemagne, où
il a long-temps résidé. M. de Belleval, qui est remplacé en Suisse par
M. Reinhardt, n'a pas trouvé place dans ces arrangemens. Mais il ne sort pas
d'une carrière dans laquelle il compte de longs services et où ses talens ne
peuvent tarder à être utilisés de nouveau. Il n'est rappelé de Berne que pour
satisfaire à des exigences générales de service, et non, comme le pour-
raient faire croire les insinuations de certaines feuilles suisses , par suite des
prétendus dissentimens qui se seraient élevés entre lui et M. le duc de Mon-
tébello. Au reste, l'ambassade de France à Berne se trouvera bientôt pres-
que complètement renouvelée, car M. de Montébello lui-même doit rece-
voir une autre destination. Les différends de l'année dernière, et plusieurs
missions de rigueur qu'il a eu à remplir, ont rendu en Suisse sa position
personnelle difficile et fausse, malgré le rétablissement de la bonne intelli-
gence entre les deux gouvernemens. Il n'a pu avoir, dans la diète qui termine
la session ordinaire , que des relations un peu froides et embarrassées avec
la plupart des députations cantonnales, qui étaient à peu près les mêmes que
celles de la diète extraordinaire de i836 ; et maintenant que le point d'hon-
neur est sauvé, nos rapports avec la confédération helvétique gagneront à
passer en de nouvelles mains.
F. BULOZ.
DU
POUVOIR EN FRANCE
BEF^UÏS l§SO.
Si l'on avait gardé souvenir des études successivement insérées dans
cette Revue sur les principales questions de politique intérieure (i),
et si la pensée qui les lie avait pu ressortir pour les lecteurs aussi dis-
tincte que pour l'auteur lui-même, le travail qui va suivre perdrait
une partie de son utilité et peut-être de sa convenance.
Nous avons étudié les écoles politiques dans leurs élémens consti-
tutifs, distinguant les intérêts des passions, la partie providentielle
et fixe de la partie viagère et transitoire. Nous avons essayé d'éclai-
rer le présent par le reflet des analogies historiques, et de pressentir
l'avenir en remontant à l'essence de la civilisation elle-même, le chris-
tianisme dans l'ordre moral, l'industrie dans l'ordre matériel, lois
fraternelles et saintes qui préparent l'émancipation graduelle des
peuples, en la fondant sur la double base de l'intelligence et de la
propriété.
Cette manière d'embrasser des questions vivantes et ardues nous
(l) Des Partis et des écoles politiques en France. — Caractère dominant du mouvement
actuel. — De la Démocratie et de l'école républicaine. — De la Bourgeoisie en France, etc.
TOME XII. — 15 OCTOBRE 1837. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
a permis de passer à côté des noms propres sans y toucher, et de ne
prendre dans les faits que la force plastique qui les façonne et les
domine. Mais il nous reste à lier ces faits dans leur enchaînement
chronologique, à justifier des doctrines générales par des applications
directes ; enfln , après avoir analysé les idées , abstraction faite des
personnes , nous devons apprécier les personnes dans la pratique
même des affaires. Dès-lors ce ne sont plus les partis qu'il faut étu-
dier dans leurs nuances et leurs hypocrisies, c'est la marche du pou-
voir qu'il convient d'embrasser de la révolution de 1830 au moment
présent. Nous prononcerons donc cette fois beaucoup de noms pro-
pres, et nous osons croire inutile d'ajouter que ce sera sans haine,
comme sans dévouement personnel. Nous avons le droit d'être juste
sans avoir contracté l'obligation d'être sectaire. La nature même de
ce travail interdit ces inféodations systématiques que l'on comprend
dans certaines positions, mais qui ne vont pas à la nôtre. Nous pou-
vons montrer par où tel homme attire, sans dissimuler par où il re-
pousse, fidèle en cela au système qui seul sépare l'histoire de la po-
lémique.
La principale difficulté pour le pouvoir sorti des évènemens de
1830 consistait à dégager son principe en l'élevant au-dessus des
prétentions inconciliables auxquelles des faits d'ordres très divers
semblaient prêter une égale légitimité. La monarchie proclamée le
7 août au palais Bourbon ne représenta d'abord , pour la France et
pour l'Europe, rien de distinct et de parfaitement appréciable.
Il y avait là un pêle-mêle d'hommes et de choses devant lequel
rimagination s'arrêtait pleine d'hésitation et d'inquiétude. L'accord
passé le lendemain de la victoire n'attestait guère que la crainte ré-
ciproque des partis en face les uns des autres, que le désir unanime
de retarder une collision par un moyen terme qui laissât le champ
ouvert devant toutes les espérances. Il fallait que la force prépondé-
rante se produisît manifeste à tous les yeux ; résultat qui ne pouvait
manquer d'être obtenu , si la violence populaire n'altérait l'équilibre
naturel des partis, en prêtant à l'un d'eux une puissance factice. Cette
manifestation a été lente et pénible; elle paraît aujourd'hui complète,
et l'on ne saurait désormais conserver de doute sur les intérêts aux-
quels appartient en ce temps le gouvernement de la société, puisque
seuls ils sont en état de le défendre.
A mesure que la monarchie actuelle affecte un caractère spé-
cial et prend une physionomie plus prononcée, on comprend moins
DU POUVOIR EN FRANCE. 131
les commentaires contradictoires qui se faisaient il y a si peu d'an-
nées sur son principe et les engagemens contractés, disait-on , par
elle. Ces commentaires étaient néanmoins, pour la plupart, écrits
avec une égale conviction, et n'avaient que le tort de présenter
comme simple une situation fort complexe, qu'ils n'embrassaient que
par un côté.
Quand un aide-de-camp de M. de Lafayette voyait dans la révo-
lution de juillet la sanction des doctrines et des espérances de son
général (i) , il n'avait pas tort, car M. de Lafayette prit ou se laissa
imposer, après les trois journées, une sorte de rôle de lord protec-
teur, et son autorité coexistait avec celle du monarque, si elle ne la
dominait pas. Lorsque le membre sur la proposition duquel la
chambre vota la charte de 1830, en se reportant, par ses souvenirs
de l'Hôtel-de- Ville et des barricades (2) , aux premiers jours de la
révolution, affirme qu'elle a trompé ses espérances et confondu ses
prévisions, cela se comprend, car il est certain qu'elle a remanié
presque tout son personnel , et que les rangs de l'opposition se sont
recrutés des hommes dont l'énergie contribua surtout à en décider
l'issue.
D'un autre côté, lorsqu'un orateur de franchise a soutenu à la
tribune, devant les susceptibilités éveillées par sa parole, que le duc
d'Orléans avait été appelé au trône parce que sa naissance le plaçait
à côté, et qu'il était du bois dont la Providence fait les rois, il était
impossible de contester avec quelque bonne foi l'évidence d'une pa-
reille énonciation. Si le sang d'Henri ÏV ne lui avait créé un titre d'un
ordre supérieur, pourquoi les popularités libérales, plus rappro-
chées et plus connues du peuple que ne l'était alors le premier prince
du sang, se seraient-elles inchnées devant lui et l'auraient-elles con-
juré de se dévouer au rôle de médiateur entre la France et l'Europe?
Si, au lieu de naître au Palais-Royal et de marcher par lui-même
et par ses alliances de pair avec les rois, M. le duc d'Orléans s'était
rencontré chasseur de la garde nationale, ou même avocat, ce qui
pourtant n'est pas peu de chose, on ne serait pas allé, je pense, le
quérir en sa boutique ou à son cabinet pour lui dresser un trône avec
les débris de celui que l'on venait de mettre en poudre. Cela n'est
douteux pour personne, pas même pour ceux qui le contestent. Et
cependant que peut répondre le parce que Bourbon au quoique Bour-
(i) Lafayette et la névolulion de juillet, par M. Sarrans.
(2j Soitvejùrs historiques de la révolution de 1830, par M. Bérard.
9.
132 REVUE DES DEUX MONDES.
bon, lorsque celui-ci argue de la disparition du vieil écusson national
et du titre même donné au nouveau monarque, comme pour repous-
ser toute solidarité entre lui elles six rois de son nom qui ceignirent,
en d'autres siècles, la couronne de France?
Tristes querelles où , pendant deux années, s'est épuisé l'esprit de
la nation! équivoques gratuites et prétentions exclusives, que l'on
aurait évitées en comprenant bien qu'il n'y avait eu qu'une transac-
tion pour tous dans ce que chacun s'attribuait comme une victoire!
Il en est presque toujours ainsi des révolutions : rarement le but en
est assez clairement déflni et le mobile assez simple pour qu'il y ait
accord parfait de vues et d'espérances entre tous ceux qui y concou-
rent. Celle de 1688 elle-même, dont la marche religieuse et politique
était pourtant si rigoureusement tracée, et qui, respectant la consti-
tution et la hiérarchie gouvernementale dans leur intégrité, n'enten-
dit toucher qu'à une personne; cette révolution, opérée sur un ter-
rain flxe et solide, subit aussi, quoique à un degré moins grave, les
interprétations des partis. On peut voir, dans Burnet, les sous-en-
tendus et les subtilités légales employés par les restes de la faction
républicaine, par la haute église aussi bien que par les jacobites
honteux, pour introduire, dans l'acte même qui appelait au trône
Guillaume et Marie, des paroles de nature à consacrer les doctrines
des uns, à calmer les scrupules ou les appréhensions des autres.
Le premier ministère du roi Louis-Philippe ne représenta qu'une
seule chose, l'opposition au gouvernement de la branche aînée des
Bourbons, opposition qui avait été compacte et disciplinée tant
qu'elle eut à lutter contre un système antipathique au pays, mais qui
ne pouvait manquer de se dissoudre du moment où il lui faudrait agir
par elle-même.
Durant les quinze années de la restauration , le parti libéral avait
ouvert ses rangs aux dévouemens de toutes les origines. Les con-
spirateurs des sociétés secrètes, les hommes de l'empire, tombés des
grandes fortunes militaires au rôle de tribuns, si peu fait pour eux,
se trouvaient associés, non par leurs intentions, mais par une résis-
tance commune, à cette nombreuse opposition bourgeoise qui ne ré-
clamait de la royauté, pour prix d'un concours loyal, que l'abandon
de traditions incompatibles avec les mœurs et les intérêts nouveaux.
Les hommes qui avaient versé leur sang à Waterloo pour relever les
aigles marchaient alors, dans la grande armée libérale, côte à côte
avec ceux qui, dans la personne du roi Louis XVIII, avaient salué
le restaurateur de la liberté poUtique, venu pour faire cesser le mu-
DU POUVOIR EN FRANCE. 133
tisme de la tribune et relever l'intelligence de sa subordination en
face de la force des armes.
Ces hommes politiques, étrangers par leurs antécédens, appelés
par leurs sympathies, qui , la veille du jour où ils se réunirent pour
la première fois au Palais-Koyal en conseil ministériel , comprenaient
la révolution de juillet d'une façon si différente, et s'efforçaient d'im-
primer aux évènemens des directions si peu concordantes, ne pou-
vaient manquer de laisser percer bientôt entre eux des incompati-
bilités de tout genre. Quel lien rattachait M. Dupont (de l'Eure),
puritain politique, esprit raide et court, à M. Mole , esprit conciliant
et pratique, sans autre passion que celle des grandes affaires? Com-
ment tenir long-temps attablés autour du même tapis M. Dupin et
M. Guizot, ces deux pôles opposés du monde des gens d'esprit?
Comment M. de Talleyrand pouvait-il se présenter avec bienséance
au mjlieu de cette garde en jaquette, toute noire encore de poudre
et toute haletante du combat? et qu'y avait-il de commun entre le
libéralisme expansif et béat de M. de Lafayette et le libéralisme di-
dactique et serré de M. de Broglie, l'un vivant des applaudissemens
de la foule et des triomphes en plein soleil, l'autre ne se développant
à l'aise qu'à l'ombre de la docte approbation dispensée par un cercle
intime et restreint?
Tout cela était à peine pour durer un jour: rien de tout cela,
néanmoins, ne fut inutile. Il fallait au dedans contenir la révolution,
au dehors la faire accepter. Chacun servit à cette œuvre selon le
degré et la nature de son influence. Tel dit aux clubs : A'e bougez pas,
car me voici; tel autre dit à l'Europe : Acceptez mon nom pour gage.
En trois mois, les plus grands obstacles furent aplanis par ces deux
forces diplomatique et révolutionnaire, qu'il était si important, mais
en même temps si difOcile de faire jouer ensemble.
Respecter inviolablement le droit pubhc de l'Europe, armer les
intérêts contre les passions; se montrer nécessaire pour devenir
fort; légitimer par son habileté ce que les uns considéraient comme
un accident de la fortune, les autres comme une tentative préméditée
de l'ambition; s'appuyer sur les influences flnancières, à défaut des
influences territoriales, pour arriver à ce point de fondre les unes
dans les autres en réduisant la révolution dynastique à une large
extension de la classe gouvernante : telle fut la pensée qui plana dès
l'abord au-dessus de ce conseil dénué d'homogénéité et d'expé-
rience. Pensée hardie et d'un succès peu vraisemblable alors, qui
ne se révéla qu'avec réserve, ne procéda qu'avec prudence, usant
134 REVUE DES DEUX MONDES.
les hommes contre les choses, elles sacriflant sans hésitation, et, si
Ton veut, sans scrupule, mais pouvant toujours donner pour légi-
time excuse le terrible enjeu qu'elle apportait elle-même dans cette
partie désespérée, où il allait de la vie en même temps que du trône,
du sort d'une nation aussi bien que de celui d'une famille!
Ce ministère du 11 août n'était, au fond, qu'une longue affiche, où,
sans attributions spéciales, figuraient des noms divers et nombreux,
comme pour donner à tous des espérances et des garanties. Mais
lorsque la révolution parlementaire fut close, lorsqu'il fallut faire
face à l'émeute et aux sociétés populaires, ces quartiers-généraux
de la sédition, puis se préparer à défendre quatre têtes dont la chute
eût entraîné celle du nouveau trône, on dut chercher à rendre le
pouvoir plus fort en lui imprimant de l'unité et en couvrant ses actes
du nom d'un homme d'une popularité vierge encore, d'un dévoue-
ment non équivoque à l'œuvre que, plus qu'un autre, il avait contri-
bué à fonder, homme doué, d'ailleurs, d'un caractère plus propre à
recevoir des directions qu'à en imprimer.
Jamais un gouvernement régulier ne se fût établi en France, si son
premier acte n'avait été de faire une question fondamentale pour
lui-même du salut d'infortunés dont une révolution avait déjà si
cruellement expié les fautes. Cette soif du sang des hommes, après
que le sort avait prononcé sur les institutions elles-mêmes , avait
quelque chose de si bassement atroce, qu'un pouvoir qui, par im-
puissance ou lâcheté , eût laissé peser sur lui le moindre atome de
complicité, était à tout jamais engagé dans cette fausse route où tous
les cercles du crime vont en s'élargissant, comme dans l'enfer de
Dante.
Le procès des ministres fut donc la pierre de touche de la monarchie
de juillet : c'était en face de la révolution l'épreuve décisive, comme le
siège d'Anvers le fut plus tard en face de l'Europe. Sachons estimer
les victoires de la civilisation leur juste prix, et comprenons bien que ce
jour-là fut grand. Il ouvrit noblement la carrière d'un jeune ministre;
il ferma celle d'un vieux général dont la populaire fortune avait
connu dans les deux mondes de bruyans triomphes, qui tous s'effa-
cent devant celui-là.
On allait avoir à prendre des mesures rigoureuses ; il ne fallait
pas qu'elles fussent compromises par des hommes d'antécédens équi-
voques; la révolution devait se voir d'autant plus encensée, qu'on
aurait bientôt à croiser le fer avec elle. De là le changement ministé-
riel du 3 novembre , qui transporta le pouvoir à la gauche : combi-
DU POUVOIR EN FRANCE. 135
naison transitoire peut-être dans la pensée qui la conçut, mais qui
n'en était pas moins urgente.
M. Laffîtte n'était suspect ni à la révolution , qu'il avait long-temps
fomentée, ni à la dynastie nouvelle, dont l'établissement réalisait sa
plus vieille utopie. D'un autre côté, celle-ci n'avait pas à redouter de
sa part de résistances sérieuses au plan politique destiné à lui con-
cilier l'Europe, et à faire rentrer graduellement le mouvement de
1830 dans les bornes où l'on nourrissait l'espérance de le ramener.
Sa carrière politique ne révélait, en effet, ni cet entêtement théori-
que, ni ce démocratisme sévère qui eussent pu engager la monar-
chie hors des seules voies où elle entendît marcher. Si l'opposition
de M. Laffîtte à l'ancien gouvernement avait été constante et vive,
c'est que cette opposition partait de tout ce qu'il y a de plus intrai-
table et de plus persistant chez l'homme, l'amour-propre et la vanité.
S'il avait, l'un des premiers, provoqué le changement de dynastie,
il est licite de croire qu'il agissait en cela sous une impression analo-
gue, beaucoup plus que sous l'autorité d'une haute conviction phi-
losophique. Doué de toutes les qualités qui concilient l'estime et l'at-
tachement dans la vie privée, d'un commerce généreux et facile,
M. Laffîtte n'a guère manifesté sa pensée politique que sous l'empire
d'irritations personnelles. Toujours dominé par les évènemens, il
s'est rarement montré lui-même; et, facilement oublieux de ses actes
et de ses paroles, il a imputé à ses successeurs le tort d'avoir réussi
là où il avait échoué.
Avec peu d'aptitude gouvernementale et un dévouement incon-
testé, ce ministre ne pouvait manquer de s'incliner devant une vo-
lonté plus ferme, une expérience plus sûre que la sienne. Très propre
à négocier avec l'Europe en même temps qu'avec la révolution, il se
présentait comme un bouclier entre celle-ci et le trône, en laissant à
la royauté toute son action directe et personnelle. Sous cette admi-
nistration, à un bien plus haut degré que sous aucune autre, s'est
exercée ce qu'on est convenu d'appeler la présidence réelle du con-
seil, action excentrique sans doute, lorsqu'on la juge, Delolme à la
main , selon la rigueur des principes du gouvernement représentatif;
action nécessaire pourtant, il faut le dire, et dès-lors très légitime,
dans une situation exceptionnelle et décisive. Lorsque Guillaume ÏII
quittait à chaque instant son royaume pour se transporter en Hol-
lande ou en Flandre, selon les évènemens de la guerre; lorsqu'il
dressait des plans de campagne, prenait des villes et commandait des
armées, il ne faisait pas en cela le métier de roi constitutionnel à la
136 REVUE DES DEUX MONDES.
manière des princes d'Hanovre ses successeurs. Mais Guillaume avait
pour mission de rétablir l'équilibre de l'Europe, compromis par la
France; s'il échouait, l'abaissement de sa pairie native et de sa pa-
trie d'adoption était la conséquence de sa défaite, et une restaura-
tion jacobite sortait infailliblement du succès de Louis XIV. Dans de
telles conjonctures , ce prince comprit qu'il fallait payer de sa per-
sonne, et l'histoire, que je sache, ne lui en a pas fait un crime. Les
dynasties ne se fondent qu'autant qu'elles représentant une idée, et
il faut d'ordinaire que cette idée se fasse homme pour être comprise
et pour triompher.
Qu'est-il besoin d'ajouter que la maison d'Orléans, en passant du
Palais-Royal aux Tuileries , courait de tout autres risques que le
prince d'Orange en quittant La Haye pour s'établir à Londres, et
que l'Europe ébranlée par tant de révolutions à la fois , la France
livrée à un mouvement d'autant plus redoutable, qu'il était plus
vague , demandaient avant tout un centre pour se rallier , un mé-
diateur pour s'entendre?
Notre pays n*est pas, d'ailleurs, la terre des fictions légales; il aime,
au moins pour un temps, l'action personnelle, les parties où l'on joue
sa tête, et après lesquelles on peut dire hardiment : J'ai vaincu.
La France couronna Napoléon après qu'il eut racheté les défaites du
directoire; elle a maintenu au front de Louis-Philippe un diadème
qui ne serait qu'un bandeau de papier, s'il ne pouvait aujourd'hui
arguer de ses œuvres. Tout cela n'est vrai sans doute que dans des
circonstance exceptionnelles, et le danger serait d'en inférer que la
royauté possède encore parmi nous une force qui tient bien plus à
l'homme qu'à l'institution; mais il est incontestable que les circon-
stances exceptionnelles se sont produites, et qu'il a été très politique
d'en profiter.
A cet égard, l'opposition républicaine s'est complètement abusée
en estimant abaisser la royauté par cela seul qu'elle la représentait
comme l'instrument principal du système. Cette énergique et puis-
sante volonté, prêtée au prince par des journaux sérieux, suffisait à
contrebalancer l'action incessante de la presse de bas étage. On ne
savait comment concilier tant d'importance et tant d'insultes, et suc-
cessivement, en effet, les injures ont cessé parce qu'elles emprun-
taient je ne sais quel air de contresens; au lieu de jouer le dédain,
il fallut, chose heureusement plus difficile, s'efforcer d'inspirer la
haine.
Sous l'administration du 3 novembre s'exerça , sans conteste et
DU POUVOIR EN FRANCE. 137
sans résistance, l'action que repoussa depuis Casimir Périer avec
toute la rudesse de ses formes, toute l'àpreté de sa volonté. En
quittant la présidence de la chambre pour la présidence du conseil ,
M. Laffitte déclarait , au nom de ses collègues et au sien , a qu'ew sujets
fidèle:^ et dévoués y ils avaient dû céder à des volontés augustes,
auxquelles ils se croiraient coupables de désobéir. »
M. Laffltte n'eut pas ce tort, en effet, durant sa carrière ministé-
rielle. Il suivit, selon la mesure de ses forces et de son énergie, une
impulsion alors hautement avouée ; et il serait fort en peine sans
doute pour indiquer, dans les mesures de son administration de 1830,
le germe de l'opposition violente dans laquelle des circonstances
eurent bientôt égaré sa probité politique.
Lorsque ce ministère adhérait aux premiers actes de la conférence
de Londres et à des dispositions bien plus défavorables à la Belgique
que les conditions obtenues depuis par Casimir Périer; lorsqu'au
sein du délire suscité par les premiers cris de liberté poussés à Var-
sovie, il déclarait vouloir garder inviolablement les traités de 1815;
quand il faisait tête à l'émeute dans les rues, repoussait à la cham-
bre l'enquête sur l'état de la France, et une proposition menaçante
pour l'inviolabilité de l'ordre judiciaire, le cabinet du 3 novembre
traçait les voies où devait bientôt marcher avec plus de fermeté et
de bonheur la politique du 13 mars. Quand M. Lafûtte réclamait
18,000,000 pour la liste civile , et changeait l'impôt de répartition en
impôt de quotité, dans l'espoir d'augmenter les recettes par un mode
de perception impopulaire, il était moins préoccupé qu'il n'a semblé
l'être depuis des plaintes et des souffrances des contribuables.
Lorsque le ministère, pour se dérober au reproche de n'avoir pas
évité à la civilisation et à la France les scandales du 13 février,
livra les domiciles, ces citadelles sacrées de la Hberté, à une inspec-
tion aussi déplorable en principe qu'inutile dans ses résultats, il avait
complètement oublié les droits des citoyens, qu'on n'est plus habile
à défendre contre les autres, quand on a eu le malheur de les mé-
connaître aussi gravement soi-mêm.e.
Si un homme politique peut regretter de succomber devant un sys-
tème différent du sien, il doit lui être bien plus pénible encore de
tomber par impuissance à défendre son propre système; et c'est
ainsi que succomba M. Laffltte. En peu de mois sa popularité s'était
usée à l'usage journalier qu'il en avait du faire; il se trouva, dès-
lors, en face d'une chambre qui dut lui demander compte de l'anar-
chie établie au sein même des pouvoirs politiques et administratifs.
138 REVUE DES DEUX MONDES.
anarchie qui éclatait scandaleusement chaque jour devant la France
et l'Europe.
Cet état où se combinaient la faiblesse et la violence, ce provi-
soire fiévreux, qui, en réveillant toutes les ambitions, contribuait de
plus en plus à relâcher le lien établi entre tous les auteurs de l'éta-
blissement du 9 août, dut enlever à M. Lafiitte tous ses points d'ap-
pui. Les uns l'abandonnèrent parce qu'il se montrait trop docile
devant la royauté , les autres parce qu'ils le trouvaient trop timide
devant l'émeute. Tous le jugèrent dépassé par une situation qu'il
n'avait pas la force de regarder en face, et dont il espérait sortir par
le hasard des évènemens, beaucoup plus que par lui-même. Le roi
dut faire alors, aux nécessités de sa position, un sacrifice pénible,
et ce ne fut pas sans en comprendre toute l'étendue. Il se sépara de
l'homme dont le commerce facile secondait, loin de les contrarier,
et ses vues de gouvernement et ses plans d'avenir, et la couronne
passa sous la rigide tutèle d'un ministre également jaloux et des
apparences et de la réaUté du pouvoir.
Un homme se rencontra qui osa ce que M. Laffîtte n'avait fait que
concevoir, et qui tira toute sa force de sa confiance. M. Périer n'était
pas sans doute un esprit éminent, quoiqu'il fût d'une portée supé-
rieure à celle qu'on a voulu depuis lui attribuer ; mais il avait l'ame
qui fait l'homme d'action comme l'orateur ; il était doué de ces in-
stincts merveilleux qui sont comme la partie divine de l'art de gouverner (1).
Or, ce qu'il fallait au 13 mars 1831, c'était une idée claire et fé-
conde, facile à embrasser et à faire comprendre à tous. La France
était affamée d'ordre, presque autant qu'avant le 18 brumaire, et
n'eût pas été fort éloignée de l'acheter au même prix. Quiconque
observait , sans parti pris , le cours où se précipitaient les idées dans
ces temps d'incertitudes et d'angoisses , devait reconnaître qu'en face
de la république, dont le succès ne dépendait alors que de l'issue
d'une charge de cavalerie , le pays avait retrouvé ses regrets pour
le pouvoir mihtaire : était-il même déraisonnable de penser qu'il irait
peut-être jusqu'à se demander si une restauration était donc une
chose tout-à-fait impossible, une alternative si funeste?
Casimir Périer frappa donc deux partis à la fois , l'un d'une manière
immédiate et violente, l'autre en lui interdisant de recueillir, tardi-
vement peut-être, mais avec certitude, les fruits d'une anarchie qui
devenait la sanction de ses doctrines.
(1) M. Royer-Collard.
DU POUVOIR EN FRANCE. 139
Ce ministre dut son triomphe à sa foi profonde dans ce vœu in-
time d'ordre et de paix, que les cris de l'insurrection et le parlagr
diplomatique de la tribune n'empêchèrent pas un instant de mon-
ter clair et distinct jusqu'à lui , pour soutenir son courage et son
cœur. Il n'avait qu'une pensée, mais cette pensée-là sufGsait à sau-
ver la France et l'Europe.
cr Les principes que nous professons, disait-il en montant pour
la première fois à la tribune après son élévation au ministère (1) ,
et hors desquels nous ne laisserons aucune autorité s'égarer, sont
les principes même de notre révolution. Or, ce principe, ce n'est pas
l'insurrection , mais la résistance à l'agression du pouvoir. On a
provoqué la France, on l'a déflée, elle s'est défendue, et la victoire
est celle du bon droit indignement outragé. Le respect de la foi ju-
rée, le respect du bon droit, voilà donc le principe de la révolution
de juillet, voilà le principe du gouvernement qu'elle a fondé.
c( Car elle a fondé un gouvernement et non pas inauguré l'anar-
chie. Elle n'a pas bouleversé l'ordre social, elle n'a touché qu'à l'or-
dre politique. La violence ne doit être ni au dedans ni au dehors
le caractère de ce gouvernement. Au dedans tout appel à la force ,
au dehors toute provocation à l'insurrection populaire est une viola-
tion de son principe. Voilà la règle de notre politique intérieure et do
notre politique étrangère.
(r A l'intérieur notre devoir est simple : nous n'avons point de
grande expérience constitutionnelle à tenter. Nos institutions ont été
réglées par la Charte de 1830. Nous imposerons aux autorités qui
nous secondent l'unité que nous avons voulu pour nous-mêmes.
L'accord doit régner dans toutes les parties de l'administration; le
gouvernement doit être obéi et servi dans le sens de ses desseins. »
Ce programme était sans doute fort simple, et le prédécesseur de
Casimir Périer n'eut pas trouvé d'autres paroles. Mais pouvait-il
les prononcer encore, quand la croix, ce signe révéré du monde,
avait disparu sous le marteau, et lorsque les autorités secondaires ne
craignaient pas d'étaler, devant les chambres et le pays, le scandale
de leurs dissensions impunies?
Quand les passions sont allumées sans avoir devant elles un but
précis à atteindre, une idée qui se produit avec force et netteté,
conquiert une prompte et infaillible puissance. En présence de celle
qu'exprimait alors le ministère et à laquelle sa conduite de chaqui'
(i) Séance du 18 mars 1831.
140 REVUE DES DEUX MONDES.
jour vint servir d'énergique commentaire, que pouvait valoir la
creuse rhétorique de l'opposition? Hypocrite ou niaise, elle repous-
sait comme des imputations calomnieuses les conséquences les plus
immédiates de ses principes. Contrainte de céder au vœu manifeste
du pays , elle protestait de son désir d'éviter la guerre , et le premier
résultat de son avènement aux affaires eût été de l'allumer par toute
l'Europe. Elle voulait que la révolution de juillet donnât aux grands
principes de liberté une sanction puissante , et elle applaudissait à
l'inquisition des domiciles, organisée contre la faiblesse d'une opi-
nion, pour échapper à la tyrannie de l'autre. Elle demandait Tétat
de siège en Vendée, et fut bientôt attaquée dans Paris avec les armes
qu'elle avait forgées dans son imprévoyante colère. Si l'impuissance
manifeste du parti légitimiste était pour elle un thème de chaque
jour, elle ne l'exploitait jamais qu'en réclamant contre lui des ri-
gueurs odieuses , si elles étaient inutiles. Il fallait surtout renouve-
ler le personnel entier des administrations pour calmer les patrio-
tiques inquiétudes de vertueux citoyens qui ne voyaient dans le
programme de l'Hôtel-de-Ville que des perceptions ou des recettes.
Mais, en revanche, on s'étonnait de la méfiance témoignée par le
pouvoir à un parti auquel on allait même jusqu'à refuser ce nom ,
association sans conséquence de bons jeunes gens aux sympathies
généreuses, centre précieux où le patriotisme de juillet se réchauf-
fait en un ardent foyer , jeunesse d'élite qui ne songeait pas à sortir
du cercle d'une légalité rigoureuse, et qu'il eût suffi de quelque con-
fiance pour ramener. Peu de mois après , le parti républicain, qui
devait sourire de pitié en voyant l'étrange tableau tracé, à la tri-
bune, de son esprit de légalité et de sa mansuétude, insurgeait Lyon,
se barricadait au centre de Paris et faisait des cartouches avec la
charte de 1830.
Quels vœux précis de réforme articula dans ce temps l'opposition de
gauche? Rèclama-t-elle , lors de la discussion des lois sur la garde
nationale, sur le système municipal et une foule d'autres questions
fondamentales, l'application de quelques principes vraiment popu-
laires et féconds? Introduisit-elle des vues nouvelles en administra-
tion, en finances, en économie politique? Entendait-elle, par exem-
ple, modifier profondément le régime administratif, organiser la
liberté sur la base du self-governmcnt avec l'excitation puissante et
continue que lui donnent les mœurs et les constitutions fédérales de
l'Amérique du Nord? Rien moins que cela, vraiment. Toutes les
lois organiques votées dans les premers mois de la révolution fu-
DU POUVOIR EN FRANCE. 141
rent ou faites ou consenties par les organes du parti qui signa depuis
le compte rendu.
Quelques amendemens sans portée, des économies de comptoir
réclamées sur des traitemens, à l'instant même où l'on poussait à une
guerre sans limite, voilà tout ce que sut inventer l'opposition de
gauche, alors qu'elle avait la prétention de formuler un système.
Est-il un seul nom de ce parti auquel s'attache l'initiative d'un
plan politique et d'une réforme administrative vraiment applicable?
M. Barrot est, je le crois , un esprit trop distingué pour ne pas arri-
ver à formuler un jour ses théories politiques et municipales; mais
il est aussi, je le suppose, trop consciencieux pour se refuser à
reconnaître qu'il n'avait rien dans la pensée de parfaitement dis-
tinct à cette époque , et que les circonstances lui ont imposé un novi-
ciat aussi heureux pour le pays que pour lui-même.
Il était moins compromettant et plus facile de varier, à peu de
frais d'éloquence, le thème élastique des promesses de juillet, et de
reprocher à l'administration qui rassurait enGn la France sur son
avenir, la résistance qu'elle opposait à l'essor de pensées généreu-
ses. Ne demandez pas quelle issue on entendait donner à ces vagues
pensées , sous quelle forme elles devaient s'introduire dans la légis-
lation ; tout cela restait dans une prudente et mystérieuse confusion.
Était-ce en évoquant d'ignobles symboles pour parodier de sang-
froid le terrible déUre d'une autre époque qu'on devait maintenir
l'exaltation des trois journées? Le ministère fut-il coupable pour
épouser, contre des cerveaux malades et des imaginations dépra-
vées, la cause de la civihsation et de la pudeur publique?
Ces hommes, dit-on, étaient prêts à verser leur sang pour leur
cause, et l'on doit quelque respect à des croyans disposés à devenir
martyrs. Étrange confusion, triste et froid sophisme de nos jours
de morte indifférence! On n'est pas héroïque à si bon marché, mes-
sieurs. Des échappés de collège las du joug de la discipline, des
ouvriers se dérobant à des travaux pénibles, aspirent à une exis-
tence moins monotone; on expose le repos des gens de bien pour satis-
faire une épouvantable monomanie de célébrité, pour conquérir des
jouissances plus promptes et plus faciles, et parce que, dans cette
lutte que l'orgueil et la corruption ont froidement ouverte contre la
société, on joue sans crainte une vie qui vous pèse, et dont on ignore
le prix devant Dieu, il faudra qu'on admire et qu'on salue comme
de saintes victimes ceux qui se sont immolés aux intérêts les plus
égoïstes et les plus vulgaires !
142 REVUE DES DEUX MONDES.
Durant cette longue et sombre année , pendant laquelle la civili-
sation sembla prête à pousser un cri de détresse, Casimir Périer
osa couper court à une flèvre ardente qu'on avait vainement essayé
d'adoucir, sans l'attaquer dans son principe. ïl ne ménagea ni ses
paroles ni ses actes, signala au pays ses véritables ennemis sans
diminuer leur force et sans paraître la craindre; il montra surtout,
et ce fut la base constante de sa politique, comment deux questions
étaient indissolublement liées , celle de la guerre et celle de l'émeute.
Devant ces aperçus si clairs, cette conduite si constamment iden-
tique, l'opposition recula, et l'Europe en armes recula du même pied
qu'elle. Arrivé au pouvoir sans majorité fixe, il la conquit en pas-
sant la frontière belge , comme il l'avait préparée en attaquant les
associations.
Une questfon était restée à résoudre, à laquelle les esprits spécu-
latifs attachaient une importance qu'elle n'avait pas, pour qui appré-
ciait l'étal de la France. Une question n'est ardue, en effet, qu'au-
tant que sa solution peut être douteuse. Or, le sort de la pairie était
fixé par des mandats impératifs, qu'il est plus facile de déclarer
contraires à l'esprit du gouvernement constitutionnel que d'interdire,
lorsque l'opinion publique est saisie d'une de ces idées graves et sim-
ples, les seules pour lesquelles les peuples se passionnent.
Mais, sans tenir compte des dangers immédiats qu'une tentative
favorable au maintien de l'hérédité pouvait créer pour le gouverne-
ment, ni des prescriptions parlementaires dont on n'avait ni droit
ni sujet de s'étonner, quand on avait soi-même, aux précédentes
élections, aiguisé cette arme contre le ministère, la conservation de
la pairie sur les bases que lui avait données la royauté de la restau-
ration, ne pouvait se défendre ni en droit, ni d'après l'état de la
société, ni selon l'intérêt de la nouvelle monarchie elle-même.
L'hérédité de la pairie avait été fondée par l'omnipotence royale au
même titre qu'elle avait octroyé la charte. Ce pouvoir ne préexistait
point à la dynastie comme la pairie d'Angleterre; il n'avait pas par
lui-même une existence historique et indépentante, et ne pouvait in-
voquer ni les souvenirs de Runnimède, ni ceux de la grande Charte.
Il datait de la restauration seulement, et n'avait acquis quelque im-
portance qu'à l'époque où la chambre élective, dominée par le double
vote, s'était emparée du rôle de chambre aristocratique. Lorsqu'il
avait prétendu fonctionner dans le sens conservateur, que les théo-
riciens lui attribuent, sa voix s'était perdue sans écho au sein des
passions populaires. La pairie avait reçu ordre d'enregistrer une
DU POUVOIR EN FRANCE. 143
révolution à laquelle elle était restée parfaitement étrangère , et elle
l'enregistra sans protestation ni murmure, dans le terrible lit de jus-
tice que tenait le peuple en armes. On lui prescrivit de répudier un
tiers de ses membres, et elle les immola dans l'espoir de sauver le
reste. Un tel pouvoir n'était déjà plus ; il avait succombé non dans
une de ces défaites dont on se relève, mais sous le poids d'une im-
puissance qu'il n'essayait même pas de dissimuler.
La restauration avait conçu la pairie dans le sens de son principe;
elle y avait vu un moyen de reconstituer la famille, en lui assurant
une perpétuité, émanation et reflet de celle du trône; et quoique les
circonstances y eussent heureusement jeté des hommes de tous les
ï"égimes, la pensée qui l'avait formé tendait à rattacher successif
ment à ce corps toutes les grandes existences , bien plus encore que
les notabilités individuelles.
Les raisonnemens que l'on prodigua dans la discussion de 1831,
pour établir que l'hérédité était indispensable à l'existence d'une
seconde chambre, et que, sans elle, le contrepoids qui est de l'es-
sence du régime constitutionnel serait détruit, soit au profit du
trône, soit par l'ascendant de la chambre élective, ces raisonne-
mens, s'ils avaient été pris au sérieux, auraient eu le dangereux
effet de faire douter de la monarchie représentative , bien plus que
de ramener les opinions et les mœurs vers une institution aussi peu
en rapport avec les unes qu'avec les autres.
Constituer des familles politiques dans un temps où la société ne se
gouverne que par les influences les plus mobiles, était une entreprise
contre nature, et aucune n'eut plus gravement compromis la jeune
royauté qui y eût associé son sort. Celle-ci eût été contrainte de cou-
vrir incessamment de sa protection et de sa force l'assemblée destinée
à lui venir en aide. En révolution, rien de plus dangereux que la so-
lidarité : ce fut l'attaque à la noblesse qui , en 89, entraîna la chute
du trône; et si la vieille constitution anglaise est aujourd'hui menacée,
n'est-ce pas parce qu'elle est contrainte de combattre pour l'établis-
sement religieux étroitement enlacé avec elle? Son heureuse étoile a
préservé la m^onarchie de 1830 du danger d'avoir à protéger une
chambre héréditaire contre les attaques de la presse, les jalousies
des classes moyennes et ses propres témérités; elle n'a à défendre
qu'elle-même, et c'est, après tout, la meilleure situation pour com-
battre.
Se figure-t-on bien, d'ailleurs, les notabilités de notre temps, gé-
néraux de la garde nationale, professeurs éméritcs, négocians en
144 REVUE DES DEUX MONDES.
draps et en coton , léguant à leurs héritiers la première dignité de
l'état, au même titre que les descendans des chefs de la conquête
normande transmettent leur siège et leur blason à leurs petits-
fils? Que serait un pareil sénat dès la seconde génération? Ne rit-on
pas rien que d'y penser? Si notre pairie viagère se présente aujour-
d'hui avec un caractère différent ^ n'est-ce pas parce que presque
tous ses membres ont individuellement illustré leur vie dans ces car-
rières laborieusement poursuivies sous le soleil ardent des révolu-
tions? Qu'on ne cite point les tentatives de Napoléon pour reconsti-
tuer l'aristocratie : ces tentatives, comme toutes les difficultés
hardiment affrontées , constatent bien plus la forte volonté de
l'homme que sa perspicacité. Sous Napoléon , tout l'empire vivait par
l'empereur , toute l'aristocratie était dans les rayons lumineux qui
émanaient de sa personne. Lui mort, une immense débâcle se fût
opérée, et le siècle eût repris son cours, que l'empereur suspendit
sans parvenir à le changer. Et cependant Napoléon accumulait les
années; dans sa course héroïque, il vieillissait ses généraux comme
sa dynastie, en cachant sous des lauriers les récens écussons des
uns, et en dotant l'autre de multiples couronnes. Était-ce d'après ces
jours d'exceptions et de prodiges qu'on pouvait raisonner en con-
stituant notre monarchie bourgeoise , le gouvernement de la paix et
du travail , appelé à polir de plus en plus cette surface où les saillies
sont déjà si rares , que tout semble s'y confondre dans une terne et
monotone unité? Notre prétendue aristocratie constitutionnelle au-
rait ressemblé à celle de l'Angleterre comme les nobilissimes de
Constantin ressemblaient aux sénateurs de Rome républicaine.
Comment songer, d'ailleurs , à créer un tel pouvoir lorsque son
iype s'efface et disparaît du sein de la Grande-Bretagne elle-même,
où des intérêts nouveaux, qui sentent leur force, réclament impé-
rieusement aujourd'hui , non le droit de faire un contrepoids illusoire
à l'ascendant de la chambre héréditaire, mais celui de dominer le
gouvernement , parce qu'ils dominent la société elle-même? La pairie
de la restauration ne vécut quinze ans qu'en s'abritant derrière le
manteau de la pairie d'Angleterre.
C'était sans doute chose honorable de résister aux exigences élec-
torales, et de combattre en face ce qu'on croyait un préjugé. Mais
n'était-on pas soi-même sous l'empire de la prévention qu'on im-
putait au pays? N'appliquait-on pas des théories générales à une
situation qui ne les comportait point? Ne faisait-on pas de la politi-
que d'abstraction, au lieu de s'accommoder aux réalités? On s'étonne
DU POUVOIR EN FRANCE. 145
d'avoir à adresser un tel reproche à l'homme dont l'habileté prati-
que a élevé si haut le talent et la fortune; comment cependant l'épar-
gner à l'orateur qui, dans cette grande discussion, empruntant ses
argumens aux livres des pubhcistes, au heu de les puiser dans cette
judicieuse appréciation du temps présent, qu'il possède à un si émi-
nent degré, traita la thèse de l'hérédité sous la monarchie de 1830,
comme on eût pu le faire de l'autre côté de la Manche, avant la
réforme et O'Connell (1)?
Deux combinaisons sérieuses se présentaient seules pour l'organi-
sation d'une seconde chambre: le choix libre et spontané de la cou-
ronne, et un mode électif plus ou moins mitigé par l'intervention de
la royauté. Le trône gagnait en influence à la première combinaison,
la pairie eût gagné en consistance à la seconde. L'une écartait des
pas du pouvoir tous les obstacles, mais sans lui offrir de points
d'appui ; l'autre lui eût créé des difficultés, mais pouvait, dans l'oc-
casion, lui prêter une grande force. La première était préférable en
s'en tenant au présent; la seconde eût pu se défendre par des consi-
dérations d'avenir.
La chambre ne parut pas saisir le véritable caractère de la ques-
tion qu'elle était appelée à résoudre, et le ministère suivit la chambre
dans ses hésitations et ses incohérences. Aux uns, il fît la concession
du principe; aux autres, celle du fait; il réclama la nomination des
pairs par la couronne, et se laissa imposer les catégories. Il parla
pour l'hérédité en en proposant lui-même la suppression, affectant
d'imprimer au nouvel article 23 de la Charte un caractère provisoire.
Il eut du reste le bon esprit de ne pas attacher une véritable impor-
tance au rejet de la disposition destinée à en autoriser la révision.
Ses réserves faites vis-à-vis d'intérêts respectables, il reprit sa po-
sition au sein de la chambre élective, comprenant bien que, s'il y avait
des ménagemens à garder envers tous les pouvoirs constitués, il n'y
avait d'inspiration à demander qu'à celui-là.
Jamais personnage politique ne fut, à un aussi haut point que
Casimir Périer, l'homme de la situation, par ses qualités et peut-être
par ses défauts. Il la comprit d'instinct plutôt que de réflexion, et
(1) « Tous les gouverneraens sont incomplets à côté du gouvernement de l'Angleterre. La
république est une ébauche; elle laisse une question à résoudre, celle de la royauté. La dé-
mocratie est une ébauche, elle laisse aussi une question à résoudre, celle de l'aristocratie.
« La monarchie représentative n'en laisse aucune; elle est complète. Quant à ses effets,
comme gouvernement, elle a l'unité de la royauté, l'esprit de suite de l'aris'.ocratie, la vie
et l'énergie de la démocratie. C'est !e gouvernement que je rous demande pour mon pays, w
(M. Thiers. Chambre des députés, séance du 3 octobre 1851.)
TOME XII. 10
146 REVUE DES DEUX MOM)ES.
c'est pour cela qu'il marcha au but d'un pas si ferme et si sûr. Il osa
beaucoup dans la sphère où beaucoup était possible, sans entrepren-
dre de dépasser ni les conditions ni les limites de son action politique.
C'est ainsi que de régulateur de l'ordre matériel , il n'essaya pas de
devenir régénérateur de l'ordre moral. Il sentit que la première con-
dition de salut pour la France était la perception distincte de ses
dangers, et qu'il importait bien plus de les lui rendre manifestes
pour la convier à les combattre, que d'armer le pouvoir du droit
écrit de les dissiper. Quelle force efficace lui eût départie une législa-
tion plus sévère? N'y a-t-il pas des temps où la répression du dés-
ordre dans ses effets extérieurs est possible, à raison de la puissance
des intérêts, bien qu'il soit impossible de l'atteindre dans son prin-
cipe, à raison de la faiblesse des mœurs; et serait-il loisible d'espérer
que les sociétés, rendues sceptiques par le long usage des révolu-
tions, puissent fonder leur symbole politique sur des bases fixes et
indiscutables?
L'ordre des temps et des idées nous conviera bientôt à apprécier
une doctrine dont Casimir Périer n'est appelé à recueillir ni l'éloge
ni le blâme. A chacun ses œuvres ; sa mission à lui est distincte de
toute autre, et la date du 13 mars a toute sa signification historique.
Il est difficile de saisir, dans l'ensemble des transactions politiques,
le point précis où s'arrête une pensée sociale devant une autre qui la
domine. Il règne d'ordinaire , entre les hommes dévoués à la même
cause, une solidarité générale qui ne les empêche pas de différer par
leurs tendances. Ainsi arriva-t-il sous l'administration de Casimir
Périer, durant laquelle l'élément que nous devons avec le public dé-
signer sous le nom de doctrinaire, ne se produisit point dans ce qu'il
a de propre et d'intime, se bornant à seconder son ministère, sans lui
imprimer sa couleur. Mais , quand l'œuvre patriotique de ce minis-
tre eut été accomplie et que la mort l'eut enseveli dans une victoire
que ses traditions assurèrent bientôt d'une manière définitive à An-
vers et au cloître Saint-Méry, une autre tentative commença, et nous
l'apprécierons avec la haute et vieille estime que nous portons aux
hommes, aussi bien qu'avec la franchise et l'indépendance de nos
convictions.
Le ministère du 11 octobre n'a jamais manqué de se présenter à la
France comme le continuateur de celui du 13 mars, et cette succes-
sion n'est pas douteuse, si l'on s'arrête au but commun poursuivi
par les deux administrations, le maintien de la paix et le rétablisse-
ment de l'ordre public. Mais une pensée d'une autre nature fut sub-
DU POUVOIR EN FRANCE. 147
stituée à la pensée d'ordre administratif et de force bourgeoise qui
avait fait la puissance de M. Périer. Quand la subordination hiérar-
chique eut été rétablie dans le gouvernement, que l'émeute eut cessé
de gronder dans les rues et que la France eut repris conGance en se
sentant gouvernée , on crut que l'instant était venu de commencer
dans la sphère de l'intelligence ce qui n'avait encore été tenté que
dans celle des intérêts ; on pensa qu'une magistrature vraiment so-
ciale pouvait succéder à l'action d'une sorte de commissariat de
police.
Les hommes éminens qui se vouèrent à une pareille tâche, et dont
les destinées semblent désormais associées au triomphe de cette doc-
trine elle-même , avaient-ils bien compris la situation de la France , et ne
demandèrent-ils pas à l'ordre politique ce qu'il est impuissant à don-
ner? Avaient-ils par eux-mêmes, dans le pays, la force et l'autorité
qu'une telle tentative présuppose? ne se laissèrent-ils pas aller enûn
au danger de confondre la puissance appartenant à la pensée dont
Casimir Périer leur avait légué l'héritage, avec celle qu'ils suppo-
saient inhérente à leur doctrine elle-même? Et d'abord, que faut-il
entendre par l'école doctrinaire? qu'apportait-elle à la monarchie
de 1830? quelles étaient ses racines, et quels obstacles devait-elle ren-
contrer?
On a cherché à donner une fîhation historique à cette école, en la
suivant dans ses transformations successives , depuis les derniers
jours de l'empire jusqu'à l'époque actuelle. On l'a montrée naissant
d'abord comme une protestation sohtaire de la pensée contre la force,
s'associant déjà dans le corps législatif à une opposition courageuse,
acceptant ou préparant la restauration comme un retour vers une
idée de droit, comme un moyen de relever l'espèce humaine de la
déchéance imposée par une glorieuse et longue servitude. Aux Cent-
Jours, on a suivi ses disciples à Gand ou dans la retraite : survient
1815 comme une évocation de Coblentz ; ils se rencontrent alors en
face de l'aristocratie de naissance dans une position analogue à celle
où ils s'étaient trouvés d'abord devant l'aristocratie des armes.
Ils comprirent de bonne heure les résistances nationales, et surent
s'y associer. Rejetés en 1821, par l'avènement de la droite aux affaires,
dans une opposition qui eût été par elle-même inefficace, mais dont ils
^ublèrentla force en laliant à celle que les irritations libérales avaient
si fortement organisée, ils suivirent la hgne qui les mena à travers la
société Aide-Loi jusqu'à l'adresse des 221, prologue de la révolution
de 1830. On les vit alors essayer d'appliquer sous un autre drapeau,
10.
148 REVUE DES DEUX MONDES.
mais avec d'autres instrumens plutôt qu'avec d'autres principes, ce
gouvernement par l'intelligence que n'avait voulu comprendre ni le
fils impérial de ses œuvres , ni la dynastie séculaire.
Sans garantir la parfaite exactitude de cet aperçu, comment se re-
fuser à reconnaître l'unité imprimée à cette école , à travers toutes
les vicissitudes, par l'idée toujours persistante de la souveraineté
intellectuelle? Les honorables personnages dont la vie politique com-
mença sur le canapé de 1819, ont professé des opinions fort diver-
ses, fort contradictoires, si l'on veut, sur la souveraineté royale et
parlementaire, la censure, la liberté de la presse, le système élec-
toral, etc.; mais ils les ont toujours rattachées à un ensemble de
doctrines identiques : souvent l'histoire ne saurait envisager, en effet,
que comme des points de vue divers d'une même idée ce que la
haine des partis flétrit du nom d'apostasie, et le cardinal de Retz a
dit depuis long-temps, avec une grande vérité, qu'il faut quelque-
fois changer d'opinion pour rester toujours de son parti.
Les doctrinaires, fondus au sein du parti bourgeois organisé par
Casimir Périer, n'avaient pu manquer d'y conquérir l'autorité qui
appartient à des hommes supérieurs; mais de là à former un parti,
un ministère portant leur nom, où leurs idées et leur ascendant se
produisissent sans contrepoids, la distance était immense. Ce fut une
faute de tactique ou plutôt un malheur, car c'est le nom qui convient
aux fautes inévitables, que la tentative si fréquemment réitérée par
eux pour évincer du cabinet dont M. le duc de Broglie avait la pré-
sidence la partie qui leur était la moins homogène. Cette tentative
se conçoit mieux qu'elle ne se justifie : ils cédèrent à l'honorable désir
de se produire dans toute la franchise de leur pensée; mais ils au-
raient du reculer devant la crainte de révéler le secret de leur petit
nombre.
En marchant sous le même drapeau que la bourgeoisie, les doc-
trinaires s'étaient fait de nombreux alliés , mais ils ne s'étaient pas
fait d'adeptes. L'association politique existait, l'association intellec-
tuelle n'était pas formée; aussi, en s'emparant du levier politique
qu'ils avaient eux-mêmes manié, et en se rattachant directement aux
souvenirs de Casimir Périer et du 13 mars, M. Thiers et M. Mole
ont-ils , chacun à son tour, rencontré bien moins de difficultés qu'on
ne le supposait, pour grouper autour d'eux une majorité qui avait
appartenu aux idées des doctrinaires et non à leurs personnes, ma-
jorité vaguement inquiétée par certaines tendances que l'on doit es-
sayer de faire comprendre.
DU POUVOIR EN FRANCE. i49
On le sait, l'idée émise dans tous les temps par les hommes dési-
gnés sous le nom de doctrinaires , celle dont M. Royer-Collard,
qu'il faut bien appeler du nom que lui a si long-temps donné la
France, saluait le prochain triomphe sous l'administration de M. de
Villèle, l'idée au nom de laquelle M. Guizot a si souvent proclamé la
légitimité de la révolution de 1830, et la suprématie politique des
classes moyennes, c'est le droit de l'intelligence au gouvernement de
la société, la domination de la force civilisatrice et paciflque sur la
force rétrograde ou brutalement novatrice.
c( Je ne crois, disait-il en 1820, dans un chapitre sur la légitimité,
où les publicistes de la droite vont chercher fort injustement des
armes contre lui ; je ne crois ni au droit divin ni à la souveraineté du
peuple. Je ne puis voir là que les usurpations de la force. Je crois à la
souveraineté de la raison , de la justice, du droit ; c'est là le souverain
légitime que cherche le monde, et qu'il cherchera toujours, car nul
homme, nulle réunion d'hommes ne la possède, ne peut la possé-
der, sans lacune et sans limite. Les meilleures formes de gouverne-
ment sont celles qui nous placent plus sûrement et nous font plus
rapidement avancer sous l'empire de leur loi sainte. C'est la vertu
du gouvernement représentatif. Quand un homme s'est prétendu
l'image de Dieu sur la terre et a réclamé à ce titre l'obéissance pas-
sive, il a fondé la tyrannie; quand un peuple s'est compté par tête et
a proclamé la toute-puissance du nombre, il a fondé la tyrannie. De
ces deux usurpations, la première est la plus insolente, la seconde
est la plus brutale (1). »
Ceci n'est pas sans doute un principe particulier à cette école; il
n'est pas un parti qui ne discute aussi pour prouver que son triom-
phe réaliserait d'une manière infaillible le gouvernement de la jus-
tice et de la vérité. La théologie elle-même, cette science de la sou-
veraineté par excellence, enseigne que la suprême puissance de Dieu
est fondée sur l'infinité de ses perfections. Mais quand d'une propo-
sition générale qui pourrait sembler un lieu commun, on descend aux
applications pratiques que l'école doctrinaire aspira constamment à
en faire, on y entrevoit promptement toute une théorie gouverne-
mentale, et l'on peut pressentir alors quelle résistance et quel con-
cours elle devra rencontrer.
Nous demandons pardon de la longueur des citations qui vont
suivre; elles nous ont semblé nécessaires pour faire comprendre des
{1} Du Gouvernement de la France depuis la restauration. Paris, 1820.
150 REVUE DES DEUX MONDES.
repoussemens dont ni ceux qui les partagent ni ceux qui les inspi-
rent n'ont certainement pas tout le secret. C'est la date de ces paroles
qui en établit la valeur; elles reflètent sur la carrière politique de
l'homme le plus considérable de cette école une harmonie incontes-
table, en même temps qu'elles établissent et résument les résistances
soulevées par le système. On va comprendre comment il voulait le
pouvoir lorsqu'il était sans espérance de l'atteindre , avec quelle con-
fiante perspicacité sa vue s'arrêtait sur les obstacles qu'il aborda
plus tard sans étonnement et sans émotion, mais aussi sans être assez
fort pour leur résister.
c( Que faites-vous, s'écriait M. Guizot, vous qui proclamez que le
pouvoir n'est qu'un serviteur à gages , avec qui il faut traiter au ra-
bais, qu'on doit réduire au degré le plus bas, en activité comme en
salaire? Ne voyez-vous pas que vous méconnaissez absolument la di-
gnité de sa nature et de ses relations avec les peuples? Le bel hom-
mage à rendre à une nation que de lui dire qu'elle obéit à des
subalternes, et reçoit la loi de ses commis! ou bien les nations se-
raient-elles formées d'êtres d'un ordre supérieur, qui, pour vaquer
librement à des travaux plus sublimes, auraient, sous le nom de
gouvernement, un certain nombre de créatures inférieures, chargées
de veiller pour eux aux soins matériels de la vie?
c( Les esprits supérieurs ne se résignent point à se laisser ainsi dé-
posséder, humilier. Ils sentent le pouvoir en eux et s'indignent de la
condition où l'on prétend les réduire. Ils prennent en courroux cette
insolence de la multitude qui ne veut voir dans les magistrats que ses
sujets, et prétend que l'autorité s'aviUsse devant elle avant de lui
commander. Ils sont trop fiers pour accepter ainsi l'empire avec
l'insulte; et comme ils ont l'expérience des hommes, comme ils savent
tous les chemins par où on peut les envahir, ils a; pliquent leur su-
périorité tout entière à les dominer absolument. On dirait qu'ils
exercent sur la société une vengeance, qu'ils se sont dit dans leur
orgueil offensé : Puisqu'il faut que le peuple ou le pouvoir soit es-
clave, ce sera le peuple, et non le pouvoir; car le pouvoir, c'est moi.
« Les contraires ne se laissent point accorder; on ne peut com-
mander et suivre, gouverner et obéir, agir en chef et penser en ser-
viteur. Quand le pouvoir n'a plus le sentiment de son droit, quand la
société n'a plus celui du droit du pouvoir, la société et lui se sont
séparés On ne sort point de cet état que la doctrine de la condi-
tion servile du pouvoir ne soit ruinée. Il faut que toutes choses re-
tournent à la vérité, que les relations légitimes se rétablissent entre
DU POUVOIR EN FRANCE. 151
l'autorité et l'obéissance, le magistrat et le citoyen. Quand le pou-
voir existe, quand la société reconnaît que l'autorité qui la régit a
droit sur elle, combien sont vaines , avec quelle rapidité s'évanouis-
sent toutes les conséquences d'une fausse doctrine qui , posant en
principe que le gouvernement est un serviteur dont il est fâcheux de
ne pouvoir se passer, prétend réduire au minimum son action sur la
société, et n'avoir des magistrats, des chefs, qu'à condition qu'ils
ne soient rien ou à peu près rien! Des chefs de la société qui ne sont
rien ! Des magistrats placés çà et là comme des machines pour inter-
venir seulement, à jour et heure fixes, dans des cas rares et réglés !
Quelle chimère ! et aussi quelle méprise sur les choses humaines et
le cours de ce monde! Qu'on dirige toute cette théorie contre un
pouvoir qu'on veut démolir, je le conçois ; l'instrument est bon et
d'un effet sur. Mais qu'on prétende le prendre pour règle lorsqu'il
s'agit de fonder un ordre nouveau , de constituer un pouvoir dura-
ble, l'erreur est bien grande
« Serait-ce que vous regardez le pouvoir comme uniquement voué
à réprimer le mal, jamais à prendre l'initiative du bien? Détrompez-
vous; il n'y consentira point, et la société elle-même ne souffrira
point qu'il y consente. Quand son gouvernement lui convient, quand
elle se sent vivre en lui , c'est lui qu'elle invoque pour le bien qu'elle
recherche et contre le mal qu'elle craint ; elle sollicite son action au
lieu de la fuir... Il est le chef de la société; et quand la société croit
ce chef légitime, c'est en lui que vient se résumer et se manifester la
vie sociale, c'est à lui qu'appartient et qu'échoit naturellement l'ini-
tiative de tout ce qui est objet d'intérêt public ou occasion de mou-
vement général.
« Quand un tel gouvernement existe en effet, venez lui parler in-
solemment de son salaire; venez lui reprocher ses gages et le sommer
de s'humilier devant vous pour les obtenir. Il vous dira qu'il fait les
affaires de la société , qu'elle le sait, et veut que ses affaires soient
bien faites (1). »
]Ve dirait-on pas un défl jeté au scepticisme du siècle, une lutte
corps à corps engagée contre la société telle que les révolutions
l'ont faite? Les paroles du publiciste de 1821 sont le meilleur com-
mentaire des paroles du ministre de 1835, et si M. Guizot, exerçant
le pouvoir, n'avait eu souvent à transiger lui-même avec les préten-
(1) Des Moyens de gouvernement et d'opposition dans l'état actuel de la France. Paris^
182i.
152 REVUE DES DEUX MONDES.
lions qu'il combat ici , si on avait à le juger seulement comme publiciste
et comme orateur, il pourrait rappeler avec quelque fierté un pro-
gramme qui, dans le cours de vingt années où sa fortune a traversé
tant de vicissitudes, le montre si conséquent avec lui-même.
Mais, dans l'état des mœurs et des intérêts dominans en France ,
au sortir d'une révolution qui substitua à une vieille dynastie un
établissement dont l'origine était trop tumultueuse et trop récente,
pour que chacun ne se crut pas le droit d'en discuter le principe, le
pouvoir peut-il se présenter avec cette autorité dans les personnes,
cette indépendance dans l'action , cette suprématie de position et de
pensée qu'entendait lui départir le publiciste? Sous ce rapport, n'a-t-il
pas demandé à la royauté nouvelle ce que la royauté même de la
restauration n'eût pas pu lui donner; et si l'avènement des classes
moyennes au pouvoir présente d'incontestables avantages, ne faut-il
pas savoir l'accepter avec les modifications que cet avènement en-
traîne dans le génie et les formes extérieures du gouvernement?
Si la disposition à restreindre les limites du pouvoir, pour le subal-
terniser jusqu'à la condition de commis, tient à un mauvais senti-
ment, ce que je n'entends pas du tout contester, il faut reconnaître
que la tendance opposée présente des inconvéniens non moins graves
dans les temps critiques que traverse la France. Il n'est pas donné
au gouvernement de faire ainsi rentrer l'ordre dans les têtes et la sou-
mission dans les cœurs ; il peut, malheureusement , à cet égard , bien
moins qu'on n'en espère et que l'école doctrinaire ne semble en at-
tendre. Il doit sans doute hâter, par tous les moyens que comportent
la prudence et le tempérament du siècle, la diffusion de la vérité;
mais il ne saurait se considérer comme en étant la source, et ne doit
pas se dissimuler qu'il peut quelquefois lui devenir un obstacle.
Si le pouvoir peut tout dans l'ordre matériel et administratif, c'est
qu'il est , en France , le représentant de la seule force d'association
organisée. Mais faire reculer certaines idées, en faire avancer certaines
autres, désabuser les esprits de théories fallacieuses, rendre au
respect des peuples ce qui fut long-temps livré aux attaques et aux
sarcasmes, c'est là une tâche oii il doit, dans l'intérêt même des
éternels principes qu'il veut faire revivre , se résigner à n'intervenir
que comme auxiliaire du temps, de l'expérience et de la raison pu-
blique.
Que la paix se fasse et se maintienne autour de nous; que les pas-
sions, comprimées par les intérêts, puissent sortir de l'état fébrile,
et en politique, aussi bien qu'en religion, la vérité, le premier besoin
BU POUVOIR EN FRANCE. 153
de l'homme, triomphera par l'impuissance démontrée de toute doc-
trine qui ne sera pas chrétienne, c'est-à-dire sociale et paciûque par
essence, de même que, sous un bon régime d'hygiène, la santé
triomphe de la maladie.
Le bon ordre administratif et financier n'est pas, tant s'en faut,
le seul but que doive se proposer le législateur ; mais il est des temps
difficiles où cet ordre est le plus utile instrument pour atteindre des
résultats durables. Je ne comprends pas bien ce que c'est que l'ordre
moral à la constitution duquel on voudrait que passât le gouverne-
ment, immédiatement après avoir constitué l'ordre matériel. Pour
qui descend au fond des choses, l'ordre moral ne peut être que
V ordre religieux, car là seulement est la sanction des devoirs, la
source des abnégations saintes, la résistance aux mauvais instincts,
la règle des passions désordonnées. Hors de là, l'ordre moral n'est
que de la police exercée par des censeurs ou des sergens de ville.
Or, j'en demande pardon à d'honorables organes de l'école gouver-
nementale, mais je ne sais aucune loi, aucune mesure parlementaire,
aucune coterie politique, en mesure de hâter, autrement qu'en lui
laissant toute latitude, ce réveil de l'idée chrétienne dont je crois
sentir avec bonheur le travail intérieur et divin dans le monde et
dans ma patrie.
De nos jours, la sphère du pouvoir est nécessairement restreinte;
elle est circonscrite quant aux idées , elle est plus circonscrite encore
quant aux personnes et à l'importance des instrumens. C'est chimère
que de rêver, sous un gouvernement de classe moyenne, la dignité
d'un patriciat, ou l'orgueil de parade de l'empire. Il ne faut deman-
der à notre régime d'élections et de petites exigences, ni l'attitude
des hauts fonctionnaires de Napoléon, ni ces grandes luttes du fils
de lord Chatam et du fils de lord Holland, s'escrimant sur un terrain
alors immobile, au milieu de tous les orages de la parole. Il ne faut
pas avoir l'air de méconnaître ce que la politique de notre temps
comporte nécessairement de mobilité, de susceptibilités inquiètes
et jalouses. Ce sont là les attributs inévitables d'une situation qui,
comme toute autre, se défend moins par ses détails que par son en-
semble. Il ne faudrait pas surtout se dessiner à plaisir un type sévère
du pouvoir, alors que dans la pratique, et pour échapper même à
l'effet de ses théories, on se trouverait plus souvent peut-être en
contradiction avec ces imposantes professions de foi : il s'établirait
alors un contraste entre la parole et les actes, qui n'échapperait pas à
l'instinct public.
154. REVUE DES DEUX MONDES.
D'après sa manière de concevoir le pouvoir, l'école doctrinaire
était appelée à s'associer le centre droit. Là gisait tout le secret, tout
l'avenir de sa politique. Elle avait prêché, sous la restauration, sou-
tenue par la grande propriété et les vieux souvenirs, l'alliance avec
les forces nouvelles sorties de la révolution et du développement de
la richesse publique; très conséquente en ceci, elle prêcha, sous la
révolution de 1830, l'alliance de la royauté nouvelle avec le parti
essentiellement royaliste et conservateur.
Le succès d'une telle combinaison était impossible dans la chambre.
La partie doctrinaire du cabinet ne la tenta pas ; mais elle laissa per-
cer qu'on songeait à la tenter au dehors , et c'est contre cette vague
inquiétude, suscitée au scindes intérêts parlementaires , qu'elle s'est
brisée par deux fois , alors qu'elle semblait ne tomber que par l'effet
d'une intrigue.
Nous avons exposé ailleurs notre pensée sur cette fraction hono-
rable, mais peu nombreuse, de la société française, dont il n'appar-
tenait qu'à la restauration d'utiliser le patronage local et le sincère
dévouement. Le centre droit était pour elle la seule base possible de
gouvernement, le seul pivot d'une évolution vers les classes plus
nombreuses. Mais ses membres , qui sont bien moins un parti qu'une
réunion désormais brisée d'invidualités remarquables, ces hommes
dont les louables intentions échouèrent constamment, ou contre la vio-
lence de leur propre parti, ou contre les exigences du parti contraire,
lors même qu'ils étaient en communauté de croyances avec le pou-
voir, seraient-ils désormais en mesure de prêter à un ministère quel-
conque un concours de quelque utilité? Certainement non. En ad-
mettant qu'ils passassent jamais d'une neutralité , depuis long-temps
acquise, à une association plus étroite, ne prépareraient-ils pas au pou-
voir bien plus d'obstacles qu'ils ne lui donneraient de facilités ? Sans
lui concilier la droite qui taxerait sa modération d'apostasie , le cen-
tre droit ne serait-il pas surveillé d'un œil inquiet par tous les inté-
rêts élevés autour de la monarchie nouvelle? La résurrection sérieuse
d'un tel parti , au sein de la chambre élective et du corps électoral ,
était une impossibilité , quoique cette espérance fût devenue fonda-
mentale au sein d'une école qui possède , à un degré souvent si re-
marquable , la pénétration politique.
Lorsqu'on reproche amèrement aux doctrinaires d'être des hommes
de restauration, cela est faux, si l'on prend cette assertion au pied
de la lettre; cela est vrai sans nul doute, si Ton entend signaler une
tendance. Le malheur de cette école, c'est d'avoir été écartée du
DU POUVOIR EN FRANCE. 155
pouvoir dans les seules circonstances où il lui était possible de
l'exercer dans le sens de ses doctrines. La restauration était peut-
être aussi nécessaire à ce parti que lui-même lui était indispensable;
son opposition, fort naturelle, à l'influence réactionnaire de la
droite, sous le ministère de 1822, devint aussi malhabile qu'inex-
plicable sous la conciliante administration de M. de Martignac. La
lutte imprudente des doctrinaires contre un cabinet qu'ils eussent
pu dominer en lui prêtant concours, au lieu de l'entraver par des
exigences contraires à toutes leurs théories gouvernementales, res-
tera comme leur première et leur plus irréparable faute. Ils furent
alors mal inspirés par la conscience, plus mal éclairés par l'ambition:
intermédiaires naturels entre la dynastie et la France, ils pouvaient
entrer au pouvoir par la popularité, et s'y maintenir sans livrer des
luttes incessantes contre les susceptibilités qui les repoussent.
Lorsqu'on porte dans de telles investigations un complet dégage-
ment, et qu'on essaie, au milieu des irritations présentes, de devan-
cer l'histoire , c'est chose vraiment difflcile que d'analyser les élémens
d'un parti , chose difficile à ce point que M. Hallam hasarde à peine
une définition des deux grandes écoles pohtiques de l'xKngleterre qui
nous apparaissent pourtant si parfaitement distinctes (1).
Cependant nous ne croyons pas nous être écartés des données
universellement admises en ce qui concerne le parti qualifié doctri-
naire. Un dernier trait caractérisera peut-être d'une manière plus
complète cette école si éminente par ses hommes, si forte et si com-
pacte par sa bonne discipline.
Cette foi dans un pouvoir, centre de tout mouvement social, n'a pu
manquer d'y inspirer une confiance exagérée et quelquefois peu poli-
tique dans la légalité, ou , pour parler mieux , dans la puissance offi-
cielle de la loi. Les intelligences sont-elles travaillées par des dés-
ordres profonds? toutes les notions du bien et du mal sont-elles
misérablement confondues? On demande des lois, beaucoup de lois,
au lieu de demander du temps et de s'en assurer le bénéfice infail-
lible par une poHtique habile et froide. Le roi est-il menacé par d'a-
troces monomanes? On pense, en lui cuirassant la poitrine de lois,
écarter les coups des assassins; et l'on eût cru remporter une victoire
pour la société comme pour le prince , si tel article du code d'in-
struction criminelle avait été remplacé par tel autre. Au fond pour-
tant n'étaient-ce pas là des misères, de dangereuses inutilités? Du-
(l) The Constit. hist, of England, tom. IV, chap. xvi.
156 REVUE DES DEUX MONDES.
rant cette longue fermentation qui survit toujours aux grands ébran-
lemens religieux ou politiques, comme l'émotion de la mer à la
tempête, le salut des personnes royales n'appartient qu'à la Provi-
dence et à une police vigilante et nombreuse; quelques escouades de
sûreté bien disciplinées allaient bien plus droit au fait que toutes les
mesures délibérées au palais Bourbon , mesures qui ont entraîné, au
commencement de cette année , des complications parlementaires si
sérieuses.
Une revue succincte des faits permettrait de suivre à la trace cette
pensée d'ordre moral et de légalité gouvernementale que l'école doc-
trinaire regardait comme le complément de la politique de Casimir
Périer, et dont on vient d'esquisser le vague programme; on verrait
que, pour se formuler en mesures législatives, elle dut presque tou-
jours se dissimuler sous quelque chose de plus palpable, de plus
empirique, si je l'ose dire; on acquerrait la certitude que la chambre
élective, lors même qu'elle votait des lois de principes, se préoccu-
pait bien moins de relever le pouvoir dans le sens des idées si fré-
quemment développées par M. Guizot, que de le préserver des at-
taques matérielles essayées par les factieux.
Les lois de septembre elles-mêmes passèrent dans le même esprit
qui aurait fait voter des brigades nouvelles de gendarmerie ou des
supplémens de fonds secrets. On n'y vit guère qu'un moyen de pré-
server la personne du roi et d'empêcher les émeutes : la partie théo-
rique en fut emportée comme par surprise. On avait fait une bonne loi
contre les crieurs publics, trompettes permanentes de la sédition ; on
avait fait une loi nécessaire contre les associations politiques. La
bourgeoisie crut compléter la série de ces mesures de police en vo-
tant des lois qui interdisaient la discussion, même théorique, du prin-
cipe du gouvernement, l'expression mesurée des regrets et des es-
pérances, et jusqu'à la controverse, vieille comme le monde, sur les
bases de la souveraineté, de la propriété, de la famille, etc.
Cette mémorable discussion fut dominée par une équivoque per-
pétuelle. Les uns croyaient venir en aide à la révolution de juillet par
leur boule, comme ils l'auraient fait, un fusil sur l'épaule, en mar-
chant au son de la générale. Les autres savaient fort bien que les
jours de l'émeute étaient passés, que les lois de septembre n'émous-
seraient malheureusement le poignard d'aucun fanatique, et ils con-
naissaient trop l'histoire et l'humanité pour ignorer que le misérable
qui s'enivre de sa pensée ou des secrets encouragemens de quelques
complices y puise plus d'énergie que dans des déclamations publiées
DU POUVOIR EN FRANCE. 157
à la clarté du soleil, sous la menace d'une répression judiciaire et
l'horreur des gens de bien ; ils savaient que des lois préventives n'em-
pêcheraient pas quelque Alibaud de succéder à Fieschi, quelque
Meunier de venir après Alibaud. Aussi tels ne furent pour eux ni le
but, ni la haute signiGcation de la législation réclamée. Ce qu'ils vou-
laient, c'était relever le principe du pouvoir et le modifler en le fixant
dans une sphère inaccessible aux orages, le mettant ainsi plus en har-
monie avec le principe de la plupart des pouvoirs européens, dont la
base est indiscutable.
Les lois de 1835 sont déjà loin de nous, et je ne sais si l'on ne
pourrait taxer d'oisive toute discussion à ce sujet. Si nous devions
néanmoins, entourés que nous sommes de l'expérience acquise,
émettre une opinion sur ces mesures où les uns ne voyaient rien
moins que le salut du trône, les autres que le tombeau de la Hberté,
nous dirions qu'à nos yeux leur principal résultat est d'avoir devancé
de quelques mois un mouvement que la force des choses aurait in-
failliblement amené. Rien n'impose, en effet, plus impérieusement
son diapason à la violence du langage qu'une situation forte et bien
assise.
Si cette législation a obtenu un résultat utile, ce n'est pas du tout
celui qu'on en attendait. Les difficultés parlementaires qu'elle a
créées ne sont pas moins graves que celles qu'elle a fait disparaître;
mais le seul fait de son établissement, sans émeute et sans obstacle,
a constaté devant l'Europe et la force du pouvoir et la faiblesse des
partis, épreuve éclatante qui pouvait être nécessaire.
Le début de la chambre de 1831 fut une adresse équivoque comme
la nature même du concours prêté par elle à un système dont elle
admettait, il est vrai, toutes les grandes bases d'ordre public, mais
en restant étrangère aux tendances gouvernementales qui lui étaient
imputées. On estima qu'il était possible d'engager plus avant cette
assemblée sous limpression d'un attentat formidable; mais on ne
parut pas comprendre que si elle acceptait les lois répressives, ce
ne serait pas du tout dans l'esprit où elles lui étaient présentées.
La solidarité de la chambre et du ministère ne fut, en effet , que
d'un jour. A chaque session une crise de plus en plus prolongée vint
attester les tiraillemens de cette majorité, que des préoccupations
très réelles, sans être de nature à se formuler en lois, séparaient de la
pensée politique qui passait pour dominer alors le cabinet. Ministère
des trois jours, ministère du "il février, ministère du 6 septembi'è,
ministère du 15 avril, toutes ces péripéties parlementaires, d'autant
158 REVUE DES DEUX MONDES.
plus tristes, qu'elles sont quelquefois descendues jusqu'au comique,
attestèrent que deux pensées coexistaient au sein de la majorité, non
pas hostiles, mais peu sympathiques l'une à l'autre, pensées aux-
quelles correspondaient deux tendances au sein du pouvoir lui-même.
Il faut bien s'entendre ici, pour demeurer dans la vérité comme
dans la justice ; le ministère du 11 octobre était-il partagé, ainsi que
certains journaux ont depuis tenté de le faire croire, en tigres et en
agneaux, les uns voulant tout fusiller, les autres tout absoudre; y
avait-il dans son sein un parti de la conciliation quand même et un
parti de terroristes monarchiques? L'amnistie, le procès d'avril, les
évènemens de Paris, de Lyon, de la Vendée, les grandes questions
si vivement controversées en ces temps difficiles furent-elles jamais
le champ de bataille de ces deux écoles politiques dont on se com-
plaît à peindre l'une en style dantesque, l'autre en style de bergerie?
Pas le moins du monde. Le plus parfait accord inspira tous les actes
majeurs de ce cabinet, et les dissidences intimes qui séparaient ses
deux principaux membres portaient bien moins sur les applications
actuelles du système que sur ses applications éloignées, et, à bien
dire, éventuelles.
L'un s'arrêtait au gouvernement des intérêts, l'autre croyait pou-
voir passer au gouvernement des idées; l'un entendait conserver in-
tégralement à l'industrie et à la petite propriété, récemment élevées
à la vie politique, les profits de la révolution de juillet ; l'autre aspi-
rait à se sentir assez fort pour convier aux affaires une autre portion
de la société française; l'un ne voulait pour le pouvoir que des ins-
trumens habiles, l'autre désirait lui associer des instrumens considé-
rables; l'un s'appuyait en face des mauvais vouloirs de l'Europe sur
la date de 1830, l'autre aspirait à l'effacer, croyant faire disparaître
ainsi ces mauvais vouloirs eux-mêmes; tous deux acceptaient le sys-
tème général de paix, mais celui-ci faisait de l'ordre européen et des
traités de 18151a base même de sa doctrine, celui-là la subissait
comme une nécessité purement transitoire. L'un, parla nature de
son esprit et de ses études, tendait à isoler la politique française des
transactions étrangères , pour reporter le plus possible toute la force
gouvernementale à l'intérieur; l'autre procédait au contraire du de-
hors au dedans, et semblait attendre avec une sorte d'anxiété inquiète
le moment de consolider le gouvernement de 1830 par une politique
de hardiesse et d'entreprise; en un mot, celui-ci était doctrinaire, et
celui-là ne l'était pas.
On sait comment ce cabinet se maintint aux affaires dans les cir-
DU POUVOIR EN FRANCE. 159
constances les plus difficiles que la France ait traversées. Chargé
d'une mission sévère et d'une responsabilité terrible, il eut le cou-
rage d'accepter complètement l'une et l'autre. Attaqué à main armée,
il lui fallait jeter chaque soir en prison les vaincus de la journée; et
ce n'était pas, certes, lorsque l'audace de l'agression et l'impudeur
de l'injure étaient sans limites, qu'on pouvait être admis à exiger du
gouvernement la rigoureuse observance de tous les articles du Code
d'instruction criminelle, et lui reprocher de sortir parfois de l'im-
passibilité du constable armé de sa baguette blanche.
Mais si le ministère du 11 octobre fut unanime pour la répression,
on peut croire qu'il l'eût été pour la clémence dans des circonstances
différentes. M. Guizot savait probablement assez l'histoire pour ne
pas ignorer que l'amnistie est la seule consécration d'un gouverne-
ment sorti des guerres civiles , et que celui-ci n'est réellement fondé
qu'autant qu'il est assez fort pour la faire accepter. Accuser un
homme en qui on reconnaît tous les instincts du pouvoir d'être op-
posé en principe à une amnistie, c'est dire qu'il ne tient pas à con-
stater authentiquement sa force, et qu'il a le goût de la guerre pour
elle-même et non pour la victoire. M. ïhiers, de son côté, avait trop
de sens politique pour ne pas comprendre que si Henri IIÏ avait agi,
après la journée des barricades, comme son glorieux successeur en
pleine possession de son royaume, les ligueurs auraient bourré leurs
arquebuses avec ses lettres d'abolition.
Si dans les guerres civiles le seul jugement c'est la victoire; si le
droit qu'il convient d'appliquer à des ennemis politiques, est le droit
de la guerre, la première condition pour en réclamer le bénéfice,
est de s'avouer vaincu ; ce qui n'implique , tant s'en faut , ni apos-
tasie ni humihation. Cette déclaration n'est, en effet, que la recon-
naissance d'un fait impérieux que le prisonnier de guerre confesse
tous les jours avec honneur en rendant son épée. Tout parti qui
réclame amnistie les armes à la main et les menaces à la bouche
veut en faire une position agressive ; tout pouvoir qui l'accorde est
un pouvoir avili.
Pendant la durée du ministère du 11 octobre, l'amnistie était-elle
possible dans ses conditions normales d'indépendance et de force?
M. Thiers comme M. Guizot, la chambre comme la couronne, la
France comme les pouvoirs de l'état , estimaient manifestement que
non. Advenant plus tard des jours de lassitude pour les partis, d'ave-
nir pour la royauté, de confiance pour tous les intérêts, le ministère
du 11 octobre aurait-il fait, avec l'unanimité de résolution qui domina
160 REVUE DES DEUX MONDES.
toujours chez lui les dissidences de principes, ce que le ministère de
M. Mole a consommé avec autant de bonheur et de proflt pour la
royauté que pour lui-même? Question oiseuse, s'il est vrai que cette
administration hétérogène ne put se maintenir que durant le péril de
la lutte, et que la paix en dut briser le faisceau si mal uni. M. Guizot
n'eût pas, nous le croyons, personnellement repoussé l'amnistie [on
sait qu'il l'avait antérieurement acceptée comme base de négociation
avec un loyal maréchal) ; mais il eût peut-être rencontré bien près
de lui des irritations et des exigences intraitables ; peut-être aussi les
deux chefs de ce ministère auraient-ils long-temps reculé, sans s'en
rendre parfaitement compte, devant l'idée de dénouer, par un acte
décisif de pacification, une situation complexe et temporaire, devant
la crainte de faire succéder les complications ministérielles aux em-
barras d'un autre genre heureusement surmontés.
En effet, les incompatibilités de nature et de génie se fussent révé-
lées chaque jour plus vives et plus profondes, à mesure que l'on
serait arrivé à pouvoir, avec sécurité, prendre parti sur les questions
de personnes et d'avenir. L'unanimité aurait disparu avec ces périls
en face desquels il n'y a jamais deux partis pour les gens de cœur.
Une situation exceptionnelle et orageuse avait seule rendu possible
la combinaison hybride du 11 octobre; aussi s'explique -t-on diffici-
lement que , dans des circonstances toutes différentes , l'espoir de le
reconstituer ait été sérieusement embrassé par M. Guizot : ou ses
ouvertures à son ancien collègue, en mars 1837, étaient de pure
courtoisie, ou il faudrait y voir l'une de ces démarches inspirées par
les difficultés du jour, et qu'on regrette le lendemain. Un esprit tel
que le sien ne pouvait ignorer que le propre des situations pacifiques
et régulières est de fixer l'attitude des hommes, et de faire reprendre
à chacun son centre de gravité.
L'établissement politique de 1830 avait parcouru des phases très
distinctes. Les deux forces révolutionnaire et bourgeoise, l'une
belliqueuse, l'autre pacifique, s'étaient d'abord fait équilibre dans
les deux premiers cabinets de la royauté nouvelle. Au 13 mars 1831,
l'idée bourgeoise se produisit confiante et souveraine. Seule elle
parla, seule elle agit. Aussi le 13 mars est-il la seule date qui con-
serve une véritable autorité, et comme un caractère sacramentel aux
yeux des classes moyennes. Le ministère du 11 octobre 1832 tira sa
force de l'héritage de Casimir Périer, dont il se portait continuateur;
mais à mesure que s'éclaircit l'horizon, son homogénéité tendit à se
dissoudre. Il dut bientôt demeurer évident que la lutte de l'idée
DU POUVOIR EN FRANCE, 16î
révolutionnaire contre l'idée bourgeoise était suivie de la lutte de
celle-ci contre une autre idée politique. L'élément doctrinaire et l'élé-
ment bourgeois se flrent contre-poids pendant quatre ans au sein du
pouvoir et dans les chambres, l'un s'appuyant sur des individualités
éminentes , l'autre sur des instincts nombreux. Ces idées , incarnées
dans deux hommes, se balancèrent bientôt à ce point, qu'on vit le
pouvoir dans la déplorable nécessité de rechercher, avec grand soin,
toutes les nullités politiques , dont l'avènement à la présidence du
conseil maintiendrait, quelques jours de plus, cette anarchie patente,
prolongée par les incertitudes de la chambre.
La chambre hésitait, en effet, et nous devons essayer de dire
pourquoi. Il y avait en M. Guizot des quahtés dont la majorité ne
pouvait se résoudre à se passer, quoiqu'il fût chef de l'école doctri-
naire. Il y avait en M. Thiers des instincts qui l'inquiétaient sérieuse-
ment, encore qu'il appartînt à l'école bourgeoise.
Le parti doctrinaire s'est abusé sur la nature et les conditions de
sa véritable importance. Répétons-le, ses déductions politiques, qui
toutes présupposent un pouvoir fort et une constitution bien assise,
n'allaient pas au tempérament mobile d'un pays où les formules lé-
gales ont peu de valeur, où la royauté doit subir, après la vieille
opposition des chansons, celle des controverses théoriques; ses ten-
dances à constituer un néo-cenire droit, parti gouvernemental dont
la formation était sans cesse invoquée par ses organes périodiques,
avec plus de violence que de précision, ne pouvaient manquer de
donner à penser. Mais des considérations d'un autre ordre triom-
phaient souvent de ces impressions, et venaient rejeter la conscience
de la chambre dans d'honorables perplexités.
Ces noms avaient un vernis de science et de probité que la presse;^
dans toute la violence de sa polémique, n'avait pas essayé de ternir.
Ici, c'était une inflexibihté de gentilhomme, qui ne transigeait pas
plus sur les principes que les maréchaux de France, ses ancêtres, ne
transigeaient sur l'honneur; là une vie de persévérance et de hautes
études, un sanctuaire domestique trop souvent frappé de la foudre;
c'étaient, ailleurs, déjeunes et spirituelles renommées, des spécia-
lités laborieuses et austères. Jusqu'au 6 septembre, le prestige était
entier, les réputations aussi étaient entières, car, parmi ces hommes
politiques , les uns n'avaient pas encore traversé la difficile épreuve
du pouvoir, les autres ne l'avaient pas exercé en leur seul nom et
sous leur seule responsabihté. Ils n'avaient pas eu jusqu'alors à con-
tenir ces dévouemens qui perdent toutes les causes; ils n'avaient pas
TOME XII. Il
162 REVUE DES DEUX MONDES.
eu à composer avec ces faiblesses que chaque parti trouve dans son
sein, et qu'il va trop souvent rechercher dans les rangs ennemis pour
s'en faire des armes , au risque de se blesser en y touchant.
Le bon sens provincial aimait à leur commettre le soin de contenir
les essais aventureux et les profusions où pouvait entraîner 1 entre-
tien d'une armée nombreuse. Le parti doctrinaire était naturellement
appelé à devenir centre et directeur d'une formidable opposition
départementale contre les exigences et les influences parisiennes. Ce
rôle avait- bien ses inconvéniens , son côté mesquin et peu politique
peut-être; mais le principe en était bon , et le talent joint à la droiture
pouvait l'élever jusqu'à la hauteur d'une véritable mission sociale.
Sans songer à se ménager avec la cour, autrement que par un dé-
vouement aussi sûr que parfaitement désintéressé , il fallait planter
son drapeau en pleine chambre des députés, ayant grand soin d'at-
tendre toujours le pouvoir, sans jamais faire un pas pour le prendre.
Avec des idées plus applicables, une plus constante préoccupation
des réalités pratiques, on pouvait emprunter ainsi quelque chose à ce
parti puritain groupé autour de William Wilberforce au sein des
communes d'Angleterre. Or, ce rôle, qui n'a valu à l'auteur de l'Apo-
logie du dbnanclie chrétien qu'une tombe honorée à Westminster, pou-
vait, en France, convenablement modifié, aller à un noble orgueil,
sans rien coûter à l'ambition.
La loi de la conversion des rentes , la plus populaire entre toutes
les questions provinciales, mesure de justice et d'économie, la loi de
la conversion était, ce semble, la première dont il appartînt aux doc-
trinaires de s*emparer. On les vit, au contraire, tomber en combat-
tant un projet que leur intérêt politique, autant que leurs dispositions
intimes , les conviaient à préparer dans les conseils de la couronne.
On put croire dès ce jour qu'ils constitueraient difficilement un parti
parlementaire dans ses véritables conditions d'indépendance et de
force. Or, dans un pays tel que le nôtre, il n'y a, pour se maintenir,
que les combinaisons assises sur une large masse d'intérêts, et, pour
durer, qu'un ministère qui s'impose et se tient debout par son pro-
pre poids. Quelque valeur qu'ait un homme, lorsqu'il ne représente
que lui-même, il est toujours facile à briser.
Les doctrinaires devaient essayer de se faire accepter de la
classe moyenne par leur côté moral plutôt que par leur côté politi-
que. Le succès d'une telle combinaison était d'autant moins impos-
sible, que l'antagoniste deM.Guizot dans le cabinet du 11 octobre
n'était adopté par le parti bourgeois qu'avec une manifeste hésitation.
DU POUVOIR EN FRANCE. 163
Le laisser-aller de ses allures , la mobilité de sa pensée , la rapidité
hardie de ses conceptions, ne pouvaient manquer d'inquiéter des in-
térêts fort peu disposés à se sacrifler au succès d'un vaste ensemble
politique.
En se produisant au premier plan des affaires, M. Thiers était
condamné à faire, pour ainsi dire, peau neuve. Révolutionnaire d'ori-
gine et d'antécédens, et par ses doctrines politiques disciple de Mon-
tesquieu, lorsque des réminiscences napoléoniennes ne viennent pas
exalter sa pensée, il avait dans sa jeunesse sculpté avec complaisance
le buste de Danton, et vivement réclamé, depuis 1830, l'établisse-
ment d'une puissante pairie héréditaire, thèse que l'école doctrinaire
elle-même n'avait pas été unanime à soutenir. Mais ces faits sortis de
sa position, ces idées empruntées à l'école anglaise, sont chez lui
presque constamment primés par un sentiment qui ne saurait être
défini que par l'épithète de national. M. Thiers n'a ni l'instinct dé-
mocratique, ni les sympathies plébéiennes ; mais il se préoccupe for-
tement de l'action de la France en Europe, et c'est par là seulement
que l'alliance est possible entre lui et l'ancien parti du mouvement.
11 a le goût des essais aventureux, et le rôle pris en 1830, par M. Mau-
guin , contre la conférence de Londres et le système pacifique, sem-
blait lui aller bien plus naturellement que celui de ministre d'un
gouvernement à protocoles.
Or, par l'audace de sa pensée et la largeur de ses plans, M. Thiers
représentait bien moins les intérêts bourgeois que tel député du
tiers-parti, par exemple, qui croirait rendre le plus grand service à
la France en allégeant le budget de tout le chapitre d'Alger, gros
millionnaire qui, le cas échéant, voterait certainement contre la
réunion de la Belgique à la France , parce que les calicots de Gand
et les draps de Verviers feraient concurrence à nos similaires, et que
le prix de nos bonnets de coton pourrait baisser de quelques cen-
times.
Mais telle est la puissance du talent, la prédominance des qualités
acquises sur les inclinations natives, que le chef du cabinet du 22 fé-
vrier 1836 joua son rôle avec un merveilleux aplomb et la plus
éblouissante facilité. C'est que M. Thiers possède au plus haut degré
la lucide et complète intelligence des situations , et que sa pensée ,
transparente comme le cristal , saisit toujours les problèmes par les
points qui les rendent les plus accessibles à tous. Ainsi Machiavel
fait comprendre l'histoire de Florence ou disserte sur Tite-Live. Il y
a dans M. Thiers beaucoup de ce sens italien si pénétrant et si sou-
IL
164 REVUE DES DEUX MONDES.
pie, de cet esprit positif et fier qui juge les choses en elles-mêmes,
sans parti pris et sans système.
A la faculté de comprendre les situations , il parut unir long-temps
la plus entière disposition à s'y soumettre. Cependant un grand évè-
Bement dans la vie de M. ïhiers est venu modifier à cet égard l'opi-
nion de la France et de l'Europe; et cet événement semble marquer
dans sa carrière la transition de la fortune et de l'amour-propre sa-
tisfaits à la haute ambition qui s'éveille. On sait comme ce ministre,
en possession de la confiance des grands pouvoirs de l'état, quitta
les affaires sur la question d'intervention en Espagne, retraite d'ha-
bileté et de prévoyance, qui constitue désormais M. Thiers le repré-
sentant d'une idée , l'homme d'une position que le cours des choses
ne saurait, tôt ou tard, manquer de reproduire, quoique avec des
modifications désormais inévitables. Jusqu'alors rédacteur du Na-
tional, collaborateur de M. Laffitte, ministre des travaux publics et
de la police du 11 octobre, M. Thiers avait été un chaleureux écri-
vain , un spirituel discoureur, un merveilleux vulgarisateur des no-
tions trop ignorées de l'économie politique, une main précieuse dans
les circonstances délicates : de ce jour il est devenu puissance poli-
tique. Il a échangé la certitude de rester toujours pour le pouvoir
un instrument utile contre la perspective de lui devenir plus tard un
ministre nécessaire.
L'intervention en Espagne, telle que M. Thiers s'en est constitué le
défenseur, était en effet une question immense, d'une portée beaucoup
plus européenne que péninsulaire. Il s'agissait, au fond, bien moins
de sauver un peuple voisin de l'anarchie, tâche qui, par elle-même,
était déjà peut-être un devoir pour la France, que d'imposer à l'Eu-
rope le respect de la royauté nouvelle, et de conquérir pour elle une
attitude fixe et honorable au lieu d'une place de tolérance. Nous
avons déjà trop longuement discuté cette question pour y revenir ici.
Répétons seulement que M. Thiers , en associant son avenir à une
idée , expression de tout un système politique au dehors, s'est placé
sur le plus solide des terrains, et qu'il peut, avec pleine confiance,
attendre que chacun y revienne.
Faut-il ici prévoir une objection pour y répondre à l'avance? Si l'on
nous disait que l'idée fondamentale de cette série d'études politiques
est le gouvernement par la bourgeoisie, et que l'intervention en Es-
pagne va à rencontre de tous les sentimens bourgeois; si l'on s'éton-
nait de nous voir trouver habile en M. Thiers une résolution qui parut
le séparer de l'opinion où gît la principale force sociale , nous ferions
DU POUVOIR EN FRANCE. 165
observer que, si l'on doit toujours gouverner avec le concours de la
classe qui domine par ses intérêts ou sa puissance morale, ce n'est
pas une raison pour la suivre dans ses erreurs ou la bercer dans son
imprévoyance. Dans une démocratie, le pouvoir doit toujours con-
tenir; sous une monarchie bourgeoise, il doit souvent stimuler, car
l'un est un gouvernement d'entraînement, l'autre un gouvernement
de calcul.
D'ailleurs , si l'intérêt bourgeois domine en France , cet intérêt est
loin de s'y produire seul et unique. II existe, au cœur de ce peuple,
de vieux instincts qu'il faut savoir entretenir et respecter. Régner
par les intérêts bourgeois, mais en donnant dans une juste mesure
satisfaction au sentiment d'honneur national, maintenir la paix, mais
en la fondant sur notre prépondérance morale, et non plus sur une
insolente suprématie, là gît tout le problème du gouvernement de la
France; et le sphinx révolutionnaire précipitera quiconque, pour
le résoudre, n'acceptera que l'un ou l'autre de ses termes, sans par-
venir à les concilier.
Y a-t-il un ministère possible entre les cabinets personnifiés
dans les deux membres les plus considérables de la chambre élec-
tive? Une administration peut-elle naviguer entre Carybde et Scylla,
ou, pour parler sans figure, entre la politique étrangère ou le natio-
nalisme de M. Thiers , et la politique intérieure ou l'organisme de
M. Guizot?
Nul doute , à cet égard , si l'on se borne à tenir compte des vœux
de l'opinion dominante. Cette opinion , qui est celle de Paris, des
industriels, des rentiers, d'une grande partie de la propriété agri-
cole , verrait avec une extrême répugnance le gouvernement s'en-
gager dans des complications extérieures; et d'un autre côté, le
cœur, aujourd'hui libre de toute crainte et vide, il faut le dire, de
toute foi politique , elle ne veut ni nouvelles lois répressives pour le
pouvoir, ni hérédité pour la pairie, ni apanage pour la royauté ; elle
repousse, en un mot, toutes les mesures constitutives que son instinct
ne manque jamais d'attribuer à l'école doctrinaire , non que celles-ci
lui appartiennent toujours en fait, mais parce qu'elles semblent lui ap-
partenir toujours en principe. Si en cela l'opinion est très souvent
injuste, c'est qu'ailleurs on n'est pas non plus toujours logique. C'est
ainsi, par exemple , que la loi d'apanage , quoique ne provenant pas
directement de l'influence doctrinaire , n'était, il faut le dire, ration-
nelle et possible qu'avec elle et par elle seule. Dans les idées de
l'école organique, l'apanage était une institution ; hors de là il n'au-
166 REVUE DES DEUX MONDES.
rait rien représenté. Or, il en est de l'apanage comme de la plupart
de ses principes : rien ne se justifle mieux en théorie, en partant de
la base de la monarchie constitutionnelle, et rien ne rencontre plus
de résistance dans les mœurs, et n'est plus dangereux à tenter.
Pour peu qu'on ait étudié avec quelque soin le mouvement des
affaires depuis sept années, il est visible que le pouvoir auquel la
loi fondamentale a commis le soin d'organiser le ministère, selon les
oscillations de l'opinion, s'est toujours efforcé, autant qu'il l'a pu,
de constituer le cabinet en dehors des deux influences exclusives,
dont l'une finirait par entraîner un changement de système au de-
hors, l'autre de profondes modifications dans le système au dedans.
Le ministère du 15 avril est l'expression la plus complète, qui ait
été fournie jusqu'à présent , de cette situation mixte, dont il recueille
à la fois l'avantage et l'inconvénient.
L'avantage, et celui-ci est bien grand, c'est de n'inspirer de repous-
seraent à personne; l'inconvénient, c'est de manquer de cette énergie
qu'une vue passionnée imprime toujours, et peut-être imprime seule
à la vie publique, aussi bien qu'à l'existence individuelle. L'homnie
d'expérience et de mœurs douces, à l'esprit plus conciliant que
tranché, qui tourne les aspérités des choses au lieu de les aborder
de front; cet homme-là, s'il ne traverse le monde inaperçu, suscitera
des irritations diverses qui ne manqueront pas de se coaliser contre
lui. Il en est toujours ainsi tant que les idées agressives n'ont pas
perdu toute foi en elles-mêmes.
Or, il suffit d'étudier, au sein des chambres et dans la presse,
l'école organique, pour voir qu'elle est assurément bien compacte.
Il suffit, d'autre part, de contempler l'Europe, de pressentir la situa-
tion, où une seule question, celle qui porte en germe toutes les au-
tres, la question d'Espagne, peut, d'un jour à l'autre, placer la
France, pour s'assurer que les éventuaUtés de l'avenir sont bien gra-
ves, et que l'école nationale trouvera plus d'une brèche pour assaillir
le système dont la mission est de maintenir la paix du dedans et du
dehors.
Il se peut , et j'accepte de grand cœur un tel augure, que la trêve
de Dieu soit longue, que le bonheur et l'habileté retardent le jour des
grandes épreuves et des luttes décisives. Lorsqu'on se rappelle ce
découragement profond, qui, aux premiers mois de cette année,
avait atteint les âmes et presque déraciné toute espérance, lorsqu'on
se reporte à cet interrègne ministériel, à cet avortement de toutes
Jes combinaisons successivement essayées, on éprouve un bonheur
BU POUVOIR EN FRANCE. 167
bien senti en se retrouvant, au sortir de cette situation agitée autant
qu'impuissante, sous la main de la seule administration à laquelle il
fût donné de la calmer et de préparer des jours meilleurs. Les po-
sitions avaient été tellement faussées, les irritations étaient si vives,
les repoussemens si énergiques, que tout le bien qui s'est fait depuis
six mois était impossible par une autre que par elle.
C'est là le véritable titre du cabinet actuel, et il peut l'invoquer à
bon droit en montrant la sécurité partout rétablie, les haines, sinon
éteintes, du moins calmées , la personne royale délivrée d'une con-
trainte odieuse pour elle, humiliante pour la France. Mais ce titre
suffirait-il seul pour lui assurer un avenir? Ses membres sont trop
éclairés pour n'en pas douter, pour ne pas apprécier tout ce qui s'a-
gite hors de son sein, de force politique et de puissance parlementaire.
Si l'ordre intérieur était troublé, si les intérêts se sentaient le
moins du monde compromis, ils rallieraient bientôt la bannière des
hommes qui professent l'opinion d'une résistance plus énergique,
d'une organisation plus forte du pouvoir. Si, au contraire, le sys-
tème politique devait changer au dehors, si quelque événement com-
promettait l'honneur ou la sécurité de la monarchie bourgeoise, cette
question ramènerait au premier plan des affaires l'homme qui sut y
rattacher sa fortune et attendre qu'elle mûrît. Or, cette éventualité
est-elle donc bien hasardée?
Le ministère dont M. Mole est le chef a voulu reprendre les af-
faires au point où les avait trouvées, lors de sa formation, le cabinet
du 6 septembre 1836, mais en suivant désormais, sans en dévier,
ks voies qu'avait voulu se tracer dans l'origine l'administration mixte
de cette époque; voies de conciliation et d'amélioration intérieures,
dont des faits imprévus et des influences funestes l'avaient si déplora-
blement écartée.
Lorsque MM. Mole et Guizot s'entendirent pour remplacer le ca-
binet que la question d'Espagne avait si soudainement dissous, ils
rencontrèrent faveur auprès des chambres comme auprès de la
royauté, faveur auprès du pays, auquel M. Thiers n'était pas par-
venu à faire comprendre l'urgence d'une politique plus décidée dans
les affaires de la Péninsule. La prospérité matérielle était grande, le
découragement des partis profond. On était assez près du danger
pour que le pays tînt compte de leurs services aux hommes qui
avaient courageusement contribué à l'écarter; on en était assez loin
pour que les cœurs s'ouvrissent dès-lors à des pensées de pardon et
de clémence. On voulait alors ce qu'on veut aujourd'hui, jouir d'une
168 REVUE DES DEUX MONDES.
position irrévocablement acquise , se reposer des excitations vio-
lentes sur un gouvernement vigilant, mais modéré ; sortir des clas-
sifications de partis, qui ne représentent rien du moment où ceux-ci
ont abdiqué , sinon la haine , du moins l'espérance , le seul principe
de leur vie, le seul élément de leur force. On sait par quelle série de
fatalités et de fautes le programme de modération, arrêté au début
de la session de 1837, fut si soudainement changé, lorsqu'un mouve-
ment mihtaire, dans la prompte répression duquel le pouvoir avait
cru puiser de la force, devint l'occasion d'un grand scandale, con-
tre lequel on protesta, malheureusement, avec plus de justice que
d'habileté. On n'a pas oublié comment l'attentat isolé d'un misé-
rable, dérangeant à lui seul tout un système, enfanta un projet qui,
sans atteindre aucunement son but , devait soulever de si vives ré-
sistances; et comment des lois, produites au sein des circonstances
les moins favorables, vinrent compliquer une situation que des irri-
tations réciproques rendirent bientôt menaçante. On se rappelle par
quelle série d'évènemens on en vint au bout de peu de mois, au
milieu du calme de tous les intérêts, de l'amortissement de toutes les
passions, à galvaniser les partis éteints, au point de tout remettre en
question, tout, jusqu'à l'existence du gouvernement représentatif
lui-même.
Jamais position plus facile n'avait été plus tristement compromise.
La reprendre en sous-œuvre, en la dessinant plus nettement, telle
fut la pensée de MM. Mole et de Montalivet , lorsqu'ils s'associèrent
au 15 avril. Comme Casimir Périer succédant à M. Laffitte , ils ne
voulaient pas autre chose que ce qu'avait voulu , dans le principe, le
cabinet qu'ils remplaçaient; ils le voulurent seulement avec plus de
suite et d'unité. L'épithète de cette administration était trouvée d'a-
vance; c'était, malgré ses allures indécises et timides, un ministère
de conciliation, et dès-lors un ministère d'amnistie. L'heure de
l'amnistie avait, en effet, sonné, et dans une telle matière, il n'est
pas bon que le vœu des peuples devance long-temps les décisions du
pouvoir; il est dangereux de laisser attribuer à la vengeance ce qui
a perdu l'excuse d'une nécessité politique. La marche de ce ministère
ne pouvait manquer de paraître incertaine, car aucun parti n'arrivait
avec lui aux affaires; il disait, au contraire, à toutes les fractions
parlementaires qu'il ne prendrait la couleur d'aucune d'entre elles,
et qu'il allait tenter, en transigeant avec toutes, de recomposer une
majorité nouvelle.
Cette position, prise dans la chambre, le conduisait logiquement à
DU POUVOIR EN FRANCE. 169
la dissolution , comme sa position dans le pays lui faisait une obliga-
tion impérieuse de l'amnistie. Ce cabinet est faible certainement pour
les grandes luttes de la tribune; mais il a osé s'appuyer sur une idée,
et cette idée lui a prêté sa force intime. En proclamant l'amnistie,
puis, en marquant une ère nouvelle, ère du désarmement et du pied
de paix à l'intérieur, par le renouvellement de la chambre élective,
le ministère du 15 avril a subi une des conditions du gouvernement
représentatif. A chaque situation sa législature , sous peine de cher-
cher avec aussi peu de résultat que de dignité une majorité introu-
vable. La courte histoire du gouvernement représentatif en France
atteste que les majorités les mieux assises se sont constamment mo-
diflées selon les mouvemens de l'esprit public au dehors. Les élec-
tions partielles opérées sous l'empire de la loi du 5 février 1817, les
élections générales de novembre 1827, donnèrent des majorités indé-
cises et flottantes , parce que la situation du pouvoir n'était pas fixée
vis-à-vis du pays ; mais au 8 août 1829 , le nom seul de M. de Polignac
réunit en faisceau une chambre dominée jusqu'alors par les plus
insignifiantes coteries, et dont la destinée était de s'abîmer bientôt au
sein des perplexités qu'enfante toujours une révolution. La chambre
des 221, renouvelée en grande partie en vertu de la loi du 12 sep-
tembre 1830; celle que convoqua M. Laffitte, et devant laquelle recula
d'abord Casimir Périer, exprimèrent avec une triste vérité les hési-
tations du pays sur l'interprétation, la nature et les limites de la
révolution de juillet. La chambre de 1834 fut presque unanime tant
que se produisirent les dangers qui compromettaient à la fois l'ordre
social et l'ordre politique; elle se fractionna comme le pays lui-même
dès qu'il n'y eut à prendre parti que sur des questions de personnes.
Cette majorité disciplinée pour la lutte était comme mal à l'aise dans
la paix; elle hésitait à s'asseoir dans les conditions normales d'un
gouvernement consolidé, dans la crainte de désarmer le pouvoir,
dans la crainte aussi de paraître abdiquer son passé et donner raison
à ceux qui l'avaient attaquée avec autant d'acharnement que d'in-
justice.
Se demander quelle sera la chambre de 1837, c'est donc recher-
cher quelle situation elle représente.
Or, la situation du pays se produit en ce moment sous un aspect
vraiment nouveau. Depuis vingt-deux ans la France possède des
institutions représentatives, et c'est peut-être la première fois qu'elle
approche de l'urne électorale l'esprit dégagé de toute préoccupation
dominante, et le cœur ouvert aux passions locales bien plus qu'aux
170 REVUE DES DEUX MONDES.
passions politiques. Elle comprend vaguement sans doute qu'il y a
beaucoup à faire au dedans comme au dehors; mais ses idées étant
encore peu arrêtées à cet égard, elle semble, contre son habitude,
attendre l'impulsion du pouvoir plutôt qu'elle n'est jalouse de la lui
imprimer.
Une disposition analogue, on peut le croire, dominera dans la
chambre prochaine. Le ministère sera-t-il en mesure de répondre
à ce vœu d'initiative, d'exercer, en la réglant, l'activité d'esprit de
la chambre; et des questions de travaux publics, de finances et d'ad-
ministration, suffiront-elles pour cimenter une majorité nouvelle?
Problème que les faits seuls pourront résoudre.
Ce qui est constaté pour tout observateur attentif, ce sont les in-
curables blessures que les vieux partis portent au cœur; c'est la foi
qui s'en retire et l'espérance qui leur échappe. Réfugiés dans l'his-
toire, qu'ils torturent, faute d'entretenir aucune espérance présente,
les uns cherchent le suffrage universel dans les édits royaux du
xv^ siècle, les autres grandissent des scélérats vulgaires en les offrant
comme la personnification d'idées puissantes et sociales. Ce qu'ils
déplorent comme une torpeur passagère, c'est l'harmonie qui tend à
s'établir entre les idées et les réalités pratiques , harmonie qui con-
stitue le bien-être des nations, comme l'équilibre entre les désirs et
les facultés constitue le bien-être des individus.
Ce serait chose difficile que d'organiser aujourd'hui contre le pou-
voir des résistances puissantes, lors même que la paix extérieure
viendrait à être compromise. Soyons justes envers nous-mêmes, et ne
contribuons pas à entretenir l'Europe dans une illusion qu'il est aussi
important de lui faire perdre dans son intérêt que dans le nôtre. Il
n'y a désormais de Vendée possible pour aucun drapeau; il n'est pas
de parti qui, dans les circonstances les plus favorables, puisse aller
au-delà de quelques émeutes partielles ; et s'il n'envisageait que les
chances de sa consolidation, le pouvoir aurait peut-être plus à sou-
haiter qu'à craindre ce qu'en 1830 il pouvait redouter à bon droit
comme le signal de sa chute. Le gouvernement des classes moyennes
peut désormais se prévaloir de la force inhérente à toute idée qui a
conscience d'elle-même et voit clair devant elle.
Est-ce donc à dire qu'en cas de complication au dehors, les partis
du dedans se réuniraient dans un patriotique concert? Non, assuré-
ment. Il y aura constamment des partis, et des partis malveillans et
hostiles. Mais n'en a-t-ilpas presque toujours existé depuis la fondation
de la monarchie? Serait-il donc si paradoxal de soutenir qu'à l'époque
DU POirV'OIR EN FRANCE. fTf
la plus remarquable de notre histoire par runité de la puissance po-
litique et l'harmonie extérieure de la société , au siècle de Louis XIV
enfln , il y avait des factions aussi puissantes au moins , et certaine-
ment plus passionnées que celles contre lesquelles le pouvoir est ap-
pelé à lutter dans le nôtre, factions en conspiration permanente avec
l'étranger, et qui comptaient sur lui comme celui-ci faisait toujours
fonds sur elles? N'était-ce pas un parti que les trois cent mille réfu-
giés qui couraient l'Europe pour l'ameuter contre Louis XIV? N'est-
ce pas un parti qui prépara la ligue d'Augsbourg, organisa la terrible
insurrection des Cévennes , et qui armait contre la France ces régi-
mens d'émigrés, à la tête desquels l'un de ses guerriers, le maréchal
de Schomberg, trouva la mort à la Boyne? N'étaient-ce pas des pu-
blicistes de parti , et de la plus terrible espèce , que les Jurieu , les
Claude, les Ferry, et tant d'autres ennemis personnels du prince et
de son système? N'était-ce pas à des passions de parti que s'adressait
le marquis deGuiscard, lorsqu'il parcourait les castels du Rouergue,
du Quercy et du Béarn, prêchant l'union des catholiques et des pro-
testans contre l'oppression poHtique et religieuse, préparant une in-
surrection que des débarquemens ennemis devaient fomenter en
même temps en Normandie et en Provence? Croit-on que les vic-
toires de Guillaume III ne fussent pas saluées comme de bonnes et
saintes nouvelles dans ces nombreux châteaux de noblesse hugue-
note qu'arrosaient l'Ardèche et le Rhône , au sein de ces assemblées
nocturnes , où l'on portait une Bible d'une main et la carabine de
l'autre, et jusque dans ces bonnes villes de commerce où de nombreux
proscrits avaient laissé des frères selon le sang, et des frères cachés
selon la doctrine? Un vingtième de la population du royaume était
alors en état d'hostilité secrète ou patente contre le gouvernement du
pays; et cette redoutable faction s'appuyait au dehors sur les plus
puissantes combinaisons politiques et militaires, comme sur les haines
les plus inexorables.
Si l'Europe se persuade qu'il est en France un parti quelconque
aussi bien organisé que celui-là, une foi politique aussi vive que
l'était alors la foi protestante exaltée par la persécution, elle se trompe
bien gratuitement ; et dans l'intérêt de son repos comme dans celui
de notre propre dignité, il est urgent qu'elle le comprenne.
La France possède en ce moment, et nous constatons ici un fait
actuel sans entendre en rien garantir l'avenir, la France possède,
disons-nous, la pleine et entière disposition de ses ressources; et le
mal de la situation ne viendrait-il pas précisément du parti pris de ne
172 REVUE DES DEUX MONDES.
leur donner aucun emploi? A cet égard, les faits ne sont-ils pas plus
puissans que les volontés les plus fortes, que les résolutions les mieux
concertées?
N'est-il pas vrai que pour qui considère le cours des idées et des
choses, il est difficile d'écarter à toujours la prévision d'un conflit
fondé sur des antipathies peu déguisées? C'est le premier titre du
gouvernement de 1830 d'avoir eu foi profonde dans la paix, d'en
avoir assuré le bienfait au monde sans qu'il en ait rien coûté à l'hon-
neur et aux intérêts de la France. La guerre, dirigée par la propa-
gande révolutionnaire, était alors l'abîme de toute civilisation, de
toute liberté en Europe. En écrivant ces études politiques , notre
principal but a été de le prouver. Mais depuis les judicieuses transac-
tions de la conférence de Londres, depuis la signature de ce qua-
druple traité dont les conséquences étaient si vagues, que d'évène-
mens sont venus modifier notre position, que d'éventualités semblent
pouvoir sortir à chaque instant de ces évènemens eux-mêmes !
Si des repoussemens , qu'il fut d'abord honorable et prudent
d'espérer amortir, devenaient plus manifestes; si l'esprit de salon
soufflait sur la diplomatie européenne et qu'elle perdît en face de la
France ses habitudes séculaires de prudence et de respect; si elle
affectait d'oublier ce que nous pouvons, rien ne serait d'une meil-
leure politique que de le lui rappeler. Heureusement pour nous, plus
heureusement encore pour l'Europe, ce serait un gouvernement
régulier qui descendrait aujourd'hui dans la lice; il aurait derrière
lui une innombrable jeunesse, et celle-ci saluerait d'un immense
cri de joie le jour où cette arène, si long-temps fermée, s'ouvrirait
enfin pour elle; il trouverait dans les sympathies britanniques une
alhance, peu conciHable, il est trop vrai, avec nos intérêts perma-
nens , mais que les mauvais vouloirs de l'Europe rendraient étroite
autant que nécessaire. Certes, si l'on voulait absolument que la mo-
narchie bourgeoise fît ses preuves ; si les gouvernemens plus vieux
de date tenaient à la tâier, à la manière de nos pères, officiers im-
berbes qui payaient toujours d'un coup d'épée leur bien-venue au
régiment, elle pourrait, en ce moment, se prêter sans danger à cette
innocente fantaisie; et croyons bien fermement que l'on serait très
pressé d'en finir et de lui conférer l'initiation.
Ou nous nous trompons fort, ou c'est dans ce sens qu'on peut pré-
venir une réaction assez prochaine de l'esprit pubHc. Qu'on le sache
bien, il n'est aucune question de politique intérieure de nature à
passionner le pays, à y prendre véritablement racine. La réforme
DU POUVOIR EN FRANCE. 173
électorale est un thème que les oppositions diverses exploitent dans
le sens le plus contradictoire, et qui n'aura jamais de sérieux qu'une
question moins importante au fond qu'on ne le suppose, l'adjonction
de certaines catégories de capacités. L'amnistie a comblé la mesure de
toutes les exigences , et le système du 13 mars n'est pas plus ébranlé
qu'au premier jour. Mais ce système se résume en un seul moi: V ordre
public. La paix extérieure, toute désirable qu'elle soit par elle-même,
n'en fut jamais que l'accessoire. En 1830, la paix fut nécessaire pour
fonder parmi nous un gouvernement régulier ; peut-être la guerre
le deviendra-t-elle à son tour. Remettons avec conflance le soin de
l'honneur national et l'avenir de la monarchie nouvelle aux mains
qui en gardent le dépôt ; mais ne nous dissimulons pas que le mou-
vement de l'opinion est là, que de là semblent devoir venir par la
suite les principales péripéties gouvernementales.
Que si une crise éclatait au dehors, elle n'aurait qu'un temps sans
doute. Les intérêts majeurs de l'Europe, les principes même de notre
gouvernement bourgeois contribueraient à en hâter le terme, et pro-
voqueraient bientôt entre les doctrines politiques une transaction
analogue à celle que le xvii*" siècle signait avec bonheur à Osnabruck
et à Munster. Quoi qu'il en puisse être, tant qu'il ne sera pas mani-
festement démontré par la solution de la question espagnole, par la
franche adoption du nouveau royaume de Belgique, enfln, par l'at-
titude générale de l'Europe, que ces craintes sont gratuites, et que
la France peut oublier le soin de son honneur pour se préoccuper
exclusivement de celui de ses intérêts, il y aurait, ce semble, quel-
que imprudence à s'engager par trop avant dans les grandes ques-
tions industrielles soulevées à la fin de la dernière session. Qu'un
avenir immense attende l'industrie française, qu'un vaste système de
travaux publics doive recevoir de l'état sa direction suprême, nul
doute à cet égard ; que le gouvernement des classes moyennes soit
appelé à modifier graduellement l'ensemble des institutions secon-
daires pour le mettre en harmonie avec son principe, je l'admets de
grand cœur; mais ne devançons pas les temps, assurons fortement
le sol avant d'élever l'édifice dont nous aimons à mesurer l'étendue;
ne donnons rien au hasard, rien à la fortune, et ne soyons pas té-
méraires dans notre pacifique confiance, comme nous le fûmes trop
souvent dans nos agressions.
Louis DE Carné.
DE
L'ORGANISATION FINANCIÈRE
DE LA GRANDE -BRETAGl.
Dans le déchirement européen dont la révolution de 1789 donna
le signal , la France et TAngleterre sont les personnages du drame.
Entre ces deux puissantes nations se vide le duel des deux principes,
îa tradition d'un côté, et de l'autre le progrès. La Prusse, l'Autriche
et la Russie, ces colosses de guerre, paraissent à leur tour, et tous
ensemble , sur les champs de bataille , mais comme des agens subal-
ternes et des instrumens qu'une puissance supérieure fait mouvoir.
La France et l'Angleterre portent seules en elles , ainsi que les hé-
ros de l'antiquité romaine , l'ardeur de deux grandes armées. L'une
ébranle les masses avec des mots magiques et des promesses de
liberté ; l'autre agit sur les gouvernemens par la toute-puissance de
l'argent. Un jour vint cependant où l'enthousiasme révolutionnaire,
rebuté par vingt-cinq années de sacrifices et de souffrances, ne ren-
dit plus aucune vibration ; l'argent , au contraire , renouvelé aux
sources du crédit , devait finir par l'emporter.
E est à remarquer, dans cette lutte de l'Europe contre la France,
que l'intérêt de conservation se trouva ainsi représenté par un
peuple relativement nouveau, réduit à battre en brèche, au de-
hors , la liberté qu'il pratiquait au dedans par ses lois ainsi que par
ses mœurs. Rien ne prouve mieux à quel point la monarchie féodale
I
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 175
était alors décrépite, que cette abdication, au profit de l'Angleterre,
du généralat de la coalition. Aussi, quand le génie britannique, grâce
à l'appui de douze cent mille baïonnettes prussiennes, autrichiennes,
russes , espagnoles et suédoises, a pris l'ascendant sur celui de la
France, la révolution n'a point été vaincue; elle n'a fait que passer
de la phase militaire à la phase industrielle : après l'âge des principes
est venu celui des intérêts.
Lorsqu'une guerre a duré un quart de siècle, avec des alternatives
de succès et de revers, avec des efforts gigantesques et des épisodes
fabuleux, le vainqueur lui-même ne peut pas s'en retirer sans bles-
sures. La puissance anglaise, traquée sur le continent, se vit plu-
sieurs fois à deux doigts de sa ruine; elle résista pourtant par la
force prodigieuse de son organisation. Le commerce réparait les
pertes de la guerre ; et, quand l'argent manquait, on fabriquait du
papier.
Au moment où l'on croyait l'Angleterre épuisée, lorsque sa dette
excédait vingt milliards décapitai, et que son budget dépassait quinze
cents millions, revenu énorme dont les intérêts de la dette publique
absorbaient plus de la moitié , elle s'est relevée comme un navire
robuste après un coup de vent. Pour faire face à tout, elle a mis le
monde commercial à contribution.
Alors on a vu que le crédit, le commerce et l'industrie étaient des
puissances merveilleuses, dont chacun a voulu étudier le secret. Des
observateurs intelligens ont parcouru la Grande-Bretagne, notant le
nombre et la richesse des banques, comptant les vaisseaux et les
matelots, pénétrant dans les mines ainsi que dans les magasins, me-
surant les chantiers , sondant les docks , dessinant les machines, cal-
culant les mouvemens de la vapeur, et analysant ce génie mécanique
qui renouvelle, tous les dix ans, les procédés de l'industrie. Nous
avons beaucoup admiré et peu imité ; ce qui prouverait que nous
n'avons pas compris.
C'est qu'il ne suffit pas de prendre la mesure des détails , si l'on
n'a aussi la vue de l'ensemble , et si l'on ignore où réside le principe
du mouvement. La Grande-Bretagne doit ses succès à son organisa-
tion financière, comme nous avons dû les nôtres à l'organisation ad-
ministrative, dont la Convention posa les bases, et que l'Empire ré-
gularisa ; et le moteur principal , le grand levier de cette puissance ,
c'est le crédit.
Le crédit est de date ancienne en Angleterre. Au commencement
du xviir siècle, quand les autres états de l'Europe empruntaient
176 REVUE DES DEUX MONDES.
à 6 et à 8 pour 100 , l'Echiquier avait de l'argent à 3 pour 100. Mais
les accroissemens les plus rapides du crédit ne remontent pas au-
delà de la période révolutionnaire : il s'est développé chez nos voi-
sins par la nécessité de soudoyer la guerre, chez nous par la néces-
sité d'en acquitter la rançon.
La même cause qui a fait la force de l'administration en France a
donné, en Angleterre, au crédit public, une vigoureuse impulsion.
Chez ce peuple, où tout ce qui est du pouvoir se localise, où le gou-
vernement n'a que la surveillance, et n'a pas l'action au dedans, le
mécanisme financier, par exception au caractère national, procède
^ela plus vigoureuse centralisation.
En premier lieu, les capitaux se trouvent concentrés dans un petit
nombre de mains. La terre, dans l'Angleterre proprement dite, est
divisée entre quarante à cinquante mille propriétaires, tandis que la
France en compte six millions. Une masse de 699,000,000 fr. de rente
se partage entre deux cent soixante-dix-neuf mille porteurs , ce qui
donne 2,500 de rente pour chacun. Chaque division du travail a
son centre particulier : à Manchester, la filature et le tissage du co-
ton; à Leeds, la fabrication des étoffes de laine; à Birmingham, les
ouvrages de fonte, de fer et d'acier ; à Newcastle, le commerce du
charbon. Le commerce britannique n'ouvre que deux entrepôts où
viennent s'entasser les produits des deux mondes , Londres pour
l'Orient, et, pour l'Occident, Liverpool; et là encore, il a sa ville à
lui dans les docks , ville murée et gardée qui tient sous clé marchan-
dises et vaisseaux. Trois ou quatre cents banques vont porter la cir-
culation du numéraire dans les moindres districts ; mais la banque
d'Angleterre , comme une pompe foulante et aspirante , rattache de
gré ou de force tous ces satellites épars à son propre mouvement.
Elle bat monnaie , arbitre le taux du change et règle , quand il lui
plaît , jusqu'à l'étendue des spéculations privées.
En Angleterre, rien ne se fait par le gouvernement, de ce qui peut
être fait par les individus ou par les associations privées. La société
se meut, pour ainsi dire, en dehors de l'état, qui se borne à consta-
ter et à contrôler la marche des choses , sans prétendre la diriger.
C'est ce qui explique la lenteur avec laquelle il modifie ses traditions.
Il faut que tout le monde et que chacun ait pris sa part d'un progrès
accompli, avant que le gouvernement songe à se l'approprier. Il n'y a
pas trois ans que la trésorerie délivrait encore ses récépissés en latin
barbare, et faisait ses comptes à l'aide de tailles en bois, selon la mé-
ithode du vieil Échiquier normand.
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 177
Chez nous, le crédit public est entièrement du domaine adminis-
tratif. C'est du Trésor que part la circulation , et c'est là qu'elle abou-
tit. Le Trésor, au moyen des quatre-vingt-six receveurs-généraux et
des trois cent soixante receveurs d'arrondissement, fait les fonctions
de banquier universel; il absorbe les capitaux de la caisse des dépôts
et consignations, ainsi que les fonds des caisses d'épargne, et devient
une sorte de caissier gratuit pour tous les citoyens. Le taux auquel
il emprunte sert de régulateur à l'intérêt de l'argent, la prime de la
dette flottante agissant sur les capitaux mobiles , et la prime de la
dette fondée, sur les capitaux immobilisés. Les bons du Trésor et les
rentes sur l'état sont, en France, l'étalon {standard) de la valeur.
Il n'en est pas de même chez nos voisins. Dans leur édifice finan-
cier, le Trésor ne figure pas la clé de la voûte; son rôle est secon-
daire et dépendant : la Banque le domine à une grande hauteur. C'est
la Banque qui fait les avances de la dette flottante, et qui fixe, par
conséquent, l'intérêt pour les bons de l'Échiquier; c'est la Banque
qui déclare, en élevant ou en abaissant le taux de l'escompte, la
prime commerciale des capitaux; c'est la Banque aussi qui, en don-
nant à ses billets la valeur de l'or, tient le change en faveur de l'An-
gleterre par rapport à tous les autres peuples chez qui le pair s'éva-
lue au cours de l'argent.
Autant il y a de simplicité , d'unité , de puissance et de grandeur
dans le mécanisme de la Banque, autant on découvre d'incohérence,
de confusion et de rouages usés ou inutiles dans l'organisation de
l'Echiquier. L'administration du revenu public a fait la force de
l'Angleterre tant que les autres états de l'Europe ne connaissaient
que de nom les garanties du système représentatif; seule, elle avait
une balance régulière de recettes et de dépenses, quand le désordre
existait partout ailleurs. Mais elle s'est laissé devancer de bien loin, et
va maintenant chercher ses modèles au dehors. Tandis que le système
des banques, dans la Grande-Bretagne, semble être le dernier mot
de l'économie politique, l'enfance de la science est Hsiblement écrite
dans son système d'impôt et d'administration.
Nous poursuivrons ce contraste en nous référant , pour les détails,
au savant et consciencieux ouvrage que vient de publier M. Bailly
5ur les finances du royaume-uni (1).
(1) Ejrpose de Vadminisiration générale et locale des finances du royaume-uni de la
Grande-Bretagne et de ITrlande,
TOME XII. 12
178 revue des deux mondes.
l'Échiquier, l'impôt, le budget.
Le gouvernement représentatif, tel qu'on le conçoit de nos jours,
est une question de budget. Aussi les Anglais ont-ils placé l'adminis-
tration des finances au sommet de la hiérarchie des pouvoirs. Le chef
du cabinet porte le titre de premier lord de la Trésorerie; et la Tré-
sorerie est , à proprement parler, la seule administration que dirige
par lui-même le pouvoir exécutif. Les ministres de l'intérieur, du
commerce et de la justice ne sont guère que les surveillans officiels
de l'activité sociale, chacun dans le département qui lui est confié;
mais l'administration du revenu s'opère par les mains des officiers
de la couronne, et , par ce côté du moins , le gouvernement entre en
contact direct avec les citoyens.
L'organisme de toute machine administrative, en Angleterre, dif-
fère essentiellement du modèle que l'Empire a stéréotypé pour nous.
En France, un ministère, c'est un homme, avec des chef de divison
pour lieutenans et pour armée une multitude de commis. Le ministre
des finances gouverne ainsi près de deux cent mille agens , par le
despotisme de la circulaire, comme des automates dont tout le mérite
consiste à exécuter avec précision les ordres venus d'en haut. Le
principe de notre administration civile est le même que celui de la
discipline mihtaire , l'obéissance passive de l'inférieur au supérieur.
L'action du pouvoir perd en sûreté, par cette méthode, ce qu'elle
gagne en célérité.
Dans la Grande-Bretagne, où le parlement administre autant qu'il
délibère, toute administration est surmontée d'un conseil supérieur
[boarcl), dont le ministre n'est que le président {cliairman) , et auquel
se rattachent des conseils inférieurs, organisés de la même manière,
portant le double caractère d'une assemblée délibérante et d'un
jury. Ce système, qui présente des garanties réelles au public, en
donne beaucoup moins à l'état. L'unité du pouvoir exécutif s'égare
et se rompt à travers tant de rouages indépendans, ou peu s'en faut,
les uns des autres; et la responsabilité ministérielle s'annuUe en se
divisant.
L'organisation de l'Échiquier a subi quelques réformes en 1834.
Voici de quels échelons se compose maintenant cette hiérarchie d'at-
tributions :
Le premier lord de la Trésorerie, le chancelier de l'Echiquier, mi-
nistre des finances^ et les junior lords ou commissaires de la Tréso-
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 179
rerie, au nombre de quatre, forment le conseil supérieur des finances
ou la Trésorerie.
Le premier lord de la Trésorerie et le chancelier de l'Echiquier,
réunis à des magistrats qui portent le titre de barons de l'Echiquier,
composent la cour de l'Echiquier, tribunal administratif appelé à con-
naître de toutes les questions contentieuses qui intéressent le revenu
public.
De la Trésorerie dépendent : l*" le bureau de la dette nationale,
espèce de commission pour le rachat de la dette, qui a le droit
d'emprunter dans ce but, et de procéder, soit par la réduction de l'in-
térêt, soit par le rachat du capital; 2° la commission chargée des
prêts et avances faits par l'état [exchequer loan commimonners)^ qui
a pour mission d'encourager les entreprises de travaux publics.
Les administrations qui sont chargées de percevoir l'impôt , sous
la direction de la Trésorerie, sont au nombre de cinq : les douanes
( customs or accise ) , auxquelles appartient l'application du tarif des
droits à l'importation et à l'exportation des marchandises, ainsi que
la surveillance et la répression de la contrebande sur les côtes du
royaume-uni; V excise, administration qui correspond à celle que
l'on a désignée chez nous par le nom de droits réunis; l'administration
du timbre et de l'enregistrement ( siamp ) , qui réunit à ses attributions
principales le recouvrement de l'impôt territorial; l'administration
des postes aux lettres [post office), et celle des domaines, ainsi que
des forêts.
A l'exception des postes, dont la direction est confiée à un grand-
maître qui fait partie du cabinet, chacun des services est sous la
direction d'un conseil (board) composé de commissaires dont le nom-
bre varie suivant la nature des travaux. Par une autre exception
tout aussi peu rationnelle, la prérogative de nommer aux emplois de
finance n'appartient pas sans partage au conseil supérieur. Les com-
missaires de l'excise, solidairement responsables du recouvrement
des droits, nomment aux emplois de ce service; le grand-maître des
postes possède également le patronage de certains bureaux; enfin,
dans l'administration des domaines, il est pourvu à diverses fonctions
par lettres-patentes du roi.
L'unité du pouvoir exécutif, en Angleterre, réside principalement
dans le droit de contrôle, qui est attribué par les lois à la Trésorerie
sur tous les autres ministères. Chaque département ministériel sou-
met, avant la fin de l'année, un projet de budget, dans lequel toute
dépense de la valeur de 125,000 francs doit être mentionnée sépa-
12.
180 REVUE DES DEUX MONDES.
rément et motivée. Le conseil des flnances, après les avoir examinées,
notiûe aux départemens intéressées , soit l'adoption , soit le rejet,
des dépenses proposées; le budget présenté au parlement ne contient
que les articles admis par la Trésorerie.
En France , les garanties financières ont été stipulées dans l'inté-
rêt des chambres et du pays , contre les erreurs ou les malversations
du pouvoir exécutif. La cour des comptes, composée de magistrats
inamovibles et indépendans , prononce sur la conformité des dé-
penses faites avec les dépenses autorisées par les chambres ou dé-
clarées par le ministère , et recherche si les règles établies par la
législation ont été observées. Le ministère lui-même est obligé de
rendre ses comptes aux chambres , et de présenter, pour le règle-
ment définitif de chaque exercice, un projet de loi qui met nécessai-
rement à nu les fautes ou les irrégularités qu'il tiendrait le plus à
cacher.
En Angleterre, les moyens de contrôle sont d'une tout autre na-
ture; on les a établis, non point dans l'intérêt du peuple, et comme
un complément de la responsabilité ministérielle, mais dans le seul
intérêt de l'administration, et comme une garantie qu'elle prend
contre ses agens inférieurs. Ces rouages intérieurs de la compta-
bilité sont : le bureau de contrôle [board of controU) et la cour des
comptes [audit office].
Le bureau de contrôle représente assez exactement les attribu-
tions qui appartiennent chez nous à la caisse centrale du Trésor; il a,
pour ainsi dire, le contre-seing des dépenses et des recettes. Aucun
comptable ne peut verser des fonds à la Banque, pour le compte du
Trésor, sans une autorisation du contrôleur-général. Tout crédit ou-
vert sur la Banque par la Trésorerie, aux agens des divers services,
doit être également revêtu de son visa. La Banque lui remet chaque
jour un état des fonds qui sont sortis la veille de ses mains, avec la
situation des crédits ouverts à chaque comptable. Ce fonctionnaire
est en outre chargé, sous la direction de la Trésorerie, de con-
fectionner et de signer les bons de l'Échiquier dont l'émission a été
autorisée par le parlement, de les mettre en circulation et d'en
assurer le remboursement. Ainsi le contrôleur-général est vérita-
blement le gardien du Trésor; encore n'en a-t-il que la clé. On a
du reste entouré cette institution d'un certain relief; le chef du bu-
reau de contrôle est nommé directement par le roi , et il ne peut être
révoqué que sur la demande des deux chambres du parlement, ce
qui lui confère une sorte d'inamovibihté.
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 181
La cour des comptes a une juridiction fort limitée et se trouve
placée dans la dépendance du Trésor. Les dépenses de l'armée et de
la marine ne lui sont pas soumises; les branches les plus importantes
du revenu public, les douanes et l'excise, échappent de même à son
examen. Les comptes qu'on lui produit ne comprennent générale-
ment que les dispositions faites sur la Banque, et ne présentent en
aucune façon la situation des dépenses acquittées. Ajoutez que le
bilan financier porte uniquement sur le revenu net , et laisse en
dehors tous les frais de perception. Le docteur Bowring a prouvé
dans la dernière session que 6,150,000 livres sterling , environ
15i,000,000 de francs , échappaient ainsi chaque année au contrôle
de l'administration et du parlement.
La cour des comptes en Angleterre n'est, comme l'a si bien dit
M. Bailly, qu'un bureau de vérification, dont les travaux sont sub-
ordonnés à l'approbation de la Trésorerie. Vaudit office arrête les
comptes; la Trésorerie approuve ou modifie l'arrêté, et distribue
ensuite à la chambre des communes un aperçu général des recettes
et des dépenses de l'année, espèce de compte de caisse appuyé de
développemens sommaires, que le parlement enregistre sans dis-
cussion. Cette imperfection de la comptabilité administrative oblige
les chambres et le gouvernement à recourir à la voie incertaine et
dispendieuse de l'enquête, chaque fois que l'on veut constater les
résultats de tel ou tel système d'impôt. C'est ainsi que les comités
d'enquête sont devenus, dans la Grande-Bretagne, un des princi-
paux ressorts du gouvernement.
II est tout simple que le gouvernement central manque de moyens
de contrôle, quand il n'a pas d'action sur les localités. On pourrait citer
telle branche d'administration qui n'a pas, hors de la capitale, un seul
bureau ni un seul agent. Pour donner un exemple, c'est à Londres
que tous les journaux des comtés envoient leurs papiers, afin de les
faire timbrer; aussi les frais d'impression sont surchargés pour eux
des frais de transport, tandis que leurs confrères de Londres, voi-
sins du stawp-office, n'ont pas les mêmes dépenses à supporter. De
là résulte l'inégalité de l'impôt. Rien n'est complet en Angleterre;
l'ordre qui règne entre toutes les parties de ce grand empire est la
conséquence des mœurs et non celle des lois; la pratique remplit inces-
samment les lacunes, ou corrige les vices de la législation; car, chaque
Anglais porte en lui comme un admirable instinct qui l'avertit de ce
qu'il doit faire et de ce qu'il doit éviter. L'édifice de la grandeur an-
glaise figure aux yeux cette gigantesque ville de Londres, assemblage
182 REVUE DES DEUX MONDES.
de plusieurs cités, qui ne sont unies entre elles par aucun lien adminis-
tratif et où le même ordre règne pourtant dans tous les quartiers ,
comme s'il ne dépendait pas de différentes administrations, et comme
si chacune de ces administrations locales ne votait pas à son gré, sans
relever d'aucun contrôle supérieur, la police, l'éclairage, le pavé des
rues, la propreté de la voie publique, l'entretien des pauvres et jus-
qu'à l'éducation des cnfans.
Nulle part ce défaut d'action de la part du gouvernement sur le
pays n'éclate à un plus haut degré que dans le système de l'impôt.
Rien ne s'y fait directement. Le fisc ne saisit ni la personne ni la pro-
priété; il tourne autour avec un grand soin, par exemple, et marque
au passage tous les objets de consommation. Les contributions
directes se réduisent à la partie de l'impôt territorial [laiid tax ) qui
n'a point été rachetée, et qui produit 30,000,000 de francs, ainsi
qu'aux impôts compris sous la dénomination générique de taxes
assises [asses^ed taxes). Les taxes assises sont des impôts de quotité
que M. Pitt établit, à titre de contribution de guerre, en 1798. Elles
portent -sur les maisons et sur les fenêtres et comprennent plusieurs
taxes somptuaires, sur les domestiques mâles, sur les armoiries, sur
les voitures, sur les chevaux et sur les chiens. Les taxes assises, qui
avaient rapporté, en 1820, plus de 112 millions de francs, par suite de
plusieurs dégrèvemens successifs, ne rendaient plus , en 1834, que
94 millions. Ainsi les contributions directes produisent, au total, pour
la Grande-Bretagne, un revenu de 125,000,000 francs , à peine le
dixième du revenu général de l'état.
Les impôts créés par M. Pitt pendant la guerre, sous la dénomina-
tion d'income-tttx et de ffropenij-iax , ont été abolis à la paix ; depuis
cette époque, les économistes demandent en vain que l'on revienne
à un système d'impôt qui contrarie les habitudes du pays. Une raison
décisive s'y oppose : en fait, la propriété supporte les taxes locales
qui s'élèvent à plus de 600 millions de francs , et l'on ne peut pas
demander à la même source le revenu général de l'état.
C'est ici qu'il devient possible de saisir dans toute sa netteté la dif-
férence caractéristique qui sépare l'Angleterre de la France. Chez
nous , où la propriété est très divisée et se constitue démocratique-
ment , on réserve l'impôt direct pour les besoins de l'état; l'impôt in-
direct forme, au contraire, le principal revenu des communes, et ce
n'est qu'à défaut de cette ressource qu'on les autorise à s'imposer,
au principal des quatre contributions directes, un certain nombre de
centimes additionnels. Chez nos voisins d'outre-mer, où l'aristocratie
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 183
domine encore, et où la constitution de la propriété est demeurée
purement féodale, avant que l'état puisse mettre la main sur l'impôt
direct, il faut que cette source ait défrayé les besoins des paroisses,
des villes et des comtés. En revanche, l'impôt indirect est du domaine
exclusif de l'état, à ce point, que les villes et les corporations n'en
retirent pas plus de 20 millions de francs.
C'est la nécessité qui a déterminé le système d'impôt en usage dans
la Grande-Bretagne; mais, quand il s'est agi de fixer l'assiette et la
mesure de chaque branche de contribution, c'est le hasard seul qui
a tout fait. En France , l'impôt a été révolutionné et renouvelé de
fond en comble ainsi que l'état; de là vient que l'on aperçoit dans cet
ensemble une certaine harmonie de proportions. Mais les Anglais,
dans la voie du progrès, ne procèdent jamais par une refonte géné-
rale des institutions. Les impôts s'établissent chez eux à mesure que
les nécessités du Trésor deviennent pressantes , et disparaissent ou
s'atténuent avec ces mêmes nécessités. Il arrive ainsi que l'assiette
des contributions, ne se modifiant pas aussi promptement que les
formes de la richesse publique, se trouve, au bout d'un certain temps,
contraster, comme uite sorte d'anachronisme, avec l'état de la civi-
lisation. Le tarif des douanes, par exemple, comprend cinq cent
soixante-six espèces de droits établis sur un nombre égal d'articles
différens, dont cinq cent dix, suivant l'observation de sir Henry Par-
nell, n'ont pas produit tous ensemble 13,000,000 de francs. Voilà donc
cinq cent dix articles de commerce soumis à des entraves onéreuses
autant que vexatoires, et cela sans utilité réelle pour le trésor I Que
dire des droits sur le papier qui élèvent le prix des livres et font ob-
stacle à l'instruction du peuple; impôt auquel le peuple anglais a inflip^é
la qualification flétrissante de taxe de la pensée? De là aussi tous ces
monopoles de droits indirects attribués à des corporations ou à des
individus, et parmi lesquels on retrouve un impôt sur la publication
des documens utiles au commerce, qui rapporte aux propriétaires un
bénéfice annuel d'environ 300,000 francs.
De 1831 à 1836, le gouvernement a réduit ou supprimé des taxes
pour une valeur d'environ 8,000,000 de livres sterling (200,000,000
de francs). Le système de l'impôt a été corrigé dans ses abus les plus
révoltans, mais il gêne encore le développement de la richesse et du
travail.
Sur 1,300,000,000 de francs, dont se compose le revenu de
l'état , les droits de douanes produisent environ 460,000,000 ; l'ex-
cise, qui porte principalement sur les boissons , sur le thé, sur la
184 REVUE DES DEUX MONDES.
fabrication du papier, des savons et de la verrerie, 440,000,000;
les droits de timbre et l'enregistrement, 180,000,000; les postes
37,000,000. Le surplus du revenu est fourni par les taxes assises et
par les domaines. Une autre espèce de contribution indirecte se com-
pose des émolumens ou épices ( fées ) payés à divers litres aux offi-
ciers publics , taxe très onéreuse et d'un usage presque universel ,
mais qu'il est impossible d'évaluer.
Quand on recherche la différence de ce qui doit ou de ce qui peut
être avec ce qui existe en matière de contribution, l'on est conduit à
penser que le gouvernement anglais, quels que soient à cet égard les
projets des hommes d'état, n'adoptera jamais le système de l'impôt
direct. Sans revenir ici sur la disposition aristocratique du sol et des
fortunes , nous pensons que la préférence donnée à l'impôt indirect
dans le royaume-uni est la conséquence nécessaire du caractère des
mœurs et de celui des institutions. Les Anglais veulent bien avoir un
gouvernement, mais ne veulent pas en sentir la pression. Ils ne lui
accordent une armée que pour l'employer au dehors, et à l'intérieur
ils ne lui votent des subsides qu'à la condition de ne pas se trouver
en contact avec les agens du fisc. Au moyen de l'impôt indirect, une
classe de citoyens supporte seule la gêne et les restrictions, pour en
délivrer le public; tout se passe entre les collecteurs et un certain
nombre de fabricans et de commerçans. Ceux-ci vendront l'impôt
avec leurs marchandises, et le consommateur restera libre d'éten-
dre ou de réduire sa part de contribution , suivant la mesure dans
laquelle il satisfera ses propres besoins. C'est une partie de la liberté
pour l'habitant de la Grande-Bretagne, de n'être taxé ni dans sa
personne , ni dans sa propriété. Il se trouve à l'aise quand les pro-
duits seuls sont imposés, et contribue plus volontiers à l'impôt
quand il est maître de n'en prendre que ce qu'il lui plaît. Aucune
taxe n'est plus impopulaire chez nos voisins que celle des fenêtres,
bien qu'il n'y en ait pas de plus légère, ni de plus modérée.
Mais , si la forme de l'impôt indirect est assortie au caractère du
peuple anglais , nous pensons qu'elle doit inévitablement se simpli-
fier. Les États-Unis d'Amérique nous fournissent un exemple à la
fois et un indice de la révolution financière qui s'accomplira un peu
plus tard de ce côté de l'Océan ; le seul impôt réel établi au profit
de l'état, chez les Anglo-Américains, consiste dans un système de
douanes qui a pour but , non pas de protéger telle ou telle industrie
indigène, mais seulement de fournir, au moyen de droits modiques ,
d'abondans revenus au Trésor.
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 185
L'ordre social est, en Angleterrre, d'un entretien bien autrement
dispendieux qu'aux États-Unis , où tout homme a devant soi le dé-
sert pour domaine, et où tout travail est récompensé par un sa-
laire élevé. La Grande-Bretagne a d'ailleurs un passé à liquider,
fardeau énorme et qui lui arrache annuellement plus de 700,000,000
de francs. Nous ne saurions donc prévoir une époque dans l'avenir,
où l'impôt chez nos voisins se simphfîe jusqu'à l'unité. Mais nous
croyons qu'il tend à se réduire à deux principales branches , savoir,
aux douanes et à l'enregistrement, et dans chacune de ces divisions,
à un petit nombre d'articles principaux.
Les réductions ou les suppressions opérées dans l'impôt depuis
cinq ans ont atteint, en grande partie, les taxes de l'excise; elles
s'élèvent à plus de 100,000,000 de francs. A mesure que l'on s'occu-
pera davantage de déférer au vœu public, l'on sera obligé d'insis-
ter dans cette voie. Nous remarquons, d'un autre côté, que chaque
diminution dans les droits des douanes [accise] a été suivie d'un ac-
croissement du revenu. Il n'y a donc point de danger à poursuivre la
réforme économique sur le même plan. Tôt ou tard, la taxe sur le
thé sera comprise dans les droits de douane , et l'on supprimera
l'excise sur les boissons, qui est, de toutes les contributions indirec-
tes, la plus pesante et la plus détestée. Alors, et quand les taxes ne
seront plus levées qu'à la frontière maritime, les Anglais auront réa-
lisé, en matière d'impôt, l'idéal du self-govemment.
Le budget, dans nos idées, représente l'ensemble des recettes et
des dépenses autorisées pour l'année; en ce sens, on pourrait dire
que l'Angleterre n'a pas de budget. La partie du système financier qui
porte le nom de fonds consolidé se compose, en effet, de dépenses votées
pour ainsi dire à perpétuité , et d'impôts destinés à y pourvoir, qui
ne sont jamais remis en question. Sauf la révision des tarifs, et les
modifications qu'exige de temps en temps l'assiette ou la perception
d'un impôt, la prérogative des chambres ne s'exerce pas annuelle-
ment sur les taxes qui sont la source du revenu public. A l'excep-
tion du droit sur le sucre qui produit environ 75,000,000 de francs,
et que l'on considère comme un supplément de ressources ( supplij ) ,
tous les impôts sont permanens.
Les dépenses imputées par privilège sur le fonds consolidé sont :
1° les intérêts de la dette inscrite , 2° la liste civile, 3° les dotations,
4° certaines pensions et annuités, 5° les traitemens de la diplomatie
et les cours de justice. Toutes ces dépenses , permanentes comme les
taxes qui doivent y pourvoir et affranchies pareillement du vote an-
186 REVUE DES DEUX MONDES.
nuel , excédaient, en 1824, 770,000,000 de francs. Les frais de régie
et de perception, les draw-backs, etc., que l'on prélève sur les pro-
duits bruts, jouissent de la même exemption. La différence entre le
chiffre des dépenses qui sont exemptes du vote annuel, et Texcédant
libre du fonds consolidé concourt avec les taxes supplémentaires , à
former la dotation des services. On donne ce nom aux dépenses de
l'armée, de la marine, deTartillerie, etc., dont l'ensemble s'élevait,
en 1834, à 350,000,000 de francs.
En France, la charte de 1830 autorise les chambres, comme la
charte octroyée, à consentir pour plusieurs années le vote de l'impôt
indirect. Mais c'est une faculté dont on n'a pas fait encore usage,
et dont le principe est repoussé par nos mœurs. La chambre des pairs
a souvent exprimé le regret de voir remettre chaque année en ques-
tion toutes les dépenses. Comment en pourrait-il être autrement dans
une société qui cherche encore à se fixer, et qui n'a pas trouvé son
point d'appui? En Angleterre, où toutes choses ont de la durée, un
parlement ne craint pas d'engager le vote de ceux qui suivront , car
ce que l'on recherche avant tout, ce sont moins des gages de pro-
grès que des garanties de conservation. Il n'y a vraiment que l'An-
gleterre au monde pour imprimer ce caractère de tradition à des
actes dont l'essence est de se renouveler chaque année , et pour con-
server, dans ces phases si lentes, la mobilité nécessaire au gouver-
nement représentatif.
Le parlement vote séparément le budget de chaque département
ministériel [estimaies); mais a le vote des services, dit M. Bailly, ne
suffit pas pour que la Trésorerie puisse leur appliquer les fonds que les
dépenses non votées doivent laisser sans emploi. Les propositions du
chancelier sont renvoyées à un comité des voies et moyens [committee
of uaijs and means), et une loi autorise la Trésorerie à disposer des
sommes que les services réclament sur l'excédant disponible du fonds
consolidé. Bien que cet excédant balance et au-delà le chiffre des
dépenses votées , et bien qu'il n'existe plus de déficit annuel , des
anticipations précédentes ont dépassé de beaucoup la somme que cha-
que année laissait disponible; d'où est résulté un arriéré-passif qu'il
faut couvrir. Il y est pourvu principalement par des moyens de cré-
dit : ils consistent dans des émissions de billets de l'Echiquier ou
bons du Trésor, qui sont autorisés dans le cours de chaque session.
L'acte qui dispose de l'excédant du fonds consolidé, récapitule les
émissions antérieurement accordées en effets du Trésor, les com-
plète jusqu'à la somme jugée nécessaire, et règle en détail l'emploi à
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 187
faire des crédits ouverts à chacun des services soumis au vote. Cette
loi est connue sous le nom d'appropriation act. Son origine date de
l'année 1678. »
La dette flottante est bien plus considérable en Angleterre qu'en
France; elle n'a guère dépassé chez nous, dans les circonstances les
plus difficiles, un niveau de 500,000,000; chez nos voisins, elle ex-
cédait, pendant toute la durée de la guerre, une somme de 1,200
millions. Aujourd'hui encore la dette flottante du royaume-uni [un-
fundecl-debi) se compose d'environ 756 millions en capital, dont près
de 700 sont destinés à pourvoir au déflcit des caisses, et à combler
périodiquement l'arriéré. Dans la dernière crise qui vient d'ébranler
la prospérité commerciale, les bons de l'Echiquier, qui jouissaient
constamment d'une prime de 2 p. 100, étant tombés au-dessous du
pair, on a blâmé le chancelier pour avoir négligé de réduire la dette
flottante en temps opportun. Peut-être n'était-il pas entièrement
libre de le faire. La dette flottante ne coûte à l'état que 19 millions
de francs par an; c'est un médiocre fardeau, qui trouve son contre-
poids dans les avantages immenses qui en reviennent au commerce
et à l'industrie. La dette flottante est la base du crédit en Angleterre.
Les billets de l'Echiquier, négociables comme tous les effets publics,
et moins sujets aux fluctuations des cours , sont très recherchés par
les capitalistes et les banquiers. Ils composent généralement le fonds
de garantie des banques {securiiies ) , et remplacent avec avantage les
réserves en or ou en argent qui sont un capital improductif. On ne
pourrait en supprimer ou en réduire l'émission sans porter une
grave perturbation dans les établissemens de crédit.
Nous avons signalé la somme des recettes et des dépenses qui ne
figurent point dans le bilan financier de l'état. Le budget, ou plutôt
l'ensemble des budgets, présente une autre lacune; il ne comprend
ni les ressources annuelles, ni les dépenses des administrations lo-
cales et du clergé. M. Bailly, en compulsant laborieusement les do-
cumens parlementaires , a trouvé que le chiffre des impositions de
toute nature, acquittées par les habitans du royaume-uni, s'élevait
à 2,025,055,000 francs. Cette somme se décompose ainsi qu'il suit :
l'impôt général produit 1,255,000,000; les droits de péage, émolu-
mens ou épiées , 83,000,000; les dîmes et impôts établis au profit du
clergé, 208,000,000; les taxes des comtés, qui ont pour objet l'en-
tretien des routes et la police publique, 151,000,000; enfin les taxes
,paroissîales ou municipales, 327,000,000, dans lesquelles la taxe des
pauvres est comprise pour 145,000,000. Les contributions locales
188 REVUE DES DEUX MONDES.
sont évaluées , dans les calculs de M. Bailly, à 477,000,000 de fr. ,
ce qui représente, à peu de chose près, le cinquième du revenu
total et la moitié des dépenses de pure administration. En France ,
la proportion de l'impôt local à l'impôt général est beaucoup moins
forte. Le pouvoir central exécute chez nous une grande partie des
travaux et supporte la plupart des charges qui appartiennent en An-
gleterre aux localités. Cela seul montrerait au besoin que le gouver-
nement ne procède pas du même principe dans les deux pays (1).
LA BANQUE D'ANGLETERRE, LE CRÉDIT.
Si la distribution de la richesse est toute féodale en Angleterre, et
se concentre sur quelques têtes privilégiées, l'unité, et l'unité la plus
rigoureuse, préside au système de la circulation. Ce n'est pas, au
reste, le gouvernement qui en a le monopole; de cette prérogative
absolue que s'arrogeaient les souverains au moyen-âge de fixer le
titre des valeurs monétaires, il n'a conservé que le droit de frapper
les espèces à son coin et de les nommer. Le roi d'Angleterre bat
monnaie; mais c'est la Banque d'Angleterre qui fournit les hngots,
et qui détermine, en élevant ou en abaissant le taux du change, la
quantité des espèces métalliques qui resteront dans le royaume ou
qui seront exportées.
La Banque est le plus grand dépôt des capitaux qui existe , non
seulement en Angleterre, mais dans le monde entier. Elle possède le
quart du numéraire qui circule dans la Grande-Bretagne, c'est-à-dire
200 à 250 millions de francs. Le papier-monnaie qui sert de complé-
ment à cette circulation, sort en grande partie de ses coffres et de
-ses ateliers. Sur une masse de billets qui représente 700 à 750 millions
de francs, la Banque en émet à elle seule les trois cinquièmes, ou
450 millions. La Banque bat monnaie, et ses billets sont la monnaie
usuelle, égale en valeur à l'or, et plus recherchée.
Placée au-dessus de tous les établissemens de crédit, comme un
surveillant et comme un arbitre, elle n'est elle-même ni contrôlée ni
limitée dans son droit d'émission. Elle peut, à son gré, inonder l'An-
(l) Nous voyons, dans les Renseignemens statistiques publiés par le ministre du com-
merce, que les dépenses départementales de toute nature se sont élevées, en 1832, à
56,774,206 francs. Les revenus des communes, autre partie des impositions locales, compo-
saient, en 1833, une somme de 169,534,584 francs, ce qui donnait, pour le total des com-
munes et des départemens réunis, 226,238,790 francs, ou un peu moins du cinquième du
budget général de la France, et une somme inférieure de moitié aux dépenses locales du
royaume-uni.
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 189
gleterre de son papier ou le retirer de la circulation, et possède ainsi
sans partage cet immense pouvoir de changer le prix des choses, soit
en contractant, soit en dilatant le mouvement des capitaux.
Des trois royaumes qui forment l'Union, chacun a son système par-
ticulier de banque, comme son système différent d'administration.
Mais ces rouages divers du crédit se rattachent tous à la Banque
d'Angleterre comme à un centre d'impulsion.
Dans l'Angleterre proprement dite, siège du parlement et du pou-
voir exécutif , foyer du commerce et de l'industrie, la Banque de
Londres, avec son gouverneur et ses vingt-quatre directeurs élec-
tifs, forme comme le haut gouvernement du crédit public et privé.
Depuis l'année 1694 jusqu'en 1826, la Banque était la seule associa-
tion incorporée qui eût en Angleterre le privilège d'émettre des billets.
En renouvelant la charte d'institution , on a borné ce monopole à un
rayon de soixante-cinq milles autour de Londres. Mais elle a établi,
dans les comtés les plus éloignés, des succursales [branch-banks], qui lui
servent à gouverner partout la circulation. D'ailleurs, comme ses bil-
lets forment, concurremment avec les bons de l'Echiquier, le fonds de
garantie dans tous les établissemens de banque que lèvent des par-
ticuliers ou des associations, c'est d'elle que part et c'est à elle qu'a-
boutit la circulation.
L'Irlande, qui obéit à un vice-roi anglais, défendu par une armée
anglaise, et chargé d'appliquer les lois de l'Angleterre, a aussi une
banque nationale, espèce de vice -royauté financière, qui relève et
dépend de la banque-monstre établie dans la Cité. La Banque d'Ir-
lande est assise sur les mêmes bases que la Banque d'Angleterre;
mais ce sont comme des forces d'emprunt dont la métropole du cré-
dit a doté sa colonie.
La Banque irlandaise a aussi un privilège d'émission, limité à un
rayon de cinquante milles autour de Dubhn ; mais son capital est
borné, et ses relations purement insulaires. Les billets de la Banque
d'Irlande n'ont pas cours en Angleterre, tandis que ceux de la mère-
banque sont reçus en Irlande avec faveur. En cas de panique et de
dépréciation de leurs propres billets, c'est avec des billets de la
Banque d'Angleterre ou avec de l'or que celle-ci leur fournit, que les
banques d'Irlande rembourseraient leurs porteurs.
Les banques d'Ecosse forment une espèce d'association républi-
caine, assez semblable à l'organisation de l'église presbytérienne, qui
domine dans cette contrée. La loi ne met de limites ni au nombre des
établissemens de crédit , ni au nombre des actionnaires de chaque
190 REVUE DES DEUX MONDES.
établissement; elle ne détermine ni l'importance du fonds social, ni
l'étendue des opérations.
Mais elle a voulu que tout actionnaire devînt solidaire, jusqu'à con-
currence de sa fortune personnelle, des engagemens de la compa-
gnie, et que ses propriétés foncières fussent grevées de cette solida-
rité. Dans le système écossais, la concurrence , qui n'est ailleurs
qu'un principe d'anarchie , a reçu des règles et une sorte d'organi-
sation. Les émissions se limitent naturellement par le contrôle que
tous les établissemens ensemble exercent sur chacun d'eux. Deux
fois par semaine, les trente-six banques d'Ecosse soldent entre elles
par l'échange de leurs billets; les différences sont couvertes par des
remises sur Londres, à dix jours de vue. La banque qui aurait forcé
ses émissions ne pourrait pas échapper à cette surveillance cons-
tante, et se verrait bientôt mise au ban de la communauté; on s'en-
tendrait pour refuser son papier.
Quelle que soit la perfection de ce système, à l'abri duquel le crédit
en Ecosse a échappé, depuis cinquante ans, à toutes les perturbations
qui ont ébranlé les pays voisins, il suppose un point d'appui sur le-
quel la machine entière vienne porter, à savoir l'existence d'une va-
leur qui ne soit pas susceptible de dépréciation, l'or ou les billets de
la Banque d'Angleterre. Supprimez l'un ou l'autre moyen de fournir
les soldes , et le système écossais n'est plus qu'une ville échafaudée
dans les nues. Toute banque établie en Ecosse a un agent à Londres;
c'est une nécessité de son organisation, en même temps qu'un signe
de vassalité.
La Banque d'Angleterre étant le principal agent et le centre de la
circulation dans le royaume-uni, nous avons maintenant à examiner
ses attributions, aussi bien les rapports qui la lient à la fortune de
l'état, que ceux qu'elle entretient avec le commerce et l'industrie.
La Banque d'Angleterre est le caissier du gouvernement, de même
que les banquiers sont les caissiers du public (1).
(1) «On ne connaît pas dans le royaurae-uni cet usage de thésaurisation partielle qui, éta-
blissant dans chaque habitation une réserve de fonds , forme pour le pays une masse énorme
de capitaux enlevés à la circulation et improductifs pour tous. Toute personne qui touche,
même en traites ou autres effets de commerce, une somme dont l'emploi ne doit pas être
immédiat, la verse au banquier chez lequel elle a été accréditée. Les banquiers ne sont
autres que les caissiers du public. Un compte est ouvert à chacun des cliens. 11 reçoit un
livret contenant des feuillets formulés qui, détachés de leur souche, signes et remplis d'une
somme par le possesseur, deviennent autant de mandats que tout fournisseur ou créancier
admet en paiement, et auquel le banquier fait honneur à la présentation »
(Exposé de l'administration des finances.)
Les transactions financières ainsi concentrées dans les mains des banquiers sont encore
simplifiées par l'institution du Clearing-house, ou bureau des dépouillemens, dont M. Bab-
Jbage , dans son Économie des machines , donne la description suivante ;
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE, IW
Elle est chargée d'opérer le recouvrement du revenu public pour
le compte de la Trésorerie, et de verser dans les mains des comptables
les fonds dont la Trésorerie a ordonnancé les paiemens. La Banque
d'Irlande et la Banque royale d'Ecosse remplissent les mêmes fonc-
tions dans chacun de ces deux royaumes ; mais elles sont tenues
d'expédier à la Banque d'Angleterre, pour le compte de l'Echiquier,
les sommes qui forment l'excédant du revenu sur les dépenses ac-
quittées. Même pour l'Angleterre proprement dite, les fonds qui en-
trent dans les caisses de la Banque, ne sont pas le revenu brut de
l'état; ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, les administrations
auxquelles est confié le soin de recueillir les produits de l'impôt, pré-
lèvent par privilège, sur la masse des recettes, les frais de régie et de
perception. La centralisation des recettes opérée par la Banque, au
moyen de ses douze succursales , ou par l'intermédiaire des ban-
quiers que le Trésor a désignés, ne porte que sur le revenu net. De
même, en sa qualité de payeur-général, la Banque n'a à pourvoir
qu'aux arrérages de la dette et à la dotation des services votée par
le parlement.
La Banque n'embrasse pas toutes les opérations de la dette;
«Dans une grande salle située dans Lombard-Street, environ trente commis, attachés
aux diiférentes maisons de banque de Londres, se placent, suivant l'ordre alphabétique, à
des pupitres disposés autour de l'appartement. Chaque commis a une petite boîte ouverte à
côté de lui , et le nom de la maison à laquelle il est attaché est écrit en gros caractères sur la
muraille, au-dessus de sa tète. De temps en temps d'autres commis, appartenant aux di-
verses maisons de Londres, entrent dans la salle, la parcourent, et déposent dans la boîte
de chaque maison de banque les mandats tirés sur elle par leur propre maison. Le commis-
banquier placé auprès de cette boîte inscrit ces divers mandats sur un livre préparé d'a-
vance, et y joint le nom du tireur.
« A quatre heures, toutes les boîtes sont enlevées de leur place. Chaque commis additionne
le montant des mandats déposés dans la boîte, et payables par sa propre maison aux autres
maisons de banque. Il reçoit aussi de cette même maison un autre livre qui contient le mon-
tant de tous les mandats que son commis distributeur a déposés dans la boîte de chacun des
autres banquiers. 11 compare, pour chaque maison de banque, les deux sommes, et écrit
la balance que sa maison doit payer ou recevoir , avec le nom de chacun de ces banquiers en
r^ard ; il vérifie cet état, en le comparant à celui que dressent les commis de ces maisons;
puis il envoie h. sa maison la balance générale qui résulte de son calcul, et si, d'après cette
balance générale, sa maison doit aux autres, elle lui renvoie le montant en billets de
banque.
« A cinq heures, l'inspecteur se place sur son siège. Chaque commis qui, d'après les résul-
tats de tous ses calculs, doit payer une différence à diverses autres maisons, la paie à l'in-
specteur, qui lui donne un reçu égal à la somme versée. Les commis des différentes maisons
à qui cette somme est due reçoivent ce qui leur revient des mains de Tinspecleur, qui
prend de chacun d'eux un reçu dune valeur égale. Ainsi la totalité des paiemens se trouve
faite par un double système de balance, en ne faisant passer de main en main qu'un très
petit nombre de billets de banque, et très rarement de la monnaie métallique.
«174. 11 est difficile de former une évaluation exacte des sommes qui passent par jour à ce
bureau; elles varient depuis 2 jusqu'à 15 millions de livres sterling (de50 à ôTo millions de
francs). La moyenne peut aller à deux millions et demi de livres sterling en billets de et 20
livres sterling en espèces.»
192 REVUE DES DEUX MONDES.
130 millions de rentes échappent annuellement à son contrôle, et dé-
pendent de diverses administrations. Mais en servant les intérêts
de la dette, elle doit opérer et constater tous les transferts. Pour
prix de ces fonctions, qui entraînent des frais considérables, et qui
engagent d'ailleurs la responsabilité de la Banque, le Trésor lui payait
une indemnité de 6,785,000 francs. Cette somme a été réduite de
3 millions, par l'acte de 1834, qui a renouvelé pour dix années la
charte de cet établissement.
Relativement aux dépenses des services votés , la Banque , ainsi
que le fait observer M. Bailly, n'a rien des attributions d'un agent
responsable chargé de hbérer le Trésor envers ses créanciers. Sa
mission se borne à remettre, aux porteurs des narrants délivrés par
l'Échiquier, le montant de ces mandats. Elle ouvre un compte cou-
rant au Trésor, comme aux particuliers qui lui remettent leurs épar-
gnes en dépôt, avec cette seule différence que la Banque s'engage à
faire des avances à l'état. Le service de Trésorerie opéré par la
Banque n'est pas, comme il semble, entièrement gratuit. En pre-
mier lieu^ les avances faites à l'état portent intérêt, et sont représen-
tées par des bons de l'Echiquier. La jouissance de vingt jours que la
Trésorerie accorde pour prix du mouvement des fonds, peut encore
être regardée comme une prime de un quart pour cent. A ces avan-
tages, la Banque ajoute la libre disposition de soldes considérables
appartenant à l'état. Ces valeurs, qui s'élevaient, en 1807, à 316 mil-
lions , ne figurent plus aujourd'hui dans les comptes de la Banque,
depuis la réforme de l'Échiquier, que pour une somme moyenne de
100 millions. En récapitulant les divers profits que la Banque retire
de ses relations ordinaires avec l'état, on voit qu'ils ne peuvent être
évalués à moins de 12 ou 15 millions de francs.
La situation de la Banque, à la fin de 1835, représentait les propor-
tions suivantes : le passif delà Banque se composait de 414,100,000 fr.,
de billets ou de mandats en circulation, et de 509,250,000 fr., valeur
des fonds déposés en compte courant sans intérêt, soit par des éta-
blissemens pubhcs, soit par des particuliers; au total 923,330,000 fr.
La Banque possédait en même temps, en numéraire ou en hngots,
192,950,000 fr. , en inscriptions de rentes , en billets de l'Échi-
quier, et en effets de commerce, 794,100,000 fr., formant un total
de 987,050,000 fr., et un excédant de 63,700,000 fr. de l'actif sur le
passif.
Il ressort jusqu'à l'évidence, des chiffres de cette balance, que la
Banque d'Angleterre est, en réalité, un ressort essentiel, sinon le
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 193
ressort principal du gouvernement. Presque toutes ses opérations
ont pour base ou pour objet quelque relation directe ou indirecte
avec le Trésor. Ainsi les effets de commerce forment à peine la hui-
tième partie des valeurs qui représentent, pour elle, les fonds en émis-
sion. La masse de ces garanties se compose de bons de l'Échiquier,
que la Banque reçoit pour gage de ses avances au Trésor, ou qu'elle
achète pour tenir lieu, dans ses caisses, de l'or ou de l'argent qui res-
teraient improductifs. Les fonds des particuliers forment, au con-
traire, la plusgrande partie des dépôts qui lui sont confiés. L'argent
qu'elle emprunte ainsi gratuitement est prêté ensuite au gouver-
nement qui lui en paie l'intérêt; l'état, à son tour, lui sert de ga-
rantie et de caution, à l'égard des premiers prêteurs, par des titres
qu'il remet dans ses mains. La Banque n'est, en réalité, qu'un inter-
médiaire, mais un intermédiaire responsable dans ce jeu de la cir-
culation, où elle représente le mouvement, et l'Etat le point d'appui.
En France, la Banque royale établie à Paris n'a que des relations
très secondaires avec le Trésor; dans le compte courant qu'elle lui
ouvre, celui-ci se trouve presque aussi souvent créancier que débi-
teur. C'est à peine si la Banque engage une partie de ses fonds dans
la dette flottante; et quant à la dette inscrite, lorsque l'état veut em-
prunter, c'est ailleurs qu'il va chercher des prêteurs. Dans la Grande-
Bretagne, au contraire, la Banque est le principal instrument du
crédit public. S'agit-il de réduire l'intérêt de la dette par une con-
version partielle ou générale des rentes inscrites, la Banque d'An-
gleterre fournit à l'Échiquier les fonds nécessaires pour répondre
aux demandes de remboursement. Quand l'état a besoin de faire un
emprunt, il s'adresse d'abord à la Banque qui est dans les meilleures
conditions pour lui prêter. Le capital social de la Banque qui s'éle-
vait encore, en 1832, à 363,825,000 francs, avait été absorbé par les
prêts faits successivement à l'état, depuis 1694, à un taux moyen de
3 pour 100. En 1823, une nouvelle avance de 327 millions fut accor-
dée au Trésor; ainsi, malgré le remboursement opéré en 1833, et la
réduction équivalente de 91 millions dans le capital social de la Ban-
que, l'état se trouve encore débiteur envers elle de 547,825,000 fr.,
sans compter les titres de la dette flottante dont la Banque est le
principal acheteur.
L'intervention constante de la Banque dans les opérations de crédit
auxquelles se livre le gouvernement a mis le Trésor dans sa dépen-
dance, et pour ainsi parler, à sa merci. Le sanhédrin de Stock-E xchangc
règle l'intérêt des bons de l'Échiquier aussi bien que le taux de l'es-
TOME XII. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
compte commercial. Une lutte s'établit, il y a six mois, entre la
Banque qui exigeait que la prime de ces billets fût élevée , et le chan-
celier de l'Échiquier qui refusait d'ajouter, sans nécessité , aux char-
ges du Trésor; c'est le chancelier qui a cédé.
La Banque d'Angleterre est à la fois banque de prêt et d'escompte,
banque de dépôt et banque de circulation ; elle ne fait pas , comme
la Banque de France , des avances de fonds sur effets publics ; mais
à l'escompte des valeurs commerciales elle joint la faculté de prêter
sur marchandises ou sur hypothèques, souvent même et dans les
temps de crise , sur un simple engagement des commerçans qui ont
recours à son appui. Le pouvoir qu'elle a d'émettre du papier-mon-
naie est par le fait le plus étendu qui ait été confié à un établisse-
ment de crédit. La circulation de la Banque des États-Unis n'excède
pas ordinairement 100 millions de francs ; celle de la Banque de
France est d'environ 200 millions ; celle de la Banque d'Angleterre ,
qui a dépassé en 1826 760 millions, est aujourd'hui de 400 à 450 mil-
lions. Cette supériorité de moyens d'action ne résulte pas seulement
de l'importance des capitaux employés ; car la Banque d'Angleterre,
bien que son fonds social ait été réduit par la charte de 1823 à
275 millions, n'a pas restreint le cercle de ses opérations, ni vu dimi-
nuer son crédit. Le privilège dont elle jouit lui confère aussi plu-
sieurs avantages spéciaux : ses billets sont les seuls qui aient un
cours légal et forcé; elle peut faire concurrence aux compagnies de
banques dans les comtés, par les succursales qu'elle y établit, tandis
que ces associations, exclues par le monopole de Londres et des villes
voisines , ne peuvent lutter avec la Banque sur son propre terrain ;
enfin elle a le droit d'émettre des billets à ordre et à sept jours de vue
[bank-post-biUs) qu'elle envoie dans les provinces, et qui servent à opé-
rer les reviremens de fonds. Mais ce ne sont là comparativement que
des avantages de détail ; la grandeur colossale de la Banque d'An-
gleterre vient surtout de l'excellence de sa position. Qu'on la trans-
porte avec tous ses privilèges, disposant du même crédit, et dirigée
avec la même habileté , à Paris, à New- York ou à Amsterdam, et le
prestige ne tardera pas à s'effacer. C'est parce que Londres est la
métropole du monde commercial que la Banque d'Angleterre a
comme la direction suprême du crédit. Ses relations avec le com-
merce ont diminué d'année en année ; et pendant qu'elles se rédui-
saient, son influence croissait pour ainsi dire dans la même propor-
tion. En 1810, pendant la suspension des paiemens en espèces, la
Banque escompta pour 2 milliards de papiers; en 1825, ses escomptes
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 195
n'étaient plus que de 495 millions, et de 163 millions en 1831; au-
jourd'hui ils s'élèvent à peine à 60 ou 70 millions. Il faut voir cepen-
dant avec quelle anxiété, lorsqu'il survient quelque changement dans
l'état du commerce, on attend la déclaration de la Banque, qui abaisse
ou élève létaux de l'escompte, pour en apprécier les conséquences.
Chacun de ses actes est un exemple que la foule des spéculateurs suit
religieusement.
A la fln de 1836, la Banque n'eut qu'à refuser le papier de quel-
ques maisons américaines établies à Londres , pour déterminer la
crise qui se préparait à faire explosion ; c'est encore une décision de
la Banque qui a marqué le premier temps d'arrêt dans cette série de
désastres commerciaux. En venant au secours des maisons puissantes
qui étaient en péril, et en offrant de prêter 50 millions de francs à la
Banque des États-Unis, elle a relevé le courage des commerçans.
Or, dans les catastrophes de ce genre, on a tout réparé, quand on a
détruit la peur.
Les billets de la Banque de France n'ont pas cours en France, hors
de Paris. Les billets de la Banque d'Angleterre, qui ont la valeur de
l'or dans la Grande-Bretagne, sont reçus au pair dans toutes les
places de commerce du continent. Est-ce le monopole qui confère une
telle puissance? et qu'ont de commun les privilèges delà Banque avec
cette domination qu'elle exerce sur le crédit dans des contrées que
séparent leurs usages, leurs lois, et peut-être leurs intérêts? Un écri-
vain, du reste fort compétent, M. M. Chevalier, a exprimé l'opinion
que la Banque d'Angleterre ne s'occupait point des opérations du
change extérieur. Cette observation n'est pas complètement exacte.
Sans doute la Banque n'intervient pas directement; mais elle domine
le cours du change, et le règle dans les grandes occasions. En donnant
à ses billets la valeur de l'or, elle a, par ce seul fait, acquis le bé-
néfice du change à l'Angleterre; elle le conserve en accumulant dans
ses caves l'or qui n'est pas nécessaire à la circulation. Dans les mo-
mens de crise où l'exportation des métaux précieux devient plus
abondante et fait tourner le change au désavantage du commerce
anglais, c'est encore la Banque qui rétablit l'équilibre, soit en élevant
le taux de l'escompte, soit en vendant des bons de l'Échiquier pour
réduire d'autant la circulation de ses propres billets, soit en vendant
de l'argent pour avoir de l'or. Elle n'agit pas à la manière d'un spé-
culateur, mais comme un gouvernement, rectifiant ou réparant dans
les résultats généraux les écarts des efforts individuels.
Tout irait bien si, dans l'accomplissement de ce rôle providentiel,
13.
196 REVUE DES DEUX MONDES.
l'intelligence ne devait pas manquer quelquefois à ceux qui en ont la
responsabilité. La Banque d'Angleterre est dirigée par des hommes
éminens et qui ont blanchi dans l'expérience des affaires ; et pour-
tant, dans la crise commerciale qui s'est déclarée en 1836, ils ne se
sont pas trouvés à la hauteur de leur mission. Les directeurs de cet
établissement affirment qu'il leur est devenu impossible de la rem-
phr; ils attribuent les excès de la spéculation et les embarras com-
merciaux qui en ont été la conséquence, à l'émission surabondante
de papier-monnaie que les compagnies de banque (joint-stock banks)
ont jeté dans la circulation; l'un d'eux, M. Palmer, va jusqu'à dire
que le système des banques par actions , tel qu'il est autorisé par les
lois, présente de si grands dangers, que la Banque d'Angleterre ne
peut pas exister concurremment avec ces compagnies. Les banquiers,
de leur côté, rejettent la faute sur la Banque, qui s'y est prise un
peu tard pour resserrer la circulation , et qui , après avoir refusé
tout crédit aux maisons engagées dans le commerce avec les États*
Unis, a fini par déférer au vœu public en venant au secours de celles
que la crise avait le plus durement frappées.
Si l'émission de papier-monnaie a excédé en effet les besoins
de la circulation, la Banque d'Angleterre n'est pas plus innocente de
cette faute que les banques des comtés. Voici le tableau des valeurs
circulantes qui ont été émises en Angleterre par les divers établis-
semens de crédit , pendant les trois dernières années. Ce document
a été publié par ordre du parlement.
Compagnies
Banquiers particuliers. de banque par Banque d'Angleterre.
actions.
Décembre 1833. 8,830,803 liv. st. 1,315,301 liv. st. 17,469,000 liv. st.
Décembre 1834. 8,537,655 — 2,122,173 — 17,070,000 —
Juin 1835. 8,455,114 — 2,484,687 — 17,637,000 —
Décembre 1835. 8,334,863 — 2,799,551 — 16,564,000 —
Juin 1836. 8,614,132 — 3,588,064 — 17,184,000 —
x\insi dans l'espace de trois années , et malgré le mouvement as-
cendant de l'industrie, la quantité des billets mis en circulation par
les maisons de banque n'a pas sensiblement varié. Les établisse-
mens les mieux conduits ont une tendance très prononcée à se servir
des billets de la Banque d'Angleterre, de préférence à leurs pro-
pres valeurs ; de là cette légère différence de 5 à 6,000,000 de fr.
que l'on remarque entre les émissions de 1833 et celles de 1836. (1)
(i) En 1825, la somme du papier-monnaie en circulation était en Angleterre de
i,150,000,000fr.
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 19T
Les sociétés de banque par actions se sont au contraire prodigieu-
sement multipliées, et les plus anciennes ont étendu sans mesure
leurs opérations. De 1833 à 1836, elles ont travaillé à substituer, dans
la circulation, leur papier à celui de la Banque d'Angleterre, qui fon-
dait pendant ce temps de nombreuses succursales et frappait de nou-
veaux billets, pour étouffer la concurrence qui la menaçait. Il en est
résulté, d'une part, que les émissions des banques par actions se sont
accrues de plus de 50,000,000 de francs, et de l'autre, que la banque
n'a pas réduit les siennes, pendant que le numéraire en réserve dans
ses caisses diminuait de près de 100,000,000 de francs.
Nous signalons ces faits sans prétendre les convertir en chefs
d'accusation. Une somme de 50,000,000 , voilà quel est, en définitive,
l'excédant des valeurs créées depuis 1833; et quel que soit l'établis-
sement qui a donné au crédit ce surcroît d'impulsion , nous ne sau-
rions croire qu'il en fût résulté un bouleversement commercial, sans
le contre-coup qu'a produit en Angleterre la crise des États-Unis.
Celle-ci a été la goutte d'eau qui fait déborder un vase déjà trop plein.
La clameur qui s'élève depuis quelque temps, en Angleterre, con-
tre les sociétés de banque par actions, s'attache beaucoup moins au
mal qu'elles ont fait qu'à celui qu'elles peuvent faire, et aux per-
sonnes qu'à l'institution. La loi n'exige des sociétaires que d'insigni-
fiantes garanties. Il suffit d'acheter une licence, et de faire connaître
le nombre des actionnaires, pour avoir le droit de créer une banque.
Aujourd'hui l'on compte plus de cent banques par actions en Angle-
terre. Elles ne sont assujéties qu'à la simple formalité de déclarer,
chaque trimestre, à l'administration du timbre, la moyenne de leurs
billets [bank-notes] en circulation. La loi ne prescrit rien quant à la
proportion du capital réalisé avec les billets émis; la faculté d'étendre
ce capital n'est pas moins illimitée que celle d'augmenter les valeurs
en circulation. Les actionnaires, quoique responsables dans leur for-
tune personnelle des engagemens de la compagnie, ont plus d'un
moyen de décliner cette responsabilité; les statuts ne sont soumis ni
à l'approbation, ni à la révision de l'autorité compétente; enfin la loi
n'exige pas que le fonds de garantie soit tenu en réserve sous forme
d'espèces métalliques, ou de valeurs non susceptibles de dépréciation
{securities ).
Il faut dire que le silence de la loi représente fidèlement ici, à cer-
tains égards, les lacunes actuelles de la science. La Banque d'Angle-
terre a bien admis pour règle qu'elle aurait dans ses caves, en numé-
raire ou en Hngots, le tiers du montant réuni de ses émissions et des
198 REVUE DES DEUX MONDES.
fonds déposés entre ses mains ; mais cette règle n'a jamais été appli-
quée. En 1833, lorsque le numéraire en caisse s'élevait encore à
10,209,000 livres sterling, les engagemens de la banque [tiaOilities],
tant les billets émis que les dépôts reçus , formaient un total de
32,620,000 livres sterling. En 1836, le numéraire était descendu à
6,868,000 livres sterling , tandis que la valeur des engagemens était
de 32,914,000 livres sterling : proportion du cinquième , au lieu du
tiers. Les émissions n'avaient donc eu pour régulateur que l'action
du public combinée avec le désir d'augmenter les profits, genre de
séduction auquel la banque n'était pas plus insensible que tout autre
établissem.ent de crédit.
C'est le hasard qui a fait jusqu'ici les frais des règles suivies en
matière de banque. Mais quel principe doit servir à les modiOer? Si
un banquier pouvait être tenu de rembourser constamment, à la pre-
mière sommation, tous les fonds déposés dans ses mains, le com-
merce qui consiste à prêter en masse l'argent que l'on reçoit en dé-
tail, le crédit, en un mot, serait impossible. Les profits du banquier
consistent précisément en ce qu'il peut jeter dans la circulation, sous
une autre forme, la meilleure partie des capitaux qui lui sont confiés;
sa sécurité vient de ce que tous les billets qu'il émet étant rembour-
sables contre de l'or, le public n'en demande qu'à de rares intervalles
le remboursement. Dans un moment de panique, il peut arriver que
les demandes se multiplient. Jusqu'où peut aller cette terreur? Nul
ne le sait, car l'expérience du passé, en fait de crédit, comme dans
les évènemens politiques, n'enseigne pas entièrement l'avenir, et le
calcul des probabilités doit varier selon les époques et les contrées.
Dans notre opinion , l'on recherche les garanties de sécurité là où
elles ne sont pas. Il importe bien moins à une banque d'accumuler
une formidable réserve de numéraire, pour parer aux demandes im-
prévues, que de fortifier le crédit de l'établissement, pour rendre
l'imprévu impossible , et d'ajouter à la confiance du public.
D'où vient que la monnaie d'or et d'argent conserve sa valeur dans
toutes les situations de l'état et de l'industrie, sinon de ce que cha-
cun sait que la valeur dont ces espèces sont le signe ne recevra point
d'altération? Si la dernière crise n'a point affecté le cours des fonds
publics, n'est-ce pas encore parce que l'on est aujourd'hui convaincu
que l'état, quand il le voudrait, ne pourrait pas se dispenser de tenir
ses engagemens? Plus on élèvera la responsabilité des établissemens
de banque, plus on leur fera partager cette solidarité sociale qui lie
l'état au pays, et plus on les aura mis à l'abri de ces effroyables
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 199
chocs (runs)de la défiance populaire, contre lesquels rien, jusque
ici, n'a pu tenir.
Nous n'examinerons pas si l'on peut introduire des réformes utiles
dans la constitution des banques par actions, qui se répandent de
nouveau en Angleterre. Il est une question préalable à vider. Le
droit d'émettre le papier-monnaie doit-il appartenir à un établisse-
ment unique , ou devenir la propriété de quiconque aura des capi-
taux et l'habileté suffisante pour les exploiter? Lequel est le plus
sain, en pareil cas, du régime du monopole ou de celui de la con-
currence? Est-il possible que, dans un pays où le type monétaire a
été ramené à l'unité pour les espèces métalliques, il y ait cinq cents
sortes de papier-monnaie? que l'unité soit d'un côté, et de l'autre
l'anarchie? La lettre de change n'est pas une monnaie, parce que sa
valeur varie suivant le crédit du tireur et de l'endosseur ; or , en
quoi les billets de banque auraient-ils cet avantage de préférence à la
lettre de change, s'ils ont un escompte à subir, marqué par les divers
degrés de confiance que le public accorde à chaque étabUssement?
Au moyen-âge, le droit de battre monnaie, droit féodal et de sou-
veraineté , appartenait à tous les seigneurs qui avaient des terres et
des vassaux. C'était la confusion des espèces aussi bien que celle des
langues et des pouvoirs. Et comme rois, ducs, comtes et barons,
dans une nécessité pressante, ne se faisaient nul scrupule d'altérer
le titre des valeurs monétaires, le commerce, dans ses échanges, ne
jouissait d'aucune sécurité. Le temps et la civilisation ont ramené les
monnaies , ainsi que les provinces , à l'unité dans chaque royaume.
Cette unité tend même à s'établir entre les divers royaumes de l'Eu-
rope, où le type français , le plus simple de tous et le plus rationnel ,
commence à dominer ; mais la monnaie métallique ne sera à son état
le plus parfait que lorsque le même type monétaire servira d'agent
à la circulation chez tous les peuples civilisés.
La monnaie de papier est encore aujourd'hui, en Angleterre et
aux États-Unis, dans son état féodal. La libre concurrence du com-
merce d'émission ne représente pas autre chose dans ces contrées.
Chaque banque locale est comme un tyran de province, dont la
monnaie n'a cours que parmi ses vassaux; ici encore, la multiplicité
des signes monétaires s'oppose à leur universalité. Ce ne sont pas des
valeurs qui puissent servir partout de base aux échanges. L'anar-
chie se trouve même poussée beaucoup plus loin pour la monnaie de
papier qu'elle ne l'a jamais été pour la monnaie d'or et d'argent;
celle-ci, dans les pays où son empreinte n'a pas cours, conserve une
200 REVUE DES DEDX MONDES.
valeur métallique, tandis qu'un papier de banque, hors du cercle où
il est reçu , demeure absolument sans valeur.
M. Bailly, d'accord avec sir H. Parnell , paraît croire que l'on ne
peut établir un bon système de circulation qu'en admettant , entre
les établissemens de banque, une concurrence illimitée. « Diminuez,
dit-il, le capital de la banque d'Angleterre, révoquez l'acte qui inter-
dit à toute association de plus de six personnes d'émettre des billets
au porteur, dans un rayon de soixante-cinq milles de Londres (104 ki-
lomètres) , et le crédit va se trouver garanti des secousses sans nom-
bre qui l'ont ébranlé jusqu'ici. »
C'est là, selon nous, une pure illusion. La concurrence illimitée
en matière de banque existait naguère et existe encore sans con-
trôle aux États-Unis. Combien de temps a-t-il fallu à ce système pour
amener un déroute complète du crédit ! Jackson lui-même, qui a con-
tribué , plus que personne , à délivrer les banques locales du tuteur
central qui les contenait, est le premier à déclarer aujourd'hui
qu'elles n'ont pas rempli les devoirs de leur position.
Que la concurrence préside aux relations du commerce et de l'in-
dustrie, c'est un droit, une nécessité; mais les attributions du gou-
vernement ne doivent pas être abandonnées en propriété aux indivi-
dus. Ce que la communauté seule peut faire par ses représentans ne
saurait tomber dans le domaine des efforts particuliers. Un manu-
facturier, un commerçant ou un banquier est bien placé pour juger
s'il n'a pas étendu ses opérations au-delà de ses ressources ; mais
qui décidera si l'abondance du signe monétaire égale ou excède les
besoins de la circulation? Quel particulier, quelles que soient la sa-
gacité de son intelligence et l'étendue de ses relations, embrassera,
de la sphère individuelle qu'il occupe, l'ensemble des faits et des
symptômes qu'il s'agit d'apprécier?
La faculté d'émettre du papier-monnaie n'est pas, à proprement
parler, une attribution commerciale. Des trois principales fonctions
que remplissent aujourd'hui les banques, le prêt, le dépôt et la cir-
culation, celle-ci peut, sans inconvénient, être détachée pour donner
lieu à un privilège spécial. Les banques seront encore les agens né-
cessaires du mouvement des capitaux ; elles se placeront tout aussi
naturellement entre le capitaliste qui prête et le commerçant qui em-
prunte, quand le droit de battre monnaie leur aura été retiré. Ce
qui constitue la banque et le crédit, c'est précisément cette opération
de prêter, en masse et à une prime relativement plus élevée, des fonds
reçus de toutes mains, et qui ne portent qu'un faible intérêt. Voilà
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 201
le commerce que l'on peut abandonner à la concurrence, et dans le-
quel la concurrence est utile pour amener le bon marché, ainsi que
le bon emploi des capitaux. Mais la concurrence dans l'émission du
signe monétaire ne fait qu'annuler ou déprécier la puissance de cette
valeur.
En Angleterre, comme en France, comme aux Etats-Unis, comme
chez tous les peuples qui ont des institutions de crédit, on en vien-
dra, nous le croyons, avec le temps, à ériger en monopole absolu le
droit de battre monnaie de papier. L'unité du signe de la circulation
s'établira tout aussi rigoureusement pour le papier que pour l'or et
pour l'argent. Quant à la question de savoir si le gouvernement se
réservera d'exercer ce droit par lui-même ou de le déléguer, ce n'est
qu'une difficulté d'exécution.
En Angleterre, quelques bons esprits engagés dans cette tendance
d'opinion , mais qui n'en adopteraient peut-être pas encore la der-
nière conséquence, ont demandé que les attributions monétaires de
la Banque fussent séparées de ses attributions commerciales (1). Ses
intérêts, comme comptoir d'escompte et de prêt, sont, en effet, en
opposition directe avec les devoirs que lui imposent ses fonctions de
surveillant général de la circulation. Plus elle émet de billets, plus
elle accroît ses bénéfices, et par conséquent les dividendes des ac-
tionnaires; mais aussi des émissions trop abondantes dérangent
l'équilibre monétaire, qu'elle est chargée de maintenir.
A considérer attentivement les faits, on reconnaît que la sépara-
tion des deux intérêts s'accomplit par la force des choses. La Banque
se retire insensiblement de l'arène commerciale; pour suppléer à
l'insuffisance de ses escomptes, il a fallu créer un comptoir spécial à
Londres, sous le titre de London and Wesimïnster Bank. Les fonds
que le public dépose dans ses bureaux, elle les prête plus fréquem-
ment au trésor qu'à l'industrie. De ces restrictions à l'abandon ab-
solu de toute opération commerciale, il n'y a véritablement qu'un
pas; encore une crise, et ce pas sera franchi.
LÉON Faucher.
(1) Voici les conclusions fort remarquables qui ont clé posées dans un pamphlet récent,
par M. J. Loyd; nous donnons le texte anglais dont notre langue rendrait mal Ténergie:
«lo To strenglhen ilie monopoly, as regard currency, of the central issuer; 2<> to make a
graduai approach towards the séparation of Banking fondions from the management of
currency ; 3" to hâve a distinct séparation in the accounts of the Bank, of the management of
the currency, from every other branch of her business; to hâve a separate commilee of
currency, and to associate with the committee a représentative of the government.»
LA
NUIT D'OCTOBRE.
LE POETE.
Le mal dont j'ai souffert s'est enfui comme un rêve.
Je n'en puis comparer le lointain souvenir
Qu'à ces brouillards légers que l'aurore soulève
Et qu'avec la rosée on voit s'évanouir.
LA MUSE.
Qu'aviez-vous donc, ô mon poète,
Et quelle est la peine secrète
Qui de moi vous a séparé?
Hélas ! je m'en ressens encore.
Quel est donc ce mal que j'ignore
Et dont j'ai si long-temps pleuré?
LE POÈTE.
C'était un mal vulgaire et bien connu des hommes ;
Mais lorsque nous avons quelque ennui dans le cœur
LA NUIT d'octobre. 205^
Nous nous imagiiions, pauvres fous que nous sommes.
Que personne avant nous n'a senti la douleur.
LA MUSE.
Il n'est de vulgaire chagrin
Que celui d'une ame vulgaire.
Ami, que ce triste mystère
S'échappe aujourd'hui de ton sein.
Crois-moi, parle avec conflance;
Le sévère Dieu du silence
Est un des frères de la Mort;
En se plaignant on se console.
Et quelquefois une parole
Nous a délivrés d'un remord.
LE POÈTE.
S'il fallait maintenant parler de ma souffrance >
Je ne sais trop quel nom elle devrait porter.
Si c'est amour, folie, orgueil, expérience.
Ni si personne au monde en pourrait profiter.
Je veux bien toutefois t'en raconter l'histoire.
Puisque nous voilà seuls assis près du foyer.
Prends cette lyre, approche, et laisse ma mémoire.
Au son de tes accords , doucement s'éveiller.
LA MUSE.
Avant de me dire ta peine, '•
0 poète , en es-tu guéri?
Songe qu'il t'en faut aujourd'hui
Parler sans amour et sans haine.
S'il te souvient que j'ai reçu
Le doux nom de consolatrice.
Ne fais pas de moi la complice
Des passions qui t'ont perdu.
LE POÈTE.
Je suis si bien guéri de cette maladie.
Que j'en doute parfois lorsque j'y veux songer;
204 REVUE DES DEUX MONDES.
Et quand je pense aux lieux où j'ai risqué ma vie.
J'y crois voir à ma place un visage étranger.
Muse, sois donc sans crainte; au souffle qui t'inspire
Nous pouvons sans péril tous deux nous confier.
Il est doux de pleurer, il est doux de sourire
Au souvenir des maux qu'on pourrait oublier.
LA MUSE.
Gomme une mère vigilante
Au berceau d'un fils bien-aimé.
Ainsi je me penche tremblante
Sur ce cœur qui m'était fermé.
Parle, ami, — ma lyre attentive
D'une note faible et plaintive
Suit déjà l'accent de ta voix ;
Et dans un rayon de lumière.
Comme une vision légère.
Passent les ombres d'autrefois.
LE POÈTE.
Jours de travail ! seuls jours où j'ai vécul
0 trois fois chère solitude !
Dieu soit loué, j'y suis donc revenu,
A ce vieux cabinet d'étude !
Pauvre réduit, murs tant de fois déserts.
Fauteuils poudreux, lampe fidèle,
0 mon palais , mon petit univers ,
Et toi. Muse, ô jeune immortelle,
Dieu soit loué , nous allons donc chanter !
Oui, je veux vous ouvrir mon ame.
Yous saurez tout, et je vais vous conter
Le mal que peut faire une femme;
Car c'en est une, ô mes pauvres amis,
( Hélas I vous le saviez peut-être)
C'est une femme à qui je fus soumis
Comme le serf l'est à son maître.
Joug détesté ! c'est par là que mon cœur
Perdit sa force et sa jeunesse —
LA NUIT d'octobre. 205
Et cependant, auprès de ma maîtresse,
J'avais entrevu le bonheur.
Près du ruisseau quand nous marchions ensemble
Le soir, sur le sable argentin.
Quand devant nous le blanc spectre du tremble
De loin nous montrait le chemin;
Je vois encor, aux rayons de la lune.
Ce beau corps plier dans mes bras...
N'en parlons plus , — je ne prévoyais pas
Où me conduisait la Fortune.
Sans doute alors la colère des dieux
Avait besoin d'une victime ;
Car elle m'a puni comme d'un crime
D'avoir essayé d'être heureux.
LA MUSE.
L'image d'un doux souvenir
Vient de s'offrir à ta pensée.
Sur la trace qu'il a laissée.
Pourquoi crains-tu de revenir?
Est-ce faire un récit fidèle
Que de renier ses beaux jours?
Si ta fortune fut cruelle.
Jeune homme, fais du moins comme elle.
Souris à tes premiers amours.
LE POÈTE.
Non , — c'est à mes malheurs que je prétends sourire.
Muse, je te l'ai dit; je veux , sans passion.
Te conter mes ennuis, mes rêves, mon délire.
Et t'en dire le temps, l'heure et l'occasion.
C'était, il m'en souvient, par une nuit d'automne
Triste et froide, à peu près semblable à celle-ci;
Le murmure du vent, de son bruit monotone.
Dans mon cerveau lassé berçait mon noir souci.
J'étais à la fenêtre, attendant ma maîtresse;
Et tout en écoutant dans cette obscurité.
Je me sentais dans l'ame une telle détresse.
REVUE DES DEUX MONDES.
Qu'il me vint le soupçon d'une infldélité.
La rue où je logeais était sombre et déserte;
Quelques ombres passaient un falot à la main;
Quand la bise sifflait dans la porte entr'ouverte,
On entendait de loin comme un soupir humain.
Je ne sais , à vrai dire , à quel fâcheux présage
Mon esprit inquiet alors s'abandonna.
Je rappelais en vain un reste de courage,
Et me sentis frémir lorsque l'heure sonna.
Elle ne venait pas. Seul , la tète baissée,
Je regardai long-temps les murs et le chemin, —
Et je ne t'ai pas dit quelle ardeur insensée
Celte inconstante femme allumait en mon sein ;
Je n'aimais qu'elle au monde, et vivre un jour sans elle
Me semblait un destin plus affreux que la mort ;
Je me souviens pourtant qu'en cette nuit cruelle,
Pour briser mon lien je fis un long effort.
Je la nommai cent fois perfide et déloyale,
Je comptai tous les maux qu'elle m'avait causés.
Hélas ! au souvenir de sa beauté fatale.
Quels maux et quels chagrins n'étaient pas apaisés!
Le jour parut enfin. — Las d'une vaine attente.
Sur le bord du balcon je m'étais assoupi;
Je rouvris la paupière à l'aurore naissante.
Et je laissai flotter mon regard ébloui.
Tout à coup, au détour de l'étroite ruelle.
J'entends sur le gravier marcher à petit bruit...
Grand Dieu! préservez- moi! je l'aperçois, c'est elle;
Elle entre. — D'où viens tu? qu'as-tu fait cette nuit?
Réponds , — que me veux- tu? qui t'amène à cette heure?
Ce beau corps, jusqu'au jour, où s'est-il étendu?
Tandis qu'à ce balcon , seul je veille et je pleure ,
En quel lieu, dans quel lit, à qui souriais-tu?
Perfide! audacieuse! est-il encor possible
Que tu viennes offrir ta bouche à mes baisers?
Que demandes-tu donc? par quelle soif horrible
Oses-tu m'attirer dans tes bras épuisés?
Va-t en! retire-toi, spectre de ma maîtresse!
Rentre dans ton tombeau si tu t'en es levé;
Laisse-moi pour toujours oublier ma jeunesse,
LA NUIT d'octobre. 207
Et, quand je pense à toi, croire que j'ai rêvé!
LA MUSE.
Apaise-toi, je t'en conjure;
Tes paroles m'ont fait frémir;
O mon bien-aimé, ta blessure
Est encor prête à se rouvrir.
Hélas ! elle est donc bien profonde !
Et les misères de ce monde
Sont si lentes à s'effacer !
Oublie , enfant , et de ton ame
Chasse le nom de cette femme
Que je ne veux pas prononcer.
LE POÈTE.
Honte à toi , qui la première
M'as appris la trahison,
Et d'horreur et de colère
M'as fait perdre la raison !
Honte à toi, femme à l'œil sombre.
Dont les funestes amours
Ont enseveli dans l'ombre
Mon printemps et mes beaux jours !
C'est ta voix, c'est ton sourire,
C'est ton regard corrupteur.
Qui m'ont appris à maudire
Jusqu'au semblant du bonheur ;
C'est ta jeunesse et tes charmes
Qui m'ont fait désespérer,
Et si je doute des larmes ,
C'est que je t'ai vu pleurer.
Honte à toi! j'étais encore
Aussi simple qu'un enfant ;
Comme une fleur à l'aurore.
Mon cœur s'ouvrait en t'aimant ;
Certes , ce cœur sans défense
Put sans peine être abusé ;
Mais lui laisser l'innocence
208 REVUE DES DEUX MONDES.
Était encor plus aisé.
Honte à toi ! tu fus la mère
De mes premières douleurs ,
Et tu fis de ma paupière
Jaillir la source des pleurs !
Elle coule, sois-en sûre,
Et rien ne la tarira;
Elle sort d'une blessure
Qui jamais ne guérira;
Mais dans cette source amère
Du moins je me laverai,
Et j'y laisserai , j'espère ,
Ton souvenir abhorré !
LA MUSE.
Poète, c'est assez. Auprès d'une infidèle
Quand ton illusion n'aurait duré qu'un jour.
N'outrage pas ce jour lorsque tu parles d'elle;
Si tu veux être aimé, respecte ton amour.
Si l'effort est trop grand pour la faiblesse humaine
De pardonner les maux qui nous viennent d'autrui.
Épargne-toi du moins le tourment de la haine,
A défaut du pardon laisse venir l'oubli.
Les morts dorment en paix dans le sein de la terre;
Ainsi doivent dormir nos sentimens éteints.
Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière;
Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.
Pourquoi, dans ce récit d'une vive souffrance.
Ne veux-tu voir qu'un rêve et qu'un amour trompé?
Est-ce donc sans motif qu'agit la Providence,
Et crois-tu donc distrait le Dieu qui l'a frappé?
Le coup dont tu te plains t'a préservé peut-être,
Enfant ; car c'est par là que ton cœur s'est ouvert.
L'homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît, tant qu'il n'a pas souffert.
C'est une dure loi, mais une loi suprême.
Vieille comme le monde et la fatalité,
Qu'il nous faut du malheur recevoir le baptême ,
Et qu'à ce triste prix tout doit être acheté.
LA NUIT d'octobre. 209
Les moissons pour mûrir ont besoin de rosée;
Pour vivre et pour sentir l'homme a besoin des pleurs.
La joie a pour symbole une plante brisée ,
Humide encor de pluie et couverte de fleurs.
Ne te disais-tu pas guéri de ta folie?
N'es-tu pas jeune, heureux, partout le bien-venu?
Et ces plaisirs légers qui font aimer la vie ,
Si tu n'avais pleuré , quel cas en ferais-tu?
Lorsqu'au déclin du jour, assis sur la bruyère,
Avec un vieil ami tu bois en liberté ,
Dis-moi , d'aussi bon cœur lèverais-tu ton verre
Si tu n'avais senti le prix de la gaieté?
Aimerais-tu les fleurs, les prés et la verdure.
Les sonnets de Pétrarque et le chant des oiseaux,
Michel-Ange et les arts, Shakspeare et la nature.
Si tu n'y retrouvais quelques anciens sanglots?
Comprendrais-tu des cieux l'ineffable harmonie.
Le silence des nuits, le murmure des flots.
Si quelque part là-bas, la flèvre et l'insomnie
Ne t'avaient fait songer à l'éternel repos?
N'as-tu pas maintenant une belle maîtresse?
Etlorsqu'en t'endormant tu lui serres la main.
Le lointain souvenir des maux de ta jeunesse.
Ne rend-t-il pas plus doux son sourire divin?
N'allez-vous pas aussi vous promener ensemble
Au fond des bois fleuris , sur le sable argentin?
Et dans ce vert palais le blanc spectre du tremble
Ne sait-il plus le soir vous montrer le chemin?
Ne vois-tu pas alors, aux rayons de la lune.
Plier comme autrefois un beau corps dans tes bras ,
Et si dans le sentier tu trouvais la Fortune,
Derrière elle, en chantant, ne marcherais-tu pas?
De quoi te plains-tu donc? L'immortelle espérance
S'est retrempée en toi sous la main du malheur.
Pourquoi veux-tu haïr ta jeune expérience ,
Et détester un mal qui t'a rendu meilleur?
O mon enfant, plains-la, cette belle infldèle
Qui fit couler jadis les larmes de tes yeux ;
Plains-la! c'est une femme, et Dieu t'a fait, près d'elle.
Deviner, en souffrant, le secret des heureux.
TOME XII. li
210 REVUE DES DEUX MONDES.
Sa tâche fut pénible; elle t'aimait peut-être.
Mais le destin voulait qu'elle brisât ton cœur;
Elle savait la vie et te l'a fait connaître ,
Une autre a recueilli le fruit de ta douleur.
Plains-la! son triste amour a passé comme un songe;
Elle a vu ta blessure et n'a pu la fermer.
Dans ses larmes, crois-moi, tout n'était pas mensonge.
Quand tout l'aurait été , plains-la ! tu sais aimer.
LE POÈTE.
Tu dis vrai ; la haine est impie ,
Et c'est un frisson plein d'horreur
Quand cette vipère assoupie
Se déroule dans notre cœur.
Écoute-moi donc, ô déesse,
Et sois témoin de mon serment :
Par les yeux bleus de ma maîtresse
Et par l'azur du firmament;
Par cette étincelle brillante
Qui de Vénus porte le nom.
Et comme une perle tremblante
Scintille au loin sur l'horizon;
Par la grandeur de la nature.
Par la bonté du créateur ;
Par la clarté tranquille et pure
De l'astre cher au voyageur;
Par les herbes de la prairie,
Par les forêts, par les prés verts;
Par la puissance de la vie.
Par la sève de l'univers ;
Je te bannis de ma mémoire.
Reste d'un amour insensé.
Mystérieuse et sombre histoire
Qui dormiras dans le passé!
Et toi qui jadis d'une amie
Portas la forme et le doux nom.
L'instant suprême où je t'oublie
Doit être celui du pardon.
Pardonnons-nous, —je romps le charme
LA NUIT d'octobre. 211
Qui nous unissait devant Dieu.
Avec une dernière larme
Reçois un éternel adieu.
— Et maintenant, blonde rêveuse,
Maintenant, Muse, à nos amours!
Dis-moi quelque chanson joyeuse
Comme au premier temps des beaux jours.
Déjà la pelouse embaumée
Sent les approches du matin;
Viens éveiller ma bien-aimée.
Et cueillir les fleurs du jardin.
Tiens voir la nature immortelle
Sortir des voiles du sommeil;
Nous allons renaître comme elle
Au premier rayon du soleil !
Alfreï) de Musset.
14.
LE
LÉZARD ET LE CRAPAUD
DE SAINT- OMER.
La mémoire de Sancho n'était pas, à coup sûr, mieux meublée de
proverbes que celle de ma vieille bonne Renotte. La chère femme en
avait pour toutes les occasions, et surtout quand il s'agissait de gron-
der (ce qui était presque toujours le cas lorsqu'elle s'adressait à ma
sœur ou à moi); elle était vraiment inépuisable. A chaque fois c'était
une demi-douzaine de dictons tout nouveaux pour nous et toujours
très peu flatteurs. Elle en avait cependant qu'elle affectionnait plus que
les autres et qui revenaient inévitablement dans les mêmes occasions.
Par exemple, s'il s'élevait entre nous quelque légère discussion:
Quoi! s'écriait-elle aussitôt, le crapaud et le lézard de Saint-Omer
auront pendant des années vécu en paix dans un même trou, et deux
enfans, le frère et la sœur, ne pourront être un instant ensemble
sans se quereller !
— Mais, ma bonne, disions-nous quelquefois, que faisaient-ils dans
leur trou ce lézard et ce crapaud?
— Ils s'y tenaient cois, et vous devriez faire de même.
La réponse n'était pas des plus satisfaisantes ; mais, comme je n'en
obtenais jamais que de semblables, j'en vins à soupçonner la vérité,
à penser que ma bonne n'en savait pas plus long que moi sur l'his-
toire des deux animaux.
LE LÉZARD DE SAINT-OMER. 213
Un jour cependant que je répétais en présence du barbier de mon
père cette question à laquelle je n'attendais plus de réponse. — Ce
n'est pas à Renotte qu'il faut faire de pareilles demandes, dit le petit
homme , qui était très fier des connaissances qu'il avait acquises en
faisant son tour de France, et s'estimait fort supérieur aux gens qui
n'avaient pas voyagé; que peut-on savoir quand on n'a jamais perdu
de vue le clocher de sa paroisse? Pour moi, j'ai vécu à Saint-Omer
et j'ai vu cent fois le lézard et le crapaud dont vous parlez; ils sont
suspendus l'un et l'autre aux voûtes de la cathédrale.
— Vous les avez vus!
— Oui , et ce sont de furieux animaux, je vous en réponds; le lézard
a la tête plus longue que ma boîte à violon; pour le crapaud, il tien-
drait à peine sous un cuvier. Leur histoire est connue de tout le monde
dans le pays , et je vous la conterai un jour que je serai moins pressé.
Ce jour ne vint jamais; le dimanche suivant, le pauvre barbier, re-
venant d'une guinguette hors barrière, la tète un peu troublée et les
jambes chancelantes, se laissa choir dans un fossé et se noya.
Depuis ce temps j'ai trouvé bien des gens qui faisaient usage du
dicton de ma bonne Renotte, et, comme elle, sans rien connaître de
l'histoire à laquelle il fait allusion.
Quelques-uns, il est vrai, lorsque je les interrogeai à ce sujet, au
lieu de confesser simplement leur ignorance, affirmèrent sans hésiter
que les deux animaux étaient les compagnons du bienheureux Orner,
comme un cochon l'avait été de saint Antoine, et qu'ils habitaient
avec lui le fond d'une affreuse caverne; mais cette version ne s'ac-
cordait point avec ce que j'avais appris du barbier, et tout prouvait
d'ailleurs que c'était une explication improvisée.
La légende du crapaud et du lézard de Saint-Omer avait cessé de-
puis long-temps d'exciter ma curiosité lorsqu'un double hasard me
la vint fournir, et d'une manière beaucoup plus complète que je n'au-
rais jamais pu l'espérer.
Un de mes amis , qui faisait des recherches pour une histoire des
sociétés secrètes au xviii'' siècle, me fit voir un lot de papiers qu'il
venait d'acheter, et oii, parmi beaucoup de pièces relatives à la secte
des illuminés, se trouvaient quelques lettres originales de Cagliostro.
La collection était nombreuse, soigneusement arrangée, et d'ail-
leurs formée des plus étranges matériaux. L'homme qui les avait
réunis, et qui presque toujours y avait joint ses commentaires, était
évidemment né dans une classe élevée de la société. Il avait dû rece-
voir ce qu'on appelait autrefois une bonne éducation , et il avait pro-
214 REVUE DES DEUX MONDES.
digieusement lu, mais sans choix, ou plutôt en choisissant fort mal
le sujet de ses lectures. La plupart de ses citations étaient prises d'é-
crivains obscurs, justement laissés en oubli, et s'il lui arrivait de
citer un auteur connu, c'était pour quelque fait au moins suspect,
pour quelque opinion extravagante.
Ce n'était pas seulement le merveilleux qu'il aimait (je n'oserais
lui en faire un reproche) ; mais tout ce qui était invraisemblable, con-
traire aux idées reçues , ou inconciliable avec les faits les mieux ob-
servés, avait pour lui un attrait particulier.
J'avais passé rapidement sur toute la partie delà collection relative
aux rêveries des illuminés, sur les histoires des rcvenans, sur les
signes annonçant la mort de grands personnages ; j'avais sauté à pieds
joints sur les nombreux extraits concernant les dragons, les chimè-
res , les basilics, pour arriver aux relations imprimées des ravages la-
meniables commis par la ùêle du Gévaudan, et ne trouvant pas parmi
toutes les différentes versions, la seule véritable, celle qui attribue
ces désastres réellement effroyables, aux loups qu'un hiver prolongé
chassait en grand nombre des montagnes, j'avais déjà commencé à
replacer dans leur carton toutes les pièces relatives aux animaux ,
lorsqu'une des dernières attira mes yeux par son titre et me reporta
aussitôt aux jours de mon enfance.
Ce n'était rien moins, en effet, que la fameuse légende qui, trente
ans auparavant, m'avait été promise par le barbier. Je regrette
encore aujourd'hui de ne l'avoir pas entendue de la bouche du vieil
homme; elle aurait été, j'en suis sur, mieux contée. Telle qu'elle
était cependant, je dus m'en contenter, et il faudra que le lecteur
fasse de même , car je ne changerai rien au récit de l'auteur inconnu.
La seule liberté que j'aie prise avec son manuscrit a été de supprimer
un long préambule dans lequel il se propose d'établir qu'il faut, ou
admettre la vérité de son histoire, ou rejeter la plupart de celles
qu'on admet sur la foi de Pline et des naturalistes anciens. Il cite
surtout , comme offrant une grande analogie avec l'événement qu'il
va raconter, l'histoire du poulpe monstrueux dont Pline a parlé au
chapitre xxx de son neuvième livre. On sait que ce poulpe, sortant
chaque nuit de la mer, franchissait de hautes palissades pour aller
dérober les salaisons des habitans de Carteia, et qu'enûn surpris un
jour, lorsqu'il regagnait son gîte, il résista long-temps aux attaques des
chiens qui l'avaient éventé et de plusieurs hommes armés de tridens.
Les deux histoires peuvent-elles être, eu effet, assimilées? C'est
ce dont le lecteur va juger.
1
LE LÉZARD DE SAINT-OMER. 215
IL
i( Il y avait autrefois dans la ville de Saint-Omer un couvent ri-
chement doté, mais dont les revenus s'écoulaient avec une rapidité
effrayante, et par une voie si étrange, que les meilleures têtes de la
communauté s'étaient presque détraquées à force d'y rêver.
Chaque matin, la dépense s'ouvrait pour recevoir d'abondantes
provisions. On y voyait entrer d'énormes quartiers de bœuf, des
moitiés de porc, des veaux et des moutons tout entiers ; car la règle
voulait, et c'était un des articles auxquels on était le plus disposé à
se conformer, que la maison fût toujours pourvue de vivres pour trois
jours au moins. Mais, on avait beau faire, on se trouvait toujours en
défaut ; tout ce qui n'avait pas été consommé dans la journée dispa-
raissait pendant la nuit.
Dabord on soupçonna quelque infidélité de la part des frères-lais,
on changea les gardes des serrures , on plaça doubles et triples ca-
denas ; le désordre n'en continua pas moins.
On en vint jusqu'à se méfier du père dépensier; on mit des gens en
embuscade; ils ne virent personne s'approcher de la porte , et cepen-
dant le lendemain les provisions avaient été enlevées comme de cou-
tume.
On se mit à examiner l'intérieur de la pièce, espérant y découvrir
quelque secrète issue. Peine inutile! en haut, une voûte de pierres
bien cimentées ; sur les côtés , des murailles toutes nues et où l'exa-
men le plus scrupuleux ne put faire apercevoir la moindre fente;
pour seules ouvertures, deux étroites lucarnes défendues par des
barreaux de fer très rapprochés et garnies de toiles d'araignées qui
évidemment n'avaient pas été dérangées depuis dix ans; en bas enfin,
au lieu de plancher, un pavé en dalles énormes et dont chacune, pour
être remuée, eût exigé les efforts réunis de plusieurs hommes.
L'affaire s'était ébruitée malgré tous les soins qu'on avait pris pour
la tenir secrète, et dans le public on croyait généralement qu'il s'y
mêlait un peu de sorcellerie, Il fallait donc, pour l'honneur du cou-
vent, plus encore que pour son intérêt, découvrir la cause cachée du
mal.
Entre tous les moyens qui furent proposés pour arriver à ce but,
le meilleur parut être celui que le prophète Daniel avait jadis em-
ployé dans un cas analogue. Un soir donc, on répandit sur le pavé
216 REV^UE DES DEUX MONDES.
de la dépense une couche épaisse de cendres, et le lendemain de grand
matin on vint pour y chercher l'empreinte des pieds du voleur.
— On ne trouvera rien, disaient, en arrivant, ceux des moines qui
avaient proposé quelque autre stratagème; le voleur aura eu vent du
piège , il ne sera pas venu cette nuit.
Il était venu cependant , comme on le reconnut dès que la porte fut
ouverte, et même il avait laissé de nombreuses traces de son passage.
Mais ces traces , d'abord, ne firent que redoubler la perplexité. Con-
finées dans un petit espace et n'atteignant nulle part jusqu'aux mu-
railles, elles ne pouvaient mettre sur la piste du ravisseur. Cependant,
en les examinant de près, on y trouva quelque choses d'assez signifi-
catif. Le pied qui les avait laissées avait bien la forme d'un pied hu-
main , mais il était évidemment terminé par des griffes aiguës ; en ou-
tre, on remarquait en plusieurs points une traînée ondoyante qui
marquait sur le sol le passage d'une longue queue.
Tout cela semblait n'indiquer que trop clairement quel était le vé-
ritable auteur du désordre; aussi, craignant de le voir soudainement
apparaître au milieu d'eux, tous les moines s'esquivèrent successive-
ment. L'abbé, retenu par le sentiment de sa dignité, ne fit retraite que
le dernier; mais, en quittant ce lieu, il était si peu disposé à en af-
fronter de nouveau les terreurs, qu'il allait donner ordre de faire
murer la porte lorqu'on vint lui annoncer qu'un des frères deman-
dait la permission de passer la nuit dans cet antre du démon.
Le moine qui s'offrait ainsi n'avait pas dans tout le couvent un seul
homme qui prît intérêt à lui et cherchât à le détourner d'une aussi
téméraire entreprise. Frère Anselme, c'est ainsi qu'on le nommait,
était redouté des jeunes à cause de la sévérité de ses manières, haï
des vieux à cause de l'indépendance de ses opinions et de l'inflexibilité
de son caractère. Or, justement un des points sur lesquels il se mon-
trait le moins traitable était relatif à l'action de Satan sur les créatu-
res, action qui , suivant lui , ne pouvait avoir rien de matériel , l'esprit
malin ayant, disait-il, depuis la mort du Sauveur, perdu le pouvoir de
revêtir un corps. Après force discussions dans lesquelles il avait eu
souvent l'avantage, car il était subtil dialecticien, on avait été con-
traint de lui ordonner de se taire; mais les rumeurs répandues dans
la ville ayant de nouveau fait soulever la question, il n'avait pu se
contenir, et en punition de quelques paroles indiscrètes l'abbé l'avait
confiné pour un mois dans sa cellule.
Il n'avait pas encore accompli toute sa pénitence lorsqu'eut lieu la
visite dont nous venons de parler, mais il ne tarda pas à être instruit
LE LÉZARD DE SAINT-OMER. 217
de tout ce qui s'y était passé; on mit d'autant plus d'empressement
à venir le lui apprendre qu'on jouissait d'avance de sa confusion. On
ne réussit pourtant qu'à exciter sa colère : il traita tous les moines
de dupes et d'imbéciles, et finit par déclarer que, si on le lui permet-
tait, il passerait la nuit entière dans ce lieu où en plein jour ils n'o-
saient demeurer.
Sa demande transmise à l'abbé, et accompagnée de commentaires
charitables, fut accordée avec une facilité sur laquelle lui-même n'a-
vait peut-être pas compté. Quoi qu'il en soit, il fît bonne contenance,
et quand le soir on l'alla chercher à sa cellule pour le conduire au
lieu oii il devait passer la nuit, on le trouva prêt à partir, son bréviaire
sous le bras et sa lampe à la main. Plusieurs moines l'accompagnè-
rent jusqu'au seuil, dans l'espoir de surprendre sur son visage quel-
que signe de faiblesse; mais ils n'y virent guère que la pâleur accou-
tumée.
L'abbé, qui arriva au moment où la porte allait se refermer, pa-
raissait beaucoup plus ému ; il n'avait voulu qu'humilier un présomp-
tueux , et non jeter dans la gueule du loup un des membres du trou-
peau confié à sa garde. Jusqu'au dernier moment il avait espéré que
frère Anselme demanderait à être relevé d'un engagement téméraire,
et il fut aussi surpris qu'affligé de son obstination.
Que faire cependant? Il était affreux sans doute de laisser un
chrétien, un frère, ainsi exposé aux attaques d'un ennemi inconnu,
de l'ennemi du genre humain peut-être ! D'un autre côté , retirer la
permission accordée, n'était-ce pas se faire soupçonner de caprice ou
s'avouer coupable de précipitation? Or, tout ce qui pouvait porter
atteinte à la considération du chef, ne devait-il pas tendre à relâ-
cher les liens de la discipline et tourner en définitive au détriment de
la communauté, dont les intérêts, cependant, devaient être préférés
à ceux d'un seul homme?
Après avoir bien pesé tous les inconvéniens, l'abbé prit le parti de
laisser frère Anselme dans sa prison volontaire , mais de se tenir prêt
à lui porter secours au besoin.
Personne ne pouvait prévoir si ce serait aux armes spirituelles ou
aux armes temporelles qu'il faudrait avoir recours; aussi en même
temps qu'on préparait la croix, l'eau bénite, le formulaire pour les
exorcismes , on mettait en réquisition les fourches et les serpes du
jardinier. Tout cela fut apporté dans la pièce la plus voisine de la dé-
pense, où l'abbé vint s'installer bientôt avec deux des anciens du
couvent et quatre vigoureux frères-lais. Pour surcroît de précau-
218 REVUE DES DEUX MONDES.
lions, le maître des novices , homme que le sommeil n'avait jamais
surpris, s'était chargé de faire le guet en dehors de la porte.
Plusieurs heures s'étaient écoulées et n'avaient amené rien d'ex-
traordinaire; l'abbé commençait à se rassurer, car de son poste,
grâce au silence de la nuit, il pouvait distinguer les pas d'Anselme
qui se promenait en disant son bréviaire. Tout à coup ces pas s'ar-
rêtèrent, un cri se fit entendre, et les voûtes retentirent du bruit d'un
corps qui tombait pesamment. Aussitôton accourt , on entre... Anselme
était debout et semblait plus confus qu'effrayé. En le voyant sain et
sauf, l'abbé , qui l'avait cru mort, passa soudain de la crainte à la
colère.
— Que signifient, dit-il, de pareils cris, et comment se fait-il qu'un
si vaillant champion ait montré tant de peur quand nous ne lui trou-
vons aucun mal? Parlez; qu'y a-t-il? qu'avez-vous vu?
— Mon père , reprit le moine en inclinant la tête , je suis un homme
faible et j'étais un présomptueux. Je voulais pénétrer les mystères
de ce lieu, et quand l'occasion s'en offrait à moi, dans ma pusilla-
nimité , je l'ai laissée échapper... Tout ce que je puis dire , c'est qu'il
existe un chemin souterrain par lequel on pénètre ici. J'ai vu se sou-
lever la pierre qui en couvre l'entrée; seulement il m'a semblé (et la
peur sans doute fascinait alors mes yeux) voir sortir de ce caveau,
non pas un homme, mais un monstre à tête difforme... La lampe alors
s'est échappée de ma main, et aussitôt j'ai entendu la pierre retom-
ber avec un grand bruit.
Ce bruit, tout le monde l'avait entendu, et, quant au monstre, nul
n'avait env^e de le voir. On ne songea pas, par conséquent, à remuer
la pierre qui devait le couvrir ; mais un des frères-lais l'ayant frappée
du manche de sa fourche, le son qu'elle rendit ne permit pas de dou-
ter qu'il n'existât au-dessous un grand vide.
Le lendemain matin, frère Anselme, interrogé de nouveau, ne fit
que répéter ce qu'il avait déjà dit. Il était peut-être plus disposé en-
core que la veille à attribuer à sa frayeur tout ce qu'il semblait y
avoir d'étrange dans l'aventure. — La faible lueur que répandait sa
lampe ne lui permettait pas de bien distinguer les formes des objets...
Vraisemblablement le souterrain ne recelait qu'une bande de malfai-
teurs, qui avaient trouvé commode de s'approvisionner de vivres aux
dépens du couvent.
Du moment où il devenait probable que ce serait, non plus au dé-
mon, mais à des êtres mortels que l'on aurait à faire, il convenait
d'invoquer le secours du bras séculier. Le prieur, en conséquence ,
LE LÉZARD DE SAINT-OMER. 219
se rendit près des magistrats, qui étaient en ce moment même ré-
unis en conseil et tout aussi embarrassés de leur côté que lui l'était
du sien. Mais, par le plus grand des hasards, il se trouva que les
deux affaires pouvaient s'arranger mutuellement.
On avait jugé depuis quelque temps un gentilhomme, cadet de
grande maison, dont l'industrie pendant bien des années avait con-
sisté à rançonner les voyageurs et principalement les marchands de
Saint-Omer. On ne pouvait lui reprocher aucun meurtre; mais il
était dangereux de lui résister, et plusieurs de ceux qui l'avaient
tenté avaient été blessés grièvement.
La ville enfln s'était vue dans la nécessité de lever des troupes
contre ce brigand, et on était parvenu à le prendre avec quelques-
uns de ses compagnons. Les autres étaient morts en se défendant.
S'il avait lui-même succombé dans la bataille , tous ses parens en
auraient été ravis; mais ils ne pouvaient supporter l'idée de le voir
périr sur un échafaud, en vertu d'un jugement rendu par de minces
bourgeois, et ils le redemandèrent avec hauteur. Céder à une prière
accompagnée de menaces, était chose honteuse pour la ville; y résis-
ter, c'était prendre un parti hasardeux, car on avait affaire à une
famille puissante, alliée à tout ce qu'il y avait de grandes maisons
dans le pays.
C'était pour prendre une détermination à ce sujet que le conseil
s'était assemblé. On était déjà à peu près convenu qu'on surseoirait
à l'exécution du jugement, et qu'ensuite on ménagerait au coupable
une occasion de s'échapper. Il fallait toutefois qu'il consentît à pro-
fiter de cette occasion ; car, sachant les démarches que faisait sa fa-
mille, il se regardait déjà comme sûr de la vie, et il était assez témé-
raire pour rester, afin de mettre les magistrats dans l'embarras.
— J'ai un parti qui sauve toutes les difficultés, dit en rentrant dans
la salle du conseil un des échevins auquel Tabbé venait de conter les
évènemens de la nuit. 11 s'offre une expédition périlleuse; confions-la
au chevalier >yolfskruyt. S'il y succombe, nous serons délivrés de
lui sans que ses parens nous puissent demander compte de sa mort;
s'il réussit, nous trouverons dans le service qu'il aura rendu un pré-
texte honnête pour l'acquitter.
L'échevin entra alors dans les explications nécessaires, et il n'eut
pas de peine à faire adopter son avis. Il ne fut pas aussi facile de
déterminer le chevalier; du moins il fît mainte objection au greffier
qui vint lui proposer ces conditions.
— Je ne puis que perdre à ce marché, disait-il. Si c'est à des diables
220 REVUE DES DEUX MONDES.
que je dois avoir affaire , sans doute ils ne seront pas plus méchans
que vos robins ; mais si c'est à des hommes, ils auront plus de cœur...
Je pourrais accepter toutefois, tenté par la singularité de l'aventure,
mais ce ne serait qu'autant que l'amnistie s'étendrait à tous mes gens,
non-seulement à ceux qui sont sous les verrous, mais encore à un
autre, qui en ce moment court les champs, et que je voudrais avoir
près de moi dans l'expédition, si je consens à m'en charger.
Ces conditions furent acceptées sans hésitation par les magistrats,
qui s'attendaient à en recevoir de plus exorbitantes encore. Le soir
même, le fugitif se présenta sans qu'on put savoir comment il avait
été averti, et dès le lendemain matin toute la troupe se rendit au
couvent, où on l'attendait avec impatience.
Avant de procéder à l'attaque, Wolfskruyt s'occupa, comme s'il
se fût agi d'une de ses expéditions ordinaires, de réunir tous les
renseignemens qui pouvaient jeter quelque jour sur la force et sur
les mouvemens de l'ennemi. Il se fit décrire, par plusieurs des per-
sonnes qui avaient assisté au premier essai, les traces trouvées sur
la cendre; puis, pour le second, il interrogea Anselme sur diverses
circonstances, en apparence peu importantes, mais qui lui permet-
taient de juger jusqu'à quel point le frère avait pu se faire illusion.
Prenant ensuite ses gens à part :
— ' Ce grand flandrin de moine, leur dit-il, prétend avoir eu peur,
et cependant il semble n'être rien moins qu'un poltron ; pour menteur,
il ne l'est pas à coup sûr, mais il aura été pris pour dupe. Qui sait si
d'honnêtes personnes, de celles qui , pour raisons particulières, n'ai-
ment pas à travailler au grand jour, n'ont pas conçu l'idée de faire
de cette partie du couvent leur quartier-général? Dans ce cas, il est
tout simple qu'ils aient cherché à en chasser les moines par quelque
diablerie... Contre nous, il faudra qu'ils aient recours à d'autres
armes. Eh bien ! en supposant que ce soient des faux-monnayeurs ,
nos corselets sont à l'épreuve de leurs marteaux, et leurs casaques
seront une pauvre défense contre le tranchant de nos épées
Comme il faut tout prévoir cependant, voyons ce que nous ferions
si, comme ces papelards se l'imaginent, c'était quelque bête mon-
strueuse que nous eussions à combattre. J'avoue que je ne sais pas
trop quelles sont les allures d'un monstre; mais qu'importe? pour
terrible qu'il soit, il n'aura pas plus d'agilité que le cerf, plus de
force que l'ours , plus d'impétuosité que le sanglier, plus de ruse
que le renard, et nous pouvons réunir contre lui tous les moyens
qu'on emploie pour forcer ces différons animaux. Viennent donc les
LE LÉZARD DE SAINT-OMER. 221
épieux et les arbalètes, et n'oublions pas les fascines et le soufre,
pour pouvoir, au besoin , enfumer la bête dans son trou. Avec cela et
quelques limiers, la chasse ne sera pas longue, et il faut déjà songer
à préparer la buvette. Holà ! père cellerier, faites mettre deux brocs
de vin à rafraîchir; nous serons de retour dans une heure. Monsieur
l'abbé, faites-nous donner des pinces de fer pour soulever la pierre,
quelques solives pour la soutenir, et une demi-douzaine de fagots.
Tout était prêt depuis long-temps que Wolfskruyt n'avait point
encore paru; il vint enfln, jurant et pestant contre tous ceux qui
l'avaient retardé. D'abord il avait fallu batailler avec les échevins,
pour obtenir la quantité d'armes nécessaires; puis , le Mayeur, qui
entretenait une meute, pour se donner des air de grand seigneur,
avait voulu qu'on essayât ses limiers contre la bête inconnue, et près
de deux heures s'étaient passées avant qu'on les eût amenés des
champs. Pour comble de contrariété , le chevalier, en rentrant au
couvent, trouva complètement ivres les trois hommes qu'il y avait
laissés, et, comme le jour baissait déjà, il sentit qu'il était indispen-
sable de remettre la partie au lendemain.
Il voulut cependant , avant la nuit, visiter encore une fois les lieux ;
ce fut pour lui l'occasion d'un nouveau désappointement. Il vit qu'il
n'y avait à attendre des chiens aucun secours. D'abord, pleins d'ar-
deur, ils l'avaient précédé; bientôt ils ne firent plus que le suivre , la
queue serrée et l'oreille basse; enfin, arrivés sur le seuil, ils s'arrê-
tèrent tout court, hurlant piteusement, et il fallut que le valet de
meute vînt les reprendre, car seuls ils n'osaient ni avancer, ni re-
culer.
Wolfskruyt n'était pas homme à se laisser effrayer par de mau-
vais présages, ni rebuter par des contre-temps imprévus; il examina
avec une attention minutieuse la voûte, les murailles, le carreau,
et jusqu'au crochet où l'on suspendait les viandes. Ce crochet, qui
se guindait au moyen d'une poulie, était élevé de dix pieds au moins
au-dessus du sol. Comment le voleur, en supposant que ce fût un
animal, pouvait-il atteindre à cette hauteur? Cette réflexion, qui se
présentait à notre homme pour la première fois , l'occupait encore
lorsqu'il entendit quelqu'un approcher; c'était Anselme qui venait le
rejoindre. Le courage du bandit avait excité l'admiration du moine,
éveillé ses sympathies et peut-être piqué son amour-propre; son arri-
vée d'ailleurs ne contrariait nullement le chevalier, qui lui commu-
niqua ses remarques et alla jusqu'à lui demander des conseils; bref,
ces deux hommes, si différens de mœurs et de caractère, trouvèrent
222 REVUE DES DEUX MONDES.
assez de plaisir à converser ensemble pour que la nuit les surprît en
ce lieu. Avant d'en sortir, le chevalier, tournant les yeux vers la lu-
carne par laquelle arrivait encore un peu de jour : — Je m'étonne ,
dit-il, qu'on n'ait pas songé à faire observer de là-haut ce qui peut se
passer ici. Il est vrai que dans quelques minutes il y fera noir comme
dans un four.
— Il y fera clair, repartit Anselme avec une vivacité qui fit sourire
son compagnon ; il y fera clair, j'en réponds. Avant-hier j'ai pu voir
la lune à travers le soupirail, une grande partie de la nuit; elle avait
à peine disparu quand la pierre se souleva , et aujourd'hui elle se
couche une heure et demie plus tard. N'en doutez pas... nous ver-
rons tout ce que nous voulons voir.
Cela dit, et sans attendre de réponse, le moine entraîne son nouvel
ami et le conduit , à travers maints détours , jusqu'à l'ouverture
extérieure de la lucarne. Deux tonneaux sont dressés contre la mu-
raille, et, au moyen de quelques planches placées en travers, on a
bientôt construit une sorte d'échafaudage d'où l'on peut observer
commodément tout se qui se passe dans l'intérieur. Wolfskruyt s'y
poste aussitôt, et Anselme, après avoir obtenu l'agrément de l'abbé,
vient bientôt lui tenir compagnie.
Les heures se passent; la lune est arrivée à ce point de sa course
où elle éclaire le mieux le fond du caveau, et rien n'a encore paru.
Enfin un léger bruissement se fait entendre, et Anselme voit , comme
la première fois, la large dalle se soulever lentement; son compa-
gnon la voit comme lui, et tous les deux, après avoir échangé un re-
gard, se rangent de côté pour laisser libre accès aux rayons qui
pénètrent par le soupirail. Un animal au corps allongé, ondoyant, sort
par l'ouverture qui vient de se former; il se dresse sur sa queue,
saisit une des pièces de viande suspendues au plancher et la porte
vers son repaire; il répète plusieurs fois le même manège , et ce n*est
qu'après avoir dégarni entièrement le crochet qu'il rentre dans son
trou, dont l'ouverture, restée jusque-là béante, se referme bientôt
sur lui.
— Çà! que faisons-nous ici? dit Wolfskruyt après quelques instans;
voilà le rideau tombé; la première journée du mystère est jouée.
Bemain, je l'espère, nous aurons la seconde, et comme j'aurai à
y jouer un rôle, il sera bien que j'aille réparer mes forces.
— Quoi! s'écria Anselme tout alarmé, vous oseriez aller attaquer
ce monstre?
— J'oserais, dites-vous? Il paraît, frère, que je ne suis pas si bien
LE LÉZARD DE SAINT-OMER. 223
connu de vous que de vos échevins. C'est parce qu'ils me savent
capable de tout oser qu'ils m'ont conduit ici , au lieu de me mener
pendre, ce qui eût été une grande fête pour eux. S'il n'avait dû se
trouver dans votre dépense que des rats , c'est un chat qu'ils vous
eussent envoyé et non le chevalier de Wolfskruyt.
— Mais, chevalier...
— Mais, frère Anselme, sachez bien que ce n'est pas pour me diver-
tir que j'ai passé , debout et perché sur un tonneau comme un mé-
nétrier de village, la première nuit où j'aurais pu retrouver un bon
lit. J'aime à dormir comme tout flls de bonne mère , et si quelquefois
la lune me surprend en observation, c'est que le soleil doit bientôt
me voir en action. Ma veille, au reste, n'a pas été sans fruit, puisque
je connais votre voleur; mais il y avait un receleur que j'aurais aimé
à voir, le compagnon qui lui tenait la porte entrebaillée. Demain il
aura ma visite.
Le lendemain , en effet ,Wolfskruyt était armé dès l'aube, et il allait
partir pour réveiller ses gens lorsqu'il vit entrer frère Anselme. Le
moine venait, non plus pour essayer de le faire renoncer à sa péril-
leuse entreprise ( il sentait que ce serait peine perdue ), mais pour
lui rappeler qu'il pouvait, dans quelques heures, être brusquement
retiré du monde, et le préparer au compte qu'il aurait à rendre dans
l'autre.
Il y avait long-temps que le chevalier n'avait reçu d'un homme de
bien quelque marque d'intérêt, et il ne fut pas insensible à celle-ci;
d'ailleurs il n'eut pas le temps de se fatiguer du sermon, qui fut
promptement interrompu par l'arrivée de ses hommes. Après les
avoir instruits , en peu de mots , des évènemens de la nuit , il les
conduisit sur le lieu où devait s'engager l'action et leur distribua les
rôles.
— Vous que j'ai vus manier si bien le levier, quand il fallait faire
sauter une porte des gonds ou se frayer un passage au travers d'une
muraille, vous ne serez pas embarrassés pour me soulever cette
pierre; toi, tu l'empêcheras de retomber, en poussant cette poutrelle;
pour nous, soyons prêts, dès que la brèche sera ouverte, à saluer
d'une bonne volée les habitans du château noir.
Ces ordres furent exécutés avec la précision qu'on eût pu atten-
dre des soldats les mieux disciplinés. La pierre, ébranlée parles mou-
vemens alternatifs de deux fortes pinces de fer, monta peu à peu et
enfin laissa voir une étroite ouverture à travers laquelle volèrent aus-
sitôt trois carreaux d'arbalète. Au même instant une sorte de ron-
224 REVUE DES DEUX MONDES.
flement ou plutôt le bruit d'un soufle très fort se fit entendre , et il
sortit du trou une vapeur empestée.
On avait vu briller dans l'ombre quatre points enflammés, mais
qui s'étaient sur-le-champ obscurcis.
La dalle écartée, on aperçut une sorte de chemin souterrain qui
descendait par une pente peu rapide et semblait se prolonger fort
loin ; d'ailleurs il était trop tortueux pour que le regard ou le trait
d'une arbalète en put sonder la profondeur.
— Jusqu'où faudra-t-il aller chercher les coquins? dit à demi-voix
Wolfskruyt.
— Les chercher ! reprit brusquement l'homme qui portait d'ordi-
naire la parole, quand la bande avait quelque chose à objecter aux
propositions du chevalier; les chercher! et par où, s'il vous plaît?
Certes, ce n'est pas là un chemin fait pour des chrétiens !
— Ni par des chrétiens, camarades; aussi allons-nous les traiter
en francs hérétiques, avec la poix et les fagots.
Donné ainsi gaiement, l'ordre fut exécuté sans murmures, et l'ora-
teur de la troupe fut tout le premier à lancer, au fond de l'antre,
une bourrée enflammée. Bientôt il y eut un énorme brasier; mais si
les assiégés devaient souffrir du feu, les assiégeans, de leur côté
commençaient à être fort incommodés de la fumée, et bientôt, pour
n'être pas suffoqués, ils se virent contraints à faire leur retraite.
Cependant le feu continuait, et, comme on en observait de loin les
progrès, on vit tout à coup les charbons ardens s'agiter et sortir
précipitamment un grand animal, le même que Wolfskruyt avait
entrevu cette nuit, et qu'il reconnut maintenant pour un immense lé-
zard. Ce n'est pas tout, derrière cette bête en venait une autre non
moins étrange par sa taille, car pour les formes elles étaient bien
connues : c'étaient les yeux saillans, le large ventre, les pattes cour-
tes d'un crapaud; mais ce crapaud était large comme l'écu d'un
homme d'armes, son dos était gonflé, et sa peau, noircie parle feu,
fumait comme le fer rouge qu'un forgeron éteint dans l'eau.
— A ce traînard ! cria Wolfskruyt , et que tous les coups portent.
Tous les coups portèrent, en effet; mais, percé de six carreaux,
l'animal ne s'arrêta pas, et il s'alla rencoigner dans l'angle le plus
obscur de la salle. Les traits lancés par les arbalètes vinrent bientôt
l'y frapper. Tourné vers les assaillans, il les regardait avec des yeux
enflammés, il soufflait violemment , s'élevait sur ses pattes informes,
et continuait encore à gonfler son corps qui paraissait près d'éclater.
LE LÉZARD DE SAINT-OMER. 225
Une troisième volée cependant le fit retomber sur le ventre, et, après
s'être débattu quelques instans, il resta pour toujours immobile.
Restait le lézard, qui ne promettait pas une victoire aussi aisée,
car il était armé de pied en cap , et son harnais , comme on ne tarda
pas à le reconnaître, était à l'épreuve du trait. Il occupait aussi un
des angles du fond de la salle, et il s'y était tenu en repos tant que
l'attaque n'avait été dirigée que contre son allié. Mais à peine eut-il
senti le choc des premiers carreaux, qui tous d'ailleurs rebondirent
sur ses écailles, qu'il commença à donner des signes de la plus vio-
lente colère. 11 battait la terre de sa queue, soufflait avec violence,
piétinait, se cabrait, et semblait à tout instant prêt à s'élancer sur
ses agresseurs. Cependant il n'avait pas encore quitté son fort et déjà
on parlait de l'y aller relancer, lorsqu'un trait venant à l'atteindre
dans l'œil , la douleur acheva de le rendre furieux , et il se précipita
vers ses ennemis.
Si Wolfskruyt avait senti à ses côtés un seul homme d'un courage
égal au sien, il eut attendu le monstre de pied ferme; mais tous ses
gens avaient fui, et il entendait derrière lui le bruit confus de leurs
pas qui retentissait comme le roulement d'un tonnerre dans les longs
corridors. — Où courez-vous, lâches? cria-t-il; et cependant il cou-
rait lui-même de manière à les avoir bientôt rejoints , lorsqu'il vit
tomber devant lui, non un de ses compagnons , mais un moine, dont
les pieds s'étaient embarrassés dans les plis de sa longue robe. Ce
moine, c'était Anselme, qui, troublé de noirs pressentimens, avait
voulu se tenir près du heu du combat pour pouvoir, au besoin, assis-
ter le chevalier et l'aider à bien mourir.
Wolfskruyt avait passé outre; un mouvement généreux le ramena.
11 était temps; le monstre arrivait, et il se rua en aveugle sur l'épieu
que lui opposait le chevalier. L'épieu se rompit de la violence du
choc; mais l'animal fut arrêté tout court. Blessé au museau, il se
dressa sur ses pieds comme un cheval qui se cabre , et il allait retom-
ber de tout son poids sur son ennemi désarmé, quand l'intrépide
Wolfskruyt s'élança vers lui, le saisit au corps et le serra étroite-
ment dans ses bras.
Ils vinrent à terre en même temps sans se séparer, et sans pou-
voir se nuire. Cette horrible lutte cependant ne fut pas de longue
durée, car le chevalier étant parvenu à saisir sa dague, en frappa le
monstre sous l'aisselle; la dague entra jusqu'à la garde.
Le coup était mortel, et le chevalier s'en aperçut bientôt, mais il
se hâta trop de lâcher prise ; au moment où il se relevait , l'affreux
TOME XII. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
lézard, qui se débattait dans les dernières convulsions , l'atteignit
au cou de ses redoutables griffes, et le renversa près de lui.
Ce fut en vain qu'Anselme essaya d'arrêter le sang qui jaillissait
de la blessure; il reconnut bientôt qu'il ne restait à son généreux
défenseur que quelques instans à vivre , et il ne songea plus qu'à
l'aider à bien mourir. Le chevalier ne pouvait parler, mais il pressa
la main du moine , qui prononçait pour lui son in manus, et celui-ci,
en lui voyant fermer les yeux , eut du moins la consolation de penser
qu'il mourait repentant et pardonné.
Ainsi finit le chevalier, qui aurait peut-être laissé la réputation
d'un héros, si la fortune lui eût offert, dès sa jeunesse, l'occasion
d'employer son courage dans de nobles entreprises. La ville lui fît
de pompeuses obsèques ; mais Anselme fut le seul homme qui le
pleura. Ses parens furent ravis de le voir finir par une action hono-
rable. Quant aux lâches qui l'avaient abandonné, ils retombèrent
tous successivement entre les mains de la justice et périrent par la
corde.
Les deux animaux, dont le couvent s'empressa de faire enlever
les cadavres, ont été cependant conservés comme un témoignage de
cet étrange événement, et l'on peut encore aujourd'hui les voir l'un
et l'autre suspendus à la voûte d'une des principales églises de Saint-
Omer. Le lézard est long de dix brasses , le crapaud est large comme
le plus grand bouclier.
Les savans ont beaucoup raisonné sur les moyens qu'employaient
les deux animaux pour remuer l'énorme dalle; l'opinion la plus gé-
nérale, c'est que le crapaud, se gonflant par l'effet de son propre
poison, soulevait la pierre et ouvrait ainsi une sortie au lézard,
lequel, grâce à la longueur de son corps, pouvait saisir les viandes,
auxquelles l'autre n'aurait pu atteindre. Il n'y avait qu'un besoin ré-
ciproque qui pût maintenir l'alliance des deux voleurs; une amitié
désintéressée ne peut exister qu'entre des êtres vertueux. »
m.
— La peste soit du conteur, s'écria mon ami lorsque j'eus achevé
la lecture; j'ai écouté jusqu'au bout son prolixe récit, et la seule cir-
constance que je voulusse connaître, est justement celle dont il a
oublié de parler.
— Etjaquelle, s'il vous plaît?
LE LÉZARD DE SAINT-OMER. 227
— Le nom de l'église où l'on voyait les deux animaux ; mon père,
qui a été élevé à Saint-Omer, a vingt fois cherché à se le rappeler.
J'espérais pouvoir lui donner cette petite satisfaction.
— TI y a donc quelque fait réel sur lequel on a bâti cette histoire.
— Sans doute comme il y en a au fond de presque tous les contes
populaires; mais venez, il va vous conter tout lui-même...
Nous passâmes dans la chambre du vieillard, dont j'étais devenu
le favori , parce que je pouvais au besoin lui fournir un couplet de
quelque vieille chanson quand il ne la retrouvait pas tout entière
dans sa mémoire.
— Mon père, n'est-il pas vrai que vous avez vu le crapaud et le
lézard de Saint-Omer?
— Oui, et bien plus souvent que je n'aurais voulu, car ils étaient
dans l'église où chaque dimanche mes tantes me menaient entendre
vêpres, pendant que mes camarades étaient aux champs à se divertir.
— Vous avez vu un lézard long de cinquante pieds et un crapaud
large comme un bouclier.
— Non , mais un crododile de dix à douze pieds de longueur, et une
tortue qui était, je crois, plus grande que vous ne le dites. Vous re-
marquerez, ajouta-t-il, qu'en Flandre, de même qu'en Allemagne, le
nom par lequel on désigne la tortue signifie crapaud à plastron
[SliiUl Pad, et Shild Krote); je ne doute pas que ce nom bizarre n'ait
été, dans une foule de lieux, l'origine de contes tout aussi ridicules
que celui qu'on fait à Saint-Omer que celui qu'on y faisait jadis ,
dirai-je plutôt, car Téglise est détruite depuis long-temps, et l'histoire
est peut-être déjà oubliée.
P. P. Lecacheux.
15.
DU PHILOPŒMEN
DE M. DAVID.
Le PliUopœmen de M. David n'a pas trompé nos espérances ; c'est
un ouvrage très remarquable et qui soutient dignement la réputation
de l'auteur. L'étude de cette statue ne sera pas sans proflt pour les
sculpteurs de notre âge ; cependant il y a lieu de discuter la compo-
sition et le style de cette statue, soit en consultant l'histoire de la
sculpture , soit en interrogeant la nature du sujet et les intentions du
statuaire. Le sujet choisi par M. David ne manque certainement pas
d'intérêt ; mais pour le plus grand nombre des spectateurs Philo-
pœmen est une flgure plutôt qu'un personnage. La biographie du
guerrier mégalopolitain est non-seulement étrangère aux hommes
du monde, mais à demi effacée de bien des mémoires studieuses, et
cet oubli est un malheur pour M. David. Quand on lit les noms gra-
vés sur la plinthe des statues récemment placées aux Tuileries, il
est difficile de s'expliquer quelle pensée a présidé à la décoration de
ce jardin. Nous ne contestons pas la valeur sculpturale des sujets
grecs; nous croyons au contraire que la patrie de Phidias offre au
ciseau des thèmes excellens et innombrables ; mais la décoration d'un
jardin doit être conçue autrement qu'un musée. Il ne s'agit pas de pla-
cer aux Tuileries des statues remarquablespar leur mérite individuel,
mais bien d'assortir et d'ordonner les idées exprimées par ces statues,
de telle sorte qu'elles intéressent les promeneurs, non-seulement par
le mérite de l'artiste, mais encore, et selon nous ce dernier point est
fort important, par l'ensemble des sujets traités. Or, est-il possible de
deviner pourquoi Péridcs précède Phidias , pourquoi le Soldai labon-
DU PHILOPOEMEN. 229
reur des Géorgiques est placé près de Cincinnntiis y pourquoi Spar-
tacus et Ttiémistocle séparent Cincinnaim de Pliilopœmen? Le Mino-
taure et Proméihée, Alexandre et le Soldat de Marathon donnent lieu
à la même question. Avec la meilleure volonté du monde, il n'est pas
permis de croire que M. Fontaine, qui prétend continuer Philibert
Delorme et Lenôtre, et qui même s'attribue le droit de les corriger,
ait délibéré pendant une matinée sur le choix des figures qu'il place
aux Tuileries. Livré tout entier aux soucis de la maçonnerie, il n'a
pas daigné discuter avec l'intendant de la liste civile le nom et la
patrie des personnages qui devaient garnir les piédestaux; pour lui,
toute la question se réduit à distribuer en face du château un certain
nombre de blocs de Carrare. Que les personnages soient grecs,
romains ou français, peu lui importe. S'il n'eut consulté que son
goût, si personne ne fût intervenu dans la distribution des travaux
de sculpture , il est probable que M. Fontaine eût préféré aux sta-
tues que nous venons de nommer une douzaine de vases exécutés par
M. Plantard; heureusement l'intendant de la liste civile ne partage
pas le goût de M. Fontaine pour la caricature des vases antiques et
des vases florentins, et si la plupart des statues nouvelles placées aux
Tuileries sont au-dessous de la critique, du moins faut-il reconnaître
qu'elles sont préférables aux vases, aux lions et aux candélabres de
M. Plantard. Si l'on excepte le Phidias , le Proméihée et le Pliilopœ-
luen, pas une de ces statues ne mérite l'honneur de l'analyse; Pé-
ricies et Thémistocle sont d'une égale médiocrité. Mais il était certai-
nement possible de tirer bon parti de ces figures, et quoiqu'elles
soient d'une vulgarité rebutante, nous les préférons aux œuvres
de M. Plantard. N'y avait-il donc pas moyen de concevoir pour la
décoration des Tuileries une série de statues en harmonie avec le
bon sens , avec le goût des promeneurs, avec les idées qui préoccu-
pent la société contemporaine? N'eût-il pas été naturel de demander
aux statuaires français un choix de figures prises dans l'histoire
de France? Le caractère païen des figures et des groupes distri-
bués dans le jardin ne s'opposait pas à l'accomplissement de cette
idée; car il n'était pas nécessaire de soumettre la décoration sculp-
turale des Tuileries aux lois d'une impérieuse unité. Ce qui eût été
sage dans un jardin nouveau, devenait puéril dans un jardin com-
mencé depuis long-temps. D'ailleurs , je le demande, comment Phi-
dias et Pliilopœmen s'accordent-ils avec les groupes de Coustou et de
Lepautre? Sans imiter le ridicule exemple du patriotisme anglais, qui
a représenté le duc de Wellington sous les traits d'Achille, il est per-
230 REVUE DES DEUX MONDES.
mis de placer aux Tuileries les guerriers et les hommes d'état qui
ont consacré leur vie au bonheur et à la gloire de la France. Pour ex-
citer l'admiration et la sympathie, il n'est pas nécessaire de prêter à
Bayard et à Duguesclin les traits d'Hector et d'Agamemnon. La cui-
rasse ei la cotte de mailles , quoique moins belles sous le ciseau que
la chair vivante , seront toujours , pour un sculpteur habile, l'occa-
sion d'un triomphe. Pourquoi la liste civile n'a-t-elle pas placé aux
Tuileries des flgures tirées de l'histoire de France? Je ne crois pas
qu'elle puisse le dire. Elle a trouvé plus simple de demander à chaque
sculpteur une statue , quelle qu'elle fût ; et voyez ce qui est arrivé.
Chacun a suivi son penchant sans s'inquiéter de ce que les autres
allaient faire, et la médiocrité commune au plus grand nombre de
ces ouvrages est devenue plus frappante encore par le caprice indivi-
duel qui a présidé au choix des sujets. Puisque chacun n'a consulté
que lui-même, et a déployé librement toutes ses facultés, nous som-
mes en droit de demander à chacun un bon ouvrage; l'indulgence
n'est pas permise en face de ces œuvres insignifiantes dont les au-
teurs ont choisi le thème et le programme. Les statues des Tuileries
conflrment victorieusement et d'une façon déplorable ce que nous
avons si souvent répété en parlant de la distribution des travaux de
peinture et de sculpture. Si la composition et l'exécution de ces sta-
tues eussent été conflées à un seul homme, et certes une pareille hy-
pothèse n'a rien d'extravagant, nous n'aurions pas à regretter l'in-
cohérence que nous signalons. Si un seul homme eût été chargé de
cette décoration, quelle que fût la pente de ses préférences, qu'il se
décidât pour la Grèce ou pour la France, pour la Judée ou l'Italie,
du moins il eût mis de l'unité dans son travail; il n'aurait pas mis en
loterie les noms des personnages destinés à orner le jardin. Mais la
raison voulait que le statuaire, libre dans la composition et l'exécution
de son œuvre, acceptât et ne choisît pas les personnages conflés à
son ciseau. Et comme il est assurément plus facile d'appeler l'intérêt
sur l'histoire nationale que sur l'histoire grecque ou romaine, tout
se réunissait pour prescrire à la liste civile le choix de personnages
français. En livrant au hasard le sujet des ouvrages qu'elle demande,
elle manque à la mission qu'elle s'est donnée, dont elle se glorifie;
au lieu d'encourager les arts, que les chambres négligent comme
inutiles, elle les déprave et les abâtardit. En plaçant sur la même ligne
M. Lemaire et M. David, M. Debay et M. Pradier, en mettant le ta-
lent éprouvé au même rang que la médiocrité authentique, elle trahit
les intérêts qu'elle prétend protéger.
DU PUILOPOEMEX. 231
Le Pli'dopœmen de M. David est assurément la meilleure de toutes
les statues nouvelles placées aux Tuileries. Il y a dans le Phidias et
le Prmnéllicc des morceaux excellens; mais la figure de Philopœmen,
envisagée sous le double rapport de la composition et de l'exécution,
est un ouvrage plus harmonieux et plus logique. Le moment choisi
par M. David est la bataille de Sellasie où Philopœmen, blessé dan-
gereusement, retire de sa cuisse un javelot que personne n'osait
arracher. Plutarque dit formellement que les deux cuisses de Philo-
pœmen furent traversées, et que le guerrier mégalopolitain brisa
d'abord le javelot en deux morceaux par la violence de ses mouve-
mens, et retira séparément les deux tronçons; mais je conçois très
bien que jI. David n'ait pas suivi la version de Plutarque, car il eût
été difficile, dans un morceau ronde bosse, de trouver, pour cette
double blessure et pour les mouvemens convulsifs de Philopœmen,
un ensemble de lignes heureuses; le respect littéral du texte grec
n'eût été qu'une puérilité. Il est vraisemblable que M. David a voulu
exprimer le courage militaire; et si telle a été son intention, le trait
cité par Plutarque n'a pas besoin d'être scrupuleusement traduit pour
exciter notre admiration et notre sympathie. L'omission d'un détail
sans importance ne peut inquiéter que les archéologues et ne nuit
en rien à l'œuvre du sculpteur. A mon avis , la mort de Philopœmen
offre plus d'intérêt que le trait choisi par M. David; le guerrier sep-
tuagénaire qui , avant de boire la ciguë que lui envoie le vainqueur,
s'informe du sort des cavaliers qui l'ont abandonné, et qui, en ap-
prenant qu'ils sont sauvés , remercie le bourreau de cette bonne
nouvelle, est plus grand que le guerrier de trente ans qui surmonte
la douleur pour retourner au combat; mais ce glorieux épisode ne
convient qu'au bas-relief, et M. David ne pouvait le traiter dans les
conditions qui lui étaient imposées. Le sujet qu'il a choisi exige l'ex-
pression de trois sentimens, le courage, la souffrance et l'enthou-
siasme. Si ces trois sentimens sont nettement exprimés, quelle que
soit l'ordonnance des lignes, quel que soit le style des morceaux, le
statuaire peut s'applaudir, et aux yeux du plus grand nombre son
œuvre est complète. Or, nous nous plaisons à reconnaître que le
Philopœmen de M. David exprime clairement le courage, la souf-
france et l'enthousiasme. La douleur est empreinte sur le visage; mais
la tête tournée vers le ciel révèle chez le héros une pieuse espérance,
une belliqueuse ardeur; quant au courage, il est écrit en caractères
éclalans dans la contraction de la main gauche qui serre la cuisse
•blessée, tandis que la main droite arrache le javelot. Ainsi M. David
232 REVUE DES DEUX MONDES.
n'a manqué à aucune des conditions impérieuses du sujet, il a res-
pecté fldèlement le caractère du personnage, et le sens de l'action
qu'il avait à retracer. Au premier aspect, j'en conviens, son Pliilo-
pœmenne semble pas exempt d'une certaine emphase; mais si l'étude
n'efface pas cette impression , elle ne tarde pas à l'expliquer et à la
justifler. L'action de Philopœmen n'a pu s'accomplir que sous l'em-
pire d'une vive exaltation ; en arrachant le javelot qui venait de lui
traverser la cuisse, il a dû exprimer, dans son attitude, dans les
traits de son visage, l'emphase que M. David lui attribue. J'excuse
pareillement l'arme placée dans la main gauche de Philopœmen. Il
ne faut pas oublier, en effet, que le chef de la cavalerie achéenne
brûle de retourner au combat, à l'ennemi qui est devant lui, et mal-
gré sa blessure, il ne peut quitter le fer dont il va se servir. Toute-
fois l'emphase de cette figure serait moins sensible et ne choquerait
personne si l'auteur se fût abstenu de supprimer l'armure de Phi-
lopœmen. Je sais que le nu, la chair proprement dite, est le triomphe
de la statuaire ; je sais que les sculpteurs de l'antiquité étaient habi-
tués à représenter les héros, comme les dieux, complètement nus,
ou les enveloppaient tout au plus d'une draperie légère pour donner
aux Hgnes de la flgure plus de grâce ou de majesté; mais la pratique
des sculpteurs grecs et l'importance du nu dans la statuaire, sont
loin de justifier le parti adopté par M. David. Car la plupart des sta-
tues antiques représentent des personnages immobiles, le type idéal
d'un héros plutôt qu'un homme engagé dans une action déterminée.
Si donc M. David eût été chargé de restituer pour un musée la statue
de Philopœmen j placée, lui vivant, dans le temple de Delphes, je con-
cevrais très bien l'absence de l'armure ; mais il a voulu nous montrer
Philopœmen à la bataille de Sellasie ; et ce moment est tellement dé-
terminé, tellement précis, que nous désirons naturellement retrouver
dans la réalité du personnage la réalité de l'action. Nous concevons
difficilement le casque sans la cuirasse, et le baudrier suspendu à
l'épaule nue du héros étonne les yeux les plus complaisans. L'absence
de l'armure est d'autant plus singulière que Philopœmen aimait la
magnificence militaire presque autant qu'un guerrier ottoman. Il
avait décidé la jeunesse opulente de Mégalopolis à briser toutes ses
coupes ciselées, à déchirer la pourpre de ses manteaux et à dépenser
le plus clair de ses revenus en casques et en cuirasses. Les jeunes
femmes, par son conseil, s'empressaient à orner de broderies les ar-
mures destinées à la défense du pays. Philopœmen avait cherché à ex-
citer parmi ses soldats une émulation qui n'est pas sans analogie avec
DU PHILOPOEMEN. 233
la chevalerie du moyen-âge. Je regrette que M. David n'ait pas tenu
compte de cette donnée; car il pouvait, en la respectant, conserver
toute l'énergie du personnage. Sans sacrifier la chair à l'airain, sans
cacher l'homme sous la cuirasse, il pouvait couvrir une partie de
la poitrine , et traiter le casque de Philopœmen avec moins de sim-
plicité. Il avait dans le casque d'Ajax un bel exemple à suivre; il
pouvait semer sur l'airain les quadriges haletans. Le bouclier sur-
tout appelait la magnificence; car Philopœmen , qui lisait tantôt la
tactique d'Evangelus, tantôt les poèmes d'Homère, portait dans le
gouvernement de son armée le même goût que dans ses lectures.
Non-seulement il surveillait, il multipliait, il variait les manœuvres
de ses escadrons avec cette sagacité que Polybe et Folard ont admi-
rée; mais il s'occupait d'élargir et d'enrichir les boucliers de ses
soldats , et ses lieutenans s'abritaient derrière un chant de i'ihade.
Je crois sincèrement que le Pliilopœmen de M. David , couvert dune
riche armure , n'eût rien perdu de sa grandeur ni de son idéa-
lité ; car les armures grecques étaient loin d'avoir le même poids
et d'offrir la même sécurité que les armures du moyen-âge ; elles
ornaient plutôt qu'elles ne couvraient le corps; elles rehaussaient
la beauté, et laissaient aux parties nues toute leur valeur sculptu-
rale. Il eût été bien facile à M. David d'éviter ces légers reproches,
et de faire entrer dans son œuvre les élémens que l'histoire lui indi-
quait; il est évident qu'il a négligé l'armure pour la chair, le général
de l'armée achéenne pour l'homme pris en lui-même, l'archéologie
pour la sculpure.
L'étude successive des différentes parties du. Philopœmen est pleine
d'intérêt et diminue les regrets que nous inspire l'omission de plu-
sieurs détails historiques. La tête, le torse et les membres sont trai-
tas avec tant de soin, et je puis dire avec tant d'amour, que la pré-
férence accordée par M. David à l'homme pris en lui-même semble
justifiée. Quant à nous , sans méconnaître les droits de l'histoire dans
un sujet historique, nous placerons toujours la vérité humaine au-
dessus de la réalité locale et passagère, et c'est au nom de la vérité
humaine que le Phïlo-pœmen de M. David nous paraît digne de la plus
haute estime. Le style de la tête s'accorde très bien avec la nature
des sentimens que le statuaire a voulu exprimer; les pHs du front et
le regard inspiré peignent fidèlement les émotions diverses du géné-
ral achéen. Le type du visage s'éloigne heureusement des types con-
sacrés dans l'école; rien de systématique dans la division des plans,
nulle symétrie officielle dans l'ordonnance des lignes, mais de l'ani'
234 REVUE DES DEUX MONDES.
mation, de l'ardeur et de la souffrance. Les narines dilatées, les lè-
vres palpitantes, retracent énergiquement ce qui sepasse dans l'ame
du héros. On sait que Philopœmen ne fut jamais célèbre pour sa
beauté; M. David a donc bien fait de ne pas prêter à son modèle une
élégance inutile. Il a cru pouvoir se priver de cette ressource vul-
gaire, et il a eu raison. Peut-être serait-il permis de lui reprocher,
sans injustice, l'âge qu'il a donné à sa figure. Philopœmen est mort
à soixante- dix ans, mais le moment choisi par M. David se rapporte
aux débuts militaires de Philopœmen; car le général achéen n'avait
que trente ans à la bataille de Sellasie, et n'avait pas encore pris le
commandement en chef de l'armée. Je m'explique facilement pour-
quoi le statuaire a vieilli son modèle; mais cette explication , qui se
présente naturellement, décèle chez l'auteur une injuste défiance. Il
a voulu évidemment se donner le plaisir et la gloire de chercher dans
le marbre la chair d'un vieillard; il a craint, en laissant à son mo-
dèle l'âge viril que lui donne l'histoire, de demeurer trop loin des
monumens de l'art grec. Il a violé la chronologie pour donner à son
œuvre l'attrait de la nouveauté, pour présenter le modèle humain
sous un aspect que l'art grec s'est rarement proposé. A notre avis cette
pusillanimité doit être blâmée d'autant plus sévèrement que le style
adopté par M. David pour toutes les parties de sa figure s'éloigne
absolument de l'art antique. Si l'on cherchait dans l'histoire de la
sculpture un homme dont les ouvrages rappelassent le style du
Phiiupœmen , le nom de Puget se présenterait sur-le-champ à la
mémoire; car entre le PhUopœinen et le Milon il y a une évidente
parenté. Il eût donc été facile à M. David de respecter l'âge viril
de son modèle, et de traiter cette donnée d'une façon originale.
En donnant au général achéen cinquante ans au lieu de trente, il
a été nouveau comme il le voulait, mais il a diminué la gloire du
succès en diminuant le nombre des points de comparaison. Les
épaules et la poitrine sont pleines de vie et de puissance, et seul entre
tous les statuaires contemporains , M. David pouvait les traiter avec
une telle largeur; cependant le goût conseillait, je crois, d'omettre,
ou du moins de combler partiellement les fossettes claviculaires, et de
donner aux chairs de la poitrine plus de fermeté. La réalité, je le sais,
donne à peu près constamment ce que M. David nous montre, mais
le devoir du sculpteur n'est pas et ne sera jamais d'adopter la réalité
tout entière. Pour lutter avec la nature vivante, il ne faut pas oubher
les élémens dont l'art dispose ; or, le ciseau n'a que la forme à pétrir,
c'est à la forme seule qu'il emprunte ses moyens d'action. La cou-
DU PHILOPOEMEN. 235
leur, la transparence, la vie qui lui sont refusées, modifient singu-
lièrement la forme du modèle humain; c'est pourquoi la raison con-
seille au statuaire d'omettre les détails que la forme est inhabile à
traduire sans le secours de la couleur et de la transparence. Il n'est
permis qu'aux esprits frivoles d'identifier l'art et la réaHté ; la diffé-
rence profonde qui les sépare est, depuis long-temps, une vérité vul-
gaire pour M. David , et pour tous les artistes qui prennent la sculp-
ture au sérieux. La partie abdominale du torse, sans donner lieu aux
mêmes objections que la poitrine, n'est peut-être pas traitée avec
assez de simplicité. L'attitude imprimée au modèle justifie certaine-
ment les plis du ventre , mais il n'était pas nécessaire d'indiquer avec
tant de précision la topographie anatomique des parties latérales et
inférieures. Moins de science et plus de simplicité eussent été d'un
meilleur effet.
La cuisse et la jambe gauche ne laissent rien à désirer. La jambe
porte bien, et les détails ne sont pas trop multipliés; la force est évi-
dente, et le style est pur. La cuisse droite, celle qui est traversée par
le javelot, mérite les mêmes éloges. Le dessin et le mouvement de
la jambe droite sont d'une énergique vérité; mais il me semble que
l'espace laissé entre le premier et le second orteil n'est pas néces-
saire et donne au pied droit un mauvais aspect. Il eût été possible de
conserver l'énergie du mouvement en omettant ce détail mesquin.
La partie antérieure des bras est généralement excellente; il sérail
difficile d'exprimer la force avec plus d'élégance. Mais je reprocherai
à M. David d'avoir trop multiplié les détails réels dans le coude des
deux bras; les plis de la peau, qu'il a cru devoir traduire fidèle-
ment, me semblent très inutiles et nuisent à l'effet général. Ici, comme
pour la poitrine , le goût conseillait impérieusement la simplicité.
M. David, en cédant au désir de reproduire la réalité, a troublé
l'harmonie de son œuvre.
L'avis que j'exprime sera, je crois, partagé par les admirateurs
les plus sincères de M. David. Personne ne voudra contester le mé-
rite éminent du Philopœmcn ; mais les ennemis les plus résolus de la
couleur locale regretteront que l'auteur, par amour pour la sculp-
ture du nu, ait négligé plusieurs détails historiques, dont l'art pou-
vait très bien s'accommoder. Sans exagérer la valeur de ce reprocîie,
ils croiront que le devoir de M. David était de concilier la vérité hu-
maine et la rcalité de l'histoire. Ils s'accorderont à louer la science
et l'habileté qui se révèlent dans toutes les parties du PhiUqjocmen ^
mais ils penseront, comme nous, que plusieurs détails, utiles à con-
236 REVUE DES DEUX MONDES.
naître , eussent été omis avec avantage. Le statuaire n'en sait jamais
trop; mais le goût lui commande souvent de ne pas montrer tout ce
qu'il sait. L'art grec, si justement admiré, et dont les monumens se-
ront, pour les générations futures, un éternel motif d'émulation, un
sujet inépuisable d'études , se distingue surtout par la simplicité.
Mais simplifler, qu'est-ce autre chose qu'omettre les élémens mes-
quins et agrandir les élémens importans? C'est à la pratique assidue
de l'exagération et de la simpliflcation qu'il faut rapporter la beauté
de l'art grec; c'est au nom de ce double principe que nous avons jugé
le Philopœmen.
Gustave Planche.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
SS^Qi^Q^
14 octobre 183".
La dissolution est prononcée, et la chambre des pairs compte cinquante
membres de plus. Ce sont là les deux grands évènemens de la quinzaine ,
évènemens prévus, annoncés depuis long-temps, mais que l'impatience
publique accusait de se faire trop attendre, et dont les intéressés devançaient
néanmoins de toutes parts la promulgation officielle. On ne s'attendait pas
généralement à une création de pairs aussi nombreuse. Mais il paraît que
les demandes de pairie s'étaient multipliées au-delà de toutes les bornes
qu'on avait d'abord assignées à cet exercice de la prérogative royale, à
mesure que les prétendans possibles avaient l'occasion de comparer leurs
titres à ceux des personnes que désignaient comme déjà placées sur la liste
les demi-révélations de la presse et les bruits de salon. Il a donc fallu comp-
ter au moins avec quelques-unes des candidatures qui surgissaient chaque
jour, et comme en effet les catégories de la loi sont très larges, comme elles
admettent expressément un très grand nombre de titres, il n'est pas éton-
nant que dans les législatures passées et présentes , dans les cours royales ,
dans les conseils-généraux, l'état-major des armées de terre et de mer, la
diplomatie active ou en retraite, que sais-je encore? parmi les anciens mi-
nistres , dans les académies , on ait trouvé cinquante noms à transporter
dans la chambre des pairs. On en aurait trouvé cent, si l'on avait voulu;
car cette .aristocratie légale de fonctions, de services rendus, de mérite
très réel, est nécessairement fort étendue dans un grand pays comme la
France et dans l'immense personnel administratif, diplomatique, militaire,
que présente ce livre précieux, manuel de tout homme politique, VAlma-
nach Royal. Aussi, à très peu d'exceptions près, ne se demande-t-on jamais
dans le public pourquoi monsieur un tel est pair de France , mais pourquoi
monsieur tel autre ne Test pas.
La dernière promotion de pairs est donc à peu près tout ce qu'elle pouvait
être, et d'ailleurs, puisqu'on préfère des fournées, pour nous servir du
terme un peu vulgaire, mais consacré par l'usage, à des nominations indi-
viduelles et fréquentes, qui pourraient suivre assez régulièrement les ex-
tinctions , il faut bien réparer à la fois les pertes de plusieurs années par
238 REVUE DES DEUX MONDES.
une promotion considérable. On se plaint, il est vrai, de ce qu'avec ce
mode de recrutement , la chambre des pairs se peuple de vieilles expériences
beaucoup plus que de jeunes talens; mais c'est un inconvénient qu'il ne faut
pas s'exagérer, et après tout , si c'est là le côté faible de l'institution actuelle,
c'est aussi en grande partie le but qu'on a voulu atteindre. Il y a, nous le
savons, des imaginations fertiles qui ont trouvé à cela un remède et qui en
ont généreusement fait part au pouvoir. Ce remède, le voici. Ce serait tout
simplement de transporter dans la chambre des pairs toutes les supério-
rités politiques, oratoires, intellectuelles, qui se sont développées dans
Tautre chambre. Ainsi on nommerait pairs de France d'un même coup
M. Dupin l'aîné, M. Odilon Barrot, M. Berryer, M. Thiers, et on laisse-
rait la tribune de la chambre élective à MM. Gauguier, Fulchiron , Auguis
et autres orateurs de cette force. Les auteurs de cette belle invention n'ont
oublié qu'une chose : c'est que s'il n'y a pas de loi qui défende de solliciter
la pairie, ce que les ministres savent trop bien, il n'y en a pas non plus qui
ordonne de l'accepter et qui autorise à l'imposer. Mais, dit-on, ce serait
pourtant l'infaillible moyen de faire passer du côté de la chambre des pairs
tout l'intérêt, toute la puissance que l'autre chambre attire trop à elle, et
d'établir le gouvernement de discussion dans une sphère plus élevée, dans
une région moins orageuse et plus sereine. A merveille! mais il faudrait
pour cela toute une révolution politique et sociale que la restauration, qui
ne demandait pas mieux, n'a pu accomplir dans des conditions mille fois
plus favorables, et avec un ensemble de lois, de traditions et de noms bien
autrement organisé pour le succès de cette entreprise. Laissons là ces rêve-
ries, et occupons-nous de ce qui occupe tout le monde, le gouvernement, la
nation, les partis, de la composition de la prochaine chambre des députés.
On assure que l'administration , d'après la correspondance de ses préfets,
ne porte pas à plus de soixante-dix ou quatre-vingts le nombre des nouveaux
élus qui doivent y figurer. C'est assez pour donner à la chambre des députés
une physionomie nouvelle, et y changer tous les rapports , toutes les com-
binaisons antérieures des partis. Jamais, d'ailleurs, ces partis eux-mêmes
ne nous ont paru aussi complètement dissous qu'ils le sont aujourd'hui,
à la veille des élections générales. Le pêle-mêle des opinions qui se dispu-
tent la confiance des électeurs ne peut guère être poussé plus loin, et si,
dans un certain monde , on cherche encore quelquefois à les diviser et sub-
diviser en nuances presque insaisissables, c'est un travers dans lequel ne
donnent point la plupart des candidats, plus soigneux de confondre que de
séparer les origines et les tendances. Nous avons déjà parlé de plusieurs
conversions merveilleuses déterminées par l'approche des élections. Depuis,
on nous en a signalé bien d'autres. Il y a plus d'un membre de l'ancienne
opposition qui sollicite maintenant l'appui du ministère, se présente sous
ses couleurs, et promet pour la session prochaine un rapprochement osten-
sible. Cela se comprend, et il est permis do s'en réjouir. Nous vivons dans
un pays où l'on a besoin du pouvoir, et où l'on se fatigue très vite, à moins
de grandes passions et de motifs bien sérieux, de lui teuir tête, quand,
d'ailleurs, il est indulgent et débonnaire, quand il ne demande, lui aussi,
qu'à oublier, et quand une prospérité générale a désarmé bien des préven-
tions. Or, voilà où la France en est, et il est tout simple que, dans une pa-
reille situation, le gouvernement tende les mains à droite et à gauche, pour
REVUE. — CHRONIQUE. 239
élargir sa base et pour agrandir en même temps la majorité constitution-
nelle et dynastique qu'il appelle à se grouper autour de lui.
Parmi les noms nouveaux que nous espérons voir sortir de l'urne électo-
rale, il en est deux que tous les esprits sérieux ont depuis long- temps ap-
préciés, MM. de Tocqueville et de Carné. Nous regrettons, en cette cir-
constance, de ne pouvoir mettre à côté d'eux un troisième candidat, qui
réunirait aussi tous les titres que donne une célébrité précoce , acquise par
d'utiles et importans travaux , M. Michel Clievalier. Mais on dit qu'il n'a pu
accomplira temps les formalités nécessaires pour établir une canditature,
qui n'aurait pas manqué d'être fort sérieuse. Nous le regrettons, moins
encore pour M. ftlichel Chevalier que pour la chambre élective, où nous
désirons voir arriver toutes les capacités solides et tous les talens éprouvés
dans la science de l'économie sociale et de la politique. C'est à ce double titre
que nous y appelons de tous nos vœux MM. de Tocqueville et de Carné.
Nous n'ignorons pas, cependant, que d'étroites préventions ont essayé de
jeter des doutes sur le dévouement de M. de Carné à nos institutions libé-
rales et au gouvernement de juillet; mais nous croirions lui faire tort que
de prendre sérieusem.ent sa défense contre des insinuations qui n'oseraient
pas se produire au grand jour, et qui sont empreintes de la mauvaise foi
comme de l'ignorance la plus grossière. Esprit indépendant et progressif,
M. de Carné connaît son siècle et marche avec lui; en fait de libéralisme,
il n'a de leçons à recevoir de personne, et toutes les questions qui touchent
à l'iionneur national trouvent en lui intelligence et patriotisme. Avons-nous
besoin de dire que M. de Carné apporterait à la chambre des connaissances
générales, quoique positives, de l'ordre le plus élevé, et que le résultat de
ses belles études sur le système européen , sur la place que doit y revendi-
quer la France nouvelle , sur le mouvement des nations qui nous avoisinent,
y éclairerait utilement les plus hautes discussions? Pour nous, nos principes et
notredévouemeut àla révolution de juillet ne nous défendent pas d'accueillir
des hommes qui ne se sont pas crus obligés, par le hasard de la naissance,
à séparer leur avenir de celui du pays, et qui, pour ne pas s'en séparer, ont
eu peut-être à lutter contre les affections du foyer domestique ou les sar-
casmes de la société. La candidature de M. de Flavigny, dans le départe-
ment d'Indre-et-Loire , est aussi une de celles dont nous désirons le succès;
car, si les électeurs n'envoient pas à la chambre quelques jeunes gens versés
dans la connaissance pratique des grands intérêts de l'Europe et familiers
avec ce qui s'est passé au dehors depuis une vingtaine d'années, il n'y aura
bientôt plus personne qui ait lu les traités de Vienne et qui ait étudié nos
relations positives avec les autres puissances. M. Bignon laissera, sous ce
rapport, dans la chambre des députés un vide qu'il sera glorieux de com-
bler. Il ne faut pas que, s'il s'élève une question du droit des gens, une
discussion sur le texte ou les conséquences d'un traité , on en soit réduit
aux sèches et froides citations de M. Isambert, l'homme texte, qui , mal-
heureusement, n'a pas l'esprit aussi étendu, ni le jugement aussi sûr que
la mémoire. Et encore la réélection de M. Isambert est-elle fort douteuse.
Celle de M. Mauguinne l'est pas moins, malgré ses grandes prétentions à
régénérer la chambre et à faire continuellement la leçon au ministère, à
l'opposition, à tout le monde. M. Mauguina de l'esprit et des connaissances,
de l'esprit surtout : personne ne le conteste; mais il le dépense à la tribune
2^0 REVUE DES DEUX MONDES.
en subtilités qu'il croit embarrassantes, et qu'un seul mot de bon sens, comme
les discours dont 11 était le plus satisfait lui en ont souvent attiré de la part
des vrais homme d'état, réduit en poussière. Et puis M. Mauguin a le mal-
heur de ne pardonner à aucune supériorité et de ne se plier à aucune disci-
pline; sa parole n'a pas assez d'autorité pour en faire le chef de l'opposition;
il le voit et les ent bien ; mais, au lieu de prendre son rang qui pourrait en-
core être assez beau , il aime mieux marcher isolé, courir un peu à l'aven-
ture le long des flancs de la colonne, batteur d'estrade parlementaire qui
gène, qui harcèle et ne porte pas de bien rudes coups, que ses adversaires ne
redoutent guère, et que ses alliés naturels de l'opposition volent sans trop de
chagrin se fourvoyer loin d'eux et considèrent à peine comme un des leurs.
La réélection de M. Mauguin est, disons-nous, tiès douteuse. Il a pour con-
current à Beaune, M. Marey, colonel des spahis, un des plus brillans offi-
ciers de notre armée, et ce qui vaut mieux, parce que c'est plus rare, un
excellent organisateur. M. Marey est un petit-fils du célèbre Monge. Il se
trouve actuellement à Beaune, où l'on dit que la franchise de ses allures
militaires, sa réputation de bravoure et de capacité, son langage loyal et
droit, ont le plus grand succès.
Au reste, les candidatures n'ont jamais été plus nombreuses. Toutes ne
nous paraissent pas également fondées ; toutes ne se recommandent pas éga-
lement par les meilleurs titres , par ceux dont la réunion doit entraîner les
suffrages de la majorité des électeurs. Mais s'il y a, comme toujours, beau-
coup de prétentions sans titres suffisans , il y a aussi beaucoup plus d'am-
bitions méritantes et honorables qu'à l'ordinaire , et c'est la marque d'un
véritable progrès dans les m.œurs du gouvernement représentatif. Nous con-
cevons qu'au milieu de tant de candidatures, l'administration se trouve quel-
quefois embarrassée dans l'exercice de sa légitime influence, et se condamne
à rester neutre en plus d'une rencontre. C'est, en vérité, ce dont on ne saurait
la blâmer sans lui faire un crime de sa prudence ou de sa probité même.
Il résulte néanmoins de tout ceci que le caractère de la chambre prochaine
ne pourra être apprécié d'avance sur la seule donnée de sa composition. Elle
sera dynastique et constitutionnelle , il n'y a pas à en douter ; mais en temps
ordinaire, et quand la lutte est finie , ce n'est pas tout; il reste à savoir quelle
sera dans ces limites sa tendance particulière. Une chambre nouvelle sentira
le besoin de s'établir dans l'opinion , comme vis-à-vis d'elle-même , et pour
cela elle voudra faire quelque chose qu'on ne sait pas encore. Le grand
art du gouvernement sera de pénétrer cet instinct latent pour le diriger et
lui donner son cours. C'est ce qui prêtera un vif intérêt aux premières
épreuves de la session. Le minislère en a, cette année, fixé l'ouverture à
une époque un peu plus avancée que de coutume. Est-ce pour donner un
commencement de satisfaction aux députés, qui se plaignent en général de
ce que les sessions s'ouvrant fort tard, les travaux législatifs les retiennent à
Paris jusqu'au mois de juillet?
Après de longs et pénibles tiraillemens, une partie de l'opposition est
enfin parvenue à former le comité électoral depuis si long-temps annoncé.
Nous disons une pariie, car ce n'est pas l'opposition tout entière que ce comité
rcpicsente, puisque M. Odilon Barrot n'en est pas et n'a pas voulu en être;
et nous ne disons pas l'opposition dynastique et constitutionnelle, puisque
M. Garnier-Pagès y donne la main à M. Mauguin, et que M. de Gormenin
REVUE. — CHRONIQUE. 241
y siégea côté de M. Laffitte. S'il fallait plus exactement caractériser l'oppo-
sition qui se résume dans le nouveau comité électoral, nous dirions que c'est
l'opposition puritaine, celle qui n'a pas accepté les [ails accomplis, pour nous
servir d'un mot devenu historique. Le National et le Courrier Français y
le Bon SenSf le Commerce y c'est-à-dire la vieille gauche et la république,
l'opposition d'affaires et le radicalisme théorique, ont leurs représenlans au
comité. Mais si M. Odilon Barrot se tient à l'écart, ce qui n'est pas moins re-
marquable, un des organes les plus distingués de l'opposition dynastique,
le Siècle , et le vieux mais toujours fidèle champion du libéralisme, le Con-
slitudonnel , sont restés en dehors de cette coalition de doctrines hétéro-
gènes. Nous les en félicitons hautement, et nous croyons qu'aux yeux de la
France, le comité électoral perdra beaucoup à ne pas compter M. Odilon
Barrot dans ses rangs. Seul il lui aurait pu donner, avec une couleur plus
rassurante , une action de quelque importance. Il en eût été le chef politique,
et maintenant nous ne croyons pas que le comité soit disposé à reconnaître
la suprématie de M. Mauguin.
Une session extraordinaire du congrès vient de s'ouvrir dans un pays voi-
sin, la Belgique, dont nous ne suivons peut-être pas avec assez d'intérêt les
progrès en tout genre. Depuis que les deux chambres se sont séparées, celle
des représentans a été renouvelée par moitié, conformément aux dispositions
de la loi fondamentale; mais ce renouvellement, qui portait sur 51 mem-
bres, n'a pas essentiellement changé le caractère de l'assemblée, où se re-
trouvent presque tous les noms de la chambre précédente. On doit reprendre
dans cette session la discussion d'un projet de loi fort important pour les
relations commerciales de la France avec la Belgique, et destiné à modifier
la rigueur des tarifs de douanes établis par l'ancienne administration du
royaume des Pays-Bas. Ce qui a été fait à cet égard dans la dernière session
n'est pas tout ce qu'on pouvait attendre des sentimens d'amitié qui doivent
unir les deux pays, et des principes que tous les gouvernemens éclairés
cherchent à introduire dans leur législation commerciale. Mais quand des
intérêts nombreux et puissans se sont établis et développés sous la protection
de certaines lois, il est si difficile de les amener à une transaction raisonnable,
qu'il faut accepter avec empressement le moindre sacrifice de leur part;
c'est toujours un premier pas dans une voie meilleure. Il reste encore bien
des adoucissemens à obtenir sur plusieurs points, et ce doit être l'objet d'une
discussion qui ne se fera pas long-temps attendre. Les ministres belges y
apportent des dispositions favorables, et on peut espérer que les deux
chambres se montreront aussi disposées à acquitter une dette d'honneur
contractée envers la France. Or, dans l'état actuel de nos relations politiques,
nos relations commerciales ne sauraient , sans une contradiction mons-
trueuse, rester sur le même pied qu'avant 1830, et c'est même une question
qui aurait dû être abordée plus tôt. M. David, conseiller d'état et chef de la
direction du commerce extérieur au ministère du commerce et des travaux
publics, vient d'accomplir en Belgique une mission qui n'est sans doute pas
étrangère au projet de loi dont les chambres belges vont avoir à s'occuper
de nouveau. Il aura pris et donné les renseignemens les plus propres à éclai-
rer le ministère du roi Léopold et à l'affermir dans ses bonnes disposi-
tions. Notre ministre à Bruxelles, M. Serurier, qui est retourné à son poste,
à peine convalescent d'une maladie grave qui l'avait retenu à Paris, suivra
TOME XII. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.
cette grande affaire avec toute la sollicitude qu'elle mérite, et les intérêts
de la France auront en lui un zélé défenseur.
La Belgique est ajuste titre fière de son indépendance, de sa prospérité, du
calme dont elle jouit; elle montre avec orgueil , au voyageur étonné , cette
belle ligne de chemins de fer, achevée sur beaucoup de points, et qui dans
dix-huit mois se développera sans interruption d'Anvers à Aix-la-Chapelle;
son commerce extérieur s'accroît ; le mouvement de ses ports augmente
d'année en année; la marine marchande entreprend des expéditions loin-
taines qui nécessitent , cette année même, l'établissement de plusieurs nou-
veaux consulats. La France jouit de tout ce bonheuret ne lui porte pas envie;
mais il est impossible que dans les deux pays on ne songe pas quelquefois à la
politique désintéressée, généreuse, résolue au jour du danger, qui a permis
à la Belgique affranchie de développer avec sécurité toutes les ressources
de sa nature industrieuse, de son sol et de sa position. Nous croyons que ce
sentiment n'est pas étranger à la Belgique, mais nous ne sommes pas bien
sûrs qu'il ait toujours chez elle, dans la pratique, autant d'influence qu'on
serait en droit de le supposer, et nous désirons que les esprits s'y aban-
donnent avec moins de réserve qu'à l'ordinaire, dans la prochaine discussion
du nouveau tarif des douanes, envers les produits de l'industrie française^
JNous ne voulons répéter sur les grandes manœuvres de Wossnesensk, ni
les fougueuses descriptions que les admirateurs enthousiastes de la Piussie
en ont faites, ni les détails révoltans que l'on a donnés, d'après des corres-
pondances fort suspectes, sur les moyens employés pour rendre les fêtes plus
complètes et plus brillantes. Nous nous défions presque également des unes
et des autres, et nous voudrions être justes même envers la Russie, parce
que c'est à la fois plus simple et de meilleur goût. Eh bien ! pour être justes,
nous dirons d'abord que si l'empereur Nicolas a voulu imposer à l'Eu-
rope occidentale par ce grand déploiement de forces militaires, il a man-
qué son effet; car on sait fort bien, par toute l'Europe, que le gouver-
nement russe peut réunir un armée considérable, qu'il a une nombreuse
cavalerie, et que les colonies militaires sont puissamment organisées pour
lui assurer, sous ce rapport, d'immenses ressources. Mais ce qu'on sait bien
aussi , c'est que pour mettre en mouvement ces masses énormes, il faudrait
à la Russie des moyens pécuniaires qu'elle n*a pas, ou du moins qu'elle n'a
pas encore, et que la population, c'est-à-dire le premier élément des forces
productives de ce vaste empire, ne répond ni à son étendue , ni à l'appareil
de puissance militaire que l'empereur déploie avec tant d'ostentation et avec
une prédilection poussée quelquefois jusqu'au puéril. Mais enfin, l'empe-
reur s'est donné là un beau spectacle; il a fait manœuvrer cinquante à
soixante mille cavaliers; il a nommé la grande-duchesse Marie colonel d'un
régiment de cuirassiers; il a distribué des grades supérieuis dans l'armée
russe à l'archiduc Jean d'Autriche et aux deux princes prussiens qui ont
assisté aux revues de Wossnesensk, ce qui, du reste, ne calme pas du tout les
secrètes inquiétudes des cabinets de Vienne et de Berlin ; il s'est livré à toute
sa fougueuse passion pour le mouvement, le bruit, l'éclat, le théâtral; il a
posé pendant dix jours dans une petite ville du gouvernement d'Ekateri-
noslai , et il a, comme Pompée, joui des applaudissemens de son parterre,
que d'habiles échos ont ensuite répétés de distance en distance, dans toute
l'étendue du continent. Il y a bien un revers de médaille. Ce grand spec-
REVUE. — CHRONIQUE. 243
lacle acoiité fort cher; le tenitoire des colonies militaires en souffrira beau-
coup par suite des énormes réquisitions de chevaux , de bois, de matériel de
toute espère, dont on a frappé les populations, et qui ont arrêté sur un
grand nombre de points les travaux de l'agriculture. Nous n'ajoutons pas
une foi entière aux récits que l'on a faits de l'enlèvement des jeunes Polo-
naises, et des scènes sanglantes auxquelles il aurait donné lieu; mais nous
ne croyons pas qu'un despotisme aussi vigoureusement organisé que celui
de la Russie soit très scrupuleux sur les moyens d'accomplir l'objet présent,
quel ({u'il puisse être. Cet objet , depuis que le village de Wossnesensk avait
été choisi pour une grande et pompeuse représentation militaire, était d'y ac-
cumuler, pour un état-major nombreux , pour la suite de l'empereur , pour
la maison de l'impératrice, pour les princes et généraux étrangers invités à
s'y rendre, non-seulement toutes les nécessités de la vie, mais toutes les
somptuosités d'une longue et immense fête. Aussi a-t-on dépouillé fort loin
à la ronde, et surtout, dit-on , dans l'ancienne Pologne , les domaines et les
châteaux sôciuestrés, des meubles, de la vaisselle, des serviteurs, de tout
l'attirail enfin qu'il fallait concentrer à Wossnesensk, pour y exercer pen-
dant quinze jours une large et fastueuse hospitalité. Il est vrai que les princes
et généraux allemands, invités à ces grandioses solennités militaires, n'ont
pas cherché à savoir ce qu'elles coûtaient au trésor impérial, et si, pour
leur donner tant d'éclat, l'action d'un despotisme irrésistible ne s'était pas
fait sentir un peu plus durement aux populations. Ils rentrent maintenant
dans leurs habitudes modestes, émerveillés et éblouis; c'est à peine s'ils
commencent à s'apercevoir de la fatigue du voyage, et à se demander, en
comparant les déserts incultes qu'ils ont traversés avec l'abondance et le
luxe qu'ils ont trouvés à Wossnesensk, s'il n'y a pas quelque charlatanisme
dans toutes ces pompes. Néanmoins, c'est un mot que l'on murmure tout
bas en Allemagne à l'occasion de ces revues si multipliées ; et qui sait? peut-
être ceux-là même que l'empereur y convie , sont-ils les premiers à le pro-
noncer au retour. Les princes sont si ingrats !
Quoiqu'il en soit, l'empereur de Russie est déjà bien loin du théâtre de
sa gloire. Il veut aller à Tiflis, dans les provinces transcaucasiennes, et
nous connaissons tels de ses fidèles serviteurs qui ont craint un instant qu'il
ne s'obstinât à traverser l'Abasie, au risque de s'y faire enlever par un parti
de ces audacieux et indomptables Tcherkesses. Quand l'empereur aura visité
Tiflis , s'il étend jusque-là son voyage , il reviendra passer quelques mois à
Moscou, pour remplir la promesse qu'il a faite aux habilans de cette ancienne
capitale, centre et foyer de la nationalité russe. Les provinces transcauca-
siennes se plaignent vivement du régime militaire auquel elles sont sou-
mises; l'empereur y aura été précédé du sénateur Hann, chargé de la mis-
sion d'étudier leurs besoins et leurs intérêts. Il pourra donc se faire un mé-
rite de quelques mesures faciles à prendre en leur faveur, et rattacher au
souvenir de sa présence l'accomplissement de quelques-uns de leurs vœux;
car si l'empereur Nicolas donne beaucoup à l'ostentation, il y a aussi de
la vraie grandeur dans sa personne comme dans son gouvernement, comme
dans les gigantesques progrès de son empire. Cette cavalerie, cette armée
puissante , dont il a le tort de vouloir effrayer l'Europe , elles existent dans
la réalité de leur force; et la marine russe, dont on parle moins, ne cesse de
s'accroître et de se perfectionner. Il n'y a pas encore deux mois qu'on a lancé
16.
24. V REVUE DES DEUX MONDES.
à la mer deux nouveaux vaisseaux de ligne, le Wola et le Constantin , l'un
de 84, et l'autre de 76 canons , construits d'après les méthodes les plus ré-
centes, et enrichis de toutes les améliorations introduites par le génie des
Anglais dans ce genre de travaux.
Nous avons dit en commençant que nous voulions être justes, même en-
vers laRussie; nous avons tenu parole. Mais à Pétersbourg on trouverait que
nous avons été bien rudes ; et il y aura infailliblement ici de fortes tôtes qui
n'en croiront pas moins tout ce qui précède, écrit par quelque conseiller in-
time russe en mission extraordinaire auprès de... la presse.
La guerre civile que l'insurrection des maréchaux Saldanha et Terceire
avait allumée en Portugal au nom de la charte de don Pedro, est arrivée à
son terme plus promptement qu'on ne s'y attendait. C'est le vicomte Das
Antasqui a porté le dernier coup au parti chartiste, avec le petit nombre
de troupes restées fidèles au gouvernement constitutionnel. Le lendemain
de la bataille de Ruivaes, Saldanha et le duc de Terceire ont signé une ca-
pitulation , par laquelle tous les chefs et principaux moteurs de l'iusurrectioa
s'engagent à sortir du royaume. Mais la fin de cette guerre civile n'est mal-
heureusement pas en même temps la fin des embarras inextricables qui
assiègent la cour et le cabinet de Lisbonne. Le ministère qui a soutenu la
lutte, et sous les auspices duquel a triomphé la constitution, recule de-
vant sa victoire , par suite de la défiance qu'il semble inspirer à la reine ,
à une partie de la cour, et au prince Ferdinand. Le nom, l'influence
secrète, l'action avouée du ministre anglais à Lisbonne, lord Howard de
Walden, se mêlent plus ou moins à ces complications , qui ne sont pas sans
danger, et entretiennent l'exaspération du parti dominant contre l'Angle-
terre. C'est à la fois une situation fort critique pour le Portugal, qui a be-
soin de vivre en bonne intelligence avec ses anciens alliés, et une source de
graves embarras pour l'Angleterre elle-même, dont l'attitude inspire de
chimériques espérances aux ennemis des institutions actuelles.
On s'est beaucoup occupé du rôle que M. Bois-le-Comte a joué à Lisbonne
dans ces conjonctures difficiles, et le ministère anglais s'en plaint. Avec
les plus grands ménagemens possibles pour l'alliance anglaise, M. Bois-le-
Comte pouvait-il se conduire autrement? Toute question de personnes mise
à part, pouvait-il cesser de reconnaître comme le légitime gouvernement
du Portugal le ministère existant à Lisbonne , marchant d'accord avec les
certes, plein d'égards pour la reine, dont il a toujours fait respecter la per-
sonne et la liberté ? Aurait-il fallu que le ministre de France , prenant parti
dans une funeste querelle , se mît officiellement en relations avec la régence
établie par les maréchaux , sous prétexte que la reine n'était pas libre ? Nous
croyons que les deux légations doivent agir de concert autant que possible,
et nous désirons que cela soit toujours; néanmoins il ne faut pas exiger de la
France qu'elle renonce à tous ses principes de neutralité, et qu'elle mécon-
naisse toutes les conditions de sa politique générale dans un intérêt fort équi-
voque, et pour des chances fort incertaines. Au reste, nous craignons bien
que l'Angleterre ne se soit trop avancée pour reculer maintenant devant les
dernières conséquences de l'attitude qu'elle a prise, et que tout cela ne finisse
par un coup de force qui tranchera la question.
Si le Portugal fait, comme on le voit, une prodigieuse consommation de
ministères, l'Espagne ne le lui cède guère sous ce rapport. M. Pio Pita, mi-
REVUE. — CHRONIQUE. 245
nistre des finances, renversé par un vote des cortès, a entraîné dans sa
chute trois de ses collègues, et le vieux M. Bardaxi, resté seul debout, a
choisi, pour terminer la session le plus tranquillement possible, des noms
obscurs et insignifîans, qui ne donnent pas de prise aux haines des partis ou
à leurs illusions. Ce serait peine perdue que de les enregistrer; car, à moins
de nouvelles commotions politiques, ce ministère ne paraît destiné qu'à
garder la place, en attendant que les premiers actes des deux chambres
récemment élues, et qui doivent se réunir le 19 novembre, désignent d'au-
tres noms à la prérogative royale.
Le bruit a couru ces jours derniers que don Carlos était dangereusement
malade, qu'il ne pouvait plus se tenir à cheval et ne songeait plus qu'au salut
de son ame. Nous ne savons là-dessus rien de positif, et il nous a été im-
possible de remonter à la source de cette nouvelle, qui a trouvé un certain
créJit dans l'opinion publique. La vie qu'on fait mener au prétendant de-
puis cinq mois est sans doute assez fatigante pour qu'il n'ait pas impunément
essuyé tant de vicissitudes, auxquelles sa robuste organisation pourrait bien
finir par succomber. La reprise de Valladolid par les généraux de la reine
n'avait été suivie jusqu'à ces derniers jours d'aucun engagement sérieux
avec les carlistes. Les deux armées se concentraient dans le pays monta-
gneux qui domine au nord la vallée du Duero, où celle de don Carlos,
affaiblie et désorganisée par ses derniers revers, semblait chercher un
autre fort de Cantaviéja, pour s'y reconnaître et rétablir ses cadres. Mais
on annonce aujourd'hui même que don Carlos ayant attaqué à Retuerta
le général Lorenzo, Espartero, qui est arrivé pendant la bataille avec des
troupes fraîches , a rejeté le prétendant sur ses anciennes positions , et lui a
lait éprouver une perte considérable. Cette affaire, sur laquelle on n'a pas
encore assez de détails, affermit la supériorité récemment acquise aux gé-
néraux de la reine , et les justes espérances que leurs derniers succès ont
permis de concevoir. En Catalogne, les troupes constitutionnelles, com-
mandées par le brigadier Carbo, ont remporté sur plusieurs bandes réunies
un avantage considérable, et d'autant mieux apprécié que de ce côté toutes
les chances de la guerre avaient depuis long-temps passé aux carlistes.
Ceux-ci toutefois restent toujours très forts dans cette province, ainsi
que dans la Navarre, où de petites places, importantes comme posi-
tions, leur tombent chaque jour entre jes mains. Quoi qu'il en soit, il est
bien difficile que don Carlos se maintienne sur la rive droite de l'Eî^e,
entouré comme il l'est par des forces supérieures aux siennes; il faudrait,
pour le lui permettre, une diversion, soit de la part des siens, soit de la part
des exaltés, qui l'ont constamment si bien servi; et ce qui pourrait lui ar-
river de plus heureux dans ce moment, ce serait une nouvelle insurrection
du parti exalté, pour annuler le résultat des élections. Eu somme, l'état des
affaires du prétendant est ^beaucoup moins brillant qu'il y a un mois , et
c'est la seconde fois de cette année que la balance, un moment égale entre
les deux parties belligérantes, recommence à pencher en faveur de la cause
constitutionnelle. Nous ne savons pas trop ce qu'en pensent à Naples M. le
comte d'Orgaz, et à Berlin M. le marquis de la Lapilla y Monasterio, grand
d'Espagne de première classe, l'un et l'autre envoyés de don Carlos auprès
de ces deux cabinets. Mais il est probable que ce nouvel aspect des affaires
y ajoute aux embarras de leur mission j et ce n'est pas eu présence de tant
246 REVUE DES DEUX MONDES.
d'incertitarles, pour ne pas dire davantage, que les gouvernemens amis de
leur maître se départiront de leur prudente et timide neutralité.
Tandis qno l'ancien monde se débat ainsi dans des guerres de succession
et des rivalités de principes politiques, l'Amérique du Nord, si fière de ses
gigantesques progrès, paie elle-même son tribut aux vices des institutions hu-
mâmes, quelles qu'elles soient, et aux passions de notre nature. Une crise
financière dont les effets se sont étendus jusqu'en Angleterre et en France,
et qui paralyse en ce moment le commerce, l'agriculture et l'industrie des
Etais-Unis , s'est déclarée, il y a sept ou huit mois, sur toutes les places com-
merciales, dans tous les centres d'affaires de l'Union américaine. Les causes
en seraient trop longues à déduire ; mais elle a eu pour résultat de suspendre
dans toute l'étendue de la république les paiemens en numéraire de la part
des banques et des maisons de commerce, pour lui substituer des valeurs
en papier ayant cours forcé, qui , dans les transactions du commerce et de
l'industrie, perdent inégalement d'un état à l'autre, et môme sur le lieu de
l'émission, d'après le plus ou moins de conliance qu'inspirent les établisse-
mens de crédit autorisés à émettre ce papier. Il est facile de concevoir les em-
barras d'un pays commerçant où le régulateur de toutes les affaires est livré
à une pareille confusion.
Le gouvernement fédéral, qui a juré au système des banques une guerre
d'extermination , se trouve atteint par cette crise. Il avait la prétention
d'exiger que toutes les obligations des particuliers envers lui fussent ac-
quittées en numéraire; mais quand les paiemens en espèces ont été suspen-
dus partout d'un commun accord , il a bien fallu que le gouvernement ac-
cordât des modifications, des adoucissemens, des ajournemens, pour les
droits de douanes, principale source de ses revenus, et il en est résulté un
déficit considérable dans le trésor de l'Union. C'est ce qui a principalement
motivé une convocation extraordinaire du congrès des Etats-Unis, fixée au
4 septembre, par le nouveau président, M. Van Buren. Le congrès s'est
donc ouvert le 4 septembre , et il a reçu , le môme jour, un immense mes-
sage du pouvoir exécutif, dans lequel on attribue tout le mal aux spécula-
tions extravagantes, favorisées par les établissement de crédit ; mais le pou-
voir exécutif ne se croit pas autorisé par la constitution à intervenir dans la
crise commerciale, ni à rien faire directement pour en accélérer le dénoue-
ment. Il se borne à proposer les moyens de pourvoir aux embarras du tré-
sor, et de subvenir à ses besoins. Puis il se déclare pins opposé que jamais
au rétablissement d'une banque centrale des États-Unis et proclame la
ferme résolution de retirer aux banques la perception et la distribution du
revenu public , qu'elles accomplissaient comme intermédiaires entre l'admi-
nistration du trésor et les citoyens. Le m.oyen de subvenir aux besoins du
gouvernement consistée reprendre pour son compte une somme considérable
en espèces ou en lingots, reste de l'excédant du revenu qui devait ôtre distri-
bué aux états et l'a été en grande partie. Cette somme, retirée de la circula-
tion, était demeurée en dépôt dans plusieurs banques provinciales, favorisées
par l'ancien président Jackson, qui l'avait fort brutalement enlevée à la ban-
que des États-Unis. On évitera, en recourant à ce moyen, de contracter un
emprunt ou d'augmenter les taxes; et , comme il sera impossible de recou-
vrer immédiatement les fonds confiés à des banques généralement peu so-
lides et fort embarrassées pour le moment, le pouvoir exécutif demande
REVUE. — CHRONIQUE. 2'*7
l'autorisation de créer, jusqu'à concurrence du déficit, desbilleîsdu trésor
de 100 dollars au moins (533 francs) chacun , portant intérêt à six pour cent.
Au reste , nous le répétons , le commerce est abandonné à lui-même par le
gouvernement (édéral , si ce n'est qu'on propose d'accorder un nouveau dé-
lai de six mois pour l'acquittement en numéraire de toutes les obligations
envers le trésor; cependant il est possible que dans le cours de la session,
il se développe quelque plan combiné de manière à préparer une solution
plus favorable, et on croit que M. Rives, ancien ministre des Etats-Unis
en France, et qui se trouve à Washington le chef d'un parti mitoyen entre
l'opposition et le gouvernement, s'occupe d'un projet destiné à remplir ce but.
Ces détails incomplets sur une question fort aride manquent peut-être
d'intérêt; mais toute la vie, toute la prospérité d'un grand peuple sont là
pour le moment. De la Nouvelle-Orléans aux frontières du Canada, cette
question aride passionne les esprits et les cœurs aussi fortement que peuvent
le faire ailleurs les conquêtes, la gloire, la liberté; et après tout, elle vaut
nos misérables querelles de coteries. L'Europe elle-même n*a pas le droit
d'y demeurer étrangère, et si le revenu de l'Angleterre pendant l'année
1837 (du 10 octobre 1836 au 10 octobre 1837), dont on vient de publier le
tableau, présente un déficit de plus de cinquante millions de francs sur
celui de l'année précédente, la crise financière et commerciale qui préoc-
cupe les Etats-Unis est pour plus de moitié dans ce déplorable résultat.
— Une discussion s'est élevée dans les journaux quotidiens entre M. Au-
gustin Thierry et M. Nisard au sujet du travail que la Revue a publié le
l^'" octobre sur Armand Carrel. La Revue regrette sincèrement de n'avoir
pu prévenir cette discussion, qui nous paraît résulter d'un malentendu entre
deux honorables écrivains. M. Nisard a, en toute occasion, professé trop
d'admiration pour l'illustre historien , pour qu'il soit entré dans sa pensée
d'attribuer à Carrel une part quelconque dans la composition ou l'exécu-
tion de V Histoire de la conquête de V Angleterre jmr les Normands. C'est ce
que démontrera , nous fespérons, à tous les esprits désintéressés l'ensemble
du travail de M. Nisard.
• LA CHAIRE d'archéologie ÉGYPTIENNE DU COLLÈGE DE FRANCE.
Une chaire d'archéologie a été créée au Collège de France, dans le mois
de mars 1831. Voici les circonstances qui donnèrent lieu à cette fondation
nouvelle.
Chargé d'aller sur les rives du Nil recueillir les matériaux d'un supplé-
ment au magnifique ouvrage publié par la commission d'Egypte, M. Cham-
poUion avait accompli cette mission. Il était de retour à Paris, possesseur
d'une riche collection de dessins , ayant fait beaucoup pour la science et re-
grettant que les premières atteintes du mal auquel il succomba plus tard,
ne lui eussent pas permis de faire davantage. Son absence avait duré deux
années; il en eût fallu le double pour remplir la tâche qu'il s'était proposée.
D'autres, nous l'espérons , pourront quelque jour conduire à fin cette œuvre
que la souffrance l'obligea de laisser inachevée.
L'importance des résultats obtenus par M. Champollion dans le cours
de ses tentatives pour interpréter, à l'aide de la langue égyptienne, les
écritures antiques, l'importance de ces résultats, disons-nous, parut assez
248 REVUE DES DEUX MONDES.
grande pour qu'on en fît l'objet d'un enseignement public. Il n'y avait
point encore une science bien arrêtée; de nombreuses modifications aux
opinions adoptées provisoirement devaient résulter, sans doute, des tra-
vaux des recherches qui se continuaient chaque jour; mais des bases étaient
posées, la langue égyptienne était reconnue comme seul moyen d'interpré-
tation. Si les rapports des écritures avec elle devaient encore, long-temps
peut-être, laisser des doutes, des incertitudes sur divers points, cette lan-
gue du moins donnait lieu elle-même à un enseignement tout-à-fait positif;
une chaire fut donc instituée à côté des riches collections égyptiennes du
Louvre et de la Bibliothèque duR.oi, et pour servir de complément à ces
collections.
Un cours d'archéologie grecque et romaine existait déjà comme annexe
du cabinet des antiques; un cours d'archéologie égyptienne fut fondé au
Collège de France, et M. GhampoUion dut prendre pour objet de son en-
seignement la langue égyptienne et ses rapports avec les anciennes écritures.
Dans les études qui ont pour objet les sociétés grecque et romaine , la
langue est exclue du cadre de l'archéologie. Les nombreux écrits qui sont
venus jusqu'à nous servent de base à cette science, mais leur interprétation
constitue une science tout-à-fait différente. Il n'en est point de même pour
les études relatives à l'Egypte; qui dit archéologie égyptienne , ne dit pas
autre chose, du moins quant à présent, que science de l'interprétation des
écritures dont faisaient usage autrefois les habitans de la vallée du Nil,
c'est-à-dire connaissance de la langue égyptienne et de ses rapports avec les
caractères, soit écrits, soit sculptés, qui recouvrent tous les antiques débris
dont est jonché le sol de l'Egypte, depuis l'objet de la plus petite dimension
jusqu'aux constructions les plus gigantesques.
c< M. Champollion exposera les principes de la grammaire égyptienne-
copte, et développera le système entier des écritures sacrées, en faisant con-
naître toutes les formes grammaticales usitées dans les textes hiéroglyphi-
ques et hiératiques. » Tel était le programme du cours d'archéologie; et ce
programme, commentaire contemporain de la fondation, fixe le sens dans
lequel se trouvait pris, par le fondateur, ce mot si vague, si élastique, archéo-
logie. Il n'était pas possible d'ailleurs, dès qu'on l'appliquait aux études qui
ont l'Egypte pour objet, il n'était pas possible, nous l'avons déjà dit, de
renleudre autrement, et nous allons voir que c'est ainsi qu'il a été entendu
de tout le monde, pendant les cinq années qui ont suivi l'institution de la
chaire nouvelle.
Ce fut le 10 mai 1831 que M. Champollion prononça le discours d'ouver-
ture. Tous les faits nouveaux dont les études égyptiennes devaient enrichir
les sciences historiques furent par lui signalés, puis il termina de la sorte :
ce D'aussi importans résujtats ne sauraient acquérir leur poids et toute leur
certitude que de l'intelligence réelle des innombrables inscriptions sculp-
tées ou peintes sur les monumens égyptiens, et V élude de la langue parlée
doit précéder celle des textes où elle est employée. Ce sera donc par l'exposé
approfondi des principes de la grammaire égyptienne et des signes qui leur
sont propres, que nous commencerons des leçons d'où leur sujet même doit
bannir tout ornement, etc. » Après trois ou quatre leçons, le cours fut in-
terrompu par suite de l'état de souffrance du professeur. Le mal ne tarda
point à s'aggraver; l'interruption, qui semblait ne devoir être que de courte
REVUE. — CHRONIQUE. 249
durée, se prolongea; M. Champollion ne devait plus reparaître dans cette
chaire fondée pour lui, et qu'il n'avait occupée qu'un instant; la nnort l'en-
leva dans les premiers mois de l'année suivante.
Si la chaire nouvelle eût eu pour objet les branches diverses de l'archéo-
logie générale, on eût procédé sur-le-champ, suivant l'usage, au remplace-
ment du professeur que la science venait de perdre; mais, persuadés que
cette chaire appartenait exclusivement à l'archéologie égyptienne, et ne
voyant personne qui pût, à cette époque, être chargé de la continuation d'un
enseignement si malheureusement interrompu, les professeurs du Collège
de France obtinrent que le remplacement serait ajourné. Des études qui ne
faisaient alors que commencer pouvaient être continuées, développées avTC
succès; le temps aidant, un successeur se pouvait présenter, capable de
suivre les traces du premier titulaire, et d'enseigner, avec la langue égyp-
tienne-copte, les principes suivant lesquels on la doit appliquer à l'interpré-
tation de ces monumens qui recouvrent le sol de l'Egypte et qui remplissent
nos musées. Une année s'écoula de la sorte, puis deux, puis trois; aujour-
d'hui l'ajournement date de cinq années entières, pendant lesquelles l'espoir
de trouver un professeur d'archéologie égyptienne s'est toujours maintenu
dans le sein du Collège de France. Cependant le délai devait avoir un terme.
Le traitement attaché à la chaire vacante courait toujours; le Collège le tou-
chait exactement et l'employait à compléter ses collections scientifiques , ce
qui était fort bien au fond , mais peu régulier pour la forme. Le ministre de
l'instruction publique a donc cru devoir exiger que cette affaire se termine,
qu'un professeur soit nommé s'il est possible, sinon, que la chaire, et par suite
le traitement, soient supprimés. Là-dessus, première réunion des profes-
seurs, décision préliminaire prise par eux, qui modifierait la nature de la
chaire, et ajournement fixe de la présentation, dans les conditions nouvelles,
aux premiers jours de novembre prochain. La décision dont nous parlons,
fondée sur l'acception la plus étendue du mot archéologie, ouvrirait la
chaire vacante à toutes les branches de l'histoire du passé, y compris une
partie de notre histoire nationale.
A l'époque où cette chaire fut instituée, le ministre d'alors, dit-on, pré-
voyant telles circonstances dans lesquelles l'enseignement commencé par
M. Champollion ne pourrait être continué, supprima la qualification à' égyp-
tienne que l'on avait d'abord accolée au titre du cours nouveau. Nous ac-
ceptons ce fait. Si, après la mort prématurée de M. Champollion, qui ne
laissait aucun élève capable de lui succéder, on eût immédiatement intro-
duit dans la chaire devenue vacante une autre branche d'enseignement, cet
arrangement n'eût permis aucune objection. Mais on a tardé cinq années,
pendant lesquelles on a laissé aux amis des études égyptiennes l'espoir que
dans cette chaire, veuve si promptcment de son premier titulaire, l'ensei-
gnement de M. Champollion pourrait être repris; et cet espoir a peut-être
encouragé la continuation de bien des travaux. Faire aujourd'hui ce que l'on
n'a point fait il y a cinq ans, serait, nous n'en doutons pas, porter un coup
mortel aux études qui ont l'Egypte pour objet; ce serait déclarer impuissans
les efforts de tous ceux qui , depuis la mort de M. Champollion, ont fait de
la langue égyptienne-copte le sujet de leurs travaux. Mais, si cette langue
a été reconnue pour la seule voie qui puisse conduire à l'interprétation des
légendes hiéroglyphiques; si la langue égyptienne-copte a été signalée par
250 REVUE DES DEUX MONDES.
le célèbre auteur de V alphabet phonétique, comme formant la base de toutes
ses découvertes et fournissant leur démonstration , elle n'est point elle-même
une découverte récente. Imparfaitement connue pendant long-temps, elle
n'attendait , pour l'être mieux , que les études auxquelles devait donner lieu
son importance nouvelle; les matériaux ne manquent pas pour la bien con-
naître; mais pour que ces matériaux fussent recherchés, réunis, appréciés,
pour qu'ils donnassent toutes les conséquences que l'on en peut tirer, il fal-
lait qu'un intérêt puissant appelât sur la langue égyptienne l'attention
qu'elle n'avait point obtenue par elle-même. Lorsque dans l'idiome copte,
si long-temps dédaigné, on fut obligé de reconnaître le langage de ces
Egyptiens qui, dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, élevaient, dé-
coraient les temples d'Esné, de Denderah; lorsqu'on vit cet idiome employé
par M. Cliampoliion porter la lumière dans les mystérieuses légendes dont
sont couvertes les vastes parois de ces constructions gigantesques; alors on
sentit qu'il était appelé à se placer au premier rang parmi les idiomes orien-
taux qui , dans le Collège de France, sont l'objet d'un enseignement public.
Malheureusement, M. Ghampollion n'eut que le temps d'annoncer dans son
programme que la langue égyptienne-copte formerait le texte de ses leçons;
le nouvel enseignement fut suspendu avant d'avoir été commencé. Ne con-
viendrait-il pas aujourd'hui d'examiner avant tout si des études nouvelles
n'ont point rendu possible la reprise de l'enseignement annoncé par M. Gham-
pollion? Quand on aura reconnu l'impossibilité de marcher dans cette voie,
que Ton songe à sortir de la spécialité primitive de la chaire, à la bonne
heure; mais que ce soit dans ce cas seulement. Les professeurs du Collège
de France ne peuvent pas vouloir que l'œuvre de M. Champollion reste
inachevée; M. Silvestre de Sacy, dont les encouragemens et les éloges ont
accompagné constamment l'illustre auteur de la Grammaire égyptienne;
M. Letronne, qui a pris part à ses travaux, n'approuveront certainement
point un changement de destination qui frapperait d'un coup funeste des
études créées par M. Champollion. Le ministre de l'instruction publique,
nous en sommes sûrs, ne l'approuverait pas davantage. Est-ce, en effet,
quand, aux riches collections égyptiennes qui ont peine à trouver place
dans les vastes galeries du Louvre, quand, aux précieuses antiquités du
même genre qui se groupent dans les salles de la Bibliothèque du Roi , il est
question d'ajouter encore la collection, non moins riche, non moins pré-
cieuse, apportée par M. Mimant; est-ce, quand sur une de nos places pu-
bliques vient de se dresser un des prodigieux obélisques de ïhèbes, empreint
sur chaque face d'une triple série de caractères sacrés; est-ce, disons-nous,
lorsque tant de faits s'accumulent qui témoignent de la sollicitude du gou-
vernement pour le progrès des études égyptiennes; est-ce, au milieu de cir-
constances pareilles, qu'un ministre, protecteur ardent de tous les travaux
de science , laisserait enlever à l'enseignement de la langue égyptienne , qui
seule donne la clé de tant de richesses archéologiques, une chaire ouverte
exprès pour cet enseignement , la seule chaire qui lui ait jamais été consa-
crée? Non, le ministre de l'instruction publique n'y consentirait pas, nous
en avons la certitude; il n'y consentirait pas, parce qu'il sait que, chez nous,
l'étude de la langue égyptienne est loin d'être abandonnée; il sait que des
gens de conscience et de dévouement ont sacrifié à cette étu le obscure des
carrières brillantes; il sait que ce dévouement n'a point été sans quelque
REVUE. — CHRONIQUE. 251
succès, que la patience, la persévérance, pendant longues années, n'ont
point été sans porter des fruits qui méritent considération. Le ministre se
rappelle avoir chargé un de nos amis , le docteur J. Dnjardin , d'une mission
qui supposait une connaissance appi ofondie de la langue égyptienne. INous
n'avons point appris que celle connaissance, assez chèrement achetée, selon
nous, lui soit contestée par persotme; nous ne parlons, bien entendu, que
de ceux qui sont en état déjuger. Nous savons bien que l'expression franche,
et parfois un peu âpre, d'un doute consciencieux à l'occasion de certaines
assertions dénuées de preuves qui se présentent trop fréquemment dans les
écrits de M. Ghampollion, a soulevé contre lui des préventions fâcheuses
chez quelques personnes. Dès que la mort, enlevant si malheureusement
M. Ghampollion à des recherches inachevées, ne lui avait point laissé le temps
de joindre la preuve à bon nombre d'aperçus que son coup d'œil lui avait
donnés pour vrais, que devaient faire ceux qui venaient après lui? Croire
sur parole? Tel a pu être l'avis de quelques-uns. A noire avis, la seule
marche raisonnable était de remettre en doute tout ce qui n'était point
prouvé, jusqu'à l'instant où des recherches nouvelles auraient conduit à la
démonstration nécessaire. Après un moment de réflexion, ceux qui ont pris
pour une oifense la demande d'une preuve, auraient senti que si celte vérité,
qu'ils admettaient et voulaient faire admettre sans examen , était bien la
vérité, des reclierches sérieuses, faites avec conscience, et prenant pour
base une connaissance aussi complète , aussi approfondie que possible de la
langue égyptienne, devaient forcément conduire à la reconnaître, à lui
rendre témoignage, celui-là même qui s'était établi sur le terrain du scep-
ticisme le plus absolu. Le doute chez un adversaire consciencieux n'csl-il
pas toujours pour la vérilé une occasion de triomphe? et celui-là qui pèse
avec scrupule, qui examine avec rigueur, n'est-il pas cent fois plus utile à
la science qui vient de naître, à la science incomplète et subissant encore les
mille transformations de cette première époque; n'est-il pas plus utile que
celui qui se jette en aveugle dans la route à peine tracée, incapable de re-
dresser une erreur, de remplir une lacune?
Mais il semble que nous fassions une apologie, et cela n'est point dans
notre intention. Nous avons voulu montrer seulement que changer aujour-
d'hui la destination primitive de la chaire d'archéologie du Collège de
France serait contraire aux intentions du ministre qui l'a fondée, et fatal
aux intérêts de la science dont M. Ghampollion a jeté les fondemens. Nous
soumettons nos observations au jugement éclairé de M- de Salvandy, qui
doit prononcer dans celle affaire , et à celui des professeurs appelés à donner
leur avis. La chaire d'archéologie du Collège de France a été créée pour
l'enseignement de la langue égyptienne et de ses rapports avec les écritures
anciennes; nous espérons qu'on ne l'enlèvera point à cet enseignement, tant
qu'il ne sera point démontré que cet enseignement est impossible. Or, l'exa-
men de la liste des candidats qui se présentent nous paraît fournir une
démonstration contraire.
Nous y voyons figurer d'abord un membre de l'Académie des Inscrip-
tions, M. Guérard, dont les recherches ont eu constamment pour objet les
premiers siècles de notre histoire nationale; puis, un autre membre de la
même académie, M. Lajard , qui s'occupe depuis longues années de l'inter-
prétation des symboles assyriens, persans, chaldéens; ensuite, un conser-
vateur-administrateur de la Bibliothèque du Roi , M. Lenormant , qui paraît
252 REVUE DES DEUX MONDES,
embrasser dans ses recherches l'antiquité tout entière; enfin, M. Dujardin,
qui a fait de la langue égyptienne-copte l'objet d'une étude longue et appro-
fondie. Nous ne citons point un étranger, M. Salvolini , dont les travaux ont
été récemment appréciés dans la Revue, car il nous semble, à voir les ré-
sultats de cette appréciation, que, de sa part, la canditature ne saurait
être sérieuse.
Convaincus comme nous le sommes que la chaire vacante doit conserver
sa spécialité première , nous n'avons point à nous occuper des titres de
M. Guérard , non plus que de ceux de M. Lajard ; nous dirons seulement que
le ministre de l'instruction publique, disposé à créer toute chaire nouvelle
dont l'utilité lui sera démontrée , ne consentirait point à laisser entrer notre
histoire nationale au Collège de France par une porte dérobée. Que serait,
en effet , une archéologie française, sinon un ingénieux artifice pour adapter
l'histoire de France au titre de la chaire vacante ?
Passons à M. Lenormaut. Du point de vue oii nous nous sommes placés ,
Dous n'avons à considérer dans ses travaux que ceux qui sont relatifs à
l'Egypte. Il faut le dire, M. Lenormant nous paraît avoir pris à rebours la
question de l'archéologie égyptienne; au lieu de commencer par la base, il
s'est adressé tout d'abord aux sommités de l'édifice; il a pris le chemin le
plus court pour arriver plus rapidement ; aussi la valeur des résultats obte-
nus a-t-elle été tout ce qu'elle pouvait être en cas pareil. Mais si des expli-
cations flottantes, creuses, sans appui réel, peuvent défrayer un cours
d'histoire égyptienne fait dans une chaire d'histoire moderne, elles sont fort
loin de convenir à un cours d'archéologie sérieuse. Il faut, pour occuper la
chaire de M. Champollion, une connaissance complète, approfondie, de la
langue égyptienne-copte, et cette connaissance manque tout-à-fait à M. Le-
normant : il en convient lui-même. M. Lenormant paraît ne s'être pas fait
une idée bien juste de la voie dans laquelle devaient être portées les décou-
vertes de M. Champollion pour donner tous leurs fruits; il s'est trompé
grandement, s'il a cru que ces fruits se pouvaient obtenir indépendamment
de la langue égyptienne. M. Lenormant, étranger à l'idiome copte, seule
base de toute archéologie égyptienne, ne saurait occuper la chaire vacante,
quelque familier qu'il puisse être avec la forme des monumens divers dont
se composent nos musées. D'ailleurs, quand le motif dont nous venons de
parler ne serait pas déjà plus que suffisant , nous avons peine à croire que le
ministre de l'instruction publique, qui vient de placer M. Lenormant dans
une position fort brillante à la Bibliothèque du Roi , consentît à le nommer,
quelques mois plus tard, professeur au Collège de France.
Reste M. Dujardin, qui, pour arriver au but, l'interprétation des écri-
tures hiéroglyphiques, a eu le courage de prendre la voie la plus longue,
mais aussi la plus sûre, et , disons-le, la seule qui fût rationnelle ; sentant que
dans la langue copte se trouvaient et les fondemens et la démonstration des
découvertes de iVl. Champollion, il a dédaigné des fruits prématurés , mais
aussi trompeurs que faciles à obtenir, pour acquérir, par une application
sans partage, une connaissance de la langue égyptienne complète, autant
qu'elle peut l'être dans l'état présent des choses. Nous n'hésitons point à le
dire, M. Dujardin convient à la chaire de M. Champollion , et il est le seul
qui lui convienne.
Nous espérons donc que l'enseignement commencé par M. Champollion
sera repris et continué dans la chaire vacante ; cette continuation est deve-
REVUE.— CnROMQUE. 253
nue possible; l'intérêt des études égyptiennes, pour lesquelles le gouverne-
ment a tant fait jusqu'à ce jour, la demande , l'exige. Il n'en faut pas davan-
tage, nous en sommes certains, pour prévoir l'avis qui sera donné par les
professeurs du Collège de France et par les membres de l'Académie des
Inscriptions; il n'en faut pas davantage pour qu'il nous soit permis de pré-
juger la décision du ministre. R.-F.
AVEMCRES OF CAPTAIX BONNEVILLE , OR SCENES BEYOND THE ROCKY
MOUNTAIN'S OF THE FAR WEST, by Washington Irving (1).
Les Montagnes Rocheuses ont été pendant les années 1832, 1833 et 1834,
le théâtre d'une entreprise aveutureuse dont la relation est appelée , nous
n'en doutons pas, à un légitime succès. Nous voulons parler de l'expéfiition
du capitaine Bonneville à l'ouest des États-Unis d'Amérique , et par delà
ces montagnes. Le héros de cette audacieuse campagne appartient à la
France par son origine. Fils d'émigré, M. Bonneville est entré au service
de l'Amérique après avoir terminé son éducation à l'école militaire de
West-pom'. Dans ses cantonnemens de l'ouest, il a eu plus d'une fois l'occa-
sion de s'entretenir avec des marchands indiens et des pionniers du désert.
Le récit de leurs aventures, le tableau qu'ils lui traçaient de régions incon-
nues et magnifiques, éveillèrent dans l'ame du capitaine d'impatiens désirs
qui se convertirent bientôt en une ferme résolution. Une entreprise ayant
pour but d'explorer les Montagnes Rocheuses devint l'unique objet de ses
pensées- Il obtint un congé de deux ans; il fit approuver son expédition par
le major-général Macomb : une compagnie de New-York fournit les fonds
nécessaires. Tout obstacle étant levé, le capitaine Bonneville partit en
mai 1832 pour ne revenir que dans l'automne de 1835. A son retour, il se
trouva rayé des contrôles de l'armée. Le quartier- général de Washington,
n'ayant reçu de lui aucune nouvelle , l'avait regardé comme mort et défini-
tivement perdu. Ce ne fut qu'après plusieurs mois de démarches que le
capitaine obtint d'être considéré de nouveau comme faisant partie de l'ar-
mée. Il fut cantonné au fort Gibson, sur la frontière occidentale des États-
Unis. Nous devons aux loisirs forcés qui l'attendaient à son retour le récit
détaillé de cette campagne de trois ans dans le désert.
M. Washington Irving, chargé par le capitaine de la publication de son
manuscrit, lui a fait subir diverses modifications dont il rend compte dans
une introduction intéressante. Ainsi, la narration de M. Bonneville a été
entremêlée de détails et de faits recueillis dans les conversations et les
journaux de ses compagnons. Nous ne blâmons pas non plus l'élégant écri-
vain d'avoir cherché, comme il l'avoue lui-même, à donner le ton et la
couleur à un récit sèchement exact. Il y a de la grâce sans recherche dans
la manière de M. Irving. Sans atteindre à l'énergie de Cooper, il peint
avec élégance, et décrit avec précision. Les voyages de M. Bonneville ont
acquis sous cette plume habile un nouvel intérêt; hâtons-nous de dire
qu'ils n'ont rien perdu de leur valeur comme ouvrage sérieux et journal de
recherches.
(1) 2 vol. in-8o. La traduction des Aventures du capitaine Bonneville se trouve à la librairie
de Charpentier, rue des Beaux-Arts, 6.
254 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est assez long-temps nous occuper de la forme dans un ouvrage qui, à
la rigueur, pourrait ne devoir son succès qu'à la narration la plus simple et
la plus naïve. On jugera de la vérité de notre éloge par l'itinéraire de
M. Bonneville que nous allons tracer rapidement. Parti le 1" mai 1832 de
la f(ontière du Missouri, le capitaine avait franchi la crête des Montagnes
Rocheuses le 24 juillet de la môme année. Le 26, après d'excessives souffran-
ces, il atteignait les bords du Colorado. Le 19 septembre, il établissait son
camp d'hivernage près des eaux supérieures de la Rivière du Saumon.
L'année suivante, au retour de l'été, il continue ses explorations dans le
désert, en se dirigeant vers le fleuve de la Longue-Corne et le pays des
Corbeaux. L'hiver le retrouve campé à un endroit appelé Port-Neuf. Mais
il ne peut supporter long-temps le repos; il rêve une expédition de recon-
naissance, vaste et périlleuse. Il s'agit de pénétrer jusqu'aux établissemens
de la baie d'Hudson, sur les rives de la Colombie. Le plan du capitaine est
d'établir, sur un point quelconque de la partie inférieure de la rivière, un
poste commercial dont la création puisse un jour compenser, pour les États-
Unis, les pertes résultées de la prise d'Astoria, depuis 1814. Celte expédi-
tion l'oblige à traverser les Montagnes Bleues , théâtre des désastres de plu-
sieurs bandes astoriennes, dirigées par MM. Hunt et Crooks, qui les premiers,
ej^plorèrent ces défdés. M. Bonneville n'est retenu ni par d'effrayans souve-
nirs, ni par les rigueurs de la saison. Il ne prend avec lui que trois hommes
et cinq chevaux. De nombreux obstacles, des souffrances de toute espèce,
ébranlent plus d'une fois le courage du capitaine, pendant celte périlleuse
excursion; mais son opiniâtre volonté reprend bientôt le dessus. Il arrive à
la baie d'Hudson le 4 mars 1834. Le 12 mai, il est revenu au Port-Neuf. Le
3 juillet , à la tête de vingt-trois hommes , il se rend de nouveau à l'embou-
chure de la Colombie, où il espère ouvrir avec les indigènes des relations
commercialeSe Mais l'influence hostile de la compagnie anglaise de la baie
d'Hudson rend impuissans tous les efforts du capitaine pour ouvrir un com-
merce avec les Indiens. M. Bonneville retourne à regret sur ses pas, et il se
trouve en automne au rendez-vous général qu'il a donné à ses compagnons
sur les bords de la Rivière de VOurs. Après un hiver passé dans l'abon-
dance, le capitaine reprend sa route vers les Etals-Unis. Le 22 août 1835,
M. Bonneville et sa caravane arrivent à la frontière, après trois années de
courses dans les steppes et les montagnes. « Là, s'il faut l'en croire, dit
M. Irviug, on eût pu prendre sa cavalcade pour une procession d'Indiens
déguenillés, car ses hommes étaient presque nus, et trois années de séjour
dans le désert leur avaient donné l'aspect le plus sauvage. »
Ce livre a tout l'intérêt des romans de Cooper, il a de plus que ces romans
la réalité. S'il faut en croire un voyageur allemand dont l'ouvrage a plus
d'un rapport avec celui du capitaine [Transallantische Skizzen, Zurich,
1825), les trappeurs et \es Indiens de Cooper sont des types fantastiques
qui n'ont jamais existé que dans l'imagination du romancier. Les voyages
(le M. Bonneville nous montrent le véritable trappeur dans toute sa fierté
indépendante, et aussi, nous devons le dire, dans son implacable férocité.
Pour ces natures indomptables, la liberté des États-Unis est encore une
contrainte. Il leur faut le désert, la vie du chasseur, l'indépendance de l'In-
dien, la nature sauvage et sans bornes. Nous citerons à ce propos un épi-
sode remarquable des voyages du capitaine; c'est l'excursion de quarante
REVUE.— CHRONIQUE. 255
trappeurs aux possessions espa;?noles de la Californie. Si on lit après cet
épisode le clia.jitre intitulé : Voyage dans un bateau de buffle, on aura une
connaissance exacte de la vie aventureuse du trairpeur et de ses penchans
effrénés.
La conclusion du livre annonce toutefois une modification prochaine dans
la vie de ces sauvages montagnards. Le commerce des fourrures est, sui-
vant l'auteur, d'un caractère essentiellement passager. « Les bandes rivales
des trappeurs, dit M. Irving, ont bientôt épuisé les cours d'eau, surtout
lorsque la concurrence les pousse à une destruction inutile du castor. Quand
il n'y aura plus d'animaux à fourrure, la scène cliangera totalement. Le
trappeur pimpant et son coursier, dans leur costume sauvage , couvert de
grelots et de colifichets; le guerrier peint et panaché, toujours aux aguets;
la caravnne du marchand serpentant en longue file dans la plaine déserte
avec les Indiens embusqués sur son passage ; la chasse aux buffles , le camp
de chasse, le gala au milieu du danger, l'attaque nocturne, l'alerte, l'escar-
mouche au milieu des rochers, tout ce roman de la vie sauvage qui existe
encore dans les montagnes, n'existera plus que dans les légendes de la fron-
tière et ressemblera aux fictions de la chevalerie ou delà féerie. »
Ce sont là de tristes prévisions; mais on se consolerait aisément si l'on
devait croire que la civilisation gagnât quelque chose à cette révolution iné-
vitable. La question est résolue par M. Irving d'une manière négative. Il
représente les solitudes de l'ouest comme incapables de culture. « Là oii rien
ne saurait tenter la cupidité du blanc, il sortira , dit-il, avec le temps, un
mélange de tribus diverses et de blancs de toutes les nations, une race de
montagnards pareils aux Tartares du Caucase... Ces hommes deviendront
un jour, sur l'un et l'autre versant des montagnes, le fléau de la frontière
civilisée. »
M. Irving ne révèle toutefois le mal qu'en indiquant le remède, et l'éta-
blissement de postes militaires dans ces pays sauvages lui paraît un moyen
sûr de mettre fin aux violences et aux déprédations des Indiens.
Voyages en Corse. — Les Voyages de M. Valéry en Corse , à Vile d'Elbe
et enSardaigne, se recommanaent par de précieuses qualités d'observation
et de conscience, a J'ai essayé, dit l'auteur dans sa préface, de peindre une
Italie nouvelle , et, si j'ose le dire , inconnue Au lieu de tableaux et de
statues, j'avais en Corse des actions et des hommes. » Ce peu de mots ex-
plique le livre. M. Valéry entre en Corse par Bastia , l'ancienne capitale;
il parcourt successivement les riantes vallées du Cap-Corse, la fertile Ba-
lagne, ceUe contrée la plus riche, selon lui, et la plus civilisée de l'île.
Après la Balagne, il traverse les forêts célèbres d'Aytone et de Valdo-
niello, s'arrête à Ajaccio , Bonifacio, Sartène, et revient à Bastia par la
magnifique plaine d'Aléria. La description des villes principales occupe plu-
sieurs chapitres, où l'érudition historique se mêle, sans affectation, aux
souvenirs du voyageur. Ainsi , à propos de Bastia , ÎVI. Valéry consacre plu-
sieurs chapitres à l'appréciation de quelques écrivains peu connus de la
Corse, tels que Petrus Cyrneus , Filipplni , Vincent Giubcga, dont il cite
un sonnet plein de grâce. Corte lui rappelle le séjour du général Paoli et les
grandes actions t!e Gaffori , le Brutus de la Corse. On voit que M. Valéry a
recueilli soigneusement les traditions du pays qu'il Visitait; il les cite à pro-
256 REVUE DES DEUX MONDES.
pos, el fait servir, en quelque sorte, l'histoire de complément à la géogra-
phie. Ce livre révèle, mieux que tout autre , de quelle utilité sont les études
historiques à un voyageur. M. Valéry aurait, à coup sûr, écrit un ouvrage
moins consciencieux et moins utile , si , avant de visiter la Corse, il n'avait
lu son vieil et national historien Filippini. « La terre de Corse, dit-il en
rapportant un beau trait de Cervoni, la terre de Corse rappelle à chaque
pas de nobles et courageuses actions; elle n'a jamais eu qu'assez peu d'ha-
bitans; elle compte prodigieusement d'hommes et même de femmes. » Ce
jugement n'a rien d'exagéré; chaque page du livre le prouve , et l'on peut
croire que M. Valéry s'est borné à choisir parmi les traditions héroïques
du pays. Un travail plus complet sur cette matière eût dépassé les limites
de son livre. L'histoire de cette petite nation a le même caractère de gran-
deur épique et de merveilleux que l'histoire des républiques anciennes. Les
hommes d'Athènes et de Sparte pourraient tendre la main , sans rougir, aux
patriotes de Sartène et de Corte. La Corse peut citer avec orgueil, à côté des
héros anciens, les trois Sampiero, les Paoli, les Cervoni, les Abbatucci.
M. Valéry n'a pas cependant laissé l'histoire usurper la place de la des-
cription et des souvenirs. A côté de la tradition , il a fait une part assez
large an tableau des mœurs et du pays qu'il parcourait. La nature est admirée
franchement , sans emphase. La simplicité du plan de ce livre , son but , qui
est d'instruire avant d'amuser, ne comportaient pas plus d'abandon, plus d'ai-
sance dans les développemens pittoresques. M. Valéry, en restant simple et
concis, a fait preuve d'un excellent goût; son livre n'a pas cessé d'être in-
téressant en devenant substantiel.
La seconde partie des Voyages est entièrement consacrée à l'île d'Elbe. Le
séjour à Porlo-Longone et Porto-Ferrnjo ,\ai visite au Mont- Serrât, sont
des chapitres pleins de charme et d'intérêt. Les habitans de l'île d'Elbe ne
ressemblent en rien aux sauvages montagnards de la Corse. C'est la douceur,
l'élégance de la civilisation toscane succédant à la rudesse africaine. Ce con-
traste a été bien compris par M.Valéry. L'histoire de l'île d'Elbe est toutefois
peu féconde en grands souvenirs. Le voyageur a justement apprécié l'impor-
tance de cette île en peu de mots : « L'île d'Elbe, dit-il, qui n'a que dix-sept
mille habitans, fut, depuis Rome jusqu'à l'empire français, un de ces points
rares, isolés, espèces de vastes casernes jetées en Europe pour l'observer ou
la contenir. L'occupation militaire, la conquête, faisaient leur vie; ils lan-
guissent et meurent par la paix. »
Au résumé, la critique ne doit que des encouragemens à cette publica-
tion, dont le premier volume a seulement paru. Le livre de M.Valéry de-
viendra certainement, pour les voyageurs qui visiteront la Corse et l'île
d'Elbe, un compagnon indispensable et le plus éloquent des cicérone. C'est
dire assez que nous le plaçons au même rang que les Voyages historiques et
littéraires en Italie, et que nous lui prédisons le même succès.
— Le roman de Valérie, de M™^ de Krûdner, dont les éditions devenaient
rares, vient d'être réimprimé en 2 volumes in-8°. Il est précédé de la Notice
de M. Sainte-Beuve, que nos lecteurs ont lue dans la livraison du 15 juillet.
F. BULOZ.
LES
DEUX MAITRESSES.
I.
Croyez-vous, madame, qu'il soit possible d'être amoureux de
deux persomies à la fois? Si pareille question m'était faite, je
répondrais que je n'en crois rien. C'est pourtant ce qui est arrivé à
un de mes amis, dont je vous raconterai l'histoire, afin que vous en
jugiez vous-même.
En général, lorsqu'il s'agit de justifier un double amour, on a
d'abord recours aux contrastes. L'une était grande, l'autre petite;
l'une avait quinze ans, l'autre en avait trente. Bref, on tente de
prouver que deux femmes, qui ne se ressemblent ni d'âge, ni de
figure, ni de caractère, peuvent inspirer en même temps deux pas-
sions très différentes. Je n'ai pas ce prétexte pour m'aider ici , car
les deux femmes dont il s'agit se ressemblaient, au contraire, un peu.
L'une était mariée, il est vrai, et l'autre veuve; l'une riche, et l'au-
tre très pauvre; mais elles avaient presque le même âge, et elles
étaient toutes deux brunes et fort petites. Bien qu'elles ne fussent ni
sœurs ni cousines, il y avait entre elles un air de famille : de grands
yeux noirs, même finesse de taille; c'étaient deux ménechmes fe-
melles. Ne vous effrayez pas de ce mot; il n'y aura pas de quipro-
quos dans ce conte.
TOME XII. - 1" .NOVEMBRE 1837. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
Avant d'en dire plus de ces dames, il faut parler de notre héros.
Vers 1825 environ , vivait à Paris un jeune homme que nous appelle-
rons Valenlin. C'était un garçon assez singulier, et dont l'étrange
manière de vivre aurait pu fournir quelque matière aux philosophes
qui étudient l'homme. Il y avait en lui, pour ainsi dire, deux per-
sonnages différens. Vous l'eussiez pris , en le rencontrant un jour,
pour un petit-maître de la régence. Son ton léger, son chapeau de
travers, son air d'enfant prodigue en joyeuse humeur, vous eussent
fait revenir en mémoire quelque talon rouge du temps passé. Le jour
suivant, vous n'auriez vu en lui qu'un modeste étudiant de province
se promenant un livre sous le bras. Aujourd'hui, il roulait carrosse
et jetait l'argent par les fenêtres ; demain il allait dîner à quarante
sous. Avec cela, il recherchait en toute chose une sorte de perfec-
tion, et ne goûtait rien qui fut incomplet. Quand il s'agissait de
plaisir, il voulait que tout fût plaisir, et n'était pas homme à acheter
une jouissance par un moment d'ennui. S'il avait une loge au spec-
tacle, il voulait que la voiture qui l'y menait fût douce, que le dîner
eût été bon, et qu'aucune idée fâcheuse ne pût se présenter en sor-
tant. Mais il buvait de bon cœur la piquette dans un cabaret de cam-
pagne, et se mettait à la queue pour aller au parterre. C'était alors
un autre élément, et il n'y faisait pas le difficile; mais il gardait dans
ses bizarreries une sorte de logique, et s'il y avait en lui deux
hommes divers, ils ne se confondaient jamais.
Ce caractère étrange provenait de deux causes : peu de fortune
et un grand amour du plaisir. La famille de Valenlin jouissait de
quelque aisance, mais il n'y avait rien de plus dans la maison
qu'une honnête médiocrité. Une douzaine de mille francs par an
dépensés avec ordre et économie, ce n'est pas de quoi mourir de
faim; mais quand une famille entière vit là-dessus , ce n'est pas de
quoi donner des fêtes. Toutefois, par un caprice du hasard, Valentin
était né avec les goûts que peut avoir le fils d'un grand seigneur.
A père avare, dit-on, fils prodigue; à parens économes, enfant
dépensier. Ainsi le veut la Providence, que cependant tout le monde
xidmire.
Valentin avait fait son droit, et était avocat sans causes, profes-
sion commune aujourd'hui. Avec l'argent qu'il avait de son père et
celui qu'il gagnait de temps en temps, il pouvait être assez heureux,
mais il aimait mieux tout dépenser à la fois et se passer de tout le
lendemain. Vous vous souvenez, madame, de ces marguerites que
les enfans effeuillent brin à brin? Beaucoup, disent-ils à la première
LES DEUX MAITRESSES. 259
feuille; passablement y à la seconde, et, à la troisième, pas du tout.
Ainsi faisait Valentin de ses journées; mais le passablement n'y était
pas, car il ne pouvait le souffrir.
Pour vous le faire mieux connaître, il faut vous dire un trait de
son enfance. Valentin couchait, à dix ou douze ans, dans un petit
cabinet vitré , derrière la chambre de sa mère. Dans ce cabinet d'as-
sez triste apparence, et encombré d'armoires poudreuses, se trou-
vait, entr'autres nippes, un vieux portrait avec un grand cadre
doré. Quand, par une belle matinée, le soleil donnait sur ce portrait,
l'enfant, à genoux sur son lit, s'en approchait avec délices. Tandis
qu'on le croyait endormi, en attendant que l'heure du maître arrivât ,
il restait parfois des heures entières le front posé sur l'angle du
cadre; les rayons de lumière, frappant sur les dorures, l'entouraient
d'une sorte d'auréole où nageait son regard ébloui. Dans cette pos-
ture, il faisait mille rêves; une extase bizarre s'emparait de lui. Plus
la clarté devenait vive, et plus son cœur s'épanouissait. Quand il
fallait enûn détourner les yeux, fatigués de l'éclat de ce spectacle,
il fermait alors ses paupières, et suivait avec curiosité la dégradation
des teintes nuancées dans cette tache rougeâtre qui reste devant
nous quand nous fixons trop long-temps la lumière; puis il revenait
à son cadre, et recommençait de plus belle. Ce fut là, m'a-t-il dit
lui-même, qu'il prit un goût passionné pour l'or et le soleil, deux
excellentes choses, du reste.
Ses premiers pas dans la vie furent guidés par l'instinct de la pas-
sion native. Au collège , il ne se lia qu'avec des enfans plus riches
que lui, non par orgueil, mais par goût. Précoce d'esprit dans ses
étuies, l'amour-propre le poussait moins qu'un certain besoin de
distinction. ïl lui arrivait de pleurer au milieu de la classe, quand il
n'avait pas, le samedi, sa place au banc d honneur. Il achevait ses
humanités et travaillait avec ardeur, lorsqu'une dame, amie de sa
mère, lui fit cadeau d'une belle turquoise; au heu d'écouter la leçon,
il regardait sa bague reluire à son doigt. C'était encore l'amour de
l'or tel que peut le ressentir un enfant curieux. Dès que l'enfant
fut homme, ce dangereux penchant porta bientôt ses fruits.
A peine eut-il sa liberté, qu'il se jeta, sans réflexion, dans tous
les travers d'un fils de famille. Né d'humeur gaie, insouciant de l'a-
venir, l'idée qu'il était pauvre ne lui venait pas, et il ne semblait pas
s'en douter. Le monde le lui fit comprendre. Le nom qu'il portait lui
permettait de traiter en égaux des jeunes gens qui avaient sur lui
l'avantage de la fortune. Admis par eux, comment les imiter? Les
17.
-260 REVUE DES DEUX MONDES.
parens de Valentin vivaient à la campagne. Sous prétexte de faire son
droit, il passait son temps à se promener aux Tuileries et au boule-
vart. Sur ce terrain, il était à l'aise; mais quand ses amis le quittaient
pour monter à cheval , force lui était de rester à pied, seul et un peu
jdésappointé. Son tailleur lui faisait crédit; mais à quoi sert l'habit,
quand la poche est vide? Les trois quarts du temps il en était là.
Trop fier pour vivre en parasite, il prenait à tâche de dissimuler ses
.secrets motifs de sagesse , refusait dédaigneusement des parties de
plaisir où il ne pouvait payer son écot , et s'étudiait à ne toucher aux
Tiches que dans ses jours de richesse.
Ce rôle, difficilement soutenu, tomba devant la volonté pater-
nelle; il fallut choisir un état; Valentin entra dans une maison de
banque. Le métier de commis ne lui plaisait guère, encore moins le
travail quotidien. îl allait au bureau l'oreille un peu basse ; il avait
fallu renoncer aux amis en même temps qu'à la liberté; il n'en était
^pas honteux, mais il s'ennuyait. Quand arrivait, comme dit André
Chénier, le jour de la veine dorée , une sorte de fièvre le saisissait.
Qu'il eût des dettes à payer ou quelque emplette utile à faire, la
présence de l'or le troublait à tel point, qu'il en perdait la réflexion.
Dès qu'il voyait briller dans ses mains un peu de ce rare métal, il
sentait son cœur tressaillir, et ne pensait plus qu'à courir, s'il faisait
L)eau. Quand je dis courir, je me trompe; on le rencontrait, ces
jours-là, dans une bonne voiture de louage, qui le menait au Rocher
de Cancale; là, étendu sur les coussins, respirant l'air ou fumant
>son cigare, il se laissait bercer mollement, sans jamais songer à
demain; demain pourtant, c'était l'ordinaire, il fallait redevenir
commis; mais peu lui importait, pourvu qu'à tout prix il eût satis-
fait son imagination. Les appointemens du mois s'envolaient ainsi en
un jour. Il passait, disait-il, ses mauvais momens à rêver, et ses
bons momens à réaliser ses rêves ; tantôt à Paris, tantôt à la cam-
pagne, on le rencontrait avec son fracas, presque toujours seul,
preuve que ce n'était pas vanité de sa part. D'ailleurs , il faisait ses
extravagances avec la simplicité d'un grand seigneur qui se passe
un caprice. Voilà un bon commis, direz-vous; aussi le mit-on à la
porte.
Avec la liberté et l'oisiveté revinrent des tentations de toute
sorte. Quand on a beaucoup de désirs, beaucoup de jeunesse et peu
d'argent, on court grand risque de faire des sottises. Valentin en fît
d'assez grandes. Toujours poussé par sa manie de changer des rêves
«n réalité, il en vint à faire les plus dangereux rêves. Il lui passait
LES DEUX MAITRESSES. 261
je suppose, par la tête, de se rendre compte de ce que peut être la vie
d'un tel qui a cent mille francs à manger par an. Voilà mon étourdi,
qui, toute une journée, n'en agissait ni plus ni moins que s'il eût été
le personnage en question. Jugez où cela peut conduire avec un
peu d'intelligence et de curiosité. Le raisonnement de Valentin, sur
sa manière de vivre, était, du reste, assez plaisant. Il prétendait
qu'à chaque créature vivante revient de droit une certaine somme
de jouissance ; il comparait cette somme à une coupe pleine que les
économes vident goutte à goutte , et qu'il buvait, lui, à grands traits.
Je ne compte pas les jours, disait-il , mais les plaisirs, et le jour où
je dépense vingt-cinq louis, j'ai cent quatre-vingt-deux mille cinq cents
livres de rente.
Au milieu de toutes ces folies , Valentin avait dans le cœur un sen-
timent qui devait le préserver; c'était son affection pour sa mère. Sa
mère, il est vrai, l'avait toujours gâté; c'est un tort, dit-on, je n'en sais
rien ; mais , en tout cas, c'est le meilleur et le plus naturel des torts.
L'excellente femme qui avait donné la vie à Valentin fit tout au
monde pour la lui rendre douce. Elle n'était pas riche, comme vous
savez. Si tous les petits écus glissés en cachette dans la main de l'en-
fant chéri s'étaient trouvés tout à coup rassemblés , ils auraient
pourtant fait une belle pile. Valentin, dans tous ses désordres, n'eut
jamais d'autre frein que l'idée de ne pas rapporter un chagrin à sa
mère; mais cette idée le suivait partout. D'un autre côté, cette
affection salutaire ouvrait son cœur à toutes les bonnes pensées, à
tous les sentimens honnêtes. C'était pour lui la clé d'un monde qu'il
n'eût peut-être pas compris sans cela. Je ne sais qui a dit le premier,
qu'un être aimé n'est jamais malheureux ; celui-là eût pu dire en-
core : c( Qui aime sa mère n'est jamais méchant. » Quand Valentin
regagnait le logis, après quelque folle équipée ,
Traînant i'ailc, et tirant le pié,
sa mère arrivait et le consolait. Qui pourrait compter les soins pa-
tiens, les attentions en apparence faciles, les petites joies intérieu-
res, par lesquels l'amitié se prouve en silence, et rend la vie douce
et légère? J'en veux citer un exemple en passant.
Un jour que l'étourdi garçon avait vidé sa bourse au jeu, il venait
de rentrer de mauvaise humeur. Les coudes sur sa table, la tête
dans ses mains , il se livrait à ses idées sombres. Sa mère entra ,
tenant un gros bouquet de roses dans un verre d'eau, qu'elle posa
^62 REVUE DES DEUX MONDES.
doucement sur la table, à côté de lui. Il leva les yeux pour la remer-
cier, et elle lui dit en souriant : a II y en a pour quatre sous. » Ce
n'était pas cher, comme vous voyez, cependant le bouquet était
superbe. Valenlin, resté seul, sentit le parfum frapper son cerveau
excité. Je ne saurais vous dire quelle impression produisit sur lui
une si douce jouissance, si facilement venue, si inopinément appor-
tée; il pensa à la somme qu'il avait perdue , il se demanda ce qu'en
aurait pu faire la main maternelle, qui le consolait à si bon marché.
Son cœur gonflé se fondit en larmes , et il se souvint des plaisirs du
pauvre qu'il venait d'oublier.
Ces plaisirs du pauvre lui devinrent chers, à mesure qu'il les
connut mieux. Il les aima parce qu'il aimait sa mère; il regarda peu
à peu autour de lui, et ayant un peu essayé de tout, il se trouva
capable de tout sentir. Est -ce un avantage? Je n'en puis rien dire
encore. Chance de jouissance, chance de souffrance.
J'aurai l'air de faire une plaisanterie, si je vous dis qu'en avan-
çant dans la vie , Valentin devint à la fois plus sage et plus fou; c'est
pourtant la vérité pure. Une double existence se développait en lui.
Si son esprit avide l'entraînait, son cœur le retenait au logis. S'en-
fermait-il, décidé au repos, une orgue de Barbarie, jouant une
valse, passait sous la fenêtre et dérangeait tout. Sortait-il alors, et,
selon sa coutume , courait-il après les plaisirs, un mendiant rencon-
tré en route, un mot touchant trouvé par hasard dans le fatras d'un
drame à la mode, le rendaient pensif, et il retournait chez lui. Prenait-
il la plume et s'asseyait-il pour travailler, sa plume distraite esquissait
sur les marges d'un dossier la silhouette d'une jolie femme qu'il avait
rencontrée au bal. Une bande joyeuse, réunie chez un ami, l'invitait-
elle à rester à souper, il tendait son verre en riant, et buvait une
copieuse rasade, puis il fouillait dans sa poche, voyait qu'il avait
oublié sa clé, qu'il réveillerait sa mère en rentrant; il s'esquivait et
revenait respirer ses roses bien-aimées.
Tel était ce garçon, simple et écervelé, timide et fler, tendre et
audacieux. La nature l'avait fait riche , et le hasard l'avait fait pau-
vre; au lieu de choisir, il prit les deux partis. Tout ce qu'il y avait
en lui de patience, de réflexion et de résignation, ne pouvait triom-
pher de l'amour du plaisir, et ses plus grands momens de déraison
ne pouvaient entamer son cœur. Il ne lutta ni contre son cœur, ni
contre le plaisir qui l'attirait. Ce fut ainsi qu'il devint double, et
qu'il vécut en perpétuelle contradiction avec lui-même, comme je
vous le montrais tout à l'heure. Mais c'est de la faiblesse, allez-vous
LES DEUX MAITRESSES. 265
dire. Eh! mon Dieu, oui; ce n'est pas là un Romain, mais nous ne
sommes pas ici à Rome.
Nous sommes à Paris, madame, et il est question de deux amours.
Heureusement pour vous, le portrait de mes héroïnes sera plus vite
fait que celui de mon héros. Tournez la page, elles vont entrer en
scène.
IL
Je vous ai dit que, de ces deux dames , l'une était riche et l'autre
pauvre. Vous devinez déjà par quelle raison elles plurent toutes deux
à Valentin. Je crois vous avoir dit aussi que l'une était mariée et
l'autre veuve. La marquise de Parues (c'est la mariée) était fille et
femme de marquis. Ce qui vaut mieux, elle était fort riche; ce qui vaut
mieux encore , elle était fort libre, son mari étant en Hollande pour
affaires. Elle n'avait pas vingt-cinq ans, elle se trouvait reine d'un
petit royaume au fond de la Chaussée-d'Antin. Ce royaume consis-
tait en un petit hôtel , bâti avec un goût parfait entre une grande
cour et un beau jardin. C'était la dernière folie du défunt beau-père,
grand seigneur un peu libertin, et la maison, à dire vrai, se ressen-
tait des goûts de son ancien maître; elle ressemblait plutôt à ce qu'on
appelait jadis une maison à parties qu'à la retraite d'une jeune femme
condamnée au repos par l'absence de l'époux. Un pavillon rond,
séparé de l'hôtel , occupait le milieu du jardin. Ce pavillon , qui n'avait
qu'un rez-de-chaussée, n'avait aussi qu'une seule pièce, et n'était
qu'un immense boudoir meublé avec un luxe raffmé. M""' de Pâmes,
qui habitait l'hôtel et passait pour fort sage, n'allait point, disait-on,
au pavillon. On y voyait pourtant quelquefois de la lumière. Compa-
gnie excellente, dîners à l'avenant, fringans équipages, nombreux
domestique, en un mot, grand bruit de bon ton, voilà la maison de
la marquise. D'ailleurs , une éducation achevée lui avait donné mille
talens; avec tout ce qu'il faut pour plaire sans esprit, elle trouvait
moyen d'en avoir; une indispensable tante la menait partout; quand
on parlait de son mari, elle disait qu'il allait revenir; personne ne
pensait à médire d'elle.
M°*' Delaunay (c'est la veuve) avait perdu son mari fort jeune; elle
vivait avec sa mère, d'une modique pension obtenue à grand' peine,
et à grand' peine suffisante. C'était à un troisième étage qu'il fallait
monter, rue du Plat-d'Etain, pour la trouver brodant à sa fenêtre;
c'était tout ce qu'elle savait faire; son éducation , vous le voyez, avait
264 REVUE DES DEUX MONDES.
été fort négligée. Un petit salon était tout son domaine; à l'heure du
dîner, on y roulait la table de noyer, reléguée durant le jour dans
Tantichambre. Le soir, une armoire à alcôve s'ouvrait, contenant
deux lits. Du reste, une propreté soigneuse entretenait le modeste
ameublement. Au milieu de tout cela, M'"'^ Delaunay aimait le monde.
Quelques anciens amis de son mari donnaient de petites soirées où
elle allait, parée d'une fraîche robe d'organdy. Comme les gens sans
fortune n'ont pas de saison, ces petites fêtes duraient toute l'année.
Être pauvre, jeune, belle et honnête, ce n'est pas un mérite si rare
qu'on le dit, mais c'est un mérite.
Quand je vous ai annoncé que mon Valentin aimait ces deux
femmes, je n'ai pas prétendu déclarer qu'il les aimât également toutes
deux. Je pourrais me tirer d'affaire en vous disant qu'il aimait l'une
et désirait l'autre; mais je ne veux point chercher ces finesses , qui,
après tout, ne signifieraient rien, sinon qu'il les désirait toutes deux.
J'aime mieux vous raconter simplement ce qui se passait dans son
cœur.
Ce qui le fit d'abord aller souvent dans ces deux maisons, ce fut
un assez vilain motif, l'absence de maris dans l'une et dans l'autre.
11 n'est que trop vrai qu'une apparence de facilité, quand bien même
elle n'est qu'une apparence, séduit les jeunes têtes. Valentin était reçu
chez M™^ de Parues, parce qu'elle voyait beaucoup de monde, sans
autre raison ; un ami l'avait présenté. Pour aller chez M""^ Delaunay,
qui ne recev^t personne, ce n'avait pas été si aisé. Il l'avait rencon-
trée à l'une de ces petites soirées dont je vous parlais tout à l'heure ,
car Valentin allait un peu partout; il avait donc vu M""" Delaunay,
l'avait remarquée, l'avait fait danser, enfin, un beau jour, avait
trouvé moyen de lui porter un livre nouveau qu'elle désirait lire. La
première visite une fois faite, on revient sans motif, et au bout de
trois mois on est de la maison; ainsi vont les choses. Tel qui s'étonne
de la présence d'un jeune homme dans une famille que personne
n'aborde, serait quelquefois bien plus étonné d'apprendre sur quel
frivole prétexte il y est entré.
Vous vous étonnerez peut-être , madame , de la manière dont se
prit le cœur de Valentin. Ce fut, pour ainsi dire, l'ouvrage du ha-
sard. Il avait, durant un hiver, vécu, selon sa coutume, assez folle-
ment, mais assez gaiement. L'été venu, comme la cigale, il se trouva
au dépourvu. Les uns partaient pour la campagne, les autres allaient
en An[;leterre ou aux eaux ; il y a de ces années de désertion où tout
ce qu'on a d'amis disparaît; une bouffée de vent les emporte, et on
LES DEUX MAITRESSES. 265
reste seul tout à coup. Si Valentin eut été plus sage, il aurait fait
comme les autres , et serait parti de son côté; mais les plaisirs avaient
été chers, et sa bourse vide le retenait h Paris. Regrettant son im-
prévoyance, aussi triste qu'on peut l'être à vingt-cinq ans, il songeait
à passer l'été et à faire, non de nécessité vertu, mais de nécessité
plaisir, s'il se pouvait. Sorti un matin par une de ces belles journées,
oii tout ce qui est jeune sort sans savoir pourquoi, il ne trouva, en
y réfléchissant, que deux endroits où il put aller, chez M""' de Parnes
ou chez M"*^ Delaunay. Il fut chez toutes deux le jour même, et ayant
agi ainsi en gourmand, il se trouva désœuvré le lendemain. Ne pou-
vant recommencer ses visites avant quelques jours, il se demanda
quel jour il le pourrait; après quoi, involontairement, il repassa dans
sa tête ce qu'il avait dit et entendu durant ces deux heures, deve-
nues précieuses pour lui.
La ressemblance dont je vous ai parlé, et qui ne l'avait pas jus-
qu'alors frappé, le Ot sourire d'abord. Il lui parut étrange que deux
jeunes femmes, dans des positions si diverses, et dont l'une ignorait
l'existence de l'autre, eussent l'air d'être les deux sœurs. Il compara
dans sa mémoire leurs traits, leur taille et leur esprit; chacune des
deux lui fit tour à tour moins aimer ou mieux goûter l'autre. M'"'' de
Parnes était coquette, vive, minaudière et enjouée; M""" Delaunay
était aussi tout cela, mais pas tous les jours, au bal seulement, et à
un degré, pour ainsi dire , plus tiède. La pauvreté sans doute en était
cause. Cependant, les yeux de la veuve brillaient parfois d'une
flamme ardente qui semblait se concentrer dans le repos, tandis que
le regard de la marquise ressemblait à une étincelle brillante, mais
fugitive. C'est bien la même femme, se disait Talenlin ; c'est le même
feu, voltigeant là sur un foyer joyeux, ici couvert de cendres. Peu
à peu, il vint aux détails; il pensa aux blanches mains de l'une
effleurant son clavier d'ivoire , aux mains un peu maigres de l'autre
tombant de fatigue sur ses genoux. Il pensa au pied, et il trouva
bizarre que la plus pauvre fût la mieux chaussée ; elle faisait ses guê-
tres elle-même. Il vit la dame de la Chaussée-d'Antin, étendue sur
sa chaise longue , respirant la fraîcheur, les bras nus dès le matin.
Il se demandait si M""*^ Delaunay avait d'aussi beaux bras sous ses
manches d'indienne, et je ne sais pourquoi il tressaillit à l'idée de
voir M™" Delaunay les bras nus; puis il pensa aux belles touffes de
cheveux noirs de M""^ de Parnes, et à l'aiguille à tricoter que M"^ De-
launay plantait dans sa natte en causant. Il prit un crayon et cher-
cha à retracer sur le papier la double image qui l'occupait. A force
^66 REVUE DES DEUX MONDES.
d'effacer et de tâtonner, il arriva à l'une de ces ressemblances loin-
taines dont la fantaisie se contente quelquefois plutôt que d'un por-
trait trop vrai. Dès qu'il eut obtenu cette esquisse, il s'arrêta ; à la-
quelle des deux ressemblait- elle davantage? Il ne pouvait lui-même
en décider; ce fut tantôt à l'une et tantôt à l'autre, selon le caprice
de sa rêverie. Que de mystères dans le destin ! se disait-il; qui sait,
malgré les apparences , laquelle de ces deux femmes est la plus heu-
reuse? Est-ce la plus riche ou la plus bdle? Est-ce celle qui sera le
plus aimée? Non; c'est celle qui aimera le mieux. Que feraient-elles
si demain matin elles s'éveillaient l'une à la place de l'autre? Yalen-
tin se souvint du dormeur éveillé, et sans s'apercevoir qu'il rêvait
lui-même en plein jour , il fît mille châteaux en Espagne. Il se promit
d'aller, dès le lendemain, faire ses deux visites, et d'emporter son
esquisse pour en voir les défauts ; en même temps il ajoutait un coup
de crayon, une boucle de cheveux , un pli à la robe ; les yeux étaient
plus grands, le contour plus déhcat. Il pensa de nouveau au pied,
puis à la main , puis aux bras blancs ; il pensa encore à mille autres
choses ; enfin il devint amoureux.
m.
Devenir amoureux n'est pas le difficile , c'est de savoir dire qu'on
l'est. Valentin , muni de son esquisse , sortit de bonne heure le len-
demain. Il commença par la marquise. Un heureux hasard, plus rare
que l'on ne pense, voulut qu'il la trouvât ce jour-là telle qu'il l'avait
rêvée la veille. On était alors au mois de juillet. Sur un banc de bois,
garni de frais coussins, sous un beau chèvrefeuille en fleurs, les
bras nus, vêtue d'un peignoir, ainsi pouvait paraître une nymphe aux
yeux d'un berger de Virgile; ainsi parut aux yeux du jeune homme
la blanche Isabelle, marquise de Parnes. Elle le salua d'un de ces
doux sourires qui coûtent si peu quand on a de belles dents, et lui
montra assez nonchalamment un tabouret fort éloigné d'elle. Au
lieu de s'asseoir sur ce tabouret, il le prit pour se rapprocher; et
comme il cherchait où se mettre : a Où allez-vous donc? » demanda la
marquise.
Valentin pensa que sa tête s'était échauffée outre mesure, et que
la réalité indocile allait moins vite que le désir. 11 s'arrêta, et, re-
plaçant le tabouret un peu plus loin encore qu'il n'était d'abord ,
s'assit, ne sachant trop quoi dire. Il faut savoir qu'un grand laquais.
LES DEUX MAITRESSES. 26?7
à mine insolente et rébarbative , était debout devant la marquise , et
lui présentait une tasse de chocolat brûlant qu'elle se mit à avaler à
petites gorgées. La présence de ce tiers, l'extrême attention que
mettait la dame à ne pas se brûler les lèvres, le peu de souci qu'en
revanche elle prenait du visiteur, n'étaient pas faits pour encoura-
ger. Valentin tira gravement l'esquisse qu'il avait dans sa poche,
et, fixant ses yeux sur M"« de Parnes, il examina alternativement
Foriginal et la copie. Elle lui demanda ce qu'il faisait. Il se leva , lui
donna son dessin , puis se rassit sans en dire davantage. Au premier
coup d'oeil, la marquise fronça le sourcil, comme lorsqu'on cherche
une ressemblance , puis elle se pencha de côté , comme on fait lors-
qu'on l'a trouvée. Elle avala le reste de sa tasse; le laquais s'en fut,
et les belles dents reparurent avec le sourire.
— C'est mieux que moi, dit-elle enfin; vous avez fait cela de mé-
moire? Comment vous y êtes-vous pris?
Valentin répondit qu'un si beau visage n'avait pas besoin de poser
pour qu'on pût le copier, et qu'il l'avait trouvé dans son cœur. La
marquise fît un léger salut, et Valentin approcha son tabouret.
Tout en causant de choses indifférentes, M™^ de Parnes regardait
le dessin.
— Je trouve, dit-elle, qu'il y a dans ce portrait une physionomie
qui n'est pas la mienne. On dirait que cela ressemble à quelqu'un
qui me ressemble, mais que ce n'est pas moi qu'on a voulu faire.
Valentin rougit malgré lui, et crut sentir qu'au fond de l'ame il
aimait M"' Delaunay ; l'observation de la marquise lui en parut un
témoignage. Il regarda de nouveau son dessin, puis la marquise,
puis il pensa à la jeune veuve. Celle que j'aime, se dit-il, est celle à
qui ce portrait ressemble le plus. Puisque mon cœur a guidé ma
main , ma main m'expliquera mon cœur.
La conversation continua (if s'agissait, je crois, d'une course de
chevaux qu'on avait faite au Champ-de-Mars la veille).
— Vous êtes à une lieue , dit M""" de Parnes.
Valentin se leva, s'avança vers elle.
— Voilà un beau chèvrefeuille, dit-il en passant.
La mar(^uise étendit le bras, cassa une petite branche en fleurs et
la lui offrit gracieusement.
— Tenez, dit-elle, prenez cela, et dites-moi si c'est vraiment moi
dont vous avez cherché la ressemblance , ou si , en en peignant une
autre, vous l'avez trouvée par hasard.
Par un petit mouvement de fatuité, Valentin , au lieu de prendre
268 REVUE DES DEUX MONDES.
la branche, présenta en riant, à la marquise, la boutonnière de son
habit, aûn qu'elle y mît le bouquet elle-même; pendant qu'elle s'y
prêtait de bonne grâce, mais non sans quelque peine , il était debout,
et regardait le pavillon dont je vous ai parlé , et dont une persienne
était entr'ouverte. Vous vous souvenez que M'"^ de Parnes passait
pour n'y jamais aller. Elle affectait même quelque mépris pour ce
boudoir galant et recherché , qu'elle trouvait de mauvaise compa-
gnie. Valentin crut voir cependant que les fauteuils dorés et les ten-
tures brillantes ne souffraient pas de la poussière. Au milieu de ces
meubles à forme grecque, superbes et incommodes comme tout ce
qui vient de l'empire, certaine chaise longue évidemment moderne
lui parut se détacher dans l'ombre. Le cœur lui battit, je ne sais
pourquoi, en songeant que la belle marquise se servait quelquefois
de son pavillon; car pourquoi ce fauteuil eùt-il été là, sinon pour
aller s'y asseoir? Valentin saisit une des blanches mains occupées à
le décorer, et la porta doucement à ses lèvres; ce qu'en pensa la mar-
quise, je n'en sais rien; Valentin regardait la chaise longue; M""^ de
Parnes regardait le dessin de Valentin; elle ne retirait pas sa main,
et il la tenait entre les siennes. Un domestique parut sur le perron ;
une visite arrivait; Valentin lâcha la main de la marquise, et (chose
assez singulière) elle ferma brusquement la persienne.
La visite entrée , Valentin fut un peu embarrassé ; car il vit que la
marquise cachait son esquisse, comme par mégarde, en jetant son
mouchoir dessus. Ce n'était pas là son compte ; il prit le parti le plus
court : il souleva le mouchoir et s'empara du papier ; M"'' de Parnes
fît un léger signe d'étonnement.
— Je veux y retoucher, lui dit-il tout haut; permettez-moi d'em-
porter cela.
Elle n'insista pas, et il s'en fut avec.
Il trouva M""^ Delaunay qui faisait de la tapisserie; sa mère était
assise près d'elle. La pauvre femme, pour tout jardin, avait quelques
fleurs sur sa croisée. Son costume, toujours le même, était de cou-
leur sombre, car elle n'avait pas de robe du matin; tout superflu est
signe de richesse. Une velléité de fausse élégance lui faisait porter ce-
pendant des boucles ^d' oreilles de mauvais goût et une chaîne de
chrysocale. Ajoutez à cela des cheveux en désordre et l'apparence
d'une fatigue habituelle; vous conviendrez que le premier coup d'œil
ne lui rendait pas en ce moment la comparaison favorable.
Valentin n'osa pas, en présence de la mère, montrer le dessin qu'il
apportait. Mais lorsque trois heures sonnèrent, la vieille dame, qui
LES DEUX MAITRESSES. SGO'
n'avait pas de servante, sortit pour préparer son dîner. C'était l'in-
stant qu'attendait le jeune homme, il tira donc de nouveau son por~
trait, et tenta sa seconde épreuve. La veuve n'avait pas grande
finesse; elle ne se reconnut pas, et Valentin, un peu confus, se vit
obligé de lui expliquer que c'était elle qu'il avait voulu faire. Elle en
parut d'abord étonnée, puis enchantée, et croyant simplement que
c'était un cadeau que Valentin lui offrait, elle alla décrocher un petit
cadre de bois blanc à la cheminée , en ôta un affreux portrait de
Napoléon qui y jaunissait depuis 1810, et se disposa à y mettre le sien.
Valentin commença par la laisser faire; il ne pouvait se résoudre
à gâter ce mouvement de joie naïve. Cependant l'idée que M^^^ de
Parnes lui redemanderait sans doute son dessin, le chagrinait visi-
blement; M"^ Delaunay, qui s'en aperçut, crut avoir commis une
indiscrétion; elle s'arrêta, embarrassée, tenant son cadre et ne
sachant qu'en faire. Valentin, qui, de son côté, sentait qu'il avait faif
une sottise en montrant ce portrait qu'il ne voulait pas donner, cher-
chait en vain à sortir d'embarras. Après quelques instans de gêna
et d'hésitation, le cadre et le papier restèrent sur la table, à côté du
Napoléon détrôné, et M""^ Delaunay reprit son ouvrage.
— Je voudrais, dit enfin Valentin, qu'avant de vous laisser cette
petite ébauche, il me fût permis d'en faire une copie.
— Je crois que je ne suis qu'une étourdie, répondit la veuve. Gar-
dez ce dessin qui vous appartient, si vous y attachez quelque prix. Je-
ne suppose pourtant pas que votre intention soit de le mettre dans
votre chambre ni de le montrer à vos amis?
— Certainement non; mais c'est pour moi que je l'ai fait, et je ne
voudrais pas le perdre entièrement.
— A quoi pourra-t-il vous servir, puisque vous m'assurez que
vous ne le montrerez pas?
— Il me servira à vous voir, madame, et à parler quelquefois à
votre image de ce que je n'ose vous dire à vous-même.
Quoique cette phrase à la rigueur ne fût qu'une galanterie, le ton
dont elle était prononcée fit lever les yeux à la veuve. Elle jeta sur
le jeune homme un regard, non pas sévère, mais sérieux; ce regard
troubla Valentin, déjà ému de ses propres paroles; il roula l'esquisse
et allait la remettre dans sa poche, quand M""' Delaunay se leva et la
lui prit des mains d'un air de raillerie timide. Il se mit à rire, et à
son tour, s'empara lestement du papier.
— Et de quel droit, madame, m'ôteriez-vous ma propriété? Est-
ce que cela ne m'appartient pas?
270 REVUE DES DEUX MONDES.
Non, dit-elle assez sèchement; personne n'a le droit de faire
un portrait sans le consentement du modèle.
Elle s'était rassise à ce mot, et Valentin, la voyant un peu agitée,
s'approcha d'elle et se sentit plus hardi. Soit repentir d'avoir laissé
voir le plaisir qu'elle avait d'abord ressenti, soit désappointement,
soit impatience, M™*^ Delaunay avait la main tremblante. Valentin,
qui venait de baiser celle de M™^ de Parnes , et qui ne l'avait pas fait
trembler pour cela, prit, sans autre réflexion, celle de la veuve. Elle
le regarda d'un air stupéfait, car c'était la première fois qu'il arri-
vait à Valentin d'être si familier avec elle. Mais quand elle le vit s'in-
cliner et approcher ses lèvres de sa main, elle se leva, lui laissa
prendre sans résistance un long baiser sur sa mitaine, et lui dit avec
une extrême douceur :
— Mon cher monsieur, ma mère a besoin de moi ; je suis fâchée
de vous quitter.
Elle le laissa seul sur ce compliment, sans lui donner le temps de
la retenir et sans attendre sa réponse. Il se sentit fort inquiet; il eut
peur de l'avoir blessée ; il ne pouvait se décider à s'en aller et res-
tait debout, attendant qu'elle revînt. Ce fut la mère qui reparut, et
il craignit, en la voyant, que son imprudence ne lui coûtât cher; il
n'en fut rien; la bonne dame, de l'air le plus riant, venait lui tenir
compagnie pendant que sa fille repassait sa robe pour aller le soir à
son petit bal. Il voulut attendre encore quelque temps, espérant tou-
jours que la belle boudeuse allait pardonner; mais la robe était, à
ce qui paraît, fort ample; le temps de se retirer arriva, et il fallut
partir sans connaître son sort.
Rentré chez lui, notre étourdi ne se trouva pourtant pas trop mé-
content de sa journée. Il repassa peu à peu dans sa tête toutes les
circonstances de ses deux visites; comme un chasseur qui a lancé le
cerf, et qui calcule ses embuscades, ainsi l'amoureux calcule ses
chances et raisonne sa fantaisie. La modestie n'était pas le défaut de
Valentin. Il commença par convenir avec lui-même que la marquise
lui appartenait. En effet, il n'y avait eu de la part de M™*' de Parnes
ombre de sévérité ni de résistance. Il fit cependant réflexion que, par
cette raison même, il pouvait bien n'y avoir eu qu'une ombre légère
de coquetterie. Il y a de très belles dames de par le monde qui se
laissent baiser la main, comme le pape laisse baiser sa mule; c'est
une formalité charitable ; tant mieux pour ceux qu'elle mène en
paradis. Valentin se dit que la pruderie de la veuve promettait peut-
être plus, au fond, que le laisser-aller de la marquise. M™' Delau-
LES DEUX MAITRESSES. 271
nay, après tout, n'avait pas été bien rigide. Elle avait doucement
retiré sa main, et s'en était allée repasser sa robe. En pensant à
cette robe, Valeiilin pensa au petit bal; c'était le soir même; il se
promit d'y aller.
Tout en se promenant par la chambre, et tout en faisant sa toi-
lette, son imagination s'exaltait. C'était la veuve qu'il allait voir,
c'était à elle qu'il songeait. 11 vit sur sa table un petit portefeuille assez
laid, qu'il avait gagné dans une loterie. Sur la couverture de ce
portefeuille était un méchant paysage à l'aquarelle, sous verre, et
assez bien monté. Il remplaça adroitement ce paysage par le portrait
de M""" de Parues; je me trompe, je veux dire de M""^ Delaunay*
Cela fait, il mit ce portefeuille en poche, se promettant de le tirer à
propos, et de le faire voir à sa future conquête. Que dira-t-elle? se
demanda-t-il. Et que répondrai-je? se demanda-t-il encore. Tout en
ruminant entre ses dents quelques-unes de ces phrases préparées
d'avance qu'on apprend par cœur, et qu'on ne dit jamais, il lui vint
l'idée beaucoup plus simple d'écrire une déclaration en forme, et de
la donner à la veuve.
Le voilà écrivant; quatre pages se remplissent. Tout le monde sait
combien le cœur s'émeut durant ces instans où l'on cède à la tenta-
lion de flxer sur le papier un sentiment peut-être fugitif; il est doux,
il est dangereux, madame, d'oser dire qu'on aime; la première page
qu'écrivit Valentin était un peu froide et beaucoup trop hsible. Les
virgules s'y trouvaient à leur place, les alinéas bien marqués, toutes
choses qui prouvent peu d'amour. La seconde page était déjà moins
correcte, les lignes se pressaient à la troisième, et la quatrième, il
faut en convenir, était pleine de fautes d'orthographe.
Comment vous dire l'étrange pensée qui s'empara de Valentin ,
tandis qu'il cachetait sa lettre? C'était pour la veuve qu'il l'avait
écrite; c'était à elle qu'il parlait de son amour, de son baiser du ma-
lin, de ses craintes et de ses désirs; au moment d'y mettre l'adresse,
il s'aperçut, en se relisant, qu'aucun détail particulier ne se trouvait
dans cette lettre , et il ne put s'empêcher de sourire à l'idée de l'en-
voyer à M*"^ de Parnes. Peut-être y eut-il, à son insu, un motif
caché qui le porta à exécuter cette idée bizarre. Il se sentait, au fond
du cœur, incapable d'écrire une pareille lettre pour la marquise, et
son cœur lui disait en même temps que, lorsqu'il voudrait, il en
pourrait récrire une autre à M™^ Delaunay. Il profita donc de l'oc-
casion, et envoya, sans plus tarder, la déclaration faite pour la
veuve à l'hôtel de la Chaussée-d'Antin.
272 REVUE DES DEUX MO>T)ES.
IV.
C'était chez un ancien notaire , nommé M. des Andelys , qu'avait
lieu la petite réunion où Valentin devait rencontrer M™*' Delaunay.
Il l'y trouva, comme il l'espérait, plus belle et plus coquette que
jamais. Malgré la chaîne et les boucles d'oreilles, sa toilette était pres-
que simple ; un seul nœud de ruban de couleur changeante accom-
pagnait son joli visage, et un autre de pareille nuance serrait sa
taille souple et mignonne. J'ai dit qu'elle était fort petite, brune, et
qu'elle avait de grands yeux; elle était aussi un peu maigre, et dif-
férait en cela de M™*" de Parnes, dont l'embonpoint montrait les plus
belles formes enveloppées d'un réseau d'albâtre. Pour me servir
d'une expression d'atelier, qui rendra ici ma pensée, l'ensemble de
^jme Delaunay était bien fondu, c'est-à-dire que rien ne tranchait en
elle ; ses cheveux n'étaient pas très noirs et son teint n'était pas très
blanc; elle avait l'air d'une petite créole; M""' de Parnes, au con-
traire, était comme peinte ; une légère pourpre colorait ses joues et
ravivait ses yeux étincelans; rien n'était plus admirable que ses
épais cheveux noirs couronnant ses belles épaules. Mais je vois que
je fais comme mon héros; je pense à l'une quand il faut parler de
l'autre; souvenons-nous que la marquise n'allait point à des soirées
de notaire.
Quand Valentin pria la veuve de lui accorder une contredanse ,
un je suis engagée bien sec fut toute la réponse qu'il obtint. Notre
étourdi, qui s'y attendait, feignit de n'avoir pas entendu, et répon-
dit: Je vous remercie. Il flt quelques pas là -dessus, et M™^ Delaunay
courut après lui pour lui dire qu'il se trompait. En ce cas, demanda-
t-il aussitôt, quelle contredanse me donnerez-vous? Elle rougit, et
n'osant refuser, feuilletait un petit livret de bal où ses danseurs
étaient inscrits : « Ce livret me trompe, dit-elle en hésitant; il y a
une quantité de noms que je n'ai pas encore effacés, et qui me
troublent la mémoire. » C'était bien le cas de tirer le portefeuille à
portrait; Valentin n'y manqua pas : «Tenez, dit-il, écrivez mon
nom sur la première page de cet album. Il me sera plus cher encore. »
M"^ Delaunay se reconnut cette fois; elle prit le portefeuille, re-
garda son portrait, et écrivit à la première page le nom de Valentin;
après quoi , en lui rendant le portefeuille , elle lui dit assez triste-
ment : « 11 faut que je vous parle, j'ai deux mots nécessaires à vous
dire; mais je ne puis pas danser avec vous. »
LES DEUX MAITRESSES. 273
Elle passa alors dans une chambre voisine où l'on jouait, et Va-
lentin la suivit. Elle paraissait excessivement embarrassée, a Ce que
j'ai à vous demander, dit-elle, va peut-être vous sembler très ridi-
cule, et je sens moi-même que vous aurez raison de le trouver ainsi.
Vous m'avez fait une visite ce matin, et vous m'avez.... pris la main,
ajouta-t-elle timidement. Je ne suis ni assez enfant ni assez sotte pour
ignorer que si peu de chose ne fâche personne et ne signifie rien.
Dans le grand monde, dans celui où vous vivez, ce n'est qu'une
simple politesse; cependant nous nous trouvions seuls, et vous n'ar-
riviez ni ne parliez; vous conviendrez, ou, pour mieux dire, vous
comprendrez peut-être par amitié pour moi....
Elle s'arrêta, moitié par crainte, et moitié par ennui de l'effort
qu'elle faisait. Valentin , à qui ce préambule causait une frayeur
mortelle, attendait qu'elle continuât, lorsqu'une idée subite lui tra-
versa l'esprit. Tl ne réfléchit pas à ce qu'il faisait, et cédant à un pre-
mier mouvement, il s'écria :
— Votre mère l'a vu !
— Non, répondit la veuve avec dignité; non , monsieur, ma mère
n'a rien vu. Comme elle achevait ces mots , la contredanse com-
mença, son danseur vint la chercher, et elle disparut dans la foule.
Valentin attendit impatiemment, comme vous pouvez croire, que
la contredanse fût finie. Ce moment désiré arriva enfin, mais
M'"'' Delaunay retourna à sa place, et, quoi qu'il fît pour l'approcher,
il ne put lui parler. Elle ne semblait pas hésiter sur ce qui lui restait
à dire, mais penser comment elle le dirait. Valentin se faisait mille
questions qui toutes aboutissaient au même résultat : ce elle veut me
prier de ne plus revenir chez elle. » Une pareille défense , cependant,
sur un aussi léger prétexte, le révoltait. Il y trouvait plus que du
ridicule; il y voyait ou une sévérité déplacée, ou une fausse vertu
prompte à se faire valoir. « C'est une bégueule ou une coquette, » se
dit-il. Voilà, madame, comme on juge à vingt-cinq ans.
^jme Delaunay comprenait parfaitement ce qui se passait dans la
tête du jeune homme. Elle l'avait bien un peu prévu, mais, en le
voyant, elle perdait courage. Son intention n'était pas tout-à-fait
de défendre sa porte à Valentin ; mais, tout en n'ayant guère d'es-
prit, elle avait beaucoup de cœur, et elle avait vu clairement le
matin qu'il ne s'agissait pas d'une plaisanterie, et qu'elle allait être
attaquée. Les femmes ont un certain tact qui les avertit de l'approche
du combat. La plupart d'entre elles s'y exposent ou parce qu'elles
BQ sentent sur leurs gardes, ou parce qu'elles prennent plaisir au
TOME XII. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
danger. Les escarmouches amoureuses sont le passe-temps des
belles oisives. Elles savent se défendre et ont, quand elles veulent,
l'occasion de se distraire. Mais M*"^ Delaunay était trop occupée,
trop sédentaire; elle voyait trop peu de monde, elle travaillait trop
aux ouvrages d'aiguille qui laissent rêver et font quelquefois rêver;
elle était trop pauvre, en un mot, pour se laisser baiser la main.
Non pas qu'aujourd'hui elle se crût en péril; mais qu'allait-il arriver
demain si Valentin lui parlait d'amour, et si, après-demain, elle lui
fermait sa maison, et si, le jour suivant, elle s'en repentait? L'ou-
vrage irait-il pendant ce temps-là? Y aurait-il le soir le nombre de
points voulu? (Je vous expliquerai ceci plus tard.) Mais qu'allait-on
dire, en tout cas? Une femme qui vit presque seule est bien plus
exposée qu'une autre. Ne doit-elle pas être plus sévère? M"^ Delau-
nay se disait qu'au risque d'être ridicule, il fallait éloigner Valentin,
avant que son repos ne fût troublé. Elle voulait donc parler, mais
elle était femme, et il était là; le droit de présence est le plus fort de
tous, et le plus difflcile à combattre.
Dans un moment où tous les motifs que je viens d'indiquer briè-
vement, se représentaient à elle avec force, elle se leva. Valentin
était en face d'elle, et leurs regards se rencontrèrent; depuis une
heure, le jeune homme réfléchissait, seul, à l'écart, et lisait aussi
de son côté dans les grands yeux de M""^ Delaunay chaque pen-
sée qui l'agitait. A sa première impatience avait succédé la tris-
tesse. Il se demandait si, en effet, c'était là une prude ou une co-
quette, et plus il cherchait dans ses souvenirs, plus il examinait le
visage timide et pensif qu'il avait devant lui, plus il se sentait saisi
d'un certain respect. Il se disait que son étourderie était peut-être
plus grave qu'il ne l'avait cru. Quand M°^ Delaunay vint à lui, il
savait ce qu'elle allait lui demander. 11 voulait lui en éviter la peine;
mais il la trouva trop belle et trop émue , et il aima mieux la laisser
parler.
Ce ne fut pas sans trouble qu'elle s'y décida, et qu'elle en vint à
tout expliquer. La fierté féminine, en cette circonstance, avait une
rude atteinte à subir. Il fallait avouer qu'on était sensible, et cepen-
dant ne pas le laisser voir; il fallait dire qu'on avait tout compris, et
cependant paraître ne rien comprendre. Il fallait dire enfin qu'on
avait peur, dernier mot que prononce une femme; et la cause de cette
crainte était si légère ! Dès ses premières paroles , M"^ Delaunay
sentit qu'il n'y avait, pour elle, qu'un moyen de n'être ni faible, ni
prude, ni coquette, ni ridicule ; c'était d'être vraie. Elle parla donc,
LES DEUX MAITRESSES. 275
et tout son discours pouvait se réduire à cette phrase : cr Eloignez-
vous; j'ai peur de vous aimer. »
Quand elle se tut, Valentin la regarda à la fois avec étonnement,
avec chagrin et avec un exprimable plaisir. Je ne sais quel orgueil le
saisissait; il y a toujours de la joie à se sentir battre le cœur. Il ou-
vrait les lèvres pour répondre , et cent réponses lui venaient en
même temps; il s'enivrait de son émotion et de la présence d'une
femme qui osait lui parler ainsi. II voulait lui dire qu'il l'aimait, il
voulait lui promettre de lui obéir, il voulait lui jurer de ne la jamais
quitter, il voulait la remercier de son bonheur, il voulait lui parler
de sa peine; enfin mille idées contradictoires, mille tourmens et mille
délices lui traversaient l'esprit, et, au milieu de tout cela, il était
sur le point de s'écrier malgré lui : Mais vous m'aimez!
Pendant toutes ces hésitations, on dansait un galop dans le salon.
C'était la mode en 1825; quelques groupes s'étaient lancés et faisaient
le tour de l'appartement ; la veuve se leva ; elle attendait toujours la
réponse du jeune homme. Une singulière tentation s'empara de lui ,
en voyant passer la joyeuse promenade : a Eh bien! oui, dit-il, je
vous le jure, vous me voyez pour la dernière fois. )) En parlant
ainsi, il entoura de son bras la taille de M'"'^ Delaunay. Ses yeux
semblaient dire: «Cette fois encore, soyons amis, imitons-les.»
Elle se laissa entraîner en silence, et bientôt, comme deux oiseaux ,
il s'envolèrent au bruit de la musique.
Il était tard, et le salon était presque vide; les tables de jeu étaient
encore garnies; mais il faut savoir que la salle-à-manger du notaire
faisait un retour sur l'appartement, et qu'elle se trouvait alors com-
plètement déserte. Les galopeurs n'allaient pas plus loin; ils tour-
naient autour de la table, puis revenaient au salon. Il arriva que,
lorsque Valentin et ÎVP^ Delaunay passèrent à leur tour dans cette
salle-à-manger, aucuns danseurs ne les suivaient; ils se trouvèrent
donc tout à coup seuls , au milieu du bal ; un regard rapide, jeté en
arrière, convainquit Valentin qu'aucune glace, aucune porte ne pou-
vait le trahir; il serra la jeune veuve sur son cœur, et , sans lui dire
une parole, posa ses lèvres sur son épaule nue.
Le moindre cri échappé à M*"^ Delaunay aurait causé un affreux
scandale. Heureusement pour l'étourdi, sa danseuse se montra pru-
dente; mais elle ne put se montrer brave en même temps , et elle se-
rait tombée, s'il ne l'avait retenue. Il la retint donc, et en rentrant au
salon, elle s'arrêta, appuyée sur son bras, pouvant à peine respirer.
Que n'eût-il pas donné pour pouvoir compter les battemens de ce
18.
276 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
cœur tremblant! Mais la musique cessait, il fallut partir, et quoi qu'il
put dire à M"' Delaunay, elle ne voulut point lui répondre.
V.
Notre héros ne s'était pas trompé lorsqu'il avait craint de compter
trop vite sur l'indolence de la marquise. Il était encore, le lendemain,
entre la veille et le sommeil, lorsqu'on lui apporta un billet à peu
près conçu ainsi :
cr Monsieur, je ne sais qui vous a donné le droit de m'écrire dans
de pareils termes. Si ce n'est pas une méprise, c'est une gageure ou
une impertinence. Dans tous les cas, je vous renvoie votre lettre, qui
ne peut pas m'étre adressée. »
Encore tout plein d'un souvenir plus vif, Valentin se souvenait à
peine de sa déclaration envoyée à M"^ de Parnes. Il relut deux ou
trois fois le billet avant d'en comprendre clairement le sens. Il en fut
d'abord assez honteux, et cherchait vainement quelle réponse il
pouvait y faire. En se levant et en se frottant les yeux, ses idées de-
vinrent plus nettes. Il lui sembla que ce langage n'était pas celui
d'une femme offensée. Ce n'était pas ainsi que s'était exprimée
M""^ Delaunay. Il relut la lettre qu'on lui renvoyait; il n'y trouva
rien qui méritât tant de colère; cette lettre était passionnée, folle
peut-être, mais sincère et respectueuse. Il jeta le billet sur sa table,
et se promit de n'y plus penser.
De pareilles promesses ne se tiennent guère; il n'y aurait peut-être
plus pensé, en effet, si le billet, au lieu d'être sévère, eût été tendre
ou seulement poli ; car la soirée de la veille avait laissé dans l'ame
du jeune homme une trace profonde. Mais la colère est contagieuse;
Valentin commença par essuyer son rasoir sur le billet de la mar-
quise; puis il le déchira et le jeta à terre; puis il brûla sa déclara-
tion; puis il s'habilla, et se promena à grands pas par la chambre;
puis il demanda à déjeuner, et ne put ni boire ni manger; puis,
enfin, il prit son chapeau, et s'en fut chez M™^ de Parnes.
On lui répondit qu'elle était sortie ; voulant savoir si c'était vrai, il
répondit : C'est bon, je le sais ; et traversa lestement la cour. Le por-
tier courait après lui, lorsqu'il rencontra la femme de chambre. Il
aborda celle-ci, la prit à l'écart, et sans autre préambule, lui mit un
louis dans la main. M""' de Parnes était chez elle ; il fut convenu avec
la servante que personne n'aurait vu Valentin, et qu'on l'aurait laissé
LES DEUX MAITRESSES. 277
passer par mégarde. Il entra là-dessus, traversa le salon, et trouva
la marquise seule dans sa chambre à coucher.
Elle lui parut, s'il faut tout dire, beaucoup moins en colère que
son billet. Elle lui fit pourtant, vous vous y attendez, des repro-
ches de sa conduite, et lui demanda fort sèchement par quel hasard
il entrait ainsi. Il répondit d'un air naturel qu'il n'avait point ren-
contré de domestique pour se faire annoncer, et qu'il venait offrir,
en toute humilité, les très humbles excuses de sa conduite.
— Et quelles excuses en pouvez-vous donner? demanda M""' de
Parnes.
Le mot de méprise qui se trouvait dans le billet, revint par hasard
à la mémoire de Yalentin ; il lui sembla plaisant de prendre ce pré-
texte, et de dire ainsi la vérité. Il répondit donc que la lettre inso-
lente dont se plaignait la marquise, n'avait pas été écrite pour elle, et
qu'elle lui avait été apportée par erreur. Persuader une pareille
affaire n'était pas facile, comme bien vous pensez. Comment peut-on
écrire un nom et une adresse par méprise? Je ne me charge pas de
vous expliquer par quelle raison M"^ de Parnes crut ou feignit de
croire à ce que Valeniin lui disait. Il lui raconta, du reste, plus sin-
cèrement qu'elle ne le pensait, qu'il était amoureux d'une jeune
veuve , que cette veuve , par le hasard le plus singulier, ressemblait
beaucoup à M™^ la marquise, qu'il la voyait souvent, qu'il l'avait vue
la veille; il dit, en un mot, tout ce qu'il pouvait dire, en retranchant
le nom et quelques petits détails que vous devinerez.
Il n'est pas sans exemple qu'un amoureux novice se serve de fables
de ce genre pour déguiser sa passion. Dire à une femme qu'on en aime
une autre qui lui est semblable en tout point, c'est à la rigueur un
moyen romanesque qui peut donner le droit de parler d'amour; mais
il faut , je crois, pour cela, que la personne auprès de laquelle on em-
ploie de pareils stratagèmes y mette un peu de bonne volonté; fut-ce
ainsi que la marquise l'entendit? Je l'ignore. La vanité blessée plutôt
que l'amour avait amené Valentin; plutôt que l'amour, la vanité flat-
tée apaisa M""^ de Parnes; elle en vint même à faire au jeune homme
quelques questions sur sa veuve ; elle s'étonnait de la ressemblance
dont il lui parlait ; elle serait , disait-elle, curieuse d'en juger par ses
yeux; quel est son âge? demandait-elle; est-elle plus petite ou plus
grande que moi? a-t-elle de l'esprit? où va-t-elle? est-ce que je ne la
connais pas?
A toutes ces demandes, Valentin répondait, autant que possible,
la vérité. Cette sincérité de sa part avait, à cha<iue mot, l'air d'une
278 REVUE DES DEUX MONDES.
flatterie détournée. Elle n'est ni plus grande ni plus petite cpie
vous, disait-il; elle a, comme vous, cette taille charmante, comme
vous ce pied incomparable, comme vous ces beaux yeux pleins de
feu. La conversation, sur ce ton, ne déplaisait pas à la marquise.
Tout en écoutant d'un air détaché, elle se mirait du coin de l'œil. A
dire vrai, ce petit manège choquait horriblement Valentin. Il ne pou-
vait comprendre cette demi-vertu ni cette demi-hypocrisie d'une
femme qui se fâchait d'une parole franche et qui s'en laissait conter
à travers une gaze. En voyant les œillades que la marquise se ren-
voyait à elle-même dans la glace , il se sentait l'envie de lui tout dire,
le nom, la rue, le baiser du bal, et de prendre ainsi sa revanche
complète sur le billet qu'il avait reçu.
Une question de M""*" de Parnes soulagea la mauvaise humeur du
jeune homme. Elle lui demanda, d'un air railleur, s'il ne pouvait du
moins lui dire le nom de baptême de sa veuve. Elle s'appelle Julie,
rèpliqua-t-il sur-le-champ. Il y avait, dans cette réponse, si peu
d'hésitation et tant de netteté , que M"'' de Parnes en fut frappée.
C'est un assez joli nom, dit-elle; et la conversation tomba tout à
coup.
Il arriva alors une chose peut-être difûcile à expliquer, et peut-
être aisée à comprendre. Dès que la marquise crut sérieusement que
cette déclaration qui l'avait choquée, n'était réellement pas pour elle,
elle en parut surprise et presque blessée. Soit que la légèreté de
Valentin lui semblât trop forte, s'il en aimait une autre, soit qu'elle
regrettât d'avoir montré de la colère mal à propos, elle devint
rêveuse, et, ce qui est étrange, en même temps irritée et coquette»
Elle voulut revenir sur son pardon, et tout en cherchant querelle à
Valentin, elle s'assit à sa toilette; elle dénoua le ruban qui entourait
son cou, puis le rattacha; elle prit un peigne; sa coiffure semblait lui
déplaire; elle refaisait une boucle d'un côté, en retranchait une de
l'autre; comme elle arrangeait son chignon, le peigne lui glissa des
mains, et sa longue chevelure noire lui couvrit les épaules.
— Voulez-vous que je sonne? demanda Valentin; avez-vous besoin
de votre femme de chambre?
— Ce n'est pas la peine, répondit la marquise, qui releva d'une
main impatiente ses cheveux déroulés, et y enfonça son peigne; je ne
sais ce que font mes domestiques ; il faut qu'ils soient tous sortis, car
j'avais défendu ce malin qu'on me laissât entrer personne.
— En ce cas, dit Valentin, j'ai commis une indiscrétion , et je me
ret're.
LES DEUX MAITRESSES. 279
Il fît quelques pas vers la porte, et allait sortir en effet, quand la
marquise, qui tournait le dos, et apparemment n'avait pas entendu
sa réponse, lui dit :
— Donnez-moi une boîte qui est sur la cheminée.
Il obéit; elle prit des épingles dans la boîte, et rajusta sa coiffure.
— A propos, dit-elle, et ce portrait que vous aviez fait?
— Je ne sais où il est, répondit Valentin; mais je le retrouverai,
et si vous permettez, je vous le donnerai, lorsque je l'aurai retouché.
Un domestique vint, apportant une lettre à laquelle il fallait une
réponse. La marquise se mit à écrire; Valentin se leva et entra dans
le jardin. En passant près du pavillon, il vit que la porte en était
ouverte; la femme de chambre qu'il avait rencontrée en arrivant, y
essuyait les meubles; il entra, curieux d'examiner de près ce mys-
térieux boudoir qu'on disait délaissé. En le voyant, la servante se
mit à rire avec cet air de protection que prend tout laquais après une
confidence. C'était une fille jeune et assez jolie; il s'approcha d'elle
délibérément, et se jeta sur un fauteuil.
— Est-ce que votre maîtresse ne vient pas quelquefois ici? deman-
da-t-il d'un air distrait.
La soubrette semblait hésiter à répondre; elle continuait à ranger;
en passant devant la chaise longue de forme moderne dont je vous
ai, je crois, parlé, elle dit à demi-voix :
— Voilà le fauteuil de madame.
— Et pourquoi, reprit Valentin, madame dit-elle qu'elle ne vient
jamais?
— Monsieur, répondit la servante , c'est que l'ancien marquis , ne
vous déplaise, a fait des siennes dans ce pavillon. Il a mauvais re-
nom dans le quartier; quand on y entend du tapage, on dit : C'est le
pavillon de Parnes; et voilà pourquoi madame s'en défend.
— Et qu'y vient faire madame? demanda encore Valentin.
Pour toute réponse, la soubrette haussa légèrement les épaules,
comme pour dire : Pas grand mal.
Valentin regarda par la fenêtre si la marquise écrivait encore. Il
avait mis, tout en causant, la main dans la poche de son gilet; le
hasard voulut que dans ce moment il fût dans la veine dorée; un
caprice de curiosité lui passa par la tête ; il tira un double louis neuf
qui reluisait merveilleusement au soleil, et dit à la soubrette :
— ■ Cachez-moi ici.
D'après ce qui s'était passé, la soubrette croyait que Valentin
n'était pas mal vu de sa maîtresse. Pour entrer d'autorité chez une
280 REVUE DES DEUX MONDES.
femme, il faut une certaine assurance d'en être bien reçu, et quand,
après avoir forcé sa porte , on passe une demi-heure dans sa cham-
bre, les domestiques savent qu'en penser. Cependant la proposition
était hardie; se cacher pour surprendre les gens, c'est une idée
d'amoureux, et non une idée d'amant ; le double louis, quelque beau
qu'il fût , ne pouvait lutter avec la crainte d'être chassée. Mais après
tout, pensa la servante, quand on est aussi amoureux, on est bien
près de devenir amant. Qui sait? au lieu d'être chassée, je serai peut-
être remerciée. Elle prit donc le double en soupirant, et montra en
riant à Valentin un vaste placard où il se jeta.
— Où êtes-vous donc? demandait la marquise , qui venait de des-
cendre dans le jardin.
La servante répondit que Yalentin était sorti par le petit salon.
I^jine (jg Parues regarda de côté et d'autre comme pour s'assurer qu'il
était parti; puis elle entra dans le pavillon, y jeta un coup d'œil, et
s'en fut , après avoir fermé la porte à clé.
Tous trouverez peut-être, madame, que je vous fais un conte
invraisemblable. Je connais des gens d'esprit, dans ce siècle de prose,
qui soutiendraient très gravement que de pareilles choses ne sont pas
possibles, et que, depuis la révolution, on ne se cache plus dans un
pavillon. Il n'y a quune réponse à faire à ces incrédules : c'est qu'ils
ont sans doute oublié le temps où ils étaient amoureux.
Dès que Yalentin se trouva seul, il lui vint l'idée très naturelle qu'il
allait peut-être passer là une journée. Quand sa curiosité fut satisfaite,
et après qu'il eut examiné à loisir le lustre, les rideaux et les consoles,
il se trouva, avec un grand appétit, vis-à-vis d'un sucrier et d'une
carafe. Je vous ai dit que le billet du matin l'avait empêché de déjeu-
ner; mais il n'avait, en ce moment, aucun motif pour ne pas dîner.
Il avala deux ou trois morceaux de sucre, et se souvint d'un vieux
paysan à qui on demandait s'il aimait les femmes: J'aime assez une
belle fille , répondit le brave homme , mais j'aime mieux une bonne
côtelette. Valentin pensait aux festins dont, au dire de la sou-
brette, ce pavillon avait été témoin, et à la vue d'une belle table
ronde qui occupait le miheu de la chambre, il aurait volontiers évo-
qué le spectre des petits soupers du défunt marquis. Qu'on serait
bien ici, se disait-il, par une soirée ou par une nuit d'été, les fenê-
tres ouvertes, les persiennes fermées, les bougies allumées, la table
servie ! Quel heureux temps que celui où nos ancêtres n'avaient qu'à
frapper du pied sur le parquet , pour faire sortir de terre un bon
repas! Et en parlant ainsi, Valentin frappait du pied, mais rien ne
LES DEUX MAITRESSES. 281
lui répondait que l'écho de la voûte et le gémissement d'une harpe
détendue.
Le bruit d'une clé dans la serrure le fit retourner précipitamment
à son placard; était-ce la marquise ou la femme de chambre? Celle-
ci pouvait le délivrer, ou, du moins, lui donner un morceau de pain.
M'accusez-vous encore d'être romanesque, si je vous dis qu'en ce
moment il ne savait laquelle des deux il eût souhaité de voir entrer?
Ce fut la marquise qui parut. Que venait-elle faire? La curiosité
fut si forte, que toute autre idée s'évanouit ; M"*^ de Parues sortait de
table; elle ût précisément ce que Valentin rêvait tout à l'heure ; elle
ouvrit les fenêtres , ferma les persiennes, et alluma deux bougies ; le
jour commençait à tomber. Elle posa sur la table un livre qu elle
tenait, fit quelques pas en fredonnant, et s'assit sur un canapé.
Que vient-elle faire? se répétait Valentin. Malgré l'opinion de la
servante, il ne pouvait se défendre d'espérer qu'il allait découvrir
quelque mystère. « Qui sait? pensa-t-il ; elle attend peut-être quel-
qu'un; je me trouverais jouer un beau rôle, s'il allait arriver un
tiers. » La marquise ouvrait son livre au hasard, puis le fermait,
puis semblait réfléchir. Le jeune homme crut s'apercevoir qu'elle
regardait du côté du placard. A travers la porte entre-bâillée, il sui-
vait tous ses mouvemens; une étrange idée lui vint tout à coup; la
femme de chambre avait-elle parlé, et la marquise savait-elle qu'il
était là?
Yoilà, direz-vous, une idée bien folle, et surtout bien peu vrai-
semblable. Comment supposer qu'après son billet la marquise, in-
struite de la présence du jeune homme , ne l'eût pas fait mettre à la
porte, ou, tout au moins, ne l'y eût pas mis elle-même? Je com-
mence, madame, par vous assurer que je suis du même avis que
vous; mais je dois ajouter, pour l'acquit de ma conscience, que je ne
me charge, sous aucun prétexte, d'éclaircir des idées de ce genre.
Il y a des gens qui supposent toujours , et d'autres qui ne supposent
jamais; le devoir d'un historien est de raconter et de laisser penser
ceux qui s'en amusent.
Tout ce que je puis dire , c'est qu'il est évident que la déclaration
de Valentin avait déplu à M'"'^ de Parues; qu'il est probable qu'elle
n'y songeait plus; que, selon toute apparence, elle le croyait parti;
qu'il est plus probable encore qu'elle avait bien dîné, et qu'elle venait
faire la sieste dans son pavillon; mais il est certain qu'elle commença
par mettre un de ses pieds sur son canapé, puis l'autre, puis qu'elle
posa la tête sur un coussin, puis qu'elle ferma doucement les yeux;
282 REVUE DES DEUX MONDES.
et il me paraît difficile , après cela, de ne pas croire qu'elle s*en~
dormit.
Valentin eut envie, comme dit Valmont, d'essayer de passer pour
un songe. Il poussa la porte du placard ; un craquement le fit frémir;
la marquise avait ouvert les yeux, elle souleva sa tête et regarda
autour d'elle; Valentin ne bougeait pas, comme vous pouvez croire;
n'entendant plus rien et n'ayant rien vu, M™' de Parnes se rendormit;
le jeune homme avança sur la pointe du pied , et, le cœur palpitant,
respirant à peine, il parvint, comme Robert-le-Diable, jusqu'à Isa-
belle assoupie.
Ce n'est pas en pareille circonstance qu'on réfléchit ordinairement.
Jamais M"^ de Parnes n'avait été si belle; ses lèvres entr'ouvertes
semblaient plus vermeilles; un plus vif incarnat colorait ses joues;
sa respiration, égale et paisible, soulevait doucement son sein d'al-
bâtre, couvert d'une blonde légère. L'ange de la nuit ne sortit
pas plus beau d'un bloc de marbre de Carrare, sous le ciseau de
Michel-Ange. Certes, même en s'en offensant, une telle femme sur-
prise ainsi doit pardonner le désir qu'elle inspire. Un léger mouve-
ment de la marquise arrêta cependant Valentin. Dormait-elle? Cet
étrange doute le troublait malgré lui. Et qu'importe? se dit-il ; est-ce
donc un piège? quel travers et quelle folie! pourquoi l'amour per-
drait-il de son prix en s'apercevant qu'il est partagé? Quoi de plus
permis, de plus vrai, qu'un demi-mensonge qui se laisse deviner?
Quoi de plus beau qu'elle, si elle dort? Quoi déplus charmant, si
elle ne dort pas?
Tout en se parlant ainsi, il restait immobile, et ne pouvait s'empê-
cher de chercher un moyen de savoir la vérité. Dominé par cette
pensée , il prit un petit morceau de sucre qui restait encore de son
repas, et, se cachant derrière la marquise, il le lui jeta sur la main.
Elle ne remua pas ; il poussa une chaise, doucement d'abord, puis
un peu plus fort ; point de réponse. Il étendit le bras , et fit tomber
à terre le livre que M"' de Parnes avait posé sur la table. Il la crut
éveillée cette fois , et se blottit derrière le canapé; mais rien ne bou-
geait. Il se leva alors , et comme la persienne entr'ouverte exposait
la marquise au serein , il la ferma avec précaution. — Vous comprenez ,
madame , que je n'étais pas dans le pavillon , et, du moment que la
persienne fut fermée , il m'a été impossible d'en voir davantage.
LES DEUX 3IAITRESSES. 283
VI.
11 n'y avait pas plus de quinze jours de cela, lorsque Valentin , en
sortant de chez M""' Delaunay, oublia son mouchoir sur un fauteuil.
Quand le jeune homme fut parti , jVP' Delaunay ramassa le mouchoir,
et ayant, par hasard, regardé la marque, elle trouva un I et un P
très délicatement brodés. Ce n'était pas le chiffre de Valentin; à qui
donc appartenait ce mouchoir? Le nom d'Isabelle de Parnes n'avait
jamais été prononcé rue du Plat-d'Étain, et la veuve, par consé-
quent, se perdait en vaines conjectures. Elle retournait le mouchoir
dans tous les sens, regardait un coin, puis un autre, comme si elle
eût espéré découvrir quelque part le véritable nom du propriétaire.
Et pourquoi, me demanderez-vous, tant de curiosité pour une
chose si simple? On emprunte tous les jours un mouchoir à un ami,
et on le perd; cela va sans dire. Qu'y a-t-il là d'extraordinaire?
Cependant M™^ Delaunay examinait de près la fine batiste, et y trou-
vait un air féminin qui lui faisait hocher la tête. Elle se connaissait en
broderie, et le dessin lui paraissait bien riche pour sortir de l'ar-
moire d'un garçon. Un indice imprévu lui découvrit la vérité. Aux
plis du mouchoir, elle reconnut qu'un des coins avait été noué pour
servir de bourse, et cette manière de serrer son argent n'appartient,
vous le savez, qu'aux femmes. Elle pâlit à cette découverte, et après
avoir, pendant quelque temps, fixé sur le mouchoir des regards
pensifs, elle fut obligée de s'en servir pour essuyer une larme qui
coulait sur sa joue.
Une larme! direz-vous; déjà une larme! Hélas! oui, madame, elle
pleurait. Qu'était il donc arrivé? levais vous le dire; mais il faut
pour cela revenir un instant sur nos pas.
Il faut savoir que, le surlendemain du bal, Valentin était venu
chez M"' Delaunay. La mère lui ouvrit la porte et lui répondit que
sa fille était sortie. M'"*' Delaunay, là-dessus, avait écrit une longue
lettre au jeune homme; elle lui rappelait leur dernier entretien , elle
suppliait de ne plus venir la voir. Elle comptait sur sa parole, sur
son honneur et sur son amitié. Elle ne se montrait pas offensée, et
ne parlait pas du galop. Bref, Valentin lut cette lettre d'un bout à
l'autre sans y trouver rien de trop ni de trop peu. Il se sentit touché,
€t il eût obéi, si le dernier mot n'y eût pas été. Ce dernier mot, il
«st vrai, avait été effacé, mais si légèrement, qu'on ne l'en voyait
284 REVUE DES DEUX MONDES.
que mieux. « Adieu, disait la veuve en terminant sa lettre; soyez
heureux. »
Dire à un amant qu'on bannit : Soijez heureux, qu'en pensez-vous,
madame? N'est-ce pas lui dire : Je ne suis pas heureuse? Le ven-
dredi venu , Valenlin hésita long-temps s'il irait ou non chez le
notaire. Malgré son âge et son étourderie, l'idée de nuire à qui que ce
fut lui était insupportable. Il ne savait à quoi se décider, lorsqu'il se
répéta : Soyez heureux! Et il courut chez M. des Andelys.
Pourquoi M™^ Delaunay y était-elle? Quand notre héros entra
dans le salon, il la vit froncer le sourcil avec une singulière expres-
sion. Pour ce qui regarde les manières, il y avait bien en elle quelque
coquetterie; mais, au fond du cœur, personne n'était plus simple,
plus inexpérimentée que M™^ Delaunay. Elle avait pu, en voyant le
danger, tenter hardiment de s'en défendre; mais pour résister à une
lutte engagée, elle n'avait pas les armes nécessaires. Elle ne savait
rien de ces manèges habiles, de ces ressources toujours prêtes, au
moyen desquelles une femme d'esprit sait tenir l'amour en lisière et
l'éloigner ou l'appeler tour à tour. Quand Valentin lui avait baisé la
main , elle s'était dit : Voilà un mauvais sujet dont je pourrais bien
devenir amoureuse; il faut qu'il parte sur-le-champ. Mais lorsqu'elle
le vit, chez le notaire, entrer gaiement sur la pointe du pied, serré
dans sa cravate et le sourire sur les lèvres, la saluant, malgré sa
défense, avec un gracieux respect, elle se dit : Voilà un homme plus
obstiné et plus rusé que moi; je ne serai pas la plus forte avec lui,
et puisqu'il revient, il m'aime peut-être.
Elle ne refusa pas , cette fois, la contredanse qu'il lui demandait;
aux premières paroles, il vit en elle une grande résignation et une
grande inquiétude. Au fond de cette ame timide et droite, il y avait
quelque ennui de la vie; tout en désirant le repos, elle était lasse de
la solitude. M. Delaunay, mort fort jeune, ne l'avait point aimée; il
l'avait prise pour ménagère, plutôt que pour femme, et quoiqu'elle
n'eût point de dot, il avait fait, en l'épousant, ce qu'on appelle un
mariage de raison. L'économie, l'ordre, la vigilance, l'estime publi-
que, l'amitié de son mari, les vertus domestiques en un mot, voilà ce
qu'elle connaissait en ce monde. Valentin avait, dans le salon de
M. des Andelys, la réputation que tout jeune homme dont le tailleur
est bon, peut avoir chez un notaire. On n'en parlait que comme d'un
élégant, d'un habitué de Tortoni, et les petites cousines se chucho-
taient entre elles des histoires de l'autre monde qu'on lui attribuait.
H était descendu par une cheminée chez une baronne ; il avait sauté
LES DEUX MAITRESSES. 283
par la fenêtre d'une duchesse qui demeurait au cinquième étage, le
tout par amour et sans se faire de mal , etc., etc.
. M'"'' Delaunay avait trop de bon sens pour écouter ces niaiseries;
mais elle eût peut-être mieux fait de les écouter que d'en entendre
quelques mots au hasard. Tout dépend souvent, ici-bas, du pied
sur lequel on se présente. Pour parler comme les écoHers, Valentin
avait l'avantage sur M""^ Delaunay. Pour lui reprocher d'être venu,
elle attendait qu'il lui en demandât pardon. Il s'en garda bien,
comme vous pensez. S'il eût été ce qu'elle le croyait, c'est-à-dire un
homme à bonnes fortunes, il n'eût peut-être pas réussi près d'elle,
car elle l'eût senti alors trop habile et trop sûr de lui; mais il trem-
blait en la touchant, et cette preuve d'amour, jointe à un peu de
crainte, troublait à la fois la tête et le cœur de la jeune femme. Il
n'était pas question, dans tout cela, de la salle à manger du notaire,
ils semblaient tous deux l'avoir oubliée; mais quand arriva le signal
du galop, et que Valentin vint inviter la veuve, il fallut bien s'en
souvenir.
Il m*a assuré que de sa vie il n'avait vu un plus beau visage que
celui de M""^ Delaunay quand il lui fit cette invitation. Son front, ses
joues, se couvrirent de rougeur; tout le sang qu'elle avait au cœur
reflua autour de ses grands yeux noirs, comme pour en faire res-
sortir la flamme. Elle se souleva à demi , prête à accepter, et n'osant
le faire; un léger frisson fit trembler ses épaules, qui, cette fois,
n'étaient pas nues. Valentin lui tenait la main ; il la pressa doucement
dans la sienne comme pour lui dire : Ne craignez plus rien , je sens
que vous m'aimez.
Avez-vous quelquefois réfléchi à la position d'une femme qui par-
donne un baiser qu'on lui a dérobé? Au moment où elle promet de
l'oublier, c'est à peu près comme si elle l'accordait. Valentin osa
faire à M'"*' Delaunay quelques reproches de sa colère; il se plaignit
de sa sévérité , de l'éloignement où elle l'avait tenu ; il en vint enfin,
non sans hésiter, à lui parler d'un petit jardin situé derrière sa mai-
son, lieu retiré, à l'ombrage épais, où nul œil indiscret ne pouvait
pénétrer. Une fraîche cascade, par son murmure, y protégeait la
causerie; la sohtude y protégeait l'amour. Nul bruit, nul témoin,
nul danger. Parler d'un lieu pareil au milieu du monde, au son de la
musique, dans le tourbillon d'une fête, à une jeune femme qui vous
écoute, qui n'accepte ni ne refuse, mais qui laisse dire et qui sourit...
ah! madame, parler ainsi d'un lieu pareil, c'est peut-être plus doux
que d'y être !
286 REVUE DES DEUX MONDES.
Tandis que Valenlin se livrait sans réserve, la veuve écoutait
sans réflexion. De temps en temps, aux ardens désirs elle opposait
une objection timide; de temps en temps, elle feignait de ne plus en-
tendre, et si un mot lui avait échappé, en rougissant, elle le faisait
répéter. Sa main, pressée par celle du jeune homme, voulait être
froide et immobile; elle était inquiète et brûlante. Le hasard, qui
sert les amans, voulut qu'en passant dans la salle à manger ils se
retrouvassent seuls, comme la dernière fois. Valenlin n'eut pas même
la pensée de troubler la rêverie de sa valseuse, et, à la place du
désir, M™^ Delaunay vit l'amour. Que vous dirais-je? Ce respect,
cette audace, cette chambre, ce bal, l'occasion, tout se réunissait
pour la séduire. Elle ferma les yeux à demi, soupira.... et ne promit
rien.
Voilà , madame , par quelle raison M'"^ Delaunay se mit à pleurer
quand elle trouva le mouchoir de la marquise.
VIL
De ce que Valentin avait oublié ce mouchoir , il ne faut pas croire
cependant qu'il n'en eût pas un dans sa poche.
Pendant que M""" Delaunay pleurait, notre étourdi, qui n'en savait
rien, était fort éloigné de pleurer. Il était dans un petit salon boisé,
doré et musqué comme une bonbonnière , au fond d'un grand fau-
teuil de damas violet. Il écoutait, après un bon dîner, l'invitation à
la valse de Weber, et tout en prenant d'excellent café, il regardait de
temps en temps le cou blanc de M"'' de Parnes. Celle-ci, dans tous ses
atours, et exaltée, comme dit Hoffmann, par une tasse de thé bien
sucrée, faisait de son mieux de ses belles mains. Ce n'était pas de
la petite musique, et il faut dire, en toute justice, qu'elle s'en tirait
parfaitement. Je ne sais lequel méritait le plus d'éloge, ou du senti-
mental maître allemand, ou de l'intelligente musicienne, ou de
l'admirable instrument d'Érard qui renvoyait en vibrations sonores
la double inspiration qui l'animait.
Le morceau fini, Valentin se leva, et tirant de sa poche un mou-
choir : « Tenez , dit-il , je vous remercie ; voilà le mouchoir que vous
m'avez prêté. »
La marquise fit justement ce qu'avait fait M™^ Delaunay. Elle re-
garda la marque aussitôt; sa main délicate avait senti un tissu trop
rude pour lui appartenir. Elle se connaissait aussi en broderie, mais
il y en avait si peu que rien, assez pourtant pour dénoter une femme.
LES DEUX MAITRESSES. 287
Elle retourna deux ou trois fois le mouchoir , l'approcha timidement
de son nez, le regarda encore , puis le jeta à Valentin en lui disant :
or Vous vous êtes trompé. Ce que vous me rendez là appartient à
quelque femme de chambre de votre mère. »
Valentin, qui avait emporté par mégarde le mouchoir de M"^ De-
launay, le reconnut et se sentit battre le cœur, cr Pourquoi à une
femme de chambre?» répondit-il. Mais la marquise s'était remise au
piano ; peu lui importait une rivale qui se mouchait dans de la grosse
toile. Elle reprit le presto de sa valse, et flt semblant de n'avoir pas
entendu.
Cette indifférence piqua Valentin. Il fit un tour de chambre et prit
son chapeau.
— Où allez-vous donc? demanda M"*^ de Parues.
— Chez ma mère, rendre à sa femme de chambre le mouchoir
qu elle m'a prêté.
— Vous verra-t-on demain? Nous avons un peu de musique, et
vous me ferez plaisir de venir dîner.
— Non; j'ai affaire toute la journée.
Il continuait à se promener, et ne se décidait pas à sortir. La mar-
quise se leva et vint à lui :
— Vous êtes un singulier homme, lui dit-elle ; vous voudriez me
voir jalouse.
— Moi? pas du tout. La jalousie est un sentiment que je déteste.
— Pourquoi donc vous fâchez-vous de ce que je trouve à ce mou-
choir un air d'antichambre? Est-ce ma faute ou la vôtre?
— Je ne m'en fâche point , je le trouve tout simple.
En parlant ainsi, il tournait le dos. M™' de Parues s'avança dou-
cement, se saisit du mouchoir de M"*= Delaunay , et s'approchant
d'une fenêtre ouverte, le jeta dans la rue.
— Que faites-vous? s'écria Valentin, et il s'élança pour la rete-
nir; mais il était trop tard.
— Je veux savoir, dit en riant la marquise, jusqu'à quel point
vous y tenez, et je suis curieuse de voir si vous descendrez le
chercher.
Valentin hésita un instant, et rougit de dépit. Il eût voulu punir la
marquise par quelque réponse piquante; mais, comme il arrive sou-
vent, la colère lui ôtait l'esprit. M™^ de Parues se mit à rire de plus
belle. Il enfonça son chapeau sur sa tête, et sortit en disant : Je
vais le chercher.
Il chercha en effet long-temps; mais un mouchoir perdu est bien-
288 REVUE DES DEUX MONDES.
tôt ramassé , et ce fut vainement qu'il revint dix fois d'une borne à
une autre. La marquise à sa fenêtre riait toujours en le regardant
faire. Fatigué enfln, et un peu honteux, il s'éloigna sans lever la
tête, feignant de ne pas s'apercevoir qu'on l'eût observé. Au coin de
la rue pourtant, il se retourna, et vit M""^ de Parnes qui ne riait
plus, et qui le suivait des yeux.
Il continua sa route sans savoir où il allait, et prit machinalement
le chemin de la rue du Plat-d'Étain. La soirée était belle et le ciel
pur. La veuve était aussi à sa fenêtre ; elle avait passé une triste
journée.
— J'ai besoin d'être rassurée, lui dit-elle dès qu'il fut entré. A
qui appartient un mouchoir que vous avez laissé chez moi?
Il y a des gens qui savent tromper et qui ne savent pas mentir. A
cette question , Valentin se troubla trop évidemment pour qu'il fut
possible de s'y méprendre, et sans attendre qu'il répondît :
— Écoutez-moi, dit M™*" Delaunay. Vous savez maintenant que je
vous aime. Vous connaissez beaucoup de monde , et je ne vois per-
sonne; il m'est aussi impossible de savoir ce que vous faites qu'il vous
serait facile d'y voir clair dans mes moindres actions, s'il vous en
prenait fantaisie. Vous pouvez me tromper aisément et impunément,
puisque je ne peux ni vous surveiller, ni cesser de vous aimer; sou-
venez-vous, je vous en supplie, de ce que je vais vous dire : tout
se sait tôt ou tard , et croyez-moi, c'est une triste chose.
Valentin voulait l'interrompre; elle lui prit la main et continua :
— Je ne dis pas assez, ce n'est pas une triste chose, mais la plus
triste qu'il y ait au monde ; si rien n'est plus doux que le souvenir
du bonheur, rien n'est plus affreux que de s'apercevoir que le bon-
heur passé était un mensonge. Avez-vous jamais pensé à ce que ce
peut être que de haïr ceux qu'on a aimés? Concevez-vous rien de
pire? Réfléchissez à cela, je vous en conjure. Ceux qui trouvent
plaisir à tromper les autres en tirent ordinairement vanité ; ils s'ima-
ginent avoir par là quelque supériorité sur leurs dupes; elle est bien
fugitive, et à quoi mène-t-elle? Rien n'est si aisé que le mal. Un
homme de votre âge peut tromper sa maîtresse, seulement pour pas-
ser le temps; mais le temps s'écoule en effet, la vérité vient, et que
reste-t-il? Une pauvre créature abusée s'est crue aimée, heureuse,
elle a fait de vous son bien unique ; pensez à ce qui lui arrive s'il
faut qu'elle ait horreur de vous !
La simplicité de ce langage avait ému Valentin jusqu'au fond du
cœur :
LES DEUX MAITRESSES. 289^
— Je vous aime, lui dit-il, n'en doutez pas, je n'aime que vous
seule.
— J'ai besoin de le croire, répondit la veuve, et si vous dites
vrai, nous ne reparlerons jamais de ce que j'ai souffert aujourd'hui.
Permettez-moi pourtant d'ajouter encore un mot qu'il faut absolu-
ment que je vous dise. J'ai vu mon père, à l'âge de soixante ans,
apprendre tout à coup qu'un ami d'enfance l'avait trompé dans une
affaire de commerce. Une lettre avait été trouvée, dans laquelle cet
ami racontait lui-même sa perGdie, et se vantait de la triste habi-
leté qui lui avait rapporté quelques billets de banque à notre détri-
ment. J'ai vu mon père abîmé de douleur et stupéfait, la tête bais-
sée, Hre cette lettre; il en était aussi honteux que s'il eût été lui-
même le coupable; il essuya une larme sur sa joue, jeta la lettre au
feu, et s'écria : a Que la vanité et l'intérêt sont peu de chose! Mais
qu'il est affreux de perdre un ami 1 )) Si vous eussiez été là, Valen-
tin, vous auriez fait serment de ne jamais tromper personne.
M"^ Delaunay , en prononçant ces mots , laissa échapper quelques
larmes; Valentin était assis près d'elle ; pour toute réponse, il l'at-
tira à lui; elle posa sa tête sur son épaule, et tirant de la poche de
son tablier le mouchoir de la marquise:
— Il est bien beau, dit-elle; la broderie en est flne ; vous me le
laisserez, n'est-ce pas? La femme à qui il appartient ne s'apercevra
pas qu'elle l'a perdu. Quand on a un mouchoir pareil, on en a bien
d'autres. Je n'en ai, moi, qu'une douzaine, et ils ne sont pas mer-
veilleux. Vous me rendrez le mien que vous avez emporté, et qui
ne vous ferait pas honneur; mais je garderai celui-ci.
— A quoi bon? répondit Valentin. Vous ne vous en servirez pas.
— Si, mon ami; il faut que je me console de l'avoir trouvé sur ce
fauteuil , et il faut qu'il essuie mes larmes jusqu'à ce qu'elles aient
cessé de couler.
— Que ce baiser les essuie! s'écria le jeune homme, et prenant
le mouchoir de M™^ de Parues , il le jeta par la fenêtre.
VIII.
Six semaines s'étaient écoulées, et il faut qu'il soit bien difQcile à
l'homme de se connaître lui-même, puisque Valentin ne savait pas
encore laquelle de ses deux maîtresses il aimait le mieux. Malgré ses
momens de sincérité et les élans du cœur qui l'emportaient près de
M°"= Delaunay, il ne pouvait se résoudre à désapprendre le chemin
TOME XII. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
de rhôtel de la Chaussée-d'Antin. Malgré la beauté de M""' de Parnes,
son esprit, sa grâce et tous les plaisirs qu'il trouvait chez elle, il ne
pouvait renoncer à la chambrette de la rue du Plat-d'Étain. Le petit
jardin de Valentin voyait tour à tour la veuve et la marquise se pro-
mener au bras du jeune homme, et le murmure de la cascade cou-
vrait de son bruit monotone des sermens toujours répétés, toujours
trahis avec la même ardeur. Faut-il donc croire que l'inconstance ait
ses plaisirs comme l'amour fidèle? On entendait quelquefois rouler
encore la voiture sans hvrée qui emmenait incognito M""^ de Parnes,
quand M°"^ Delaunay paraissait voilée au bout de la rue , s'achemi-
nant d'un pas craintif. Caché derrière sa jalousie, Valentin souriait
de ces rencontres, et s'abandonnait sans remords aux dangereux
attraits du changement.
C'est une chose presque infaillible que ceux qui se familiarisent
avec un péril quelconque, finissent par l'aimer. Toujours exposé à
voir sa double intrigue découverte par un hasard, obligé au rôle
difficile d'un homme qui doit mentir sans cesse sans jamais se trahir,
notre étourdi se sentit fier de cette position étrange; après y avoir
accoutumé son cœur, il y habitua sa vanité. Les craintes qui le trou-
blaient d'abord, les scrupules qui l'arrêtaient, lui devinrent chers;
il donna deux bagues pareilles à ses deux amies; il avait obtenu de
M""' Delaunay qu'elle portât une légère chaîne d'or qu'il avait choisie
au lieu de son collier de chrysocale. Il lui parut plaisant de faire
mettre ce colHer à la marquise ; il réussit à l'en affubler un jour
qu'elle allait au bal, et c'est, à coup sûr, la plus grande preuve
d'amour qu'elle lui ait donné.
M"'' Delaunay, trompée par l'amour, ne pouvait croire à l'incon-
stance de Valentin. II y avait de certains jours où la vérité lui appa-
raissait tout à coup claire et irrécusable. Elle éclatait alors en
reproches, elle fondait en larmes, elle voulait mourir; un mot de
son amant l'abusait de nouveau, un serrement de main la consolait;
elle rentrait chez elle heureuse et tranquille. M™' de Parnes, trom-
pée par l'orgueil, ne cherchait à rien découvrir et n'essayait de rien
savoir. Elle se disait : « C'est quelque ancienne maîtresse qu'il n'a
pas le courage de quitter. « Et elle ne daignait pas s'abaisser à de-
mander un sacrifice. L'amour lui semblait un passe-temps, la jalousie
un ridicule; elle croyait d'ailleurs sa beauté un talisman auquel rien
ne pouvait résister.
Si vous vous souvenez, madame, du caractère de notre héros, tel
que j'ai tâché de vous le peindre à la première page de ce conte.
LES DEUX MAITRESSES. 291
VOUS comprendrez et vous excuserez peut-être sa conduite, malgré
ce qu elle a de justement blâmable. Le double amour qu'il ressen-
tait, ou croyait ressentir, était, pour ainsi dire, l'image de sa vie
entière. Ayant toujours cherché les extrêmes, goûtant les jouissances
du pauvre et celles du riche en même temps, il trouvait, près de ces
deux femmes, le contraste qui lui plaisait, et il était réellement riche
et pauvre dans la même journée. Si , de sept à huit heures , au soleil
couchant, deux beaux chevaux gris entraient au petit trot dans l'ave-
nue des Champs-Élisées, traînant doucement derrière eux un coupé
tendu de soie comme un boudoir, vous eussiez pu voir au fond de la
voiture une fraîche et coquette figure cachée sous une grande capote,
et souriant à un jeune homme nonchalamment étendu près d'elle;
c'étaient Valentin et M™^ de Parues qui prenaient l'air après dîner.
Si le matin, au lever du soleil, le hasard vous avait menée près du
joli bois de Romainville, vous eussiez pu y rencontrer sous le vert
bosquet d'une guinguette deux amoureux se parlant à voix basse,
ou lisant ensemble La Fontaine ; c'étaient Valentin et M""^ Delaunay
qui venaient de marcher dans la rosée. Étiez-vous ce soir d'un grand
bal à l'ambassade d'Autriche^^ Avez-vous vu au milieu d'un cercle
brillant de jeunes femmes une beauté plus tière, plus courtisée, plus
dédaigneuse que toutes les autres? Cette tête charmante, coiffée
d'un turban doré, qui se balance avec grâce comme une rose bercée
par le zéphir, c'est la jeune marquise que la foule admire, que le
triomphe embellit, et qui pourtant semble rêver. Non loin de là,
appuyé contre une colonne , Valentin la regarde ; personne ne con-
naît leur secret, personne n'interprète ce coup d'œil, et ne devine
la joie de l'amant; l'éclat des lustres, le bruit de la musique, les
murmures de la foule, le parfum des fleurs, tout le pénètre, le trans-
porte, et l'image radieuse de sa belle maîtresse enivre ses yeux
éblouis. Il doute presque lui-même de son bonheur, et qu'un si rare
trésor lui appartienne ; il entend les hommes dire autour de lui :
Quel éclat! quel sourire! quelle femme! et il se répète tout bas ces
paroles ; 1 heure du souper arrive ; un jeune ofûcier rougit de plaisir
en présentant sa main à la marquise ; on l'entoure, on la suit, cha-
cun veut s'en approcher et brigue la faveur d'un mot tombé de ses
lèvres ; c'est alors qu'elle passe près de Valentin, et lui dit à l'oreille :
A demain. Que de jouissances dans un mot pareil! Demain cepen-
dant, à la nuit tombante, le jeune homme monte à tâtons un escalier
sans lumière; il arrive à grand' peine au troisième étage, et frappe
doucement à une petite porte; elle s'est ouverte, il entre; M*"' De-
19.
292 REVUE DES DEUX MONDES.
launay, devant sa table, travaillait seule en l'attendant; il s'asseoit
près d'elle; elle le regarde, lui prend la main et lui dit qu'elle le
remercie de l'aimer encore. Une seule lampe éclaire faiblement la
modeste cliambrette; mais sous cette lampe est un visage ami, tran-
quille et bienveillant ; il n'y a plus là ni témoins empressés, ni admi-
ration, ni triomphe; mais Valentin fait plus que de ne pas regretter
le monde, il l'oublie; la vieille mère arrive, s'asseoit dans sa ber-
gère, et il faut écouter jusqu'à dix heures les histoires du temps
passé, caresser le petit chien qui gronde, rallumer la lampe qui
s'éteint; quelquefois c'est un roman nouveau qu'il faut avoir le cou-
rage de lire; Valentin laisse tomber le livre pour effleurer en le
ramassant le petit pied de sa m.aîtresse ; quelquefois c'est un piquet
à deux sous la fiche qu'il faut faire avec la bonne dame , et avoir
soin de n'avoir pas trop beau jeu; en sortant de là, le jeune homme
revient à pied ; il a soupe hier avec du vin de Champagne , en fre-
donnant une contredanse ; il soupe ce soir avec une tasse de lait, en
faisant quelques vers pour son amie. Pendant ce temps-là , la mar-
quise est furieuse qu'on lui ait manqué de parole; un grand laquais
poudré apporte un billet plein de tendres reproches et sentant le
musc; le billet est décacheté, la fenêtre ouverte, le temps est beau,
^|ine jg Parnes va venir; voilà notre étourdi grand seigneur; ainsi,
toujours différent de lui-même , il trouvait moyen d'être vrai en
n'étant jamais sincère, et l'amant de la marquise n'était pas celui de
la veuve.
c( Et pourquoi choisir? me disait-il un jour qu'en nous promenant
il essayait de se justifier. Pourquoi cette nécessité d'aimer d'une
manière exclusive? Blâmerait-on un homme de mon âge d'être amou-
reux de M"*^ de Parnes? N'est-elle pas admirée, enviée? Ne vante-
t-on pas son esprit et ses charmes? La raison même se passionne
pour elle. D'une autre part, quel reproche ferait-on à celui que la
bonté, la tendresse, la candeur de M""" Delaunay auraient touché?
N'est-elle pas digne de faire la joie et le bonheur d'un homme?
Moins belle, ne serait-elle pas une amie précieuse, et telle qu'elle
est, y a-t-il au monde une plus charmante maîtresse ! En quoi donc
suis-je coupable d'aimer ces deux femmes, si chacune d'elles mérite
qu'on l'aime? Et s'il est vrai que je sois assez heureux pour compter
pour quelque chose dans leur vie , pourquoi ne pourrais-je rendre
l'une heureuse qu'en faisant le malheur del'autre? Pourquoi le doux
sourire que ma présence fait éclore quelquefois sur les lèvres de ma
belle veuve devrait-il être acheté au prix d'une larme versée par
LES DEUX MAITRESSES. 293
la marquise? Est-ce leur faute si le hasard m'a jeté sur leur route,
si je les ai approchées, si elles m'ont permis de les aimer? Laquelle
choisirais-je sans être injuste? En quoi celle-là aurait-elle mérité plus
que celle-ci d'être préférée ou abandonnée? Quand M'"'' Delaunay
me dit que son existence entière m'appartient, que voulez-vous donc
que je réponde? Faut-il la repousser, la désabuser, et lui laisser le
découragement et le chagrin? Quand M""^ de Parnes est au piano, et
qu'assis derrière elle, je la vois se livrer à la noble inspiration de
son cœur; quand son esprit élève le mien, m'exalte et me fait mieux
goûter par la sympathie les plus exquises jouissances de l'intelli-
gence, faut-il que je lui dise qu'elle se trompe et qu'un si doux plai-
sir est coupable? Faut-il que je change en haine ou en mépris le
souvenir de ces heures délicieuses? Non, mon ami, je mentirais en
disant à l'une des deux que je ne l'aime plus ou que je ne l'ai point
aimée ; j'aurais plutôt le courage de les perdre ensemble, que celui
de choisir entre elles. »
Tous voyez, madame, que notre étourdi faisait comme font tous
les hommes ; ne pouvant se corriger de sa folie, il tentait de lui don-
ner l'apparence de la raison. Cependant il y avait de certains jours où
son cœur se refusait, malgré lui, au double rôle qu'il soutenait. Il
tâchait de troubler le moins possible le repos de M""" Delaunay; m.ais
la fierté de la marquise eut plus d'un caprice à supporter, a Cette
femme n'a que de l'esprit et de l'orgueil, » me disait-il d'elle quel-
quefois. Il arrivait aussi qu'en quittant le salon de M""*^ de Parnes, la
naïveté de la veuve le faisait sourire, et qu'il trouvait qu'à son tour
elle avait trop peu d'orgueil et d'esprit. Il se plaignait de manquer
de liberté. Tantôt une boutade lui faisait renoncer à un rendez-vous;
il prenait un livre et s'en allait dîner seul à la campagne. Tantôt il
maudissait le hasard qui s'opposait à une entrevue qu'il demandait.
M"*" Delaunay était, au fond du cœur, celle qu'il préférait; mais il
n'en savait rien lui-même, et cette singulière incertitude aurait
peut-être duré long-temps, si une circonstance, légère en apparence,
ne l'eût éclairé tout à coup sur ses véritables sentimens.
On était au mois de juin , et les soirées au jardin étaient délicieuses.
La marquise, en s'asseyant sur un banc de bois près de la cascade,
s'avisa un jour de le trouver dur.
— Je vous ferai cadeau d'un coussin , dit-elle à Valentin.
Le lendemain matin, en effet, arriva une causeuse élégante, ac-
compagnée d'un beau coussin en tapisserie , de la part de M"" de
Parnes.
294. REVUE DES DEUX MONDES.
Vous vous souvenez peut-être que M""" Delaunay faisait de la ta-
pisserie. Depuis un mois, Valentin l'avait vue travailler constamment
à un ouvrage de ce genre dont il avait admiré le dessin; non que ce
dessin eût rien de remarquable ; c'était, je crois, une couronne de
fleurs, comme toutes les tapisseries du monde; mais les couleurs en
étaient charmantes. Que peut faire, d'ailleurs, une main aimée que
nous ne le trouvions un chef-d'œuvre? Cent fois , le soir, près de la
lampe, le jeune homme avait suivi des yeux, sur le canevas, les doigts
habiles de la veuve; cent fois, au milieu d'un entretien animé, il s'é-
tait arrêté, observant un religieux silence, tandis qu'elle comptait
ses points; cent fois il avait interrompu cette main fatiguée et lui
avait rendu le courage par un baiser.
Quand Valentin eut fait porter la causeuse de la marquise dans
une petite salle attenante au jardin , il y descendit et examina son
cadeau. En regardant de près le coussin , il crut le reconnaître; il le
prit, le retourna, le remit à sa place, et se demanJa où il l'avait vu.
(c Fou que je suis, se dit-il; tous les coussins se ressemblent, et
celui-là n'a rien d'extraord naire. » Mais une petite tache faite sur
le fond blanc attira tout à coup ses yeux ; il n'y avait pas à se trom-
per. Valentin avait fait lui-même cette tache, en laissant tomber une
goutte d'encre sur l'ouvrage de M""^ Delaunay, un soir qu'il écrivait
près d'elle.
Cette découverte le jeta, comme vous pensez, dans un grand
étonnement. « Gomment est-ce possible? se demanda-t-il ; comment
la marquise peut-elle m'envoyer un coussin fait par M™*" Delaunay? j>
Il regarda encore; plus de doute : ce sont les mêmes fleurs, les
mêmes couleurs. Il en reconnaît l'éclat, l'arrangement; il les touche
comme pour s'assurer qu'il n'est pas trompé par une illusion , puis
il reste interdit, ne sachant comment s'expliquer ce qu'il voit.
Je n'ai que faire de dire que mille conjectures, moins vraisembla-
bles les unes que les autres, se présentèrent à son esprit. Tantôt il
supposait que le hasard avait pu faire se rencontrer la veuve et la
marquise, qu'elles s'étaient entendues ensemble, et qu'elles lui en-
voyaient ce coussin d'un commun accord, pour lui apprendre que sa
perfidie était démasquée; tantôt il se disait que M""" Delaunay avait
surpris sa conversation de la veille dans le jardin, et qu'elle avait
voulu, pour lui faire honte, remplir la promesse de M™'' de Parnes. De
toute façon, il se voyait découvert, abandonné de ses deux maî-
tresses, ou tout au moins de l'une des deux. Après avoir passé une
Jieure à rêver, il résolut de sortir d'incertitude. Il alla chez M""' De-
LES DEUX MAITRESSES. 295
launay, qui le reçut comme à l'ordinaire, et dont le visage n'exprima
qu'un peu d'étonnement de le voir arriver si matin.
Rassuré d'abord par cet accueil, il parla quelque temps de choses
indifférentes, puis, dominé par l'inquiétude, il demanda à la veuve
si sa tapisserie était terminée. — Oui, répondit-elle. — Et où est-elle
donc? demanda-t-il. A cette question, M*"^ Delaunay se troubla et
rougit. — Elle est chez le marchand , dit-elle assez vite ; puis , elle
se reprit, et ajouta : Je l'ai donnée à monter; on va me la rendre.
Si Valentin avait été surpris de reconnaître le coussin, il le fut en-
core davantage de voir la veuve se troubler lorsqu'il lui en parla.
N'osant pourtant faire de nouvelles questions, de peur de se trahir,
il sortit bientôt, et s'en fut chez la marquise. Mais cette visite lui en
apprit encore moins; quand il fut question de la causeuse, M™^ de
Parnes, pour toute réponse, fit un léger signe de tête en souriant,
comme pour dire : Je suis charmée qu'elle vous plaise.
Notre étourdi rentra donc chez lui, moins inquiet, il est vrai, qu'il
n'en était sorti , mais croyant presque avoir fait un rêve. Quel mys-
tère ou quel caprice du hasard cachait cet envoi singulier? « L'une fait
un coussin, et l'autre me le donne; celle-là passe un mois à travail-
ler, et quand son ouvrage est fini, celle-ci s'en trouve propriétaire;
ces deux femmes ne se sont jamais vues , et elles s'entendent pour me
jouer un tour dont elles ne semblent pas se douter. » îl y avait assuré-
ment de quoi se torturer l'esprit; aussi le jeune homme cherchait-il
de cent manières différentes la clé de l'énigme qui le tourmentait.
En examinant le coussin, il trouva l'adresse du marchand qui
l'avait vendu. Sur un petit morceau de papier collé dans un coin,
était écrit : Au Pcre de Famille, me Dauphiue,
Dès que Valentin eut lu ces mots, il se vit sûr de parvenir à la
vérité. Il courut au magasin du Père de Famille; il demanda si le
matin même on n'avait pas vendu à une dame un coussin en tapisse-
rie qu'il désigna et qu'on reconnut. Aux questions qu'il fit ensuite
pour savoir qui avait fait ce coussin et d'où il venait, on ne répondit
qu'avec restriction; on ne connaissait pas l'ouvrière ; il y avait dans
le magasin beaucoup d'objets de ce genre ; enfin , on ne voulait rien
dire.
Malgré les réticences , Valentin eut bientôt saisi dans les réponses
du garçon qu'il interrogeait, un mystère qu'il ne soupçonnait pas, et
que bien d'autres que lui ignorent : c'est qu'il y a à Paris un grand
nombre de femmes, de demoiselles pauvres, qui, tout en ayant dans
le monde un rang convenable et quelquefois distingué, travaillent en
296 REVUE DES DEUX MONDES.
secret pour vivre. Les marchands emploient ainsi, et à bon marché,
des ouvrières habiles; mainte famille, vivant sobrement, chez qui
pourtant on va prendre le thé, se soutient par les fllles de la maison;
on les voit sans cesse tenant l'aiguille, mais elles ne sont pas assez
riches pour porter ce qu'elles font; quand elles ont brodé du tulle,
elles le vendent pour acheter de la percale; celle-là, fille de nobles
aïeux, fière de son titre et de sa naissance, marque des mouchoirs;
celle-ci que vous admirez au bal si enjouée , si coquette et si légère,
fait des fleurs artificielles et paie de son travail le pain de sa mère;
telle autre, un peu plus riche, cherche à gagner de quoi ajouter à
sa toilette; ces chapeaux tout faits, ces sachets brodés, qu'on voit
aux étalages des boutiques, et que le passant marchande par dés-
œuvrement, sont l'œuvre secrète, quelque fois pieuse, d'une main
inconnue; peu d'hommes consentiraient à ce métier, ils resteraient
pauvres par orgueil en pareil cas ; peu de femmes s'y refusent, quand
elles en ont besoin, et de celles qui le font, aucune n'en rougit. 11
arrive qu'une jeune femme rencontre une amie d'enfance qui n'est
pas riche et qui a besoin de quelque argent; faute de pouvoir lui en
prêter elle-même , elle lui dit sa ressource , l'encourage, lui cite des
exemples, la mène chez le marchand, lui fait une petite clientelle;
trois mois après, l'amie est à son aise et rend à une autre le même
service ; ces sortes de choses se passent tous les jours, personne n'en
sait rien, et c'est pour le mieux; car les bavards qui rougissent du
travail trouveraient bientôt moyen de déshonorer ce qu'il y a au
monde de plus honorable.
— Combien de temps , demanda Valentin , faut-il à peu près pour
faire un coussin comme celui dont je vous parle , et combien gagne
l'ouvrière?
— Monsieur, répondit le garçon, pour faire un coussin comme
celui-là, il faut deux mois, six semaines environ. L'ouvrière paie sa
laine, bien entendu, par conséquent c'est autant de moins pour elle.
La laine anglaise, belle, coûte 10 francs la hvre; le ponceau, le
cerise, coûtent 15 francs. Pour ce coussin, il faut une livre et demie
de laine, au plus, et il sera payé 40 ou 50 francs à l'habile ouvrière.
IX.
Quand Valentin, de retour au logis, se retrouva en face de sa cau-
seuse, le secret qu'il venait d'apprendre produisit sur lui un effet
inattendu. En pensant que M*"' Belaunay avait mis six semaines à
LES DEUX MAITRESSES. 297
faire ce coussin pour gagner deux louis, et que M""' de Pâmes l'avait
acheté en se promenant , il éprouva un serrement de cœur étrange.
La différence que la destinée avait mise entre ces deux femmes se
montrait à lui , en ce moment, sous une forme si palpable , qu'il ne
put s'empêcher d'en souffrir. L'idée que la marquise allait arriver,
s'appuyer sur ce meuble, et traîner son bras nu sur la trace des lar-
mes de la veuve, fut insupportable au jeune homme. Il prit le cous-
sin et le mit dans une armoire : Qu'elle en pense ce qu'elle voudra,
se dit-il ; ce coussin me fait pitié , et je ne puis le laisser là.
]y|n,e ^g Parnes arriva bientôt après , et s'étonna de ne pas voir
son cadeau. Au lieu de chercher une excuse, Valentin répondit qu'il
n'en voulait pas, et qu'il ne s'en servirait jamais. Il prononça ces
mots d'un ton brusque et sans réfléchir à ce qu'il faisait :
— Et pourquoi? demanda la marquise.
— Parce qu'il me déplaît.
— En quoi vous déplaît-il? Vous m'avez dit le contraire ce matin
même.
— C'est possible ; il me déplaît maintenant. Combien est-ce qu'il
vous a coûté?
— Voilà une belle question? dit M™e de Parnes ; qu'est-ce qui vous
passe par la tête?
Il faut savoir que depuis quelques jours, Valentin avait appris de
la mère de M°^ Delaunay qu'elle se trouvait fort gênée. Il s'agissait
d'un terme de loyer à payer à un propriétaire avare qui menaçait au
moindre retard. Valentin , ne pouvant faire, même pour une baga-
telle, des offres de service qu'on n'eût pas voulu entendre, n'avait
eu d'autre parti à prendre que de cacher son inquiétude. D'après ce
qu'avait dit le garçon du Pcre de Famille, il était probable que le
coussin n'avait pas suffi pour tirer la veuve d'embarras. Ce n'était
pas la faute de la marquise ; mais l'esprit humain est quelquefois si
bizarre, que le jeune homme en voulait presque à M^^^ de Parnes du
prix modique de son achat, et sans s'apercevoir du peu de conve-
nance de sa question :
— Cela vous a coûté 40 ou 50 francs, dit-il avec amertume. Savez-
vous combien de temps on a mis à le faire?
— Je le sais d'autant mieux, répondit la marquise, que je l'ai fait
moi-même.
— Vous ?
— Moi , et pour vous ; j'y ai passé quinze jours : voyez si vous me
devez quelque reconnaissance.
598 REVUE DES DEUX MONDES.
— • Quinze jours, madame? mais il faut deux mois, et deux mois
de travail assidu, pour terminer un pareil ouvrage. Vous mettriez
six mois à en venir à bout, si vous l'entrepreniez.
— Vous me paraissez bien au courant ; d'où vous vient tant d'ex-
périence?
— D'une ouvrière que je connais , et qui, certes, ne s'y trompe
pas.
— Eh bien ! cette ouvrière ne vous a pas tout dit ; vous ne savez
pas que pour ces choses-là le plus important, ce sont les fleurs, et
qu'on trouve chez les marchands des canevas préparés où le fond est
rempli; le plus difficile reste à faire , mais le plus long et le plus en-
nuyeux est fait ; c'est ainsi que j'ai acheté ce coussin qui ne m'a même
pas coûté quarante ou cinquante francs , car ce fond ne signifie rien;
c'est un ouvrage de manœuvre pour lequel il ne faut que de la laine
et des mains.
Le mot de manœuvre n'avait pas plu à Valentin. — J'en suis bien
fâché, répliqua-t-il, mais ni le fond ni les fleurs ne sont de vous.
— Et de qui donc? apparemment de l'ouvrière que vous con-
naissez?
— Peut-être.
La marquise sembla hésiter un instant entre la colère et l'envie de
rire. Elle prit le dernier parti , et se livrant à sa gaieté :
— Dites-moi donc, s'écria-t-elle , dites-moi donc, je vous prie , le
nom de votre mystérieuse ouvrière, qui vous donne de si bons ren-
seignemens.
— Elle s'appelle Julie, répondit le jeune homme. Son regard , le son
de sa voix, rappelèrent tout à coup à madame de Parues qu'il lui avait
dit le même nom le jour où il lui avait parlé d'une veuve qu'il aimait;
comme alors, l'air de vérité avec laquelle il avait répondu, troubla
la marquise. Elle se souvint vaguement de l'histoire de cette veuve,
qu'elle avait prise pour un prétexte; mais, répété ainsi, ce nom lui
parut sérieux.
— Si c'est une conûdence que vous me faites, dit-elle , elle n'est ni
adroite ni polie.
Valentin ne répondit pas. Il sentait que son premier mouvement
l'avait entraîné trop loin, et il commençait à réfléchir. La marquise, de
son côté, garda le silence quelque temps. Elle attendait une explica-
tion , et Valentin songeait au moyen d'éviter d'en donner une. Il al-
lait enfin se décider à parler, et essayer peut-être de se rétracter,
quand la marquise, perdant patience, se leva brusquement.
LES DEUX MAITRESSES. 299
— Est-ce une querelle ou une rupture? demanda-t-elle d'un ton
si violent, que Valentin ne put conserver son sang-froid.
— Comme vous voudrez, répondit-il.
— Très bien, dit la marquise, et elle sortit. Mais cinq minutes
après, on sonna à la porte; Valentin ouvrit, et vit M"'*" de Parnes
debout sur le palier, les bras croisés, enveloppée dans sa mantille
et appuyée contre le mur; elle était d'une pâleur effrayante, et prête
à se trouver mal. Il la prit dans ses bras, la porta sur la causeuse,
et s'efforça de l'apaiser. Il lui demanda pardon de sa mauvaise hu-
meur, la supplia d'oublier cette scène fâcheuse, et s'accusa d'un de
ces accès d'impatience dont il est impossible de dire la raison. — Je ne
sais ce que j'avais ce matin, lui dit-il; une fâcheuse nouvelle que j'ai
reçue m'avait irrité; je vous ai cherché querelle sans motif; ne pensez
jamais à ce que je vous ai dit que comme à un moment de folie de ma
part.
— N'en parlons plus , dit la marquise revenue à elle , et allez me
chercher mon coussin. Valentin obéit avec répugnance; madame de
Parnes jeta le coussin à terre et posa ses pieds dessus. Ce geste,
comme vous pensez, ne fut pas agréable au jeune homme; il fronça
le sourcil malgré lui, et se dit qu'après tout il venait de céder par
faiblesse à une comédie de femme.
Je ne sais s'il avait raison, et je ne sais , non plus , par quelle ob-
stination puérile la marquise avait voulu, à toute force, obtenir ce
petit triomphe. Il n'est pas sans exemple qu'une femme et même une
femme d'esprit ne veuille pas se soumettre en pareil cas; mais il peut
arriver que ce soit de sa part un mauvais calcul, et que l'homme,
après avoir obéi, se repente de sa complaisance; c'est ainsi qu'un
enfantillage devient grave quand l'orgueil s'en mêle, et qu'on s'est
brouillé quelquefois pour moins encore qu'un coussin brodé.
Tandis que M"'" de Parnes, reprenant son air gracieux, ne dissi-
simulait pas sa joie, Valentin ne pouvait détacher ses regards du
coussin, qui, à dire vrai, n'était pas fait pour servir de tabouret.
Contre sa coutume , la marquise était venue à pied , et la tapisserie de
la veuve, repoussée bientôt au milieu de la chambre, portait l'em-
preinte poudreuse du brodequin qui l'avait foulé. Valentin ramassa
le coussin, l'essuya et le posa sur un fauteuil.
— Allons-nous encore nous quereller? dit en souriant la marquise.
Je croyais que vous me laissiez faire et que la paix était conclue.
— Ce coussin est blanc; pourquoi le salir?
300 REVUE DES DEUX MONDES.
— Pour s'en servir, et, quand il sera sale, M"" Julie nous en fera
d'autres.
— Écoutez-moi, madame la marquise , dit Valentin. Vous compre-
nez très bien que je ne suis pas assez sot pour attacher de l'impor-
tance à un caprice ni à une bagatelle de cette sorte. S'il est vrai que
le déplaisir que je ressens de ce que vous faites puisse avoir quelque
motif que vous ignorez, ne cherchez pas à l'approfondir, ce sera le
plus sage. Vous vous êtes trouvée mal tout à l'heure, je ne vous de-
mande pas si cet évanouissement était bien profond; vous avez obtenu
ce que vous désiriez, n'en essayez pas davantage.
— Mais vous comprenez peut-être, répondit M"'' de Parnes, que
je ne suis pas assez sotte non plus pour attacher à cette bagatelle plus
d'importance que vous, et s'il m'arrivait d'insister, vous compren-
driez encore que je voudrais savoir jusqu'à quel point c'est une ba-
gatelle.
— Soit, mais je vous demanderai, pour vous répondre, si c'est
l'orgueil ou l'amour qui vous pousse.
— C'est l'un et l'autre. Vous ne savez pas qui je suis; la légèreté
de ma conduite avec vous vous a donné de moi une opinion que je
vous laisse parce que vous ne la feriez partager à personne; pensez
sur mon compte comme il vous plaira , et soyez infidèle si bon vous
semble; mais gardez-vous de m'offenser.
— C'est peut-être l'orgueil qui parle en ce moment, madame; mais
convenez donc que ce n'est pas l'amour.
— Je n'en sais rien ; si je ne suis pas jalouse , il est certain que c'est
par dédain; comme je ne reconnais qu'à M. de Parnes le droit de
surveillance sur moi, je ne prétends non plus surveiller personne. Mais
comment osez-vous me répéter deux fois un nom que vous devriez
taire ?
— Pourquoi le tairais-je quand vous m'interrogez? ce nom ne peut
faire rougir ni la personne à qui il appartient ni celle qui le prononce.
— Eh bien! achevez donc de le prononcer.
Valentin hésita un moment.
— IN'on, répondit-il, je ne le prononcerai pas, par respect pour
celle qui le porte. La marquise se leva à cette parole, serra sa man-
tille autour de sa taille, et dit d'un ton glacé : Je pense qu'on doit
être venu me chercher , reconduisez-moi jusqu'à ma voiture.
LES DEUX MAITRESSES. 30Î
X.
La marquise de Parnes était plus qu'orgueilleuse, elle était hau-
taine. Habituée dès l'enfance à voir tous ses caprices satisfaits, né-
gligée par son mari, gâtée par sa tante, flattée par le monde qui
l'entourait, le seul conseiller qui la dirigeât, au milieu d'une liberté si
dangereuse, était cette flerté native qui triomphait même des passions.
Elle pleura amèrement en rentrant chez elle ; puis elle fit défendre sa
porte, et réfléchit à ce qu'elle avait à faire, résolue à n'en pas souf-
frir davantage.
Quand Valentin , le lendemain , alla voir M"'*' Delaunay, il crut s'a-
percevoir qu'il était suivi. Il l'était en effet, et la marquise eut bien-
tôt appris la demeure de la veuve, son nom, et les visites fréquentes
que le jeune homme lui rendait. Elle ne voulut pas s'en tenir là, et,
quelque invraisemblable que puisse paraître le moyen dont elle se
servit, il n'est pas moins vrai qu'elle l'employa, et qu'il lui réussit.
A sept heures du matin, elle sonna sa femme de chambre; elle se
fit apporter par cette fille une robe de toile, un tablier, un mouchoir
de coton, et un ample bonnet sous lequel elle cacha, autant que pos-
sible , son visage. Ainsi travestie , un panier sous le bras , elle se ren-
dit au marché des Innocens. C'était l'heure où M""' Delaunay avait
coutume d'y aller, et la marquise ne chercha pas long-temps ; elle
savait que la veuve lui ressemblait, et elle aperçut bientôt devant
l'étalage d'une fruitière une jeune femme à peu près de sa taille , aux
yeux noirs , et à la démarche modeste , marchandant des cerises. Elle
s'approcha : N'est-ce pas à madame Delaunay, demanda-t-elle, que
j'ai l'honneur de parler?
— Oui, mademoiselle; que me voulez-vous?
La marquise ne répondit pas; sa fantaisie était satisfaite, et peu
lui importait qu'on s'en étonnât. Elle jela sur sa rivale un regard ra-
pide et curieux, la toisa des pieds à la tête, puis se retourna et disparut.
Valentin ne venait plus chez M""' de Parnes ; il reçut d'elle une in-
vitation de bal imprimée, et crut devoir s'y rendre par convenance.
Quand il entra dans l'hôtel, il fut surpris de ne voir qu'une fenêtre
éclairée; la marquise était seule et l'attendait : Pardonnez-moi, lui
dit-elle, la petite ruse que j'ai employée pour vous faire venir; j'ai
pensé que vous ne répondriez peut-être pas si je vous écrivais pour
vous demander un quart d'heure d'entretien, et j'ai besoin de vous
dire un mot, en vous suppliant d'y répondre sincèrement.
302 REVUE DES DEUX MONDES.
Valentin, qui, de son naturel, n'était pas gardeur de rancune, et
chez qui le ressentiment passait aussi vite qu'il venait, voulut met-
tre la conversation sur un ton enjoué, et commença à plaisanter la
marquise sur son bal supposé. Elle lui coupa la parole en lui disant :
J'ai vu M'"' Delaunay.
— Ne vous effrayez pas, ajouta-t-elle, voyant Valentin changer
de visage; je l'ai vue sans qu'elle sût qui j'étais et de manière à ce
qu'elle ne puisse me reconnaître. Elle est jolie, et il est vrai qu'elle
me ressemble un peu; pLirlez-moi franchement. L'aimiez-vous déjà
quand vous m'avez envoyé une lettre qui était écrite pour elle?
Valentin hésitait.
— Parlez, parlez sans crainte , dit la marquise. C'est le seul moyen
de me prouver que vous avez quelque estime pour moi.
Elle avait prononcé ces mots avec tant de tristesse, que Valentin
en fut ému. Il s'assit près d'elle, et lui conta fidèlement tout ce qui
s'était passé dans son cœur. Je l'aimais déjà, lui dit-il enfln, et je
l'aime encore; c'est la vérité.
— Rien n'est plus possible entre nous, répondit la marquise en
se levant. Elle s'approcha d'une glace, se renvoya à elle-même un
regard coquet :
— J'ai fait pour vous, continua-t-elle, la seule action de ma vie où
je n'aie réfléchi à rien. Je ne m'en repens pas, mais je voudrais n'être
pas seule à m'en souvenir quelquefois.
Elle ôta de son doigt une bague d'or où était enchâssée une aigue-
marine.
— Tenez, dit-elle à Valentin, portez ceci pour l'amour de moi ;
cette pierre ressemble à une larme. Quand elle présenta sa bague au
jeune homme, il voulut lui baiser la main: Prenez garde, dit-elle;
songez que j'ai vu votre maîtresse; ne nous souvenons pas trop tôt.
— Ahî répondit-il, je l'aime encore, mais je sens que je vous
aimerai toujours.
— Je le crois, répliqua la marquise, et c'est peut-être pour cette
raison que je pars demain pour la Hollande, où je vais rejoindre
mon mari.
— Je vous suivrai, s'écria Valentin; n'en doutez pas, si vous
quittez la France, je partirai en même temps que vous.
— Gardez-vous-en bien, ce serait me perdre, et vous tenteriez
en vain de me revoir.
— Peu m'importe, quand je devrais vous suivre à dix lieues de
LES DEUX MAITRESSES. 303
distance, je vous prouverai du moins ainsi la sincérité de mon
amour, et vous y croirez malgré vous.
— Mais je vous dis que j'y crois, répondit M""' de Parnes avec un
sourire malin; adieu donc, ne faites pas celte folie.
Elle tendit la main à Valentin, et entr'ouvrit, pour se retirer, la
porte de sa chambre à coucher. Ne faites pas cette folie, ajouta-t-elle
d'un ton léger, ou si vous la faisiez par hasard, vous m'écririez un
mot à Bruxelles, parce que de là on peut changer de route.
La porte se ferma sur ces paroles , et Valentin , resté seul , sortit
de l'hôtel dans le plus grand trouble.
Il ne put dormir de la nuit, et le lendemain, au point du jour, il
n'avait encore pris aucun parti sur la conduite qu'il tiendrait. Un
billet assez triste de M"*= Delaunay, reçu à son réveil, l'avait ébranlé
sans le décider. A l'idée de quitter la veuve, son cœur se déchirait;
mais à l'idée de suivre en poste l'audacieuse et coquette marquise ,
il se sentait tressaillir de désir; il regardait l'horizon, il écoutait
rouler les voitures ; les folles équipées du temps passé lui revenaient
en tête; que vous dirai-je? Il songeait à l'Italie, au plaisir, à un peu
de scandale, à Lauzun déguisé en postillon; d'un autre côté, sa mé-
moire inquiète lui rappelait les craintes si naïvement exprimées un
soir par M*"*" Delaunay; quel affreux souvenir n'allait-il pas lui lais-
ser! Il se répétait ces paroles de la veuve : Faut-il quiin jour 'faie
horreur de vous?
11 passa la journée entière renfermé, et après avoir épuisé tous
les caprices , tous les projets fantasques de son imagination : Que
veux-je donc? se demanda-t-il. Si j'ai voulu choisir entre ces deux
femmes, pourquoi cette incertitude? Et si je les aime toutes deux
également, pourquoi me suis-je mis de mon propre gré dans la né-
cessité de perdre l'une ou l'autre? Suis-je fou? Ai-je ma raison?
Suis-je perfide ou sincère? Ai-je trop peu de courage ou trop peu
d'amour?
Il se mit à sa table, et prenant le dessin qu'il avait fait autrefois,
il considéra attentivement ce portrait infidèle qui ressemblait à ses
deux maîtresses. Tout ce qui lui était arrivé depuis deux mois se
représenta à son esprit; le pavillon et la chambrette, la robe d'in-
dienne et les blanches épaules, les grands dîners et les petits dé-
jeuners, le piano et l'aiguille à tricoter, les deux mouchoirs, le cous-
sin brodé, il revit tout. Chaque heure de sa vie lui donnait un conseil
différent ; Non, se dit-il enfin, ce n'est pas entre deux femmes que
304 REVUE DES DEUX MONDES.
j'ai à choisir, mais entre deux routes que j'ai voulu suivre à la fois ,
et qui ne peuvent mener au même but ; l'une est la folie et le plaisir,
l'autre est l'amour ; laquelle dois-je prendre? laquelle conduit au
bonheur?
Je vous ai dit , en commençant ce conte , que Valentin avait une
mère qu'il aimait tendrement. Elle entra dans sa chambre tandis
qu'il était plongé dans ces pensées. — Mon enfant, lui dit-elle, je vous
ai vu triste ce matin. Qu'avez-vous? Puis-je vous aider? Avez-vous
besoin de quelque argent? Si je ne puis vous rendre service, ne puis-je
du moins savoir vos chagrins et tenter de vous consoler?
— Je vous remercie, répondit Valentin. Je faisais des projets de
voyage, et je me demandais qui doit nous rendre heureux de l'amour
ou du plaisir; j'avais oublié l'amitié. Je ne quitterai pas mon pays,
et la seule femme à qui je veuille ouvrir mon cœur est celle qui peut
le partager avec vous.
Alfred de Musset.
DU MOm^MENT
DES
Éîl'BES HISTORIOl'ES DANS LE NORD,
I.
A M. DE Salvandy, Ministre de l'instruction publique.
Il y a dans la vie des historiens de Danemark un fait remarquable, c'est
la tendance uniforme, la tendance nationale qu'ils ont tous suivie dans leurs
œuvres. Les hommes qui se sont le plus distingués par leur érudition, les
hommes qui ont pénétré avec une patience infinie dans les dédales des
vieilles traditions ; ceux qui ont les premiers ouvert le sillon de la science
dans les temps passés, et ceux qui l'ont agrandi. Saxo, Hvitfeld, Worm,
Gram, Langebek , Suhm , Holberg , tous ces hommes-là ont travaillé à l'his-
toire de Danemark. Les poètes aussi ont été entraînés par le môme senti-
ment de nationalité ; Ewald a pris pour sujet de tragédie les récits de l'Edda
et les récits des sagas; OEhlenschlœger a parcouru dans ses drames tout un
cycle historique et un cycle mythologique, et dans ses comédies, comme
dans ses autres poèmes, Holberg n'a jamais cessé d'être essentiellement
danois. Plusieurs de ces hommes, qui se sont ainsi dévoués exclusivement
à la cause de leur pays , ont pourtant voyagé en pays étranger. Ils ont étudié
les annales, la poésie, l'histoire des autres peuples; mais ils sont revenus
TOME XII. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
sur leur terre natale, et ils y sont restés. Peut-être ont-ils compris que les
grands états du midi de l'Europe auraient toujours assez d'historiens, et que
leur devoir à eux était de ne pas oublier l'humbJe contrée du Nord où ils
avaient reçu le jour. Peut-être aussi qu'ils ont été entraînés dans leurs
tentatives, soutenus dans leur travail par la difficulté même qu'ils y trou-
vaient, par la vague étendue des traditions qu'ils cherchaient à explorer et
l'obscurité qui les enveloppe. Il y a un grand charme à s'en aller ainsi, à
travers les temps anciens , chercher un fait qui doit servir de base à l'édifice
des temps modernes, et plus l'obscurité est grande et le chemin pénible,
plus aussi le but qu'on cherche dans le lointain offre d'attraits à celui qui
croit l'avoir entrevu. L'antiquaire, dans ses explorations, ressemble au na-
vigateur. Gomme lui, il a pour mission de découvrir des parages parfois à
peine indiqués, parfois totalement inconnus; comme lui , il n'a souvent pour
se guider dans ses longues nuits de voyageur qu'une lueur incertaine, un
rayon fugitif; comme lui, il est exposé à dévier de sa route, à se briser sur
un écueil. Mais l'heure où le succès couronne sa persévérance, l'heure où il
voit poindre l'aurore qui éclaire l'objet de ses découvertes, où il s'écrie :
Terre ! terre ! est une heure de ravissement, au prix de laquelle il pourrait
encore passer par les mêmes fatigues, s'exposer aux mêmes périls.
Quoi qu'il en soit des motifs qui ont porté les savans de Danemark à s'oc-
cuper presque exclusivement de leur pays, le fait est que peu de nations
peuvent se vanter, comme celle-ci , d'avoir amassé autant de documens an-
ciens, autant de traditions historiques, et cependant l'histoire primitive de
Danemark n'a pas encore été faite, c'est-à-dire établie sur des bases cer-
taines , et probablement elle ne le sera jamais. Le christianisme ne fut établi
dans ce royaume que vers la fin du x*" siècle (1). Les cloîtres, ces premières
archives de l'histoire, ces premiers refuges de la science, ne datent que du
xi^ siècle. Pour décrire l'époque païenne, il ne reste que deux sortes de do-
cumens, les sagas islandaises et les monumens Scandinaves, c'est-à-dire les
pierres servant aux assemblées du Thing , les autels de sacrifices , les pierres
runiques, les tombeaux. Ces monumens sont moins nombreux ici qu'en
Suède et en Norvège; cependant il en existe encore une assez grande quan-
tité, dispersés à travers la Seelande, la Jutlande, le Holstein , et les anti-
quaires les ont explorés avec zèle. Un archéologue en compte plus de quatre
mille dans les diverses provinces de Danemark (2). La terre de Leire, la
demeure des vieux rois, est le sol classique de cette antiquité Scandinave.
Ces monumens sont les derniers vestiges d'une époque barbare sur laquelle
nous n'avons que de vagues traditions. Ce sont les témoins authentiques de
ce qui se faisait dans les siècles passés. Ils peuvent dire, au savant qui les
interroge, les mœurs, la rehgion, les coutumes des premiers habitans
du Nord.
(1) Le premier roi de Danemark qui fut baptisé est Harald Blaatand (97-2-973). Il se passa
encore plus d'un siècle avant que le christianisme devînt la religion générale du pays.
(2J Tliorlacius, Demœrhnwger over de i Danemark endnu tilvœrende Hedenoldshœie,
DES ÉTUDES HISTORIQUES DANS LE NORD. 307
Ce qu'on appelle Thingsled est une enceinte de pierres grossièrement
taillées. C'est là que le peuple s'assemblait pour délibérer sur ses intérêts.
C'est là qu'on proclamait le cri de guerre; c'est là qu'on jugeait les pro-
cès; c'était là aussi le lieu réservé pour les duels sanglans. Dans le district
d'Arrhuns, on voit encore une de ces enceintes formées par sept grandes
pierres. La tradition populaire dit qu'il y avait là jadis sept hommes qui
furent changés en pierres pour avoir prêté un faux serment.
Les autels servant aux sacrifices se composaient d'une large pierre aplatie
à sa surface, élevée à quelques pieds du sol et posée sur sept autres pierres
taillées en pointe. Il existe, près de Skalstrup, un autel qui a trente pieds
de long. On dit que c'était la pierre d'holocauste des rois de Leire. Ils fai-
saient là un sacrifice tous les ans, tous les trois ans , tous les neuf ans. Celui-
ci était le plus atroce et le plus solennel. On immolait alors neuf garçons,
neuf filles , neuf chevaux , neuf chiens , neuf coqs.
Le Slcenkammer (salle de pierre ) est une espèce de grotte élevée à quel-
ques pieds du sol , et formée par une quantité de pierres taillées régulière-
ment, serrées l'une contre l'autre, et recouvertes de pierres plus larges.
Du côté de l'est, la grotte est ouverte, et une pierre enfoncée dans le sol
sert de seuil. On pense que ces steenkammer étaient réservées aux cérémo-
nies mystérieuses. Un prêtre danois, M. Freglesang, dit qu'elles ressemblent
beaucoup aux sanctuaires d'idoles, aux sanctuaires grossiers, mais impo-
sans, qu'il a vus dans l'Inde.
Mais, de tous ces monumens, les plus curieux à étudier sont les collines
tumulaires et les grottes souterraines, qui servaient de tombeau quelquefois
à toute une famille, quelquefois à une peuplade entière. Dans la Seelande,
on voit encore une de ces collines, qui a plus de deux cents pieds de long.
Ailleurs , on trouve assez souvent trois tertres de gazon réunis l'un à l'autre.
Le premier servait peut-être de sépulture au guerrier; autour de lui on
ensevelissait sa famille et ses compagnons d'armes.
(( Les païens nos ancêtres avaient, dit Thorlacius, trois espèces de tom-
beaux : Haiigr, Kiiml , Dys. Le premier est spacieux, élevé et construit avec
soin : au dehors, il est recouvert de gazon; au dedans, on trouve une caisse
de pierre ( steenkisle ) de forme carrée , mais plus longue que large. C'est là
qu'on déposait ou les os du mort , après qu'il avait été brûlé , ou l'urne dans
laquelle on recueillait ses cendres. Quelquefois aussi on ne brûlait pas les
morts; on les enterrait là assis sur une pierre en forme de vaisseau ou en
forme de chaise, comme s'ils devaient encore naviguer à travers l'Océan ou
présider aux banquets. Ces tombeaux étaient réservés aux hommes riches
et puissans , et des pierres élevées à leur sommité , parfois des inscriptions
runiques, les signalaient à l'attention des passans.
c( Le second, le Kuml, moins large, moins apparent, mais également cou-
vert de gazon, était le tombeau des paysans.
« Le troisième était réservé aux esclaves, aux malfaiteurs, aux prisonniers
20.
308 REVUE DES DEUX MONDES.
de guerre. Ces hommes qui subissaient, après la mort, la proscription qui
les avait frappés pendant leur vie, étaient jetés dans une fosse. On amassait
quelques pierres sur leur cadavre, et tout était dit. »
On a trouvé, dans ces tombeaux, des squelettes, des urnes cinéraires, des
ossemens d'animaux, des armes en pierre ou en bronze, et quelques bijoux
en or. Tous remontent à un temps très reculé , et ceux où l'on n'a trouvé
que des instrumens en pierre, datent sans doute d'une époque antérieure
même à l'invasion des Goths, car les Goths connaissaient l'usage du fer.
En fouillant dans ces collines tumulaires, dans ces cercueils de roc, en
recueillant les ossemens et les crânes qui s'y trouvent, la science anatorai-
que parviendrait peut-être à jeter quelques rayons de lumière sur une ques-
tion que ni les historiens ni les philologues n'ont encore éclaircie. Peut-
être qu'en examinant le type de toutes ces têtes conservées dans les tombeaux,
on pourrait déterminer à quelle race elles appartiennent. Peut-être pour-
rait-on savoir parla quelles étaient les premières tribus du Nord, quels
étaient ces Jettes, ces Troldes, ces Alfes , dont parlent confusément les
sagas, et si ce pays n'a été occupé avant la migration d'Asie que par une
seule race, ou par plusieurs. Un professeur de Copenhague , M. Eschricht a
publié dernièrement, sur ce sujet, une intéressante dissertation. Il a fait un
examen attentif de deux crânes trouvés en Danemark. Le premier porte
tous les traits caractéristiques de la race caucasienne; le second est remar-
quable par sa grosseur, et semble avoir appartenu à un corps de géant.
Cette dissertation de M. Eschricht n'est en quelque sorte qu'une indication
de travail. Avant de hasarder une hypothèse sur une question aussi difficile, il
faudrait faire de longues études, de grandes recherches. Les savans du Nord
sont assez hardis pour les entreprendre.
Les sagas islandaises présentent une source d'observations plus vaste et
plus féconde. Les unes remontent par la tradition à une époque très éloi-
gnée; les autres ont été faites en présence des hommes dont elles racontent
la vie et des évènemens qu'elles dépeignent. Les Islandais étaient, comme
les Arabes, d'intrépides aventuriers et d'infatigables conteurs. L'été ils par-
taient pour les côtes étrangères; l'hiver, ils revenaient dans leur demeure,
ou s'arrêtaient dans la maison des jarl. Là, ils racontaient leurs navigations
lointaines, leurs guerres de pirates, leurs combats. Ils décrivaient les Ueux
où ils s'étaient arrêtés, et les héros qu'ils avaient vus. Toute l'histoire du
Nord a été faite ainsi par ces coureurs d'aventures, qui avec leurs frêles bateaux
s'en allaient aborder un jour à Leire et un autre jour à Drontheim. Les
contes du pirate ont passé de bouche en bouche. Ils ont été répétés au foyer
de famille, aux séances de l'Althing. Puis l'écrivain est venu, qui les a
recueillis d'après la tradition vivante et les a transcrits. C'est donc là que
les historiens de Danemark doivent puiser leur premiers documens; c'est
là le miroir où se reflète l'époque païenne; c'est le panthéon où chaque
homme célèbre a sa statue, et chaque événement son inscription. L'Islande
DES ÉTUDES HISTORIQUES DANS LE NORD. 309
a été pour le Nord comme une de ces bibliothèques que l'on bâtit à l'écart,
pour les mettre à l'abri de tout contact étranger. Elle a gardé fidèlement le
dépôt qu'elle avait reçu, et le rend aujourd'hui à ceux qui le lui ont confié.
Mais , dans cette riche collection de sagas, il n'y a ni ordre chronologique,
ni succession de faits. Ce sont des tableaux dessinés avec énergie et revêtus
de vives couleurs, mais des tableaux épars. Ce sont les scènes de la vie pri-
vée plutôt que les grands drames de la vie sociale. Ce sont des biographies
d'individus, parfois admirablement faites, mais ces biographies ne consti-
tuent pas l'histoire d'une nation. Les Islandais, à qui nous devons tous ces
récits, souvent si vrais et souvent si étranges, n'ont sans doute guère songé
à ce que nous appelons aujourd'hui écrire l'histoire. Ils aiment à conter,
à entendre conter, mais il n'y a dans leurs contes ni recherches ni
efforts. Ils disent ce qu'ils ont vu ou appris , et ils ne vont pas au-delà. Si
une fois il leur survient une bonne bataille, c'est le premier chant de leur
épopée; s'ils rencontrent un vrai pirate , c'est là leur héros. A travers toute
une époque , ils ne distinguent qu'un fait , et dans tout un pays ils ne voient
qu'un homme. Ainsi ils ont entassé évènemens sur évènemens, biographies
sur biographies, sans se soucier jamais de rattacher à un môme lien tous ces
récits décousus, de les classer et de les coordonner. Outre ces sagas où
le voyageur retrace fidèlement ses voyages, ses aventures, et qu'on peut
appeler sagas historiques, il existe encore des sagas poétiques où l'his-
toire se mêle à la fable, et des sagas mythiques dans lesquelles un récit de
guerre ou d'amour n'est autre chose qu'un symbole. La tâche de l'historien
est de s'avancer au milieu de ce labyrinthe confus, de discerner la vérité
de la fiction, le mythe religieux de l'événement réel, de prendre tous ces
contes sans suite, tous ces laits sans date, et d'en composer un tableau suivi,
une histoire réglée d'après Tordre chronologique. La tâche est immense, et
quand on en comprend toutes les difficultés, on doit rendre hommage à la
persévérance avec laquelle les savans du Nord ont poursuivi un tel travail,
et aux résultats qu'ils en ont obtenus.
D'après les documens écrits, on sait qu'à partir de l'époque où naquit
Jésus-Christ, le peuple danois a occupé la contrée qu'il habite aujourd'hui
et une partie de la Suède , la Scanie et le Bleking. Mais il n'y a point de
date certaine à établir sur l'histoire de cette époque ; il n'y a que des hypo-
thèses.
La plus ancienne relation que l'on ait sur le Nord, est celle de Pythéas
de Marseille , qui vivait trois cents ans avant Jésus-Christ. Il raconte qu'il y a
une terre qu'on appelle ïhulé qui est située au nord, à six jours de distance
de l'Angleterre, et où l'on a six mois de nuit et six mois de jour continuel.
L'air de cette contrée est si froid, que l'on n'y trouve point de fruits, et que
peu d'animaux peuvent y vivre. Les habitans se nourrissent de gibier, et
quelques-uns d'entre eux font une boisson avec du grain et du miel.
Pythéas raconte encore qu'une race d'hommes nommée Gutons (peut-
être les Goths qu'on appelait en Norvège et en Suède Juler) habite une
010 REVUE DES DEUX MONDES.
terre submergée parfois par l'Océan et une île éloignée de cette terre à une
distance d'un jour de navigation. La mer y jette, au printemps, une quantité
d'ambre que les habitans vendent à leurs voisins les Teutons.
Quelles sont ces contrées dont parle le voyageur? C'est une question que
les savans du Nord ont déjà beaucoup discutée sans pouvoir définitivement
la résoudre. Il est probable cependant que cette Thulé mentionnée par
Pythéas est la Norvège, et la contrée habitée par les Gutons doit être une
des côtes de la mer Baltique.
Les écrivains romains ne donnent que très peu de renseignemens sur le
Nord. Rome, qui subjugua tant de peuples, ne put subjuguer la partie septen-
trionale de l'Allemagne, et l'armée qui avait franchi le Rubicon ne traversa
pas l'Elbe. Pendant leurs longues guerres avec les tribus germaniques, les
Komains apprirent pourtant à connaître non- seulement ces peuples intré-
pides et barbares, dont Tacite a décrit les mœurs, mais ils recueillirent
encore quelques notions sur les contrées situées au-delà de l'Elbe et sur
leurs habitans. Soixante et dix ans après la naissance de Jésus-Christ, Pline
l'ancien nomme l'île de Scandinavie. Dans le siècle suivant, Ptolémée le
géographe, qui avait à sa disposition los trésors de la bibliothèque d'Alexan-
drie, parle de la Scandia. A cette époque, les Romains se représentaient
la Norvège, la Suède et une partie du Danemark , comme une grande île.
Ptolémée dit qu'il y a là six races de peuples. Le nom des quatre premiers
n'a pas encore été expliqué , mais les deux autres , les Gtites et les Damiones,
sont vraisemblablement les Golhs et les Danois. Jornandès, au vF siècle,
donna, dans ses Rebtts golhicis, plusieurs notions intéressantes sur l'itistoire
ancienne du Nord. Au xi^ siècle, Adam de Brome, dans son histoire de
l'église (1), écrivit sur le Danemark quelques pages qui méritent d'être étu-
diées, et, en remontant deux siècles plus haut, on trouve encore des docu-
mens assez intéressans dans la vie de saint Ansgar, missionnaire, racontée
par Remberth, archevêque de Hambourg.
Mais le premier qui entreprit d'écrire l'histoire de Danemark est Saxo
Grammaticus, secrétaire de l'évêque Absalon. Il connaissait, par la tradi-
tion, les chants des scaldes, les sagas islandaises. Il comprit très bien la né-
cessité de donner à son livre le caractère d'ordre et d'unité qui manquait
aux sagas. Il essaya de remonter jusqu'au premier souverain de Danemark,
et d'indiquer, l'un après l'autre , tous ses successeurs. Mais il était d'une na-
ture trop poétique pour ne pas se laisser aller aux charmantes fictions répan-
dues, à cette époque , dans le Nord. Il adopta sans difficulté toutes les fables
merveilleuses qui lui furent contées, et il y mêla les chants des scaldes qu'il
avait appris. Les onze premiers livres de son histoire ne sont que des sagas
disposées avec art, écrites avec talent, mais dénuées de critique. A partir du
règne de Gorm , c'est-à-dire du ixe siècle, il écrit d'après des renseigne-
mens plus positifs, et les sept derniers livres de son ouvrage peuvent être
(l) Uistoria ecclesia septentrionis*
DES ÉTUDES HISTORIQUES DANS LE NORD. 311
regardés comme authentiques. Malgré ses inexactitudes, il restera à tout
jamais illustre dans les annales de Danemark. Il a conservé à sa nation des
documens précieux, des chants de scaldes qui , sans lui, seraient peut-être
perdus. Une moitié de son livre est une épopée très animée et très drama-
tique de l'époque païenne ; l'autre sert de base à l'histoire moderne. Le style
de cet ouvrage lui donne encore un charme de plus : c'est un latin pur et
élégant qui lait un singulier contraste avec le latin barbare qu'on employait
dans ce temps-là. On s'aperçoit , eu le lisant, que Saxo connaissait les mo-
dèles de l'antiquité. Cependant il est à regretter qu'il n'ait pas écrit son livre
en danois ; ce serait aujourd'hui un monument philologique d'un grand prix.
Les fragmens de poèmes islandais qu'il a mêlés à son récit, n'auraient pas
été altérés par la version danoise, comme ils l'ont été par la version latine.
Enfin cet ouvrage eût acquis, en Danemark, une rapide popularité, et peu
s'en est fallu qu'il ne tombât dans un éternel oubli. Le peuple ne fit aucune
attention à ce livre, écrit dans une langue qu'il ne comprenait pas. Les sa-
vans seuls le lurent et en firent des copies , mais des copies peu nombreuses.
On sait qu'au xvie siècle , il n'existait plus , en Danemark , qu'un seul exem-
plaire de Saxo. L'archevêque de Lund le donna à Ch. Petersen, qui l'emporta
dans son voyage en France et le fit imprimer, en 1514, à Paris (1). Au
xye siècle , Thomas Gheymers en faisait des extraits, comme il eût pu faire
d'un classique grec ou romain. Mais en 1575 il fut traduit en danois par
Vedel ; il l'a été depuis par Grundtrig , et les paysans de la Seelande peuvent
lire aujourd'hui ces annales nationales.
Un contemporain de Saxo, Svend Aggesen, plus connu sous le nom de
Sveno Aggonis, écrivit aussi une histoire de Danemark. Il était ou secré-
taire d'Absalon, ou chanoine à Lund , et il suivit, comme Saxo, l'impulsion
que lui donna son évêque. Mais il ne nous a laissé qu'un compendium fort
court et fort sec (2), et il s'est lui-môme incliné humblement devant l'œuvre
de son rival.
En parlant de ces premiers historiens du Nord , je devrais parler aussi
d'Are Frode, le savant prêtre islandais, et de Snorre Sturleson, l'auteur
de cet admirable ouvrage qu'on appelle Heimskringla. Mais l'ouvrage
d'Are , le Laudnamabok , n'est qu'une histoire d'Islande , et celui de Snorre
est spécialement consacré à la Norvège.
Il y a un abime entre le livre de Saxo et ceux de ses successeurs. Pendant
l'espace de quatre siècles, la muse de l'histoire s'assoupit en Danemark;
pendant quatre siècles, on ne vit apparaître que des légendes de couvent, des
chroniques de moines. Ces hommes, qui employaient un latin corrompu,
(1) Danorwn regum heroumquellisioria, stilo eleganti a Saxo Grammatico, natione Sielan-
dico, necnon roskildensis ecclesiœ preposito, abhinc supra trecentos annos conscripta.
Ascensius, 1514, 190 f. in-f».
(2) Compendiosa Uisioria regum Daniœ a Skioldo ad Camitum VI. Publié pour la pre-
mière fois à Sorœ, 1642.
312 REVUE DES DEUX MONDES.
avaient un profond dédain pour leur langue maternelle. Ils l'abandonnaient
au peuple comme un idiome indigne d'eux, et le peuple n'était pas en état
de la développer. Ainsi elle resta dans les langes de l'enfance , oubliée des
savans, mais chérie de la foule; elle murmura sous le portail de l'église de
village, sous le toit du laboureur, les naïfs accens du Kœmpeviser ; mais
les poètes du grand monde ne lui confièrent point leurs inspirations , et la
science ne la prit pas pour interprète.
Au xvii^ siècle, Chrétien IV nomma tour à tour huit historiographes
royaux, et pas un d'eux , dit un critique moderne, n'était en état d'écrire
un livre d'histoire en danois. Pontanus et Meursius (1) écrivirent donc en
latin. Hvitfeld, qui n'avait pas l'honneur d'appartenir au noble corps des
historiographes privilégiés, rendit plus de services qu'eux tous par ses An-
nales (2). C'était un homme très instruit et très modeste. Il écrivit, comme
il le dit lui-môme, slmplici calamo ^ entraîné par un sentiment d'amour pour
sa patrie, par le désir de la faire connaître et de la faire apprécier, plutôt
que par l'espoir de s'acquérir un nom illustre. Son livre , dont Gram a fait
ressortir le mérite, tout en indiquant quelques-unes des principales erreurs
dans lesquelles l'auteur était tombé , peut être compté au nombre des ou-
vrages historiques les plus importans qui existent en Danemark. Comme
chancelier du royaume, Hvitfeld avait sa libre entrée aux archives. Il a ras-
semblé, avec beaucoup de soin, des actes officiels, des pièces authentiques,
et les a imprimés textuellement.
Tous les historiens danois du moyen-âge prirent Saxo pour guide et le
suivirent dans ses théories. Il ne pouvait en être autrement tant qu'on n'es-
sayait pas de remonter à la source à laquelle Saxo avait puisé, tant qu'on
n'étudiait ni la langue, ni la littérature islandaise. Cette étude date du
xvii^ siècle. Alors Clausen traduit en danois l'œuvre de Snorre; alors Arn-
grim Johnson travaille à recueillir les documens historiques de l'Islande. Ole
Worm étudie les anciens monumens danois, et pose les bases de l'archéologie
du Nord. Bartholin écrit son livre sur les antiquités (3), et Torfesen soumet
à une critique sévère les sagas; il les compare l'une à l'autre, il en extrait
le fait réel, le fait historique, et les classe d'après l'ordre chronologique.
Plusieurs des faits qu'il établit comme certains ne sont que des hypothèses,
mais des hypothèses soutenues par le raisonnement et basées sur des proba-
bilités. Son histoire de Norvège et sa série des rois de Danemark (4) ont été
(1) Meursius était un étranger, un professeur de Leyde doué d'une grande érudition. Chré-
tien IV l'attira en Danemark , et le nomma professeur à Sorœ. Son livre parut en 1636. His-
toriée danicœ libri quinqtœ. Amsterdam, in-fo.
(2) Damnarkis Rigis krœnicke. La première édition parut à Copenhague do 1593 à 1604 en
10 vol. in-4o; la seconde en 1652, 2 vol. in-f".
(3) Thomœ Barlholini Anliquiiates danicœ, 1 vol. in-4o, 1690.
(4) Hisloria rerum norvegicarum , Copenhague, 1711, 4 vol. in-f», — Séries dynasiarum el
regum Daniœ, Copenhague, in-i", 1702.
DES ÉTUDES HISTORIQUES DANS LE NORD. 313
déjà , sur plusieurs points, vivement combattues par les savans. Mais il est le
premier qui ait porté le flambeau de la critique dans les récits souvent fictifs,
souvent confus des sagas. Il a dépassé , par l'étendue de ses recherches , les
travaux de ses devanciers , et il a montré le chemin à ses successeurs.
Tout ce mouvement du xvii^ siècle est très beau. Le peuple se retourne
vers son histoire lointaine, comme l'homme arrivé à l'âge mûr se retourne vers
les souvenirs de son enfance. On lui raconte la vie de ses pères, et il la suit
avec intérêt dans toutes ses phases de gloire et dans toutes ses heures d'orage.
Les sagas, long-temps oubliées, revivent tout à coup, et enchantent, comme
autrefois, l'auditoire curieux qui les écoute. Les chants des scaldes reten-
tissent aux oreilles de la foule, et les monumens racontent à l'antiquaire
patient qui les étudie, le culte des dieux, la migration des races, la mort
des héros. La science soulève le voile du passé , la chaîne des temps se noue,
et l'histoire moderne s'élève sur les piliers d'airain de l'histoire ancienne.
Les rois de Danemark secondèrent eux-mêmes ce mouvement de leur na-
tion. Torfesen traduisait les documens islandais sous les yeux deFrédériellI,
qui allait souvent examiner son travail; les évoques de Skalholt et deHoolum
avaient ordre d'envoyer à Copenhague tous les manuscrits qu'ils pourraient
recueillir; et Chrétien V élut un antiquaire royal, et lui confia la mission de
compulser les principaux manuscrits, de les traduire, et de rédiger une
histoire de l'Islande.
Au xviii^ siècle, Arne Magnussen compléta l'œuvre de ses prédécesseurs.
Il avait d'abord aidé Bartholin dans ses recherches; il fut, plus tard, envoyé
par le gouvernement en Islande , et il y passa dix ans. Il voyageait , pendant
l'été, de montagne en montagne, de maison en maison. Il revenait l'hiver
à Skalholt, et mettait en ordre les matériaux qu'il avait amassés. Il recueillit
toutes les chartes, tous les documens historiques, tous les manuscrits dis-
persés à travers l'Ile entière , enfouis dans la demeure du prêtre ou dans la
cabane du pêcheur. Quand il partit , il chargea toute une frégate de ses col-
lections; et cette fois, la pauvre Islande se trouva complètement dépouillée
de tout ce qu'elle avait si bien gardé pendant des siècles. Il ne lui resta que
les souvenirs implantés par la tradition dans le cœur de ses enfans, et les
livres nouveaux qu'on lui donna en échange de ses anciens livres.
De retour à Copenhague, Arne Magnussen passa des années de bonheur
à compter toutes ses richesses , à dérouler ses manuscrits , et à les étiqueter.
C'était un homme d'un grand savoir, qui s'oublia dans la contemplation de
la science, et ne trouva guère le temps d'écrire. Il avait pourtant préparé une
œuvre étendue, dans laquelle ilcherchait à expliquer par la philologie l'origine
et la parenté des peuples du Nord. C'était le fruit de ses nombreuses in-
vestigations, de ses longues études, et il y travaillait avec ardeur, quand
tout à coup un événement fatal vint le frapper dans ce qu'il avait de plus
cher. L'incendie de 1728, qui fit d'horribles ravages dans Copenhague,
consuma tous les travaux de Magnussen et la moitié de sa bibliothèque. Le
malheureux courba la tête sous le poids de cette catastrophe, et dit adieu à ses
314 REVUE DES DEUX MONDES.
rêves de savant, a J'ai perdu toute ma joie en ce monde, s'écria-t-il avec
douleur; aucun homme ne me la rendra. » Il survécut peu de temps à son
infortune, et ses derniers momens furent consacrés à la propagation de
l'idée scientifique qu'il avait gardée toute sa vie dans le cœur. Il lui restait
encore dix-huit cents manuscrits, il les légua à l'Université; il lui légua
aussi sa fortune, afin de donner chaque année un stipende à deux jeunes
Islandais qui se dévoueraient à l'étude des antiquités du Nord, et de pu-
blier successivement ses manuscrits les plus importans.
Nous voici arrivés à la plus belle, à la plus féconde époque scientifique du
Danemark. Alors Gram publie ses observations critiques sur l'histoire du
Nord; Schœnning écrit l'histoire ancienne de Norvège; Schlegel raconte
l'avènement au trône de la maison d'Oldenbourg. Holberg, ce voyageur in-
soucieux qui s'en alla faire le tour de l'Europe avec son sac d'étudiant sur
l'épaule, ce poète charmant, pour qui les muses semblaient avoir assez fait
en lui donnant une imagination si riche et une verve si comique , Holberg
écrit avec un vrai savoir, avec un tact exquis, toute l'histoire de Danemark,
Les commencemens de cette histoire laissent beaucoup à désirer sous le
rapport de la critique; mais une fois qu'on a passé l'époque primitive,
l'époque confuse sur laquelle les savans se débattent encore, tous les faits
sont parfaitement établis et fort bien narrés. Holberg possède un grand
talent d'exposition. Il est à son aise sur le grand théâtre du monde, comme
sur le théâtre dramatique où il a fait mouvoir ses personnages d'invention.
On ne sent dans son travail ni effort ni embarras : son récit est clair, simple,
parsemé de documens textuels, sobre de réflexions, et cependant l'auteur
de Pierre Paars se trahit de temps à autre par une épigramme comique ou
par une saillie. Avec ces défauts, qu'un travail plus sérieux et une critique
plus sévère eussent pu faire disparaître, cette histoire de Holberg est en-
core la meilleure que possède le Danemark, sans en excepter celle de Mal-
let. Elle a été populaire dès son apparition, et tout ce qu'on a écrit depuis
ne lui a rien fait perdre de sa première popularité.
Dans ce même siècle qui donna à la littérature du Nord un grand poète
et un grand écrivain, on vit apparaître deux hommes qui ont plus fait dans
le cours de leur vie pour l'histoire de Danemark que tous leurs prédécesseurs
dans des siècles entiers; c'est Langebek et Suhm: Langebek , cet homme
d'une simplicité antique, d'une modestie sublime, d'une patience à toute
épreuve, et Suhm, qui fut, en Danemark, le roi de la science, comme Goethe
a été en Allemagne , dans les derniers temps, le roi de la poésie.
Langebek était un pauvre théologien à qui Gram fit obtenir une place
de 1,200 francs à la bibliothèque royale. Son amour pour l'étude l'empêcha
de suivre la carrière à laquelle le vœu de ses parens l'appelait. Il devait être
prêtre, il fut écrivain. Il commença dès l'âge de vingt ans ses recherches
historiques, et il les poursuivit toute sa vie. En 1737, il publia un recueil
périodique consacré spécialement à l'histoire, et ce recueil obtint le suffrage
de tous les hommes instruits. Il continuait en même temps à rassembler les
DES ÉTUDES HISTORIQUES DANS LE NORD. 315
documens historiques du moyen-àge, et les matériaux nécessaires pour com-
poser un dictionnaire complet de la langue danoise. Il avait conçu cet ouvrage
sur un large plan. Il a laissé seize volumes in-folio, qui n'en forment que la
moitié. Langebek s'était déjà rendu célèbre par son érudition, et il n'avait
toujours que sa modeste place d'employé secondaire à la bibliothèque. Il tra-
vaillait à enrichir son pays de toutes les ressources de sa science , et il restait
pauvre. Les savans sont, comme les poètes, ignorans des calculs matériels ,
insoucieux de l'avenir; ils s'abandonnent au charme de leurs études comme
les poètes au charme de leurs rêves; ils oublient le monde, et le monde les
oublie. Plus d'une fois, en voyant son jeune protégé poursuivre avec tant de
courage des travaux pénibles, et vivre d'une vie si obscure, Gram regretta
de ne pas l'avoir laissé suivre sa carrière de prêtre, de ne pas lui avoir fait
accorder un paisible presbytère de village , au lieu de le jeter dans les
routes épineuses de la science.
En 1742, Gram avait formé le projet d'établir une société d'antiquaires;
il espérait y faire admettre Langebek comme secrétaire, et améliorer par
là sa position. Mais le projet qu'il avait soumis au gouvernement fut rejeté.
En 1743, le roi fonda l'Académie des sciences , et Langebek n'y fut pas ad-
mis. Malgré toute sa modestie, il savait pourtant apprécier ses travaux, et
il sentit vivement l'affront qu'on lui faisait en l'excluant de l'Académie. Peu
de temps après, il établit lui-même une société scientifique. C'était une
humble société , composée de trois membres , dont Langebek était le prési-
dent. Chacun mit en commun ses livres, ses manuscrits, ses médailles, et
promit de concourir à la rédaction d'un nouveau recueil historique, qui
parut sous le titre de Magasin danois. Mais peu à peu cette société grandit,
des hommes puissansla prirent sous leur patronage , des hommes distingués
demandèrent à y être admis, et le Magasin danois devint entre les mains de
Langebek un journal historique d'un haut intérêt, et quelquefois une arme
redoutable. Mais l'égalité n'existait pas en Danemark dans la république
des lettres, et mal en prit au pauvre Langebek de vouloir s'attaquer à plus
fort que lui. Un jour, il avait censuré, avec tous les ménagemens d'une
extrême politesse, mais avec l'autorité de la science, \es Annales ecclésias-
tiques de Pontoppidan (1). L'auteur comprit qu'il perdrait sa cause devant
le tribunal des savans, et il trouva un singulier moyen de réhabiliter son
livre : il s'adressa au roi. Il était prédicateur de la cour; il avait de l'in-
fluence sur Chrétien VI, et il obtint de lui un arrêt qui ordonnait aux pro-
fesseurs de l'Université de faire comparaître devant eux le téméraire ré-
dacteur du Magasin danois y et de lui dicter, en présence de Pontoppidan,
une formule d'amende honorable, et une rétractation bien nette de toutes
les critiques injustes qu'il avait osé écrire contre les Annales ecclésiastiques.
Les professeurs obéirent à regret à cet ordre du souverain , et Langebek n'en
fut sans doute pas très réjoui. Mais que faire ? Dans ce temps-là, le pouvoir
(!) Annales ecclesîœ danicœ diplomatici.
816 REVUE DES DEUX MONDES,
du roi était 'grand; il fallut obéir. Le conseil s'assembla. Le malheureux
critique signa l'acte de rétractation qui lui était prescrit, et le prêtre su-
perbe savoura tout à son aise le plaisir de la vengeance. Mais tout n'était pas
fini. Il y avait alors à Copenhague un homme d'esprit et de savoir, Schlegel ,
qui raconta dans son journal (1), sous le voile de l'allégorie, cette comédie
courtisanesque. Toute la ville en rit; et comme Schlegel était étranger, et
par-là même indépendant, le prédicateur de la cour n'obtint de lui ni
amende honorable, ni rétractation.
Pendant que ces débats littéraires occupaient les professeurs de Copen-
hague, Langebek poursuivait ses travaux. Chaque jour était pour lui un
jour de moisson. Il recueillait avec une patience merveilleuse, avec un zèle
infatigable, tous les documens qui pouvaient servir à l'histoire de son pays.
J'ai vu à Copenhague son prodigieux assemblage de matériaux. Je ne crois
pas que jamais homme en ait fait un semblable. Son œuvre principale, celle
à laquelle il revenait sans cesse, celle qu'il poursuivait avec amour et dé-
vouement, c'est sa collection des écrivains danois du moyen-âge (-2). C'est
un monument complet, un monument admirable qu'on ne saurait comparer
qu'à la collection des historiens de France de dom Bouquet, et Langebek a
fait cette grande œuvre à lui seul. Il a lui-même corrigé les épreuves des
premiers volumes; il a laissé en mourant les matériaux qui composent les
autres. Cette collection renferme toutes les chartes, tous les diplômes ayant
rapport à l'histoire de Danemark, toutes les annales de couvens, tous les
fragmens de chroniques écrits au moyen-âge. Les plus anciens documens
remontent au XF siècle. Il y en a plusieurs du xiie et un assez grand nombre
du xiiie. En 1770, le premier volume des Scriptores était complètement
rédigé, mais Langebek n'avait pas le moyen de le faire paraître. Suhm, qui
ne reculait devant aucun sacrifice lorsqu'il s'agissait d'aider aux progrès de
la science, voulait publier cet ouvrage à ses frais et en maintenir la pro-
priété à l'auteur. Sur ces entrefaites, Langebek se maria. Par hasard, il
épousa une femme riche, et put subvenir lui-même aux frais d'impression
de son livre. Il publia les trois premiers volumes de 1772 à 1774. Le quatrième
était presque achevé lorsqu'il mourut. Suhm le publia en 1776. Il publia le
cinquième en 1783, le sixième en 1786, le septième en 1792. Le huitième,
confié aux soins de MM . Werlauff et Engelstoff, a paru en 1834, et le neuvième,
qui sera le dernier, doit paraître en 1839.
Suhm était riche, et il consacra sa fortune et sa vie à la science. Dès sa
jeunesse, il avait manifesté une passion ardente pour l'étude. Il lisait tout ce
qui lui tombait sous la main : histoire et romans, voyages et poésies. Plus
tard , il s'appliqua spécialement à l'histoire de Danemark, mais sans pouvoir
renoncer à ces lectures capricieuses qui avaient fait le charme de sa jeu-
nesse. De là vient qu'il ne put se borner à être seulement historien; il écrivit
(1) Der Fremde.
(2) Scriptores rertim danicarum medii œvi.
DES ÉTUDES HISTORIQUES DANS LE NORD. 317
aussi des nouvelles et des romans. Après avoir passé plusieurs années à Dron-
theim, il revint à Copenhague, et sa maison fut ouverte à tous les hommes
qui s'occupaient d'études. Il était grand et généreux. Il secourait avec joie
ceux qui avaient besoin de lui, et il aidait de tout son crédit, de tout son
pouvoir, les entreprises littéraires qui lui semblaient utiles. Il avait une ma-
gnifique bibliothèque qu'il abandonna an public. Son bibliothécaire était
mieux payé que ceux du roi, et il le choisissait parmi les hommes les plus
instruits. Thorkelin, Sandvig, Nyerup, ont tour à tour rempli ces fonc-
tions. Il entretenait au dehors de vastes correspondances. Les savans aimaient
à lui faire hommage de leurs œuvres, et il était le premier à qui les libraires
vinssent offrir un livre rare, un manuscrit précieux. Il publia à ses frais
les annales d'Abulfeda et plusieurs sagas. La mort de son fils unique lui
donna plus de liberté encore dans ses dépenses. Quand il se vit sans héritier,
il ne craignit pas d'altérer sa fortune, et il augmenta chaque jour sa collec-
tion de livres. Vers la fin de sa vie, cette collection s'élevait à cent mille
volumes, et il la céda à la bibliothèque royale. Il menait ainsi une vie splen-
dide, une vie de savant et une vie de prince, entouré chaque jour des
écrivains les plus renommés, des étrangers les plus illustres, et travaillant
sans cesse.
Ce fut après avoir travaillé avec tant d'ardeur et pendant tant d'années
qu'il écrivit son Histoire de Danemark en quatorze volumes in-4°. Mais il
y a , dans ce vaste ouvrage, plus de savoir que de critique. Il a entassé l'un
sur l'autre tous les faits qu'il avait recueillis, toutes les traditions qu'il avait
étudiées, sans oser prendre parti pour l'une ou pour l'autre, sans en rejeter,
et par conséquent sans en adopter aucune. Il avait un respect profond pour
l'œuvre du passé, pour le fait traditionnel, pour la fable populaire, pour le
chant du poète. Il a rassemblé avec un soin religieux tous ces débris d'an-
tiquité, toutes ces feuilles sibylliques dispersées à travers les siècles; mais
quand le moment est venu de faire un choix, il n'en a pas eu la force, et il a
tout gardé. Son livre n'est donc pas, à proprement parler, une histoire,
mais c'est un riche assemblage de matériaux historiques, une source abon-
dante, oij les historiens futurs pourront aller puiser. Tout cet ouvrage res-
pire d'ailleurs une douce et aimable philosophie, un amour profond de
l'humanité, et une bonté, une sincérité de cœur, qui font aimer celui qui l'a
écrit.
Le mouvement historique du xviii*^ siècle , mouvement d'érudition et de
critique, a étécontinué par le xix*^. Plus que jamais on s'attache à la recherche
des faits, à la publication textuelle des documens. Une seule tentative a été
faite dans les dernières années pour écrire une nouvelle histoire de Dane-
mark, mais elle a complètement échoué. Maintenant M.Petersen entreprend
la même œuvre. C'est un homme doué d'un savoir étendu et d'un véritable
esprit de critique. Il a fait une longue étude des antiquités septentrionales,
et il est en état de donner à ses compatriotes une histoire de l'époque païenne
plus exacte que celles qu'ils ont eues jusqu'à présent. Un antre écrivain, qui
318 REVUE DES DEUX MONDES.
s'est fait une réputation comme bibliographe et comme critique, M. Mol-
bech, a publié, sous le titre de Tableaux de l'histoire de Danemark (1), un
ouvrage qui a eu du succès. C'est un résumé très habilement fait de tout
ce qui a été dit sur l'ancien état du Danemark, sur les peuples qui l'ont
occupé avant la migration des races asiatiques, sur les mytiies du Nord, sur
les héros chantés par les scaldes, sur toute l'époque païenne et sur l'époque
récente. Ce livre n'est pas une histoire, c'est un voyage à travers l'histoire;
c'est une exposition nette et précise des principales phases du temps passé,
une appréciation des faits, prise d'un point de vue élevé.
Du reste, la plupart des savans de Danemark, au lieu d'écrire, travaillent
à recueillir des documens. L'académie, fondée en 1743, publie régulière-
ment le résultat de ses recherches; la société historique, dont Langebek fut
le président, continue la publication du Magasin da7iois; la commission
d'Arne Magnussen a déjà fait paraître plusieurs belles éditions d'ouvrages
islandais et en prépare de nouvelles. Un comité spécial poursuit la rédaction
du dictionnaire national , commencé par l'illustre éditeur des Scriptores , et
un homme qui a fait beaucoup pour le progrès des études, pour le déve-
loppement de la science dans ce pays, M. Rosenvinge , membre de la direc-
tion des écoles, publie les anciennes lois de Danemark.
En 1824, il s'est formé à Copenhague une nouvelle société qui a déjà rendu
de grands services; c'est la société royale des antiquaires du Nord. Elle se
soutient par elle-même, par la cotisation de ses membres et par le produit
des ouvrages qu'elle édite. Son but est de propager de plus en plus la con-
naissance de l'ancienne langue, de l'ancienne littérature du Nord, de ras-
sembler les documens inédits et de les livrer au public sous une forme po-
pulaire. Elle publie chaque année un volume de texte islandais, avec la
traduction latine et danoise à part. Elle publie un recueil périodique exclu-
sivement consacré aux antiquités septentrionales (2). Elle embrasse dans son
vaste cadre la presqu'île Scandinave, l'Islande, les îlesFerœ, le Groenland;
elle s'est avancée jusqu'à l'Amérique du nord, que l'on prétend avoir été
découverte par les Scandinaves long-temps avant l'arrivée de Christophe
Colomb, et elle publiera prochainement, dans un recueil spécial(3)et dans deux
recueils périodiques, le résultat de ses recherches sur tout ce qui a rapport à
cette importante question. Cette société est le lien central auquel se ratta-
chent les hommes de toutes les nations qui s'occupent des antiquités du Nord.
Elle a étendu au loin ses ramifications littéraires, et poursuit avec un zèle et
une intelligence dignes des plus grands éloges la route qu'elle s'est tracée.
Les antiquaires les plus distingués des contrées étrangères s'honorent de
correspondre avec elle, et des hommes d'un savoir éminent ont pris part à
ses travaux. Bask , le plus grand esprit philologique qui ait peut-être jamais
existé, était un de ses membres, ainsi que Mùller, qui a fait une analyse si
(1) ForialUnqer og Skildringer af den Damke Historié , 2 vol.
(2) Nordisk Tidskrift for Oldkyndighed.
(3j Antiquitates americanœ.
DES KTUDES HISTORIQUES DANS LE NORD. 319
judicieuse des sagas, et Schlegel, qui a publié l'ancien recueil des lois islan-
daises. Aujourd'hui , son président est M. Werlauff, qui a écrit d'excellentes
dissertations sur plusieurs points scientifiques très importans et très peu
connus; son vice-président est M. Finn IMaguussen, l'auteur du dictionnaire
mythologique qui accompagne rEdda(l), et d'un système général de mytho-
logie du Nord, qui est une œuvre d'une grande érudition. Son secrétaire
est M. Rafn, à qui l'on doit la plupart de ces belles et correctes éditions de
sagas, qui sont devenues populaires dans le Nord, et que l'on trouve chez
tous les pasteurs islandais.
On a fondé aussi à Copenhague un musée d'antiquités nationales. C'est le
plus riche et le plus complet qui existe dans le Nord. Il y a, pour celui qui
s'intéresse à la vieille Scandinavie, un grand charme à s'en aller poursuivre
ses études dans ce musée. C'est un tableau sorti des ruines du passé; c'est
un livre d'iiistoire qui , sur chacune de ses pages, porte encore la rouille du
temps , l'empreinte des siècles. Tous les objets y sont classés par séries , di-
visés par époques , et chaque objet peut être regardé comme la manifesta-
tion d'un fait ou d'une idée. Le premier âge de ce cycle historique , dont on.
peut suivre tous les développemens, c'est l'âge de pierre. Les premiers ha-
bitans du Nord ne connaissaient pas l'usage des métaux. La pierre devait
pourvoir à leurs besoins. Ils choisissaient un silex dur, tranchant, et ils en
fabriquaient des haches, des scies, des marteaux, des pointes de flèches et
des glaives pour les sacrifices. Ou a retrouvé tous les objets qu'ils façon-
naient, depuis l'œuvre à peine ébauchée jusqu'à l'œuvre complètement finie.
On a retrouvé les morceaux de silex qu'ils coupaient par lames régulières
pour se faire des pointes de flèches, et ceux qui leur servaient à tailler les
dents de la scie, et ceux qu'ils employaient pour polir leurs instrumens.
Quelques-uns de ces instrumens sont travaillés avec un art et une perfection
qui feraient honneur aux ouvriers de nos jours, et quand on pense que ces
hommes n'avaient, pour s'aider dans leurs travaux, que des ustensiles en
pierre, on doit admirer l'instinct qui leur servait de maître, et la patience
avec laquelle ils surmontaient les difficultés. Plus tard, les habitans du Nord
connurent le bronze, et ils l'employèrent à fabriquer des armes et des bijoux.
C'était pour eux une matière précieuse. Les parures de femmes de cette épo-
que sont en bronze, les diadèmes en bronze; la forme en est élégante, mais
le métal y est employé avec une excessive parcimonie. Le jour oii les vieilles
tribus nomades découvrirent l'emploi du fer dut être pour elles un jour à
jamais mémorable, et si leur histoire était écrite, le nom de l'homme qui
fit cette découverte y apparaîtrait peut-être en caractères plus glorieux que
celui de Newton ou de Guttenberg. Hélas î combien d'expériences pénibles
il a fallu pour faire l'instruction de l'homme! Par combien de phases l'hu-
manité a-t-elle passé avant d'en venir, de son état de barbarie primitive, à
son état actuel de civilisation! Il y a des siècles de distance entre l'époque
(1) Eddalœre, 4 vol. in-S», Copenhague , 1826.
320 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ les enfans du Nord ne portaient à leur ceinture qu'un couteau de pierre
et celle où ils commencent à creuser les mines de fer. Alors le fer était en-
core pour eux un métal d'une si grande valeur, qu'ils le ménageaient comme
aujourd'hui on ménage l'or. Ils reconnaissaient bien la nécessité de l'employer
dans la fabrication de leurs armes, mais le tranchant de la hache seul était
en fer, le reste en bronze. Cependant, à partir de ce temps-là, une nouvelle
ère s'ouvre dans l'histoire de la société Scandinave. La tribu peut se mettre
en campagne, car le métal du soldat est sorti des entrailles de la terre; et
l'architecte peut dresser ses plans, car l'ouvrier a trouvé son instrument.
Bientôt l'armure de fer brillera sur la poitrine du guerrier; bientôt le
temple des dieux s'élèvera aux regards de la foule avec ses murailles cou-
vertes de lames dorées; bientôt la saga célébrera Yeland le magicien, Ve-
land le forgeron.
Une autre partie curieuse de ce musée de Copenhague est celle qui ren-
ferme les débris des tombeaux. Les Scandinaves ensevelissaient avec leurs
morts chevaux, armes, bijoux, tout ce que le guerrier avait aimé, tout ce
que la jeune femme avait porté. La vie à venir était pour eux une image de
celle-ci. Ils devaient combattre dans le Valhalla, et Odin avait dit qu'ils
jouiraient là aussi des trésors enfouis dans leur tombe. Mais souvent on rem-
plaçait les armures splendides, les bijoux massifs par des objets de moindre
valeur, et quelquefois on les volait. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on trompe
la mémoire des morts, et qu'on se rit, avec leur héritage, des sermens qu'on
leur a faits, des larmes hypocrites qu'on leur a données.
La plupart des bijoux de cette époque sont en or, travaillés avec goût ,
ciselés avec art. Ce sont des bracelets, des anneaux, des colliers, qui pres-
que tous ont la forme symbolique du serpent, et cette forme se retrouve
dans les ciselures dont ils sont ornés. Les monnaies étaient en argent. On
n'avait pas encore songé à les tailler comme les nôtres et à leur donner une
empreinte. C'étaient tout simplement des lames d'argent massif que l'on
coupait par petits morceaux , selon le besoin.
A cette riche collection des temps anciens on en a joint une autre qui ren-
ferme les monumens du moyen-âge. On y trouve des armures, des tapisse-
ries, et plusieurs ouvrages de sculpture en bois fort remarquables.
Le directeur du musée Scandinave, M. Thomsen, a disposé ces objets
d'antiquité avec un ordre admirable. Il est tout-à-fait dévoué à cette œuvre
scientifique, et il l'agrandit chaque jour. Chaque jour les paysans danois
fouillent dans leur Herculanum et y découvrent de nouveaux débris qu'ils
portent chez le prêtre. Le prêtre les envoie à Copenhague. Il serait à sou-
haiter que notre gouvernement voulût faire des échanges avec ce musée.
Ceux qui le dirigent y sont tout disposés, et, si l'échange peut avoir lieu,
nous ajouterons par là une belle page historique à celles que nous avons déjà
recueillies.
X. Marmier.
Copenhague, 1" octobre 1857.
LES PREMIERS
RÉFORMISTES D'ECOSSE.
L'histoire de la réforme politique en Angleterre est curieuse et par
elle-même et comme histoire de l'esprit public anglais. On y voit tout
ce que peut la persistance de volonté d'un peuple. On voit naître
une idée, cette idée se formuler, les formules de cette idée varier à
l'inflni sans que jamais l'idée varie. La réforme, telle est l'idée, tel est
le mot d'ordre populaire; la réforme , telle est la bannière que suit
une partie de la nation. Un jour cette bannière est abattue et foulée
aux pieds; le lendemain elle se relève radieuse, et marche devant
un peuple assuré de la victoire. Enfin, après des vicissitudes sans
nombre, des alternatives infinies de revers et de succès, la voilà qui
flotte sur les vieilles tours de Westminster-Hall, arborée par la main
du peuple? non : par la main de ses mortels ennemis!
Si cette histoire est curieuse dans son ensemble, elle ne l'est pas
moins dans ses détails. Ses commencemens sont pleins d'intérêt, en
Ecosse surtout. Ce fut en effet dans la partie la plus remuante du
Royaume-Uni que les tentatives des novateurs furent le plus auda-
cieuses et le plus sévèrement réprimées; ce fut là que le pouvoir ne
craignit pas d'engager la lutte; ce fut là que la persécution frappa ,
sinon les plus nombreuses , du moins les plus courageuses et les plus
nobles victimes.
Le contre-coup de la révolution américaine et de la révolution
française avait vivement remué la Grande-Bretagne. L'Angleterre
mécontente, l'Irlande toujours opprimée, l'Ecosse soumise, mais me-
naçante, avaient salué avec enthousiasme l'ère de la régénération des
peuples. L'Angleterre et l'Irlande s'étaient sur-le-champ couvertes
TOME XII. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
d'associations tendant toutes à la réforme de la constitution, quel-
ques-unes même à une révolution. L'Ecosse n'avait pas tardé à suivre
leur exemple, et même, par sa coopération active, à se placer à leur tête.
Mais si la contagion des idées françaises avait gagné les novateurs
écossais, ces idées, modiflées par le tour d'esprit national, avaient
un caractère particulier et tout-à-fait local. Chez les premiers réfor-
mistes d'Edimbourg et de Glasgow, Thomas Muir, Palmer et autres,
l'esprit religieux se combinait avec l'esprit littéraire, l'intelligence
s'unissait à la religion. Il y avait loin de leur mysticisme éclairé,
quelque audacieux qu'il fût, à l'esprit philosophique français; et ce-
pendant, par une véritable anomalie, ou plutôt par un résultat de
cette tendance à l'imitation à laquelle se laissent volontiers aller les
peuples comme les individus, le vocabulaire des partis, les dénomi-
nations des révolutionnaires français, furent adoptés tout d'abord
par les réformistes d'Ecosse. Leurs sociétés patriotiques s'appelaient
sociétés des amis du peuple, la réunion des délégués des diverses as-
sociations s'appelait convenùun, les comités des onze quartiers de la
capitale du pays s'appelaient sections. S'ils n'adoptèrent pas en entier
^t aveuglément les principes des républicains français, leur phra-
séologie était la même.
En Ecosse comme en France, c'étaient des hommes jeunes la plu-
part, des hommes ayant reçu une brillante éducation, des écrivains,
des avocats, des ecclésiastiques, de riches industriels, qui se plaçaient
à la tête du mouvement national. Les colonels Dalrymple de Fordel
et Macleod, lord Daer, les avocats Forsyth, Morthland et Thomas
Muir, Moffat le notaire, Bell le riche brasseur, etc., étaient les plus
considérables entre ceux qui voulaient une réforme prompte et radi-
cale. C'étaient les chefs du parti patriote. Quelques Anglais , comme
l'éloquent Gerald, le ministre Palmer, Margarot, Yorke, Sinclair,
vinrent plus tard grossir leurs rangs.
Le plus remarquable entre tous les réformistes d'Ecosse, l'homme
auquel s'attacha dès le principe le plus vif intérêt, celui qui était
doué des qualités les plus aimables, les plus solides, et de la foi la
plus vive dans sa cause, l'homme enfln qu'on peut regarder comme
l'apôtre et le martyr de la réforme en Ecosse, est Thomas Muir.
Thomas Muir était né à Glasgow, en 1765 , de parens riches et
honorables, dont il était le fils unique. Sa famille avait entouré soo;
enfance des soins les plus tendres. Sa santé était délicate; mais comme
son père voulait qu'il fût un homme, il l'avait envoyé à l'université
de Glasgow. Le jeune Muir s'y était distingué par l'aptitude la plu»
RÉFORMISTES D'ÉCOSSE. 323
rare à tout apprendre, et y avait obtenu de brillans succès ; mais ce
qui, plus encore que sa facilité, l'avait fait remarquer de ses supé-
rieurs, c'était sa fierté d'ame , son indépendance d'esprit et son in-
domptable caractère. Dans Muir enfant on aurait pu retrouver, en
effet, Tapôtre d'une croyance nouvelle, le chef de parti; l'anecdote
suivante en donnera la preuve (1).
Anderson, le fameux professeur de philosophie naturelle à Glas-
gow, l'homme qui a laissé un souvenir impérissable en fondant dans
cette ville l'institution qui porte son nom, Anderson était connu par
des opinions fort avancées pour son temps , opinions analogues à
celles des réformistes dont il fut un des précurseurs. Dans une de ses
leçons, l'audacieux professeur s'était hasardé à faire une exposiiion
de ses principes; il fut suspendu de ses fonctions. Anderson était
adoré de ses élèves, qui, la plupart, étaient convertis à ses doc-
trines. Muir surtout était un de ses disciples les plus assidus. Muir,
indigné de la suspension de son professeur, ne se borne pas à mur-
murer comme ses camarades; il les rassemble dans l'une des cours
du collège et les harangue avec chaleur; mais, au beau milieu de
son discours, des agens de l'autorité accourent et s'emparent de
l'orateur. Anderson triompha de ses ennemis , et fut réintégré dans
sa place; mais on voulut faire un exemple sur le jeune chef des re-
belles. Ce fut sans doute pour échapper au châtiment qui le menaçait
que Muir quitta l'université de Glasgow, renonça à l'étude de la
théologie, et vint suivre à Edimbourg celle du droit. Il avait étudié
pour être ministre, il devint avocat; néanmoins son esprit conserva
toujours le tour religieux que lui avaient donné ses premières études.
Thomas Muir se fît remarquer dans sa nouvelle profession par sa
connaissance du droit dans un pays où le droit est une science fort
obscure, et par son éloquence vive et entraînante.
Muir était avocat depuis plusieurs années, et avait acquis une
grande réputation, quand arriva la crise de 1792. Muir avait em-
brassé avec chaleur la cause de la Uberté. Son ardeur et son zèle
étaient grands, car il s'agissait de répandre des doctrines pour
lesquelles, encore enfant, il avait souffert la persécution. On était las
des élections corrompues, des longs parlemens, dans lesquels on ne
Toyaitque des instrumens d'oppression, et le mot d'ordre des réfor-
mistes, alors comme aujourd'hui, était la réforme électorale et les
parlemens triennaux. Les Écossais réclamaient, en outre, la sup-
(1) Life of Thomas Muir, by Peter Mackenzie, of Glasgow.— Memoirs and Trials of tlia
polUical martyrs ofScolland, Edinburgh , 1857. Tail's Edinburgh Magazine , 1857.
21.
324 REVUE DES DEUX MONDES.
pression de leur code criminel et l'application de la loi anglaise. Ils
eussent voulu briser l'arme qui bientôt devait servir à les frapper.
Muir, le premier, organise à Edimbourg des sociétés politiques oii
s'enrôlent en grand nombre les partisans de la réforme. Pendant les
vacances des tribunaux, il court d'Edimbourg à Glasgow, qu'il veut
convertir à la nouvelle foi. Glasgow n'était alors qu'une ville de
quarante mille habitans. Ce n'était pas, comme aujourd'hui, une
immense manufacture habitée par plus de deux cent mille âmes,
l'un des principaux et peut-être des plus redoutables centres de la
démocratie anglaise. Mais si cette ville ne renfermait pas, comme de
nos jours, une innombrable population d'ilotes, le caractère de ses
habitans était remuant , comme il l'a toujours été ; aussi Thomas Muir
y trouva-t-il de nombreux auxiliaires. Ses pamphlets, ses prédica-
tions éloquentes dans les meetings , ses démarches incessantes, l'af-
fabilité de ses manières, l'irréprochable pureté de ses mœurs, l'es-
time universelle dont il jouissait, et, par-dessus tout, l'influence
contagieuse de son amour pour la liberté, gagnaient tous les cœurs
à sa cause, tous les esprits à ses doctrines. Grâce à son active pro-
pagande , le parti de la réforme compta bientôt , dans l'ouest et dans
le sud de l'Ecosse, des milliers d'adhérens. Glasgow, Dumfries, x\yr,
Lanark, étaient les centres d'afiîhations qui couvraient le pays
comme un vaste réseau.
On comprend aisément quelles devaient être les terreurs du pou-
voir à la vue d'une si formidable organisation. Les tories écossais, qui
avaient à leur tête le célèbre Henry Dundas , secrétaire d'état, gou-
verneur de l'Ecosse, et Braxûeld, lord de justice, serraient leurs
rangs et faisaient face à l'ennemi. Comme leurs chefs étaient résolus,
ils eussent volontiers commencé l'attaque; mais comment agir contre
ces sociétés que couvrait une apparence de légahté? Ils voyaient
l'imminence du péril, et ils attendaient.
Thomas Muir, de son côté, quelque confiant qu'il fût dans l'excel-
lence de sa cause et dansla force de son parti, comprenait les dangers
de sa situation. Il avait dans les mains une arme redoutable, mais dont
il était difficile de se servir. L'union fait la force. Muir sentait toute la
vérité de cet axiome à la portée des politiques les plus vulgaires.
Que pouvaient les sociétés écossaises livrées à elles-mêmes? Peu de
chose. Réunies aux sociétés de l'Angleterre et de l'Irlande, leur in-
fluence devenait immense. Une fois les sociétés écossaises organisées,
Muir, en dépit de quelques jalousies locales, s'efforce de hâter cette
réunion nécessaire. Dans ce but, il propose aux sociétaires des dif-
RÉFORMISTES d'ÉCOSSE. 325
férens districts de l'Ecosse et leur fait adopter une résolution qui
tend à la concentration de leurs forces. Cette résolution établit une
assemblée centrale formée de délégués des provinces. Cette assem-
blée se réunit à Glasgow, le 30 octobre ITOi, au Star-îlotcl, et prend
le nom de Convention fjéncrale ciEcosse. Les délégués présens se dé-
clarent société permanente des amis de la constitution et du peuple.
Le colonel Dalrymple est nommé président de l'assemblée, et Thomas
Muir secrétaire. Le premier acte de la Conveniion dont Muir dirige
les travaux est de se mettre en rapport avec les sociétés populaires
de Londres, à l'effet d'obtenir, par tous les moyens légaux et con-
stitutionnels en leur pouvoir, la réforme électorale et parlementaire,
de courts parlemens, etc., etc.
Pendant les mois qui suivent , la Convention s'assemble plusieurs
fois, soit à Edimbourg, soit à Glasgow. Les conventionnels s'atta-
chaient, dans leurs actes, à ne pas sortir des limites tracées par la
constitution, qui, du reste, permettait beaucoup. Leur langage,
quoique plein d'enthousiasme et d'espérances, n'a cependant rien
de séditieux. Le but avoué de chaque réunion est la délibération et
la rédaction de pétitions pour la réforme. Une correspondance active
s'établit entre les conventionnels écossais et les sociétaires anglais et
irlandais. A l'instigation de Muir, les membres les plus influens de ces
sociétés, Grey, Fox, Adam, ^Yilliam Jones et Withbread, proposent
aux conventionnels d'Ecosse d'envoyer des députés à Londres; l'Ir-
lande y aura aussi ses délégués, et ce Congres central des réfor-
mistes des trois royaumes doit s'attacher à hâter, par tous les moyens
les plus efficaces, la réforme des institutions politiques ou faussées ou
corrompues, et le redressement des torts du pouvoir envers le peuple.
Ce congrès, où dominent les délégués anglais et irlandais, n'a déjà
plus le même langage que la convention écossaise. Le matérialisme
politique y remplace la mysticité. Les principes politiques des révo-
lutionnaires français se montrent à nu dans ses manifestes. Écoutons
plutôt, u Le genre humain, disent-ils, est sorti d'un long sommeil.
Des milliers d'hommes n'ont pas été créés pour être les esclaves d'un
seul. Assez long-temps les grands ont bu et mangé aux dépens du
peuple, mangé les bons morceaux et bu les boissons fortes. Il est
bien temps que le peuple boive et mange aux dépens des grands, car,
après tout, le peuple est de la même pâte que les grands; sa chair
ressemble à leur chair, son sang à leur sang. Pourquoi donc le trai-
terait-on, ce pauvre peuple, comme s'il était d'une race inférieure? j^
La violence de ce langage devait accroître la violence des passions.
326 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans tout le royaume, l'agitation était extrême; l'Ecosse surtout
semblait prête à courir aux armes. Les révolutionnaires français
comptaient même déjà sur la puissante diversion que devait faire en
leur faveur le soulèvement de l'une des plus importantes provinces
d'un état qui menaçait de prendre les armes contre eux. Mais, dans
cette circonstance, les républicains français, auxquels on ne peut ce-
pendant refuser l'habileté politique, étaient entièrement dans l'erreur.
Ils s'arrêtaient à la surface, et ne pénétraient pas les mobiles qui
faisaient agir les conventionnels écossais, ni la portée de leur action.
Ils n'avaient pas assez étudié le caractère écossais, qu'ils se flgu-
raient trop volontiers formé à l'image du leur. Le caractère écossais
diffère du caractère anglais; il est moins rassis, plus intelligent,
plus oseur. L'Écossais a certainement quelque chose du Français; il
sent vivement, il saisit rapidement; mais il n'est pas cependant,
comme le Français, l'homme du premier mouvement; il est plus cal-
culateur et plus intéressé. Quelles que fussent les déclamations des
mécontens, 1 Écossais sentait tout ce qu'il avait gagné à l'union; aussi,
dans ces circonstances critiques , si quelque reste de l'ancien levain
fermentait dans les cœurs , il ne se fit pas jour, et pas une voix ne
s'éleva dans le pays pour demander, comme en Irlande, le rappel de
l'union. Seulement, comme on était mécontent de l'insuffisance de la
représentation écossaise et du manque d'équité de la législation cri-
minelle, on le proclamait hautement, et on réclamait des privilèges
plus étendus et une autre législation. Différent en cela de beaucoup
de peuples en arrière des institutions dont on les a dotés ou dont ils
se sont dotés eux-mêmes, le peuple écossais, intelligent, ami du sa-
voir, penseur même, se sentait de beaucoup en avant des gothiques
institutions qui le régissaient. Il comprenait aussi qu'il n'avait pas
le pouvoir politique qu'il se croyait et qu'il se savait en droit d'exiger.
Il se voyait exploité au profit de quelques intrigans sans pudeur,
de quelques grands seigneurs sans pitié ; il s'indignait, et il lui tardait
qu'un tel état de choses eût une fin.
Mais , nous l'avons dit , en Ecosse comme en France , et plus que
dans l'Angleterre proprement dite , ce qui poussait avant tout à un
grand changement et peut-être à une révolution , c'était l'intelligence.
L'Écossais, comme le Français, comprend tout et comprend vite;
son tour d'esprit est éminemment littéraire. Il aime l'histoire, l'histoire
dupasse, l'histoire écrite qu'il lit etpour laquelle il se passionne, l'his-
toire présente dans laquelle il veut vivre. De nos jours, l'esprit
écossais est certainement plus Httéraire encore que ne l'est l'esprit
RÉFORMISTES D'ÉCOSSE. 327
français. En Ecosse, l'instruction est plus répandue qu'en France :
tout fermier a sa bibliothèque; tout paysan a ses livres; on lit dans
les moindres chaumières. Aussi consomme-t-on dans ce petit pays
autant de journaux et de publications périodiques qu'en France.
Ces goûts littéraires ont fait accuser l'Écossais de pédantisme; cela
tient sans doute à ce que, si l'Écossais sait autant que le Français,
il sait autrement que lui, c'est-à-dire plus solidement; à ce que, s'il a
autant d'intelligence que le Français, il n'a ni sa mobilité, ni son au-
dace un peu légère. Ajoutez à cela qu'en Ecosse, ce tour d'esprit est
aussi plus religieux qu'en France. On croit encore dans ce pays-là,
on croit beaucoup. Il est vrai que chacun croit à sa manière, que
dans les villes chaque quartier et presque chaque rue a sa religion ;
mais n'importe, chacun croit.
En présence du mouvement dont nous venons de parler, en pré-
sence d'un mouvement si unanime et si raisonné , en présence de la
menaçante organisation d'une moitié du pays, l'alarme devait être
grande dans le camp des tories et du pouvoir. Ils savaient que le peu-
ple avait la conscience de ses droits, ils le voyaient se concerter et
s'armer. Ils tremblaient. Ils se trompaient néanmoins dans leurs
craintes comme les jacobins de Paris dans leurs espérances.
Comme il arrive souvent, lorsque l'intelligence a pénétré dans les
masses et que ces masses s'agitent, l'arme dont elles se servent le
plus volontiers et qu'elles croient la plus efficace, c'est l'arme de la
parole. Les sociétaires de la convention d'Ecosse, les délégués du
congrès anglais, parlaient donc beaucoup, écrivaient beaucoup, mais
agissaient peu. La force brutale agit parce que la force brutale est
toute matérielle et qu'elle ne connaît qu'un seul droit, le droit du
plus fort. La force intelligente a plus de modération. De quelle ma-
nière, en effet, agir vis-à-vis du pouvoir quand on veut rester dans
la légalité, et qu'on répugne à l'insurrection? Les sociétaires écossais
se bornaient donc, comme par le passé, à des manifestes et à des
menaces qui rendaient plus vives les terreurs du pouvoir , plus pro-
fondes ses haines, plus imminentes ses vengeances.
Chaque nation, comme chaque homme, a son caractère propre. Ce
caractère national se montre surtout dans les actes des partis. Ces
actes suivent plus ou moins promptement les discours dont ils sont
la conséquence logique et obligée. En France, d'ordinaire, l'acte,
conséquence logique du manifeste, suit rapidement le manifeste,
comme nous en avons eu la preuve dans mainte circonstance , et
même dans des temps fort rapprochés; au-delà du détroit, l'acte
328 REVUE DES DEUX MONDES.
logique se fait plus long-temps attendre. On s'assemble cent fois , on
déclame avec une violence inimaginable; on entasse des montagnes
de pamphlets, de pétitions et d'adresses, avant de faire ce que, dès
les premiers jours, on semblait décidé à faire, avant de joindre la
pratique à la théorie. Les partis sont comme les gens de la rue, le
mob; ils s'injurient et se montrent le poing, une heure durant, avant
de se résoudre à en venir aux mains. Les réformistes d'Ecosse s'en-
tendaient avec les réformistes d'Angleterre; leur nombre était si
grand, leur organisation si forte , leurs mesures si bien arrêtées,
qu'ils semblaient n'avoir qu'à vouloir pour être les maîtres et empor-
ter d'assaut le pouvoir; la résolution leur manqua, elle ne manqua
pas à leurs ennemis.
Au lieu d'agir, les réformistes écossais discouraient toujours, ils
envoyaient des adresses aux réformistes anglais, qui endoctrinaient
4:eux d'Irlande, et réciproquement. L'adresse des Irlandais aux
Écossais est le plus remarquable de tous ces manifestes. Elle se dis-
tingue autant par l'expression que par les choses qu'elle exprime.
C'est la pensée irlandaise à mots couverts (1), la pensée du démen-
brement, le rap-fiel de ianiim, cette pensée qui a été celle de l'Irlande
depuis les premiers jours de l'oppression, et que le grand agitateur,
l'audacieux O'Connell, tout gouvernemental qu'il soit devenu, a cer-
tainement encore au fond du cœur.
c( Réformistes nos frères , disaient les Irlandais aux Écossais, nous
nous réjouissons sincèrement de voir l'esprit de liberté se lever
sur le sol de l'Ecosse; nous nous réjouissons à l'idée que vous ne
vous considérez plus comme engloutis dans un autre pays, comme
liés sans retour à un autre peuple ; nous nous réjouissons de ce
qu'aujourd'hui, dans cette grande question nationale, vous vous
montrez vraiment Écossais, vraiment les enfans de cette terre où
Buchanan a écrit, Fletcher parlé, >Yallace combattu (3). n
Pitt, naguère réformiste, gouvernait alors. Pitt avait plus de déci-
sion dans le caractère et d'unité dans les vues qu'une société, quel-
que parfaite que fût son organisation , n'en pouvait avoir. Comme il
avait été dans la place , il en connaissait les cotés faibles. Il possédait
en outre ce coup d'œil pénétrant du grand politique; il savait où il
fallait frapper, et comment il fallait frapper. Il hésitait cependant
(1) L'Irlande, à cette époque, avait des réformistes; mais l'union irlandaise n'existait pas.
(2) On a attribué à tort cette adresse à Grattan; le docteur Drennan en est Fauteur. L'a-
dresse deWatson aux Irlandais (il/oni/e?»- de 1798) contient les mêmes pensées, exprimées
<l'ane manière plus violente.
RÉFORMISTES D'ÉCOSSE. 32Î^
encore , retenu qu'il était par quelques scrupules de jeune homme ;
le fait suivant le décida à agir.
La France , comme on sait, était alors en guerre avec l'Autriche
et la Prusse. Son territoire avait été envahi ; elle avait repoussé une
première fois les armées ennemies; mais, quelles que fussent la bra-
voure de ses soldats et l'énergie de ses citoyens , le péril était grand
encore. Le ministère anglais sympathisait ouvertement avecles souve-
rains alliés, son attitude était menaçante, et, d'un jour à l'autre, les
Français s'attendaient à avoir un ennemi de plus sur les bras, et un
ennemi plus redoutable à lui seul que l'Autriche et la Prusse réunies.
Mais tandis que le cabinet britannique négociait avec les ennemis de
la France, n'attendant qu'un moment favorable pour jeter le masque,
le peuple anglais, sourd aux insinuations de sesgouvernans, frater-
nisait avec le peuple français.
ce En contemplant la condition politique des nations , disaient les
Bretons unis du congrès dans leur adresse aux républicains français,
nous avons peine à concevoir un système de gouvernement plus
diabolique que celui qui a été établi dans notre île et dans le reste
du monde. Pour satisfaire l'ambition et assouvir l'avarice des grands,
les liens de frères qui unissaient le genre humain ont été brisés.
On dirait que tant de peuples divers ont été jetés sur la terre par
des dieux rivaux. L'homme n'est plus regardé comme l'ouvrage d'un
même créateur. Les institutions politiques sous lesquelles il vit ont
été fondées contrairement à son bonheur, quelle que soit la religion
qu'il professe. En dépit de cette bienveillance universelle que la mo-
rale de chaque religion connue rend obligatoire , il a été perfidement
amené à considérer son espèce comme son ennemie naturelle, et à
décider du vice et de la vertu selon les limites géographiques qui'
séparent chaque peuple. ))
Ce langage différait de celui des révolutionnaires français. Il était
philosophique et en même temps religieux. Soit que la tournure mys-
tique de cette adresse fît soupçonner cette fois les délégués d'Ecosse,
mais surtout Thomas Muir, de l'avoir rédigée, Pitt, qui se voyait
débordé, et qui craignait que la sympathie des deux nations ne se
formulât autrement que par des paroles, Pitt se décida à attaquer,
et ce fut l'Ecosse qu'il choisit pour champ de bataille. Pitt eût craint
d'engager l'affaire avec les réformistes de Londres; la constitution
d'ailleurs lui faisait obstacle. En agissant loin du centre, il se trou-
vait plus à l'aise. L'Ecosse , si long-temps opprimée, et qui, depuis
les terribles exécutions du duc de Cumberland en 17V5 et la des-
330 REVUE DES DEUX MONDES.
truction de l'esprit de clan , passait , malgré le caractère remuant
de ses habitans , pour la plus facile à soumettre des provinces du
Royaume-Uni, l'Ecosse fut choisie pour faire un exemple, et Thomas
Muir fut désigné pour être la première victime. 11 fut arrêté vers le
commencement de janvier 1793, six semaines après la première
réunion de la convention écossaise. Thomas Muir refusa de répondre
aux interrogatoires du sheriff. Il connaissait les vices de la législa-
tion criminelle de l'Ecosse, la politique insidieuse et inquisitoriale des
magistrats de son pays, qui souvent arrachaient à l'impatience de
l'accusé les seuls griefs qui pussent donner lieu à un procès et à une
condamnation. Avocat et ami de l'humanité , il avait souvent dénoncé
de semblables manœuvres et déjoué d'indignes tentatives de ce genre.
En se taisant, du moins il ne donnait pas d'armes contre lui. Muir
fut mis bientôt après en liberté sous caution. Comme son procès ne
devait avoir lieu qu'après certains délais , il chargea un de ses amis ,
M. John Campbell, de le prévenir à temps, et partit pour Londres,
où il vit, en passant, les principaux réformistes anglais, et de Lon-
dres il se rendit à Paris.
Ses juges n'ont pas mis ce voyage au nombre des griefs allégués
contre lui; on peut donc croire que le but en était innocent, et que
le seul désir de satisfaire une curiosité bien naturelle chez un esprit
aussi amoureux de nouveautés, avait engagé Muir à l'entreprendre.
Il arriva à Paris la veille de l'exécution de Louis XVI. Son cœur fut
navré. Il apprécia sur-le-champ toutes les conséquences que ce fatal
événement allait avoir pour la liberté des peuples. Il comprit tout le
parti que les ennemis de l'affranchissement de son pays allaient tirer
de cette sanglante exécution ; le jour où la tête de Louis XVÏ tomba ,
il se vit condamné par les juges écossais, et la liberté avec lui.
Quand les tories d'Edimbourg apprirent que Muir était en France,
en faveur auprès des régicides , disaient-ils, ils ne perdirent pas de
temps. Ils le citèrent à comparaître devant la cour criminelle pour
le crime non défini de sédiiion; sans lui laisser les délais matérielle-
ment nécessaires pour qu'il pût revenir de France en Ecosse, ils le
déclarèrent hors la loi, et la somme qu'il avait déposée comme caution
fut confisquée. La première pensée de Muir fut de revenir à Edim-
bourg et de faire face à ses ennemis. Ses amis s'opposèrent à cette
résolution désespérée. Ils ne voyaient là qu'un sacrifice inutile.
Pendant l'absence de Muir, les réformistes ne perdirent cependant
pas tout courage. L'armée était nombreuse, pleine de confiance et
de résolution; mais son général n'était plus là, et comme il arrive
RÉFORMISTES DÉCOSSE. 33t
souvent, ses lieutenans avaient peur. Déjà même la plupart des délé-
gués des ordres supérieurs, craignant d'être frappés à leur tour,
s'étaient retirés delà société et se cachaient, William Skirving, Ecos-
sais comme Muir, mais ne possédant pas la même influence, avait seul
osé accepter le poste périlleux de secrétaire de la convention, que le
départ de son ami avait laissé vacant. Il y assistait en cette qualité
quand elle s'assembla en mai 1793.
Pendant que les réformistes cherchaient à se concerter, les agcns
du pouvoir ne restaient pas inactifs; de nombreuses arrestations
avaient lieu chaque jour, et c'est vers ce temps que commença cette
période de l'histoire moderne d'Ecosse que les réformistes de ce pays
ont appelée le rccjiic de la terreur.
La fatalité voulut que Muir, oubliant les conseils de la prudence,
vînt lui-même, dans ce temps funeste, se livrer à ses ennemis. La
guerre avait éclaté entre l'Angleterre et la France. L'embargo mis
sur les bàtimens de l'une et l'autre nation avait suspendu toutes les
relations entre les deux pays. Pendant plusieurs mois, la famille de
Muir était restée sans nouvelles de l'exilé. Les premières lettres que
Muir reçut d'Ecosse lui apprirent que son nom avait été rayé de la
liste des avocats écossais, et que la persécution continuait contre les
hommes de son parti avec plus de violence que jamais. La famille de
Muir lui envoyait des lettres, de l'argent, et l'engageait à passer aux
États-Unis, où un accueil hospitalier l'attendait. Muir avait vingt-huit
ans à peine. Il était l'unique fils de parens qui l'adoraient et qui fai-
saient reposer sur sa tète toutes les espérances de leur vieillesse. Ces
espérances étaient même un peu ambitieuses, car on raconte que la
mère de Muir avait rêvé que son fils serait lord-chancelier d'Angle-
terre. Si la pauvre femme avait l'ambition de la mère des Gracques,
elle en eut aussi les désappointemens et les mortelles douleurs. Malgré
les avis paternels , Muir quitta la France, et s'embarqua sur un navire
américain qui se rendait en Llande. Muir s'arrêta dans cette île, et
vécut quelque temps dans l'intimité des réformistes de ce pays. Pen-
dant son séjour auprès d'eux, il entra en correspondance avec son
père par le canal du capitaine américain. Celle correspondance du
jeune homme et du vieillard est extrêmement touchante. Le malheu-
reux père est obligé de faire violence à ses sentimens pour parler
de son fils comme d'un étranger, et la tendresse paternelle se trahit
plus d'une fois dans ses lettres. L'absence de ce jeune homme nous a
(jrandemeni affliijés, dit le vieillard, et cependant il recommande au
332 REVUE DES DEUX MONDES.
jemie homme, avec une sollicitude toute paternelle, de ne pas songer
à venir les retrouver de long-temps.
Muir était fatigué d'un exil de plusieurs mois; la perspective de
passer de longues années en Amérique, loin de sa famille et de ses
amis, lui était odieuse. De plus, il croyait avoir des devoirs à rem-
plir, des devoirs de chef de parti; il ne voulait pas surtout que son
courage fût mis plus long-temps en doute, et qu'on pût lui reprocher
d'avoir fui devant le danger. Muir se rendit donc en Ecosse par le
Port-Patrick. Je suis venu volcnLairement, dit-il plus tard, pour faire
face a mes accusateurs et les confondre. Le choix qu'il fit de la route la
plus fréquentée semble prouver que telle était, en effet, son intention.
En débarquant à Port-Patrick, il fut reconnu par un employé de la
douane qui l'avait vu plaider autrefois au barreau d'Edimbourg, et
qui le dénonça. Comme Muir avait été mis hors la loi, il fut immé-
diatement arrêté. Williamson, le fameux chasseur et le fameux pre-
neur d'amh du peuple d'alors, Williamson fut chargé de conduire le
prisonnier aujail d'Edimbourg. On avait saisi ses papiers en même
temps que sa personne. Ces papiers étaient sans importance; on les
dénonça cependant comme incendiaires. On incrimina surtout un
pamphlet de Miltoo sur la liberté illimitée de la presse, quelques lettres
de France scellées avec la têie de la Liberté, et un certificat d'admis-
sion à la société des Irlandais unis, signé par Hamilton Rowan, le
secrétaire de l'association. Ces papiers, jusqu'aux plus frivoles, ser-
virent de base à l'accusaiion portée contre Muir.
La nouvelle de l'arrestation de Muir produisit en Ecosse une sen-
sation extraordinaire. Les tories avaient peine à dissimuler leur joie;
ils tenaient enfin le général ennemi. Mais comme l'attitude des amis
du peuple devenait de plus en plus menaçante, le ministère, pour ne
pas leur laisser le temps de se reconnaître, donna ordre que le procès
du chef des réformistes eut lieu sur-le-champ. Le 30 août 1793,
Thomas Muir fut donc amené devant le tribunal criminel d'Edim-
bourg. Les illusions de parti sont grandes. Le croirait-on? le? réfor-
mistes d'Ecosse étaient sans défiance , ils croyaient à l'acquittement
de leur chef, qui, disaient-ils, était venu généreusement s'asseoir sur
les bancs de la justice; ils s'attendaient à retrouver bientôt Thomas
Muir à leur tête et à reprendre l'offensive contre le pouvoir. La com-
position seule du tribunal eût dû cependant leur dessiller les yeux,
leur ôter tout espoir et leur faire prévoir l'issue fatale du procès.
Dans le courant de l'année précédente, quand les sociétés des amis
RÉFORMISTES D'ÉCOSSE. 333
du peuple avaient commencé à se réunir, les tories avaient organisé,
de leur côté, des sociétés dirigées par des principes opposés, des
sociétés analogues à celles des orangisles d'Irlande et des conser-
vateurs actuels en Angleterre. L'une de ces sociétés, composée de
tous les chefs de ligne du parti ministériel, s'était formée à Edim-
bourg sous le nom dluniimcs de la fortune et de la vie {life and fortune
men); on l'appelait aussi la société de Goldsmitlia'-UaUj du nom de
l'endroit où elle tenait ses séances. Cette société, dirigée par Brax-
field, le lord de justice, par les lords Eskgrove, Henderland, Swin-
lon, Dunsinnan, etc., renfermait tout ce que le parti tory comptait de
gens décidés et violens.
La société de Goldsmiihs'-îïall s'annonçait, dans ses manifestes,
comme instituée pour la défense de la constitution de la Grande-Bre-
tagne, cette consiiintion objet de convoitise pour le reste des nalions.Vav
un calcul assez ordinaire aux partis, les chefs des amis du peuple,
qui, eux aussi, se prétendaient les défenseurs de la constitution, et
qui ne voulaient pas qu'une autre société s'arrogeât exclusivement
ce titre, résolurent d'un commun accord de se faire inscrire au
nombre des membres du Goldsmiths'-Hall, Les tories furent bien
surpris un jour de trouver, sur la liste de leurs adhérens, les noms
de Thomas Muir, William Skirving, Moffat, Bell, Johnstone, tous
chefs des amis du peuple. Comme on le pense , ces noms furent igno-
minieusement effacés du registre des associés. Jusqu'alors tout était
bien , chaque parti agissait dans son droit; mais quand, l'année sui-
vante, les magistrats tories choisirent, pour composer le jury qui
devait prononcer sur l'innocence ou la culpabilité de Muir, Skirving
et autres chefs des amis du peuple, un jury composé des membres les
plus ardens de la société de GolJsmiths'-lIall, il y eut évidemment
manque d'équité, il y eut attentat au droit commun, ces hommes
ayant déjà prononcé leur verdict par anticipation lorsqu'ils avaient
exclu les chefs réformistes de leur société. Plus tard, la conduite
des juges écossais donna lieu à de violens débats dans le parlement
anglais et fut sévèrement qualiûée par ses membres les plus considé-
rables; mais alors il n'était plus temps, les victimes succombaient
dans un lointain exil ( I ) !
Muir partageait les espérances de ses amis ; il avait la confiance un
peu naïve d'un chef de parti jeune et honnête. Quelque chaleureuse
qu'eût été son opposition au pouvoir, quelque actifs et quelque dan-
(!) Memoîrs and Trials, etc., pag. 7.
^fl, REVUE DES DEUX MONDES.
pereux qu'eussent été les moyens mis en œuvre pour renverser
l'administration des tories et faire prévaloir la réforme, il ne croyait
pas être sorti de la limite des droits que la constitution accordait
à tout citoyen anglais. Il se croyait personnellement irréprochable,
et aux yeux de tout homme impartial il l'était peut-être. Fort de
son droit et persuadé de l'excellence de sa cause , il refusa le mi-
nistère d'hommes éminens qui lui offraient l'appui de leur talent,
MM. Erskine et John Clerk. Il craignait, avant tout, de ne pas être
défendu comme il voulait l'être , ou plutôt d'être défendu au pré-
judice de la cause dont il se regardait comme Vapôire. Au fond peu
lui importait d'être déclaré innocent ou coupable, pourvu qu'il put
sp servir du banc de l'accusé comme d'une tribune, ou plutôt comme
d'une chaire où il put prêcher la cause de la réforme.
Les débats de son procès furent misérables, et les charges alléguées
contre lui plus misérables encore. Son plus grand crime était d'avoir
prêté un exemplaire des Droiis de Vhomme de Payne et quelques
copies du dialogue de Volney entre le gouvernant et le gouverné,
dialogue extrait de l'ouvrage des Rnincs. On l'accusait aussi d'avoir
donné lecture à la convention d'Ecosse de l'adresse des Irlandais
unis, dont il a été question plus haut. 11 est à croire que toutes ces
charges n'étaient que des prétextes pour perdre un homme que le
pouvoir regardait comme dangereux ; cependant elles furent sérieu-
sement discutées par Braxfield,lord de justice.
L'attitude de Muir devant le tribunal fut digne et calme. Il com-
mença par réclamer des juges impartiaux, des juges qui n'eussent fait
partie ni de l'association de Goldsmiths'-IIall, ni de la société des
amis du peuple. Dans les hommes qui siégeaient là et qui l'avaient
chassé de leur société, il ne voyait pas des juges, mais des ennemis.
Blair, le solliciteur-général, et Braxfield, répliquèrent comme répli-
quent les gens de parti en pareille occasion : a Le pouvoir devait-il se
priver de ses meilleurs appuis? Nullement. « Et on passa outre.
Parmi les témoins qu'on avait pu trouver pour déposer contre
Muir figuraient la servante de sa famille et le révérend Lapslie. Lap-
slie était ce personnage qui ne manque jamais aux procès politiques;
il remplissait le rôle du traître. Lapslie, l'ami d'enfance de Muir, avait
été accueilU par sa famille comme un fils. Réformiste ardent, il avait
assisté aux premières séances de la convention. Quand la persécution
commença, et que Muir fut poursuivi par le pouvoir, LapsHe l'aban-
donna, et poussa le fanatisme de l'apostasie jusqu'à faire quarante
milles, sans avoir été assigné, pour venir déposer contre son ancien
RÉFORMISTES D'ÉCOSSÉ.
amî. Anne Fisher, la servante, était évidemment un témoin soudoyé.
Sa leçon lui avait été faite , et elle la récita avec une volubilité qui
prouvait plus en faveur de sa mémoire que de l'adresse de ceux qui
l'avaient mise en avant. Elle racontait a qu'elle avait souvent entendu
dire à M. Muir que le livre de Payne était un bon livre; que ce livre,
il l'avait prêté à des amis; bien plus, que M. Muir avait dit à son
coiffeur qu'il devrait bien laisser l'ouvrage de Payne dans sa boutique,
pour écluirer ses pratiques sur leurs droits. » Anne Fisher ajoutait
<r qu elle avait vu sur la table de Muir un dialogue qu'il avait lu en
présence de sa mère, de sa sœur et autres personnes ; que Muir avait
trouvé ce dialogue fort spirituel, et quil avait dit qu'il était écrit par
un nommé Volnew { Volney), l'un des premiers esprits de France. La
France était la plus florissante des nations, disait encore quelquefois
Muir; elle avait aboli la tyrannie et créé un gouvernement libre.
Quant à la constitution anglaise, elle avait aussi du bon, mais les abus
l'avaient gâtée; elle avait besoin d'être réformée, etc., etc. »
Tels étaient les principaux griefs allégués contre Thomas Muir, et
cela sur !e seul témoignage de cette femme. L'infâme conduite de Lap-
slie et la déposition de la servante Anne Fisher avaient excité l'indi-
gnation de l'accusé; la manière dont il discute ces témoignages est
noble et éloquente. «Messieurs, dit-il à ses juges, l'espion de la famille
a fait son métier avec une singulière vigilance. Cette femme n'a-l-elle
pas été en effet jusqu'à vous dire quels livres étaient sur ma table!...
Messieurs , à l'avenir fermez soigneusement vos bibliothèques ; car,
pour peu qu'elles soient considérables, il n'est pas un crime dans le
Décalogue dont vous ne puissiez être convaincu sur le témoignage de
votre servante. Le possesseur de Platon, de Hume ou de Harring-
toii,sera, lui, républicain: le savant qui aura sur ses tablettes le
Koran de Mahomet sera, lui, mahométan... Le lord avocat d'Ecosse
mérite les éloges du pouvoir; il a découvert de nouvelles et vastes
régions dans la sphère déjà si étendue de la criminalité. Avec une
ardeur comme la sienne, on ne peut manquer de revenir d'un voyage
de découvertes dans ce monde nouveau avec de magnifiques collec-
tions. Hélas I messieurs, je souris.... mais mon sourire est triste, et
meurt bientôt quand je viens à penser qu'aujourd'hui, à la fin du
xvar siècle, on a pu interroger la servante d'un homme sur le con-
tenu des livres qu'il avait dans sa maison, et que, sur la dénoncia-
tion de cette femme, cet homme peut tout perdre au monde, la répu-
tation, la fortune, la vie même! Messieurs, vous avez entendu le
témoignage d'Anne Fisher... Je vous le répète encore, si vous écoulez
336 BEVUE DES DEUX MONDES.
de pareils rapports, vous détruisez pour jamais la société domesti-
que, vous desséchez dans leur germe les doux épanchemens des fa-
milles... Ah! n'est-ce pas assez de pleurer sur des malheurs publics
sans qu'il faille encore, quand nous rentrerons dans nos maisons,
nous renfermer dans une sombre solitude, gardée par le soupçon et
le danger, où nous ne pourrons nous laisser aller aux affections de
la famille, et où désormais tout échange de paroles consolantes entre
amis ne sera même plus permis I »
L'ensemble du plaidoyer de Muir est plutôt une prédication qu'une
défense; la question de la réforme du parlement, qu'il traite en plu-
sieurs endroits avec une habileté et une hauteur de vues que peu de
réformistes modernes ont égalées, et avec une modération qui ne
laisse pas de prise aux interruptions de lord Braxfield, le remplit
presque en entier. Muir termine ainsi sa longue oraison :
c( Maintenant, quel a été mon crime? Serait-ce d'avoir prêté à un
ami un exemplaire du livre de Payne? Serait-ce d'avoir donné à
d'autres amis quelques pamphlets très constitutionnels et très inno-
cens? Non, messieurs; mon crime, c'est d'avoir osé, autant que me
le permettaient mes faibles moyens, me faire l'énergique et actif avocat
du droit qu'a le peuple d'être représenté avec équité dans la maison
du peuple; c'est d'avoir poursuivi l'accomplissement de cette mesure
par tous les moyens légaux ; c'est d'avoir vivement réclamé la dimi-
nution des taxes qui écrasent les citoyens ; c'est d'avoir adjuré hau-
tement le pouvoir de se montrer économe du sang du pauvre. Mes-
sieurs, depuis mon enfance jusqu'à ce moment, je me suis dévoué à
la cause du peuple. C'est une noble et belle cause, qui doit déflni-
tivement prévaloir, qui doit finalement triompher. Prononcez votre
verdict; s'il m'est contraire, si vous me condamnez, ce que je ne puis
croire possible, ce sera pour mon attachement à cette cause seule, et
non pour de vains et honteux prétextes, qui ne servent qu'à colorer
misérablement les motifs réels de l'accusation portée contre moi. »
Le lord de justice Braxfield répliqua à Muir. Il le fît avec bruta-
lité , et avec un manque de goût et de formes qui plaçait de beaucoup
le lord au-dessous du plébéien, il répond à la forte et véhémente
argumentation de l'accusé par des injures, et quand il arrive à la
grande question de la réforme, il fait, aux théories un peu naïves
du réformiste , la réponse qu'ont faite de tous temps les tories aux
radicaux : «Tout gouvernement dans tout pays est l'image d'une cor-
poration. Dans notre pays, cette corporation se compose d'hommes
possédant la terre, qui seuls ont le droit d'être représentés ; car pour
RÉFORMISTES d'ÉCOSSE. 337
la canaille [rahblc)j qui n'a guère que la propriété de sa personne,
quelle sécurité voulez-vous qu'elle inspire à la nation? quelle caution
a-t-on de l'acquittement des taxes qu'elle doit payer? Ces gens-là
peuvent charger leur propriété tout entière sur leur dos, et quitter
le pays en un clin d'oeil. Ceux qui possèdent le sol ne peuvent pas
déloger ainsi.... La tendance de toute la conduite de l'accusé n'était
propre qu'à pousser le peuple à la révolte, ajoutait-il ; si l'on n'eût
pas accordé ce qu'il demandait, il l'eut pris de force... Je n'ai pas
le plus petit doute, disait Braxfield en terminant, que les jurés,
convaincus, comme moi, de la culpabilité de l'accusé, ne rendent
un verdict qui ne peut manquer de les honorer. »
Quand le lord de justice eut achevé, la cour se retira , et après quel-
ques heures de délibération, Gilbert-Innes de Stow, chef du jury, pro-
nonça un arrêt qui déclarait Thomas Muir coupable du crime de sédi-
tion. Cet arrêt fut rendu à l'unanimité. Quelle peine, maintenant,
devait-on infliger au séditieux? Henderland , lord avocat d'Ecosse,
après s'être récrié contre l'énormité de la faute , adressa au tribunal
les observations suivantes , qui donnent une idée assez juste de ce
qu'était en Ecosse la législation criminelle il y a moins de cinquante
ans, de ce qu'elle est à peu près encore de nos jours, et de la ma-
nière de raisonner des magistrats écossais. c( Le simple bannissement
n'était pas sufflsant; il n'aurait pour résultat que d'envoyer dans un
autre pays un homme qui, là encore, saurait exciter le même esprit de
trouble et de mécontentement, et qui, de loin, sèmerait la discorde
à pleines mains; le fouet était trop sévère et trop ignominieux, ap-
pliqué surtout à un homme du caractère et du rang du coupable.
Quant à l'emprisonnement, on ne pouvait guère le considérer que
comme une peine temporaire; une fois le criminel dehors, il recom-
mencerait de plus belle à troubler le bonheur du peuple. Il ne reste
donc plus qu'une seule peine infligée par notre loi, disait Hender-
land, et mon cœur saigne à la seule idée de prononcer un mot si
cruel... Cette peine... c'est la déportation. Appeler un tel châtiment sur
la tête du coupable, c'est un devoir bien pénible à remplir... Il est sans
doute extraordinaire qu'un homme [cjentlcman] de la façon, de la pro-
fession et du talent du coupable, ait commis une faute assez grave pour
mériter un jugement si rigoureux; mais il n'y a pas à hésiter, sinon
quelle assurance aurait-on à l'avenir contre ses manœuvres? L'éloi-
gner de son pays , c'était le seul moyen de l'empêcher de faire du mal
plus long-temps, n Sa seigneurie était d'avis cependant que l'accusé
fût détenu jusqu'à ce qu'une occasion s'offrît de le déporter dans le
TOME XII. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
pays que sa majesté et son conseil privé auraient choisi. Lord Hen-
derland finissait en requérant contre Thomas Muir a la condamna-
tion à la dcjjjrlalion pour qnalorzc ans, avec peine de mort si l'accusé
essayait de rompre son ban avant l'expiration de la peine. »
Alors Muir se levant : cr Milords , je n'ai que peu de mots à ré-
pondre. Je ne ferai aucune observation sur la rigueur ou la modé-
ration de la sentence qui m'attend; mais, fallût-il marcher delà barre
à l'échafaud, ce serait avec le même calme et la même sérénité d'ame
que j'éprouve en ce moment. Mon esprit me dit que j'ai agi d'une
manière conforme à ma conscience , et que je me suis voué à une
bonne, à une juste, à une glorieuse cause, à une cause qui , tôt ou
tard, doit prévaloir, à la cause de la réforme, qui ne peut manquer
de triompher, et qui , par son triomphe , sauvera ce pays d'une des-
truction complète ! «
L'avis de lord Henderland fut adopté, quoique Braxfield, avant
de s'y rendre, eût opiné pour la déportation à vie. Muir fut donc con-
damné à quatorze années de déportation.
L'Ecosse n'était pas m.ûre pour la cause dont Muir annonçait si hau-
tement le triomphe, car cette condamnation du chef des réformistes
porta d'abord un coup terrible à la réforme. La convention, dans le
premier moment, fut même sur le point de se dissoudre. Les officiers
d'un grade supérieur, les fils de lords, en un mot, la plupart des
membres qui occupaient une position sociale élevée , les riches négo-
cians et les avocats, qui ne s'en étaient pas encore séparés, choisirent
ce moment pour le faire. L'esprit sauvage et opiniâtre des covenan-
taires d'autrefois ne vivait plus que dans un petit nombre de cœurs.
LÉcosse, comme l'Allemagne, est le pays des sectaires; mais l'es-
prit de secte n'existe guère que dans les rangs inférieurs de la so-
ciété, dans les rangs de ceux qui croient volontiers et qui croient
long-temps. Les hommes des classes moyennes, dans les villes, et
beaucoup de campagnards restèrent seuls fidèles à la cause de la
réforme; ils maintinrent l'organisation de la convention, et décidè-
rent, dans la première délibération qui suivit la condamnation de
Thom.as Muir, que chaque jour une députation de ses membres dîne-
rait avec le condamné, dans lejait, aux frais de la société. Tout le
temps que Muir passa dans la prison d'Edimbourg, la députation,
renouvelée chaque jour, vint régulièrement lui tenir compagnie. Dans
ces petites réunions, Muir, toujours apôtre, ne se plaignait guère de
son sort et de ses persécuteurs; il prêchait la réforme à ses amis; il
leur recommandait la persévérance dans une cause qui devait bicniôL
RÉFORMISTES D'ÉCOSSE. 330:
triompher; sa voix réchauffait le courage destièdes, et, de sa prison,
Thomas Muir eût relevé son parti abattu , si ses juges ombrageux ne
l'eussent transféré du j ait sur un ponton, où bientôt ses amis restés
fidèles à ses doctrines devaient le rejoindre, non plus comme visi-
teurs, mais comme complices.
Muir était adoré de sa famille. Son père, en apprenant sa con-
damnation , fut frappé d'une attaque d'apoplexie dont il ne se releva
jamais. Sa mère, femme de courage et de grand sens, trouva plus
de force dans sa tendresse. Autrefois, dans ses rêves d'ambition
maternelle, elle voyait son fils élevé aux premières dignités de
l'état auxquelles le talent permet de prétendre : aujourd'hui, ce fils
n'était plus qu'un condamné, qu'un proscrit; mais la ruine de ses
espérances n'était rien à côté de l'affreuse douleur qui navrait son
ame, à l'idée d'une longue et prochaine séparation , d'une séparation
éternelle. Montée sur une barque non pontée et à l'époque la plus
rigoureuse de l'hiver de 1793, elle visitait fréquemment son fils
sur le bâtiment où il était détenu. Le jour fatal , le jour du départ
arrive enfin. Comme elle va serrer une dernière fois sur son cœur
ce fils bien-aimé , le vaisseau qui le portait lève l'ancre et met à la
voile pour l'Angleterre. On comprend aisément la désolation de cette
pauvre mère , qui, au lieu du baiser d'adieu, n'avait que le dernier
regard de son fils qui s'éloignait pour jamais.
La condamnation de Muir fut suivie de celles de Jonhstone, de
G. Mealmaker et de Palmer. Palmer, pasteur aux environs de Dun-
dee , devait être déporté avec Muir, et eut d'abord pour prison le
même bâtiment que lui. Ces condamnations avaient été le signal de
la persécution la plus active; les prisons étaient remplies; des nuées
d'espions couvraient le pays ; mais, comme il arrive quelquefois chez
les peuples dont le caractère a du ressort, les persécutions , au lieu
d'abattre le courage des réformistes écossais, l'avaient soudaine-
ment relevé. De leur côté, les amis du peuple, en Angleterre, ne
restaient pas inactifs; les sociétés de Londres et des principales villes
et bourgades avaient envoyé, en Ecosse, des délégués chargés de
prêter assistance à leurs frères persécutés. L'Irlande avait aussi à
Edimbourg ses députés qu'elle appelait les missionnaires de la liberté,
Gerald et Margarot pour l'Angleterre, et Hamilton Rowan pour l'Ir-
lande, étaient les plus distingués d'entre ces délégués. La conven-
tion se rassembla donc de nouveau en octobre 1793. Elle avait pris
maintenant le nom de convention britannique. Skirving en était tou-
jours le secrétaire. Le mot convention, ce vieux mot écossais, seul
22.
340 REVUE DES DEUX MONDES.
et sans adjonction, était proscrit, comme ceux de ciloijeny de seciion,
et tout ce qui semblait tendre à l'imitation des habitudes révolution-
naires de la France. Ceux qui les prononçaient couraient le risque
d'être condamnés comme séditieux. Du reste , malgré les nouvelles
réunions de la convention et le renfort des patriotes anglais et irlan-
dais, la terreur était grande à Edimbourg, dans le cœur des réfor-
mistes. Vhabeas corjiusyenmt d'être suspendu par acte du parlement,
et le bruit courait que des troupes hanovriennes et hessoises mar-
chaient de divers points de l'Angleterre vers l'Ecosse.
Dans le courant du mois de décembre, les associés, convoqués par
Skirving , s'étaient rassemblés dans une salle du Blackfriar's wijncl,
et discutaient les termes d'une pétition au parlement, lorsque
M. Elder, lord prévôt d'Edimbourg, assisté d'une troupe de consta-
bles, vint sommer les délégués de se séparer. Ceux-ci obéirent aux
magistrats sans qu'il fut nécessaire d'employer la force; mais résolus
cependant à ne pas faire l'abandon de ce qu'ils regardaient comme
im droit, sans quelque protestation éclatante, ils se réunirent de
nouveau sur le Grass-marhet , où Skirving les avait convoqués; leur
rassemblement fut de nouveau dispersé. Du Grass-market ils se ren-
dirent dans la banlieue de la ville : là, ils croyaient échapper à la
juridiction du lord prévôt; mais les mesures étaient bien prises, et,
dans la banlieue, le sheriff du comté du Mid-Lothian les attendait et
les dispersa encore une fois. Bien plus, sur un mandat du sheriff, Skir-
ving, l'opiniâtre secrétaire, fut arrêté, et ses papiers furent saisis.
Pendant ce temps , une fermentation extraordinaire s'était mani-
festée dans la ville. La vieille métropole d'Ecosse, dont les citoyens
sympathisaient avec les novateurs, avait vu avec terreur la disper-
sion de leurs meetings, et le peuple s'indignait des coups d'état du
lord prévôt et du sheriff. a Les citoyens ne pouvaient-ils donc plus
se rassembler librement, disaient les meneurs, pour exposer au par-
lement leurs griefs? La liberté était-elle donc perdue? Les jours,
d'odieuse mémoire, de la tyrannie du duc de Cumberland , allaient-
ils revenir? » Les gens du peuple couraient l'un chez l'autre, s'in-
terrogeaient, se consultaient, s'exaltaient. Le moment critique était
arrivé. Devaient-ils prêter assistance aux conventionnels ou se sou-
mettre à la tyrannie du pouvoir? Beaucoup étaient décidés à la
résistance, un plus grand nombre à la soumission. Ceux qui étaient
disposés à seconder les délégués, ne savaient comment le faire; ils
manquaient de chefs , et ils ignoraient où ils devaient se rassembler.
Vers le soir cependant, on apprit que les conventionnels devaient
RÉFORMISTES D'ÉCOSSE. 341
encore se réunir. Les gens de métier de la vieille ville, les ouvriers des
fabriques, et la population de la Canongate et de la Cowgate, sortant
de leurs maisons, s'attroupèrent dans les rues. Mais le pouvoir était
sur ses gardes. Il faisait courir habilement dans la foule des nou-
velles contradictoires. — La convention devait s'assembler au pied
du Callon-hill , disait l'un; — au Grass-niarkei , disait l'autre; — sur
le Laivn-niarkel , ajoutait un troisième. La confusion était telle que les
délégués eux-mêmes, qui manquaient de direction depuis l'arrestation
de Skirving, ne savaient plus où se réunir. Séparés en petites trou-
pes, ils parcouraient la ville dans tous les sens, cherchant un centre
de rassemblement qu'ils ne pouvaient trouver nulle part. Le manque
d'ensemble détruisait leur force, qui sans cela eût été redoutable.
Vers le soir tout ce peuple, qui peut-être eût résisté à l'oppression,
fatigué d'attendre, se dispersa, et chacun rentra au logis. Au commen-
cement de la nuit cependant, un bon nombre de sociétaires, étant
parvenus à se rallier et à s'entendre, se réunirent dans la boutique
d'un ébéniste, dans l'un des faubourgs éloignés de la ville, au pied
d'Arthur's-Seat, à la place occupée aujourd'hui par le RankelliGr-
Strcet. Ils commençaient à peine à se consulter sur ce qu'ils devaient
faire dans ces circonstances critiques, lorsque le sheriff et ses gens,
mieux informés que bien des sociétaires, qui, faute de mot d'ordre,
erraient çà et là dans la ville, accourant à la lueur des torches,
sommèrent les associés de se disperser. L'Anglais Margarot les pré-
sidait, assisté de Gerald, délégué comme lui par les réformistes an-
glais. — Je ne quitterai mon siège que si on m'en arrache ! — s'écrie-
t-il. Le sheriff le fait saisir par ses gens. Alors a lieu une scène qui
donne l'idée la plus parfaite de l'esprit de mysticisme et de liberté
qui animait ces premiers réformistes, une scène qui, dans quelques-
uns de ses détails, nous reporte au temps du Covenant et des puritains.
Gerald se lève; Gerald, l'homme du monde brillant, le gentil-
homme accompli; Gerald qui, en venant en Ecosse se réunir aux puri-
tains sévères de la convention, avait pris l'habit simple et austère
du quaker et laissé tomber sur ses épaules ses longs et noirs che-
A^eux , taillés et poudrés autrefois selon les règles de la plus stricte
fasinon; Gerald se lève, et s'adressant au sheriff d'une voix pleine
d'autorité et d'exaltation : « Ce soir nous n'avons pas fait notre
prière accoutumée, lui dit-il, laissez-nous remplir une dernière fois
ce devoir sacré. » Le magistrat fait un signe d'assentiment, et Gerald
prononce la prière suivante, que le sheriff et ses gens, mêlés aux
patriotes, écoutent la tête découverte, a 0 toi, gouverneur du monde,
3^2 REVUE DES DEUX MONDES.
nous nous réjouissons de ce que, dans tous les temps et dans toutes
les circonstances, nous avons du moins la liberté de nous approcher
de ton trône, assurés que nous sommes qu'aucune offrande ne te
paraît plus acceptable que celle de l'opprimé. Dans ce moment de
combat et de persécution, sois notre défenseur, notre conseil, notre
guide. Marche devant nous en colonne de feu comme tu marchais
autrefois devant nos pères, pour nous éclairer et nous conduire, et
ne sois pour nos ennemis qu'un ouragan plein de ténèbres et de
confusion. Dieu puissant, n'es-tu pas le grand patron de la liberté?
Ton service, n'est-ce pas le service de la plus parfaite indépendance?
Nous t'en supplions, seconde chaque effort que nous faisons pour
une noble cause, pour la cause de la vérité! 0 toi, père miséricor-
dieux de l'humanité, permets-nous, pour l'amour de toi, de souffrir
la persécution avec force et constance, et de croire que toutes les
poursuites et les tribulations que nous pourrons endurer dans cette
vie seront profltables au bien-être de ceux qui t'aiment. Laisse-nous
espérer que plus grand sera le mal et plus longue la persécution,
plus grand et plus durable sera le bien que ta sainte et adorable pro-
vidence en fera sortir. Tout cela, nous te le demandons, non pour
nos propres mérites, mais pour les mérites de celui qui doit venir
un jour juger le monde avec justice et miséricorde (1). »
L'effet électrique de cette prière prononcée d'une voix haute et
inspirée, dans un moment de violente excitation morale, a laissé
d'ineffaçables souvenirs dans l'ame de ceux qui l'entendirent. Ils
parlent encore de la sensation qu'ils en éprouvèrent comme d'une de
ces émotions surhumaines, de ces extases surnaturelles, que peu
d'hommes éprouvent dans leur vie. Quelque fâcheuses que fussent
les circonstances, quelque active que fût la persécution , les patriotes,
en se séparant, croyaient au prochain triomphe de leur cause.
Comme ils rentraient dans la ville par une sombre nuit de décembre,
s'encourageant l'un l'autre à persister, et à espérer des temps meil-
leurs, le sheriff et ses gens, portant des torches qui éclairaient de
lueurs vives et sauvages les rocs voisins de Salisbury et les cimes
d'Arthur's-Seat, vinrent à passer auprès deux : — a Arrière! s'écria
Gerald d'une voix tonnante; arrière! les torches funéraires de la
liberté 1 »
Gerald n'était arrivé à Edimbourg qu'après l'emprisonnement de
Muir. Gerald était le plus éloquent des réformistes écossais d'alors.
(1) Memoirs and Trials, etc., pag. 23.
REFORMISTES DÉCOSSE. 343
Peut-être eût-il fait triompher leur cause, si le pouvoir lui eut laissé
le temps d'employer les moyens de séduction que la nature lui avait
donnés. Gerald avait ce qui manquait à Muir, la connaissance des
hommes. Il possédait, à un bien autre degré que lui, cette parole de
feu qui échauffe les masses, cette audace qui les soulève, ce sang-
froid qui les dirige. Muir était un apôtre, Gerald un chef de parti.
Muir n'avait pas l'étoffe d'un réformateur qui doit réussir, d'un
O'Connell, d'un Luther, d'un Mirabeau, d'un Danton; il avait trop
de scrupules dhonnéte homme, trop de raison et trop peu d'élan;
sa candeur le perdit. Il crut à l'honnêteté de ses ennemis, comme si
en politique un parti qui a le pouvoir et qu'on veut en dépouiller pou-
vait être impartial. La justice en temps de crise, c'est le rêve des
belles âmes, d'un Malesherbes, d'un Lafayette. Les partis sont sourds
à sa voix , ils n'écoutent que celle de la nécessité qui parle plus haut ;
ils ne jugent pas, ils condamnent. Gerald, Irlandais de naissance,
était un homme d'une tout autre trempe que Muir. Il avait cette ima-
gination ardente des hommes de son pays, et ce don de la parole qui
leur est si naturel. Malheureusement, comme il arrive aux orateurs,
la parole consumait la meilleure partie de ses forces ; dans les mo-
mens les plus critiques, il parlait plutôt qu'il n'agissait.
Héritier dune belle fortune, Gerald avait été ruiné par les fri-
ponneries de ses tuteurs, par son imprévoyance et ses hbéralités. II
s'était marié jeune; mais, resté veuf avec deux enfans en bas âge et
à peu près ruiné, il était passé en Amérique pour refaire sa fortune.
Il se distingua comme avocat dans sa nouvelle patrie ; et quand plus
tard il revint à Londres, il proclama hautement son enthousiasme
pour les institutions politiques de l'Amérique, et se lia d'amitié avec
Pitt, alors réformiste. Fox, William Godwin, et autres personnages
de distinction et de talent. Durant son court séjour à Edimbourg,
Gerald avait ranimé la foi chancelante des réformistes écossais.
Chaque jour une jeunesse enthousiaste et une foule de délégués des
diverses sections de la province accouraient à la taverne du Bœuf
Noir, où Gerald était logé. Ils écoutaient avidement ses moindres
paroles, et se pénétraient de la substance de ses discours, qui respi-
raient le patriotisme le plus exalté. Le soir, une escorte nombreuse
l'accompagnait par les rues de la ville, quand il se rendait d'une
section à l'autre pour haranguer les associés. Gerald avait déjà fait
perdre au pouvoir l'ascendant qu'il avait reconquis depuis la con-
damnation de Muir. Muir, le patriote pur et modeste, était lui-même
344 REVUE DES DEUX MONDES.
effacé par le brillant Gerald. Ses admirateurs de la veille l'oubliaient
presque dans sa prison. On se disait que si Gerald fût venu plus tôt,
et qu'il eût eu devant lui le temps dont Muir avait pu disposer, la
cause de la réforme eût été gagnée. Le pouvoir sentit toute la portée
d'une pareille influence, et il se décida à frapper Gerald comme il
avait frappé Muir. Dans la nuit qui suivit la dernière réunion des
réformistes d'Edimbourg, Gerald fut arrêté. On lui fit sur-le-champ
son procès, ainsi qu'à Skirving, Margarot, et autres qui avaient été
arrêtés dans la même nuit.
Gerald avait pour ami le fameux Godwin, l'auteur de Caleb Wil-
liams. Godwin était un des plus zélés partisans de la réforme; quand
il sut que son ami Gerald, Gerald le fils du soleil , comme il l'appelait,
que Mackinstosh et lui avaient voulu retenir au moment du départ;
quand il sut que son ami devait comparaître devant un tribunal
écossais, son affliction et ses terreurs furent extrêmes. Godwin
connaissait le caractère bouillant et impétueux de Gerald ; il savait
que son ami était de ce petit nombre d'hommes qui ne peuvent tenir
la main fermée quand ils croient cette main pleine de vérités, ces
vérités dussent-elles les perdre. Godwin se hâta donc d'écrire à Ge-
rald pour lui offrir ses conseils et l'appui de son talent; voici quel-
ques fragmens de sa lettre, curieux monument du patriotisme du
réformiste et de la sollicitude de l'ami.
(( Si vous le voulez, Gerald, le jour de votre procès doit être un
jour tel que l'Angleterre et le monde n'en ont pas encore vu de sem-
blable. Il doit convertir bien des milliers d'hommes à la cause de la
justice et de la raison. Quel noble enjeu est le vôtre! Fortune, jeu-
nesse, liberté, talent, vous avez tout placé sur un seul coup. Si vous
devez succomber, que ce ne soit pas, je vous en conjure, sans avoir
raconté à vos persécuteurs cette belle histoire d'où dépend la félicité
des peuples... Gerald , n'oubliez jamais que les jurés sont des hommes,
et que les hommes sont faits d'une matière malléable. Sondez les
replis de leurs cœurs. N'usez pas surtout votre énergie en défiances
et en vanteries inutiles. Que chacune de vos paroles soit dictée par la
persuasion. Quel événement pour l'Angleterre et l'humanité que la
conquête de votre acquittement!.... Cette conquête, un homme peut
la faire.... Gerald, cet homme, c'est vous. D'un esprit fécond, d'un
sentiment moral énergique, armé de toutes les ressources que la
méditation et une éducation littéraire peuvent donner, vous êtes à la
hauteur de votre rôle; vous n'avez qu'à être vous-même... Mais sur-
RÉFORMISTES D'ÉCOSSE. 345
tout, je vous en supplie, abstenez-vous de toute épithète insultante,
de toute amère invective; ne laissez aucun ferment d'humanité se
mêler à l'œuvre divine.
a We will bc sacrificers but riot bntchcrs , Cassius !
« We'll carve tliem as a dish fit for the gods,
« Not hew them as a carcass fit for houuds (1).
c( Adieu, ami! Je vous envoie mon ame entière; vous nous repré-
senterez tous.
(( W. GODV^'IX. »
29 janvier 1794.
La conduite de l'accusé devant le tribunal et sa belle défense justi-
fièrent les espérances de Godwin. Gerald fut sublime pendant toute
la durée de ce drame. Il arracha des larmes à ses juges et des ap-
plaudissemens à ses plus ardens ennemis. Il n'en fut pas moins con-
damné. Sa défense est restée comme le plaidoyer le plus éloquent
dont aient retenti les tribunaux écossais. Les écrivains tories du
Quarterlii Review eux-mêmes en ont fait l'éloge, et l'on assure que
Walter Scott, bien jeune encore, fut choisi par eux pour formuler
cet éloge. Nous ne citerons de cette magnifique défense que les frag-
mens qui ont un intérêt de tous les temps et de tous les pays.
a Je désire que votre attention s'arrête, avant tout , sur une asser-
tion de l'accusateur public [public prosecutor] ^ s'écrie Gerald. «Si
« vous êtes convaincus que les intentions de l'accusé sont pures, a-t-il
c( dit, votre devoir est de l'acquitter. » Oui, messieurs, c'est là le
solide rocher sur lequel je bâtis ma défense : la pureté de mes inten-
tions! Qui peut, en effet, m'avoir engagé à braver la persécution
présente, si ce n'est un ardent amour du vrai et un immense désir
d'accroître le bonheur de mes compagnons d'exil sur cette terre, si
ce n'est la pensée d'être utile à mes persécuteurs eux-mêmes, en
dissipant la masse de préjugés ténébreux qui obscurcissent leur en-
tendement? Quel autre bénéfice pouvais-je acquérir? Quelle autre
ambition pouvais-je satisfaire dans cette périlleuse et noble entre-
prise? Les exemples ne sont pas rares d'hommes, dont ce monde
n'était pas digne, qui sont tombés victimes du zèle et de la vertueuse
activité qui les dévorait; mais leur destinée ne détournera jamais un
esprit ferme et noblement inspiré de ce qu'il regarde comme l'ac-
(ij Nous serons sacriûcaleurs, et non bouchers, Ca-sîasîNous les découperons comme un
mets destiné aux dieux , et nous ne les abattrons pas comme une carcasse bonne à donner
aux chiens.
346 REVUE DES DEUX MONDES.
complissement du plus sacré des devoirs , comme le paiement de sa
dette envers son pays outragé. Ces sentimens dirigeaient la conduite
de notre divin maître, quand il prophétisait en pleurant sur sa ville,
(( 0 Jérusalem ! Jérusalem! s'écriait-il; toi qui lapides les prophètes
nr et qui égorges ceux qui te sont envoyés! que de fois cepen iant je
« t'aurais réchauffée sous mes ailes comme la poule réchauffe ses
« petits ! mais tu ne l'as pas voulu! »
Faisant ensuite allusion à ses efforts personnels pour provoquer
la réforme de la représentation nationale, Gerald continue ainsi:
(( Quand je plonge mes regards dans l'horizon politique , la vue m'en
semble effrayante et sombre à un degré qui doit faire trembler les
hommes les plus purs, et que ne peuvent essayer de pénétrer les
hommes les plus clairvoyans. Chaque chose est trouble, et semble de
dimension colossale. En vérité, jamais brouillard plus épais ne fut
suspendu sur notre île. Ceux qui sont versés dans l'histoire de leur
pays, dans l'histoire de la race humaine, savent que la persécution
la plus rigoureuse a toujours précédé l'ère des convulsions; et cette
ère, l'aveuglement et la folie de ceux qui nous gouvernent en préci-
piteront la venue. Si le peuple est mécontent, la meilleure manière
d'apaiser ce mécontentement, ce n'est pas d'établir des tribunaux
rigoureux et sanguinaires, mais de redresser les torts dont il se
plaint, et de se concilier son affection. On peut appeler en aide aux
vengeances ministérielles les cours de justice ; mais si la pureté de
leurs actes est une seule fois suspectée, ces cours cesseront aussitôt
d'être pour la nation des objets dignes de respect ; elles dégénéreront
en une vide et coûteuse représentation, et deviendront dans les mains
d'un parti des instrumens d'oppression. Que l'on fasse de moi ce que
l'on voudra, mes principes vivront à jamais; les individus peuvent pé-
rir, mais la vérité est éternelle. Le vent rude et glacial de la tyrannie
peut souffler des quatre coins du monde, la liberté est une plante
forte qui survit à la tempête, et qui enfonce son éternelle racine dans
les terrains les plus arides et les plus sauvages !
c( Messieurs, je suis entre vos mains, vous pouvez disposer de ma
vie, et je n'éprouve pas la plus légère anxiété. Ma vie... j'en ferais le
sacriflce avec joie, si ce sacriGce pouvait être utile à ma cause; car,
je le sais, si je succombais aujourd'hui, il sortirait de mes cendres
ime flamme qui dévorerait les oppresseurs de mon pays.
« La lumière morale brille aux yeux de l'esprit comme la lumière
physique aux yeux du corps; les tyrans ne peuvent pas plus éteindre
le flambeau de la raison et de la philosophie qu'ils ne pourraient
RÉFORMISTES D'ÉCOSSE. 3W
arrêter le mouvement journalier de la terre en appuyant leurs pieds
sur sa surface.
c( L'expérience de tous les temps doit avoir appris à nos gouver-
nans que la persécution n'a jamais anéanti les principes, et que leurs
foudres sont impuissantes quand elles sont lancées contre le patrio-
tisme, l'innocence et la fermeté. Que je puisse vivre une vie douce
au sein de mon pays que j'aime, entouré de ces âmes parentes de
la mienne, dont l'approbation est pour moi la plus précieuse des ré-
compenses, la plus grande des félicités, ou qu'il faille consumer le
reste de mes jours au milieu des voleurs et des assassins, dans un
lointain exil , sur les plages nues et mélancoliques de la Nouvelle-
Hollande, mon esprit, ferme et égal dans l'une et l'autre fortune,
est préparé à la destinée qui l'attend.
. . . Seii me tranquilla senectus
Expectat, seu mors atris circumvolat ails,
Dives, iuops, Roma3, seu fors ita jusserit, exul.
c( Il n'est pas de plus vive douleur que celle causée par l'exil à
l'homme qui aime son pays. Eh bien ! cette douleur n'en est plus une ,
si celui qui la souffre a la conscience d'avoir rempli un devoir envers
ses semblables. Si alors on demande à l'exilé quel est son pays;
supérieur à tout ce qui l'entoure , il détourne les yeux de cette place
obscure qu'on appelle la terre, et, comme Anaxagoras, il vous mon-
trera le ciel ! »
Après quarante années, les prophéties de Gerald se sont accom-
plies en partie. L'Angleterre jouit du plus grand nombre des libertés
réclamées par les réformistes de 1794.
Gerald fut condamné, comme Muir, à quatorze ans de déportation.
Ces arrêts et ceux prononcés à la même époque contre Skirving,
Palmer, Margarot et autres, équivalaient à des arrêts de mort. Quelle
fut en effet, la fin de ces hommes que les réformistes d'aujourd'hui
regardent comme les martyrs de leur cause?
Muir et Palmer, condamnés les premiers, avaient été conduits de
Leilh à Londres et jetés sur deux pontons différens , la Prudence et
le Stanislas. L'Angleterre traitait alors ses prisonniers politiques
comme elle a traité depuis ses prisonniers de guerre. Muir et Palmer,
les fers aux pieds et aux mains, mêlés à des centaines de meurtriers
et de bandits, rebut impur de la société (1), étaient obligés de travailler,
(1) Anmial register, 1793.
348 REVUE DES DEUX MONDES.
sur les bords du fleuve, aux mêmes heures et aux mêmes ouvrages
que ces misérables. Sheridan les visita et fut indigné d'une pareille
barbarie. Sheridan dénonça ces infamies au parlement en déposant
une pétition de Palmer. a Condamner des hommes à quatorze an-
nées de déportation! s'écrie-t-il ; et pourquoi? Pour avoir prêté un
livre! C'est vouloir pousser le peuple à la rébellion! Si les ministres
essayaient d'appliquer la loi écossaise à l'Angleterre ( mais ils ne
l'oseraient pas! ) , ils appelleraient sur leurs têtes le châtiment de la
forfaiture et de la trahison. Je parle avec connaissance de cause,
ajoute-t-il; j'ai vu ces malheureuses victimes, je les ai visitées dans ces
dégoûtantes prisons où on les a confondues avecle vulgaire des cri-
minels. Ils ne sont plus chargés de fers, il est vrai, mais hier ils
l'étaient encore! Séparés l'un de l'autre, on leur a ôté la consolation
des mutuels épanchemens. Il y a danger de sédition dans leur
réunion ! a-t-on dit. Quelle terrible insurrection, en effet, que celle
de deux hommes emprisonnés! J'ai vu ces infortunés, et je m'en fais
gloire, car, quels que soient les sentimens de mes adversaires, je
serai toujours fier de prêter appui aux victimes de l'oppression. »
Fox, Adam, Grey, et le petit nombre de membres de la chambre
des communes restés fidèles à ia cause de la liberté, car l'apostasie
de Burke et la peur avaient singulièrement réduit l'opposition, pri-
rent chaudement la défense des proscrits, a Tout, dans ce procès et
cette misérable affaire, s'écriait Fox, tout est monstrueux, tout
révolte un ami de la justice et de l'humanité ! » « Si l'on a condamné
M. Muir à quatorze ans de bannissement pour avoir prêté un livre de
Payne, et c'est là le plus grand grief allégué contre lui , à quelle peine
eùt-on donc condamné M. Payne lui-même? j) disait M. Adam en pré-
sentant au parlement sa motion en faveur des réformistes écossais (1).
Pitt combattit la pétition de Sheridan et la motion de M. Adam, qui
tendait à la révision des procès d'Ecosse, avec toute la chaleur d'un
homme nouvellement converti, avec l'animosité et le zèle odieux d'un
renégat, disent encore aujourd'hui les réformistes. La raison de
salut public est à peu près l'unique raison qu'il donne. Il n'a qu'un
seul argument : la nécessité, a Doit-on être juste quand la justice est
contraire au salut de l'état? » répète-t-il à diverses reprises, et la
chambre des communes, moins trente voix, vient en aide à de pareils
argumens : pétition et motion, tout fut repoussé.
Le séjour de Palmer et de Muir sur les pontons fut assez pro-
(1) Séance du 23 janvier 1794.
RÉFORMISTES d'ÉCOSSE. 349
longé pour laisser à leurs amis Skirving et Margarot le temps de les
rejoindre. Tous quatre furent conduits à Botany-Bay sur le même
transport la Su^-prise. Gerald, séparé de ses amis, languit pendant
près d'une année dans la prison de Newgate et ne les rejoignit que
plus tard. Gerald n'avait qu'une seule compagne de captivité, sa
jeune fille. Quand le 2 mai on vint l'arracher à sa prison pour le
transférer à bord du Souverain^ son départ fut si brusque, qu'il ne
put faire ses adieux à son enfant restée orpheline.
Botany-Bay est de nos jours un lieu de délices, en comparaison de
ce qu'il était il y a quarante années , dans l'enfance de la colonie.
Les déportés étaient condamnés à des privations de toute espèce, et
obligés pour vivre de travailler à la terre dans leurs fermes. Le
capitaine Hunter, Écossais lui-même, était gouverneur de la colonie
pénitentiaire. Il distingua aussitôt ces hommes de la foule des meur-
triers et des voleurs qui formaient le reste de la population de l'Aus-
tralie. Muir surtout , si beau, si jeune, si enthousiaste; Muir si sévè-
rement traité parles juges d'Ecosse, excitait son intérêt. «M. Muir
est le premier des quatre que j'ai vus, écrivait le gouverneur à un de
ses amis de Leith. Je le crois un bon et noble jeune homme. Il se
plaît dans la solitude et le recueillement; il ne se plaint pas de la sé-
vérité de son sort, mais il en supporte la rigueur avec courage et
résignation. » Hunter s'étudia à rendre la situation de ses prison-
niers la plus supportable qu'il put. Muir, en effet, était résigné. Il
écrivait vers la même époque à un de ses amis : a Je me plais dans
ma situation autant qu'un homme peut se plaire quand il est séparé
de tout ce qu'il a aimé et respecté. Palmer, Skirving et moi vivons
dans la plus parfaite harmonie ; je ne peux trop louer les égards dont
nous sommes l'objet. Une reconnaissance éternelle me liera aux offi-
ciers militaires et civils de la colonie. J'ai une petite maison ici, une
autre à deux milles , et une ferme que j'ai achetée sur l'autre bord de
la rivière. Si vous avez quelque argent à m'envoyer, convertissez-le
en rhum, tabac et sucre, toutes denrées qui sont ici horsde prix (l).»
Un an s'était déjà écoulé depuis que Muir habitait Sidney, quand
il en fut tiré par un événement inattendu et que lui-même n'avait pu
prévoir. Le procès de Muir avait eu peut-être plus de retentissement
encore en Amérique qu'en Angleterre. On y regardait les patriotes
écossais comme des amis, des concitoyens, et leur condamnation
avait excité une sympathie assez puissante et un intérêt assez vif pour
(1) Memoirs and Trials, etc., pag. 16.
REVUE DES DEUX MONDES.
se traduire autrement que par des paroles. Quelques Américains
frétèrent un navire dans le but apparent de faire un voyage à la
Chine, mais dans le but secret de délivrer Muir et ses amis , s'il se
pouvait. Après une traversée heureuse, le capitaine du petit navire
la Loutre relâcha dans le port de Sidney, sous le prétexte de faire de
l'eau et de couper du bois. Le généreux complot des Américains
réussit à souhait, mais seulement pour ce qui concernait Muir. Il
s'échappa de nuit, se cacha à bord du navire, n'emportant avec lui
que quelques vêtemens et une petite bible que sa mère lui avait don-
née en partant, et qu'il devait lui renvoyer à l'heure de la mort. En
quittant Sidney, Muir laissa un billet pour le gouverneur, qu'il re-
merciait de sa généreuse pitié. Le reste de la vie du réformiste écos-
sais est rempli d'évènemens presque romanesques. La Loutre s'était
rendue de Sidney au Nootka-Sound , près de l'île de Vancouver, sur
la côte de l'Amérique du Nord que baigne l'Océan Pacifique. Là, au
grand effroi du capitaine américain et de Muir, ils rencontrent un
brig de guerre anglais, qui croisait dans ces parages, et qui avait
quitté Botany-Bay peu de jours avant eux. Un seul mot d'un des ma-
telots de la Loutre pouvait perdre le fugitif. Il passe donc à bord d'un
vaisseau espagnol qui le conduit à Saint-Blas , à l'embouchure du
golfe de la Californie. Là , le gouverneur espagnol l'autorise à tra-
verser toute la partie du continent américain appartenant au Mexi-
que. Après des fatigues inouies,il arrive à la Havane, où le vice-
roi de cette île, qui regardait tout Anglais comme ennemi (son
gouvernement était alors en guerre avec le gouvernement anglais),
le fît jeter dans un cachot. Muir passa plusieurs mois dans les prisons
de la ville. Mais enfin, faisant droit à ses réclamations répétées, on
l'embarque sur une frégate espagnole qui doit le conduire à Cadix;
arrivée en vue du port de Cadix, cette frégate est entourée par l'es-
cadre de l'amiral anglais Jervis, qui croisait sur les côtes d'Espagne.
Un des navires anglais attaque le vaisseau qui portait Muir; c'est
alors que le prisonnier prouve aux Espagnols ses geôliers qu'il n'é-
tait pas l'espion des Anglais: il s'arme , il combat, il reçoit plusieurs
blessures graves, dont une au front qui le défigure, et il tombe sur
le pont baigné dans son sang. La frégate ayant été obligée d'amener,
Muir resta six jours prisonnier des Anglais sans être reconnu. Les
Espagnols avaient dit aux soldats de Jervis, qui le savaient à bord
et qui le cherchaient, que \ Anglais avait été tué pendant le combat
et jeté à la mer. Soit crédulité , soit plutôt sympathie ( Muir avait été
reconnu par un chirurgien), les Anglais ne poussèrent pas plus loin
RÉFORMISTES DÉCOSSE. 351
leurs recherches, et Muir fut déposé sur le rivage espagnol avec les
autres blessés. Le 14 août 1797, il écrivait à un de ses amis les lignes
qui suivent :
(( Cher ami, depuis la mémorable soirée où je te quittai à ,
ma vie mélancolique et agitée n'a présenté qu'une succession conti-
nuelle d'évènemens extraordinaires. Je pense cependant vous revoir
dans peu de mois. Contrairement à mon attente, je suis presque
guéri de mes nombreuses blessures. Les directeurs m'ont témoigné
le plus grand intérêt. Leur sollicitude pour un infortuné si cruelle-
ment accablé a été un baume consolateur qui a relevé mes esprits
abattus. Les Espagnols me retiennent prisonnier, parce que je suis
Ecossais; mais je ne doute pas que l'intervention du directoire de la
grande république n'obtienne ma liberté. Rappelez-moi affectueu-
sement à tous mes amis , qui sont les amis de la liberté et de l'hu-
manité. c( Th. Muir. n
On voit quelles étaient toujours les sympathies de Muir. La persé-
cution et le malheur n'avaient pas attiédi son zèle , ni ébranlé sa foi.
Muir, réclamé comme Français, s'achemina vers Paris. L'accueil que
lui flt le directoire fut digne de la grande répuùluiue. L'arrivée de
Thomas Muir à Bordeaux fut célébrée par une fête populaire; une
foule immense l'accueillit aux cris de vive le défenseur de la liberté;
la fête se termina par un banquet. Les patriotes français fêtaient de
leur mieux le réformiste écossais, l'avocat de la liberté, le fils adop-
tif de la France. Le Moniteur du 16 frimaire an vi annonce en ces
termes son arrivée à Paris : « Thomas Muir est arrivé à Paris; le
ministre des affaires étrangères l'a accueilli avec les égards dus à
son grand caractère, aux services qu'il a rendus à la liberté, et aux
maux qu'il a endurés en défendant cette cause sacrée. )) Tout ce que
]a capitale de la France renfermait alors d'hommes éminens, d'es-
prits distingués et généreux, voulut voir Muir et le complimenter;
tous s'efforçaient de lui faire oublier les peines de l'exil et de lui
faire aimer sa nouvelle patrie. Muir fut sensible à un aussi noble ac-
cueil; mais sa constitution était ruinée; les blessures qu'il avait re-
çues au fatal combat de Cadix s'étaient rouvertes et étaient recon-
nues incurables; après plusieurs mois de vives souffrances, il expira
le 27 septembre 1798. La tombe qui renferme ses restes s'élève dans
le cimetière de Chantilly, où il s'était retiré pendant les derniers mois
de sa vie. Sur son lit de mort, sa dernière pensée fut pour sa mère;
il lui renvoya la petite bible qu'il en avait reçue en quittant l'Ecosse,
352 REVUE DES DEUX MONDES.
et qu'il avait miraculeusement conservée au milieu de toutes les tra-
verses de sa vie. Muir avait trente-trois ans quand il mourut , l'âge
de Camille Desmoulins, l'âge que ce dernier déclarait fatal aux ré-
volutionnaires, à commencer par Jésus-Christ!... Il y a, du reste,
une certaine analogie entre Camille Desmoulins et Thomas Muir :
même naïveté, même ardeur de jeunesse, même exaltation patrio-
tique, même retour aux sentimens tendres dans la persécution; mais
Muir était plus saint et plus pur, le sang n'avait pas souillé ses
mains. Les parens de Muir lui survécurent à peine deux années.
La terre inhospitalière de Sidney devait dévorer les autres réfor-
mistes. Le brillant Gerald , qui les avait enfln rejoints , mourut le
premier, au printemps de l'année 1796. Au moment de rendre le
dernier soupir, il se souleva en disant d'une voix lente et solennelle :
« Je meurs pour la meilleure des causes, et je vous prends tous à
témoin que je meurs sans regret et sans repentir! )y Sur la pierre
de sa tombe à Fann-Cove, près du port Jackson, on lit ce peu de
mots : Joseph Gerald, martyr des libertés de son pays. Mort
DANS SA 36*^ année.
Skirving succomba trois jours après lui. Palmer eut la force de
survivre à ses compagnons; les sept années de déportation auxquelles
il avait été condamné étaient enfln écoulées , et il revenait dans sa
patrie, quand il mourut de la fièvre, dans une des îles de l'Océan
indien. Un ami fidèle, le ministre Ellis, qui avait poussé le dévoue-
ment jusqu'à l'accompagner dans son long exil , ne rapporta en
Europe que son souvenir.
La guillotine est pins clémente que la baie des voleurs et des assassins!
s'était écrié Fox en plein parlement, quand il avait appris la condam-
nation des réformistes écossais. Ces paroles, que Pitt traitait de décla-
mation, n'étaient que trop vraies. Pas un des condamnés ne devait
revenir de son exil. Aussi les partisans de la réforme en Ecosse ne
parlent-ils qu'avec indignation des juges tories et des infâmes jnrijs de
1793 et 1794. Dirigés par lord Eldon et Pitt , et choisis par Henry Dun-
das, secrétaire d'état, depuis lord Melville, les magistrats écossais
persistèrent dans la voie de rigueur où ils s'étaient engagés. Une fois
maîtres des chefs qu'ils tenaient dans leurs prisons , ou qu'ils avaient
envoyés en exil, ils eurent bon marché de l'armée des novateurs. La
convention dispersée n'osa plus se réunir. L'espionnage s'étendit
comme un vaste réseau sur le pays qui, selon l'énergique expression
de Jeffrey (1), semblait livré aux coureurs de places, aux Lapslie et
(1) Edinburgh Revieiv, no 31.
RÉFORMISTES D'ÉCOSSE. 353
aux hommes de Goldmistlis'-ïlall; temps de bassesse incroyable et de
misère inflnie ! Burns lui-même, le grand poète de l'Ecosse, n'échappa
pas à la persécution. Burns avait adressé, de sa résidence de Dum-
fries, une lettre à la Gazette cC Edimbourg, journal réformiste; dans
cette lettre , il priait le directeur du journal de l'inscrire au nombre
de ses souscripteurs, a Courage , lui disait-il, mettez à nu, d'une
main ferme et avec un cœur indompté, cette horrible masse de cor-
ruption appelée politique et diplomatie. « La lettre de Burns fut
décachetée à la poste et attira sur la tête de son auteur la misérable
persécution de ses supérieurs de l'excise, persécution qui, au dire
de Walter Scott, tory lui-même comme on sait, poussa au désespoir
un homme qui possédait un incomparable talent, et exaltant sa ner-
veuse sensibilité d'homme de génie, brisa son cœur, troubla sa raison
et abrégea si fatalement sa vie.
Il a fallu quarante ans pour que la cause des réformistes , cette
cause dont les premiers apôtres avaient annoncé le prochain triomphe,
prévalût, et encore partiellement. De nos jours, les réformistes sont
au pouvoir, ils ont vaincu ; mais, malgré leur confiance et leur audace,
on voit qu'ils craignent de perdre le terrain qu'ils ont conquis. Ils se
rappellent encore les funestes années 1793 et 1794. Tout en parlant
d'élever, sur le sommet de Calton-Hill , leur >yestminster national, un
monument à la mémoire des premiers réformistes , et tout en portan!;
dans leurs processions , à travers les rues et les places de la métro-
pole écossaise, des bannières blasonnées où brillent, en lettres d'or,
les noms de Muir, Gerald, Palmer et Skirving, ces martyrs de l'Ecosse,,
comme ils les appellent , ils jettent un coup d'œil sombre et inquiet
sur les statues de Henry Dundas et de William Pitt, qui se dressent
aux principaux carrefours de leur ville. Ils savent que ces hommes-
qui ont persécuté les pères ont des héritiers qui, eux aussi, persé-
cuteraient les enfans.Ils comptent leurs rangs, leurs rangs trop peu,
nombreux pour la nombreuse population de la cité qui laissa con-
damner les premiers apôtres de leur cause, de cette cité qu'ils
appellent servile , et qui, cependant , a fait d'immenses progrès dans
la carrière de la liberté; et s'ils retrouvent quelque courage, c'est en
reportant leurs regards sur Glasgow, ce bras droit de l'Ecosse,
la ville la plus populeuse des trois royaumes après Londres; c'est là
que sont leurs adhérens les plus dévoués, leurs partisans les plus
résolus et les plus nombreux ; c'est là qu'est leur armée.
Frédéric Mercev.
TOME XII. 23
L'OPPOSITION
ET
LE PARTI RADICAL.'
La situation intérieure de la France est quelque chose de nouveau,
d'inoui peut-être dans le gouvernement représentatif. C'est la pre-
mière fois que la dissolution de la chambre se trouve amenée, non
par la force des circonstances, ou par les entraînemens départi,
mais par l'épuisement et la fin naturelle des opinions. îl ne s'agit ni
de confirmer la majorité, ou de la déplacer, ni d'abattre par un der-
nier échec les prétentions de la minorité. Majorité et minorité, les
opinions qui datent du 13 mars 1831, ont fait leur temps. Si l'on y
prend garde, nous ne sommes pas dans une période de réforme,
mais dans une époque de renouvellement.
Cette situation est évidente, manifeste, irrésistible. Elle se révèle
clairement dans l'indifférence persévérante avec laquelle on accueille
maintenant les idées et les noms qui avaient naguère l'heureux pri-
(ij Nous ne partageons pas toutes les opinions de l'auteur de ce travail. L'écrivain, qui
appartient à l'opposition constitutionnelle, s'est mis au point de vue de ce parti sur plu-
sieurs questions, notamment en ce qui touche les lois de septembre et le cabinet du luavriL
L'amnistie, la dissolution, la prise de Constantine, en six mois d'administration, feront
une part plus grande au ministère que préside M. Mole, et sont des actes politiques de
nature à l'affermir et à le rendre durable. Malgré ces dissidences, nous n'avons pas hésité à
accueillir un travail aussi remarquable sous bien des rapports, et qui nous vient d'une
plume justement appréciée de nos lecteurs. [y. du D.)
l'opposition et le parti radical. 355
vilége de passionner le sentiment public. Les partis eux-mêmes ne
se combattent plus que par habitude; ils gardent leurs positions,
non pas qu'ils les jugent encore les meilleures, mais pour conserver,
à leurs propres yeux, une sorte d'identité. Partout les convictions
chancellent, et la limite des opinions s'efface ou cesse d'être visible
à l'œil nu. Tl n'y a plus de foi, ni par conséquent de discipline, d'au-
cun côté. Les chefs cherchent avec inquiétude leur troupe derrière
eux , et les soldats , doutant de leurs chefs, se mettent à guerroyer
pour leur propre compte ou font la paix, au risque de devenir sus-
pects, car jamais, avec moins de haines, il n'y eut plus de soupçons
et de récriminations.
Pour qui voudrait les reconnaître, voilà bien les signes des temps.
Mais, soit l'empire de la routine, soit l'impuissance absolue de
s'accommoder à des circonstances qui n'étaient pas entrées dans
leurs prévisions, aucun parti ne consent à faire un retour sur lui-
même ; ils s'accrochent tous au contraire, avec une énergie désespé-
rée, à leur passé qui s'écroule, comme s'il leur était donné de le
fixer un seul instant. Ceux même dont l'individualité est la plus
tranchée, ne portent pas leurs vœux plus haut : c'est ainsi que les
amis de M. Guizot ont pris pour mot d'ordre la réélection des mem-
bres de l'aiicienne majorité; quant aux radicaux, ils se réduisent en
apparence à briguer le retour de l'ancienne opposition.
Il semble, quand le gouvernement de l'opinion est mis ainsi au
concours , que chaque parti doive s'empresser de relever sa bannière,
de produire ses titres , et de se poser comme un centre de ralliement.
Rien de pareil n'arrive cependant. C'est à qui montrera le plus de
désintéressement. Chacun s'efforce de se confondre dans la foule,
au lieu d'exposer en relief sa personnalité ; c'est une manie générale
de coalitions. Les légitimistes demandent à se coaliser avec tout le
monde; les républicains, après avoir poursuivi l'opposition constitu-
tionnelle de leurs sarcasmes et de leurs dédains, proposent de com-
prendre, dans la même raison sociale, M. Garnier-Pagès et M. Odilon
Barrot; les doctrinaires accepteraient les candidats de M. de Mon-
talivet, si le min-stère consentait à épouser ceux de M. Guizot.
Toute coalition a pour but de détruire et non pas d'organiser. Or,
qu'y a-t-il à renverser aujourd'hui? Où est l'obstacle formidable à
ce point, qu'il mérite de nous arrêter devant lui? Si le ministère a
des projets de réforme, ce n'est pas l'opposition qui les traversera;
et si l'opposition a trouvé à faire luire quelque rayon de lumière
dans notre chaos , elle peut assurément ne tenir aucun compte de la
23.
356 REVUE DES DEUX MONDES.
résistance du pouvoir. Les partis, à l'heure présente, sont de purs
béliers d'attaque; ils résistent difficilement eux-mêmes, quand on
les presse, n'ayant pas de base ni de point d'appui.
Ce qui a trompé l'opposition comme le ministère, c'est que l'une
et l'autre ont repris la lutte de trop loin. Des deux côtés, on s'est
volontairement replacé dans les positions de 1831 et de 183^ , comme
si Ton avait affaire aux mêmes passions et aux mêmes périls. On a
évoqué les fantômes du irehe mars et du comple-rendu, drapeaux de
guerre qui ne sont déjà plus qu'une défroque sans valeur. On a donné
un tournoi avec les débris des armes qui avaient servi dans le combat.
Non, nous ne sommes plus les hommes de 1831 et de 1834. Grâce
à Dieu , l'opinion publique a marché , modifiant les doctrines , les
hommes et les journaux. Nous avons obéi, peut-être malgré nous,
à cette loi de décomposition qui veut qu'un progrès accompli serve
de marchepied à un autre progrès. Il ne suffit plus aujourd hui de
se dire homme de révolution et de réclamer les conséquences de
juillet. Le point de vue théorique s'est élargi, pendant que l'on fai-
sait trêve à l'action. Nous savons maintenant que toute doctrine qui
aspire à pénétrer dans la pratique, doit résoudre le problème du
pouvoir aussi bien que celui de la liberté, et qu'avant de se proposer
pour le gouvernement de l'état , les partis ont à subir un travail
intérieur d'étude et d'organisation.
D'où vient l'ascendant incontestable de l'école doctrinaire, sous la
restauration d'abord, et plus tard sous la nouvelle monarchie? Faut-il
l'attribuer uniquement à l'habileté des meneurs et à la corruption
des esprits? ou bien , ne serait-ce pas plutôt que, de tous les partis
qui avaient conjuré ensemble la ruine des Bourbons de la branche
aînée, celui-ci se trouva seul, quand il fut nécessaire, fortement or-
ganisé et prêt à gouverner?
Lorsque tout le monde ne songeait encore en France qu'à arra-
cher au gouvernement des garanties pour les droits du peuple,
M. Guizot et ses amJs avaient déjà résolu à leur manière la question
du pouvoir. Cette solution ne procédait pas d'une idée bien nette ni
bien avancée; l'éclectisme politique, sans ouvrir une perspective
étendue à la société, ne décourageait pas assez les pensées de retour
vers un ordre de choses à jamais détruit; mais, à défaut d'autres,
le système a été et devait être accepté. Que ce soit là une leçon pour
les opinions que l'on a vues jusqu'ici plus occupées de tenir tête au
pouvoir que de rechercher ce qu'elles en feraient à leur jour. Une
opposition purement négative n'est pas appelée à exercer une influence
l'opposition et le parti radical. 357
profonde ni durable; elle pourra faire des révolutions, mais elle n'en
recueillera pas le fruit.
La dissolution de la chambre a surpris les partis dans un état de
faiblesse et d'amoindrissement tel, qu'aucun d'eux ne pouvait sé-
rieusement avoir en vue autre chose qu'un résultat provisoire, ni
prétendre, avec quelque chance de succès, à la majorité. Pour l'op-
position comme pour les centres, la majorité ne devait être que le
but éloigné; le travail à opérer sur soi était le but prochain. Par une
fatalité que nous appellerions volontiers d'un autre nom , Von a ren-
versé les termes de cette situation; de là les fausses manœuvres,
qui ont abouti à l'établissement d'un comité électoral.
L'opposition avait d'abord limité son plan d'opérations à un ré-
sultat modeste et par cela même plus certain. Elle n'excluait que les
candidats suffisamment connus pour faire bon marché de leur con-
science, et se promettait de porter ses suffrages sur tous les hommes
honnêtes et indépendans. On déclarait la guerre au grand scan-
dale de notre époque, à la corruption; avant les titres de sympathie
politique, on faisait passer la moralité. C'étaient à la fois un acte de
patriotisme et un mouvement stratégique parfaitement conçu ; car,
à défaut du nombre, l'opposition appelait les influences morales de
son côté. Le drapeau était bien choisi; en dirons-nous autant des
moyens d'action?
Pour combattre, d'une part, les dispositions corruptrices de la
coterie doctrinaire, et, de l'autre, la vénalité dans le corps électoral,
l'opposition n'a rien imaginé de mieux que de recueillir ses forces les
plus divergentes et d'en former un faisceau. Tantôt on a cherché à
réunir les diverses fractions de la minorité constitutionnelle, bien
qu'elles eussent entre elles, sous le rapport des personnes comme
sous celui des opinions, assez peu d'affinité; tantôt les puritains de
l'extrême gauche, séparés, par les évènemens de juin et d'avril, du
parti républicain, ont tenté d'en rallier à eux les débris. Il n'y a pas
jusqu'à M. Mauguin, qui, lassé de l'isolement parlementaire où il
vivait depuis 1834, ne se soit mis en quête d'auxiliaires et d'alliés.
L'opposition pouvait-elle se fortifier par la combinaison de tant d'é-
lémens discordans? On a beaucoup dit, à cette occasion, que l'union
faisait la force ; on a rappelé que la victoire demeurait toujours en dé-
finitive aux gros bataillons ; puis l'on est allé recruter des adhérens
aux quatre points cardinaux de la politique, comme si toute foule était
une armée. Que les majorités cherchent la puissance dans le nombre,
nous le concevons , car telle est leur loi. Mais la condition des mino-
1358 REVUE DES DEUX MONDES.
rites n'est pas la même ; quand on lutte contre le pouvoir, en pré-
sence de l'opinion que l'on veut attirer à soi, peu importe le nombre
des opposans; une seule chose est précieuse, c'est d'avoir de son
côté le droit ou la passion. En 1826, l'opposition, réduite à dix-sept
députés, gouvernait bien plus réellement que M. de Villèle, appuyé
sur le bataillon des trois cents; car chacune de ses paroles faisait
tressaillir le pays.
Depuis trois ans, les opinions tendent évidemment à se déclasser.
La masse des esprits flottans s'accroît outre mesure, tandis que les
rangs des partis classés vont s'éclaircissant tous les jours. Cette
situation n'est pas régulière; ce n'est jamais volontairement ni pour
long-temps qu'un peuple reste dans le vide, qu'il s'abstient de sentir
et de penser. Les opinions sont tièdes, non qu'elles aient besoin d'ex-
citation, mais parce qu'elles demandent à être rassurées. Faites scis-
sion avec les hommes qui passent , à tort ou à raison , pour les ennemis
du repos public, et les tendances libérales reprendront leur cours.
L'opposition ne s'est pas certainement affaiblie dans la chambre,
depuis ces mémorables séances où ?>L Odilon Barrot vint répudier
publiquement à la tribune toute solidarité avec les convictions de
M. Garnier-Pagès. Ce qui le prouve , c'est que dès ce moment l'u-
nité du parti ministériel fut rompue; la majorité, jusqu'alors com-
pacte et inébranlable, n'ayant plus la peur pour ciment , tomba bien-
tôt en poussière. Une seconde scission dans les rangs de la gauche
lui fit faire un nouveau progrès. A dater de la retraite des puri-
tains, qui n'étaient qu'un obstacle illustre, il devint manifeste que
le gouvernement, modéré par deux changemens successifs, dérivait
enfin vers l'opposition. La dissolution de la chambre, en consommant
la rupture du parti parlementaire avec les opinions plus ou moins
éloignées de la constitution, devait le mettre en possession de cet
avenir.
L'opposition avait moins à combattre le gouvernement qu'à l'at-
tirer. Il fallait oublier beaucoup, s'occuper bien plus des garanties
à prendre que des représailles à exercer, et compter pour quelque
chose les faits accomplis. Le pouvoir n'est pas le seul coupable dans
tout ce qui s'est passé depuis sept ans ; et l'opposition n'existe pas
seulement pour le contenir ou le redresser, car il est aussi dans ses
devoirs de contribuer à l'éducation du pays. Parmi les causes de
l'atonie des esprits, nous faisons figurer à sa place l'impuissance du
gouvernement; nous savons qu'en s'efTorçant de comprimer le libre
essor de la pensée, il a livré la France à la domination desjntérêts
l'opposition et le parti radical. 35^
matériels , qui devient facilement une tyrannie, lorsqu'elle demeure
sans contrepoids moral. Mais , à dire vrai , si le gouvernement a pu
aggraver le mal, il ne l'a pas créé; cette torpeur politique tient à
des racines plus intimes et plus profondes dans notre état social.
L'opposition s'est donc trompée , lorsqu'elle a dressé et dirigé
toutes ses batteries électorales contre le ministère. On pourrait renou-
veler vingt fois le cabinet, sans que la situation politique fît un seul
pas; car c'est peu pour un peuple de secouer ses entraves, s'il ne
sent en lui aucun principe de mouvement. Il y a plus; on modi-
fierait la loi électorale, on bouleverserait la charte, on mettrait les
masses en rut, que cela ne changerait rien à nos embarras actuels.
Les questions de forme sont épuisées.
Nous le répétons, l'obstacle est en nous; il est dans tous les par-
lis, et dans l'opposition comme dans le gouvernement. Le pays vou-
dra et imposera sa volonté, quand il saura ce qu'il doit vouloir. Avant
d'agir sur les esprits, de se répandre, et de disputer le pouvoir,
chaque opinion a besoin d'un travail intérieur. L'influence de
l'exemple est la seule possible aujourd'hui.
Avant donc de faire un appel à l'opinion publique , nous pensons
que l'opposition avait à se transformer. Si les élections devaient lui
servir à quelque chose, c'était principalement à rendre définitives les
dissidences qui avaient éclaté dans son sein, à s'organiser, à se disci-
pliner, à faire choix d'un chef, à élargir et à préciser ses théories.
IS'e voulant pas renverser, il fallait qu'elle se préparât à gouverner :
il était temps que l'opposition prît ses distances , de manière à n'être
séparée que par des nuances plus ou moins vives des opinions qui se
renfermaient comme elle dans le cercle tracé par la constitution,
mais en mettant un abîme entre elle et les partis qui ne reconnais-
saient pas l'ordre légal. Le gouvernement se' voyait acculé à une im-
passe par l'absence d'une opposition vraiment constitutionnelle, qui
pût recueillir à son heure l'héritage de la majorité; il fallait l'en
faire sortir.
Eu second lieu , disputer le terrain à la corruption dans les collè-
ges électoraux, c'est s'en prendre à l'effet et négliger la cause du
mal. Quoi qu'on dise , les consciences vénales forment par tout pays
une faible minorité. Pour l'honneur de la nature humaine , il y a peu
de citoyens, même dans le cercle électoral le plus étroit, qui soient
assez éhontés pour trafiquer de leur suffrage. Les capitulations d'opi-
nion ne sont si fréquentes que parce que l'indifférence politique est
la commune opinion. Un arrondissement qui vote pour un candidat
360 REVUE DES DEUX MONDES.
porteur de promesses administratives, ne transige pas précisément
avec le ministère; seulement, entre deux candidats qui le touchent
aussi peu l'un que l'autre , il laisse pencher la balance du côté où
l'incline son intérêt.
La plaie de notre époque et de notre pays , c'est encore moins la
corruption des consciences que le silence de l'esprit pubhc. Le gou-
vernement représentatif n'a pas une date assez ancienne chez nous,
pour que la gangrène en attaque ainsi le tronc. Nous péchons beau-
coup plus par défaut de lumière que par absence de vertu. Ce qu'il
faut éviter, on le prêche par-dessus les toits ; et ce qu'il faudrait
faire, nul ne le sait ou du moins ne le dit. Peu de passions mauvaises,
mais aussi point de sentimens généreux; la société reste sans impul-
sion comme sans direction.
L'opposition n'a d'abord entrevu qu'à demi ces nécessités de la
situation, d'où naissaient pour elle des devoirs nouveaux. Sa pre-
mière pensée fut de réunir encore une fois les deux fractions du
parti parlementaire, la gauche modérée et les puritains de l'extrême
gauche, dans une profession commune de dévouement à la monar-
chie. Elle voulait aborder les électeurs avec cette déclaration, qui eût
réparé du moins la faute du compie-rendu, en excluant ouvertement
le parti républicain. Le manifeste devait paraître sous les auspices
de M. Laffltte et de M. Odilon Barrot. Il avait été rédigé, arrêté, et il
n'y manquait plus qu'un certain nombre d'adhésions à recueillir.
Le comité était entré en fonctions ; il avait nommé son pouvoir exé-
cutif, lequel venait aussi de se mettre à l'œuvre ; M. Barrot était
parti pour la Hollande, plein de confiance et de sécurité, lorsqu'un
des auteurs de la coalition proposa d'y comprendre le parti républi-
cain. Huit jours après, le comité de l'alliance était dissous.
Il n'entre pas dans notre plan de revenir sur les circonstances de
cet avortement , qui nous semblent suffisamment connues du public.
Mais qu'il nous soit permis de dire que nous l'avions prévu. Les al-
liances naturelles de M. Barrot sont dans le centre gauche , celles de
M. Laffitte dans le parti radical. Celui-ci ne pouvait prendre place
au comité sans en ouvrir l'entrée à la république, ni celui-là sans y
appeler la nuance vive du tiers-parti. Il fallait étendre la coalition
depuis M. Dupin jusqu'à M. Garnier-Pagès, ce qui était impossible
et ridicule, ou, ce qui était inévitable, se séparer définitivement.
Après deux mois de tâtonnemens et de débats intérieurs, grâce à
l'insistance de la presse et à la fermeté de M. Odilon Barrot, la sé-
paration s'est accomplie.
l'opposition et le parti radical. 361
N'y avait-il rien à faire après un acte qui ne changeait pas seule-
ment la situation respective des partis, mais qui les plaçait dans une
attitude toute nouvelle en face de l'opinion? M. Barrot et M. Laffltte,
par respect pour d'anciens engagemens à peine rompus, ne son-
geaient pas encore à former d'autres liens, et se résigriaient à porter
dans l'inaction le deuil des premiers. Mais M. Mauguin, qui arri-
vait de la Grande-Bretagne, où il avait vu les whigs s'allier sans ré-
pugnance aux radicaux, ainsi qu'à la clientellc d'O'Connell, plein de
foi d'ailleurs dans la puissance de la tactique, ne put supporter que
l'opposition gardât le silence dans un moment aussi décisif. Il triom-
pha des scrupules, rapprocha les distances, et finit par former un
comité électoral où s'assirent à côté de lui M. Laffitte et M. Garnier-
Pagès, triumvirat de chefs sans armée.
Le comité avait pris pour devise la réunion de toutes les nuances
de l'opposition; mais admettre les organes du parti républicain,
c'était exclure , par le fait , l'opinion qui se personnifie en M. Odilon
Barrot. Que représente maintenant un comité dont M. Barrot et les
amis de M. Barrot ne font point partie? Tout, peut-être, excepté
l'opposition. L'opposition comptait cent cinquante voix dans la der-
nière chambre ; donnez-en dix à M. Garnier-Pagès, vingt ou vingt-
cinq à M. Lafntte ; ajoutez-y M. Mauguin , qui ne représente que
lui-même , et vous aurez les forces éventuelles de la coalition , une
minorité dans la minorité.
Le prétendu comité de l'opposition n'est donc que le comité de
l'extrême gauche , où M. Mauguin est allé fourvoyer sa brillante in-
dividualité. L'élément républicain y dominera, quoi qu'on fasse, non
pas tant parce qu'il est conquérant de sa nature, que parce que l'al-
liance s'est opérée à son profit. Les hommes illustres et honorables
qui se tenaient, depuis assez long-temps, à l'extrême limite de la
monarchie et sur la pente de la république, ont enfin, qu'ils le sa-
chent ou qu'ils ne le sachent pas, franchi leur Rubicon. Leur opinion,
déjà suspendue entre le présent qu'ils détestaient et l'avenir qu'ils
croyaient apercevoir, a tout-à-fait perdu terre; ils ont cessé d'exister
à l'état de parti.
Les républicains, au contraire, ont fait preuve d'une extrême ha-
bileté. Rejetés violemment peut-être en dehors de l'ordre légal, ils
viennent d'y rentrer par adoption, et d'y mettre garnison des leurs.
Privés de chefs notables, et n'ayant plus la liberté d'exposer leurs
opinions sans réticence ou sans déguisement, ils ont brigué et ob-
tenu le patronage qu'ils pouvaient le plus souhaiter, celui des prin-
:362 REVUE DES DEUX MONDES.
cipaux fondateurs de l'ordre polilique qui est sorti de la révolution
de juillet. Ils ont des noms à présent, et le temps leur donnera des
doctrines, car ils passent de l'état de protestation à l'état de discus-
sion; les républicains tendent à se transformer en radicaux.
Quant à l'opposition proprement dite , l'influence qu'exercera sur
ses destinées la retraite des puritains , et leur alliance avec le parti
radical, n'apparaît pas aussi clairement à tout le monde. Les consé-
quences éloignées ne peuvent manquer d'être favorables, mais l'effet
immédiat sera désastreux.
Ce que l'opposition gagne à se séparer de l'extrême gauche, c'est
d'abord cette homogénéité d'opinion qui constitue la force, et qui est
l'existence même d'un parti. Quand une fraction parlementaire a
plusieurs chefs , elle n'en a aucun ; une opinion qui reconnaît plus
d'un symbole, admet dans son sein la confusion des langues ; une
religion politique qui s'associe des hommes de doute devient un ob-
jet de dérision. Le parti qui pense que l'expérience de la monarchie
n'est pas faite, prend donc une attitude plus nette en rompant avec le
parti qui estime que cette expérience a déjà tourné irrévocablement
à la condamnation de la monarchie. L'opposition cesse de paraître
solidaire des répugnances qu'elle ne partage point.
Un résultat plus précieux, à notre avis , c'est que chacun recouvre
son indépendance d'action. L'extrême gauche, par son immobilité
même , n'empêchait pas seulement le progrès , elle arrêtait aussi le
mouvement. Par cela même qu'elle se tenait dans l'observation, re-
fusant d'agir, et blâmant ceux qui agissaient, elle imposait à tout le
monde la même inertie. Dégagée de cette pression, la gauche pure
sera libre de concourir, selon l'occasion, ou de refuser son concours
au gouvernement. Elle ne restera pas éternellement dans la région
des impossibilités et des antipathies ; elle ne dira plus du pouvoir,
comme le ci-devant jeune homme de son habit : « Si j'y entre , je n'en
veux pas. »
Dans les partis, comme dans le corps humain , aucun déchirement
ne s'opère sans douleur. La retraite de l'extrême gauche va laisser,
pendant quelque temps , un grand vide dans les rangs de l'opposi-
tion; et la défaveur de l'alliance républicaine pourra bien rejaillir,
par un reste de solidarité entre les deux fractions qui se séparent,
jusque sur ceux-là même qui l'ont repoussée. L'apparition du comité
a gravement compromis les candidatures de l'opposition ; car les can-
didats de la minorité libérale ont été placés dans l'alternative, ou de
renier son patronage et de se priver ainsi d'auxiliaires utiles , quoi-
l'opposition et le parti radical. 36B
que peu nombreux , ou de le subir, en courant le risque de s'aliéner
à jamais les opinions tièdes, mais honnêtes, que le voisinage de la
république effraie. On a donné un prétexte à la peur.
Le pouvoir avait usé contre l'opposition ses moyens d'attaque ,
et semblait disposé à une sorte de neutralité. On lui a fourni le thème
le plus commode d'agression. Il n'y a qu'à reprendre tous les lieux
communs qui ont traîné depuis six ans dans les journaux. On accu-
sera, n'en doutez pas, les signataires du comité et leurs adhérens,
de complicité avec l'émeute , ou tout au moins avec le dé ordre
moral f dernière fantasmagorie qui a servi à faire voter les lois de
septembre. On dira que MM. Laffltte, Arago et Dupont de l'Eure
s'associent aux projets ou aux espérances des éternels ennemis de la
monarchie; on le dira, et le caractère bien connu des honorables
députés ne les défendra pas pour tout le monde d'une imputation que
leur présence dans le comité semble justiGer.
Les auteurs de cette coalition ont réservé, il est vrai, ou ont cru
réserver pour chacun d'eux, en y entrant, l'intégrité et la liberté de
ses opinions. L'alliance n'avait, dans leur pensée, qu'un seul objet,
les opérations électorales; et, les élections faites, les auxiliaires que
l'on appelait devaient être licenciés. Mais autre est la volonté des
personnes , autre la force des choses. L'alliance , on le prévoit sans
peine, survivra aux circonstances qui l'ont amenée; un choix libre,
quoique peu réfléchi, a formé ces liens, la nécessité les rivera.
Les a[)ologistes du comité ont mauvaise grâce à objecter qu'une
association de votes dans la lutte électorale n'est pas une fusion
d'opinions; car, de tous les actes de la vie politique, l'élection est
celui qui engage le plus l'opinion du mandataire et celle des commet-
tans. Un député radical qui brigue les suffrages de l'opposition con-
stitutionnelle, contracte, en dépit de lui-même, l'obligation de respec-
ter l'ordre établi. Un député de l'opposition nommé par le concours
des radicaux, et qui accepte ce concours, devient leur organe à
quelque degré. Le tempérament le plus solide ne résiste pas aux
influences d'un milieu délétère; et si l'on veut conserver sa raison, il
ne faut pas aller s'enfermer dans une maison de fous.
En fait, il n'y a pas d'exemple d'une coalition formée en vue des
élections, qui n'ait prolongé son existence au-delà; commencée dans
les collèges , elle se continue naturellement dans la chambre, et passe
des causes aux résultats. En 1827, les mêmes opinions dont l'alliance
avait renversé M. de Villèle, restèrent unies sous le ministère Mar-
tignac et signèrent de leurs votes l'adresse des 221; en deux anS;,
364 REVUE DES DEUX MONDES.
elles avaient franchi ensemble l'intervalle qui sépare un changement
de ministère d'un changement de dynastie. La coalition de 1837 n'a
certainement pas la même portée ; mais il sera difficile à ceux qui
l'ont provoquée de la rompre quand ils le voudront, car ce serait
s'isoler, et courir au suicide pour éviter la contagion.
Dans le mouvement des partis politiques , nous ne connaissons
d'alliances fortes et honorables que celles que l'on peut avouer hau-
tement. Du moment où le comité s'est cru obligé de dissimuler ou
d'atténuer ce qu'il avait fait, lorsque M. Laffîtte et M. Mauguin , en
s'asseyant à côté de M. Garnier-Pagès , ont senti la nécessité de dé-
cliner toute solidarité de doctrines avec leur nouvel allié , dès ce
jour la position n'a plus été tenable pour aucun d'eux. Ils se sont
condamnés à des explications et à des apologies sans fin, oubliant
qu'une situation est déjà fausse quand il faut l'expliquer au public,
qui ne la comprend pas.
Voyez en effet la contradiction : l'on prétend que la coalition re-
présentée par le comité n'est pas une alliance de principes , que les
hommes qu'elle réunit, faisant abstraction de leurs opinions politi-
ques , n'ont d'autre but que d'obtenir des députés indépendans, et
de sauver la pureté des élections. Cela étant, nous ne concevons pas
que Ton ait décliné l'alliance des légitimistes en se résignant à celle
des républicains. Pourquoi exclure M. Berryer, sil'onadmetM. Gar-
nier-Pagès? L'un et l'autre ne sont-ils pas à une égale distance de
l'établissement du 7 août? Et quand on professe l'indifférence des
opinions, est-il permis de faire acception des personnes et des partis?
Nous remarquons , à l'honneur des puritains , qu'ils n'ont pas été
conséquens avec eux-mêmes. La raison l'a emporté sur la logique.
C'était assez d'une monstruosité telle que l'alliance d'un parti publi-
quement hostile au principe du gouvernement; ils n'ont pas voulu en
commettre une plus grande , en pactisant avec des hommes qui ont
besoin de l'étranger. Grâces leur soient rendues de ce que leur
haine pour le pouvoir actuel ne va pas jusqu'à les réconcilier avec
les ennemis d'une révolution qui est leur plus beau titre à la recon-
naissance du pays.
Le comité s'autorise des exemples de 1827, pour affirmer que les
partis les plus opposés de principes et d'intentions peuvent faire
alliance ensemble pour changer une majorité qui leur paraît corrom-
pue. Il se plaint de ce que l'on blâme aujourd'hui ce que Ton approu-
vait alors, et pense établir entre les époques et les circonstances
une parfaite parité. Il est vrai que la société Aide-toi^ le Ciel t'aidera,
l'opposition et le parti radical. 365
qui dirigeait le mouvement électoral des dernières années de la res-
tauration , renfermait aussi des hommes dont les vues allaient au-
delà d'un changement de ministère, et qui voulaient renverser la
monarchie. Mais ces hommes étaient en minorité dans le comité prin-
cipal; leurs opinions , trop excentriques ou trop avancées , n'avaient
pas d'ailleurs le moindre écho dans les collèges électoraux. En dépit
des tentatives avortées et oubliées du carbonarisme, ces convictions
n'étaient pas sorties du vague de la théorie, et ne méritaient pas le
nom de parti. M. Guizot pouvait donc, sans trop compromettre le
succès de l'opinion libérale, siéger auprès de M. Garnier-Pagès , et
M. Agier auprès de M. Cavaignac.
Les positions respectives sont bien changées. Quand les républi-
cains se montreraient aujourd'hui tout-à-fait résignés à n'employer
désormais, contre leurs adversaires, que les seules armes de la dis-
cussion, dépendrait-il de nous d'oublier que c'est le même parti qui
leva, dans les rues de Paris, en 1832, le drapeau de l'insurrection,
et qui troubla de nouveau, en 1834, le repos de nos deux plus
grandes cités? En 1827, on n'avait en face de soi que des théoriciens;,
en 1837, ce sont des hommes d'action, qui portent partout avec eux
l'épouvantail d'un passé encore saignant.
Après tout, la question n'est pas de savoir si, dans la coalition
de 1827, il se rencontrait des principes hostiles à la royauté, ni si
M. Guizot était entouré de républicains dans la société Aide-toi,
comme M. Laffltte dans le comité de 1837; mais bien si le point
commun de l'alliance, le symbole proposé aux électeurs, le mot de
ralliement jeté à l'opinion publique, était alors, ce qu'il n'est pas
aujourd'hui : « la Charte et la monarchie. »
Voilà ce qui nous paraît incontestable , voilà ce que l'on ne saurait
nier, sans détruire l'histoire elle-même, en présence des témoignages
encore vivans , et au lendemain d'une révolution qui n'a pas eu be-
soin de joncher le sol de ruines pour s'établir.
Oui, la Charte était alors le vœu de la France, la Charte qui con-
tenait la monarchie. L'opposition criait : « vive la Charte I » parce
que la Charte était menacée par le pouvoir; elle s'attachait à l'ordre
légal, pour mieux lutter contre l'arbitraire; c'était la force d'un côté,
et de l'autre le droit. L'opposition libérale, on ne le sait que trop,
combattit pendant quinze ans avec des armes et des fortunes diverses.
Tant qu'elle conspira ou qu'elle encouragea les conspirations, le
pays ne reconnut pas sa voix ; elle fut réduite à végéter dans les
clubs et à disputer péniblement quelques têtes à l'acharnement du
366 REVUE DES DEUX MONDES.
parquet. Son rôle ne s'éleva et ne s'agrandit que du moment où lui
vint l'heureuse inspiration de placer ses griefs et ses tendances sous
la protection des lois. Ce fut alors que la tribune lança des foudres,
que la presse politique devint une puissance, et que l'opposition sup-
planta véritablement le ministère dans le gouvernement des esprits.
La Charte était le cri de l'opposition parlementaire dans ces mémo-
rables séances où Foy et Benjamin Constant fondaient les principes
de notre droit public. La Charte était le cri que le peuple opposait
aux charges de cavalerie et au coup de collier de la rue Saint-
Denis. La Charte était le cri de la jeunesse, et comme le pôle de la
philosophie que lui enseignaient les plus éloquens, sinon les plus fer-
vens novateurs. L'opposition se ralliait à la Charte, autant par né-
cessité que par choix ; l'opposition était et devait être un parti légal,
parce que l'on crie : « vive les lois, » jusqu'au milieu de la révolution
qui vient les changer.
Au reste, ce qui prouve que la France voulait la monarchie en 18^7,
c'est qu'elle a été maintenue en 1830 sans opposition, et, à peu de
chose près , du consentement de ceux-là même que cette forme de
gouvernement satisfaisait le moins.
On l'a dit avec raison, le point sur lequel les diverses nuances de
l'opposition s'accordèrent en 1827, le principe qu'elles flrent passer
avant toute vue de parti , c'est précisément celui que la coalition de
1837 vient de réserver et de mettre en dehors , à savoir : la charte
et la monarchie. Mais qu'est-ce donc qu'élire des députés? N'est-ce
pas faire un acte légal et constitutionnel? Et pour exercer un droit
de ce genre, est-il possible, est-il permis de faire abstraction de la
constitution?
En Angleterre, les whigs, qui sont le parti ministériel, ne craignent
pas de s'allier aux radicaux, parti de mille nuances, et qui confine à
la république par ses extrémités. Mais cette alliance se conclut, de
part et d'autre, sur le terrain de la constitution. Les radicaux prê-
tent serment , portent la santé de la reine, parlent de réformer et non
de renverser. Ainsi la coalition est politique à la fois et morale; entre
les alliés il ne peut être question que de la mesure dans laquelle les
réformes seront circonscrites; les uns veulent le plus, et les autres le
moins; mais aucun ne demande à changer ce qui est, et ne consen-
tirait peut-être à marcher au progrès par une révolution.
Soyons de bonne foi ; la question se pose-t-elle ici dans les mêmes
termes? Le parti républicain, qui se transformera, nous le croyons,
par la force des choses, en parti purement radical, avait-il déjà opéré
l'opposition et le parti radical. 367
cette transformation lorsqu'il est entré dans le comité? N'a-t-il pas
stipulé, au contraire, très expressément , la réserve de ses espérances
et de ses opinions dans leur intégrité? Or, s'associer à une pareille
opinion, même pour un jour, même pour un seul acte de la vie poli-
tique, c'est conspirer malgré soi, conspirer de cette conjuration mo-
rale qui ne tombe pas sous l'action des lois, mais qui engage la con-
science et l'avenir d'un parti.
Quelle peut être en effet la base d'une alliance électorale qui
débute par ne tenir aucun compte des institutions, et dont les mem-
bres se croient libres de comprendre la charte dans leur traité ou de
l'excepter? Vous vous accordez sur tout le reste; mais le reste,
qu'est-ce? demandent justement les doctrinaires. Et le comité ne ré-
pond pas à cette foudroyante interpellation!
Nous sommes fort éloigné de prétendre que la charte de 1830 soit,
comme on le disait, en 1828, de la charte de 1814, le dernier mot du
système représentatif; mais, telle que nous l'avons, elle résout,
pour le moment, toutes les questions de forme que l'on puisse agiter
dans le jeu régulier des pouvoirs. Et si le bon accord du comité por-
tait sur quelqu'une de ces difficultés sans porter en même temps sur
la charte, il faudrait en conclure que la coalition ne se contente pas
de réserver la constitution, mais la proscrit.
A défaut d'un programme politique, est-il dans les desseins du
comité de se faire le promoteur de quelque réforme qui touche au
fonds même de la société? Les coalisés adopteraient-ils, par exemple,
la définition donnée par Robespierre et Saint-Just du droit de pro-
priété? Ont-ils quelque constitution nouvelle du travail à nous propo-
ser? Ont-ils inventé un expédient qui mette fin aux misères et aux
douleurs du paupérisme? Que feront-ils du crédit et que feront-ils
pour l'industrie? Si le but de l'alliance est plutôt social que politique,
pourquoi ne pas conserver la forme d'une école philosophique, et
d'où vient que l'on affecte la valeur ainsi que l'influence d'un parti?
Ni ceci, ni cela; la coalition est tout et n'est rien. Elle n'a point
d'objet avoué ni de principes reconnus ; elle embrasse tous les chan-
gemens possibles ou impossibles, sans en avoir précisément un seul
en vue. Mais du fond de ce chaos paraissent sourdre des tendances
mystérieuses et encore mal arrêtées, qui finiront par se dessiner.
La république y est en germe; ce n'est pas la monarchie qui s'y
développera.
On a beaucoup dit que, dans toute alliance d'opinions, le parti
le plus avancé doit dominer et donner son nom. Cela n'est pas tou-
368 REVUE DES DEUX MONDES.
jours vrai. Quand le parti modéré a pour lui l'avantage du talent ou
même celui du nombre et de la popularité, les opinions extrêmes se
réduisent d'elles-mêmes au second rang. Mais ici la supériorité ap-
partient, sous tous les rapports, à la fraction républicaine de la
coalition. Les membres de la gauche parlementaire qui émigrent
vers cette région brûlante , n'y apportent que leur influence per-
sonnelle, et l'unique orateur de cette petite église se trouve être
rhomme qui met le plus d'habileté à perdre les causes qu'il défend.
Le chef de la fraction radicale, au contraire, M. Garnier-Pagès , unit
aux qualités de l'orateur celles de l'homme d'affaires et de l'homme
d'action. Sa position est la plus belle et la plus éminente , car la plu-
part de ses alliés, tout en déclarant qu'ils ne croient pas à la possibi-
lité d'un gouvernement républicain en France, s'avouent républicains
d'avenir. De plus, le parti qu'il représente manœuvre avec un cer-
tain ensemble , et s'est formé à la discipline dans le malheur. Aussi
M. Garnier-Pagès et les radicaux disposent-ils à peu près souverai-
nement du comité; on leur abandonne le soin de diriger les correspon-
dances, et il est facile de reconnaître, dans les candidatures recomman-
dées publiquement, la prépondérance qu'ils ont bientôt su conquérir.
Nous avons exposé, avec une entière sincérité, les conséquences,
tant prochaines qu'éloignées, de la scission, depuis long-temps pré-
vue, qui vient enfin d'éclater parmi les membres de l'opposition. Tous
les hommes qui veulent conserver à l'opposition parlementaire son
caractère légal, députés ou écrivains, ont dû s'abstenir de prendre
part aux travaux d'un comité qui recevait dans son sein les organes
du parti républicain. Nous tenons à honneur d'avoir été du nombre
des protestans (1). Mais nous allons peut-êtreplus loin qu'aucun d'eux
dans notre opposition à tout traité de paix avec les radicaux. Dans
notre pensée , l'avenir de la société française ne leur appartient pas
plus que la direction du temps présent. Les idées qu'ils reproduisent
ont été mises à l'épreuve dans d'autres circonstances, elles ont eu leur
à-propos et leur utilité; mais c'est désormais un passé qu'il faut relé-
guer, comme tous les autres, dans le domaine de l'histoire, et non
destiner à l'application.
-Une idée neuve peut-être, mais non pas féconde, avait été lancée,
(1) M. Léon Faucher s'est retiré du comité lorsque l'alliance entre l'extrême gauche et la
traction républicaine est devenue irrévocable. lia partagé cette détermination avec M. Cham-
bolle, rédacteur du S/èrZc, et M. Ferdinand Barrot. M. Odilon Barrot, qui n'était pas à
Paris, avait déclaré catégoriquement, quelques jours auparavant, dans le sein du comité,
qu'il ne pouvait pas faire partie d'une réunion où siégeraient aussi M. Garnier-Pagès et ses
amis. {N-d.D-.}
l'opposition et le parti radical. 369
en 1831, comme un ballon d'essai, des rangs du parti républicain.
Pendant que l'école de M. Guizot allait chercher en Angleterre les
exemples et les principes du système représentatif, l'imagination d'un
grand écrivain, qui se trouvait à l'étroit dans la monarchie, avait
passé les mers pour observer, dans l'histoire des États-Unis, com-
ment s'établit et comment se conserve la liberté. M. Carrel ne pro-
posait pas toutefois l'imitation pure et simple du régime américain;
il voulait, au contraire, dégager le principe de la présidence élec-
tive du système fédératif, qui est la forme dont les États-Unis l'ont
revêtu. Tout comme il défendait la mémoire des girondins d'avoir
jamais songé à rompre le lien de la nationalité française, ainsi , pour
accommoder la république américaine à nos conditions de territoire
et de civilisation, il prétendait substituer, dans l'expérience qu'il
suggérait, l'unité de la nation à une fédération d'états.
Les formes de gouvernement varient comme les époques et comme
le caractère des peuples. On ne les importe pas de l'étranger avec la
même facilité qu'une machine ou qu'un procédé à l'usage de l'indus-
trie. L'imitation, en pareil cas, n'est que la compression du génie
national. Veut-on atténuer et modifier le type que l'on choisit? cet
éclectisme n'est bon qu'à l'énerver ou qu'à le défigurer. Malgré le
secours d'un admirable talent et d'une énergique volonté, Carrel n'a
jamais popularisé que sa personne. L'idée au service de laquelle il
avait dévoué son existence n'a jamais été comprise ; elle est restée
étrangère à toutes les secousses politiques, elle a fait peu de prosé-
lytes, et elle a péri avec lui. Le journal qui la représentait appartient
maintenant, dans le même parti, à un autre système d'opinions.
En dehors de cette pensée brillante, mais éphémère, le mouve-
ment républicain n'a pas produit un seul aperçu nouveau : il procède
encore directement de 91 et de 93; il a les instincts nationaux du
parti montagnard , quelque chose de son activité , de son énergie et
de son dévouement; mais c'est aussi le même ordre d'idées. Les
hommes sont jeunes, les principes sont anciens. En politique comme
en économie sociale , nos radicaux ne connaissent que la dictature
pour trancher les difficultés. C'est à un peuple homme fait qu'ils
prétendent appliquer un expédient qui n'a jamais convenu qu'à l'en-
fance des sociétés.
^§^On?attribue à M. Royer-Collard un mot qui nous paraît d'un sens
profond : or La république, aurait-il dit, a contre elle les républi-
cains d'autrefois et les républicains d'aujourd'hui. » Ou nous nous
trompons fort, ou les républicains d'aujourd'hui et les républicains
TOME XII. 24
370 REVDE DES DEUX MONDES.
d'autrefois sont politiquement les mêmes personnes ; il n'y a de dif-
férence entre eux que celle des mœurs, qui portent nécessairement
l'empreinte du temps où l'on vit.
Nous avons, quant à nous, la certitude de ne rencontrer les répu-
blicains pas plus dans l'avenir que dans le présent. Voilà pourquoi il
nous paraît que l'opposition ne fait pas assez en s'abstenant de coo-
pérer, avec le parti républicain , à l'œuvre d'un comité électoral , et
qu'elle devrait encore refuser son suffrage, dans les collèges, à tout
candidat, légitimiste, républicain ou doctrinaire, qui n'acceptera pas,
sans arrière-pensée, les institutions du pays. On ne peut pas voter
pour la monarchie , et contribuer en même temps à la nomination
d'un député qui voterait, au besoin, contre la monarchie. Si la sépa-
ration n'est pas complète, si elle ne s'opère pas d'une extrémité à
l'autre de l'échelle représentative, elle na pas de sens ni de ré-
sultat.
Il est inutile de rechercher si M. Odilon Barrot a été exclu du
comité central, ou si, comme on affecte de l'affirmer, l'honorable
député s'est exclu lui-même. M. Barrot, en déclarant qu'il ne pouvait
pas faire partie d'une réunion où siégeraient aussi les amis de M. Gar-
nier-Pagès, ne se dissimulait plus que l'extrême gauche, après avoir
long-temps hésité entre l'opposition constitutionnelle et l'opposition
radicale, en était venue à préférer l'aUiance de ce dernier parti; et les
fondateurs du comité, en y introduisant M. Garnier-Pagès , n'igno-
raient pas qu'ils allaient prononcer l'exclusion de M. Odilon Barrot
et de ses amis. Tout s'est fait, des deux parts, en parfaite connais-
sance de cause. L'extrême gauche a dû s'attendre à porter la res-
ponsabilité de l'alliance républicaine qu'elle a provoquée, appuyée,
et scellée de son consentement; quant à la responsabilité de la scis-
sion qui émancipe définitivement la minorité parlementaire, c'est un
titre de gloire, c'est un précédent moral dans les mœurs représen-
tatives , que M. Odilon Barrot n'aura pas la faiblesse de répudier.
Quelle que fût, dans la pensée de ses promoteurs, la portée de la
coalition , les circonstances en ont fait un événement important. II
n'est plus possible de réduire à l'insignifiance d'une transaction pas-
sagère, une combinaison qui a eu pour premier résultat de couper
en deux l'opposition, et qui va modifier par contre-coup la situation
de tous les partis. Rien de plus grave ne s'était passé, en France,
depuis l'apparition du cumpte-rendu.
On a charitablement insinué ( il est vrai que l'insinuation part d'un
rival ) que M. Barrot, séparé de l'extrême gauche, n'avait plus qu'à
l'opposition et le parti radical. 3??1
se rapprocher du parti ministériel. Le rapprochement ne serait ni
possible, ni convenable; et nous aimons à croire que M. Mauguin,
dans la position de M. Odilon Barrot, traiterait avec le même dédain
un semblable avertissement. Ce qui est vrai, c'est que l'opposition,
n'étant plus retenue par les mêmes embarras et ne rencontrant plus
les mêmes obstacles, son attitude doit infailliblement changer; nous
dirons en quoi.
Les élections prochaines ne s'annoncent pas comme devant opérer
un déplacement notable dans les opinions. Les partis extrêmes y per-
dront; quelques hommes nouveaux seront amenés sur la scène, et
les députés réélus reviendront, nous ne dirons pas plus concilians,
mais avec des dispositions plus franches à l'impartialité : cela suffît
pour substituer, dans le travail parlementaire, les affaires aux pas-
sions. La session qui va s'ouvrir, si nous voyons juste, n'aboutira
politiquement qu'à l'exclusion définitive de M. Guizot. Le centre droit
cessera d'être le pivot de la majorité.
Nous ne croyons pas queM.Thiers songe à renverser le ministère;
et M. Guizot ne le pourra pas. Le cabinet se présente aux chambres,
protégé par l'éclat d'un succès militaire, genre de séduction auquel
l'opinion publique résiste difficilement. Il trouvera les députés indé-
cis, sans alliances formées, sans engagement pris, et au milieu de
ces tâtonnemens qui ne produisent d'abord que des majorités d'oc-
casion. Tout faible qu'on croie le ministère, il est probable qu'il tra-
versera la session. M. Mole a donné l'amnistie, et a fait prononcer la
dissolution de la chambre; il a servi de transition entre la domination
du centre droit et celle du centre gauche; il a favorisé avec habileté
la décomposition et le renouvellement des opinions; mais là peut-être
finira sa mission. C'est un assez beau rôle que celui de fermer et de
combler le passé.
Le centre gauche deviendra probablement la base de la majorité,
car le centre gauche, c'est le pays avec ses instincts révolutionnaires
et ses incertitudes politiques : une tendance plutôt qu'un parti. Les
chefs de cette fraction de la chambre ont des antécédens administra-
tifs et une notabilité parlementaire qui les rendent propres à gouver-
ner; ils sont hommes d'application plutôt que de théorie, et comptent
dans leur bagage plus Ce règles de détail que de principes généraux.
Comme les whigs en Angleterre, ils forment véritablement la tran-
sition entre deux régimes, et représentent, à tous les titres, l'empire
de la bourgeoisie.
Il est et il doit être dans la politique de l'opposition de favoriser
24.
372 REVUE DES DEUX MONDES.
l'avénement du centre gauche aux affaires. Mais cette alliance ne
saurait avoir ni l'intimité ni les conséquences d'une étroite associa-
tion; c'est la neutralité, et, dans certains cas, l'opposition bienveil-
lante d'un héritier présomptif. M. Odilon Barrot ne peut pas par-
tager le pouvoir avec M. Thiers , et l'opposition ne trouve pas sa
place dans un ministère de coalition. D'autres feront les frais des
combinaisons intermédiaires qui amèneront le gouvernement dans
ses voies.
En formant une opposition légale et pratique , qui se place , à son
rang , sur les degrés du pouvoir, nous entrons dans une situation
excellente, dans une situation meilleure, à beaucoup d'égards, que
celle où se trouve l'Angleterre, depuis 1832. En Angleterre, la ré-
forme n'a fait éclore aucun parti, et n'a pas sensiblement renouvelé
le terrain où étaient campés les vieux partis. Ils sont toujours par-
tagés en trois grandes divisions ; le peuple ne connaît pas d'autres
noms de guerre que ceux de tories , de uliigs , et de radicaux. Il
y a bien quelque chose entre les whigs et les tories depuis la dé-
fection de lord Stanley, quoique ce parti intermédiaire ait disparu
presque entièrement dans les dernières élections; mais il n'y a rien
entre les whigs et les radicaux, aucune halte possible dans le pro-
grès, en sorte que si, quelque anneau de la coahtion libérale venant
à se rompre, le ministère Melbourne perdait la majorité, on n'aurait
plus ni majorité , ni parti, ni ministres préparés à gouverner.
Notre bonne étoile veut que nous n'en soyons plus réduits à la même
indigence. Après M. Mole, M. Thiers est possible; après M. Thiers
viennent les nuances plus vives du centre gauche et les hommes
tels que MM. Dupin, Dufaure et Vivien; après ceux-ci, M. Odilon
Barrot et l'opposition; après l'opposition, les radicaux, qui ne tarde-
ront pas à détacher quelque avant-garde pour combler la distance
entre eux et M. Barrot. Ainsi les partis s'échelonnent, et avec les
partis les phases de la monarchie. Ce sont autant de gages donnés
à l'esprit de réforme, autant d'engagemens pris contre l'esprit de
révolution. Dès ce moment, la marche du gouvernement constitu-
tionnel est assurée.
On interpréterait mal notre pensée, si l'on croyait que ce que nous
conseillons à l'opposition légale, c'est tout simplement d'avoir un peu
plus d'ambition. Il ne faut pas tendre au pouvoir, si l'on veut l'oc-
cuper honorablement et sûrement. Mais le but sérieux et digne que
doit se proposer un parti national, c'est de résoudre, d'une manière
certaine, les difficultés devant lesquelles hésite l'opinion publique, et
L^OPPOSITION ET LE PARTI RADICAL. 373
qui en suspendent l'action. Toute opposition vraiment constitution-
nelle doit avoir en soi le noyau d'un gouvernement.
La gauche parlementaire a vécu jusqu'ici un peu trop de son passé.
Elle a cru qu'il suffisait de rester fidèle aux principes de 89, et de
commenter les préceptes de droit constitutionnel qui jaillirent, sous
la restauration, des besoins de la lutte, pour voir les idées se déve-
lopper dans cette direction. Elle a laissé faire et n'a pas fait faire. Les
nécessités de la pratique l'ont presque toujours prise au dépourvu;
et quand les évènemens ont soulevé des questions que ne comprenait
pas son dictionnaire, elle en a mal à propos abandonné la discussion
aux derniers venus. C'est ainsi que les saint-simoniens et les répu-
blicains l'ont impunément supplantée dans l'attention publique pen-
dant quelques années. Elle a renoncé beaucoup trop tôt à l'étude pour
l'action. De là vient qu'elle a des orateurs et n'a pas de penseurs, et
que, comptant plusieurs têtes, elle n'a jamais obéi à un chef.
Ce qu'il faut soigneusement conserver de la gauche parlementaire,
c'est sa position et la direction de ses opinions ; ce qu'il faut étendre,
c'est le cadre même des idées qui bornaient son horizon ; ce qu'il faut
renouveler, c'est le personnel du parti, par une infusion de sang
jeune et chaud. Plus qu'aucune autre opinion, l'opposition a besoin
d'hommes nouveaux , parce que sa nature n'est pas d'attendre l'im-
pulsion, mais de la donner. M. Odilon Barrot est un admirable chef
de file pour payer de sa personne et pour tenir d'une main ferme le
drapeau d'un parti; mais il est à peu près seul, et manque de lieute-
nans qui le secondent ou l'excitent dans l'occasion. D'autres élabore-
ront les doctrines qu'il a toute l'autorité nécessaire pour promulguer,
quand elles seront parvenues à leur point de maturité.
Nous avons à fonder la monarchie démocratique , en réconciliant
le nombre avec l'intelligence, et en rétablissant l'harmonie entre
les intérêts matériels et les intérêts moraux. C'est une œuvre sans
précédens , où chaque pas est comme l'inconnue d'un problème à
dégager. L'histoire ne nous a montré jusqu'ici la liberté dans les
monarchies que comme la résultante de deux forces qui se faisaient
équilibre , l'aristocratie et la royauté. Nous ne sommes pas accou-
tumés à concevoir la grandeur en dehors de l'arbitraire, ni la
fixité dans un pouvoir sans tradition. La tâche de l'opposition con-
siste donc à travailler l'opinion et à se travailler elle-même. Grande
et glorieuse mission, s'il lui est réservé de la mener à fin.
LÉON Faucher.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
— B'tT'OtT"
31 octobre 1837.
Après quelques jours d'incertitude et de pénible attente, on a enfin reçu,
le 23, à Paris, une dépêche télégraphique du général Valée, qui annonçait
la prise de Constanline. Mais cette signature seule annonçait en même temps
une grande perte. Le gouverneur-général des possessions françaises en
Afrique, commandant en chef de l'expédition, M. le général Damrémont,
avait trouvé, le 12, une mort glorieuse sous les murs de Constantine, la
veille même du triomphe de nos armes. M. Valée, le plus ancien des lieu-
tenans-généraux présens, avait pris aussitôt le commandement du siège, et
il a recueilli la plus belle part d'un succès que ses dispositions savantes, sa fer-
meté, sa vieille expérience, avaient tant contribué à préparer. M. Valée avait
fait, en se rendant à Constantine, un sacrifice qui coûte toujours beaucoup
au cœur d'un vieux général; il s'était résigné à servir sous les ordres d'un
officier moins ancien que lui, et ce sacrifice, il l'avait fait sur les pressantes
instances du roi et de M. le président du conseil, pour assurer, autant qu'il
était en lui, un résultat dont l'honneur des armes françaises en Afrique et
l'avenir de notre domination en ce pays dépendaient également. Les évène-
mens ont pris à tâche de justifier les prévisions qui avaient porté M. Mole à
réunir pour l'expédition de Constantine un ensemble de moyens extraordi-
naires, li a été heureux qu'après la mort du général Damrémont, la con-
fiance du soldat fût soutenue par la présence d'un chef aussi digne d'en
inspirer que M. Valée, et aujourd'hui sans doute il se félicite lui-même
d'avoir rafraîchi en Afrique ses vieux lauriers.
Préoccupé des pertes cruelles faites par l'armée dans cette glorieuse expé-
dition et dts embarras qu'une pareille conquête entraîne après elle, le général
en chef s'était borné, dans son rapport officiel, à constater les résultais
acquis et les premières mesures d'urgence adoptées pour se maintenir en
possession de la place. Mais avant que le temps lui eût permis de signaler,
dans un rapport plus circonstancié, la belle conduite de M. le duc de Nemours,
les applau(iissemens de l'armée entière ont retenti jusqu'en Fraace. Toutes
les correspondances de l'armée, accueillies sans défiance par les journaux:
REVUE. — CHRONIQUE. 375
de toutes les opinions, se sont changées en un concert unanime et spontané
d'éloges non suspects , pour caractériser la part que le second iils du roi avait
prise au plus beau fait d'armes accompli depuis la révolution de juiiiet; et si
le récit du siège de Gonstantine rentrait dans le cadre de cette chronique,
nous n'aurions qu'à enregistrer ces honorai3les témoignages rendus par la
voix publique à M. le duc de Nemours. On s'en est plaint, nous le savons;
car de quoi ne se plaint-on pas? Lt pourtant ces éloges ne sont-ils pas aussi
flatteurs pour le jeune prince que la pompe du panégyrique officiel , toujours
accusé de flatterie, quoi qu'on en dise? Pour nous, si nous regrettons des
lacunes dans le rapport du général Valée, ce n'est pas celle-là, comblée, eu
même temps qu'aperçue , par des mains qui ne s'en doutaient guère : c'est,
nous devons le dire, la liste des morts, et surtout des officiers, dont les
familles restent en proie à la plus affreuse anxiété.
Nous avons vu avec peine que des esprits bien peu français aient cherché à
rabaisser la gloire et à dimitmer l'importance de ce beau succès. La prise
de Gonstantine est en elle-même un événement des plus heureux et des plus
graves pour notre pays, à ne considérer que la splière immédiate des inté-
rêts qui s'y rattachent. Mais pour le bien juger, il faut l'envisager d'un
point de vue plus élevé. Il faut se rappeler ces mémorables paroles du rap-
port froid et sans passion de M. le général Valée : « C'est une des actions de
guerre les plus remarquables dont j'aie été témoin dans ma longue carrière; »
il faut se dire que cette armée , qui a déployé le jour de l'assaut une si
brillante valeur, avait opposé à des souffrances inouies une patience, une
résignation et un sentiment du devoir, qui méritent peut-être encore plus
d'admiration. Et puis, il faut voir une grande partie de l'Europe, alliée ou
non , représentée à ce siège par des officiers de mérite qui en auront appré-
cié les difficultés et suivi d'un œil doublement curieux les moindres incidens.
Oui, nous en avons la certitude, plus d un se sera dit et aura écrit confi-
dentiellement que ce sont encore les Français qui tirent le mieux le canon
et poussent le plus loin la baïonnette.
Il n'y a ici, de notre part, ni jactance, ni vaine menace. Nous apprécions
la prise de Gonstantine sous le rapport politique, nous en établissons l'effet
réel sur l'opinion publique de l'Europe, et nous nous en félicitons pour
notre pays, pour notre gouvernement, pour la révolution de juillet.
Mais que va-l-on faire de Gonstantine? A cette question posée aussitôt de
toutes parts, le ministère a laissé répondre que la France garderait Gonstan-
tine. Le ministère a bien fait; c'est une résolution digne de l'homme d'état
qui a voulu l'expédition , qui en a compris toute l'importance pour l'avenir
du cabinet qu'il dirige avec autant d'habileté que de bonheur, qui l'a voulu
heureuse et n'a rien négligé pour que l'entreprise fût couronnée de succès.
Il ne faut pas qu'après la satisfaction obtenue pour l'honneur national, on en
vienne à se demander quel a été le fruit de la mort de tant de braves; il faut
au contraire que ce fruit reste et se développe dans la conservation de notre
conquête. A tout événement, le ministère est en excellente position vis-à-vis
376 REVUE DES DEUX MONDES.
du pays et des chambres, s'il garde Constantine. Depuis ce succès, il se sent
plus fort, plus respecté, plus compté que jamais; il est habile, on s'habitue
aussi à le croire heureux. Pourquoi irait-il de gaieté de cœur renoncer à
ses avantages? Pourquoi se présenterait-il à la nouvelle chambre les mains
vides, quand il peut mettre à ses pieds les clés d'une grande ville , capitale
de l'Afrique romaine, glorieusement conquise?
Nous n'avons jamais, pour notre compte, hésité sur la question d'Alger :
mais supposons que d'autres puissent hésiter, que la nouvelle chambre arrive
incertaine, irrésolue, effrayée des sacrifices qui seraient exigés par une
occupation plus large, plus aventureuse, si l'on veut. Eh bien! nous dirions
encore au ministère qu'il est d'une bonne politique de s'affermir et de
s'enraciner à Constantine. On a besoin de quelque temps pour juger l'effet
moral produit sur une population fataliste par une catastrophe que certaine-
ment elle ne redoutait pas, et qui doit être bien grave à ses yeux, puisqu'elle
a fait des efforts si désespérés pour la prévenir. JNous ne parlons ici que des
Kabaïles et des Turcs : quant aux Arabes, les mêmes idées de fatalisme
agiront infailliblement sur eux, et nous aurons de plus à compter sur une
réaction en notre faveur contre un joug détesté. Ce sont là, du moins, autant
qu'il est aujourd'hui possible de l'entrevoir, les principales données de la
position.
Le ministère n'a probablement pas encore tous les élémens d'une solution
définitive, en ce qui le concerne. Qu'il attende donc et laisse la question
entière. Il a tout avantage à prendre ce parti; car, si les choses tournent bien,
si les Arabes se soumettent ou n'osent remuer de quelques mois, si Con-
stantine est approvisionnée régulièrement des alentours, ou même seulement
ravitaillée sans peine, du camp de Guelma; en un mot, si la conservation
provisoire ne coûte pas trop en hommes et eu argent, le ministère pourra,
sans manquer à la prudence, user de son initiative pour demander aux
chambres les moyens réguliers d'une occupation permanente. Si, au con-
traire, les renseignemens recueillis, l'expérience d'un séjour difficile, l'atti-
tude hostile des Arabes, autorisent à conclure qu'il faudrait jouer trop gros
jeu sur cette carte, le ministère exposera loyalement la situation des choses,
et prendra conseil des chambres avant d'engager sa responsabilité. Nous
croyons, en général, qu'un gouvernement doit donner l'impulsion au lieu
de la recevoir, et qu'une attitude passive ne convient ni à son honneur ,ni
aux intérêts du pays. Il serait fâcheux, sans doute, qu'à chaque question un
peu grave, il vînt humblement demander conseil, même à la représentation
nationale, et ne prît rien sur lui sans autorisation. Mais il y a des questions
tellement importantes, si étendues, si controversées, qu'un ministère sage
fera bien de ne pas résoudre seul , quand rien ne le presse , quand l'honneur
est sauf, et quand il s'agit d'un système qui engage un long avenir. Or, la
question d'Alger est incontestablement de cette nature, et la prise de
Constantine en provoque de nouveau la discussion et l'examen. D'un côté ,
on ne peut la soustraire au contrôle des chambres, et de l'autre, ce contrôle
REVUE. — CHRONIQUE. 377
s'est jusqu'à présent exercé dans un sens de restriction, de parcimonie, de
réserve, qui impose une grande prudence à tout ministère chargé de conci-
lier dans la pratique les vues d'une politique élevée avec les timidités
constitutionnelles du budget. Mais le ministère de M. Mole ne dépasserait
pas ces limites, en gardant Constantine , comme tout indique qu'il le pourra
faire, sans de trop fortes dépenses.
Nous aimons à reconnaître que les organes deTopinion libérale en Angle-
terre n'ont manifesté ni chagrin, ni ombrage, à l'occasion du triomphe de
nos armes. Les journaux tories seuls ont essayé, mais en vain, de raviver
des jalousies éteintes et d'exciter des inquiétudes mal fondées , que nous
croyons le gouvernement anglais fort éloigné de partager. C'est une justice
que nous rendons volontiers au ministère whig, et nous sommes persuadés
que la nation anglaise devient de jour en jour moins accessible à de pareils
sentimens. Mais plus notre alliance avec l'Angleterre , cette alliance qui est
le gage de la paix du monde, se consolidera dans l'avenir, plus aussi nous
pourrons sans témérité engager les forces et les moyens de la France en
Afrique. Ni les Turcs , ni les R.usses, ne nous auraient expulsés de l'Egypte
au commencement de ce siècle, et sans les Anglais nous en serions peut-être
encore aujourd'hui les maîtres. Que l'Algérie nous en tienne lieu, et ne
craignons pas d'ouvrir cette carrière à l'activité nationale, puisque l'alliance
de l'Angleterre est une garantie de plus pour la paisible jouissance du fruit
de nos sacrifices. Il n'y a pas , dit-on , d'alliance éternelle entre les peuples;
c'est vrai. Mais les intérêts et les principes qui ont rapproché, en 1830 , les
deux plus puissantes nations libres de l'Europe semblent de nature à main-
tenir long-temps leur union , et le cabinet du 15 avril a beaucoup fait avec
sa sagesse, comme avec sa discrétion ordinaire, pour l'affermir. Il peut donc
oser en Afrique sans se faire accuser d'imprévoyance; et si nous ne croyions
pas M. Mole résolu à tirer tout le parti possible d'un succès qui honore son
administration', nous lui dirions que ce succès môme, qui a fait tant de
jaloux, tournerait contre lui, le jour où il prendrait soin de diminuer son
importance, en reconnaissant qu'il ne saurait avoir de résultats sérieux.
Tous les hommes qui s'intéressent à la question d'Alger ont lu le curieux
travail publié par M. Bureau de la Malle sous le titre modeste de Rensei^
gncmens sur la province de Constantine . Il serait à désirer que les conclu-
sions générales de ce travail sur la fertilité de la province, sur l'importance
de Constantine, sur les grandes voies de communication établies par les
Romains dans cette partie de l'Afrique, fussent connues de tout le monde.
On serait étonné de ce qu'en rapportent les voyageurs anciens et modernes,
les observateurs les plus désintéressés et les moins suspects d'exagération.
Un savant professeur du Jardin des Plantes, M. Desfontaines , qui a parcouru
la province de Constantine en 1785, a laissé sur l'agriculture et les pro-
ductions végétales du pays les observations les plus complètes et les plus
satisfaisantes, qui s'accordent d'ailleurs avec une foule d'autres témoignages
également recueillis par M. Dureau de la Malle. La ville même de Gonstan-
378 REVUE DES DEUX MONDES.
tine , si éloignée de la mer par la route de Bone, la seule explorée jusqu'à
présent, en serait beaucoup plus rapprochée par plusieurs autres voies , qui
aboutiraient à l'est et à l'ouest des caps Boujarone sur trois points différens
du littoral. A l'ouest, ce serait l'embouchure du Rummel, qui passe sous
les murs de Constantine, et se rend ensuite à la mer par une étroite vallée;
mais les cartes n'indiquent pas de port à l'embouchure de ce fleuve, tandis
qu'à l'est il en existe au moins deux.
La conquête de Constantine nous ouvre donc un large horizon. Qu'il y
ait beaucoup à faire, beaucoup à dépenser pour assurer, dans la réalité, une
partie des résultats que l'imagination et la théorie s'en promettent, nous ne
le nions pas. Que ces résultats aient besoin de quelque temps pour se déve-
lopper, bien loin de le contester, nous désirons que tous les esprits sérieux
en soient bien convaincus. Malheureusement il y a dans le caractère français
une impatience maladive qui nuira toujours aux grandes entreprises, et que
la rapidité même des communications, si avantageuse d'ailleurs, contribue
à entretenir. On vit, au jour le jour, de petits faits qui échappent à la mé-
moire, que l'esprit ne s'attache pas à résumer et à généraliser, et qui, réunis
dans un certain ensemble, constitueraient cependant, aies envisager par
masses , de notables progrès. Il n'y a pas encore sept ans et demi que le dra-
peau français a pris possession d'Alger, et nous nous étonnons qu'il ne soit
pas respecté d'un bout à l'autre de la régence, et nous nous étonnons qu'une
population belliqueuse, fanatique, puissante, n'y reconnaisse pas encore tout
entière notre empire; que tout le territoire ne soit pas couvert d'établisse-
mens français. Mais on oublie que pendant les deux ou trois premières années
la conservation d'Alger a été douteuse; on oublie la mesquinerie des moyens
employés, les changemens si fréquens de gouverneurs et de systèmes, les
tiraillemens des chambres, les incertitudes de l'opinion. Et en vérité, si l'on
tenait compte de toutes ces circonstances, on devrait plutôt s'étonner que
la domination française ait jeté de si profondes racines dans l'Algérie, de
Bone à Oran.
Nous le répéterons à la France et au gouvernement : il faut garder Con-
stantine, A la France, nous dirons que la conquête de la régence est sa
gloire, que c'est un champ immense ouvert à son ambition et à son activité
au profit de la civilisation européenne; mais que, pour l'exploiter avec fruit,
il faut de la persévérance , et qu'on ne peut recueillir au moment oii l'on
sème. Nous dirons au ministère du 15 avril, que ce dernier succès le grandit
et le consolide, comme la prise de la citadelle d'Anvers a consolidé le cabinet
du 11 octobre, (ju'il doit le présenier intact à la nouvelle chambre et ne se
charger en aucun cas de l'impopularité qui s'attacherait à le déclarer stérile.
Un incident bizarre a signalé le retour en France de l'escadre qui s'était
présentée devant Tunis, afin d'y prévenir toute tentative de débarquement
de la part des Turcs. Le contre-amiral Lalande est arrivé assez brusque-
ment, avec plusieurs vaisseaux de ligne, en vue du port de Naples, et, sans
se douter de la frayeur qu'il causait, leur a fait exécuter diverses évolutions
REVUE. — CHRONIQUE. 3T9
SOUS les yeux d'un gouvernement et d'une population en émoi. La peur ne
raisonne pas. On s'est aussitôt imaginé à Naples que c'était une démonstra-
tion hostile, une espèce de menace, et peut-être plus, pour intimider le
cabinet napolitain et le forcer à plus de ménagemens envers la France, pour
lui arracher des concessions auxquelles il se refuse dans l'affaire des bateaux
à vapeur. En conséquence, le gouvernement a mis les troupes sur pied,
armé les canons des châteaux, et pris toutes les mesures de défense qui
étaient en son pouvoir. Mais ces formidables préparatifs, dont notre escadre
aurait eu promptement raison, devaient être inutiles. Les vaisseaux français
disparurent le lendemain et rapportèrent à Marseille, quelques jours après,
l'histoire de la peur qu'ils avaient faite. Ce qui est plus sérieux, c'est l'effet
produite Naples, sur la population, par la vue du drapeau tricolore. Le gou-
vernement des Deux-Siciles fera bien d'en prendre note. Quelle que soit la
modération de notre politique, la propagande constitutionnelle s'opère
toute seule chez des peuples gouvernés sans intelligence, par un despotisme
qui n'est pas môme éclairé.
La prise de Constantine a fait oublier un instant la grande question du
jour, celle des élections. Un si heureux événement, préparé par le choix
habile des hommes qui en ont l'honneur immédiat, et par l'impulsion vi-
goureuse que le ministère avait donnée aux préparatifs de l'expédition , ne
peut manquer de produire sur l'esprit public un effet avantageux au gou-
vernement. Les craintes exagérées que l'opposition s'est hâtée d'accueillir
et de propager, les commentaires injustes et malveillans sur les petits détails
de l'exécution, ne sauraient nuire à la légitime influence de ce beau succès
et lui ôtent des mains une arme dangereuse. Aussi ne la croyons-nous pas
fort à craindre, malgré les efforts du comité central. Embarrassée de ses
alliances, elle n'a pu s'entendre sur la rédaction d'un manifeste, et ce pro-
jet, successivement abandonné et repris, ne recevra point d'exécution.
M. Mauguin avait, dit-on, consenti dernièrement à s'en charger; mais
quand il s'est mis à l'œuvre, il a trouvé la tâche trop épineuse, il a craint de
ne contenter personne , pas même lui-même , de compromettre une coalition
déjà très fragile, et de ruiner sa popularité, s'il cherchait à calmer les
inquiétudes de l'opinion constitutionnelle. 11 n'y aura donc pas de manifeste
pour expliquer la moralité d'une alliance électorale entre M. Laffitte, qui
déclare que le temps de la république n'est pas venu, et M. Garnier-
Pagès qui croit tout le contraire. Les candidats du comité en seront réduits
à justifier individuellement leurs intentions, comme l'a fait M. Laffitte, et
il est fort douteux que leurs explications soient concluantes.
L'approche des élections parait avoir déterminé un mouvement politique
beaucoup plus vif que ne le craignaient les uns, que ne l'espéraient les
autres, et que nous ne l'attendions nous-mêmes. Il est certain que les ques-
tions purement politiques ont occupé une très grande place dans les circu-
laires électorales et dans les réunions préparatoires qui ont déjà eu lieu; et
ce qui rend le fait plus remarquable, c'est que les candidats ouvertement
380 REVUE DES DEUX MONDES.
conservateurs se sont néanmoins laissé entraîner sur la pente des concessions
à l'esprit démocratique. Mais nous ne croyons pas que ce mouvement doive
aller bien loin et qu'il soit fort dangereux. Il indique seulement une ten-
dance de l'esprit public, maintenant faible encore, qui sera un jour plus
impérieuse, et le deviendra davantage à mesure que les partis destructeurs
s'effaceront. S'ils venaient à s'annuler entièrement comme partis, si les inté-
rêts qui demandent l'ordre avant tout ne les voyaient plus, derrière certaines
concessions, prêts à en faire des instrumens de révolutions nouvelles, le cou-
rant, peu sensible aujourd'hui, qui porte dans le sens d'un progrès paisible
et modéré, serait bientôt irrésistible. Le pouvoir doit s'y attendre : mais on
n'en est pas arrivé là. Il reste trop à faire dans l'ordre des améliorations
matérielles pour que les innovations dans l'ordre politique aient une chance
prochaine de concentrer sur elles tout l'intérêt de la nation et de ses repré-
sentans. Le ministère a d'autant moins à s'en effrayer, qu'il n'inspire aucune
défiance à l'opinion libérale, et qu'on ne lui attribue aucune arrière-pensée
systématique de refoulement et de compression. Pousser l'activité du pays
dans les voies du progrès industriel, l'occuper de grandes entreprises, de
chemins de fer et de canaux, tel est son plan, telle est la mission qu'il doit
se donner, et nous croyons qu'il s'y prépare sérieusement. Deux vérités
incontestables ressortent pour nous des dernières manifestations de l'esprit
public, et elles sont aussi rassurantes pour les amis de l'ordre que pour ceux
de la liberté: c'est, d'une part, que la dynastie et la constitution sont au-
dessus de toute atteinte; c'est, de l'autre, que les droits garantis et éten-
dus par la révolution de juillet, que les prérogatives de la classe moyenne
et l'ordre particulier d'institutions dont elles dépendent, ne sont pas moins
inattaquables et sont définitivement acquis au pays. Il y a sans doute des
points sur lesquels le pouvoir est faible en théorie; mais il faut renoncer à le
fortifier, car on n'y réussirait pas. Sur la défensive contre les factions, il a
été assez fort, il a lutté, il lutterait encore avec succès. Qu'il prenne l'offen-
sive contre les préjugés de la classe bourgeoise , contre les erreurs même
de son esprit, il échouera. En un mot, qu'il veuille refaire la société sur un
modèle idéal, qu'il attaque de front certaines tendances au lieu de les
détourner, il se préparera d'immenses difficultés. Et à quoi bon? Que le
pouvoir soit éclairé, consciencieux et juste; qu'il marche d'accord avec le
pays, en contribuant, autant qu'il est en lui, à son bien-être, et il aura de
fait toute la force nécessaire pour accomplir sa mission. Nous n'en vou-
lons d'autre preuve que l'exemple de la Belgique. C'est là , encore une fois ,
la conclusion à tirer du mouvement d'opinion très libéral que l'approche des
élections a provoqué; maisVest la seule, et il ne menace ni la royauté, ni le
cabinet.
En Espagne, la fortune continue à favoriser les armes de la reine. Don
Carlos a essuyé dans ces derniers temps plusieurs échecs qui l'ont forcé à
évacuer la Vieille-Gastille , et à repasser l'Èbre avec une armée mécon-
tente et démoralisée. Ses lieutenans n'ont pas été plus heureux que lui-même
REVUE. — CHRONIQUE. 381
dans les autres provinces. En Catalogne, l'étoile d'Urbistondo a pâli , et le
baron de Meer, bien secondé par des généraux habiles , a repris l'ascendant,
quoique le gouvernement de Madrid soit malheureusement hors d'état de
lui envoyer les renforts et les secours nécessaires. Dans la Navarre, les car-
listes ont essayé en vain le siège de quelques petites places , et en même temps
il est parti de Saint-Sébastien deux expéditions, dirigées avec succès contre
différens points du littoral. La guerre civile n'est pas encore resserrée dans
ses anciennes limites, mais c'est déjà beaucoup que d'avoir arrêté son déve-
loppement au cœur de l'Espagne. Ces résultats font honneur au ministère de
M. Kardaji, et il est permis d'espérer qu'ils en amèneront de plus décisifs;
car on voit se dissiper une à une les craintes de toute espèce , que la chute
de M. Mendizabal et les dispositions hostiles des cortès avaient inspirées.
Les élections se sont faites plus régulièrement qu'on ne le supposait, sauf
les troubles de Barcelone et de Cadix qui ne se sont pas étendus au-delà
de ces deux villes et ont même donné au gouvernement la mesure de ses
forces. L'administration a trouvé des ressources pour subvenir aux plus
pressantes nécessités de la guerre , et le succès a justifié ses calculs. Le parti
exalté, qui a si mal fait les affaires de l'Espagne, semble frappé d'impuis-
sance; il a échoué dans les élections; il n'a pas d'action sur les troupes; tout
lui échappe des mains à la fois; en ce moment il se divise et perd jusqu'à
l'appui moral d'une légation dont il se prétendait favorisé. Depuis deux
mois, tous les courriers d'Espagne annoncent que les anarchistes préparent
un mouvement. Les jours se passent, et le mouvement redouté n'a pas lieu.
Ne serait-il pas assez raisonnable de penser que l'expérience, dont le fruit
D'est jamais entièrement perdu, a désabusé l'Espagne libérale sur le compte
du parti exalté? On l'a vu à l'œuvre pendant une année; et certes il n'a été
ni heureux, ni fort, ni habile. On ne lui doit donc aucune reconnaissance,
et il est tout simple que les libéraux de bonne foi , séduits peut-être par ses
grands airs de patriotisme, veuillent essayer d'autres principes et d'autres
hommes. Comment s'expliquer sans cela le résultat des élections? L'année
dernière, exclusion absolue des modérés; cette année, retour général aux
Martinez de la Rosa , aux Isturitz , aux Toreno , en un mot , à tous ceux que
le ministère delà Granja se reconnut hors d'état de protéger contre d'aveu-
gles et ignobles persécutions. La réaction est complète; elle ne s'arrête môme
pas aux sommités du parti constitutionnel éclairé, aux chefs des diverses
nuances d'opinion que nous venons d'indiquer. Elle arrive jusqu'à des
hommes qui ont servi Ferdinand VII, comme M. Cafranga, ou que le
mouvement de l'opinion avait depuis long-temps laissés en arrière, comme
M.Moscoso. C'est, en quelque sorte, une réhabilitation de l'aristocratie du
libéralisme espagnol , frappée d'ostracisme par des tribuns obscurs et ineptes.
On n'a pas fait assez attention à ce phénomène, d'autant plus singulier
qu'il se produit spontanément , et que l'action d'un pouvoir faible, incer-
tain, à peine connu , y est complètement étrangère.
Le prétendant est-il malade? On ne le sait pas plus aujourd'hui qu'il y a
382 REVUE DES DEUX MONDES.
trois semaines, et voilà que les journaux espagnols publient des lettres qui
tendraient à le faire croire marié secrètement avec la princesse de Beira,
tandis que les journaux de Paris le disent mourant. La princesse de Beira,
sœur de don Miguel, est veuve d'un infant d'Espagne qui appartenait à une
branche établie en Portugal, et mère de l'infant don Sébastien. C'est auprès
d'elle que résident en Autriche les enfans de don Carlos. Elle a toujours
exercé sur ce prince un grand empire, et, sous le règne de Ferdinand VII,
elle était l'ame d'un parti plus royaliste que le roi, absolutiste fougueux,
altéré de vengeance, avide de persécutions, qui rêvait l'Espagne de Phi-
lippe II, et aurait voulu remettre les auto-da-fés en honneur. Ce n'est ni un
esprit, ni un caractère ordinaire; elle a toute la férocité d'une nature afri-
caine et sauvage , qui rappelle les Frédégonde et les Brunehaut. Ferdi-
nand VII en avait peur. On la croyait, en Espagne, capable de se porter
aux derniers excès pour satisfaire ses passions politiques. Telle est la femme
que don Carlos aurait épousée, telle serait la reine dont il menacerait l'Es-
pagne, si les lettres qu'on a publiées d'après une feuille de Saragosse
avaient quelque authenticité. Mais on les regarde généralement comme sup-
posées, et on ne sait trop comment aurait eu lieu le mariage dont elles
tendent à accréditer le bruit, puisque don Carlos et la princesse de Beira se
sont séparés avant que la mort de l'épouse du prétendant eût rendu cette
union possible. Au reste, si quelque chose pouvait aggraver le malheur qui
frapperait l'Espagne dans une restauration au profit de don Carlos, ce serait
l'influence que prendrait infailliblement sur lui la digne sœur de don Miguel.
On dit que la cause de don Carlos trouve en Europe , dans les grandes
monarchies du nord et de l'est, des sympathies ardentes, quoique bien
timides. Si cela est vrai, il y a là un déplorable aveuglement. Nous ne con-
naissons pas de plus grand danger que le triomphe de don Carlos pour le
principe delà monarchie absolue. Don Carlos et son parti signaleraient le
rétablissement de la monarchie absolue en Espagne par des atrocités et des
extravagances telles, qu'il se ferait par toute l'Europe, dans l'esprit des
peuples, une réaction contre le principe monarchique, pareille à celle que
les excès de la révolution française ont provoquée contre le principe libéral,
et dont les plus fermes intelligences de cette époque ont subi l'influence.
M. de Werther et M. de Metternich auraient trop à rougir de leur allié.
L'opinion publique de la Prusse et la modération du cabinet prussien se
révoltent à beaucoup moins; car, il y a un mois, tous les journaux censurés
de l'Allemagne protestante ont accusé le gouvernement sarde d'intolérance
et d'illibéralisme, à propos de la publication d'un code qui refusait aux pro-
testans la jouissance de certains droits civils. Ce serait bien autre chose en
Espagne avec don Carlos pour souverain, la princesse de Beira pour influence
dominante, et M. Calomarde pour instrument de sa politique. Mais l'Es-
pagne n'est pas réservée à cette funeste épreuve, et la cause constitutionnelle,
abandonnée d'un commun accord à ses propres forces, parait devoir trouver
en elle-môme les ressources nécessaires pour triompher.
REVUE. — CHRONIQUE. 38É
La situation des affaires n'a pas changé en Portugal, c'est-à-dire que ce
royaume est toujours à la veille d'une révolution , ou d'un essai de révolution
nouvelle. Un des hommes les plus marquans du parti constitutionnel, M. de
Sa, que la reine a chargé de former un ministère et appelé à Lisbonne dans
cette intention, ne trouve personne qui veuille accepter le fardeau du pou-
voir aux conditions que la cour parait y mettre. Le dernier ministère , com-
posé d'hommes estimables, éclairés et sages, a été sacrifié de gaieté de cœur,
on ne sait à quelles répugnances et sons l'inspiration de quels conseils. De-
venu suspect à son propre parti , accusé de connivence avec les chartistes et
de ménagemens coupables envers la cour, il avait perdu la confiance des
cortès sans gagner celle du palais, qui lui a rendu le gouvernement impos-
sible ; et aujourd'hui le problème à résoudre dans la formation d'un nouveau
ministère , c'est de faire consentir trois ou quatre personnages politiques
du parti de la majorité des cortès à gouverner dans un sens contraire aux
vœux et aux principes de cette majorité. L'assemblée en est très mécon-
tente, et la discussion d'un article important de la constitution nouvelle vient
de prouver combien elle est exaspérée contre le pouvoir royal. Il s'agissait
de déterminer le mode de formation d'une seconde chambre , votée en prin-
cipe comme base constitutionnelle. Des majorités, constamment très fortes,
ont décidé que la seconde chambre serait élective et temporaire, résultat
que la cour aurait peut-être prévenu par une conduite plus habile et une
attitude moins équivoque; car on l'attribue généralement à l'irritation que
les cortès ont ressentie de tous les actes du gouvernement depuis le com-
mencement de la guerre civile allumée au nom de la charte.
Nous craignons que la jeune reine de Portugal ne soit entourée de pas-
sions bien aveugles, et qu'elle ne défère trop à des conseils dépourvus de
raison et de sang-froid. Tout ce qui se passe à Lisbonne, l'indépendance
complète dont elle y jouit, cette lutte soutenue contre les cortès, sont môme
autant de preuves qu'il s'attache toujours un grand prestige au nom de la
fille de don Pedro, Serait-il politique et raisonnable de pousser beaucoup plus
loin cette singulière épreuve de ses forces ? Nous ne le croyons pas. Ce serait
peut-être fort dangereux à la longue. Des couronnes mieux affermies que ne
peuvent l'être encore celles de dona Maria et du prince Ferdinand son époux,
ont été compromises par de pareilles imprudences, et ces deux souverains
devraient recevoir, de près ou de loin, le conseil de s'en abstenir. Une troi-
sième tentative de contre-révolution ne serait pas plus heureuse que les deux
premières, et le parti qui domine à Lisbonne et dans les cortès pourrait
faire plus chèrement expier à la cour le soupçon d'en avoir au moins
désiré le succès.
— La publication des Pensées d'Août a donné lieu, dans la presse, contre
M. Sainte-Beuve, à une malveillance qui nous étonne et nous afflige. Qu'on
éprouve plus ou moins de sympathie pour une tentative , peut-être hasardée,
de rénovation poétique , nous le concevons sans peine. Moins que tous autres ,
384 REVUE DES DEUX MONDES.
nous voudrions poser des limites à l'indépendance de ceux que le public
veut bien accepter comme juges en matière de goût: nous-mêmes, nous
avons été des premiers à discuter, avec une sévérité peut-ôtre minutieuse ,
le système de versification adopté par notre collaborateur. Mais pouvons -
nous subir en silence, et comme critiques littéraires, ces attaques que
certains journaux ne se lassent pas de renouveler, ces inconvenantes paro-
dies, ces citations tronquées, ces images malignement séparées du cadre
où elles peuvent recevoir la lumière? N'a-t-on pas môme profité du départ,
depuis long-temps résolu , de M. Sainte-Beuve , pour insinuer qu'il s'expa-
triait par dépit? Le résultat probable de cette animosité sera d'appeler
sur les Pensées d'Août une attention plus scrupuleuse. Or, M. Sainte-Beuve
n'aurait qu'à se féliciter de voir prolonger, pour lui , l'épreuve qui décide
du sort des livres. Ses vers sont de ceux qui exigent du lecteur le recueille-
ment, on pourrait même dire une sorte de préparation sympathique. Pour-
quoi ne chercherait-on pas à saisir le point de vue pour les tableaux poé~
tiques, comme pour ceux qu'on trace sur la toile? Qui veut comprendre un
poète , doit le suivre dans l'ordre d'idées où son instinct le place de préfé-
rence : avant de juger son expression , il faut étudier les aspects qu'il a su
découvrir, hors des voies battues par la foule. M. Sainte-Beuve, dont la
sensibilité est vraie et profonde, a cru que des émotions neuves ne pou-
vaient, pour ainsi dire, prendre consistance que dans un moule poétique
tout nouveau. Une entreprise comme la sienne devient respectable par ses
dangers mêmes: elle est toujours intéressante et utile, quel qu'en soit le
succès, et il est triste qu'au lieu d'en faire sortir une controverse instruc-
tive, on n'y ait trouvé, en général, qu'un prétexte de misérable taqui-
nerie. Au surplus , il nous semble que ceux qui poursuivent M. Sainte-Beuve
de leurs hostilités, jouent, sans s'en douter, un mauvais jeu. On s'étonnera,
à la fin, de cette persévérance à ternir une belle réputation, dont les titres,
incontestés jusqu'ici, sont l'élévation du sentiment, le culte fervent de l'art,
une haute probité critique , une pureté de goût littéraire que les ména-
gemens d'une bienveillance instinctive ne peuvent altérer, et surtout ce
désintéressement, cette indépendance qui s'effarouchent, à tort selon nous,
des distinctions les plus méritées; et comme d'ailleurs M. Sainte-Beuve, qui
ne parle ordinairement que des œuvres importantes, n'a pas souvent occasion
de blesser personnellement les écrivains qui l'attaquent aujourd'hui, le
public en sera réduit à se demander si la sympathie acquise à notre colla-
borateur ne serait pas, pour ceux qui ne se servent du feuilleton que dans
l'intérêt de leurs passions, une critique permanente dont ils ont besoin de se
venger.
F. BULOZ.
LES CÉSARS.
Chaque époque a son secret , ses passions , ses crises ; ses contra-
dictions se résument en un mot qu'il faut chercher comme un mot
d'énigme. Mais il ne faut pas constamment le chercher bien haut; le
secret d'une époque n'est pas toujours un symbole mystagogique ou
une philosophique abstraction; souvent, en le cherchant au ciel,
vous marchez dessus.
La clé de cette époque , je crois l'avoir trouvée sur les bancs d'une
école. Et pourquoi pas? Où se font les hommes? C'est à l'école. D'où
datent nos convictions les plus fermes, nos pentes les plus entraî-
nantes, nos préjugés les plus indéracinables? C'est de l'école.
Voyons ce qu'était l'éducation romaine, La morale publique à
Rome était toute dans le patriotisme ; il est vrai que ce patriotisme
n'était pas comme chez nous une sentimentalité plus ou moins vague,
un amour de quelque chose que l'on déflnit assez mal, fécond en
phrases, pauvre en actions. Le patriotisme antique était ceci : La chose
publique est dieu; et dieu ne vous doit rien ; et vous lui devez tout;,
corps et ame, vie et biens, vous-même et autrui.
(1) Nos lecteurs verront sans doute avec plaisir M. F. de Cliampagny reprendre ses éludes
sur la Rome impériale. Le premier article de celte série, qui a paru dans la livraison du
15 juillet iSôG, a été justement apprécié, et nous regrettions Tajournement d'une publication
de travaux qui nous paraissent bien propres à répandre des idées plus justes et plus saines
que celles qu'on a communément sur Tantiquité. ( N- d. D. )
TOME XII. — 15 NOVEMBRE 1837. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
Cela était grand et beau , bien que fort absurde; c'était la déifica-
tion de la société, l'immolation de l'individu.
Voilà pour la morale. Voici maintenant pour l'intelligence (nous
parlons du bon temps de l'éducation romaine, et non pas de la Rome
précisée, qui commence avec les Scipions). Alors chaque homme
était appelé à tout. Les fonctions publiques ne se divisaient que par
degrés, et non pas comme chez nous par attributions; le préteur
rendait la justice à Rome, et hors de Rome commandait l'armée; le
questeur était au civil un intendant de province, au militaire un mu-
nitionnaire-général. Le consul faisait la guerre, délibérait au sénat,
offrait des sacrifices et des prières, général, orateur, pontife, homme
politique tout à la fois.
De là les quatre grandes études qui composaient toute éducation :
la guerre, le culte, le droit, l'éloquence; c'étaient là les vraies sciences
romaines. Il n'était personne qui ne commençât par être soldat, per-
sonne qui ne fût en sa vie accusé ou accusateur, personne qui n'eût
quelque charge pontificale à remplir, ou quelque avis à donner sur
le droit. Cicéron, qui cependant ne vint que tard, et qui nous semble
un homme tout pacifique, fut général, avocat, financier, juriscon-
sulte, orateur, poète , philosophe , homme d'état. César fut tout cela,
et bien plus que tout cela.
Mais à cette époque pourtant les anciennes mœurs étaient en déca-
dence. Ces quatre sciences, ou plutôt ces quatre fonctions publiques
(car les Romains ne les envisageaient que sous ce point de vue )
avaient été long-temps la propriété exclusivement et jalousement
gardée du patriciat. Quand elles furent ouvertes à tous les rangs du
peuple , elles ne purent plus être cultivées par chacun : dans la presse
on se les partagea; l'un eut plus de cœur, et, sa première cause plai-
dée, se voua à la guerre; l'autre plus de poumons, et après sa pre-
mière campagne se mit à plaider ; celui qui ne se sentit de force ni
pour la vie des camps , ni pour les clameurs du Forum , mit une
branche de laurier sur sa porte, s'assit dans un grand fauteuil, et
attendit les consultations. Il y eut alors, avec la même universalité
d'éducation, trois carrières distinctes pour la jeunesse : l'armée,
l'éloquence et le droit.
Mais comme d'un côté la gloire militaire menait aux premières fonc-
tions politiques, positions parlantes, délibérantes, accusantes et
accusées ; comme de l'autre le droit n'était guère qu'un pis-aller
pour les mémoires courtes ou les poitrines faibles, tout le monde
s'exerçait au parlage en public. Voyez l'Angleterre du dernier siècle,
LES CÉSARS. 387
cette vie de clubs, de Imsi'uuj'i, de parleniens, où il n'est pas d'homme,
si petit qu'il soit, qui n'ait un jour en sa vie à faire l'orateur devant
son village; où tout se fait à coups de harangues, où des meethujs, des
comités, le speccli a passé dans la conversation. Il en était de même
chez les Romains , qui ressemblaient tant aux Anglais , et bien mieux
encore, parce qu'au lieu de l'air détrempé d'Angleterre, ils avaient
l'air pur et le doux climat de l'Italie ; parce que tout se passait en face
du ciel, affaires publiques, affaires privées, justice, commerce,
société; parce qu'en un mot on vivait à l'air. La pluie, il est vrai,
faisait cesser les affaires , et au premier bruit de tonnerre on ajour-
nait la question jusqu'au prochain jour de beau temps. Mais, du
reste, les assemblées du peuple en Grèce et à Rome, que nous ap-
pelons des délibérations , ces assemblées de trois ou quatre mille
hommes et davantage , si tumultueuses, si désordonnées, qui discu-
taient si peu et votaient si mal, ce n'était après tout que des moyens
de publicité. La place publique, c'était à la fois le parlement, la bourse ,
le salon, le palais de justice et le marché. C'était le Pnyx à Athènes,
lorsque cinq mille hommes se réunissaient pour écouter avec enthou-
siasme et voter avec fureur; c'était l'Agora, la promenade des flâneurs
et des causeurs de l'Attique, la manufacture des nouvelles, le centre
du commérage, la tribune des philosophes, le meeting permanent,
où chacun pouvait parler au peuple des affaires du peuple et de ses
propres affaires, de sa maison, de son industrie, de son commerce,
et où le socle de Démosthènes servait de petites affiches ; le lieu où
aboyait Diogène, et où Timon le misantrope venait dire : a Hommes
athéniens, j'ai chez moi un flguier où se sont pendus quatre ou cinq
citoyens; si quelqu'un veut s'en servir de la même manière, je l'engage
à se hâter, car je vais couper l'arbre. « Tous ces noms de lycée, de
portique, d'académie, nous rappellent que la philosophie, comme
tout le reste, se tenait en plein air; en un mot, on vivait à la tribune.
A Rome, il en était de même. Sous les empereurs, les bains et les
basiliques vinrent bien disputer au Forum le monopole de la publicité;
mais sous la république, le Forum était le rendez-vous à peu près uni-
versel de tous les intérêts. Les jours ordinaires on y causait; les jours
de marché, où la nécessité y appelait tout le peuple, on y faisait de-
vant ce peuple les affaires sérieuses, les affaires des citoyens comme
celles de l'état; on y adoptait un flls, on y faisait son testament; enfin
le Forum tenait lieu et de la société , ce grand élément de la vie du
dernier siècle , et des journaux , ce grand élément de notre vie.
Cette accoutumance de vie publique, jointe à la gravité romaine,
25.
388 REVUE DES DEUX MONDES.
produisait une certaine solennité dans les mœurs, quelque chose
d'officiel, d'apprêté, d'oratoire dans toutes les habitudes. La haran-
gue était de tous les momens, de toutes les affaires; concio est le
^eech des Anglais. Dans la vie de famille, on se haranguait comme
dans la vie politique. Germanicus mourant harangue ses amis; un
rhéteur fatigué de vivre vient au Forum, monte à la tribune, expose
«n trois points les raisons qu'il a de mourir, puis retourne chez lui,
cesse de manger et meurt. Antoine, violemment attaqué dans le sénat
par Cicéron, ne se croit pas en état de lui répondre sur l'heure; il va
à la campagne, s'y enferme avec un maître de rhétorique, y étudie,
déclame, improvise pendant quinze jours, puis revient au sénat et
fulmine son écrasante improvisation. Dans Tacite, cet homme qui ra-
conte son propre temps et qui le raconte avec une si profonde intel-
ligence, Sénèque, que commencent à inquiéter les dispositions peu
aimables de son impérial élève Néron, l'aborde et lui fait un speecli
dans toutes les formes pour lui demander sa retraite. Néron lui ré-
pond comme on ferait à la chambre : a Si je ne crains pas de répondre
sans préparation à un discours longuement médité, c'est à toi que je
le dois, etc., etc. »
Un avocat chez nous, c'est un homme souvent assez vulgaire, qui,
secouant les plis d'une vieille robe noire, criant d'une voix enrouée
des phrases mal faites et mal sonnantes, frappant sur le barreau, n'a
certes rien de pompeux ni de théâtral. Mais un avocat chez les Ro-
mains, c'était un magique artiste de paroles, monté sur une large tri-
bune, s'y promenant à droite et à gauche, se drapant habilement dans
les plis de sa toge blanche (un rhéteur du temps des empereurs se
plaint quelque part des petits manteaux de son temps, dans lesquels,
disait-il, l'éloquence est étriquée) , prenant le la d'un joueur de flûte
afin de ne pas commencer sur un ton trop haut ou trop bas, donnant
à sa voix toutes les inflexions étudiées d'une déclamation d'acteur,
modulant son geste, se complaisant dans ses cadences, charmant au
moins les oreilles quand il ne parlait ni à l'esprit, ni au cœur; enta-
mant avec une douceur insinuante les préventions de son auditoire,
exposant avec clarté, racontant avec esprit, argumentant sans pédan-
tisme, sophistiquant avec élégance, injuriant en phrases poétiques,
vouant avec grâce son adversaire aux dieux infernaux, ayant des
malédictions, des colères, des violences harmonieuses; pleurant à la
péroraison, pleurant de rhétorique, de fatigue, d'émotion même, car
il ne faut pas oublier ce qu'il y a d'émotion facile et de sensibilité
passagère dans les âmes méridionales. Telle était cette vie d'apparat
LES CÉSARS. 389
et de dignité officielle, cette vie oratoire qui faisait que dès l'enfance
on s'exerçait à la période cicéronienne. Plébéiens et patriciens , futurs
soldats et futurs jurisconsultes , tous ceux qui recevaient une éduca-
tion recevaient celle-là. M. Pitt, à dix ans, montait sur la table, et
de là improvisait devant son père de petits discours parlementaires.
Auguste , à douze ans , prononçait l'éloge de son aïeule. C'était bien
sous la république : la vie parlementaire était un but et un élément
pour toutes ces éloquences naissantes. Sous l'empire, le but n'exista
plus, mais les écoles subsistèrent. On continua à fabriquer des ora-
teurs sans trop savoir pour quelle tribune. Et que vouliez-vous que
fît la jeunesse? L'art militaire et le droit ne sont guère des sciences
d'école. D'ailleurs la jurisprudence était suspecte de républicanisme,
la vie militaire très entachée de dangers et de fatigues, choses que
n'aimaient plus les Romains de l'empire. Il n'y avait plus de Forum,
mais il y avait encore ce sentiment artiste qui fait aimer les belles
paroles, et que les Grecs avaient inspiré aux Romains. On ne déli-
bérait plus, on discourait encore; on avait renvoyé les orateurs, on
gardait les maîtres de rhétorique.
D'un autre côté, l'éducation romaine avait perdu sa moralité pre-
mière. Au patriotisme, le despotisme avait succédé; à la divinité de
la chose publique, la divinité de l'empereur. Ce dieu-là était fort
redoutable; il inspirait la peur, mais non la foi. Quel enseignement
moral pouvait se baser sur l'adoration d'un Tibère?
L'enseignement n'avait donc plus rien de sérieux; il tombait dans
les sophismes, les subtilités , les frivolités de la Grèce. Il y avait dans
les anciens un fonds de dignité puérile qu'on ne laisse pas quelque-
fois d'apercevoir. La base de l'instruction première, c'était la mytho-
logie des Grecs, à laquelle on ne croyait plus, mais que l'on appre-
nait toujours. Ces poétiques niaiseries étaient la première chose dont
se remplissaient tous les cerveaux, le premier caractère dont l'ima-
gination naissante, cette cire molle, restait timbrée. Ajoutez que
l'érudition s'y était mise, et que, sans croire à Vénus ni à Hercule,
on discutait avec conscience sur la couleur des cheveux de Vénus,
sur le jour de la naissance d'Hercule. Il y avait des gens appelés
grammairiens dont la suprême science était celle-là , et c'était à ces
gens que l'on confiait l'intelligence naissante des enfans. On deman-
dait à un précepteur que Ton voulait prendre le nombre des chevaux
d'Achille, le nom de la mère d'Hécube. Tibère, ce vieux et farouche
tyran, adorait les grammairiens, et passait ses moraens de répit à
leur poser des^questions pareilles.
390 hevle des deux mondes.
De chez le grammairien le jeune homme passait chez le rhéteur,
des puérilités de la religion aux puérilités de l'éloquence. Les Grecs,
peuple bavard, avaient une foule de beaux diseurs depuis qu'ils
n'avaient plus de Démosthènes. Quand Rome leur fut ouverte, tout
cela vint professer à Rome , et y établir, comme les appelaient les
vieux pères conscrits, leurs écoles d'impertinence. Ce qui caractérisa
ces écoles, ce fut une combinaison de l'esprit alambiqué , puéril et
disputeur des Grecs, avec l'esprit tendu, lourd et emphatique des
Romains, l'union de la déclamation et du sophisme. Comme on n'avait
rien autre à faire, ce fut une rage de déclamer, de disputer, de con-
troverser, de plaider, de répliquer, d'improviser, de répondre. Vin-
rent à leur tour les nouveaux sujets de Rome, les barbares que l'on
civilisait, criant, sophistiquant, avocassant à l'envi; Gaulois, Bretons,
Africains, Espagnols surtout, aux larges poumons, à la puissante
poitrine, à l'imagination désordonnée, parlant des jours, des nuits
entières, déclamant à table, déclamant en voyage, déclamant sous la
tente. La vie de ces gens-là était un perpétuel monologue. Mainte-
nant, dire quelle misérable chose c'était que leur faconde, ce serait
difficile. L'un, pour augmenter la difficulté, demandait qu'on lui
donnât le premier mot de son discours; on lui donnait verubus, et il
commençait par verubus. L'autre se proposait pour sujet d'éloquence
cette question : a Pourquoi, si on laisse tomber un verre, se casse-t-il?
Pourquoi, si on laisse tomber une éponge, ne se casse-t-elle pas? »
Voici en peu de mots comment on procédait. Les commençans étaient
bornés à des discussions moins incisives [suasorice]. Ils engageaient
Alexandre à se contenter d'avoir conquis la terre, à ne pas conqué-
rir l'Océan. Ils conseillaient à Caton de ne pas se tuer, ou à Aga-
memnon de ne pas faire périr Iphigénie. Mais ces querelles avec les
morts n'étaient que des jeux d'enfans; il fallait en venir à la contro-
verse, soutenir la lutte contre un adversaire, livrer bataille sur la
grande scène de l'école. Les sujets de ces controverses sont incroya-
bles. Voici quelques-unes de ces plaidoiries fictives sur lesquelles
vous me pardonnerez d'insister, puisqu'elles étaient le dernier per-
fectionnement de l'éducation, l'exercice le plus intellectuel de la jeu-
nesse et même de l'âge mûr.
Un homme et sa femme se font serment de ne pas se survivre. Le
mari , un peu las de sa moitié, part pour un voyage et lui fait annon-
cer sa mort. Elle, trop confiante, tient parole et se jette par la fenê-
tre. Elle ne meurt pas cependant, elle guérit et apprend que son mari
J'a jouée. Arrive son père, qui veut le divorce; elle sans rancune, n'en
LES CÉSARS. 391
veut pas. Plaidez pour le père , plaidez pour la fille. Autre exemple :
un homme recueille des enfans exposés, leur coupe un bras ou une
jambe, les fait mendier en cet état, et s'enrichit de ce qu'on leur
donne. Accusez cet homme, défendez cet homme. — La loi (laquelle
loi du reste n'est ni du droit romain, ni du droit grec, ni d'aucun
antre, c'est une législation fabriquée par les rhéteurs , aussi fabu-
leuse que les évènemens ) , la loi veut que si une jeune fille a été enle-
vée, elle ait le choix ou de faire mourir son ravisseur, ou de l'épouser
sans dot. Un même homme a enlevé deux femmes; l'une veut qu'il
meure , l'autre veut l'épouser. Plaidez là-dessus.
Maintenant figurez-vous l'éloquence s'exerçant sur de pareils
sujets; les disciples venant les uns après les autres saupoudrer de
nouvelles phrases l'absurdité d'une telle donnée, chacun à son tour
plaidant le pour et le contre, entassant les antithèses, nageant en plein
océan dans les tropes et les figures, appelant à son secours l'iihos
et le pathos, toutes les niaiseries sonores, toutes les absurdités sen-
tentieuses, pour dire bon gré mal gré quelque chose sur un sujet où
il n'y avait qu'à se taire; et cela aux milieu des hourras, des sifflets,
des applaudissemens, des clameurs; le tumulte du forum remplacé
par un tapage d'écoliers. ïl y eut un de ces rhéteurs qui, à force de se
battre les flancs et de se monter la tête, en devint fou. Nous avons
tout un livre composé d'échantillons de ces merveilleuses harangues,
de ces beaux traits qui donnaient le signal des bravos. C'est le ré-
pertoire le plus vaste de paroles vides, d'éloquence à froid, d'anti-
thèses creuses; livre curieux à force de manquer de sens.
Voilà ce qu'étudiait toute la jeunesse avant de s'élancer dans la
vie. Nous venons de dire comment toutes les carrières anciennes
étaient tombées en discrédit. Avec cette éducation d'ailleurs, il sem-
blait qu'il ne dût y en avoir qu'une , et que le monde dut être com-
posé d'avocats. Et en effet, dans l'ancienne Rome, il n'y avait per-
sonne qui, pour sa part, n'eût commencé par 1 être plus ou moins.
Mais encore, après avoir vécu dans ce monde de sortilèges, d'en-
chantemens, d'empoisonnemens, d'incestes, parmi toutes ces lois
imaginaires, ces catastrophes miraculeuses, ces procès impossibles,
la tête pleine de toutes ces belles choses, comme on devait se trouver
dérouté au tribunal du préteur, en face des hypothèques, du cours
d'eau ou de la quarte falcidie î
Aussi les grands maîtres de l'art étaient-ils souvent malheureux
au barreau. Il s'agissait un jour d'un homme qui demandait que le
serment lui fut déféré. L'avocat adverse, rhéteur illustre , trouva ua
392 REVUE DES DEUX MONDES.
admirable mouvement pour lui répondre : ce Tu demandes le serment,
dit-il, eh bien! jure, mais écoute la formule que je te prescris, jure
par les cendres de ton père que tu as laissé sans sépulture, jure
par la mémoire de ton père que tu as outragée... » Et le reste.
L'adversaire, effronté coquin, prenant au bond la figure de rhé-
torique, se hâta de dire : J'y consens. Le préteur déférait le ser-
ment. «Mais, juge, dit l'avocat tout troublé d'être pris au sérieux,
ce n'était pas un consentement, c'était une figure. — Vous avez dit:
Jure; il jurera. — Mais, juge, il n'y aura donc plus au monde de figures?
— On s'en passera, on peut vivre sans elles, jj Le pauvre avocat
perdit son procès, et de colère confina son éloquence dans l'enceinte
de l'école, où tout le jour, au milieu des curieux, loin de la perfide
réalité du barreau, il pouvait faire des figures de rhétorique sans
danger pour ses cliens ni pour lui.
L'étude la plus commune non pas seulement de l'enfance, mais de
toute la vie, était donc une étude inapplicable aux besoins de la vie,
et Rome était inondée de jeunes gens qui s'élançaient dans le monde,
la tête pleine de cette science menteuse, la mémoire farcie de sen-
tences, de prosopopées, d'antithèses, avec un suprême dédain pour
les réalités fatigantes de la vie, le travail, l'industrie, la guerre;
avec un suprême amour pour ses réalités agréables, la fortune , la
réputation et le plaisir. Toute cette jeunesse avait l'ambition au cœur;
elle était romaine, c'est-à-dire, âpre dans ses sentimens, emphati-
que dans ses idées, s'acharnant à devenir quelque chose de grand
en bien ou en mal. Elle n'avait qu'un instrument, c'était sa rhétorique
et ses phrases; il fallait que ses phrases la poussassent bon gré mal
gré! Alors on ne se contentait pas si facilement, même d'un succès
d'argent sans gloriole, et d'une fortune qui ne faisait pas de bruit.
Il fallait un nom, un nom qui fît peur, un nom qu'on maudît, mais
un nom. Et puis, n'eût-ce été que pour la richesse, il fallait faire
son chemin : j'ai dit comme ce siècle était besogneux ; comme , avec
des patrimoines fortement entamés, il s'était fait pourtant, de ce qui
serait pour nous des folies, des impossibilités du luxe, de véritables
nécessités; comment, sans des centaines d'esclaves, sept ou huit
villas et le reste à l'avenant, on ne pouvait pas vivre, au point
qu'Apicius, ayant dépensé plus de onze millions pour sa table, s'em-
poisonna quant il n'eut plus que deux millions; comment enfin, dans
les familles nobles surtout, il y avait une ruine plus avancée, et une
plus forte passion de luxe et de grandeur. Ces patriciens, qui
avaient été sous la vieille Rome les rois du monde , ne renonçaient
LES CÉSARS. 393
pas facilement à toute puissance et à toute royauté. Déjà sous
la république, Catilina, dévoré de dettes, avait voulu brûler Rome
pour rétablir le rang de sa famille, et sous Tibère un héritier
de Sylla, Libon, également dans sa ruine, consultait des devins,
et perçait le cœur à des figures de cire dans l'espérance de devenir
empereur.
Avec de tels élémens, la fausseté de l'esprit, l'absence de tout
frein moral, le besoin, l'ambition, vous saurez comprendre quelle
était cette jeunesse à qui Tibère sut donner de l'emploi selon son
cœur.
Le caractère de cet homme n'est pas facile à comprendre. Il me
semble que Tacite le fait trop habile. Le secret de sa vie, comme de
celle de tous les tyrans, c'est, je crois, la peur. Malgré la pro-
fonde habileté qu'on lui suppose, nous le voyons toujours hési-
tant, craintif, se méfiant de tout et de tout le monde; ne se décidant
à rien, ni à interroger un prisonnier, ni à donner audience à un
ambassadeur; revenant sur ce qu'il a fait, faisant défense de sortir
de Rome à l'homme auquel il vient de donner une charge dans les
provinces. Le temps de sa jeunesse, il le passe à se faire petit pour
ne pas inspirer de crainte ; il s'imagine offusquer les neveux d'Au-
guste , il se décide à quitter Rome; on s'oppose à son départ, il reste
trois jours sans manger ; de pitié on le laisse partir, il n'embrasse ni
femme, ni enfans, ne dit point adieu à ses amis; mais en route
(voyez ce mélange d'ambition et de peur!) il apprend qu'Auguste
est malade, et il s'arrête; Auguste rétabli, il continue sa route; il va
à Rhodes, s'y fait tellement méprisable, qu'après avoir voulu l'empê-
cher de partir , l'empereur finit par le condamner à y rester ; il y
vit avec les Grecs, ne porte plus la toge, ne monte plus à cheval,
abandonne l'exercice des armes , ne voit aucun des voyageurs qui
demandent à le visiter, se tient au centre de l'ile pour les éviter plus
sûrement, supplie enfin Auguste de mettre un gardien auprès de lui
pour surveiller ses actions et assurer qu'il ne conspire pas.
Mais, avec cette humilité, il avait en lui une dureté de mœurs qui
ne se dissimulait pas. Il était de la famille Claudia, race sévère, en
qui la raideur aristocratique était héréditaire. S'il n'avait pas l'or-
gueil de ses aïeux , il avait au moins leurs manières sombres et ren-
frognées; il savait tout feindre, excepté l'affabilité et la grâce.
Quelque besoin qu'il eût du peuple ou des soldats, il ne sut jamais
donner des jeux au peuple, ni faire des^largesses aux soldats ; plaire
€t sourire, cela passait sa nature. Phant à l'excès quand il n'était pas
394 REVUE DES DEUX MONDES.
Is maître, il avait, quand il l'osait, une humeur que rien ne pouvait
contenter, ni franchise, ni flatterie, ni liberté, ni servilité. Il envoyait
mourir ses ennemis, il exilait ses adulateurs. « Oh! les misérables
nés pour l'esclavage! » disait, en sortant du sénat, ce maître difficile
à vivre, gardant, sous une attitude plate et rampante, des rancunes
qui ne perdaient rien pour attendre. « Je plains le peuple romain,
disait Auguste en mourant; il va être broyé sous de bien lentes mâ-
choires. )i
Auguste, lui, en effet, avait gouverné tout autrement. C'était à
force de grâce, d'affabilité, de secours aux grandes familles, de lar-
gesses au peuple, de jeux, de spectacles, de fêtes, de monumens,
qu'il avait concilié tant d'intérêts et ménagé une douce quiétude au
monde lassé des guerres civiles. Auguste, en mourant, continuait
encore ce système; il faisait au peuple romain des legs énormes que
Tibère ne paya pas.
Ces souvenirs étaient embarrassans pour Tibère; il ne lui allait pas
de se faire gracieux ni libéral. Rien cependant ne lui paraissait très
rassurant. Les légions, durement traitées par Auguste, qui avait
réservé toute sa sévérité pour elles, se révoltaient, demandaient de
l'argent et des privilèges, prétendaient faire un empereur, et faillirent
tuer Germ^anicus, qui ne voulait pas l'être. Le sénat était plein d'am-
bitions aristocratiques profondes et concentrées; le monde, enfin,
s'était si long-temps et si bien reposé des guerres civiles, qu'il pou-
vait commencer à être las du repos. Tibère avait peur, et exprimait
sa crainte par une métaphore moins noble que pittoresque : « Je
tiens, disait-il, le loup par les oreilles. »
Sa grande ressource fut alors, comme auparavant, de s'effacer.
Après avoir bien prié pour qu'on ne le forçât pas à devenir César, il
semble prendre à tâche d'être aussi peu César que possible. Le sénat
surtout, qui lui faisait le plus de peur, fut le souverain auquel il
sembla soumettre toutes ses actions, lui renvoyant toutes les affaires,
le consultant sur tout, l'encourageant à la liberté, parlant (sans que
personne y crut, il est vrai) de rétablir l'ancienne répubhque; appe-
lant les sénateurs ses maîtres, cédant le pas aux consuls, refusant
tous les honneurs; ne voulant pas être seigneur, pas même dieu;
faisant tout humblement de l'ordre, de la justice, de la paix publique;
simple préfet de police, sous la royauté du sénat. Quant au peuple,
lui jetant , pour se populariser, le nom d'Auguste à la tête; citant les
paroles, adorant les traces, imitant les exemples d'Auguste; ne pré-
tendant pas cependant refaire, comme lui, les vieilles mœurs ro-
LES CÉSARS. 395
mairies; et quand quelque sénateur hardi, vieux ou pauvre, propo-
sait des lois contre le luxe, l'approuvant en théorie avec des restric-
tions dans la pratique. Quant aux provinces, les soulageant, dimi-
nuant les impôts, surveillant les préfets; ne faisant rien pour la seule
armée dont les légions étaient loin, dispersées au nord et à Test, sé-
parées les unes des autres par des déserts, et que par conséquent
il ne craignait pas.
Je ne sais pourquoi cela ne dura point. C'est peut-être parce que
Tibère n'était pas seulement effrayé du sénat, du peuple, des provinces
et de l'armée, mais que , plus que tout cela , il y eut toujours un
homme que ce grand trembleur craignit par-dessus tout : je veux
dire son successeur. Le successeur de Tibère fut toujours son ennemi ,
et, par compensation , l'ami et l'idole du peuple. Auguste était à peine
mort, que son petit-Gls Agrippa avait été tué en prison. Le nouvel
empereur protesta qu'il n'était pour rien dans cette mort, et on n'en
parla plus. Mais après Agrippa vint un autre rival, Germanicus, le
neveu de Tibère, qui, un peu malgré lui, en avait fait son fils adop-
tif. Nous venons de dire comment les soldats avaient voulu le créer
César; Tibère en eut tellement peur, qu'au commencement de son
règne il se fit malade pour que Germanicus prît patience.
Je ne veux pas suivre cette histoire dans tous ses détails ; vous
savez, par les admirables mémoires de Tacite, ce qui arriva à Ger-
manicus. La bonne fortune de Tibère l'en délivra au moment où il
devenait effrayant de popularité , où , bien venu des soldats et du
peuple, il faisait un voyage triomphal dans les provinces et avait
conquis la faveur de l'Orient. Le pauvre peuple, qui, comme tout le
monde alors, avait l'intime sentiment de sa faiblesse, tomba en con-
sternation à la perte de cet homme. C'était un ami de la liberté;
c'était, comme Marcellus , comme le premier Drusus, un martyr du
noble et impossible projet de rétablir la république. Le peuple, fou
de douleur, qui comprenait Tibère à travers sa dissimulation et sen-
tait ce qu'il allait être, délivré de la crainte respectueuse que lui
inspirait son neveu, passait la nuit à lui crier : ce Rends-nous Ger-
manicus! n
Germanicus mort, Rome ne demandait pas mieux que d'avoir une
autre idole, Tibère un autre épouvantai! . Cette fois, le présomptif
successeur était Drusus, le fils même de Tibère , à qui le peuple eût
volontiers pardonné, pour les beaux spectacles qu'il lui donnait, les
goûts un peu sanguinaires qu'il commençait à manifester; mais Dru-
sus ne se souciait pas du rôle de Germanicus, et vivait de plaisir.
396 REVUE DES DEUX MONDES.
Il ne s*en trouva pas mieux. Un homme de médiocre naissance, de
mœurs infâmes, mais hardi, vigoureux d'esprit et de corps, prêt à
tout, était devenu le favori de Tibère, non pas en lui plaisant, — Tibère
n'était pas homme à se laisser séduire, — mais en lui rendant de bons,
d'utiles, quoique peu loyaux services. Les ambitions romaines vi-
saient tout d'abord au dernier but ; Séjan songeait peut-être dès-lors
à devenir César, et comme Tibère était arrivé au trône grâce à la
mort qui avait supprimé , pour lui faire placCy trois ou quatre héri-
tiers d'Auguste, Séjan eut aussi recours à la mort pour supprimer
Drusus, le premier obstacle entre le trône et lui.
Il ne faut pas de longs détails pour vous faire comprendre cette
effroyable famille impériale. Séjan n'eut besoin ( ce qui n'était pas
difficile sans doute) que de séduire Livie, femme de Drusus, et
Drusus fut empoisonné. Tibère supporta cette mort en stoïcien ; il fut
le premier à consoler le sénat, à rappeler chacun à ses devoirs, à
préférer le soin de la chose publique à sa douleur. Il reparla encore,
(était-ce besoin de popularité ou simplement habitude?) de rétablir
la république, de relever les lois, de laisser le gouvernement aux
consuls.
Puis il introduisit au sénat, comme futurs héritiers du trône, les
fils de Germanicus. Ces enfans, présentés aux pères conscrits au mi-
lieu des larmes de tous et des souhaits répétés pour leur bonheur, se
trouvèrent désignés au même moment à la faveur du peuple, qui était
plus que consolé de la mort de Drusus, aux craintes de Tibère et à
la haine de Séjan. C'était pourtant encore, dans ce temps où il y avait
si peu de puissances, une puissance que la maison de Germanicus. La
mère de ces enfans, Agrippine, véritable matrone romaine, chaste,
sévère, orgueilleuse et féconde; s'imposant à l'admiration et à l'amour
du peuple par des vertus qui n'étaient plus de son temps, mais que
l'orgueil romain aimait à retrouver comme des types de sa grandeur
ancienne; se séparant, par la fidélité de son veuvage, par la pureté
orgueilleuse de sa conduite, par le nombre de ses enfans, des autres
femmes de la famille des Césars ; cultivant avec un soin antique les
souvenirs que le peuple avait gardés de son mari ; Agrippine était la
véritable protectrice et la force politique des six enfans que Germa-
nicus avait laissés, de ses deux fils aînés surtout, Drusus et Néron.
— Le peuple regardait avec espérance cette maison où la couronne
allait passer après la mort d'un prince qui commençait à vieillir.
L'armée, que tenait en disgrâce le génie peu belliqueux de Tibère,
n'eut pas demandé mieux que de proclamer empereur le fils de son
LES CÉSARS. 397
général. Tout ce qu'il y avait à Rome de vieille noblesse, d'illustra-
tions toujours mal vues et dangereuses sous Tibère, de généraux
écartés des armées, de compagnons d'armes de Germanicus, tout
cela maintenu dans la suspicion , dans le péril , par la méfiance du
prince contre toute supériorité, se ralliait à Agrippine et à ses enfans.
Séjan lança ses ruses et ses intrigues à travers cette puissance trop
fiére d'elle-même. Agrippine, avec sa hauteur et sa liberté de parole,
se perdit en laissant paraître des soupçons qu'on lui avait fait con-
cevoir contre Tibère. Le jeune Néron , le favori du peuple et de sa
mère, inconséquent et léger, se livra à des amis qui n'étaient que des
espions , tandis que d'autres amis du même genre excitaient contre
lui la jalousie de son frère, se laissa entraîner, par leurs provoca-
tions, à d'imprudentes invectives, dont chaque parole était recueillie
et dénoncée. L'espionnage alors était partout; et comme ailleurs, dans
l'aimable famille de Tibère, par la femme de Néron, la fllle de sa
maîtresse Livie (voyez comme chez ces femmes la vertu était héré-
ditaire!), Séjan n'ignorait pas un mot, pas une plainte, pas un soupir,
pas un rêve de ce jeune homme. Peu à peu , il sapait les étais de cette
noble maison; les uns après les autres, les anciens amis de Germani-
cus, espionnés, dénoncés, accusés, mis à mort, laissaient sans rem-
part et sans défense l'imprudente famille de leur patron.
L'alarme s'y mit bientôt, et le vertige qui vient après elle. Néron
ne rencontrait plus personne qui lui parlât; on se détournait en le
voyant; les amis de Séjan se raillaient de lui. Agrippine, dans une
espèce de déhre, vint un jour se jeter en pleurs aux genoux de Ti-
bère, et lui demander, elle dont toute la gloire était d'avoir été
comme les anciennes Romaines, univïra, la permission de se rema-
rier. On leur conseillait de s'en aller sur le Forum, d'embrasser la
statue d'Auguste, d'appeler le peuple à leur secours contre cette
guerre sourde et irrésistible que leur faisait la délation, ou bien
encore de fuir en Germanie, d'aller trouver les légions, de se mettre
sous la protection des aigles du prétoire. Ils firent la double faute
d'écouter ces conseils et de ne pas les suivre.
Tibère méditait un grand coup; mais il avait peur. Il eut recours à
sa ruse ordinaire, il fit le mort; il partit de Rome, presque sans cor-
tège, avec ses amis les grammairiens, ne voulant entendre parler ni
de harangues, ni de félicitations sur son passage. Les astrologues, la
puissance du siècle, prédisaient qu'il ne reviendrait pas à Rome.
Alors, en bon homme, en amateur des beautés de la nature, il se
promena long-temps autour du golfe de Naples, à Noie, à Sorrente,
398 REVUE DES DEUX MONDES.
toute la promenade des dandies anglais ; il ne fut content que lors-
qu'il se fut enfermé dans l'île de Caprée. Il ne se laissa plus aborder
par personne; ses lettres lui arrivaient par Séjan, tout puissant par
son absence. Le sénat lui demandait en vain le bonheur de le voir.
Une seule fois Tibère daigna venir habiter quelques jours la côte de
Campanie, et le rivage fut couvert de sénateurs, de chevaliers, qui ,
tremblant devant Séjan , et espérant mieux du maître que du servi-
teur, passaient les nuits sur le rivage pour attendre le moment de
parler au prince, faisant la cour au portier de Tibère, jusqu'à ce
que, sans les avoir vus, il les renvoyât à Rome. Il aimait à être loin
les jours qui devaient décider de ses projets.
Ce fut de Caprée , où il semblait comme le prisonnier de Séjan ,
qu'arriva une lettre vague , obscure , perfidement équivoque comme
les siennes , dans laquelle il accusait Agrippine d'orgueil , Néron
d'impudicité. On avait alors, et nous tâcherons d'expliquer pour-
quoi, tellement peur les uns des autres, que le sénat trembla que la
lettre ne fût un piège tendu contre lui plutôt que contre la famille
de Germanicus. Dans l'avis d'un homme qui passait pour avoir part
à la confiance de Tibère, il crut entrevoir la volonté du prince, et
décida qu'il attendrait. Cependant le peuple entourait le sénat, por-
tait en triomphe les images de Néron et d'Agrippine, criait que la
lettre était fausse; carie peuple, lui aussi, avait peur de Tibère,
et, loin de vouloir l'attaquer en face, criait : Vive César! La cour de
Caprée répondit par des reproches menaçans. Le sénat dédaignait
donc les plaintes de l'empereur, le peuple était en révolte , les lois
violées. Le sénat trembla de sa faute, et se tint prêt à obéir à tout.
Néron fut exilé dans une île presque déserte , Drusus enfermé dans
les souterrains du palais. Avant peu d'années, Néron était mort dans
rîle Pontia. Tibère faisait raconter devant le sénat comment Drusus,
privé d'alimens dans sa prison, avait vécu neuf jours de la bourre
de son matelas, et était mort en vouant à l'exécration la mémoire de
son bourreau; comment enfin Agrippine, également reléguée dans
une île, avait fini par s'y donner la mort.
Mais c'est ici qu'il faut voir à l'œuvre l'exilé de Caprée : il n'avait,
pour ainsi dire, plus de successeur à craindre, tant était grand le
vide qu'il avait fait dans sa propre famille , ou plutôt le successeur
qu'il devait craindre , ce n'était plus un César : c'était l'homme sous
lequel il avait pris plaisir à disparaître ; c'était l'instrument qui lui
avait servi jusque-là à écraser ce qui lui faisait ombrage. Cet instru-
ment, dès qu'il devenait inutile, devenait dangereux. Séjan n'était-il
LES CÉSARS. 390
pas venu lui demander en mariage une femme du sang impérial ,
Livie, qui était déjà sa maîtresse? cet homme ne pouvait-il pas pré-
tendre à lui succéder? et, aux yeux de Tibère, un héritier ressem-
blait beaucoup à un assassin. Cependant tout était habitué à obéir à
Séjan, la force de l'empire était dans ses mains, la lutte pouvait de-
venir dangereuse.
Tibère n'attaquait jamais de front; il chercha d'abord à Séjan un
rival. Ce fut le dernier fils de Germanicus, Caïus, aimé, à cause de son
père, du peuple et de l'armée, et que le prince commença à montrer
comme son successeur. Il lui chercha aussi un remplaçant, destiné à
être après Séjan préfet du prétoire, c'est-à-dire chef de la seule
force militaire dont on ne se défiât pas , et gouverneur de Tempiro
sous Tibère. Macron fut celui qu'il choisit.
Écoutez maintenant cette scène de la vie romaine, et voyez com-
ment il s'y prit pour briser son Séjan. Il commença par bien s'as-
surer sur son rocher de Caprée; il tint des vaisseaux prêts pour sa
fuite, établit des signaux pour connaître plus tôt l'issue de l'événe-
ment. Macron alors, au milieu de la nuit, arrive à Rome , rencontre
Séjan : « J'ai une lettre de César pour le sénat, dit-il. César te fait
tribun. » C'était l'associer à l'empire. Séjan , plein de joie, arrive au
sénat : on le félicite de toutes parts. Cependant on lit la lettre ; elle
était longue, soumise, obséquieuse, parlant un peu de Séjan, puis
revenant à des choses indifférentes, puis à Séjan encore, et se plai-
gnant de lui ; cela étonnait. Les amis de Séjan étaient graves , silen-
cieux; ceux qui étaient moins directement liés à sa fortune faisaient
quelques pas pour s'écarter de lui. Mais vint la fin de la lettre, où le
vieux César, d'un ton piteux, bas, plaintif, demandait qu'un des con-
suls et une garde de soldats vinssent le prendre à Caprée pour le
conduire à Rome en sûreté s'expliquer devant le sénat. (Terrible me-
nace que cette poltronnerie I ) Tout changea de face; le sénat , qui, un
moment auparavant, complimentait Séjan, se mordit les lèvres;
les préteurs l'entourèrent ; les malédictions tombèrent sur lui comme
l'orage, comme au 9 thermidor.
Et pour que la ressemblance fût plus parfaite, les prétoriens, les
soldats de Séjan, lui manquaient de parole. Macron était dans leurs
rangs, jetant de l'or, montrant les ordres de César. Incertains,
n'osant attaquer , n'osant défendre , ils prirent un terme moyen et
plus sûr ; ils se mirent à piller Rome. Mais le peuple de Rome , lui ,
avait bien autre chose à penser; il avait Séjan à traîner dans les rues,
il avait à blasphémer cette idole déchue , ses statues et ses trophées
400 REVUE DES DEUX MONDES.
à briser sous ses yeux, son corps à jeter au croc, aux gémonies. Et ce
corps y avait été jeté depuis neuf mois avant que Tibère se crût bien
sûr de son fait, et eût le courage de sortir de la maison qu'il habitait.
Quelques naïfs espéraient alors un gouvernement plus doux; il
devait en être tout autrement. Les amis de Séjan, c'est-à-dire tout
ce qui lui avait fait la cour, tout ce qui avait flatté ses premiers es-
claves, c'était une belle matière à proscriptions. Il se mêlait à cette
poursuite, vaste et indéterminée, quelques ressentimens d'honnêtes
gens. Le sénat osa deux ou trois fois profiter de l'occasion pour frap-
per, parmi la foule des proscrits, quelques bien infâmes délateurs.
Le moment était chanceux pour ceux-ci; ils avaient beaucoup à ga-
gner, beaucoup à perdre.
On connaît l'horrible supplice des enfans de Séjan. Les prisons
étaient remplies de ses amis ou de ceux qui passaient pour tels. Ti-
bère, fatigué , les fit massacrer tous à la fois. Ce fut un affreux car-
nage. Il y en avait de tout sexe et de tout âge , d'illustres et d'incon-
nus; il y avait des cadavres entassés, d'autres épars çà et là; on les
jetait dans le Tibre sans que leurs parens pussent seulement en ap-
procher. Des gardes étaient là épiant chaque douleur, et tous ces
corps flottèrent à l'aventure, sans que personne osât, tant les liens
de la vie humaine étaient brisés, en ramener un seul sur le rivage,
ou rendre le moindre honneur à ceux que le flot y portait.
Ce fut alors le plus haut période des cruelles passions de Tibère.
Accoutumé à la terreur universelle, bien enfermé dans sa retraite,
alléché par le sang qu'il avait goûté, il n'eut plus de frein, ni de
mesure. Des enfans de neuf ans, selon Suétone, furent punis du der-
nier supplice ; le deuil devint matière à accusation. Les femmes ,
qu'il était plus difficile de condamner sous d'autres prétextes, furent
poursuivies pour cause de douleur ( ob lacnjmas ). Tout pliait devant
Tibère; le sénat était d'une servilité fatigante pour lui-même. Dion
rapporte que les deux consuls, qui venaient de célébrer le vingtième
anniversaire de son règne avec tout le luxe ordinaire d'encens et de
flatteries, furent aussitôt accusés, et reçurent leur sentence de mort.
Gallus, condamné par le sénat au moment où il était à la table du
prince, attendit pendant trois ans l'exécution de son jugement. C'était,
en effet, un jeu de Tibère que de faire languir les proscrits en face du
supplice. A l'un d'eux qui lui demandait la mort, il répondit : a Je ne
suis pas encore réconcilié avec toi. » Enfin , trois ans après la chute
de Séjan , on poursuivait encore ses amis ; et Tibère, impatient d'être
iiu courant des supplices , était venu , non pas dans Rome, où la peur
LES CÉSARS. 401
lui défendit à jamais de rentrer, mais aux portes de cette ville, re-
cevant les nouvelles d'un jour à l'autre, assistant ainsi au cours de sa
justice, correspondant sans retard avec ses bourreaux.
J'ai poussé tout de suite les évèncmens jusque-là. L'histoire deSéjan
complète celle de la famille impériale, qui forme la partie extérieure,
la partie dramatique de l'histoire de Tibère; j'ai réduit tout cela à
aussi peu de pages que j'ai pu ; et en voilà bien trop sur ces hideuses
passions. Ce palais des Césars fut un vrai coupe-gorge domestique.
Il n'y eut guère d'esprit de famille chez les rois avant le christia-
nisme.
Mais ce sont là les faits et non pas les choses, les évènemens sans
leurs principes, l'énigme sans le mot. Voyons quelle était la vie,
l'ordre , l'économie sociale de l'empire. J'ai dit comment Tibère avait
commencé par se faire humblement et obscurément administrateur,
homme de police , justicier; tout cela , il est vrai , avec la façon qu'y
mettait son caractère sévère, rigoureux, renfrogné. Cependant il
laissait peu à peu tomber les vieilles traditions qu'Auguste avait voulu
relever. Auguste, avec son esprit de grâce et de tempérament, n'en
avait pas moins gêné , autant qu'il était en lui , la pente de son siècle;
Tibère, en lui laissant peu à peu reprendre son cours, ne lui en
faisait pas moins une mine triste et grondeuse. Quand il s'agissait de
quelqu'une des questions vitales de cette époque, des lois somp-
tuaires, des lois sur le mariage, de toutes les bornes qu'Auguste
avait voulu poser contre la décadence des mœurs romaines, et que
chaque jour le reflux du siècle travaillait à renverser, Tibère prenait
son front ridé, sa voix d'amertume et de reproche; il parlait comme
les vieux Appius ses ancêtres, et concluait cependant en faveur du
siècle; il lui ouvrait toujours quelque porte pour échapper à la pri-
son dans laquelle Auguste avait voulu le renfermer, ou du moins il
tenait entr'ouvertes celles que de vieux grondeurs, moins politiques
que lui, auraient voulu tenir closes à toujours; il ne voyait pas grand
mal à ce que les fortunes et les illustrations, dont il avait toujours
la même peur, se ruinassent en vases d'or, en habits de soie, en
châteaux immenses, en multitudes d'esclaves ; à ce que les âpres et
insatiables passions qui dévoraient la jeunesse, devinssent plus ar-
dentes et plus amères, à ce que les haines de famille s'aigrissent, à
ce que les grands noms vinssent se déshonorer et périr dans les dis-
sensions domestiques , les empoisonnemens et les adultères. Tout
cela ne gâtait rien à sa politique.
Mais il commençait à entrevoir, pour elle , un autre moyen d'ac-
TOME XII. 26
4l^ REVUE DES DEUX MONDES.
tion. Il y avait, sous la république, une loi Julia contre ceux (jui
auraient diminué la majesié du peuple. Qu'était-ce que diminuer la ma-
jesté du peuple? Ce n'était rien, c'était tout; c'était ce que nous appe-
lons lèxe-majesté , haute et petite trahison, crime politique, complot,
mots vagues et indéfinis dont l'arbitraire généralité est nécessaire
sans doute, puisque partout il y a dans les lois quelque chose
comme cela.
Mais n'oublions pas que la patrie , que le peuple était dieu , divi-
nité plus sévère que les bénins dieux de l'Olympe qui, eux, savaient
entendre la plaisanterie; la sédition ou le complot étaient donc en
même temps une impiété, et les lois de majesté (ce mot-là même
n'appartient qu'aux dieux) joignaient au vague des lois politiques
la rigueur des lois de sacrilège. Un mot, un sourire pouvait être un
blasphème envers le dieu aussi bien qu'une attaque à main armée
était un attentat envers le souverain.
Quand finit la république, la divinité du peuple passa tout natu-
rellement à l'empereur. Le César était la patrie incarnée , la patrie
était dieu, César fut dieu, cela ne souffrit nulle difficulté. Dans l'an-
tiquité, rien n'était à si bon marché que d'être immortel : depuis
Hercule et Jupiter, c'était un petit plaisir qu'on ne faisait marchan-
der à personne.
Voici donc l'empereur investi de toute la sainteté du peuple; mo-
narque à défendre contre la trahison , dieu à venger du sacrilège;
la loi Julia vint tout d'abord s'appliquer à la majesté des empereurs,
et Tibère , consulté sur la question , n'eut qu'à répondre : « Observez
les lois. »
D'ailleurs , comme cette loi frappait tout, elle pouvait servir aussi
la justice, tout faire, même un peu de bien. — Des chevaliers obs-
curs et coupables, de riches publicains qui s'étaient engraissés dans
les provinces, des gouverneurs qui avaient pillé ( et on pillait tant),
des femmes de grandes maisons dont Tibère aimait à publier les
désordres, utilisant ainsi la vieille morahté romaine, qui faisait de
l'adultère un crime capital, furent les premières victimes. — C'était
un merveilleux légiste que Tibère, habile à trouver des ressources
pour toutes ses passions dans l'arsenal des lois anciennes, à a cacher
sous de vieux noms des accusations toutes nouvelles,)) homme d'une
religieuse légalité, parce qu'il savait que la légalité permet tout;
déjà cependant âpre à la justice , se cachant dans un coin du tri-
bunal pour voir si son préteur châtiait bien.
Ainsi marcha-t-il humble et timide, tant que vécut Germanicus;
LES CÉSARS. 403
peu à peu il se sentit fortifié , et c'est ici qu'il sut se servir de cette
jeunesse des écoles dont nous parlions.
Chez les anciens, le droit d'accuser, comme chacun sait, apparte-
nait à tous , l'accusation était populaire. Un jeune homme, tout frais
émoulu des combats de l'école, jeté dans la lice, bien des fois san-
glante , des partis , ne connaissait rien de mieux que de lancer dès
l'abord son gant au parti contraire, de prendre un homme corps à
corps et de l'accuser. — Quel était le sujet de l'accusation? Peu im-
porte ! il s'agissait d'obtenir une victoire pour son parti , de faire
prononcer les juges pour soi, d'exiler un des adversaires (car, dans
la règle, on ne mettait pas à mort ). L'accusation était le début, elle
était plus hardie, plus brillante, plus honorée que la défense; l'huma-
anité n'était pas une vertu chez les anciens; Sénèque la défend aux
stoïciens, et Virgile dit du sage : a II n'a ni pitié pour le pauvre, ni
envie pour le riche. ;j Crassus fut accusateur à dix-neuf ans, César
à vingt-un , Pollion à vingt-deux.
Avec cela se combine un trait des plus remarquables des mœurs
anciennes ; l'inimitié n'était pas, comme chez nous, quelque chose
d'équivoque, qu'on avoue à peine, qui se cache sous des formes po-
lies ou sous l'affectation de l'indifférence; c'était quelque chose de
patent, d'authentique, de formel, de déclaré. On entamait une inimi-
tié, pour ainsi dire, comme on entame un procès; c'était une affaire
que l'on commençait en faisant dire solennellement à un homme que
l'on cessait d'être son ami, et que l'on terminait en plein Forum de-
vant des juges, en lui faisant, par sentence politique, interdire le
feu et l'eau. C'était souvent ce qui jetait un homme dans un parti
pour être à même d'y défier son ennemi; en un mot, c'était le duel
de ce temps-là : il s'y mêlait du point d'honneur. Cicéron se justifie
par l'intérêt public d'avoir fait cause commune avec ceux qui avaient
été ses ennemis. On se faisait gloire d'avoir des inimitiés , de les en-
treprendre, de les soutenir, de les mettre à fin; il y en avait d'hé-
réditaires dans les familles; en un mot, dans l'âpreté de cette vie
parlementaire, elles étaient à la fois un devoir, une gloire , un objet
d'ambition, et pour les soutenir, la grande arme, c'était l'éloquence.
Sous l'empire , tout cela subsista , mais sans cette union avec la
vie publique qui donnait à ces passions un but, une utilité, une
grandeur. Il y eut, comme par le passé, des haines personnelles et
des haines de familles, d'effroyables désordres; — le luxe, l'habitude
de l'empoisonnement, l'aitérissement des fortunes, ne faisaient que les
rendre plus violentes. De toutes ces familles sans lien et sans pudeur,
26.
404 REVUE DES DEUX MONDES.
de tout ce monde qui ne demandait pas mieux que de se déchirer à
belles mains, sortait cette jeunesse que nous avons décrite, hardie,
sans moralité, presque toujours sans argent, ame damnée de qui lui
ferait une fortune et un nom, bourrée de rhétorique, sentant bouil-
lonner en elle-même son ambition sans but et son inutile faconde.
Pour ces jeunes gens , comme pour leurs ancêtres , la porte de
l'accusation était la première ouverte ; mais , dépouillée de la gran-
deur de la vie politique, cette carrière devenait tout-à-fait infernale;
il n'y avait plus, même en apparence, de but désintéressé, il n'y avait
que la vengeance et plus souvent encore le métier. Ce métier était
celui de délateur (nom classique dans toute l'antiquité romaine), mé-
tier profitable, car l'accusateur avait droit à des récompenses légales
et prenait part dans les confiscations. La délation menait plus loin :
à faire parler de soi , à se faire redouter, admirer même, à recevoir
des saluts dans le Forum, à avoir le malin des cliens dans son anti-
chambre , à se faire suivre au Champ-de-Mars par une foule d'em-
pressés; ce n'était pas seulement aux hommes qu'on faisait peur; on
faisait trembler les familles, on inclinait sous soi l'orgueil des grandes
maisons , on avait sous sa protection des villes et des provinces ; un
roi était trop heureux de l'amitié d'un délateur.
Ceux qui commencèrent ce métier furent d'abord des hommes vul-
gaires, ignobles, méprisés; mais bientôt les ambitions, les grands
talens y vinrent. Les mêmes noms qui figurent dans les thèmes du
professeur Sénèque , comme ceux de grands rhéteurs ou d'écoliers
de grande espérance, Haterius, Romanus Hispo, nous les retrouvons
dans Tacite comme ceux de délateurs illustres; nous les avons laissés
à l'école, nous les revoyons au sénat en face d'accusés (1).
Et pendant que ces hommes, usant de leur liberté dans les limites
légales, évoquaient, more majonun, dans le champ clos de l'accusa-
tion, toute gloire, toute supériorité, toute richesse, traduisaient de-
vant les juges et devant le monde les désastres et les dissensions des
familles, en y ajoutant toujours le crime de lèse-majesté, complément
obhgé de toute accusation , Tibère pouvait se tenir tranquille, il
(1) Voyez ce que dit Tacite de l'espèce d'hommes qui faisaient le métier d'accusateurs :
«( Le premier métier de Junius Olhon avait été celui de maître de rliétorique. Le crédit
de Séjan en iit un sénateur. A force deffronlerie, il ciiercliait à sortir de son obscurité pre-
mière... Brutidlus avait de hautes facultés; s'il eût suivi la voie droite, il pouvait arriver au
premier rang. Mais l'impatience le dévorait; il fallut d'abord qu'il dépassiit ses égaux, puis
ceux qui marchaient devant lui, puis enlin sa propre ambition et son propre espoir....
(Annal., lli, 66.) — Haterius, plus haï que tout autre, et qui, tout affaibli par de longs
.sommeils et par des veilles licencieuses , assez oisif et assez lâche pour n'avoir pas à craindre
la cruauté même de Tibère; méditant entre le jeu et la débauche la perte des plus nobles
citoyens. » [Ibid , VI, i.)
LES CÉSARS. 405
n'était pour rien là-dedans; chacun était dans son droit. Bien plus,
au-dessous des délateurs , ceux qui ne pouvaient aspirer à ce noble
métier, formaient une armée de témoins et d'espions, armée payée
comme ses chefs, car la loi leur donnait des récompenses; armée ac-
tive, partout répandue, surveillant les pas, les paroles, entrant dans
toutes les confidences , provoquant toutes les indiscrétions , les dé-
nonçant toutes; sans cesse en correspondance avec César, qu'elle
informait secrètement, et qu'elle dispensait de monter une police.
Les motifs d'accusations ne manquaient pas; le dieu empereur était
plus jaloux encore de sa dignité que le dieu peuple. Il ne s'agissait
seulement pas du prince vivant; la piété de Tibère envers son prédé-
cesseur ne souffrait pas d'outrages à la mémoire d'Auguste : bri-
ser une statue d'Auguste , s'habiller ou se déshabiller devant son
image, étaient des crimes capitaux. Un poète qui, dans une pièce de
théâtre, avait fait adresser des injures à Agamemnon, passait pour
avoir manqué de respect à la royauté. Un autre, par excès de hâte,
avait composé l'éloge funèbre de Drusus lorsque Drusus vivait en-
core; c'était lui porter malheur : il fut condamné à mort. Toutes les
superstitions de l'antiquité étaient appelées au secours de la tyrannie.
Quant aux vrais motifs de l'accusation, un peu de fortune, un peu
de naissance, un peu de gloire, la haine d'un délateur suffisait. L'a-
varice, passion long-temps inconnue à Tibère, commençait à se dé-
velopper en lui. Les confiscations arrivaient au fisc, et le fisc n'était
autre que le trésor de l'empereur. Si l'impôt frappait les biens, la
délation frappait les fortunes mobilières; les premiers citoyens de la
Gaule, de l'Espagne, de la Syrie, delà Grèce, furent condamnés
pour ce seul fait, d'avoir eu en portefeuille plus du tiers de leur for-
tune.
Voilà ce qu'était une accusation; l'homme à qui elle tombait sur
la tête était marqué du doigt comme un pestiféré; on l'abandonnait
de toutes parts; s'il passait dans les rues, on se mettait à fuir, et
puis ensuite on revenait sur ses pas, et on se montrait de peur d'avoir
laissé voir sa peur; amis et parens laissaient un grand vide entre eux
et lui. Il y avait une raison à cela, c'est que l'accusation gagnant de
proche en proche comme la peste , d'un homme elle passait à sa fa-
mille, à ses amis, à ceux qui l'avaient salué, à ceux qui l'avaient vu.
Pour ne pas être accusés , amis et parens se faisaient quelquefois
même accusateurs. La première pierre une fois jetée au proscrit,
chacun se hâtait de décharger la sienne; le m.oyen de se sauver était
de le perdre; le fils dénonça son père. Ici se retrouvaient encore les
406 REVUE DES DEUX MONDES.
traditions du patriotisme romain exploité par le despotisme impérial,
et les délateurs immolaient leurs parens à Tibère , comme Brutus
avait fait mourir ses fils , ou Horace sa sœur.
L'accusé restait libre, et cependant ne songeait pas à s'enfuir; pour-
quoi? Nous ne le savons pas; c'est un fait qui révèle dans la société
antique mille circonstances étrangères à la nôtre. L'empire était si
vaste, la cohésion de ses parties si puissante , la main du pouvoir si
prompte à se faire sentir partout, que la fuite semblait impossible,
cf En quelque lieu que tu sois, écrit Cicéron à Marcellus, songe que
le bras du vainqueur peut t'y atteindre. » Nous avons l'exemple d'un
seul homme qui tâcha d'échapper à la puissance de l'empire; c'était
un chevalier romain qui s'enfuyait chez les Parthes. On trouva cela
étrange; on l'arrêta et on le ramena à Rome. Tibère s'en soucia si
peu, qu'il le laissa vivre.
Oii fuir d'ailleurs? au-delà des bornes de l'empire on ne connais-
sait rien. L'empire romain , comme nos monarchies, n'était pas ter-
miné par des fleuves, par des chaînes de montagnes, par des limites
certaines; à ses extrémités, des royaumes tributaires, des peuples
barbares à demi soumis faisaient suite aux provinces gouvernées par
les préteurs et prolongeaient la puissance de l'empire. Où était la
borne? On ne le savait pas; elle était là où l'on ne connaissait plus
rien , là où vivaient des peuples sauvages , où la géographie devenait
fabuleuse. Il fallait vivre à Rome ou y mourir, vivre dans cette lu-
mière, comme dit Cicéron , vivre de la pleine vie du Champ-de-Mars
et du Capitole , comme ce Vénitien exilé qui revint à Venise, sûr d'y
trouver son supplice , mais aimant mieux mourir à Venise que vivre
ailleurs.
Ni fuir, ni se cacher ! Ces deux espérances du proscrit qu'à toutes
les autres époques le dévouement a si puissamment aidées, étaient
perdues pour le proscrit de Tibère. Personne n'avait foi en per-
sonne. Rome était pleine d'esclaves ; des esclaves seuls cultivaient la
campagne, et entre l'esclave et l'homme libre, il n'y avait nul lien
d'humanité; c'était une autre nature. Sous Sylla, il y eut encore de
nobles dévouemens d'esclaves pour leurs maîtres. Sous Tibère, nous
n'en trouvons plus; la peur et la trahison, l'espionnage volontaire,
étaient partout; et la police, faite par la trahison et la peur, était bien
autrement inévitable que ne l'est la police faite par le pouvoir (1).
(!) « C'était là le plus affreux malheur de ce temps. Il n'était pas de délation si infâme que
dédaignassent d'exercer même les premiers du sénat, ouvertement quelquefois, souvent dans
l'ombre. Toute différence avait cessé d'élranger eu c!e parent, d'ami ou d'inconnu, d'un fait
LES CÉSARS. 407
L'accusé paraissait donc devant le sénat , juge suprême des accusa-
tions de lèse-majesté. Il se présentait seul devant tous ces hommes,
courtisans , intimes complices ou tremblans ennemis du prince ; de-
vant ces vieilles toges qui avaient , les unes à se défendre de leur
illustration, les autres à garder sauve leur obscurité; devant tous
ces restes mutilés de l'aristocratie ancienne, ennemis les uns des
autres, honteux de leur nom, et tremblans de leur gloire. — En face
de lui, trois, quatre, cinq accusateurs. On se réunissait pour l'écra-
ser. S'il avait gouverné une province, elle ne manquait pas d'en-
voyer quelque parleur disert, tout fier de se montrer sur le grand
théâtre de Rome. Et ce n'étaient pas les accusateurs seulement : les
témoins n'étaient point comme chez nous de simples narrateurs; ils
discouraient, invectivaient, se fâchaient aussi librement, aussi ora-
toirement, que qui que ce fût; tous avaient été trop long-temps à
l'école pour perdre les belles choses qu'ils y avaient apprises. Alors
pleuvaient, comme la grêle, les injures oratoires, l'imprécation,
l'évocation, l'apostrophe, toutes les colères de la controverse, tous
les souvenirs du rhéteur; on nageait en pleine déclamation. De dé-
fenseur, il n'en est pas question, non pas que la défense fût interdite,
mais parce que nul n'osait s'y risquer. L'accusé renversé par l'in-
vective se relevait à peine, que l'hypotypose ou la prosopopée ve-
nait l'écraser; il rendait le dernier soupir sous les foudres de l'apo-
strophe.
Ceci peut paraître puéril; mais souvenons-nous que les anciens
étaient beaucoup plus puérils que nous : la puissance des phrases
était immense. Quand Manlius fut accusé devant le peuple, on crut
faire beaucoup contre lui, parce qu'on lui ôta un mouvem.ent d'élo-
quence en lui ôtant la vue du Capitole qu'il avait défendu. On écou-
tait, on admirait, on se laissait persuader en artiste; la moralité du
but importait peu. L'habitude était vieille de séparer le talent de la
conscience, d'applaudir à l'emphase des mots sans songer à la vé-
rité des choses; cet homme avait bien parlé, que pouvait-on lui
refuser?
A ces accusateurs, à ces témoins, s'ajoutait le grand moyen de la
procédure romaine , la torture des esclaves ; on ne donnait jamais la
question à un homme libre; mais, à un esclave , que pouvait-on faire
nouveau ou d'un souvenir obscurci par le temps. Chacun, en hùîe d'atteindre son proscrit
pour se sauver lui-même, saisissait la première parole tombée dans un repas, dans une
réunion au Forum, à propos d'une chose ou d'autre. La plupart ne voulaient que leur propre
sûreté ; mais il en étail que le mal de la délation avait gagnés comme une peste. »
( Tacite, 4n«a^, VI, 17.)
408 REVUE DES DEUX MONDES.
de mieux? Seulement la loi défendait de mettre à la torture les es-
claves mêmes de l'accusé. En habile procureur, Tibère sut éluder
cette loi; il fit vendre aux agens du fisc les esclaves de l'accusé, et dès-
lors ils purent être mis à la question sans le moindre scrupule légal.
Contre tout cela, contre ces témoignages, contre ces interroga-
toires par la main du bourreau, contre ces ennemis hardis, effrontés,
soutenus par César, habitués à la parole, l'accusé était seul, altéré,
sans faconde, il perdait la force de nier les imputations les plus men-
teuses; mais pourtant, s'il avait du cœur, il n'en était pas toujours
de même: en ce temps, chacun tremblait pour soi, et lorsqu'on s'était
mis au-dessus de la crainte commune, il n'était pas difficile de do-
miner les autres en la leur rappelant. L'accusé pouvait tout de suite
se grandir au rôle d'accusateur, nommer de prétendus complices,
ou même sans se reconnaître coupable, dénoncer son ennemi; alors,
dès qu'il avait quelque éloquence, c'était une épouvantable lutte. Ces
deux hommes, l'un s'érigeant en délateur, l'autre descendu au rôle
d'accusé, parlaient à outrance pour leur vie ou leur mort : vrai combat
de gladiateurs, duel à mort dont Tibère était l'impassible et l'heu-
reux spectateur; car il aimait toujours à voir aux prises l'un avec
l'autre ceux qui avaient quelque puissance. Un accusateur ainsi accusé
perdit la tête et s'enfuit; Tibère le fit ramener de force pour sou-
tenir sa dénonciation jusqu'au bout.
11 y a même plus, après la chute de Séjan, lorsque l'on poursuivait
ses amis, l'un deux osa avouer qu'il l'avait été; mais en même temps
il rappela au sénat tout entier que le sénat en avait fait autant que
lui: — (( Nous avons flatté tout ce qui l'entourait, nous avons fait la
cour à ses affranchis, nous avons été heureux de nous faire recon-
naître de son portier. » Ce nous le sauva. Un autre, à qui l'on deman-
dait le nom de ses complices, commença à les désigner parmi ses
Juges; les pères conscrits tremblèrent sur leurs sièges, le désespoir
de cet homme les menaçait tous : ils se hâtèrent d'étouffer sa voix
par des murmures et de le condamner.
11 y avait une autre raison pour se hâter. La condamnation était
presque toujours si certaine, que l'accusé, dès le premier moment,
cherchait à y échapper par le suicide. Allait-il attendre, dans sa
maison, que les pas des soldats vinssent l'avertir qu'il était temps de
mourir; que deux valets du bourreau lui passassent le lacet au cou
dans un cul de basse fosse? souffrirait-il que son corps fut traîné
aux crocs, jeté aux gémonies, qu'on vendît ses biens sous la pique
du préteur au profit du fisc, que ses accusateurs s'engraissassent de
LES CÉSARS. 409
son patrimoine; que son testament, l'acte le plus solennel et celui qui
tenait le plus au cœur du citoyen romain, fut déchiré? Mais si l'ac-
cusé était pressé de mourir, Tibère et le fisc tenaient à ce qu'il attendît
sa sentence; il y avait donc une effroyable émulation, à qui irait le plus
vite de l'accusé ou des ju^jes , l'un pour sauver ses biens et sa mé-
moire, l'autre pour ne pas frustrer le trésor. — Carnutius m'a échappé,
disait Tibère d'un proscrit qui s'était tué. D'autres fois, il fit le bon
prince, et se plaignit que les accusés , en se donnant la mort, se dé-
robassent à sa clémence; il ne fut jamais si miséricordieux qu'en-
vers les morts. Des accusés dont le procès dura plusieurs jours,
prirent leur temps, et se laissèrent mourir de faim; un autre, qui
s'était frappé d'une épée, fut amené au sénat tout sanglant, tout
bandé, pansé pour le bourreau ; un autre enfin s'empoisonna de-
vant ses juges : on ne prit pas le temps de le condamner; qu'impor-
tait la formalité de la sentence? On l'emporta mourant, et on lui mit
le lacet au cou comme déjà il ne respirait plus.
Dans une telle voie, on devait marcher vite; — ce n'était pas un
tyran opprimant le peuple, c'était le peuple se déchirant lui-même
au profit de son tyran. — Bientôt l'accusation frappa au hasard, sur
les pauvres, sur les obscurs, sur ceux que rien, si ce n'est les haines
personnelles, ne lui recommandait; — des exilés, des fils d'exilés,
furent ramenés de quelque lointaine province ou d'une île à moitié
déserte, comme des gens qui eussent fait peur. On en vit venir de
tout déshonorés par la misère, hideux, en haillons, sans que l'on
sût qui se vengeait ainsi. — Ce n'était plus vengeance, ce n'était plus
soupçon; on n'en voulait plus à tels ou tels, on en voulait au pre-
mier venu pour faire peur à tous. A la fin de sa vie, il ne s'agissait
plus pour Tibère de tuer ses ennemis, mais de tuer beaucoup;
c'était Marat avec ses deux cent mille têtes.
En présence de tels faits, la vie privée de cette époque, autant
que nous pouvons la connaître, nous semble marquée d'une tris-
tesse profonde; à travers une passion de luxe qui tenait du dé-
lire, des débauches gigantesques, des plaisirs frénétiques, on savait
qu'avant le lendemain matin, un petit billet d'un accusateur à Tibère
ou de Tibère au sénat pouvait vous conduire à une mort ignoble
dans le cachot infect de Jugurtha. — Cette époque, sans moralité et
sans croyance, ne trouvant rien en elle-même qui l'aidât à envisager
ce perpétuel danger suspendu sur sa tête avec la dignité du vrai
courage, s'enivrait pour l'oublier; mais au milieu des orgies, un
amer ennui la prenait au cœur. N'espérant en rien, vouée à des su-
Ht) REVUE DES DEUX MONDES.
perstitions sinistres envers un destin qu'elle croyait aveugle, de-
mandant à l'astrologie et aux présages la connaissance d'un inévitable
avenir, fataliste et superstitieuse, sans vertu, sans philosophie et sans
foi, elle croyait faire un acte de grandeur et échapper à l'inévitable
loi du destin par le suicide. Le suicide, qui était la grande ressource
contre Tibère, lui paraissait aussi la grande ressource contre elle-
même. Tant de morts volontaires appelées et savourées avec bonheur
par des proscrits, dans le Forum, dans le sénat, dans la prison, par-
tout où ils pouvaient, accoutumèrent aisément Rome à ce genre de
courage qui se fait si facilement imiter. Ce n'était pas seulement dan-
ger présent, malheur personnel; c'était ennui de la vie [lœdium
vitœ). Tel était le mot consacré. On s'enfermait dans sa chambre, on
refusait les alimens, et l'on attendait sa fin. Ainsi, Lentulus, maître
d'une grande fortune, ayant eu le malheur de faire Tibère son hé-
ritier, se laissa pousser par celui-ci, à force de chagrins et de craintes
sourdes, à se donner la mort. Ainsi, Cocceius Nerva, ami et com-
mensal du prince, illustre dans la jurisprudence, inattaqué par les
délateurs , se laissa mourir, — Tacite le dit en propres termes, —
de la profonde tristesse que lui inspirait son époque.
D'oii venait tout cela?
La peur était le dieu de ce siècle. Et quelle était la raison de la
peur? Pourquoi cet abandon, cet isolement du proscrit, cette trahison
universelle , ce manque de foi réciproque entre gens qui avaient le
même intérêt et couraient le même danger? ce peuple tremblant dans
les rues, fuyant au passage d'un proscrit, détestant Séjan et n'ayant
de courage contre lui qu'après sa chute, adorant la mémoire de Ger-
manicus, et lorsque sa famille est proscrite, osant à peine s'émouvoir
un peu dans les rues, tout en protestant de son respect pour Tibère?
ce sénat, ce représentant de l'ancienne aristocratie, servant contre
elle et contre lui-même les desseins du prince? et Tibère même,
le grand ressort de l'universel effroi, vieillissant dans la peur, blotti
dans son nid de Gaprée, consultant les astrologues sur la durée de
sa vie, tremblant comme ceux qu'il faisait trembler? Quelle était
donc la cause première de cette terreur sans exception et sans borne?
Ce n'était pas chez le peuple la crainte d'une puissante force maté-
tielle; dix ou douze mille prétoriens réunis sous les murs de Rome, gens
qui vivaient de plaisir, faciles à acheter, faciles à vaincre, n'eussent
pas été contre une révolte de cette vaste cité une suffisante barrière.
Les légions étaient disséminées sur les frontières, et disséminées par
la politique qui les craignait bien plus qu'elle ne comptait sur elles.
LES CÉSARS, 411
C'était auprès d'elles que les enfans de Gernianicus avaient espéré
trouver un refuge.
Mais il faut le dire d'abord : les masses sont bien plus inertes, leur
action sur la vie sociale bien plus rare, qu'on n'est tenté de le croire.
En tout lieu et en tout temps , les minorités gouvernent. Dans quel-
ques pays du nord, des moyens toujours un peu artiflciels ont appelé
une minorité plus forte, mais encore une minorité; à la fiction, sinon à
la réalité du gouvernement. Et déjà si vous descendez en France, vous
trouverez la loi plus empressée à donner que les masses à recevoir;
les magnifiques droits qu'elle offre, insoucieusement négligés, pour
un marché à faire ou pour une journée de moisson, et les salles d'élec-
tion laissées aux procureurs et à leurs cliens. C'est bien mieux encore
dans le midi, oii la double facilité d'oublier et de vivre, les jouis-
sances de l'oisiveté, l'heureux débarras de toute prévoyance, la vie
jour à jour, heure à heure, rendent le peuple plus répugnant et plus
étranger à ces vides et sérieuses simagrées de la vie politique, pays
ingouvernables par de tels moyens , si je m'en crois. Voyez les inva-
lides révolutions d'Espagne et d'Italie, révolutions prétoriennes que
fait un régiment, qu'un bataillon défait; et la nation que pense-t-elle?
que fait-elle? La nation est ici, au coin de la rue, assise à terre
quand elle ne peut avoir de meilleur siège, mangeant son macaroni,
buvant son chocolat, fumant son cigarre (si la révolution lui en
a laissé un), savourant au moins, ce qu'on ne peut lui ôter, son
beau soleil ; regardant la révolution passer, bien des fois ne laissant
pas que d'en souffrir, mais ne songeant pas à s'en mêler, faisant
bien ou mal, mais faisant ainsi.
Ce n*est pourtant pas assez pour expliquer cette patience de vingt
ans , cette terreur si lâche de tout un peuple devant un vieillard sale
et décrépit qui lui-même tremblait devant lui , dans une masse comme
la population de l'empire, où la population seule de Rome, la portion
forte et intelligente, devait être assez nombreuse pour s'affranchir à
elle seule. Mais pourtant les prétoriens eux-mêmes semblent, dans
la suite de l'histoire, bien plutôt destinés à repousser un compétiteur
étranger qu'à étouffer une sédition. Tibère, au milieu de toutes ses
craintes, ne paraît redouter qu'un assassinat et non une émeute.
Pourquoi donc?
Voici , je crois, la cause fondamentale. L'antiquité, je l'ai dit assez
souvent, reposait sur le principe de l'égoïsme national; c'était dans
les républiques du patriotisme , du despotisme dans les monarchies;
et ne croyez pas que le despotisme , malgré le sens que nous atta-
412 REVUE DES DEUX MONDES.
chons aujourd'hui à ce mot, n'enfantât aussi son genre d'héroïsme
à lui. Hérodote raconte que lorsque Xercès vaincu en Grèce s'enfuit
dans son royaume , une tempête s'éleva pendant qu'il traversait la
mer; le pilote déclara que le navire était trop chargé , et que la vie
du roi était en péril. Le pont du navire était en effet couvert des
grands de la Perse, qui avaient suivi le roi. A cette déclaration, ils
vinrent tous les uns après les autres mettre le front à terre au pied
de Xercès et se précipitèrent dans la mer. Il y a dans la simplicité
de ce dévouement, quelque absurde qu'il soit, un certain grandiose
qui étonne et qui vaut bien ( en supposant la vérité des deux histoi-
res ) Gurtius et son fameux cheval se précipitant dans l'abîme.
Dans le sein et comme à l'ombre de cet égoïsme national croissaient,
si je puis ainsi dire, une foule d'égoïsmes partiels de tribu, de caste,
de corporation. Sur cet ensemble vivait le monde. L'égoïsme national,
quoique fondé sur un esprit d'hostilité et de guerre, sur la haine de
l'étranger ( Iwstis veut dire à la fois étranger et ennemi), resserrait
les liens de chaque société, la faisait plus une, la concentrait davan-
tage par l'exclusion de ce qui était au dehors, et par les idées su-
perstitieuses qui en étaient le principe; la ralliait plus complètement
dans les républiques à l'aristocratie, dans les monarchies au souve-
rain, qui était le nœud et, comme nous l'avons assez dit, la divinité
de ce système. A son tour, l'égoisme d'association ou de tribu, et, ce
qui est plus important encore, l'égoïsme de famille formait entre les
diverses portions de la société des liens durs, sanguinaires , mais
puissans et se rattachant tous à l'unité pohtique. Ce n'est pas ici le
lieu de dire combien était imparfait cet ordre social, fondé en der-
nier résultat sur la division et la haine nationale, par conséquent
sur la guerre, l'extermination et le sang; combien funeste à Tinté-
rieur même des sociétés était ce système, qui, ne reconnaissant rien
de sacré dans la personne de Thomme, n'admettait point de droit
ni de raison que le sujet pût faire valoir contre la république, et im-
molait, sans égard pour la justice, l'homme à la nation, à la tribu,
à la famille : tout ce que je veux dire, c'est que telle était la base de
tout ordre social avant le christianisme, et qu'il ne pouvait y en
avoir d'autre.
La conquête romaine renversa cette base; les égoïsmes nationaux,
si je puis ainsi dire, furent tous fondus dans le grand égoïsme
romain ; ils se réduisirent tout au plus à la proportion de quelque
gloriole de petite ville. En même temps, Rome, qui, plus que toute
autre cité, avait exalté en elle-même cet égoïsme national, Rome
LES CÉSARS. 413
dont l'aristocratie concentrait plus puissamment que toute autre les
forces de la société autour d'elle, chez qui les égoïsmes partiels
étaient aussi plus puissans, et surtout celui de la famille ; Rome, en
«étendant à l'excès, laissa échapper la maille première de ce réseau
si serré, et relâcha en elle-même tous les liens de l'égoïsme national,
comme elle les brisait chez les autres peuples. Ainsi la vieille base de
la société païenne fut rompue; le monde antique n'eut plus l'appui
vicieux, mais l'appui sur lequel il reposait, et de là son agonie de
quatre siècles.
Mais en même temps tout égoïsme de société se brisait en égoïsmes
individuels. Ce que la philosophie enseignait était trop vague, trop
dépourvu de base; ce que la religion contait, trop mélangé et trop
puéril, pour qu'il en pût naître quelque lien puissant entre les hommes.
La famille elle-même qui était, pour les anciens, plutôt une rigoureuse
et politique unité qu'une sainte, naturelle et affectueuse association, la
famille n'avait plus même assez de puissance pour maintenir ses liens.
Personne ne tenait plus à personne. Il y avait complète dissociation.
Cette absence de toute union, cet anéantissement de tous les rapports,
même de famille, est horriblement prouvé dans Tacite. Nous n'avons
pas idée de cette époque; tout ce que nous nous figurons d'individua-
lisme , de relâchement social, n'est rien auprès de cela, et la preuve,
à mes yeux, c'est l'unité môme, mais l'unité excessive du pouvoir.
Ainsi tout le monde étant divisé, tout le monde était faible, et dès-
lors tout le monde avait peur. Voilà tout le secret de cette époque.
Chacun se sentait sans appui. Dans une telle situation, celui qui atta-
que le premier a un ascendant terrible; il fait acte de force, tandis
que chacun sent sa faiblesse. Chacun alors ne songe qu'à soi, se voit
d'avance seul à seul contre cet ennemi, lui timide contre cet auda-
cieux, lui faible contre ce fort ; il ne pense qu'à rester coi, à faire
sa paix, à se sauver aujourd'hui ; viendra demain ce que pourra.
Ainsi le premier attaqué reste seul, tout l'abandonne. Telle était
cette époque. Tacite nous le dit; la terreur était venue briser de
force toutes les relations humaines. Nul ne songeait que son tour
allait venir; on ne défendait pas autrui, on n'était pas défendu. Ce
sentiment vulgaire qui nous porte à éteindre le feu pour qu'il ne
gagne pas jusqu'à nous, cédait à la peur du moment présent. Je ne
dirai pas la charité désintéressée, la charité chrétienne, mais l'égoïsme
solidaire, l'égoïsme garde national, celui qui secourt les autres pour
en être secouru à son tour, eût été alors une vertu sublime.
Il ne faut pas s'étonner de la puissance et de l'universalité de cette
414. REVUE DES DEUX MONDES.
terreur. La terreur croît par cela seul qu'elle existe; on a peur de la
peur qu'on a eue , on tremble parce qu'on a tremblé , on trahit parce
qu'on a trahi ; le simple citoyen dénonce parce qu'il a dénoncé hier;
le sénat condamne parce qu'il a condamné. Une fois le parti de la
peur préféré à celui de la résistance , il n'y a plus qu'à avancer dans
la même route, et, de celte façon, quelques délateurs arrivent à faire
trembler tout un peuple.
Et remarquez une chose : c'est que le premier instrument de Tibère
était le sénat, c'est-à-dire ce corps qu'il menaçait davantage, celui
dont il était le plus détesté , celui dont il affectait de redouter les
poignards. Le sénat était encore le centre de tout ce que Tibère avait
plus à cœur de poursuivre , des grands noms , des grandes fortunes,
des illustrations personnelles. Il frémissait chaque fois qu'on lui en
demandait une, mais il les livrait l'une après l'autre, espérant peut-
être que l'avidité du tyran serait rassasiée , et chacun s'estimant trop
heureux encore que ce ne fut pas son tour (1). Ainsi le sénat et l'aris-
tocratie se livrent, se mutilent eux-mêmes, et je ne connais rien de
plus caractéristique que cette simple note de Tacite : ce Pison cessa de
vivre à cette époque ; étrange chose après une telle illustration , il
mourut dans son lit! »
Telle était la société, le peuple, le sénat; mais venons-en au chef
de toute cette terreur, au grand moteur de toutes ces craintes , et
en même temps au plus grand trembleur de tout cet empire; voyons
d'un peu plus près ce que la tyrannie faisait de ce tyran; regardons
le monstre dans sa cage qu'il avait si bien verrouillée en dedans, qu'il
pouvait à peine en sortir.
Au sein de la mer de Naples, à trois milles du rivage, vis-à-vis
toute cette côte de la Campanie, plus belle encore, disent les anciens,
que le Vésuve ne l'a faite depuis, s'élevait Caprée, prison au dehors,
au dedans lieu de délices, rocher escarpé au sommet duquel s'aper-
cevait le faîte des douze villas construites par Tibère en l'honneur
des douze grands dieux, des thermes, des aqueducs, des arcades
qui joignaient des vallées. Ce petit coin de terre protégé par la mer
contre le bruit du continent, par le mont Solaro contre toutes les
rigueurs de la saison, avait déjà plu à Auguste, qui était venu y pas-
ser quatre ans. Après Tibère, Néron vint y habiter aussi, tout tyrans
(1) « On accusa en masse Asinius Pollion , Appius Silanus, Scaurus Mamercus, et avec
Pollion Vinicianus, son fils, tous de haute naissance, plusieurs parvenus aux premières
charges. Les sénateurs tremblèrent; c'étaient tant d'hommes illustres : qui pouvait être
pur de toute alliance , de toute amitié avec eux? » (Tacite, Annal., VI, 9.)
LES CÉSARS. 415
qu'ils étaient, amateurs de la belle nature. Dans la grotte d'azur que
Ton vient de découvrir, on a retrouvé le reste des bains de Néron.
La sensualité romaine, à qui rien n'échappait, avait creusé un sou-
terrain pour rejoindre la mer, et goûter les plaisirs d'un bain inoui
sous cette grotte miraculeuse. En approchant de l'île, on doutait de
pouvoir débarquer; l'escarpement du rocher ne laissait aux barques
qu'un seul point où elles abordaient. Il y avait là une sentinelle, et l'on
s'apercevait du voisinage du prince.
En effet, depuis long-temps il avait quitté Rome. Une aussi grande
ville n'était pas pour lui facile à habiter. De ce mouvement et de cette
vie, quoi qu'on pût faire, il s'élevait une sourde clameur qui lui re-
prochait ses crimes. C'était un billet jeté sur le théâtre, à sa propre
place; c'était l'invective hardie , en face, en plein sénat, d'un con-
damné. Les condamnés, seuls libres, osaient tout dire. Un autre jour
ce fut un témoin, homme simple, jaloux de bien faire, qui, croyant
ne pouvoir dénoncer trop, se mit devant les sénateurs et Tibère,
malgré l'embarras de celui-ci, malgré les murmures de ceux-là, à
répéter tout au long, mot pour mot, ce qui , dans Rome , se disait en
secret contre le prince. Tibère quitta donc Rome , fuyant ces repro-
ches, fuyant aussi les adulations qui lui étaient insupportables, fai-
sant écarter durement, par ses soldats, la population courtisane qui
venait s'humilier devant lui, défendant par ordonnance qu'on trou-
blât son repos.
Une fois sorti de Rome, les astrologues l'avaient dit, il n'y rentra
plus. Onze ans se passèrent ainsi jusqu'à sa mort. Ce n'était pas faute
de précautions pour y être en sûreté. Il s'était fait, à la honte du
sénat, accorder par celui-ci de se faire suivre dans son sein par des
gardes. Il avait ajouté qu'on fouillerait à l'entrée les sénateurs (1).
Les sénateurs se prêtèrent à tout, et n'eurent pas même la triste ré-
compense de voir César au milieu d'eux.
Il vint près de Rome. Je ne sais quel instinct l'y appelait; il y ar-
rivait par des chemins détournés, comme pour observer cet ennemi.
Je ne sais non plus quel instinct l'en éloignait; il n'était qu'à sept
milles, il apercevait Rome, quand un serpent favori qu'il avait, mou-
rut rongé par une multitude de moucherons. — Craignons la multitude,
elle est puissante. — Voilà le présage qu'il en lira, et il revint sur
ses pas.
Voyons-le donc maintenant dans sa sûre et délicieuse Gaprée; si, à
(l) Dion., I, 58.
416 REVUE DES DEUX MONDES.
travers les gardes et les espions , au risque de la vie , vous pénétrez
jusqu'à lui, vous verrez un hideux vieillard, la face moitié couverte
d'ulcères et moitié d'emplâtres, chauve, courbé, à l'haleine fétide, avec
de grands yeux de chat qui voient la nuit, taciturne, plein de disgrâce
et de hauteur, usé par des débauches monstrueuses, tristes, cachées;
couché à table, achevant de s'enivrer, discutant avec ses grammai-
riens, ses bons amis, sur ces questions dont nous vous parlions tout
àl'heure, sur les cheveux de Phébus ou l'âge des coursiers d'Achille,
ou bien parlant bas et gravement à Thrasylle, qui, la nuit venant,
va monter sur la tour pour étudier encore les astres.
Thrasylle était un Grec qui, à Rhodes, avait connu Tibère. Le
futur empereur cherchait alors, permettez ce mot, empiète d'un
astrologue, mais il avait une étrange manière de les essayer. Il les
menait chez lui, par de hauts et horribles rochers, suivi d'un seul
affranchi. Du toit de sa maison, ils examinaient les astres; Tibère
consultait, l'astrologue répondait; mais si la réponse lui paraissait
suspecte d'erreur ou de tromperie, au retour, en descendant des
mêmes rochers, l'affranchi , bien bête et bien robuste , jetait l'astro-
logue à la mer. Quand vint Thrasylle, Tibère lui demanda d'abord
son horoscope. Thrasylle lui prédit la couronne, et, dit-on même,
tout son avenir. — Et toi-même, as-tu pris ton propre thème de na-
tivité? Thrasylle étudie de nouveau le ciel, puis hésite, pâlit, étudie
encore, semble surpris, épouvanté, s'écrie enfin qu'à l'heure même
le dernier danger le menace. La défiance de Tibère ne tint pas contre
cette preuve de science; il Tembrassa , le félicita sur son coup d'œil
divinateur, lui donna toute assurance de salut , en fît son ami et son
oracle.
Comme l'astrologue de Louis Xï, Thrasylle dominait par la peur
l'esprit de son maître. Il lui arracha même des prisonniers. Tibère
ne croyant pas à la divinité, mais au destin, ayant peur du tonnerre
et se couvrant la tête de lauriers aux jours d'orage , n'avait de reli-
gion que son astrolabe. Le fatalisme était la maladie de ce siècle, un
des principes de sa dissolution, source féconde des pires supersti-
tions , des superstitions athées.
Le prince est triste. Une lettre du roi des Parthes lui arrive un
jour, où ce souverain, mal civilisé, lui écrit : « Tu es un monstre, le
meurtrier de ta famille; la plus belle action que tu peux faire, c'est
de te tuer. » Lui-même, voici comme il écrit au sénat (je ne puis bien
rendre la barbare obscurité de cette phrase, qui, dans un homme à
qui ne manquait ni la raison, ni une certaine force d'esprit, doit
LES CÉSARS. 417
faire croire au remords ) : a Pères conscrits , ce que je vous écrirai ,
comment je vous écrirai, ou enfin si je vous écrirai quelque chose ,
que les dieux et les déesses me fassent périr d'une façon plus cruelle
que je ne me sens périr chaque jour, si je le sais. »
Mais ce n'est pas tout; le prince se meurt. Sa santé, long-temps con-
servée, cède enfin aux excès qui ont rempli sa vie; il est vieux d'ail-
leurs, il tombe dans la décrépitude. Mais s'il souffre, s'il est triste,
s'il est déchiré de remords, il le cachera. « Rapportez les tables,
versez le vin; le festin n'a pas duré assez long-temps. ^) Un jour, à
l'amphithéâtre, il a voulu lancer un javelot sur un sanglier, ce coup
l'a fait tomber épuisé. N'importe, a point de médecin; passé trente
ans, il n'y a qu'un imbécille qui paisse s'en servir. » Personne ne
doit se douter de ce qui se passe, soit dans ce corps, soit dans cette
ame.
Les festins et le théâtre ne lui suffisent pas ; ce mourant se livre à
d'étranges plaisirs. Ce vieillard dégoûtant et voûté, à qui les femmes
expriment leur horreur au mépris même de la mort, a des recherches
de débauches qui ne se peuvent pas plus dire qu'avant de les savoir
on ne pourrait les imaginer. Nous laissons ces beaux détails dans la
traduction qu'en fit faire M. le duc de Choiseul pour l'édification des
bonnes gens et l'honneur de son maître, le roi très chrétien, Louis,
quinzième du nom.
Puis le soin de la justice appelait César. S'il y avait bonne justice
à Rome, il n'y en avait pas moins à Caprée. Si l'on accusait dans le
sénat, on accusait bien mieux encore dans le palais du prince. Seule-
ment ici il y avait une recherche de tourmens que l'on ne connaissait
pas à Rome; au lieu du simple lacet des geôliers, il y avait une car-
nificine, comme on eût dit la chambre de la question, d'où, après
d'horribles tortures, les coupables étaient jetés à la mer. Ce n'étaient
pas des accusés seulement, c'étaient des hommes invités par lui,
assis à sa table, que Tibère envoyait à d'atroces supplices. Il avait
mandé auprès de lui, par amitié , un homme qui avait été son hôte à
Rhodes; cet homme arrive, est pris pour un suspect, et mis à la tor-
ture; pour cacher sa méprise, Tibère le fait tuer. C'est là encore ce
misérable péiri de boue ei de sang , comme l'avait bien deviné un de
ses précepteurs; de vingt conseillers qu'au commencement de son
règne il avait choisis parmi ses anciens amis, laissant à peine vivre
deux ou trois; prêt à rendre le souffle, et faisant encore tuer; enfin,
lorsque, dans un festin, un nain placé derrière lui avec ses autres
bouffons, lui demandait : ce Que fais-tu donc de Paconius ? Pourquoi
XOME XII. 27
W8 REVL'E DES DEUX MONDES.
vit-il si long-temps? » réprimandant d'abord le nain, mais ensuite
écrivant au sénat de s'occuper de l'affaire de Paconius.
Cependant de fâcheuses nouvelles arrivaient'des provinces. C'était
la Gaule en révolte, l'Orient troublé, les Frisons que l'avidité des
chefs romains poussait à la guerre, l'Arménie occupée par les Par-
thes, la Mésie par les Daces et les Sarmates. Pendant que Tibère
suppliciait et s'enivrait à Caprée, tous les liens de l'empire allaient se
relâchant. Depuis la mort de Drusus , sa première sollicitude pour
les affaires publiques avait sans cesse diminué. L'amour de l'argent
l'avait pris. Les provinces restaient sans gouverneurs, parce qu'il
n'en choisissait pas par méflance de tous, ou bien, par méfiance de
ceux qu'il avait nommés, ne les laissait pas partir. Toute sa pensée
était de dissimuler le mal, traitant les maladies de l'empire comme la
sienne propre, craignant surtout de donner trop de crédit à un
homme, s'il lui permettait de faire la guerre. Cette apathie, du reste,
était celle de tous. Par momens, Tibère se plaignait que les hommes
les plus capables de commander les armées refusassent cette charge,
qu'il fût obligé de descendre à des prières pour trouver des consu-
laires qui voulussent accepter les gouvernemens. Il est vrai que lui-
même ne donnait point de tribun aux légions, et qu'Arruntius, qu'il
avait choisi depuis dix ans pour aller en Espagne, était depuis ce
temps retenu par une accusation. Mais qui lui eût reproché cette
négligence? Chacun occupé de son propre danger à Rome, qui eût
pensé aux dangers lointains? Lorsqu'eut lieu la révolte de Sacrovir,
qui souleva deux des nations gauloises , le bruit se répandit que les
soixante-quatre états de la Gaule étaient en révolte, que les Germains
avaient été appelés à faire alliance avec eux, que l'Espagne était
douteuse. Ces bruits étaient imaginaires; mais le présent était si
triste, il y avait un tel désir de tout changement, que bien des gens
s'en réjouissaient. « Tl s'était donc enfin trouvé, disaient-ils, des
hommes qui venaient, par les armes et par la guerre, interrompre
la sanguinaire correspondance de Tibère et de ses délateurs ! »
C'est une chose étonnante que la faiblesse de ce pouvoir tyran-
nique; il était terrible de près, impuissant de loin. Les provinces
étaient à dessein mal assurées, l'armée négligée; il n'y avait personne
pour contenir le premier Espagnol ou le premier Gaulois qui voulait
se révolter. Aussi demandait-on ironiquement si ce Sacrovir allait
être traduit devant le sénat comme coupable de lèse-m^ijesté.
Il faut voir quelle était l'indépendance d'un général éloigné de
Rome, aimé de ses légions, et comment, accusé d'avoir voulu faire
LES CÉSARS. 419
épouser a sa fille le fils de Séjan , il écrivait à Tibère : « Ce n'est pas
de moi-même, c'est par ton conseil que j'ai songé à m'allier à Séjan.
J'ai pu me tromper comme toi, et la même erreur ne doit pas être
irréprochable chez l'un, funeste à l'autre. Ma fidélité est entière; si
l'on ne m'attaque pas, il en sera toujours de même. Mais je recevrai
un successeur comme je recevrais une menace de mort. Faisons plu-
tôt un traité; sois le maître de tout le reste, laisse-moi ma province. »
Gétulicus, le général accusé, resta en faveur. Tibère, vieux et dé-
testé , n'osait rien hors de la portée de ses bourreaux ; et puis, ajoute
Tacite avec une grande vérité , il sentait que son pouvoir reposait
sur le préjugé plutôt que sur une force réelle. Et cela est tout simple :
Tibère avait constitué son gouvernement sur l'isolement et la peur,
("onduit dans cette politique d'abord par l'amour du pouvoir, le sen-
timent de la haine qui le poursuivait , la crainte pour sa propre vie
la lui avait fait pousser jusqu'aux derniers excès. Il se sentait menacé
de toutes parts ; il ne s'agissait plus là de politique, ni de gouverne-
ment; c'était une lutte entre lui et les meurtriers qu'il entrevoyait
partout. Son avantage n'était pas, comme l'est d'ordinaire celui des
autres souverains, la force et la régularité de l'administration , ou la
puissance et l'attachement de l'armée , ou l'adhésion traditionnelle
des grands corps de l'état, ou le pouvoir habilement partagé avec
les masses et mesuré à leur avidité de manière à la contenter; non ,
son avantage et sa force étaient tout simplement d'avoir plus de
moyens de mort que ses adversaires, de gagner de vitesse ceux qui
voulaient le tuer, d'avoir auprès de lui les prétoriens et les licteurs,
et de compter sur l'obligeance et l'empressement du bourreau.
Voilà où en était venue la majesté du nom de César, et à quelle
gloire était arrivée cette dynastie, augmentée par les adoptions et les
alliances, et qui allait périssant tour à tour dans quelque île déserte,
ou dans les culs de basse fosse du palais. Le souvenir d'Auguste et de
César, la vénération religieuse pour eux, n'entraient plus pour rien
dans les moyens de force de ce gouvernement simplifié. Le premier
aventurier qui eût eu l'adresse de saisir la place de Tibère à côté du
licteur, et, pour première parole, aurait dit à celui-ci de tuer son
prédécesseur, était sûr d'être césar aussi légitimement, aussi divi-
nement, ou aussi peu sûrement que Tibère.
Dans une telle situation , il est aisé de penser que celui qui, pareil
à Gétulicus, était sans crainte au mîHeu de la terreur générale, aimé
et soutenu au milieu de l'isolement universel, n'était pas un homme
à provoquer, mais à craindre. 11 y a une sorte de consolation à voir
27.
!t!^0 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi faibles réellement les gouvernemens les plus sanguinaires. Si
on y regardait bien , on verrait que tous les princes qui ont employé
ce facile moyen de pouvoir, et qu'on a fmi presque par admirer pour
la force et l'énergie de leur politique, y ont tous été poussés par la
peur, et par conséquent sont demeurés, en bien des choses, d'une
faiblesse et d'une impuissance incroyables.
Le système de gouvernement de Til)ère fut un legs qu'il imposa
presque à ses successeurs. Au milieu de l'égoïsme et de l'immoralité
générale , on ne régna jamais guère que par la défiance; et la défiance
exercée contre tous conduisait bien vite à ce système. Les Antonins
osèrent régner autrement; ils se hasardèrent à n'être pas sans cesse
dans un état de tremblement et de menace. 11 y eut sous ces princes
un calme presque miraculeux; mais , eux passés, tout reprit comme
de coutume : l'empire revint à ses allures; la délation, l'abandon des
proscrits, l'influence désordonnée de la force militaire, tout cela était
resté dans les entrailles de la vie romaine.
On avait reconnu bien vite comment avec un pareil régime il était
aisé de tuer un empereur et de se mettre à sa place. Le maître était
toujours celui qui avait l'oreille du cannfc.x. Il n'y avait point d'autre
succession, point d'autre légitimité. De là cette suite précipitée d'em-
pereurs inconnus, nommés un jour, égorgés le lendemain; cette
multitude de césars , de tous rangs, de toutes nations, auxquels on
ne peut guère que donner un peu de pitié pour leur mort.
Ainsi, pendant trois siècles, voilà quel fut le principe social par
lequel on gouverna le monde , la peur et la défiance sans bornes.
Point d'ombre de châtiment ni de répression même violente, de
crainte légale , d'accusation, de jugement, mais une décimation de
l'empire, une intimidation sans limite, un système de terreur, non
contre des coupables ou contre des ennemis , mais contre tous ; une
rage d'égorger, pour ne pas laisser de temps à la vengeance ou à la
révolte.
Notre temps, ou le temps de nos pères, a vu quelque chose de pa-
reil; il a vu cinq ou six hommes d'un génie bien inférieur à celui de
Tibère , placés par le flux ou reflux des révolutions à la tête du pou-
voir dans un moment de crise, effrayés eux-mêmes de la situation
qu'ils s'étaient faite, choisir, à défaut d'autre que la médiocrité de
leur esprit ne leur suggérait pas , le plus facile moyen de gouver-
nement, la terreur! Haïs de tous, et, malgré tant de haine, assez
vils pour être méprisés , sans une puissante force matérielle et trem-
blant pour leur vie, ils ont vécu de la terreur, ils ont eu des lois de
LES CÉSARS. 421
majesté comme Tibère ; comme Tibère, un sénat qui leur obéissait à
la consternation générale, et, tout tremblant, envoyait les proscrits
à la mort; comme Tibère, leurs gé moitiés y nos places et nos quais
( nos pères l'ont vu ) ; ils jetaient le même jour, non pas vingt cada-
vres (la plus sanglante journée du tyran de Rome), mais quatre-
vingts, mais cent cadavres à la fois I
Nous ne voulons certes pas comparer les deux époques, leur
parallèle est loin d'être complet ; mais ce fut, comme sous Tibère,
cette décimation calculée de tout un peuple, où il ne s'agissait plus
de frapper tel ou tel , mais de frapper le plus grand nombre possible
pour effrayer tous, exemple unique, je crois, dans l'histoire moderne !
Ce furent par suite ces mêmes honneurs rendus à la délation , ce
même espionnage, cette même police gratuite, le plus souvent exer-
cée pour sauver sa tête, moins encore de formes judiciaires et plus
d'indifférence sur la réalité des accusations, et du côté des masses,
cette promptitude avec laquelle la terreur se forma, cette contagion
universelle de la peur, cet oubli de toute résistance, malgré la fai-
blesse réelle du pouvoir; plus de courage pour mourir que pour se
défendre et pour vivre; au contraire, je dirais presque une habitude
de la mort, une facilité à aller au supplice, ce qu'on a appelé la flèvre
de l'échafaud!
Ce fut aussi cette éducation à Tantique , déclamatoire et puérile ^
«cette ère de phrases et d'antithèses où se formèrent les Romanus
Bispo et les Hatérius de ce temps-là; médiocres avocats, acteur sifflé,
mauvais médecin, à qui on avait appris à admirer Brutus et Caton,
et qui, adorant tout de travers l'antiquité qu'ils ne comprenaient pas,
crurent la réaliser en ne réalisant que son ignoble décadence; grands
faiseurs de phrases, ne tuant pas un homme sans arroser sa tête de
quelques figures de rhétorique; Anacréons de la guillotine, gens
chez qui je n'ai jamais pu découvrir autre chose qu'une profonde
médiocrité; voyez seulement l'étroitesse de leurs fronts î
Chez les uns ou chez les autres , on pourrait retrouver et la peur,
premier mobile de Tibère , et son amour d'argent, et son luxe tout
honteux de Caprée, et ses débauches et son mélange de cruautés et
de fêtes. Mais, grâce à Dieu, il y eut encore des différences. Tibère
monta sur le trône dans la situation la plus pacifique, au milieu de la
société la plus régulière, toute pleine encore de l'esprit paternel, pla-
cide, conservateur, d'Auguste. Les montagnards furent jetés aux
affaires au milieu d'une crise propre à étourdir de plus fortes têtes.
Il créa la terreur, eux la trouvèrent,
4â2 REVUE DES DEUX MONDES.
Et puis, ce n'était plus le règne deFégoïsme antique; la société étais
fondée sur d'autres bases. Aussi, s'il y eut la même faiblesse, il n'y
eut pas cette immoralité, cet abandon général, cette absence de tout
dévouement; la fuite ou la retraite n'étaient pas sans espérance; peu
d'hommes furent trahis, un grand nombre admirablement sauvés;
la charité et le sang défièrent le pouvoir.
Mais voici la grande différence : la tyrannie de Tibère , à ne la
compter que de la mort de Drusus, dura quinze ans; l'autre, plus^
violente et plus cruelle, fut plus courte. Au bout de quelques mois,
le paroxisme de la peur enfanta le courage; le sénat, menacé de trop
près, se révolta, sentit sa puissance, écrasa Tibère. Dans la société
européenne, rien de pareil ne pouvait durer long-temps. L'Europe
reposait encore tout entière sur les bases de la fondation chrétienne.
Les sentimens d'humanité et de justice sont vivans chez nous, et, si on
les comprime, ils repoussent.
Nous valons mieux que les anciens. César se distingue de toute
l'antiquité, parce que c'était un moderne; il écrit à Cicéron une lettre
qui est unique, je crois, dans l'histoire ancienne : « Essayons si de
cette manière nous pouvons ramener à nous tous les esprits et rendre
notre victoire durable; la cruauté des autres n'a pu les soustraire à^
la haine publique ni assurer leur victoire, si j'excepte le seul Sylla,
que i^ n'imiterai pas. Je veux créer une voie nouvelle, me fortifier
par la facilité et la clémence. »
Les vertus de l'antiquité, si c'étaient des vertus alors, n'en sont
plus aujourd'hui. On a voulu les renouveler beaucoup trop sérieuse-
ment en 93, beaucoup plus innocemment de nos jours. On nous a
encore parlé du sacrifice de l'homme à la patrie, de l'individu à la
société, comme si la société n'était pas composée d'individus. J'ai lu,
je ne sais où, mais je suis sûr d'avoir lu : « Nous aimerions mieux
voir périr la moitié de la nation que si... » Tout cela ne nous convient
pas; nous ne sommes pas les anciens qui avaient beaucoup d'esclaves,
^t à qui ces grandes phrases allaient bien, — grands seigneurs de l'his-
toire. Nous sommes des bourgeois bons et honnêtes gens, plus ré-
trécis dans notre puissance individuelle , ne demandant pas mieux
que d'aider la machine sociale à marcher, sachant nous unir et nous
exposer pour le faire, mais ne donnant pas à qui le demande notre
dernier homme et notre dernier écu , et ne jetant pas au hasard nos
enfans à ce grand mangeur d'hommes qu'on appelle patrie.
Le comité de salut public a eu ses a,jolrgistes; pourquoi Tibère
n'aurai t-il pas les siens? Le fondement de ces apologies, c'est toujours.
LES CÉSARS. "523
la maxime qu'on ne cite pas : a Le but justifie les moyens. « Les
moyens ont été affreux ; c'est à en gémir : ils en pleuraient de chaudes
larmes, ceux qui les employèrent; mais que voulez- vous? Il fallait
cela pour sauver le pays, il y avait nécessité; autrement comment
eussent-ils agi ainsi, ces hommes si purs et si vertueux! D'ailleurs,
s'ils déblayaient le terrain de la société, c'était pour y construire. Us
avaient un magniOquc ordre social tout prêt à paraître au jour, toute
une théorie de bonheur public qui n'avait plus besoin que de quelques
têtes pour se développer librement. Que ne leur a-t-on laissé le
temps? Le moment même était venu; la patrie ne réclamait plus ou
presque plus de proscriptions. Cette ère de bonheur, de liberté, de
richesse universelle, était au moment de commencer, et tout le monde
se AH embru.^sé au 10 thermidor,
Si je voulais, j*applîqueraîs cela à Tibère, et je serais bien étonne
que quelque amateur de paradoxe ne l'eût pas encore fait. Je mon-
trerais qu'il y avait eu jusqu'à lui une aristocratie oppressive, riche
des biens qu'elle arrachait au peuple, pesante surtout aux provinces,
où elle pillait tout à son aise; je citerais Verres et tant d'autres. Cette
aristocratie, vaincue par César, n'était pas encore détruite. Elle était
encore riche, puissante par- les souvenirs, entourée de chentellej
tfiélée .3 toutes les affaire^»' de l'état, trouvant encore mille occasions
de saigner le peuple. Quant à Tibère, j'cil ferais un bonhomme sim-
ple, ne demandant ni honneurs au dehors, ni flatterie, ni pompeux
hommages, cela est vrai ; aimant les plaisirs intérieurs, « idolâtrant les
arts, » les banquets de famille, comme on l'a dit de ces beaux mes-
sieurs de la montagne, et qui ne serait jamais sorti du calme de sa
vie domestique, de la tranquille vie de bourgeois de Rome, si le
danger public ne l'eut appelé, s'il n'eût fallu affranchir le peuple et
le monde, achever l'œuvre de César, déraciner jusque dans ses fon-
demens cette tyrannique aristocratie, établir sous un seul prince un
large niveau d'égalité, une immense et touchante fraternité, qui se
serait étendue depuis l'Arabe jusqu'au Breton, depuis le Maure jus-
qu'au Sarmate. Qui pourrait nier ses vertus personnelles? Lequel des
montagnards, dont on a fait des saints, répara-l-il de ses deniers,
comme le fit Tibère, tout un quartier incendié de la ville? Si, comme
on a dit, le comité de salut public était tout composé d'ames tendres,
d'amateurs de la litiéraiure douce; si Robespierre se nourrissait de
la Nouvelle JJciïse et avait débuié par un éloge de Gresset, Tibère,
lui aussi, débutait par des vers élégiaques sur la mort de son cousin
Lucius César, imitait les poètes amoureux de la Grèce, Euphorion,
424 REVUE DES DEUX MONDES.
Rhianus, Parthénius, et faisait mettre dans la bibliothèque publique
leurs écrits et leurs portraits ; avec des formes un peu acerbes, il est
vrai, trop honnête homme pour ne pas déplorer dans sa retraite
de Gaprée le sang que la nécessité lui faisait verser, passant bien cer-
tainement quelques nuits en larmes ; quand il le pouvait, épargnant
des coupables (on en citerait bien deux ou trois exemples), plein de
pitié surtout pour ceux qui s'étaient tués avant d'être jugés (pour
ceux-là, s'ils eussent eu le bon esprit de vivre, il assurait au sénat
qu'il les eût épargnés ), mais ne laissant pas la sensibilité de son cœur
empiéter sur seg devoirs patriotiques, et, pour employer le mot^
gardant toute son énergie.
Toutes ç§s apologies sont aussi raisonnables les unes que les âu'--
tres , elles ont le charme du paradoxe, qui est grand . j'en conviens ;
mais j'aime aussi le fond des choses et la vérité, et si parfois la vérité
s'accorde avec l'opinion vulgaire, je me résigne à suivre l'opinion. Je
ne puis pas trouver grand mérite à cette énergie qui sacrifie non pas
elle-même, mais autrui; ni grande justification dans ce principe de
la nécessité que Milton appelle l'excuse des tyrans : les crimes ne me
semblent jamais absolument nécessaires; ni grande justesse dans
l'apologie des moyens par le but : le but, après tout, est une théori<^
bonne ou mauvaise, comme on voudra, mais qui ne peut être ni ver«
tueuse, ni coupable. Il est permis à tout le monde de rêver l'égalité
à la Spartiate ou la loi agraire de Babeuf; ce qui est innocent ou cri-
minel, ce sont les moyens. C'est là ce que l'histoire peut juger, c'est
par là que se distingue le génie fécond en ressources de la médio-
crité sanguinaire.
N'oublions pas notre première pensée, l'influence qu'eut sur l'épo-
que de Tibère une éducation fausse et déclamatoire; elle fut bientôt
sentie, et il est curieux de voir comment on chercha à réagir sur les
idées. — Sous Trajan , après un siècle à peine interrompu de maîtres
à la façon de Tibère, il sembla qu'on se hâtât de profiter de ce mo-
ment de repos pour combattre un mal que l'on sentait toujours au
fond de la société. Voyez Pline tonnant contre les délateurs. Tacite
saisissant les premiers jours où l'on pouvait enfin parler, reprenant
à son premier principe et à son premier fondateur, Tibère, toute^
l'histoire de la tyrannie, et la suivant jusqu'à sa fin, pour en inspirer
l'horreur et en éviter le retour : vrai pamphlet tout plein d'élo-
quence et de vérité, écrit sous la puissance d'un sentiment réel, di-
rigé contre un esprit qui durait encore, en quelque sorte dicté en
commun par tous ceux qui avaient vu la tyrannie et qui craignaient
LES CÉSARS. 425
de la revoir : ce sont les mémoires de tous les honnêtes gens de Rome.
A cette tendance s'unit évidemment celle qui cherchait à réformer
l'éloquence et l'éducation ; ce sont presque les mêmes hommes , Pline,
Tacite , Juvénal, Quintilien; ils réadmissent contre l'école de Sénèque,
le précepteur et le faiseur de phrases de Néron, en même temps qu'il
maudissait iVéron lui-même. Tout ce système de phrases, d'antithèses,
d'éloquence menteuse, tout cela leur paraît un mal sérieux; ils com-
prennent la liaison intime entre la controverse de l'école et la plai-
doirie du Forum; ils ne veulent pas de ces écoles où se formaient
des délateurs. — Lorsque Quintilien développe longuement cette
thèse, que l'orateur doit être un honnête homme, ce n'est pas pour
lui, comme ce serait pour nous, une vérité triviale : c'est un réel
instinct qui parle; c'est le souvenir de tout le mal qu'a fait une cri-
minelle éloquence; c'est tout ce qu'il peut dire, placé sous le règne
des délateurs et Domitien vivant encore. Il y a chez eux un profond
et évident désir d'épurer les pensées, de rectifier l'esprit, de fortifier
la probité, de diriger l'ambition de toute cette jeunesse qu'ils voient
grandir au-dessous d'eux, qui est romaine, c'est-à-dire apportant
avec elle tous les vices qui ont fait les délateurs ; qui ne sait point le
passé, et à laquelle ils l'apprennent pour le lui faire détester; qui
n'a pas de règle pour l'avenir, et à qui ces hommes honnêtes cher-
chent à en donner.
L'éducation actuelle est heureusement moins grecque et romaine
qu'elle ne l'a été; mais si toutes ces idées, qui tendent à voir dans la
patrie, non une réunion d'hommes, mais une sorte de fantôme di-
vinisé à qui tout doit s'offrir en holocauste, si les doctrines antiques
d'immolation de l'homme à la société, de toute-puissance de la loi,
de mépris pour la propriété, de haine pour l'étranger, d'honneur
attaché au suicide, sans être générales, grâces à Dieu, sont cepen-
dant en circulation dans les esprits, l'éducation y est bien pour quel-
que chose , je dirais plutôt par son silence que par ses enseignemens;
elle montre l'antiquité, mais elle la montre à demi, elle en fait voir
des fragmens qu'elle n'explique pas, et laisse s'enthousiasmer de
jeunes têtes sur ce qu'au collège il est encore convenu d'appeler des
vertus. Je ne voudrais pas retrancher l'étude de l'antiquité, mais en
donner une juste, vraie et entière intelligence, — dire ce que j'en
disais tout à l'heure, qu'elle ne nous vaut pas; que telle qu'elle fut
ou telle qu'on la fait, elle n'est guère plus digne d'imitation.
En tout, faire voir les choses dans leur vérité : la vérité n'est
pas si crue, si désenchanteresse qu'on la fait; la vérité en histoire
ne détrône pas tous les grands hommes , voyez de près César ou
426! REVUE DES DEUX MONDES.
Napoléon. Sans doute ce déshabillé nous fait apercevoir quelques-
unes des faiblesses de l'homme, que cachait le manteau du héros,
mais le grand génie et les grandes choses subsistent; si l'histoire est
bonne à quelque chose, c'est à ceci : à rectiûer nos idées sur le pré-
sent par la connaissance du temps passé.
La phrase est le tyran de notre siècle. Si j'étais écrivain, si j'avais
une force et une action quelconque , je voudrais lui faire la guerre.
Nous sommes encore comme les Romains , sous l'empire de la dé-
clamation. Peu philosophique et paresseux, notre siècle se paie de
cinq ou six mots qu'il prend pour des idées , et sur lesquels il vit.
Tout ce qui circule d'idées fausses, tout ce qu'il y a de lieux com-
muns, menteurs et pernicieux, tout cela originairement n'était que
des phrases, des périodes sonores qui sont passées en idées, qui
passent quelquefois en actions. Le premier qui a fait l'apologie du
suicide ne pensait pas à se tuer, mais bien plutôt à être de l'Aca-
démie, ou à je ne sais quel autre honneur. Sa riche période a fait
périr bien du monde.
Pardonnez-moi d'avoir quitté, un peu plus long-temps qu'il ne le
fallait peut-être, la triste histoire de Tibère. Il était sur le continent,
lorsqu'il apprit que des accusés dénoncés par lui-même venaient
d'être renvoyés libres sans avoir été entendus. Cette velléité d'indé-
pendance du sénat lui causa une étrange colère ; il se hâtait de
retourner à Caprée, retraite sûre d'où il frappait ses coups, mais la
maladie ne le lui permit pas. Il y a différentes manières de raconter
sa mort. Les uns disent qu'un poison lui avait été donné; d'autres,
qu'au retour d'une défaillance la nourriture lui fut refusée; d'autres
enfin le font étouffer sous des matelas au moment où après un
long évanouissement il se réveillait et demandait son anneau impé-
rial, qu'on lui avait ôté pendant sa léthargie. Le récit de Sénèque
a quelque chose de dramatique. Se sentant mourir, il ôta son anneau
et le tint quelque temps en main, comme pour le donner à un autre,
puis le remit au doigt et resta long-temps immobile, la main gauche
fermée; puis tout à coup il appela , personne ne lui répondit ; il se leva,
les forces lui manquèrent , il tomba au pied de son lit. Dans tous ces
récits, il y a une chose remarquable : c'est la servilité envers l'homme
tant qu'il a espérance de vivre, l'abandon quand la mort est certaine.
S'il tombe en défaillance, sa chambre est vide; s'il revient, ceux qui
ont déjà commencé à lui succéder pâlissent, se taisent et n'attendent
plus que la mort. Selon le récit de Tacite, on l'assassine en trem-
blant, pendant que Cahgula , qui s'est déjà presque proclamé empe-
reur, reste pâle et stupéfait en apprenant son retour à la vie.Macron;
LES CÉSARS. 427
ie favori de Tibère, le successeur de Séjan et le secret allié de Cali-
gula, Macron ne dit qu'une chose ; a Jetez-moi un matelas sur ce
vieux bonhomme et retirez-vous. » Voilà le récit le plus probable
de la mort de Tibère.
Quand la nouvelle de cette mort arriva à Rome, on hésita à le
croire, et surtout à s'en réjouir; on craignait que ce ne fût un faux
bruit répandu à dessein par les espions de Tibère. La joie éclata
quand la nouvelle fut certaine. Je remarque une chose : des empe-
reurs plus cruels peut-être que Tibère ne moururent pas sans qu'au
milieu de la haine publique il ne se glissât quelque gage isolé de
regret; sur la tombe obscure et hontouse de Néron, on apporta
long-temps des fleurs; le corps de Caligula, gardé la nuit par sa
femme au risque de la vie, brûlé à la hâte, enterré en secret, fut plus
tard rendu par ses sœurs à une plus honnête sépulture. Tibère, au
contraire, fut enseveli avec tous les honneurs impériaux, malgré la
haine du peuple, qui voulait qu'on jetât Tibère dans le Tibre; pas un
témoignage de regret et d'affection ne s'éleva sur la tombe de cet
homme. Il y avait encore, dans l'ame dépravée de ses deux suc-
cesseurs, quelque coin plus humain et plus tendre par où d'autres
âmes s'étaient attachées à eux ; il n'y avait rien de cela chez Tibère,
ame toujours déflante qui repoussait sans cesse et n'attirait jamais.
Il y eut après lui un fait remarquable et qui peint bien les mœurs
publiques de cette époque. Des condamnés à mort étaient à ce mo-
ment dans les prisons; les condamnations ne s'exécutaient qu'au bout
de dix jours. Lorsque vint le jour fatal, Caligula n'était pointa
Uome; les gardiens, n'étant pas d'humeur à rien prendre sur eux,
les étranglèrent dans la prison, et le peuple vit encore ces cadavres
aux gémonies. Tel était le droit de ce temps : dans le doute, le plus
sur était de tuer.
Ainsi, malgré tout ce qu'il y avait de haine pour Tibère, son gou-
vernement vivait après lui; il semble qu'il fût devenu nécessaire à
Rome et qu'elle le portât en elle malgré elle-même, que régner ce fût
encore avoir sous sa main le bourreau, les prétoriens sous ses
ordres; que tout, nécessairement et à jamais, se réduisît à cette
question matérielle. Cela n'était que trop vrai , la vie politique de
Rome resta constituée comme l'avait constituée Tibère; personne ne
songea à des institutions nouvelles, à des garanties contre le retour
de nouvelles calamités. En principe, rien ne changeait; c'était Caius
au lieu de Tiberius, toujours un Claude et un César.
F. DE CnAMPAGXY.
HOMMES D'ÉTAT
DE LA GRANDE-BRETAGNE/
V.
Il y a, dans l'aristocratie anglaise , beaucoup de noms plus anciens,
plus aristocratiques, plus féodaux, que celui du duc de Wellington
ou de la famille Wellesley, dont il fait la gloire. Le nom de Wesley
ou AVellesley n'est pas même originairement celui de la famille qui
le porte aujourd'hui. Son véritable nom est Colley ou Cowley; et
c'est sous ce nom de Cowley, famille du tiers-état anglais , que , pen-
dant le règne de Henri VIII, les premiers ancêtres connus du duc de
Wellington se sont établis en Irlande, où ils ont acquis, eux et leurs
descendans , de l'influence et de grandes richesses au service du gou-
vernement de la conquête. En 1728, le représentant de cette famille
recueillit l'héritage d'une maison plus ancienne et plus illustre, celle
de Wesley ou Wellesley, dont il prit le nom et les armes. L'établisse-
ment des Wesley en Irlande remontait à une époque très reculée, et
on dit que le fondateur de la secte méthodiste, le célèbre John Wes-
ley, était de la même famille, mais que les Wesley d'Irlande, pour ne
(1) En demandant à un écrivain anglais son concours pour une série spéciale de portraits
des hommes d'état de la Grande-Bretagne , nous ne pouvions attendre d'un publiciste
«lislingué qu'il renonçât à son sentiment national en certaines questions qu'on est habitué à
Juger autrement en France. 11 ne faut donc pas oublier, en lisant ce portrait du duc de Wel-
lington, que c'est un Anglais qui parle d'une des illustrations de son pays. ( JS. du D.)
HOMMES DIKTAT DE LA GRANDE-BRETAGNE. 429
pas laisser confondre leur nom avec celui d'un réformateur très peu
populaire dans les classes supérieures de la société, reprirent, vers
le milieu du siècle dernier, le nom de Wellesley. Quoi qu'il en soit de
tout ceci, la famille Wellesley n'eut son premier titre qu'en 1746,
dans la personne de Richard Colley Wellesley, aïeul du duc de Wel-
lington, qui fut alors créé baron Mornington ; son fils est devenu ]&
vicomte Wellesley, et par un concours d'honneurs qui ne se rencontra
jamais dans aucune autre famille, à l'exception des Boyle, Irlandais
aussi, les quatre enfans du vicomte Wellesley ont été en même temps
pairs du Royaume-Uni. Ce sont : Richard, marquis de Wellesley,
l'aîné de la famille, homme d'état dont le nom, bien connu en Europe,
s'est trouvé mêlé à toutes les grandes affaires de son pays, au dedans
comme au dehors, pendant une longue suite d'années; William, le^
second, fait, en 1821, pair d'Angleterre, du litre de baron Marybo-
rough; le duc de Wellington après lui, et enfin, le plus jeune des
quatre, Henri, créé, en 1828, baron Colley ou Cowley, qui a par-
couru la carrière diplomalique(i). Au milieu des Grey, des Beauclerk,
des Russell, la noblesse du duc de Wellington est donc de fraîche
date; mais l'homme qui a jeté le plus d'éclat sur cette noblesse nou-
velle , n'en est pas moins aujourd'hui le représentant le plus élevé
du parti aristocratique en Europe, comme si le champ de bataille de
Hastings avait vu l'un de ses ancêtres combattre et vaincre auprès de
Guillaume-le-Conquérant.
ArthurWellesley, duc de Wellington, est né en Irlande, à Dangan-
Castle, résidence de sa famille, dans la même année que Napoléon
et Ganning, le 1" mai 1769. Qui eût prédit alors à la vieille Europe,
inerte et faiiguée, son orageux avenir dans l'avenir de ces trois enfans ?
L'éducation du jeune Wellesley fut ébauchée à Eton-School; mais
comme on le destinait à la carrière des armes et que l'Angleterre
offrait trop peu de ressources pour l'instruction militaire, il fut
bientôt après envoyé en France, au collège militaire d'Angers (2),
où il étudia quelque temps. Entré de bonne heure au service, le crédit
de sa famille lui fit rapidement traverser les grades inférieurs, et en
1794, il fit sa première campagne dans l'armée du duc d'York. Il y
commandait une brigade à l'arrière-garde, et se distingua, dans la
malheureuse retraite de Hollande, par son courage et son activité.
(1) Lord Covviey avait obtenu, en 18Ô4, l'ambassade de Paris, qu'il a remplie durant le
court interre,^ne du parti whig jusqu'en 1855.
{■2} Il y avait effeclivement à Angers, avant la révolution, une académie principalement
consacrée aux exercices et aux connaissances les plus nécessaires dans la profession des
i\rmes, où rAnglelcrre envoyait ordinairemeiU plus d'élèves que la France elle-même.
430 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais ce n'était pas en Europe, c'était dans nos guerres de î'inai:'^
que le jeune Wellesley devait jeter les premiers fondeinens de sa for-
tune militaire. En 1797, il arriva dans l'Hindostan avec h grade de
lieutenant-colonel, et il y eut à peine mis le pied que la plus brillante
perspective s'ouvrit devant ses yeux; car son frère aîné, lord Mor-
nington , depuis marquis de Wellesley, fut investi l'année suivante
des hautes fonctions de gouverneur-général, et vint en cette qualité
résider à Calcutta. A l'arrivée de lorâ Mornington, la compagnie
était en paix avec les puissances voisine^; mais la guerre connue dans
l'histoire de nos possessions orientales soiïs îe nom de seconde guerre
de Mysore, éclata, moins d'un an après, entre la compagnie et le
brave, mais insensé, Tippoo-Saïb. Il y avait déjà long-temps que ce
prince indien, barbare qui alliait un caractère énergique à un esprit
très artificieux, et une impétueuse férocité à la plus extravagante
imagination, méditait contre l'Angleterre ses projets de vengeance.
Tippoo-Saïb s'était assuré la coopération de quelques officiers fran-
çais au service du prince des Mahrattes, qu'on appelait le Nizam, et
il espérait, par leur entremise, obtenir l'assistance de ce puissant
souverain. Mais les négociateurs de la compagnie réussirent à faire
échouer son plan. Le Nizam, aidé par les résidens anglais, désarma
et dispersa les Français ses alliés, dont il commençait à être jaloux,
et joignit ses forces aux nôtres. Tippoo-Saïb, réduit à la dernière
extrémité par l'union de ces deux formidables ennemis, se défendit
avec le courage du désespoir. Dans l'expédition dirigée contre Se-
ringapatam, capitale de ses états, Wellesley avait le commandement
des troupes alliées du Nizam ; et ce ne fut pas sans quelque mécon-
tentement qu'on vit un officier si jeune élevé tout d'un coup si haut,
de préférence à plusieurs autres qui comptaient de plus anciens ser-
vices, notamment le brave sir David Baird, aux ordres duquel on
n'avait mis que trois brigades, bien qu'il eût un grade supérieur.
L'expédition se termina par la prise de Seringapatam, et cette courte
campagne marque dans la vie du duc de Wellington par un événe-
ment qui a fait grand bruit, mais dont ses biographes ont donné plu-
sieurs versions différentes.
Le général Harris, commandant en chef, l'avait détaché avec sou
régiment, le 33*^ d'infanterie, pour emporter, à la faveur de la nuit,
un petit bois fortifié, désigné sous le nom de tope dans la langue
militaire de l'Hindostan. L'attaque a lieu ; mais les retranchemens à
emporter sont plus forts qu'on ne le croyait , et le 33% accueilli par
un feutrés vif et bien nourri, recule en désordre. Wellesley se trouve
HOMMES D'ÉTAT I)E LA GRANDE-BRETAGNE. 431
séparé de son détachement , et revient dans une agitation extrême
apprendre à son général le mauvais succès de l'expédition. Cepen-
dant, au point du jour, le régiment se rallia , et prit d'assaut le poste
attaqué inutilement la veille. Baird, dit-on, intercéda généreusement
auprès d'Harris en faveur de son heureux rival, pour lui faire don-
ner, par une seconde attaque , l'occasion de réparer son échec de la
nuit. La chose, en elle-même, n'a pas grande importance; mais les
amateurs du romanesque, dans l'histoire des hommes célèbres , l'ont
citée, avec la fuite de Frédéric II du champ de bataille de Mollwitz,
comme un exemple de ces terreurs paniques, qui ont souvent, dit-on,
surpris à leur première affaire les futurs héros de mille batailles.
La prise de Seringapatam ( 4 mai 1T99 ) est une des affaires les
plus sérieuses et les plus disputées que les troupes anglaises aient
jamais eues dans l'Inde. Tippoo était constamment le dernier à quitter
les retranchemens ; à mesure que les Européens s'en rendaient maî-
tres, et tani que dura la résistance des assiégés, on le vit tirer de sa
main sur les assaillans, servi par deux des siens, qui n'avaient d'autre
occupation que de lui charger des fusils. Enfin la multitude des fuyards
l'entraîna malgré lui vers son palais. Wellesley, qui s'était fort dis-
tingué dans cet assaut, fut un de ceux qui découvrirent sous un mon-
ceau de cadavres le corps inanimé du monarque vaincu. C'était sous
une des voûtes du palais , et ses plus fidèles serviteurs avaient été
massacrés près de lui. Tippoo avait reçu quatre balles dans la poi-
trine et une dans la tête, la dernière , dit-on , de la main du soldat
que le prince expirant avait blessé d'un coup de sabre , au moment
où l'Anglais se jetait sur lui pour le dépouiller.
Après cette conquête, le colonel Wellesley eut quelque temps le
gouvernement du royaume de Mysore, et, l'année suivante, y signala
son activité par la défaite du chef de brigands Dhoondia Waugh ,
qui prenait le titre de roi des deux mondes, et dont l'arm.ée s'éle-
vait à cinq mille hommes d'excellente cavalerie légère. C'était un de
ces aventuriers, moitié prince et moitié voleur, qui surgissent dans
l'Inde à la fin de toutes les grandes guerres , et réunissent autour
d'eux les débris des armées indigènes.
Une fois cette expédition terminée , toute l'histoire du séjour de
Wellesley dans l'Inde, pendant deux ou trois ans , ne présente rien
de plus remarquable que la vie ordinaire des officiers anglais en ce
pays. Maintenir l'ordre avec une poignée de troupes sur une éten-
due de territoire aussi vaste que la plupart des états européens, telle
est leur mission, l'objet constant de leurs soins et le but de toute
^32 REVUE DES DEUX MONDES.
leur activité. Ce fut là toute l'existence du colonel Wellesley. Une
maladie grave l'empêcha de faire partie de cette singulière expédi-
tion envoyée, en 1801, des bords du Gange sur ceux du Nil, sous
les ordres du général Baird, pour y combattre les Français, et qui
arriva trop tard. Mais en 1803 éclata la dernière grande guerre de
la compagnie dans l'inde centrale, celle des Mahrattes. Wellesley y
obtint le commandement de l'armée d'opérations du sud , destinée à
marcher contre leur chef Scindiah. Homme entreprenant et adroit,
bien plus dangereux ennemi que le fougueux Tippoo-Saib, Scindiah
semblait vouloir suivre les traces d'IIyder-Ali , le seul chef hindou
qui ait jamais compris sa position ainsi que la nature et les nécessités
d'une guerre contre les Anglais.
Un général anglais , fatigué de suivre inutilement les marches et
contremarches d'Hyder-Ali, lui adresse un jour une provocation
régulière pour une rencontre en bataille rangée, a Donne-moi , lui
répond Hyder-Ali, des troupes semblables à celles que tu comman-
des , et nous en viendrons aux mains. Tu comprendras un jour mon
système de guerre. Irai-je risquer ma cavalerie , qui m'a coûté mille
roupies par cheval, contre tes boulets de canon qui n'en coûtent que
deux? non certes. Je vais faire marcher tes troupes à ma poursuite,
jusqu'à ce que tes soldats aient les jambes aussi longues que le corps.
Vous ne trouverez pas un brin d'herbe, pas une goutte d'eau. Je
saurai de vos nouvelles toutes les fois que vous battrez le tambour ;
mais vous ne saurez pas une fois par mois où je suis. Je livrerai ba-
taille à ton armée quand je voudrai , et non quand il te plaira. » Telle
est la tactique que Scindiah parut d'abord adopter. Aussi fallait-il
l'atteindre à tout prix , et se battre à tout risque. C'est ce que Ct
Wellesley avec une vigueur et une rapidité inconnues jusqu'alors
dans les guerres de l'Inde. Quand les deux armées se rencontrèrent
à Assye , dans le Deccan ( 23 septembre 1803 ) , Scindiah comptait
sous ses drapeaux dix mille hommes de troupes régulières à pied,
commandés par des officiers européens ; de trente à quarante mille
chevaux, et cent pièces de canon. Wellesley l'attaqua avec six ou sept
mille hommes. Cette action est la plus terrible que nous ayons ja-
mais eu à soutenir dans l'Hindostan, car les vainqueurs laissèrent
sur le champ de bataille presque le tiers de leur monde; mais les
Mahrattes furent écrasés. L'infanterie anglaise enleva leur artillerie
à la baïonnette , et Wellesley eut deux chevaux tués sous lui, le pre-
mier d'un coup de lance , et l'autre d'un coup de feu. Cette bataille
ruina effectivement le pouvoir de Scindiah; mais il fallut une seconde
HOMiMES d'État de la grande-bretagne. 433
victoire, celle d'Argaum, pour l'amener à se soumettre. La bril-
lante campagne de ^yellesIey dans le sud , et les succès du général
Lake dans le nord furent suivis d'un traité de paix qui valut à la com-
pagnie un grand accroissement de territoire.
C'est en 1805, après la soumission de Scindiah, que Wellesley
quitta le service de l'Inde. Son frère avait résigné quelque temps
avant les fonctions de vice-roi, et Wellesley se souciait peu des soins
obscurs d'un commandement militaire en temps de paix, quelque
étendu qu'il pût être. D'ailleurs, il avait à se plaindre de la compa-
gnie. Les directeurs de ce corps immense, paciGques marchands, ne
savaient pas apprécier les guerres brillantes et les dispendieuses
conquêtes que lord Wellesley et son frère avaient faites pour eux,
et les traitaient un peu comme des héros qui leur avaient imposé
leurs victoires. Le jeune Wellesley revint en Angleterre avec le titre
de sir Arthur et le grade de général; mais il ne fut pas long-temps à
éprouver ce qu'il avait prédit lui-même dans une de ses lettres,
écrite pendant qu'il servait en Asie : c'est que le gouvernement an-
glais n'estime pas le service militaire dans l'Inde à la même valeur
que tout autre. En effet , soit à cause de l'éloignement du théâtre, soit
par suite du peu d'intérêt qu'on attache aux affaires de l'Inde, une
grande réputation acquise au service de la compagnie est générale-
ment assez mal appréciée des Anglais, et le guerrier qui a détrôné
de puissans monarques et parcouru des royaumes en vainqueur sur
les bords du Gange, en est souvent réduit à tenir garnison dans une
petite ville ou à commander un régiment au sein de sa patrie. Ce fut
le sort de Wellesley, que nous retrouvons, en 1806, chargé de dres-
ser à la manœuvre une brigade d'infanterie sur la côte méridionale
de l'Angleterre. Mais il n'était pas homme à prendre ombrage d'une
prétendue injustice, ou à néghger par orgueil ou par dépit les de-
voirs d'une situation inférieure. Un ami lui demandait un jour, à cette
époque, comment, après avoir vu sous ses ordres des armées de
quarante mille hommes sur le champ de bataille, il pouvait se rési-
gner à apprendre l'exercice à quelques centaines de recrues, pen-
dant des mois entiers, dans une petite ville de bains fort à la mode.
c( Pourquoi non? lui répondit Wellesley; le motif est bien simple. Je
suis nïmmukwallah, selon le terme indien, c'est-à-dire que j'ai mangé
le sel du roi, et qu'en conséquence je me crois obligé à le servir, lui
et son gouvernement, partout où il leur plaira de m'envoyer. »
Tel a toujours été le langage de Wellington , dans l'armée comme
dans l'administration civile, dans les plus hautes dignités comme
TOME XII. 2S
434. REVUE BES DEUX MONDES.
dans les plus modestes emplois. L'idée du devoir a toujours constitué
le principe dirigeant de sa propre conduite et celui qu'il s'est efforcé
d'inculquer aux autres. Qu'on ouvre ses dépêches, ses ordres du
jour, ses lettres, ses discours; on n'y trouvera presque jamais d'ap-
pel à l'ambition, à l'amour de la gloire, ou à tout autre mobile inté-
ressé des actions humaines; le devoir d'un soldat envers son chef,
d'un fonctionnaire civil envers son roi, voilà le seul ressort qu'il
mette en jeu, le seul trait auquel il reconnaisse l'héroïsme.
On dit que Napoléon parlait en termes fort méprisans de la capa-
cité mihtaire des officiers qui avaient appris la guerre au service de
la compagnie. Sous le rapport purement militaire, il avait peut-être
raison; mais sous un autre point de vue, cette école n'est pas sans
avantages pour ceux qui ont le talent d'en profiter. Le service de
l'Inde accoutume les officiers, qui, sous les drapeaux de l'armée
anglaise , auraient long-temps végété dans une sphère d'action su-
balterne et restreinte, à de grandes vues et à des opérations qui em-
brassent un vaste territoire. Ils y commandent une étendue considé-
rable de pays; ils ont à pourvoir à l'entretien d'immenses armées;
ils ont à exécuter des marches et quelquefois des mouvemens mili-
taires combinés dans de larges proportions, à un âge où, s'ils
étaient restés en Europe, ils n'auraient eu d'autres moyens d'instruc-
tion, d'autre tâche à remplir, que de surveiller les détails routiniers
d'une garnison et la tenue d'un régiment pour la parade. Wellington
en tira encore un grand avantage sous un rapport tout différent. Ce
fut pour lui une école de diplomatie pratique; il y apprit l'art de
traiter avec des hommes de nationalités et de mœurs diverses, sans
blesser leurs intérêts, ni leurs préjugés. Et ce fut assurément cette
éducation qui, jointe à sa patience et à son incomparable égalité de
caractère, lui donna plus tard une si grande supériorité sur tous les
autres généraux anglais dans ses relations épineuses avec nos alliés
de Portugal et d'Espagne. Seul il parut comprendre l'indolence et
l'orgueil de ces nations singulières; seul il parut capable de tirer
parti de leur bravoure et de leur dévouement, sans compter sur
elles pour des efforts qu'elles ne voulaient pas faire et pour une in-
telligence qu'elles n'ont pas. Il avait pour maxime, ce sont ses pro-
pres paroles, a qu'il faut faire de son mieux avec les instrumens qu'on
a, et non pas se fâcher contre eux. » Aussi, tandis que d'autres,
séduits par les vanteries des Espagnols , se laissaient aller à des es-
pérances exagérées, et puis se décourageaient en les voyant si mal
tenir leurs promesses, seul il ne donnait aucune prise à l'exaltation
HOMMES t> ÉTAT DE LA GRANDE-BRETAGNE; 435
ni à l'abattement, et marchait au but dun pas égal et ferme ^ sans
craindre comme sans espérer trop.
Cependant, après son retour en Angleterre, sir Arthur Wellesley
ne courut pas grand danger de rester long-temps livré aiïx fasti-
dieux loisirs d'une vie de garnison. Un frère aîné, ambitieux et re-
muant comme l'était lord Wellesley, ne devait pas laisser languir
dans l'inaction les talens naturels et les facultés acquises du jeune
offlcier. En 1806 le général Wellesley entra au parlement comme
représentant de New-Port, dans l'île de Wight, petit bourg à la dis-
position du ministère, et dans la même année il épousa miss Paken-
ham , jeune dame irlandaise de noble famille, union qui , par la suite,
ne fut pas fort heureuse. A cette époque, son expérience des affaires
de l'Inde le rendit assez utile au gouvernement, et c'est lui qui passe
pour avoir fait abandonner l'absurde projet de recruter dans les
Antilles une armée de nègres pour contenir les Hindous, tandis qu'on
aurait envoyé les Gipayes en garnison dans nos colonies des Indes-
Occidentales. En 1807, après la chute du parti de Fox et de lord
Grenville, sir Arthur Wellesley fut nommé secrétaire d'état pour
rirlande, sous la vice-royauté du duc de Richmond. Mais à peine
avait-il passé quelques mois dans ce noviciat des grandeurs ministé-
rielles , qu'il fut rappelé d'Irlande pour servir sous les ordres de lord
Cathcart dans l'expédition de Copenhague; et c'est lui qui comman-
dait les troupes dans la seule affaire sérieuse de cette courte cam-
pagne, la bataille de Kioge, où fut défait le général danois Linsmar.
Ici se termine ce qu'on peut appeler l'éducatioîi politique et mili-
taire de lord Wellington. A partir de 1808 s'ouvre devant lui le grand
théâtre de sa gloire future, de ses succès comme général , de sa pré-
/pondérance comme adversaire de Napoléon; c'est en 1808 qu'il com-
meace à remplir seul et à dominer en première ligne la scène où il
a'avait joué jusqu'alors que des rôles secondaires. Les évènemens de
la campagne de 1808 en Portugal, contre Junot, sont trop bien con-
nus pour qu'il soit nécessaire de les rapporter ici , et nous n'en dirons
'un mot à l'occasion de quelques traits propres à caractériser
vu ^, Sir Arthur Wellesley, trop peu célèbre encore comme mi-
omm^ ^^ Europe, ainsi que nous l'avons dit, le service de l'Inde
*3ire(carv .^^ès pour rien), n'était pas d'abord chargé par le
ompte à peu j. responsabilité immédiate d'un grand pouvoir,
gouvernement de la division a joué un rôle si considérable dans
est par hasard que sa ^*^» Les deux armées en étaient vcnue^^
^s evénemens de cette annt ' Holiça; quelques jours aprfjs, Junot,
"""^ ""'■"■"* PO"r la première fois a. ^8.
tâB ftEVlJÈ DES DEUX MONDES*
harcelé sur ses derrières et sur ses flancs par rînsurréctlon portu-
gaise, s'était vu forcé, par la fermeté de Wellington à Vimiero, de
se retirer précipitamment sur Lisbonne, quand, le jour même de
cette bataille , arriva sir Harry Burrard pour le remplacer. Et telle
était alors la confusion de notre administration militaire, que le len-
demain sir Harry Burrard se trouva dépossédé lui-même par sir
Hugh Dalrymple. Le général victorieux pressa en vain ses supérieurs
dans le commandement et ses anciens dans le service de profiter da
coup qu'il avait frappé; en vain, pour la seule fois peut-être de sa
vie, les supplia-t-il de se mettre rapidement à la poursuite de l'en-
nemi; leur prudence, d'autres diraient leur amour-propre, résista
opiniâtrement à ses instances. On rapporte qu'alors sir Arthur ne
laissa percer son mécontentement que dans ce peu de mots adressés
à son état-major, a Eh bien! messieurs, puisqu'il en est ainsi, tout
ce que nous avons à faire, c'est d'aller tuer quelques perdrix rouges. »
Alais, nonobstant ce mécompte; il ne refusa point l'assistance de ses
conseils au général en chef pour amener la fameuse convention de
Cintra ; et quand la clameur populaire du pays s'éleva contre cette
convention, il défendit dans le parlement, avec zèle et loyauté,
la conduite des officiers à l'hésitation desquels il pouvait et devait
imputer le peu de fruit qu'on avait retiré de sa propre victoire. Dans
cette circonstance comme dans mille autres, lord Wellington a mani-
festé la droiture , le sentiment d'honneur qui distinguent son noble
caractère; et ce qui ne l'honore pas moins, ce sont les éloges qu'il a-
toujours hautement prodigués à son infortuné compagnon d'armes,
sir John Moore. Il est vrai qu'en général les hommes qui ont joui
d'un bonheur singulier et constant sont assez portés à juger les au-
tres avec indulgence et candeur. Ils le peuvent sans danger comme
sans retour pénible sur eux-mêmes ; et assurément jamais homme
n'a été plus singulièrement favorisé par son étoile que lord Wel-
lington dans toutes les grandes crises de sa vie. Il n'y a, si ma mé-
\^noire ne me trompe, dans le nombre de mes compatriotes et de mes
coi itemporains à la fois, que deux hommes éminens dont on ne pu-^j-g^
pas citer un jugement rigoureux ou un mot de ^nalveillanc^^. j^^^g
un ri val, un ami ou un ennemi, Wellington et sir Walf^ o '^ . y^^
et l'ai itre les plus heureux en même temps que ]" " .,1 L^c
/ ^s plus illustres,
chacun dans leur genre. '
Je n'< "ii pas l'intention de retracer les v' . re de
la Pénins ule. Les militaires nous ont - ■ icissitudes de la guer^ ^^
commentai >es, de souvenirs d^ assez inondés de "'^."^^^^ '
.toute espèce sur ce sujet, dont,oi^
HOMMES d'État de la grande-bretagne. 437
commence en Angleterre à se trouver bien fatigué; car le plus mince
officier quia fait la guerre de l'indépendance, se croit en conscience
obligé, avant de mourir, de laisser à la postérité un récit de ses
exploits personnels, avec un commentaire critique sur tous les
grands capitaines de ce siècle, depuis l'empereur Napoléon jusqu'au
colonel de son régiment. C'est un tort que nos compatriotes font à
leur gloire et à celle de leur pays, en insistant de telle façon sur les
campagnes de la Péninsule, comme s'ils n'avaient pas autre chose
dans leur histoire. Cependant je me garderai bien d'en contester la
grandeur. Toute cette guerre, je le sais, a été une longue et dange-
reuse épreuve pour le général, qui, du côté des Anglais, en a eu seul
la direction, et jamais réputation ne sortit plus éclatante et plus
entière d'un jugement aussi rigoureux. Quant aux fautes qu'il peut
avoir commises, l'histoire décidera entre quelques-uns de ses pané-
gyristes anglais qui le proclament infaillible , et plusieurs de ses cri-
tiques étrangers qui semblent lui imputer tous ses revers et faire
honneur au diable de tous ses succès. Ce qu'on peut dire au moins,
c'est que jamais il ne fut commis de fautes plus faciles à réparer et,
en effet, plus promptement réparées, et que jamais, sous le com-
mandement du duc de Wellington, une défaite ou une déroute ne
déshonora l'étendard britannique. Qu'on parcoure l'histoire de ses
campagnes; quelque étranger qu'on soit à la profession des armes
et à l'art de la guerre , on sera frappé tout d'abord du peu d'énergie
que Wellington apporte à poursuivre les plus beaux succès : on n'y
trouvera ni conquêtes rapides, ni coups étourdissans.^Mais pour être
juste, il ne faut pas oublier quelle était sa position. Dans tout le cours
de la guerre, son armée fut le seul espoir de la cause qu'elle soutenait,
au milieu de trois ou quatre armées françaises, séparées, il est vrai,
par la nécessité de couvrir une vaste étendue de pays, et harcelées
de tous côtés par l'insurrection populaire qui les entourait, mais tou-
jours capables, à la moindre provocation téméraire de la part du gé-
néral anglais, de l'envelopper et de le détruire, et de détruire avec lui
le dernier moyen de salut de l'indépendance espagnole. Et ce n'est pas
tout. Derrière les armées françaises, il y avait la France et l'empereur;
derrière Wellington, la mer, un ministère divisé, deux chambres tra-
cassières et difficiles. Les qualités par lesquelles il brille [sont justement
les plus appropriées à une pareille situation : la patience, la fermeté,
la sagacité. On ne saurait nier qu'il n'eut grand besoin de la première
pour endurer l'irritation constante, produite par les erreurs d'un
gouvernement qui allait ensevelir trente mille hommes dans les sables
438 REVUE DÈS DEUX MONDES.
de Walclieren , au moment où leur présence en Espagne aurait pit
changer le cours des évènemens, pendant la seconde campagne de
Napoléon en Autriche, et qui enfermait à Malte, en Sicile, à Cadix
et sur plusieurs autres points isolés, les baïonnettes que réclamait
sans cesse Wellington pour tirer parti de ses victoires. La patience
ne lui était pas moins nécessaire en face des intolérables vexations
que ne nous épargnaient^ pas nos alliés espagnols et portugais. A la
vérité, leurs généraux ne ressemblaient pas tous au vieux Cuesta,
qui haïssait plus encore ses alliés étrangers que ses ennemis, qui,
en cédant aux ardentes prières du général anglais pour lui faire
évacuer une position où Victor l'aurait infailliblement exterminé, se
félicitait d'avoir forcé Wellington à l'en supplier à genoux ! et qui ,
après la sanglante bataille de Talavera, à laquelle il n'avait guère
assisté qu'en observateur , refusa de nous prêter une seule bête de
somme pour le transport de nos malheureux blessés, et un seul
homme pour enterrer nos morts. Non, tous, heureusement, ne
ressemblaient pas à Cuesta; mais les plus braves ne nous étaient pas
fort utiles , à cause de leur ignorance et de leur orgueil ; et il se
trouvait toujours que les favoris des juntes ou des cortès étaient à
la fois les plus grands fanfarons et les plus lâches, comme les plus
incapables officiers. Quand ces généraux étaient braves, ils ne man-
quaient jamais de livrer bataille et de faire tailler en pièces leurs
misérables armées ; puis, ils accusaient la prudence égoïste du géné-
ral anglais, pour n'avoir pas joué ses vieux bataillons sur la même
carte. Quand ils étaient lâches, ils se tenaient opiniâtrement à une
distance respectueuse de l'ennemi, et publiaient en espagnol clas-
sique les plus belles proclamations du monde. C'est contre de tels
hommes et de tels obstacles que la patience de lord Wellington eut
trop souvent à s'exercer. Pour sa fermeté, je me bornerai à rappeler
la défense du Portugal en 1810, et ces lignes de Torres-Vedras, sur
lesquelles vinrent échouer le courage et la réputation de Masséna.
Enfin, comme exemple de sagacité, personne n'a oublié le mémora-
ble coup d'oeil avec lequel il saisit à Salamanque un instant d'erreur
de Marmont, et décida, en une heure, la plus importante victoire
de toute la guerre.
Jamais chef n'a possédé plus complètement que lord Wellington le
secret d'inspirer de la confiance au soldat : mais cette confiance, il
faut l'avouer, tenait plus à la foi du soldat dans son étoile et dans
son habileté militaire, qu'à son langage et à sa façon de le manier.
A la tête des armées, ii était plus froid, plus réservé, plus laconi-
HOMMES d'État de l\ grande-bretagne. 439
que encore qu'il ne s'est montré depuis dans le parlement et dans
la direction des affaires du pays. Son caractère ne présente pas la
moindre nuance de vanité; !on ne trouverait pas dans ses dépêches
une ombre de charlatanisme, pas un mot d'éloge pour lui-même.
Mais il y est presque aussi avare de louan^^es pour les autres , et ce
langage excitant qui anime le soldat, en lui mettant la gloire sous les
yeux et pour ainsi dire à sa portée, ce langage des grands capitaines
qui fait presque toujours faire de grandes choses , il ne sait ou ne
veut pas le parler. Ce n'est pas, comme on le prétend quelquefois,
que le soldat anglais ne soit pas accessible à l'entraînement de ce
langage : mais sous nos drapeaux il est d'usage de ne pas en essayer,
et de tenir le soldat strictement attaché à la lettre de ses devoirs
militaires, sans lui parler d'autre chose; c'est lui faire tort, car il
comprendrait bien un autre langage.
Cependant le caractère élevé de lord Wellington et sa constante
fortune donnaient au moindre mot d'encouragement sorti de sa
bouche une force que la plus chaleureuse éloquence communique
rarement aux harangues militaires. Ceux qui l'ont vu, la pâleur et
l'anxiété sur le front , mais toujours inébranlable et calme dans les
plus grands dangers, disent que le sombre feu de scn œil et le peu
de paroles résolues qui tombaient alors de ses lèvres, exerçaient
autour de lui une puissance magique. Hors de là , il se retranchait
dans la sévérité d'une impassible étiquette, et l'armée n'avait guère
de communication avec son chef. On ne saurait dire qu'il fût très
populaire parmi ses ofGciers. L'éclat de ses victoires et de son nom
a maintenant effacé tout pénible souvenir du passé , et ceux qui ont
servi sous Wellington , en parlent comme les soldats d'Alexandre ou
de César devaient parler de leur général; mais à l'armée, son impé-
nétrable réserve , son attitude raide et glaciale , le peu d'intérêt qu'il
paraissait prendre, même aux plus braves et aux plus distingués de
ses officiers, ne pouvaient inspirer un bien vif attachement pour sa
personne. S'il avait été battu et rappelé de la Péninsule au milieu de
sa carrière, sous le coup d'une défaite, il n'aurait pas trouvé beau-
coup de défenseurs parmi ses compagnons d'armes. Cependant,
comme il était toujours juste , comme on ne le soupçonnait ni de pré-
ventions , ni de partialité, s'il ne savait pas se faire aimer, au moins
son caractère inspirait-il une entière conOance. Il pouvait avoir de
l'éloignement pour telle ou telle personne , sans se laisser jamais
aller à le lui faire sentir par d'injustes procédés. En voici une preuve.
On le supposait généralement en assez mauvais termes avec sir Tho-
440 REVUE DES DEUX MONDES.
mas Picton, un des meilleurs officiers de l'armée anglaise dans la
Péninsule. Un jeune commissaire , récemment arrivé d'Angleterre
avec une très haute opinion de lui-même et de sa place, manque un
jour de livrer à la division de Picton ses rations à l'époque conve-
nue. c( Voyez-vous cet arbre, lui dit le vieux Picton en colère avec
sa brusquerie galloise ; eh bien ! si je n'ai pas les rations à midi, je
vous y ferai pendre à midi et demi. » Le commissaire indigné se
rend aussitôt auprès du général en chef, qu'il se flatte de trouver
fort accessible à une accusation portée contre Picton, et d'un ton
de dignité offensée, lui dit la menace qu'on vient de lui faire. «Est-
il possible? lui répond Wellington avec son laconisme ordinaire.
Alors je vous conseille de ne pas lui faire attendre ses rations, car il
est homme à vous tenir parole. >) Et puis il lui tourne le dos.
Quelquefois Wellington mécontentait tous ses officiers par la du-
reté de ses reproches et la froideur de ses éloges. C'est ce qui lui
arriva, par exemple, après la retraite de Burgos, en 181:2. Il publia
alors un ordre du jour, dans lequel tous les officiers , sans distinc-
tion , étaient rudement réprimandés pour les désordres qui avaient
signalé cette retraite, a Sous ce rapport, disait-il, la discipline de
l'armée a plus perdu, dans la dernière campagne, que dans aucune
autre à laquelle j'aie pris part ou dont j'aie lu le récit. » Tout le monde
fut indigné de la sévérité de ces reproches qui n'épargnaient per-
sonne, et on n'était pas loin de dire tout haut, dans les rangs de
l'armée, que le général en chef, irrité d'avoir échoué devant la mi-
sérable citadelle de Burgos , défendue par le général Dubreton avec
quelques centaines d'hommes , avait exhalé sa colère en accusant in-
justement ses troupes. Et cependant tel était son pouvoir sur ses
officiers, qu'ils s'appliquèrent tous, en murmurant il est vrai, à ré-
parer les fautes qu'il avait signalées. Aussi l'année suivante, l'armée
anglo-portugaise, qu'il conduisit d'Oporto à Bordeaux, était-elle
admirable de discipline et dans la plus brillante tenue qui se puisse
imaginer. C'est au point que Wellington, si avare de ses éloges, a
dit d'elle : « J'ai toujours pensé qu'avec une pareille armée je serais
allé où j'aurais voulu. »
L'officier anglais est en général moins susceptible d'enthousiasme
que le soldat ou le marin; ceux-là, on les passionne facilement, et
nous avons eu, dans nos guerres de la révolution française, un grand
homme qui savait, par instinct de génie, tirer un immense parti de
cette ressource. C'est Nelson. Wellington avait peut-être plus de talent,
de fermeté, de sagacité que lui ; mais Nelson était un vrai héros de
H0M3IES d'État de la grande-bretagne. 441
roman. Il avait cet irrésistible enthousiasme, ce feu de la passion et
du génie, cette force électrique, qui embrasent et secouent les plus
grossières natures et les élèvent par momens jusqu'à l'héroisme.
Nelson est mort jeune : s'il avait vécu, il ne serait certainement jamais
devenu diplomate ou premier ministre; mais le dernier de ses com-
pagnons d'armes serait mort volontiers avec lui et pour lui, par af-
fection pour l'homme non moins que par enthousiasme pour le chef,
et c'est toujours son nom qui attire le plus impérieusement toutes les
sympathies d'une ardente jeunesse, dans les pages glorieuses de nos
annales militaires,
En 1814, le duc de Wellington représenta la Grande-Bretagne au
congrès de Vienne , d'où il fut rappelé, en 1815 , pour prendre part
aux opérations militaires dirigées contre Napoléon.
L'histoire de cette grande année appartient à l'histoire générale de
l'Europe, et ne rentre pas dans le cadre limité des portraits de nos
hommes d'état. Mais j'ai une observation à faire sur les jugemens
portés, en France, à l'égard du général anglais, ou le rôle qu'il a
joué dans ces derniers évènemens. Je les trouve injustes et défec-
tueux sous plus d'un rapport. Quand l'empereur, dans les conversa-
tions de Sainte-Hélène , affecte de mettre Wellington au-dessous de
Blucher, comme général , et lui impute fautes sur fautes dans la cam-
pagne de 1815, est-ce une appréciation impartiale et raisonnable que
puissent accepter sans réserve les plus passionnés admirateurs de
Napoléon? Au contraire, ne sait-on pas fort bien maintenant que si
les conseils de Wellington eussent été suivis , ils auraient probable-
ment épargné, à l'armée prussienne, l'échec du 16 juin à Ligny (1).
A l'égard de sa conduite en France, pendant l'occupation , il est pos-
sible que sa nonchalance et sa raideur lui aient fait peu d'amis; au
moins ne peut-on l'accuser d'avoir manqué à aucun devoir sérieux
de sa haute position. Je n'en excepte pas même la malheureuse af-
faire du maréchal Ney; car bien que je regrette qu'en cette conjonc-
ture, l'influence du gouvernement de ma patrie ne se soit pas exercée
(1) Tous ceux qui connaissent le duc de Wellington savent combien peu sa modestie et
ridée qu'il se fait lui-même de son propre mérite encouragent les ridicules exagérations
auxquelles se livrent ses compatriotes en exaltant sa gloire et son génie militaire. Quant à
Napoléon, Wellington a toujours parlé de lui avec la profonde admiration d'un homme de
guerre, qui seul est en état de bien apprécier en lui le plus grand capitaine du siècle. Avant
la bataille de Waterloo, il a sévèrement blâmé les dispositions prises par l'empereur; mais
il ajoutait : « Et cependant c'est notre maître à tous ; auprès de lui , nous ne sommes que des
écoliers. » Voici le jugement qu'il porte sur les plus distingués des généraux étrangers avec
lesquels il s'est trouvé en contact. « Blûcher pour la bataille ; Soult pour la campagne ; Mas-
séna pour les deux. »
k¥l REVLE I)ES DEUX MONDES.
en faveur de la bonne cau$e , je ne puis me refuser à reconnaître dans
quelle situation délicate se trouvait placé le général anglais. Une in-
tervention quelconque dans la politique adoptée par le roi de France
eût été contraire à la règle que s'étaient imposée les alliés, de laisser
à Louis Xyilï une indépendance complète en matière de politique
intérieure.
La discipline que Wellington sut alors maintenir dans notre armée,
Bst ou doit être un de ses plus beaux titres aux yeux de l'opinion pu-
blique. Il s'est élevé récemment, à ce sujet, une discussion sérieuse.
On sait que le duc de Wellington se soucie peu d'introduire des ré-
formes dans notre administration militaire et veut conserver intact
l'ancien système, y compris les coups de fouet. La chambre des
communes ayant institué un comité pour l'examen de cette question,
le duc de Wellington y a été entendu , et ses réponses aux diverses
demandes qui lui furent adressées ont été publiées fort au long*
Dans le cours de cet exposé , il cita comme preuve des résultats de
différens systèmes disciplinaires, le contraste que son armée pré-
senta, en 1815 , avec celle des Prussiens , dans leur marche sur Paris,
ff Mon armée, dit-il, trouva des subsistances et garda un ordre par-
fait, en marchant sur les traces des Prussiens, à travers un pays
que ceux-ci venaient d'évacuer, parce qu'ils n'y trouvaient plus de
quoi vivre, après l'avoir entièrement ravagé. » Celte assertion har-
die a soulevé toute l'armée prussienne. Le duc de Wellington s'est
vu accablé de répliques et de démentis sans nombre, accompagnés,
pour la plupart, des plus aigres récriminations, et contre lui et con-
tre son armée. Maintenant que la dispute est flnie , on nous permet-
tra peut-être de conclure que les faits se sont à peu près passés
comme l'a dit le duc de Wellington, mais qu'ils ne prouvent pas
grand' chose pour ou contre les systèmes respectifs de discipline
miUtaire. L'armée anglaise était une force régulière , composée
d'hommes d'élite , admirablement commandée , fort bien entretenue
et approvisionnée par son gouvernement. L'armée prussienne était,
au contraire, bien plutôt une espèce de levée en masse, organisée à
demi, exaspérée par une ardente soif de vengeance, et poussée par
le besoin à tous les désordres dont on l'accuse.
A son retour de France, le duc de Wellington accepta la place de
grand-maître ou directeur-général de l'artillerie [master gênerai of
ilic ordnance), sous le ministère de lord Liverpool. Mais, quoique fai-
sant partie du cabinet , il laissa passer quelques années avant de
s'occuper des afTaires intérieures du pays. En 1822, quand M. Cau-
\ POMMES y^Jf*^T I>E LA GRANDE-BRETAGx\E. 443
hing prit îe portefeuille des affaires\^'^''»"8ères, le duc de Wellington
fut envoyé au coiîgrèâ de Vérone. Gannin J 1^» *Jvait donné pour in-
struction de s'opposer formellement à toute iriterve^Uion de la sainte-
alliance en Espagne, et de déclarer qu'en aucun cas i'.Angleterte ne
voulait y prendre part. Ceci est positivement certain ; mais on n'a
jamais bien su au juste quel rôle avait joué le duc de Wellington dans
les négociations de Vérone. Son honneur et sa probité ne permettent
pas de douter qu'il ait suivi à la lettre les instructions du secrétaire-
d'état des affaires étrangères. Cependant on peut se demander si les
vues de Canning furent réalisées dans toute leur étendue. Le cabinet
dans lequel siégeait ce ministre n'était pas encore entièrement affran-
chi des traditions de lord Castlereagh et de ses complaisances sys-
tématiques pour la sainte-alliance. On savait le duc de Wellington
personnellement lié avec les souverains qui en faisaient partie, très
décidément opposé aux principes du libéralisme espagnol et préoc-
cupé par-dessus tout de la nécessité de maintenir l'ordre européen
sur les bases établies au congrès de Vienne. De plus, il n'était pas
en parfaite intelligence avec Canning. L'éloignement de ces deux
hommes d'état l'un pour l'autre remontait probablement à l'époque
de la guerre d'Espagne, pendant laquelle les vues de Wellington
avaient souvent trouvé peu de faveur auprès de Canning, par suite
du malheureux penchant de cet habile ministre à se mêler des af-
faires qui lui étaient le plus complètement étrangères. Et quand
M. Canning commença à faire cause commune avec les libéraux du
continent, leur antipathie mutuelle ne put que s'accroître. Aussi est-il
difficile de comprendre que Ton se soit promis un grand succès de
négociations dans un sens libéral confiées à un agent comme le duc
de Wellington. ïl est certain qu'elles échouèrent d'une manière dé-
plorable. Les souverains alliés accueillirent avec une sorte de poli-
tesse moqueuse les représentations officielles du diplomate anglais.
Celui-ci s'est plaint que le gouvernement français l'eût laissé, jusqu'à
son retour de Vérone à Paris, dans la persuasion qu'il voulait de-
meurer neutre, et se fût engagé à faire l'intervention, dès qu'il le
vit à une distance raisonnable du théâtre des négociations. Enfin,
l'orgueil espagnol repoussa avec indignation le conseil que donnait
le duc de Wellington au parti constitutionnel de modifier la consti-
tution pour désarmer les alliés. C'est, en effet, un conseil qu'une
nation accepterait à peine de ses meilleurs amis à l'étranger; à plus
forte raison le rejetterait-elle de la part d'un ennemi des institutions
qu'elle s*est données. La révolution suivit donc son cours en Espagne^
144
jusqu'à ce que la France vînt l'étraser sous le poids de ses armées,
et l'opposition anglaise put, avec justice, accuser le gouvernement
d'avoir fait, pour prévenir ce résultat, une vaine tentative qu'il ne
voulait ou ne pouvait pas rendre efficace, à quelque prix que ce fût.
Au commencement de 18i7, la mort du duc d'York, frère du roi,
iaissa vacant le commandement en chef des armées anglaises. La
couronne îe conféra immédiatement au duc de Wellington. Peu de
temps après eut lieu la retraite de lord Liverpool, qui porta M. Can-
ning à la tête du gouvernement; grande crise de notre histoire con-
temporaine, que j'ai eu plus d'une occasion de signaler dans le
cours de ces portraits. Le duc de Wellington avait jusqu'alors très
peu figuré dans les intrigues et les combinaisons diverses de notre
politique intérieure. Il semblait étranger à la sphère où s'accom-
plissaient le fractionnement et les évolutions des partis , et ce fut
pour le public un grand sujet d'étonnement, lorsqu'on le vit se
mettre à la tête d'une défection des tories purs, qui se séparaient du
nouveau ministère. Mais le fait est que le duc de Wellington, bien
que peu connu à cette époque dans le parlement, avait insensible-
ment acquis une grande influence sur l'esprit de George IV, par
cette faculté d'inspirer la confiance, qu'il tient de sa résolution et de
sa fermeté de caractère. Dans un cabinet faible et tiraillé, ses con-
seils faisaient toujours pencher la balance. La mort de Castlereagh,
la maladie de Liverpool, le grand âge de lord Eldon , avaient affaibh
dans le sein du ministère la puissance réelle du vieux parti tory; ce
fut lui qui prit leur place à la tête de son parti. Pour le faire sortir
de sa réserve habituelle et lui faire jouer un rôle décidé sur le
ihéâtre de nos dissensions civiles, il ne fallait qu'un aiguillon, et cet
aiguillon se trouva dans son animosité contre Canning, qu'il se dé-
termina à combattre par sentiment et par principe. Le froid laco-
nisme avec lequel il annonça cette résolution par une lettre rendue
publique, et le ton sévère dont il la défendit au sein du parlement,
irritèrent, plus que le fait lui-même, son ardent adversaire. Quand
le nouveau premier ministre se vit combattu par le duc de Welling-
ton à propos d'une loi sur les céréales, question qui avait fort peu
intéressé le vieux soldat jusqu'à ce qu'il y trouvât des armes contre
l'administration, Canning s'oublia jusqu'à l'accuser a de servir d'in-
strument aux plus artificieux intrigans. » Wellington fut assez maître
de lui pour ne pas répondre sur le même ton; mais leur animosité
mutuelle ne fit que s'envenimer jusqu'à la mort de Canning.
Le faible ministère de lord Goderich, qui lui succéda, ne put ré-
HOMMES d'État de la grAnde-bretagne. 445
sister long-temps à l'opposition des tories, et, en janvier 1828, céda
la place au duc de ^yellington. Neuf mois avant, lorsqu'il était accusé
par les ministériels d'alors de chercher à supplanter Canning , il avait
solennellement déclaré dans la chambre dos lords qu'il se tiendrait
pour insensé le jour où il accepterait une dignité si étrangère aux
occupations de toute sa vie. Quand on le vit oublier cette promesse,
il n'y eut pas d'épigrammes et de sarcasmes que le parti libéral ne
fît pleuvoir sur lui, et le peuple anglais, toujours si jaloux de la su-
prématie militaire, prêta facilement l'oreille aux déclamations véhé-
mentes que provoquait celte concentration des deux pouvoirs en une
seule main, car Wellington cumula quelque temps les fonctions de
premier ministre et le commandement en chef de l'armée. Néan-
moins, non seulement il resta premier ministre ^ mais il acquit peu à
peu une certaine popularité dans la nation. La brusquerie militaire,
de ses manières, l'infatigable énergie avec laquelle il se livra aux
plus minces détails d'une immense administration , ses réformes dans
le personnel des emplois subalternes, lui eurent bientôt acquis les
affections mobiles de la multitude. Tory comme il l'était, il ne profes-
saitpas en termes pompeux ces principes du système conservateur, que
lord Eldon et lord Liverpool avaient si ouvertement préconisés. Au
contraire, il semblait vouloir se faire un renom de libéralisme et de
réforme, pourvu qu'on lui laissât toute liberté dans l'exécution de
ses plans. Le ministère qu'il dirigeait était divisé d'opinion, composé
d'hommes trop fiers pour se subordonner les uns aux autres; il ré-
solut de les dominer également et d'introduire dans le conseil la dis-
cipline d'une armée. Il est vrai que ce hardi projet ne réussit pas;
mais au moins il y déploya une résolution et une fermeté qui plurent
au peuple, toujours satisfait de voir humilier les hommes éminens.
Il chercha d'abord à se débarrasser des amis personnels de Canning
qui étaient restés dans le ministère, et à la tête desquels se trouvait
M. Huskisson, justement considéré, à cette époque, comme le chef
d'un parti dans la nation. La manière dont il s'y prit est assez carac-
téristique pour mériter qu'on s'y arrête.
Il y avait alors au sein du parlement une question pendante qui
excitait relativement peu d'intérêt dans le pays, toute grosse qu'elle
fût de révolutions à venir. On proposait de conférer à la populeuse
cité de Birmingham la franchise électorale ou le droit d'envoyer des
députés au parlement, dont on avait récemment dépouillé deux petits
bourgs, pour cause de corruption dans son exercice. Les tories s'y
opposaient comme à une dangereuse innovation, et la plupart des
'^^^^ kEVlJÉ DES DEUX MÔ!îDʧ.
membres du ministère n'étaient pas disposés à s'y prêter, quoïque^
ce ne fût pas encore une question de cabinet. Cependant M. Huskis-
son , soit qu'il crût plus nécessaire que jamais de s'appuyer sur les
libéraux pour soutenir sa nuance d'opinion dans le conseil, soit res-
sentiment des affronts multipliés qu'il avait eus à essuyer de la part
des amis de Wellington, depuis l'avènement de ce dernier au pou-
voifv Vota en cette circonstance avec les whigs, et puis, dans un accès
de magnanime indépendance , il écrivit au premier ministre pour lui
offrir sa démission, s'il se trouvait embarrassé du parti pris par son
collègue. Cette offre de démission n'était nullement nécessaire, la
question n'étant pas de celles sur lesquelles le ministère dût être
unanime; et peut-être M. Huskisson, en faisant cette démarche incon-
sidérée, se flattait-il en secret de recevoir du premier ministre une
lettre où celui-ci reconnaîtrait la grandeur de ses services et se dé-
clarerait hors d'état de s'en passer. Aussi quel ne fut pas son éton-
nement quand un petit billet de la trésorerie lui annonça que le duc
de Wellington était désolé d'avoir perdu son appui, mais venait de
placer sa démission sous les yeux du roi! Huskisson aussitôt d'écrire
au premier ministre en toute hâte et d'un ton consterné qu'il n'avait
nulle envie de sortir du ministère, si le ministère ne voulait pas se
séparer de lui, et de faire observer à Wellington que l'enveloppe de
sa lettre portait les mots a particulière et confldeniielle, » qui au-
raient dû prévenir toute communication de son contenu. Le duc ré-
pondit sur-le-champ que la lettre de M. Huskisson était une vraie
démission et ne signiOait pas autre chose; qu'il en était au désespoir;
qu'il avait bien remarqué les mots mystérieux de l'enveloppe , mais
qu'il avait cru que sa majesté devait toujours être en tiers dans ces
confidences entre ministres. Le pauvre M. Huskisson se sentait acculé
à SCS derniers retranchemens, et les appointemens de sa place lui
tenaient fort au cœur; car c'est là l'explication la plus naturelle des
efforts convulsifs qu'il fit pour retenir ce qui lui échappait des mains.
Il envoya son ami lord Dudley, qui était aussi le collègue du duc de
Wellington, lui expliquer la chose et l'assurer que tout cela était un
malentendu. Lord Dudley trouva le vieux soldat aussi sec et aussi dur
qu'à l'ordinaire; toute la rhétorique de l'ambassadeur n'en obtint que
cette réponse : a II n'y a pas de malentendu; il ne peut y en avoir, et il
n'y en aura pas. » Lord Palmerston fait à son tour une tentative; même
rebuffade. Enfin, à bout de voie, Huskisson écrit de nouveau, et
reçoit une nouvelle réponse, non moins décisive que la première, as-
saisonnée de cet affreux sarcasme : « En ce temps-ci, je ne connais
HOMMES DEXAT DE LA GRANDE-BRETAGNE. 447
pas de perte plus fâcheuse que celle de la considération, qui eât le
fondement de la conOance publique. » M. Huskisson céda enfin, mais
de fort mauvaise grâce, et de l'air d'un homme qui se voit menacé
de passer par la fenêtre , s'il ne se hâte de sortir par la porte. La
^jiieue de Ganninjj sortit du ministère avec lui. C'était lord Dudley,
lord Palmerston et M. Grant, aujourd'hui lord Glenelg. Wellington les
remplaça par ses amis personnels , deux desquels avaient fait sous
lui la guerre de la Péninsule, sir G. Murray et sir H. Hardinge.
Ce fut un de ses plus grands triomphes. 11 avait mis les rieurs de
son côté dans l'absurde comédie qui venait de se jouer, car il n'y a
pas de malheur auquel le public soit plus insensible que celui d'un
ministre forcé de lâcher son portefeuille. Huskisson était d'ailleurs
impopulaire. Économiste et théoricien , ces deux qualités ne pouvaient
en faire le favori de la multitude. Toutes les branches de commerce
qui souffraient attribuaient leurs embarras à ses principes de liberté
commerciale. Le jour où l'on apprit sa retraite, les vaisseaux mar-
chands qui se trouvaient dans la Tamise hissèrent leur pavillon en
signe de joie, et la décision un peu brutale du duc de Wellington fut
admirée, comme toujours, de tous ceux qui n'en ressentaient pas les
atteintes. Burke a dit avec raison que l'arbitraire plaît tellement à
la multitude, que, dans les discordes civiles, il s'agit le plus souvent
de savoir, non s'il y'^aura de l'arbitraire, mais qui l'exercera; et
quoique l'opposition ait beaucoup déclamé contre la tyrannie c( du
roi Arthur » (c'est ainsi que lord Wellington était quelquefois désigné),
de tous ses exploits, celui qu'on a peut-être admiré le plus, c'est
l'expulsion du pauvre M. Huskisson.
Cependant, comme l'opinion des esprits sages et éclairés finit tou-
jours par prévaloir et former à la longue ce qu'on appelle l'opinion
publique, ce triomphe de Wellington sur son collègue a eu pour lui,
dans la suite, les plus fâcheuses conséquences. En se séparant de
M. Huskisson, le premier ministre sembla rompre, par un violent
effort, avec le libéralisme intelligent et modéré , qui regardait à bon
droit cet homme d'état comme un des plus utiles serviteurs de son
pays. 11 se fit en même temps des ennemis mortels dans le petit
nombre des collègues survivans de Canning, qui ensuite poussèrent
l'animosité contre lui jusqu'à se coalisi r avec les whigs pour le ren-
verser. Et aujourd'hui, par une singulière combinaison de circon-
stances, cette petite coterie, branche détachée du torysme, donne à
une administration wiiig son chef et deux de ses principaux mem-
bres, lord Melbourne, lord Palmerston et lord Glenelg.
448 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais Wellington jouit quelque temps de sa popularité. Les tories
allaient partout répétant d'un air de triomphe ses mots à lord Dudley:
(( Il n'y a pas de malentendu, it is no misiake, » et c'est comme un
proverbe qui a passé dans le langage familier. Le premier ministre
ne manqua point de cultiver la faveur publique par une attention
soutenue aux affaires et par une certaine affectation d'habitudes la-
borieuses et simples qui flattaient la nation, accoutumée à la pom-
peuse fainéantise de la plupart des fonctionnaires civils. On citait de
lui, à cette époque, un grand nombre de traits à la Frédéric II, qui
témoignent de l'attention qu'il apportait aux plus minutieux détails
de son administration.
M. Babbage, mathématicien distingué, commençait à s'occuper de
sa grande machine à calculer, invention qui a fait beaucoup de bruit
dans le monde savant, et désirait obtenir quelque secours du gouver-
nement pour subvenir à des dépenses de construction qui excédaient
les moyens d'un pauvre philosophe. Il avait déjà adressé plusieurs
mémoires à différens ministres sur son ingénieuse découverte, et
n'en avait reçu que ces réponses évasives, insignifiantes et dila-
toires, pour lesquelles les bureaux ont une langue à part dans tous
les pays du monde. Un jour, M. Babbage voit un homme descendre
de cheval à sa porte; c'était le duc de Wellington, qui avait entendu
parler de sa machine et voulait se la f lire expliquer avant de mettre
les secours de la trésorerie à la disposition de l'inventeur. Celui-ci
entra donc avec le premier ministre dans les détails fort compliqués
de son projet. Wellington est un peu rouillé sur les mathématiques,
mais son intelligence est nette, et il n'a pas le ridicule de vouloir com-
prendre sans avoir étudié. Il écouta, lit quelques observations en peu
de mots, et prit congé de M. Babbage. Peu de jours après l'allocation
était votée, et la somme fournie au savant pour réaliser son idée.
L'administration du duc de Wellington suivit ainsi son paisible
cours, jusqu'aux approches de l'orage que souleva l'émancipation
cathoHque. On me permettra de ne point revenir ici sur ce que j'en
ai dit ailleurs. Le rôle de Wellington dans cette grande crise est fort
honorable et simple. Aussi fut-il épargné dans ce déluge de sarcasmes,
d'épigrammes, d'amères et violentes accusations qu'eut à essuyer
son collègue, M. Peel. Quoique toujours opposé à l'émancipation ca-
tholique, il ne s'était pas mis à la tête des préjugés et des passions
qui la repoussaient. Son éducation militaire et les habitudes de sa vie
le laissaient assez étranger aux dévots scrupules et au fanatisme an-
glican qui agissaient avec tant de force sur la plupart de ses collègues^
HOMMES d'État de la grande-bretagne. 449
et quand il vint, lui, le héros de tant de batailles, déclarer dans la
chambre des lords que la perspective menaçante d'une guerre civile
ne lui permettait pas d'opposer une plus longue résistance aux vœux
du peuple irlandais , de tels sentimens dans un tel homme comman-
dèrent le respect de ses plus fougueux adversaires. A cette époque
remarquable dans la vie politique de Wellington, se rattache son fa-
meux duel avec lord Winchilsea, l'une des colonnes du parti anglican.
Lord Winchilsea avait jugé bon de publier une lettre dans laquelle il
accusait ouvertement Wellington d'avoir manqué à l'honneur non
moins qu'à ses principes politiques en adoptant le bill d'émancipa-
tion. Le vieux général demanda des explications, et puis envoya un
cartel au noble pair. Tout cela était fort absurde. Les deux hommes
d'état eurent une rencontre avec tout le sang-froid ordinaire en pareil
cas. Mais lord Winchilsea ne voulut pas viser le plus grand capitaine
de son pays et tira en l'air; on assure que Wellington, au contraire,
lui tira sérieusement son coup de pistolet et ne le manqua même
que de fort peu de chose. L'affaire en resta là, et les deux adver-
saires se séparèrent aussi contens l'un de l'autre qu'on peut le sup-
poser après cette ridicule rencontre.
Après l'acte d'émancipation catholique, l'administration Welling-
ton et Peel perdit insensiblement de son pouvoir et de sa popularité.
D'un côté, ils avaient à lutter contre le farouche ressentiment de leurs
anciens alliés les tories; de l'autre, ils avaient évoqué, dans l'in-
fluence des cathohques irlandais, un démon qu'ils n'étaient pas assez
forts pour enchaîner de nouveau. Ce ministère périt en effet avec
George IV, le 26 juin 1830, et presqu'au bruit du canon des trois
jours. Il ne fit plus que traîner une existence languissante, jusqu'à
ce qu'un vote contraire de la chambre des communes dans la discus-
sion de la liste civile, en novembre 1830, détermina ses chefs à don-
ner leur démission. Wellington avait déclaré, dans le cours des débats
sur la franchise électorale d'East-Redford, qu'il jugeait toute inno-
vation dans le système de la représentation nationale inutile et dan-
gereuse. Après une pareille profession de foi, quand la volonté na^
tionale se fut si vivement prononcée en faveur de nouvelles institutions,,
il se trouva rejeté par la force des choses dans une opposition sans
espoir aux tendances réformistes qui se manifestaient.
Deux fois cependant depuis cette époque, en mai 1832 et en no^
vembre 1834, la volonté royale lui a imposé la tâche de gouverner
le pays dans un sens contraire à la majorité des communes, etchaque
fois le fardeau comme l'impopularité de l'entreprise ont exclusive-
TOME xii. 29
450 REVUE DES DEUX MONDES.
ment pesé sur lui. Quand les passions du moment seront calmées,
ses ennemis politiques eux-mêmes reconnaîtront qu'il s'en est acquitté
avec honneur, et il a eu d'autant plus de mérite à ne pas reculer de-
vant l'accomplissement de ce devoir envers son prince, qu'entre lui
et le feu roi il y avait des torts à pardonner et de fâcheuses dissen-
sions à oublier. Guillaume ÏV, n'étant encore que duc deClarence,
avait été revêtu, sous le ministère de M. Canning , du titre de grand
amiral d'Angleterre , et comme tel , s'était passé aux frais du public
des fantaisies assez dispendieuses. Ses voyages , ses inspections , ses
manœuvres navales, coûtaient sans profit des sommes énormes, et
nuisaient au service par l'agitation qu'ils entraînaient. 11 s'était aussi
montré sous plusieurs rapports opposé au système de Wellington;
ainsi, par exemple, il avait excité l'amiral Codrington à livrer cette
bataille de Navarin que l'administration d'alors désapprouva formel-
lement. Toutes ces circonstances les avaient tellement éloignés l'un
de l'autre, que le prince, fatigué de tant de contrariétés, avait
renoncé à ses fonctions de grand-amiral. Appelé à la couronne peu
de temps après, on peut supposer que les souvenirs récens de leur
sourde lutte contribuèrent à le rendre plus accessible au vœu popu-
laire qui appelait la réforme et le changement du ministère Welling-
ton, et néanmoins, lorsqu'il voulut se débarrasser d'une adminis-
tration trop libérale à ses yeux , ce fut entre les bras de W^ellington
qu'il courut se jeter; le sentiment d'estime qui l'y portait ne subit
aucune altération jusqu'à sa mort, et c'est W'ellington qui est resté
en possession de sa plus intime confiance. Une cour honorera tou-
jours un homme d'épée, et déjà, s'il faut en croire la commune re-
nommée, la reine Victoria, malgré son éducation libérale, se montre
pénétrée pour le vieux général de cette admiration enthousiaste que
ressentaient pour lui ses deux prédécesseurs.
Le sentiment d'honneur, la loyauté chevaleresque, sans ostenta-
tion et sans faste, qui caractérisent le duc de Wellington , sont assu-
rément de ces quahtés qui inspirent aux princes et aux peuples bien
plus de confiance que les talens politiques et le don de pénétrer les
besoins d'une époque. Aussi nous pouvons ajouter à sa louange que
par cela même les politiques plus ardens et moins scrupuleux de son
propre parti lui préfèrent des chefs d'une probité moins rigoureuse.
Les circonstances actuelles en fournissent une preuve remarquable.
Une des plus grandes difficultés contre lesquelles ait maintenant à
lutter le ministère whig est l'impopularité de ses dernières mesures
sur la réforme des lois qui concernent le paupérisme. Tout homme
HOMMES DÉTAT DE LA GRANDE-BRETAGNE. 451
de parti qui veut ameuter contre lui la populace , est sûr de réussir
en touchant cette corde; et les plus violens conservateurs, au mé-
pris de tout principe et de toute pudeur, se sont alliés sur cette ques-
tion avec les plus fougueux radicaux pour embarrasser le gouver-
nement. Quelle a été, au contraire, la conduite du duc de Wellington?
Il s'est prononcé sans hésiter en faveur de la nouvelle législation, et
son appui ne manque jamais sur ce point à ses adversaires politiques.
On ne saurait dire combien il a nui, par cette noble conduite , aux
intérêts de son parti , et combien ajouté à l'admiration que son ca-
ractère inspire. Tout opposé qu'il se soit toujours montré aux vœux
et aux sentimens populaires en matière politique, il a été de fait,
dans le cours de ces dernières années , un des personnages les plus
populaires du royaume, auprès des grands et des petits. Quand Wel-
lington , pliant sous l'empire de la nécessité, cessa , en 1832, de com-
battre le bill de réforme , plus de cent trente pairs sortirent de la
chambre à sa suite; et quand , le jour anniversaire de la bataille de
Waterloo, quelques misérables osèrent l'insulter, l'indignation du
peuple, du vrai peuple anglais tout entier, fit justice de ce scanda-
leux outrage.
M""^ de Staël, qui ne connaissait Wellington que pour l'avoir vu
dans les salons de Paris, pendant l'occupation de cette ville par les
alliés, a dit de lui que c'était un homme borné; M. de Talleyrand, au
contraire, le trouve le plus capable des capables. Comment faire pour
concilier ces deux jugemens portés sur le même homme par de tels
esprits? Et pourtant il y a du vrai dans l'un et dans l'autre. La reine
des salons de Paris, avec sa politique de roman et son imagination
de grand poète, ne pouvait apprécier l'esprit tout positif, la sèche et
droite raison, le génie pénétrant, mais sans éclat, du soldat diplo-
mate. M. de Talleyrand, d'un autre côté, qui partage le mépris de
Wellington pour les progrès du siècle et les tendances enthousiastes
de la société moderne, n'a peut-être pas vu combien, en affectant
le dédain et l'aversion pour ces idées généreuses, en cherchant à
brusquer l'assaut du libéralisme comme il aurait enlevé d'un coup
de main les misérables murailles d'une bicoque, l'homme d'état an-
glais a manqué à ses hautes destinées non moins qu'à ses devoirs en-
vers sa patrie et envers lui-même. S'il était possible de gouverner
une nation comme un régiment, jamais grand peuple n'aurait eu de
meilleur premier ministre. L'incontestable droiture de ses intentions
et sa loyale franchise auraient fait oublier à ses concitoyens la rai-
deur de ses manières et la sécheresse d'un langage qui n'est jamais
29.
452 REVUE DES DEUX MONDES.
persuasif et sympathique. Une aptitude surprenante aux affaires, un
coup d'oeil infaillible, qui distingue au premier abord le chemin à
tenir à travers des difflcultés et des obstacles de tout genre, une pré-
sence d'esprit qui tranche le nœud au lieu de perdre le temps à le
dénouer, une volonté ferme et puissante qui force les esprits infé-
rieurs à se plier à la sienne, toutes ces qualités précieuses que Wel-
lington possède au plus haut degré, aucun homme d'état de ce temps
ne les réunit dans la même étendue. Mais on ne gouverne pas un
pays libre en se flxant immobile sur l'étroit domaine du présent; et
il ne faut pas dédaigneusement repousser les inquiètes aspirations
de la société vers un autre avenir. Le duc de >YeIlington a toujours
agi comme s'il n'y avait de force morale dans ce monde que le sen-
timent du devoir et le respect de la discipline, de force matérielle
que la baïonnette et le bâton du potice-man. Aussi ressemble-t-il, dans
l'exercice du pouvoir, à un homme qui remonte un fleuve rapide et
perd toujours du terrain, malgré la vigueur et l'habileté de ses
efforts. Avec cette politique, on est enGn emporté par le courant des
opinions humaines, et plus on se raidit contre elles, plus grande est
leur victoire. Le duc de Wellington, qui avait opposé tant de résis-
stance aux prétentions des catholiques, se vit enfin forcé de céder,
par l'impossibilité où il s'était mis de gouverner plus long-temps sans
cette concession. Celui qui avait refusé toute assistance aux Grecs
armés pour s'affranchir, et qui avait appelé la bataille de Navarin
un événement funeste (1) , fut contraint de coopérer et d'accéder, au
nom de l'Angleterre, comme partie contractante, à l'établissement du
nouvel état grec, en dépit de la Porte Ottomane, notre ancienne alliée.
Celui qui avait traité de farces (2) les assemblées populaires, et qui
affectait de ne reconnaître aucun pouvoir dans l'état, hors de l'en-
ceinte du parlement, se vit, en 1830, expulsé des affaires par les
clameurs de la populace. Celui qui avait combattu à outrance toute
mesure de réforme parlementaire , accepta , en 1852 , la tâche humi-
liante et ingrate de composer un ministère qui aurait donné la réforme
afin de soustraire le roi à la domination des whigs. Toute la vie poli-
tique du duc de Wellington me représente le travail de Sysiphe.
Chaque fois que la pierre, un moment soulevée , retombe le long du
rocher, elle roule en arrière toujours un peu plus loin, et le force
sans cesse lui-même à reculer de plus en plus pour la ressaisir.
(1) Untoward event. Ce sont les expressions dont on se servit pour caractériser la
katailie de Navarin, dans le discours d'ouverture du parlement anglais, le 29 janvier 1828.
(2) Historique.
HOMMES d'État de la grande-bretagne, 453
Le duc de Wellington a eu, dans sa carrière parlementaire, à lut-
ter contre un défaut bien rare chez les hommes d'état anglais, celui
de ne pas savoir parler en public. Sa voix est sourde et monotone,
sa manière gauche, son éloculion embarrassée. Il est si peu maître
de sa parole, qu'on souffre de l'entendre bégayer ses phrases traî-
nantes et informes. Il n'a pas l'ombre d'éloquence, et cela tient à ce
qu'il manque tout-à-fait d'imagination, quahté qu'il méprise même
un peu chez les autres. Je sais que l'imagination peut égarer; mais il
me semble que, sans elle, on ne saurait être grand ministre dans un
pays où les masses populaires ont une influence qu'on ne peut diriger
ni dominer que par l'imagination et le sentiment.
La personne du duc de Wellington est trop connue en Europe
pour qu'il soit nécessaire d'en tracer une esquise minutieuse. Tout le
inonde a vu ces traits fortement accusés, qui semblent sculptés dans
le bois le plus dur, et qui lui ont valu parmi ses soldats et dans la
populace de Londres les sobriquets de vieux menton et de nez crochu
(old cinn and liook nose). La perte de ses dents a encore plus mar-
qué chez le vieux général, depuis quelques années, cette conforma-
tion particulière de la flgure, en même temps qu'elle gêne beaucoup
son élocution. Il est au-dessous de la taille moyenne, grêle de stature
et d'une raideur militaire qui passe la mesure commune. L'ensemble
de sa personne est d'une simplicité presque grotesque. On le ren-
contre fort souvent dans les rues de Londres ou dans les allées du
parc, à pied ou à cheval, et ordinairement seul. La vivacité de ses
mouvemens et sa préoccupation continuelle en font un si mauvais
cavalier, qu'il passe rarement un été sans accident sérieux. Mais il
n'en est pas moins passionné pour la chasse, et quand il était en
quartiers d'hiver dans la Péninsule, il avait toujours auprès de lui sa
belle meute de chiens courans, aussi bien dressée et entretenue avec
autant de soin que celle du plus paisible coiininj-squire.
Le duc de Wellington aime beaucoup la société et ses plaisirs.
Le faible du héros pour le beau sexe et ses habitudes de galanterie
ont survécu à ses jours de gloire et de jeunesse, et ses tendres
amours , qui contrastent d'une manière si comique avec la rudesse
de son écorce, ont souvent amusé la malignité des salons. Il ne lui en
reste maintenant qu'une prédilection marquée pour l'intimité cares-
sante et familière des belles lndics\ sur lesquelles il exerce une inno-
cente attraction , et dont la douce société le repose de ses fatigues
politiques. Depuis quelque temps, dit-on, il commence à raconter ses
campagnes et ses aventures un peu plus longuement , et avec ce moi
iS4 REVUE DES DEUX MONDES.
qui ne blesse ni étonne chez un vieux soldat. Malgré sa froideur ap-
parente, personne, on peut le dire en toute vérité, ne s'est plus for-
tement attaché le petit nombre d'hommes qui ont vécu dans son
intimité.
Wellington exerce à Londres et dans sa magnifique terre de Strath-
lieldsaye, témoignage de la reconnaissance nationale , une large et
splendide hospitalité. La fête annuelle du 18 juin, donnée à tous les
officiers qui servaient sous ses ordres à Waterloo, est toujours du
plus grand éclat. Ses salons d'Apsley-îïouse (1) resplendissent alors
de l'immense vaisselle d or et d'argent, des armes, des services de
table, que les rois, les assemblées et les villes lui ont offerts en di-
verses circonstances. Mais la fête du 18 juin commence à prendre
un aspect plus triste, car les lois ordinaires de la nature diminuent
chaque année le nombre des compagnons d'armes appelés à y pren-
dre part, et c'est moins une réunion de ceux qui survivent qu'une
revue solennelle des pertes qui, d'une année à l'autre, en ont éclairci
les rangs.
Les grands services rendus par le duc de Wellington à son pays
ont été largement reconnus par la nation. Le parlement lui a voté, à
l'occasion de différentes victoires, des sommes qu'on évalue à près
de 700,000 livres sterling ( 17,500,000 francs ), y compris le domaine
de Strathfîeldsaye. Mais il déclina prudemment la proposition qu'on
lui fit de consacrer une partie de ces dons à la construction d'un palais,
tel que celui de Blenheim, élevé en l'honneur du duc de Marlborough,
grand capitaine et diplomate comme lui. Pour se faire une juste idée
de sa fortune, il faudrait encore ajoutera ces témoignages delà
reconnaissance nationale les appointemens de ses dignités militaires,
et des ministères qu'il a remplis, ainsi que les revenus des grands
domaines que les souverains étrangers lui ont donnés en Espagne,
en Poi tugal et en Belgique, avec les décorations et les titres dont il
est accablé. Puisse-t-il en jouir long-temps encore! Il n'est pas pro-
bable qu'à son âge un nouveau retour de la fortune le reporte au
faîte du pouvoir; mais il est à désirer que l'Angleterre ne perde pas
de si tôt cet exemple de probité, de noblesse d'ame et de loyauté
sans tache qu'd offre à une génération au sein de laquelle ces hautes
qualités sont de jour en jour plus rares.
Londres, octobre 1837.
Un membre du parlement.
H) Résidence du duc de Weliinglon à Londres.
SOCIALISTES
MODERNES.
n.
Cliarle$$ F'oiirîer.
Depuis que des idées de réforme sociale ont été jetées dans la cir-
culation, nous savons des prosélytes ardens qui s'éveillent chaque
matin avec l'espoir d'assister, dans la journée, à leur avènement
et à leur triomphe. Il nous fâche de troubler ces rêves enthousiastes ,
et de ramener au vrai des esprits qui se passionnent peut-être
avec plus de chaleur que de connaissance de cause; mais ce serait
une direction fatale, à notre sens, que celle qui tendrait à livrer aux
hasards de la polémique courante des questions mystérieuses en-
core, moins mûres qu'on ne se plak à le croire, et qui attendent
beaucoup des hommes et du temps, des hommes une valeur d'appli-
cation, du temps une consécration finale. Évitons donc, avant tout,
de faire un objet d'engouement irréfléchi de ce qui doit être le but
d'études longues et persistantes.
On s'abuserait en outre d'une façon bien étrange, si l'on suppo-
sait que les révolutions se manifestent, dans l'ordre social, sous une
forme aussi vive et aussi rapide que dans l'ordre politique. Produit
de la force matérielle, un m.ouvement politique s'illumine de tant
d'éclat, pèse avec tant de vigueur, commande avec tant d'auto—
456 REVUE DES DEUX MONDES.
rite, qu'il règne à l'instant même, se légitime, se fait reconnaître,
quoi qu'on en ait : pourvu qu'il soit accepté ou souffert par le fais-
ceau des volontés collectives, peu lui importe de rencontrer, au sein
de quelques consciences, des antipathies latentes et des désaveux
secrets. Un mouvement social ne se produit point ainsi : résultat d'une
action plus lente et plus douce, il intéresse moins la masse et davan-
tage l'individu : pendant que le mouvement politique gronde seule-
ment à la porte , il vient s'asseoir, lui , au foyer de la famille, s'adresse
à la raison et au sentiment, dispute son terrain pied à pied, et lutte
long-temps avant de pouvoir s'établir. Le mouvement politique s'im-
pose en bloc; le mouvement social se laisse marchander; l'un frappe,
l'autre discute; l'un a des baïonnettes pour se faire obéir, l'autre
n'a que sa parole; l'un peut se contenter d'un succès négatif, l'autre
a besoin d'une adhésion complète et sincère.
Cette différence explique pourquoi, dans l'histoire du monde,
nous voyons tant de conquérans qui réussissent, et tant de réforma-
teurs qui échouent. Bien des changemens ont eu lieu, depuis l'éta-
blissement du christianisme, dans la destinée des empires, sans que
la constitution sociale, telle qu'elle a découlé de la révélation chré-
tienne, en ait été troublée autrement qu'à la surface. Des réformes
religieuses, des schismes retentissans, comme ceux de Luther et
de Calvin, n'ont pu même établir entre les deux familles, orthodoxe
et protestante, une différence telle qu'on puisse dire aujourd'hui
que les deux sociétés se sont séparées, comme l'ont fait les deux
éghses. 11 y a plus : entre la loi qui gouverne la civilisation actuelle
et celle qui régissait les civilisations anciennes , il existe , comme on
le sait, une foule de points d'attache et d'analogies qui trahissent
une flliation irrécusable. Nos codes sont latins, nos arts sont grecs;
nos usages et nos mœurs donnent la main aux mœurs et aux usages
antiques. Partout où un code social est parvenu à s'enraciner, les
mêmes symptômes de vitalité et d'énergie ont marqué son existence.
Vingt siècles et six conquêtes successives n'ont pas entamé la loi hin-
doue, ses habitudes de sang et ses révoltantes catégories; le contact
journalier de l'Europe a glissé, sans pénétrer bien avant, sur la loi
islamite et ses farouches déflances. Ainsi, de quelque côté que l'on
porte le regard, à quelque race que l'on s'adresse, on rencontre
partout, dans l'état social d'un peuple, une fixité ennemie du chan-
gement, un éloignement profond de tout ce qui ressemble à une ex-
périence. Toute civilisation est une masse; elle résiste par son poids.
Si les choses ont marché de la sorte, il ne faut pas croire que cela
SOCIALISTES MODERNES. 457
provienne du manque de réformateurs. Non : les réformateurs n'ont
jamais failli au monde; c'est le mnnde qui leur a fait défaut. A diverses
époques se sont révélés des esprits inquiets , qui , prenant pour point
de départies vices inhérens aux sociétés humaines, ont voulu en
tirer la conclusion d'une réforme nécessaire, et préparer les voies à
un ordre meilleur. Sans parler des utopistes de second ordre dont les
spéculations ne sont pas arrivées jusqu'à nous, combien d'hommes
illustres dans la science ou dans les lettres n'ont ils pas cherché à
déplacer notre milieu social, et à lui créer, dans les sphères d'une
moralité plus pure, d'autres conditions de vie et d'équilibre! Il ne
serait pas nécessaire de remonter bien haut dans l'histoire des théo-
ries audacieuses, ni même de franchir le seuil du xix*" siècle, époque
de témérité s'il en fut, pour trouver des hommes qui, malgré la
réserve que commandaient les temps, ont rompu une lance contre
la civilisation moderne, soit à l'aide de fictions plus cruelles qu'un
blâme direct, soit en s'appuyant sur des projets de réforme étudiés
et méthodiques, soit enfin en mêlant la pratique à la théorie, l'ac-
tion à la spéculation. Que sont Thomas Morus, Daniel de Foë,
Zinzendorf, Fénelon, J.^J. Rousseau, Fontenelle, G. Penn, Ber-
nardin de Saint-Pierre, si ce n*est des réformateurs, qui se présen-
taient armés d'un système, ou original, ou écho d'autres systèmes?
Eux aussi, ils avaient vu par combien de points la société est vulné-
rable, combien les relations y sont mêlées d'hypocrisie et d'intrigue,
de perfidie et de mensonge, de haine et de corruption , de jalousie et
de défiance; combien les bonnes natures y sont livrées sans défense
aux mauvaises, et à l'aspect de tant de misères, eux aussi, pris
d'une sainte compassion, ils s'étaient demandé si, même en faisant sa
part à la dépravation humaine, il était impossible de réaliser quelque
chose de plus lumineux que ce chaos, de plus harmonieux que cette
discordance, de plus logique que cette anomalie. De là des essais
dans lesquels ces esprits supérieurs ou ingénieux ont cherché pour
l'humanité des combinaisons plus normales , tantôt dans une autre
éducation, tantôt dans d'autres élémens de moralité; de là des
pages éloquentes, que l'univers a lues sans vouloir, sans pouvoir
s'amender dans la direction d'idées qu'il accueillait avec faveur, soit
que ces idées fussent inapplicables , soit que la force de la routine
l'emportât sur les velléités fugitives d'une métamorphose. La Saleute
de Fénelon avec sa magistrature de vieillards, VUtopie de Thomas
Morus avec son roi couronné d'épis, furent impuissantes, l'une et
l'autre, à déterminer un essai de réalisation dans les voies du modèle.
45& REVUE DES DEUX MONDES.
L'exemple des établissemens moraves, bien plus concluant encore,
ne poussa point l'univers dans les expériences du Oiénage commun
et du travail sociétaire; V Emile n'eut guère plus d'influence sur l'édu-
cation du premier âge que le Contrat social sur les institutions de
l'âge viril ; enûn, la fraternité entre les hommes, si oubliée depuis le
Christ, se ressentit aussi peu des fondations pieuses de Guillaume
Penn que des allégoriques incitations de Bernardin de Saint-Pierre. Et
encore étaient-ce là, nous le répétons, ou de grands écrivains qui ne
traversèrent point leur siècle obscurs et inaperçus , ou des esprits
éminens qui s'étaient, à d'autres titres, emparés du respect et de
l'attention des hommes.
A Dieu ne plaise que nous voulions verser un froid découragement
sur ces organisations ardentes qui se passionnent pour l'inconnu et
s'immolent à sa recherche ! Autant que personne nous sentons le prix
de ces dévouemens opiniâtres, autant que personne nous reconnais-
sons l'ascendant de ces vocations impérieuses. C'est le plus noble
emploi que l'homme puisse faire de ses facultés, et, dans une société
où tout procède du calcul, il faut tenir un grand compte de ce qui se
base sur le sacrifice. Cette vie de révolte ouverte avec les idées re-
çues a, il est vrai, ses charmes ignorés de la foule, ses émotions, ses
joies, ses compensations inespérées; mais en revanche que de com-
bats, que de mécomptes, que d'amers et douloureux désappointe-
mens! Oui, que les esprits nécessairement et fatalement Hés à des
œuvres de pure spéculation, travaillent pour l'avenir, sinon pour
notre siècle : cela importe à l'humanité, qui, plus tard, classera et
triera leur butin. Même quand ils échouent, même quand ils s'éga-
rent dans de fausses routes, ces penseurs méconnus ont droit aux
vœux de tous, aux sympathies générales. Seulement, à côté de quel-
ques hommes qui portent le sceau de la vocation sur le front, il est
pénible de voir voltiger les parasites qui accourent vers le nouveau
sans conviction, sans études, comme des éphémères dans un rayon
de soleil. C'est en vue de ces papillons de la science sociale que nous
avons voulu surtout étabhr ce fait, prouvé par l'histoire, consacré
par l'expérience, que la couronne du réformateur n'est pas exempte
d'épines, et que, pour un qui réussit, mille tombent ignorés sur les
chemins.
VIE ET TRAVAUX DE CHARLES FOURIER. — SON ÉCOLE.
(Charles Fourier est l'homme d'une idée exclusive. On peut dire
qu'il a traversé ce monde sans s'y mêler. Il a ignoré Tart de se faire
SOCIALISTES MODERNES. 459
deux existences, l'une dans le domaine de sa fiction, l'autre dans le
domaine de la réalité. Enfant et adulte, deux faits le frappèrent : l'un,
à l'âge de cinq ans, fut une réprimande subie parce qu'il avait, dans
Je magasin de son père, marchand de draps à Besançon, contrarié
un mensonge de boutique par la révélation naïve de la vérité; l'autre,
à dix-neuf ans, fut une submersion volontaire de grains, à laquelle
il dut assister à Marseille, en sa qualité de commis d'une maison de
commerce. Ces deux faits, et il se plaisait à le rappeler souvent, lui
ouvrirent les yeux sur la nature des relations humaines : d'une part
il vit le mensonge imposé à l'enfance et dominant dans les transac-
tions, de l'autre il vit le monopole fondant ses bénéfices sur l'anéan-
tissement des produits. Double fausseté, double perfidie. Dès-lors
il pressentit qu'un ordre nouveau devrait tôt ou tard se fonder sur la
sincérité dans les rapports et l'harmonie dans les intérêts.
Ainsi prévenu dès ses premiers pas dans le monde, son rôle fut
celui de l'observation et de l'isolement. L'ne répugnance instinctive,
une défiance calculée ne lui permirent pas de s'engager tellement
dans les habitudes socia'es, qu'elles devinssent pour lui , comme pour
les autres, une seconde nature; il ne s'y livra pas à ce point de
perdre la force de les juger et l'énergie de les combattre. Fourier se
fit alors une méthode qui fut celle de sa vie, la loi de sa pensée, la
clé de sa découverte; il partit pour examiner ce qui se passait autour
de lui et en dehors de lui, du duule absohi et de l écart absolu ; ce sont
ses termes. Redresseur soupçonneux, il put dès-lors envisager les
choses comme elles étaient, et non comme elles apparaissent à ceux
qui s'abandonnent mollement, sans retour sur eux-mêmes, au courant
des idées reçues. Aussi la civilisation actuelle ne se révéla-t-elle à lui
que par ses non-sens et par ses désastres. Il vit l'adultère installé à
l'ombre du mariage, la corruption à l'ombre de la politique, la mé-
diocrité à l'ombre de l'intrigue; il vit l'humanité usant ses forces en
luttes vaines, s'agitant au milieu de destinées confuses, s'énervant
dans des chocs éternels et sans résultats; il vit tous nos travers,
toutes nos douleurs, toutes nos misères, nos pauvres ambitions, nos
fausses joies , et notre rire mouillé de larmes. Bien convaincu de
l'énormité du mal, il saisit alors deux flambeaux, l'un la doAevr phy-
sique ou morale comme s'gne d'erreur, l'autre la satisfaciion , le
plaisir, comme signe de vérité; puis, ainsi armé, il chercha le mieux,
et, dans sa pensée du moins, il le trouva.
Les angoisses de l'humanité n'ont qu'une cause sérieuse, selon
Fourier, réelle, enracinée, profonde; c'est de ne pas comprendre les
460 REVUE DES DEUX MONDES.
voies de Dieu, qui n'a rien fait d'essentiellement mauvais, d'essen-
tiellement inutile. Si l'humanité ne fonctionne pas avec la même har-
monie qui préside à la marche des mondes, c'est qu'on s'obstine à
lui donner une impulsion contraire à l'impulsion divine. Entre le
créateur et la créature, il y a eu cinq mille ans de malentendu. Jus-
qu'ici en effet tous les codes de philosophie et de morale ont prétendu
distinguer deux sortes d'instincts chez l'homme, ceux-ci bons, ceux-là
mauvais, et l'éducation a visé dès-lors à développer les uns et à
comprimer les autres. Or, à quoi a servi ce travail de compression
appliqué depuis bien des siècles aux mauvais penchans , si ce n'est à
prouver qu'ils étaient, comme les bons, de nature indélébile et d'ori-
gine supérieure? Ceci établi, que reste-t-il à faire maintenant, sinon
à essayer si ces penchans, si ces instincts que l'on qualifle de mau-
vais n'ont pas, dans l'harmonie générale des êtres, un emploi, une
destination nécessaire, s'ils ne sont pas, en un mot, un bienfait au
lieu d'être un fléau. Utiliser les passions, leur assurer un libre et
entier développement, de manière à ce que toutes servent et qu'au-
cune ne nuise ; associer les facultés et les forces , tels furent, comme
on le verra bientôt avec plus de détails, le point d'appui de la dé-
couverte sociétaire , les fondemens de l'édifice de Fourier.
Ce fut sous le coup de cette révélation, confuse encore, qu'il publia,
dès 1808, un livre demeuré long-temps obscur, la Théorie des quatre
mouvemensy auxquels il devait plus tard ajouter un cinquième mouve-
ment, le mouvement aromai qui comprend les corps impondérables,
l'électricité, le magnétisme, etc. La Théorie des quatre mouvemens est
déjà tout le système : dans ce que ce volume signale et dans ce qu'il
sous-entend , se trouve la pensée entière de l'inventeur; les autres
livres ne seront plus que des développemens et des commentaires.
Déjà il s'agit d'abolir le ménage morcelé pour faire prévaloir le mé-
nage sociétaire, d'organiser l'humanité par phalanges et d'y faire
régner une harmonie générale , résultat de Yatiraction passionnée ,
termes qui expriment le jeu libre des passions dans l'ère nouvelle.
Tout ce qui doit plus tard faire la force et la parure de la théorie se
trouve pressenti , annoncé, prophétisé; l'association agricole, le tra-
vail alterné, les courtes séances, les phases cosmogoniques du globe,
l'organisation par groupes et séries, la rémunération appliquée aux
sciences, aux lettres et aux arts, le principe de l'analogie universelle,
rien n'est omis, pas même la formule devenue célèbre : associer les
hommes en capHal, travail et talent. Cependant, malgré ses mérites,
l'ouvrage est une composition bizarre et trop peu méthodique; le^
SOCIALISTES MODERNES. 461
formes de rorganisation sociétaire y sont tellement enveloppées dans
la critique, qu'elles ne s'en dégagent pas encore d'une manière suf-
fisamment nette, sufflsamment précise.
Ce qui frappe le plus un lecteur ordinaire, dans ce livre comme
dans tous les livres de Fourier, c'est la puissance des études, et
l'étendue des lectures qu'ils supposent. Fourier touche à toutes les
sciences, exactes ou naturelles, avec autorité, avec supériorité; iî
touche à la littérature par une foule de citations ingénieuses, à l'his-
toire par les preuves qu'il y puise, à l'industrie par des observations
pleines de portée et de sens ; aux mathématiques par les déductions
sévères qu'il leur emprunte, à la philosophie par un système d'agres-
sion constante qui témoigne clairement qu'il l'a interrogée sous tous
ses aspects. Et pourtant celui qui a ainsi parcouru, comme en se
jouant, le cercle de nos connaissances, pour s'en isoler ensuite et
les déclarer vaines, ce penseur, cet inventeur, est un simple commis
marchand qui n'ose pas signer son nom, et qui ne livre au public que
son prénom Charles, en se déclarant prêt à répondre à toutes les
objections qu'on lui adressera. Hélas I peu d'objections lui parvin-
rent. Charles n'eut que de rares lecteurs, et presque tous sans doute
le prirent pour un visionnaire.
Fourier ne s'était pas fait illusion sur le sort de son œuvre ; il con-
naissait les hommes, comme sa vie entière l'a prouvé; mais sachant
mieux qu'un autre que sa théorie glisserait sur les intelligences or-
dinaires, il espérait que tôt ou tard elle frapperait l'attention d'un
homme riche ou puissant, d'un banquier ou d'un grand seigneur, qui
le sait? peut-être d'un roi. Ce qu'il fallait à Fourier, c'étaient moins des
hommes sympathiques à ses idées, que les moyens de les réaliser;
il ne visait pas à fonder une école, mais il aspirait à une expérience.
Il espérait que la magniOcence des résultats, la beauté des solutions,
leur rigueur mathématique, la pompe des plans, leur grandeur,
leur utilité, détermineraient en sa faveur, ou une intervention fas-
tueuse, ou une grande coopération financière. Il patientait ainsi,
faisant peu de bruit, parce qu'il se croyait tous les jours à la veilla
d'une épreuve décisive. Ce fut là une des illusions de Fourier : îsi
l'aristocratie de naissance, ni l'aristocratie d'argent, ne prirent garde
aux merveilles semées dans son volume. D'ailleurs quel intérêt au-
raient-elles pu avoir, ces deux puissances , à changer le monde dans
lequel on leur a fait une si belle part? Elles y régnent; que leur faut-
il de plus?
Après la Théorie des quatre mouvemcns , Charles Fourier se tut peu-
462 REVUE DES DEUX MONDES.
dant de lon(jues années, méditant sur sa découverte au milieu des oc-
cupations ingrates et mercenaires d'un comptoir, espérant toujours,
attendant toujours. Cependant, en 18i2, il reparut devant le public
avec son Traité de l'association domestique agricole, qu'il n'osa pas, à
ce qu'il dit , intituler : Théorie de iuniié universelle. Cet ouvrage, an-
noncé en six volumes, n'en a eu que deux; mais ils suffisent aux plus
nécessaires comme aux plus vastes développemens de la théorie. Là
Fourier marque nettement et naïvement sa place à côté de Newton.
IVewton a découvert l'attraction matérielle, lui, Fourier, a découvert
l'attraction passionnée. A l'un la science de la vie planétaire , à l'autre
la science de la vie humaine. L'analogie universelle, l'unité harmo-
nieuse qui préside aux fonctions de l'univers , étaient, selon Fourier,
des faits incompatibles avec la destinée actuelle de l'homme, si inco-
hérente et si misérable. Elles indiquaient suffisamment qu'il fallait
rentrer dans les voies des créations normales et bien ordonnées.
Ainsi toutes les passions devaient trouver leur place dans le système
humain , comme les corps célestes trouvent la leur dans le système
sidéral. Pour cela, il fallait les laisser obéir, les unes comme les
autres, à leur loi d'impulsion inhérente, et non leur opposer un sys-
tème de compression qui tend à les jeter violemment hors de leurs
sphères. Que si les conditions du milieu social s'opposaient au libre
développement des passions, ce n'était pas les passions elles-mêmes
qu'il fallait en accuser, car les passions, bonnes ou mauvaises, sont
d inspiration divine, et par cela même légitimes et inaltérables, mais
bien le milieu social, création de l'homme, périssable comme lui, et
pouvant se modifier à son gré.
Tout le livre de Charles Fourier et ceux qui le suivirent, le Noii-
teaii monde industriel (1829), le pamphlet contre Saint-Simon et Oiven,
enfin les articles du Phalanstère, ne sont plus que les corollaires
d'une théorie dès-lors complète et assise. Ayant trouvé un monde
dont le pivot était l'agriculture, et le mouvement l'association, Fou-
rier tenait à en régler jusqu'aux plus imperceptibles détails, ce qui
l'entraîne en des développemens diffus, où il n'est pas toujours
possible de le suivre. Ces développemens curieux et inouis, qui
demandaient un grand effort de méditation et une magnifique puis-
sance d'isolement , furent les seuls côtés par lesquels on consentit
à envisager ses théories. Les parties sérieuses furent dédaignées,
mais on s'arrêta sur des bizarreries de détail qui prêtaient au sar-
casme. On s'occupa de Fourier pour en rire; mais ce fut là tout. Le
rire est mortel en France. 11 ôte la faculté et le désir d'aller au cœur
SOCIALISTES MODERNES. 463
des choses. Aussi l'inventeur du mécanisme sociétaire ne rencontra-t-il
que des désappointemens et des mécomptes, toutes les fois qu'il sollicita
de la part des hommes qui dirigeaient alors le mouvement des idées,
l'assistance de la plus modeste publicité. Les philosophies rivales ne
furent ni plus obligeantes, ni plus justes. Les princes de l'éclectisme,
puissans alors, éconduisirent avec des railleries un homme qui avait
une doctrine et qui ne concluait point à toutes; le saint-simonisme,
né à peine, et qui avait déjà les prétentions d'un parvenu, refusa
son concours à un homme qu'il dépouillait pourtant dans ses idées ;
entin Robert Owen, qui fondait à la même heure, en Angleterre, ses
sociétés coopératives, répondit à quelques avances de Fourier par
des Ans de non-recevoir au moins dédaigneuses.
Repoussé de ce monde, il ne restait plus à Fourier qu'à vivre dans
celui qu'il s'était créé. Contraint jusqu'à l'âge de soixante ans à copier
des lettres pour gagner le pain du jour , son seul bonheur, ses seules
jouissances, étaient dans les rêves issus de sa découverte. Il se pro-
menait, glorieux, au milieu de populations libres et enthousiastes
qui le saluaient comme un bienfaiteur et le couronnaient comme un
roi; il parlait à ces êtres, fils de son imagination, une langue que
seuls ils paraissaient comprendre, il bâtissait son Phalanstère, le
peuplait, l'organisait, conduisait lui-même au travail des groupes
d'Ilarmoniens, fondait une ville, une capitale, une métropole, unis-
sait par le lien sociétaire l'orient à l'occident, le nord au midi,
voyait proclamer un empereur du globe, et posait de sa main, sur
la tête d'un savant du premier ordre , le laurier décerné par deux
millions de phalanges. Douces fêtes de l'imagination, vous étiez les
seules joies permises à la fière et noble pauvreté de celui qui semait
ainsi des perles sur le globe !
Tant de travaux, tant d'efforts, ne pouvaient pas toutefois être
perdus. A défaut de monarques qui lui tendissent la main, et de
capitalistes qui le comprissent, Fourier trouva des disciples qui allè-
rent vers lui sans qu'il fût allé vers eux. La réalisation lui échappait,
mais il allait fonder une école. Déjà, en 1814, il avait conquis M. Just
Muiron , qui, dès-lors associé à son œuvre, avait vainement pour-
suivi l'une de ses applications dans la fondation d'un comptoir commu-
nal, pour lequel l'académie de Besançon refusa son concours. Mais
la propagande s'était arrêtée depuis long-temps à cette acquisition
isolée, lorsqu'un jeune homme, plein d'énergie et de science, M. Vic-
tor Considérant, s'attacha, se voua aux idées de Charles Fourier,
comme au seul avenir des destinées humaines. Élève de l'École
5f6i REVUE DES DEUX MONDES.
Polytechnique, M. Considérant apportait à l'école cette raison calme
et réfléchie, cette rectitude mathématique qui marchent toujours vers
le côté rigoureux des choses. Homme d'ardente exécution, il cher-
cha à tirer sur-le-champ la doctrine sociétaire des voies spéculatives
où elle se serait allanguie et stérilisée. Charles Fourier, sûr de sa
force, attendait que l'on vînt à lui, et dans les relations ordinaires il
apportait la forme absolue, tranchante, impérieuse de ses théories.
M. Victor Considérant chercha à faire naître quelques occasions de
contact entre ce génie boudeur retiré dans sa tente et un monde qui
l'avait froissé, faute de le connaître. On essaya divers moyens de
propagation : des conférences furent ouvertes à Paris, dans lesquelles
Fourier exposa quelques parties isolées de son système ; puis on son-
gea à la province , et M. Considérant ouvrit à Metz le premier cours
public sur la théorie.
C'était alors le moment où, après avoir jeté quelque éclat, lesaint-
simonisme se dispersait dans les voies du doute et du décourage-
ment. Quelques-uns de ces novateurs, et entre autres deux hommes
distingués par leur savoir, MM. Jules Lechevalier et Abel Transon,
gagnés à la foi sociétaire, passèrent sous les drapeaux du maître, en
proclamant sa supériorité. M. Jules Lechevalier ouvrit un cours à
Paris et le publia ensuite par livraisons ; M. Abel Transon donna à la
Bévue Encyclopédique deux articles qui résumaient la loi sociétaire.
D'autres ouvrages fortifiaient cette propagande. M. Victor Considé-
rant produisait tour à tour la Destinée sociale , les Considérations sur
tarcliitectonicjuef De l'un des trois discours à l'Hôtel-dc--Ville, et la
Débâcle de la po inique en France; M. Just Muiron,les Transactions
de Virtomnius; M'"^ Clarisse Vigoureux , les Paroles de providence;
M. Morize, les Dangers de la situation actuelle de la France. Peut-être
aurait-on à reprocher à quelques-unes de ces publications un défaut
commun, à côté de belles qualités; ce serait celui de se préoccuper
beaucoup trop de petits débats quotidiens qui devraient s'effacer tou-
jours devant des questions de lointain avenir. Nous aimerions mieux
aussi, dans la forme, plus d'onction et moins de rudesse, plus de
ménagemens surtout envers les hommes d'intelligence, qui se dé-
vouent au périlleux honneur d'intéresser, chaque malin, un public
blasé et moins avancé qu'eux en toutes choses.
Grâce à ce concours de publicistes et de penseurs , la propagation
prit quelque essor, et l'on dut songer à lui créer un organe. Un jour-
nal , le Phalanstère , fut fondé par les soins de M"*' Vigoureux et de
MM. G.... et Baudet-Dulary , alors député. MM. Victor Considérant,
SOCIALISTES MODERNES. 465
Jules Lechevalier, Abel Transon, Pecqueur, Paget, Morize etPeîîa-
rin concoururent à sa rédaction. Bientôt on alla plus loin : cette
réalisation si vainement attendue par Fourier, on entrevit la possi-
bilité de l'entreprendre. MM. Baudet-Dulary et Devay frères mirent
en commun, à Condé-sur-Vesgres, de vastes propriétés sur lesquelles
devait se poursuivre l'établissement d'une Phalange. On commença
en effet les travaux ; on mit en culture une partie des friches , quoi-
que par le procédé banal ; on maintint en rapport les terres qui
l'étaient ; on construisit quelques bâtimens d'exploitation rurale; mais
tout cela fut incomplètement fait et avec des fonds insufflsans pour
la réussite. Plus tard même, les ressources manquèrent, et on s'ar-
rêta. Il y avait eu avortement, mais il n'y avait pas eu essai.
Alors une chose demeura bien prouvée aux hommes d'exécu-
tion, c'est qu'il ne fallait désormais hasarder une tentative nouvelle
qu'avec le plus beau et le plus complet développement de moyens.
La déconvenue de Condé-sur-Vesgres fut fatale à divers titres ;
non-seulement elle se présenta dans le public sous la forme d'une
expérience malheureuse, mais elle réagit même sur les membres de
l'école; il y eut hésitation et temps d'arrêt; plusieurs se retirèrent
pour chercher dans la politique un mobile plus immédiat , un aliment
plus réel à leur activité. Le Phalanstère disparut; il se fît comme un
silence autour de Charles Fourier.
Celui qui releva son drapeau fut encore M. Considérant; il publia
la Phalange et reprit les travaux de propagation. Mais mûris par
l'expérience, les disciples de Fourier ne semblent plus vouloir désor-
mais s'isoler du monde : ils acceptent en pratique les conditions de
la société actuelle, toutes réserves d'ailleurs faites pour l'avenir. Ce
sont maintenant de simples ingénieurs qui désirent prouver à tous,
et par un essai, la valeur d'un mécanisme sociétaire renfermant en
germe les plus beaux et les plus féconds résultats. Il y a plus : cal-
culant avec justesse combien leur action sera lente et difûcile sur
des hommes rompus à d'autres habitudes, ils entendent opérer
d'abord sur des enfans , et fonder un instiiut sociétaire où ils seront
élevés selon la méthode de Fourier, et dans le sens de l'éclosion des
vocations. Il paraît même que déjà un établissement de ce genre a été
fondé à l'île Maurice, et que les résultats ont dépassé toutes les espé-
rances préconçues. Dans cette institution [infants school), l'éducation
commence au sevrage , et à trois ans les enfans sont déjà sociétaire-
ment utiles. Aucun moyen de contrainte n'y est employé ; toutes les
passions du jeune âge, le mouvement, le bruit, l'inconstance, la
TOME XII, 30
466 REVUE DES DEUX MONDES.
gourmandise même, y sont non-seulement souffertes, mais utilisées.
Avant d'accepter ces faits qui se passent à trois mille lieues de nous,
attendons une réalisation moins lointaine et plus à portée d'un
contrôle.
Voilà où en était la méthode de Fourier, surveillée par lui, appli-
quée sous ses yeux, quand la mort est venue l'atteindre à l'âge de
soixante-six ans. Depuis huit mois, la maladie l'avait enveloppé de
manière à ne laisser d'action qu'aux palliatifs. Pas plus à ses derniers
momens que dans le courant de sa vie, ses amis n'ont fait défaut à
sa glorieuse indigence. Il est mort pauvre, mais entouré de soins,
comme eût pu l'être un riche.
Fourier était petit et maigre ; mais sa physionomie avait le plus
beau caractère. Il portait dans le regard quelque chose de profond
et d'amer, d'élevé et de malheureux ; et sur son front pouvait se lire
le problème social dont il poursuivit si long-temps la solution au
milieu de l'indifférence et du sarcasme,
COUP d'oeil général sur la DÉCOUVERTE.
Le grand tort de Charles Fourier a été celui-ci : né, pour ainsi
dire, hors de nos sphères, il n'a jamais daigné comprendre qu'il fal-
lait y vivre pour y acquérir quelque ascendant. Quand il se fut posé
à lui-même, et dans l'assentiment de sa pensée, tous les termes
d'une équation gigantesque, il les crut à l'instant même acceptés par
tout le monde. Plus il marcha dans sa découverte, plus cette pré-
tention se fortifia en lui. Au début, mieux conseillé par le besoin d'un
succès , quand il voulait parler à la foule, il se mettait à peu près à
la hauteur de son oreille; mais quand, plus tard, il se fut enivré de
sa spéculation , ces derniers ménagemens cessèrent. Parce qu'il avait
marché , il s'imagina qu'on l'avait suivi ; il parla de sa théorie comme
d'un fait régnant, d'un fait dominateur; il en parla dans une langue
qu'il avait créée pour elle, et que dès-lors il regardait comme uni-
versellement admise. De la part d'un créateur, cet orgueil s'explique
et se justifie. Pour l'artiste, la Galatée était complète; il l'avait pétrie
de sa main, il l'avait animée de son souffle, et, glorieux de lavoir
sourire, il ne croyait pas que personne eût le droit de nier sa vie et
sa beauté.
Cet état d'extase et d'isolement, d'idée fixe et souveraine, ne per-
mit pas à Fourier de donner à ses révélations une forme qui en re-
haussât la valeur, une forme attrayante pour les gens du monde,
concluante pour les savans. Exact et méthodique dans ses idées.
SOCIALISTES MODERNES. 467
Fourier ne l'était pas dans leur exposition; il manquait d'ordre et
d'enchaînement. Aussi , pendant que l'on aperçoit toujours le lien qui
unit les combinaisons sociétaires, on est quelquefois à se demander
pourquoi ces combinaisons ne se déduisent pas mieux, dans les livres
de Fourier, les unes des autres, et ne s'engendrent pas, pour ainsi
dire. Un monde où l'harmonie doit régner aurait pu être décrit et
prouvé avec plus d'harmonie. C'est que Fourier possédait moins sa
théorie qu'il n'était possédé par elle. Une fois sur le trépied, il se
laissait aller au souffle du dieu, obéissant à sa passion, car toute
passion, d'après lui, doit être obéie, ne la réglant pas, ne la conte-
nant pas dans les bornes d'une dialectique précise et d'une tempé-
rance sévère. Sans avoir voulu ni pu peut-être classer à part deux
natures de preuves bien séparables et bien distinctes , il mêlait la
critique à l'organisation, quittant l'ordre harnwnîen pour Tordre
civilisé, frappant d'un côté, exaltant de l'autre; tout cela au hasard,
pêle-mêle, d'une manière verbeuse et diffuse; combattant sans cesse
avec des armes non acceptées , celles de sa théorie , au lieu de se
tenir, comme il l'eût pu souvent , sur le terrain des faits incontestés
et généraux. Delà éparpillement, confusion, bizarrerie, incohérence,
qui ne disparaissent qu'après un long travail du lecteur sur lui-même
et sur la pensée de l'auteur. Quand ce n'est pas la méthode qui
rebute, c'est l'expression. S'exagérant peut-être les avantages d'une
terminologie nouvelle pour un monde nouveau, Fourier a abusé du
néologisme systématiquement, et, disons-le, puérilement. Là où la
langue consacrée eût amplement suffi à l'évolution et à l'expression
de ses idées, il a cru devoir continuer son rôle d'inventeur, et refaire
le dictionnaire français en même temps que l'éducation humaine.
Ainsi, quand il eût pu diviser ses matières par chapitres, sections,
appendices, corollaires, préfaces, avant-propos, introductions, pro-
logues, ce qui eût été légitime et compris, il nous offre, dans son
idiome des cis-légomcnes, des Inler-limïnaires , des E-pi-seclions, des
Ciicr-logues, des Citrà-poscs , ce qui est une prétention au moins
oiseuse et qui touche presque au ridicule.
Un autre défaut de Fourier, c'est l'abondance, non pas l'abondance
qui féconde, mais celle qui noie. Infailliblement l'inventeur du monde
sociétaire aurait trouvé beaucoup moins de personnes disposées à
marchander sa valeur scientifique, si, au lieu de jeter sa théorie
dans un moule immense, il l'eût, au contraire, condensée dans un
petit nombre d'aphorismes substantiels, vigoureusement frappés et
sûrs de leur empreinte. Ce travail de résumé devait précéder le tra-
30.
468 REVDE DES DEUX MONDES.
vail du développement; l'ordonnance générale avant les détails, la
synthèse avant l'analyse, ce sont là des vérités banales. Il est regret-
table que Fourier leur ait désobéi. Cependant, si sévères que nous
voulions être vis-à-vis d'un esprit supérieur, nous ne pouvons dis-
convenir que cette profusion de gracieux tableaux, que ce cercle
confus et passionné de créations naïves, joyeuses , inattendues; que
ce désordre charmant, cette incohérence de surface, qui sont une
faute chez le savant, ne deviennent un titre réel pour l'homme
d'imagination et pour le poète. Les couleurs de ces paysages sont si
fraîches et d'un effet si neuf, il y a tant d'éclat et tant de verve dans
ces Géorgiques idéales, qu'on s'abandonne, malgré soi, au flot des-
criptif, sans regretter l'appui moins fragile d'une démonstration
sérieuse. C'est de l'idylle répandue à côté de la philosophie, du
Théocrite près du Platon.
Un dernier reproche. Certes , il serait fâcheux que l'on fît de la
science au musc et au jasmin, et de la logique à l'eau de rose ; mais
il ne l'est pas moins, à notre sens, de donner un air rébarbatif et
inculte aux vérités que l'on veut introduire. Un savant ne doit être ni
un paysan du Danube , ni un élégant du grand monde; il ne doit
tremper sa plume ni dans le vinaigre, ni dans les essences. Le ton
d'un savant qui démontre et qui veut attirer à lui, est un ton doux,
grave, persuasif, ne concédant rien quant au fond, mais prêt à se
ployer à tous les tempéramens de forme. Peut-être Fourier aurait-il
dû en cela résister un peu à ses élans de franchise et de rudesse;
peut-être aurait-il fondé plus sûrement son autorité sur les intelli-
gences, si à la supériorité de sa doctrine il eût joint ce que le saint-
simonisme avait de plus que lui, l'onction dans le style et la parfaite
convenance dans le langage.
Ces prémisses posées, nous allons, après avoir fait l'historique et la
critique des travaux de l'inventeur, entrer dans l'analyse de ses dé-
couvertes. Cette analyse aurait demandé de longs volumes, si nous ne
lui eussions appliqué une méthode de triage sévère et de rigoureuse
sobriété. Notre intention n'a pas été, ne pouvait pas être d'initier nos
lecteurs à tout le système de Fourier : ce serait impossible et inutile;
la route serait trop longue, et ils ne nous y suivraient pas. Qu'ils
aient une idée nette de l'ensemble de la théorie et de ses principes
génératifs , c'est tout ce que nous avons voulu. Pour leur rendre cette
étude plus claire ;, nous avons évité, autant qu'il était en nous, d'en-
trer dans un vocabulaire dont il eût fallu, à chaque minute, leur
donner la clé. La même vue de simpliûcaiion nous a fait élaguer la
SOCIALISTES MODERNES. 469
partie critique. Que notre univers ne soit point parfait, c'est ce qui
est admis pour tout le monde , et ce qui a été prouvé mille fois depuis
sept ans : toute preuve de ce genre a facilement le tort de dégénérer
en déclamation, et nous avons mieux aimé y renoncer que courir ce
risque. Enfin, en parcourant la partie organique de la doctrine so-
ciétaire, on verra que nous l'avons dégagée des détails qui ont attiré
sur l'inventeur des plaisanteries devenues banales. On a tant abusé
de cette méthode de facile appréciation, qu'il y a aujourd'hui, ce
nous semble, quelque bon goût à s'en abstenir.
COSMOGOME ET PSYCHOGONIE.
On a fait de Charles Fourier un matérialiste, à cause de quelques
mots hasardés sur la reproduction infinie de la matière. Nous croyons
qu'il y a un malentendu en ceci, un malentendu résultant du système
toujours vicieux des classemens et des parallèles. Si l'on voulait trou-
ver un nom dans l'école philosophique qui répondît davantage à la
loi sociétaire, Fourier serait un panthéiste à la façon des saints-
simoniens, ou un sensualiste de l'école de Locke et de Condillac.
Charles Fourier n'a pas, il est vrai, abondé dans les idées méta-
physiques à l'exclusion des idées matérielles; mais c'est, comme il
l'avoue lui-même, parce qu'il fallait réorganiser le corps avant de
réorganiser l'esprit, les instincts devant, dans l'ordre nouveau, être
satisfaits comme les passions, les besoins comme les sentimens. La
lutte entre les deux principes, le bien et le mal, d'origine philoso-
phique, n'avait, d'ailleurs, plus rien à faire dans un système qui pre-
nait pour point de départ la légitimité, la nécessité de tous les élans
de l'ame et de la chair.
Le sommet de la doctrine de Fourier, c'est Dieu ; mais en appelant
J)ieu esprit, il ne se déclare pas pourtant exclusivement spiritualisle.
Il semble admettre, au contraire, que Dieu, l'homme et l'univers,
comme êtres absolus et infinis, peuvent, par de certains côtés,
s'absorber et se confondre. Ce serait à peu près la formule saint-
simonienne : « Dieu est tout ce qui est, » et un transport du fini dans
l'infini. Cependant, en d'autres passages, Fourier distingue le créa-
teur de la créature, parle de Dieu comme d'un être existant de son
fait, et du christianisme comme d'une croyance qui nous a ramenés
à de saines notions religieuses. Dieu, d'après lui, doit être notre
première étude; c'est en cherchant en nous la révélation des instincts
qu'il y a mis, leur application, leur utilité, leur sainteté, que nous
devons trouver la clé des destinées futures de l'homme.
470 REVUE DES DEUX MONDES.
Insistant peu, d'ailleurs, sur ces données métaphysiques, Fourier
fait de la nature trois principes éternels et indestructibles : Dieu, la
matière, la justice ou les mathématiques. Ici, entre Fourier et les
autres philosophies plus de rapprochement possible ; il marche vers
ses idées. Dans la toute-puissance de Dieu, il trouve la cause , et dans
sa justice, la raison des destinées générales. Or, la volonté univer-
selle se manifeste et se témoigne par l'av/rac/iow universelle; attraction
dans l'humanité, attraction dans l'animalité, attraction dans les corps
inorganiques. C'est cette attraction qui, pivotant sur elle-même, in-
cessamment produit, incessamment détruit, incessamment conserve.
De là cinq mouvemens : mouvement matériel ^ attraction du monde,
devinée par Newton ; mouvement orcjanique, attraction emblématique
dans les propriétés des substances; mouvement imtinciucl , attrac-
tion des passions et des instincts; mouvement aro??m/, attraction des
corps impondérables ; mouvement social, attraction de l'homme vers
ses destinées futures. De l'attraction universelle est née l'analogie
universelle, résultant, selon Fourier, d'une loi mathématique qu'il a
accusée sans la justiOer toutefois. Toutes les passions ont leur ana-
logue dans la nature, depuis les atomes jusqu'aux astres. Ainsi, les
propriétés de l'amitié seraient calquées sur celles du cercle, celles de
l'amour sur celles de l'ellipse, etc. N'insistons pas : ceci est plus ingé-
nieux que vrai; il y a là un pressentiment, mais point une découverte.
La cosmogonie de Fourier a aussi ce caractère divinatoire et cette
prétention à une seconde vue. Le monde, d'après lui, aura une durée
de quatre-vingt mille ans ; quarante mille d'ascendance, quarante
mille de descendance. Dans ce nombre sont enveloppés huit mille ans
d'apogée. Le monde est à peine adulte; il a sept mille ans; il n'a connu
jusqu'ici que l'existence irrégulière, chétive, irraisonnable de l'en-
fance; il va passer dans sa période de jeunesse, puis dans la maturité,
point culminant du bonheur, pour descendre ensuite vers la décré-
pitude. Ainsi le veut la loi d'analogie; le monde, comme l'homme,
comme l'animal, comme la plante, doit naître, grandir, se dévelop-
per et périr : la seule différence est dans la durée. Quant à ce qui est
de la création , Dieu flt seize espèces'd'hommes, neuf sur l'ancien
continent, sept en Amérique, mais toutes soumises à la loi d'unité et
d'analogie universelles. Néanmoins, en créant le monde actuel, Dieu
se réserva d'autres créations successives pour en changer la face ;
ces créations iront à dix-huit. Toute création s'opère par la conjonc-
tion dufiulde austral et du fluide boréal. Jusqu'ici, il n'y a eu qu'une
création; les autres attendent qu'on ail trouvé pour elles un autre
SOCIALISTES MODERNES. 471
milieu, un milieu viable, un milieu d'harmonie. Alors les hommes
cultiveront l'univers jusqu'au soixantième parallèle, et des orangers
fleuriront dans la Sibérie ; une couronne boréale , espèce d'anneau
semblable à celui de Saturne, se fixera sur le pôle-nord, dissoudra
ses glaces et rendra ses mers navigables. En même temps, une dé-
composition subite dans les eaux de l'Océan en dégagera la partie
saline, et en fera une boisson agréable et utile aux navigateurs.
C'est à la suite de ces phénomènes que devront se produire les
créations nouvelles , toutes plus parfaites que la nôtre. Comme on le
voit, ceci n'implique encore aucune preuve, et ne vaut pas qu'on s'y
arrête, si ce n'est par curiosité.
En psychologie, non seulement Charles Fourier croit et professe
l'immortalité de l'ame, mais il laisse supposer qu'il admet l'immor-
talité, ou tout au moins la reproduction infinie de la matière. Les âmes
étaient avant la vie, elles sont après la vie; mais, pour n'être point
isolées des jouissances matérielles, elles rejoignent toujours la ma-
tière. Il y a emprunt ici. Nous sommes sur les traces de la transmigra-
tion hindoue et de la métempsycose pythagoricienne. Seulement avec
Fourier les âmes ne descendent point dans l'échelle des êtres; les âmes
humaines se transfusent toujours dans des corps humains, soit sur
notre globe, soit dans d'autres. Avant la fin de la carrière planétaire,
elles auront alterné huit cent dix fois de l'un à l'autre monde, c'est-à-
dire qu'elles auront fourni mille six cent vingt existences, dont cin-
quante-quatre mille ans dans une autre planète et vingt-sept mille dans
celle-ci. Quant aux planètes elles-mêmes, leur grande ame ne meurt
pas, mais passe en d'autres planètes avec les âmes qu'elles portent,
de manière à ce que ces dernières croissent en bonheur et en déve-
loppement pendant plusieurs milliards d'années.
Si la théorie de Fourier n'eût rien produit de plus résistant à l'exa-
men que cette genèse, il serait demeuré, dans des données analogues,
un peu au-dessous de Pythagore et de Fontenelle, et nous n'aurions
point ici à nous occuper de lui. Il a, d'ailleurs, senti lui-même que
cette portion de son travail paraîtrait, aux yeux du public, résulter
moins d'une inspiration calme que d'une hallucination ; et averti par
l'attitude de son école, qui répugnait à le suivre sur ce terrain , il a
écrit ces lignes :
(c Mais qu'importent ces accessoires à l'affaire principale, qui est l'art
d'organiser l'industrie combinée, d'où naîtront le quadruple produit,
les bonnes mœurs, l'accord des trois classes, riche, moyenne et
472 REVUE DES DEUX MONDES.
pauvre; l'oubli des querelles de partis, la cessation des pestes, des
révolutions, de la pénurie fiscale, et l'unité universelle.
« Les détracteurs se dénoncent eux-mêmes en m'attaquant sur des
sciences nouvelles, cosmogonie, psychogonie, analogie, qui sont en
dehors de la théorie de l'industrie combinée. Quand il serait vrai que
ces nouvelles sciences fussent erronées, romanesques, il ne resterait
pas moins certain que je suis le premier et le seul qui ait donné un
procédé pour associer les inégalités et quadrupler le produit en em-
ployant les passions, caractères et instincts tels que la nature les
donne. C'est le seul point sur lequel doit se fixer l'attention, et non
pas sur des sciences qui ne sont qu'annoncées.
« Étrange despotisme que de condamner toutes les productions
d'un auteur, parce que quelques-unes sont défectueuses ! Newton a
écrit des rêveries sur l'Apocalypse; il a tenté de prouver que le pape
était r Anté-Christ. Sans doute ce sont des folies scientifiques ; mais ses
théories sur l'attraction et les rayons lumineux n'en sont pas moins
bonnes et admises. En jugeant tout savant ou artiste, on sépare le
bon or du faux. Pourquoi suis-je le seul avec qui la critique ne veuille
pas suivre cette règle? »
Quand un homme s'exécute ainsi, il ne reste plus rien à dire. On
ne frappe pas sur une poitrine qui se découvre.
ATTRACTION PASSIONNÉE. — ANALYSE DES DOUZE PASSIONS
RADICALES.
Nous voici à la clé , au pivot de la découverte.
Charles Fourier dit : a Le devoir vient des hommes , l'attraction
vient de Dieu. » Le devoir vient tellement des hommes qu'il varie de
peuple à peuple, et d'une époque à une autre. L'attraction, c'est-
à-dire la tendance des passions, est tellement un fait divin, que les
passions sont les mêmes chez tous les peuples, civilisés ou sauvages,
dans tous les siècles, primitifs ou modernes. Dieu maintient dans ce
sens la tendance des passions, malgré l'abus actuel qu'en fait l'homme,
parce que les passions ainsi combinées doivent servir à l'avènement
et au maintien des destinées futures, d'où il résulte que les passions
s'agitent aujourd'hui, malheureuses et comprimées, dans un milieu
provisoire, pour s'étabhr plus lard, heureuses et satisfaites, dans le
milieu que Dieu leur a réservé. Supposer le contraire, c'est sup-
poser Dieu inepte et incapable de diriger harmonieusement le monde.
Ainsi, toute passion, toute attraction est une chose naturelle, légi-
SOCIALISTES MODERNES. 473
time, à laquelle il est impie de résister. L'attraction est la loi humaine
comme elle est la loi des mondes. Autant de passions fondamentales,
autant d'attractions. « Les attractions sont proportionnelles aux des-
tinées, » ajoute Fourier. Céder à ses attractions, voilà où est la vraie
sagesse, car les passions sont une boussole permanente que Dieu a
mise en nous. Aussi Fourier ne balance-t-il pas entre la liberté et la
contrainte, Tattraction et la morale. Et si le milieu dans lequel se
meuvent les passions , ces impulsions divines , forme un obstacle à
leur essor et à leur harmonie, c'est ce milieu, ce milieu humain qu'il
faut modifier. D'où le réformateur conclut à la création d'un milieu
nouveau, d'un monde sur d'autres bases. Dans ce monde, où toute
latitude sera donnée au jeu des passions, cet équilibre harmonieux
que leur compression n'a pu produire , naîtra de lui-même et spon-
tanément; l'attraction poussera vers le devoir par la satisfaction de
toutes les volontés. L'homme alors cessera d'être une antinomie
vivante, placé qu'il est entre les impulsions de sa nature et les pres-
criptions de la sagesse actuelle. Plus d'action comminatoire sur les
élans de l'ame, sur les instincts du corps ; plus de force répressive,
plus de délits, plus de peines; la contrainte et l'incohérence feront
place à l'harmonie et à l'unité; le nouveau mécanisme social réahsera
la loi mathématique qui doit employer toutes les forces, utiliser tous
les penchans, accorder toutes les impulsions, unir toutes les volontés,
agir, en un mot, de manière à ce que l'intérêt personnel, indépendant
dans ses allures, se fonde, s'absorbe dans l'intérêt général et con-
coure à son agrandissement.
Avant de déchaîner ainsi les passions sur le monde , il était utile
peut-être de les récapituler toutes , de les saisir, de les distribuer,
de les peser attentivement, de les combiner. C'est un travail que
Fourier n'a voulu déléguer à personne : il a reconnu lui-même ou cru
reconnaître en nous trois buts d'attraction : le besoin de luxe, la pro-
pension à se grouper, et la tendance à Yuniié. Le luxe, divisé en luxe
interne et externe, comprend au premier titre la santé, au second la
richesse. Comme les cinq sens sont du ressort de cette nature d'at-
traction, elle est, à cause de cela, subordonnée aux passions qui
naissent de l'ame. La propension à se grouper embrasse les passions
affectives, l'amour, l'amitié, l'ambition, et une quatrième passion que
l'inventeur nomme le familisme (lien de parenté ). Ces attractions de
diverse nature et de puissance variable servent à lier entre eux et
à grouper les individus. Mais au-dessus de ces passions, il en règne
trois autres qui leur sont supérieures, passions rectrices , comme les
jiomme Fourier, mobile des plus grandes actions humaines. Ces pas-
474 REVUE DES DEUX MONDES.
sions, l'inventeur les désigne ainsi : la cabalMe, Valiernanie et la com-
posite. La cubalïste est la fougue à la fois réfléchie et spéculative qui
tend à diviser les impulsions, afln de leur donner plus d'essor, à
fixer les volontés par une influence complexe. Dans notre monde, on
appellerait cette passion l'esprit d'intrigue. Ualiernanie , ou papit^
lonne, est le besoin de variété irrésistible chez l'homme, la soif de
situations contraires, de contrastes et de changemens de scène. L'al-
ternante se mêle à tout , elle va d'un groupe à l'autre, d'une série à
une série, engendre l'attrait par la mobilité , et éloigne le blasement
par de rapides volte-faces. C'est elle qui répand le plus de bonheur
sur le mécanisme sociétaire. Dans notre civilisation , cette passion se
nommerait inconstance, goût du changement. Enfin la composite, ou
fougue aveugle, est la passion qui produit les dévouemens sublimes,
l'inspiration dans les arts, l'éloquence de la chaire et de la tribune;
c'est celle qui s'appuie sur le besoin de grandes émotions, sur le
désir de mener à bien des tâches glorieuses ou pénibles. Cela équi-
vaut à peu près à ce que nous nommons l'enthousiasme. Ces trois
passions sont supérieures aux quatre passions affectives, qui priment
à leur tour les cinq passions sensuelles.
Ainsi l'humanité compte douze passions radicales, sept de l'ame,
cinq de la chair, ressorts et pivots de l'attraction ; cinq passions sen-
sitives tendant au luxe , cinq passions affectives tendant aux groupes,
cinq passions distributives ou rectrices tendant aux séries. Les pre-
mières ne touchent que l'individu, les secondes rayonnent dans un
cercle d'intimité , les troisièmes intéressent la société entière. C'est le
jeu libre et complet de ces douze passions , se tempérant l'une l'autre,
qui inspire à l'homme le sentiment religieux ou la passion de l'unité,
laquelle résulte de la combinaison de toutes les autres , comme le
blanc de la combinaison de toutes les couleurs. Et comme il y a des
nuances de couleurs à l'infini, il y a aussi une foule de passions
mixtes. Mais le nombre des passions proprement dites est rigoureu-
sement de douze, et Fourier en trouve la preuve analogique , soit
dans le système sidéral, soit daas la décomposition du prisme solaire,
soit enfin dans la gamme musicale. Nous ne le suivrons pas sur ce
terrain d'analogies : il a déclaré lui-même avec trop de bonne grâce
qu'il s'y sentait mal assis.
MÉCANISME SOCIÉTAIRE. — VIE DUX PHALANSTÈRE.
La loi d'attraction une fois trouvée, il n'y avait plus qu'un pas à
faire pour arriver au procédé sociétaire. Toutefois, avant d'opérer
sur ce thème de réalisation , Fourier a voulu se justifier à lui-même.
SOCIALISTES MODERNES. i75
par le tableau des relations actuelles, l'utilité et l'urgence d'une
réforme. Habitué à ne rien voir en beau , il a un peu chargé les traits
du modèle, et peint le monde sous des couleurs qui ne le flattent
pas. Dans l'état agricole, morcèlement fatal, exploitation égoïste et
inexperte; dans l'état industriel, déperdition effrayante de forces,
travail répugnant, ingrat, mal rétribué, mensonge, guerre flagrante,
choc d'industries ou rivales ou parallèles; dans l'état social, lutte
des diverses classes; ici, richesse insolente; là, misère l^rouche,
fourberie dans les relations, méfiance érigée en esprit de conduite,
oppression de la masse au profit du petit nombre ; enfln , impuissance
à se défendre contre l'univers extérieur, contre les intempéries qui
usent avant le temps la santé de l'homme, et contre les épidémies
qui le foudroient; voilà ce qu'il a vu, ce qu'il constate, et ce qui légi-
time complètement à ses yeux une aspiration vers des destinées meil-
leures. De ces fléaux, il en est plusieurs que l'association dans l'ordre
matériel peut faire disparaître; mais il en est d'autres qui ne se reti-
reront que lorsque l'association aura été introduite dans l'ordre
moral. Pour arriver à l'harmonie des forces humaines, il faut aupa-
ravant l'établir dans les facultés et dans les passions.
Maintenant, par quelles voies pourra-t-on à l'indigence faire suc-
céder la richesse graduée, la vérité à la fourberie, les garanties
mutuelles à l'oppression, une climature régulière aux désordres
atmosphériques; enfin à l'incohérence présente une marche de pro-
grès pour la race humaine ; telle est la deuxième face de la question.
Fourier en parcourt toutes les attenances ; il accorde un mot aux
modes d'association imparfaite qui peuvent précéder le sien, examine
ce qu'il nomme le garantisnie, \e socianilsniey la communauté ^ pour
conclure de leurs vices à la supériorité de l'association composée ou
harmonïcnnc, qui est sa découverte. Celte association , il veut la natu-
raliser d'abord dans l'agriculture, qu'il appelle une indnsine; grande
et précieuse industrie en effet, autour de laquelle pivotent toutes les
autres. Au lieu de vastes centres qui absorbent et étiolent les popu-
lations, au lieu de bourgs, de villages, de hameaux, jetés au hasard
sur la carte, mal cadastrés, mal délimités, aussi incohérens dans
leur distribution générale que dans leur organisation particulière,
Fourier entend grouper l'humanité par communes ou phalanges,
régulières pour le nombre des habitans, pour l'ordonnance inté-
rieure et pour les conditions d'équilibre vis-à-vis d'autres phalanges
ou communes, obéissant à des lois analogues. Il en serait de ces
phalanges comme des corps célestes qui ont un mouvement sur eux-
476 REVUE DES DEUX MONDES.
mêmes et un mouvement autour des corps roulant dans leur tour-
billon. Le même phénomène se reproduirait au sein delà phalange,
composée d'une infinité de petits centres ayant leur jeu propre, et
leur jeu relatif à d'autres centres identiques. On va voir tout à l'heure
le système à l'œuvre.
Le moteur de cette association est, nous l'avons dit, l'attraction
passionnée, ce principe à mille fins. L'attraction vers le travail, c'est
à cela que l'humanité pourra reconnaître qu'elle entre dans ses des-
tinées futures. Que voyons-nous aujourd'hui? D'un côté le riche qui
ne travaille pas , d'un autre côté le pauvre qui travaille avec dégoût,
des deux parts répugnance. N'est-ce pas là, dit Fourier, un état
anormal? Quoi ! Dieu aurait imposé le travail à l'homme comme une
nécessité impérieuse, et en même temps il lui aurait mis dans le cœur
une horreur instinctive pour le travail! Evidemment il y a confusion.
La répugnance n'indique qu'une chose, c'est que Dieu ne veut pas
que le monde use éternellement son énergie en des besognes ingrates.
Le jour où une meilleure entente présidera à la distribution du travail,
les riches oisifs disparaîtront; ils jalouseront ce qui était l'attribut du
peuple. Pour cela, il faut que le travail soit une affaire d'option, un
choix, un goût, une préférence, une passion enfin. Chacun s'adon-
nera à l'occupation qu'il aime, à vingt s'il en aime vingt. Une rivalité
charmante, un enthousiasme toujours nouveau, présideront aux tra-
vaux humains, quand, sous la loi de l'attraction, les mortels se seront
associés par gt-oupes, dernière fraction sociétaire, par séries, qui sont
l'association des groupes, et par phalanges, qui sont l'association des
séries.
Le groupe est la sphère primitive de toute fonction, l'alvéole de la
ruche sociale, le noyau de l'association. Un groupe, pour être normal,
doit se composer de sept ou de neuf personnes : au-dessous il serait
insuffisant, au-dessus il courrait la chance de manquer d'harmonie.
L'harmonie particulière d'un groupe résulte de l'amalgame des
attractions tantôt divergentes , tantôt parallèles ; l'harmonie générale
entre les divers groupes résulte de leur caractère, soit identique, soit
opposé. Dans la composition des groupes, toute passion est consi-
dérée comme ressort : ainsi tantôt c'est l'amitié, tantôt c'est l'intérêt,
tantôt c'est l'amour, tantôt c'est la gloire qui domine un groupe, et,
dans son sein, l'essor de toute passion doit avoir lieu en identité et
en contraste. Chaque groupe a des modes de ralhement distincts :
dans les groupes d'amitié tous s'entraînent en confusion, c'est-à-dire
se confondent, l'amitié supposant une égalité parfaite; dans les
SOCIALISTES MODERNES. 477
{>TOupes cCnmbîtion , le supérieur entraîne l'inférieur, la loi de hiérar-
chie le voulant ainsi; dans les groupes d'amour, les femmes entraî-
nent les hommes, émancipation qui en vaut une autre; enfin, dans
les groupes de famille, les inférieurs entraînent les supérieurs, cou-
cession touchante faite à la faiblesse. Ces groupes se forment d'eux-
mêmes au moyen de ces divers ressorts. Chaque fois que dans un
groupe il y a lieu à conférer ou un titre ou un grade, on y procède
par l'élection. Tous les membres d'un groupe ont voix délibérative :
la majorité fait loi. Le même mode électif, les mêmes rouages d'orga-
nisation passionnée, sont appliqués aux séries, qui sont l'association
des groupes , aux phalanges, qui sont l'association des séries.
Après les groupes, qui comptent par sept ou neuf, viennent les
séries, qui doivent avoir de vingt-quatre à trente-deux groupes, et
qui, à leur tour, forment les phalanges. La phalange comprend
environ dix-huit cents personnes. La demeure d'une phalange se
nommera un phalanstère. Un phalanstère devra être un édifice à la
fois commode et élégant, dans lequel l'utilité n'aura point été sacrifiée
au luxe, ni l'architecture aux exigences de l'aménagement. Ce sera
une vaste construction, de la plus belle symétrie, et accusant par sa
grandeur les pompes de la vie nouvelle. De droite et de gauche se
projetteront des ailes gracieuses repliées sur elles-mêmes, en fer à
cheval. Là, loin du centre de la grande famille s'installeront les mé-
tiers bruyans. Ce palais sera double dans son étendue, avec des
corps de bâiimens assez éloignés l'un de l'autre pour former des
cours intérieures et ombragées, promenades des vieillards et des
convalescens. Au milieu du bâtiment principal s'élèvera la Tour d'Or-
dre , siège du télégraphe, de l'horloge, et des signaux chargés de
transmettre leurs instructions aux travailleurs disséminés dans la
campagne. Le théâtre et la bourse trouveront leur place dans la
même enceinte. A la hauteur du premier étage, et dans tout le pour-
tour de l'édifice, régnera une rue-galerie, chauffée en hiver, ventilée
en été, et offrant, d'un atelier à un autre, une communication facile
et à l'abri de toutes les intempéries. Au besoin celte rue-galerie ser-
vira encore de salle d'exposition aux objets d'art et aux produits
industriels de toute espèce.
Dans un phalanstère, tout sera organisé pour une vie attrayante et
Kbre, une vie au goût de chacun : commune, si l'on veut; solitaire,
si on le préfère. On y poursuivra deux visées : la commodité générale
et le bien-être individuel. Les logemens, les salies de réunion, les
réfectoires, les ateliers, les cuisines, les caves, les greniers, les offi-
V78 REVUE DES DEUX MONDES.
ces, tout y sera disposé de manière à assurer des rapports prompts et
faciles, des distractions variées, un service économique et intelligent.
Chaque famille trouvera à se loger suivant sa fortune et suivant ses
besoins, sans qu'il en résulte jamais pour elle une humiliation dans
le contraste si elle est pauvre, un motif d'orgueil si elle est riche.
Maintenant, à ceux qui s'effraieraient de la mise de fonds né-
cessaire pour assurer tant d'aisance et réaliser tant de merveilles,
Fourier répond qu'un phalanstère de dix-huit cents âmes ne coûtera
guère plus à construire que les quatre cents chaumières d'une com-
mune française égale en population. Encore le phalanstère, une fois
achevé grandement et solidement, sera, pendant plus d'un siècle,
à l'abri des grosses réparations , tandis que , dans le même inv er-
valle, on aura rebâti sept ou huit fois les masures de la commune
française. Puis , la fondation achevée , il y a un autre compte à dres-
ser, celui des économies du ménage sociétaire. Ainsi une immense
cave remplacera quatre cents caves , un vaste grenier quatre cents
greniers, une cuisine avec un personnel réduit, quatre cents cuisines
avec les quatre cents femmes qu'elles absorbent sans les occuper,
enfin une gigantesque blanchisserie quatre cents blanchisseries. Tous
ces ateliers d'usage commun marcheront à l'aide d'une machine à
vapeur qui fournira, en outre, de l'eau chaude dans tous les appar-
temens du phalanstère.
Cependant, au dehors de l'édifice, la campagne a changé d'aspect :
les haies, les fossés, ces emblèmes de servitude et de défiance,
ont disparu; les chemins ont été combinés de manière à ménager
l'espace. En échange de leurs terres, les propriétaires du sol ont
reçu des actions transmissibles qui représentent la valeur de l'apport,
et désormais cette vaste plaine pourra être exploitée comme si elle
appartenait à un seul homme. Ainsi disparaissent, par le fait seul de
l'association , tous les inconvéniens de la culture morcelée et de la
propriété parcellaire. Une seule gestion, appuyée sur de grands capi-
taux, réalise l'emploi harmonieux de toutes les forces, et obtient
la plus grande somme possible de produits. Il en est de même des
ateliers industriels : au lieu de ces échoppes multipliées à l'infini,
tristes, sohtaires, sales et incommodes, voici des ateliers immenses et
vivans, joyeux, aérés, salubres, où les machines viennent en aide
aux forces de Ihomme, et lui rendent le travail à la fois moins dur
et plus régulier.
A ces avantages se jouiront encore, dans un phalanstère, ceux
qui résultent d une meilleure organisation du travail. Le travail, en
SOCIALISTES MODERNES. 479
mécanisme sociétaire , sera à la fois plus attrayant et plus parfait :
plus attrayant , car il n'aura lieu que par courtes séances , et au
milieu des passions enthousiastes qui doivent naître de la rivalité des
individus dans les groupes, des groupes dans les séries, des séries
dans les phalanges ; plus parfait , car on lui appliquera le système de
division parcellaire, déjà pratiqué avec succès dans nos grandes
usines. Chaque industrie, ou agricole ou manufacturière, sera di-
visée en autant de parcelles de travail que cela sera jugé nécessaire
pour un confectionnement irréprochable, et un groupe spécial sera
affecté à l'exécution de chaque parcelle. Ainsi conflées aux mains les
plus aptes, toutes les fractions du travail humain arriveront sur-le-
camp à une supériorité dont il serait difflcile aujourd'hui de fixer la
limite. On réunirait ensuite ces élémens épars dans les divers groupes
pour former une variété industrielle et la résumer dans une série.
En agriculture, par exemple, étant donnée la culture du poirier, une
série ou deux séries y seraient affectées, avec des groupes spéciale-
ment voués au soin de chaque espèce. En industrie manufacturière,
même division de détails , même répartition parmi les diverses apti-
tudes. Voici d'ailleurs la formule scientifique de Fourier pour de
semblables formations : cr Chaque espèce d'industrie donne lieu à
autant de groupes qu'elle offre de variétés , et chaque groupe se
divise en autant de sous-groupes que la division de son industrie
fournit de fonctions. » De cette division infinie du travail, de cet état
des travailleurs toujours en présence les uns des autres, toujours en
rivalité, soit pour la perfection, soit pour la rapidité de l'exécution,
doivent naturellement et nécessairement sortir des résultats ignorés
jusqu'à nous, des œuvres plus belles et plus vivement accomplies. Du
reste le membre d'un groupe ne lui est pas tellement identifié , qu'il
ne puisse faire partie d'autres groupes, et par conséquent se mêler à
d'autres travaux; d'où il suit que chaque industrie compte un grand
nombre de sectaires éparpillés dans la phalange et peut , de la sorte ,
combiner à liiifini ses rivalités. Ce changement, cette mobilité heu-
reuse a en outre un second avantage qui est d'engrener entre eux,
par des rouages volontaires et fortuits , tous les groupes et toutes
les séries.
Ainsi voilà le travail réalisé avec facilité , avec ardeur, avec en-
thousiasme : chaque individu, chaque groupe, chaque série y a
concouru. L'œuvre a porté ses fruits : des bénéfices sont acquis,
quadruples, à ce que dit Fourier, de ceux que l'on obtient par les
procédés actuels; il s'agit maintenant de les distribuer d'après le
480 REVUE DES DEUX MONDES.
mode sociétaire, c'est-à-dire en raison du capital, du travail et du
TALENT. Pour cela , un lot sera fait à chacun de ces droits, à chacun
de ces agens de production ; et la loi de l'intérêt commun conseil-
lera, plus qu'on ne le pense, une répartition équitable. En effet, les
capitalistes, ne pouvant espérer de beaux dividendes qu'à l'aide de
bons ouvriers et de bons projets, voudront que les lots de talent et de
travail soient sincèrement et convenablement établis, et les non-
capitalistes , ne pouvant employer les procédés avancés qu'à l'aide de
capitaux, voudront les attirer en les rétribuant d'une manière géné-
reuse. Ainsi, au lieu de s'attribuer la part du lion, chacun des
intérêts associés tendra plutôt à se dépouiller en faveur des autres.
Quand trois lots auront été faits, l'un pour le capital, l'autre pour le
travail , le troisième pour le talent, viendra le tour de la répartition par
individus. A l'égard des capitalistes, le mode ne fait pas question; le
bénéflce sera en raison de l'apport. Mais pour le travail et le talent,
une difflculté se présente, c'est d'avoir l'échelle du talent et la mesure
de l'importance du travail. Ici Fourier s'écarte hardiment des routes
battues ; ce n'est pas le travail brillant qui aura le pas sur les autres,
mais le travail nécessaire. Il fait la part du pauvre avant celle du
riche, la part des bras avant celle de l'intelligence. La masse le préoc-
cupe beaucoup plus que l'individu, et il juge l'œuvre dans son
influence sur les besoins collectifs. Il classe donc les travaux en tra-
vaux de nécessité, travaux d'utilité, travaux de simple agrément.
Les travaux d'agrément seront les moins rétribués, les travaux
utiles le seront davantage, les travaux nécessaires plus que les deux
autres. Sous le régime actuel, c'est à peu près l'inverse. Fourier,
calculant que les travaux nécessaires étaient presque tous d'une
nature répugnante, a du, pour y introduire l'attraction, les rendre
beaucoup plus lucratifs que les autres, et en revanche il n'a attaché
qu'une bien moindre prime aux travaux aitrayans par eux-mêmes.
Cette combinaison est la plus belle théorie d'équilibre qui se soit faite;
elle conclut tout-à-fait à l'avantage de ce qu'on nomme aujourd'hui
la classe pauvre. En effet, comme les travaux nécessaires, durs et
pénibles , sont presque tous le lot du peuple, le peuple, dans le mé-
canisme sociétaire, serait tout à coup placé non-seulement hors des
voies du besoin , mais encore sur le chemin de la richesse. Cette nou-
velle justice distributive déterminerait en outre une rotation perpé-
tuelle, un renouvellement incessant dans le personnel des classes,
et y détruirait le germe des rivalités haineuses qui les déchirent au-
jourd'hui. L'harmonie universelle y trouverait un gage de plus. Ce
SOCIALISTES MODERNES. 481
qui la garantirait mieux encore, c'est l'absence de toute misère
réelle dans le monde nouveau. II n'y a plus de pauvre dans un pha-
lanstère; le pauvre y est aboli. Tout sociétaire est forcément, malgré
lui , à l'abri du besoin. Sa présence dans la communauté lui donne
droit à un minimum en toute chose, nourriture, logement, vêtemens,
ustensiles. Ce minimum lui est dû, c'est la clause formelle de l'asso-
ciation; de son côté, il doit, il est vrai, son travail; mais sous une
loi qui affecte une haute paie aux besognes les plus rudes, il lui faut
peu d'efforts pour s'acquitter d'abord, et capitaliser ensuite.
Quant à la distribution des lots du talent, elle serait des plus
simples, car on aurait pour bases les titres ou les grades des indi-
vidus , et comme les grades et les titres se confèrent , ainsi qu'on
l'a vu, par la voie élective, les bénéfices seraient, en définitive, en
raison de mérites déjà couronnés et d'un ascendant acquis. En de-
hors de cette loi applicable aux intelligences de second ordre, se
trouveraient néanmoins les grands artistes, les industriels célèbres
et les savans illustres. De tels hommes n'appartiendraient ni aux
groupes, ni aux séries , ni aux phalanges , mais à l'humanité entière.
Le globe se chargerait de leur rémunération. Dans le mécanisme
sociétaire, ces hommes d'élite sont placés en dehors des autres, quant
aux conditions de travail. Seulement, lorsqu'après un long repos ils
ont produit leur œuvre, un jury s'assemble dans la métropole du
monde pour leur voter une récompense. Qu'on se figure, par exemple»
Jacquart ou >yatt. Newton ou Corneille, se présentant devant ce
tribunal souverain ; Jacquart avec son métier, Watt avec sa machine
à vapeur. Newton avec sa théorie de l'attraction , Corneille avec sa
plus belle tragédie. A l'instant même et avant toute gloire chanceuse,
il serait voté à ces grands hommes une rémunération à prélever sur
chaque phalange. Supposez cinq francs par phalange, et cinq cent
mille phalanges dans le globe; le jury aura décerné à l'inventeur deux
millions cinq cent mille francs. Jacquart ne mourra plus dans un état
voisin de l'indigence, après avoir enrichi l'univers.
Tout basé qu'il est sur une parfaite égalité de rapports et une
complète liberté de mouvemens, le mécanisme sociétaire reconnaît
des hiérarchies de diverses sortes, hiérarchie de passions, hiérar-
chie de caractères, hiérarchie d'âges, hiérarchie de fonctions, hiérar-
chie de travailleurs, hiérarchie de souveraineté. Quand Fourier
n'exprime pas directement ces distinctions et ces nuances, il les sous-
entend. Ainsi, parmi les passions, les trois passions rectrices, ou
comme il dit, mécanisantes , priment les passions affectives, qui, à
TOME XII. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.
leur tour, commandent aux passions sensitives. Il en est de même
des caractères dont Fourier fait une sorte de clavier humain, sus-
ceptible d'autant de combinaisons que peut l'être l'harmonie musi-
cale. La hiérarchie des âges se présente sous un autre aspect: l'âge
mûr en est le centre ; les deux ailes , l'une ascendante , l'autre des-
cendante, sont, d'un côté, les années intermédiaires de l'enfance à
la virilité; de l'autre, celles de la virilité à la décrépitude. Pour la
hiérarchie des fonctions , il n'y a rien à expliquer, c'est l'élection qui
les confère; mais la hiérarchie des corps de travailleurs, qu'on a vue
dans ses alvéoles le groupe, la série et la phalange, se développe,
dans la sphère supérieure, et forme tour à tour, la ville, la province,
la capitale, la métropole continentale, la métropole universelle, enûn
les armées industrielles. La phalange est un type d'association, un
type étroit, mais complet; c'est le reflet de la vie humaine. Cepen-
dant une phalange isolée n'aurait pas toutes ses conditions d'avenir,
si elle n'attirait pas dans son tourbillon d'autres phalanges, qui,
avec leur mouvement propre, auraient aussi un mouvement autour
d'elle et par rapport à elle. Entre phalanges, les combinaisons sont
les mêmes, les liens sont les mêmes qu'entre les groupes et séries; les
phalanges sont sollicitées à une association par des sympathies, par
des intérêts, par des motifs d'utilité commune, tels que des ponts,
des canaux, des routes, à l'exécution desquels toutes et chacune ont
concouru. Bientôt, en dehors des phalanges se créeront de grands
entrepôts, de grands établissemens scientiflques, de grandes manu-
factures, des bourses, des foires, des théâtres, des monumens d'art.
Puis viendra la petite ville, centre général des phalanges, plus habitée
l'hiver que l'été ; puis encore la ville provinciale, ou capitale de pro-
vince , assise de manière à commander un vaste rayon intérieur, ou
un beau bassin maritime, ensuite la capitale d'un empire, enfin la
métropole universelle, dont Fourier fixe l'emplacement sur le Bos-
phore. L'un des liens les plus puissans de cette grandiose hiérarchie
seraient les armées industrielles, autorité nomade et pacifique, se
portant sur tous les points où les appelleraient l'utilité et la gloire
communes. Une armée industrielle devra se composer, selon Fourier,
de tous ceux qui excellent dans les beaux-arts, dans les sciences,
dans l'industrie; elle sera donc une réunion spontanée ethbre, où
chacun s'entretiendra à ses frais. Le but sera souvent d'agrément,;
mais, dans plusieurs cas, l'armée industrielle devra concourir aux
grands travaux du globe, aux améliorations dans la climature, aux
lignes importantes de communication, à la construction des vastes
SOCIALISTES MODERNES. 4^3
édifices, à la prompte réparation des calamités publiques, comme les
inondations et les incendies.
Vient ensuite la hiérarchie de souveraineté. Dans Fourier, cette
souveraineté est multiple; elle demande des titulaires à tous les
instincts, à toutes les facultés, à toutes les aptitudes, à toutes les
passions; elle est en outre alternée, périod'que, mobile, capricieuse;
elle ne pèse point, elle n'offusque point. La souveraineté est, dans
certains cas, héréditaire ; mais elle n'emporte aucune attribution de
capacité; la loi élective a réglé les fonctions et les grades. Les titres
de souveraineté s'échelonnent depuis Vnnarque, qui commande une
phalange, jusqu'à Vomniarqne, qui est l'empereur du globe. Il y a un
dHarqHe])OUT quatre phalanges , un marque pour douze, un iétrarque
pour quarante-huit, et ainsi de suite; le douzarque règne sur un mil-
lion de phalanges. L'omniarque vient au-dessus ; c'est le treizième
grade ascendant de la hiérarchie.
Le cercle dans lequel se meut le pouvoir de ces chefs a été si minu-
tieusement tracé, qu'il équivaut à peine à un patriarcat dévolu aux
plus anciennes familles. L'élection universelle dans toutes les fonc-
tions, et une liberté illimitée acquise désormais aux passions de
l'homme, comme loi sociale et absolue, font de la souveraineté un
titre presque honorifique , un titre de luxe , un titre d'apparat. Au-
tour des chefs plus de gardes, plus de bourreau à leurs ordres,
plus de tribunaux sous leurs mains. La liberté est complète , puisque
toutes les passions sont légitimes; l'égalité ne l'est pas moins, puisque
dans les phalanges l'éducation est la même pour tous, les fonctions
accessibles à tous, les voies de fortune et de grandeur ouvertes à
tous, et aux mêmes litres. Quel rôle reste-t-il à un pouvoir dans une
société ainsi faite ?
Cette liberté dont on vient de parler, Fourier l'attribue en dose
égale aux deux sexes; il fait mieux, il ne distingue pas. Si, chez lui,
la femme ne joue pas le rcMe important et exagéré qu*a voulu lui
attribuer le saint-simonisme, du moins lui reste-t-il une part assez
belle pour qu'elle ne crie pas à l'oppression et au sacrifice. Dans le
mécanisme sociétaire, l'homme domine, il est vrai , la femme dans les
rapports d'ambition , mais la femme y domine l'homme dans les affec-
tions d'amour et de famille. Voilà donc déjà que la femme est le pivot
du ménage; mais Fourier ne prétend pas l'y tenir dans le séquestre
et dans l'isolement, a L'harmonie, dit-il, ne commettra pas, comme
nous, la sottise d'exclure les femmes de la médecine, de l'enseigne-
ment, de les réduire à la couture et au pot-au-feu. Elle saura que la
3L
484 REVUE DES DEUX MONDES.
nature distribue aux deux sexes, par égales portions, l'aptitude aux
sciences et aux beaux-arts, sauf la répartition des genres, le goût
des sciences étant plus spécialement affecté aux hommes et celui des
arts plus spécialement aux femmes. »
L'une des plus vives, des plus touchantes sollicitudes de Fourier^
c'est l'éducation de l'enfance et l'éclosion de ses vocations. On voit
qu'il parle de l'enfance avec amour, avec bonheur; un père n'est pas
plus prévoyant et plus tendre. Il est vrai que là était tout son espoir,
toute sa chance à venir. Les hommes qui ont vécu sont de fer aux
idées nouvelles; l'enfance est une cire molle qui reçoit et garde
toutes les empreintes. Aussi il faut voir avec quel soin Fourier classe
ses élèves en six tribus, en leur donnant des noms distincts et fami-
liers; comment il s'élève contre notre système d'éducation, qui tend
à les laisser sous la direction paternelle, toujours imprévoyante,
d'après lui, et imparfaite, surtout quand il faut que l'enfant choisisse
la direction la plus conforme à ses instincts et à son aptitude.
Opérer le plein développement de toutes les facultés matérielles et
intellectuelles, aOn de les appliquer à l'industrie productive, tel est
le système d'éducation de Fourier. îl la divise en cinq phases. L'une,
de première enfance, est celle où les nourrissons reçoivent dans un
dortoir ou sérisicre commun les soins d'hommes, de femmes et d'en-
fans, formés en groupe pour ce travail. Ainsi, ces soins donnés à
l'enfance ne sont plus un service banal, c'est une vocation, c'est une
fonction sociale; le rôle de nourrice a lui-même son importance.
Fourier veut qu'une nourrice soit belle, qu'elle soit robuste, et même
qu'elle ne fausse pas en chantant. Cette exigence s'explique dans un
monde liarmonien. L'enfant dort sur des hamacs et libre de langes;
on ne gêne pas plus ses mouvemens que, plus tard , on ne gênera ses
instincts. Quand l'enfant est sur pied, l'éducation commence; alors
il faut songer à pressentir la vocation , à la solliciter, à la faire éclore;
il faut surveiller les élans de ces natures naïves, bien remarquer
kur vice de choix, si c'est le furetage, si c'est la gourmandise, si
c'est la singerie, si c'est l'amour du bruit, si c'est la malpropreté.
Dans chacun de ces faits, il y a une révélation : selon qu'il manifes-
tera tel appétit ou tel autre, telle préférence, telle manie, l'enfant
sera ouvrier, ou artiste, ou industriel, ou gastronome, ou agricul-
teur. A cinq ans commence un autre ordre d'exercices; il s'agit alors
d'agrandir autant que possible les passions sensitives, et de pousser
au développement du tact, delà vue, de l'ouïe, du goût et de l'odorat.
Les cinq sens ont besoin d'une éducation, comme le corps d'une
SOCIALISTES MODERNES. 485
gymnastique; faute de jeu et de ressort, ils s'affectent avant l'âge,
s'oblitèrent, perdent toute leur subtilité. De là tant de surdités et de
myopies. L'éducation des sens doit, selon Fourier, restituer à la
nature humaine l'énergie de ses organes, et le luxe des facultés phy-
siques aide plus qu'on ne le suppose à la richesse des facultés mo-
rales. De neuf à quinze ans vient le tour de la vie active, de la vie
sociétaire; c'est la période où les passions se manifestent par la voie
de l'attraction , où les facultés se révèlent , où les vocations se tra-
hissent. A seize ans, le cercle de l'éducation est parcouru: l'enfant
finit , l'homme commence.
CONCLUSION.
La théorie de Fourier peut se résumer en quelques mots. Éman-
ciper et combiner les passions , associer les facultés et les intérêts,
faire prévaloir dans le monde physique et moral l'attraction sur la
répugnance, trouver dans le spectacle de l'univers la voie analogique
de nos destinées, voilà ce qu'il veut; et pourtant, si courte qu'elle
soit, cette formule n'est rien moins que le renouvellement entier du
globe. Gela tient à une merveilleuse sagacité de l'inventeur, qui, en
faisant pivoter une idée , y trouve mille facettes brillantes, originales
et inattendues.
Si l'on voulait maintenant établir un parallèle rapide entre sa dé-
couverte et celle des écoles rivales, on pourrait se convaincre com-
bien elle les laisse toutes en arrière. La théorie de Fourier, complète
dès 1808, a défrayé long-temps des théories qui le désavouaient en
le dépouillant. Fourier ne copiait personne; le saint-simonisme, pour
ne citer que lui, ne se bornait-il pas souvent à traduire Fourier?
Venons aux preuves.
Le saint-simonisme a fait quelque étalage de sa formule: cr A chacun
selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. » Qu'est-ce
que cela, si ce n'est deux termes de la formule de Fourier, l'associa-
tion du latent et du travail y et encore, dans son plagiat incomplet, le
saint-simonisme néglige -t-il le capital, ce troisième terme non moins
essentiel en présence d'intérêts si prompts à s'inquiéter. Le grand mo-
bile du saint-simonisme, l'affection, qu'est-il auprès du pivot socié-
taire, l'attraction? Qu'est la genèse de l'un auprès de la splendide
cosmogonie de l'autre? la réhabilitation de la matière est-elle autre
chose que le jeuHbre des passions, moins leur mécanisme? l'éduca-
tion professionnelle n'est-elle pas une copie de l'éclosion des voca-
tions? que devient l'association saint-simonienne sans mode de répar-
486 REVUE BES DEUX MONDES.
lition , auprès du mécanisme sociétaire, où tout est réglé, distribué,
prévu? Le sainl-simonisme n'en avait fait qu'un agent de monopole
et de main morte; Fourier en fait du moins un instrument de liberté.
C'est là, du reste, un contraste qui se reproduit dans les détails des
deux réformes et qui résulte du point de vue particulier de chaque
inventeur : toujours grand seigneur, même en bouleversant le monde,
Saint-Simon était dominé par des idées d'autorité et de hiérarchie;
homme du peuple, Fourier obéissait à un besoin d'émancipation et
d'affranchissement. Ensuite Fourier n'a jamais attaqué de haute lutte
des institutions que les hommes ont depuis long-temps appris à res-
pecter, la sainteté du mariage, la propriété, la paternité, l'héritage.
Ainsi Fourier a pour lui la date des idées, l'harmonie plus complète
dans la création, la supériorité dans les vues : on le voit, tout l'avan-
tage lui reste.
Entendons-nous dire pour cela que la découverte de Fourier soit
infaillible et inattaquable? bien s'en faut. Seulement il est plus facile
de la nier que de la discuter. Elle transporte la critique sur un ter-
rain où les points d'appui lui manquent; elle argumente dansl'inconnu.
Objecterons-nous, par exemple, que l'émancipation des passions,
idée très peu neuve d'ailleurs en théorie, peut déterminer des résul-
tats contraires à ceux que Fourier en attend; que l'état sauvage,
entre autres , celui où les instincts sont le moins refrénés , n'est pas
à beaucoup près un état social que l'on puisse présenter comme type
et comme modèle? A cela, Fourier nous répondra que son système
emporte non-seulement le libre essor des passions, mais aussi leur
satisfaction plénière, ce qui est loin d'exister dans l'état sauvage,
condition de misère, de privation et d'abrutissement. Objecterons-
nous encore que, pour certaines passions sensuelles, l'expérience
d'une liberté sans frein est faite depuis long-temps, et que ces pas-
sions, la gourmandise par exemple, vont toujours au-delà des satis-
factions permises et raisonnables? Fourier nous répondra que les
passions, dans leur incohérence et leur servitude actuelles, ont un jeu
faussé qui disparaîtra dès que l'équilibre et l'harmonie régneront
parmi elles, et que, dans l'ordre sociétaire, il ne restera de la gour-
mandise, invoquée comme obstacle, que ce qui sera juste et néces-
saire pour l'amélioration des produits gastronomiques. Si nous per-
sistons en demandant où pourra être l'utilité de la paresse, il nous
sera répliqué que la paresse, flile du travail répugnant, n'est pas une
passion radicale, mais seulement un vice de notre civilisation, vice
annihilé dans le travail parcellaire, organisé par courtes séances.
SOCIALISTES MODERNES. Wî
Ainsi de tout le reste : le monde nouveau fournit solution à tout, et
quand la controverse s'agite dans une éternelle pétition de principes,
il n'y a plus qu'à se taire.
Reste la question d'avenir pour la doctrine sociétaire. Nous ferions
volontiers des vœux pour qu'elle se résolût en faveur de Fourier,
mais nous n'osons point y croire. Quand on aspire à réformer l'hu-
manité tout d'une pièce, il y a trop de combats à livrer; c'est vingt
sièges dans un siège : un préjugé s'est à peine rendu qu'un autre se
révolte. On a contre soi le pouvoir qui règne, les intérêts qui s'in-
qaiètent, les positions qui se défendent, les routines qui s'effarou-
chent. Un esprit spéculatif se transporte facilement dans les sphères
de l'idéal; mais un peuple ne l'y suit pas. L'humanité est comme ces
malades qui aiment mieux endurer une douleur familière et connue
que s'abandonner aux hasards d'une expérience. Tout au plus adopte-
t-elle ou subit-elle de loin en loin quelques progrès timides, lente-
ment essayés, lentement consentis. Fourier, qui reconnaissait tous les
instincts pour divins et bons, a dû accepter sans doute cette résistance
comme un fait utile , nécessaire, en ce sens que se livrer au hasard
et à la légère, c'est risquer de périr par les mains de l'empirisme.
Cependant il est dans notre espoir et dans notre conviction que la
doctrine de Fourier pénétrera tôt ou tard, par quelques points de
détail, la couche épaisse des habitudes régnantes. Ses parties les
moins impératives, celles qui sont les plus voisines de nous, arriveront
à bien les premières, et, dans un avenir lointain encore, d'autres
pourront suivre. Déjà des symptômes assez concluans se font re-
marquer au sein des sociétés modernes : introduite par la force des
faits, l'association y a marqué sa place. La diffusion des petits
capitaux a créé l'association Gnancière, qui se réalise à nos côtés,
et, malgré quelques mécomptes, se légitimera par ses bienfaits.
L'association ne doit point, ne peut point s'arrêter là. Quand le mor-
cèlement du sol aura porté tous ses fruits, et qu'à la suite de dom-
mages évidens, on reviendra de la culture émiettée à la grande cul-
ture, un autre pas se fera dans les voies d'une alliance entre les
intérêts humains. De la propriété parcellaire naîtra l'association ter-
ritoriale. Or, l'association territoriale, c'est la base de la découverte
de Fourier.
Louis Reybaud.
COURS
D'HISTOIRE ANCIENNE
PROFESSE
A LA FACULTÉ DES LETTRES, PAR M. CH. LENORMANT,
INTRODUCTION A L'HISTOIRE DE l'ASIE-OCCIDENTALE. (I)
Sur les rives de l'Euphrate, dans la vallée du Nil , ont vécu autre-
fois des sociétés puissantes. L'organisation sociale des populations de
Babylone et de Thèbes a précédé de plusieurs siècles la civilisation
européenne d'Athènes et de Rome. Le rapport de priorité est-il le
seul rapport qui ait existé entre les vieilles monarchies de l'Orient
et les sociétés grecque et latine? que doivent les derniers venus à
leurs devanciers? les uns et les autres appartiennent-ils à une même
famille, ou bien faut-il admettre que des races diverses se soient
heurtées, travaillant mutuellement à se détruire? combien de familles
humaines, combien de langues diverses ont figuré dans l'histoire du
passé? quelles influences ont exercées les uns sur les autres tous ces
peuples d'autrefois, dont quelques-uns n'ont laissé que des souvenirs?
La réponse à toutes ces questions, la solution de tous ces pro-
blèmes, se trouvait sur les tablettes de cette vaste bibliothèque
d'Alexandrie, fondée par Ptolémée-Philadelphe, enrichie par ses
successeurs, et détruite par les soldats de Jules César ou par les
(1) 1 vol. in-8", Paris, Ange. 1837.
COURS d'histoire ancienne. 489
Arabes musulmans. Là se trouvait l'histoire de la monarchie égyp-
tienne, écrite en langue grecque par le prêtre Manéthon ; là se trou-
vaient les annales babyloniennes de Bérose, et, près de ces deux com-
positions capitales, les écrits d'une foule d'autres historiens dont
il ne nous reste plus que les noms. De Manéthon, de Bérose, il n'est
venu jusqu'à nous que des listes arides, mutilées, que des calculs fon-
dus et refondus par les chronologistes chrétiens, que des chiffres
et des noms altérés. Si donc les inscriptions des briques de Babylone
et des rochers de l'Arménie , si les inscriptions des vieux temples de
Thèbes et de ses grottes sépulcrales ne nous viennent en aide quelque
jour, il est à craindre que le voile dont est couvert tout l'ancien monde
ne soit jamais entièrement soulevé. Nous possédons, il est vrai, les
livres sacrés des Hébreux qui n'avaient rien à redouter des désastres
d'Alexandrie ; mais le peuple juif n'a jamais pris une bien grande part
aux mouvemens qui ont agité toutes les populations de l'Asie : cepen-
dant, rattachés aux Chaldéens parleur origine, esclaves des Égyptiens
pendant plusieurs siècles, ils ont pu nous donner, sur ces deux peu-
ples qui se partagèrent l'empire de l'Orient, des renseignemens pré-
cieux. Nous trouvons, en effet, dans les livres du législateur hébreu,
un tableau des races humaines. Ceux qui refusent à Moïse l'infailli-
bilité résultant d'une inspiration divine, doivent admettre au moins
que ce prophète a pu, par des moyens tout humains, bien connaître
les diverses populations d'une partie de l'ancien monde. Tout ce dont
il nous parle, inspiré ou non, il pouvait et devait le savoir; ce n'est
pas sans motif qu'on attache à ses récits une grande importance : d'une
part, il est bien instruit, nous devons le supposer; d'autre part, il est
le seul dont les écrits soient venus tout entiers jusqu'à nous.
C'est donc au législateur des Hébreux que s'adresse M. Lenor-
mant, chargé de suppléer M. Guizot dans la chaire d'histoire moderne
de la faculté des lettres, pour savoir quelles races avaient élevé les
merveilleux édifices de Babylone et les prodigieux palais de Thèbes.
Recherchant dans l'Orient les origines de la civilisation grecque , il
veut dès l'abord établir les caractères distinctifs, les ressemblances
et les différences qui rapprochaient ou éloignaient les unes des autres
ces grandes familles humaines auxquelles appartient tout le passé.
Bien des essais ont été tentés déjà pour refaire l'histoire des vieux
temps; bien des écrivains jusqu'ici ont fait et refait Vliîsioire ancienne;
M. Lenormant essaie de la refaire à son tour. Son entreprise est
louable. Il annonce un édifice entièrement neuf; nous aimons à croire
qu'à la nouveauté se joindra la solidité, et nous accepterons volon-
/l90" REVUE DES DEUX MONDES.
liers une bonne histoire toute neuve du passé , à la place de V his-
toire moderne que nous promettait le titre de la chaire de M. Guizot.
Redire ou plutôt refaire tout le passé, la tâche est vaste. « Le lecteur
prudent , nous dit le jeune professeur, s'effraiera peut-être avec moi
des difficultés que présente l'exécution du plan que ce discours dé-
veloppe : pour le rassurer, il me sera permis peut-être d'annoncer
que y ai déjà franchi, tant bien que mal, les pins graves difficultés. Dieu
itidant, je ferai le reste, )) On voit que l'auteur sait allier avec la mo-
destie la confiance dans les secours d'en haut.
Pour que les renseignemens donnés par Moïse sur les anciennes
populations de l'Asie aient quelque valeur, il faut qu'il soit établi
d'abord que ces renseignemens viennent bien de Moïse; par consé-
quent, la première chose que veut prouver M. Lenormant, c'est l'au-
thenticité des cinq livres qui portent le nom du législateur hébreu.
Celte authenticité lui paraît résulter : P de l'unité de doctrine que
l'on remarque dans ces livres ; 2° de quelques contradictions que
l'on y a signalées. Suivons-le dans le développement de ces deux
points.
Certains critiques, voyant dans la Genèse un dieu nommé Elohim,
qui crée par la parole, puis un dieu nommé Jehovah, qui crée en
façonnant la matière avec les mains, comme ferait un ouvrier, ont
prétendu que le premier des cinq livres attribués à Moïse n'était
autre chose qu'un amalgame de croyances diverses, et que par con-
séquent on n'y saurait reconnaître l'œuvre d'un législateur. M. Le-
normant répond à celte objection de la manière suivante.
Le point de départ de la doctrine exposée par Moïse était une tri-
nilé. a Les patriarches avaient retranché le personnage féminin, déi-
licalion de la matière. » Premier pas vers le spiritualisme. Il ne res-
tait plus que (f le dieu suprême, la source divine, le dieu père,
Eloltim; et le dieu secondaire, l'émanalion, le démiurge, Jehovah, »
Dans le récit de la Genèse, nous voyons figurer à la fois ces deux
(lieux, et la création toute spirituelle du dieu Elohiiu « est entachée
d'imperfection par la présence du démiurge, legs des patriarches,
que Moïse sans doute n'a point osé effacer. » On sent que Moïse « bâtit
avec des matériaux d'une nature encore imparfaite; la croyance au
dieu père et au dieu fils lui avait été léguée par un passé qu'il res-
pectait; » mais, voulant faire un nouveau pas vers le spiritualisme,
ii amoindrit, autant qu'il est en lui, la personne du démiurge, qui,
comme nous venons de le dire, entache d'imperfection la création toute
spirituelle û'Elohim, Non, je me trompe, c'est le contraire que fait
COURS d'histoire ancienne. WL
Moïse. A l'aide d'un artifice de logique qu'il ne m'a point été donné
de saisir, Jehovnli, qui tout à l'heure représentait la création maté-
rielle, et entachail d' imper fec: ion la création à^Elohim, devient, avant
la fln du paragraphe , le représentant cr par essence de Vêirc et de
Vesprïi y » tandis que le dieu père, qui tout à l'heure représentait la
création spirituelle, arrive à se confondre « avec la matière première
ou le chaos panihéistique; » si bien que Moïse a amoindrit, autant
qu'il est en lui, la personne même du père, en tant que cette per-^
sonne, par sa nature universelle et compréhensive, implique encore
une déiûcation confuse de la matière. » Son but, on le voit, est de
faire du fils le dieu unique des Hébreux.
Tout cela est neuf, assurément , très neuf, et n'était cet artifice de
logique qui fait passer le père et le fils chacun à son tour par la
matière et par l'intelligence, tout cela pourrait être clair. J'avoue
franchement que je me suis tout-à-fait perdu dans ces évolutions du
père et du fils, et que j'aime mieux accepter de confiance l'unilé de
la doctrine exposée dans la Genèse. Passons au second point : l'an-
cienneté du Pentateuque, prouvée par les contradictions qu'il ren-
ferme.
Les contradictions dans un livre historique semblent annoncer que
des mains diverses ont concouru à sa composition. Des contradic-
tions signalées dans les livres de Moïse ont porté certains critiques à
regarder ces livres comme l'œuvre d'un compilateur, venu bien long-
temps après le législateur juif. M. Lenormant combat cette objection
avec beaucoup plus de clarté qu'il n'en a mis dans la discussion précé-
dente.
Que l3 Pentateuque soit l'œuvre de Moïse , ou qu'il soit une com-
pilation publiée sous son nom long-temps après lui, dans l'un et
l'autre cas, il faut trouver une explication aux contradictions signa-
lées. Lequel des deux. Moïse ou le compilateur, avait le plus d'intérêt
à ne point laisser subsister des taches pareilles? Évidemment c'est
le compilateur, jaloux qu'il devait être de prévenir et d'écarter les
objections que l'on pouvait élever contre l'ancienneté revendiquée par
lui pour l'œuvre dont il était l'j uteur. Si donc l'on peut dire que lecom-
pilateur tardif a laissé subsister les contradictions signalées con^me
n'ayant « aucun inconvénient notable, il est aisé d'en dire autant de
l'écrivain primitif, bien moins soucieux de se répéter et de se con-
tredire, puisqu'il n'avait aucunement à se donner pour ce qu'il n'était
pas. » Qu'importaient à Moïse, en effet , les contradictions ? Il n'avait
point à craindre qu'on s'en fit une arme pour lui contester l'antiquité
492 REVUE DES DEUX MONDES.
de la doctrine qu'il annonçait ; il la donnait comme nouvelle. Sa po-
sition était tout autre que celle d'un compilateur qui veut tromper
sur l'origine de son livre. Tout cela, du moins, est aussi clair que
neuf; je n'ose ajouter que tout cela est également démonstratif en
faveur de l'authenticité du Pentateuque. Mais j'aime à croire que
cette authenticité repose sur d'autres preuves moins neuves peut-être
que celles du jeune professeur, mais non moins solides cependant ;
et j'adhère volontiers à cette conclusion : le Pentateuque est l'œuvre
de Moïse. Ce point établi , passons à l'examen des renseignemens que
Moïse nous a transmis ; je veux dire, examinons l'usage qu'en a fait
M. Lenormant.
Dans le chapitre X de la Genèse, Moïse cite les trois fils de Noé,
Sem, Cham et Japlict, comme ayant donné naissance à trois grandes
familles; et sous le nom de chacun d'eux il range les populations
diverses dont ces familles étaient composées. D'après quel caractère
a-t-il entendu distinguer ces trois groupes? A-t-il été guidé par quelque
ressemblance physique, ou bien par l'identité du système religieux,
ou bien encore par la communauté de langage , ou enfin par quelque
autre rapport? Nous l'ignorons entièrement; le texte de Moïse ne
nous offre qu'une aride nomenclature de noms propres. Première
difficulté. Admettons qu'en traversant des milliers d'années pour
arriver jusqu'à nous, chacun de ces noms propres se soit conservé
pur de toute altération; nul d'entre eux ne nous peut servir sans avoir
été préalablement assimilé à quelque dénomination conservée dans
les écrits des Grecs et des Latins ; or, nous savons à quel point les
Grecs et les Latins ont altéré les noms orientaux, et comment à ces
noms ils en ont fréquemment substitué d'autres tout-à-fait différens.
Si nous n'avions d'autre guide que l'oreille, qui de nous, dans les
Ecjijptiens^ reconnaîtrait le Misraïm de Moïse? Qui, dans les Etliiopiemy
les LibijenSy les Phéniciens, reconnaîtrait Chus, Pliiit, Clinnaan?
Deuxième difficulté. C'est à désespérer d'obtenir du chapitre X le
moindre éclaircissement. Cependant M. Lenormant n'a point reculé
devant les difficultés que je viens d'indiquer ; il s'est plu même à leur
en adjoindre d'autres , ainsi qu'on va le voir.
Les écrits de Moïse ne sont pour M. Lenormant qu'une œuvre
historique ordinaire , soumise par conséquent aux mêmes chances
d'altération que tous les autres livres arrivés jusqu'à nous à travers
les mains de mille copistes. Le jeune professeur reconnaît qu'on a
dû y introduire successivement des gloses ou scliolies et des intcrpo-
lations faites dans un but politique ou religieux ; il admet en par-
COURS d'histoire ancienne. 493
ticulier que le tableau des descendans de Noë a dû être complété pos-
térieurement à Moïse. Assurément cette manière de voir n'amoindrit
point la seconde des difficultés que nous avons sij^nalées; bien loin
de là. Il y a plus : M. Lenormant admet comme appartenant à une
même population, les dénominations semblables ou à peu près sem-
blables, qui se rencontrent, soit dans la même généalogie, soit dans
les généalogies parallèles de Sem, de Cham et de Japhet. Quand je dis
à peu près semblables y j'entends que M. Lenormant admet l'identité
des noms toutes les fois que les lettres dont ils sont composés sont
susceptibles de permutation dans les divers dialectes d'une même
famille de langues ; c'est bien là une difficulté nouvelle ajoutée aux
précédentes.
Du principe admis par M. Lenormant, il résulte nécessairement
l'apparition d'un certain nombre de contradictions dans les récits de
Moïse. On pourrait, dans ces contradictions, voir un embarras; pas
du tout. M. Lenormant y voit d'abord une preuve de la parfaite bonne
foi de l'écrivain; en effet, dit-il, ce si Moïse avait été préoccupé d'un
système, s'il avait fait violence aux faits pour mieux l'établir, son
premier soin sans doute eut été de faire disparaître les contradic-
tions qu'il trouvait entre les traditions reçues. » Bien plus, l'appa-
rition du même nom ou d'un nom à peu près semblable, dans les
rangs des descendans de Cham en même temps que dans ceux des
fils de Sem, a mis M. Lenormant sur la trace d'un fait fort important,
celui des amalgames réitérés des fils de Sem avec les fils de Cham.
Ces amalgames, en effet, expliqueraient fort bien la confusion intro-
duite dans les généalogies; les races mêlées se rattachant tantôt aux
Sémites, tantôt aux Chamites,
C'est à l'aide de deux principes différens que M. Lenormant sup-
plée au silence de Moïse sur le caractère distinctif des trois grandes
familles. Les fils de Japhet, que Moïse connaissait à peine, sont par
lui classés d'après l'identité de langage; tel est le premier principe.
Les fils de Cham, que Moïse connaissait mieux, sont classés d'après
la ressemblance physique; deuxième principe. Quant aux fils de Sem,
que Moïse connaissait fort bien , M. Lenormant ne dit point d'aprèsr
quel rapport ils avaient été classés. Il y avait bien entre eux com-
munauté de langage, mais ce langage étant aussi celui de quelques
populations de la race de Cham, ne peut être considéré comme ca--
ractère distinctif.
A ces deux principes, en ajoutant un troisième qui consiste à éta-
blir la synonymie entre les noms orientaux et les dénominaîioni>
494 BEVUE DES DEUX MONDES.
grecques ou iaiines , uniquement à l'aide de l'oreille , toutes les fois
qu'il n'y a point de moiif d'agir autrement, M. Lenormant est con-
duit à des conséquences fort curieuses; nous allons les passer en revue.
Premièrement, les noms des fils de Japhet ne pouvant être assi-
milés qu'à l'aide de leurs consonnances , M. Lenormant use large-
ment, à leur égard, du troisième principe dont nous venons de parler.
Gomer, ce sont les Cimmériens ; Magog représente les Massagétes;
Madai, les Médes; JavœUy les Ioniens ou les Grecs, etc.; FAha, fils de
Javan, ce sont les Hellènes; TharsiSy les habitans de Tarse, c'est-à-
dire les Ciliciens; Cethim, les habitans de Citium, c'est-à-dire les
Cypriotes; Dodanim ou Bodanhn (on lit l'un ou l'autre), les habi-
tans de Dodone ou les Rhodiens. Dans cette synonymie, nous voyons
figurer les Grecs; or, l'idiome des Grecs est un des dialectes de la
grande famille de langues que l'on désigne aujourd'hui sous le nom
de indo-germanique ; nous arrivons donc à ce fait capital : tous les
Japétiques de Moïse sont des indo-germains. « A ce tableau de la
race indo-germanique donné par Moïse , dit M. Lenormant, il ne
manque que les Indiens et les Germains. »
Pour établir la synonymie de la race de Cham , nous avons fort
heureusement des secours autres que la consonnance des noms ; je
dis fort heureusement, car, certes, nous n'eussions pas reconnu les
Égyptiens, les Éthiopiens, les Libyens et les Phéniciens, sous les
formes Misraïm , Chus , Phut et Chanaan , aussi facilement que nous
avons pu saisir les Médes dans Madaï et les Grecs dans Javan. Appli-
quant à cette race le deuxième de ses principes, M. Lenormant en
bannit complètement les populations noires, ce En effet, dit-il, si tous
les fils de Cham sont réellement frères, il suffit de savoir que les
Égyptiens et les Phéniciens étaient de race blanche, pour déclarer
qu'aucun des chamites n'était noir. » Assurément ce n'est pas une
chose sans importance et surtout sans nouveauté qu'une pareille
conclusion. M. Lenormant est incontestablement le premier qui ait
revendiqué la couleur blanche et l'origine asiatique pour toutes les
populations libyennes et éthiopiennes. Nous marchons, on le voit,
de plus neuf en plus neuf.
A la couleur blanche ne se borne pas la ressemblance des Cha-
mites avec les fils de Sem. Nous avons vu plus haut l'amalgame de
ces deux races résulter de certaines contradictions du texte de
Moïse , ce qui nous indiquait déjà des rapports assez étroits. Main-
tenant M. Lenormant nous annonce l'identité fondamentale, ou, si
l'on veut, l'identité originelle du langage chez les uns et les autres.
COtRS D'HISTOIRE ANaKNIfE. ^95
a L'on ne trouve pas, dit-il, plus de différence entre THébreu, par
exemple, et l'Égyptien, qu'entre l'Hébreu et tout autre rameau de
la famille sémitique. » La découverte est assez importante ; l'auteur
l'annonce avec assez de modestie et d'assurance tout à la fois, pour
qu'il faille nous y arrêter quelque peu. « Pour être sincère, dit M. Le-
normant, je dois avouer que le résultat auquel je crois être parvenu
n'est point le fruit d'une élude conipleie des deux sources auxquelles j'ai
dû puiser. Ce sont les inductions historiques qui se rattachent à
l'occupation la plus habituelle de ma pensée , qui m'ont fait chercher
les rapprochemens sur lesquels je m'appuie ; mais si ces rapproche-
mens n'avaient point été de la nature la plus évidente , je crois pou-
voir me rendre la justice de dire que je ne m'y serais point arrêté.
Tout au contraire , à peine ai-je commencé celle recherche, que j'ai vu
jaillir à mes yeux une lumière si abondante, qu'il m'a été impossible
de me refuser au témoignage de mes yeux. J'ai réuni un certain
nombre d'exemples qui prépareront le lecteur à la conviction que
j'ai acquise. »
L'abbé Barthélémy, à une époque où la langue égyptienne com-
mençait à peine à être connue en Europe, écrivit quelques réflexions
générales sur les rapporis des langues égijptienne , phénicienne et grecfpje.
Frappé de certaines analogies ou ressemblances, il arrivait à conclure
l'existence d'une langue primiiive commune à tous les peuples de
l'ancien monde connu. Ces conjectures ingénieuses ont disparu devant
une étude plus approfondie de la langue égyptienne, et depuis cette
époque il a été généralement admis que , si le phénicien et le grec
avaient quelques rapports avec l'égyptien , ces rapports étaient pu-
rement fortuits et du nombre de ceux qui peuvent exister entre
choses tout-à-fait différentes.
M. Lenormant reprend aujourd'hui la moitié de la thèse que sou-
tenait l'abbé Barthélémy; je dis la moitié, parce qu'il passe sous
silence les ressemblances avec la langue grecque, dont il n'a pas
besoin. M. Lenormant, aux argumens de Barthélémy, que je ne rap-
pellerai point ici, joint d'autres argumens qui lui sont propres. Ce
sont ces derniers que nous allons examiner. « Un objet d'étude,
dit-il , non moins propre à amener la persuasion, consisterait à choi-
sir un radical sémitique (hébreu, par exemple) , qu'on réduirait à
l'élément primitif monosyllabique , et qu'on suivrait ensuite dans
toutes ses phases, à travers les divers dialectes. Je ne doute pas que,
dans un tel travail , on ne pût intercaler les formes égyptiennes tout
aussi bien qu'on a pu ranger les mots éthiopiens dans les vocabulaires
496 REVUE DES DEUX MONDES.
comparés des idiomes sémitiques. C'est ainsi, continue-t-ii, qu*on
démontrerait les rapports du mot copte douy être rassasié, avec les
mots hébreux sfa, sba, qui ont une signification analogue, o Sur ce
premier exemple, je ferai remarquer que la finale ou du mot égyptien
paraît n'être point autre chose qu'une désinence passive, ce qui écar-
terait toute ressemblance.
Deuxième exemple. « La science , la connaissance , s'explique par
l'emploi métaphorique du mot do plénitude, La science est la plénitude
et la nourriture de l'esprit. Au copte sbo, science , nous trouvons à
comparer un mot arabe, signifiant il a contenu , il a renfermé dans son
cœur y etc. «llorapollon, sur l'autorité duquel s'appuie M.Lenormant
pour assigner au mot sbo le sens de plénitude de C esprit, Horapollon
dit que celui dont la nourriture est assurée apprend les lettres , et
que celui pour lequel il n'en est pas de même apprend un métier. De
là vient, ajoute-t-il , que le mot sbo , signifiant insirnction , s'inter-
prète nourriture complète. On voit qu'il n'est nullement question ici
de la plénitude et de la nourriture de l'esprit. Passons au troisième
exemple.
a L'idée de temps et celle de complément sont identiques (je cite
textuellement). Les temps sont accomplis; c'est une métaphore des
plus communes. Les Égyptiens expriment aussi l'idée de temps par le
mot sêou. A ce mot copte répond l'hébreu souf, fin , complément ^ etc.»
L'identité résultant de ce que deux idées sont fréquemment em-
ployées ensemble! J'aime mieux croire que je n'ai pas compris.
Quatrième exemple, a L'idée de remplir et celle d'accumuler sont
très voisines; l'hébreu dit isf, il a accumulé , il a ajouté; l'égyptien
exprime par souo, le blé, le grain que l'on amasse. » Je saisis diffici-
lement le rapport qui rattache l'idée blé à l'idée accumuler; tout objet
susceptible d'être accumulé figurerait ici tout aussi convenablement
que le blé.
ce Je continue, dit M. Lenormant à la suite de ce quatrième exemple,
je continue d'indiquer les différens emplois du même radical, sans
plus marquer la liaison des idées , que l'esprit du lecteur suivra de lui-
même. » Nous avons eu trop de peine à le suivre quand il marquait
la liaison des idées, pour être tentés de le faire quand cette liaison
cesse d'être marquée. Nous bornerons donc aux exemples ci-dessus
l'examen des considérations neuves exposées par M. Lenormant. Ces
exemples sufijsent et au-delà pour démontrer, non pas l'identité
fondamentale de la langue égyptienne et de l'hébreu, mais la pleine
lîonne foi de l'auteur lorsqu'il nous disait plus haut : c< Le résultat
COURS d'histoire ancienne. 497
auquel je crois être parvenu, n'est point le fruit d'une étude corn-
pleiCy etc. » Sans nul doute, M. Lenormant ne se serait point arrêté
aux rapprochemens que nous venons de voir, s'ils n'avaient été
pour lui de la nature la plus évidente, nous aimons à lui rendre cette
justice, tout comme il se la rend à lui-même; il a vu cr jaillir à ses
yeux une abondante lumière , » nous sommes loin de le contester.
Mais nous pensons que l'on doit se tenir sur ses gardes, quand par
hasard on saisit à première vue des similitudes fondamentales entre
deux objets dont on ne connaît bien ni l'un ni l'autre. Nous pensons
qu'il faut alors se défier de l'abondance de la lumière ; car de pareille
abondance il n'est trop souvent résulté que des éblouissemens. Vues
de loin, bien des choses se ressemblent; approchez, ce sera blanc
et noir. Mais c'est m'arrêter trop long-temps ; je conclus en disant
que si la blancheur de tous les flls de Cham est un point que l'on
puisse concéder au jeune professeur, il n'en est pas de même de
l'identité fondamentale des idiomes chamites et sémites.
Arrivons enfln à la race de Sem. J'ai dit que M. Lenormant, carac-
térisant le groupe des populations japéiiques par la communauté de
langage, et celui des populations chamites par la communauté de
couleur, n'avait assigné à la race de Sem aucun signe distinctif.
Cela n'est pas entièrement exact. M. Lenormant regarde la race de
Sem comme une race secondaire, tandis qu'il fait des deux autres des
races primitives. Sur quoi base-t-il cette distinction? Les rapports
qu'il a cru voir entre l'idiome des Sémites et celui des Chamites, les
amalgames qu'il a supposés entre ces deux grandes familles , l'ont
bien mis sur la voie; mais c'est un passage de l'historien Justin qui
J'a conduit à soulever entièrement le voile sous lequel jusqu'à lui se
rachait la vérité. Arrêtons-nous quelques instans sur ce passage
curieux qui modifle et complète les récits de Moïse d'une manière
tout-à-fait inattendue.
Justin, abréviateur de l'histoire universelle de Trogue-Pompée ,
cite Ninus, le fondateur de l'empire assyrien , comme le premier sou-
verain qui ait tenté d'accroître sa puissance par des conquêtes. Il est
vrai, ajoute-t-il, que, dans les temps antérieurs, nous trouvons un
Vexoris, roi d'Egypte, et un Tanaûs^ roi des Scythes, dont le pre-
mier alla jusqu'au Pont-Euxin et le second jusqu'à l'Egypte; mais
l'un et l'autre, laissant tranquilles leurs voisins , allaient au loin cher-
cher, non point un accroissement à leur empire , mais seulement de
la gloire pour leurs peuples. Cette manière de présenter les faits sem-
ble annoncer que notre historien ne croit pas bien fort à l'authenticité
To:\rF \TT. ?2
4i98 REVUE DES DEUX MO^NBES.
de ce tournoi chevaleresque. Quoi qu'il en soit, Vexoris, arrivé sur
les bords de FEuxin, envoie sommer les Scythes de le reconnaître
pour suzerain ; les Scythes lui répondent très cavalièrement , et, sans
l'attendre chez eux, ils se mettent en devoir de l'aller trouver; Vexo-
ris , effrayé de leurs démonstrations , abandonne son armée et se
réfugie précipitamment dans ses états. Les Scythes, profitant de
l'occasion , s'emparent de l'Asie jusqu'à l'Egypte où Us ne pénètrent
point j comme le dit très expressément notre historien ; leur domina-
tion sur l'Asie dura quinze siècles, après lesquels cette contrée leur
fut enlevée par Ninus , le fondateur de la monarchie assyrienne. Tout
cela, on le voit, remonte bien haut; quinze cents avant Ninus, que
l'on regarde comme le contemporain d'Abraham , c'est une époque
antédiluvienne; aussi notre historien, tout en relatant ces vieilles
conquêtes , a-t-il bien soin d'ajouter que , dans la réalité , le premier
empire qui se soit agrandi par des conquêtes, est l'empire assyrien.
C'est par inadvertance que M. Lenormant suppose, d'une part, que
la conquête de l'Egypte dut être la suite du défi porté aux Scythes
par le roi Vexoris, et, d'autre part, que cette conquête est celle
dont il est fait mention dans les fragmens de l'histoire égyptienne de
Manéthon; c'est par inadvertance, sans nul doute, car d'un côté
.fustin dit expressément que les Scythes ne pénétrèrent pas en Egypte,
et, d'un autre côté , il nous apprend que le défi en question est anté-
rieur de quinze siècles à l'empire d'Assyrie. Or, cet empire avait
atteint déjà le maximum de sa puissance , lorsque l'Egypte fut en-
vahie par les hordes phéniciennes ou arabes dont parle Manéthoir.
Ce serait assurément, comme le dit M. Lenormant, a ce serait un
assez beau résultat que celui qui donnerait la démonstration de
l'identité des conquérans de l'Egypte avec les Scythes. » Mais il faut
renoncer à trouver ce beau résultat dans les compilations tardives
de Ïrogue-Pompée. Nous verrons un peu plus loin si l'on ne pour-
rait l'obtenir par une autre ^voie; pour le moment, il nous reste à
examiner une seconde assertion de Justin non moins importante que
la précédente.
Entre les Scythes et les Égyptiens, dit cet historien, il y a eu de
longues disputes au sujet de l'ancienneté de leur origine. Diu cou'^
lentio de generis veiustate fuit. Chaque peuple de son côté , apportant
les argumens qui lui semblaient mihter en sa faveur, la victoire fut
chaudement disputée. Enfin , cette lutte , bien innocente assurément
et bien peu meurtrière, se termina à l'avantage des Scythes. Leurs
rmsons furent jugées supérieures à celles de leurs antagonistes, et
COURS d'histoire ancienne. 499
depuis lors ils passent pour être plus anciens que les Égyptiens.
M. Lenormant a peut-être pris ce passage un peu trop au pied de la
lettre, quand il y a vu « qu'il existait une inbuiiié hivéïércc entre les
Scythes et les Egyptiens. » Les expressions de generïs vctusiaie modi»
flent quelque peu le diii conieniio fuit. M. Lenormant va peut-être
trop vite, quand, donnant « un peu plus d'extension à cette rivalité
des Scythes et des Égyptiens, » il substitue aux uns toute la race de
Japhet, aux autres toute la race de Cham, et voit, dans les paroles de
Justin , ce les peuples de Cham et ceux de Japhet préparés dès l'ori-
gine des choses à une lutte qui ne s'arrêtera qu'à l'extinction presque
totale de la plus faible des deux races; » et surtout quand il conclut
que dans l'origine il n'y avait, en Asie, c< que des Jaiéiiques et des
Chamiies, et que les Sémites sont un produit du mélange postérieur
de ces deux races. » Il n'est pas facile, en effet, de concevoir com-
ment, du contact de deux races primitives, préparées dès l'origine
des choses à une lutte acharnée, il a pu résulter une race secondaire,
aussi nombreuse, aussi puissante que la race de Sem. Assurément il
faudrait bien des siècles d'une inimiiié inié.érée, pour qu'il en pût
sortir quelque résultat semblable; à voir les choses comme le vul-
gaire, il semblerait que c'est non pas une inimitié, mais une amitiâ
invétérée qu'il eût fallu en pareil cas. Ce serait une chose bien neuve
que la race de Sem résultant d'une rage de destruction qui pousse
les uns contre les autres les Japétiques et les Chamites. Y a-t-il donc
raison suffisante pour soutenir en face à Moïse qu'il se trompe (p. 296),
quand il déclare sœurs les familles de Sem, de Cham et de Japhet?
Je ne me charge point de décider; mais je pense que Trogue-Pompée
et son abréviateur Justin n'ont rien à faire dans cette question , et
que la guerre d'argumens dont ils parlent a été faite, non point par
les Scythes et les Égyptiens en personne, mais seulement à l'occasion
des Scythes et des Égyptiens; je pense en outre que de cette guerre
il n'est jamais résulté la moindre mésintelligence entre les uns et les
autres.
Cependant, indépendamment des dires de Trogue-Pompée, M. Le-
normant ne renonce point à mettre les Scythes aux prises avec les
Égyptiens. Les grandes scènes miHtaires, copiées sur les vieux mo-
numens de l'Egypte, nous représentent les rois de la dix-huitième
dynastie faisant une guerre continuelle à des étrangers dont le nom,
déchiffré à l'aide de l'alphabet phonétique , se lit Sclicio. De Scheto à
Scijtlies, il n'y a qu'un pas; et ce pas, M. Lenormant le franchit sans
hésiter. Certainement Sc/ie(o représentera \es Scythes au moins aussi
32.
500 REVUE DES DEUX MONDES.
bien que le Magog de Moïse. Mais ce qui nous donne à réfléchir, c'est
que, d'une part, les fragmens de Manéthon signalent les pasteurs
conquérans de l'Egypte comme des Phéniciens ou des Arabes; c'est
que, d'autre part, les Grecs, qui du Magog des Orientaux ont fait les
Scythes, altéraient étrangement les noms propres, de sorte qu'avec
eux il faut grandement se défier des ressemblances; c'est que, enfin,
le groupe qu'on lit aujourd'hui Scheto, pourrait fort bien se lire au-
trement : ce groupe, en effet, se compose de deux parties, dont la
première, dans l'inscription bilingue de Rosette, représente con-
stamment l'idée autre y en égyptien lie; de sorte que la lecture nisclieio
pourrait bien quelque jour se transformer en un mot du genre de
nikejoouy nom que portait une des villes du littoral de l'Egypte, et
qui répond exactement au grec alloeilmcs, les étrangers. Dans la
traduction qu'il nous a donnée des inscriptions gravées sur un obé-
lisque à la gloire de l'un des rois de la dix-huitième dynastie, Her-
mapion nous apprend qui/ a sauvé l'Egypte en triompliant des étran-
gers, ton alloeilmous. Rien ne prouve qu'il n'y eût pas des Scythes
dans les hordes qui jadis envahirent l'Egypte, et s'y maintinrent
pendant plusieurs siècles; mais aussi nous devons dire que le mot
Sclieio, quand il serait incontestable, ne semblerait pas suffisant pour
démontrer la présence de ces peuples dans la vallée du Ts'il.
Nous ne nous arrêterons point à ces tableaux eilinograplmjues,
trouvés dans les tombes royales de l'Egypte, et que M. Lenormant
rapproche des récits de Moïse. Il y reconnaît les Cliamiies, repré-
sentés par les Égyptiens de couleur rouge; les Sémites, au teint
blanc et aux cheveux noirs ; les Japéiiques, aux yeux bleus, aux
cheveux cendrés ou blonds. Comme ces personnages divers sont ap-
pelés indifféremment Namou et Tanilwu, noms du même genre que
Sclieio; comme les comparaisons établies par M. Lenormant reposent
uniquement sur des accessoires de forme, de couleur, d'accoutre-
ment, qui probablement sont en partie conventionnels, il est diffi-
cile de considérer de pareils rapprochemens autrement que comme
un jeu d'imagination. Sous cette désignation générique de Namou et
de Talimou, il reconnaît ici des Juifs, là des Arabes, plus loin des
Chaldéens, puis des Assyriens, etc.; de là force conjectures sur les
connaissances et les conquêtes des Égyptiens. C'est tout naturel ; en
pareil chemin, il n'y a point de raison pour s'arrêter. Une chose,
entre autres, m'a frappé dans cette longue digression, ce sont les
conséquences que tire M. Lenormant des longs yeux fendus en amande;
involontairement je me suis rappelé que, dans les peintures égyp-
COURS ji'histoire ancienne. 501
tiennes, tous les personnages indistinctement ont de lotujs yeux fendus
en amande.
Quant aux Hébreux captifs en Egypte que M. Lenormant a retrouvés
dans les peintures des grottes sépulcrales de l'Heptanomide , ou
Egypte moyenne, ils ne sont autre chose que le résultat d'une mé-
prise. Ce tableau représente une petite caravane de namou armés ,
conduisant avec eux leurs femmes, leurs enfans, et plusieurs ânes
chargés. Dans la légende explicative, M. Lenormant a cru voir qu'il
était question de surveUlans et de captifs; il en a conclu , malgré les
armes qu'ils portent, que ce sont des namou à l'état d'ilutisme , et
que, par conséquent, il y a toute raison de les regarder comme des
Hébreux. Mais le groupe hiéroglyphique dans lequel il voit des sur-
veiUans, donne à la lecture un mot dont l'analogue dans la langue
égyptienne signifie marchand. Quant au symbole de captivité dont le
nom de ces marchands est accompagné, il nous rappelle la précau-
tion prise par les frères de Joseph quand ils vinrent habiter l'Egypte.
D'après le conseil de Joseph , ils s'annoncèrent comme ayant toujours
été les esclaves du roi. Les prétendus ilotes ne sont donc autre chose,
selon toute apparence , qu'une de ces caravanes de marchands qui,
dans tous les temps, sont allés vendre aux Égyptiens les produits de
l'Asie. Cela étant, peu nous importe la date du tableau et celle du roi
Osortasen, qui s'y trouve mentionné. Quand je dis Osoriasen, c'est
peut-être Osorikon que je devrais dire, car les papyrus bilingues du
musée de Leyde nous montrent le / suivi d'un s dans l'écriture égyp-
tienne, rendu fréquemment par le tli grec.
Je n'ai point la prétention d'avoir signalé tout ce qu'il y a de neuf
dans le livre de M. Lenormant. 11 eût fallu m'étendre outre mesure;
il m'eùtfallu citer ces noms propres du chapitre X de la Genèse, qui,
ne trouvant aucun analogue dans les noms des peuples connus , de-
viennent cf une preuve de la haute antiquité du texte. » Tous ces
noms , en effet , ont dû représenter des populations célèbres. M. Le-
normand attache, dit-il, une importance décisive à ce genre de dé-
monstration. Il m'eut fallu montrer le jeune professeur retrouvant
sur les plus anciennes peintures de la Grèce le type inconnu des Phé-
niciens. En effet, si les Grecs ont, comme on l'assure, reçu des Phé-
niciens l'art du dessin, ils ont dû, suivant M. Lenormant, retracer
dans leurs premiers essais des figures phéniciennes. Mais j'ai trop
dépassé déjà les bornes que je m'étais proposées. En voilà assez pour
le fond.
Quant à la forme , n'en parlons point. Ce n'est pas qu'elle soit moins
502 REVUE DES DEUX MONDES.
remarquable, moins curieuse que le fond : non, certes; mais elle est,
avec plus de richesse , la même que dans un millier de volumes qui
ont joui ou qui jouissent encore d'une certaine réputation. Il y aurait
assurément quelques réclamations à élever en faveur du vocabu-
laire, en faveur de la syntaxe; il y aurait quelques observations à
faire sur le choix des figures. Mais je craindrais, en épluchant minu-
tieusement l'œuvre de M. Lenormant, de me voir affublé du titre
d'ulira- classique. Je n'ai nulle envie d'ailleurs de prêcher dans le
désert. Que notre langue française s'arrange comme elle l'entendra
avecM. Lenormant comme avec tant d'autres qui la mettent en œuvre.
Je passe donc rapidement sur « ces vallées , semblables à autant de
couipesd'ovLieparfumdelasociéléliumaines'éreveenfuméeversl.€ciel{l)y»
sur cf le repaire et les grands bras du montTaurus, )) sur « le désert
qui dispute fièrement le passage aux grands fleuves (2) , » sur a les deux
pôles opposés de l'histoire primitive, » de même que sur a ses co-
lonnes de reconnaissance (3). » Je ne m'arrête point au « fumier social
dans lequel ont leurs pieds les plantes les plus belles que le soleil de l'in-
telligence ait fait éclore(4), » non plus qu'à la cr couche sur laquelle dort
tranquillement l'Europe, » quoique cette couche vaille assurément le
repaire du mont Taurus. Je laisse de côté ces rafflnemens de critique,
qui, (( du fond d'un cabinet de Rostock ou de Kœnigsberg, viennent chi-
caner vingt-quatre siècles sur le fond de leur plus solide croyance (5) ; »
et cependant j'aurais beau jeu à m'y arrêter. Un cabinet de Rosiock!
c'est là de la couleur locale ; il ne s'agit pas vraiment d'un cabinet
quelconque; puis, Je fond, du fond, cela se décline; mais je passe.
(( Les agens surnaturels qui, traduits du génie orienial dans le nôtre,
se réduisent , la plupart du temps , à de simples formes de langage (6), »
ne m'arrêtent pas davantage; je ne veux point voir ces agens que l'on
traduit d'un génie dans un autre; je me borne à une citation, parce
que j'en dois au moins une pour mettre à l'abri de tout soupçon mon
impartialité. Cette citation, je l'emprunte à la page 26 et aux sui-
vantes :
a Je serais un ingrat, messieurs, si je déniais les obligations que
j'ai à la belle science que Vico a créée. L'enfant qui marche aujour-
d'hui ne calomnie pas le doigt de sa mère qui le soutenait il g a si peu de
jours. » Puis quelques lignes plus bas : a Ces monstres de sijnihèse,
passez-moi l'expression, messieurs, ne surgissent qu'à l'aurore d'une
science. Un Buffon n'a pu deviner la théorie de la terre qu'alors que la
(Ij l'og. 16, — [ij Pag. 43. — (r.) Pag. 47. — (i,. Pag, 'i. - (5) Pag. 167. - (6} Pag. 171.
COURS IJ'UISTOIRE ANCIENNE. 503
fjéoiofiie ; c'est-à-dire la théorie de la terre) n existait pas. Plus tard,
quand l'enchaînement des faits a pris une signiGcation positive,
quand les causes , d'obscurément divines qu'elles étaient , sont devenues
intelligiblement providentielles , les lois nouvelles que prononce la phi-
losophie , ne peuvent plus résulter que de l'examen patient et de la
critique rigoureuse des faits Quand il faudra que les résultais
isolés des diverses applications de l'intelligence prennent une forme
harmonieuse et durable , laissons, messieurs, cette œuvre à la plume
qui peint d'un trait, à la voix qui sculpte d'un mot; brûlons sans pitié
toutes les généralités qui pullulent à la surface de notre littérature. »
J'en ai dit assez, je pense, pour montrer de quelle manière V his-
toire ancienne est professée dans la chaire d'histoire moderne de la
faculté des lettres de Paris, pour montrer quelle espèce d'enseigne-
ment se produit dans cette chaire sous l'imposant patronage de
M. Guizot. J'ai été prolixe , j'ai été minutieux , j'ai du faiiguer ceux qui
m'auront voulu suivre ; mais aussi ce n'est pas d'un livre ordinaire
qu'il s'agit; un livre ordinaire eût passé sans attirer notre attention.
Les doctrines du jeune suppléant de M. Guizot sont l'objet d'un en-
seignement public, d'un enseignement offlciel. Ce n'est point un jeu ,
cependant, que la mission d'instruire cette jeunesse qui, de tous les
points de la France, je devrais dire de l'Europe, vient s'asseoir chaque
année sur les bancs delà Sorbonne. Non, la sollicitude des familles
n'envoie point cette jeunesse studieuse pour qu'elle soit livrée , comme
matière à expérience, aux essais informes et indécis de suppléans no-
vices, chez lesquels on demanderait au moins de la maturité. Expe-
rimentum faciamus in anima viliy(( expérimentons sur cette vile espèce,»
n'est point une maxime de notre temps, et surtout n'est point une
maxime applicable aux premières écoles de la France. Que les jeunes
gens, ambitieux d'annoncer des choses nouvelles, s'exercent longue-
ment dans l'ombre , puis qu'ils soumettent au public , à l'aide de la
presse, les résultats de leurs persévérans efforts. Avant qu'il leur
soit permis de les produire dans une chaire publique, dans une
chaire de la Sorbonne , il faut que ces choses nouvelles aient subi
l'épreuve de la critique, il faut qu'elles aient été soigneusement mû-
ries, il faut surtout qu'elles soient bien fixes, bien arrêtées. Ce serait
une étrange chose, vraiment, qu'un professeur d'histoire obligé pé-
riodiquement de remplacer par des assertions contradictoires ses pré-
cédentes assertions. Quelle confiance peut inspirer à ceux qui l'écou-
tent celui qui viendra leur dire comme M. Lenormant : « Des con-
sidérations nouvelles, dans mon cours de l'an 1836— 37, m'ont
504 REVUE DES DEUX MONDES.
déterminé à reculer d'un siècle plus haut encore la date de l'Exode; i)
et puis : « Dans le cours de l'année 1836 — 37, j'ai été amené à placer
la date d'Abraham à une époque beaucoup plus reculée que je ne
l'avais pensé lorsque j'écrivais ces lignes ! » Mais vraiment si vous
n'avez pas encore des principes arrêtés , qui donc vous oblige à pro-
fesser ! et vous qui de l'autorité de votre nom couvrez un pareil abus,
quel compte sévère n'a-î-on pas droit de vous demander ! Je veux
bien qu'on ne vous fasse point un crime d'avoir livré à Vhisioire
ancienne une chaire qui vous a été conGée pour l'enseignement de
V histoire moderne; mais, pour qu'il soit permis de se taire sur un pa-
reil changement de destination, il faudrait que ce changement fût
jusliûé par l'éclat, par la solidité de l'enseignement nouveau. Vaine-
ment avons-nous, dans l'œuvre de M. Lenormant, cherché une jus-
tification pareille. Cette œuvre eût demandé de l'indulgence et des
encouragemens, si l'auteur nous l'eût présentée comme le fruit de
ses recherches privées ; publiée par lui comme le résumé d'un en-
seignement officiel fait sous le patronage de M. Guizot, cette œuvre
n'appelle plus qu'une critique sévère. A ceux qui me reprocheraient
la verdeur de la forme , je dirai que la patience me manque pour
faire un siège en règle autour de chaque absurdité, pour battre en
brèche sérieusement une chose ridicule ; à ceux qui relèveraient les
longueurs et les minuties, je dirai que mes conclusions sont trop
sérieuses pour que je les veuille établir sans avoir aux yeux de tous
plus que dix fois raison.
W Dr JARDIN.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Hi^HH
14 novembre 183T.
Les élections sont terminées, moins celles de la Corse, qui ont toujours
lieu un peu plus tard, et l'élection de l'arrondissement de Ploërmel qu'un
accident imprévu a forcé d'ajourner. A cela près, la troisième chambre de
la révolution de juillet est complète, et l'épreuve tentée par le ministère du
15 avril est subie. Cette épreuve est heureuse dans l'ensemble de ses résul-
tats; elle n'a point affaibli le gouvernement; elle a diminué la force numé-
rique des oppositions extrêmes; elle a sensiblement amoindri le parti doc-
trinaire; elle a fait gagner un grand nombre de voix au centre gauche et
à cette fraction de l'ancienne majorité qui avait accueilli avec le plus d'em-
pressement l'amnistie et le système de conciliation; enfin, elle ouvre au
pays une assez longue carrière à parcourir dans la nouvelle [voie où l'a fait
entrer le ministère de M. Mole, et la dissolution est pleinement justifiée.
Cependant, quelque favorables que soient ces résultats, tout n'y répond pas
aux prévisions et aux calculs qu'on avait cru pouvoir baser sur les circon-
stances et l'état présumé des esprits. Ainsi, généralement on ne s'attendait
pas à autant de nouveaux choix. On portait à quatre-vingts, tout au plus,
le chiffre des changemens probables dans le personnel de la chambre; or, il
y en a cent quarante-six, en comptant les nominations doubles, c'est-à-dire
celles de MM. Thiers, Arago, Lamartine, Taillandier, Thiard, Clausel,
ïupinier, Chasseloup-Laubat, et deux ou trois autres, ainsi que les simples
mutations qui sont moins nombreuses; et sur ces cent quarante-six chan-
gemens, on trouve déjà cent trente noms absolument nouveaux. Voilà
le premier point sur lequel les calculs étaient restés en arrière de la réa-
lité. Autre mécompte. Le parti carliste, qui avait, il est bon de le rappeler.
506 REVUE DES DEUX MONDES.
sonné le premier la trompette, long-temps avant que la dissolution eût
acquis un caraclùre officiel, le parti carliste se flattait de jouer un grand
rôle dans les élections, de s'y fortifier pour son propre compte, et quand il
ne triompherait pas sous son drapeau , de faire pencher la balance du côté
où il se porterait. On le croyait décidé à prendre part, plus qu'il ne l'a fait,
au mouvement électoral; et dans la supposition qu'il y prendrait part, on le
croyait capable d'y exercer plus d'influence qu'il n'en a réellement, d'y dé-
ployer plus de forces qu'il n'en possède. L'opinion qu'il s'attachait à donner
de sa puissance avait gagné dans les partis contraires. Personne n'eût été
surpris de voir M. Berryer revenir à la chambre avec cinquante ou soixante
voix légitimistes , qui l'auraient reconnu pour leur chef et auraient aveuglé-
ment suivi son mot d'ordre. On s'était enfin, pour tout dire, presque habitué
à l'idée de voir le gouvernement et le sort des grandes questions politiques
dépendre du parti carliste, et on apercevait dans cette situation la source
de graves embarras , comme le germe de combinaisons nouvelles entre les
divers élémens de la puissance parlementaire. Mais les choses ont tourné tout
autrement ; le parti carliste n'a été rien moins qu'unanime dans les élections;
beaucoup se sont tenus à l'écart, comme par le passé; et selon les lieux, les
influences particulières, l'ardeur des ressentimens, les considérations de
personnes, les uns ont fait du pessimisme, c'est-à-dire voté pour les can-
didats de l'opposition la plus avancée; les autres ont embrassé le rôle de
conservateurs, c'est-à-dire voté pour les candidats du gouvernement; d'au-
tres enfin se sont résignés à faire passer des hommes inoffensifs, estimés de
tous les partis dans leur ville, hommes modérés qui suivent le plus fort
sans bassesse, uniquement parce que le plus fort garantit mieux les intérêts
essentiels de la société, quand il est, d'ailleurs, un gouvernement régulier.
Il est résulté de tout ceci , manque de tactique , ou manque de moyens réels,
que le parti carliste s'est affaibli , qu'il reviendra moins nombreux à la cham^
bre , et que par conséquent il se perdra dans la minorité , au lieu d'y exercer
l'influence prépondérante d'un arbitre.
Plusieurs triomphes de l'opinion radicale figurent aussi dans les résultats
inattendus de l'appel qui vient d'être fait au pays légal. On ne croyait pas
que cette opinion eût conservé ou acquis tant de puissance dans le sein du
corps électoral. Mais puisqu'elle existe au sein de la nation, il n'est pas à
regretter qu'elle se trouve représentée au sein de la chambre dans la pro-
portion de ses forces. Les passions qui animent ses chefs , les théories de gou-
vernement dont ils se proclament les apôtres, la valeur oratoire et le mérite
politique qu'une admiration sur parole attribue à quelques-uns d'entre eux,
tout se produira aussi librement que le comporte la tribune de la chambre,
des députés, et tout sera jugé. Vues de près, transportées sur un théâtre
plus vaste, appliquées à des objets nouveaux, ces facultés que l'esprit de
parti exalte avec tant de chaleur, perdront peut-être beaucoup de leur éclat.
Leur présence à la chambre aura d'ailleurs un autre effet. Déjà on suppose
que M. Garnier-Pagès pourrait avoir des rivaux. Si c'est moins par le talent
REVDE. — CHRONIQUE. 507
de la parole que par la violence du langage et l'exagération des idées, s'ils
se posent hardiment comme ennemis de la constitution et de la monarchie,
ils produiront une scission plus éclatante dans la gauche, ils forceront l'op-
position dynastique à se caractériser de plus en plus, et ils fortifieront le gou-
vernement en refoulant vers lui tout ce qui veut sincèrement sa conservation.
Il y a néanmoins, dans ce qui vient de se passer à propos des élections, un
fait qui nous a plus frappés que la nomination de M. Michel (de Bourges)
ou celle de M. Mariin (de Strasbourg), et qui est de nature à faire sur les
esprits sérieux une vive et profonde impression. Les élections attestent, non
pas tant par le résultat officiel que par la chaleur de la lutte et le nombre
de voix que les candidats du parti radical ont trouvées presque partout,
combien l'opinion démocratique a de force dans le pays. Les chiffres parlent;
et si, dans l'espace de temps qui nous sépare des élections prochaines, elle
faisait autant de progrès que depuis les élections de 1834, l'opinion démo-
cratique pourrait bien, par la composition de la chambre élective, se trouver
un jour maîtresse du gouvernement. C'est un événement qu'on aurait à re-
douter, si par des actes imprudens et mal calculés on réveillait les vagues
inquiétudes sous la préoccupation desquelles ont été faites un grand nombre
d'élections, malgré l'heureuse influence du système réparateur de M. Mole.
Nous avons dit cependant que l'opposition a perdu, et c'est vrai : elle tiendra
moins de place dans la chambre; mais les suffrages qu'elle a obtenus sont en
proportion supérieure, et encore la formation de son comité lui a-t-elle été
souvent préjudiciable.
Un des principaux élémens de l'ancienne chambre reparaîtra dans la
nouvelle, accru et fortifié : c'est le centre gauche; seul il n'a pas fait de
pertes, et il a acquis de 30 à 35 voix. Le groupe actif surtout du centre
gauche est revenu tout entier à une immense majorité de suffrages : ce sont
MM. Calmon, Chaix-d'Est-Ange, Dubois de la Loire-Inférieure, Ducos ,
Dupin, Dufaure, Etienne, Félix Real, Fould, Ganneron, Malleville, Ma-
thieu de la Redorte, Passy, Reynard, Royer-Gollard , Roger du Nord,
Sauzet, Teste, Vivien, etc. Le chef politique de ce parti a vu son nom sortir
deux fois du scrutin , et trois candidatures improvisées lui ont valu un nom-
bre imposant de suffrages, à Saumur contre M. B. Delessert, à Lille contre
un candidat légitimiste, et à Réthel contre le maréchal Clausel. Le mouve-
ment du corps électoral vers le centre gauche ne sera pas, nous l'espérons,
un vain enseignement pour le pouvoir.
Le centre droit, au contraire, a perdu plus de 30 voix : MM. Chastellier,
F. Delessert, Duchesne, de l'Espée, d'Entraigues, d'Haubersart, de Fal-
guerolles, Augustin Giraud, Gouvernel , Hervé, Jay, Lacroix, La Réveil-
lère, J. de Larochefoucauld, baron Merlin, Madier de Monljau , Palaille,
Renouard, etc., etc., et il n'a gagné que MM. Benjamin Dejcan, Dutier,
de La Gillardaie, Cadeau d'Acy, Leclercq dans le Calvados. Si la phalange
de M. Guizot a conservé ceux de ses membres auxquels on ne saurait con-
tester le talent de le servir, elle a gardé aussi en partie ceux dont le zèle
508 REVUE DES DEUX MONDES-
imprudent ne manque pas de le compromettre. C'est surtout à la compa-
raison de ce que les autres ont gagné que le parti doctrinaire paraît avoir
perdu , et aussi à cause des vides que les promotions à la pairie ont produits
dans ses rangs.
Au reste, nous ne prétendons pas essayer ici la statistique de la chambre
nouvellement élue. Ce n'est ni le lieu, ni le temps, et rien n'est plus trom-
peur dans la pratique. Une chambre est toujours ce que la font les circon-
stances et les hommes supérieurs qui savent s'en emparer, témoin celle
de 1831, dans laquelle la politique du 13 mars n'avait d'abord trouvé rien
moins que sympathie et faveur.
Ce qui contribue beaucoup à rendre ces sortes de calculs fort trompeurs,
quand ils ne reposent pas sur plusieurs votes bien constatés dans un certain
nombre de questions importantes, c'est que la politique ne joue pas toujours
dans les élections le rôle qu'on suppose. II y a des hommes qui , indépen-
damment de leurs opinions , se discréditent ou se recommandent aux yeux
des électeurs par des indignités ou des qualités spéciales. Ces motifs échap-
pent de loin à l'appréciation, et tel choix dont les journaux font un succès de
parti, n'est au fond qu'un succès de personne, ou bien une simple affaire
d'intérêt local. Ainsi ce n'est pas tant pour avoir défendu et voté une loi
impopulaire que tel député n'est pas réélu : c'est pour avoir pris trop de
soin de sa fortune personnelle; c'est pour s'être assuré, très jeune encore,
dans une place de conseiller à la cour de cassation, une retraite avanta-
geuse et sûre, précisément à l'époque oii le traitement venait d'être porté
de 12 à 15,000 francs.
Ailleurs ce sont des préventions plébéiennes et de vieilles animosités qui
l'ont emporté sur le mérite politique des candidats. Nous ne saurions, pour
notre part, nous empêcher d'exprimer un regret. Nous eussions désiré voir
siéger dans le parlement de 1838 plus d'hommes jeunes et nouveaux ayant
fait leurs preuves comme publicistes; dans le nombre nous citerons l'auteur
de la Démocratie en Amérique y M. deTocqueville; M. L. de Carné, que nos
lecteurs ont depuis long-temps apprécié comme écrivain politique , ainsi
que M. Lerminier, le brillant professeur du Collège do France. Ces publi-
cistes , prenant chacun dans la chambre la place et la ligne politique où l'ap-
pelaient ses convictions, eussent souvent éclairé et agrandi les discussions.
Nous parlons ici dans l'intérêt général et non dans l'intérêt particulier
d'aucun amour-propre. Il était important pour tous que les hommes d'études
qui ont fait de la carrière politique et parlementaire le but de leurs travaux
pussent montrer à la chambre et au pays comment ils entendaient l'alliance
du progrès avec l'ordre , de la modération avec la fermeté , des sentimens
nationaux avec l'esprit politique.
Les élections générales ont présenté aussi, il faut le dire, un singulier
spectacle, et elles prouvent que l'éducation politique du pays, des élec-
teurs et des candidats n'est pas encore entièrement faite. Beaucoup ont mis,
pour nousservir d'une expression récente , leur drapeau dans leur poche, ou
KEVCE. — CHRONIQUE. 509
n'en ont montré qu'un côté, selon les lieux. On veut , avant tout , se faire
élire, et alors on se laisse souvent aller à caresser le faible des électeurs outre
mesure, contre la raison et contre la conviction personnelle. Il s'opère en môme
temps, sur la masse des élections, deux mouvemens convergens et quelquefois
trompeurs, qui déplacent momentanément les hommes , dans l'intérêt d'ua
succès d'amour-propre, pour les rapprocher d'un terrain où leur marche
est gauche et embarrassée. Pour ne pas tomber du côté où l'on penche , oa
se jette en avant ou en arrière, un peu à l'étourdie, et sans penser à la dignité
personnelle, qui vaut mieux qu'une élection. Les uns , soupçonnés de vouloir
détruire, se font conservateurs et prodiguent les protestations de dévoue-
ment à la constitution; les autres, soupçonnés de tiédeur dans le libéralisme,
prennent des engagemens que ne désavouerait pas M. Garnier-Pagès. Une fois
à la chambre , le naturel revient ou serait revenu , si les électeurs s'étaient
laissé séduire.
Néanmoins, nous ne voulons pas nier qu'il ne se soit accompli sur des
points un changement réel et sérieux , que bien des esprits ne se soient
accommodés à la situation, soumis à la puissance des faits, et qu'ils ne
soient maintenant disposés à dater d'une ère nouvelle, sans récriminer sur
le passé. C'est au ministère du 15 avril, c'est à la sagesse de M. Mole qu'est
dû cet heureux résultat, et telle est l'influence sous laquelle s'ouvrira la
session. Un vaste plan de travaux publics, plusieurs lois d'attributions, des
réformes à faire dans la législation civile , la question d'Alger ravivée par
la conquête et la conservation de Constantine, tel doit en être le programme;
où trouver place dans ces discussions pratiques pour les théories radicales
ou les passions réactionnaires que plusieurs des députés de la nouvelle légis-
lature pourraient être tentés de porter à la tribune? Telle qu'elle est com-
posée, la chambre sera-t-elle disposée à les écouter, à tolérer des violences
qui ne sont plus de saison et n'ont plus de prétexte; et s'il faut subir, dans
la discussion de l'adresse, les frais de deux ou trois réputations à faire,
sera-ce un embarras chaque jour renaissant pour toute la durée de la ses-
sion? Nous ne le croyons pas, et en voici la raison : c'est que le cabinet ne
provoquera ces violences ni par son attitude, ni par ses projets, ni par ses
actes, ni par son langage, ni par ces indiscrétions d'imprudens amis dont
on rend quelquefois un ministère responsable. Il n'y a pas de lois de rigueur
à présenter; elles ne sont pas dans le caractère des hommes qui le composent,
et rien dans la situation des affaires n'en réclame de nouvelles. On ne peut
donc pas s'attendre à voir renaître des débats irritans, et les questions d'in-
térêts matériels, d'administration, d'ordre positif, reprendront bientôt et
conserveront le dessus. iX'est-ce pas là qu'à travers tant d'épreuves on a
cherché à en venir depuis trois ans?
Il est vrai que l'année dernière, aux approches de la session, îe gouverne-
ment se promettait la même sécurité, se croyait arrivé au même point, offrait
dans le même espoir les mêmes alimens et ouvrait la même carrière à l'acti-
vité du pays; et cependant, comme les questions de parti, comme lesthéo-
510 REVUE DES DEUX MONDES,
ries et les systèmes politiques se firent jour et revendiquèrent leur empire
dans cette chambre où le directeur des ponts-et-chaussées devait prendre
la première place! On s'était trompé, il était trop tôt; il y avait encore
une grande question à vider, celle de l'amnistie, et par l'amnistie à clore le
passé. Ce n'est pas tout. Deux évènemens graves, l'un au début de la ses-
sion, l'autre sur la fin de la discussion de l'adresse, devaient replonger le
gouvernement et la chambre dans cet état de guerre d'où l'on sortait à peine,
et où les souvenirs des précédentes sessions faisaient toujours si facilement
rentrer. Nous voulons parler de l'attentat sur la personne du roi et de l'af-
faire de Strasbourg. L'influence de ces deux évènemens sur le moral de la
chambre et sur l'attitude du pouvoir fut déplorable; elle les fit reculer d'un
an, et parut tout remettre en question. Aujourd'hui, rien de pareil n'est à
craindre, et on ne retomberait plus dans les mêmes fautes. Aussi le plan qui
a échoué l'année dernière, peut et doit réussir cette année.
Le parti du gouvernement dans la chambre nouvelle est très fort ; les deux
oppositions extrêmes y comptent moins de voix, et plusieurs membres de la
gauche se sont modifiés; les doctrinaires affaiblis ne peuvent créer d'em-
barras au ministère. La seule portion de la chambre qui ait incontestable-
ment gagné dans les élections, le centre gauche, lui est favorable. Mainte-
nant c'est à lui de conserver, dans le maniement quelquefois assez difficile
de cette force , l'ascendant que lui ont donné , dans le cours des six derniers
mois, le bonheur et l'habileté de sa politique. Il aura toujours, quoi qu'il
arrive, un fort beau discours à mettre dans la bouche du roi pour l'ouver-
ture de la session.
Avant que les chambres françaises soient ouvertes, les deux assemblées
que la nouvelle constitution d'Espagne a établies se réuniront à Madrid. Les
certes ont terminé paisiblement leur session le 4 novembre , et ont reçu de
leur dernier président des éloges emphatiques et outrés sur les services
qu'elles avaient rendus à la patrie, les lumières qu'elles avaient apportées
dans l'accomplissement de leur mission, la grandeur qu'elles avaient con-
stamment déployée au milieu des dangers et des obstacles de leur longue
carrière. L'histoire ne ratifiera pas ce jugement. Elle dira, au contraire, que
ces certes ont adopté bien des mesures impolitiques, partagé et servi des
passions funestes au bonheur de l'Espagne , fait souvent cause commune avec
les anarchistes , et presque toujours mal compris les besoins du moment et
de la nation. Cependant elle leur saura gré d'avoir introduit dans la consti-
tution de 1812 des améliorations immenses, et d'avoir, par là, rendu la
monarchie compatible avec le système représentatif. Mais depuis la chute de
M. Mendizabal tous leurs actes décelaient une irritation violente contre le
pouvoir qui lui avait succédé. Elles cherchaient à l'embarrasser et à l'affai-
blir par tous les moyens ; elles poursuivaient d'avance dans M. de Toreno un
des chefs du parti modéré qui dominera le nouveau corps législatif; elles
faisaient un crime au baron de Meer, vice-roi de la Catalogne , des mesures
vigoureuses qu'il venait de prendre à Barcelonne pour y rétablir l'ordre.
, REVUE. — CHRONIQUE. 511
5Hr les instaoces et aux applaudissemens de la meilleure partie de la popu-
latioD. Le ministère de M. Bardaji, enfin délivré de cette chambre tracas-
sière et passionnée, trouvera plus de justice dans celles qui vont lui succéder.
Le sénat, composé par la couronne sur des listes triples de candidats élus par
chaque province, réunira plus d'intelligence politique et de vrai patriotisme
que les dernières assemblées, nommées sous l'influence des mouvemens
révolutionnaires qui ont tant favorisé les progrès de don Carlos. On espère
beaucoup en Europe de l'ascendant q-u'il prendra sur les affaires, de la force
qu'il prêtera au gouvernement, de la direction qu'il lui imprimera. La
situation est certainement moins mauvaise qu'il y a trois mois; d'échec en
échec, don Carlos a reculé de devant Madrid jusque dans les montagnes de
la Navarre. Ses forces sont désorganisées; on se plaint autour de lui; les
anciennes divisions reparaissent dans son camp et dans sa cour nomade;
quelques-uns de ses généraux expient dans les fers leur découragement ou
leurs revers. Mais l'année dernière, après le retour de Gomez dans les pro-
vinces insurgées et la levée du siège de Bilbao, la cause de don Carlos pa-
raissait aussi bien compromise, et cependant, quatre mois après, on l'a vu
reprendre l'offensive la plus hardie. Il ne faut donc pas conclure de l'affai-
blissement momentané de don Carlos que son parti n'a plus de ressources,
car il en a encore d'immenses, et le théâtre des opérations militaires est si
vaste, que les armées de la reine peuvent perdre en détail ce qu'elles ont
gagné depuis quelque temps sur l'ensemble de la guerre. En voici une
preuve toute récente. Le général Oraa, détaché de l'armée d'Espartero,
ramassait , dans le Bas-Aragon et dans le pays de Valence, les moyens néces-
saires pour assiéger Canlavieja, place forte bien connue des carlistes, position
très avantageuse, où les généraux constitutionnels n'ont pas réussi à cerner
le prétendant. Cabrera , qui suivait tous ses mouvemens, est parvenu à l'at-
teindre dans un étroit défilé de ces contrées montagneuses, l'a impunément
attaqué avec l'avantage des lieux, lui a tué beaucoup de monde, et l'a con-
traint à se retirer en désordre sur Castellon de la Plana. Ce sont deux ou trois
surprises de ce genre qui ont plusieurs fois livré à Cabrera une grande éten-
due de pays, et forcé ensuite le gouvernement de la reine à d'énormes sacri-
fices pour y reprendre la campagne. Don Carlos est rentré en Navarre avec
des troupes démoralisées et affaiblies; mais il a ramené le gros de son armée,
et il a laissé derrière lui, dans la vieille Castille, des guérillas nombreuses
qu'on aura de la peine à détruire , et qui lui prépareraient les voies pour une
nouvelle expédition au-delà de l'Èbre , s'il redevenait assez fort pour l'en-
treprendre.
Le roi de Hanovre a consommé le coup d'état annoncé par le manifeste du
5 juillet. La constitution de 1833 est formellement abolie , le ministère ren-
voyé, la loi fondamentale de 1819 remise en vigueur. On promet en même
temps au peuple hanovrien une diminution d'impôts, des sessions moins
longues et plus rares, enfin tous les bienfaits possibles d'un gouvememeol
dans lequel il aura beaucoup moins à intervenir. Nous adresserons au roi
512 REVDE DES DEUX MONDES.
de Hanovre un singulier reproche : c'est de faire trop peu et pour trop peu
de chose, car même avec la constitution de 1819, une assemblée d'états tous
les trois ans et des sessions de trois mois, il ne sera pas ce qu'il veut être,
ce qu'il a besoin d'être, un roi absolu. Il paraît que c'est surtout pour séparer
de nouveau les revenus de la couronne d'avec la fortune publique, qu'Ernest-
Âuguste abolit la constitution octroyée ou plutôt consentie par son prédéces-
seur Guillaume IV. Mais les états qu'il doit réunir peuvent lui susciter des
obstacles insurmontables, si le peuple hanovrien est aussi attaché qu'on doit
le supposer à ses nouvelles institutions. Ces états ont été assez forts, en 1831,
pour arracher au gouvernement toutes les concessions, toutes les réformes
que le souverain actuel refuse de reconnaître, et ce n'est pas encore une vic-
toire gagnée. Les ministres qui n'ont pas voulu s'associer au coup d'état de
leur nouveau maître, et qui se sont retirés pour ne pas manquer à leurs ser-
mens, n'étaient cependant pas de fougueux démocrates, et il est permis de
penser qu'ils ont aperçu de grands dangers dans la carrière de réaction où
le roi s'engage sans nécessité. Toutes les assemblées représentatives de l'Alle-
magne protesteront l'une après l'autre contre celte mesure, et déjà il faut
ajouter les états de Hesse-Cassel à ceux qui ont rempli ce devoir. Comme
symptômes de l'opinion, ces protestations ont leur importance; mais elles
ne peuvent avoir de conséquences sérieuses, et les gouvernemens, même les
plus sincèrement constitutionnels, se refuseront à porter l'affaire devant la
diète de Francfort, qui, à vrai dire , n'a pas le droit de s'en occuper, et qui
ne donnerait certainement pas à la question une solution très libérale. Le
Hanovre perd dans les ministres qui ont fait accepter leur démission par le
roi, des hommes sages, modérés, dévoués à leur pays. Ce sont MM. d'Al-
ten, de Straleuheim, de Schulte et de Wisch. Les deux premiers jouissaient
d'une estime et d'une considération universelle. M. Schulte était un admi-
nistrateur intelligent et éclairé, qui avait introduit dans les finances du Ha-
novre une régularité parfaite. Il avait servi le roi Jérôme et encouru à ce
titre la disgrâce de la maison de Brunswick, après la dissolution du royaume
de Westphalie; mais ses talens avaient bientôt fait oublier qu'il avait servi
V usurpateur, et on les avait utilisés de nouveau dans les plus grandes
affaires du pays.
Le ministère démissionnaire n'a pas été immédiatement remplacé, et
l'on en est resté aux conjectures sur la composition du cabinet qui doit mener
à fin l'entreprise de l'ex-duc de Cumberland. Il sera probablement dirigé
par M. de Scheele, qui a seul contresigné les deux ordonnances ou patentes
royales du 5 juillet et du l^'" novembre , contre les droits reconnus de la
nation hanovrienne. M. de Scheele a été l'ame de toute cette affaire; depuis
l'arrivée du roi , investi de son entière confiance , il est de fait le premier ou
plutôt le seul ministre du Hanovre, et sera sans doute chargé d'achever ce
qu'il a commencé. On lui accorde des talens, une certaine habileté, et beau-
coup de facilité à manier la parole dans les assemblées politiques.
REVUE. — CHROXfQUE. 513
La province anglaise du Bas-Gana'la est I vrée, depuis quelques années,
à une agitation , qui paraît de lo n assez msi açanle , mais qui n'est pas dans
la réalité aussi grave qu'on le suppose. II n'y a pas de grief sérieux au
fond de ce mécontentement, et l'administration anglaise ne s'est montrée ni
intolérante, ni oppressive envers la population canadienne d'origine française.
La prospérité du Canada , sons l'empire de cette administration, a pris un
essor immense, et ce vaste pays, soumis au régime colonial , a vu sa popula-
tion s'accroître dans la môme proportion que celle des Etats-Unis. Les An-
glais ont laissé aux habitans français du Canada leur législation civile, qui est
encore aujourd'hui l'ancienne coutume de Paris, le régime féodal, toutes les
igslitutions sociales et religieuses que les colons avaient transportées sur
les bords du Saint-Laurent, de sorte qu'on retrouve aii-delà de l'Atlantique
une fidèle et complète imagnde la France de Louis XV. Cependant la popu-
lation d'origine française, qui domine da is le Bas-Canala, semble prête à se
révolter contre sa nouvelle métropole , et le gouverneur s'est vu obligé de
dissoudre déjà plusieurs fois la chambre d'assemblée, ou conseil électif de
la province , qui , de son côté , refuse l.;s subsides. La chambre d'assemblée,
française presque tout entière, ainsi que son président, M. Papineau, de-
mande un changement considérable dans les institutions politiques du Ca-
nada. Elle veut que les deux chambres soient électives, pour que le gou-
vernement n'ait aucun moyen de neutraliser par la composition du conseil
provincial, qui lui appartient, la majorité exclusivement canadienne de
l'autre assemblée; et cette prétention est chaudement soutenue en Angle-
terre par les feuilles radicales et plusieurs O! ateurs du même parti dans le
sein de la chambre des communes, notamment M. Hume et M. Roebuck.
Mais M. Roebuck, avocat en titre des Canadiens, a échoué dans les der-
nières élections, et l'appui de son éloquence leur manquera dans la pro-
chaine session du parlement, où les afîaires du Canada seront certainement
discutées.
Nous ne croyons pas que le mouvement canadien ait sa source dans un
besoin réel et profond d'indépendance. C'est plutôt une querelle d'amour-
propre national, quoique l'Angleterre ait pris à tâche de le ménager, et que
l'administration de lord Glenelg, secrétaire d'état des colonies, soit très
libérale. Les Etats-Unis se montrent fort indifférens à la petite lutte qui
s'est établie dans le Bas-Canada entre la population et la métropole. Le gou-
vernement fédéral n'a pas encore sérieusement envisagé les conséquences
éloignées qu'elle pourrait avoir, si elle venait à prendre un caractère plus
grave , et la confédération y trouverait certainement une source d'embarras
intérieurs et extérieurs qu'elle doit chercher à éloigner. Au reste, la ques-
tion demeurera en suspens , jusqu'à ce que la chambre des lords ait adopté
les résolutions votées dans la dernière session parcelle des communes, pour
assurer le service administratif de la province , malgré le refus des subsides
par la chambre d'assemblée. Alors seulement li y aurait une crise, si le peu-
ple canadien persiste dans sa résistance contre l'administration anglaise.
TOME XII. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.
— Sons le titre d*Essai sur la Métaphysique d'ArislolCy M. Félix Ravais-
son vient de publier le premier volume d'un ouvrage couronné par l'Aca-
démie des sciences morales et politiques. Cette première partie forme déjà
un tout complet. Elle comprend, outre une analyse détaillée de l'ouvrage
d'Aristote et de curieuses dissertations sur son authenticité, une très remar-
quable restitution de la théorie du philosophe grec sur la métaphysique
ou philosophie première. Cette publication sévère et consciencieuse se re-
commande par un style net et élevé, et aussi par toutes les qualités désira-
bles d'érudition et de solidité. Quant au fonds même du livre, il en sera plus
au long question quand nous rendrons compte du travail de M. Ravaisson.
La Revue a déjà consacré un article à la Politique d'Aristote ; et en parlant
de sa Métaphysique , c'est-à-dire de son ouvrage fondamental , elle ne fera
que se conformer au retour général des esprits , en France et en Allemagne,
vers les écrits , à tort oubliés, du philosophe de Stagyre.
— Nos lecteurs n*ont pas oublié divers épisodes sur l'Espagne, de
M. Ch. Didier, insérés autrefois dans la Revue. L'auteur a depuis complété
son travail, et vient de le réunir sous le titre d'Une année en Espagne (1).
Deux qualités fort distinctes, une appréciation mâle et vigoureuse des faits,
des hommes et de la réalité, et un enthousiasme politique sombre et sévère
se font remarquer dans cet ouvrage. M. Charles Didier est à la fois peintre
et homme de parti, et il y a dans con livre de quoi satisfaire tant la curio-
sité de ceux qui se plaisent surtout au spectacle et au déshabillé des choses,
que les sentimens des hommes qui aiment à voir l'histoire devenir une ven-
geance et une prophétie menaçante. Nous examinerons une autre fois plus
eu détail le nouvel ouvrage de notre collaborateur.
mouTeineiit des Scieneeis.
La science en France, aujourd'hui, se trouve presque entièrement con-
centrée à Paris, et l'Institut est presque le seul lieu public où il en soit
question. L'immense publicité qu'ont reçue les séances de cette académie par
le compte rendu hebdomadaire de ses travaux, qui, pour quelques person-
nes est un registre d'annonces gratuites, et l'analyse de ses séances donnée
dans les divers journaux quotidiens, exercent une attraction puissante sur
tous ceux qui ont besoin d'entretenir d'eux-mêmes le public; aussi la foule
des lithotriteurs, des orthopédistes et des autres médecins adonnés à des
spécialités , est accourue pour participer à cette publicité et à la large curée
(1) 2vol.in-8o, chez Dumonl, au Palais-Royal*
REVUE. — CHRONIQUE. 515
des prix Monthyon. Quelques villes de province possèdent, à la vérité, des
établfssemens et des publications scientifiques , et l'on peut citer en première
ligne Strasbourg, Bordeaux, Caen et Montpellier; cependant tout ce qui s'y
fait d'important revient encore à Paris comme à un centre unique. La Suisse
et la Belgique, quoiqu'elles obéissent aussi en partie à la puissance attrac-
tive de Paris, ont des universités et des sociétés savantes où se produisent
aussi des travaux bien dignes d'attention; mais c'est l'Allemagne avec ses
grandes universités, ses nombreuses publications et sa réunion annuelle de
naturalistes, qui semble être aujourd'hui la terre classique de la science pro-
prement dite.
Le système des sociétés savantes d'Angleterre , de ces sociétés dont cha-
cun peut être membre, moyennant une contribution annuelle, et qu'on n'a
pu importer avec un plein succès en France, où les fortunes privées sont
moins considérables, ce système ne paraît pas avoir produit jusqu'à ce jour
de grands résultats; la réunion annuelle de l'association britannique qui
vient d'avoir lieu est une vaste conversation entremêlée de communications
souvent fort importantes, sans doute, mais qui ne sont pas toujours bien
neuves. Les sociétés royales de Londres et d'Edimbourg, la société géolo-
gique et plusieurs autres, ont des réunions plus fréquentes, assez riches en
communications originales, qu'elles nous font connaître dans des procès-ver-
baux et dans des transactions publiées avec un luxe dont la science profite.
Les travaux publiés en Suède ne sont pas sans importance, mais ils ne
nous arrivent guère que par l'intermédiaire des Allemands. Les académies
de Pétersbourget de Moscou, qui comptent parmi leurs membres au moins
autant d'étrangers que d'indigènes, publient leurs mémoires en diverses lan-
gues; l'Italie, qui pourtant présente des savans fort distingués, n'a point de
centre où ils puissent se grouper et ne produit que des publications insi-
gnifiantes; les Etats-Unis d'Amérique, enfin, nous fournissent aussi quelques
recueils scientifiques.
Ce n'est que dans cet ensemble de publications qu'on peut prendre une
idée générale des progrès de la science; malheureusement il n'existe plus
aujourd'hui de recueil comme le Bulletin universel de Férussac, pour en
donner régulièrement une analyse.
Sans prétendre nous-mêmes tenir lieu de ce recueil important, nous es-
saierons de donner chaque mois un précis clair et simple de ce qui nous
aura paru le plus remarquable, en remontant, quand il sera nécessaire pour
l'intelligence du sujet, à des faits antérieurement publiés, nous attachant
surtout à ceux qui paraissent susceptibles de quelques applications usuelles.
Les étoiles fiantes. — Depuis que M. Olmsted, aux États-Unis, a reconnu
que chaque année, vers le 13 novembre, l'atmosphère terrestre est traver-
sée par une grande quantité d'étoiles filantes, ce phénomène périodique a
Tivement excité l'attention des observateurs, et les étoiles filantes, auxquelles
33.
516 REVUE DES DEUX MONDES.
on ne songeait pas d'abord, sont devenues, pour beaucoup de gens, un
sujet facile de correspondance avec l'Institut. Il fallait une explication :
.sont-ce donc des corps formés à l'instant de leur apparition par desélémens
d'abord répandus dans l'espace à l'état de gaz ? C'est ainsi que de célèbres
astronomes ont tenté d'expliquer la formation des corps célestes en général
et de notre système planétaire en particulier. Les étoiles nébuleuses qui
sont des endroits du ciel étoile, rendus plus clairs par une lumière diffuse
et indécise, leur ont paru êlre des mondes en voie de formation; la conden-
sation successive de ces nébulosités produira, disent-ils, comme il est arrivé
pour notre monde, des planètes circulant dans des orbites concentriques,
autour d'un nouveau soleil. Cette supposition montrerait assez bien com-
ment peuvent se former les étoiles filantes et les globes de feu dans les diffé-
rens points du ciel , et comment ces corps en état d'ignition par suite de leur
mode de formation, se meuvent dans diverses directions. Mais pour le phé-
nomène périodique du 12 au 13 novembre, il nous faut quelque autre chose.
Sonl-ce des débris de planètes, des planètes en miniature, des astéroïdes,
comme on a proposé de les nommer? Ces corps circuleraient autour du so-
leil , et, obéissant à l'attraction des autres corps célestes, traverseraient notre
atmosphère avec une rapidité si granJe, qu'ils s'échaufferaient au point de
devenir lumineux. Cette deuxième supposition, qui suffirait encore pour les
étoiles filantes de tous les jours, ne saurait expliquer cette nuée d'étoiles
filantes que nous rencontrons tous les ans. Il- a donc fallu recourir à une
troisième hypothèse; et pour la plus grande satisfaction des amateurs d'étoiles
filantes, on l'a trouvée, cette raison , en imaginant autour du soleil une atmo-
sphère toute parsemée de ces petits corps et formant une nébuleuse d'une
espèce particulière. On avait bien eu besoin déjà de cette atmosphère solaire
. pour expliquer un phénomène connu sous le nom de lumière zodiacale, et qui
, consiste en une large bande lumineuse qu'on aperçoit, en certains temps,
dans la direction du zodiaque au-dessus du point où le soleil vient de se
coucher. Toutefois cette nébuleuse solaire qu'on avait presque oubliée est
venue fort à propos s'allonger précisément vers le point de l'orbite terrestre
que nous devons traverser le 12 novembre. Et voilà la cause de ces pluies
d'étoiles filantes qui ont fait l'admiration des Américains aux Etats-Unis.
Mais les observateurs d'étoiles filantes ont promptement reconnu que ce
n'est pas seulement le 13 novembre qu'on peut jouir du spectacle de ces légers
phénomènes; la nuit du 10 août a offert dans ces deux dernières années un
si grand nombre d'étoiles filantes, qu'il faudra sans doute supposer pour
cette époque un autre prolongement de la nébuleuse solaire; et si , comme
on peut l'espérer, d'autres belles nuits parsemées d'étoiles filantes obligent à
supposer d'autres prolongemens encore, on finira par penser que nous
sommes toujours dans la nébuleuse, ce qui n'éclaircira point du tout la ques-
tion.
Cette année, il faut le croire, sans la malencontreuse clarté de la pleine
REVUE. — CHRONIQUE. 517
lune, le phénomène eût répondu à l'impatience des correspondans bénévoles
de rinstiiut, et , au lieu d'une seule étoile filante aperçue par les astronomes
de l'Observatoire, on en eût compté des centaines.
Nous devons pourtant remarquer en passant que ce phénomène si bien
constaté dans notre hémisplièrc boréal, fiour la nuit du 12 au 13 novembre,
n'a point été vu l'an passé par l'astronome sir Herschell, qui se trouvait alors
au cap de Bonne-Espérance, tandis qu'un observateur de l'île î\laurice, dans
ce même hémisphère, prétend avoir vu un grand nombre d'étoiles filantes
en 1832; à la vérité, elles se mouvaient dans toutes les directions, sans égard
pour l'hypothèse de la nébuleuse qui les obligerait à marcher toutes dans le
même sens.
Il faudra encore d'autres contradictions pour amener d'autres explications,
jusqu'à ce quo le phénomène, après avoir occupé quelque temps le monde sa-
vant, retombe dans la classe des phénomènes qu'il ne nous est point donné
d'expliquer.
Variations atmosphériques. — L'atmosphère dans laquelle nous vivons
exerce sur nous presque autant d'influence que sur les végétaux; les grands
phénomènes dont elle est le siège et les vicissitudes qu'elle éprouve ont une
importance si grande pour les arts, pour les travaux de l'homme, qu'on a
dû chercher depuis long-temps les moyens de prévoir à l'avance ses chan-
gemens ou tout au moins de déterminer exactement son état actuel. Tel est
le but de la météorologie.
Cette science était une fureur en France il y a quelques vingt ans; par-
tout on faisait des séries et des résumés d'observations. Il semblait qu'on
dût arriver ainsi aux plus beaux résultats; néanmoins aucune déduction un
peu importante n'a été obtenue encore de cette infinité de chiffres; bien
plus, on est à peine fixé sur la marche à suivre pour ces observations;
M. Arago, depuis 1830, a cessé de publier des résumés météorologiques
annuels dans ses Annales de physique, et depuis deux ou trois ans les indi-
cations de l'hygromètre de Saussure ont cessé d'être enregistrées sur les
tableaux dressés chaque mois à l'Observatoire. Il faut convenir aussi que,
de tous les moyens de mesurer le degré d'humidité de l'air, l'hygromètre
de Saussure est peut-être le moins rigoureusement exact : le cheveu, qui en
s'allongeant par l'humidiiéfait marcher l'aiguille de l'instrument, a peu de
régularité dans les variations qu'il éprouve, et déplus il est incessamment
altéré par la fumée , le brouillard et la poussière. Cependant la connaissance
du degré d'humidité de l'air n'a pas moins d'importance que les indications
barométriques. Chacun sait, en effet, que le vrai baromètre, indiquant
seulement la pression de l'atmosphère, est souvent plus trompeur dans ses
prédictions météorologiques que les prétendus baromètres en forme de
capucins de carton qu'on voit sur la cheminée des gens de campagne. C'est
que ceux-ci sont des hygromètres, indiquant, quoique d'une manière fort
imparfaite, le degré d'humidité de l'air. Ce degré d'immidité, outre sa
518 REVUE DES DEUX MONDES.
relation avec les autres phénomènes atmosphériques, a une grande in-
fluence sur tous les corps organisés et particulièrement sur les végétaux;
car si l'air contient trop peu d'humidité, il enlève aux plantes pins d'eau
que le sol ue leur en peut fournir. On conçoit donc combien il est utile pour
le physicien comme pour l'agronome de connaître au juste l'état de l'atmo-
sphère sous ce rapport. Eh bien ! ce qu'on a fait pour la mesure des tempé-
ratures, quand on a pris pour point de départ ou pour zéro de l'échelle
thermomélrique la congélation de l'eau, on a essayé de le faire aussi pour
mesurer le degré d'humidité, et l'on a pris pour terme de comparaison le
point auquel commence à se déposer la rosée. L'air à cet instant contient
autant d'humidité ou de vapeur d'eau qu'il en peut contenir, il est ce qu'on
appelle saturé.
La quantité d'humidité nécessaire pour cette saturation varie avec la tem-
pérature; il en faut plus pour l'air chaud que pour l'air froid ; mais l'air, sa-
turé ou amené au point de rosée, agit toujours de même sur la végétation;
et l'air qui ue serait qu'à moitié saturé , fût-il plus froid ou plus chaud, des-
sécherait également les plantes et les objets humectés.
Les physiciens anglais qui , dans la dernière réunion de l'association bri-
tannique, se sont beaucoup occupés des diverses questions de la météorolo-
gie, et particulièrement de celle-ci, déterminent ainsi le point de rosée
qu'ils inscrivent dans leurs tableaux. Ils comparent la température d'un ther-
momètre exposé librement à l'air avec celle d'un autre thermomètre dont la
boule, entourée d'une étoffe mince, est entretenue constamment humide par
un fil qui conduit, à la manière d'un siphon, l'eau d'un petit réservoir placé
au-dessus. Ce dernier thermomètre se trouve naturellement refroidi par
l'évaporation de l'eau: il indique, par exemple, 17 degrés, pendant que l'autre
en indique 20 pour la température de l'air. Or, on sait que dans l'air parfai-
tement sec le thermomètre à boule humectée aurait baissé de 12 degrés;
on en peut donc conclure, au moyen d'une règle assez simple le degré de
saturation et le point précis auquel se déposerait la rosée.
Dans ce cas, l'effet produit est le quart de celui que produirait l'air par-
faitement sec; par conséquent, sauf les corrections exigées pour une exacti-
tude pareille, on pourrait dire que l'atmosphère contient les trois quarts de
l'humidité nécessaire pour son entière saturation.
Cette année où les aurores boréales ont été si fréquentes, môme en été,
les physiciens anglais ont signalé l'apparition de nuages noirs, pendant le
jour, dans la partie du ciel où se montreront des aurores boréales durant la
nuit suivante. On savait déjà que l'aiguille aimantée, par l'agitation extra-
ordinaire qu'elle éprouve, indique ces brillans phénomènes dans les lieux
môme où ils ne sont pas visibles; mais cette nouvelle indication, si elle était
exacte, donnerait le moyen de prévoir ce phénomène, et nous serions désor-
mais moins exposés à ne le connaître que le lendemain de son apparition.
Une découverte dont l'influence se fera sentir dans presque toutes les par-
ties de la physique, dans des mesures de la densité des gaz et des vapeurs.
REVUE. — CHRONIQUE. 519
de la vitesse du son, de la thermométrie, de la hauteur des montagnes et
des réfractions astronomiques , est celle que 1\1. Rudberg, savant physicien
allemand, vient d'annoncer dans les annales de Poggendorff.
Pendant plus de trente ans, on a regardé comme exacte la mesure de la
dilatation de l'air et dos gaz trouvée, presque en mêm.e temps, par MM. Gay-
Lussac, en France, et Dalton, en Angleterre. Cette dilatation était, pour
100 degrés du thermomètre , de trois cent soixante-quinze millièmes du vo-
lume ou de la deux cent soixante-septième partie de ce volume à la tempé-
rature de la glace. Des calculs immenses ont été faits sur cette donnée;
maintenant si M. Rudberg a raison en prétendant que la dilatation n'est que
de trois cent soixante-quatre millièmes, tout serait à refaire; il faut espérer
que les physiciens français nous démontreront que M. Rudberg s'est trompé .
Découvertes chimiques . — Les découvertes de la chimie, dans ces der-
niers temps, nous ont fourni bien plus de mots que de faits; et quels mots,
grand dieu! La chloronaphialase ! l'Iiydrohenzamide! des mots aussi longs
que barbares, et plus propres encore que les odeurs les plus repoussantes de
la chimie à écarter les néophytes.
11 y a eu quelques faits pourtant; l'Académie des sciences, ou du moins
son rapporteur, M. Becquerel, a paru croire à la réalité d'un procédé pour
la fabrication du rubis. Rien n'est plus simple : on n'a qu'à soumettre à la
chaleur excessive d'un chalumeau à gaz oxigène et hydrogène de l'alumine
ou même de l'alun, en y ajoutant un peu de chrome pour donner la couleur ;
ce qu'on obtient ainsi a, dit-on, la composition chimique et la dureté du
rubis; quant à l'éclat de ce rubis de fraîche date, on n'en parle point; cela
rappelle les essais tentés en 1828 , avec enthousiasme, pour fabriquer du dia-
mant. Pourquoi non? le diamant n'est -il pas du charbon pur, du carbone
cristallisé? Il n'y avait qu'à prendre une combinaison contenant du carbone,
ce qui n'est point rare du tout, et susceptible d'abandonner à la longue cette
substance en cristaux. On arriva bien à obtenir quelque chose, et l'on fit
tant de bruit de ce quelque chose, que les joailliers durent trembler pour
leur riche industrie; mais finalement, de tous les chimistes fabricans de
diamant, celui qui prétendait être arrivé le plus près du but, a jugé beaucoup
plus à propos d'exploiter annuellement la mine des prix Monthyon, pour des
procédés de momification, que d'établir une fabrique de carbone cristallisé
en concurrence avec les mines du Brésil et de Golconde. 11 est vrai de dire
aussi que tout le monde n'est pas d'accord sur cette grande simplicité de
composition et de fondation du diamant : tout récemment encore un célèbre
physicien d'Edimbourg, sir David Brewster, a cru reconnaitre, par certaines
expériences d'optique, que l,' diamant est un produit d'origine végétale.
Ce serait une sorte de résine primitivement molle comme l'ambre jaune
ou succin qui passe à l'état fossile avec les arbres résineux d'où il provient, et
qui souvent même, pour preuve de sou origine, contient des insectes anté-
diluviens.
520 REVUE DES DEUX MONDES.
Un autre fait qui, sous certains rapports, n'aurait pas moins d'importante,
c'est la fabrication artificielle, nouvellement annoncée, du principe auquel
les meilleurs vins vieux doivent leur bouquet , et qu'on a nommé l'éther
œnanthique, ce qui veut dire en grec fleur ou bouquet du vin. Déjà depuis
quelques années on était parvenu à isoler ce principe, mais ce sera bien
mieux encore, s'il est vrai qu'on puisse le fabriquer de toutes pièces Quelle
bonne fortune pour les marchands de vin comme celui qui , accusé d'un
délit malheureusement bien connu autrefois, d'avoir débité dans Paris du
vin fabriqué seulement avec du trois-six, du sucre et de la teinture, soutenait
devant le tribunal la pureté de son vin! Le célèbre Vauquelin avait éié
chargé de démontrer la fraude par l'analyse chimique : « Ce ne peut être,
disait-il, du vin véritable, parce qu'il ne contient pas de tartre. — Bon,
reprit aussitôt le marchand de vin, j'en mettrai désormais. »
Le procédé employé dans les usines de M. d'Ariincourt, pour rendre le
zinc moins altérable, mérite de fixer notre attention. Ne doit-on pas être
surpris de voir que les seuls alliages employés dans les arts soient connus
depuis plusieurs siècles, et que la chimie moderne, tout en reconnaissant la
supériorité de ces alliages pour certains usages, n'ait pas cherché à donner
à l'industrie quelque nouvel alliage plus durable que le zinc, plus solide
que le plomb, moins altérable que la tôle on que le fer-blanc, et en même
temps moins cher et d'un usage moins dangereux que le cuivre ? Eh bien ! il
paraît que ce problème a été résolu , du moins en partie , et qu'il l'a été par
l'industrie. L'alliage de zinc, de plomb et d'étain qd'on annonce sous le nom
de zinc non oxidable, résiste beaucoup mieux que le zinc pur à l'action des
acides et des substances salines , suivant ce qu'a dit à l'Académie M. Dumas,
membre de la commission chargée de l'examiner; mais on ne saura qu'a-
près des expériences long-temps prolongées, s'il peut remplacer, comme
on l'annonce, le cuivre pour le doublage des navires.
M. Dumas et M. Liel>nj, — Jamais aucune science ne s'est prêtée plus com-
plaisamment que la chimie aux conceptions des théoriciens; s'il n'est plus
question aujourd'hui de la transmutation des métaux, on recherche avec au-
tant d'ardeur les lois de l'arrangement des molécules dans les corps, de la
combinaison et de la transformation des substances organiques. L'introduc-
tion, dans cette science, des formules qui, désignant chaque élément par
une lettre, n'ont de commun avec celles de l'algèbre que l'emploi des lettres
et des chiffres, a singulièrement favorisé le goût des faiseurs de théories.
Ces chimistes en effet se sont imaginé pouvoir tirer de leurs formules com-
plaisantes des résultats aussi exacts que ceux des géomètres.
Cependant M. Dumas qui n'est pas seulement un des plus habiles théori-
ciens, mais à qui la science doit aussi des faits nombreux et importans , vient
d'annoncer publiquement qu'il s'est associé à M. Liebig, un des plussavans
chimistes de l'Allemagne, p( ur poser dans un traité spécial les bases et les
règles de la chimie organique plus encombrée chaque jour de petits faits et
REVUE. — CHRONIQUE. 521
de grands mots. Ces deux auteurs se sont souvent trouvés en désaccord pour
leurs déductions théoriques; on doit donc espérer que leur association aura
au moins pour résultat de diminuer le nombre des théories, et, par exemple,
de nous fixer sur la valeur de l'ato ne de carbone qui , pour M. Dumas et
pour ses élèves, a été jusqu'ici moitié moindre que pour les antres chimistes
français et étrangers. Nous n'osons espérer d'ailleurs trouver dans l'ouvrage
des deux chimistes tout ce que M. Dumas a pompeusement annoncé dans son
discoursàl'Académie, lorsque, se posant comme un chimiste suprême et prê-
tant l'ombre de ses ailes aux jeunes gens appelés à concourir à son œuvre,
il dit que la science a dévoilé his mystères de la végétation et de la vie ani-
male, qu'elle a saisi la clé de toutes les modifications de la matière dans les
animaux ou les plantes, et qu'elle a trouvé le moyen de les imiter dans ses
laboratoires.
En regard de ce programme, nous citerons l'introduction dans la science
d'un nouveau mot créé par le célèbre Berzelius, de Stockholm, pour
exprimer la cause de certaines réactions que l'on voit constamment se repro-
duire dans les mômes circonstances sans pouvoir les expliquer. Ainsi , par
exemple, l'acide sulfurique très affaibli, que l'on fait bouillir avec l'amidon,
transforme cette substance en sucre sans lui enlever ou lui fournir aucun
élément nouveau ; une transformation semblable s'observe dans la germi-
nation des graines farineuses, et dans beaucoup d'autres circonstances. Or,
l'esprit humain est ainsi fait qu'à défaut d'une raison, qu'il ne peut trouver,
il se contente d'un mot ; c'est le virtus dormitiva , c'est la réponse d'Orgon
à cette question : Pourquoi l'opium fait-il dormir?
Voilà pourtant ce qu'a inventé IVI. Berzelius; sa force catalytique est cette
force inconnue qui détermine des effets inexplicables.
Long-temps encore et toujours peut-être, nous le craignons bien , il fau-
dra se contenter dans la chimie organique de constater des effets produits,
à moins qu'on n'aime mieux donner des mots pour des raisons.
Bèvolutions du globe. — La géologie, qui promet de nous révéler l'histoire
entière de la formation du globe, semblait devoir bientôt atteindre à la hau-
teur de l'astronomie , sa sœur aînée , tant elle avait grandi rapidement de-
puis un quart de siècle; mais voilà qu'elle s'est rabattue presque partout à
la description technique des accidens locaux et des superpositions de roches,
ou , tout au plus, à leur coordination suivant des dénominations nouvelles, in-
ventées à propos pour donner une teinle d'actualité a la science, et pour rendre
promptement arriérés les travaux qui datent seulement de quelques années.
En France, la discussion qui semblait devoir être si belle sur la question des
soulèvemens, soit qu'on eût en vue l'origine successive des grandes chaînes
de montagnes, soit que l'on considérât seulement les volcans plus ou moins
anciens, et ceux même qui se sont formés de nos jours , comme celte fameuse
île Julia, la discussion, disons-nous, s'est confinée sur un tout petit coin de
terre: il s'agissait de savoir si un banc de calcaire compacte , d'origine
522 REVUE DES DEUX MONDES.
lacustre, exploité à Château-Landon, est ou n'est pas d'une formation plus
récente que les grès de Fontainebleau. Cette localité, depuis quinze ans, a été
observée soigneusement par plus de vingt géologues distingués. La ques-
tion semblerait devoir ôtre résolue tout d'abord : eh bien! M. Prévost et
M. Elie de Beaumont sont sortis de cette sorte de champ clos, remportant
chacun son opinion tout entière, de sorte que l'on devrait marquer d'une
balise ce maudit calcaire de Château-Landon pour en éloigner désormais les
géologues.
Cependant on recherche avidement en Amérique et en Europe les preuves
d'un soulèvement ou d'un abaissement graduel du sol , preuves que l'on
trouve aujourd'hui si évidentes aux bords de la mer Baltique, et qui doivent
introduire assurément de nouveaux élémens dans l'étude du décroissement
des températures locales.
On a récemment signalé dans la péninsule Scandinave un phénomène
géologique d'oîi l'on pourra tirer des conséquences très importantes , s'il
vient à être constaté dans d'autres localités. M. Sefstroem, directeur des
mines de Fahlun en Dalécarlie, le même qui naguère découvrit le dernier
corps simple de la chimie, qu'il nomma vanadium, ayant observé que
toutes les sommités des roches primitives, quand elles sont découvertes
ou déblayées, se montrent arrondies d'un seul côté, polies et creusées
de rainures dirigées dans le même sens, a supposé que c'était le résultat
d'un immense courant antédiluvien , dont la profondeur aurait été au moins
de quinze cents pieds, à en juger par l'élévation des points sur lesquels il a
exercé son action. Les blocs de pierre, entraînés par un courant si puis-
sant, auraient, en s'arrondissant eux-mêmes, usé les roches sur lesquelles
ils glissaient rapidement; une partie de ces blocs se trouve encore en
amas considérables dans toute la Suède , où ils sont restés déposés de
l'autre côté des mêmes montagnes, qui faisaient obstacle au courant; les
autres, entraînés à des distances plus considérables par le courant qui venait
du nord-nord-est, sont épars dans les plaines du nord de l'Allemagne j c'est
ce qu'on nomme les blocs erratiques.
On peut bien penser que de tels courans ont dû jouer un grand rôle dans
les dernières révolutions de la surface du globe; cependant M. Agassiz de
Neuchâtel, qui s'est fait un nom par ses belles recherches sur les poissons
fossiles, propose d'expliquer d'une autre manière le poli que présente, en
quelques endroits, la surface des roches. Il a reconnu dans les Alpes que
les blocs de pierre poussés par le pied des glaciers, et qui forment ces larges
amas nommés des moraines, agissant concurremment avec la glace, ont
poli complètement les roches sur lesquelles ils s'appuient : conséquemmentil
veut attribuer à des glaciers qui ont cessé d'exister depuis long-temps les
surfaces polies qu'on observe sur tout le revers méridional du Jura , en face
des Alpes, et il regarde les blocs erratiques qui reposent sur ces surfaces,
comme des restes d'anciennes moraines; il suppose même que les phéno-
mènes observés en Suède ont la même origine. Assurément il n'est pas
REVUE. — CHRONIQUE. 523
impossible d'admettre que primitivement le Jura, avant d'être fixé à son
niveau actuel par suite des dernières révolutions du globe, ait été soulevé
beaucoup plus haut. Les glaciers alors auraient pu reposer au-dessus des
couches humides et nuageuses de l'atmosphère à laquelle la terre devait sa
température, presque partout uniforme; mais on doit marcher avec beau-
coup de précaution dans cette voie d'explication pour éviter de retomber
dans les anciens rêves, qui jadis avaient jeté un si grand discrédit sur la
géologie.
Animaux antédiluviens, — La découverte inattendue d'une mâchoire fos-
sile de singe, trouvée par M. Larlet dans les terrains tertiaires des environs
d'Auch, avait fait événement dans la paléontologie. Cuvier avait plusieurs
fois répété qu'on ne connaissait aucun fossile de quadrumane; c'était un ar-
gument en faveur de l'opinion des créations successive; il semblait en même
temps que cette considération devait ne laisser aucun espoir de trouver des
fossiles humains. Mais cette mâchoire de singe, examinée par M. de Blain-
ville, se trouva provenir précisément d'un des genres qui se rapprochent le
plus de l'espèce humaine, d'un gibbon, dont les congénères ne se trouvent
aujourd'hui que dans les îles de la Sonde; ce fut, pour M. deBlainville, l'oc-
casion d'examiner la distribution géographique des singes, et ce savant se
trouva conduit à nier formellement l'existence de ces animaux à l'élat sauvage
sur les rochers de Gibraltar; M. Geoffroy-Saint-Hilaire releva cette asser-
tion, et prétendit que la question de la distribution géographique devait
disparaître devant la considération plus importante de l'influence du milieu
ambiant; c'est ainsi qu'en opposition afec le principe de l'immutabilité des
espèces professé par Cuvier, il nomme le principe d'après lequel il prétend
que les espèces existant primitivement à la surface du globe ont été successi-
vement modifiées, à mesure que la température, l'état de l'atmosphère et les
autres circonstances ont changé. Toutefois la question incidente de l'existence
à Gibraltar des singes avec ou sans queue se trouva longuement débattue, et,
en attendant que les naturalistes puissent se prononcer en connaissance de
cause sur un de ces animaux pris ou tué dans cette localité, plusieurs voya-
geurs sont venus attester qu'ils en avaient vu des bandes nombreuses, et qu'ils
avaient été témoins de leurs espiègleries.
D'autres ossemens fossiles très intéressans, trouvés aux environs d'Auch,
entêté envoyés plus récemment au Jardiu-des-Plautes par M. Larlet qui,
dans sa lettre d'envoi, faisait des remarques importantes sur la nature des
animaux dont ils provenaient. M. de Blainville, dans son rapport, signala,
entre autres choses curieuses, des carnassiers phocéens, c'est ainsi qu'il
nomme les phoques, et chercha à contredire iVI. Lartet dans ses inductions,
sans songer qu'il s'exposait grandement lui-même à être contredit, pour
avoir prétendu que tous les cerfs doivent déposer chaque année leur bois,
tandis que le contraire a éié observé dans les contrées intertropicales, où la
variation des saisons est bien moins sensible que dans nos climats.
524 REVUE DES DEUX MONDES.
Les zoologistes transcendans. — Les observations de M. Lartet, concor-
dant avec les idées antérieures de M. Geoffroy-Saint-Hilaire, sont devenues
la cause indirecte d'une discussion qui a eu, pour résultat, d'éloigner des
séances de l'Insfitutce dernier naturaliste qui, avant de se livrer tout entier
à ses études philosophiques d'aujourd'hui, avait rendu de nombreux et d'in-
contestables services à la zoologie; maison doit espérer que ses adieux à l'Aca-
démie ne sont pas irrévocables.
Des remarques faites en passant dans son mémoire, sur la manière dont
George Cuvier avait contribué à mettre d'accord les théologiens avec les.
géologues, amenèrent une réplique passablement acerbe de M. Frédéric
Cuvier, qui avait cru, mal à propos, la mémoire de son frère attaquée.
M. Geoffroy, si fier du principe de l'unité de composition, que depuis
long-temps il regardecomme un fait parvenu au plus haut degré d'évidence
et comme diofne d'entrer en ligne avec le principe do la gravitation uni-
verselle; M. Geoffroy qui, conséquemment se fait proclamer le Newton, le
Kepler d«i la France, daiîs un dictionnaire pittoresque, s'est figuré à tort
qu'il n'avait pas toute la liberté nécessaire pour répondre; et mécontent
des entraves que lui opposait le règlement de l'Académie, il s'est trouvé,
dit-il, forcé par des meurtrissures trop nombreuses et trop incisives de
renoncer à ses études de paléonioiogie. C'est ainsi qu'il s'exprime dans une
brochure adressée à ses confrères, en annorçant qu'il va désormais reprendre
ses études de la loi d'attraction de soi pour soi; loi que personne assurément
ne comprend aujourd'hui . Il accuse en même temps l\in des consuh de V Aca-
démie, demeuré seul en V absence de Vautre consul y d'avoir usé trop large-
ment à son égard de sa position de maître absolu, et pourtant, si consul il
y a, M. Flourens est bien le plus accommodant et le plus pacifique des consuls.
Enfin, dans la brochure que nous venons de citer, M. Geoffroy se plaint
encore de ce que l'Académie a refusé de lui payer les frais d'un voyage à
Oxford qu'il voulait faire pour trouver la confirmation d'une de ses idées.
Cette confirmation toutefois lui a été fournie par le squelette d'un crocodile
fossile découvert auprès de Caen par M. Deslongchamps qui , à ses propres
frais et avec une admirable patience, a su en réunir les débris déjà en par-
tie dispersés avec les blocs de pierre dans lesquels ils étaient engagés.
M. Deslorigchamps , dans un fort beau mémoire qu'il a publié , sans juger
à propos de le soumettre préalablement à l'Institut, a donné à ce grand
lézard antédiluvien le nom de Pœkilopleuron, pour indiquer les diverses
sortes de côtes dont il était pourvu. Cet animal, en effet, avait le long du
ventre une réunion d'os analogues à ceux qui entourent les organes respi-
ratoires dans la poitrine, de sorte qu'il paraît avoir dû posséder un double
système respiratoire.
Un autre académicien, non moins adonné que M. Geoffroy aux spécula-
tions de zoologie transcendante, M. Serres, vient d'annoncer que tous les
naturalistes, jusqu'à ce jour, se sont mépris dans la comparaison qu'ils ont
voulu faire des organes des mollusques avec ceux des animaux vertébrés; car,
REVUE. —CHRONIQUE. 525
suivant lui, les mollusques, tels que les limaçons , les huîtres et les diverses
coquilles marines, représentent l'état embryonairedes animaux vertébrés ;
ce sont des embryons permanens. Il ajoute « que leur nature, de môme que
leur formation et leur développement, sont des déductions rigoureuses ou
des corollaires de la loi centripète des développemens organiques. » Nous
craindrions de n'être pas compris si nous voulions le suivre dans ses nom-
breuses déductions théoriques; nous ferons observer seulement que si la loi
centripèle, dont M. Serres est l'inventeur, et qui exprime simplement que
dans certains cas des organes d'abord multiples ou divisés paraissent se cen-
traliser, ou, plus exactement, se rapprocher d'un centre à mesure que le
développement avance, que si cette loi est confirmée par des faits nombreux ,
elle est contredite aussi par des faits non moins nombreux , notamment dans
le développement et les métamorphoses des insectes.
Les zoologisics classificatcurs, — M. Jourdan, que sa position de directeur
du musée d'histoire naturelle de Lyon a mis à même de réunir et d'acheter
aux frais delà ville, un grand nombre de mammifères curieux, en a profité
pour inonder la science de nouvelles dénominations génériques. Un de ses
derniers mémoires sur deux mammifères carnassiers, dont il fait les genres
amblyodon et hémigale, lesquels paraissent devoir rester dans le genre pa-
radoxure , quoique l'un se rapproche des ratons et l'autre des genettes, a été
l'objet d'un rapport de M. de Blainville, qui conclut dans le même sens que
nous. Dans ce rapport, M. de Blainville fait observer avec raison que le but
des divisions systématiques dans la science étant d'aider l'esprit à distinguer
les êtres innombrables delà création , on doit , en même temps qu'on établit
un assez grand nombre de divisions principales, éviter de créer une mul-
titude de sous-divisions qui ne serviraient qu'à ramener le désordre et la
confusion là où on voulait précisément l'éviter. Nous avons entendu avec un
grand plaisir M. de Blainville s'exprimer ainsi dans l'instant où la nonjcn-
clature envahit toute l'histoire naturelle, et lorsque, par exemple, eiire vingt
entomologistes, on trouve à peine un naturaliste véritable. On parle d'un
grand ouvrage que le savant professeur doit publier bientôt sous le litre de
Sijstcme du règne animal. Ce sera une œuvre dejudicieuse critique en même
temps qiie d'observation directe, si nous en jugeons par l'esprit dans lequel
sont conçus les rapports qu'il lit souvent à l'Institut, et par le désir qu'il
doit éprouver d'asseoir sa réputation sur une base plus stable que des mé-
moires épars et des ouvrages incomplets ou faits à la hâte.
M. Geoffroy-Saiiit-Ililaire fils a créé récemment aussi de nouveaux genres
de mammifères : nous les supposons volontiers plus solidement étab is que
ceux de M. Jourdan, quoiqu'ils n'aient pu l'être que d'après l'étude des
animaux empaillés, qui est lom de fournir tous les renseignemens dont on
aurait besoin. Il a fait connaître des observations nouvelles sur un animal
de l'Afrique australe, voisin des hyènes par sa forme, quoique plus petit,
et qu'il avait décrit, en 1824, sou3 le nom de protèle. Cet animal, caracté-
526 REVUE DES DEUX MONDES.
risé par ses dents molaires, tout-à-fait simples, se nourrit surtout, dit-il,
des queues si lourdes et si grasses que portent les moutons d'Afrique, et que
l'on est quelquefois forcé de soutenir dans un petit charriot.
La pyrale et V Académie. — Une commission nommée par l'Institut, sur
la demande des propriétaires et cultivateurs de vignes, à Argenteuil, tout
près de Paris, était allée constater le dommage causé par la pyrale, mais
n'avait pu y apporter aucun remède efficace ; M. Duméril, qui l'avouait dans
son rapport, se hasardait pourtant « à conseiller de frotter, avec un linge
rude, le pied des ceps de vigne, pendant la gelée , et à les barbouiller aus-
sitôt avec une eau chargée de chaux , û pour détruire les petites chenilles
qui restent alors engourdies entre les fibres de l'écorce. Il rappelait les ob-
servations faites anciennement, sans plus de résultat, et citait un mémoire
de Bosc qui se termine ainsi : a Les multiplications extraordinaires des
insectes ne sont pas de longue durée, et cela doit donner aux habitans d'Ar-
genteuil l'espoir d'être dédommagés l'année prochaine. »
M. Audouin qui , depuis quelque temps, en vue sans doute d'un fauteuil
académique , a porté toutes ses idées sur l'application de l'histoire naturelle
des insectes à l'agriculture , s'est fait envoyer par le ministre pour lutter
contre le même fléau qui a dévasté , cette année , les vignobles du Maçon-
nais. Or, la pyrale est tout simplement un petit papillon qui , à l'état de
chenille, a vécu aux dépens des jeunes pousses et des feuilles de la vigne.
Ses dégâts ne se font voir que quand il s'est multiplié extraordinairement;
on conçoit parfaitement qu'alors les cultivateurs désirent et demandent un
préservatif contre un mal qui, s'il allait toujours croissant, les aurait bientôt
ruinés; mais le certificat savamment rédigé que les cultivateurs du Maçonnais
ont récemment adressé à l'Académie, à l'appui du rapport de M. Audouin
en butte aux attaques d'un adversaire jaloux, prouve sans contredit que ces
cultivateurs étaient au moins capables d'inventer les procédés que M. Au-
douin est allé leur indiquer. Car, en définitive, à part les lampions placés
dans les vignes, à vingt-cinq pas de distance, sous des cloches huilées, et aux-
quels on paraît devoir renoncer, il ne s'agit plus que d'aller cueillir les œufs
déposés sur les feuilles.
Cette fameuse pyrale a été le sujet de trois ou quatre lectures faites d'ur-
gence à l'Institut. Tous les journaux en ont retenti ; mais on a dû rester
convaincu que l'agriculture et l'Académie des sciences n'ont pas grand'chose
à démêler ensemble. Réaumur, un des plus grands naturalistes du dernier
siècle, n'a pu, quoiqu'il ait parfaitement constaté les dégâts causés par
beaucoup d'insectes, n'a pu, disons-nous, rendre aucun véritable service
à l'agriculture, qui doit attendre bien plus d'une pratique éclairée et d'une
attention de tous les instans que de la théorie la plus savante.
Ce n'est pas la première fois que des dégâts immenses onfcété produits
par des causes semblables; nous citerons seulement les ravages causés,
en 1735, par une grosse chenille verte, ordinairement assez commune, mais
REVUE.— CHRONIQUE. 527
qui , dans cette année-là , s'était multipliée à l'excès. Toutes les récoltes de
légumes, les trèfles, les avoines, les chanvres même, furent presque entière-
ment détruits dans tout le pays entre la Seine et la Loire, en Auvergne et en
Bourgogne; les plantations de tabac furent également dévastées en Alsace.
La désolation était à son comble dans les campagnes. Cette multiplication
prodigieuse, l'ignorance l'attribuait à des maléfices. «Dansquelques endroits,
disait Réaumur, on m'a assuré avoir vu le vieux soldat qui avait jeté ce sort.
Dans d'autres endroits on a vu la laide et méchante vieille qui avait opéré
tout le mal. » Eh bien ! on n'alluma point de lampions sous des cloches de
verre, on ne fit point la cueillette dont les Maçonnais sont enthousiasmés au-
jourd'hui , et, l'année suivante, il n'était plus question de chenilles vertes :
tout allait au mieux.
Il ne faut pas douter que la pyrale ne disparaisse aussi des cantons dévas-
tés cette année, car la multiplication de chaque espèce est soumise à des
vicissitudes très grandes, par suite des variations atmosphériques, et parce
qu'elle trouve dans d'autres espèces d'animaux destructeurs des ennemis qui
concourent avec lesélémens pour rétablir l'équilibre dans les productions de
la nature. En 1735, on avait fait des processions contre la pyrale; aujour-
d'hui, on envoie un naturaliste; si, comme nous l'espérons, les dégâts de
cet insecte sont moins considérables l'année prochaine, on ne manquera pas
d'attribuer au naturaliste la cessation du fléau, comme autrefois on l'attri-
buait à la procession.
Dans ce débat sur la pyrale, en vérité, on serait tenté de croire que la
question n'a été bien comprise que par l'auteur d'un long et plaisant projet
de loi pour dresser les petits oiseaux à faire la guerre aux insectes, suivi
d*un code pénal contre les chats qui sortiraient pendant le jour sans avoir
les pattes garnies de mitaines.
Tout cela concourt à démontrer ce qu'on savait déjà, le peu d'utilité
d'une section d'agriculture à l'Institut. Aussi, toutes les dernières élections
de cette section ont-elles porté sur des physiologistes ou sur des botanistes ,
et la prochaine vacance y introduira sans doute un entomologiste ou un
chimiste. La section d'agriculture ne contiendra plus alors que le trop plein
des autres sections . et ce sera très bien, pourvu que les agriculteurs ne
demandent plus désormais des recettes et des préservatifs à l'Institut. Il ne
restera plus qu'à souhaiter une semblable transformation dans la section de
médecine, qui parait aujourd'hui ne servir que d'enseigne pour attirer la
foule au partage des prix Monthyou et pour appeler les annonces médicales.
Les vers à soie des Chinois. — Nos lecteurs trouveront peut-être que nous
les menons un peu loin à propos d'agriculture, mais ils nous sauront gré
certainement de leur citer quelques procédés chinois qui prouveraient, au
besoin , combien est supérieure à la théorie une longue et persévérante pra-
tique en économie agricole. Les missionnaires seuls , Jusqu'à ce jour, avaient
pu nous transmettre quelques notions sur la civilisation immuable de la
528 REVUE DES DEUX MONDES.
Chine; sur cette civilisation de quarante siècles, murée désormais pour
nous , occidentaux si mobiles , si variables , et dont les plus anciennes indus-
tries datent à peine de deux ou trois siècles. Ces renseignemens incomplets
ont suffi pour prouver que la production de la soie est bien autrement per-
fectionnée dans cette contrée lointaine que chez nous, et pour déterminer le
ministre des travaux publics à faire imprimer aux frais de l'état un résumé
que M. Stanislas Julien a été chargé de faire, de tous les livres publiés en
Chine sur les vers à soie et sur les mûriers.
Ce résumé, déjà traduit dans presque toutes les langues de l'Europe,
nous a fait connaître des procédés dont on n'avait nulle idée, et qu'on trai-
terait hautement d'absurdités, si l'expérience ne venait chaque jour en con-
stater le mérite. Ainsi, l'on vient de reconnaître en Piémont que véritable-
ment, comme l'annonce ce livre , les vers à soie peuvent être nourris avec
des feuilles de mûrier humectées et saupoudrées de farine de riz. Cette
farine, qu'ils ne mangeraient point seule, ils la mangent alors avec avidité;
leur accroissement en devient plus rapide, leur conservation esl plus assurée,
et ils donnent un produit incomparablement plus beau. Diverses autres
substances farineuses, de môme que les feuilles de mûrier séchées et réduites
en poudre, sont également acceptées par les \idrs à soie, quand on en sau-
poudre les feuil es fraîches et légèrement humectées.
Voilà donc, pour suppléer aux feuilles de mûrier, des moyens bien pré-
férables à l'emploi des feuilles de scorzonère qu'on a essayé plusieurs fois de
leur substituer.
Il faut signaler aussi, comme déjà vérifié par l'expérience, le procédé
employé par les Chinois pour faire mourir les chrysalides dans leurs coques,
sans les exposer à la chaleur du soleil , ou d'un four, ou de la vapeur qui
altère plus ou moins la soie : il leur suffit, pour cela, d'enfermer dans des
vases bien clos les cocons avec des paquets de sel desséché qui, absorbant
l'humidité nécessaire à l'existence des chrysalides, les font périr et les
transforment en véritables momies.
Beaucoup d'autres indications, puisées dans leurs livres, prouveront sans
doute que des procédés soumis par les Chinois à l'épreuve d'une si longue
pratique, ne sont pas plus à dédaigner que leur moyen de creuser des puits
artésiens. Aujourd'hui que les innombrables livres chinois commencent à
être moins rares en Europe, on doit donc désirer que des hommes laborieux
se dévouent à l'exploitation d'une mine si féconde. Nos sciences et surtout
notre industrie s'enrichiraient ainsi des procédés de ce peuple, qui, s'il n'a
pas l'esprit inventif, sait au moins conserver, en les perfectionnant, les dé-
couvertes qu'il a une fois faites, et se trouve ainsi véritablement riche de tout
ce que lui ont légué deux cents générations qui se sont succédées sur le
même sol. • F. D.
F. BUtOZ.
LA
DERNIÈRE ALDINI
ALLA S^ CARLOTTA MARLIANI,
CONSULESSA DI SPAGXA.
Les mariniers de l'Adriatique ne mettent point en mer
une barque neuve sans la décorer de l'image de la madone.
Que votre nom écrit sur cette page soit , ô ma belle et bonne
amie, comme l'effigie delà céleste patronne qui protège un
frêle esquif livré aux flots capricieux.
A cette époque-là , le signor Lélio n'était plus dans tout l'éclat de
sa jeunesse ; soit qu'à force de remplir leur office généreux, ses pou-
mons eussent pris un développement auquel avaient obéi les muscles
de la poitrine , soit le grand soin que les chanteurs apportent à
l'hygiène conservatrice de l'harmonieux instrument, son corps,
qu'il appelait joyeusement Vétui de sa voix, avait acquis un assez
raisonnable degré d'embonpoint. Cependant sa jambe avait conservé
toute son élégance, et l'habitude gracieuse de tous ses gestes en faisait
encore ce que sous l'empire les femmes appelaient un beau cavalier.
Mais si Lélio pouvait encore remplir, sur les planches de la Fenice
et de la Scala , l'emploi de primo uomo sans choquer ni le goût, ni la
vraisemblance; si sa voix toujours admirable et son grand talent le
maintenaient au premier rang des artistes italiens; si ses abondans
cheveux d'un beau gris de perle, et son grand œil noir plein de feu,
attiraient encore le regard des femmes aussi bien dans les salons que
sur la scène, Lélio n'en était pas moins un homme sage, plein de
TOME XII. — ler DÉCEMBRE 1837. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
réserve et de gravité dans roccasion. Ce qui nous semblait étrange ,
c'est qu'avec les agrémens que le ciel lui avait départis , avec les
succès brillans de son honorable carrière, il n'était point et n'avait
jamais été un homme à bonnes fortunes. Il avait, disait-on, inspiré
de grandes passions; mais soit qu'il ne les eût point partagées, soit
qu'il en eût enseveli le roman dans l'oubU d'une conscience généreuse,
personne ne pouvait raconter l'issue délicate de ces épisodes mysté-
rieux. De fait, il n'avait compromis aucune femme. Les plus opulentes
et les plus illustres maisons de l'Italie et de l'Allemagne l'accueillaient
avec empressement ; nulle part il n'avait porté le trouble et le scan-
dale. Partout il jouissait d'une réputation de bonté, de loyauté, de
sagesse irréprochable.
Pour nous artistes, ses amis et ses compagnons, il était bien aussi
le meilleur et le plus estimable des hommes. Mais cette gaieté sereine,
cette grâce bienveillante qu'il portait dans le commerce du monde,
ne nous cachaient pas absolument un fonds de mélancolie et l'habitude
d'un chagrin secret. Un soir, après souper, comme nous fumions le
serraglio sous nos treilles embaumées de Sainte-Marguerite, l'abbé
Panorio nous parlait de lui-même, et nous disait les poétiques élans
et les combats héroïques de son propre cœur avec une candeur res-
pectable et touchante. Lélio, gagné par cet exemple, et partageant
notre effusion, pressé aussi un peu par les questions de l'abbé et les
regards de Beppa, nous confessa enfln que l'art n'était pas la seule
noble passion qu'il eût connue.
— Ed 10 anche! s'écria-t-il avec un soupir; et moi aussi j'ai aimé,
j'ai combattu, j'ai triomphé I
— Avais-tu donc fait vœu de chasteté comme lui? dit Beppa en
souriant et en touchant le bras de l'abbé du bout de son éventail noir.
— Je n'ai jamais fait aucun vœu , répondit Lélio , mais j'ai toujours
été impérieusement commandé par le sentiment naturel de la justice
et de la vérité. Je n'ai jamais compris qu'on pût être vraiment heureux
un seul jour en risquant toute la destinée d'autrui. Je vous raconterai,
si vous le voulez, deux époques de ma vie où l'amour a joué le prin-
cipal rôle, et vous comprendrez qu'il a pu m'en coûter un peu d'être,
je ne dis pas un héros, mais un homme.
— Voilà un début bien grave , dit Beppa, et je crains que ton récit
ne ressemble à une sonate française. Il te faut une introduction
musicale, attends ! Est-ce là le ton qui te convient? En même temps,
elle tira de son luth quelques accords solennels et joua les premières
mesures d'un andante maestoso de Dusseck.
LA DERNIÈRE ALDINI. 531
— Ce n'est pas cela, reprit Lélio en étouffant le son des cordes
avec le manche de l'éventail de Beppa. Joue-moi plutôt une de ces
valses allemandes, où la Joie et la Douleur voluptueusement embras-^
sées semblent tourner doucement et montrer tour à tour une face
pâle baignée de larmes, et un front rayonnant couronné de fleurs.
— Fort bien! dit Beppa; pendant ce temps Cupidon joue de la
pochette, et marque la mesure à faux, ni plus ni moins qu'un maître
de ballets ; la Joie impatientée frappe du pied pour exciter le fade
musicien qui gêne son élan impétueux. La Douleur, exténuée de fati-
gue, tourne ses yeux humides vers l'impitoyable racleur pour l'en-
gager à ralentir cette rotation obstinée, et l'auditoire, ne sachant s'il
doit rire ou pleurer, prend le parti de s'endormir.
Et Beppa se mit à jouer la ritournelle d'une valse sentimentale,
ralentissant et pressant chaque mesure alternativement, conformant
avec rapidité l'expression de sa charmante figure, tantôt sémillante
de joie, tantôt lugubre de tristesse, à ce mode ironique, et portant
dans cette raillerie musicale toute l'énergie de son patriotisme
artistique.
— Vous êtes une femme bornée! lui dit Lélio en passant ses
ongles sur les cordes, dont la vibration expira en un cri aigre et
déchirant.
— Point d'orgue germanique ! s'écria la belle Vénitienne en écla-
tant de rire et en lui abandonnant la guitare.
— L'artiste , reprit Lélio, a pour patrie le monde entier, la grande
Bohême, comme nous disons. Per Dio ! faisons la guerre au despotisme
autrichien, mais respectons la valse allemande! la valse de Weber,
ô mes amis! la valse de Beethoven et de Schubert! Oh! écoutez,
écoutez ce poème, ce drame, cette scène de désespoir, de passion et
de joie délirante !
En parlant ainsi, l'artiste fît résonner les cordes de l'instrument,
et se mit à vocaliser, de toute la puissance de sa voix et de son ame,
le chant sublime du Désir de Beethoven; puis, s'interrompant tout à
coup et jetant sur l'herbe l'instrument encore plein de vibration
pathétique :
— Jamais aucun chant, dit-il, n'a remué mon ame comme celui-
là. Il faut bien l'avouer, notre musique italienne ne parle qu'aux
sens ou à l'imagination exaltée; celle-ci parle au cœur et aux senti-
mens les plus profonds et les plus exquis. J'ai été comme vous,
Beppa. J'ai résisté à la puissance du génie germanique, j'ai long-
temps bouché les oreilles de mon corps et celles de mon intelligence à
3i.
532 REVUE DES DEUX MONDES.
ces mélodies du nord que je ne pouvais ni ne voulais comprendre. Mais
les temps sont venus où l'inspiration divine n'est plus arrêtée aux
frontières des états par la couleur des uniformes et la bigarrure des
bannières. Il y a dans l'air je ne sais quels anges ou quels sylphes,
messagers invisibles du progrès, qui nous apportent l'harmonie et la
poésie de tous les points de l'horizon. Ne nous enterrons pas sous
nos ruines, mais que notre génie étende ses ailes et ouvre ses bras
pour épouser tous les génies contemporains par-dessus les cimes
des Alpes.
— Écoutez, comme il extravague! s'écria Beppa en essuyant son
luth déjà couvert de rosée, moi qui le prenais pour un homme rai-
sonnable!
—Pour un homme froid et peut-être égoïste, n'est-ce pas, Beppa?
reprit l'artiste en se rasseyant d'un air mélancolique. Eh bien ! j'ai
cru moi-même être cet homme-là, car j'ai fait des actes de raison, et
j'ai sacriflé aux exigences de la société. Mais quand la musique des
régimens autrichiens fait retentir, le soir, les échos de nos grandes
places et nos tranquilles eaux des airs de Freyschûtz et des fragmens
de symphonie de Beethoven , je m'aperçois que j'ai des larmes en
abondance, et que mes sacriGces n'ont pas été de peu de valeur. Un
sens nouveau semble se révéler à moi : la mélancolie des regrets,
l'habitude de la tristesse, et le besoin de la rêverie, ces élémens qui
n'entrent guère dans notre organisation méridionale, pénètrent dé-
sormais en moi par tous les pores , et je vois bien clairement que
notre musique est incomplète et l'art que je sers insuffisant à l'ex-
pression de mon ame; voilà pourquoi vous me voyez dégoûté du
théâtre, blasé sur les émotions du triomphe, et peu désireux de con-
quérir de nouveaux applaudissemens à l'aide des vieux moyens; c'est
que je voudrais m'élancer dans une vie d'émotions nouvelles et trou-
ver dans le drame lyrique l'expression du drame de ma propre vie;
mais alors je deviendrais peut-être triste et vaporeux comme un
Hambourgeois, et tu me raillerais cruellement, Beppa! C'est ce qu'il
ne faut pas. 0 mes bons amis, buvons! et vive la joyeuse Italie et
Venise la belle !
Il porta son verre à ses lèvres, mais il le remit sur la table avec
préoccupation, sans avoir avalé une seule goutte de vin. L'abbé lui
répondit par un soupir, Beppa lui serra la main, et, après quelques
instans d'un silence mélancolique, Lélio, pressé de remplir sa pro-
messe, commença son récit en ces termes ;
— Je suis, vous le savez, fils d'un pêcheur de Chioggia. Presque
LA DERNIÈRE ALDINI. 535
tous les habitans de cette rive ont le thorax bien développé et la voix
forte. Ils l'auraient belle, s'ils ne l'enrouaient de bonne heure à lut-
ter sur leurs barques contre les bruits de la mer et des vents, à boire
et à fumer immodérément pour conjurer le sommeil et la fatigue.
C'est une belle race que nos Ghioggiotes. On dit qu'un grand peintre
français , Leopoldo Roberto , est maintenant occupé à illustrer le type
de leur beauté dans un tableau qu'il ne laisse voir à personne.
Quoique je sois d'une complexion assez robuste, comme vous voyez,
mon père, en me comparant à mes frères, me jugea si frêle et si ché-
tif, qu'il ne voulut m'enseigner ni à jeter le fllet, ni à diriger la cha-
loupe et le chasse-marée. Il me montra seulement le maniement de la
rame à deux aîains, le voguer de la barquette, et il m'envoya gagner
ma vie à Venise en qualité d'aide-gondolier de place. Ce fut une grande
douleur et une grande humiliation pour moi que d'entrer ainsi en ser-
vage , de quitter la maison paternelle, le rivage de la mer, l'honorable
et périlleuse profession de mes pères. Mais j'avais une belle voix,
je savais bon nombre de fragmens de l'Arioste et du Tasse. Je pouvais
faire un agréable gondolier, et gagner, avec le temps et la patience ,
cinquante francs par mois, au service des amateurs et des étrangers.
Vous ne savez pas, Zorzi, dit Lélio en s'interrompant et en se tour-
nant vers moi, comment se développent chez nous, gens du peuple,
le goût et le sentiment de la musique et de la poésie. Nous avions
alors et nous avons encore (bien que cet usage menace de se perdre)
nos trouvères et nos bardes , que nous appelons cupiclons; rapsodes
voyageurs, ils nous apportent des provinces centrales les notions in-
correctes de la langue-mère, altérée, je ferais mieux de dire enrichie,
de tout le génie des dialectes du nord et du midi. Hommes du peuple
comme nous , doués à la fois de mémoire et d'imagination, ils ne se
gênent nullement pour mêler leurs improvisations bizarres aux créa-
tions des poètes. Prenant et laissant toujours sur leur passage quel-
que locution nouvelle, ils embellissent et leur langage et le texte de
leurs auteurs d'une incroyable confusion d'idiomes. On pourrait les
appeler les conservateurs de l'instabilité du langage dans les provin-
ces frontières et sur tout le littoral. Notre ignorance accepte sans
appelles décisions de cette académie ambulante, et vous avez eu
souvent l'occasion d'admirer tantôt l'énergie , tantôt le grotesque de
l'italien de nos poètes , dans la bouche des chanteurs des lagunes.
C'est le dimanche à midi, sur la place publique de Chioggia, après
la grand'messe, ou le soir dans les cabarets de la côte, que ces rap-
sodes charment, par leurs récitatifs entrecoupés de chant et de dé-
/^34 REVUE DES DEUX MONDES.
clarnation, un auditoire nombreux et passionné. Le ciipîdo est ordi-
nairement debout sur une table et joue de temps en temps une
Titournelle ou un finale de sa façon sur un instrument quelconque,
celui-ci sur la cornemuse calabroise, celui-là sur la vielle berga-
masque, d'autres sur le violon, la flûte ou la guitare. Le peuple
chioggiote, en apparence flegmatique et froid, écoute d'abord en
fumant d'un air impassible et presque dédaigneux; mais aux grands
coups de lance des héros de l'Arioste, à la mort des paladins, aux
aventures des demoiselles délivrées et des géans pourfendus, l'audi-
toire s'éveille, s'anime, s'écrie, et se passionne si bien, que les verres
et les pipes volent en éclats, les tables et les sièges sont brisés, et
souvent le cupido, prêt à devenir victime de l'enthousiasme excité
par lui, est forcé de s'enfuir, tandis que les dilettanti se répandent
dans la campagne à la poursuite d'un ravisseur imaginaire, aux cris
d'amazza! amazza! tue le monstre! tue le coquin! à mort le brigand!
bravo, Astolphe! courage, bon compagnon! avance! avance! tue! tue!
C'est ainsi que les Chioggiotes, ivres de fumée de tabac, de vin et de
poésie, remontent sur leurs barques et déclament aux flots et aux
vents les fragmens rompus de ces épopées délirantes.
J'étais le moins bruyant et le plus attentif de ces dilettanti. Comme
j'étais fort assidu aux séances, et que j'en sortais toujours silencieux
et pensif, mes parens en concluaient que j'étais un enfant docile et
borné, à la fois désireux et incapable d'apprendre les beaux-aris. Oa
trouvait ma voix agréable ; mais comme j'avais en moi le sentiment
d'une accentuation plus pure et d'une déclamation moins forcenée
que celle des cupidons et de leurs imitateurs, on décréta que j'étais,
comme chanteur, aussi bien que comme barcarole, bon pour la ville,
retournant ainsi votre locution française à propos des choses de peu
de valeur, — bon pour la campagne.
Je vous ai promis le récit de deux épisodes, et non celui de ma
vie ; je ne vous dirai donc pas le détail de toutes les souffrances par
lesquelles je passai pour arriver, moyennant le régime du riz à l'eau
et des coups de rame sur les épaules, à l'âge de quinze ans et à un
très médiocre talent de gondolier. Le seul plaisir que j'eusse, c'était
celui d'entendre passer les sérénades; et quand j'avais un instant de
loisir, je m'échappais pour chercher et suivre les musiciens dans tous
les coins de la ville. Ce plaisir était si vif, que s'il ne m'empêchait
point de regretter la maison paternelle, il m'eût empêché du moins
d'y retourner. Du reste , ma passion pour la musique était à l'état de
goût sympathique, et non de penchant personnel; car ma voix était
LA DERNIÈRE ALDINI. 535
en pleine mue, et me semblait si désagréable, lorsque j'en faisais le
timide essai , que je ne concevais pas d'autre avenir que celui de battre
l'eau des lagunes, toute ma vie, au service du premier venu.
Mon maître et moi occupions sonyeni \e traguetto, ou station de
gondoles, sur le grand canal, au palais Aldini, vers l'image de saint
Zandegola (contraction patoise du nom de San-Giovanni Decollato).
En attendant la pratique, mon patron dormait, et j'étais chargé de
guetter les passans pour leur offrir le service de nos rames. Ces
heures souvent pénibles, dans les jours brùlans de l'été, étaient dé-
licieuses pour moi au pied du palais Aldini, grâce à une magniflque
voix de femme accompagnée par la harpe, dont les sons arrivaient
distinctement jusqu'à moi. La fenêtre par laquelle s'échappaient ces
sons divins était située au-dessus de ma tête, et le balcon avancé
me servait d'abri contre la chaleur du jour. Ce petit coin était mon
Éden, et je n'y repasse jamais sans que mon cœur tressaille au sou-
venir de ces modestes délices de mon adolescence. Une tendine de
soie ombrageait alors le carré de balustrade de marbre blanc,
brunie par les siècles et enlacée de liserons et de plantes pariétaires
soigneusement cultivées par la belle hôtesse de cette riche demeure,
car elle était belle; je l'avais entrevue quelquefois au balcon, et
j'avais entendu dire aux autres gondoliers que c'était la femme la
plus aimable et la plus courtisée de Venise. J'étais assez peu sensible
à sa beauté, quoiqu'à Venise les gens du peuple aient des yeux pour
les femmes du plus haut rang, et réciproquement, à ce qu'on assure.
Pour moi, j'étais tout oreilles; et quand je la voyais paraître, mon
cœur battait de joie, parce que sa présence me donnait l'espoir de
l'entendre bientôt chanter.
J'avais entendu dire aussi aux gondoliers du traguet que l'instru -
ment dont elle s'accompagnait était une harpe; mais leurs descrip-
tions étaient si confuses , qu'il m'était impossible de me faire une idée
nette de cet instrument. Ses accords me ravissaient, et c'est lui que je
brûlais du désir de voir. Je m'en faisais un portrait fantastique ; car
on m'avait dit qu'il était tout d'or pur, plus grand que moi, et mon
patron Masino en avait vu un qui était terminé par le buste d'une
belle femme qu'on aurait dit prête à s'envoler, car elle avait des ailes.
Je voyais donc la harpe dans mes rêves, tantôt sous la figure d'une
syrène, et tantôt sous celle d'un oiseau ; quelquefois je croyais voir
passer une belle barque pavoisée, dont les cordages de soie rendaient
des sons harmonieux. Une fois je rêvai que je trouvais une harpe au
milieu des roseaux et des algues ; mais au moment où j'écartais les
536 REVUE DES DEUX MONDES.
herbes humides pour la saisir, je fus éveillé en sursaut, et ne pus
jamais retrouver le souvenir distinct de sa forme.
Cette curiosité s'empara si fort de mon jeune cerveau, qu'un jour
je finis par céder à une tentation maintes fois vaincue. Pendant que
mon patron était au cabaret, je grimpai sur la couverture de ma
gondole, et de là aux barreaux d'une fenêtre basse; puis enfin je
m'accrochai à la balustrade du balcon, je l'enjambai et je me trouvai
sous les rideaux de la tendine.
Je pus alors contempler l'intérieur d'un magnifique cabinet; mais
le seul objet qui me frappa , ce fut la harpe muette au milieu des
autres meubles qu'elle dominait fièrement. Le rayon qui pénétra dans
le cabinet lorsque j'entr'ouvris le rideau, vint frapper sur la dorure
de l'instrument, et fit étinceler le beau cygne sculpté qui le surmon-
tait. Je restai immobile d'admiration, ne pouvant me lasser d'en
examiner les moindres détails, la structure élégante, qui me rappe-
lait la proue des gondoles, les cordes diaphanes qui me semblèrent
toutes d'or filé, les cuivres luisans et la boîte de bois satiné sur la-
quelle étaient peints des oiseaux, des fleurs et des papillons richement
coloriés et d'un travail exquis.
Cependant, il me restait un doute, au milieu de tant de meubles
superbes, dont la forme et l'usage m'étaient peu connus; ne m'étais-
je pas trompé? était-ce bien la harpe que je contemplais? Je voulus
m'en assurer; je pénétrai dans le cabinet, et je posai une main gauche
et tremblante sur les cordes. O ravissement I elles me répondirent.
Saisi d'un inexprimable vertige , je me mis à faire vibrer au hasard
et avec une sorte de fureur toutes ces voix retentissantes, et je ne
crois pas que l'orchestre le plus savant et le mieux gouverné m'ait
jamais fait depuis autant de plaisir que l'effroyable confusion de
sons dont je remplis l'appartement de la signora Aldini.
Mais ma joie ne fut pas de longue durée. Un valet de chambre qui
rangeait les salles voisines accourut au bruit, et furieux de voir un
petit rustre en haillons s'introduire ainsi et s'abandonner à l'amour
de Tart avec un si odieux dérèglement, se mit en devoir de me
chasser à coups de balai. Il ne me convenait guère d'être congédié
de la sorte, et je me retirai prudemment vers le balcon , afin de m'en
aller comme j'étais venu. Mais avant que j'eusse pu l'enjamber, le
valet s'élança sur moi, et je me vis dans l'alternative d'être battu ou
de faire une culbute ridicule. Je pris un parti violent ; ce fut d'esquiver
le choc en me baissant avec dextérité , et de saisir mon adversaire
par les deux jambes, tandis qu'il donnait brusquement de la poitrine
LA DERNIÈRE ALBINI. 537
contre la balustrade. L'enlever ainsi de terre et le lancer dans le
canal fut l'affaire d'un instant. C'est un jeu auquel les enfans s'exer-
cent entre eux à Chioggia. Mais je n'avais pas eu le temps d'observer
que la fenêtre était à vingt pieds de l'eau et que le pauvre diable de
camcricre pouvait ne pas savoir nager.
Heureusement pour lui et pour moi, il revint aussitôt sur l'eau et
s'accrocha aux barques du traguet. J'eus un instant de terreur en
lui voyant faire le plongeon; mais dès que je le vis sauvé, je songeai
à me sauver moi-même, car il rugissait de fureur et allait ameuter
contre moi tous les laquais du palais Aldini. J'enfilai la première
porte qui s'offrit à moi, et, courant à travers les galeries, j'allais fran-
chir l'escalier, lorsque j'entendis des voix confuses qui venaient à ma
rencontre. Je remontai précipitamment et me réfugiai sous les combles
du palais, où je me cachai dans un grenier parmi de vieux tableaux
rongés des vers , et des débris de meubles.
Je restai là deux jours et deux nuits sans prendre aucun aliment
et sans oser me frayer un passage au milieu de mes ennemis. Il y
avait tant de monde et de mouvement dans cette maison, qu'on n'y
pouvait faire un pas sans rencontrer quelqu'un. J'entendais par la
lucarne les propos des valets qui se tenaient dans la galerie de l'étage
inférieur. Ils s'entretenaient de moi presque continuellement, faisaient
mille commentaires sur ma disparition , et se promettaient de m'in-
fliger une rude correction s'ils réussissaient à me rattraper. J'enten-
dais aussi mon patron sur sa barque s'étonner de mon absence, et se
réjouir à l'idée de mon retour dans des intentions non moins bien-
veillantes. J'étais brave et vigoureux; mais je sentais que je serais
accablé par le nombre. L'idée d'être battu par mon patron ne m'oc-
cupait guère; c'était une chance du métier d'apprenti qui n'entraînait
aucune honte. Mais celle d'être châtié par des laquais soulevait en
moi une telle horreur, que je préférais mourir de faim. Il ne s'en
fallut pas de beaucoup que mon aventure n'eût ce dénouement. A
quinze ans , on supporte mal la diète. Une vieille camériste qui vint
chercher un pigeon déserteur sous les combles trouva, au lieu de
son fugitif, le pauvre barcarolino évanoui et presque mort au pied
d'une vieille toile qui représentait une sainte Cécile. Ce qu'il y eut de
frappant pour moi dans ma détresse, c'est que la sainte avait entre
les bras une harpe de forme antique que j'eus tout le loisir de con-
templer au milieu des angoisses de la faim, et dont la vue me devint
tellement odieuse, que pendant bien long-temps, par la suite, je ne
pus supporter l'aspect ni le son de cet instrument fatal.
538 REVUE DES DEUX MONDES.
La bonne duègne me secourut et intéressa la signora Aldini à mon
sort. Je fus promptement rétabli des suites du jeune, et mon persé-
cuteur, apaisé par cette expiation, agréa l'aveu de ma faute et l'ex-
pression brusque, mais sincère, de mes regrets. Mon père, en appre-
nant de mon patron que j'étais perdu, était accouru. Il fronça le
sourcil lorsque M""^ Aldini lui manifesta l'intention de me prendre à
son service. C'était un homme rude, mais fier et indépendant. C'était
bien assez, selon lui, que je fusse condamné par ma délicate orga-
nisation à vivre à la ville. J'étais de trop bonne famille pour être
valet, et quoique les gondoliers eussent de grandes prérogatives
dans les maisons particulières, il y avait une distinction de rang bien
marquée entre les gondoliers de place et les gondolieri cli casa. Ces
derniers étaient mieux vêtus, il est vrai, et participaient au bien-être
de la vie patricienne; mais ils étaient réputés laquais, et il n'y avait
point de telle souillure dans ma famille. Néanmoins M""^ Aldini était
si gracieuse et si bienveillante, que mon brave homme de père, tor-
tillant son bonnet rouge dans ses mains avec embarras, et tirant à
chaque instant, par habitude, sa pipe éteinte de sa poche, ne sut que
répondre à ses douces paroles et à ses généreuses promesses. Il ré-
solut de me laisser libre, comptant bien que je refuserais. Mais moi,
quoique je fusse bien dégoûté de la harpe, je ne songeais qu'à la
musique. Je ne sais quelle puissance magnétique la signora Aldini
exerçait sur moi; c'était une véritable passion, mais une passion
d'artiste toute platonique et toute philharmonique. De la petite cham-
bre basse où l'on m'avait recueilli pour me soigner, car j'eus, par
suite de mon jeûne, deux ou trois accès de fièvre, je l'entendais
chanter, et cette fois elle s'accompagnait avec le clavecin, car elle
jouait également bien de plusieurs instrumens. Enivré de ses accens,
je ne compris pas même les scrupules de mon père, et j'acceptai sans
hésiter la place de gondoher en second au palais Aldini.
Il était de bon goût à cette époque d'être bien monté en barcaroles,
c'est-à-dire que, de même que la gondole équivaut, à Venise, à
Véqiiipage dans les autres pays, de même les gondoliers sont un objet
à la fois de luxe et de nécessité comme les chevaux. Toutes les gon-
doles étant à peu près semblables, d'après le décret somptuaire de
la république , qui les condamna indistinctement à être tendues de
noir, c'était seulement par l'habit et par la tournure de leurs rameurs
que les personnes opulentes pouvaient se faire remarquer dans la
Ibule. La gondole d'un patricien élégant devait être conduite, à l'ar-
rière, par un homme robuste et d'une beauté mâle, à l'avant, par
LA DERNIÈRE ALBINI. SS^
un négrillon singulièrement accoutré, ou par un blondin indigène,
sorte de page ou de jockey vêtu avec élégance, et placé là comme un
ornement, comme la poupée à la proue des navires.
J'étais donc tout-à-fait propre à cet honorable emploi. J'étais un
véritable enfant des lagunes, blond , rosé, très fort avec des contours
un peu féminins , ayant la tête, les pieds et les mains remarquable-
ment petits, le buste large et musculeux, le cou et les bras ronds,
nerveux et blancs. Ajoutez à cela une chevelure couleur d'ambre,
fine, abondante, et bouclée naturellement; imaginez un charmant
costume demi-Figaro demi-Chérubin, et le plus souvent les jambes
nues, la culotte de velours bleu de ciel attachée par une ceinture de
soie écarlate, et la poitrine couverte seulement d'une chemise de
batiste brodée plus blanche que la neige; vous aurez une idée du
pauvre histrion en herbe qu'on appelait alors Nello, par contraction
de son nom véritable, Daniele Gemello.
Comme il est de la destinée des petits chiens d'être cajolés par les
maîtres imbéciles et battus par les valets jaloux, le sort de mes
pareils était généralement un mélange assez honteux de tolérance
illimitée de la part des uns, et de haine brutale de la part des autres.
Heureusement pour moi, la Providence me jeta sur un coin béni :
Bianca Aldini était la bonté , l'indulgence , la charité descendue sur
la terre. Veuve à vingt ans, elle passait sa vie à soulager les pauvres,
à consoler les affligés. Là où il y avait une larme à essuyer, un bien-
fait à verser, on la voyait bientôt accourir dans sa gondole, portant
sur ses genoux sa petite fille âgée de quatre ans ; miniature char-
mante, si frêle, si jolie, et toujours si fraîchement parée, qu'il sem-
blait que les belles mains de sa mère fussent les seules au monde
assez effilées, assez douces et assez moelleuses, pour la toucher sans
la froisser ou sans la briser. M'°'= Aldini était toujours vêtue elle-
même avec un goût et une recherche que toutes les dames de Venise
essayaient en vain d'égaler; immensément riche, elle aimait le luxe,
et dépensait la moitié de son revenu à satisfaire ses goûts d'artiste
et ses habitudes de patricienne. L'autre moitié passait en aumônes,
eu services rendus, en bienfaits de toute espèce. Quoique ce fut un
assez beau denier de veuve, comme elle l'appelait, elle s'accusait
naïvement d'être une ame tiède, de ne pas faire ce qu'elle devait; et
concevant de sa charité plus de repentir que d'orgueil, elle se pro-
mettait chaque jour de quîner te siècle, et de s'occuper sérieusement
de son salut. Vous voyez, d'après ce mélange de faiblesse féminine
et de vertu chrétienne, qu'elle ne se piquait point d'être une ame
540 REVUE DES DEUX MONDES.
forte, et que son intelligence n'était pas plus éclairée que ne le com-
portaient le temps et le monde où elle vivait. Avec cela, je ne sais s'il
a jamais existé de femme meilleure et plus charmante. Les autres
femmes, jalouses de sa beauté, de son opulence et de sa vertu, s'en
vengeaient en assurant qu'elle était bornée et ignorante. Il y avait de
Ja vérité dans cette accusation ; mais Bianca n'en était pas moins ai-
mable. Elle avait un fond de bon sens qui l'empêchait d'être jamais
ridicule, et, quant à son manque d'instruction, la naïveté modeste
qui en résultait était chez elle une grâce de plus. J'ai vu autour d'elle
les hommes les plus éclairés et les plus graves ne jamais se lasser
de son entretien.
Vivant ainsi à l'église et au théâtre, dans la mansarde du pauvre
et dans les palais, elle portait avec elle en tous lieux la consolation
ou le plaisir, elle imposait à tous la reconnaissance ou la gaieté. Son
humeur était égale , enjouée , et le caractère de sa beauté suffisait à
répandre la sérénité autour d'elle. Elle était de moyenne taille,
blanche comme le lait et fraîche comme une fleur ; tout en elle était
douceur, jeunesse, aménité. De même que, dans toute sa gracieuse
personne, on eût vainement cherché un angle aigu, de même son
caractère n'offrit jamais la moindre aspérité, ni sa bonté la moindre
lacune. A la fois active comme le dévouement évangélique et non-
chalante comme la mollesse vénitienne, elle ne passait jamais plus
de deux heures dans la journée au même endroit; mais dans son
palais elle était toujours couchée sur un sopha, et dehors elle était
toujours étendue dans sa gondole. Elle se disait faible sur les jambes,
et ne montait ou ne descendait jamais un escalier sans être soutenue
par deux personnes; dans ses appartemens, elle était toujours ap-
puyée sur le bras de Salomé, une belle fille juive, qui la servait
et lui tenait compagnie. On disait à ce propos que M""^ Aldini était
boiteuse par suite de la chute d'un meuble que son mari avait jeté
sur elle dans un accès de colère, et qui lui avait fracturé la jambe :
c'est ce que je n'ai jamais su précisément, bien que pendant plus de
deux ans elle se soit appuyée sur mon bras pour sortir de son palais
et pour y rentrer, tant elle mettait d'art et de soin à cacher cette in-
firmité.
Malgré sa bienveillance et sa douceur, Bianca ne manquait ni de
discernement ni de prudence dans le choix des personnes qui l'en-
touraient : il est certain que nulle part je n'ai vu autant de braves
gens réunis. Si vous me trouvez un peu de bonté et assez de fierté
dans lame, c'est au séjour que j'ai fait dans cette maison qu'il faut
LA DERNIÈRE ALDINI. 541
l'attribuer. Il était impossible de n'y pas contracter l'habitude de
bien penser, de bien dire et de bien faire; les valets étaient probes
et laborieux, les amis fidèles et dévoués,... les amans même... (car
il faut bien l'avouer, il y eut des amans) étaient pleins d'honneur et
déloyauté. J'avais là plusieurs patrons; de tous ces pouvoirs, lasj-
gnora était le moins impératif. Au reste, tous étaient bons ou justes.
Salomé, qui était le pouvoir exécutif de la maison , maintenait l'ordre
avec un peu de sévérité; elle ne souriait guère, et le grand arc de ses
sourcils se divisait rarement ew deux quarts de cercle au-dessus de
ses longs yeux noirs. Mais elle avait de l'équité, de la patience et un
regard pénétrant, qui ne méconnaissait jamais la sincérité. Mandola,
premier gondolier, et mon précepteur immédiat , était un Hercule
lombard, qu'à ses énormes favoris noirs et à ses formes athlétiques
on eût pris pour Polyphême. Ce n'en était pas moins le paysan le plus
doux, le plus calme et le plus humain qui ait jamais passé de ses
montagnes à la civilisation des grandes cités. Enfin, le comte Lan-
franchi, le plus bel homme de la république, que nous avions l'hon-
neur de promener tous les soirs en gondole fermée avec M™^ Aldini,
de dix heures à minuit, était bien le plus gracieux et le plus affable
seigneur que j'aie rencontré dans ma vie.
Je n'ai jamais connu de feu monseigneur Aldini qu'un grand por-
trait en pied qui était à l'entrée de la galerie, dans un cadre superbe
un peu détaché de la muraille, et semblant commander à une longue
suite d'aïeux, tous de plus en plus noirs et vénérables, qui s'enfon-
çaient, par ordre chronologique, dans la profondeur sombre de
cette vaste salle. Torquato Aldini était habillé dans le dernier goût
du temps , avec un jabot de dentelle de Flandre , et un habit du ma-
tin de gros d'été vert-pomme, à brandebourgs rose-vif : il était ad-
mirablement crêpé et poudré. Mais, malgré la galanterie de ce désha-
billé pastoral , je ne pouvais le regarder sans baisser les yeux , car
il y avait sur sa figure d'un jaune brun, dans sa prunelle noire et
ardente , dans sa bouche froide et dédaigneuse , dans son attitude
impassible , et jusque dans le mouvement absolu de sa main longue
et maigre, ornée de diamans , une expression de fierté arrogante et
de rigueur inflexible que je n'avais jamais rencontrée sous le toit de
ce palais. C'était un beau portrait, et le portrait d'un beau jeune
homme : il était mort à vingt-cinq ans à la suite d'un duel avec un
Foscari , qui avait osé se dire de meilleure famille que lui. Il avait
laissé une grande réputation de bravoure et de fermeté; mais on
disait tout bas qu'il avait rendu sa femme très malheureuse , et les
542 REVUE DES DEUX MONDES.
domestiques n'avaient pas l'air de le regretter. Il leur avait imprimé
une telle crainte, qu'ils ne passaient jamais le soir devant cette pein-
ture, saisissante de vérité , sans se découvrir la tête, comme ils eus-
sent fait devant la personne de leur ancien maître.
Il fallait que la dureté de son ame eût fait beaucoup souffrir la
signora, et l'eût bien dégoûtée du mariage , car elle ne voulait point
contracter de nouveaux liens, et repoussait les meilleurs partis de
la république. Cependant elle avait besoin d'aimer , car elle souffrait
les assiduités du comte Lanfranchi , et ne semblait lui refuser des
douceurs de l'hyménée que le serment indissoluble. Au bout d'un
an , le comte, désespérant de lui inspirer la confiance nécessaire pour
un tel engagement, et cherchant fortune ailleurs, lui confessa qu'une
riche héritière lui donnait meilleure espérance. La signora lui rendit
aussitôt généreusement sa liberté ; elle parut triste et malade pen-
dant plusieurs jours, mais , au bout d'un mois, le prince de Monta-
legri vint occuper dans la gondole la place que l'ingrat Lanfranchi
avait laissée vacante , et pendant un an encore, Mandola et moi pro-
menâmes sur les lagunes ce couple bénévole, et en apparence fortuné.
J'avais un attachement très vif pour la signora. Je ne concevais
rien de plus beau et de meilleur qu'elle sur la terre. Quand elle tour-
nait sur moi son beau regard presque maternel, quand elle m'adres-
sait en souriant de douces paroles ( les seules qui pussent sortir de
ses lèvres charmantes ) , j'étais si fier et si content , que, pour lui faire
plaisir, je me serais jeté sous la carène tranchante du Bucentaure.
Quand elle me donnait un ordre , j'avais des ailes ; quand elle s'ap-
puyait sur moi, mon cœur palpitait de joie; quand, pour faire remar-
quer ma belle chevelure au prince de Montalegri , elle posait douce-
ment sa main de neige sur ma tête, je devenais rouge d'orgueil. Et
pourtant je promenais sans jalousie le prince à ses côtés ; je répon-
dais gaiement à ces quolibets pleins de bienveillance que les seigneurs
de Venise aiment à échanger avec les barcaroles pour éprouver
en eux l'esprit de répartie; et, malgré l'excessive liberté dont le
gondolier provoqué jouit en pareil cas , jamais je n'avais senti contre
le prince le plus léger mouvement d'aigreur. C'était un bon jeune
homme, je lui savais gré d'avoir consolé la signora de l'abandon
de M. Lanfranchi. Je n'avais pas cette sotte humilité qui s'incline de-
vant les prérogatives du rang. En fait d'amour, nous ne les connais-
sons guère dans ce pays, et nous les connaissions encore moins
dans ce temps-là. Il n'y avait pas une telle différence d'âge entre la
signora et moi, que je ne pusse être amoureux d'elle. Le fait est que
LA DERNIÈRE ALDINÏ. 543
je serais embarrassé aujourd'hui de donner un nom à ce que j'éprou-
vais alors. C'était de l'amour peut-être, mais de l'amour pur comme
mon âge, et de l'amour tranquille, parce que j'étais sans ambition
et sans cupiiité.
Outre ma jeunesse, mon zèle et mon caractère facile et enjoué,
j'avais plu particulièrement à la signora par mon amour pour la mu-
sique : elle prenait plaisir à voir l'émotion que j'éprouvais au son de
sa belle voix, et chaque fois qu'elle chantait, elle me faisait appeler.
Accorte et familière, elle me faisait entrer jusque dans son cabinet,
et m'autorisait à m'asseoir auprès de Salomé. Il semblait qu'elle eût
aimé à voir cette farouche camériste se départir un peu avec moi de
son austérité. Mais Salomé m'imposait beaucoup plus que la signora,
et jamais je ne fus tenté de m'enhardir auprès d'elle.
Un jour la signora me demanda si j'avais de la voix. Je lui répondis
que j'en avais eu, mais qu'elle s'était perdue. Elle voulut que j'en
lisse l'essai devant elle. Je m'en défendis , elle insista, il fallut céder.
J'étais fort troublé, et convaincu qu'il me serait impossible d'articu-
ler un son ; car il y avait bien un an que je ne m'en étais avisé. J'avais
alors dix-sept ans. Ma voix était revenue, je ne m'en doutais pas.
Je mis ma tête dans mes deux mains ; je tâchai de me rappeler une
strophe de la Jérusalem y et le hasard me fit rencontrer celle qui ex-
prime l'amour d'Olindepour Sophronie, et qui se termine par ce vers ;
Brama assaï, poco spera, nulla chiede.
Alors, rassemblant mon courage et me mettant à crier de toute ma
force comme si j'eusse été en pleine mer, je fis retentir les lambris
étonnés de ce lai plaintif et sonore, sur lequel nous chantons dans les
lagunes les prouesses de Roland et les amours d'Herminie. Je ne me
méfiais pas de l'effet que j'allais produire; comptant sur le filet en-
roué que j'avais fait sortir autrefois de ma poitrine, je faillis tomber
à la renverse, lorsque l'instrument que je recelais en moi, à mon
insu, manifesta sa puissance. Les tableaux suspendus à la muraille
en frémirent, la signora sourit, et les cordes de la harpe répondirent
par une longue vibration au choc de cette voix formidable.
Sanio Dio! s'écria Salomé en laissant tomber son ouvrage et en se
bouchant les oreilles , le lion de Saint-Marc ne rugirait pas autre-
ment! — La petite Aldini, qui jouait sur le tapis, fut si épouvantée,
qu'elle se mit à pleurer et à crier.
Je ne sais ce que fit la signora. Je sais seulement qu'elle, et l'en»
fant, et Salomé, et la harpe, et le cabinet, tout disparut, et que je
544 REVUE DES DEUX MONDES.
courus à toutes jambes à travers les rues , sans savoir quel démon
me poussait, jusqu'à la Quenta-Valle; là, je me jetai dans une bar-
que et j'arrivai à la grande prairie qu'on nomme aujourd'hui le
Champ-de-Mars, et qui est encore le lieu le plus désert de la ville. A
peine me vis-je seul et en liberté, que je me mis à chanter de toute la
force de mes poumons. 0 miracle ! j'avais plus d'énergie et d'étendue
dans la voix qu'aucun des cupidi que j'avais admirés à Chioggia.
Jusque-là j'avais cru manquer de puissance , et j'en avais trop. Elle
me débordait, elle me brisait. Je me jetai la flgure dans les longues
herbes, et en proie à un accès de joie délirante, je fondis en larmes.
0 les premières larmes de l'artiste! elles seules peuvent rivaliser de
douceur ou d'amertume avec les premières larmes de l'amant.
Je me remis ensuite à chanter et à répéter cent fois de suite les
strophes éparses dont j'avais gardé souvenance. A mesure que je
chantais , le rude éclat de ma voix s'adoucissait, je sentais l'instru-
ment devenir à chaque instant plus souple et plus docile. Je ne res-
sentais aucune fatigue; plus je m'exerçais , plus il me semblait que
ma respiration devenait facile et de longue baleine. Alors je me
hasardai à essayer les airs d'opéra et les romances que j'entendais
chanter depuis deux ans à la signera. Depuis deux ans, j'avais bien
appris et bien travaillé sans m'en douter. La méthode était entrée
dans ma tête par routine , par instinct , et le sentiment dans mon
ame par intuition, par sympathie. J'ai beaucoup de respect pour
l'étude; mais j'avoue qu'aucun chanteur n'a moins étudié que moi.
J'étais doué d'une facilité et d'une mémoire merveilleuses. Il suffisait
que j'eusse entendu un trait pour le rendre aussitôt avec netteté. J'en
fis l'épreuve dès ce premier jour, et je parvins à chanter presque
d'un bout à l'autre les morceaux les plus difficiles du répertoire de
M"*" Aldini.
La nuit vint m'avertir de mettre un terme à mon enthousiasme. Je
m'aperçus alors que j'avais manqué tout le jour à mon service, et je
retournai au palais confus et repentant de ma faute. C'était la pre-
mière de ce genre que j'eusse commise , et je ne craignais rien tant
qu'un reproche de la signora, quelque doux qu'il dût être. Elle était
en train de souper, et je me glissai timidement derrière sa chaise. Je
ne la servais jamais à table, car j'étais resté fier comme un Chiog-
giote , et j'avais gardé toutes les franchises attachées à mon emploi
privilégié. Mais, voulant réparer mon tort par un acte d'humihté, je
pris des mains de Salomé l'assiette de porcelaine de Chine qu'elle
allait lui présenter, et j'avançai la main avec gaucherie. M""^ Aldini
LA DERNIÈRE ALDINI. 545
feignit d'abord de ne pas y faire attention et se laissa servir ainsi
pendant quelques instans; puis, tout d'un coup rencontrant à la dé-
robée mon regard piteux, elle partit d'un grand éclat de rire en se
renversant sur son fauteuil.
— Votre seigneurie le gâte, dit la sévère Salomé en réprimant une
imperceptible velléité de partager l'enjouement de sa maîtresse.
— Pourquoi le gronderais-je? repartit le signora. Il s'est fait peur
à lui-même ce matin, et pour se punir, il s'est enfui, le pauvret! Je
parie qu'il n'a pas mangé de la journée. Allons , va souper, Nellino.
Je te pardonne, à condition que tu ne chanteras plus.
Ce sarcasme bienveillant me sembla très amer. C'était le premier
auquel je fusse sensible, car, malgré tous les élémens offerts au déve-
loppement de ma vanité , c'était un sentiment que je ne connaissais
pas encore. Mais l'orgueil venait de s'éveiller en moi avec la puis-
sance, et , en raillant ma voix, on me semblait nier mon ame et atta-
quer ma vie.
Depuis ce jour, les leçons que me donnait à son insu la signora en
s'exerçant devant moi, me devinrent de plus en plus profitables.
Tous les soirs j'allais m'exercer au Champ-de-Mars, aussitôt que
mon service était flni, et j'avais la conscience de mes progrès. Bien-
tôt les leçons de la signora ne me suffirent plus. Elle chantait pour
son plaisir, portant à l'étude une nonchalance superbe, et ne cher-
chant point à se perfectionner. J'avais un désir immodéré d'aller au
théâtre; mais, pendant tout le temps qu'elle y passait, j'étais con-
damné à garder la gondole, Mandola jouissant du privilège d'aller
au parterre, ou d'écouter dans les corridors. J'obtins enfin de lui,
un jour, qu'il me laissât entrer à sa place pendant un acte d'opéra,
à la Fenice. On jouait le Mariage secret. Je ne chercherai point à vous
rendre ce que j'éprouvai : je faillis devenir fou, et manquant à la
parole que j'avais donnée à mon compagnon , je le laissai se mor-
fondre dans la gondole, et ne songeai à sortir que quand je vis la
salle vide et les lustres éteints.
Alors je sentis le besoin impérieux, irrésistible, d'aller au théâtre
tous les soirs. Je n'osais point demander la permission à M""" Aldini,
je craignais qu'elle ne vînt encore à railler ma passion infortunée
( comme elle l'appelait ) pour la musique. Cependant il fallait mourir,
ou aller à la Fenice. J'eus la coupable pensée de quitter le service de
la signora et de gagner ma vie en qualité de faccliino à la journée,
afin d'avoir le temps et le moyen d'aller le soir au théâtre. Je calcu-
lai qu'avec les petites économies que j'avais faites au palais Aldini,
TOME XII. 35
546 REVUE DES DEUX MONDES.
et en réduisant mon vêtement et ma nourriture au plus strict néces-
saire, je pourrais satisfaire ma passion. Je pensai aussi à entrer au
théâtre comme machiniste, comparse ou allumeur; l'emploi le plus
abject m'eût semblé doux, pourvu que je pusse entendre de la mu-
sique tous les jours. Enfin je pris le parti d'ouvrir mon cœur au
bienveillant Montalegri. On lui avait raconté mon aventure musicale.
Il commença par rire; puis, comme j'insistais courageusement, il
exigea pour condition que je lui fisse entendre ma voix. J'hésitai
beaucoup , j'avais peur qu'il ne me désespérât par ses railleries , et
quoique je n'eusse pour l'avenir aucun dessein formulé avec moi-
même, je sentais que m'enlever l'espoir de savoir chanter un jour,
c'était m'arracher la vie. Je me résignai pourtant. Je chantai d'une
voix tremblante le fragment d'un des airs que j'avais entendus une
seule fois au théâtre. Mon émotion gagna le prince , je vis dans ses
yeux qu'il prenait plaisir à m'entendre : je pris courage, je chantai
mieux. Il leva les mains deux ou trois fois pour m'applaudir , puis il
s'arrêta de peur de m'interrompre. Je chantai alors tout-à-fait bien ,
et quand j'eus fini, le prince, qui était un véritable dilettante, faillit
m'embrasser et me donna les plus grands éloges. Il me remmena chez
la signora et présenta ma pétition qui fut ratifiée sur-le-champ.
Mais on voulut aussi me faire chanter, et jamais je ne voulus y con-
sentir. La fierté de ma résistance étonna M""' Aldini sans l'irriter.
Elle pensait la vaincre plus tard ; mais elle n'en vint pas à bout
aisément. Plus je suivais le théâtre, plus je faisais d'exercices et de
progrès, plus aussi je sentais tout ce qui me manquait encore, et
plus je craignais de me faire entendre et juger avant d'être sûr de
moi-même. Enfin, un soir au Lido , comme il faisait un clair de lune
superbe , et que la promenade de la signora m'avait fait manquer et
le théâtre et mon heure d'étude soUtaire, je fus pris du besoin de
chanter, et je cédai à l'inspiration. La signora et son amant m'écou-
tèrent en silence, et quand j'eus fini, ils ne m'adressèrent pas un
mot d'approbation ni de blâme. Mandela fut le seul qui, sensible à
la musique comme un vrai Lombard , s'écria à plusieurs reprises
en écoutant mon jeune ténore : Corpo dd Diavolo ! clie biion basso!
Je fus un peu piqué de l'indifférence ou de l'inattention de ma
patronne. J'avais la conscience d'avoir assez bien chanté pour mériter
un encouragement de sa bouche. Je ne comprenais pas non plus la
froideur du prince, après les éloges qu'il m'avait donnés deux mois
auparavant. Plus tard je sus que ma maîtresse avait été émerveillée
de mes dispositions et de mes moyens; mais qu'elle avait résolu, pour
LA DERNIÈRE ALDINI. 547
me punir de m'être tant fait prier, de paraître insensible à mon pre-
mier essai.
Je compris la leçon, et, quelques jours après, ayant été sommé
par elle de chanter durant sa promenade, je m'en acquittai de bonne
grâce. Elle était seule , étendue sur les coussins delà gondole, et
paraissait livrée à une mélancolie qui ne lui était pas habituelle. Elle
ne m'adressa pas la parole durant toute la promenade ; mais en ren-
trant, lorsque je lui offris mon bras pour remonter le perron du
palais, elle me dit ce peu de mots, qui me laissa une émotion sin-
gulière: (( Nello, tu m'as fait beaucoup de bien. Je te remercie. »
Les jours suivans, je lui offris moi-même de chanter. Elle parut
accepter avec reconnaissance. La chaleur était accablante et les
théâtres déserts ; la signora se disait malade, mais ce qui me frappa
le plus, c'est que le prince, ordinairement si assidu à l'accompagner,
ne venait plus avec elle qu'un soir sur deux, sur trois et même sur
quatre. Je pensai que lui aussi commençait à être infldèle, et je m'en
affligeai pour ma pauvre maîtresse. Je ne concevais pas son obstina-
tion à repousser le mariage : il ne me paraissait pas juste que Mon-
talegri , si doux et si bon en apparence , fût victime des torts de feu
Torquato Aldini. D'un autre côté, je ne concevais pas davantage
qu'une femme si aimable et si belle n'eût pour amans que de lâches
spéculateurs plus avides de sa fortune qu'attachés à sa personne, et
dégoûtés de l'une aussitôt qu'ils désespéraient d'obtenir l'autre.
Ces idées m'occupèrent tellement pendant quelques jours, que,
malgré mon respect pour ma maîtresse, je ne pus m'empêcher de
faire part de mes commentaires à Mandola. — Détrompe-toi, me ré-
pondit-il ; cette fois, c'est le contraire de ce qui s'est passé avec Lan-
franchi. C'est la signora qui se dégoûte du prince et qui trouve chaque
soir un nouveau prétexte pour l'empêcher de la suivre. Quelle en est
la raison? cela est impossible à deviner, puisque nous qui la voyons ,
nous savons qu'elle est seule, et qu'elle n'a aucun rendez-vous. Peut-
être qu'elle tourne tout-à-fait à la dévotion et qu'elle veut se détacher
du monde.
Le soir même , j'essayai de chanter à la signora un cantique de la
Yierge; mais elle m'interrompit brusquement en me disant qu'elle
n'avait pas envie de dormir et me demanda les amours d'Armide et
de Renaud. — Il s'est trompé, dit Mandola qui ne manquait pas de
finesse, en feignant de m'excuser. Je changeai de mode et je fus écouté
avec attention.
Je remarquai bientôt qu'à force de chanter en plein air, au balan-
35.
548 REVUE DES DEUX MONDES.
cément de la gondole , je me fatiguais beaucoup et que ma voix était
en souffrance. Je consultai un professeur de musique qui venait
au palais pour apprendre les élémens à la petite Alezia Aldini , alors
âgée de six ans. Il me répondit que, si je continuais à chanter dehors,
je perdrais ma voix avant la fln de l'année. Cette menace m'effraya
tellement , que je résolus de ne plus chanter ainsi. Mais le lendemain,
la signora me demanda la barcarole nationale de la Biondina, d'un
air si mélancolique , avec un regard si doux et un visage si pâle , que
je n'eus pas le courage de lui refuser le seul plaisir qu'elle parût
capable de goûter depuis quelque temps.
II était évident qu'elle maigrissait et qu'elle perdait de sa fraîcheur;
elle éloignait de plus en plus le prince. Elle passait sa vie en gondole,
et même elle négligeait un peu les pauvres. Elle semblait succomber
à un accablement dont nous cherchions vainement la cause.
Pendant une semaine, elle parut chercher à se distraire. Elle s'en-
toura de monde, et le soir elle se fit suivre par plusieurs gon-
doles où se placèrent ses amis , et des musiciens qui lui donnèrent
la sérénade. Une fois , elle me pria de chanter. Je déclinai ma com-
pétence en présence des musiciens de profession et des nombreux
dilettanti. Elle insista d'abord avec douceur, et puis avec un peu de
dépit; je continuai de m'en défendre; et enfin elle m'ordonna d'un
ton absolu de lui obéir. C'était la première fois de sa vie qu'elle
s'emportait. Au lieu de comprendre que c'était la maladie qui chan-
geait ainsi son caractère , et de faire acte de complaisance , je m'aban-
donnai à un mouvement d'orgueil invincible, et lui déclarai que je
n'étais pas son esclave, que je m'étais engagé à conduire sa gondole
et non à divertir ses convives; en un mot, que j'avais failli perdre
ma voix pour la distraire, et que, puisqu'elle me récompensait si
mal de mon dévouement, je ne chanterais plus ni pour elle, ni pour
personne. — Elle ne répondit rien, les amis qui l'accompagnaient,
étonnés de mon audace, gardaient le silence. Au bout de quelques
instans, Salomé fit un cri et saisit la petite Alezia, qui, endormie
dans les bras de sa mère, avait failli tomber à l'eau. La signora était
évanouie depuis quelques minutes, et personne ne s'en était aperçu.
J'abandonnai la rame; je parlai au hasard; je m'approchai de la
signora; j'étais si troublé, que j'eusse fait quelque folie, si la pru-
dente Salomé ne m'eût renvoyé impérieusement à mon poste. La si-
gnora revint à elle, on reprit à la hâte la route du palais. Mais la so-
ciété était surprise et consternée , la musique allait tout de travers;
et quant à moi; j'étais si désolé et si effrayé, que mes mains tremblantes
LA DERNIÈRE ALDINI. 549
ne pouvaient plus soutenir la rame. J'avais perdu la tête , j'accrochais
toutes les gondoles. Mandola me maudissait; mais, sourd à ses aver-
tissemens , je me retournais à chaque instant pour regarder M""' Al-
dini , dont le front pâle , éclairé par la lune , semblait porter l'em-
preinte de la mort.
Elle passa une mauvaise nuit, le lendemain elle eut la fièvre, et
garda le lit. Salomé refusa de me laisser entrer. Je me glissai mal-
gré elle dans la chambre à coucher, et je me jetai à genoux devant la
signora, en fondant en larmes. Elle me tendit sa main que je couvris
de baisers, et me dit que j'avais eu raison de lui résister. — C'est moi ,
ajouta-t-elle avec une bonté évangéUque, qui suis exigeante, fantasque
et impitoyable depuis quelque temps. Il faut me le pardonner, Nello,
je suis malade, et je sens que je ne peux plus gouverner mon hu-
meur comme à l'ordinaire. J'oublie que vous n'êtes pas destiné à res-
ter gondolier, et qu'un brillant avenir vous est réservé. Pardonnez-
moi cela encore; mon amitié pour vous est si grande , que j'ai eu le
désir égoïste de vous garder près de moi, et d'enfouir votre talent
dans cette condition basse et obscure qui vous écrase. Vous avez
défendu votre indépendance et votre dignité , vous avez bien fait.
Désormais vous serez libre, vous apprendrez la musique; je n'épar-
gnerai rien pour que votre voix se conserve , et pour que votre
talent se développe ; vous ne me rendrez plus d'autres services que
ceux qui vous seront dictés par l'affection et la reconnaissance.
Je lui jurai que je la servirais toute ma vie, que j'aimerais mieux
mourir que de la quitter, et, en vérité , j'avais pour elle un attache-
ment si légitime et si profond , que je ne pensais pas faire un serment
téméraire.
Elle fut mieux portante les jours suivans, et me força de prendre
mes premières leçons de chant. Elle y assista et sembla y apporter
le plus vif intérêt. Dans l'intervalle, elle me faisait étudier et répéter
les principes, dont jusque-là je n'avais pas eu la moindre idée , bien
que je m'y fusse conformé par instinct en m'abandonnant à mon
chant naturel.
Mes progrès furent rapides; je cessai tout service pénible. La
signora prétendit que le double mouvement des rames la fatiguait ,
et afin que Mandola ne se plaignît pas d'être seul chargé de tout le
travail , son salaire fut doublé. Quant à moi , j'étais toujours sur la
gondole, mais assis à la proue, et occupé seulement à chercher dans
les yeux de ma patronne ce qu'il fallait faire pour lui être agréable.
Ses beaux yeux étaient bien tristes, bien voilés. Sa santé s'améliorait
550 REVUE DES DEUX MONDES.
par instans, et puis s'altérait de nouveau. C'était là mon unique cha-
grin, mais il était profond.
Elle perdait de plus en plus ses forces, et l'aide de nos bras ne lui
suffisait plus pour monter les escaliers. Mandola était chargé de la
porter comme un enfant, comme je portais la petite Alezia. Cette
fillette devenait chaque jour plus belle; mais le genre de sa beauté et
son caractère en faisaient bien l'antipode de sa mère. Autant celle-ci
était blanche et blonde, autant Alezia était brune. Ses cheveux tom-
baient déjà en deux fortes tresses d'ébène jusqu'à ses genoux ; ses
petits bras ronds et veloutés ressortaient comme ceux d'une jeune
mauresque sur ses vêtemens de soie, toujours blancs comme la neige,
car elle était vouée à la Vierge. Quant à son humeur, elle était
étrange pour son âge. Je n'ai jamais vu d'enfant plus grave, plus
méfiant, plus silencieux. Il semblait qu'elle eût hérité de l'humeur
altière du seigneur Torquato. Jamais elle ne se familiarisait avec
personne; jamais elle ne tutoyait aucun de nous. Une caresse de Sa-
lomé lui semblait une offense, et c'est tout au plus si, à force de la
porter, de la servir et de l'aduler, j'obtenais une fois par semaine
qu'elle me laissât baiser le bout de ses petits doigts rosés , qu'elle
soignait déjà comme eut fait une femme bien coquette. Elle était très
froide avec sa mère, et passait des heures entières assise auprès
d'elle dans la gondole les yeux attachés sur les flots , muette , insen-
sible à tout en apparence, et rêveuse comme une statue. Mais si la
signora lui adressait la plus légère réprimande, ou se mettait au lit
avec un redoublement de fièvre, la petite entrait dans des accès de
désespoir qui faisaient craindre pour sa vie ou pour sa raison.
Un jour, elle s'évanouit dans mes bras , parce que Mandola , qui
portait sa mère devant nous, glissa sur une des marches du perron
et tomba avec elle. La signora se blessa légèrement, et depuis cet
instant ne voulut plus se fier à l'adresse du bon Hercule lombard.
Elle me demanda si j'aurais la force de remplir cet office. J'étais
alors dans toute ma vigueur, et je lui répondis que je porterais bien
quatre femmes comme elle et huit enfans comme le sien. Dès-lors je
la portai toujours, car, jusqu'à l'époque où je la quittai, ses forces
ne revinrent pas.
Bientôt arriva un moment où la signora me sembla moins légère
et l'escaher plus difficile à monter. Ce n'était pas elle qui augmentait
de volume, c'était moi qui perdais mes forces au moment de l'entourer
de mes bras. Je n'y comprenais rien d'abord, et puis bientôt je m'en
fis de grands reproches à moi-même; mais mon émotion était insur-
LA DERNIÈRE ALDINI. 551
montable. Cette taille souple et voluptueuse qui s'abandonnait à moi,
cette tête charmante qui se penchait vers mon visage, ce bras d'al-
bâtre qui entourait mon cou nu et brûlant, cette chevelure embau-
mée qui se mêlait à la mienne , c'en était trop pour un garçon de
dix-sept ans. Il était impossible qu'elle ne sentît pas les battemens
précipités de mon cœur, et qu'elle ne vît pas dans mes yeux le trouble
qu'elle jetait dans mes sens. — Je te fatigue , me disait-elle quelque-
fois d'un air mourant. — Je ne pouvais pas répondre à cette languis-
sante ironie; ma tête s'égarait, et j'étais forcé de m'enfuir aussitôt
que je l'avais déposée sur son fauteuil. Un jour, Salomé ne se trouva
pas, comme de coutume, dans le cabinet pour la recevoir. J'eus
quelque peine à arranger les coussins pour l'asseoir commodément.
Mes bras s'enlaçaient autour d'elle; je me trouvai à ses pieds, et ma
tête mourante se pencha sur ses genoux. Ses doigts étaient passés
dans mes cheveux. Un frémissement subit de cette main me révéla ce
que j'ignorais encore. Je n'étais pas le seul ému, je n'étais pas le seul
prêt à succomber. Il n'y avait plus entre nous ni serviteur, ni pa-
tronne , ni barcarole , ni signora ; il y avait un jeune homme et une
jeune femme amoureux l'un de l'autre. Un éclair traversa mon ame
et jaillit de mes yeux. Elle me repoussa vivement, et s'écria d'une
voix étouffée : Va-i-cn! J'obéis, mais en triomphateur. Ce n'était plus
le valet qui recevait un ordre; c'était l'amant qui faisait un sacriflce.
Un désir aveugle s'empara dès-lors de tout mon être. Je ne fis au-
cune réflexion ; je ne sentis ni crainte , ni scrupule , ni doute; je n'a-
vais qu'une idée fixe , c'était de me trouver seul avec Bianca. Mais
cela était plus difficile que sa position indépendante ne devait le faire
présumer. Il semblait que Salomé devinât le péril et se fut imposé
la tâche d'en préserver sa maîtresse. Elle ne la quittait jamais, si ce
n'est le soir, lorsque la petite Alezia voulait se coucher à l'heure où
sa mère allait à la promenade. Alors Mandola était l'inévitable témoin
qui nous suivait sur les lagunes. Je voyais bien, aux regards et à
l'inquiétude de la signora , qu'elle ne pouvait s'empêcher de désirer
un tète-à-tête avec moi ; mais elle était trop faible de caractère, soit
pour le provoquer, soit pour l'éviter. Je ne manquais pas de har-
diesse et de résolution; mais, pour rien au monde, je n'eusse voulu
la compromettre , et d'ailleurs , tant que je n'étais pas vainqueur
dans cette situation délicate , mon rôle pouvait être souverainement
ridicule et même méprisable aux yeux des autres serviteurs de la
signora.
Heureusement, le candide Mandola, qui n'était pas dépourvu de
552 REVUE DES DEUX MONDES.
finesse et de pénétration , avait pour moi une amitié qui ne s'est
jamais démentie. Je ne serais pas étonné, quoiqu'il ne m'ait jamais
donné le droit de l'affirmer, que, sous cette rude écorce, l'amour
n'eût fait quelquefois tressaillir un cœur tendre , lorsqu'il portait la
signora dans ses bras. C'était d'ailleurs une grande imprudence à
une jeune femme , de livrer, comme elle l'avait fait , le secret et pres-
que le spectacle de ses amours à deux hommes de notre âge, et il
était bien impossible que nous fussions témoins, depuis deux ans,
du bonheur d'autrui, sans avoir conçu, l'un et l'autre, quelque ten-
tation importune. Quoi qu'il en soit, j'ai peine à croire que Mandola
eût deviné si bien ce qui se passait en moi , si quelque chose d'ana-
logue ne se fût passé en lui-même. Un soir qu'il me voyait absorbé,
assis à la proue de la gondole et la tête cachée dans les deux mains,
en attendant que la signora nous fît avertir, il me dit seulement ces
mots : Nello ! NelloIJ! mais d'un ton qui me sembla renfermer tant de
sens, que je levai la tête et le regardai avec une sorte d'épouvante ,
comme si mon sort eût été dans ses mains. — Il étouffa une sorte de
soupir en ajoutant le dicton populaire : Sara quel clie sara ! —
— Que veux-tu dire? m'écriai-je en me levant et en lui saisissant le
bras. — Nello! Nello I...répéta-t-il en secouant la tête. — On vint m'a-
vertir en ce moment de monter pour transporter la signora dans la
gondole; mais le regard expressif de Mandola me suivit sur le perron
et me jeta dans une émotion singulière.
Ce jour même , Mandola demanda à M""^ Aldini la permission de
s'absenter pendant une semaine pour aller voir son père malade.
Bianca parut effrayée et surprise de cette demande; mais elle l'ac-
corda aussitôt en ajoutant: Mais qui donc conduira ma gondole? —
Nello , répondit Mandola en me regardant avec attention. — Mais il
ne sait pas voguer seul? reprit la signora... Allons, rentrez-moi,
nous chercherons demain un remplaçant provisoire. Va voir ton
père, et soigne-le bien, je prierai pour lui. —
Le lendemain , la signora me fit appeler et me demanda si je m'é-
tais enquis d'un barcarole. Je ne répondis que par un sourire auda-
cieux. La signora devint pâle, et me dit d'une voix tremblante : —
Vous y songerez demain, je ne sortirai pas aujourd'hui.
Je compris ma faute; mais la signora avait montré plus de peur que
de colère, et mon espoir accrut mon insolence. Vers le soir, je vins
lui demander s'il fallait faire avancer la gondole au perron. Elle me
répondit d'un ton froid : —Je vous ai dit ce matin que je ne sortirais
pas. — Je ne perdis pas courage. — Le temps a changé, signora, re-
LA DERNIÈRE ALDINI. 553
pris-je, le vent souffle de sirocco. Il fait beau pour vous, ce soir. —
Elle tourna vers moi un regard accablant en disant : — Je ne t'ai pas
demandé le temps qu'il fait. Depuis quand me donnes-tu des consul-
tations? — La lutte était engagée, je ne reculai point. — Depuis que
vous semblez vouloir vous laisser mourir, répondis-je avec véhé-
mence. Elle parut céder à une force magnétique, car elle pencha sa
tête languissamment sur sa main et me dit d'une voix éteinte de faire
avancer la gondole.
Je l'y transportai. Salomé voulut la suivre. Je pris sur moi de lui
dire d'un ton absolu que sa maîtresse lui commandait de rester près
de la signora Alezia. Je vis la signora rougir et pâlir tandis que je
prenais la rame et que je repoussais avec empressement le perron de
marbre qui bientôt sembla fuir derrière nous.
Quand je me vis seulement à quelques brasses de distance du pa-
lais , il me sembla que je venais de conquérir le monde , et que les
importuns écartés, ma victoire était assurée. Je ramai con furore jus-
qu'au milieu des lagunes sans me détourner, sans dire un seul mot,
sans reprendre haleine. J'avais bien plutôt l'air d'un amant qui en-
lève sa maîtresse que d'un gondolier qui conduit sa patronne. Quand
nous fûmes sans témoins, je jetai ma rame, et laissai la barque s'en
aller à la dérive; mais, là, tout mon courage m'abandonna, il me
fut impossible de parler à la signora, je n'osai même pas la regar-
der. Elle ne me donna aucun encouragement, et je la ramenai au
palais, assez mortiflé d'avoir repris le métier de barcarole sans avoir
obtenu la récompense que j'espérais.
Salomé me montra de l'humeur et m'humilia plusieurs fois, en
m'accusant d'avoir l'air brusque et préoccupé. Je ne pouvais dire
une parole à la signora sans que la camériste ne me reprît, préten-
dant que je ne m'exprimais pas d'une manière respectueuse. La
signora, qui prenait toujours ma défense, ne parut pas seulement
s'apercevoir, ce soir-là, des mortifications qu'on me faisait éprouver.
J'étais outré. Pour la première fois, je rougissais sérieusement de
ma position, et j'eusse songé à en sortir, si l'invincible aimant du dé-
sir ne m'eût retenu en servage.
Pendant plusieurs jours, je souffris beaucoup. La signora me lais-
sait impitoyablement exténuer mes forces à la faire courir sur l'eau,
en plein midi, par un temps d'automne sec et brûlant, en présence
de toute la ville, qui m'avait vu long-temps assis dans sa gondole, à
ses pieds, presque à ses côtés, et qui me voyait maintenant couvert
de sueur, retourner de la sublime profession de barde au dur mé-
554 REVUE DES DEUX MONDES.
tier de rameur. Mon amour se changea en colère. J'eus deux ou trois
fois la tentation coupable de lui manquer de respect en public, et
puis j'eus honte de moi-même, et je retombai dans l'accablement.
Un matin , il lui prit fantaisie d'aborder au Lido. La rive était dé-
serte. Le sable étincelait au soleil, ma tête était en feu, la sueur ruis-
selait sur ma poitrine. Au moment où je me baissais pour soulever
M"*" Aldini, elle passa sur mon front humide son mouchoir de soie et
me regarda avec une sorte de compassion tendre.
— Poveretto! me dit-elle, tu n'es pas fait pour le métier auquel
je te condamne!
— Pour vous j'irais à Varsenal (1) , répondis-je avec feu.
— Et tu sacrifierais , reprit-elle , ta belle voix , et le grand talent
que tu peux acquérir, et la noble profession d'artiste à laquelle tu
peux arriver?
— Tout! lui répondis-je en pliant les deux genoux devant elle.
— Tu mens! reprit la signora d'un air triste. Retourne à taplace^
ajouta-t-elle en me montrant la proue. Je veux me reposer un peu ici.
Je retournai à la proue, mais je laissai ouverte la porte du casin.
Je la voyais pâle et blonde, étendue sur les coussins noirs, envelop-
pée dans sa noire mantille, enfoncée et comme cachée dans le velours
noir de cet habitacle mystérieux , qui semble fait pour les plaisirs
furtifs et les voluptés défendues. Elle ressemblait à un beau cygne,
qui, pour éviter le chasseur, s'enfonce sous une sombre grotte. Je
sentis ma raison m'abandonner; je me glissai sur mes genoux jus-
qu'auprès d'elle. Lui donner un baiser et mourir ensuite pour expier
ma faute, c'était toute ma pensée. Elle avait les yeux fermés, elle fai-
sait semblant de sommeiller, mais elle sentait le feu de mon haleine.
Alors elle m'appela à voix haute comme si elle m'eût cru bien loin
d'elle, et feignit de s'éveiller lentement, pour me donner le temps de
m'éloigner. Elle m'ordonna de lui aller chercher à la bottega du Lido
une eau de citron, et referma les yeux. Je mis un pied sur la rive,
et ce fut tout. Je rentrai dans la gondole; je restai debout à la regar-
der. Elle rouvrit les yeux, et son regard semblait m'attirer par mille
chaînes de fer et de diamant. Je fis un pas vers elle, elle referma les
yeux de nouveau; j'en fis un second, elle les rouvrit encore, et affecta
un air de surprise dédaigneuse. Je retournai vers la rive, et je revins
encore dans la gondole. Ce jeu cruel dura plusieurs minutes. Elle
m'attirait et me repoussait, comme l'épervier joue avec le passereau
(l) A\ix galères.
LA DERNIÈRE ALDINI. 555
blessé à mort. La colère s'empara de moi , je poussai avec violence
la porte du casino, dont la glace vola en éclats. Elle jeta un cri au-
quel je ne daignai pas faire attention , et je m'élançai sur la rive , en
chantant d'une voix de tonnerre , que je croyais folâtre et dégagée :
LaBiondina in gondoleta
L'altra sera mi o mena;
Dal piazer la povareta
La s'a in boto adormenta.
Ela dormiva su sto bracio
Me intanto lasvegliava;
E la barca che ninava
La tornava a adormenzar.
Je m'assis sur une des tombes hébraïques du Lido; j'y restai long-
temps, je me fls attendre à dessein. Et puis tout à coup pensant
qu'elle souffrait peut-être de la soif, et pénétré de remords, je cou-
rus chercher le rafraîchissement qu'elle m'avait demandé et le lui
portai avec soUicitude. Néanmoins j'espérais qu'elle me ferait une
réprimande, j'aurais voulu être chassé, car ma condition n'était plus
supportable; elle me reçut sans colère, et, me remerciant même avec
douceur, elle prit le verre que je lui présentais. Je vis alors que sa
main était ensanglantée; les éclats de la glace l'avaient blessée, je
ne pus retenir mes larmes. Je vis que les siennes coulaient aussi, mais
elle ne m'adressa pas la parole, et je n'osai pas rompre ce silence
plein de tendres reproches et de timides ardeurs.
Je pris la résolution d'étouffer cet amour insensé et de m'éloigner
de Venise. J'essayais de me persuader que la signora ne l'avait
jamais partagé, et que je m'étais flatté d'un espoir insolent; mais à
chaque instant son regard, le son de sa voix, l'expression de son
geste, sa tristesse même, qui semblait augmenter et diminuer avec la
mienne , tout me ramenait à une conûance délirante et à des rêves
dangereux.
Le destin semblait travailler à nous ôter le peu de forces qui nous
restait. Mandola ne revenait pas. J'étais un très médiocre rameur,
malgré mon zèle et mon énergie; je connaissais mal les lagunes, je
les avais toujours parcourues avec tant de préoccupation ! Un soir
J'égarai la gondole dans les paludes qui s'étendent entre le canal
Saint-George et celui des Marane. La marée montante immergeait
encore ces vastes bancs d'algues et de sables; mais le flot commença
à se retirer avant que j'eusse pu regagner les eaux courantes, j'aper-
cevais déjà la pointe des plantes marines qu'une douce brise balan-
556 REVUE DES DEUX MONDES.
çait au milieu de l'écume. Je fis force de rames, mais en vain. Le
reflux mit à sec une plaine immense, et la barque vint échouer dou-
cement sur un lit de verdure et de coquillages. La nuit s'étendait sur
le ciel et sur les eaux ; les oiseaux de mer s'abattaient par milliers
autour de nous en remplissant l'air de leurs cris plaintifs. J'appelai
long-temps, ma voix se perdit dans l'espace; aucune barque de pê-
cheur ne se trouvait amarrée autour de la palude, aucune embar-
cation ne s'approchait de nos rives. Il fallait se résigner à attendre
du secours du hasard, ou de la marée montante du lendemain; cette
dernière alternative m'inquiétait beaucoup, je craignais pour ma
maîtresse la fraîcheur delà nuit, et surtout les vapeurs malsaines que
les paludes exhalent au lever du jour; j'essayai en vain de tirer la
gondole vers une flaque d'eau. Outre que cela n'eût servi qu'à nous
faire gagner quelques pas , il eut fallu plus de six personnes pour
soulever la barque engravée. Alors je résolus de traverser le maré-
cage en m'enfonçant dans la vase jusqu'aux genoux, de gagner les
eaux courantes et de les franchir à la nage pour aller chercher du
secours. C'était une entreprise insensée, car je ne connaissais pas la
palude, et là, où les pêcheurs se dirigent habilement pour recueillir
des fruits de mer, je me serais perdu dans les fondrières et dans les
sables mouvans, au bout de quelques pas. Quand la signora vit que
je résistais à sa défense et que j'allais m'aventurer, elle se leva avec
vivacité, et trouvant la force de se tenir debout un instant, elle
m'entoura de ses bras, et retomba en m'attirant presque sur son
cœur. Alors j'oubliai tout ce qui m'inquiétait , et je m'écriai avec
ivresse : Oui! oui! restons ici, n'en sortons jamais; mourons-y de
bonheur et d'amour, et que l'Adriatique ne s'éveille pas demain pour
nous en tirer 1
Dans le premier moment de trouble, elle faillit s'abandonner à
mes transports; mais retrouvant bientôt la force dont elle s'était
armée: Eh bien! oui, me dit-elle en me donnant un baiser sur le
front; eh bien! oui, je t'aime, et il y a déjà bien long-temps. C'est
parce que je t'aimais que j'ai refusé d'épouser Lanfranchi, ne pou-
vant me résoudre à mettre un obstacle éternel entre toi et moi. C'est
parce que je t'aimais que j'ai souffert l'amour de Montalegri, crai-
gnant de succomber à ma passion pour toi et voulant la combattre;
c'est parce que je t'aime que je l'ai éloigné, ne pouvant plus supporter
cet amour que je ne partageais pas; c'est parce que je t'aime que je
ne veux pas encore m'abandonner à ce que j'éprouve aujourd'hui,
car je veux te donner des preuves d'amour véritable, et je dois à ta
LA DERNIÈRE ALDINI. 557
fierté, lonjy-temps humiliée, un autre dédommagement que de vaines
caresses, un autre titre que celui d'amant.
Je ne compris rien à ce langage. Quel autre titre que celui d'amant
aurais-je pu désirer, quel autre bonheur que celui de posséder une
belle maîtresse? J'avais eu de sots instans d'orgueil et d'emporte-
ment; mais c'est qu'alors j'étais malheureux, c'est que je croyais
n'être pas aimé. — Pourvu que je le sois, m'écriai-je, pourvu que vous
me le disiez comme à présent dans le mystère de la nuit, et que cha-
que soir à l'écart, loin des curieux et des envieux vous me donniez un
baiser comme tout à l'heure , pourvu que vous soyez à moi en secret,
dans le sein de Dieu, ne serai-je pas plus fier et plus heureux que le
doge de Venise? Que me faut-il de plus que de vivre près de vous et
de savoir que vous m'appartenez? Ah! que tout le monde l'ignore;
je n'ai pas besoin de faire des jaloux pour être glorieux, et ce n'est
pas l'opinion des autres qui fera l'orgueil et la joie de mon ame.
— Et pourtant, répondit Bianca, tu seras humilié d'être mon ser-
viteur, désormais? — Moi I m'écriai-je, je l'étais ce matin , demain
j'en serai fier. — Quoi! dit-elle, tu ne me mépriserais pas si, m'étant
abandonnée à ton amour, je te laissais dans l'abjection? — Il ne peut
pas y avoir d'abjection à servir ceux qui nous aiment, lui répondis-
je. Si vous étiez ma femme, croyez-vous que je vous laisserais porter
par un autre que moi? Pourrais-je être occupé d'autre chose que de
vous soigner et de vous distraire? Salomé n'est pas humiliée de vous
servir, et pourtant vous ne l'aimez pas autant que moi , n'est-ce pas,
signora mia?
— 0 mon noble enfant! s'écria Bianca en pressant m.a tête sur son
sein avec transport, ô ame pure et désintéressée! Qu'on vienne
donc dire maintenant qu'il n'y a de grands cœurs que ceux qui
naissent dans les palais ! Qu'on vienne donc nier la candeur et la
sainteté de ces natures jlébéiennes, rangées si bas par nos odieux
préjugés et notre dédain stupide! 0 toi, le seul homme qui m'ait
aimée pour moi-même, le seul qui n'ait aspiré ni à mon rang, ni à
ma fortune, eh bien ! c'est toi qui partageras l'un et l'autre, c'est toi
qui me feras oubher les malheurs de mon premier hymen, et qui
remplaceras par ton nom rustique le nom odieux d'Aldini que je
porte à regret! C'est toi qui commanderas à mes vassaux, et qui
seras le seigneur de mes terres en même temps que le maître de ma
vie. Nello, veux-tu m'épouser?
Si la terre se fut entr'ouverte sous mes pieds, ou si la voûte des
cieuxse fût écroulée sur ma tête, je n'aurais pas éprouvé une commo-
558 REVUE DES DEUX MONDES.
tion de surprise plus violente que celle qui me rendit muet devant
une telle demande. Quand je fus un peu remis de ma stupéfaction,
je ne sais ce que je répondis, ma tête se troublait, et il m'était impos-
sible d'avoir une idée juste. Tout ce que put faire mon bon sens
naturel fut de repousser des honneurs trop lourds pour mon âge et
pour mon inexpérience. Bianca insista. — Écoute, me dit-elle, je ne
suis point heureuse. Mon enjouement couvre depuis long-temps des
peines profondes; et maintenant tu me vois malade, et ne pouvant
plus dissimuler mon ennui. Ma position dans le monde est fausse et
amère ; celle que je me suis faite vis-à-vis de moi-même est pire
encore, et Dieu est mécontent de moi. ïu sais que je ne suis point de
famille patricienne. ïorquato Aldini m'épousa pour les grands biens
que mon père avait amassés dans le commerce. Ce seigneur allier
ne vit jamais en moi que l'instrument de sa fortune, il ne daigna
jamais me traiter comme son égale; quelques-uns de sesparens l'en-
courageaient dans cette ridicule et cruelle attitude de maître et de
seigneur qu'il avait prise avec moi dès le premier jour; les autres le
blâmaient hautement de s'être mésallié pour payer ses dettes, et le
traitaient froidement depuis son mariage. Après sa mort, tous refu-
sèrent de me voir, et je me trouvai sans famille, car, en entrant dans
celle d'un noble, je m'étais aliéné l'estime et l'affection de la mienne
propre. J'avais épousé Torqualo par amour, et ceux de mes parens
qui ne me regardaient pas comme insensée, me croyaient imbue d'une
sotte vanité et d'une basse ambition. Voilà pourquoi, malgré ma
fortune, ma jeunesse, et un caractère serviable et inoffensif, tu vois
que mes salons sont à peu près déserts et ma société fort restreinte.
3'ai quelques excellens amis , et leur compagnie sufflt à mon cœur.
Mais je ne connais point l'enivrement du monde, et il ne m'a pas
assez bien traitée pour que je lui fasse le sacrifice de mon bonheur.
En l'épousant, je sais que je vais attirer sur moi, non plus seulement
son indifférence, mais une malédiction irrévocable. Ne t'en effraie
pas, tu vois que c'est de ma part un mince sacrifice.
— Mais pourquoi m'épouser? repiis-je. Pourquoi braver inutile-
ment cette malédiction? Puisque je n'ai pas besoin de votre fortune
pour être heureux, puisque vous n'avez pas besoin d'un engagement
solennel de ma part pour être bien sûre que je vous aimerai toujours ?
— Que tu sois mon mari ou mon amant , repartit Bianca , le monde
ne le saura pas moins, et je n'en serai pas moins maudite et mépri-
sée. Puisqu'il faut que d'une manière ou de l'autre ton amour me
sépare entièrement du monde, je veux du moins me réconcilier avec
LA DERNIÈRE ALDINI. 559
Dieu, et trouver dans cet amour sanctifié par l'église la force de
mépriser le monde à mon tour. Depuis long-temps, je vis mal, je
pèche sans profit pour mon bonheur, j'expose mon salut éternel sans
trouver la joie de mon ame. Maintenant je l'ai trouvée et je veux la
goûter pure et sans nuages ; je veux dormir sans remords sur le sein
d'un homme que j'aime ; je veux pouvoir dire au monde : C'est toi
qui perds et corromps les cœurs. L'amour de Nello m'a sauvée et
purifiée , et j'ai un refuge contre toi ; c'est Dieu qui m'a permis
d'aimer Nello, et qui désormais me commande de l'aimer jusqu'à la
mort.
Bianca me parla encore long-temps de la sorte. Il y avait de la
faiblesse , de l'enfantillage et de la bonté dans ces naïfs calculs de sa
fierté, de son amour et de sa dévotion. Je n'étais pas moi-même un
esprit fort. Il n'y avait pas long-temps que je ne m'agenouillais plus
soir et matin, dans la chaloupe paternelle , devant l'image de saint
Antoine peinte sur la voile, et quoique les belles dames de Venise
me donnassent bien des distractions dans la basilique, je ne manquais
jamais à la messe, et j'avais encore au cou le scapulaire que ma mère
y avait cousu en me donnant sa bénédiction le jour où je quittai
Chioggia. Je me laissai donc vaincre et persuader par M""" Aldini ; et
sans résister ni m'engager davantage, je passai la nuit à ses pieds,
soumis comme un enfant à ses scrupules religieux, enivré du seul
bonheur de baiser ses mains et de respirer le parfum de son éven-
tail. Ce fut une belle nuit; les étoiles étincelantes tremblottaient dans
les petites mares d'eau que la mer avait oubliées sur la palude, la
brise murmurait dans les varecs verdoyans. De temps en temps nous
apercevions au loin le fanal d'une gondole ghssant sur les flots, et
nous ne songions plus à l'appeler à notre aide. La voix de l'Adriati-
que brisant de l'autre côté du Lido nous arrivait monotone et
majestueuse. Nous nous livrions à mille rêves enchanteurs, nous for-
mions mille projets délicieusement puérils. La lune se coucha len-
tement et s'enseveHt dans les flots assombris de l'horizon, comme
une chaste vierge dans un linceul. Nous étions chastes comme elle,
et elle sembla nous jeter un regard protecteur avant de se plonger
dans les eaux.
Mais bientôt le froid se fit sentir, et une nappe de brume blanche
s'étendit sur le marais. Je fermai l'habitacle, j'enveloppai Bianca dans
ma cape rouge. Je m'assis tout près d'elle, je l'entourai de mes bras
pour la préserver, je réchauffai ses mains et ses bras de mon haleine.
Un calme délicieux semblait être descendu dans son cœur depuis
560 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle m'avait presque arraché la promesse de l'épouser. Elle pen-
cha doucement sa tête sur mon épaule. La nuit était avancée; depuis
plus de six heures nous exhalions en discours tendres et passionnés
l'ardeur de nos âmes. Une douce fatigue s'empara aussi de moi, et
nous nous endormîmes dans les bras l'un de l'autre, aussi purs que
l'aube qui commençait à blanchir l'horizon. Ce fut notre nuit de noces,
notre seule nuit d'amour, nuit virginale qui ne revint jamais, et dont
le souvenir ne fut jamais souillé.
Des voix rudes m'éveillèrent; je courus à l'avant de la gondole, je
vis plusieurs hommes qui venaient à nous. A l'heure du départ pour
la pêche, l'embarcation échouée avait été signalée par une famille de
mariniers qui m'aida à la pousser jusqu'au canal des Marane, d'où je
la ramenai rapidement au palais.
Que j'étais heureux en posant le pied sur la première marche! Je
ne songeais pas plus au palais qu'à la fortune de Bianca; c'était elle
que je portais dans mes bras, qui, désormais, était mon bien, ma
vie, ma maîtresse dans le sens noble et adorable du mot! Mais
là flnit ma joie. Salomé parut au seuil de cette maison consternée,
où personne n'avait dormi depuis la veille. Salomé était pâle, on
voyait qu'elle avait pleuré ; c'était peut-être la seule fois de sa vie.
JElIe ne se permit pas d'interroger sa maîtresse, peut-être avait-elle
déjà lu sur mon front la raison qui m'avait fait trouver cette nuit si
courte. Elle avait été bien longue pour tous les autres habitans du
palais. Tous croyaient qu'un accident funeste était arrivé à leur chère
patronne. Plusieurs avaient erré toute la nuit pour nous chercher;
d'autres l'avaient passée en prières, à brûler de petites bougies de-
vant l'image de la Vierge, Quand l'inquiétude fut apaisée et la cu-
riosité satisfaite, je remarquai que les idées prenaient un autre cours
et les physionomies une autre expression. On examinait la mienne ,
et les femmes surtout, avec une avidité blessante. Quant au regard
de Salomé, il était si accablant, que je ne pouvais le supporter. Man-
dela arriva de la campagne au milieu de cette confusion. Il comprit
en un instant de quoi il s'agissait; et se penchant vers mon oreille,
il me supplia d'avoir de la prudence ; je feignis de ne pas savoir ce
qu'il voulait dire; je m'efforçai de supporter ingénument toutes les
investigations des autres. Mais au bout de quelques instans, je ne
pus résister à mon inquiétude; je m'introduisis dans l'appartement
de Bianca.
Je la trouvai baignée de larmes auprès du lit de sa fille. L'enfant
avait été éveillée au miUeu de la nuit par le bruit des allées et venues
LA DliRMÈKE ALDLM. 561
des domestiques inquiets. Elle avait écouté leurs commentaires sur
l'absence prolongée de la signora , et, s'imaginant que sa mère était
noyée , elle était tombée en convulsions. Elle était à peine calmée en
cet instant, et Bianca s'accusait des souffrances de sa fille, comme si
elle en eût été la cause volontaire. — Oh! ma Bianca, lui dis-je, con-
solez-vous, réjouissez-vous au contraire de ce que votre enfant et
tous les êtres qui vous entourent vous aiment avec tant de passion.
Eh bien ! je veux vous aimer encore plus, afin que vous soyez la plus
heureuse des femmes. — Ne dis pas que les autres m'aiment , répon-
dit la signora avec un peu d'amertume. Ils semblent qu'ils me fassent
tout bas un crime de cet amour qu'ils ont déjà deviné. Leurs regards
m'offensent, leurs discours me blessent, et je crains qu'ils n'aient
laissé échapper devant ma fille quelque parole imprudente. Salomé
est franchement impertinente avec moi ce matin. Il est temps que je
ferme la bouche à ces indiscrets commentaires. Tu le vois, Nello, on
me fait un crime de t' aimer, et on m'approuvait presque d'aimer le
cupide Lanfranchi. Toutes ces âmes sont basses ou folles. Il faut que,
dès aujourd'hui, je leur déclare que ce n'est point avec mon amant
le gondolier, mais avec mon mari le patricien, que j'ai passé la nuit.
C'est le seul moyen qu'ils te respectent et qu'ils ne me trahissent pas.
— Je la détournai d'agir aussi vite; je lui représentai qu'elle s'en re-
pentirait peut-être, qu'elle n'avait pas assez réfléchi, que moi-même
j'avais besoin de bien songer à ses offres, et que, dans tout ceci, elle
n'avait pas assez pesé le suites de sa détermination en ce qui pourrait
un jour concerner sa fille. — J'obtins d'elle qu'elle prendrait patience
et qu'elle se gouvernerait prudemment.
II m'était impossible de porter un jugement éclairé sur ma situation.
Elle était enivrante, et j'étais un enfant. Néanmoins une sorte de ré-
pugnance instinctive m'avertissait de me méfier des séductions de
l'amour et de la fortune. J'étais agité, soucieux, partagé entre le
désir et la terreur. Dans le sort brillant qui m'était offert , je ne voyais
qu'une seule chose, la possession de la femme aimée. Toutes les ri-
chesses qui l'environnaient n'étaient pas même des accessoires à mon
bonheur, c'étaient des conditions pénibles à accepter pour mon in-
souciance. J'étais comme les gens qui n'ont jamais souffert et qui ne
conçoivent d'état meilleur ni pire que celui où ils ont vécu. J'étais libre
et heureux dans le palais Aldini. Choyé de tous, autorisé à satisfaire
toutes mes fantaisies, je n'avais aucune responsabilité, aucune fati-
gue de corps ni d'esprit. Chanter, dormir et me promener, c'était à
peu près là toute ma vie , et vous savez , vous autres Vénitiens qui
TOME XII. 36
662 REVUE DES DEUX MONDES.
m'entendez , s'il en est une plus douce et mieux faite pour notre pa-
resse et notre légèreté. Je me représentais le rôle d'époux et de
maître comme quelque chose d'analogue à la surveillance exercée par
Salomé sur les détails de l'intérieur, et ce rôle était loin de flatter
mon ambition. Ce palais , dont j'avais la jouissance , était ma pro-
priété dans le sens le plus agréable, celui de jouir de tout, sans m'y
occuper de rien. Que ma maîtresse y eût ajouté les voluptés de son
amour, et j'eusse été le roi de l'Italie.
Ce qui m'attristait aussi, c'était l'air sombre de Salomé et l'attitude
embarrassée, mystérieuse et déflante de tous les autres serviteurs.
Ils étaient nombreux, et c'étaient tous d'honnêtes gens, qui jusque-là
m'avaient traité comme l'enfant de la maison. Dans ce blâme silen-
cieux que je sentais peser sur moi , il y avait un avertissement que
je ne pouvais pas, que je ne voulais pas mépriser, car, s'il partait un
peu du sentiment naturel de la jalousie, il était dicté encore plus par
l'intérêt affectueux qu'inspirait la signora.
Que n'eussé-je pas donné en ces instans d'angoisse pour avoir un
bon conseil! Mais je ne savais à qui m'adresser, et j'étais le seul dé-
positaire des intentions secrètes de ma maîtresse. Elle passa la jour-
née dans son lit avec sa fille, et le lendemain elle me fit venir pour
me répéter encore tout ce qu'elle m'avait dit dans la palude. Tout le
temps qu'elle me parla, il me sembla qu'elle avait raison, et qu'elle
répondait victorieusement à tous mes scrupules ; mais quand je me
retrouvai seul, je retombai dans le malaise et dans l'irrésolution.
Je montai dans la galerie et je me jetai sur une chaise. Mes yeux
distraits se promenaient sur cette longue file d'aïeux dont les por-
traits formaient le seul héritage que Torquato Aldini eût pu léguer à
sa fille. Leurs figures enfumées, leurs barbes taillées en carré, en
pointe, en losange, leurs robes de velours noir et leurs manteaux
doublés d'hermine, leur donnaient un aspect imposant et sombre.
Presque tous avaient été sénateurs, procurateurs ou conseillers; il y
avait une foule d'oncles inquisiteurs; les moindres étaient abbés
canoniques ou capitani grandi. < — Au bout de la galerie, on voyait le
ferrai de la dernière galère équipée contre les Turcs par Tiberio
Aldini, grand-père de Torquato , alors que les puissans seigneurs de
la république allaient à la guerre à leurs frais et mettaient leur
gloire à servir volontairement la patrie de leurs biens et de leur
personne. C'était une haute lanterne de cristal montée en cuivre doré,
surmontée et soutenue par des enroulemens de métal d'un goût
bizarre et par des ornemens surchargés qui terminaient en pointe la
LA DERNIERE ALDINI. 563
proue du navire. Au-dessous de chaque portrait on voyait de longs
bas -reliefs de chêne, retraçant les glorieux faits et gestes de ces
illustres personnages. Je me mis à penser que si nous avions la
guerre, et que si l'occasion m'était offerte de combattre pour mon
pays, j'aurais bien autant de patriotisme et de courage que tous ces
nobles aristocrates. 11 ne me paraissait ni si étrange ni si méritoire
de faire de grandes choses quand on avait la richesse et la puissance,
et je me dis que le métier de grand seigneur ne devait pas être biea
difflcile. — Mais à l'époque où je me trouvais, nous n'avions plus,
nous ne devions plus et nous ne pouvions plus avoir de guerre. La
république n'était plus qu'un vain mot , sa force n'était qu'une ombre,
et ses patriciens énervés n'avaient de grandeur que celle de leur
nom. Il était d'autant plus difflcile de s'élever jusqu'à eux dans leur
opinion, qu'il était plus aisé de les surpasser en réalité. Entrer en
lutte avec leurs préjugés et leurs dédains, c'était donc une tâche in-
digne d'un homme, et les plébéiens avaient bien raison de mépriser
ceux d'entre eux qui croyaient s'élever en recherchant la société et
en copiant les ridicules des nobles.
Ces réflexions me vinrent d'abord confusément , puis elles se firent
jour, et je m'aperçus que je pensais, comme je m'étais aperçu un
beau matin que je pouvais chanter. Je commençai à me rendre compte
de la répugnance que j'éprouvais à sortir de ma condition, pour me
donner en spectacle à la société comme un vaniteux et un ambi-
tieux, et je me promis d'enseveUr dans le mystère mes amours avec
Bianca.
En proie à ces réflexions, je me promenais le long de la galerie,
et je regardais avec lierté cette orgueilleuse lignée à laquelle un
enfant du peuple, un barcarole de Ghioggia, dédaignait de succéder.
Je me sentais joyeux, je songeais à mon vieux père; et, au souvenir
de la maison paternelle, long-temps oubliée et négligée, mes yeux
s'humectaient de douces larmes. Je me trouvai au bout de la galerie,
face à face avec le portrait de messer Torquato , et pour la première
fois je le toisai hardiment de la tête aux pieds. C'était bien la noblesse
titulaire incarnée. Son regard semblait repousser comme la pointe
d'une épée , et sa main avait l'air de ne s'être jamais ouverte que
pour commander à des inférieurs. Je pris plaisir à le braver. — Eh
bieni lui disais-je en moi-même, tu aurais eu beau faire, je n'aurais
jamais été ton valet. Ton air superbe ne m'eût pas intimidé, et je
t'aurais regardé en face, comme je regarde cette toile. Tu n'aurais
jamais eu de prise sur moi , parce que mon cœur est plus fier que le
36.
564- REVUE DES DEUX MONDES.
tien ne le fut jamais, parce que je dédaigne cet or devant lequel tu
t'es incliné, parce que je suis plus grand que toi aux yeux de la
femme que tu as possédée. Malgré tout l'orgueil de ton sang, tu as
courbé le genou devant elle pour obtenir ses richesses; et quand tu
as été riche par elle, tu l'as brisée et humiliée. C'est la conduite d'un
lâche, et la mienne est celle d'un véritable noble , car je ne veux de
toutes les richesses de Bianca que son cœur, dont lu n'étais pas digne.
Et moi, je refuse ce que tu as imploré, afln de posséder ce qui est
au-dessus de toutes choses à mes yeux , l'estime de Bianca. Et je
l'aurai, car elle comprendra combien mon ame est au-dessus de
celle d'un patricien endetté. Je n'ai pas de patrimoine à racheter,
moi ! Il n'y a pas d'hypothèques sur la chaloupe de mon père, et les
habits que je porte sont à moi , parce que je les ai gagnés par mon
travail. Eh bien ! c'est moi qui serai le bienfaiteur, et non pas l'obligé,
parce que je rendrai le bonheur et la vie à ce cœur brisé par toi,
parce que je saurai me faire bénir et honorer, moi valet et amant ,
tandis que tu as été maudit et méprisé, toi époux et seigneur.
Un léger bruit me fît tourner la tête. Je vis derrière moi la petite
Alezia, qui traversait la galerie en traînant une poupée plus grande
qu'elle. J'aimais cet enfant, malgré son caractère altier, à cause de
l'amour qu'elle avait pour sa mère. Je voulus l'embrasser; mais,
comme si elle eût senti dans l'atmosphère la réprobation qui, dans
cette maison, pesait sur moi depuis deux jours, elle recula d'un
air courroucé, et s'enfuyant comme si elle eût eu quelque chose à
craindre de moi, elle se pressa contre le portrait de son père. Je fus
étonné en cet instant de la ressemblance que la jolie petite tête brune
avait déjà avec la figure hautaine de Torquato , et je m'arrêtai pour
l'examiner avec un sentiment de tristesse profonde. Elle aussi sem-
blait m'examiner attentivement. Tout d'un coup elle rompit le silence
pour me dire d'un ton aigre et avec une expression d'indignation
au-dessus de son âge : — Pourquoi donc avez-vous volé la bague de
mon papa?;
En même temps elle alongeait son petit doigt vers moi pour dési-
gner une belle bague en diamans montée à l'ancienne mode , que sa
mère m'avait donnée quelques jours auparavant, et que j'avais eu
l'enfantillage d'accepter; puis, se retournant et se dressant sur la
pointe des pieds, elle posa le bout de son doigt sur celui du portrait,
qui était orné de la même bague exactement rendue, et je m'aperçus
que l'imprudente Bianca avait fait présent à son gondolier d'un des
plus précieux joyaux de famille de son époux.
LA DERNIÈRE ALDIXI, 565
Le rouge me monta au visage, et je reçus de cet enfant la leçon
qui devait le plus me dégoûter des richesses mal acquises. Je souris,
et lui remettant la bague : C'est votre maman qui l'a laissé tomber de
son doigt, lui dis-je, et je l'ai trouvée tout à l'heure dans la gondole.
— Je vais la lui porter, dit la petite fille en l'arrachant plutôt
qu'elle ne l'accepta de ma main. Elle sortit en courant, abandonnant
sa poupée par terre. Je ramassai ce jouet, aûn de m'assurer d'un
petit fait dont j'avais déjà fait l'observation. Alezia s'amusait à percer
toutes ses poupées, à l'endroit du cœur, avec de longues épingles,
et quelquefois elle restait des heures entières absorbée dans le plaisir
muet et profond de ce jeu étrange.
Le soir, Mandoîa vint me trouver dans ma chambre. Il avait l'air
gauche et embarrassé. Il avait beaucoup à me dire, mais il ne trou-
vait pas un mot. Sa (igure était si bizarre , que je partis d'un éclat de
rire. — Vous avez tort, Nello , me dit-il d'un air peiné; je suis votre
ami; vous avez tort! — Il voulait se retirer, je courus après lui,
j'essayai de le faire s'expliquer; ce fut impossible. Je voyais bien qu'il
avait le cœur plein de sages réflexions et de bons conseils, mais
l'expression lui manquait, et toutes ses phrases avortées se termi-
naient, dans son patois mêlé de toutes les langues, par cette sen-
tence : E molio delica, delicatissïmo.
Enfin je réussis à comprendre que le bruit s'était répandu, dans la
maison, de mon prochain mariage avec la signora. Quelques mots d'im-
patience qu'on lui avait entendu dire à Salomé , avaient suffi pour
faire naître cette opinion. La signora aurait dit textuellement en par-
lant de moi : — Le temps n'est pas loin où vous le servirez, au lieu de
lui commander. — Je niai obstinément l'application de ces paroles, et
prétendis que je n'y comprenais rien du tout. — C'est bien, me dit
Mandola; c'est ainsi que tu dois répondre , même à moi qui suis ton
ami. Mais j'ai des yeux , je ne te fais pas de questions; je ne t'en ai
jamais fait, Nello; seulement je viens t' avertir qu'il faut de la pru-
dence. Les Aldini ne cherchent qu'un prétexte pour ôter à la signora
la tutelle de la signorina Alezia, et la signora mourra de chagrin si
on lui enlève sa fille.
— Que dis-tu? m'écriai-je ; quoi ! on lui enlèverait sa fille à cause
de moi !
— S'il était question de mariage, certainement, reprit l'honnête
barcarole, autrement... Comme ce sont des choses qu'on ne peut
jamais prouver... — Surtout quand elles n'existent pas, repris-je vi-
vement. — Tu parles comme il faut , répondit Mandola; continue à
566 REVUE DES DEUX MONDES.
te tenir sur tes gardes; ne te confie à personne, pas même à moi, et
si tu as un peu d'influence sur la signora , engage-la à se bien cacher,
surtout de Salomé. Salomé ne la trahira jamais; mais elle a la voix
trop forte, et, quand elle querelle la signora , toute la maison entend
ce qu'elles se disent. Si quelqu'un des amis de la signora venait à se
douter de ce qui se passe , tout irait mal ; car les amis, ce n'est pas
comme les domestiques, cela ne sait pas garder un secret, et pour-
tant on se fie à eux plus qu'à nous!
Les conseils du candide Mandola n'étaient point à dédaigner, d'au-
tant plus qu'ils s'accordaient parfaitement avec mon instinct. Nous
conduisîmes, le lendemain soir, la signora sur le canal de la Zueca,
et Mandola, comprenant que j'avais à lui parler, s'endormit com-
plaisamment sur sa poupe. J'éteignis le fanal , je me glissai dans le
casino, et je causai long-temps avec Bianca. Elle s'étonna de mes
refus, et me dit encore tout ce qu'elle crut propre à les vaincre. Je lui
parlai avec fermeté, je lui dis que jamais je ne laisserais dire de moi
que j'avais aimé une femme pour ses richesses, que je tenais autant
au bon renom de ma famille qu'aucun patricien de Venise, que mes
parens ne me pardonneraient jamais si je donnais un pareil scandale,
et que je ne voulais pas plus me brouiller avec mon honnête homme
de père, que brouiller la signora avec sa fille; car Alezia était ce
qu'elle devait préférer et ce qu'elle préférait sans doute à tout au
monde. Ce dernier argument eut plus de puissance que tous les au-
tres. Elle fondit en larmes, et m'exprima son admiration et sa recon-
naissance avec l'enthousiasme de la passion.
A partir de ce jour, tout rentra dans le repos au palais Aldini. Ce
petit monde subalterne avait eu sa crise révolutionnaire. Il eut son
pacificateur, et je m'amusai en secret de mon rôle de grand citoyen
avec un héroïsme enfantin. Mandola, qui commençait à devenir
lettré, me regardait avec étonnement m'occuper des plus rudes
travaux, et, me parlant tout bas d'un air paternel, m'appelait à la
dérobée son Cbicinnato et son Pompilio.
J'avais pris en effet avec moi-même, et je tins courageusement la
résolution de ne plus recevoir le moindre bienfait de la femme dont
je voulais être l'amant. Puisque le seul moyen de la posséder en
secret, c'était de rester dans sa maison sur le pied de valet, il me
semblait que je pouvais rétablir l'égalité entre elle et moi en propor-
tionnant mes services à mon salaire. Jusque-là, ce salaire avait été
considérable et peu en accord avec mon travail, qui, pendant quel-
que temps même, avait été tout-à-fait nul. Je résolus de réparer le
LA DERNIÈRE ALDINI. 567
temps perdu, je ine mis à tout ranger, à tout nettoyer, à faire les
commissions , à porter même l'eau et le bois , à vernir et à brosser la
gondole, en un mot à faire la besogne de dix personnes, et je la fis
gaiement, en fredonnant mes plus beaux airs d'opéra et mes plus
belles strophes épiques. Ce qui m'amusa le plus, ce fut de prendre
soin des tableaux de famille et de secouer la poussière qui obscur-
cissait, chaque matin, le majestueux regard de ïorquato. Quand
j'avais fini sa toilette, je lui ôtais respectueusement mon bonnet en
lui adressant ironiquement quelque parodie de mes vers héroïques.
Les prolétaires vénitiens, et les gondoliers particulièrement, ont,
vous le savez, le goût des joyaux. Ils dépensent une bonne partie
de ce qu'ils gagnent en bagues antiques, en camées de chemises, en
épingles de cravate, en chaînes à breloques, etc. Je m'étais laissé
donner beaucoup de ces hochets. Je les reportai tous à M*"^ Aldini, et
ne voulus même plus porter de boucles d'argent à mes souliers.
Mais mon sacrifice le plus méritoire fut de renoncer à la musique. Je
considérai que mon travail, quelque laborieux qu'il fût, ne pouvait
compenser les dépenses que mon assiduité au théâtre et les leçons du
professeur de chant occasionaient à la signora. Je me déclarai en-
rhumé à perpétuité, et, au lieu d'aller à la Fenice avec elle, je me
mis à Hre dans les vestibules du théâtre. Je comprenais aussi que
j'étais ignorant, et, bien que ma maîtresse ne le fut guère moins, je
voulais étendre un peu mes idées et ne pas la faire rougir de mes
bévues. J'étudiai la langue-mère avec ardeur, et je m'attachai à ne
plus estropier misérablement les vers, comme tous les barcaroles
ont coutume de le faire. Quelque chose aussi me disait, au fond du
cœur, que cette étude me serait utile par la suite, et que ce que je
perdais en progrès, sous le rapport du chant, je le regagnais de
l'autre en réformant mon accent et ma prononciation.
Quelques jours de cette louable conduite suffirent à me rendre le
calme. Jamais je n'avais été plus fort, plus gai, et, au dire de Sa-
lomé, plus beau qu'avec mes habits propres et modestes, mon air
doux et mes mains brunies par le haie. Tout le monde m'avait rendu
la confiance, l'estime, et les mille petits soins dont je jouissais au-
paravant. La belle Alezia, qui avait une grande déférence pour le
jugement de sa gouvernante juive, me laissait même baiser le bout
de ses tresses noires, ornées de nœuds écarlates et de perles fines.
Une seule personne restait triste et tourmentée, c'était la signora;
sa santé, loin de revenir, empirait de jour en jour. A chaque instant,
je surprenais ses beaux yeux bleus pleins de larmes attachés sur moi
568 REVUE DES DEUX MONDES.
avec un air de tendresse et de douleur inexprimable. Elle ne pou-
vait pas s'habituer à me voir travailler ainsi. J'aurais été son fils
qu'elle ne se serait pas affligée davantage de me voir porter des far-
deaux et recevoir la pluie. Sa sollicitude m'impatientait même un peu,
et les efforts qu'elle faisait pour la renfermer la lui rendaient plus
pénible encore. Il s'était opéré en elle je ne sais quelle révolution
imprévue. Cet amour qui avait fait jusque-là, comme elle me le disait
elle-même, son tourment et sa joie, semblait ne plus faire désormais
que sa consternation et sa honte. Elle n'évitait plus, comme autrefois,
les occasions d'être seule avec moi; au contraire, elle les faisait
naître, mais, dès que je me mettais à ses genoux, elle éclatait en san-
glots et changeait en scène d'attendrissement les heures promises à
la volupté. Je m'efforçais en vain de comprendre ce qui se passait en
elle. Elle se faisait arracher des réponses vagues, toujours bonnes et
tendres, mais déraisonnables, et qui me jetaient dans mille per-
plexités. Je ne savais comment m'y prendre pour consoler et fortifier
cette ame abattue. J'étais dévoré de désirs, et il me semblait qu'une
heure d'effusion et d'enthousiasme réciproque eut été plus éloquente
que toutes ces paroles et toutes ces larmes ; mais je ressentais pour
elle trop de respect et trop de dévouement pour ne pas lui faire le
sacrifice de mes transports. Je sentais qu'il m'eût été facile de sur-
pendre les sens de cette femme faible de corps et d'esprit; mais je
craignais trop les pleurs du lendemain , et je ne voulais devoir mon
bonheur qu'à sa confiance et à son amour. Ce jour ne vint pas, et je
dois dire, à la honte de la faiblesse féminine, que mes vœux eussent
été comblés si j'avais eu moins de délicatesse et de désintéresse-
ment. J'avais espéré que Bianca m'encouragerait; je vis bientôt
qu'elle me craignait au contraire, et qu'à mon approche, elle fré-
missait comme si je lui eusse apporté le crime et les remords. Je ne
réussissais à la rassurer que pour la voir s'affliger davantage, et
accuser la destinée comme s'il n'eut pas dépendu de sa volonté d'en
tirer un meilleur parti. Puis une secrète honte brisait cette ame
timorée. La dévotion s'emparait d'elle de plus en plus; son confes-
seur la gouvernait et l'épouvantait. îl lui défendait d'avoir des
amans , et elle qui avait su résister au confesseur, quand il s'était
agi de M. Lanfranchi et de M. Montalegri, ne trouvait pas pour moi
le même courage. Peu à peu je parvins à lui arracher l'aveu de
toutes ses souffrances et de tous ses combats. Elle avait révélé à son
directeur tous les détails de notre amour, et il lui avait fait un crime
énorme de cette affection basse et criminelle. Il lui avait interdit de
LA DERNIÈRE ALDINI. 569
penser au mariage avec moi, encore plus peut-être que de s'aban-
donner à la passion ; et il l'avait tellement effrayée en la menaçant de
la repousser du sein de l'église, que son esprit doux et craintif, par-
tagé entre le désir de me rendre heureux et la peur de se damner,
était en proie à une véritable agonie.
M""" Aldini avait eu jusque-là une dévotion si facile, si tolérante,
si véritablement italienne, que je ne fus pas peu surpris de la voir
tourner au sérieux, précisément au milieu d'une de ces crises de la
passion qui semblent le plus exclure de pareilles recrudescences. Je
fis de grands efforts sur ma pauvre tête inexpérimentée pour com-
prendre ce phénomène, et j'en vins à bout. Bianca m'aimait peut-
être plus qu'elle n'avait aimé le comte et le prince; mais elle n'avait
pas l'ame assez forte ni l'esprit assez éclairé pour s'élever au-dessus
de l'opinion. Elle se plaignait de la morgue des autres ; mais elle
donnait à cette morgue une valeur réelle, par la peur qu'elle en avait.
En un mot, elle était soumise plus que personne au préjugé qu'un
instant elle avait voulu braver. Elle avait espéré trouver, dans l'ap-
pui de l'église, par le sacrement et un redoublement de ferveur ca-
tholique, la force qu'elle ne trouvait pas en elle-même, et dont pour-
tant elle n'avait pas eu besoin avec ses précédens amans , parce qu'ils
étaient patriciens et que le monde était pour eux. Mais maintenant
l'église la menaçait, le monde allait la maudire; combattre à la fois
et le monde et l'éghse était une tâche au-dessus de son énergie.
Et puis encore, peut-être son amour avait-il diminué au moment
où j'en étais devenu digne; peut-être, au Heu d'apprécier la grandeur
d'ame qui m'avait fait redescendre volontairement du salon à l'office,
elle avait cru voir, dans cette conduite courageuse, le manque d'élé-
vation et le goût inné de la servitude. Elle croyait aussi que les mena-
ces et les sarcasmes de ses autres valets m'avaient intimidé. Elle
s'étonnait de ne me point trouver ambitieux, et cette absence d'am-
bition lui semblait la marque d'un esprit inerte ou craintif; elle ne
m'avoua point toutes ces choses, mais, dès que je fus sur la voie, je
les devinai. Je n'en eus point de dépit. Comment pouvait-elle com-
prendre mon noble orgueil et ma chatouilleuse probité, elle qui avait
accepté et partagé l'amour d'un Aldini et d'un Lanfranchi?
Sans doute, elle ne me trouvait plus beau depuis que je ne voulais
plus porter ni dentelle ni rubans. Mes mains, endurcies à son ser-
vice, ne lui semblaient plus dignes de serrer la sienne. Elle m'avait
aimé barcarole, dans l'idée et dans l'espoir de faire de moi un
agréable sigisbé; mais du moment que je voulais rétablir entre elle
570 REVUE DES DEUX MONDES.
et moi l'échange impartial des services , toutes ses illusions s'éva-
nouissaient, et elle ne voyait plus en moi que le Chioggiote grossier,
espèce de bœuf stupide et laborieux.
A mesure que ma raison s'éclaira de ces découvertes, l'orage de
mes sens s'apaisa. Si j'avais eu affaire à une grande ame, ou seule-
ment à un caractère énergique, c'eût été à mes yeux une tâche glo-
rieuse que d'effacer les tristes souvenirs laissés dans ce cœur dou-
loureux par mes prédécesseurs. Mais succéder à de tels hommes
pour n'être pas compris, pour être sans doute un jour délaissé et
oublié de même, c'était un bonheur que je ne pouvais plus acheter
au prix d'une grande dépense de passion et de volonté. La signora
Aldini était une bonne et belle femme; mais ne pouvais-je pas trouver
dans une chaumière de Chioggia la beauté et la bonté réunies sans
faire couler de larmes, sans causer de remords, et surtout sans lais-
ser de honte?
Mon parti fut bientôt pris. Je résolus de quitter non-seulement
la signora, mais le métier de valet. Tant que j'avais été amoureux de
sa harpe et de sa personne, je n'avais pas eu le loisir de faire des
réflexions sérieuses sur ma condition. Mais du moment où je re-
nonçais à d'imprudentes espérances, je voyais combien il est dif-
ficile de conserver sa dignité sauve sous la protection des grands,
et je me rappelais les salutaires représentations que mon père m'avait
faites autrefois et que j'avais mal écoutées.
Lorsque je lui fis pressentir mon dessein, quoiqu'elle le combattît,
je vis qu'elle recevait un grand allégement ; le bonheur pouvait reve-
nir habiter cette ame tendre et bienfaisante. La douce frivoHté, qui
faisait le fonds de son caractère, reparaîtrait à la surface avec le pre-
mier amant qui saurait mettre de son côté le confesseur, les valets et
la mode. Une grande passion l'eût brisée. Une suite d'affections faciles
et une multitude de petits dévouemens devaient la faire vivre dans
son élément naturel.
Je la forçai de convenir de tout ce que j'avais deviné. Elle ne s'était
jamais beaucoup étudiée elle-même, et pratiquait une grande sincé-
rité. Si l'héroïsme n'était pas en elle, du moins la prétention à l'hé-
roïsme et l'exigence altière qui en est la suite, n'y étaient pas non plus.
Elle approuva ma résolution, mais en pleurant et en s'effrayant des
regrets que j'allais lui laisser , car elle m'aimait encore, je n'en doute
pas, de toute la puissance de son être.
Elle voulait s'inquiéter et s'occuper de ce que je deviendrais. Je
ne le lui permis pas. J-a manière haute et brusque dont je Tinter-
LA DERNIÈRE ALDINI. 571
rompis lorsqu'elle parla d'offres de service lui ferma la bouche une
fois pour toutes à cet égard. Je ne voulus même pas emporter les
habits qu'elle m'avait fait faire. J'allai acheter, la veille de mon départ,
un costume complet de marinier chioggiote, tout neuf, mais des plus
grossiers, et je reparus ainsi devant elle pour la dernière fois.
Elle m'avait prié de venir à minuit, afin qu'elle put me faire ses
adieux sans témoins. Je lui sus gré de la tendresse familière avec
laquelle elle m'embrassa. Il n'y avait peut-être pas dans tout Venise,
une seconde femme du monde assez sincère et assez sympathique
pour vouloir renouveler cette assurance de son amour à un homme
vêtu comme je l'étais. Des larmes coulèrent de ses yeux, lorsqu'elle
passa ses petites mains blanches sur la rude étoffe de ma cape bége
doublée d'écarlate; puis elle sourit, et relevant le capuchon sur ma
tête, elle me regarda avec amour, et s'écria qu'elle ne m'avait jamais
vu si beau . et qu'elle avait eu bien tort de me faire habiller autre-
ment. L'effusion et la sincérité des remerciemens que je lui adressai,
les sermens que je lui fis de lui être dévoué jusqu'à la mort et de ne
jamais songer à elle que pour la bénir et la recommander à Dieu, la
touchèrent beaucoup. Elle n'était pas habituée à être quittée ainsi. —
Tu as l'ame plus chevaleresque, me dit-elle, qu'aucun de ceux qui
portent le titre de chevalier.
Puis elle fut prise d'un accès d'enthousiasme; l'indépendance de
mon caractère, l'insouciance avec laquelle j'allais braver la vie la
plus dure au sortir du luxe et de la mollesse, le respect que j'avais
conservé pour elle lorsqu'il m'était si facile d'abuser de sa faiblesse
pour moi; tout, disait-elle, m'élevait au-dessus des autres hommes.
Elle se jeta dans mes bras , presque à mes pieds, et me supplia encore
de ne point partir et de l'épouser.
Cet élan était sincère, et s'il ne fit point varier ma résolution, il
rendit du moins la signora si belle et si attrayante pendant quelques
instans, que je faillis manquer à mon héroïsme et me dédommager,
dans cette dernière nuit, de tous les sacrifices faits à son repos. Mais
j'eus la force de résister et de sortir chaste d'un amour qui s'était
cependant allumé par le désir des sens. Je partis baigné de ses pleurs
et n'emportant, pour tout trésor et pour tout trophée, qu'une boucle
de ses beaux cheveux blonds. En me retirant , je m'approchai du ber-
ceau de la petite Alezia, et j'entr'ouvris doucement les rideaux pour
la regarder une dernière fois. Elle s'éveilla aussitôt et ne me recon-
nut pas d'abord, car elle eut peur, mais à sa manière, sans crier, et
en appelant sa mère d'une voix qu'elle s'efforçait de rendre ferme.
572 REVUE DES DEUX MONDES.
Signorina, lui dis-je, je suis VOrco (1), et je viens vous demander
pourquoi vous percez le cœur de vos poupées avec des épingles?
Elle se leva sur son séant, et me regardant d'un air malicieux, elle
répondit : — C'est pour voir si elles ont le sang bleu.
Vous savez que sangue biu, dans le langage populaire de Venise, est
le synonyme de noble.
— Mais elles n'ont pas de sangl repris-je , elles ne sont pas
nobles I
— Elles sont plus nobles que toi, répondit-elle , elles n'ont pas de
sang noir.
Vous savez encore que le noir est la couleur des nicolotï, c'est-à-
dire de la confrérie des bateliers.
— Mia signora, dis-je tous bas àM'^-^Aldinienrefermantlerideaude
l'enfant, vous avez bien fait de ne pas répandre de l'encre sur votre
écusson d'azur. Voilà une petite patricienne qui ne vous l'eût jamais
pardonné.
— Et c'est moi, répondit-elle tristement, dont le cœur est percé,
non pas d'une épingle, mais de mille épéesl
Quand je fus dans la rue , je m'arrêtai pour regarder l'angle du
palais que la lune découpait depuis le comble jusque dans les pro-
fondeurs fantastiques du grand canal. Une barque vint à passer, et,
en agitant l'eau, coupa et brisa le reflet de cette grande ligne pure.
Il me sembla que je venais de faire un beau rêve et que je m'éveillais
dans les ténèbres. Je me mis à courir de toutes mes forces sans
regarder derrière moi , et ne m'arrêtai qu'au pont délia Paglia, là
où les barques chioggiotes attendent les passagers , tandis que les
mariniers, enveloppés hiver comme été dans leurs capes, dorment
étendus sur les parapets et même en travers des degrés sous les
pieds des passans. Je demandai si quelqu'un de mes compatriotes
voulait me conduire chez mon père. — C'est toi, parent? s'écrièrent-
Is avec surprise. Ce mot de parcni que les Vénitiens ont donné iro-
niquement aux Chioggiotes, et que ceux-ci ont eu le bon sens d'ac-
cepter (2), fut si doux à mon oreille, que j'embrassai le premier qui
me l'adressa. On me promit un départ dans une heure, et on m'adressa
quelques questions dont on n'écouta pas la réponse. Le Chioggiote dort
la nuit en marchant, en parlant, en ramant même. On m'offrit de
faire un somme sur le lit commun, c'est-à-dire sur les dalles du
(1) Le diable rouge ou le follet des lagunes.
(2) La presqu'île de Chioggia fut originaireraent peuplée de Cinq ou six familles qui ne se
sont jamais alliCes qu'entre elles.
LA DERNIÈRE ALDINI. 573
quai. Je m'étendis par terre, la tête appuyée sur un de ces bons
compagnons, tandis qu'un autre se servait de moi pour oreiller, et
ainsi à la ronde. Je dormis comme aux meilleurs jours de mon en-
fance , et je rêvai que ma pauvre mère ( qui était morte depuis un an)
m'apparaissait au seuil de ma chaumière et me félicitait de mon
retour. Je m'éveillai aux cris de Cldosa! Cliiosa ! (1) mille fois répé-
tés, dont nos mariniers font retentir les voûtes du palais ducal et
des prisons, pour appeler les passagers. Il me semblait que c'était
un cri de triomphe comme Yllaliam, Italiam! des Troyens dans
rÉnéide. Je me jetai gaiement dans une barque, et pensant à la nuit
qu'avait du passer Bianca, je me reprochai un peu mon bon sommeil.
Mais je me réconciliai avec moi-même par la pensée de n'avoir pas
empoisonné le repos de son lendemain.
On était en plein hiver, les nuits étaient longues; nous arrivâmes
à Chioggia une heure avant le jour. Je courus à ma cabane. Mon
père était déjà en mer, le plus jeune de mes frères gardait seul la mai-
son. Il lui fallut bien du temps pour s'éveiller et me reconnaître. On
voyait qu'il était habitué à dormir au bruit de la mer et des orages,
car je faillis briser la porte pour me faire entendre. Enfln, il me
sauta au cou, passa sa cape, et me conduisit dans une barque à
l'endroit où était ancrée celle de mon père. Le brave homme dor-
mait étendu sur le dos, le corps et le visage abrités d'une couver-
ture de crin, au claquement d'une bise aiguë. Les flots moutonnaient
autour de lui et le couvraient d'écume ; aucun bruit humain ne se
faisait entendre dans les vastes solitudes de l'Adriatique. J'écartai
doucement la couverture pour le regarder. Il était l'image de la force
dans son repos. Sa barbe grise aussi mêlée que les algues à la montée
des flots, son sayon couleur de vase et son bonnet de laine d'un
vert limoneux, luidonnaientl'aspect d'un vieux Triton endormi dans
sa conque. Il ne montra pas plus de surprise en s'éveillant que s'il
m'eût attendu. — Oh! oh! dit-il, je rêvais de cette pauvre femme,
et elle me disait: Lève-toi, vieux, voilà notre fils Daniel qui revient.
George Sand.
(1) Chioggia I Chioggia!
(La seconde partie au prochain numéro, )
ERNEST MALTRAVERS
mL E. Ja. BUIil¥£R.
La dédicace et la préface du nouveau livre de M. Bulwer expri-
ment clairement les prétentions et les espérances de l'auteur. Ernest
Maliravers est dédié au peuple allemand, que M. Bulwer appelle na-
tion de penseurs et de critiques. Le roman que nous venons de lire
s'adresse donc aux penseurs et aux critiques, et si M. Bulwer l'a
dédié à l'Allemagne, c'est qu'il voit dans les compatriotes de Gœthe
et de Schiller des penseurs et des critiques excellens, supérieurs
sans doute, dans son opinion, aux penseurs et aux critiqnes de la
Grande-Bretagne et de la France. Dans sa préface, il avoue naïvement
qu'il ne se croit pas obligé d'inventer tous les ans des fictions aussi
riches, aussi intéressantes, aussi capables d'amuser que les Derniers
jours de Pompeî et Rïenzi. Il a conquis la sympathie publique par
des récits attachans ; qu'il lui soit permis désormais d'avoir ses cou-
dées franches et de moraliser tout à son aise. Ce qu'il nous donne
aujourd'hui n'est précisément ni un roman, ni un poème, ni un traité
de philosophie, mais quelque chose qui participe à la fois de tout cela.
L'auteur ne se dissimule pas que son ouvrage ne rentre dans au-
cune des classifications littéraires généralement admises; toutefois il
est plein de confiance, et il s'applaudit d'avoir écrit Ernest Maltravers,
car il se flatte d'avoir encadré dans ce nouveau récit ce qu'il appelle
la vraie philosophie de la vie. Si cette prétention n'est pas modeste,
elle a du moins le mérite de la franchise. Avant d'entamer la lecture
d'Ernest Maliravers, nous savons à quoi nous en tenir; nous sommes
loyalement prévenu que le dernier ouvrage de M. Bulwer se pro-
ERNEST MALTRAVERS. 575
pose d'agiter les questions les plus graves et les plus difflciles, depuis
les lois de la famille jusqu'aux lois qui régissent le développement
politique de la Grande-Bretagne. A vrai dire, nous pouvons craindre
que le cadre choisi par l'auteur ne soit bien étroit pour une pareille
discussion; mais du moins nous n'aurons pas le droit d'accuser la
sévérité des pensées que nous allons parcourir. Nous ne chercherons
pas le plaisir à l'exclusion de l'enseignement; M. Buhvcr nous traite
en hommes faits et nous admet à partager les fruits de son expé-
rience. Cette déclaration préalable pourra paraître bien ambitieuse;
cependant il ne faut pas oublier que M. Bulwer est depuis dix ans
traité par les salons de Londres avec une indulgence toute mater-
nelle, et ce qui nous choquerait justement chez un homme habitué
aux formes impartiales de la discussion, mérite à peine d'être blâmé
chez un enfant gâté. Acceptons donc franchement l'espérance de
l'auteur, et cherchons dans Ernest Maltravers la vraie philosophie
de la vie.
Il y a dans Ernest Maltravers trois hommes bien distincts, l'amant,
le poète et l'homme d'état. Le héros se présente à nous successive-
ment dans chacun de ces trois rôles , et fournit ainsi à M. Bulwer
l'occasion de formuler sa philosophie sur le bonheur de l'amour, et
sur la condition sociale du poète et de l'homme d'état. Peut-être eût-
il mieux valu n'attribuer au héros qu'un rôle unique et nettement
déterminé , et poursuivre ce rôle dans tous ses développemens. Il est
probable que M. Bulwer eût adopté ce dernier parti, s'il n'eût voulu
faire qu'un roman ; mais , résolu à nous enseigner la vraie philosophie
de la vie, il a dû naturellement multiplier et varier les épreuves du
principal personnage, afin de ne laisser aucun problème sans solu-
tion. Il a volontairement renoncé à l'unité poétique de son œuvre pour
traiter ex professa toutes les questions qui se rattachent à la vie du
cœur, à la vie littéraire, à la vie politique. Nous aurions mauvaise
grâce à le chicaner sur le parti auquel il s'est arrêté, puisque dès la
première page il nous a franchement annoncé ses prétentions; mais il
nous est permis de lui demander pourquoi il a cru devoir imposer à
Ernest Maltravers les souffrances d'un triple amour. Il nous semble
qu'une seule passion, sérieusement étudiée, suffisait au dessein du
livre, et que la philosophie de l'amour pouvait se formuler sans le
secours de trois femmes diversement aimées. Cependant ce défaut
passerait peut-être inaperçu, ou même disparaîtrait complètement si
les trois amours que l'auteur prête à son héros engageaient entre eux
une lutte sérieuse. Il n'en est rien ; ces trois amours se succèdent et
576 REVUE DES DEUX MONDES.
ne se combattent pas. El c'est pour cela précisément que nous blâ-
mons la prodigalité de l'auteur. Malheureusement le rôle d'amant, si
imparfait qu'il soit, est, non-seulemeut le meilleur, mais le seul réelle-
ment développé; car nous sommes obligé de nous en rapporter à
l'affirmation de M. Bulwer sur le génie poétique et politique d'Ernest
Maltravers. Ni les poèmes, ni les discours de héros ne sont soumis à
notre jugement, et nous sommes réduit à les admirer sur parole.
Placé dans cette condition singulière , ayant à choisir entre l'incré-
dulité ou la confiance, le lecteur ne peut se défendre d'une impatience
bien naturelle. Qu'il accepte ou qu'il nie le génie poétique ou politique
d'Ernest Maltravers, il ne lui est pas donné de s'intéresser au poète
dont il ne connaît pas les œuvres, ni d'applaudir l'orateur dont les
paroles n'arrivent pas jusqu'à lui. L'auteur a beau nous dire : « Er-
nest venait de publier son troisième ouvrage, et ce dernier né était
bien supérieur à ses aînés; ;) ou bien : « Ernest avait prononcé la veille,
dans la chambre des communes, un discours d'une haute éloquence, «
le poète et l'orateur ne sont pour nous qu'une ombre vaine.
Plusieurs fois déjà il nous est arrivé d'affirmer que les poètes en
tant que poètes ne conviennent ni au drame ni au roman. A l'appui
de notre opinion, nous avons cité des exemples illustres, nous avons
invoqué les œuvres de Gœthe et de Tieck ; nous avons insisté sur la
froideur du Tasse et de SternbaUl. En parlant d'Ernest Maltravers,
nous éprouvons le besoin de répéter la même affirmation, mais sous
une forme plus sévère; car du moins Gœthe et ïieck, lorsqu'ils choi-
sissent pour principal personnage un poète ou un peintre, ne se
croient pas dispensés de nous montrer l'artiste à l'œuvre. Nous
n'avons sous les yeux ni le poème ni le tableau, mais nous voyons
l'homme aux prises avec son imagination et se préparant à produire
sa pensée sous la forme la plus pure. Hien de semblable ne se passe
dans le livre de M. Bulwer. L'auteur (ï Ernest Maltravers échappe au
danger que présente la mise en scène du poète, et se contente de nous
annoncer que son héros en est à son troisième ouvrage. Il applique le
même procédé à la peinture de l'éloquence politique, et toute la pièce
se joue derrière le rideau. Si donc Gœthe et Tieck ont eu tort de
chercher dans l'acte poétique, pris en lui-même, un élément dra-
matique, M. Bulwer a mérité un reproche plus grave, car il a péché,
non par imprudence, mais par nullité. Au tort de la méprise il
ajoute le tort bien autrement grave de ne pas remplir le programme
qu'il s'est tracé. Il nous promet un poète, et il nous donne un per-
sonnage qui n'a de poète que le nom.
ERNEST MALTRAVERS. 577
Lumley Ferrers, l'ami elle confident d'Ernest Maltravers, résume
l'égoïste, le parasite et le traître de mélodrame; car je ne puis con-
sentir à nommer d'un autre nom les ignobles perfldies auxquelles il
descend. Un tel personnage, j'en conviens, simplifie singulièrement le
mécanisme du récit, mais il a le défaut très grave d'être à la fois très
vulgaire et très invraisemblable. C'est une conception avec laquelle
le théâtre des boulevarts nous a familiarisé depuis long-temps, mais
dont le type est bien difficile à rencontrer. L'égoïsme de Lumley Fer-
rers est fertile en lieux communs; Lumley ne se contente pas de rap-
porter tout à lui-même et de concentrer dans son seul bien-être
toutes les forces de sa pensée; il aime à professer la sécheresse du
cœur, à railler toutes les croyances, à tourner en ridicule les plus
généreux, les plus nobles dévouemens. En toute occasion, sans néces-
sité, sans que personne l'interroge et l'excite à l'indiscrétion, il fait
gloire de douter de tout, ou plutôt de nier tout ce qui n'est pas le
bien-être matériel, et de laisser aux femmes et aux enfans, comme
un jouet digne de leur faiblesse, tout ce qui s'appelle vertu, con-
fiance, abnégation. Je concevrais très bien les révélations auxquelles
Lumley s'abandonne, s'il était sans témoins, s'il était seul en scène.
Malgré mon amour sincère pour la vraisemblance et le naturel , je
lui pardonnerais, étant donnée la forme dramatique, de nous expli-
quer les principaux traits de son caractère dans un rapide monologue;
car dans ce cas il ne ferait que penser tout haut. Mais je ne puis
comprendre qu'en présence d'Ernest Maltravers, qui a toutes les
croyances, toutes les illusions d'une ame adolescente, il se livre si
indiscrètement et prenne plaisir à montrer toute la misère, toute la
perversité de sa nature. Puisque M. Bulwer avait besoin, pour la
conduite de son livre, d'un personnage égoïste, son devoir était d'éta-
blir ce caractère par des actions et non par des paroles. Il s'agissait
de mettre en pratique les principes qu'il lui prêtait, et non de les
formuler en aphorismes verbeux; car, par cela même qu'il s'explique
et s'interprète à tout propos, Lumley Ferrers devient impossible. A
moins d'attribuer à Ernest Maltravers une crédulité enfantine, nous
ne concevons pas que le futur poète continue à garder comme com-
pagnon de voyage un homme qui se vante de ramener tout à lui seul
et de ne prendre intérêt à personne. Des caractères tels que celui de
Lumley, une fois connus, se tolèrent par nécessité, mais ne permettent
jamais les libres épanchemens d'une amitié intime. Or, M. Bulwer
place précisément Ernest Maltravers et Lumley Ferrers dans la situa-
tion la plus invraisemblable , car il les soumet à l'intimité de voyage.
TOME xn. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
A Londres, au milieu du bruit et de l'agitation du grand monde, les
principes de Lumley passeraient inaperçus, ou du moins seraient
effacés par mille distractions; mais en voyage ils exposent Ernest à
des contrariétés sans cesse renaissantes, et lui font jouer le rôle
d'une dupe volontaire.
Comme parasite , Lumley n'est guère plus adroit ni plus discret.
Lors même qu'il ne prendrait pas soin de nous révéler pourquoi il
voyage en compagnie d'Ernest, au lieu de voyager seul, nous ne
pourrions encore lui porter qu'un intérêt assez tiède; car l'argent,
qui joue dans la vie réelle un rôle si important, n'aura jamais la
faculté d'exciter, dans l'ame du lecteur, de bien vives sympathies.
Que Lumley n'ait à dépenser que vingt mille livres de rente, et
qu'Ernest puisse disposer chaque année, sans entamer son patri-
moine, d'une somme de cent mille francs, peu nous importe en vé-
rité. C'est là sans doute une différence fort importante, lorsqu'il
s'agit de la signature d'un contrat; mais, pour en apprécier toute la
valeur, il faut avoir une fille à marier, et la majorité des lecteurs
épèle d'un œil indifférent les millions prodigués à Ernest Maltra-
vers par la plume complaisante de M. Bulwer. D'ailleurs Lumley le
parasite n'est pas plus vraisemblable que Lumley l'égoïste, car il
manque aux devoirs de son rôle; il n'a ni la souplesse, ni l'obséquio-
sité qui peuvent le rendre acceptable. Au lieu de se plier avec em-
pressement à tous les caprices de son compagnon de voyage , il lui
prodigue non-seulement les conseils, mais les remontrances. Au lieu
d'adopter tous les projets d'Ernest, il se plaint des dépenses aux-
quelles l'entraînent les déplacemens imprévus. C'est, pour un pa-
rasite, une faute impardonnable et qu'Ernest ne peut oublier. Éclairé
par la franchaise maladroite de Lumley, il doit rompre au plus tôt
avec cette amitié qui se donne pour une spéculation. Ici, comme dans
la première partie de son rôle, Lumley se commente au lieu d'agir
et de se montrer. A coup sûr ce n'est pas le moyen de nous intéres-
ser; mais je reconnais volontiers que M. Bulwer a choisi, pour pein-
dre le parasite, la plus facile des méthodes, car qu'y a-t-il au monde
de plus simple à imaginer qu'un homme qui dit : Je suis parasite?
Reste le troisième rôle, je veux dire le rôle de traître. C'est le plus
vulgaire des trois, et c'est le seul que Lumley remplisse activement
sans commentaire et sans préface. Mais la trahison qu'il conçoit et
qu'il réalise est si basse et si misérable, qu'elle serait à peine admise
dans un mélodrame. L'homme qui se rend coupable d'une pareille
lâcheté ne mérite assurément ni pitié ni pardon. Les lois ne peuvent
ERNEST MALTRAVERS. 579
l'atteindre, mais le mépris public et la colère de l'offensé font de lui
bonne et prompte justice. Effacer deux mots d'une lettre et les rem-
placer par un mensonge , altérer la date pour empêcher le mariage
d'un rival préféré , c'est là sans doute une trahison possible; mais le
faussaire, quelle que soit son adresse, quelle que soit la passion qui
le pousse au mensonge , n'inspirera jamais aucune sympathie. Il ne
mérite pas même la haine du lecteur, car il s'avilit lâchement et pour
un but qu'il n'est pas sûr d'atteindre. La femme trompée par la
lettre dont il a changé le sens pourra bien refuser la main du rival
qu'il veut éconduire; mais ce n'est là qu'un premier pas, et le plus
difflcile reste à faire. Ordinairement l'égoïsme est clairvoyant, et
Lumley, égoïste et sceptique par excellence, ne doit pas espérer la
main d'une riche héritière. Habitué à la discussion, à l'intelligence
des intérêts positifs, il sait mieux que personne qu'un homme réduit
à 20,000 livres de rente, ce qui équivaut à la pauvreté au milieu de
l'aristocratie anglaise, ne peut, sans folie, prétendre donner son nom
à une femme qui jouit d'un revenu net de 250,000 livres. L'amour
seul pourrait combler l'intervalle qui sépare l'opulence de la pau-
vreté. Si Lumley veut épouser l'héritière dont la main est promise à
Ernest, il n'a qu'un seul moyen de réussir, c'est de se faire aimer.
S'il n'efface pas, par le charme de sa parole, par l'élégance de ses
manières, par la fraîcheur de sa toilette, par un entraînement sincère
ou simulé, les avantages acquis à son rival, il n'y a aucune raison
pour que la fille d'un pair d'Angleterre se résigne à épouser un men-
diant. En pareil cas , le métier de faussaire n'est qu'un métier de
dupe. La femme qui aura renoncé à la main d'Ernest trouvera vingt
partis plus avantageux que Lumley Ferrers. Or, il n'y a pas un
homme familiarisé avec la vie du monde qui ne sache très bien que
les trois quarts des mariages se réduisent à de purs marchés. Une
héritière déçue dans sa première espérance, dans son premier atta-
chement, consent facilement à n'être pas aimée pour elle-même, et
Lumley ne doit pas l'ignorer.
Castruccio Csesarini n'est que l'instrument des projets conçus par
Lumley Ferrers. Toutes les actions honteuses qu'il commet appar-
tiennent à Lumley. Je ne demande pas à M. Bulwer pourquoi il a
cru devoir créer un barbarisme tel que Csesarini, car il a pris soin,
dans plusieurs de ses préfaces, de faire allusion à ses voyages
en Italie, et sans doute il trouverait cette question bien singulière
dans la bouche d'un homme qui n'a jamais visité Rome ni Florence.
Je me contente de signaler le nom impossible de Csesarini comme un
37.
580 REVUE DES DEUX MONDES.
caprice d'écrivain à la mode. Puisque M. Bulwer se permet d'appeler
l'auteur des loges RaffaeUe, il n'a aucune raison pour respecter dans
le baptême de ses personnages les lois de la langue italienne. Mais je
lui conseille, dans l'intérêt de son amour-propre, de ne plus parler
de ses voyages. Ce n'est pas la peine de passer six mois à Naples
pour écrire de pareils non-sens. Le caractère de Castruccio Csesa-
rini est destiné à contraster avec celui d'Ernest Maltravers. Ernest
représente l'homme de génie, et Castruccio la médiocrité. Malheu-
reusement M. Bulwer a négligé de transcrire les productions de
l'homme médiocre comme il avait négligé de nous faire connaître les
poèmes de l'homme de génie. Nous sommes donc obligé , cette fois
encore, de le croire sur parole. Il est vrai que, pour caractériser la
médiocrité de Castruccio, il lui attribue plusieurs ridicules très signi-
ficatifs, du moins dans sa pensée, tels qu'une longue chevelure, une
toilette éclatante et singulière; mais ces deux ridicules n'impliquent
pas nécessairement la médiocrité. H y a des hommes incapables
d'écrire une page sensée qui s'habillent et se coiffent avec une sim-
plicité parfaite; à voir le goût qui préside à leur toilette , à leur dé-
marche, à leurs manières, le spectateur, s'il adoptait la doctrine de
M. Bulwer, serait tenté de les prendre pour des hommes supérieurs,
et cependant, dès qu'ils ouvrent la bouche, leur nulHté se révèle
d'une façon irrécusable. Je pense que M. Bulwer, en traçant le por-
trait de Castruccio, s'est laissé entraîner par le désir de dessiner une
caricature. Peut-être a-t-il rencontré dans les salons de Londres
quelques hommes amoureux de leur personne, habitués à manger la
moitié des mots , à se mirer dans toutes les glaces ; et pour se venger
de l'ennui qu'ils lui ont infligé, il les a résumés dans Castruccio Caesa-
rini. Je crois qu'il a eu tort d'écouter sa mémoire.
Assurément il a été mieux inspiré, quand pour caractériser la
médiocrité de Castruccio il s'est décidé à le faire envieux , car l'envie
est généralement le partage de la médiocrité. Les hommes supérieurs,
nous pouvons le voir tous les jours, ne sont pas à l'abri de la jalou-
sie ; quand ils ont connu la gloire, il leur arrive de ne pas assister
avec joie aux succès de leurs rivaux ; mais le propre des esprits vrai-
ment éminens est de ne jamais dépasser les limites d'une loyale et
généreuse émulation. Le génie qui a la conscience de ses forces
applaudit franchement aux œuvres de ses rivaux, et cherche dans
les poèmes qu'il n'a pas écrits l'occasion de s'instruire plutôt que de
blâmer. Il admire les pensées qu'il n'a pas signées de son nom avec
un parfait désintéressement, et se trouve heureux d'être préparé,
ERNEST MALTRAVERS. 58i
par ses études de chaque jour, à les comprendre , à les pénétrer
mieux et plus vite que la foule. L'homme applaudi qui nie obsti-
nément le mérite de ses rivaux prouve qu'il se sent incomplet, et
qu'il craint d'être effacé. La négation dans sa bouche est un aveu
maladroit. Quant à la médiocrité, l'envie est pour elle une conso-
lation et une vengeance. Lasse de l'obscurité où elle se débat, elle
attaque résolument tous les hommes que la faveur publique envi-
ronne; elle s'efforce de ternir les plus beaux noms, et elle espère en
niant tout ce qui grandit autour d'elle, sinon s'élever, du moins être
aperçue. M. Bulwer a donc bien fait de loger l'envie au cœur deCas-
truccio; mais peut-être convenait-il de mettre, dans l'expression des
tourmens que l'envie inflige à la médiocrité , plus d'adresse et de
réserve. L'envie, sous peine de manquer à sa nature, ne va jamais
tête haute. Quand elle se plaint et se lamente, ce n'est pas en son
nom, mais au nom de la justice et de la vérité qu'elle prétend mé-
connues. Elle ne reproche pas en face à l'homme heureux le bon-
heur dont il jouit; elle va choisir dans l'ombre un homme justement
ignoré, et tâche d'appeler sur lui l'attention de la foule. Elle exalte
avec emphase le génie qu'elle a déniché, et l'oppose au poète cou-
ronné, pour réparer, dit-elle, un oubli injurieux. Castruccio joue
son rôle d'envieux avec une brutalité qui fait honneur à M. Bul-
wer. Si l'auteur d'Ernest Maltravers eût étudié avec plus de soin un
sentiment qu'il paraît n'avoir jamais éprouvé, il se fût abstenu de
placer sur les lèvres de Castruccio des reproches pleins de fran-
chise que l'envie ne peut prononcer.
Médiocre et envieux, Castruccio devrait, pour être Adèle à son
rôle, ne pas manquer de clairvoyance. Puisqu'il a résolu de ternir la
gloire qu'il ne peut contempler sans souffrance , il devrait ne de-
mander qu'à lui-même le moyen d'accomplir son dessein. Dans le
roman de M. Bulwer, contre toute vraisemblance, Castruccio obéit à
Lumley Ferrers, comme s'il était personnellement incapable d'agir et
de penser. Il se prête aux projets de Lumley sans même prendre le
temps de les pénétrer complètement. Il agit contre son ennemi aveu-
glément, sans mesurer les coups qu'il lui porte, sans ménager sa
retraite. Loin de se conduire d'après les conseils de l'envie, et de
compter prudemment chacun des pas qui le rapprochent du but désiré,
il joue le rôle d'un homme pris de vertige. Pour ma part, je l'avoue,
je ne consentirai jamais à croire que Castruccio écrive sous la dictée
de Lumley sans lui demander ce qu'il va écrire. Dès qu'il devient
l'instrument d'une autre volonté, dès qu'il abandonne aune autre
582 REVUE DES DEUX MONDES.
pensée que la sienne le soin de sa vengeance, il cesse de représenter
l'envie; il entre dans la classe innombrable des sots, et n'a plus le
droit d'être au premier plan d'un tableau. Il est évident queM. Bulwer,
en créant le personnage de Gastruccio , a violé une des lois les plus
impérieuses de la poésie, je veux dire la loi d'identité: il a voulu per-
sonnifler l'envie, et quand le caractère qu'il avait prêté à Gastruccio
a compliqué les difficultés du récit, ill'a transformé, il l'a dénaturé
avec une parfaite insouciance, comme s'il lui eût été donné d'effacer
les premières pages de son livre. G'est là, si je ne m'abuse, une faute
très grave, et qui diminue singulièrement l'intérêt que Gastruccio,
autrement conçu, aurait pu nous inspirer. Quoique l'envie, en effet,
soit un sentiment odieux, l'auteur aurait sans doute réussi à exciter,
sinon notre sympathie, du moins notre compassion en faveur de
Gastruccio, s'il fût demeuré fidèle à son point de départ. Pour atteindre
ce but, il lui suffisait d'analyser et de peindre les souffrances de la
médiocrité, et de nous montrer comment l'orgueil, en se dépravant,
conduit à la lâcheté. Ainsi compris , le personnage de Gastruccio ne
serait sans doute pas devenu digne d'éloge; mais il aurait perdu une
partie de sa bassesse. Agissant en son nom , n'écoutant que la seule
inspiration de son orgueil humilié , il nous aurait paru plus fidèle à
l'esprit de son rôle, et par conséquent plus poétique. Tel qu'il est,
il représente la médiocrité vulgaire, mais il ne personnifie pas l'envie.
Je vois en lui l'esclave de Lumley, c'est-à-dire un personnage très
insignifiant.
Les trois femmes destinées, dans la pensée de M. Bulwer, à com-
pléter l'éducation morale d'Ernest Maltravers, sont plus heureuse-
ment inventées que les trois personnages dont nous venons de par-
ler. A quoi faut-il attribuer cette différence? L'auteur a-t-il dessiné
ces trois femmes d'après nature, et n'avait-il pas les mêmes res-
sources lorsqu'il a tracé les portraits d'Ernest Maltravers, de Lumley
Ferrers et de Gastruccio Gsesarini? Les données nous manquent pour
résoudre cette question. Ge qui est vrai, ce que nous proclamons
avec plaisir, c'est le charme des trois figures qui se nomment : Alice,
Valérie et Florence. Ges trois types sont parfaitement dissemblables,
mais chaque type pris en lui-même mérite l'attention et la sympathie
du lecteur. Alice est une jeune fille de seize ans, plus ignorante
qu'une Indienne qui n'aurait jamais quitté sa tribu, car elle ne pos-
sède pas la notion de Dieu. Seule avec son père, qui vit de brigandage
et qui ne lui a jamais inspiré d'autre sentiment que la crainte, com-
ment son ame aurait-elle conçu l'idée de la Providence? La compas-
ERNEST MALTRAVERS. 583
sion qu'elle éprouve pour un étranger dont la vie est menacée opère
dans son intelligence et dans son caractère une subite révolution.
Après avoir sauvé son hôte, en l'avertissant du danger, elle ne tarde
pas à prendre la fuite et à suivre les traces de Thomme qui lui doit la
vie, car elle ne peut plus reposer sous le même toit que son père qu'elle
méprise. Jusque-là le caractère d'Alice appartient au roman vulgaire.
Mais le développement simultané de l'amour et du sentiment religieux
offre une peinture pleine de grâce et de naïveté, et M. Bulwer a
trouvé, pour l'analyse et l'expression de ces deux sentimens, une
simplicité à laquelle ses précédens ouvrages ne nous avaient pas ha-
bitué. Plus tard, quand le bonheur a disparu, quand l'abandon et
la misère ont pris la place des intimes épanchemens et des caresses
enivrantes , le caractère d'Alice se montre sous un nouveau jour, mais
ne cesse pas d'être logique. Au milieu des angoisses les plus poi-
gnantes, elle conserve l'espérance de revoir l'homme qu'elle a si ten-
drement aimé, et lorsque enfin cette espérance s'évanouit, elle se
résigne et ne maudit pas l'égoïsme et l'inconstance de son amant; elle
lui pardonne par reconnaissance pour le passé.
Valérie de Saint- Ventadour offre l'alliance heureuse de la co-
quetterie et de la loyauté. Je suis fâché que M. Bulwer ait donné
à la femme de l'ambassadeur de France près la cour de Naples le
nom étrange de Saint-Ventadour; mais comme l'auteur semble des-
tiné à égratigner toutes les langues qui ne sont pas pas la sienne,
je ne veux pas insister sur cette faute vénielle. Valérie est coquette
dans la meilleure acception du mot. Elle est tière de sa beauté, de
son intelligence, de sa grâce; elle aime à régner, à gouverner les
hommes qui l'entourent par l'éclat de son regard , par la finesse, par
l'élégance de sa parole, par ses railleries bienveillantes, sans jamais
rien promettre, sans jamais s'engager. Elle joue délibérément ce jeu
dangereux, qui pourrait à bon droit passer pour de l'égoïsme, si elle
le continuait avec tous les hommes sans faire acception de la sincé-
rité des sentimens qu'elle éveille. Mais elle sait lever le masque et
montrer l'affection sous l'intelligence, dès qu'il y a péril à persé-
vérer dans l'indifférence. Mariée à un homme qu'elle n'a jamais
aimé, elle a pris de bonne heure son parti, et s'est résolue courageu-
sement à ne pas tenter l'épreuve des passions. Elle est arrivée à
trente ans sans manquer à la promesse qu'elle s'est faite. Elle se
croit à l'abri du danger, mais une parole sincère prononcée d'une
voix émue suffit pour ébranler cette sagesse si sûre d'elle-même.
Valérie comprend qu'elle va succomber, si elle n'appelle à son aide
584 REVUE DES DEUX MONDES.
un sentiment plus fort que l'amour de la paix intérieure dont elle a
joui jusque-là. Elle se refuse à celui qu elle aime en lui avouant
qu elle est heureuse et fière de l'amour qu'elle inspire et qu'elle par-
tage. Mais elle ne veut pas garder près d'elle un homme dont l'intel-
ligence et le caractère sont appelés aux plus hautes destinées, et qui
a besoin de sa liberté pour jouer le rôle qui lui est dévolu. En même
temps qu'elle avoue son amour, elle cache généreusement ses regrets
et force à partir l'homme qu'elle serait heureuse de garder. Deux
ans se passent ; Valérie retrouve celui qu'elle a banni et qu'elle espé-
rait oublier. Cette nouvelle épreuve est au-dessus de ses forces, et
Valérie n'aurait plus le courage de résister, si elle ne voyait claire-
ment, dans les regards et les paroles de Ihomme qu'elle aime, que
les rôles sont désormais intervertis, qu'elle n'est plus aimée , et qu'au
lieu de se défendre, elle serait forcée de réveiller une affection ou-
bliée. Elle ne s'acharne pas à cette tâche humiliante, elle demeure
fidèle à sa dignité, et cache son désespoir sous les dehors d'une im-
partiale amitié.
Florence a le malheur de réunir et de résumer en elle-même tous
les genres de supériorité. Naissance, richesse, beauté, grâce, ma-
jesté , intelligence , savoir, rien ne manque à l'idéale perfection de
Florence Lascelles. Dans la vie réelle, une femme ainsi douée se
trouve au-dessus de tous les rôles que la société veut lui confier;
dans le domaine du roman , elle provoque naturellement un sourire
d'incrédulité. M. Bulwer a voulu et a su tirer parti de sa prodigalité,
car Florence Lascelles expie , par de cruelles souffrances, tous les
avantages qu'il lui attribue. Par la profondeur et la variété de ses con-
naissances, parl'étendueetl'élévation desespensées, elle est condam-
née à dédaigner et souvent à maudire tous les personnages qui l'entou-
rent et qui se glorifient dans leur nullité. Bientôt, lasse de la solitude,
elle se laisse aller aux plus étranges caprices. Pour donner le change
à son cœur désert, elle engage une correspondance avec un homme
qu'elle n'a jamais vu, mais dont elle a lu et relu les poèmes. Pleine
de confiance dans la sincérité des pensées livrées au public, elle
croit que l'auteur lui répond de l'homme, et converse hardiment avec
lui comme avec un ami éprouvé. Elle lui prodigue les conseils et les
encouragemens, tantôt avec la familiarité d'une sœur, tantôt avec
une bienveillance maternelle, quelquefois même avec l'enthousiasme
et la dévotion qui ne conviennent qu'à la prière. Bientôt, comme il
était facile de le prévoir, la tête embrase le cœur, et Florence veut
voir et entendre l'homme à qui elle écrit depuis plusieurs mois ; mais
ERNEST MALTRAVERS. 585
elle ignore si bien ce qu'elle éprouve qu'elle désire demeurer incon-
nue, afin de pouvoir continuer librement sa folle correspondance.
Cependant elle ne tarde pas à sentir que la seule vie de l'intelligence
ne suffît pas au bonheur, et qu'elle est prise et forcée de plier, comme
la plus ignorante et la plus vulgaire des femmes. Elle renonce au
rôle viril qu'elle avait rêvé, et l'amour sincère et sérieux la ramène
à la naïveté qu'elle avait oubliée dans le commerce des livres et dans
l'enivrement des triomphes de salon. Elle avoue franchement à
l'homme qu'elle préfère toutes les supercheries enfantines qu'elle a
employées pour l'éprouver, pour le connaître, pour l'étudier. Jus-
que-là elle agit sagement. Mais la fierté l'empêche de douter d'elle-
même, et lui défend d'interroger le cœur où elle veut se réfugier.
Elle ne croit pas que l'homme choisi par elle soit séparé de l'avenir
qu'elle a rêvé par un passé irréparable. Elle se sent digne d'amour et
s'affirme qu'elle est aimée. Un jour elle se croit trahie; elle supplie celui
qu'elle aime de se justifier et elle n'obtient pour toute réponse qu'un
silence dédaigneux. Plus humble et plus clairvoyante, elle compren-
drait qu'un amour sincère résiste même à la plus injurieuse défiance
et ne se croit pas déshonoré en réfutant la calomnie. Le désespoir et
l'humiliation mettent bientôt ses jours en danger. A son lit de mort,
elle oublie pour la première fois l'orgueil qui a fait le malheur de
toute sa vie. Sanctifiée par la douleur, elle se transfigure et révèle à
son amant, que la pitié ramène au chevet de la mourante, des trésors
de dévouement et d'abnégation.
Assurément chacune de ces trois figures ne manque ni d'intérêt,
ni de nouveauté; cependant le roman de M. Bulwer, loin d'enchaî-
ner l'attention, provoque souvent l'impatience. Il faut, je crois,
expliquer le dépit du lecteur par le nombre des ressorts qui se
montrent et qui disparaissent sans avoir été utilisés. A proprement
parler, M. Bulwer a ébauché trois romans dans Ernest Maltravers,
sans en achever un seul. Alice, Valérie et Florence suffiraient à dé-
frayer trois récits, et leurs diverses manières d'aimer fourniraient
à l'imagination l'occasion d'étudier les souffrances et les joies de
l'amour sous des aspects également intéressans. Le livre de M. Bul-
wer pèche donc surtout par la composition. Dans la première partie,
Ernest, après avoir parcouru une partie de l'Allemagne, et séjourné
pendant plusieurs années dans les universités d'Iéna et de Heidel-
berg, se trouve amené en présence d'Alice par des moyens que le
mélodrame peut avouer, mais que le bon sens et la poésie répu-
dient; car je vous donne en mille à deviner comment il la rencontre.
586 REVUE DES DEUX MONDES,
Seul, à minuit, sur une grande route, il frappe à la porte d'une ca-
bane isolée et demande un guide pour atteindre la ville prochaine
qui est à trois lieues de là. Or, cette cabane est tout simplement un
coupe-gorge. Alice se dévoue au salut de l'étranger, car Alice est
la fille du brigand à qui appartient la cabane. Forcée au silence
parla présence de son père, elle essaie, par sa pantomime, d'ap-
prendre à Ernest Maltravers que Darvil a résolu de le tuer. Elle
réussit à le sauver, le rejoint sur la grande route, lui demande asile
et protection, devient sa pupille, puis sa maîtresse. Le début de
cet épisode semble écrit pour le boulevart; mais l'éducation d'Alice et
le développement simultané de l'amour et du sentiment religieux
sont racontés par l'auteur avec une grâce et une simplicité remarqua-
bles. Rappelé près de son père, Ernest abandonne Alice, et lorsqu'il
revient avec l'espérance de la retrouver, elle a disparu. La maison
qu'elle habitait a été pillée par Darvil et ses compagnons, et le
brigand a enlevé sa fille dans le dessein de la vendre au premier
libertin qui voudra Tacheter. Elle s'échappe, elle devient mère,
elle mendie pour nourrir son enfant, et arrive couverte de haillons
devant la grille de la maison où elle a connu l'amour et le bonheur.
Ernest n'y est plus, et les nouveaux maîtres de la maison ne ré-
pondent aux questions d'Alice que par une pitié dédaigneuse. Enfin
elle rencontre sur sa route une dame charitable qui s'intéresse à elle,
et qui lui ouvre sa maison. Bientôt Alice lire parti de ses talens, et
donne des leçons de musique. Tout à coup Darvil reparaît pour ran-
çonner Alice. Un honnête vieillard intervient et force le brigand à
déguerpir moyennant une pension annuelle de cent guinées. Darvil
se montre docile et se retire. Mais il a résolu de se venger dans la
huitaine, et en effet il rencontre sur la grande route, la nuit, à
quelques lieues de la ville, le protecteur d'Ahce, sexagénaire très
peu ingambe, qui périrait sans l'arrivée d'un détachement de ca-
valerie chargé d'arrêter Darvil. Le père d'Alice est tué d'un coup
de pistolet. Est-il possible, je le demande, d'inventer un mélo-
drame plus vulgaire et plus niais? Tout ce qu'il y a de poétique et de
vrai dans l'amour d'Alice et d'Ernest disparaît dans cet océan de
trivialités. Enfin Alice se marie avec un homme qui pourrait être son
grand-père, et devint M"Templeton, puis lady Vargrave; car son
mari est anobli par ordonnance royale, en récompense des services
qu'il a rendus au ministère dans le maniement des élections. Je dois
ajouter, pour éloigner d'Alice le reproche d'inconstance, qu'elle ne
s'est mariée qu'après avoir entendu de ses oreilles, dans une chambre
ERNEST MALTRAVERS. 587
d'auberge, derrière une très mince cloison, les sermens d'amour
adressés à Valérie par Ernest Maltravers. Il est, je crois, inutile
d'insister sur toutes ces misérables inventions. Essayer de démon-
trer tout ce qu'il y a de ridicule dans un pareil récit serait faire
injure au bon sens du lecteur. Pour que rien ne manque à ce mer-
veilleux mélodrame , la fille de lady Vargrave, c'est-à-dire d'Alice
Darvil et d'Ernest Maltravers, devient la femme de Lumley Ferrers,
qui hérite du titre de son oncle, et s'appelle à son tour lord Var-
grave.
Ernest Maltravers , pour se consoler de la perte d'Alice dont il n'a
pu retrouver les traces, se décide à partir pour l'Italie. Avec l'agré-
ment de son tuteur, M. Cleveland, il quitte l'Angleterre en compa-
gnie de Lumley Ferrers. Le père d'Ernest est mort depuis quelques
mois, et la plus grande partie de sa fortune passe entre les mains du
frère aîné d'Ernest; mais notre héros, grâce au testament d'un pa-
rent éloigné, possède cent mille livres de rente. A Naples , il devient
amoureux de Valérie, et la quitte, malgré son amour, pour devenir,
d'après le conseil de Valérie, grand poète et grand homme d'état.
A Milan, il rencontre une cantatrice, Teresa Ceesarini, qui a quitté
le théâtre pour épouser un Français, M. de Montaigne, réservé,
comme Ernest, aux plus hautes destinées. Heureusement Ernest ne
devient pas amoureux de Teresa. Il se borne à écouter les vers du
frère de Teresa , de Castruccio Cœsarini. Il donne au jeune poète
italien des conseils pleins de sagesse. Il lui parle en termes fort per-
tinens de la difficulté de conquérir la gloire, et des tourmens réservés
aux poètes célèbres. M. de Montaigne, qui partage l'opinion de Va-
lérie sur la capacité poétique et politique d'Ernest, le décide à
quitter l'Italie. Ernest, docile aux conseils de son nouvel ami, part
pour l'Angleterre, et emporte un manuscrit de Castruccio qu'il pro-
met de publier à Londres. Sans ce manuscrit, Florence ne mourrait
pas; on le verra tout à l'heure.
Arrivé à Londres, Ernest écrit des poèmes admirables, et devient
célèbre en peu de mois. Il publie le manuscrit de Castruccio, et le
libraire qui, sur la recommandation du poète célèbre, a bien voulu
imprimer les vers d'un inconnu, en vend quarante exemplaires. Cas-
truccio arrive à Londres pour jouir de son triomphe; il apprend sa
mésaventure, il court chez Ernest, et lui reproche son indifférence.
Le poète applaudi répond au poète inconnu avec une sérénité ma-
jestueuse. Il essaie de le consoler et de lui rendre courage; mais
Castruccio ne veut rien entendre, et dès ce moment il devient l'en-
588 REVUE DES DEUX MONDES.
nemi d'Ernest. Le poète célèbre prend bientôt en dégoût la gloire
littéraire, ou plutôt la poésie ne lui sufflt plus, et il sent qu'il est ap-
pelé à réformer, à élargir, à compléter les lois de son pays. Il entre
au parlement, et en qualité d'homme supérieur, il ne prend parti ni
pour ni contre le ministère ; il dédaigne les discussions spéciales qui
ne conviennent qu'aux légistes, aux financiers, aux administrateurs,
aux hommes de guerre. Il n'aime que les discussions générales qui
s'adressent au monde entier, et qui n'éclairent personne. Il prononce
des discours très beaux et très inutiles. M. Buhver ne nous dit pas
si le libraire d'Ernest a recueilli les harangues de l'illustre orateur,
mais nous sommes en droit de le supposer ; car, puisque le poète
homme d'état, estimé de tous les partis, c'est-à-dire dédaigné par
tous les partis, ne joue aucun rôle actif dans la chambre des com-
munes, il a dû naturellement se consoler en publiant sur vélin les
vertueuses homéHes qui n'avaient converti personne. La gloire poé-
tique et politique d'Ernest éveille l'admiration et la sympathie de
Florence Lascelles, fille de lord Saxingham, l'un des membres du
cabinet. Mais Lumley Ferrers, qui convoite la main de l'héritière,
appelle à son aide la haine de Castruccio Csesarini.
Castruccio écrit des vers amoureux sur l'album de Florence, et se
croit aimé d'elle. Il ne pense pas qu'elle puisse voir d'un œil indiffé-
rent un homme tel que lui, quia de si longs cheveux et qui écrit de si
beaux sonnets. Un jour il s'enhardit, et lui dit en prose ce qu'il lui a dit
en vers plus de cent fois. Florence, qui acceptait les sonnets de Cas-
truccio , trouve fort impertinente la déclaration qu'il lui adresse de
vive voix , et lui défend de reparaître dans le salon de lord Saxingham .
D'après le conseil , ou plutôt sous la dictée de Lumley, Castruccio
écrit à Ernest pour lui demander ce qu'il pense du caractère de Flo-
rence et des garanties de bonheur qu'elle offrirait à son mari. Ernest,
qui ne sait pas encore que Florence et son Égérie ne sont qu'une seule
et même personne, et qui, d'ailleurs, est plein du souvenir d'Ahce et
de Valérie, répond franchement à Castruccio que Florence lui paraît
plus digne d'admiration que d'amour. Dès que le mariage d'Ernest et
de Florence est arrêté, Lumley songe à tirer parti de cette lettre, et
voici comme il s'y prend. Il change la date , et substitue mon à votre
mariage en deux passages, de telle sorte qu'Ernest a l'air de douter
de son propre bonheur, et non du bonheur de Castruccio. Le mal-
heureux poète , qui ne peut pardonner à l'Angleterre d'avoir laissé
ses poèmes dans le magasin de son libraire, et qui veut châtier cette
ingratitude dans la personne d'Ernest , se prête lâchement à la falsi-
ERXEST MALTRAVEUS. 589
flcation de la lettre, et court chez Florence, car il est rentré en grâce
à force de soumission et de réserve, il réussit à exciter la déGance
de l'héritière qui l'a dédaigné ; il avoue qu'il a entre les mains la
preuve de la perfidie qu'il dénonce, et enfin, après avoir fait pro-
mettre à Florence qu'elle lui rendra cette lettre accusatrice, il con-
sent à la montrer. Le mariage est rompu; Florence adresse à Ernest
des paroles insultantes, et le poète orateur dédaigne de se justifier.
Il soupçonne d'abord Lumley de l'avoir calomnié; mais Lumley lui
serre la main sans pâlir, et Ernest est convaincu de l'innocence de
son ami. Gastruccio, poussé par le remords, s'avoue coupable et
offre sa vie en expiation. Ernest diffère sa vengeance , ou plutôt fait
ses conditions. Si Florence , que le désespoir a mis en danger de
mort , revient à la vie, il pardonne à Gastruccio; si elle meurt , il tuera
Gastruccio, ou sera tué par lui. Florence, après avoir langui quel-
ques semaines, meurt comme une sainte. Ernest envoie à Gastruccio
la provocation convenue. Mais le colonel chargé de régler le combat,
comme témoin d'Ernest, trouve Gastruccio en proie au délire. Ernest,
attendri par ce cruel spectacle, renonce à la vengeance, recommande
son adversaire aux soins des médecins, et part pour le continent,
dégoûté de la gloire, de la politique et de l'amour.
Voilà ce que M. Bulwer appelle la vraie philosophie de la vi .
Si les lecteurs d'Angleterre, et surtout si les lecteurs d'Aller] agne,
penseurs et critiques par excellence, accueillent avec faveur cette
première partie de la vie d'Ernest Maltravers, l'auteur nous donnera
la suite, et nous saurons ce qu'est devenue la folie de Gastruccio
Gsesarini. Nous connaîtrons les impressions nouvelles éprouvées sur
le continent par Ernest Maltravers; nous verrons la fille d'Alice
Darvil figurer dans le monde sous le nom de lady Vargrave; peut-
être assisterons-nous à la réunion et au mariage d'Ernest et d'Alice.
Une perspective indéfinie s'ouvre devant nous. En attendant que
toutes ces promesses se réalisent, nous sommes obligé de chercher
dans cette première partie la vraie philosophie de la vie. Malgré
notre bonne volonté, nos recherches sont demeurées inutiles, et nous
déclarons sincèrement qu Ernest Maltravers n'est pour nous qu'un
roman très vulgaire, très peu philosophique, et même très peu htté-
raire. Dans ce livre, comme dans la plupart de ses précédens ou-
vrages, l'auteur fait preuve d'un grand savoir-faire et d'une imagi-
nation très mesquine,
II est vrai que M. Bulwer n'a pas prétendu faire un roman et qu'il
attache une haute importance aux nombreuses digressions qui oc-
590 REVUE DES DEUX MONDES.
cupent le tiers de son livre; mais ces digressions, loin de se ratta-
cher au caractère des personnages mis en scène, se réduisent à une
plainte perpétuelle. M. Bulwer, dont la célébrité pourra paraître fort
exagérée, non-seulement à la médisante Angleterre, à la France
légère et frivole, mais aussi, je le crains, à l'Allemagne savante, à
ce peuple de critiques et de penseurs; M. Bulwer, que les revues de
la Grande-Bretagne nous donnent pour le successeur de Walter Scott,
et dont toutes les œuvres réunies ne valent pas un chapitre d'Ivanlioe,
parle de la vie littéraire comme on parlerait du bagne, du pilori ou
de l'enfer. A l'entendre, le poète, dès qu'il devient célèbre, est ca-
lomnié chaque jour par les salons et les journaux ; les murs de sa
maison tombent devant le regard insultant de la haine et de l'envie;
sa vie privée est livrée aux commentaires les plus injurieux; il ne
peut faire un pas, changer de cravate ou de coiffure, de montre ou
de gilet, sans qu'aussitôt la presse ne travestisse en coupables inten-
tions les actions les plus innocentes. La gloire est un Calvaire et le
poète est crucifié. En vérité , si M. Bulwer n'était, par sa profession
de romancier, habitué à confondre l'invention et la réalité , nous
serions saisi de compassion pour les tortures de la vie littéraire
d'outre-Manche. Mais il est probable que la gloire est à Londres,
comme à Paris , une croix très douce à porter. L'orgueil est con-
damné, à Londres comme à Paris , à de cruelles tortures , et c'est là
sans doute ce que M. Bulwer appelle le Calvaire poétique. Partout, à
l'heure où nous vivons, les flatteries exagérées de la presse ont si
monstrueusement développé l'orgueil des hommes qui tentent la
gloire en publiant leurs pensées, qu'un éloge accompagné de restric-
tions passe volontiers pour une calomnie. Relever un barbarisme,
calomnie! blâmer la vulgarité des incidens, calomnie I La critique
n'a qu'un moyen de prouver sa loyauté, sa probité, en un mot de
mériter l'estime et la sympathie du poète, c'est de placer hardiment
chacune de ses œuvres entre Homère et Dante, Shakespeare et
Gœthe, et encore serait-il nécessaire de le sonder prudemment avant
de commencer aucun parallèle, car au point où est aujourd'hui par-
venue la délicatesse de la nature poétique, elle pourrait facilement
s'affliger d'une maladroite comparaison. Donner de l'Homère à celui
qui préfère Milton, du Shakespeare à celui qui préfère Sophocle,
c'est lui manquer de respect, c'est ne pas le comprendre , c'est peut-
être le calomnier.
Le style d'Ernest Maltravers est facile, abondant, et parfois même
se distingue par une certaine élégance; mais il manque à peu près
ERNEST MALTRAVERS. 591
constamment de précision et de simplicité, les meilleures phrases ne
sont guère que des phrases de conversation. L'auteur, au lieu de
choisir pour sa pensée une expression déterminée, à l'exclusion des
synonymes qui peuvent se présenter ou des comparaisons voisines
qui s'offrent à la mémoire , ébauche plusieurs expressions et donne
à choisir au lecteur sans se soucier d'accepter la responsabilité d'une
préférence irrévocable. Un pareil procédé indique chez l'écrivain la
connaissance familière du vocabulaire; mais, à parler franchement,
c'est la négation même du style. C'est un système d'à peu près qui
éblouit quelque temps et qui flnit par impatienter.
Je regrette que M. Bulwer se soit cru obligé de semer dans la con-
versation de ses personnages plusieurs phrases françaises qui sont
quelquefois vulgaires et qui ne sont pas toujours correctes. Les gens
bien élevés qui s'abordent chez nous ne disent pas : Comment ça va? Et
s'ils le disaient, ils ne l'écriraient pas. Personne en France n'adresse
à son interlocuteur des belles paroles. Quand une femme fait une
promenade à cheval en compagnie d'un seul cavalier, elle ne dit pas
qu'elle risque le cavalier seul, car ce terme de contredanse serait en
pareil cas sans application. Certes , il eût mieux valu ne pas clouer
aux différens chapitres d'Emesi Maltravers des épigraphes tirées
d'Eschyle, d'Euripide, de Simonide , et transcrire correctement les
paroles françaises et itahennes prononcées par les personnages.
L'érudition n'est pas nécessaire, mais la modestie est toujours de
bon goût.
Gustave Planche.
DE L'ETAT ACTUEL
DE
L'ART RELIGIEUX
EN FRANCE.
« L'étude des monumens religieux a ranimé parmi nous le sentiment et le
goût de l'art chrétien. Ce sentiment a bientôt tourné au profit du christianisme
lui-même. En apprenant à comprendre , à admirer nos églises , on est devenu
presque juste, presque affectueux pour la foi qui les a élevées. C'est là un
retour un peu futile vers la religion, retour sincère cependant, et qu'il ne
faut pas dédaigner. L'art rend ainsi aujourd'hui à la religion quelque chose
de ce qu'il en a reçu jadis (1). » Ainsi parlait, il y a peu de temps , dans une
occasion solennelle, l'ancien ministre de l'instruction publique. Ces paroles
expriment avec noblesse une vérité généralement, mais vaguement sentie.
Plus que personne leur auteur a contribué à ramener en France le sentiment
de l'art religieux, d'abord par le nouveau jour qu'il a jeté sur l'histoire des
temps où cet art naquit, et ensuite par ses généreux efforts, pendant qu'il
était au pouvoir, pour sauver et populariser les débris de notre ancienne
gloire artistique. Un immense changement s'est opéré dans les esprits depuis
le temps où nous nous sentions excité à élever une voix humble, inconnue et
presque solitaire , contre les Vandales de diverses espèces qui dévastaient les
monumens de notre foi et de notre histoire (2) . En peu d'années tout a changé
(1) Discours de M. Guizot à la société des Antiquaires de Normandie, en août 1837.
(2) Du Vandalisme en France.— Revue des Deux Mondes du 13 mars 1833.
DE l'art religieux EN FRANCE. 593
de face. La révolution de juillet , en portant le dernier coup à Yancien régime
dans le présent et l'avenir, a donné un nouvel élan à l'étude et à l'appréciation
de Vancienne France dans le passé, non pas le passé bâtard et inconséquent
des derniers siècles, mais le passé de cette grande époque où le christianisme
régnait sur l'ame et le corps de l'humanité. Le nouveau gouvernement s'est
rangé franchement du côté du petit nombre d'hommes qui , inspirés par les
éloquentes invectives de M. Victor Hugo , essayaient de lutter contre le tor-
rent des dévastations. Usant avec une salutaire énergie de leur puissance,
M. Guizot et ses successeurs à l'intérieur et à l'instruction publique ont
étendu les bras immenses et inévitables de la centralisation pour arrêter le
marteau municipal et la brosse fabricienne, en môme temps qu'ils ont créé
ou encouragé de vastes et importantes publications, destinées à tirer de la
poussière et à révéler au pays les antiques trésors de son art national. Noble
et bienfaisant exemple qu'il appartenait au pouvoir antérieur de donner,
et qu'il faudra bien, Dieu merci, suivre à l'avenir. D'un autre côté, une
étude de plus en plus approfondie de l'étranger a produit rapidement des
résultats tout-à-fait inattendus. En voyant de plus près les mœurs et la
science de l'Allemagne et de l'Angleterre, on s'est aperçu du profond reS'
pect, de la tendre sollicitude que ces grandes nations professent pour les
monumcns de leur passé; la pensée s'est naturellement reportée sur la pa-
trie, et on a reconnu, avec surprise et admiration, que la France renfer-
mait encore dans ses villes de province des cathédrales plus belles, malgré
le triste dénuement des unes et le fard ridicule des autres, que les plus
célèbres cathédrales de l'Angleterre. On a trouvé dans la poudre de ses
bibliothèques des poèmes plus originaux, plus inspirés que les épopées les
plus populaires de l'Allemagne. On a vu encore les manuscrits de ces poèmes
souvent ornés de miniatures plus fines, plus gracieuses que les plus van-
tées du Vatican. On est arrivé ainsi à comprendre et à découvrir que, môme
en France, il avait existé un autre art , une autre beauté que la beauté maté-
rialiste et l'art païen du siècle de Louis XIV et de l'empire. Cette découverte
renfermait implicitement celle de V art religieux. Nous n'hésitons pas à em-
ployer ce mot de découverte, parce qu'une réhabilitation aussi complète,
aussi fondamentale, que celle qui est exigée pour l'art religieux, vaut bien
l'invention la plus difficile. Malheureusement cette découverte n'a guère
été faite que par des gens de lettres ou des voyageurs. La faire passer
dans la vie pratique, la faire reconnaître par les artistes ou ceux qui aspirent
à le devenir, la faire comprendre par ceux qui commandent ou qui jugent
les œuvres dites d'art religieux, c'est là le difficile; mais c'est aussi là l'es-
sentiel , car, à l'heure qu'il est , il n'y a pas d'art religieux en France ; et ce
qui en porte le nom n'en est qu'une parodie dérisoire et sacrilège.
Ce n'est pas assurément que la matière de l'art religieux manque aujour-
d'hui en France plus qu'en aucun autre pays ou à aucune autre époque . Il y a une
religion en France qui compte encore des millions de fidèles; or, toute reli-
TOME XII. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
gion qui n'est pas née à l'état de secte, comme le protestantisme, a toujours
donné la vie à un art qui pût lui servir d'organe , parler son langage à l'ima-
gination et au cœur de ses enfans, traduire ses dogmes en images vénérées
et chéries , enfin parer ses rites et ses cérémonies d'un attrait mystérieux et
populaire. Ce que la religion des Hindous , des Egyptiens, des Grecs, des
Mexicains a fait, la religion catholique l'a fait aussi, mais avec une splen-
deur et une puissance à nulle autre égaie. Notre patrie est couverte des
produits de l'art catholique, qui ont survécu à trois siècles de profanations,
d'ignorance et de ravages. Pour un Louvre, pour un Versailles dont la
France s'enorgueillit, elle a cent cinquante cathédrales, elle a dix mille
églises de paroisse qui remontent aux temps où régnait le véritable art
chrétien. Ces cathédrales et ces églises, malgré leur pauvreté et leur nu-
dité actuelle , ou plutôt à cause de cette nudité, offrent aux peintres et aux
sculpteurs le champ le plus vaste, et presque le seul, pour leurs travaux;
car on ne pourra pas faire un Versailles à chaque règne. Et où trouver au-
jourd'hui des particuliers qui remplacent pour l'art les princes et les prélats
d'autrefois ? Ces églises ouvrent chaque jour leurs portes à une foule plus
ou moins nombreuse de personnes , qui y voient avec intérêt et émotion les
représentations des objets de leur culte et de leurs croyances, et qui ne
demanderaient pas mieux que de s'y intéresser avec ardeur et enthousiasme,
si l'on prenait la peine de donner à ces représentations une valeur réelle, et
de la leur expliquer. Ce n'est donc pas, nous le répétons, la matière qui
manque en France à l'art religieux ; ce qui lui manque , c'est le bon sens,
c'est la science, c'est la foi, c'est la pudeur chez la plupart de ceux qui
en sont les prétendus ouvriers. Ce qui importe, c'est de dénoncer aux
hommes sincères et conséquens l'étrange abus qu'on fait des mots et des
choses , dans un ordre d'idées et de faits qui exige plus de conscience et plus
de scrupule qu'aucun autre. Ce qui importe encore , c'est de mettre à nu
les plaies qui gangrènent l'application religieuse de l'art, afin que la partie
saine de la jeune génération d'artistes qui s'élève puisse en éviter le contact
et la honteuse contagion.
Mais, avant d'aller plus loin , répondons d'avance en deux mots à une mul-
titude d'objections et de reproches qui pourraient nous être adressés. Qu'on
le sache bien, nous n'entendons nullement parler de l'art en général, mais
uniquement de l'art consacré à reproduire certaines idées et certains faits en-
seignés par la religion : tout le reste est complètement étranger à nos plaintes
et à nos invectives. Nous n'empiéterons pas sur cette vaste extension d'idées,
qui comprend aujourd'hui, sous le nom d'artistes, juqu'aux coiffeurs et
aux cuisiniers. Nous ne prétendons en rien intervenir dans les grandes trans-
formations , dans le rôle humanilaire que divers critiques et philosophes
assignent à l'art, d'abord parce que nous n'y croyons pas, ensuite parce
que nous n'y comprenons rien, enfin et surtout, paroe qu'il n'y a rien de
commun entre tout cela et le catholicisme. En effet, le catholicisme n'a rien
DE l'art religieux EN FRANCE. 595
àliumanitaire , il n'est que divin, à ce que nous croyons ; du moios il n'est
nullement progressif, il est encroûté (pour me servir d'un terme familier et
emprunté à l'art), d'où il suit que les œuvres d'art qu'il est censé inspirer
ne doivent et ne peuvent être qu'encroûtées comme lui. Plein de respect pour
la critique et pour la philosophie, nous leur laissons le domaine intact et
l'usage exclusif de tous les tableaux de batailles, de toutes les scènes histo-
riques, des marines, des paysages, de la peinture de genre dans toutes ses
branches intéressantes : nous leur laissons les masses d'infanterie et de ca-
valerie savamment échelonnées, les assemblées politiques et populaires
d'hommes en frac, les intérieurs, les cuisines, les plats de fruits avec des
mouclies qui en dégustent délicatement le suc, le lever et le coucher des
grisettes,les pêcheurs d'huîtres, les intérieurs de chenil, les belles dames
en robe de satin , et les notabilités municipales en habit de garde national;
en un mot, tous les sujets qui, depuis la renaissance, inspirent la peinture
moderne, et réjouissent le public civilisé. Nous ne nous réservons absolu-
ment que le droit de parler sur le tout petit coin qui est laissé à l'art reli-
gieux, ou, pour parler plus justement, à l'art catholique, ou encore pour
être intelligible aux hommes les plus éclairés, à l'art concentré dans le do-
maine du fauatisme et de la superstition.
Qu'on se rassure donc, il ne s'agit nullement pour nous de savoir si l'art
en général sera catholique ou non. C'est là tout bonnement la question de la
destinée du monde. Il est certain que si la société tout entière redevenait
catholique , l'art le serait aussi , bon gré mal gré ; mais il est également cer-
tain que, si cela arrive jamais, ce ne sera pas de nos jours, et que tout le
monde aura le temps d'y penser. Quant à nous, nous ne nous occupons que
du présent, et voici ce que nous en disons : 11 est de fait qu'actuellement en
France il y a beaucoup d'hommes fanatiques et superstitieux, dits catho-
liques, et que ces catholiques ont des églises vastes et nombreuses, publient
des livres de piété illustrés, ornent des chapelles et des oratoires , pour les-
quelles églises, oratoires, chapelles, livres illustrés et autres, les artistesde
nos jours, grands et petits, font tous les ans une foule de tableaux, estampes,
lithographies, statues, bas-reliefs en carton-pierre et en marbre. Il sem-
blerait, au premier abord, que tous ces divers objets d'art, étant à l'usage
exclusif des gens religieux, dussent porter quelque trace de l'esprit de leur
religion même. Eh bien! il n'en est rien. Au milieu du fractionnement gé-
néral de la société, fractionnement que l'art a suivi de manière à administrer
à chacun selon ses besoins et ses idées, la fraction des hommes qui usent du
culte , comme dit M. Audry de Puyraveau , soit en théorie , soit en pratique,
cette fraction est comme la tribu de Lévi; elle n*a rien, ou plutôt moins
que rien, pire que rien, car elle est inondée de produits divers qui lui sont
inintelligibles et inutiles, ou bien antipathiques et injurieux. Avcz-vous les
goûts militaires? MM. Horace Vernet, Bellangé, Eugène Lamy, et mille
autres, sont là pour vous pourvoir abondamment de toutes les batailles que
38.
596 REVCE DES DEUX MONDES.
VOUS pouvez désirer. Aimez- vous , au contraire, la vie sédentaire, les jouis-
sances domestiques, ce qu'on appelle les études de mœurs? MM. Court,
Franquelin, Roqueplau, se chargent de récréer vos yeux par une foule de
représentations empruntées à cet ordre d'idées et d'habitudes, et souvent
pleines de talent et d'esprit. Fatigué de la monotonie de la vie française,
aspirez-vous après l'éclatant soleil et les pittoresques mœurs de l'Italie?
MM. Schnetz, Edouard Bertin, Winterhaller, vous transporteront au sein
de cette patrie de la beauté par la chaleur et la fidélité de leurs pinceaux.
Avez-vous, par hasard, juré une fidélité désespérée à la mythologie an-
tique? il y a toujours à chaque salon, surtout parmi les sculpteurs, plu-
sieurs traînards du paganisme; et d'ailleurs vinssent-ils à manquer, il vous
resterait toujours les doctrines de l'Académie des Beaux-Arts, les concours
pour les prix de Rome, et les regrets de certains feuilletonistes. Préférez-
vous sagement les gloires et les souvenirs de notre Europe moderne? vous
avez MM. Scheffer, Delaroche, Hesse, et d'autres qu'on pourrait nommer
à côté d'eux, qui ont conquis une place honorable dans l'histoire de l'art
pour l'école française de nos jours. Eu un mot, tout le monde en a pour son
goût; et si la caricature réclame par le fait une place dans chacun de ces
divers genres, elle peut le faire avec bon droit, parce qu'elle n'en envahit
aucun, et que sa modestie ajoute à sa vérité. Il n'y a que dans le cas où vous
seriez catholique, que toute satisfaction vous est refusée; il ne vous reste
d'autre ressource que de voir la religion, la seule chose au monde qui n'ad-
mette pas un côté comique , envahie par la caricature ; et c'est encore le nom
le plus doux qu'on puisse donner, sauf un très petit nombre d'exceptions,
aux parodies, tantôt horribles, tantôt ridicules, qui couvrent chaque année
les murs du Louvre, et s'en vont de là souiller nos églises sous le titre men-
songer de tableaux religieux.
Mais je vous demande trop, lecteur, en supposant que vous soyez catho-
lique; je veux seulement que vous ayez quelques notions de la religion,
que vous l'ayez tant soit peu étudiée dans ses dogmes d'abord, puis dans
son influence sur la société à une époque où elle était souveraine : je ne
vous demande pas des convictions, je ne vous suppose que quelques idées
et quelques souvenirs, puisés par vous-même à l'abri de la routine des
écoles classiques. Voilà tout ce que j'exige , et cela étant , je vous prends par
la main, et je vous conduis à la première église venue. Que ce soit une ca-
thédrale ou une paroisse de village, peu importe. Passons même devant la
cathédrale, si c'est une cathédrale des anciens jours, sans nous y arrêter;
nous perdrions de vue le but immédiat de notre visite, tristement confondus
que nous serions à la vue de ces glorieuses façades mutilées de mille façons
par la haine et l'ignorance, quelquefois remplacées, comme à la sublime
basilique de Metz, par un horrible portail de théâtre, en l'honneur de
Louis XV; à la vue de ces vitraux défoncés et suppléés par des verres blancs
ou des flaques de bleu et de rouge; à la vue d'un badigeon beurre frais.
DE l'art religieux EN FRANCE. 597
comme à Chartres, ou au Mans, ou partout, sous lequel disparaissent à la
fois les merveilles de la sculpture et le prestige de l'antiquité; à la vue d'un
soi-disant jubé qui, comme à Rouen, élève sa masse lourde, opaque et gros-
sière, à la place môme qu'occupait jadis le voile du sanctuaire brodé ea
pierre et découpé à jour; à la vue enfin d'un chœur brutalement déshonoré,
comme à Strasbourg et à Notre-Dame de Paris, par un revêtement en marbre
de couleur ou par une boiserie d'antichambre. Laissons donc là la cathé-
drale, qui réclame une bien autre indignation. Bornons-nous à la simple
paroisse moderne et décorée dans le dernier goût, et voyons quelles sont les
traces d'art chrétien que nous y trouverons. Arrêtons-nous un instant devant
la façade : vous y verrez quelques colonnes serrées les unes contre les autres,
comme à Notre-Dame-de-Lorette, ou bien une série de frontons superposés
et flanqués de deux excroissances alongées en pierre, qui ont la forme
d'un radis ou d'un sorbet dans son verre, comme à Saint-Thomas-d'Aquin;
vous saurez que ce sont des trépieds où est censée brûler la flamme de l'en-
cens. Quelquefois une tour s'élève au-dessus de cette monstruosité, tour dé-
pourvue à la fois de grâce, de majesté et de sens , terminée par une terrasse
plate ou par un toit de serre-chaude, ou, comme en Franche-Comté, par un
capuchon en forme de verre à patte renversé. Vous vous demandez ce que
peut être un édifice qui s'annonce ainsi , si c'est un théâtre , ou un obser-
vatoire, ou une halle, ou un bureau d'octroi. On vous explique que c'est un
temple. A coup sûr, pensez-vous, c'est le temple de quelque culte qui a
remplacé le christianisme. On vous nomme un saint dont le nom figure dans
le calendrier chrétien, et vous finissez par découvrir une croix plantée quel-
que part avec autant de bonne grâce que le drapeau tricolore sur les tours
de Notre-Dame. C'est donc vraiment une église! Vous entrez. Est-ce bien
vrai? Oui, il faut le croire, car voilà un autel, des confessionnaux, une
chaire, des crucifix. Mais est-ce bien une église catholique, une église oii
l'on prêche les mêmes dogmes, où l'on célèbre le même culte que celui qui
a régné dans les églises d'il y a trois cents ans? Ces dogmes n'ont-ils pas été
profondément altérés , ce culte u'a-t-il pas subi quelque révolution violente?
Où est donc cette forme consacrée de la croix, si naturellement indiquée et
si universellement adoptée pour le plan de toutes les anciennes églises? Où
a-t-on copié ces fenêtres carrées, rondes, en parallélogramme, en segment
de cercle, quelquefois en poire garnie de feuillage, en un mot de toutes les
formes possibles, pourvu qu'elles ne tiennent ni du cintre, ni de l'ogive
chrétienne? Est-ce de cette cage suspendue entre deux piliers, ou de ce
tonneau à demi creusé dans le mur, que l'on prêche la parole du Dieu vivant,
dans la même langue que saint Bernard et Bossuet? Qu'est-ce que cette
montagne de rocaille qui grimpe à l'extrémité, qui cache le chœur, s'il y en
a un , qui élève , sur des colonnes cannelées , un fronton garni de je ne sais
combien de gros enfans tout nus dans les postures les plus ridicules, et qui
se répète en petit tout le long des bas-côtés? Serait-ce par hasard l'autel où
se célèbrent les plus augustes mystères?
598 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais approchons : examinons ces sculptures, ces tableaux surtout, que l'on
■y expose à la vénération des fidèles. Quoi! c'est le fils de Dieu mourant sur
la croix que cette étude d'anatomie où vous pouvez compter tous les muscles,
toutes les côtes, mais où vous ne trouverez pas la trace la plus légère d'une
souffrance divine, et dont les bras, tendus et dressés verticalement au-dessus
de la tête, semblent, conformément au symbole janséniste, s'ouvrira peine
afin d'embrasser, dans le sacrifice expiatoire, le moins d'ames possible (1).
Quoi! cet être tout matériel, tout humain, tout courbé sous le poids des
basses conceptions du peintre, et entouré de figures aussi ignobles que la
sienne, ce serait là le fils de Dieu avec les douze pêcheurs qui lui ont conquis
le monde! Quoi! ce médecin juif qui semble demander le salaire de ses
visites, c'est Jésus ressuscitant la jeune fille de Jaïr (2) ! Cet homme nu qui
prêche d'un air goguenard à un auditoire de gamins de Paris, c'est le pré-
curseur martyr annonçant la venue du Sauveur (3) ! Ces demoiselles préten-
tieuses, ces petites maîtresses affectées, dont le front n'a jamais réfléchi que
des vanités frivoles ou des passions impures, ce sont là nos vierges-martyres,
nos Catherine, nos Cécile, nos Agnès, nos Philomène! Cette femme éche-
velée, effrontée, à l'œil ardent, au vêtement impudique, c'est la première
des saintes, l'amie du Christ, Madeleine! Ces autres femmes aux formes
grossièrement matérielles, à la robe transparente, ce sont là les symboles
de la religion et de la foi (4) ! Cette série de scènes fantasmagoriques, où je
reconnais, sous des habits d'emprunt et dans des attitudes de théâtre, les
figures que je rencontre chaque jour dans les rues, c'est là l'histoire de
notre religion (5)! Ces Romains en toge, ces gladiateurs nus, ces modèles
complaisans de raccourci , ces déclamateurs barbus , tous taillés sur le même
patron, et dont je ne puis deviner les noms qu'avec l'aide du suisse ou du
bedeau, ce sont là les saints dont autrefois des attributs distincts et tous
empreints d'une poésie sublime rendaient les noms chers et familiers,
même aux moindres enfans ! Quoi ! enfin , cette matrone païenne , cette JunoQ
ressuscitée, cette Vénus habillée, cette image trop fidèle d'un impur mo-
dèle, ce serait là, pour comble de profanation, la très sainte Vierge, la
mère du divin amour et de la céleste pureté, l'emblème adorable qui suffit
à lui seul pour creuser un abîme infranchissable entre le christianisme et
toutes les religions du monde, l'idéal qui évoque sans cesse l'artiste vrai-
(1) On sait que l'on suivait l'usage contraire dans toutes les crucifixions peintes ou sculp-
tées dans les âges chrétiens. Un exemple frappant se voit dans le magnifique bas-relief de
la chaire du baptistère de Pise, où Nicolas de Pise, père de la sculpture chrétienne, a re-
présenté notre Seigneur les bras étendus horizontalement, comme pour embrasser l'huma-
nité tout entière dans sa rédemption.
(2) Voyez le tableau derrière le maître-autel de Saint-Roch, à droite.
(3) Voyez un tableau qui représente la prédication de saint Jean-Baptiste, dans la même
église, nouvellement placé.
(4) Voyez les deux figures destinées au bénitier de la Madelaine, exposées au Salon de 1830.
(5) Voyez la plupart des fresques de Kolre-Dame-dc-Loretle, de celles du moins .qui sont
découvertes en ce moment.
DE l'art religieux EN FRANXE. 59©
ment chrétien à une hauteur où nul ne saurait le suivre? Quoi, vraiment,
c'est là Marie! Mais, dites-moi, je vous en supplie, quels sont donc les pro-
fanes qui ont envahi tous nos sanctuaires, et qui, consommant le sacrilège
sous la forme de la dérision et du ridicule, pour mieux flétrir la vieille reli-
gion de la France, ont intronisé le matériel , le grotesque et l'impur, sur les
autels de l'Esprit saint, des martyrs et de la Vierge?
Et que l'on ne croie point que ces profanateurs, quels qu'ils soient, ont
borné leurs envahissemens aux églises des grandes villes. Nous l'avons déjà
dit, il n'y a point de paroisse de campagne où ils n'aient pénétré, et où ils
n'aient tout souillé. Il n'est point d'église de village où, après avoir détruit
les saintes images d'autrefois, défoncé ou bouché les vestiges de l'architec-
ture sacrée , badigeonné le temple tout entier, ils n'aient exposé aux regards
d'une foule désorientée une masse d'images qui ne sauraient être qu'uQ
objet de profonde ignorance pour les simples, de mépris pour les incrédules,
de scandale pour les fidèles instruits. Trop heureuse encore la pauvre paroisse,
si dans la ferveur d'un zèle plus funeste mille fois que celui des iconoclastes,
on n'a pas fait disparaître la vieille madone de bois brun ou de cire , habillée
de robes empesées en mousseline rose ou blanche, avec une couronne de
ferblanc sur la tète, mais que le peuple préfère avec raison, parce que, mal-
gré la simplicité grossière de l'image, il n'y a là du moins aucune insulte à la
morale ni au sentiment chrétien. On sait que dernièrement le curé de Notre-
Dame-de-Cléry ayant voulu enlever la madone séculaire, qui se vénère à ce
lieu de pèlerinage, pour la remplacer par quelque chose de plus frais, le
peuple s'est révolté contre cette exécution, et il s'en est suivi un procès cor-
rectionnel où l'on a vu l'étrange spectacle d'une population qualifiée d'igno-
rante et de fanatique , obligée de défendre les vieux objets de son amour
et de son culte contre le goût moderne de son pasteur.
C'est que, dans ce système de profanation méthodique, tout se tient avec
une impitoyable logique ; le laid a tout envahi; il a souillé jusqu'aux derniers
recoins où pouvait encore se cacher le symbolisme catholique. Il règne
partout en maître, depuis les énormes croûtes qui viennent chaque année,
après l'exposition , déshonorer les murs de nos églises, masquer et défigurer
leurs lignes architecturales (1), jusqu'aux petites images que l'on distribue
aux prêtres, pour en garnir leurs bréviaires modernisés aussi comme tout le
reste, jusqu'à ce prétendu bonnet carré dont on les coiffe quand ils montent
en chaire ou conduisent un mort à sa dernière demeure , espèce d'éteignoir
dont je ne sais quelle liberté de l'église gallicane semble réserver le privi-
lège exclusif au clergé français (2).
(Ij Qu'on entre pour un instant seulement à Saint-Germain-des-Pre's ou à Saint-Étienne-
du-Mont, et l'on verra quel genre de services la peinture moderne sait rendre à l'architec-
ture chrétienne.
(2j A Rome, et partout ailleurs dans le monde catholique, les prêtres ont pour coiffure
tin véritable bonnet carré à quatre pans, d'une forme à la fois digne et gracieuse, absolument
semblable, sauf la couleur, à la barrette des cardinaux. Il en était de même en France avant
600 REVUE DES DEUX MONDES.
Voilà donc jusqu'où est tombé cet art divin, enfanté par le catholicisme
et porté par lui au plus haut point de splendeur qu'aucun art ait jamais
atteint ! cet art créé et propagé dans le monde chrétien par tant de grands
papes et de saints évoques; cet art dont les Agricole , les Avit, les Martin,
les Nicaise, et tant d'autres pontifes français, avaient légué à leurs succes-
seurs le dépôt sacré en même temps que le souvenir de leur sainteté et
de leur noble grandeur; cet art si populaire, si aimé, si généreux, qui
avait mis les talens les plus purs et les plus dévoués au service de l'intelli-
gence des pauvres et des humbles, qui avait peuplé jusqu'aux moindres
villages de trésors inimitables, et porté jusqu'au fond des déserts et des
forêts inhabitables le magnifique témoignage de la fécondité et de la beauté
du catholicisme : voilà donc ce qu'il est devenu avec la permission du clergé
moderne! Ces peintres vraiment chrétiens des vieilles écoles d'Italie et
d'Allemagne, ces hommes qui puisaient toutes leurs inspirations dans le
ciel ou dans des émotions épurées par la piété la plus sincère, ces humbles
génies dont chaque coup de pinceau était, on peut le dire sans crainte,
un acte de foi , d'espérance et d'amour, ces admirables auxiliaires de la
ferveur chrétienne, ces prédicateurs puissans de l'amour des choses d'en
haut, c'est donc en vain qu'ils ont travaillé , puisque , relégués dans les ga-
leries des princes , où ils sont confondus le plus souvent avec tout ce que
l'art a produit de plus impur et de plus dégradé , ils voient la place qu'ils
ambitionnaient, sur les autels où leurs frères viennent prier, usurpée par
d'effrontés parodistes, sans qu'aucune main sacerdotale vienne jamais puri-
fier le sanctuaire de ces souillures. On l'a dit avec une cruelle vérité : il y a
beaucoup d'églises qui n'ont pas été atteintes par les mutilations iconoclastes
des huguenots; il y en a beaucoup qui ont survécu à la rage des vandales
de la terreur, mais il n'y en a pas une seule en France, quelle que soit sa
majesté ou sa petitesse , pas une seule qui ait échappé aux profanations que
commettent, depuis trois siècles, des architectes et des décorateurs soldés,
encouragés ou du moins tolérés par le clergé. Et cependant, dans ces églises
•où il n'y a pas une pierre qui ne porte l'empreinte du paganisme régénéré,
pas un ornement qui ne témoigne du triomphe de la rocaille du xviii^ siècle,
ou du classicisme païen du xvn% on entend souvent des prédicateurs monter
en chaire et vanter les services rendus par la religion à l'art , sans s'aperce-
Toir même que la religion a été honteusement expulsée de l'art jusque dans
le temple où ils parlent. On voit chaque jour des apologistes de la religion,
dissertant sur le même thème avec l'ignorance la plus inexcusable, ou la
plus plaisante confusion , oublier les noms des artistes qui ont le plus honoré
la religion, ou bien ne les citer que pour les confondre avec ceux qui ne se
Louis XIV. Qu'on n'accuse pas ces observations de minuties; dans le symbolisme chrétien ,
dont le vêtement sacerdotal est une partie si essentielle, il n'y a rien d'insignifiant. Les
moindres détails étaient liés aux œuvres les plus grandioses sous le règne de la beauté et de
la vérité, et malheureusement ils le sont encore sous le règne du laid et du profane.
DE l'art religieux EN FRANCE. 601
sont servi des sujets religieux que pour populariser la victoire de la chair
sur l'esprit, Fra Angelico avec Titien, Giotto avec les Garraches, Van-Eyck
avec Rubens, et le pur et pieux Raphaël du Sposalizio et de la Dispute du
Saint-Sacrement avec ce Raphaël dégénéré qui n'avait plus pour modèle
que la boulangère dont il avait fait sa maîtresse.
Mais n'accusons pas seulement le clergé français ; celui d'Italie et d'Es-
pagne a été aussi loin que lui : celui d'Allemagne a été plus loin encore,
mais il a le bon esprit de sentir aujourd'hui son erreur, et de revenir avec
empressement aux types chrétiens (1). N'accusons pas même le clergé en
général , si ce n'est du tort d'avoir subi trop servilement le joug des artistes
dégénérés qui ont brisé le fil de la tradition chrétienne; et pendant long-
temps il n'y en a point eu d'autres. Accusons surtout ces artistes et leurs
successeurs, obligés par état d'étudier les différentes phases de l'art reli-
gieux, d'avoir volontairement répudié la beauté et la pureté des anciens
modèles, pour affubler les sujets chrétiens d'un vêtement emprunté tour à
tour à l'anatomie savante du paganisme, ou à la coquetterie débauchée au
temps de Louis XV- Accusons les princes et les grands seigneurs des trois
derniers siècles, qui n'ont eu que trop d'encouragemens pour ces sacrilèges,
et trop de galeries pour y déposer leurs produits. Nous n'oublierons jamais
un tableau que nous avons vu à la galerie des anciens électeurs de Bavière à
Schleissheim, près Munich, que nous citerons comme le type de ce que nous
appelons le genre profanateur : c'est une Madeleine peinte par je ne sais
plus quel peintre français du xviii'^ siècle; cette Madeleine est nue et sans
autre parure que ses cheveux , lesquels sont poudrés. Le guide vous dit d'un
ton sentimental que l'artiste a eu sa femme pour modèle. Aujourd'hui on ne
met plus de poudre aux Vierges et aux Madeleines, parce que ce n'est plus
la mode; mais on leur met des féronnières et des bandeaux, parce que l'on
en voit aux femmes du monde , au-dessus desquelles la pensée du peintre n'a
jamais su s'élever. On ne déshabille pas une sainte, parce qu'après tout on
veut que son tableau puisse être acheté par le gouvernement pour telle ou
telle église; mais l'accoutrement qu'on lui donne, la tenue et le regard
qu'on lui prête, ne sont guère plus décens ni plus édifians que la nudité
complète de la Madeleine de Schleissheim.
L'antiquité païenne , que nous admirons volontiers chez elle et dans cer-
taines limites, mais dont nous repoussons avec horreur l'influence sur nos
mœurs et notre société chrétienne , l'antiquité était au moins conséquente
dans les symboles qu'elle nous a laissés de ses dieux et de ses croyances. Ces
symboles sont tout-à-fait d'accord avec les récits de ses prêtres et de ses
(1) Pour s'en convaincre , on n'a qu'à visiter la cathédrale de Fribourg en Brisgau , à deux
pas du Rhin. On y verra quel goût pur et excellent préside aux réparations et à l'entretien
de cette magnifique et si complète église. Que si, en revenant, on passe par Strasbourg, et
qu'on jette un coup d'œil sur le chœur de cette cathédrale, on verra quel abîme sépare la
France de l'Allemagne sous le rapport de l'intelligence de l'art chrétien.
602 REVUE DES DEUX MONDES.
poètes. Jamais elle n'a imaginé de faire de son Jupiter une victime, de son
Bacchus un dieu mélancolique, de sa Vénus une vierge pudique et pieuse. Il
était réservé aux chrétiens, aux catholiques, de trouver le secret de la pro-
fanation dans l'inconséquence, d'emprunter aux doctrines pulvérisées et flé-
tries à jamais par le christianisme les types de leurs constructions et de
leurs images religieuses, d'édifier l'église du Crucifié sur le plan du temple
de Thésée ou du Panthéon, de métamorphoser Dieu le père en Jupiter, la
Vierge en Junon ou en Vénus habillée, les martyrs en gladiateurs, les
saintes en nymphes, et les anges en amours!
Est-ce à dire qu'il faille asservir toutes les œuvres d'art religieux à un
joug uniforme? qu'il faille passer le niveau impitoyable d'un type unique,
comme celui de Bysance, sur tous les fruits de l'imagination et de l'inspi-
ration consacrée par la foi? Il n'en est rien : l'art vraiment religieux ne
repousse que le contresens, mais il le repousse énergiquement; il a horreur
de l'envahissement du païen dans le chrétien, de la matière et de la chair
dans le royaume de la pureté et de l'esprit. Il veut la liberté, mais la liberté
avec Tordre; il veut la variété, mais la variété dans runité, loi éternelle de
toute grandeur et de toute beauté. Mais au lieu de longues explications
théoriques, citons des noms et des faits; c'est le plus sûr moyen de montrer
combien le génie catholique sait être fécond et varié, sans jamais mentir
aux conditions de sainteté et de pureté qui le constituent. Dira-t-on qu'il
y a uniformité entre une cathédrale romane et une cathédrale ogivale,
entre Saint-Sernin de Toulouse et Saint-Ouen de Rouen, entre la cathé-
drale de Mayence et celle de Milan, et pour ne pas sortir de Paris, entre
Saint-Germain-des-Prés et l'intérieur de Saint-Eustache? Non certes, et
cependant tous ces édifices répondent également à l'idée légitime et naturelle
d'une église chrétienne, tandis qu'il y a répulsion complète et profonde
entre cette idée et des anachronismes comme la Madeleine et Notre-Dame-
de-Lorette. Est-ce que les bas-reliefs d'André de Pise au baptistère de
Florence, ceux des tombeaux de saint Augustin à Pavie et de saint Pierre
martyr à Milan, le Jugement dernier au grand portail de Notre-Dame, ou
les saintes exquises de la Frauenkirche à Nuremberg , sont taillés sur le même
modèle? Non, certes, ces pierres toutes vivantes par la foi et le génie qui
les anime, ne se ressemblent ni par la disposition des sujets, ni par l'expres-
sion, ni par l'agencement, mais uniquement par ce sentiment de pudeur,
de grâce et de dignité que le dogme de la réhabilitation de l'homme donne
à toutes ses idées; tandis que la fameuse vierge de Brydone à Chartres, et
le fameux tombeau du maréchal de Saxe à Strasbourg ne sauraient commé-
morer que l'emphase et la prétention d'un siècle corrompu. Qu'y a-t-il de
commun entre la madone vraiment divine de Van-Eyck à Gand, et celles
de Francia et du Pérugin; entre les délicieuses miniatures de Hemling sur
le reliquaire de Sainte-Ursule à Bruges , et celles de Fra Angelico sur les
reliquaires de Sauta -Maria-Novella; entre les graves et grandioses fres-
DE l'art religieux EN FRANCE. 603
ques de la primitive école florentine, et celles si pures et si majestueuses de
Luini ou de Raphaël avant sa chute? Ce n'est certes ni le coloris, ni le des-
sin, ni les types choisis, rien en un mot, si ce n'est une égale fidélité à
l'idée chrétienne, et ce merveilleux effet également produit sur l'ame par
tous ces différens chefs-d'œuvre. Entraînée par eux vers le ciel , elle est
plongée dans cette sorte d'extase mystérieuse qu'aucune parole ne saurait
rendre, et qui ne laisse à l'admiration d'autres ressources que de dire
comme Dante, au souvenir des délices du paradis :
Perch' io lo* ngegno e Tarte e l'uso chiami ,
Si nol direi , che mai s'immaginasse ;
Ma creder puossi et di veder si brami.
Que Ton ne croie pas non plus que cette fidélité à la pensée chrétienne
doive dépendre exclusivement d'une époque spéciale, d'une organisation
unique de la société , et que la nôtre en soit deshéritée. A côté de ces exem-
ples qui datent des écoles primitives, on peut citer à juste titre l'admirable
école contemporaine d'Allemagne , je veux dire celle d'Overbeck et de ses
nombreux disciples, si peu connue en France, où l'on se croit cependant le
droit de porter sur elle les jugemens les plus bizarres, parce qu'on a vu
deux ou trois tableaux de l'école de Dusseldorf qui ne lui ressemble en rien.
Eh bien ! tous ceux qui ont vu et compris des tableaux ou des dessins d'Over-
beck, ne pourront s'empêcher de reconnaître qu'il n'y a là aucunement copie
des anciens maîtres, mais bien une originalité puissante et libre, qui a su
mettre au service de l'idée catholique tous les perfectionnemens modernes
du dessin et de la perspective ignorés des anciens. L'ame la mieux prédis-
posée à la poésie mystique n'en est pas moins complètement satisfaite , comme
devant le chef-d'œuvre le plus suave des anciens jours, et l'intelligence la
plus revêche est forcée de convenir qu'il y a même de notre temps la possibi-
lité de renouer le fil des traditions saintes, et de fonder une école vraiment
religieuse, sans remonter le cours des âges, et sans cesser d'être de ce
siècle.
Il est triste que l'Allemagne puisse s'attribuer à elle seule la gloire de
cette véritable et salutaire renaissance.il est triste que la Belgique, par
exemple, où il y a, comme en France, tant déjeunes talens, qui a produit,
au xv^ siècle, une école si chrétienne, si pure, et la première de toutes par
le coloris, celle de Van-Eyck, de Hemling, de Roger Van de Weyde, de
Schoreel, s'obstine aujourd'hui à ne voir dans son brillant passé que l'école
charnelle et grossièrement matérialiste de Piubens et de Jordaens. Il est triste
que la France n'ait pas revendiqué l'initiative de cette glorieuse réaction en
faveur du bon sens et du bon droit. Heureusement il est aujourd'hui con-
staté que cette réaction s'est étendue jusqu'à elle, et que parmi nous une
foule de nobles cœurs d'artistes palpitent du désir de secouer le joug du
matériahsme païen. Ils aspirent, pour l'art auquel ils ont dévoué leur vie.
604 REVUE DES DEUX MONDES.
à des destinées plus élevées que celles qui lui sont promises par les arbitres
usurpateurs de la critique moderne. Il est donc permis d'espérer que nous
verrons enfin s'élever une école de peinture chrétienne dans cette France,
qui, depuis les enlumineurs de nos vieux missels, n'a pas compté un seul
peintre religieux, sauf le seul Lesueur, venu du reste à une époque qui rend
sa gloire doublement belle. De la peinture, cette révolution heureuse se
communique et se communiquera chaque jour davantage aux deux autres
grandes branches de l'art. Nous ne voulons blesser aucune modestie, ni
entourer d*éloges prématurés des efforts qui aboutiront plus tard à une cou-
ronne populaire et méritée; mais nous ne pouvons nous défendre de signaler,
à côté des œuvres si accomplies et si heureusement inspirées de MM. Orsel
et Signol en peinture (1), à côté des monumens, jusqu'à présent trop
rares et trop étrangers à la religion, de M^e de Fauveau, les excellens
commencemens de MM. Bion et Duseigneur en sculpture, et ces travaux
d'architecture si paliens, si savans et si régénérateurs de MM. Lassus,
Vasserot et Louis Piel. Chaque année fortifie les dévouemens anciens , et fait
éclore des vocations nouvelles pour la régénération de l'art religieux; et le
jour viendra peut-être bientôt où l'on verra une phalange serrée marcher
au combat et à la victoire sur les vieux préjugés et les nouvelles aberrations
qui dominent l'art actuel. Mais les obstacles sont nombreux, les ennemis
sont acharnés; la lutte sera longue et pénible. Constatons seulement que
cette lutte existe, car, dans le fait seul de son existence, il y a un progrès in-
calculable sur l'époque de la restauration, et un germe fécond de conquêtes
pour l'avenir. Il faut, du reste, nous habituer à regarder en face nos ad-
versaires, à les compter et surtout à peser leur valeur. C'est pourquoi il ne
sera peut-être pas hors de propos de faire ici une briève énumération des
différentes catégories d'adversaires que nous avons à redouter ou à com-
battre; je ne crains pas de dire nous , parce qu'il y a certes entre ceux qui
travaillent pour la réhabilitation d'une cause immortelle et ceux qui jouissent
du fruit de leurs généreux efforts, une union de cœur et d'ame assez intime
pour justifier la solidarité des espérances et des inimitiés.
Posons en premier lieu, non pas comme les plus redoutables, mais comme
les plus nombreux et les plus aptes à se laisser confondre par une portion du
(1) Nous pourrions citer dans cette catégorie M. Hauser, car, quoique étranger à la
France par sa naissance, il lui consacre ses études. La sympathie du public pour son tableau
exposé à Saint-Roch a dii le dédommager sufflsamment des inconcevables dédains d'un jury
qui a eu le malheur d'être répudié par M. Delaroche et M. Vernet. Mais il aurait plus juste-
ment à se plaindre de la légèreté avec laquelle les journaux se sont plu à attribuer cet essai
remarquable aune illustre princesse dont le talent n'a pas besoin d être constaté par un prêt
de ce genre. Le Musée des Familles a été Jusqu'à faire graver et publier ce tableau en attri-
buant à son altesse royale la princesse Marie l'œuvre du peintre étranger. M. Hauser nous
appartient, du reste, non-seulement par ses propres services, mais par l'excellente ligne qu'il
lait suivre à son fils adoptif , qui, à peine sorti de l'enfance, promet déjà à l'art chrétien un
digne représentant.
605
public avec les hommes du progrès , posons les hommes de la mode, de cette
mode, ignoble parodie de l'art, et qui en est la mortelle ennemie, de celte
mode qui a mis le gothique en encriers et en écrans, qui daigne assigner aux
produits de l'art chrétien une place dans ses préférences, à côté des pen-
dules de Boule et des bergères en porcelaine du temps de Louis XV; de cette
mode enfin qui inspire à un certain nombre de peintres des tableaux où les
mœurs et les croyances du moyen-âge sont représentées avec tout autant de
fidélité que dans cette foule de pitoyables romans qui inondaient naguère
notre littérature. Heureusement le bon sens public a déjà fait justice de ces
charges du moyen-iige, de cette prétendue étude du passé, sans goût, sans
science et sans foi; la mode du gothique est à la veille d'être enterrée, et
les pieux efforts de ceux qui se sont dévoués à l'œuvre de la régénération
seront bientôt à l'abri d'une confusion humiliante avec l'exploitation de ceux
qui spéculent sur la vogue et sur toutes les débauches de l'esprit.
Est-ce la seconde ou bien la dernière place qu'il faut assigner aux théo-
riciens et aux praticiens du vieux classicisme? S'il fallait ne tenir compte
que de la valeur, de l'influence, ou de la popularité de leurs œuvres et de
leurs doctrines, en vérité, ce ne serait que j)our mémoire qu'on aurait le
droit de les mentionner. Mais , puisqu'ils occupent toutes les positions offi-
cielles, puisqu'ils ont à peu près le monopole de l'influence gouvernemen-
tale , puisqu'ils s'y sont constitués comme dans une citadelle d'où ceux qui
font quelque chose se vengent de la réprobation générale qui s'attache à
leurs œuvres, en repoussant opiniâtrement les talens qui ont brisé leur joug,
et d'où ceux qui ne font rien s'efforcent d'empêcher que d'autres ne puissent
faire plus qu'eux-mêmes; puisque surtout ils ont encore la haute main sur
tous les trésors que l'état consacre à l'éducation de la jeunesse artiste , il ne
faut jamais se lasser de les attaquer, de battre en brèche cette suprématie qui
est une insulte à la France, jusqu'à ce que l'indignation et le mépris public
se soient enfin frayé un chemin jusque dans le sanctuaire du pouvoir pour
en chasser ces débris d'un autre âge. Du reste, on a la consolation de sentir
que, s'ils peuvent encore faire beaucoup de mal, briser beaucoup de car-
rières, tuer en germe beaucoup d'espérances précieuses, leur règne n'en
touche pas moins à sa fin; il ne leur sera pas donné de flétrir long-temps
encore de leur souffle malfaisant l'avenir et le génie d'une jeunesse digne
d'un meilleur sort; la publicité fera justice de ces ébats du classicisme expi-
rant, qui seraient si grotesques, s'ils n'étaient encore plus funestes; les con-
cours de Rome les tueront. Nous ne subirons pas toujours le règne d'hommes
qui ont l'à-propos de donner pour sujet aux élèves, en l'an de grâce 1837,
Apollon gardant les troupeaux chez Admète, et Marius méditant sur les
ruines de Carthoge!
Une troisième espèce d'adversaires, et, selon nous, la plus dangereuse, ce
sont les critiques. Nous entendons sous ce nom les écrivains qui, dans divers
journaux, sont chargés de traiter les questions d'art. Tous ces juges souve»
606 BEVUE DES DEUX MONDES.
rains et sans appel semblent s'être donné le mot pour étouffer , soit par un
silence convenu , soit par des blâmes amers , tout ce qui porte l'empreinte
d'une régénération religieuse dans l'art. En attaquant la juridiction de ce
haut tribunal, nous avons besoin de répéter ce que nous avons dit en com-
' mençant, savoir : que nos observations et nos plaintes roulent uniquement
sur la partie religieuse des différentes branches de l'art; pour tout le reste,
nous nous déclarons de nouveau tout-à-fait incompétent. Mais lorsqu'il
s'agit de l'avenir d'un élément si essentiel et si intime de la forme reli-
gieuse, élément qui s'adresse, ou qui est censé du moins s'adresser aux
masses catholiques, nous nous sentons le droit de protester selon la me-
sure de nos forces contre cette ligue mauvaise, dont les organes impitoya-
bles sont campés dans les journaux les plus accrédités, et même dans ceux
plus spécialement consacrés aux arts (1). Si cette ligue devait triompher,
c'en serait fait assurément de toute espèce d'école religieuse en France.
Dès qu'un jeune homme montre dans ses œuvres quelque tendance à mar-
cher dans une voie plus pure et plus rationnelle que celle qui lui est tracée
à l'École des Beaux-Arts, ou par l'exemple des maîtres en vogue, ses
œuvres et sa tendance sont aussitôt censurées avec l'animosité la plus
cruelle. Le mot de pastiche lui est jeté avec un froid mépris, comme une
flétrissure dont il ne doit jamais se relever. On lui impute comme un crime
de copier servilement les écoles gothiques; et ce reproche lui est fait par des
hommes qui, à chaque ligne de leurs écrits, montrent l'ignorance la plus
profonde de tout ce qui touche à ces malheureuses écoles gothiques ; pa^r
des hommes dont les paroles prouvent qu'ils n'ont jamais vu, ou du moins
jamais regardé, un tableau de l'époque qu'ils voudraient mettre au ban de
l'intelligence humaine; par des hommes qui donnent chaque jour l'exemple
de cette confusion historique que nous relevions plus haut comme très
regrettable chez les ecclésiastiques, mais qui est bien autrement inexcusa-
ble chez ceux qui se sont investis du droit de régenter l'art passé, présent
et à venir. Ils ne savent pas même distinguer entre leurs contemporains;
ils déclarent, avec la plus risible certitude, que M. Ingres et Overbeck sui-
vent la même ligne; ils vous disent que la Sainte Cécile de M. Delaroche
rappelle le style gothique du Pérugin; d'autres, à propos du même ta-
bleau, n'ont-ils pas été parler de Giotto et d'Orgagna, comme étant du
xv^ et du xvie siècle? Après quoi, dans la même phrase, ils accouplent
adroitement deux ou trois de ces grands noms, pour asseoir sur eux un
jugement tantôt méprisant, tantôt dédaigneusement protecteur, et établir
des rapprochemens inouis entre des hommes qui n'ont jamais rien eu de
commun entre eux, si ce n'est d'être également ignorés de ceux qui en
parlent de la sorte. Et voilà les censeurs qui donnent ou ôtent à leur gré
(1) Nous devons faire une exception en faveur de VEuropéen , recueil dont tous les articles
en matière d'art sont dictés par une science profonde et le sentiment le plus pur des exi-
gences de la pensée chrétienne.
DE l'art religieux EN FRANCE. 6OT
le droit de cité dans l'art! Voilà les aristarques à qui nous reconnaîtrions le
droit de former nos idées sur le beau ! Ce n'est pas tout : après qu'ils ont
ruiné, autant qu'il dépend d'eux, la pratique du vrai beau , il nous faut subir
leurs théories, apprécier tout ce qu'elles renferment de pur, de satisfaisant
et de fécond, tout ce qu'elles promettent de gloire et d'originalité à l'ave-
nir de l'art en France. Il faut entendre les uns proclamer et appeler de tous
leurs vœux une réaction plus ou moins effrontée en faveur des nudités, l'apo-
théose de la chair, le retour aux classiques turpitudes de la mythologie; ilsnous
trouvent déjà trop loin des saletés de Boucher et de Vanloo, des solennelles
nudités de l'empire : on dirait qu'il n'y a plus assez de barons à l'Académie
pour les servir à leur gré. Les autres, avec une outrecuidance despotique,
s'indignent que nous ne restions pas cloués au xvi*" siècle; ils veulent
bien reconnaître que les Grecs et les Piomains ne sont plus de mise, mais
le paganisme de la renaissance, mitigé par la civilisation italienne, travesti
à l'usage de ces tyranneaux d'Italie, les plus corrompus et les plus sacrilèges
qu'on vit jamais; voilà le beau idéal , qu'il n'est pas donné au génie chrétien,
au génie national, de dépasser! Mais, quels que soient leurs dissentimens inté-
rieurs, leurs dififérens degrés de pudeur et de science, on peut être sûr
qu'ils se trouveront tous d'accord pour combattre en bataille rangée contre
ceux qui chercheront à ramener dans l'art religieux l'esprit chrétien, dont
ils ont décrété unanimement la mort et la sépulture, au sein des vieille-
ries des temps barbares. Eh bien! on peut le leur prédire hardiment, leur
arrêt sera cassé; malgré leur union et leur acharnement, ils seront débordés;
l'instinct de la jeunesse ne se laissera pas égarer; les idées marcheront, et
un beau jour ces arbitres redoutables se réveilleront tout seuls sur leur
tribunal abandonné. J'en prends à témoins , et le nombre toujours croissant
déjeunes gens qui bravent la malveillance et l'injustice pour suivre la voie
nouvelle , et l'intérêt toujours plus vif que met le public à étudier leurs
essais, malgré les avertissemens zélés que distribue chaque matin le journal
de chacun. Mais si l'empire de la critique telle qu'elle est actuellement orga-
nisée, doit s'écrouler, il n'en est pas moins très puissant à l'heure qu'il est.
Pour le braver et lui survivre, il faut aux nouveaux adeptes de l'art chrétien,
non pas l'ardeur d'une réaction momentanée , non pas l'élan d'un jeune cou-
rage, mais l'énergie intime, l'enthousiasme calme et contenu, le dévoue-
ment religieux à ce qui est immortel, et cette modestie silencieuse en face
de l'injustice, qui semble l'ignorer encore plus que la dédaigner, toutes
vertus bien rares et bien difficiles, mais dont le grand et saint Overbeck,
au fond de son atelier solitaire de Rome, fournit le modèle le plus accompli
et le plus encourageant.
Signalons en quatrième lieu une autre classe d'adversaires qui semblerait
rentrer dans la précédente, mais qui offre des caractères distincts. Nous
voulons parler d'un certain nombre d'écrivains sur l'art, lesquels, dominés par
ces prévisions vagues et ambitieuses qui sont le signe à la fois de la graa-
j^08 REVUE DES DEUX MONDES,
deur et de la faiblesse de notre temps , voudraient lancer l'art dans des voies
inconnues et impossibles à déterminer, au risque de le voir s'égarer ou périr
d'impuissance. Ils parlent bien des conditions essentielles à l'art religieux en
général , ils connaissent les produits de l'ancien art chrétien , ils les apprécient
même sous quelques rapports, ils les ont étudiés avec plus ou moins de con-
science et de profondeur; mais, entraînés par je ne sais quelle impulsion
humanitaire, ils font chorus avec les adorateurs du paganisme et de la re-
naissance pour déclamer contre le moyen-âge en général, pour confondre
l'art de cette époque dans leurs rancunes contre la féodalité, pour protester
contre toute tendance qui semblerait ressusciter cette époque, môme en
peinture. Ils veulent qu'on n'étudie les chefs-d'œuvre du passé chrétien que
le temps nécessaire pour asseoir un jugement souvent superficiel sur des
noms trop ignorés, pour leur assigner une place honorable dans la grande
révolution de l'humanité; après quoi ils lancent l'art dans un orbite immense
et vague, dont il est impossible de découvrir le but au milieu de leurs for-
mules éclectiques , dont il est impossible surtout de retirer aucune applica-
tion pratique pour réparer les dommages et combler les vides des temps où
nous vivons. En un mot , ils veulent faire une philosophie de Vart. Déplorable
erreur! nous ne craignons pas de le dire, du moins en ce qui touche à l'art
religieux, si cette philosophie ne doit consister, comme celle qu'on nous offre,
qu^en un certain nombre de formules arbitraires , qui nous autoriseront à
renier le passé pour nous livrer aveuglément aux hasards de l'avenir. Malheur
à l'art, si cette tendance se communiquait à beaucoup déjeunes artistes; sa
régénération chrétienne deviendrait impossible. Qu'on le sache donc bien.
Il en est de l'art religieux comme de la religion elle-même. Quand on est
réduit à faire de la philosophie religieuse , c'est qu'il n'y a plus de rehgion;
quand on fait de la philosophie de l'art, c'est qu'il n'y a plus d'art. Dans l'art
chrétien, il ne peut y avoir rien de nouveau au fond, pas plus que dans le
christianisme lui-même . L'un tient à l'autre par d'indissolubles nœuds . D'ail-
leurs, n'invente pas qui veut ; ceux-là surtout qui croient et qui veulent in-
venter sont justement ceux qui inventent le moins. Le génie, dans l'art comme
dans tout , n'a jamais été le fruit de la préméditation , du calcul ou du raison-
ïiement; c'est le fruit de ce que les uns appellent le hasard , et les autres l'in-
spiration d'en haut. Il y a une fin de non-recevoir bien facile à opposer aux
auteurs de ces théories ambitieuses : c'est de leur demander ce qu'il faut
donc faire actuellement pour bâtir et orner nos églises, et répondre aux
divers besoins des masses religieuses , en attendant qu'eux ou les artistes
qu'ils ont en vue, s'il y en a, aient inventé quelque nouveau progrès. Quant
à nous , nous répondrons franchement qu'il faut tout bonnement marcher
sur les traces des grands artistes chrétiens , au risque de se borner à les
copier et de procurer à ses œuvres la terrible dénomination de pastiches.
Le champ du véritable art chrétien est , Dieu merci ! assez vaste , depuis les
peintures des catacombes jusqu'à la Dispute du Saint-Sacremenî , depuis les
DE l'art religieux EN FRANCE. 609
sculptures de l'école de Pise jusqu'aux apôtres de Nuremberg, depuis l'Ab-
baye-aux-IIommes de Caen jusqu'à la cathédrale d'Orléans. Oui , encore une
fois , étudiez, fût-ce au risque de les imiter servilement, les grands hommes
qui ont fait de si grandes œuvres; étudiez-les dans ces œuvres d'abord, puis
dans leur vie, dans leurs croyances, dans le fécond et sublime symbolisme
dont leurs travaux n'ont été que l'expression. L'étude sérieuse, conscien-
cieuse, amoureuse, conduira à l'inspiration, et l'originalité ne manquera
pas ; nous en avons pour témoins les Overbeck , les Veith , les Cornélius , les
Hess, toutes les splendeurs de la glorieuse école d'Allemagne.
Nous arrivons, enfin, à ce que nous ne pouvons ni ne voulons regarder
comme la disposition hostile d'une dernière classe d'adversaires, mais à ce
qui n'en est pas moins l'obstacle le plus grave et peut-être le plus difficile à
surmonter que présente l'état actuel des choses , c'est-à-dire l'indifférence et
l'éloignement du clergé pour les idées que nous exposons. Quand on songe
au grand nombre de travaux que le clergé fait exécuter ou sur lesquels il
influe indirectement , il est évident que , tant qu'il n'interviendra pas d'une
manière décisive en faveur de la régénération chrétienne et rationnelle de
l'art, cette régénération manquera de l'impulsion la plus efficace et du
secours le plus naturel. Malheureusement, il n'est pas moins évident que,
dans le moment actuel , le clergé est en général indifférent à tout ce qui se
fait pour le salut de l'art religieux, qu'un grand nombre de ses membres
ignore complètement l'histoire et les règles de cet art, qu'ils ne compren-
nent ni n'apprécient guère les monumens admirables qu'ils en possèdent,
et surtout qu'ils acceptent et consacrent avec le plus aveugle empressement
le règne du paganisme dans tous les travaux qui se font journellement dans
nos églises. Nous savons qu'il y a quelques honorables exceptions, et nous
nous faisons un devoir de signaler celles qui sont à notre connaissance.
M. l'évêque de Belley, par exemple , se montre aussi préoccupé qu'aurait pu
l'être un pontife des plus beaux siècles de l'église, du maintien et du progrès
de l'esprit chrétien dans les monumens de son diocèse; l'archevêque d'Avi-
gnon, les évêques de Nevers, du Mans, de Rodez, ont fait des circulaires
qui manifestent le plus louable esprit de conservation et de respect pour la
vénérable antiquité. Il y a même au séminaire du Mans un cours d'archéo-
logie chrétienne dont le fondateur, M. l'abbé Chevreau, a mérité récem-
ment une médaille d'or, décernée par la société que préside M. de Caumont.
Nous croyons qu'il y a au petit séminaire de Saint-Germer , près Beauvais,
un cours semblable. On a vu dernièrement dans les journaux que M. l'abbé
Devoucoux, savant autunois, avait fait découvrir les magnifiques sculptures
du portail de la cathédrale d'Autun , recouvertes à dessein , au xviii"^ siècle ,
par une épaisse couche de plâtre , afin de pouvoir y plaquer un gros mé-
daillon digne de cette malheureuse époque. Ce qui dépasse tout cela, c'est
qu'un jeune curé de Nantes , aidé par plusieurs paroissiens instruits , a conçu
le plan hardi de rebâtir son église sur un modèle du moyen-âge. Que Dieu le
TOME XII. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
conduise! Sans doute on pourrait encore recueillir plusieurs traits analogues
d'autres parties de la France. Ces symptômes sont heureux; mais qu'ils sont
en général peu nombreux ! Notre proposition n'en subsiste pas moins pour
l'immense majorité du clergé, qui, nous le répétons, se montre profondé-
ment indifférente à la renaissance ou à l'existence de l'élément chrétien dans
l'art , et dont l'indifférence ne saurait provenir que de son ignorance fâcheuse
sur cette grave matière.
A Dieu ne plaise que nous regardions cette ignorance comme inten-
tionnelle , que nous lui reprochions comme une faute ce que nous regardons
seulement comme un très grand malheur. Nous savons mieux que personne
toutes les difflcultés contre lesquelles il lui aurait fallu lutter pour être ar-
rivé aujourd'hui au point que nous voudrions lui voir occuper. Des persé-
cutions et des épreuves trop longues ont dû naturellement détourner les
anciens du sanctuaire de ce genre d'étude; et depuis la paix de l'église, le
nombre des prêtres a été long-temps trop petit pour qu'ils eussent pu dé-
rober au service des paroisses les loisirs nécessaires à l'examen de ces
grandes questions. Ils n'ont fait d'ailleurs que recueillir la succession de trois
siècles d'inconséquences et d'erreurs, que l'on pourrait, à plus juste titre,
reprocher à leurs prédécesseurs. Ceux-ci, en effet, procédaient avec une
logique désespérante à la destruction méthodique de tout ce qui devait leur
rappeler le mieux la glorieuse antiquité du culte dont ils étaient les ministres.
Il ne serait pas reste une seule de nos cathédrales gothiques, si ces masses
indestructibles n'avaient fatigué leur déplorable courage; mais on peut
juger de leurs intentions par certaines façades et certains intérieurs qu'ils
ont réussi à arranger à leur gré. C'est grâce à eux qu'on a vu tomber ces
merveilleux jubés, barrière admirable entre le saint des saints et le peuple
fidèle, aujourd'hui remplacée par des grilles en fer creux! Non contens de
l'envahissement des statues et des tableaux païens sous de faux noms, on les
vit, pendant le cours du xyiif siècle, substituer presque partout à l'antique
liturgie, à cette langue sublime et simple que l'église a inventée et dont
elle a seule le secret, des hymnes nouvelles où une latinité empruntée à
Horace et à Catulle dénonçait l'interruption des traditions chrétiennes. On
les vit ensuite défoncer les plus magnifiques vitraux, parce que sans doute
il leur fallait une nouvelle lumière pour lire dans ces nouveaux bréviaires;
puis encore abattre les flèches prodigieuses qui semblaient destinées à porter
jusqu'au ciel l'écho des chants antiques qu'ils avaient répudiés (1). Après
quoi , assis dans leurs stalles nouvelles, sculptées par un menuisier classique,
il ne leur restait plus qu'à attendre patiemment que la révolution vînt frapper
aux portes de leurs cathédrales, et leur apporter le dernier mot du paga-
nisme ressuscité, en envoyant les prêtres à l'échafaud, et en transformant
les églises en temples de la Raison.
(1) On sait que tel a été le sort de la flèche de Notre-Dame de Paris.
DE l'art religieux EN FRANCE. 611
Mais grâce pour leur ombre! ils avaient l'excuse de s'être laissé entraîner
par le torrent qui a entraîné la société tout entière depuis les soirées pla-
toniciennes des Médicis , jusqu'aux courses de char ordonnées par la conven-
tion au Champ-de-Mars. Eussent-ils voulu d'ailleurs n'euiployer que des ar-
tistes chrétiens, où les auraient-ils trouvés au milieu de la désertion générale ?
Ainsi donc indulgence pour le passé. Le clergé y a tous les droits. Mais
il n'en sera peut-être pas de même pour l'avenir. Déjà l'on commence à
s'étonner de ce que si peu de ses membres ont jugé digne de leur attention
et de leur dévouement, ce que les indifférens eux-mêmes appellent Fart
chrétien. On s'étonne à bon droit de voir que, si cet art, qui constitue une
des gloires les plus éclatantes du catholicisme, est reconnu, est apprécié
aujourd'hui, c'est grâce aux efforts de savans laïcs, protestans, étrangers,
d'hommes presque tous imbus de la funeste théorie de Vart four Vart,
tandis que le clergé et les catholiques français s'en occupent à peine (1) . On
s'étonne que toutes les fatigues et toute la gloire de cette grande œuvre
soient livrées sans partage à des écrivains tels que MM. deCaumont, de La-
borde, Magnin, Mérimée, Vitet, Didron, dont les travaux, du reste, si
savans et si méritoires, ne portent pas la moindre trace d'esprit religieux.
On s'en étonne, disons-nous; mais, après tout, il n'y a là qu'une conséquence
toute naturelle d'un fait encore bien autrement étonnant : c'est qu'il n'y a pas
peut-être cinq séminaires en France, sur quatre-vingts, où l'on enseigne à la
jeunesse ecclésiastique l'histoire de l'église! Chose merveilleuse et déplorable
àla fois, l'histoire de l'église, cette série d'évènemens et d'individus gigan-
tesques, qui préoccupe aujourd'hui tant d'esprits complètement étrangers,
sinon hostiles, aux convictions religieuses, cette manifestation continuelle
d'une force supérieure à celle de l'homme, semble n'être indifférente qu'au
clergé catholique. Veut-on acquérir quelques notions justes et impartiales
sur les grands hommes et les grandes époques de cette histoire? veut-on sa-
voir ce qu'étaient les croisades, saint Grégoire VII, Innocent III, saint Louis,
saint Thomas, Sixte-Quint, il faut avoir recours à des livres traduits des
protestans allemands, ou aux écrits de M. Michelet,M. Villemainet M. Gui-
zot. C'est en vain que vous vous adresseriez au clergé français , successeur
et représentant de ces noms glorieux parmi nous; vous le trouverez occupé
à réimprimer les mensonges gallicans de Fleury ou la Dévotion réconciliée
avec V esprit , par un prélat du dernier siècle.
Comment se ferait-il donc que, dépourvu de connaissances étendues et
approfondies sur les évènemens et les personnages des temps qui ont enfanté
l'art chrétien, le clergé pût apprécier les produits de cet art, qui tient par
les liens les plus intimes à ce que l'histoire a de plus grand et de plus impor-
(1) Nous devons cependant faire une exception en faveur de M. Gilbert, qui a publié des
descriptions des cathédrales de Paris, Chartres, Amiens, Reims, etc.; de M. rabbéPavie,
auteur de quelques excellentes monographies sur les f glises de Lyon ; de.M. l'abbé Tron, qui
vient de mettre au jour une bonne description de Saint-Maclou de Pontoise.
39.
612 REVUE DES DEUX MONDES.
tant? Comment aurait-il appris à distinguer les œuvres fidèles aux bonnes
traditions ou qui manifestent une tendance à y retourner, de toutes celles qui
les parodient et les déshonorent? Il faut bien cependant qu'il se hâte de re-
venir à cette étude et à cette appréciation, sous peine de laisser porter une
grave atteinte à sa considération dans une foule d'esprits sérieux. Des faits
trop nombreux viennent chaque jour à l'appui d'adversaires malveillans.
On a déjà dit que, pour entendre de la musique religieuse, il fallait aller à
l'Opéra ou aux concerts publics , tandis que la musique théâtrale se re-
trouve dans les églises. Craignons qu'on ne dise bientôt que l'art reli-
gieux a des sanctuaires dans le cabinet des amateurs, dans les boutiques des
marchands de curiosités , dans les galeries du gouvernement, partout enfin,
excepté dans l'église! Nous avons entendu le curé d'une ville importante,
très respectable comme prêtre, se montrer même scandalisé de cette expres-
sion d'art chrétien, et déclarer qu'il ne connaissait d'autre art que celui
de faire des chrétiens! Ce n'était ici que l'expression un peu crue d'une idée
trop générale. Citons un exemple borné, mais significatif, de cette déplo-
rable absence du sentiment de l'art chrétien. On a moulé depuis plusieurs
années quelques-unes des plus belles madones de nos belles églises go-
thiques, celle de Notre-Dame, celle de Saint-Denis, qui a été transportée
à Saint-Germain-des-Prés; ces modèles exquis de la beauté chrétienne se
trouvent, chez la plupart des marchands où le clergé et les maisons reli-
gieuses, les frères des écoles chrétiennes, etc., se fournissent des images
qui leur sont nécessaires; il semble que leur choix pourrait se fixer sur
ces monumens de l'antique foi que le zèle de quelques jeunes artistes a mis
à leur portée. Eh bien! il n'en est rien; ils sont unanimes pour préférer
cette horrible Vierge du dernier siècle, de Bouchardon , je crois, que l'on
retrouve dans toutes les écoles, dans tous les couvens, dans tous les pres-
bytères, cette Vierge au front étroit, à l'air insignifiant et commun, aux
mains niaisement étendues, figure sans grâce et sans dignité, qu'on dirait
inventée à dessein pour discréditer le plus admirable sujet que la religion
offre à l'art. Que penser ensuite, pour ne pas étendre nos observations hors
de Paris, de cette chapelle de Saint-Marcel, récemment érigée dans Notre-
Dame (1), monstrueuse parodie de cette architecture gothique dont on avait
le plus beau modèle dans l'église même , et oîi , par un raffinement exquis
de barbarie, on a été peintulurer en marbrures et dorer une espèce d'ar-
cade qui semble avoir la prétention d'être ogivale? Est-il possible que de
pareilles choses se passent en 1837, dans la métropole de Paris et de la
France? Et que sera-ce encore, s'il ne s'élève pas du sein du clergé une
seule voix pour protester contre cet incroyable projet qu'on attribue au
vandalisme municipal, qui tend à transformer en sacristie la chapelle propre
de la Sainte-Vierge, située au chevet de la basilique, en violant ainsi
(1) Dans le transept septentrional.
DE l'art religieux EN FRANCE. 613
l'éternelle règle de rarchitectonique chrétienne, telle que toutes nos cathé-
drales nous la révèlent, eu remplaçant par un lieu d'habillement et de
comptabilité ce sanctuaire suprême, ce dernier refuge de la prière, que
la tendre piété de nos pères avait toujours réservé, au point culminant de
l'église, au sommet de la croix, pour celte vierge-mère, dont Notre-Dame
est un des plus beaux temples ?
Enfin, quand finira-t-on de voir s'élever, avec l'approbation du clergé ou
par ses soins directs, des édifices comme Notre-Dame -de-Lorette, l'église
du Gros-Caillou , la chapelle de la rue de Sèvres, où repose le corps de saint
Vincent de Paule, indignes masures dont les formes lourdes et étriquées à
la fois ne sont conformes qu'au genre classique et païen , contemporain de
la réforme; tandis que, par la contradiction la plus bizarre, les protestans
construisent dans Paris une assez jolie chapelle gothique (1) sur le patron
inventé et consacré par le catholicisme.
En vérité, quand on rapproche ce dernier fait de la quantité d'églises
gothiques que l'on voit bâtir chaque jour en Angleterre , et du soin religieux
avec lequel les protestans anglais et allemands conservent le caractère gé-
néral et jusqu'aux moindres ornemens des belles cathédrales cathoUques que
la réforme a fait tomber entre leurs mains , on est tenté de croire que le
protestantisme a usurpé le monopole de l'art chrétien. Heureusement il n'en
est pas ainsi ; les nouvelles chapelles que les catholiques anglais fondent en
si grand nombre , sont fidèlement copiées sur les anciennes églises qu'on leur
a prises. Les jésuites viennent d'achever, dans le comté de Stafford , un
vaste collège avec une belle église, l'un et l'autre entièrement gothiques, et
dont le plan, aussi bien que les détails, rappellent les plus magnifiques ab-
bayes du moyen-âge. Au mois d'octobre de cette année, dans une seule
semaine et dans la même province , on a consacré trois belles églises et
une abbaye de trappistes du meilleur style gothique (2). Les catholiques
d'Ecosse et d'Irlande suivent absolument le môme système. Enfin le souve-
rain, si zélé, si généreux, et surtout si catholique, de la Bavière a fait restau-
rer, avec autant de soin que de science, les grandes cathédrales de Ratis-
bonne et de Bamberg; pour celle-ci , le scrupule a été poussé si loin, que
l'on a relégué , dans un cloître voisin, jusqu'aux mausolées modernes d'ar-
chitecture classique qui déparaient ce magnifique édifice romain. Dans ses
constructions nouvelles, ce souverain a embrassé tous les genres d'architec-
ture chrétienne, depuis la basilique des premiers siècles jusqu'au gothique
parfait du xive, et il a su réserver les formes classiques pour le Valhalla,
espèce de Panthéon historique, qui n'a rien de commun avec la religion.
C'est qu'en effet, puisque l'architecture moderne en est réduite à copier, il
(1) Rue d'Aguesseau-Saint-Honoré.
(2) Ces trois églises sont celles de la Giace-Dieu, château de M. Pliillips, qui Ta fait con-
struire, de Nolre-Dame-du- Mont-Saint-Bernard, et de Withwich. Voyez rAmi de la Religion
du 7 novembre 1837,
614 REVUE DES DEUX MONDES.
faut au moins savoir ordonner ces copies d'une manière conséquente et ra-
tionnelle. S'il y avait quelque nouvelle architecture bien séduisante, bien
originale, on conçoit que le clergé se laissât séduire comme au moment de
la renaissance; mais puisqu'on n'a encore rien pu inventer qui sorte des
deux grandes divisions de l'antique et du moyen-âge, du païen et du chré-
tien , pourquoi , au nom du ciel ! aller choisir de préférence l'héritage du pa-
ganisme pour en faire hommage au Dieu des chrétiens?
Qu'on ne nous objecte pas le surcroit de dépenses : mauvaise raison, ou
plutôt excuse mensongère, inventée par la routine et l'ignorance des archi-
tectes classiques. Il ne s'agit pas, dans l'état actuel, d'élever de ces vastes
cathédrales où presque chaque pierre est un monument de patience et de
génie, œuvres gigantesques que la foi et le désintéressement peuvent seuls
enfanter : il s'agit tout simplement de réparer, de sauver, de guérir les
blessures de celles qui existent, et puis de bâtir çà et là quelques églises de
paroisse petites et simples. Or, des calculs désintéressés ont prouvé qu'il n'en
coûterait pas plus (peut-être même moins) pour adopter le système ogival
ou cintré , sans abondance d'ornemens , que pour écraser le sol des masses
opaques et percées de parallélogrammes que l'on construit de nos jours. Si
nous sommes plus pauvres que les Anglais, nous sommes, je pense, plus
riches que les malheureux paysans d'Irlande. Cependant ces pauvres serfs,
tout épuisés qu'ils sont par la famine, les rentes qu'il leur faut payer à leurs
seigneurs absens du pays, et les dîmes que leur extorque le clergé an-
glican, ces ilotes , qui n'ont que bien rarement du pain à manger avec leurs
pommes de terre, ces martyrs perpétuels, obligés, après avoir gorgé de
leurs dépouilles un clergé étranger, de nourrir encore celui qui les console
dans leur misère, et de faire une liste civile à O'Gonnell , ce roi de la parole
qui les conduit à la liberté; ces Irlandais bâtissent, eux aussi, des églises pour
abriter leur foi , qui ose enfin se montrer au grand jour ; et toutes ces églises
sont gothiques (1) ! Comme dans toute l'Europe, après la grande frayeur de
la fin du x^ siècle , le sol de cette pauvre Irlande, tout fraîchement délivrée
d'une affreuse servitude, se couvre d'une blanche parure d'églises dignes de
ce nom, exculiendo semei, rejecta vetuslate passim candidam ecclesiarum
vestem induit. ( Radulph Glaber, m, 4.) Ils viennent, cette année même , de
faire consacrer une belle cathédrale par leur archevêque patriote, monsei-
gneur M' Haie, à Tuam. Voilà ce qu'ils font , ces glorieux mendians ! Et nous.
Français, nous sommes encore à nous traîner servilement dans l'ornière que
nous a tracée le conseil des bâtimens civils !
Mais on nous objectera peut-être que le clergé n'est plus , comme autre-
fois, le maître absolu de tous les édifices religieux; que, par une inconsé-
(I) Pour être exact, il faut avouer que la chapelle métropolitaine de Marlborough-Sircet ^
à Dublin, est bâtie dans le genre classique, parce que, cominencée, il y a plusieurs années, à
une époque où le mauvais goût était encore puissant , même en Angleterre, elle a été achevée
d'après le plan primitif.
DE l'art religieux EN FRANCE. G15
quence ridicule et illégale , mais passée en usage dans nos mœurs adminis-
tratives , il n'a plus le droit exclusif d'accepter ou de rejeter les œuvres d'art
qu'on y place, les travaux qu'on y fait; qu'il ne lui est pas libre de s'opposer
aux déprédations qu'y commettent les architectes municipaux, ni d'empê-
cher le gouvernement de s'habituer à regarder les églises comme autant de
galeries où il lui est loisible d'exposer à demeure les tableaux soi-disant
religieux que la protection d'un député ou le caprice d'un employé subal-
terne aura fait acheter. Cela n'est que trop vrai; mais il n'en est pas moins
positif que le clergé fait exécuter une foule de travaux importans pour son
propre compte; c'est sur ceux-là que roulent nos observations précédentes.
Il y a, en outre, beaucoup de petites communes eu France qui, pour de-
venir paroisses et avoir un curé à elles , s'imposent de grands sacrifices pour
construire à leurs frais des églises, sans autres conseils que ceux des prêtres
du voisinage, sans autre surveillance que la leur. Ce serait là une voie aussi
naturelle qu'honorable de rentrer dans le vrai. D'un autre côté, il est mal-
heureusement incontestable que le clergé n'a pas encore manifesté le moindre
symptôme d'opposition au vandalisme des architectes officiels, au scandale
des tableaux périodiquement octroyés aux églises. Il le pourrait cepen-
dant, nous en sommes persuadé, en s'appuyant sur ses droits imprescrip-
tibles , et sur des textes de lois dont l'interprétation est abusive. 11 le pour-
rait bien mieux encore en invoquant le bon sens et le bon goût du public ,
qui ne manquerait pas de réagir aussi sur l'esprit de l'administration. Il y
aurait unanimité chez les gens de goût, chez les véritables artistes, pour
venir au secours d'une protestation semblable de la part du clergé : l'opinion
est délicate et sûre en ces matières, comme on l'a vu récemment lors des
sages restrictions mises par M. l'archevêque de Paris à l'abus de la musique
théâtrale dans les églises; la victoire serait bientôt gagnée. Quant à nous,
si nous avions l'honneur d'être évêque ou curé, il n'y a pas de force humaine
qui put nous contraindre à consacrer des églises comme Notre-Dame-de-
Lorette, à accepter des statues comme celles qu'on destine à la Madeleine,
à subir des tableaux comme ceux que l'on voit dans toutes les paroisses de
Paris, avec une pancarte qui annonce pompeusement qu'ils ont été donnés
par la ville ou le gouvernement. En outre, si nous avions l'honneur d'être
évêque ou curé, nous ne confierions jamais, pour notre propre compte, des
travaux d'art religieux à un artiste quelconque, sans nous être assuré,
non-seulement de son talent , mais de sa foi et de sa science en matière de
religion : nous ne lui demanderions pas combien de tableaux il a exposés au
Salon, ni sous quel maître païen il a appris à manier les pinceaux; nous lui
dirions : « Croyez-vous au symbole que vous allez représenter, au fait que
vous allez reproduire ? ou , si vous n'y croyez pas, avez-vous du moins étudié
la vaste tradition de l'art chrétien , la nature et les conditions essentielles
de votre entreprise? Voulez-vous travailler, non pour un vil lucre, mais
pour l'édification de vos frères et l'ornement de la maison de Dieu et des
616 REVUE DES DEUX MONDES.
pauvres? S'il en est ainsi, mettez-vous à l'œuvre; sinon, non. » Nous de-
mandons pardon de la trivialité de la comparaison; mais, en vérité, c'est
le cas de renouveler la fameuse recette de la Cuisinière bourgeoise, et de
dire ; « Pour faire une œuvre religieuse, prenez de la religion, etc. »
Qu'on nous permette une dernière considération. Dans les beaux travaux
qui ont paru jusqu'à présent en France sur l'art du moyen-âge , et dont nous
avons cité plus haut les auteurs, on remarque un vide que l'on peut dénon-
cer sans être injuste envers ces hommes laborieux et intelligens qui ont
ouvert la voie. Ce vide , c'est celui de l'idée fondamentale, du sens intime , de
ce mens divinior qui animait tout l'art , et plus spécialement l'architecture
du moyen-âge. On a parfaitement décrit les monumens, réhabilité leur
beauté, fixé leurs dates, distingué et classifié leurs genres et leurs divers
caractères avec une perspicacité merveilleuse; mais on ne s'est pas encore
occupé, que nous sachions, de déterminer le profond symbolisme, les lois
régulières et harmoniques, la vie spirituelle et mystérieuse de tout ce que
les siècles chrétiens nous ont laissé. C'est là cependant la clé de l'énigme,
et la science sera radicalement incomplète, tant que nous ne l'aurons pas
découverte. Or, nous croyons que le clergé est spécialement appelé à fournir
cette clé, et c'est pourquoi nous regardons son intervention dans la renais-
sance de notre art chrétien et national , non-seulement comme prescrite par
ses devoirs et ses intérêts, mais encore comme utile et indispensable aux
progrès de cette renaissance et à sa véritable stabilité. En effet, par la na-
ture spéciale de ses études, par la connaissance qu'il a, ou du moins qu'il
doit avoir, de la théologie du moyen-age, des auteurs ascétiques et mys-
tiques, des vieux rituels, de toutes ces anciennes liturgies, si admirables,
si fécondes et si oubliées , enfin et surtout par la pratique et la méditation
de la vie spirituelle impliquée par tous les actes qui se célèbrent dans une
église, le clergé seul est en mesure de puiser à ces sources abondantes les
lumières définitives qui manquent à l'œuvre commune. Qu'il sache donc
reprendre son rôle naturel, qu'il revendique ce noble patrimoine, qu'il
vienne compléter et couronner la science renaissante par la révélation du
dernier mot de cette science. Qu'il ne croie pas en faire assez, lorsqu'il
n'étudiera que les dates , la classification, les caractères matériels des anciens
monumens : c'est là l'œuvre de tout le monde. Il n'y a pas besoin d'être
prêtre , ni même catholique pour cela ; on en voit des exemples tous les jours .
Le clergé a, dans l'art, une mission plus difficile, mais aussi bien autre-
ment élevée.
En terminant, nous ne demanderons pas pardon de la brusque franchise,
de la violence même, si l'on veut, que nous avons mise à protester contre
les maux actuels de l'art religieux; la vérité nous excusera, et nous vaudra
l'indulgente sympathie des cœurs sincères et des intelligences droites. L'ave-
nir nous justifiera. Si la lutte continue avec la même constance qui a été
montrée jusqu'ici, si l'instinct du public se développe avec la même pro-
DE L*ART RELIGIEUX EN FRANGE. 617
gression, on peut nourrir l'espérance d'une victoire prochaine. Il nous sera
peut-être donné de voir de nos yeux des évêques qui ne rougiront pas d'être
architectes, au moins par la pensée, comme leurs plus illustres prédéces-
seurs, et aussi décidés à repousser de leurs églises l'indécent, le profane,
les innovations païennes, qu'à anathématiser une hérésie ou un scandale.
Peut-être alors verrons-nous encore des artistes qui comprendront que la
foi est la première condition du génie chrétien, et qui ne rougiront pas de
s'agenouiller devant les autels qu'ils aspirent à orner de leurs œuvres. Quant
à nous, si nos faibles paroles avaient pu ranimer quelque courage éteint ou
porter une seule étincelle de lumière dans un esprit de bonne foi, notre
récompense serait suffisante , et notre alliance se trouverait ainsi consommée
avec ces jeunes artistes qui se dévouent à faire rentrer dans l'art consacré
au christianisme ces caractères de pureté, de dignité et d'élévation morale,
seules dignes de la majesté de ses mystères et de ses destinées immortelles.
Tous ensemble, ne perdons pas courage , et saluons cet avenir qui doit re-
mettre en honneur la loi antique et souveraine de l'art, cette loi qui pro-
clame que le beau n'est que la splendeur du vrai (1) .
Le comte de Montalembert.
(1) Cet article servira d'introduction à la CoiZec/io?î des monumens de Vhistoire de sainte
Elisabeth, composée de trente planclies in-folio, qui représentent divers travaux de pein-
ture et de sculpture des anciennes écoles, ainsi que d'Overbeck et de son école contempo-
raine , et publiée par M. Boblet , quai des Augustins , 37.
LA
VALLÉE DE L'ARIÉGE
ET LA RiPUBlIOUE D'ANDORRE.'
Vicdessos ( Ariége ) , 15 septembre 1837.
La vallée de TAriége est constamment riche et belle depuis son
extrémité inférieure jusqu'aux environs de Pamiers; jusque-là, si
n'étaient les collines, délicieuses par leur verdure, pittoresques par
leurs profils et leurs croupes ondulées , et admirables par leur cul-
ture , qui la bordent à distance , on croirait n'être pas sorti de la
vaste et fertile plaine au milieu de laquelle Toulouse est posé. Au-
dessus de Pamiers, les collines se rapprochent et se haussent à la
taille de montagnes ; le paysage devient plus sauvage, le climat plus
froid, le sol plus pauvre. Le voyageur en prend son parti, si le
temps est beau et le soleil resplendissant , parce que, sous un soleil
ardent , les montagnes sont toujours magnifiques, pour peu que leurs
flancs soient verts et leurs cimes neigeuses. Celui qui a passé par Tou-
louse au mois d'août s'estime d'ailleurs si heureux de savourer la
fraîcheur des bords de l'Ariége, lorsqu'il se rappelle le supplice qu'il
éprouvait la veille dans l'atmosphère brûlante de la cité palladienne.
Cependant, si passionné que l'on soit pour les montagnes escarpées,
pour les neiges perpétuelles et les eaux vives, pour la fraîcheur pendant
la canicule, on a le cœur serré lorsque l'on continue, au-delà de Taras-
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con, pour remonter jusqu'à Vicdessos. On croit, en effet, entrer
dans un repaire maudit, dans un tombeau, lorsque l'on traverse
cette gorge de la Ramade, où l'Ariége s'est frayé une route dans
le granit. On chemine entre deux montagnes pelées, taillées à pic,
que l'homme a désespéré de rendre productives dans un pays où l'on
se dispute un pied carré de terrain, et où le paysan, pour ne pas
mourir de faim , transporte sur ses épaules, à des hauteurs de mille
et deux mille pieds, partout où il y a place pour les loger, les terres
que la pluie a entraînées au fond du vallon .C'est un passage abandonné
de Dieu et des hommes; les seigneurs féodaux eurent seuls le courage
de l'habiter, comme l'atteste le château deMiglos, que l'on voit, avec
ses tours et ses créneaux assez bien conservés encore, perché sur
un sommet. Mais l'homme et la Providence reparaissent bientôt; et
ici, à Vicdessos, on est au milieu d'un panorama des plus variés et
des plus curieux, où les œuvres humaines se marient à celles de
la nature. C'est une culture parfaite associée à de majestueuses
montagnes; ce sont de grands villages dont les habitans vivent
au sein du bien-être, phénomène unique dans les cantons où les
ruisseaux aflîuens de l'Ariége ont leurs sources; ce sont, à côté des
grottes à stalactites, qui datent de la création, et dans lesquelles
s'étaient fortifiés les Albigeois, réduits à la dernière extrémité (1),
les cavernes non moins sinueuses et non moins profondes que les
hommes ont creusées par un travail de plusieurs siècles pour extraire
le minerai de fer; ce sont les cheminées des forges, dont les étin-
celles vont mourir sur des monumens laissés par les druides, sur des
tours qui abritèrent Charlemagne, sur le clocher d'une église toute
moderne en comparaison, car elle ne compte que six siècles; c'est,
au travers de tout cela, l'Ariége qui épand, en bondissant, ses eaux
bleues; et tout autour une triple rangée de sommets, dont les formes
se rapportent à des types divers, selon qu'ils sont de granit, de
schiste ou de marbre, selon qu'ils ont été plus ou moins bouleversés
par les antiques commotions du globe, et travaillés par les feux sou-
terrains.
Cette montagne qui domine toutes les autres est le Montcalm (2),
l'un des sommets les plus élevés des Pyrénées, sur lequel, il y a peu
d'années, M. Gorabœuf, colonel du génie géographe, tout absorbé
(4) Il reste encore beaucoup de débris de fortifications à l'entrée de diverses cavernes dans
la vallée de l'Ariége , particulièrement aux environs des bains d'Ussat.
(2) Le Montcalm ou Montcal a une hauteur de 3,080 mètres ; le pic de Néthou, qui est le
plus élevé des Pyrénées, a 3,481 mètres, ou 401 mètres de plus seulement.
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dans ses difflciles opérations (car les plus habiles astronomes sont
encore plus sujets aux distractions que l'astrologue de la fable ) , se
laissa surprendre dans sa tente, à je ne sais combien de mille pieds
au-dessus de la vallée, par un ouragan de neiges prématurées. Par
ici est la montagne de Bassièsses, célèbre dans le pays par la bonté
de ses pâturages, et dont les fromages échappent seuls à l'anathème
lancé sur tous ceux du pays par les gastronomes du Languedoc. Par
là s'élève le mont ferrifère de Rancié, dont les hommes labourent
depuis long-temps les entrailles. A gauche est le col de Sem, près
duquel on remarque de loin une cime solitaire couronnée par un
rocher de granit que supportent trois petits blocs entre lesquels,
comme entre les jambes d'un trépied, on aperçoit le jour; sur ce
rocher, du temps des druides, le sang des victimes humaines a coulé,
et l'on distingue encore au centre de sa surface une cavité circulaire
creusée pour que ce sang vînt s'y réunir. A droite, le col de Lherz ,
qui conduit à l'étang du même nom, célèbre dans les annales des
géologues. En face, le passage qui mène à la vieille république d'An-
dorre. Au fond de la vallée le bourg de Vicdessos. A mi-côte, sur
la pente des montagnes, les villages de Suc et d'Auzat, celui d'Ollier,
dont les habitans avaient obtenu de Charlemagne le privilège de
porter tous l'épée; celui de Goulier, les trois quarts de l'année ense-
veh sous les neiges ou enveloppé dans les nuages, et celui d'Orus,
qui, bâti sur un terrain de kaolin en décomposition, descend lente-
ment en masse vers le fond de la vallée, mais qui, au gré du cu-
rieux s'y rendant à pied, n'a encore que trop de chemin à faire pour
se rapprocher du niveau de l'Ariége. D'un côté de Vicdessos, le
chemin en zig-zag qui conduit aux mines, et que gravissent lentement
les muletiers; car, au voisinage de l'Espagne, les chemins à pentes
bien ménagées, selon la mode anglaise, les beaux chariots et les
vigoureux attelages font place à des sentiers escarpés et à L'arrîero
de la Péninsule avec ses mules au pas lent; mais ce chemin qui
grimpe, s'il a l'inconvénient de faire payer cher le minerai au maître
de forges , a l'avantage d'orner le paysage par ses contours qui vont
et viennent ; et pour qu'il ressemblât mieux à une décoration d'opéra,
le hasard a voulu qu'il fût bordé, vers le col de Sem, par une su-
perbe cascade de deux cents pieds de hauteur perpendiculaire, qui
se précipite du milieu des sapins. De l'autre côté de Vicdessos,
sur un large mamelon, voyez les débris très reconnaissables encore
d'une grande enceinte fortiflée : c'est le camp de Montréal; c'est là
que stationnèrent pendant quelque temps les soldats et les douze
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pairs de celui qu'on peut appeler par excellence l'empereur français,
même après Napoléon, lorsqu'il allait tenter en Espagne une de ces
conquêtes toujours fatales à nos Césars. En dehors du camp, comme
poste avancé, s'élève la tour carrée d'Ollier, qui, dit-on, fut habitée
par ce grand prince.
Je coupe court à cette description pour arriver à un sujet plus
intéressant que la coupe des montagnes ou que les débris des temples
druidiques et des camps et châteaux de la féodalité, c'est-à-dire à
la population qui , aujourd'hui, remplit ces montagnes, à son carac-
tère, à ses mœurs, à sa physionomie.
Et d'abord je me pique, vous le savez, d'être fort amateur de ce
que l'on appelle aujourd'hui la civilisation, de ces grandes innova-
tions industrielles et administratives qui rapprochent les peuples,
favorisent le travail, et, par lui, répandant à pleines mains l'aisance
et les lumières, font participer par degrés les classes inférieures aux
satisfactions matérielles et intellectuelles, jusqu'ici réservées à une
faible minorité. A la faveur de ces entreprises nouvelles, l'humanité
marche vers de nouvelles destinées, novus nasciiur orclo; elle se
rehausse sur le monde qui lui a été donné pour piédestal, elle
étend et affermit de plus en plus sa domination sur ce globe; mais
toutes les choses humaines ont leurs défauts comme les médailles
leurs revers, et, par exemple, je conviens que jusqu'à présent,
quelles que soient les nouvelles jouissances auxquelles on a initié
ce que je nommerai, en langage aristocratique, le commun des
hommes, en lui ouvrant à deux battans le monde des choses et celui
des idées, il n'est pas certain qu'on ait augmenté sur la terre la masse
du bonheur. Il est douteux qu'il y ait aujourd'hui au fond des âmes
plus de contentement qu'il y a deux siècles, quoiqu'il y ait incom-
parablement plus de luxe et de comfort dans nos maisons et dans nos
habits, plus de rafflnement dans notre régime et plus d'instruction
dans nos cervelles. Il semble même qu'en propageant les lumières ,
nous propagions la démoralisation : les annales des cours d'assises
et les registres des enfans-trouvés nous ont révélé cette vérité dé-
plorable à dire. Ces écueils une fois signalés, je suis convaincu que
nous les éviterons, car déjà la tendance des hommes sages est de
rechercher comment l'on pourra réformer la réforme, c'est-à-dire la
consolider en l'épurant et la moralisant; mais ce ne sont pas là les
seuls reproches que l'on adresse à la civiHsaiion. Ses résultats les plus
merveilleux, ceux dont l'homme est le plus en droit de s'enorgueilHr,
paraissent, en effet, devoir dépoétiser le monde, en imprimant pro-
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fondement au genre humain un cachet d'uniformité et de monotonie.
A force de mêler les peuples, à force d'abaisser les barrières qui sé-
parent les empires des empires, les provinces des provinces, les
campagnes des villes, et les classes des classes, on rend le genre
humain de plus en plus égal et semblable à lui-même ; on efface ces
différences dont quelques-unes, à coup sur, étaient oppressives,
mais qui emplissaient la vie d'animation, de variété, de poésie, d'illu-
sions si vous voulez, mais enfin de charmes, plus encore, peut-
être, pour les humbles qui se tenaient en bas, que pour le privilégié
qui était en haut. A force de similitude et d'égalité , n'est-il pas à
craindre que nous n'anéantissions la personnaUté des individus sans
laquelle il n'y a pas de liberté? Ne mécanisons-nous pas la société,
n'en faisons-nous pas une ruche ou un atelier, où chacun de nous sera
réduit au rôle d'une navette allant et venant régulièrement du soir au
matin, sous l'impulsion, toujours égale, d'une machine à vapeur? En
étouffant la vie sentimentale sous le faix du positivisme, ne tarissons-
nous pas les deux plus abondantes sources des joies de ce monde, celles
qui coulent pour tous, grands et puissans, riches et gueux, je veux
dire la famille et l'amitié? Et puis, ne rendons-nous pas le globe trop
exigu pour notre espèce? Le plus mince bourgeois ne s'y sentira-t-il
pas bientôt à l'étroit, mal à l'aise, comme jadis le grand Alexandre?
Ne tuons-nous pas la patrie comme le scepticisme croyait avoir tué
les rois et les dieux?
C'est aux États-Unis que la civilisation s'est le plus librement dé-
veloppée, selon ses allures modernes. En parcourant ces vastes
régions où l'homme a accumulé, en si peu d'années, tant de preuves
de son génie créateur et de sa puissance sur la nature, qu'il a in-
ondées comme par enchantement, par le moyen de ces magiques
auxiliaires inconnus des peuples anciens, les chemins de fer, les ca-
naux, les bateaux à vapeur, les banques, les journaux, les écoles pri-
maires et le self-government (1), le voyageur se sent souvent saisi
(1) Les États-Unis ont débuté dans la carrière des travaux publics par le canal Érié, où
le premier coup de pioche fut donné le 4 juillet 1817, Depuis lors ils ont exécuté trois mille
lieues de canaux et de chemins de fer. C'est plus qu'il n'y en a dans l'Europe entière. Quant
à la révolution qui en est résultée ponr le pays, je laisserai parler un écrivain de Cin-
cinnati :
« J'ai vu le temps où la seule embarcation qui flottât sur l'Ohio était un simple canot,
que poussaient en avant, au moyen de perches, deux personnes assises l'une à Favant,
l'autre à l'arrière.
« J'ai vu le temps où l'introduction du bateau à quille, recouvert en planches, fut con-
sidérée comme une amélioration mii'aculeuse pour les jeunes états de l'Ouest.
« Je me rappelle le temps où l'arrivée, à Pittsburg, d'un bateau canadien , ainsi que l'on
LA RÉPUBLIQUE D' ANDORRE. 623
d'un indéfinissable sentiment de tristesse et d'ennui , qui l'étreint et
l'oppresse. C'est que ce grand pays est tout un, toujours le même.
Un état y ressemble à un état, une ville à une ville, une famille à une
famille, un homme à un homme. Ce sont partout les mêmes mœurs,
les mêmes habitudes, la même langue, les mêmes idées, le même cadre
d'existence. L'Américain peut se croire partout chez soi, et à cause
de cela je ne serais pas surpris que nulle part il ne s'y sentît. C'est un
superbe damier qui tous les jours s'embellit, mais qui partout s'em-
bellit de la même manière, d'après les mêmes règles et dans la même
mesure; les hommes y sont rangés comme des pions^ tous de même
taille, tous de bonne proportion géométrique, tous bien dressés,
sur un échiquier. Par moment, l'on est vivement tenté de croire que
quelqu'un de ces jours , la vie s'y réduira pour tous , si les ébats de
nommait les embarcations de Saint-Louis, faisait date comme l'un des évènemens les plus
remarquables de l'année.
« Je me souviens qu'alors une traversée de quatre mois, du bas derOhio à sa naissance,
de Natchez à Pittsburg, était regardée comme la course ia plus rapide qui fût possible au
plus fin bâtiment. C'est alors qu'à leur retour les bateliers, race éteinte aujourd'hui, s'élan-
çaient triomphans sur la rive, aussi fiers que l'aient jamais été les matelots de Colomb,
après la découverte du ÎS'ou veau-Monde,
a Je me rappelle le temps où l'homme blanc n'osait pas lancer son canot sur l'AIle-
ghany *, où l'on regardait le marchand, qui faisait le trajet de la Nouvelle-Orléans, comme le
plus audacieux des fils de l'Ouest. Ses six mois de voyage lui valaient, à son retour, plus de
considération que n'en donne aujourd'hui une expédition autour du monde.
« Je me rappelle le temps où les rives de l'Ohio n'étaient qu'un désert inculte, et où la
Nouvelle-Orléans était en propres termes, toto orbe dit' wa, complètement séparée du monde
civilisé.
« J'ai vécu assez pour voir le désert se changer en terres fertiles et florissantes, la race
des hoat-men disparaître, et leur mémoire devenir comme une antique tradition populaire.
Là où, dans mon enfance, s'élevaient isolées la cabane du soldat ou la hutte du pionnier,
ont surgi deux puissantes cités. Tune vouée aux manufactures, l'autre au commerce, Cin-
cinnati et la Nouvelle-Orléans.
« J'ai assez vécu pour voir des vaisseaux de trois cents tonneaux arriver en douze ou
quinze jours de la Nouvelle-Orléans à Cincinnati, et puis faire le trajet en dix jours, et
enfin n'en mettre plus que huit. J'ai vu arriver au port de Cincinnati , en une semaine, une
masse de bàtiraens ayant un tonnage de plus de quatre mille tonneaux.
« J'ai assez vécu pour être témoin d'une révolution produite par le génie de la mécanique,
révolution qui a eu des résultats aussi gigantesques que ceux de l'imprimerie. Par elle s'est
transformé le caractère du commerce de l'Ouest, et ce qui jusqu'ici n'avait paru qu'une
hyperbole, s'est trouvé devenir de la pratique courante. Le temps et l'espace sont anéantis.
Pittsburg et la Nouvelle-Orléans se tiennent par la main comme deux sœurs. Un voyage
de Cincinnati à la Nouvelle-Orléans, qui exigeait autrefois autant de préparatifs qu'une
excursion lointaine jusqu'à Calcutta, se réduit aux proportions d'une simple visite chez le
voisin.
a Toutes ces choses, je les ai vues, et cependant je puis encore me dire l'un des plas
jeunes (ils de l'Ouest.»
• L'un des deux fleures dont la réunion , à Pittsburg , forme l'Ohio.
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la démagogie et la guerre servile n'y mettent ordre, au mouvemenE
des simples soldats dans une partie d'échecs.
Dans les temps anciens, un tout petit pays comme la Grèce a pu
être habité par vingt peuples divers , offrant chacun un caractère
national parfaitement dessiné ; il a pu présenter, dans leur expres-
sion la plus élevée, tous les types suivant lesquels la nature humaine
peut se modeler, au moral et au physique, dans l'ordre des passions
comme dans celui des idées. Sur cet espace, à peine grand trois fois
comme le département de Seine-et-Oise, on vit fleurir tous les arts
et toutes les sciences , tous les systèmes de gouvernement et toutes
les formes de société. De toutes les théories philosophiques dans le
cercle desquelles le genre humain va tournant, il n'en est pas une
qui n'y ait eu ses représentans, qui n'y ait été élaborée et mûrie. Au-
jourd'hui il n'y a plus de Grèce possible, et l'on se surprend à se de-
mander, dans des accès de pessimisme , si cette variété infinie, cette
animation, ce parfum de poésie ( le mot me revient toujours) dont a
joui jadis cette contrée lilliputienne , il sera possible d'en retrouver
un jour les élémens, avec le même éclat et la même richesse, non
pas seulement dans un état, mais dans l'étendue d'un continent entier,
et même sur toute la terre prise dans son ensemble. Voici, entre mille,
une des causes qui semblent légitimer ces doutes :
Quand les Grecs voyageaient sur leurs chevaux sans étriers à tra-
vers les sentiers de leurs montagnes, c'était une longue et rude entre-
prise, permise seulement à quelques hommes puissans ou à quelques
hardis philosophes, que d'aller d'Athènes à Sparte; c'est à peu près
la distance de Paris à Orléans. Aujourd'hui , sur les bateaux à vapeur,
qui n'ont cependant que trente ans d'existence, nous faisons déjà six
lieues à l'heure. Et sur les chemins de fer, qui sont plus nouveaux
encore que les bateaux à vapeur, car les enfans de dix ans les ont vus
naître, rien n'est plus commun que la vitesse de dix lieues à l'heure.
Lors des dernières élections , un courrier expédié de Liverpool à
Londres a .parcouru, à raison de vingt-deux lieues à l'heure, le
chemin de Manchester à Birmingham ; et sur le chemin de Carlisle à
Newcaslle on atteint, par instant, celle de vingt-quatre lieues. Le
vieux Stephenson assure qu'il ne sera content que quand il se sera
fait transporter à raison de quarante lieues à l'heure. Or, le tour du
monde n'est que de dix mille lieues , pas davantage. Gavons au plus
bas, et calculons sur le pied de dix lieues à l'heure. A ce compte,
combien faudrait-t-il de temps pour faire le tour du monde? Qua-
rante-deux jours. Prenons pour base la vitesse actuelle du chemin
LA RÉPUBLIQUE DANDORRE. 625
de Carlisle; de quarante-deux jours nous tombons à dix-sept. Au
calcul de M. Stephenson , ce ne seraityplus que onze jours , rien que
onze jours pour ce voyage* que nul n'avait osé croire possible avant
le XVI' siècle, qui a vallu à Magellan une immense renommée d'audace,
et qui, aujourd'hui encore, dure au moins un an. Onze jours! c'est
le temps que mettaient les plus grands seigneurs , sous Louis XIV,
avec tout le luxe possible de carrosses, de chevaux et de valets,
pour franchir l'intervalle de Paris à Bordeaux. Avant la révolution,
le bourgeois qui allait de Toulouse à Paris en diligence demeurait
quinze jours en route. Avec la vitesse vraiment mesquine et vul-
gaire désormais, de dix lieues à l'heure, il ne nous faudra plus que
quinze jours pour nous rendre à Pékin. Nous ferons cette excursion
comme aujourd'hui celle de Baréges ou de Saint-Sauveur. Et tout
le monde la fera, le boutiquier comme le banquier, l'artisan et l'ou-
vrier comme le bourgeois, dans de délicieuses voitures bien sus-
pendues, bien douces, bien spacieuses, où l'on peut dormir étendu
comme dans son lit. Car ce qui distingue ces nouveaux moyens de
transport, c'est qu'ils sont éminemment démocratiques; ce sont les
instrumens les plus irrésistibles du décret de la Providence, qui
abaisse les grands et élève les humbles, deposiài poienics. Ils sont
accessibles à tous, étant économiques on ne peut plus ! Je me suis
trouvé, moi millième, sur l'Hudson, à bord du bateau à vapeur le
Nortli'Ainenca, et fort à l'aise, bien plus, certes, que dans la meil-
leure des chaises de poste. Quant aux chemins de fer, sur celui de
Saint-Germain il y a place, dans chaque convoi , pour seize à dix-huit
cents voyageurs, c'est-à-dire pour toute la population d'une petite
ville, y compris les femmes, les enfans et les vieillards. Avec une tren-
taine de machines locomotives on pourra voiturer, sur les chemins de
fer, une armée tout entière, personnel et matériel, et la porter, entre
le lever et le coucher du soleil, d'une frontière à l'autre. Fait non
moins démocratique ! avec les bateaux à vapeur et les chemins de
fer, les voyages, je le répète, se font aussi commodément, aussi
mollement qu'aurait pu le désirer un sybarite, que peut le concevoir
un pacha à trois queues, lorsqu'il cuve son opium, étendu sur de
moelleux coussins dans son harem somptueux ; et ce que ni sybarite,
ni pacha ne voudrait croire, ils se font presque pour rien. La charité
publique donne trois sous par lieue aux indigens qui voyagent; c'est
aussi la pitance que reçoivent nos braves soldats lorsqu'ils sont en
route. Eh bien! ces trois sous par lieue sont plus que sufflsans pour
solder un passage sur un bateau à vapeur resplendissant d'or et de
TOME XII. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
peintures, OU dans les diligences bien suspendues d'un chemin de fer.
Il y a cinquante-quatre lieues de New-York à Albany par l'Hudson ;
j'ai fait dix fois ce trajet sur le JSurih- America, ou dans les salons
d'autres bateaux à vapeur non moins reluisans de luxe et de pro-
preté, pour cinquante sous, c'est-à-dire à raison de moins d'un sou
par lieue. Sur le chemin de fer de Belgique, on paie vingt sous pour
franchir les onze lieues qui séparent Anvers de Bruxelles.
Tout cela est fort beau, sans doute; tout cela sent la féerie; Aladin,
avec sa lampe merveilleuse, se serait cru extravagant d'en avoir seu-
lement la pensée. Grâce à ces facilités inouies, un jour, bientôt, les
habitans de Paris pourront avoir un pied-à-terre sur le Bosphore,
où, avant M. Conte, on ne pouvait se rendre en moins de quarante
jours, une villa sur le plateau du Mexique, et les Marseillais une bas-
tide, selon leur cœur, à Otaïti. Nos négocians de Bordeaux auront
une ferme à coton en Géorgie, des champs de pliormium-icnax dans
la Nouvelle-Zélande, et des actions dans une mine de cuivre du Chih.
Cinq ou six fois par an , par manière de dimanche, pour prendre l'air
et se distraire, on ira inspecter de ses propres yeux ses affaires dans
les quatre parties du monde. Les fashionables s'inviteront à une par-
tie de chasse au tigre dans \es jungles du Gange, comme aujourd'hui
à une course au clocher en Angleterre ou à Chantilly. Mais aussi
l'unité de la race humaine ne sera-t-elle pas alors tout autre chose
qu'une opinion théorique? Ne sera-ce pas un fait accompli? A force
d'être brassés ensemble , de se rapprocher de haut en bas et de bas
en haut, les hommes ne deviendront-ils pas tous exactement à l'image
les uns des autres, comme des plaques de cuivre estampillées au
même emporte-pièce? Avec les chemins de fer et la vapeur dans
l'ordre matériel, avec l'imprimerie dans l'ordre intellectuel, la terre
n'étant plus qu'un point, pourra -t-il, malgré la différence des cli-
mats, continuer à exister encore des provinces et des empires divers?
Les peuples se connaissant tous sur le bout du doigt, et les indivi-
dus se sachant tous par cœur les uns les autres, n'arrivera-t-il pas
alors qu'il n'y ait plus sur la terre qu'une loi, qu'une foi , qu'un roi,
qu'une langue, et, qui plus est, parce qu'il faut tout prévoir, qu'un
costume, qu'une cuisine, qu'une fashion? Pour le coup, il n'y aurait
plus moyen d'être Persan. La vie alors ne sera-t-elle pas au suprême
degré uniforme, monotone, prosaïque, et partant ennuyeuse?
Voilà des questions que déjà de bons esprits, en assez grand nom-
bre, se posent tout bas au coin de leur feu. Voilà ce qui est vague-
ment senti par beaucoup d'autres, et ce qui les rend froids pour
' LA RÉPUBLIQUE d'aNDORRE. fâ7
les merveilles de ce que vous et moi, avec le vulgaire, nous appelons
la civilisation. Ces sombres prévisions et ces instincts retardataires
sont, à coup sûr, prodigieusement exagérés et déraisonnables. L'unité
absolue ne sera jamais réalisée. S'il y a mille forces qui nous pous-
sent vers l'unité et la centralisation, il y en a, en nous et hors de
nous, deux mille qui nous tirent dans le sens opposé, et qui, si elles
sommeillent aujourd'hui, sauront se réveiller et se faire obéir lors-
que besoin sera. La variété infinie qu'offraient jadis et le monde et
l'humanité pourra être singulièrement réduite; mais la limite extrême
de la réduction, le point culminant de la centralisation est repré-
senté au moins par le nombre deux et non par le nombre un; car
l'homme est fait de telle sorte, que lorsqu'il y aura deux milliards
d'habitans, tout comme au temps où le genre humain se composait de
deux personnes, les chemins de fer et l'imprimerie auront beau faire,
il y aura nécessairement deux opinions, deux partis, deux coteries,
deux bandes, deux cultes, deux mondes. Jamais la paix et l'harmo-
nie absolue ne régneront sur la terre ; qui donc, ayant quelque peu
sondé les recoins du cœur humain, pourrait croire à Astrée pour
l'avenir ou pour le passé? L'accord parfait des hommes serait la
preuve qu'ils n'ont plus rien à se dire , rien à discuter, rien à entre-
prendre. Alors la tâche de l'homme, sur la terre, serait terminée;
nous serions à la fin du monde. Le temps serait venu pour une répé-
tition de ces révolutions génésiaques que notre globe a déjà subies
cent fois, et près desquelles nos révolutions politiques sont des tem-
pêtes dans un verre d'eau. Le genre humain serait condamné à dis-
paraître comme ont été successivement biffées de la surface du globe
je ne sais combien d'espèces d'êtres, pour faire place successive-
ment à d'autres espèces toujours plus perfectionnées et meilleures.
Quoi qu'il en soit, nous admettrons, n'est-ce pas? qu'aujourd'hui ,
à l'ombre de la civilisation, l'unité, la centralisation, l'uniformité,
le prosaïsme et l'ennui , font, en pratique et en théorie, des progrès
alarmans, ou tout au moins excessifs. Ce qui me frappe dans ces
montagnes, où la civilisation n'a pas pénétré encore, ce qui m'y en-
chante, pour quinze jours peut-être, c'est qu'on y trouve, dans les
hommes comme dans les choses, de la diversité, du pittoresque, de
la poésie. Chaque vallée y est encore un petit monde qui diffère du
monde voisin, comme Mercure d'Uranus. Chaque village y est un
clan , une manière d'état qui a son patriotisme. Ce sont à chaque pas
de nouveaux types, de nouveaux caractères, d'autres opinions,
d'autres préjugés, d'autres coutumes. Les villes les plus voisines
40.
628 REVUE DES DEUX MONDES.
reflètent elles-mêmes cette bigarrure de la montagne. Ainsi, à une
heure et demie de Pamiers, la cité la plus monacale qui existe en
France, quoiqu'on n'y aperçoive plus de moines, nous avons la ville
toute bureaucratique de Foix, essentiellement peuplée de commis et
de fonctionnaires, où il ne resterait pas pierre sur pierre, si vous en
enleviez la préfecture, le tribunal, la mairie, la gendarmerie, la pri-
son et le collège. A une heure de Foix s'élève Lavelanet, c'est-à-dire
un Manchester en embryon, où tout le monde carde, Gle ou tisse, et
qui ressemble à un faubourg de Rouen ou de Sedan, transplanté
d'une seule pièce à deux cents lieues. Mais, au cœur (^es montagnes,
les transitions sont encore plus brusques, et les contrastes plus frap-
pans. Voici un village d'agriculteurs, un autre de muletiers, un troi-
sième et un quatrième de mineurs, ayant chacun son cachet, son ori-
ginalité. A droite, une commune dont les habitans sont renommés
par leurs habitudes rangées, par leur économie et leur sobriété; on
y reconnaît universellement comme axiome cette parole de Job, que
l'homme est né pour travailler comme Toiseau pour voler, en y ajou-
tant pour commentaire la devise d'Harpagon, qu'il faut manger pour
vivre, et non vivre pour manger. A gauche, à un quart de heue,
dans cette autre commune, tout le monde pense comme Grégoire,
tout le monde adopte le refrain de Robert, que l'or est une chimère
et qu'il faut savoir s'en servir. A Sem, tous les chefs de famille,
quoiqu'ils ne sachent pas hre , sont familiers avec les mystères du
code de procédure; la nature les a tous faits procureurs. Dans celui
de Goulier, tous sont nés gastronomes, et des plus dévorans; à
table, mais aussi en champ-clos, avec leurs épaules carrées, leur
humeur altière et leur estomac indomptable, ils tiendraient tête, non
pas seulement aux héros d'Fîomère ou aux guerriers du grand Odin,
mais, s'il le fallait, à Polyphème. Le médecin le plus renommé du
pays m'a communiqué le menu de quelques déjeuners, dîners et
goûters auxquels il avait assisté, et qui feraient reculer d'effroi tous
les géans et tous les ogres qui ont paru sur le boulevart; et, par
exemple , il me citait un des hommes les plus recommandables , les
plus comme il faiii de la vallée, qui, au sortir d'un repas de noce,
avait avalé jusqu'aux os, par passe-temps, une oie et un jambon , en
attendant le souper. « J'ai vu, me disait ce docteur, deux mineurs
(( de Goulier engloutir, à la table d'un cabaret, chacun dix kilo-
(( grammes de viande, cinq kilogrammes de pain et quinze litres de
« vin (le litre pèse un kilogramme) ; la carte de ce dîner s'élevait donc
c( en poids à soixante livres par tête. Vous avez dans les salons de
LA RÉPUBLIQUE D' ANDORRE. 629
cr Paris de jolies femmes qui pèsent moins. Un autre jour, un mineur
c( à qui sa femme venait de donner un fils, voulant célébrer dignement
(( cette faveur du ciel , fît venir un veau gras par réminiscence de l'his-
(( toire de l'enfant prodigue, le tua, le fit rôtir, le servit sur la table,
i( de ses mains comme Ulysse, et le mangea tout entier, avec le seul
c( secours d'un ami digne de lui. » Le bon docteur ajoutait tristement
que, chez tous les malades de ce village, les affections, quelle qu'en
fût l'origine, dégénéraient constamment en gastrites.
Le régime politique se ressent de cette variété ; à quelques heures
d'ici, côte à côte contre notre France monarchique et centralisée, est
la vallée d'Andorre, formant une république dont, avant la révolu-
tion, les consuls de la vallée de Vicdessos recevaient, tous les ans,
l'hommage, et l'hommage rendu à genoux. Il faut que le génie de la
conservation ait pris ces montagnes sous sa protection toute spé-
ciale, puisque cette république se maintient telle quelle avec ses lois
depuis un millier d'années. Imaginez une vallée en forme d'y, c'est-à-
dire formée à sa partie supérieure par deux branches qu'arrosent
l'Embalire et l'Ordino, séparée de la France par de hautes cimes
absolument impraticables dans la saison des neiges, et séquestrée
ainsi, pendant six mois, de tout l'univers, sauf le passage qu'ouvre
l'Embalire, au travers des rochers, en descendant vers la forteresse
espagnole d'Urgel. Vers l'an 790, Charlemagne, ayant marché contre
les Maures d'Espagne, les défît dans une vallée des Pyrénées, con-
tiguë à celle de l'Andorre, et qui porte encore son nom ( vallée de
Carol). Les Andorrans reçurent 1 armée de Charlemagne, et la diri-
gèrent vers les défîlés de la Catalogne. Pour les récompenser, il les
rendit indépendans des princes voisins, et leur permit de se gouver-
ner par leurs^propres lois. Son fîls, Louis-le-Débonnaire, leur orga-
nisa une administration qui subsiste encore dans les mêmes formes
et avec les mêmes noms; c'est ainsi qu'une partie de la dîme de la
ville d'Andorre est qualifiée aujourd'hui de droit carlovingieji. L'An-
dorre traversa, sans encombre, les bouleversemens du moyen-âge,
grâce aux montagnes qui lui servent de boulevart, et aussi parce
qu'il se résigna volontiers à subir une loi qui était, au fond , la sau-
vegarde des faibles. En acceptant la suzeraineté d'un prince, et en
lui payant un tribut, les villes et les petits pays perpétuaient aisément
alors leur privilège de se régir eux-mêmes. Ainsi fit l'Andorre. Il
arriva jusqu'à Henri IV^, sous le protectorat peu onéreux des comtes
de Foix et des évêques d'Urgel. Dans la personne d'Henri IV, la
couronne de France reprit l'exercice des droits que les comtes de
^0 REVUE DES DEUX MONDES.
Foix avaient possédés. En 1793, les rapports furent interrompus
entre la France et l'Andorre; mais Napoléon les rétablit en 1806, et,
comme par un effet de la prérogative qui semble miraculeusement
attachée à cette vallée, lui qui ne respectait la neutralité d'aucun
royaume et les droits d aucun prince, dès que cette neutralité ou
ces droits ne cadraient plus avec ses plans, il se montra très scru-
puleux , pendant toute la durée de son règne , malgré la guerre d'Es-
pagne et le voisinage de Mina, envers la neutralité de l'Andorre (1).
Aujourd'hui, les six mille habitans de cet autre Saint-Marin nous
paient un tribut de 960 francs par an ; ils versent une égale somme
dans la caisse du prince-évêque d'Urgel; ainsi, en bons rapports
avec la crosse et l'épée, avec les puissances temporelles et spirituelles,
ils comptent que leur antique indépendance a encore un long avenir.
L'Andorre est une république qui diffère de tous les modèles qu'on
nous a ofrerts. Cela n'est ni gai, ni animé; cela a un faux air de Sa-
lente, c'est-à-dire d'ennui (ou plutôt Salente avait un faux air de
l'Andorre); mais c'est tranquille, régulier, et, par momens, quel-
que peu solennel. Ce petit peuple de pasteurs, où il y a cependant six
communes et une vingiaine de hameaux, sans compter les habitations
isolées, où chaque citoyen a son fusil, où le principe du patriciat est
admis, n'a jamais eu l'idée de recommencer l'histoire du Mont-Aven-
tin, quoique ce ne soient pas les monts qui lui manquent; à plus forte
raison, n'a-t-il jamais eu ni 10 août, ni 2 septembre, ni comité de
salut public, ni général Jackson. Et pourtant c'est bien une républi-
que ; l'esprit d'indépendance personnelle y subsiste pleinement. Un vi-
siteur venu de Paris en Andorre n'en croit pas ses yeux, a Comment,
cf se dit-il, les apôtres de la révolution, les Rousseau et les Voltaire,
« les Mirabeau et les Danton, ont fait retentir leur parole novatrice
a dans toute l'Europe et au-delà des mers; à leur voix, comme au
c( son des trompettes de Jéricho, tout le passé s'est écroulé autour de
(1) Il faut que l'Andorre possède un talisman qui le fait respecter des plus intraitables
puissances. La république française, qui n'avait pas plus de vénération pour la neutralité
des tiers que Napoléon lui-même, résista cependant à la tentation de violer celle des An-
dorrans.
En 1794, la Cerdagne espagnole était occupée par un corps de troupes françaises, comman-
dées par le général Chalrel, qui résidait à Puycerda. Il voulut se porter sur la Seu-d'Urgel,
et, pour faciliter la prise de ce fort, il forma le projet de faire passer des troupes par l'An-
dorre. Les Andorrans, prévenus à temps, furent justement alarmés; leur conseil se réunit
aussitôt, et il fut décidé qu'on enverrait deux membres en députation au général Chalret,
pour lui représenter les droits de la vallée. Les envoyés plaidèrent la cause de la neutralité
de l'Andorre avec tant de raison et de force, que, contre toute probabilité, ils obtinrent du
général Chalret la révocation de l'ordre d'entrer sur leur territoire.
LA RÉPUBLIQUE d' ANDORRE. 631
cf celte vallée d'Andorre, et là il est resté intact ! Voici des registres
<r de l'état civil aux mains du clergé, un droit d'aînesse si étendu , si
cr bien observé, que telle famille possède le même bien depuis sept à
c<f huit cents ans sans l'avoir en aucune manière augmenté ni dimi-
(T nué ; voici une grande inégalité de condition, ou au moins des gens
cr très pauvres à côté d'autres très riches; voici les substitutions usi-
ff tées sans cesse; voici le système des fonctions gratuites, c'est-à-dire
ff un symbole évident d'aristocratie; et contre toutes ces traditions
« de l'ancien régime, il n'y a pas une plainte! h C'est que la ceinture
de montagnes qui entoure l'Andorre a été pour lui une muraille de
la Chine, derrière laquelle il a jusqu'ici bravé l'esprit d'innovation;
c'est que l'Andorre possède encore au plus haut degré le sentiment
de famille, qui a suffi à la stabilité de cet immense empire dans
lequel il y a autant de millions d'habitans, qu'il y en a de douzaines
dans l'Andorre; c'est que, de plus que le céleste empire, ce micro-
scopique Andorre a fidèlement gardé la religion, puissante garantie
de toutes les institutions sociales, et avec elle des mœurs pures et
sévères, c'est-à-dire républicaines; c'est que les supérieurs, dans
l'Andorre, s'ils savent commander, savent au besoin obéir; s'ils con-
naissent leurs droits, ils respectent leurs devoirs ; c'est que les aris-
tocrates andorrans pratiquent le patronage plus libéralement que n'a
jamais su le faire l'aristocratie française , et même que l'aristocratie
anglaise, qui pourtant l'entend si bien; c'est que, mis au-dessus de la
foule comme représentans du principe d'inégalité, ils rendent cepen-
dant à celui d'égalité le plus éclatant des hommages. « Les chefs de
famille ne quittent jamais leurs biens, et , ne faisant aucune dépense
de luxe, emploient tous leurs revenus aux travaux agricoles et à la
garde de leurs bestiaux. Les paysans pauvres qui les entourent, par-
tagent les travaux de leurs enfans et leurs repas ; leurs habits sont
tissus, comme l'habit de leur maître, de la laine de son troupeau; les
jours de fête, ils partagent les mômes délassemens, jamais humiliés,
jamais maltraités. Le peuple, loin d'envier la fortune du riche, le
respecte comme son magistrat, l'aime comme son b enfaiteur, et re-
garde son bien comme un atelier inépuisable sur lequel il a un droit
de travail et de nourriture (1). »
(1) Police sur V Andorre y par M. Roussillou. — M. Roussillou a été viguier d'Andorre,
nomme par le gouvernement français, jusqu'in !8ôl, époque à laquelle il a été destitué pour
opinion politique par le ministre de Tintérieur. Il est le premier viguier qui ait été frappé
de destitution. Pour causer une pareille perturbation d ins l'Andorre, il ne fallait rien moins
qu'une révolution assez puissante pour renverser une dynastie de huit siècles.
632 REVUE DES DEUX MONDES.
Bénies soient donc les montagnes ! elles seules valent au promeneur
blasé sur les raffinemens de notre civilisation, de trouver, à trois
journées de poste de Paris , du vieux qui est redevenu neuf à force
de vieillesse. C'est quelque chose d'inoui qu'à trois pas de la France,
où, il y a quelques mois, le roi, traqué dans son palais, était, toutes
les fois qu'il mettait le pied dehors, le point de mire des balles des
assassins, à deux pas de l'Espagne, où l'on exhibait hier, dans un
café de Madrid, les membres sanglans de Quésada, il existe encore
un coin de terre où l'esprit de renversement et d'anarchie n'a jamais
fait la moindre apparition. Pendant que, des quatre points cardinaux,
souffle le vent des tempêtes, pendant qu'il ne reste plus dans l'uni-
vers une seule dynastie, un seul empire, une seule société, dont le
philosophe observateur puisse répondre pour un avenir de vingt ans,
c'est une grande merveille qu'un état, si petit soit-il, où régnent le
calme, la sérénité, la sécurité, et qui, après mille ans de durée,
semble posséder la stabihté la plus parfaite. Entre la constitution de
1812 et le programme de l'Hôiel-de-YiUe, c'est bien pittoresque,
n'est-ce pas? qu'une république entourée d'institutions patriciennes.
Au milieu de ce dédain pour les hommes et les choses du passé, dont
nous nous laissons tous dominer dans ce temps de combinaisons
éphémères , c'est bien romantique, un pays où la vieillesse est pro-
fondément respectée! Puis, convenez que nos ombrageux républi-
cains de l'école moderne nous avaient peu habitués à supposer que la
bienveillance dans les cœurs comme dans les paroles, l'indulgence et la
tolérance pratique pour autrui fussent des attributs compatibles avec
la république. Avouez que l'esprit de lutte et de chicane semble telle-
ment inhérent à la nature humaine, qu'on s'exposerait à se faire rire
au nez, en Angleterre comme en France, à Saint-Pétersbourg comme
à Vienne et à Berlin, si l'on soutenait qu'il existe un pays où les procès
de famille, relativement à la succession paternelle, sont totalement
inconnus (1). — Vous voulez parler, répondrait-on, des îles Pelew,
où il n'y a pas de propriété , ou plutôt du rocher de Juan Fernandez,
qui n'est habité par personne. Eh bien! cette bienveillance simple et
(1) Légalement, l'héritier ou l'héritière a, dans l'Andorre, le tiers du bien liquidé. Le reste
se divise en paris égales, dont l'iiéritier a aussi la sienne. Les légilimairesqui ne se marient
pas ne quittent jamais la maison paternelle, et depuis l'indépendance de l'Andorre jusqu'à
ce jour on ne connaît que deux légitiraaires qui aient demandé leur portion de patrimoine
pour en jouir à part. En général , lorsque un légiiimaire , garçon ou fille , se marie et quitte
la maison , le frère aîné lui donne, s'il le faut, plus que sa portion. Le frère aîné ou l'héri-
tier remplit toujours, dans ces circonstances, les devoirs d'un père à l'égard de ses frères et
sœurs.
LA RÉPUBLIQUE D'ANDORRE. 633
affectueuse, cette absence complète de procès en matière d'héritages,
cette moralité, cette stabilité, cette vénération pour l'expérience,
sont des phénomènes que vous observerez, quand il vous plaira,
dans le pays d'Andorre. Après Colomb, Magellan ou Cook, après les
voyages de Ross et de Parry au pôle glacial, quand toute la terre
semblait explorée et rebattue, il reste donc, vous le voyez, un nou-
veau monde à découvrir. Si vous étiez bien en cour (je suppose qu'il
y ait encore une cour ) , ne pourriez-vous pas conseiller d'organiser
à cet effet une expédition composée de tout ce qu'il y aura de plus
hardi et de plus bouillant parmi notre jeunesse novatrice (1)?
(1) Je joins ici quelques détails sur la constitution de l'Andorre.
ORGANISATION POLITIQUE.
L'Andorre s'étend sur un espace d'environ douze lieues du nord au sud , et de dix de l'est
à l'ouest. Il est divisé en six paroisses ou communes, qui sont: la ville appelée Andorre,
chef-lieu, d'où le pays a pris son nom, et les villages de Saint-Julia-de-Loria , Encamp,
Canillo ( autrefois Canillan ) , Ordino ( autrefois Ordinans ) et la Massana. A ces six commu-
nautés sont annexés une vingtaine de hameaux et diverses habitations isolées, formant au
moins quarante suffragances.
Conseil souverain. — L'Andorre est gouverné par une réunion de vingt-quatre membres
appelée conseil général et souverain. Les vingt-quatre membres de ce conseil sont : 1» les
douze consuls qui administrent les six paroisses : 2o les douze consuls qui étaient en fonctions
l'année précédente. Ces derniers s'appellent conseillers. Il a trois modes de délibération-
Dans le premier mode, il n'y a qu'un membre présent par paroisse; dans le second, formé
alors de douze personnes, il y en a deux par paroisse; dans le troisième, tout le conseil est
convoqué. Le syndic peut réunir la première, la seconde ou troisième assemblée selon l'im-
portance de l'affaire.
Le conseil général se réunit dans toutes les circonstances où il survient des affaires
extraordinaires ; mais il tient régulièrement cinq sessions annuelles : à Noël , à Pâques , à la
Pentecôte, à la Toussaint et à la Saint-André. Dans ces réunions solennelles, le consei
souverain, avant de s'occuper d'affaires, entend la messe dans la chapelle du Palais, ou
maison commune de la vallée, el nulle autre personne n'y est admise.
Indépendamment de ses attributions générales, le conseil connaît de tout ce qui concerne
les servitudes rurales et urbaines, les biens communaux, bois, eaux, pèche, chasse, che-
mins, poids et mesures. Il lui appartient aussi de prohiber, s'il est nécessaire, la sortie
des grains , etc.
Syndic-procureur-général. — Le conseil souverain nomme parmi ses anciens membres le
syndic-procureur-général de la vallée d'Andorre. Cette place est à vie , à moins de démission
ou de destitution pour motifs extraordinaires. Le syndic est président du conseil; c'est lui
qui le convoque. Dans les occasions extraordinaires , il fait les propositions qu'il croit utiles,
et sur lesquelles le conseil a ensuite à délibérer.
Dans les réunions annuelles, le syndic rend compte de sa gestion, et propose les dirers
objets des délibérations. Chaque membre peut aussi faire part de ce qu'il croit avantageuv
au pays. Tout se décide à la pluralité des voix. Le syndic demeure chargé de l'exécution.
Consuls. — Avant le 1er janvier, époque où la session de la Noël doit être terminée, les
six paroisses présentent chacune, pour leurs nouveaux consuls, des candidats pris toujours
parmi les chefs des familles notables. Le conseil souverain en choisit deux pour chaque
paroisse; la nomination faite est notifiée sans délai; et le 1er janvier, après une messe solen-
(i34 BEVUE DES DEUX MONDES.
Vicdessos est un des points où Ton observe le plus nettement les
phénomènes qui ont accompagné la formation de la chaîne pyré-
néenne. Il fut un temps où les roches qui forment sa cime sourcilleuse
étaient déposées au fond des eaux de la mer en couches horizontales;
elles y étaient, car elles portent par millions les traces de leurs an-
técédens marins; leur origine, et bien plus, leur date précise, leur
nelle, les consuls sont proclamés consuls pour un an (terme de rigueur pour cette place). On
les introduit ensuite dans le conseil, dont ils deviennent membres avec les douze conseillers.
Les douze consuls de l'année précédente quittent leurs charges; mais, dans la réunion du
conseil à la Pentecôte, ces mêmes douze consuls sont installés membres du conseil souve-
rain , sous le titre de conseillers, et les douze conseillers de l'année précédente cessent toutes
leurs fonctions.
Les deux consuls sont installés avec pompe dans leurs paroisses le soir du 1er janvier. Hs
sont qualifiés de premier et de second consul. Ils administrent leurs paroisses, y font exé-
cuter les arrêts du conseil souverain, ainsi que les ordres du syndic et des viguiers, en
ce qui concerne la justice.
Les chefs de familles notables étant peu'nombreux , ces charges roulent constamment entre
un petit nombre d'hommes, qui, après avoir passé un an, ou deux, ou trois sans fonctions,
sont réélus nécessairement.
Titres des autorités. — Le conseil souverain est qualiflé d'Illustrissime par les Andorrans,
ainsi que dans tous rapports écrits entre lui et les étrangers. Le syndic et les deux viguiers,
dont il sera parlé tout à l'heure, reçoivent également le titre d'Illustres dans tous les rap-
ports officiels qu'on a avec eux, soit verbalement, soit par écrit. Ils sont obligés de prendre
ce titre dans tous les actes publics, et de se le donner mutuellement dans l'exercice de leurs
fonctions. Le baile ou juge civil reçoit, dans les requêtes qu'on lui adresse , le litre d'Ho-
norable.
Les viguiers portent l'épée; c'est surtout leur marque distinctive. Ils sont obligés d'en être
munis quand ils rendent la justice, et seuls ils ont le droit de la porter dans le conseil sou-
verain et dans toutes les réunions publiques. Aucune autorité du pays ne peut mettre cette
arme devant eux; c'est le signe reconnu de l'autorité suprême et de la justice.
ORGANISATION JUDICIAIRE.
Toute justice émane du roi des Français et de l'évêque d'Urgel. La manière de rendre la
justice, le nom et le pouvoir des magistrats nommés à cet effet, sont encore exactement
conformes à ce qui fut réglé par Louis-le-Débonnaire.
Viguiers. — Pour l'administration de la justice, le roi des Français et l'évêque d'Urgel
nomment cliacun un magistrat supérieur appelé viguier, avec la différence que le roi choisit
toujours un Français , tandis que l'évêque d'Urgel ne peut prendre pour viguier qu'un citoyen
andorran , qu'il a la faculté de révoquer au bout de trois ans. Le viguier de France, au con-
traire, est nommé à vie; du moins, jusqu'en 1831, il n'y avait pas d'exemple qu'un viguier
français eiit cessé ses fonctions tant que son âge lui avait permis de les exercer, et dans Je
cas, qui s'est très rarement présenté, d'empêchement physique, le viguier français avait
volontairement donné sa démission.
Justice civile. — Bailes. — Pour rendre la justice civile, chacun des viguiers nomme un
baile ou juge des causes civiles La nomination de ces bailes est le premier acte d'autorité que
fassent les viguiers. Aussitôt après l'installation d'un nouveau viguier, le baile nommé par
son prédécesseur cesse ses fonctions, et, sur une liste de six candidats membres du conseil
souverain, présentée au nouveau viguier par le syndic, celui-ci nomme son baile.
Justice criminelle. — Lorsque un crime a été commis, la première autorité qui en a con-
naissance en donne avis au viguier d'Urgel, qui, étant Andorran, se trouve dans le pays. On
LA RÉPUBLIQUE D' ANDORRE. 335
âge, sont écrits à chaque pas dans toutes les couches, dans tous les
blocs, par des hiéroglyphes qui défient ceux de nos obélisques,
c'est-à-dire par des coquilles parfaitement conservées. Puis les vol-
cans vinrent, non pas de ces volcans rapetisses qui, au jour de leur
plus grande fureur, se bornent à ensevelir Herculanum et Pompéia
dans un torrent de cendres, ou à troubler le sommeil des lazzaroni,
fait arrêter sans délai le prévenu. Le viguier prend aussi toutes les mesures qu'il juge con-
venables, et met, s'il le faut, tout le pays en armes.
Le viguier présent commence les inierrogatoires, aidé du notaire-secrétaire de la vallée,
et en donne avis sur-le-champ au viguier de France. Celui-ci, réuni à son collègue, prend
connaissance de l'affaire; ils continuent ensemble les informations, et lorsqu'ils jugent qu'il
peut y avoir lieu à peine afflictive, ils indiquent au syndic le Jour où la cour doit se réunir
et se constituer. Le syndic convoque pour le jour fixé le conseil général, qui s'assemble au
Talaisde la vallée, à la salle de ses séances. Les viguiers, dans leur costume, sont introduits
par quatre membres, ainsi que le juge d'appe! des causes civiles, mandé pour celle circon-
stance. Une messe du Saint-Esprit est célébrée dans la chapelle du Palais; après la messe,
le conseil général souverain nomme deux de ses membres pour être présens aux opérations
de la cour, et surveiller le maintien des formes et usages du pays, après quoi le conseil se
sépare, et la cour se trouve constituée.
Le viguier de France préside cette cour souveraine, qui a les pouvoirs les plus étendus
pour faire comparaître tout individu et suivre partout les traces du crime.
La cour reçoit avec ou sans serment tous les lémci.5rages qu'elle croit utiles à former sa
conviction. L'accusé a un notaire ou toute autre personne de son choix pour l'aider dans sa
défense. Il peut faire entendre des témoins à décharge. On appelle vulgairement l'avocat de
l'accusé Rahonador, ou parleur.
Toute autre justice est alors suspendue. Les juges civils ne peuvent rendre aucun jugement.
Les bailes et les consuls se tiennent à leur domicile, afin d'être toujours prêts à faire exécuter
les ordres de la cour.
La procédure étant finie, les viguiers seuls ont voix délibérative pour rendre le juge-
ment. Le jugement rendu, la cour fait savoir au syndic que ses opérations sont terminées;
celui-ci réunit de nouveau le conseil, et c'est en sa présence et sur la place publique, où la
cour se rend , escortée par le conseil général , que le jugement est prononcé.
Les jugemens de la cour sont sans appel; ils sont exécutés dans les vingt-quatre beures.
On suit dans la procédure et la rédaction des pièces les formes et usages établis de temps
immémorial. En cas de doute, on consulte les deux membres du constil général présens à
la cour, et, au besoin , les archives de la vallée. Lorsque la sentence a été exécutée, le conseil
général se réunit encore, et la session de la cour est close avec pompe.
11 est très rare que la cour criminelle soit convoquée. Il se commet fort peu de crimes
dans l'Andorre.
Lois. — Il n'y a pas de lois pénales écrites; il n'existe que quelques réglemens relatifs aux
formes à suivre dans les procès criminels et civils. Les vi.;uiers appliquent en leur ame et
conscience la peine qu'ils croient convenable d'après leur conviiMion , comme des jurés.
Les bailes, à qui sont déférées les causes civiles, jugent selon leur bon sens; et pour la
procédure, ils suivent plutôt les usages et habitudes que des lois positives.
Police. — La haute police est du ressort des viguiers. La police intérieure , relative aux
étrangers qui séjournent ou qui passent , est du ressort des consuls et des bailes , mais sous la
surveillance des viguiers, qui peuvent faire expulser du pays tout étranger dont ils croient
la présence nuisible.
Pénali'.é religieuse. — On conserve encore quelques punitions canoniques qui contribuent
puissamment à maintenir l'ancienne sévérité des mœurs. Il arrive quelquefois que, pour des
636 REVUE DES DEUX MONDES.
mais de ceux à qui il ne fallait rien moins que deux ou trois mille lieues
carrées de terrain à bouleverser, de ceux qui mettaient l'Océan en
émoi d'un pôle à l'autre, de ceux qui soulevaient, non pas des îles
éphémères de la taille de celles qui apparaissent parfois sur les côtes
de Sicile; mais de vastes pays, des continens entiers. Vous savez que,
comme Thaïes de Milet , le fondateur de la géologie moderne, le savant
laates très graves, on soit exclu pendant quelque temps de rinlérieur de Téglise, et l'on se
soumet à cette punition; on la supporte même avec une crainte respectueuse.
FINANCES.
Impôts. — Domaines publics. — Domaines communaux. — Les pacages des montagnes et
les bois constituent, pour l'Andorre, un domaine précieux. Outre qu'ils permettent d'élever
une grande quantité de bestiaux, c'est aussi une branche du revenu public. Ces pacages et
bois sont divisés en portions , les unes communales , les autres publiques. Les pacages et bois
communaux sont partagés en quatre portions, appelées quarts; chaque quart est affecté à
une ou deux paroisses, suivant la population. Chacune a sa part distincte et séparée, afin
d'éviter les contestations entre voisins. Pour l'ordre et la police des pacages, il y a un ma-
gistrat attaché à chaque quart, qu'on nomme commissaire du quart.
Les pacages publics sont les plus voisins de l'Espagne. On les afferme tous les ans aux
troupeaux à laine de l'Urgel, qui, dans Tété, quittent leur sol brûlant pour stationner dans
ces pâturages frais, où ils demeurent jusqu'au mois d'octobre. C'est la seule branche de
revenu assuré que possède l'Andorre. En outre, chaque paroisse s'impose d'après les besoins
de l'année. Cette imposition se compose d'une taxe personnelle et d'une taxe sur le revenu
présumé des terres que chacun possède, ainsi que sur le nombre des bestiaux. Ces impôts
sont tous très faibles. Les consuls en font le recouvrement, el en remettent le produit au
syndic.
Tous les bois de l'Andorre sont communaux; aucun habitant n'en possède pour son
compte, et chaque paroisse a son canton fixé. Ces bois étant plus que sufOsans pour les be-
soins de la population , chaque paroisse vend son excédant aux propriétaires des forges éta-
blies dans le pays. Les fonds provenant de ces ventes sont mis en réserve pour les dépenses
extraordinaires de la commune et de la vallée, telles que les réparations des églises et des
maisons-communes, le traitenient des vicaires, et l'envoi de commissaires en France ou
en Espagne pour réclamations à faire et privilèges à maintenir, etc.
Le syndic reçoit le montant de tous les impôts. Il paie la redevance à la France et à Tévê-
que d'Urgel; il acquitte toutes les dépenses arrêtées par le conseil souverain. Le surplus des
revenus sert aux frais indispensables d'administration, à l'entretien du Palais de la vallée,
au salaire du concierge, aux repas d'apparat que les différentes réunions du conseil néces-
sitent, à l'entretien des prisons, etc.
Le syndic rend compte au conseil général des dépenses ordinaires et extraordinaires. Ce
«•omple est arrêté tous les ans.
Salaire des autorités. — Les fonctions publiques sont gratuites.
Le service militaire lui-même n'est l'objet d'aucune rétribution. Les Andorrans convoqués
pour prêter main forte à l'autorité et faire des perquisitions dans les montagnes ne reçoivent
ni argent ni vivres; mais c'est un service toujours borné à peu de jours. Il ne s'agit dans ce
cas que d arrêter des malfaiteurs ou de quelque démonstration passagère. L'Andorre n'a
jamais pris part a«x guerres de ses voisins.
Dîmes. — Les Andorrans paient la dîme à l'évêque et au chapitre d'Urgel, de la même
manière qui fut réglée par Louis-le-Débonnaire. Le clergé local n'a, par conséquent, aucune
part à cette dîme. Chaque curé reçoit un traitenient fixe de l'évêque d'Urgel. Ce traitement,
fort modique, est augmenté par des fondations qui sont attachées aux cures de chaque pa-
LA RÉPUBLIQUE D'ANDORRE. 637
Werner, voulait que l'univers eût été exclusivement formé par l'eau;
s'il y a quelque chose de démontré aujourd'hui dans les sciences,
c'est que le feu a eu sa part, autant que l'eau, dans la création de
notre planète. Vous connaissez la théorie des soulèvemens dus à des
masses ignées dont les laves de nos volcans ne sont, heureusement
pour nous, que la dernière et pâle imitation; vous savez comment
cette théorie a été enfantée et soutenue par M. de Buch , et comment
M. É!ie de Beaumont a réussi à la perfectionner , à l'élucider, à la
rendre populaire. Ainsi Thaïes n'est pas le seul des sages de la Grèce
qui ait eu raison. Autrefois donc, le Mont-Perdu et le Pic du Midi étaient
sous l'eau , lorsque la croûte de la planète , contractée par le refroi-
roisse. Les vicaires sont payés des fonds particuliers et extraordinaires des communes. Il y a
aussi beaucoup de prêtres desservant les chapelles des suffragances auxquelles sont affectées
des fondations.
Réglemeus commerciaux. — La. vallée d'Andorre, à cause de sa constitution extrêmement
montagneuse, est presque tout entière en pacages et en bois. Il n'y a que très peu de champs
en culture, et, si ce n'est dans les années d'abondance, le pays ne produit point assez de
grains pour se nourrir. De là est née une loi commerciale fort sage. Les principaux proprié-
taires, qui récoltent des grains au-delà de leurs besoins, ne peuvent les vendre qu'à leurs
concitoyens; quelque prix qu'on leur en offrît dans les pays voisins, ils sont obligés de les
réserver pour les besoins des Andorrans. L'évêque d'Urgel lui-même et son chapitre ne
peuvent transporter en Espagne les grains provenant de la dîme; leurs fermiers sont
tenus d'en faire la vente en Andorre. Si plusieurs marchés avaient lieu dans la ville d'An-
dorre sans que la place fùl approvisionnée, et que les personnes qui ont des grains à vendre
refusassent de s'entendre avec les acheteurs, l'autorité locale, assistée du baile, pourrait, sur
la plainte de deux pères de famille, ouvrir de force un grenier, faire transporter les grains
sur la place, et les vendre au cours, sauf à verser le produit entre les mains du propriétaire.
Pour contribuer à assurer l'alimentation publique en Andorre, le gouvernement français a
autorisé les Andorrans à tirer tous les ans de la France, sans droits, une certaine quantité
de subsistances et autres objets de première nécessité , savoir : grains , 1,000 charges ; légumes,
30 charges; brebis, 1,200; bœufs, 60; vaches, 40; cochons, 200; mulets, 20; muletons, 50;
chevaux, 20;jumens, 20; poivre, 1,080 kilog.; poisson salé, 2,160 kilog. ; toile, 150 pièces.
Ils n'épuisent jamais cette faculté; ils ne peuvent faire cette extraction que par le bureau
de la douane d'Ax (Ariége).
FORCE ARMÉE.
Tous les habitans sont soldats au besoin. Chaque chef de famille est obligé d'avoir un fusil
de calibre et une certaine quantité de poudre et de balles. Dans les principales familles, on
ne se contente pas d'avoir l'arme ordonnée, et, suivant le nombre d'hommes en état de
porteries armes, on a plusieurs fusils, soit de chasse ou de calibre, et le chef de famille
peut se présenter avec tous ses enfans ou frères armés.
Les viguiers sont chefs supérieurs militaires; tous les hommes armés sont à leurs ordres
et disposition. L'organisation est fort simple. Chaque paroisse a un capitaine et deux sous-
officiers, appelés dannès, qui sont renouvelés tous les ans, et choisis par le conseil général
en même temps que les consuls; ils sont ensuite agréés par les viguiers. Tous les ans, dans
la semaine qui suit la Pentecôte, il est d'usage que les viguiers passent, en présence des
consuls et souvent des bailes, la revue des différentes paroisses, visitent les armes et s'as-
surent que chaque chef de famille possède la quantité voulue de munitions. Les viguiers
ont le droit de punir les contrevenans par un emprisonnement dont la durée est à leur grc.
638 KEVUE DES DEUX MONDES.
dissement, se brisa, et qu'un premier flot de granit fondu , débordant
au travers de la fente, éleva avec lui, du sein des eaux , la chaîne en-
tière, du point où est Bayonne à celui où est Perpignan. Voilà pour-
quoi aujourd'hui le centre des Pyrénées se compose habituellement
de roches granitiques, sur lesquelles reposent, tordues, contournées,
ployées en tous sens, les couches des autres terrains calcaires ou schis-
teux.
Après le granit est apparu dans les Pyrénées un nouvel agent, sou-
terrain et embrasé, de révolution ; c'est celui qui s'y montre au jour,
çà et là , sous forme de roches dures et tenaces , presque toujours
sonores sous le marteau , cristallines et de couleur verte. Les géo-
logues en distinguent deux variétés , appelées , la plus abondante ,
dioriie ou oplnte, l'autre Lherzoliie; tous les beaux galets verts dont
le lit des gaves ( rivières ) est parsemé, sont des fragmens roulés de
diorite; l'une et l'autre ont agi sur une bien moindre échelle et avec
bien moins d'énergie que le granit ; et cependant je tiens à vous en
parler, car la diorite et la Lherzolite, tout en fracassant la contrée,
alors que l'homme n'existait pas, semblaient avoir pour mission de
semer autour d'elles des trésors que nous devions exploiter un jour.
La Lherzolite était accompagnée de mines de fer, qu'on trouve au-
jourd'hui distribuées en filons, en nids, en amas, à peu de distance
des mamelons épars qu'elle compose. La diorite est elle-même fidèle-
ment escortée, mais toujours aussi à une certaine distance , par des
minerais de plomb ; elle a d'autres satellites , plus fidèles encore et
plus précieux pour l'homme: c'est le plâtre, ce sont les argiles impré-
gnées de sel , d'où sortent maintenant des sources salées , et sous
lesquelles, si l'on cherchait bien , on découvrirait peut-être des bancs
de sel gemme. Au reste , si la révolution qui donna issue à la diorite
et à la Lherzolite fut providentiellement signalée par des dons anti-
cipés en faveur du genre humain, qui était encore à venir, celle du
granit n'avait pas non plus été stérile ; car, dans les Pyrénées , il est
à remarquer que les sources sulfureuses dont ces montagnes sont si
admirablement dotées , se rencontrent toujours auprès de la sépara-
tion du granit et des autres terrains au travers desquels il s'est fait
jour. Ainsi, ce que nous serions tentés de prendre pour des boulever-
semens de notre planète, n'a vraiment été un cataclysme que pour les
Ichtyosaures et les Plésiosaures, pour le Palœothérium et l'Anaplothé-
rium, ou, en termes plus humaïns, pour les reptiles, les dragons, les
chimères et autres monstres qui régnaient alors sur la terre ; ainsi
que pour les térébratules , les belemnites, et l'innombrable popu-
LA REPUBLIQUE D'ANDORRE. 639
lace des coquilles univalves et bivalves, qui constituaient la classe
la plus pauvre de ce temps-là. Mais pour nous , gens du lendemain,
ce sont des crises favorables et de grands bienfaits, car nous devons
à ces révolutions une bonne partie de nos richesses minérales.
Vicdessos a obtenu un excellent lot dans cette distribution de
trésors souterrains. Dans un rayon de cinq à six lieues autour de ce
village, on trouve quelques-unes des plus belles carrières de plâtre
que les Pyrénées possèdent, une mine de plomb (celle d'Aulus), an-
ciennement exploitée, et qui donne de nouveau de belles espérances;
d'autres mines de plomb et de cuivre, d'argent, et même d'or, qui
furent travaillées par les Romains, et plus tard par les Arabes.
L'Ariége charrie des paillettes d'or, et c'est à cela qu'il doit son
nom. Enfin, à deux pas de Vicdessos est la mine de fer de Rancié,
l'une des plus vastes, des plus abondantes et des plus pures qu'il y
ait au monde.
La mine de Rancié, qui est la fortune delà vallée de Vicdessos, est
ouverte depuis des siècles; elle alimente presque toutes les forges ca-
talanes du midi, forges où le fer se fabrique, non d'après les procédés
anglais, mais d'après une méthode usitée bien avant les Romains (1).
(1) Jusqu'au moyen-àge, le fer était fabriqué ea tous pays, par petites quantités, dans
»le petits foyers, et en une seule opération. Depuis six à huit siècles, ce procédé a fait place
à un autre qui consiste à employer de grands appareils appelés hauts- fourneaux, au moyen
desquels on crée, par grandes masses, un produit intermédiaire appelé fer fondu ou fonte ,
que l'on convertit ensuite en fer forgé par une seconde opération nommée affinage. La mé-
iliode antique, quoique directe, a partout été effacée par la méthode nouvelle, quoique
celle-ci soit plus compliquée ; car les métallurgistes ont reconnu ce qui était déjà admis par
les hommes d'état , que la ligne droite n'était pas toujours le plus court chemin d'un point à
un autre. Dans les forges catalanes, c'est encore la méthode des anciens que l'on suit;
mais elle y a été graduellement améliorée, et à cause de ces perfectionnemens et de ceux
plus considérables qui semblent assurés pour une époque prochaine , elle continuera à pré-
valoir dans des localités telles que les Pyrénées, où il existe des minerais d'une richesse
exceptionnelle. Le nombre des forges catalanes est, en France, de 102, dontJiO dans le
seul département del'Ariége, eH7 dans ledépariement contigu de l'Aude. Toutes les forges
de r.\riége réunies donnent annuellement o'i.OOO quintaux métriques de fer. Une seule
usine à la moderne, comme celle de Decazeville ( Aveyron), pourrait produire 100,000
<iuinlaux métriques.
L'un des avantages de la méthode catalane consiste en ce qu'elle n'exige qu'une faible mise
de fonds. C'est environ 25,000 francs pour une forge à un feu. Elle se dislingue aussi, en France,
par une singularité politique et sociale, dont aucune autre industrie n'offre un exemple aussi
caractérisé. Les ouvriers dirigent la forge à peu près à leur gré; ils font, même en matière
de salaires, la loi à leur maître, d'après des tarifs anciennement convenus. Les maîtres
semblent sèlre complètement résignés à ce rôle subalterne. Autrefois, ils avaient, en com-
pensaiion, des bénéfices considérables , aujourd'hui, le maître de forge n'a guère plus de
prolits que deux ensemble de ses quatre principaux ouvriers. Le nombre des ouvriers atta-
chés à une forge est de huit.
La concuirence des grandes forges à l'anglaise déjà établies dans quelques départemens da
640 REVUE DES DEUX MONDES.
On ne compte dans ce pays que par dizaines de siècles. La mine ap-
partient aux huit communes de la vallée; elle leur a été régulièrement
concédée par le gouvernement de juillet; jusque-là elles n'en étaient
qu'usagères. Sous Napoléon, il avait été question d'employer le
fonds de réserve assez considérable de ces mines à doter un maré-
chal de l'empire; la propriété des mines elles-mêmes fut aussi un
instant menacée du même sort (1). Grâce à l'acte de concession accordé
en 1833, l'idée même de ces spoliations est désormais impossible.
La mine de Rancié a donné lieu à des travaux immenses fort intéres-
sans à visiter. Le système d'exploitation qui fut suivi autrefois y rend
sur plusieurs points l'extraction dangereuse, particulièrement vers
le printemps, et l'on y admire le courage des montagnards, qui font
le métier de mineurs, le sang-froid de leurs chefs ou jurais, et la
science des ingénieurs chargés par l'administration de diriger la
mine et de maintenir l'ordre et la sécurité dans les chantiers éta-
blis parmi les éboulis des anciens. Le minerai formée, au milieu de
la montagne, un amas qui, du niveau de la galerie Becquey, près
le village de Sem , au sommet du mont Rancié , a 538 mètres ( 1,650
pieds) de hauteur, sur une longueur à peu près indéfinie, et sur une
largeur qui souvent dépasse cent pieds. A force de tirer du minerai
du sein de la terre, sans plan régulier, sans laisser çà et là des pihers
pour soutenir le poids des couches supérieures, les anciens, les vieu.c
pcrc^, comme disent les mineurs de Belgique, ont bouleversé le ter-
rain , ont fait craquer la cime de Rancié, ont brisé et confondu la stra-
midi ne paraît point devoir renverser les forges catalanes. Celles-ci donnent des fers de
qualité supérieure; d'ailleurs, elles sont aujourd'hui en train de s'améliorer sous le rapport
économique, et sous celui de la fabrication en elle-même. Un couloir et une route que le dé-
partement va construire près de la mine de Rancié, abaisseront le prix du minerai. Une autrs
route que le gouvernement a résolue, et qui n'attend plus que la sanction de la commission
mixte, dont, il est vrai , la précipitation est le moindre défaut, amènera aux forges , à bon
compte, un autre minerai, celui de Puymorens, qu'il serait avantageux de mêlera celui de
Rancié. Les beaux travaux métallurgiques de M. l'ingénieur François pernuttent, dés à
présent, 1° de diminuer la consommation du combustible, qui est la plus grosse dépense
de ces forges; 2° de retirer d'une même quantité de minerai une plus forte proportion de fer,
et d'un fer meilleur; ôo de donner au fer, par quelques modifications dans le matériel, et par
l'application bien entendue de quelques-uns des mécanismes anglais, une meilleure façon
qui en augmenterait la valeur sur le marché. Déjà un grand établissement s'élève, où tous
ces perfectionnemens seront mis en pratique ; il est situé sur l'Ariége, à Saint-Antoine, à une
lieue environ au-dessus de Foix ; il est dirigé par un industriel éclairé et infatif.able, M Gar-
rigou, dont le nom rappelle, dans le raidi , de grands services rendus à l'industrie métallur-
gique. L'Ariége fournit à la forge de Saint-Antoine une force motrice de l,200 chevaux
(1) Ce projet rencontra une vive résistance de la part du préfet de l'Ariége et de M. d'Au-
, buisson, qui est encore aujourd'hui ingénieur en chef de l'arrondis: ement métallurgique
ûont le département de l'Ariége fait partie.
LA RÉPUBLIQUE d' ANDORRE. 641
tification du sol. Toutes les cavités qu'ils avaient ménagées au hasard
se sont réunies par des écroulemens successifs , en un seul , qui est
admirable de désordre, plus admirable que le chaos de Gavarnie.
On y trouve une salle ayant pour banquettes, pour tapisseries, pour
pavé, pour pendentifs et pour caissons à la voûte, des blocs anguleux
menaçans, à demi détachés, et gros comme des maisons. Elle est
de dimension telle, qu'on pourrait y loger aisément Notre-Dame de
Paris avec ses deux tours , et par-dessus les tours, la Colonne Yen-
dôme; lorsque je suis allé voir la mine, l'ingénieur qui nous condui-
sait avait fait allumer des torches d'espace en espace, du haut en bas
de cette vaste nef; des mineurs tenant des morceaux de sapin em-
brasés , sautaient de roche en roche ; l'un d'eux s'était hissé sur un
bloc triangulaire isolé, posé comme une pyramide au milieu de la
caverne, et que l'ingénieur appelle sa tête d'Ossian. L'explosion de
la poudre, qui mettait en éclat des massifs de minerai dans d'autres
ateliers éloignés , se répercutait dans tous les coins de cette chambre
de Titans. Nous questionnions les mineurs sur les dangers qu'ils cou-
raient, lorsqu'au printemps, quand vient le dégel, la montagne en
travail agite ses flancs , et que les rochers , jouant les uns sur les
autres, se resserrent, se détachent, se précipitent. Nous félicitions
l'ingénieur de l'audace avec laquelle il prit sur lui d'ordonner et de
faire construire , sans quitter un instant de sa personne le champ
d'honneur, une galerie blindée au travers de cet éboulis gigantesque,
afin de diminuer les chances d'accident pendant l'allée et la venue des
mineurs, quand ils se rendent au travail et quand ils en sortent (1).
Nous écoutions le récit d'un vieux jurât qui décrivait naïvement le
zèle infatigable des ouvriers , leur discipline et leur profond silence ,
lorsque l'on travaillait à délivrer quelques frères que la chute d'un
bloc ou l'écrasement d'une galerie tenait emprisonnés sans vivres et
sans lumière, et qui subissaient ainsi le supplice d'Ugolin. Nous
excusions pleinement alors, en raison des prouesses que toutes les
voix attribuaient aux mineurs de Gouher, l'appétit colossal et le
gros sensualisme de ces braves gens. Nous arrachions à cet im-
passible cicérone quelques détails sur les accidens dont il avait été le
témoin, sur les déhvrances auxquelles il avait coopéré, sur les scènes
de douleur qui avaient eu pour théâtre cette vaste chambre où, non-
chalamment assis sur un bloc , il était cependant à l'aise comme au
(1) A peine ce blindage , qui occupa tous les mineurs pendant quinze jours , était-il achevé,
qu'un éboulement eut lieu et couvrit de ses débris amoncelés l'un des passages les plus fré-
quentés auparavant.
TOME XII. 41
64-â REVUE DES DEUX MONDES.
coin de son feu. « Nous ne sommes pas les seuls, dit-il, qu'il y ait
ici ; d'autres habitent cette même salle pour toujours , enterrés sous
des monceaux de pierre. Et c'est ici que l'on a dit pour eux la messe
des morts. » Il y a quelques années, un homme fut pris entre deux
rochers qui se rapprochaient, et il y fut lentement écrasé, malgré
les efforts prodigieux que flrent tous les mineurs , et surtout les
hommes de Goulier, pour l'en dégager. Le curé de Vicdessos vint
donner l'extréme-onction à ce malheureux au milieu de ses tortures ;
puis, l'on fit autour de lui, sur le lieu même, un service funèbre.
Quel tableau que les quatre cents mineurs à genoux, leur marteau
à côté d'eux, et leur lampe à la main, avec leur ingénieur et leurs
jurats , autour des deux terribles rochers qui avaient broyé leur
ami î quelle puissance devait avoir la voix du prêtre avec les mornes
échos qui la répétaient sourdement ! quel DeProfundis on dut chanter
dans cette catacombe!
Si cette lettre n'était déjà bien longue , je vous dirais tout ce que
vaut au pays la mine de Rancié, les efforts auxquels s'est décidé le dé-
partement pour la rendre plus productive, le concours qu'il sollicite
du gouvernement et auquel il adroit, car, jusqu'à présent, le dépar-
tement de l'Ariége a été beaucoup plus partie payante que partie
prenante au budget , je vous détaillerais les travaux variés et déci-
sifs d'un jeune et savant ingénieur, M. François, qui, à force d'ob-
servations et d'expériences , en sacrifiant sa santé et son argent , a
découvert le moyen de régénérer, en lui conservant son antique
caractère, l'industrie des fers de l'Ariége, gravement compromise
par la concurrence des grandes forges qui se sont élevées dans le
midi ; je vous signalerais les résultats déjà réalisés par l'esprit d'as-
sociation; je vous montreraisles maîtres de forges et le conseil-général
du département se concertant pour donner aux forges locales ce que,
jusqu'à présent, le gouvernement n'a pas su organiser au profit de
l'industrie des fers en général, un établissement-modèle. Mais tous
mes souvenirs se reportent, malgré moi, maintenant, vers la basi-
lique souterraine des mines de Rancié, et vers le discours du vieux
Jurât. Je n'ai plus de mémoire pour autre chose.
Michel Chevalier.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
30 novembre 1837.
Une question grave et délicate, contre laquelle s'est brisé le ministère
du 11 octobre, s'agite depuis quelques jours dans le public, dans la presse,
et dans le sein du cabinet, non moins que dans les coulisses de la Bourse.
C'est celle de la conversion du 5 pour 100, qui, après avoir long-temps
cessé d'occuper l'esprit public, a surgi tout à coup, on ne sait trop com-
ment, du milieu des élections, comme une question nouvelle et inattendue.
Un jour, en effet, que le 5 pour 100 avait éprouvé une forte baisse, on s'est
avisé que le mot de conversion avait été prononcé dans les collèges électo-
raux, que l'engagement de provoquer ou d'appuyer cette mesure était au
nombre des promesses faites par beaucoup de candidats, et que l'oppor-
tunité d'en venir à l'exécution , car ce n'est plus aujourd'hui qu'une affaire
de temps, serait infailliblement discutée dans le cours de la prochaine ses-
sion. De là les bruits plus circonstanciés qui ont aussitôt couru, et l'ébran-
lement communiqué à l'opinion par le mouvement tumultueux des intérêts
divers que touche une mesure de ce genre.
Quand on envisage la question de saog-froid , on ne la trouve point telle
que la représentent des opinions également exagérées, une source de tous
biens, ou une boîte de Pandore. On y voit un moyen d'économies dési-
rables, mais dont la réalisation sera très lente; un droit incontestable, mais
dont l'exercice aura des rigueurs que la sagesse du législateur devra tem-
pérer; une opération très praticable sous plusieurs formes, mais qui pour-
rait être suspendue dans son cours par certains évènemens dont la probabi-
lité doit entrer en ligne de compte; enfin une facilité de plus pour l'industrie
qui se procurera des capitaux à meilleur marché, mais aussi un nouvel ali-
ment à l'agiotage et un remuement dans les fortunes qui fera bien quelques
victimes. A côté d'avantages incontestables, il y a donc ici des inconvéniens
assez nombreux. En établir l'exacte balance serait peut-être chose diffî-
41.
on REVUE DES DEUX MONDES.
oile ; nous croyons néanmoins que les premiers l'emportent sur les seconds,
et nous le croyons avec la majorité du pays, qui nous paraît avoir très
clairement décidé la question. Ce n'est plus une question entière; il y a, en
faveur delà conversion, l'autorité delà chose jugée, quant au principe;
il y a engagement pris de la part des grands pouvoirs de l'état; il y a con-
dition acceptée, môme par ceux qui avaient fait la plus longue résistance,
et sans autre réserve que celle de l'appréciation des circonstances , appré-
ciation qui appartient de plein droit au gouvernement. Aussi doit-on
s'étonner de ce que les adversaires quand même de la conversion raisonnent
encore comme ils l'auraient pu faire il y a deux ans, et comme si la ques-
tion n'avait pas fait un pas depuis la fameuse interpellation de M. Augustin
Giraud. Mais depuis cette époque, tout le monde a été transporté de gré
ou de force sur un autre terrain , et à moins d'annuler les conclusions du
rapport de M. Laplagne, adoptées par la chambre des députés, tout ce
qu'on peut faire aujourd'hui, c'est de chercher comment la conversion
s'opérera le plus sûrement, avec le plus de succès et d'avantage pour l'état,
avec le moins d'inconvéniens et de rigueur pour les rentiers, et si les cir-
constances permettent de s'engager dans l'opération.
On ne devait pas s'attendre à voir le ministère courir au-devant des diffi-
cultés de toute nature que la conversion présente et des dangers qu'elle
pourrait avoir en certains cas. D'autres questions, non moins importantes
pour la prospérité de la France, d'autres grandes mesures d'utilité publique,
lui paraissaient suffire à la session prochaine, et pour qui veut regarder un
peu au-delà du moment présent, la situation générale des affaires n'est pas
tellement assurée, tellement dégagée d'inquiétudes et de chances mauvaises,
qu'une administration sage et prévoyante doive ambitionner la responsabi-
lité d'une aussi périlleuse initiative. C'est assez que le ministère ne soit pas
pris au dépourvu et qu'il se soit du moins arrêté à quelques principes fon-
damentaux sur les détails de la question , pour le cas ©ù le vœu de la chambre
se prononcerait formellement en faveur de la conversion. Or, cette position
d'expectative, il l'a prise, et la gardera, si nous sommes bien informés,
pour n'avoir, en matière si grave, d'autre responsabilité que celle de la mise
à exécution. Au lieu de donner la première impulsion, il la recevra, et c'est
une résolution dont on ne saurait le blâmer, quoiqu'en général un gouver-
nement ait d'autres devoirs. Mais cette fois, et quand il s'agit d'une mesure
où sont engagés tant et de si grands intérêts, il y aurait de la légèreté à ne
pas attendre une provocation solennelle pour descendre dans l'arène.
Nous avons impartialement constaté dans notre dernière chronique l'in-
l'ontestable accroissement du centre gauche. Plus on approfondit le résultat
des élections, plus on étudie les influences qui les ont dominées, plus on
ôst porté à croire que cette fraction de l'ancienne majorité est appelée à jouer,
dans la nouvelle chambre, un rôle prépondérant. A ceux qui nient l'exis-
tence du centre gauche, nous nous contenterons de répondre que bientôt il
faudra compter avec lui , et que dans la pratique des affaires il commandera
REVUE. — CHRONIQUE. 6*5
plus de ménagemens que depuis quelques jours on ne lui en témoigne dans
la théorie. C'est là une question que les premiers actes de la chambre au-
ront bien vite éc'aircie, et que nous ne faisons pas difficulté d'abandonner
jusque-là, pour n'y point mêler ces noms propres qui soulèvent si mal à
propos tant d'injustes et maladroites accusations.
Ce ne sera point la faute du gouvernement si bientôt le système des com-
munications intérieures de la France ne s'enrichit d'une ou deux grandes
lignes de chemins de fer, et si l'activité nationale ne s'engage pas dans cette
féconde carrière oii nos voisins ont déjà fait de si merveilleux progrès. Plu-
sieurs entreprises de ce genre ont été désignées à sa sollicitude par une
commission spéciale , chargée d'étudier toutes les questions relatives aux
chemins de fer en France , et qui lui a présenté un rapport non moins re-
marquable par l'élévation des idées que par la sagesse des conclusions pra-
tiques. Elle a indiqué dans quel ordre d'importance doivent se classer les
divers projets formés et étudiés depuis trois ou quatre ans, quel serait le
meilleur moyen d'en assurer l'exécution , et le procédé à suivre pour conci-
lier deux intérêts précieux, le développement de l'esprit d'association et
l'intervention nécessaire du gouvernement. Le ministre du commerce et des
travaux publics, qui présidait la commission, y a préludé aux discussions
plus éclatantes, sinon plus approfondies, que les propositions du gouverne-
ment auront à soutenir dans le sein des chambres, principalement sur les
points qui touchent au système d'exécution et aux droits de l'état. M. 3îoIé,
qui , dans les régions élevées de la politique, n'a pas oublié que l'empereur
l'avait appelé, bien jeune encore, à la place de directeur des ponts-et-chaus-
sées, s'occupe aujourd'hui de ces questions vitales pour la prospérité de la
France avec l'intelligence de l'homme spécial et la hauteur de vues de
l'homme d'état. Il faut espérer que la chambre nouvelle mettra son hon-
neur à seconder les projets du cabinet et à réaliser un plan mûri par les
consciencieuses études de plusieurs années. C'est une partie du mandat que
lui ont donné les électeurs, et si les députés ont promis à leurs commettans de
défendre les intérêts des localités qui les ont élus, ils ne se sont pas engagés
à leur subordonner les intérêts généraux de la France. Dans ces sortes de
questions, le gouvernement est impartial; et comme il voit de plus haut, on
doit presque toujours supposer qu'il voit mieux.
En ouvrant, il y a peu de jours, le premier parlement de son règne , la
reine d'Angleterre a prononcé un discours insignifiant et peu étendu, qui
ne devait pas provoquer au début d'une session les discussions orageuses que
s'est empressé de soulever, contre l'avis de tous les siens, un des chefs du
parti radical, M. Wakley, représentant de la métropole. Le ministère ne
demandait, en réponse au discours du trône, qu'une adresse sans couleur,
écho dessentimens de la nation envers sa jeune souveraine, expression vague
des espérauces qui se rattachaient à son nom, un langage d'affection et de
dévouement que tous les partis adoptassent aisément sans se compromettre,
les uns sans approuver la politique du cabinet, les autres sans renoncer à leurs
646 REVUE DES DEUX MONDES.
principes de liberté plus large, et à leurs prétentions de réformes plus inci-
sives. En un mot, le ministère voulait ajourner le combat , et ne pas intro-
duire des divisions prématurées dans le faisceau de la majorité, assez faible,
sur laquelle il lui était permis de compter. Ce calcul n'a pas réussi , et dès le
premier jour l'impatience de M. VY akley a fait éclater entre les whigs et les
radicaux une scission devenue inévitable depuis la mort de Guillaume IV.
La position du ministère whig est, en effet, bien changée depuis cette époque.
Sous le feu roi, il avait contre lui la cour, et même un peu le souverain, qui
s'en était, un beau jour, très lestement débarrassé, et qui le subissait avec
résignation plutôt qu'il ne lui donnait sa confiance. Maintenant, au contraire,
la reine , sa cour, toutes les influences de choix ou de situation qui l'environ-
Dent, sont favorables à lord Melbourne et à ses collègues; ils ne soupçonnent
pas de conspiration permanente, organisée et soutenue de haut contre leur
existence ministérielle. Une confiance et une harmonie parfaites caractérisent
toutes leurs relations avec le souverain, et les effets de cette faveur s 'éten-
dent fort loin jusque dans les rangs de la société tory , attachée à la royauté
par principe et par habitude. Plus fort du côté de la cour, le ministère l'est
donc aussi du côté de la chambre des communes', où il a moins besoin de
l'appui des radicaux, certain de retrouver parmi les représentans des comtés
et de l'intérêt agricole autant de voix qu'il en perdra sur les bancs de
M. Hume, de M. Leader, de sir W. Molesworth, et des autres notabilités
du parti radical.
C'est dans cette position nouvelle qu'un amendement très ambitieux de
M. Wakley a trouvé le ministère Melbourne. Il s'agissait d'introduire dans
l'adresse un paragraphe par lequel la chambre des communes aurait for-
mellement demandé l'extension du droit électoral, le vote au scrutin secret,
ce fameux vote by ballot, qui a fait les frais de tant d'immenses discours dans
les innombrables banquets politiques de cette année , et enfin le rappel de
l'acte septennal pour fixer désormais à trois ans la durée légale des parle-
mens. M. Wakley avait aussi parlé , dans son discours , de l'abolition des lois
sur les céréales, question des villes manufacturières contre les campagnes,
qui suffit à elle seule pour expliquer comment les candidats conservateurs
ont triomphé dans la grande majorité des comtés d'Angleterre; mais son
amendement ne contenait rien à ce sujet : c'eût été trop, même à ses yeux ,
de provoquer du même coup une révolution politique et une révolution
économique. Il s'en est tenu à la première, qui a suffi pour faire éclater
l'orage.
Le parti radical ayant ainsi jeté le gant, lord John Russell l'a relevé au nom
du ministère et de tout le parti whig. On demandait à grands cris une nou-
velle extension du droit électoral, c'est-à-dire une réforme dubill de réforme;
on déclarait que le système actuel de la représentation était un véritable fléau
pour le peuple; que cette représentation était d'ailleurs un mensonge, et que
le peuple était plus soumis que jamais à l'influence corruptrice de l'arislocra-
tie de naissance et de l'aristocralie d'argent. Lord John Russell a répondu ,
REVUE. — CHRONIQUE. 647
sans nier la réalité des abus dont on se plaignait, que si le bill de réforme
était toujours susceptible de recevoir des améliorations dans ses détails, il
n'en était pas moins une mesure définitive , autant que les institutions hu-
maines peuvent être regardées comme choses définitives. Mais dans sa pen-
sée, dans celle de lord Grey et de lord Althorp, dans celle de la plupart des
hommes d'état qui avaient voulu , fait ou accepté la réforme, c'était une
mesure définitive et complète pour long-temps. Il ne se prêterait pas à re-
faire, tous les quatre ou cinq ans, une pareille expérience au gré de pas-
sions ou de théories impatientes, qui devançaient de beaucoup trop loin les
progrès du pays et les changemens réels de la société. Lord John Russell a
caractérisé d'une manière encore plus nette ces déclarations déjà si graves
dans sa bouche. Il a dit que l'importance acquise dans la chambre des com-
munes par les représentans des comtés , qui le sont en même temps de l'in-
térêt agricole, était au nombre des résultats prévus et désirés du bill de
réforme, annonçant ainsi l'intention de ménager une classe influente, et d'y
recruter des alliés.
Tel est le langage que lord John Russell a tenu deux jours de suite, la
seconde fois en réponse aux violentes attaques de M. Leader, qui s'est con-
stitué le défenseur officiel des mécontens canadiens contre les résolutions
adoptées par le gouvernement anglais. Souvent applaudi par les tories, ce
langage a été reçu par les radicaux comme une déclaration de guerre, ou
du moins comme le symptôme d'une éclatante rupture, et le prix d'une
coalition , dont ils font les frais, entre le ministère et la partie flottante des
conservateurs. L'irritation qu'il a produite, contenue dans l'enceinte de la
chambre, n'en a fait que plus vivement explosion au dehors, dans une de
ces réunions populaires où les membres radicaux des communes deviennent,
bon gré mal gré, solidaires des extravagances débitées par quelques tribuns
de bas étage. M. O'Connell, évidemment fort embarrassé , et qui est en ce
moment même obligé de se défendre contre M. Crawford d'une accusation
de ministérialisme, a cru devoir déclarer qu'il n'était plus whig-radical, mais
radical dans toute la force du terme, purement et simplement. Après tout,
il est douteux que les choses aillent plus loin de quelque temps; le parti ra-
dical n'est pas assez fort pour essayer de marcher seul dans sa voie , et le
ministère peut encore compter sur son assistance dans plusieurs questions où
les tories ne sont pas disposés à se rendre sanscombat. Mais le ministère whig
n'en a pas moins repris sa véritable place à la tête des affaires, tandis que
depuis deux ans il paraissait à la suite d'une opinion qui le dominait, le
protégeait, et le lui faisait sentir. C'est de la chambre des lords qu'il dépend
de hâter la décomposition entière de l'ancienne majorité réformiste. Les
concessions qu'elle fera sur les questions relatives à l'Irlande contribueront
de plus en plus à détacher le cabinet des radicaux dans la chambre des
communes, parce qu'il n'aura plus besoin d'emprunter leurs menaces et
leurs théories révolutionnaires pour réduire l'opiniâtre résistance de lapairie.
Du reste , le parti tory se ferait une grande illusion, s'il se croyait près de
648 REVUE DES DEUX MONDES.
ressaisir le pouvoir à la faveur des divisions de ses adversaires. Ce qu'il
prend volontiers pour une réaction du peuple anglais vers lui, n'est que le
désir de s'arrêter quelque temps sur le terraiu conquis par la réforme , en
demeurant sous la bannière des chefs qui ont accompli la conquête, c'est-
à-dire qu'en ce moment le peuple anglais considère certainement la réforme
comme une mesure définitive pour de longues années , et c'est là qu'est la
force du ministère ; mais !e peuple anglais veut en même temps une entière
sécurité pour la conservation de ce qui lui est acquis, et avec sir R. Peel pour
premier ministre , il ne croirait pas l'avoir.
Pendant que la reine d'Angleterre ouvrait son parlement, la reine régente
d'Espagne ouvrait aussi la nouvelle législature espagnole, formée d'après la
constitution de 1837 et composée de deux chambres. Son ministère lui a fait
tenir, en cette occasion, un langage raisonnable, conciliant et modeste,
qui répond bien à la situation des choses et au caractère des derniers évè-
nemens. Pas d'exagération dans les promesses, plus de sincérité dans les
aveux et moins de jactance que de coutume, de bonnes intentions el. des
vues libérales sans charlatanisme, une juste confiance dans l'avenir, des
expressions convenables sur le différend avec la Sardaigne et sur les rapports
avec les puissances qui n'ont pas reconnu la reine Isabelle II, justice entière
rendue à la France et à l'Angleterre pour l'exécution du traité de la qua-
druple alliance, tels sont les principaux traits qui distinguent ce discours.
Le ministère s'y est complètement effacé, bien que ses efforts aient eu au-
tant de succès que le comportaient les circonstances, et qu'ils aient au moins
arrêté la dissolution universelle dont semblaient menacés tous les élémens
de la force sociale.
Quelques esprits faciles à effrayer craignent que les deux chambres sou-
tenues par la reine, le général Espartero et le baron de Meer, ne se laissent
entraîner par les modérés , qui s'y trouvent en grand nombre, dans une
réaction violente contre les personnes et les choses de ces deux dernières
années. Ou évoque le fantôme du statut royal; on prête aux hommes d'état
qui ont gouverné l'Espagne sous son empire , des resseniimens et des pen-
sées de vengeances qui se préparent à éclater dès que le pouvoir sera
revenu entre leurs mains , et les sanglantes exécutions de Miranda et de
Pampelune sont citées comme le prélude de ce mouvement réactionnaire.
Nous croyons ces craintes mal fondées. Le parti qu'on a voulu flétrir et
rendre odieux en lui donnant le nom d'estatutiste, ce parti modéré qui
réunit le plus de talens, d'élévation et de lumières , ne songe pas à revenir
sur le passé : il a pleinement accepté la constitution de 1837, qui réalise, à
peu de chose près, ses désirs et ses vues, et dont la première application a
eu pour résultat de lui rendre son influence légitime dans le gouvernement
de sa patrie. Les mesures adoptées par le comte de Luchana pour rétablir
et venger, par d'éclatans exemples, la discipline des armées espagnoles,
sont sévères; mais la politique n'y est pour rien, et le châtiment , quelque
rigoureux qu'il soit, d'assassinats horribles, n'est pas plus de la réaction
REVUE. — CHRONIQUE. 649
anti-libérale que ces assassinats eux-mêmes n'étaient du progrès ou du libé-
ralisme. Il ne faut pas confondre deux ordres de faits entièrement différons
et mêler des questions de doctrines politiques avec des questions de subor-
dination militaire. Ce ne sont pas d'ailleurs les corps d'armée où l'esprit
d'indiscipline et de licence s'est donné libre carrière qui ont remporté le
plus de victoires sur les carlistes. Il est tout aussi injuste d'accuser la con-
duite du baron de Meer à Barcelone, quoique plusieurs députés de la Cata-
logne, qui ne siègent point dans la nouvelle chambre, l'aient violemment
attaquée à la fin de la dernière session. Le baron de Meer, appelé à Barce-
lone pour y rétablir l'ordre, cruellement troublé par des révoltes sans cesse
renaissantes, y a déployé l'énergie que la grande majorité des citoyens pai-
sibles attendait de lui, et, dans les circonstances extraordinaires où se
trouve l'Espagne, il a usé des pouvoirs extraordinaires que toutes les corpo-
rations de cette ville le suppliaient d'exercer pour son salut. Ce n'est pas là
non plus de la réaction ; c'est de la légitime défense ; c'est la condition , tou-
jours la même, des temps de révolution et de guerre civile , où la société,
affaiblie par tant de causes, se garantit comme elle le peut contre les éga-
remens et les aveugles fureurs qu'enfante une lutte désespérée.
Ce serait un grand malheur pour l'Espagne, si les forces de l'opinion
libérale, actuellement réunies, en apparence au moins, sous le drapeau de
la constitution de 1837, se divisaient de nouveau. Don Carlos, que le gou-
vernement de la reine n'a pas encore le droit de déclarer définitivement
vaincu, et qui est bien loin de s'avouer tel, y retrouverait aussitôt les
chances de supériorité qui lui échappent. L'expérience qu'on a faite de-
puis deux ans des résultats de l'élan révolutionnaire , a trop clairement
démontré que le prétendant n'avait rien à en craindre, et que les moyens
ordinaires d'un gouvernement régulier, s'ils étaient bien dirigés, offraient
encore à la cause constitutionnelle la perspective d'une lutte moins dés-
avantageuse.
La question d'Espagne n'a point été soulevée dans la discussion de l'adresse
du parlement anglais. A peine quelques mots sans le moindre retentisse-
ment prononcés à la chambre des communes sur ce sujet par un orateur
obscur, et que le ministère a laissé tomber sans y faire attention I Est-ce
indifférence de l'opinion publique? Est-ce confiance dans le succès définitif
de la jeune reine sans secours étranger? nous ne le croyons pas. Ou bien ne
serait-ce pas entre tous les partis un accord tacite pour masquer, d'un côté,
la retraite de l'Angleterre à Madrid sur la question politique, et, de l'autre,
l'occupation, de jour en jour plus sérieuse, du Passage par les forces anglaises,
sous le drapeau anglais? On dit que M. Yilliers, ambassadeur d'Angleterre
en Espagne, vient d'obtenir de sa cour un congé; mais elle lui confère en
même temps un honneur qui prouve combien sa conduite est toujours ap-
préciée, malgré le peu de succès du parti avec lequel il avait contracté de
si étroites liaisons.
Les derniers échecs du prétendant ont fait de nouveau répandre le bruit
650 REVUE DES DEUX MONDES.
de négociations entamées entre les grandes puissances pour mettre un terme
à la guerre civile d'Espagne , par un arrangement qui aurait pour base prin-
cipale le mariage de la jeune reine avec le fils aîné de don Carlos. Que ce
projet ait existé et qu'il puisse reprendre faveur auprès de certains cabinets,
c'est ce dont on ne saurait douter. Mais il est d'une exécution impossible; et
sans le concours de la France , qui se chargerait d'en imposer l'acceptation
aux parties belligérantes? Ce qui ressort le plus clairement de toute la politi-
que du gouvernement français envers l'Espagne, c'est l'invariable détermi-
nation de ne pas mêler le drapeau français dans la querelle, tout en rendant
néanmois assez de services à la cause de la reine pour mettre hors de doute
l'attachement qu'on lui porte; mais on n'ira point au-delà. On ne veut pas
avoir la lourde responsabilité de l'avenir de l'Espagne, en épousant telle ou
telle combinaison d'hommes ou de choses, qu'il faudrait ensuite soutenir
d'une manière efficace. Et, pour tout dire, on est parvenu, servi par des
évènemens inespérés, à faire entièrement abandonner cette question par
l'opinion publique, qui jamais n'a été convenablement dirigée sur ce grand
intérêt, commun à la révolution et à la dynastie de juillet.
Le gouvernement portugais a enfin surmonté les obstacles qui s'opposaient
depuis si long-temps à la formation d'un nouveau ministère, et deux des gé-
néraux qui ont vaincu l'insurrection chartiste sont entrés dans le cabinet. Ce
sont MM. de Sa da Bandeira , en qualité de président du conseil , ministre des
affaires étrangères, et le baron de Bomlim, en qualité de ministre de la
marine, chargé par intérim du portefeuille de la guerre. On aurait désiré
que le vicomte Das Antas acceptât ce département, qui n'est pas encore rem-
pli; mais il a voulu s'en tenir au titre d'inspecleur-général de l'armée,
pour se livrer entièrement à la réorganisation des forces nationales, qui ont
cruellement souffert des derniers troubles et de la pénurie du trésor. La
composition de ce ministère est de nature à rétablir entre les cortès consti-
tuantes et la cour une harmonie qui n'existait plus, et que le malheureux
état du Portugal rend plus nécessaire que jamais. Dans le premier mouve-
ment d'irritation qui avait suivi la résistance de la reine aux propositions de
son ministère contre les officiers et généraux révoltés, au moment même
où succombait la cause chartiste, les cortès, dominées par l'influence des
clubs et d'une partie de la garde nationale, avaient refusé au pouvoir royal
toute intervention dans la constitution du sénat. Le sénat devait émaner di-
rectement des collèges électoraux, et la législature devait se composer de
deux corps purement électifs. A la suite de ce vote, une scission s'était
opérée dans le sein des cortès, et plusieurs membres avaient cessé de
prendre part aux opérations de l'assemblée, qui, effectivement, était sortie
par là de la voie dans laquelle elle avait marché jusqu'alors. Déjà le minis-
tère de M. de Castro avait cessé d'exister; sa démission était donnée, et il
n'attendait pour se retirer que la nomination de ses successeurs. Mais la dé-
cision des cortès à l'égard du sénat devint un grand obstacle. Les person-
nages politiques appelés à former le noyau d'une nouvelle administration
REVUE. — CHRONIQUE. 651
refusaient de subir cette loi , que la couronne elle-même trouvait bien Jure,
et qui était bien plutôt un acte do représailles qu'une affaire de principes
constitutionnels. On chercha donc à faire revenir les cortès sur une décision
d'entraînement, et il paraît que l'on y a réussi. Un article du journal offi-
ciel signala l'espèce de violence sous l'impression de laquelle l'assemblée
avait voté la disposition relative au sénat, la présence de gardes nationaux
armés dans les galeries et les couloirs de la salle, et même les menaces qui
avaient été proférées. Quoique cet article ait provoqué une discussion assez
vive et des accusations fort aigres contre M. Manoel de Castro Pereira, ex-
ministre des affaires étrangères, soupçonné d'en être l'auteur, on a cepen-
dant trouvé moyen de réparer la faute qu'il indiquait, et, par une nouvelle
décision, les cortès ont accordé à la couronne le droit de choisir les séna-
teurs sur une triple liste de candidats présentés par les collèges électoraux,
€e qui est, comme l'on sait, la combinaison adoptée en Espagne. Un des
points fondamentaux de la constitution se trouve ainsi ramené à des condi-
tions plus monarchiques.
L'heureux rétablissement de la bonne intelligence entre la cour et l'assem-
blée a été célébré par un dîner auquel les circonstances ont donné l'impor-
tance d'un événement politique. Les ministres, le vicomte Das A.ntas, les
principaux membres des cortès, le vicomte de Reguengo, qui a joué un
rôle si éminent dans les mesures adoptées pour défendre Lisbonne contre les
maréchaux insurgés, en un mot tous les chefs du parti constitutionnel, se
sont trouvés réunis autour de la table royale , et le prince Ferdinand semble
chercher à s'identifier plus complètement avec la société portugaise. Le mi-
nistère lui-même est composé d'hommes honorables qui doivent inspirer à
la cour une entière confiance. Leur énergie et leur résolution dans la der-
nière crise peuvent aussi rassurer le parti libéral sur leurs intentions; mais
Ja tranquillité du Portugal dépend toujours de l'Angleterre et de son attitude
envers un gouvernement qui , après tout , ne lui est pas hostile, bien que les
nouvelles institutions irrévocablement acquises au peuple portugais ne per-
mettent pius au cabinet de Saint-James d'exercer sur ses destinées une in-
lluence aussi exclusive et aussi prépondérante que par le passé.
Le Hanovre et son roi continuent à fixer l'attention de l'Allemagne. On se
demande quel sera le dénouement de cette crise, si le peuple hanovrien se
soumettra paisiblement aux caprices de son nouveau souverain, s'il essaiera
de résister, et comment se manifestera sa résistance. De tous les états consti-
tutionnels allemands, celui qui porte le plus vif intérêt à la question est l'état
de Hesse-Cassel, qui se croit menacé du même sort que le Hanovre, et sous le
même prétexte , si le roi Ernest-Auguste réussit à faire prévaloir ses vues,
ce qui est assez probable. Jusqu'ici du moins, le pays est demeuré très calme,
*t le seul symptôme d'agitation et de résistance qui se soit montré est la pro-
testation de sept professeurs de l'université de Gœttingue, qui ont déclaré
ne vouloir prendre aucune part à l'élection d'un député autrement que
d'après la constitution de 1833. Le roi a pour lui l'armée, dont il a cherché,
G52 REVUE DES DEUX MONDES.
dès le premier jour de son arrivée dans le royaume, à gagner l'affection , une
aristocratie puissante, des états provinciaux où elle domine, et qu'il flatte
du rétablissement de leurs anciens privilèges; il a pour lui enfin l'inertie et
rindifférence des masses, au sein desquelles n'avait pas eu le temps de pé-
nétrer l'intelligence des principes constitutionnels. Ce qu'on ne s'explique
pas, c'est que les anciens ministres , qui avaient donné leur démission, con-
sentent maintenant non-seulement à garder leurs portefeuilles, mais à recon-
naître la suprématie ofticielle du titre accordé et confirmé à M. de Scheele.
Dans la nouvelle organisation du ministère hanovrien que le roi vient de
décréter, un ministre d'état et de cabinet concentre sur lui seul toute l'im-
portance politique; ses rapports immédiats avec le souverain, l'étendue de
ses pouvoirs, le nombre de ses attributions, tout contribue à le placer bien
au-dessus des autres chefs de départemens ministériels, qui ne sont guère
auprès de lui que de simples directeurs. C'est beaucoup plus qu'un président
du conseil; c'est un chancelier de cour et d'état, comme le fut le prince de
Hardenberg, et comme l'est aujourd'hui le prince de Metternich.Le règle-
ment des positions respectives rappelle aussi ce que M. d'Armansperg avait
établi en Grèce pour lui-même après la majorité du roi Olhon.
Peu de jours avant la promulgation des ordonnances qui abolissent la
constitution de 1833 et consomment le coup d'état du 5 juillet, le roi de
Hanovre avait, sous prétexte d'alléger le service, renforcé de quelques cen-
taines d'hommes la garnison de sa capitale. Mais il paraît maintenant tout-
à-fait rassuré sur les suites de sa détermination , car il est allé chercher assez
loin les plaisirs de la chasse, en traversant une partie de son royaume. La
veille de son départ de Hanovre, il avait reçu en grande pompe, et avec une
solennité qui visait à l'effet politique, les députations des états provinciaux ,
auxquelles il a tenu plusieurs discours et fait de brillantes promesses. C'est
en eux seuls qu'il veut reconnaître la vraie , l'antique et traditionnelle re-
présentation du pays, telle que l'ont connue ses pères ; et son peuple doit lui
savoir beaucoup de gré qu'avec ces sentimens il n'ait pas convoqué les états
de 1814.
L'empereur Nicolas a terminé, le 7 novembre, son aventureuse excur-
sion dans les provinces méridionales de son vaste empire. Sebastopol, Kertsch,
Anapa, Redut-Kalé, Achalzick, Erivan, Tiilis, Stawropol, Tscherskask ,
A'Voronesch et Moscou, telles sont les principales étapes de ce voyage, que
l'empereur a fait avec une incroyable rapidité. Dix-sept jours après son
arrivée àTlflis, à l'extrémité méridionale des provinces asiatiques delà
Russie, il rejoignait l'impératrice à Moscou, au centre du vieil empire russe.
Il avait côtoyé le rivage occidental de la mer Noire , traversé les immenses
territoires conquis sur l'Arménie et la Perse, longé le versant oriental du
Caucase et franchi plusieurs de ses ramifications, fait reconnaître à Tscher-
skask le prince Cesarewistch pour hetman des Cosaques du Don. C'était en
quelque sorte une nouvelle prise de possession de ces précieuses conquêtes,
car aucun empereur russe nétait allé jusqu'à Tiflis, et, pour la première
REVUE. — CHRONIQUE. 653
fois, ces nations diverses de langue , d'origine et de religion, ont vu le sou-
verain que leur a donné la fortune de la guerre. L'empereur a été heureux;
il a fait des inspections et des revues; il a visité les établissemens militaires
qu'un gouvernement militaire commence toujours par instituer en pays con-
quis, des casernes, des forteresses, des arsenaux. En parcourant à cheval,
dans toute sa longueur, l'épine dorsale d'une des chaînes du Caucase, il a
pu voir de loin et mesurer de l'œil ces vallées profondes où l'indépendance
des Circassiens brave les efforts de ses armées. Mais il n'en est pas revenu
découragé ni prêt à renoncer à son entreprise. Ce n'est ni dans son carac-
tère ni dans la nature des choses, et l'on peut être certain qu'il veut main-
tenant plus que jamais , et qu'il veut à tout prix se rendre maître de l'étroite
bande de terrain qui sépare le littoral de la mer Noire d'avec les provinces
transcaucasiennes.
La population de ces vastes contrées n'est, du reste, en proportion ni
avec leur superficie, ni avec leurs ressources. D'après les calculs les plus fa-
vorables, elle ne saurait être évaluée, dans les provinces entièrement sou-
mises à la Russie , à plus de huit cent soixante-quatre mille individus mâles.
Mais les progrès de la civilisation, même sous l'influence du sabre mosco-
vite, lui ouvrent la perspective d'un immense développement. Le voyage de
l'empereur n'aura pas été stérile sous ce rapport. En frappant l'imagination
des peuples, il aura imprimé un vigoureux essor aux mesures d'une admi-
nistration qui ne connaît guère d'obstacles, parce qu'elle ne compte jamais
avec les droits, les répugnances, ou les préventions du sujet.
On n'a, jusqu'à présent, sur le voyage de l'empereur dans les provinces
iranscaucasiennes, que des détails sémi-officiels puisés à des sources fort
suspectes. Ainsi, on le savait d'avance, le prince a été accueilli partout,
comme tous les princes, avec le plus vif enthousiasme, et les merveilles sem-
blaient naître sous ses pas. Si l'empereur avait eu, parmi les officiers de sa
suite, un correspondant du Times ou du Morning-Chronicle ^ il y aurait
sans doute, d'après leurs récits, beaucoup à rabattre de ces admirations.
Mais il en resterait toujours assez pour donner une grande idée de la puis-
sance russe, de la carrière dans laquelle s'exerce son action, et des élémens
qu'elle possède pour s'accroître encore. Quoiqu'elle sache faire parler d'elle ,
il n'en est pas moins vrai que fort souvent l'Europe ignore tous les déve-
loppemens qu'elle acquiert, grâce à une persévérance , à un esprit de suite,
à une vigueur d'exécution qui tient à son organisation intime. Sans rien en-
vier à la Russie, nous souhaitons, pour notre part, que la France ne perde
pas son exemple de vue , et que notre gouvernement apporte, dans la belle
et féconde question d'Alger, l'énergie, l'intelligence et la persistance de
volonté qui ont, en moins d'un siècle, valu aux successeurs de Pierre-le-
Grand l'empire de la mer Noire , de la mer d'Azof et de la mer Caspienne.
N'oublions pas, nous, que celui de la Méditerranée doit nous appartenir!
^^^ REVUE DES DEUX MONDES.
— Les quatre candidats qui se présentaient pour recueillir l'héritage de
Ghampoliion au Collège de France ont été écartés à différens titres, et la
chaire d'archéologie est confiée par voie d'échange à l'un des professeurs
chargés de l'élection. M. Letronne, collaborateur de Ghampoliion dans le
précis du système hiéroglyphique, consent à continuer l'enseignement de
son illustre ami. Toutefois, nous devons ajouter que la chaire créée pour
Ghampoliion ne sera pas maintenue dans sa spécialité primitive. Le Collège
de France ne veut plus entendre parler de la langue égyptienne, ni de ses
rapports avec les vieilles écritures de l'Egypte. Il raie du programme de son
enseignement les hiéroglyphes et l'idiome copte, qui nous en promet la clé.
Chose étrange! un seul des professeurs du Collège de France s'est occupé
jadis sérieusement de l'idiome copte; M. Etienne Quatremère a écrit l'his-
toire de cet idiome, qui était, nous dit-il, la langue vulgaire de l'Egypte
dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, lorsque le culte égyptien et
l'usage des caractères hiéroglyphiques étaient encore en pleine vigueur. II
a même rédigé un dictionnaire de cet idiome fort riche et fort étendu. Et
cependant M.Etienne Quatremère a soutenu que la langue copte n'est abso-
lument bonne à rien! Il est vrai que M. Etienne Quatremère, à qui son
dictionnaire de la langue copte a valu un fauteuil à l'Académie des Inscrip-
tions et Belles-Lettres, n'a jamais rien tiré de cet idiome; il est vrai que,
depuis trente ans, il n'a rien su tirer des langues syriaque et chaldaïque, qui
sans doute sont appelées à jouer dans l'explication des écritures assyriennes
et babyloniennes le même rôle que la langue copte dans l'explication des
écritures hiéroglyphiques. Faudra- t-il donc croire que les langues syriaque
et chaldaïque sont parfaitement inutiles? M. Etienne Quatremère semble
vouloir nous amener à cette conclusion , car il a soutenu chaleureusement la
candidature de M. Lajard , qui , sans savoir un mot de syriaque ni de chal-
déeu, a fait chez les Babyloniens et les Assyriens des découvertes merveil-
leuses !
La langue égyptienne repoussée d'une part dans la personne de M. Du-
jardin, les origines nationales étant écartées dans la personne de M. Gué-
rard , il ne restait plus que MM. Lajard et Lenormant. MM. Etienne Qua-
tremère et Eugène Burnoufontparu ajouter une foi entière aux découvertes
de M. Lajard; MM. Silvestre de Sacy et Letronne ont témoigné sur ce
point des doutes nombreux. Enfin, un des professeurs du Collège de France
s'est rappelé fort à propos l'huître et les plaideurs de La Fontaine. Pour ter-
miner le procès, il s'est adjugé la chaire de Ghampoliion, et les candidats
désappointés n'ont plus qu'à échanger entre eux des complimens de condo-
léance. Assurément, le tour est original; mais nous voyons avec peine une
réunion d'hommes éclairés répudier des études qui ont pris naissance chez
nous, et qui ont fait peut-être quelque honneur à la France.
Disons que, dans celte affaire, le ministre de l'instruction publique seul a
senti ce que demandait l'intérêt de la science. M. de Salvandy, appréciant
toute l'importance de l'enseignement pour lequel a été créée la chaire
d'archéologie du Collège de France, a proposé aux professeurs de mainte-
nir dans cette chaire une large partie de l'enseignement qu'avait annoncé
M. Ghampoliion, en instituant, si la chose était reconnue nécessaire, une
chaire nouvelle pour l'enseignement de l'archéologie générale, ou plutôt de
toute branche importante de l'archéologie autre que l'archéologie égyptienne.
REVUE . — CHRONIQUE . 655
L'esprit éclairé du ministre comprend, en effet, qu'avec les riches musées
égyptiens pour lesquels le gouvernement a jusqu'à ce jour employé des
sommes considérables, une chaire d'archéologie égyptienne, comme l'en-
tendait Champoilion, est un complément indispensable. Si le Collège de
France n'a pas cru devoir accepter l'offre qui lui était faite, nous n'en de-
vons pas moins des éloges à M. de Salvandy, qui dans cette occasion a pro-
tégé de tout son pouvoir les vrais intérêts de la science, et cherché à pré-
venir, autant qu'il le pouvait, une décision funeste aux études qui ont
l'Egypte pour objet.
— M. Lerminier ouvrira son cours au Collège de France mardi 5 décembre
à deux heures moins un quart. Il continuera à la même heure, les mardi et
samedi de chaque semaine. Il exposera les origines du droit international
moderne pendant le moyen-âge.
— Nous avons promis de revenir sur le nouvel ouvrage de M. Didier,
Une Année en Espagne (1), qui, mieux que Rome souterraine , peut faire ap-
précier, dans l'auteur, le talent pittoresque uni à l'intelligence élevée de
l'histoire. Depuis long-temps , l'Espagne n'a été le sujet d'un livre mieux
fait, sous le double rapport de la forme et du fond. Dans sa préface,
M. Didier explique, avec modestie, le but de son livre; c'est avant tout,
dit-il, une œuvre de renseignemens qu'il a voulu faire. Sans doute son
travail , ainsi restreint , a pu perdre eu attrait pour les amateurs de la rhé-
torique oiseuse et des prophéties hasardées, mais sa valeur s'est augmentée
certainement aux yeux des lecteurs moins frivoles. Ceux qui désirent arri-
ver par la connaissance des mœurs à l'interprétation des faits historiques,
consulteront avec fruit cette relation. M. Didier ne perd pas une occasion
d'expliquer la situation politique de l'Espagne par son état moral. La partie
la plus étendue de son livre est consacrée à une étude, ainsi comprise, de
la révolution espagnole et de la guerre civile. Nous avons remarqué dans
cette partie une biographie de Mina pleine d'intérêt , le récit d'une émeute
militaire à Madrid , et de piquantes esquisses des orateurs et des généraux
de l'Espagne. Il y a aussi , dans un chapitre sur la bureaucratie espagnole,
des réflexions très justes et une noble indignation qui s'exprime avec élo-
quence. Comme tableaux animés et vivans, nous citerons la foire de Mai-
rena, la description de Tolède, la route de Saragosse à Madrid. Mais ce
qu'on lira sans doute avec le plus d'intérêt, ce sont les révélations que con-
tient le dernier chapitre, sur la vie privée de la reine Christine et sur le
mépris où est tombée la vieille étiquette espagnole. Nous ne saurions ce-
pendant approuver complètement, à cet égard, la franchise dunarrateur.il
a eu le tort, selon nous, de confondre les conditions du récit de voyages
et de la relation historique. En traçant le tableau de la décadence d'une
grande monarchie, il s'est trop peu souvenu qu'il racontait les mœurs de per-
sonnes vivantes, et qu'il discutait des faits contemporains. Il a fait de l'his-
toire, en un mot, et s'est interdit scrupuleusement les réticences. En cela,
il s'est trompé, nous le croyons; ce n'était pas le cas d'aborder la tâche de
Suétone, et d'imiter son énergie familière. L'erreur de M. Didier a d'ail-
leurs, nous le savons, un motif respectable, et il a pu croire que la pureté
(1) 2 vol. in-£o, chez Dumont, au Palais-Royal.
656 REVUE DES DEUX MONDES.
(Je l'enseignement ferait pardonner la trivialité du récit. Quoi qu'il en soit ,
la date de la publication de ces notes motive suffisamment notre blâme, et
la critique pourra toujours justement reprocher à l'auteur d'Une Année en
Espagne , d'avoir été sincère et véridique avant le temps.
M. Didier rappelle en finissant cette pensée de Vico : a Que l'humanité pro-
cède par voie de succession, jamais par saccades. » — « C'est ainsi qu'a pro-
cédé, ajoute-t-il, la révolution espagnole depuis 1830, et l'on doit remarquer
que, malgré les mauvais vouloirs et les obstacles, malgré l'impéritie des
chefs et les fautes de tout le monde, elle n'a pas fait, depuis qu'elle est en
route, un seul pas rétrograde. » Le livre de M. Didier se résume tout
entier dans ce peu de mots. Il a dû à cette conviction de pouvoir em-
brasser les détails et l'ensemble d'un tableau affligeant sans reculer un
instant devant cette tache pénible. La vue la plus large des hommes et des
choses est, en effet, la plus consolante; aux scènes les plus triviales ou les
plus hideuses de l'histoire, elle donne, pour fond majestueux et calme
l'éternel mouvement des idées. Une observation moins étendue de la réalité
eût provoqué plus d'une fois dans le voyageur le découragement, la colère
ou le mépris. Nous apprécions donc complètement la manière de voir de
M. Didier; son travail, autrement compris, eût certainement manqué d'élé-
vation et de sérénité.
La phrase de M. Didier ne manque pas de nombre ni d'éclat. Le carac-
tère distinctif de son style est le sérieux. Dans les parties les plus familières
de son œuvre, ce caractère ne se dément pas. Quelquefois même cette gra-
vité continue dégénère en tension et en monotonie. Toutefois Une Année en
Espagne est moins reprochable à cet égard que Rome Souterraine, où de très
belles pages péchaient par l'exagération.
Au surplus, ce qu'il nous importe surtout de constater en finissant, c'est
la valeur de ce livre, comme recueil de faits et de renseignemens sur l'état
moral de l'Espagne. C'est à ce titre qu'il mérite surtout de réussir. L'étude
des mœurs mène directement à la connaissance des hommes, à l'intelligence
de l'histoire. Cette étude a été trop négligée jusqu'à ce jour dans les tra-
vaux auxquels la révolution espagnole a servi de sujet. La critique doit donc
tous ses encouragemens aux œuvres qui, comme celle de M. Didier, peu-
vent nous ramener à une étude plus sérieuse et à une plus grande clair-
voyance des évènemens.
— M. Grandville vient de terminer la tâche difficile qu'il avait entre-
prise; dans les spirituelles compositions qu'il a dessinées pour les Fables de
La Fontaine (1), il a su concilier heureusement la vérité des modèles et l'ex-
pression des caractères humains figurés par les personnages du fabuliste.
Ce système d'interprétation poursuivi avec une finesse, une originalité
constantes, assure à celte publication un succès durable. L'exécution des
gravures et l'élégance du texte ne laissent d'ailleurs rien à désirer.
(1) 2 vol. in-8o, H. Fournier aîné, rue de Seine, IG.
F. BULOZ.
LA
DERNIÈRE ALDINI
SECONDE PARTIES
Il ne s'agit pas, mes amis, continua le bon Lélio, de vous raconter
toutes les vicissitudes par lesquelles je passai des grèves de Chioggia
aux planches des premiers théâtres de l'Italie, et du métier de pê-
cheur à l'emploi de primo tenore; ce fut l'ouvrage de quelques an-
nées , et ma réputation grandit rapidement dès que le premier pas
fut fait dans la carrière. Si jusque-là les circonstances furent souvent
rebelles, mon facile caractère sut en tirer le meilleur parti possible,
et je puis dire que mes grands succès et mes beaux jours ne furent
pas payés trop cher.
Dix ans après mon départ de Venise, j'étais à Naples, et je jouais
Roméo sur le théâtre de Saint-Charles. Le roi Murât et son brillant
état-major, et toutes les beautés vaniteuses ou vénales de l'Italie
étaient là. Je ne me piquais pas d'être un patriote bien éclairé; mais
je ne partageais pas l'engouement de cette époque pour la domination
étrangère. Je ne me retournais pas vers un passé plus avilissant en-
core; je me nourrissais de ces premiers élémens du carbonarisme,
(1) Voyez la livraison du le» décembre.
TOME XII. -- 15 DÉCEMBRE 1837. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
qui fermentaient dès-lors, sans forme et sans nom , de la Prusse à
la Sicile.
Mon héroïsme était naïf et brûlant , comme le sont les religions à
leur aurore. Je portais dans tout ce que je faisais , et principalement
dans l'exercice de mon art, le sentiment de flerté railleuse et d'in-
dépendance démocratique dont je m'inspirais chaque jour dans les
clubs et dans les pamphlets clandestins. Les Amis de lavériié, les
Amis de la lumière, les Amis de la liberté, telles étaient les dénomina-
tions sous lesquelles se groupaient les sympathies libérales ; et jusque
dans les rangs de l'armée française , aux côtés même des chefs con-
quérans, nous avions des affiliés, enfans de votre grande révolu-
tion, qui, dans le secret de leur ame, se promettaient de laver la
tache du 18 brumaire.
J'aimais ce rôle de Roméo, parce que j'y pouvais exprimer des
sentimens de lutte guerrière et de haine chevaleresque. Lorsque
mon auditoire, à demi français, battait des mains à mes élans dra-
matiques, je me sentais vengé de notre abaissement national; car
c'était à leur propre malédiction, au souhait et à la menace de leur
propre mort, que ces vainqueurs applaudissaient à leur insu.
Un soir, au milieu d'un de mes plus beaux momens , et lorsque la
salle semblait prête à crouler sous l'explosion de l'enthousiasme gé-
néral, mes regards rencontrèrent, dans une loge d'avant-scène tout-
à-fait appuyée sur le théâtre, une ûgure impassible dont l'aspect me
glaça subitement. Vous ne savez pas, vous autres, quelles mystérieuses
influences gouvernent l'inspiration du comédien, comme l'expression
de certains visages le préoccupe, et stimule ou enchaîne son audace.
Quant à moi, du moins, je ne sais pas me défendre d'une immédiate
sympathie avec mon public, soit pour m'exalter, si je le trouve ré-
calcitrant, et le dominer par la colère, soit pour me fondre avec lui
dans un contact électrique et retremper ma sensibilité à l'effusion
de la sienne. Mais certains regards, certaines paroles, dites près de
moi à la dérobée, m'ont quelquefois troublé intérieurement, au point
qu'il m'a fallu tout l'effort de ma volonté pour en combattre l'effet.
La flgure qui me frappait en cet instant était d'une beauté vrai-
ment idéale ; c'était incontestablement la plus belle femme qu'il y eût
dans toute la salle de San-Carlo. Cependant toute la salle rugissait
et trépignait d'admiration, et elle seule, la reine de cette soirée,
semblait m'étudier froidement, et apercevoir en moi des défauts
nappréciables à l'œil du vulgaire. C'était la muse du théâtre, c'était
la sévère Melpomène en personne, avec son ovale régulier, son noir
LA DERNIÈRE ALDINI. 659
sourcil, son large front, ses cheveux d'ébène, son grand œil bril-
lant d'un sombre éclat sous un vaste orbite, et sa lèvre froide, dont
le sourire n'adoucit jamais l'arc inflexible; tout cela cependant avec
une admirable fleur de jeunesse et des formes riches de santé, de
souplesse et d'élégance.
— Quelle est donc celte belle fille brune , à l'air si froid? deman-
dai-je, dans l'entr'acte, au comte Nasi, qui m'avait pris en grande
amitié et venait tous les soirs sur le théâtre pour causer avec moi.
— C'est la fille ou la nièce de la princesse Grimani, me répondit-il ;
je ne la connais pas, car elle sort de je ne sais quel couvent, et sa mère
ou sa tante est elle-même étrangère à nos provinces. Tout ce que je
puis vous dire, c'est que le prince Grimani l'aime comme sa fille,
qu'il la dotera bien, et que c'est un des plus beaux partis de l'Italie;
ce qui n'empêche pas que je ne me mettrai pas sur les rangs.
— Et pourquoi?
— Parce qu'on la dit insolente et vaine, infatuée de sa naissance,
et d'un caractère allier. J'aime si peu les femmes de cette trempe,
que je ne veux seulement pas regarder celle-là lorsque je la ren-
contre. On dit qu'elle sera la reine des bals de l'hiver prochain, et
que sa beauté est merveilleuse. Je n'en sais rien, je n'en veux rien
savoir. Je ne puis souffrir non plus le Grimani: c'est un vrai hidalgo
de comédie , et s'il n'avait pas une belle fortune et une jeune femme
qu'on dit aimable, je ne sais qui pourrait se résoudre à l'ennui de sa
conversation, ou à la raideur glaciale de son hospitalité.
Pendant l'acte suivant, je regardai de temps en temps la loge
d'avant-scène. Je n'étais plus préoccupé de l'idée que j'avais là des
juges malveillans , puisque ces Grimani avaient l'habitude d'un main-
tien superbe, même avec les gens qu'ils estimaient être de leur classe.
Je regardai la jeune fille avec l'impartialité d'un sculpteur ou d'un
peintre , elle me parut encore plus belle qu'au premier aspect. Le
vieux Grimani, qui était avec elle sur le devant de la loge , avait une
assez belle tête austère et froide. Ce couple guindé me parut échanger
quelques monosyllabes d'heure en heure, et, à la fin de l'opéra, il
se leva lentement et sortit sans attendre le ballet.
Le lendemain je vis le vieillard et la jeune fille à la même place et
dans la même attitude flegmatique ; je ne les vis pas s'émouvoir une
seule fois, et le prince Grimani dormit délicieusement pendant les
derniers actes. La jeune personne me parut au contraire donner
toute son attention au spectacle. Ses grands yeux étaient attachés
sur moi comme ceux d'un spectre, et ce regard fixe, scrutateur et
42.
660 REVUE DES DEUX MONDES.
profond, finit par m'être si gênant, que je Tévitai avec soin. Mais,
comme si un mauvais sort eût été jeté sur moi, plus j'essayais d'en
détourner mes yeux, plus ils s'obstinaient à rencontrer ceux de la ma-
gicienne. Il y eut, dans ce mystérieux magnétisme, quelque chose de
si étrangement puissant, que j'en ressentis une terreur puérile, et que
je craignis de ne pouvoir achever la pièce ; jamais je n'avais éprouvé
rien de semblable. Il y avait des instans où je m'imaginais reconnaître
cette figure de marbre, et je me sentais prêt à lui adresser amicale-
ment la parole. D'autres fois je croyais voir en elle mon ennemi , mon
mauvais génie, et j'étais tenté de lui jeter de violens reproches.
La seconda donna vint ajouter à ce malaise vraiment maladif en
me disant tout bas : Lélio, prends garde à toi, tu vas attraper la
fièvre. Il y a là une femme qui te donnera Vocchiaia (1).
J'avais cru fermement à l'occhiata pendant la plus longue moitié
de ma vie. Je n'y croyais plus, mais l'amour du merveilleux , qu'on
ne déloge pas aisément d'une tête italienne et surtout de celle d'un
enfant du peuple, m'avait jeté dans les rêveries les plus exagérées
du magnétisme animal. C'était l'époque où ces belles fantaisies étaient
en pleine floraison par le monde. Hoffmann écrivait ses contes fan-
tastiques, et le magnétisme était le pivot mystérieux sur lequel tour-
naient toutes les espérances de l'illuminisme. Soit que cette faiblesse
se fût emparée de moi au point de me gouverner, soit qu'elle me
surprît dans un moment où j'étais disposé à la maladie, je me sentis
saisi de frissons, et je faillis m'évanouir en rentrant en scène. Ce
misérable accablement fit enfin place à la colère, et, dans un moment
où je m'approchais de l'avant-scène avec la Checchina ( cette seconda
donna qui m'avait signalé le mauvais œil ), je lui dis , en lui désignant
ma belle ennemie et de manière à n'être pas entendu par le public,
ces mots parodiés d'une de nos plus belles tragédies :
Bella 6 stupida.
L'éclat de la colère monta au front de la signora. Elle fit un mouve-
ment pour ré'veiller le prince Grimani qui dormait de toute son ame;
puis elle s'arrêta tout d'un coup, comme si elle eût changé d'avis, et
resta les yeux toujours attachés sur moi , mais avec une expression
de vengeance et de menace qui semblait dire : Tu t'en repentiras.
Le comte Nasi s'approcha de moi comme je quittais le théâtre après
la représentation : — Lélio, me dit-il , vous êtes amoureux de la Gri-
(1) Le regard du mauvais œil. C'est une superstition répandue dans toute l'Italie. A Na-
ples, on porte des talismans en corail pour s'en préserver.
LA DERNIÈRE ALDINI. 661
mani. — Suis-je donc ensorcelé ? m'écriai-je, et d'où vient que je ne puis
me débarrasser de cette apparition? — Et tu ne t'en débarrasseras
pas de long-temps, pauvret, me dit la Checchina d'un air demi-naïf,
demi-moqueur; cette Grimani, c'est le diable. Attends, ajouta-t-elle
en me prenant le bras, je me connais en fièvre, et je gagerais
Corpo délia Maclona! s'écria-t-elle en pâlissant, tu as une fièvre terri-
ble , mon pauvre Lélio !
— On a toujours la fièvre quand on joue et quand on chante de
manière à la donner aux autres, dit le comte; venez souper avec moi ,
Lélio.
Je refusai cette offre; j'étais malade en effet. Dans la nuit, j'eus
une fièvre violente , et le lendemain je ne pus me lever. La Checchina
vint s'installer à mon chevet, et ne me quitta pas tout le temps que je
fus malade.
La Checchina était une fille de vingt ans , grande , forte , et d'une
Leauté un peu virile , quoique blanche et blonde. Elle était ma sœur
et ma parente y c'est-à-dire qu'elle était de Chioggia comme moi.
Comme moi, fille d'un pêcheur, elle avait long-temps employé sa
force à battre, à coups de rames, les flots de l'Adriatique. Un
amour sauvage de l'indépendance lui fit chercher dans la beauté de
sa voix le moyen de s'assurer une profession libre et une vie nomade.
Elle avait fui la maison paternelle et s'était mise à courir le monde à
pied, chantant sur les places publiques. Le hasard me l'avait fait
rencontrer à Milan, dans un hôtel garni où elle chantait devant la
table d'hôtes. A son accent je l'avais reconnue pour une Chioggiote;
je l'avais interrogée, je m'étais rappelé l'avoir vue enfant, mais je
m'étais bien gardé de me faire connaître d'elle pour un parent , et
surtout pour ce Daniele Gemello qui avait quitté le pays un peu
brusquement, à la suite d'un duel malheureux. Ce duel avait coûté
la vie à un pauvre diable et le repos de bien des nuits à son meurtrier.
Permettez-moi de glisser rapidement sur ce fait, et de ne pas évo-
quer un souvenir amer durant notre placide veillée. Il me suffira de
dire à Zorzi que le duel à coups de couteau était encore en pleine
vigueur à Chioggia dans ma jeunesse, et que toute la population ser-
vait de témoin. On se battait en plein jour, sur la place publique, et
on vengeait une injure par l'épreuve des armes comme aux temps de
la chevalerie. Le triste succès des miennes m'exila du pays, car le
podestat n'était pas tolérant à cet égard, et les lois poursuivaient
avec sévérité les restes de ces vieilles coutumes féroces. Ceci vous
expliquera pourquoi j'avais toujours caché l'histoire de mes pre-
t)62 REVUE DES DEUX MONDES.
mières années , et pourquoi je courais le monde sous le nom de Lè-
lio, faisant passer en secret de l'argent à ma famille, lui écrivant avec
précaution, et ne lui révélant même pas quels étaient mes moyens
d'existence, de crainte qu'en correspondant avec moi, elle ne s'at-
tirât trop ouvertement l'inimitié des familles chioggiotes que la mort
de mon agresseur avait plus ou moins aigries.
Mais comme un reste d'accent vénitien trahissait mon origine , je
me donnais pour natif de Palestrina, et laChecchina avait pris l'habi-
tude de m'appeler tour à tour son paijs, son cousin et son compère.
Grâce à mes soins et à ma recommandation, la Checcliin a acquit
rapidementun très beau talent, et, à l'époque de ma vie dont je vous
fais le récit, elle venait d'être engagée honorablement dans la troupe
de San-Carlo.
C'était une étrange et excellente créature que cette Checchina : elle
avait singulièrement gagné depuis le moment où je l'avais ramassée
pour ainsi dire sur le pavé; mais il lui restait et il lui reste encore
une certaine rusticité qu'elle ne perd pas toujours à point sur la scène,
et qui fait d'elle la première actrice du monde dans les rôles de Zer-
lina. Dès-lors elle avait corrigé beaucoup de l'ampleur de ses gestes
et de la brusquerie de son intonation ; mais elle conservait encore
assez pour être bien près du comique dans le pathétique. Cependant,
comme elle avait de l'intelligence et del'ame, elle s'élevait à une hau-
teur relative , dont le public ne pouvait pas lui savoir tout le gré
qu'elle méritait. Les avis étaient partagés sur son compte, et un abbé
disait qu'elle frisait le sublime et le bouffon de si près, qu'entre les
deux il ne restait plus assez de place pour ses grands bras.
Par malheur, la Checchina avait un travers dont ne sont pas exempts
du reste les plus grands artistes. Elle ne se plaisait qu'aux rôles qui
lui étaient défavorables, et, méprisant ceux où elle pouvait déployer
sa verve, sa franchise et son allégresse pétulante , elle voulait abso-
lument produire de grands effets dans la tragédie. En véritable vil-
lageoise, elle était enivrée de la richesse du costume, et s'imaginait
réellement être reine quand elle portait le diadème et le manteau. Sa
grande taille bien découplée, son allure dégagée et quasi-martiale,
faisaient d'elle une magnifique statue lorsqu'elle était immobile. Mais
à chaque instant le geste exagéré trahissait la jeune barcarole; et
quand je voulais l'avertir en scène de se modérer, je lui disais tout
has : Per Dio, non vogar, non siamo qui sulV Adrialïco.
Si la Checchina avait été ma maîtresse, c'est ce qu'il vous importe
peu de savoir, je présume ; je puis afûrmer seulement qu'elle ne
LA DERNIERE ALDINI. 665
rétait point à l'époque dont je vous entretiens, et que je ne devais
plus ses soins affectueux qu'à la bonté de son cœur et à la Cdélité
de sa reconnaissance ; elle a toujours été pour moi une amie et une
sœur dévouée, et s'exposa hardiment mainte fois à rompre avec ses
amans les plus brillans , plutôt que de m'abandonner ou de me né-
gliger, quand ma santé ou mes intérêts réclamaient son zèle ou son
concours.
Elle s'installa donc au pied de mon lit, et ne me quitta pas qu'elle
ne m'eût guéri. Son assiduité auprès de moi contrariait bien un peu
le comte Nasi, qui pourtant était mon ami sincère , et se flait à ma
parole, mais qui m'avouait à moi-même ce qu'il appelait sa misérable
faiblesse. Lorsque j'exhortais laChecchina à ménager les susceptibi-
lités involontaires de cet excellent jeune homme : — Laisse donc, me
disait-elle, ne vois-tu pas qu'il faut l'habituer à respecter mon indé-
pendance? Crois-tu que, quand je serai sa femme, je consentirai à
abandonner mes amis du théâtre et à m'occuper de ce que les gens
du monde penseront de moi? N'en crois rien, Lélio, je veux rester
libre et n'obéir jamais qu'à la voix de mon cœur. — Elle se per-
suadait assez gratuitement que le comte était bien déterminé à
l'épouser; et à cet égard, elle avait, à un merveilleux degré, le don
de se faire illusion sur la force des passions qu'elle inspirait: rien ne
pouvait se comparer à sa conflance en face d'une promesse , si ce
n'est sa philosophique insouciance et son détachement héroïque en
face d'une déception.
Je souffris beaucoup, ma maladie faillit même prendre un carac-
tère grave. Les médecins me trouvaient dans une disposition hyper-
trophique très prononcée , elles vives douleurs que je ressentais au
cœur, l'affluence du sang vers cet organe , nécessitèrent de nom-
breuses saignées. Le reste de cette saison fut donc perdu pour moi,
et, dès que je fus convalescent, j'allai prendre du repos et respirer
un air doux au pied des Apennins, vers Cafaggiolo, dans une belle
villa que le comte possédait à quelques lieues de Florence. Il me pro-
mit de venir m'y rejoindre avec la Ghecchina, aussitôt que les repré-
sentations pour lesquelles elle était engagée lui permettraient de
quitter Naples.
Quelques jours de cette charmante solitude me remirent assez bien
pour qu'il me fut permis d'essayer, tantôt à cheval et tantôt à pied,
d'assez longues promenades à travers les gorges étroites et les ravines
pittoresques qui forment comme un premier degré aux masses im-
posantes de l'xVpennin. Dans mes rêveries , j'appelais cette région le
664. REVUE DES DEUX MONDES.
-proscenium de la grande montagne, et j'aimais à y chercher quelque
amphithéâtre de collines ou quelque terrasse naturelle bien disposée
pour m'y livrer tout seul et loin des regards à des élans de décla-
mation lyrique , auxquels répondaient les sonores échos ou le bruit
mystérieux des eaux murmurantes fuyant sous les rochers.
Un jour, je me trouvai sans m'en apercevoir vers la route de Flo-
rence. Elle traversait , comme un ruban éclatant de blancheur, des
plaines verdoyantes, doucement ondulées , et semées de beaux jar-
dins, de parcs touffus et d'élégantes villas. En cherchant à m'orien-
ter, je m'arrêtai à la porte d'une de ces belles habitations. Cette
porte se trouvait ouverte et laissait voir une allée de vieux arbres
entrelacés mystérieusement. Sous cette voûte sombre et voluptueuse
se promenait à pas lents une femme d'une taille élancée et d'une dé-
marche si noble, que je m'arrêtai pour la contempler et la suivre des
yeux le plus long-temps possible. Comme elle s'éloignait sans pa-
raître disposée à se retourner, il me prit une irrésistible fantaisie de
voir ses traits , et j'y succombai sans trop me soucier de faire une
inconvenance et de m'attirer une mortification. Que sait-on? me
disais-je, on trouve parfois dans notre doux pays des fem.mes si in-
dulgentes I Et puis je me disais que ma figure était trop connue
pour qu'il me fût possible d'être jamais pris pour un voleur. Enfin,
je comptais sur cette curiosité qu'on éprouve généralement à voir de
près les manières et les traits d'un artiste un peu renommé.
Je m'aventurai donc dans l'allée couverte, et marchant à grands
pas, j'allais atteindre la promeneuse, lorsque je vis venir à sa ren-
contre un jeune homme mis à la dernière mode et d'une jolie figure
fade, qui m'aperçut avant que j'eusse le temps de m'enfoncer sous
le taillis. J'étais à trois pas du noble couple. Le jeune homme s'arrêta
devant la dame, lui offrit son bras, et lui dit en me regardant d'un
air aussi surpris que possible pour un homme parfaitement cravaté ;
— Ma chère cousine, quel est donc cet homme qui vous suit?
La dame se retourna, et à sa vue j'éprouvai une émotion assez
vive pour réveiller un instant mon mal. Mon cœur eut un tressaille-
ment nerveux très aigu en reconnaissant la jeune personne qui me
regardait si étrangement de sa loge d'avant-scène, lors de l'invasion
de ma maladie, à Naples. Sa figure se colora légèrement, puis pâht
un peu. Mais aucun geste, aucune exclamation ne trahit son étonne-
ment ou son indignation. Elle me toisa de la tête aux pieds avec un
calme dédaigneux, et répondit avec un aplomb inconcevable :
— Je ne le connais pas.
LA DERNIÈRE ALDINI. 665
Cette singulière assertion piqua ma curiosité. Il me sembla voir
dans cette jeune fille un orgueil si bizarre et une dissimulation si con-
sommée, que je me sentis entraîné tout d'un coup à risquer quelque
folle aventure. Nous autres bohémiens, nous ne nous laissons pas
beaucoup imposer par les usages du monde et par les lois de la con-
venance; nous n'avons pas grand'peur d'être repoussés de ces théâtres
particuliers où le monde à son tour pose devant nous, et où nous
sentons si bien la supériorité de l'artiste, car là personne ne sait nous
rendre les vives émotions que nous savons donner. Les salons nous
ennuient et nous glacent, en retour de la chaleur et de la vie que
nous y portons. J'abordai donc fièrement mes nobles hôtes, fort peu
soucieux de la manière dont ils m'accueilleraient, et résolu à m'in-
troduire dans la maison sous le premier prétexte venu.
Je saluai gravement, et me donnai pour un accordeur d'instrumens
qu'on avait envoyé chercher à Florence d'une maison de campagne
dont j'affectai d'estropier le nom.
— Ce n'est point ici. Vous pouvez vous en aller, me répondit sèche-
ment la signora. Mais en véritable fiancé le cousin vint à mon aide.
— Chère cousine , dit-il, votre piano est tout-à-fait discord; si
monsieur avait le temps d'y passer une heure, nous pourrions faire
de la musique ce soir. Je vous en prie! Est-ce que vous n'y consen-
tirez pas ?
La jeune Grimani eut un méchant sourire sur les lèvres en répon-
dant : — C'est comme il vous plaira , mon cousin.
Veut-elle se divertir de moi ou de lui? pensai-je. Peut-être de tous
les deux. Je m'inclinai légèrement en signe d'assentiment. Alors le
cousin, avec une politesse nonchalante, me montra une porte de glaces
au bout de l'avenue, qui, s'abaissant en berceau, cachait la façade
de la villa.
— Voyez, monsieur, me dit-il, au fond du grand salon de compa-
gnie, vous trouverez un salon d'études. Le forte-piano est là. J'au-
rai l'honneur de vous revoir quand vous aurez fini. — Et s'adressant
à sa cousine ; Voulez-vous, lui dit-il, que nous allions jusqu'à la pièce
d'eau?
Je la vis encore sourire imperceptiblement, mais avec une joie
concentrée de la mortification que j'éprouvais, tandis qu'elle me lais-
sait aller d'un côté et continuait sa promenade en sens opposé, ap-
puyée sur son gracieux et honorable cousin.
Ce n'est pas une chose bien difficile que d'accorder un piano,
et quoique je ne l'eusse jamais essayé, je m'en tirai assez bien; seu-
REVDE DES DEUX MONDES.
lement j'y mis beaucoup plus de temps qu'il n'en eût fallu à une main
expérimentée, et je voyais, avec un peu d'impatience, le soleil s'abais-
ser vers la cime des arbres; car je n'avais d'autre prétexte, pour
revoir ma singulière héroïne , que de lui faire essayer le piano lors-
qu'il serait d'accord. Je me hâtais donc assez maladroitement, lors-
qu'au milieu du monotone carillon dont je m'étourdissais, je levai la
tête et vis la jeune signora devant moi, à demi tournée vers la che-
minée, mais m'observant dans la glace avec une malicieuse attention.
Rencontrer son oblique regard et l'éviter fut l'affaire d'une seconde.
Je continuai ma besogne avec le plus grand sang-froid, résolu à mon
tour d'observer l'ennemi et de le voir venir.
La Grimani (je continuai à lui donner ce nom en moi-même, ne
lui en connaissant pas d'autre ) feignit d'arranger avec beaucoup de
soin des fleurs dans les vases de la cheminée; puis elle dérangea un
fauteuil, le remit à la place d'où elle venait de l'ôter, laissa tomber
son éventail, le ramassa avec un grand frôlement de robe, ouvrit
une fenêtre qu'elle referma aussitôt, et voyant que j'étais décidé à ne
m'apercevoirde rien, elle prit le parti de laisser tomber un tabouret
sur le bout de son joli petit pied et de faire une exclamation doulou-
reuse. Je fus assez sot pour laisser brusquement tomber la clé à
marteau sur les cordes métalliques qui exhalèrent un gémissement
lamentable. La signora frissonna, haussa les épaules, et reprenant
tout d'un coup son sang-froid , comme si nous eussions joué une
scène de parodie, elle me regarda fixement en disant : — Cosa,
s'ignore ?
— J'ai cru que votre seigneurie me parlait , répondis-je avec la
même tranquillité. Et je me remis à l'ouvrage. Elle resta debout au
milieu de la chambre, comme pétrifiée d'étonnement devant tant
d'audace, ou comme frappée d'une incertitude subite sur mon iden-
tité avec le personnage qu'elle avait cru reconnaître. Enfin elle s'im-
patienta et me demanda presque grossièrement si j'avais bientôt fini.
— Oh ! mon Dieu, non ! signora, lui répondis-je, car voici une corde
cassée. — En même temps je tournai brusquement la clé sur la cheville
que je serrais , et je fis sauter la corde. -—Il me semble , reprit-elle,
que ce piano vous donne beaucoup de peine. — Beaucoup, repris-je,
toutes les cordes cassent. — Et j'en fis sauter une seconde. — C'est
comme un fait exprès, s'écria-t-elle. -— Oui, en vérité, repris-je en-
core, c'est un fait exprès. — Le cousin entra dans cet instant, et, pour
le saluer, je fis sauter une troisième corde. C'était une des dernières
basses, elle fit une détonation épouvantable. Le cousin, qui ne s'y
LA DERNIÈRE ALDINI. 66T
attendait point , fit un pas en arrière, et la signera partit d'un éclat
de rire. Ce rire me parut étrange. Il n'allait ni à sa figure , ni à son
maintien; il avait quelque chose d'âpre et de saccadé, qui déconcerta
le pauvre cousin , si bien que j'en eus presque pitié. — Je crains bien,
dit la signora, lorsque la fin de cette crise nerveuse lui permit de
parler, que nous ne puissions pas faire de musique ce soir. Ce pauvre
vieux cembalo est ensorcelé, toutes les cordes cassent. C'est un fait
surnaturel, je vous assure, Hector; il suffit de les regarder pour
qu'elles se tordent et se brisent avec un bruit affreux. — Puis elle re-
commença à rire aux éclats, sans que sa figure en reçût le moindre
enjouement. Le cousin se mil à rire par obéissance, et fut tout à
coup interrompu par ces mots de la signora : — Mon Dieu ! mon
cousin, ne riez donc pas , vous n'en avez pas la moindre envie.
Le cousin me parut très habitué à être raillé et tourmenté. Mais
il fut blessé sans doute que la chose se passât devant moi, car il dit
d'un ton fâché : — Et pourquoi donc, cousine, n'aurais-je pas envie
de rire aussi bien que vous? — Parce que je vous dis que cela n'est
pas , répondit la signora. Mais, dites-moi donc, Hector, ajouta-t-elle
sans se soucier de la bizarrerie de la transition, avez- vous été à
San-Garlo cette année? — Non, ma cousine. , — En ce cas, vous n'avez
pas entendu le fameux Lélio?
Elle prononça ces derniers mots avec emphase; mais elle n'eut pas
l'impudence de me regarder tout de suite après, et j'eus le temps
de réprimer le tressaillement que me causa ce coup de pierre au
beau milieu du visage.
— Je ne l'ai ni entendu , ni vu , dit le naïf cousin , mais j'en ai beau-
coup ouï parler. C'est un grand artiste, à ce qu'on assure.
— Très grand, répartit la Grimani , plus grand que vous de toute
la tête. Tenez! il est de la taille de monsieur... Le connaissez-vous,
monsieur? ajouta-t-elle en se tournant vers moi. — Je le connais
beaucoup, signora, répondis-je d'un ton acerbe; c'est un très beau
garçon, un très grand comédien, un admirable chanteur, un causeur
très spirituel, un aventurier hardi et facétieux, et de plus intrépide
duelliste, ce qui ne gâte rien.
La signora regarda son cousin, et me regarda ensuite d'un air
insouciant comme pour me dire : Peu m'importe. Puis elle éclata de
nouveau d'un rire inextinguible, qui n'avait rien de naturel et qui ne
se communiqua ni au cousin, ni à moi. Je me remis à poursuivre la
dominante sur le clavier, et le signor Ettore piétina avec impatience,
çt, fit crier ses bottes neuves sur le parquet, comme un homme fort
668 REVUE DES DEUX MONDES.
mécontent de la conversation qui s'établissait si cavalièrement entre
un ouvrier de mon espèce et sa noble fiancée.
— Ah çal mon cousin, n'allez pas croire ce que monsieur vous
dit de Lélio, reprit brusquement la signora en interrompant son rire
convulsif. Quant à la grande beauté du personnage , je n'y saurais
contredire, car je ne l'ai pas regardé, et sous le fard, sous les faux
cheveux et les fausses moustaches, un acteur peut toujours sembler
jeune et beau. Mais quant à être un admirable chanteur et un bon
comédien , je le nie. Il chante faux d'abord , et ensuite il joue détes-
tablement. Sa déclamation est emphatique, son geste vulgaire,
l'expression de ses traits guindée. Quand il pleure, il grimace; quand
il menace, il hurle; quand il est majestueux, il est ennuyeux; et
dans ses meilleurs momens , c'est-à-dire lorsqu'il se tient coi et ne dit
mot , on peut lui appliquer le refrain de la chanson :
Brutto è, piuchè stupido.
Je suis fâchée de n'être pas de l'avis de monsieur, mais je suis de
l'avis du public, moi! Ce n'est pas ma faute si Lélio n'a pas eu le
moindre succès à San-Garlo, et je ne vous conseille pas, mon cousin^
de faire le voyage de Naples pour le voir.
Ayant reçu cette cinglante leçon , je faillis un instant perdre la tête
et chercher querelle au cousin pour punir la signora ; mais le digne
garçon ne m'en laissa pas le temps. Yoilà bien les femmes! s'écria-
t-il, et surtout voilà bien vos inconcevables caprices, ma cousine! Il
n'y a pas plus de trois jours, vous me disiez que Lélio était le plus
bel acteur et le plus inimitable chanteur de toute l'Italie. Sans doute,
vous me direz demain le contraire de ce que vous dites aujourd'hui,
sauf à revenir après-demain... — Demain et après, et tous les jours
de ma vie, cher cousin, interrompit précipitamment la signora, je
dirai que vous êtes un fou, et Lélio un sot. — Brava signora, re-
prit le cousin à demi-voix en lui offrant son bras pour sortir du salon,
on est un fou quand on vous aime, et un sot quand on vous déplaît.
— Avant que vos seigneuries se retirent , dis-je alors sans trahir la
moindre émotion , je leur ferai observer que ce piano est en trop
mauvais état pour que je puisse le réparer entièrement aujourd'hui.
Je suis forcé de me retirer; mais, si vos seigneuries le désirent, je
reviendrai demain.— Certainement, monsieur, répondit le cousin avec
une courtoisie protectrice et se retournant à demi vers moi , vous
nous obligerez si vous revenez demain. — La Grimani, l'arrêtant d'un
geste brusque et vigoureux , le força de 3e retourner tout-à-fait,
LA DERÎSIÉRE ALDINI. 669
resta immobile appuyée sur son bras, et me toisant d'un air de défl :
— Monsieur reviendra demain? dit-elle en me voyant fermer le
piano et prendre mon chapeau. — Je n'y manquerai certainement
pas, répondis-je en la saluant jusqu'à terre. Elle continua à tenir
son cousin immobile à l'entrée de la salle, jusqu'à ce que, forcé de
passer devant eux pour me retirer, je les saluai de nouveau en re-
gardant cette fois ma Bradamante avec une assurance digne de la
lutte qui s'engageait. Une étincelle de courage jaillit de son regard.
J'y lus clairement que mon audace ne lui déplaisait pas, et que la lice
ne me serait pas fermée.
Aussi je fus à mon poste le lendemain avant midi, et je trouvai
l'héroïne au sien, assise au piano et frappant les touches muettes
ou grinçantes avec une impassibilité admirable, comme si elle eût
voulu me prouver par cette diabolique symphonie la haine et le mé-^
pris qu'elle avait pour la musique.
J'entrai avec calme et la saluai avec autant de respectueuse indif-
férence que si j'eusse été en effet l'accordeur de piano. Je posai tri-
vialement mon chapeau sur une chaise, j'ôtai péniblement mes gants^
imitant la gaucherie d'un homme qui n'est pas habitué à en porter.
Je tirai de ma poche une boîte de sapin remplie de bobines de laiton,
et je commençai à en dérouler la longueur d'une corde, le tout avec
gravité et simplicité. La signora allait toujours battant d'une manière
impitoyable le malheureux piano qui ne rendait plus que des sons à
faire fuir les barbares les plus endurcis. Je vis alors qu'elle se diver-
tissait à le fausser et à le briser de plus en plus , afln de me donner
de la besogne, et je trouvai dans cette espièglerie plus de coquet-
terie que de méchanbeté, car elle paraissait assez disposée à me tenir
compagnie. Alors je lui dis du plus grand sérieux : ^-Yotre seigneurie
trouve-t-elle que le piano commence à être d'accord? — J'en trouve
l'harmonie satisfaisante , répondit-elle en se pinçant la lèvre pour ne
pas rire, et les sons qu'il rend sont extrêmement agréables. — C'est
un bel instrument, repris-je. — Et en très bon état , ajouta-t-elle. —
Votre seigneurie a un très beau talent sur le piano. — Comme vous
voyez. — Voilà une walse charmante et très bien exécutée. — >( 'est-ce
pas? comment ne jouerait-on pas bien sur un instrument aussi biea
accordé? Vous aimez la musique, monsieur? — Peu, signora, mais
celle que vous faites me va à l'ame. — En ce cas , je vais continuer.
—Et elle écorcha avec un sourire féroce un des airs de bravuta quelle
m'avait entendu chanter avec le plus de succès au théâtre.
— Monsieur votre cousin se porte bien? lui dis-je, lorsqu'elle eur
670 REVUE DES DEUX MONDES.
fini. — Il est à la chasse. — Votre seigneurie aime le gibier? — Je
l'aime démesurément. Et vous, monsieur? — Je l'aime sincèrement
et profondément. — Lequel aimez-vous mieux, du gibier ou de la
musique? — J'aime la musique à table, mais, dans ce moment-ci, j'ai-
merais mieux le gibier.
Elle se leva et sonna. A l'instant même un laquais parut comme s'il
eût été une pièce de mécanique obéissant au ressort de la sonnette. —
Apportez ici le pâté de gibier que j'ai vu ce matin dans l'office, dit la
signora, et deux minutes après le domestique reparut avec un pâté
colossal , qu'à un signe de sa maîtresse il posa majestueusement sur
le piano. Un grand plateau, couvert de vaisselle et de tout l'attirail né-
cessaire à la réfection des êtres civilisés , vint se placer comme par
enchantement à Tautre bout de l'instrument, et la signora, d'une
main forte et légère, brisa le rempart de croûte appétissante et fit une
large brèche à la forteresse.
-—Voilà une conquête à laquelle nos seigneurs les Français n'auront
point de part, dit-elle en s'emparant d'une perdrix qu'elle mit sur
une petite assiette du Japon, et qu'elle alla dévorer à l'autre bout de
la chambre , accroupie sur un coussin de velours à glands d'or.
Je la regardais avec étonnement, ne sachant pas trop si elle était
folle ou si elle voulait me mystifier. — Vous ne mangez pas? me dit-
elle sans se déranger. — Votre seigneurie ne me l'a pas commandé,
xépondis-je. — Oh ! ne vous gênez pas , dit-elle en continuant à man-
ger à belles dents.
Ce pâté avait une si bonne mine et un si bon fumet , que j'écoutai
les conseils philosophiques de la raison positive. J'attirai une autre
perdrix dans une autre assiette du Japon, que je posai sur le clavier
du piano, et que je me mis à dévorer de mon côté avec autant de zèle
que la signora.
Si ce château n'est pas celui de la belle au bois dormant , pensais-je,
et que cette maligne fée n'en soit pas le seul être animé, il est évi-
dent que nous allons voir arriver un oncle, un père, ou une tante, ou
une gouvernante, ou quelque chose qui soit censé, aux yeux des bon-
nes gens, servir de chaperon à cette tête indomptée. En cas d'une
apparition de ce genre, je voudrais bien savoir jusqu'à quel point
cette bizarre manière de déjeuner sur un piano en tête-à-tête avec
la demoiselle de la maison sera trouvée séante. Peu m'importe après
tout ; il faut bien voir où me mèneront ces extravagances; et, s'il y a
là-dessous une haine de femme, j'aurai mon tour, dussé-je l'attendre
dix ans 1
LA DERNIÈRE ALDINI. 671
En même temps, je regardais par-dessus le pupitre du piano ma
belle hôtesse, qui mangeait d'une manière surnaturelle, et qui ne
semblait nullement possédée de cette sotte manie qu'ont les demoi-
selles de ne manger qu'en secret, et de pincer les lèvres à table d'un
air sentimental, comme si elles étaient d'une nature supérieure à la
nôtre. Lord Byron n'avait pas encore mis à la mode le manque
d'appétit chez le beau sexe. De sorte que ma fantasque signora s'en
donnait à cœur joie, et qu'au bout de peu d'instans elle revint auprès
de moi, pour tirer du pâté ébréché un filet de lièvre et une aile de
faisan. Elle me regarda sans rire, et me dit d'un ton sentencieux :
— Ce vent d'est donne faim. — Il me paraît que votre seigneurie est
douée d'un bon estomac, lui dis-je. — Si on n'avait pas un bon esto-
mac à quinze ans, répondit-elle, il faudrait y renoncer. — Quinze
ans! m'écriai-je en la regardant avec attention et en laissant tomber
ma fourchette. — Quinze ans et deux mois, répondit-elle en retour-
nant à son coussin avec son assiette de nouveau remplie; ma mère
n'en a pas encore trente-deux , et elle s'est remariée l'an dernier.
N'est-ce pas singulier, dites-moi, une mère qui se marie avant sa
fille? Il est vrai que, si ma petite mère chérie eût voulu attendre mon
mariage, elle eût attendu long-temps. Qui donc voudrait épouser une
personne, belle à la vérité, mais stupicle au-delà de tout ce qu'on peut
imaginer?
Il y avait tant de gaieté et de bonhomie dans l'air sérieux dont elle
me plaisantait; c'était un si joli loustig que cette grande fille aux
yeux noirs et aux longues boucles de cheveux tombant sur un cou
d'albâtre; elle était assise sur son coussin avec une naïveté si gra-
cieuse et en même temps si chaste, que toute ma défiance et tous mes
mauvais desseins m'abandonnèrent. J'avais résolu de vider le flacon
de vin afin d'endormir tout scrupule. Je repoussai le flacon, et aban-
donnant mon assiette, appuyant mon coude sur le piano, je me mis
à la considérer de nouveau et sous un nouvel aspect. Ce chiffre de
quinze ans avait bouleversé toutes mes idées. J'ai toujours attaché
beaucoup d'importance quand j'ai voulu juger une personne, et sur-
tout une personne du sexe féminin, à m'enquérir de son âge de la
manière la plus authentique possible. L'habileté croît si rapidement
chez le sexe, que six mois de plus ou de moins font souvent que la
candeur est fourberie ou la fourberie candeur. Jusque-là je m'étais
imaginé que la Grimani avait au moins vingt ans, car elle était si
grande, si forte, si brune, et douée dans son regard , dans son main-
tien, dans ses moindres mouvemens, d'une telle assurance, que tout
672 REVUE DES DEUX MONDES.
le monde faisait le même anachronisme que moi à son premier abord.
Mais , en la regardant mieux , je reconnus mon erreur. Ses épaules
étaient larges et puissantes, mais sa poitrine n'était pas encore déve-
loppée. S'il y avait de la femme dans toute son attitude , il y avait
certains airs et certaines expressions de visage qui révélaient l'en-
fant. Ne fut-ce que ce robuste appétit , cette absence totale de co-
quetterie, et l'inconvenance audacieuse du tête-à-tête qu'elle s'était
réservé avec moi, il devint manifeste à mes yeux que je n'avais
point affaire, comme je l'avais cru d'abord , à une femme orgueilleuse
et rusée, mais à une pensionnaire espiègle, et je repoussai avec
horreur la pensée d'abuser de son imprudence.
Je restais plongé dans cet examen , oubliant de répondre à la pro-
vocation significative que je venais de recevoir. Elle me regarda
fixement, et cette fois je ne songeai pas à éviter son regard, mais
à l'analyser. Elle avait les plus beaux yeux du monde, à fleur de
tête, et très ouverts ; leur direction était toujours nette , brusque et
saisissant d'emblée l'objet de l'attention. Ce regard, très rare chez
une femme , était absolu , et non effronté. C'était la révélation et
l'action d'une ame courageuse, fière et franche. Il interrogeait toutes
choses avec autorité, et semblait dire : Ne me cachez rien, car moi,
je n'ai rien à cacher à personne.
Lorsqu'elle vit que je bravais son attention , elle fut alarmée, mais
non intimidée, et, se levant tout d'un coup, elle provoqua l'explica-
tion que je voulais lui demander. — Signor Lélio , me dit-elle , si
vous avez fini de déjeuner, vous allez me dire ce que vous êtes venu
faire ici.
— Je vais vous obéir, signora , répondis-je en allant ramasser son
assiette et son verre, qu'elle avait posés sur le parquet, et en les
reportant sur le piano; seulement, je prie votre seigneurie de médire
si l'accordeur de piano doit, pour vous répondre, s'asseoir devant
le clavier, ou si le comédien Lélio doit se tenir debout, le chapeau
à la main , et prêt à se retirer après avoir eu l'honneur de vous parler.
— Monsieur Lélio voudra bien s'asseoir sur ce fauteuil, dil-
elle en me désignant un siège placé à droite de la cheminée, et moi
sur celui-ci , ajouta-t-elle en s'asseyant du côté gauche, en face de
moi, à six pieds environ de distance.
— Signora , lui dis-je en m'asseyant, il faut , pour vous obéir, que
je reprenne les choses d'un peu haut. Il y a environ deux mois , je
jouais Roméo et Juliette à San-Carlo. Il y avait dans»une loge d'avant-
.scène...
LA DERNIÈRE ALDINI. 673
— Je puis aider votre mémoire, reprit la Grimani. Il y avait dans
une loge d'avant-scène, à droite du théâtre, une jeune personne qui
vous parut belle; mais, en la regardant de plus près, vous trouvâtes
que son visage était si dépourvu d'expression, que vous vîntes à vous
écrier,,... en parlant à une de ces dames du théâtre, et assez haut
pour que la jeune personne l'entendît. . . .
— Au nom du ciel! signora, interrompis-je, ne répétez pas les
paroles échappées à mon délire , et sachez que je suis sujet à des
irritations nerveuses qui me rendent presque fou. Dans cette dispo-
sition, tout me porte ombrage, tout me fait souffrir....
— Je ne vous demande pas pourquoi il vous plut de dire votre
avis d'une façon si nette sur le compte de la demoiselle de l'avant-
scène; je vous prie seulement de me raconter le reste de l'histoire.
— Je suis obligé, pour être véridique et conséquent, d'insister
sur le prologue. En proie à un premier accès de fièvre, début d'une
maladie grave dont je suis à peine rétabli, je m'imaginai lire un pro-
fond dédain et une froide ironie sur le visage incomparablement
beau de la demoiselle de l'avant-scène. J'en fus impatienté, puis
troublé, puis bouleversé au point que je perdis la tête, et que je me
laissai aller à un mouvement brutal pour faire cesser le charme fu~
neste qui enchaînait toutes mes facultés , et me paralysait au moment
le plus énergique et le plus important de mon rôle. Il faut que votre
seigneurie me pardonne une folie; je crois au magnétisme, surtout
les jours où je suis malade , et où mon cerveau est faible comme mes
jambes; je m'imaginai que la demoiselle de l'avant-scène avait sur
moi une influence pernicieuse; et, durant la cruelle maladie^'qui s'em-
para de moi le lendemain de ma faute, je vous avouerai qu'elle m'ap-
parut souvent dans mon délire, mais toujours altière, toujours me-
naçante, et me promettant que je paierais cher le blasphème qui
m'était échappé. Telle est, signora, la première partie de mon his-
toire.
Je préparais mon bouclier pour recevoir une bordée d'épigrammes
en manière de commentaires, sur ce récit bizarre et, quoique vrai,
très invraisemblable, il faut l'avouer. Mais la jeune Grimani, me re-
gardant avec une douceur que je ne soupçonnais pas pouvoir s'allier
avec le caractère de sa beauté, me dit, en se penchant un peu sur
le bras de son fauteuil : — En effet, seigneur Lélio, votre visage
atteste de vives souffrances; et s'il faut tout vous avouer, lorsque je
vous ai reconnu hier, je me suis dit que je vous avais bien mal re-
gardé sur la scène, car vous me paraissiez alors plus jeune de dix
TOME XII. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
ans, et aujourd'hui je ne vous trouve pas plus âgé que vous ne
m'aviez semblé au théâtre; seulement je vous trouve l'air malade,
et je suis bien affligée d'avoir été un sujet d'irritation pour vous....
Je rapprochai involontairement mon fauteuil; mais aussitôt mon
interlocutrice reprit son ton railleur et fantasque.
— Passons à la seconde partie de votre histoire, monsieur Lélio,
me dit-elle en jouant de l'éventail, et veuillez m'apprendre comment,
au lieu de la fuir, vous êtes venu jusqu'ici relancer cette personne
dont la vue vous est si odieuse et si funeste?
— C'est ici que l'auteur s'embarrasse, répondis-je en reculant mon
fauteuil, qui roulait très aisément au moindre mouvement de la con-
versation. Dirai-je que le hasard seul m'a conduit ici? Si je le dis,
votre seigneurie le croira-t-elle? Et si je dis que ce n'est pas le ha-
sard, votre seigneurie le souffrira-t-elle?
— Il m'importe assez peu, dit-elle, que ce soit le hasard ou l'at-
traction magnétique, comme vous diriez peut-être, qui vous amène
dans ce pays ; je désire seulement savoir quel est le hasard qui vous
a fait devenir accordeur de piano.
— Le hasard de l'inspiration, signora; le premier prétexte m'était
bon pour m'introduire ici.
— Mais pourquoi vous introduire ici?
— Je répondrai sincèrement, si votre seigneurie daigne me dire
auparavant quel est le hasard qui l'a déterminée à m'y laisser péné-
trer, bien qu'elle m'eût reconnu au premier coup d'œil?
— Le hasard delà fantaisie, seigneur Lélio. Je m'ennuyais entête-
à-tête avec mon cousin, ou avec une vieille tante dévote, que je con-
nais à peine ; et tandis que l'un est à la chasse et l'autre à l'église, j'ai
pensé que je pourrais égayer par une folie la maussade soHtude où
on me laisse languir.
Mon fauteuil se rapprocha de lui-même, et j'hésitai à prendre la
main de la signora. Elle me paraissait effrontée en cet instant. Il y a
des jeunes filles qui naissent femmes, et qui sont corrompues avant
d'avoir perdu leur innocence. Celle-ci est bien un enfant, pensais-je,
mais un enfant ennuyé de l'être, et je serais un grand sot de ne pas
répondre à des agaceries faites avec tant de sang-froid et de har-
diesse. Ma foi, tant pis pour le cousin! Pourquoi aime-t-il la chasse
plus que sa cousine?...
Mais la signora ne fit aucune attention à l'agitation qui s'emparait
de moi, et elle ajouta: — Maintenant, la farce est jouée; nous avons
mangé le gibier de mon cousin, et j'ai parlé avec un acteur. Voilà
LA DERNIÈRE ALDINI. 675
ma tante et mon prétendu mystiûés. La semaine dernière, mon cousin
était furieux, parce que, selon lui, je faisais votre éloge avec trop
d'enthousiasme. Maintenant, quand il me parlera de vous, et quand
ma tante dira que les acteurs sont tous excommuniés en France, je
baisserai les yeux d'un petit air modeste et béat, et je rirai en moi-
même de penser que je connais le seigneur Lélio, et que j'ai déjeuné
avec lui, ici même, sans que personne s'en doute; mais maintenant
il vous reste, monsieur Lélio, à me dire pourquoi vous avez voulu vous
introduire ici à l'aide d'un faux rôle.
— Pardon, signora... vous avez dit un mot qui me frappe beau-
coup... Vous avez fait la semaine dernière mon éloge avec eniliou-
siasme?
— Oh ! c'était uniquement pour faire enrager mon cousin. Je ne
suis point enthousiaste de ma nature.
Lorsqu'elle me raillait, je reprenais goût à l'aventure et j'étais
prêt à m'enhardir. — Puisque vous êtes si sincère envers moi, répon-
dis-je, je ne le serai pas moins envers votre seigneurie. Je me suis
introduit ici avec l'intention de réparer mon crime et de demander
humblement pardon à la beauté divine que j'ai blasphémée.
En même temps je me laissai glisser de mon fauteuil, et je me trou-
vai aux genoux de la Grimani bien près de m'emparer de ses belles
mains. Elle ne parut pas s'en émouvoir beaucoup; seulement je vis
que, pour dissimuler un peu d'embarras, elle feignait d'examiner at-
tentivement les mandarins chinois dont les robes d'or et de pourpre
chatoyaient sur son éventail. — Oh! mon dieu ! monsieur, me dit-elle
sans me regarder , vous êtes bien bon de croire que vous ayez à me
demander pardon. D'abord, si j'ai l'air stupide, vous n'êtes pas du
tout coupable de vous en être aperçu ; en second lieu , si je ne l'ai
pas, il m'est absolument indifférent que vous vous le persuadiez.
— Je jure par tous les dieux , et par Apollon en particulier, que je
n*ai parlé ainsi que par colère, par folie, par un autre sentiment peut-
être, qui alors ne faisait que de naître et troublait déjà mon esprit.
Je voyais que vous me trouviez détestable, et que vous n'aviez pour
moi aucune indulgence; pouvais-jc me résigner à perdre le seul suf-
frage qu'il m'eût été doux et glorieux de conquérir? Enfin, signora,
je suis ici , j'ai découvert votre demeure , et , sachant à peine votre
nom, je vous ai cherchée, poursuivie, atteinte, malgré la distance et
les obstacles; me voici à vos pieds. Pensez-vous que j'aurais sur-
monté de telles difficultés si je n'avais été tourmenté de remords, non
à cause de vous qui dédaignez avec raison l'effet de vos charmes sur
&3.
676 REVUE DES DEUX MONDES.
un pauvre histrion comme moi, mais à cause de Dieu dont j'ai ou-
tragé et dont j'ai méconnu le plus bel œuvre.
Je me hasardai en parlant ainsi à prendre une de ses mains, mais
elle se leva brusquement, en disant ; Levez-vous, monsieur, levez»
vous , voici mon cousin qui revient de la chasse.
En effet, à peine avais-je eu le temps de courir au piano et de
l'ouvrir, que le signor Ettore Grimani, en costume de chasse et le fusil
à la main, entra et vint déposer aux pieds de sa cousine son carnier
plein de gibier.
— Ohl ne vous approchez pas tant de moi, lui dit la signora, vous
êtes horriblement crotté, et toutes ces bêtes ensanglantées me dé-
goûtent. Ah! Hector, je vous en prie, allez-vous-en, et emmenez tous
ces grands vilains chiens qui sentent la vase et qui salissent le parquet.
Force fut au cousin de se contenter de cet élan de reconnaissance
et d'aller se parfumer à loisir dans sa chambre. Mais à peine était-il
sorti de l'appartement, qu'une sorte de duègne entra, et annonça à la
signora que sa tante venait de rentrer et la priait de se rendre au-
près d'elle.
— J'y vais, répondit la Grimani; et vous, monsieur, dit-elle, en se
retournant vers moi, puisque cette touche est recassée, veuillez l'em-
porter et la recoller solidement. Il faudra la rapporter demain et
achever de replacer les cordes qui manquent. IS'est-ce pas, monsieur ?
On peut compter sur votre parole? Tous serez exact?
— Oui, signora, vous pouvez y compter, répondis-je, et je me re-
tirai , emportant la touche d'ivoire qui n'était pas cassée.
Je fus exact au rendez-vous. Mais ne pensez point, mes chers amis,
que je fusse amoureux de cette petite personne ; c'est tout au plus
si elle me plaisait. Elle était extrêmement belle ; mais je voyais sa
beauté par les yeux du corps, je ne la sentais pas par ceux de l'âme;
si par instans je me prenais à aimer cette pétulance enfantine, bientôt
après je retombais dans mes doutes et me disais qu'elle pouvait bien
m'avoir menti, elle qui mentait à son cousin et à sa gouvernante
avec tant d'aplomb; qu'elle avait peut-être bien une vingtaine d'an-
nées, comme je l'avais cru d'abord, et que peut-être aussi elle avait
fait déjà plusieurs escapades pour lesquelles on la tenait séquestrée
dans ce triste château, sans autre société que celle d'une vieille dé-
vote destinée à lagourmander, et d'un excellent cousin prédestiné à
endosser innocemment ses erreurs passées , présentes et futures.
Je la trouvai au salon avec ce cher cousin et trois ou quatre grands
chiens de chasse, qui faillirent me dévorer. La signora, éminemment
LA DERNIERE ALDINI. 677
capricieuse, faisait ce jour-là à ces nobles animaux un accueil tout
différent delà veille, et quoiqu'ils ne fussent guère moins crottés et
moins insupportables, elle les laissait complaisamment s'étendre tour
à tour ou pêle-mêle sur un vaste sofa en velours rouge à crépines
d'or. De temps en temps, elle s'asseyait au milieu de cette meute
pour caresser les uns , pour taquiner amicalement les autres.
Il me sembla bientôt que ce retour d'amitié vers les chiens était
une coquetterie tendre envers son cousin, car le blond signor Ettore
en paraissait très flatté, et je ne sais lequel il aimait le mieux, de sa
cousine ou de ses chiens.
Elle était d'une vivacité étourdissante, et son humeur me semblait
montée à un tel diapazon , elle m'envoyait dans la glace des œillades
si acérées, que j'aspirais à voir le cousin s'éloigner. Il s'éloigna en
effet bientôt. La signora lui donna une commission. Il se fit un peu
prier, puis il obéit à un regard impérieux, à un : Vous ne voulez pas
If aller? proféré d'un ton qu'il paraissait tout-à-fait incapable de
braver.
A peine fut-il sorti, qu'abandonnant la tablature, je me levai en
cherchant dans les yeux de la signora si je devais m'approcher d'elle,
ou attendre qu'elle s'approchât de moi. Elle aussi était debout et
semblait vouloir deviner dans mon regard ce à quoi j'allais me déci-
der. Mais elle m'encourageait si peu, et ses lèvres semblaient entr'ou-
vertes pour me donner une telle leçon ( si je venais par malheur à
manquer d'esprit dans cette périlleuse rencontre ) , que je me sentis
un peu troublé intérieurement. Je ne sais comment cet échange de
regards à la fois provocateurs et méfians, ce bouillonnement de tout
notre être qui nous retenait l'un et l'autre dans l'immobilité, cette
alternative d'audace et de crainte qui me paralysait au moment peut-
être décisif de mon aventure, tout jusqu'à la robe de velours noir
de la Grimani, et le brillant soleil qui, pénétrant en rayons d'or au
travers des sombres rideaux de soie de l'appartement, venait s'éteindre
à nos pieds dans un clair obscur fantastique, l'heure, l'atmosphère
brûlante, et le battement comprimé de mon cœur; tout me rappela
vivement une scène de ma jeunesse assez analogue : la signora Bianca
Aldini dans l'ombre de sa gondole, enchaînant d'un regard magné-
tique un de mes pieds posé sur la barque et l'autre sur le rivage du
Lido. Je ressentais le même trouble, la même agitation intérieure,
le même désir, prêts à faire place à la même colère. Serait-ce donc,
pensai-je, que je désirai autrefois la Bianca par amour-propre, ou
que je désire aujourd'hui la Grimani par amour?
678 REVUE DES DEUX MONDES.
Il n'y avait pas moyen de m'élancer, en chantant d'un air dégagé^
dans la campagne, comme jadis j'avais bondi sur la grève du Lido,
pour me venger d'une innocente coquetterie. Je n'avais pas d'autre
parti à prendre que de me rasseoir, et je n'avais d'autre vengeance
à exercer que de recommencer sur le piano la quinte majeure : A-mi-
la-e-û-mï.
Il faut convenir que cette façon d'exhaler mon dépit ne pouvait pas
être bien triomphante. Un imperceptible sourire voltigea au coin de
la lèvre de la signera lorsque je pliai les genoux pour me rasseoir,
et il me sembla lire ces mots charmans écrits sur sa physionomie :
Lélio, vous êtes un enfant. Mais lorsqueje me redressai brusquement,
prêt à faire rouler le piano au fond de la chambre pour voler à ses
pieds , je lus clairement dans sa noire prunelle ces mots terribles :
Monsieur, vous êtes un fou.
La signera Aldini, pensai-je, avait vingt-deux ans, j'en avais
quinze ou seize ; la signora Grimani en a quinze ou seize, et j'en ai
plus de vingt-deux. Que j'aie été dominé par la Bianca, c'est tout
simple; mais que je sois joué par celle-ci, ce n'est pas dans l'ordre.
Donc il faut du sang-froid. Je me rassis avec calme, en disant :
— Pardon , signora, si je regarde l'heure à la pendule , je ne puis
rester long-temps, et ce piano me paraît en assez bon état pour que
je retourne à mes affaires.
— En bon état ! répondit-elle avec un mouvement d'humeur bien
marqué. Vous l'avez mis en si bon état, que je crains de n'en jouer
de ma vie. Mais j'en suis bien fâchée; vous avez entrepris de l'accor-
der : il faut , seigneur Lélio , que vous en veniez à votre honneur.
— Signora, repris-je, je ne tiens pas plus à accorder ce piano,
que vous ne tenez à en jouer. Si j'ai obéi à votre commandement en
revenant ici , c'est afin de ne pas vous compromettre en cessant
brusquement cette feinte. Mais votre seigneurie doit comprendre que
la plaisanterie ne peut pas durer éternellement, que le troisième jour
cela commence à n'être plus divertissant pour elle , et que le qua-
trième cela serait un peu monotone pour moi-même. Je ne suis ni
assez riche, ni assez illustre pour avoir du temps à perdre. Votre
seigneurie voudra bien permettre que je me retire dans quelques
minutes , et que ce soir un véritable accordeur vienne achever ma
besogne, en alléguant que son confrère est malade et l'a envoyé à sa
place. Je puis, sans livrer notre petit secret et sans me faire con-
naître, trouver un remplaçant qui me saura gré d'une bonne pratique
de plus.
LA DERMÈRE ALDINI. 679
La signora ne répondit pas un mot , mais elle devint pâle comme
la mort, et de nouveau je me sentis vaincu. Le cousin rentra. Je ne
pus réprimer un mouvement d'impatience. La signora s'en aperçut,
et de nouveau elle triompha, et de nouveau, voyant bien que je ne
voulais pas m'en aller, elle se fit un jeu de mes secrètes agitations.
Elle redevint vermeille et sémillante. Elle fît à son cousin mille
agaceries qui tenaient un milieu si juste entre la tendresse et l'ironie,
que ni lui, ni moi, ne sûmes bientôt à quoi nous en tenir. Puis tout
d'un coup, lui tournant le dos et s'approcliant de moi, elle me pria,
à voix basse et d'un air mystérieux, de tenir le piano à un quart de
ton au-dessous du diapazon, parce qu'elle avait une voix de con-
tralto. Qui voulait-elle mystifier du cousin ou de moi, en me disant
ce grand secret d'un air si important? Je faillis aller donner une poi-
gnée de main à Hector, tant notre figure me parut également sotte, et
notre position ridicule. Mais je vis que le bon jeune homme y attachait
plus d'importance que moi , et il me regarda de travers d'un air si
sournois et si profond, que j'eus de la peine à m'empêcher de rire. Je
répondis tout bas à la Grimani et d'un air encore plus confidentiel :
— Signora, j'ai prévenu vos désirs, et le piano est juste au ton de
l'orchestre de San-Carlo , qu'on baissa la saison dernière à cause de
mon rhume.
La signora prit alors le bras de son cousin d'un air théâtral, et
l'emmena dans le jardin avec précipitation. Comme ils restèrent à se
promener devant la façade, et que je voyais leurs ombres passer et
repasser sur le rideau, je me mis derrière ce rideau, et j'écoutai leur
conversation.
— C'est précisément ce que je voulais vous dire, cher cousin,
disait la signora. Cet homme a une figure bizarre, effrayante; il ne
se doute pas de ce que c'est qu'un piano , et jamais il ne viendra à
bout de l'accorder. Vous verrez! c'est un chevalier d'industrie, n'en
doutez pas. Ayons toujours l'œil sur lui, et tenez votre montre dans
votre main quand il passera près de vous. Je vous jure que, pendant
que je me penchais, sans me douter de rien, vers le piano , pour lui
dire de le baisser, il a avancé la main pour me voler ma chaîne d'or.
— Eh ! vous raillez , ma cousine î II est impossible qu'un filou ait
tant d'audace. Ce n'est pas du tout là ce que je veux vous dire, et
vous feignez de ne pas me comprendre.
— Je feins, Hector? Vous m'accusez de feindre? Moi, feindre? En
vérité , dites-moi si vous valez la peine que je me donnerais pour
inventer un mensonfîe?
680 REVUE DES DEUX MONDES.
— Cette dureté est fort inutile, ma cousine. Il paraît que je vaun
du moins la peine que vous cherchiez l'occasion de m'adresser des
paroles mortiflantes.
— Mais, pour Dieu, de quoi parlez-vous, mon cousin? et pourquoi
dites-vous que cet homme...
— Je dis que cet homme n'est point un accordeur de piano, qu'il
n'accorde pas votre piano, qu'il n'a jamais accordé aucun piano. Je
dis qu'il ne vous quitte pas de Toeil , qu'il épie tous vos mouvemens,
qu'il aspire toutes vos paroles. Je dis que c'est un homme qui vous
aura vue quelque part, à Naples ou à Florence, au théâtre ou à la
promenade , et qui est tombé amoureux de vous.
— Et qui s'est introduit ici sons un déguisement y pour me voir et
pour me séduire peut-être! l'infâme ! le scélérat! — En prononçant
ces paroles d'un ton emphatique, la signora se renversa sur un banc
en riant aux éclats. Comme je vis le cousin s'approcher de la porte
du salon d'un air presque furieux, je retournai à mon poste, et m'ar-
mant du marteau d'accordage , je résolus de l'en assommer s'il
essayait de m'outrager; car j'avais déjà pressenti l'homme qui s'ar-
range de manière à ne pas se battre , et qui appelle ses valets quand
on le brave à portée de l'antichambre. Il tombera raide mort avant
de tirer le cordon de cette sonnette, pensai-je en serrant le marteau
dans ma main et en jetant un rapide regard autour de moi. Mais mon
aventure ne garda pas long-temps cette tournure dramatique.
Je revis la signora au bras de son cousin, se promenant sur la
terrasse, et de temps en temps s'arrétant devant la porte de glaces
entr'ouverte, pour me regarder, elle, d'un air railleur, lui, d'un air
embarrassé. Je ne savais plus ce qui se passait entre eux, et la colère
me montait de plus en plus à la gorge.
Une jolie soubrette se trouva tout d'un coup en tiers sur la ter-
rasse. La signora lui parlait d'un ton animé , tantôt riant, tantôt pre-
nant un air absolu. La soubrette semblait hésiter; le cousin semblait
suppher sa cousine de ne pas faire d'extravagance. Enfln la soubrette
vint à moi d'un air confus, et me dit en rougissant jusqu'à la racine
des cheveux : —Monsieur, la signora m'ordonne de vous dire, en
propres termes , que vous êtes un insolent , et que vous feriez bien
mieux d'accorder le piano que de la regarder comme vous faites.
Pardon, monsieur... Je crois bien que c'est une plaisanterie. — Et je
le prends ainsi, répondis-je ; mais répondez à la signora que je lui
présente mon profond respect, et que je la prie de ne pas me croire
assez insolent pour la regarder. Je n'y pensais pas le moins du monde;
LA DERNIÈRE ALDINl. 681
et, s'il faut vous dire la vérité, à vous, ma belle enfant, c'est vous
que je voyais au milieu de la prairie, et qui m'occupiez tellement,
que je ne songeais plus à continuer ma besogne.
— Moil monsieur, dit la soubrette en rougissant encore plus, et en
inclinant sa jolie tête sur son sein avec embarras. Gomment pour-
rais-je occuper monsieur?
— Parce que vous êtes plus jolie cent fois que votre maîtresse, lui
dis-je en passant un bras autour d'elle et en lui donnant un baiser
avant qu'elle eût le temps de se douter de ma fantaisie.
C'était une belle villageoise, une sœur de lait de la signora. Elle
était brune aussi, grande et svelte, mais timide dans sa démar-
che, et aussi naïve, aussi douce dans son maintien que sa jeune
maîtresse était résolue et rusée. Elle tomba dans un tel trouble en se
voyant ainsi embrassée par surprise, devant la signora qui s'était
approchée presqu'au seuil du salon , entraînant son imbécile cousin,
qu'elle s'enfuit en cachant son visage dans son tablier bleu brodé
d'argent. La signora, qui ne s'attendait pas davantage à me voir
prendre si philosophiquement ses impertinences, recula d'un pas, et
le cousin, qui n'avait rien vu, répéta plusieurs fois de suite : — Qu'est-
ce qu'il y a? qu'est-ce que c'est? — La pauvre fillette continua de
fuir sans vouloir répondre, et la signora éclata d'un rire forcé dont
je feignis de ne pas m'apercevoir.
Au bout de peu d'instans , je la vis reparaître seule. Je la vis venir
vers moi avec une expression de visage qui voulait être sévère, et
qui était émue et troublée. — Il est heureux pour vous et pour moi,
monsieur, dit-elle d'une voix un peu altérée , que mon cousin soit
crédule et simple, car sachez qu'il est jaloux et querelleur.
— En vérité, mademoiselle? répondis-je gravement.
— Ne raillez pas , monsieur, reprit-elle avec dépit. On peut être
aisé à tromper quand on aime, mais on est brave quand on s'appelle
Grimani.
— Je n'en doute point , mademoiselle, continuai-je sur le même ton.
— Je vous prie donc, monsieur, reprit-elle encore avec une véhé-
mence involontaire , de ne plus vous montrer ici , car toutes ces plai-
santeries pourraient mal finir.
— C'est comme il vous plaira , mademoiselle, répondis-je, toujours
imperturbable.
— Il me paraît cependant, monsieur, qu'elles vous divertissent
beaucoup, car vous ne paraissez pas disposé à les terminer.
— Si je m'en amuse, signora, c'est par obéissance, comme on s'a-
682 REVUE DES DEUX MONDES.
muse en Italie sous le règne du grand Napoléon. Je voulais me re-
tirer il y a une heure , et c'est vous qui ne l'avez pas voulu.
— Je ne l'ai pas voulu? osez-vous dire que je ne l'ai pas voulu?
— Je voulais dire, signora , que vous n'y avez pas songé , car j'at-
tendais que vous me donnassiez un prétexte pour me retirer d'une
manière tant soit peu vraisemblable au beau milieu de ma besogne,
et il m'était impossible , quant à moi, de l'imaginer. Cela serait si peu
naturel dans l'état où est le piano, et j'ai une si ferme volonté de ne
rien faire qui vous compromette, que je reviendrai demain...
— Vous ne le ferez pas...
— J'en demande bien pardon à votre seigneurie, je reviendrai.
— Et pourquoi donc, monsieur? et de quel droit?
' — Je reviendrai pour satisfaire la curiosité du seigneur Hector,
qui est fort intrigué de savoir qui je suis, et j'y reviendrai du droit
que vous m'avez donné de faire face à l'homme avec qui vous avez
voulu rire de moi.
— Est-ce une menace, seigneur Lélio? dit-elle en cachant sa
frayeur sous le manteau de son orgueil.
— Non, signora. Un homme qui ne veut pas reculer devant un
autre homme n'est pas un homme qui menace.
— Mais mon cousin ne vous a rien dit, monsieur; c'est contre son
gré que je vous ai fait ces plaisanteries.
— Mais il est jaloux et querelleur... De plus, il est brave. Moi, je
ne suis pas jaloux, signora, je n'en ai ni le droit ni la fantaisie. Mais
je suis querelleur aussi, et peut-être que, moi aussi , bien que je ne
m'appelle pas Grimani, je suis brave; qu'en savez-vous?
— Oh ! je n'en doute pas, Lélio! s'écria-t-elle avec un accent qui
me fît frémir de la tête aux pieds , tant il était différent de ce que
J'entendais depuis trois jours.
Je la regardai avec surprise; elle baissa les yeux d'un air à la fois
modeste et fier. Je fus désarmé encore une fois. — Signora, repris-je,
je ferai ce que vous voudrez, rien que ce que vous voudrez, comme
vous le voudrez.
Elle hésita un instant. — Vous ne pouvez pas revenir comme ac-
cordeur de pianos, dit -elle, vous me compromettriez, car mon
cousin va certainement dire à ma tante qu il vous soupçonne d'être
un chercheur d'aventures galantes , et si ma tante le sait, elle le dira
à ma mère. Or, monsieur Lélio , sachez que je ne me soucie que
d'une personne au monde, c'est de ma mère; que je ne crains qu'une
chose au monde , c'est le déplaisir de ma mère. Elle m'a pourtant
LA DERNIÈRE ALDINI. 683
bien mal élevée, vous le voyez, elle m'a horriblement gâtée... mais
elle est si bonne, si douce, si tendre, si triste... Elle m'aime tant...
si vous saviez !.... Une grosse larme roula sur la noire paupière de la
signora; elle essaya quelques instans de la retenir, mais elle vint
tomber sur sa main. Ému, pénétré et terrassé enûn par le terrible
dieu avec lequel on ne joue pas en vain, je portai mes lèvres sur
cette belle main, et je dévorai cette belle larme, poison subtil qui mit
le feu dans mon sein, .l'entendis revenir le cousin, et me levant pré-
cipitamment : — Adieu , signora , lui dis-je, je vous obéirai aveuglé-
ment, je le jure sur mon honneur : si monsieur votre cousin m'of-
fense, je me laisserai insulter; je serai lâche plutôt que de vous
faire verser une seconde larme... Et , la saluant jusqu'à terre , je me
retirai. Le cousin ne me parut pas si belliqueux qu'elle me l'avait
dépeint, car il me salua le premier, lorsque je passai devant lui. Je
me retirai lentement, pénétré de tristesse , car j'aimais, et je devais
ne pas revenir. En devenant sincère, mon amour devenait généreux.
Je me retournai plusieurs fois pour essayer de voir la robe de
velours de la signora ; mais elle avait disparu. Au moment où je
franchissais la grille du parc, je l'aperçus dans une petite allée qui
longeait la muraille intérieurement. Elle avait couru pour se trouver
là en même temps que moi, et elle s'efforçait de prendre une démar-
che lente et rêveuse pour me faire croire que le hasard amenait cette
rencontre; mais elle était tout essoufflée, et ses beaux bandeaux de
cheveux noirs s'étaient dérangés le long des branches qu'elle avait
rapidement écartées pour venir à travers le taillis. Je voulus m'ap-
procher d'elle, elle me fit un signe comme pour m'indiquer qu'on la
suivait. J'essayai de franchir la grille; je ne pouvais pas m'y décider.
Elle me fit alors un signe d'adieu accompagné d'un regard et d'un
sourire ineffables. En cet instant elle fut belle comme je ne l'avais
encore point vue. Je mis une main sur mon cœur, l'autre sur mon
front, et je m'enfuis, heureux et amoureux déjà comme un fou. Les
branches avaient frémi à quelques pas derrière la signora ; mais , là
comme ailleurs , le cousin n'arrivait pas à temps : j'avais disparu.
Je trouvai chez moi une lettre de la Checchina. fc Je me suis mise
en route dimanche pour aller te rejoindre, me disait- elle , et me re-
poser sous les doux ombrages de Cafaggiolo des fatigues du théâtre.
J'ai versé à San-Giovanni ; j'en suis quitte pour quelques contusions,
mais ma voiture est brisée. Les maladroits ouvriers de ce village me
demandent trois jours pour la réparer. Prends ta calèche , et viens
me chercher, si tu ne veux que je périsse d'ennui dans cette auberge
68 i REVUE DES DEUX MONDES.
de muletiers, etc. » Je partis une heure après, et à la pointe du jour
j'arrivai à San-Giovanni. — Comment se fait-il que tu sois seule? lui
dis-je en essayant de me débarrasser de ses grands bras et de ses fra-
ternelles accolades, insupportables pour moi depuis ma maladie, à
cause des parfums dont elle faisait un usage immodéré , soit qu'elle
crût ainsi imiter les grandes dames, soit qu'elle aimât de passion tout
ce qui flatte les sens. — Je me suis brouillée avec Nasi, me dit-elle; je
l'ai planté là , et je ne veux plus entendre parler de lui ! — Ce n'est
pas très sérieux , repris-je , puisque pour le fuir tu vas l'installer
chez lui. — C'est très sérieux, au contraire, car je lui ai défendu de
me suivre. — Et c'est pour lui en ôter les moyens, apparemment, que
tu prends sa voiture pour te sauver, et que tu la brises en chemin?
— C'est sa faute; il fallait bien presser les postillons ; pourquoi a-t-il
la mauvaise habitude de courir après moi? J'aurais voulu me tuer
en versant, et qu'il arrivât pour me voir expirer, et pour apprendre
ce que c'est que de contrarier une femme comme moi. — C'est-à-
dire une folle ; mais tu n'auras pas le plaisir de mourir pour te ven-
ger, puisque d'une part tu ne t'es pas fait de mal , et que de l'autre
il n'a pas couru après toi. — Oh ! il aura passé ici cette nuit sans se
douter que j'y suis , et tu Tauras croisé eu venant. Nous allons le
trouver à Cafaggiolo. — Il est assez insensé pour cela. — Si j'en étais
sûre , je voudrais rester ici huit jours cachée, afin de l'inquiéter, et
de lui faire croire que je suis partie pour la France, comme je l'en ai
menacé. —A ton plaisir, ma belle; je te salue et te laisse ma voiture.
Quant à moi , j'ai peu de goût pour ce pays et pour cette auberge. —
Si tu n'étais pas un sot , tu me vengerais, Lélio ! — Merci! je ne suis
pas offensé; tu ne l'es pas davantage peut-être? — Oh ! je le suis mor-
tellement, Lélio ! — Il aura refusé de te donner pour vingt-cinq mille
francs de gants blancs , et il aura voulu te donner cinquante mille de
diamans; quelque chose comme cela, sans doute? — Non, non,
Lého, il a voulu se marier! — Pourvu que ce ne soit pas avec toi,
c'est une envie très pardonnable. — Et ce qu'il y a de plus affreux ,
c'est qu'il s'était imaginé me faire consentir à son mariage, et con-
server mes bonnes grâces. Après une pareille insulte, crois-tu qu'il
ait eu l'audace de venir m'offrir un million , à condition que je le lais-
serais se marier, et que je lui resterais fidèle ! — Un million! diable !
Voilà bien le quarantième million que je te vois refuser, ma pauvre
Checchina. Il y aurait de quoi entretenir une famille royale avec les
millions que tu as méprisés ! — Tu plaisantes toujours , Lélio. Un
jour viendra où tu verras que, si j'avais voulu , j'aurais pu être reine
LA DERNIÈRE ALDINI. 685
tout comme une autre. Les sœurs de Napoléon sont-elles donc plus
belles que moi? ont-elles plus de talent, plus d'esprit, plus d'éner-
gie? Ah! que je m'entendrais bien à tenir un royaume! — A peu
près comme à tenir des livres en partie double dans un comptoir de
commerce. Allons! tu as mis ta robe de chambre à l'envers, et tu
essuies les pleurs de tes beaux yeux avec un de tes bas de soie. Fais
trêve pour quelques instans à ces rêves d'ambition ; habille-toi , et
partons.
Tout en regagnant la villa de Cafaggiolo, et en laissant ma com-
pagne de voyage donner un libre cours à ses déclamations héroïques,
à ses divagations et à ses hâbleries, j'arrivai, non sans peine, à sa-
voir que le bon Nasi avait été fasciné dans un bal par une belle per-
sonne , et l'avait demandée en mariage; qu'il était venu signifier sa
résolution à la Checchina ; que celle-ci , ayant pris le parti de s'éva-
nouir et d'avoir des convulsions, il avait été tellement épouvanté par
la violence de son désespoir, qu'il l'avait suppliée d'accepter un
terme moyen , et de rester sa maîtresse, malgré le mariage. Alors la
Checchina, le voyant faiblir, avait orgueilleusement refusé de par-
tager le cœur et la bourse de son amant. Elle avait demandé des
chevaux de poste, et signé ou feint de signer un engagement avec
rOpéra de Paris. Le débonnaire Nasi n'avait pu supporter l'idée de
perdre une femme qu'il n'était pas sûr de ne plus adorer, pour une
femme que peut-être il n'adorait pas encore. Il avait demandé pardon
à la cantatrice; il avait retiré sa demande, et cessé ses démarches de
mariage auprès de l'illustre beauté dont la Checchina ignorait le nom.
Checchina s'était laissé attendrir; mais elle avait appris indirecte-
ment, le lendemain de ce grand sacrifice, que Nasi n'avait pas eu
grand mérite à le faire, puisqu'il venait, entre la scène de fureur et
la scène de raccommodement, d'être débouté de sa demande de
mariage, et dédaigné pour un heureux rival. La Checchina, outrée,
était partie, laissant au comte une lettre foudroyante, dans laquelle
elle lui déclarait qu'elle ne le reverrait jamais ; et prenant la route de
France, car tout chemin mène à Paris aussi bien qu'à Rome, elle
courait attendre à Cafaggiolo que son amant la poursuivît, et vînt
mettre son corps en travers du chemin pour l'empêcher de pousser
plus avant une vengeance dont elle commençait à s'ennuyer un peu.
Tout cela n'était pas, dans le cerveau de la Checchina, à l'état de
calcul étroit et d'intrigue cupide. Elle aimait l'opulence, il est vrai,
et ne pouvait s'en passer; mais elle avait tant de foi en sa destinée et
tant d'audace dans le caractère, qu'elle risquait à chaque instant la
686 REVUE DES DEUX MONDES.
fortune du jour pour celle du lendemain. Elle passait le Rubicon
tous les matins, certaine de trouver sur l'autre rive un empire plus
florissant que celui qu'elle abandonnait. îl n'y avait donc, dans ces
féminines roueries, rien de vil , parce qu'il n'y avait rien de craintif.
Elle ne jouait pas la douleur; elle ne faisait ni fausses promesses, ni
feintes prières. Elle avait, dans ses momens de contrariété, de très
véritables attaques de nerfs. Pourquoi ses amans étaient-ils assez
crédules pour prendre l'impétuosité de sa colère pour l'effet d'une
douleur profonde combattue par l'orgueil? N'est-ce pas notre faute
à tous quand nous sommes dupes de notre propre vanité?
D'ailleurs, quand même, pour conserver son empire, la Checchina
aurait un peu joué la tragédie dans son boudoir, elle avait son excuse
dans la grande sincérité de sa conduite. Je n'ai jamais rencontré de
femme plus franche, plus fidèle aux amans qui lui étaient fidèles,
plus téméraire dans ses aveux lorsqu'elle était vengée, plus incapable
de ressaisir sa domination au prix d'un mensonge. Il est vrai qu'elle
n'aimait pas assez pour cela, et que nul homme ne lui semblait valoir
la peine de se contraindre et' de s'humilier à ses propres yeux par
une dissimulation prolongée. J'ai souvent pensé que nous étions bien
fous, nous autres, d'exiger tant de franchise, quand nous apprécions
si peu le mérite de la fidélité. J'ai souvent éprouvé par moi-même
qu'il faut plus de passion pour soutenir un mensonge qu'il ne faut de
courage pour dire la vérité. Il est si facile d'être sincère avec ce qu'on
n'aime pas ! Il est si agréable de l'être avec ce qu'on n'aime plus !
Cette simple réflexion vous expliquera pourquoi il me fut impos-
sible d'aimer long-temps la Checchina , et comment il me fut impos-
sible aussi de ne pas l'estimer toujours , en dépit de ses frasques
insolentes et de son ambition démesurée. Je compris vite que c'était
une détestable amante et une excellente amie; et puis, il y avait une
sorte de poésie dans cette énergie d'aventurière, dans ce détache-
ment des richesses, inspiré par l'amour même des richesses; dans
cette fatuité inconcevable, couronnée toujours d'un succès plus in-
concevable encore. Elle se comparait sans cesse aux sœurs de Napo-
léon pour se préférer à elles, et à Napoléon pour s'égaler à lui. Cela
était plaisant et par trop ridicule. Dans sa sphère , elle avait autant
d'audace et de bonheur que le grand conquérant. Elle n'eut jamais
pour amans que des hommes jeunes , riches , beaux et honnêtes ; et
je ne crois pas qu'un seul se soit jamais plaint d'elle après l'avoir
quittée ou perdue, car au fond elle était grande et noble. Elle savait
toujours racheter mille puérilités et mille malices par un acte décisif
LA DERNIÈRE ALDINI. 687
de force et de bonté. Enfin, pour tout dire, elle était brave au moral
et au physique, et les gens de ce tempérament valent toujours
quelque chose, où qu'ils soient et quoi qu'ils fassent.
— Ma pauvre enfant, lui disais-je chemin faisant, tu vas être bien
attrapée si Nasi te prend au mot et te laisse partir pour la France.
— Il n'y a pas de danger, disait-elle en souriant, oubliant qu'elle ve-
nait de me dire que pour rien au monde elle ne se laisserait fléchir
par ses soumissions. — Mais enfin , supposons que cela arrive , que
feras-tu? Tu n'as rien au monde, et tu n'as pas coutume de garder
les dons des amans que tu quittes. C'est pour cela que je t'estime
un peu, malgré tous tes crimes. Voyons, dis-moi, que vas-tu de-
venir? — J'aurai du chagrin, me répondit-elle; oui, vraiment, Lélio,
j'aurai des regrets, car Nasi est un digne homme, un excellent cœur.
Je parie que je pleurerai pendant... je ne sais pas combien de temps!
Mais enfin on a une destinée, ou on n'en a pas. Si Dieu veut que
j'aille en France , c'est apparemment parce que je n'ai plus rien d'heu-
reux à rencontrer en Italie. Si je me sépare de ce bon et tendre amant,
c'est sans doute que là-bas un homme plus dévoué et plus courageux
m'attend pour m'épouser, et pour prouver au monde que l'amour
est au-dessus de tous les préjugés; n'en doute pas Lélio, je serai
princesse, reine peut-être. Une vieille sorcière de Malamocco me
l'a prédit dans mon horoscope lorsque je n'avais que quatre ans,
et je l'ai toujours cru; preuve que cela doit être! — Preuve con-
cluante , repris-je , argument sans réplique ! reine de Barataria , je
te salue !
— Qu'est-ce que c'est que la Barataria? Est-ce que c*estle nouvel
opéra de Cimarosa?
— Non, c'est le nom de l'étoile qui préside à ta destinée.
Nous arrivâmes à Cafaggiolo et n'y trouvâmes point Nasi. — Ton
étoile pâlit, la fortune t'abandonne, dis-je à la Chioggiote. — Elle se
mordit la lèvre et reprit aussitôt avec un sourire ; Avant le lever du
soleil, il y a toujours des brouillards sur les lagunes. Dans tous les
cas , il faut prendre des forces, afin d'être préparé aux coups de la
destinée. En parlant ainsi, elle se mit à table, avala presque une
daube truffée, après quoi elle dormit douze heures sans désemparer,
passa trois heures à sa toilette et pétilla d'esprit et d'absurdité jus-
qu'au soir. Nasi n'arriva point.
Pour moi, au milieu de la gaieté et de l'animation que cette bonne
fille avait apportée dans ma solitude, j'étais préoccupée du souvenir
de mon aventure à la villa Grimani, et tourmenté du désir de revoir
688 REVUE DES DEUX MONDES.
ma belle patricienne. Mais quel moyen? je me creusais vainement
l'esprit pour en trouver un qui ne la compromît pas. En la quittant,
je m'étais juré de ne faire aucune imprudence. En repassant dans
ma mémoire le souvenir de ces derniers instans où elle m'avait sem-
blé si naïve et si touchante, je sentais que je ne pouvais plus agir lé-
gèrement envers elle, sans perdre ma propre estime. Je n'osais pas
prendre des informations sur son entourage , encore moins sur son
intérieur; je n'avais voulu voir personne dans les environs, et main-
tenant j'en étais presque fâché, car j'eusse pu apprendre par hasard
ce que je n'osais demander directement. Le domestique qui me ser-
vait était un Napohtain arrivé avec moi et comme moi pour la pre-
mière fois dans le pays. Le jardinier était idiot et sourd. Une vieille
femme de charge, qui tenait la maison depuis l'enfance de Nasi, eût
pu m'instruire peut-être; mais je n'osais l'interroger, elle était cu-
rieuse et bavarde. Elle s'inquiétait beaucoup de savoir où j'allais, et
pendant les trois jours que je ne lui avais pas rapporté de gibier, ni
rendu compte de mes promenades, elle était si intriguée, que je trem-
blais qu'elle ne vînt à découvrir mon roman. Un nom seul eût pu la
mettre sur la voie. Je me gardai donc bien de le prononcer. Je ne
voulais pas aller à Florence, j'y étais trop connu; je m'y serais à
peine montré que j'eusse été inondé de visites. Or, dans la disposi-
tion maladive et misanthropique qui m'avait fait chercher la retraite
de Gafaggiolo, j'avais caché mon nom et mon état tant aux gens des
environs qu'aux serviteurs de la maison même. Je devais garder
plus que jamais mon incognito, car je présumais que le comte allait
arriver, et que ses velléités de mariage pourraient bien lui faire dé-
sirer d'ensevelir dans le mystère la présence de la Ghecchina dans sa
maison.
Deux jours s'écoulèrent ainsi sans que Nasi revînt, lui qui eut pu
m'éclairer, et sans que j'osasse faire un pas dehors. La Ghecchina
fut prise de vives douleurs et d'un gros rhume par suite des mésaven-
tures de son voyage. Peut-être , ne sachant quelle figure faire vis-à-
vis de moi , ne voulant pas avoir l'air d'attendre son infidèle après
avoir juré qu'elle ne l'attendrait pas, n'était-elle pas fâchée d'avoir
un prétexte pour rester à Gafaggiolo.
Un matin , ne pouvant y tenir, car cette signorina de quinze ans me
trottait par la tête avec ses petites mains blanches et ses grands yeux
noirs , je pris mon carnier, j'appelai mon chien, et je partis pour la
chasse, n'oubliant que mon fusil. Je rôdai vainement autour de la
villa Grimani ; je n'aperçus pas un être vivant, je n'entendis pas un
LA DERNIÈRE ALDINI, 689^
bruit humain. Toutes les grilles du parc étaient fermées, et je re-
marquai que dans la grande allée , d'où l'on apercevait le bas de la
façade, on avait abattu de gros arbres, dont le branchage touffu
interceptait complètement la vue. Était-ce à dessein qu'on avait
dressé ces barricades ? Était-ce une vengeance du cousin? Était-ce
une précaution de la tante? Était-ce une malice de mon héroïne elle-
même? Si je le croyais! me disais-je. Mais je ne le croyais pas. J'ai-
mais bien mieux supposer qu'elle gémissait de mon absence et de sa.
captivité, et je faisais pour sa délivrance mille projets plus ridicules
les uns que les autres.
En rentrant à Cafaggiolo, je trouvai dans la chambre de la Chec-
china une belle villageoise , que je reconnus aussitôt pour la sœur
de lait de la Grimani. — Voilà , me dit la Checchina qui l'avait fait
asseoir sans façon sur le pied de son lit, une belle enfant qui ne
veut parler qu'à toi, Lélio. Je l'ai prise sous ma protection, parce que^
la vieille Cattina voulait la renvoyer insolemment. Moi, j'ai bien vu à
son petit air modeste que c'est une honnête fille, et je ne lui ai pas
fait de questions indiscrètes. N'est-ce pas, ma pauvre brunette?^
Allons, ne soyez pas honteuse, et passez dans le salon avec M. Lélio.
Je ne suis pas curieuse , allez ; j'ai autre chose à faire qu'à tourmenter
mes amis.
— Venez, ma chère enfant, dis-je à la soubrette, et ne craignez
rien; vous n'avez affaire ici qu'à d'honnêtes gens.
La pauvre fille restait debout , éperdue, et triste à faire pitié. Bien
qu'elle eût eu le courage de cacher jusque-là le motif de sa visite,
elle tirait de sa poche , et montrait à demi, dans son trouble, un billet-
qu'elle y renfonçait de nouveau , partagée entre le soin de son hon-
heur et celui de l'honneur de sa maîtresse. — Oh I mon Dieu! dit-
elle enfin d'une voix tremblante , si madame allait croire que je viens
ici dans de mauvaises intentions!... — Moi! je ne crois rien du tout,,
ma pauvrette, s'écria la bonne Checchina en ouvrant un livre et en
hsant au travers d'un lorgnon, bien qu'elle eût une vue excellente,
car elle croyait qu'il était de bon air d'avoir les yeux faibles. — C'est
que madame a l'air si bon, et m'a reçue avec tant de confiance, re-
prit la jeune fille. — Votre air inspire cette confiance à tout le monde,
repartit la cantatrice, et si je suis bonne avec vous , c'est que vous
le méritez. Allez, allez, je ne suis pas indiscrète, contez vos affaires
à M. Lélio, cela ne me fâchera pas le moins du monde. Allons , Lélio,
emmène-la donc! Pauvre petite! elle se croit perdue. Va, mon enfant,
les comédiens sont d'aussi braves gens que les autres, sois-en sûre.
TOME XII. 44
050 REVUE DES DEUX MONDES.
La jeune fille fit une profonde révérence, et me suivit dans le salon.
Son cœur battait à briser le lacet de son corsage de velours vert ,
et ses joues étaient écarlates comme sa jupe. Elle se hâta de tirer la
lettre de sa poche, et, en me la remettant, elle recula de trois pas,
tant elle craignait que je ne fusse aussi insolent avec elle que la première
fois. Je la rassurai par le calme de mon maintien, et lui demandai
si elle avait quelque chose de plus à me dire. — Il faut que j'attende
la réponse, me dit-elle d'un air d'angoisse. -— Eh bieni lui dis je,
allez l'attendre dans l'appartement de madame. Et je la reconduisis
auprès de la Checchina. — Cette brave fille , lui dis-je , veut entrer
au service d'une dame de Florence que je connais particulièrement,
et elle vient me demander une lettre de recommandation. Pendant
que je vais l'écrire, voulez-vous permettre qu'elle reste près devons?
— Oui , oui, certes! dit la Checchina en lui faisant signe de s'asseoir,
et en lui souriant d'un air de protection amicale. Celte douceur et
cette simplicité de manières envers les gens de son ancienne condition
étaient au nombre des belles qualités de la Chioggiote. En même
temps qu'elle minaudait les allures de la grande dame, elle conser-
vait la bonté brusque et naïve de la batelière. Ses manières, souvent
ridicules , étaient toujours bienveillantes ; et si elle aimait à trôner
dans un lit de satin garni de dentelles devant cette pauvre villageoise,
elle n'en avait pas moins dans le cœur et sur les lèvres de tendres
encouragemens pour son humilité.
La lettre de la signora était conçue en ces termes :
(( Trois jours sans revenir ! ou vous n'avez guère d'esprit, ou
vous n'avez guère d'envie de me revoir. Est-ce donc à moi de trou-
ver le moyen de continuer nos amicales relations ? Si vous ne l'avez
pas cherché, vous êtes un sot ; si vous ne l'avez pas trouvé, vous êtes
ce que vous m'accusez d'être. La preuve que je ne suis ne superba ,
nestupida, c'est que je vous donne un rendez-vous. Demain matin
dimanche, je serai à la messe de huit heures à Florence, à Snnta-
Maria del Sas50. Ma tante est malade; Lila, ma sœur de lait, doit seule
m'accompagner. Si le domestique et le cocher vous remarquent ou
vous interrogent, donnez-leur de l'argent, ce sont des coquins.
Adieu, à demain. »
Répondre , promettre , jurer, remercier, et remettre à la belle
Lila le plus ampoulé des billets d'amour, ce fut l'affaire de peu d'in-
sians. Mais quand je voulus glisser une pièce d'or dans la main delà
messagère, j'en fus empêché par un regard plein de tristesse et de
dignité. Elle avait cédé par dévouement à la fantaisie de sa maîtresse:
LA DERNIÈRE ALDïNI. 691
mais il était évident que sa conscience lui reprochait cet acte de fai-
blesse, et que lui en offrir le paiement, c'eut été la châtier et l'humi-
lier cruellement. Je me reprochais beaucoup, en cet instant, le baiser
que j'avais osé lui dérober pour railler sa maîtresse, et j'essayai de
réparer ma faute, en la reconduisant jusqu'au bout du jardin avec
autant de respect et de courtoisie que (j'en eusse témoijiné à une
î;rande dame.
Je fus très agité tout le reste du jour. La Checchina s'aperçut de
ma préoccupation.— Voyons, Lélio, me dit-elle à la fin du souper que
nous prenions tête à télé sur une jolie petite terrasse ombragée de
pampres et de jasmins; je vois que tu es tourmenté; pourquoi ne
m'ouvres-tu pas ton cœur ? Ai-je jamais trahi un secret? Ne suis-je
pas digne de ta conflance? ai-je mérité qu'elle me fût retirée? — Non,
ma bonne Ghecchinna, lui répondis-je, je rends justice à ta discrétion
; et il est certain que la Checchina eût gardé, comme Portia, les confi-
dences de Brutus); mais, ajoutai-je, si tous mes secrets t'appartien-
nent, il en est d'autres... — Je sais ce que tu vas me dire, dit-elle
avec vivacité. Il en est d'autres qui ne sont pas à toi seul et dont tu
n'as pas le droit de disposer; mais si, malgré toi, je les devine, dois-
tu pousser le scrupule jusqu'à nier inutilement ce que je sais aussi
bien que toi? Allons, ami, j'ai fort bien compris la visite de cette
belle fille; j'ai vu sa main dans sa poche, et, avant qu'elle m'eut dit
bonjour, je savais qu'elle apportait une lettre. A l'air timide et cha-
grin de cette pauvre Iris (la Checchina aimait beaucoup les compa-
raisons mythologiques depuis qu'elle épelait VAminta di Tasso et
YAdcnc dd Guanni) , j'ai bien compris qu'il y avait là une véritable
histoire de roman , une grande dame craignant le monde ou une pe-
tite fille risquant son établissement futur avec quelque honnête bour-
geois. Ce qu'il y a de certain, c'est que tu as fait une de ces con-
quêtes dont vous autres hommes êtes si fiers, parce qu'elles passent
pour difficiles et demandent beaucoup de cachotteries. Tu vois que
j'ai deviné? — Je répondis par un sourire. — Je ne t'en demande pas
davantage, reprit-elle; je sais que tu ne dois trahir ni le nom, ni la
demeure, ni la condition de la personne; d'ailleurs cela ne m'inté-
resse pas. Mais je puis te demander si tu es enchanté ou désespéré,
et tu dois me dire si je puis te servir à quelque chose. — Si j'ai be-
soin de toi , je te le dirai , répondis-je; et quant à te faire savoir si je
suis enchanté ou désespéré, je puis l'assurer que je ne suis encore
ni l'un ni l'autre.
44.
1592 REVUE DES DEUX MONDES.
— Eh bien! eh bien! prends garde à l'un comme à l'autre, car
dans les deux cas, il n'y aurait pas lieu à de si grandes émotions.
— Et qu'en sais-tu?
— Mon cher Lélio, reprit-elle d'un ton sentencieux, supposons
<\ue lu sois enchanté. Qu'est-ce qu'une femme facile de plus ou de
moins dans la vie d'un homme de théâtre? Le théâtre , où les femmes
sont si belles, si étincelantes d'esprit! Vas-tu donc t'enivrer d'une
■bonne fortune du grand monde? Vanité! vanité! Les femmes du
monde sont aussi inférieures à nous sous tous les rapports, que la
vanité est inférieure à la gloire.
— Voilà qui est modeste, et je t'en félicite, répondis-je; mais ne
pourrait-on pas retourner l'aphorisme, et dire que c'est la vanité, et
non l'amour, qui attire les hommes du monde aux pieds des femmes
de théâtre !
— Oh ! quelle différence ! s'écria la Checchina. Une belle et grande
actrice est un être privilégié de la nature et relevée par le prestige
de l'art; livrée aux regards des hommes dans tout l'éclat de sa
beauté, de son talent et de sa célébrité, n'est-il pas naturel qu elle
excite l'admiration et qu'elle allume les désirs? Pourquoi donc, vous
autres, qui avez la plupart d'entre nous avant les grands seigneurs;
vous, qui nous épousez quand nous avons l'humeur sédentaire, et
qui prélevez vos droits sur nous quand nous avons l'ame ardente;
vous, qui laissez jouer à d'autres le rôle d'amans magniflques, et qui
toujours êtes l'amant préféré, ou tout ou moins l'ami du cœur,
pourquoi tourneriez-vous vos pensées vers ces patriciennes qui vous
sourient du bout des lèvres et vous applaudissent du bout des doigts?
Ah! Lélio! Lélio! je crains qu'ici ton bon sens ne soit fourvoyé dans
quelque sotte aventure. A la place, plutôt que d'être flaité des œil-
lades de quelque marquise sur le retour, je ferais attention à une
belle choriste, à la Torquata ou à la Gargani, par exemple Eh
oui! eh oui! s'écria-t-elle en s'animant à mesure que je souriais;
ces filles-là sont plus hardies en apparence, et je soutiens qu'elles
sont moins corrompues en réalité que tes Cidalises de salon. Tu ne
serais pas forcé de jouer auprès d'elles une longue comédie de sen-
Jtimenl, ou de livrer une misérable guerre de bel-esprit... Mais voilà
comme vous êtes! l'écusson d'un carrosse, la livrée d'un laquais,
c'en est assez pour embelHr à vos yeux le premier laidron titré qui
Jaisse tomber sur vous un regard de protection...
— Ma chère amie, repris-je, tout cela est fort sensé; mais il ne
LA DERNIÈRE ALDINI. 693
manque à ton raisonnement que d'être appuyé sur un fait vrai. Pour
mon honneur, tu aurais bien pu, je pense, supposer que la laideur
et la vieillesse ne sont pas de rigueur chez une patricienne éprise
d'un artiste. Il s'en est trouvé de jeunes et belles qui ont eu des
yeux, et puisque tu me forces à te dire des choses ridicules dans un
langage ridicule, pour et fermer la bouche, apprends que l'objet de
7na flamme a quinze ans, et qu'elle est belle comme la déesse Cypris ,
dont tu apprends par cœur les prouesses en bouts rimes.
— Lélio , s'écria la Checchina en éclatant de rire , tu es le fat le
plus insupportable que j'aie jamais rencontré.
— Si je suis fat , belle princesse , m'écriai-je, il y a un peu de votre
faute , à ce qu'on prétend.
— Eh bien! dit-elle, si tu ne mens pas, si ta maîtresse est digne
par sa beauté des folies que tu vas faire pour elle, prends bien garde
à une chose, c'est qu'avant huit jours tu seras désespéré.
— Mais qu'avez-vous donc aujourd'hui, signora Checchina, pour
me dire des choses si désobligeantes?
— Lélio , ne rions plus, dit-elle en posant sa main sur la mienne
avec amitié. Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même. Tu
es sérieusement amoureux, et tu vas souffrir...
— Allons, allons! Checa, sur tes vieux jours tu te retireras à Ma-
lamocco , et tu diras la bonne ou la mauvaise aventure aux bateliers
des lagunes; en attendant, laisse-moi, belle sorcière, affronter la
mienne sans lâches pressentimens.
— Non, non! Je ne me tairai pas que je n'aie tiré ton horoscope.
S'il s'agissait d'une femme faite pour toi, je ne voudrais pas t'in-
quiéter; mais une noble! une femme du monde, marquise ou bour-
geoise, il n'importe , je leur en veux! Quand je vois cet imbécile de
Nasi me négliger pour une créature qui ne me va pas, je parie, au
genou, je me dis que tous les hommes sont vains et sots. Ainsi je te
prédis que tu ne seras point aimé, parce qu'une femme du monde ne
peut pas aimer un comédien; et si par hasard tu es aimé, tu n'en
seras que plus misérable, car tu seras humilié.
— Humilié! Checchina, qu'est-ce que vous dites donc là?
— A quoi connaît-on l'amour, Lélio? au plaisir qu'on donne ou à
celui qu'on éprouve?...
— Pardieu! à l'un et à l'autre ! Où veux-tu en venir?
— N'en est-il pas du dévouement comme du plaisir? Ne faut-il pas
qu'il soit réciproque?
— Sans doute; après?
^95. REVUE DES DEUX MONDES.
— Quel dévouement espères-tu rencontrer chez ta maîtresse?
quelques nuits de plaisir? Tu semblés embarrassé de répondre?
— Je le suis, en effet, je t'ai dit qu'elle avait quinze ans, et je suis
un honnête homme.
— Espères-tu l'épouser?
— Épouser, moi ! une fille riche et de grande maison ! Dieu m'en
préserve! Ah ! ça, tu crois donc que je suis dévoré comme toi de la
raatrimoniomanie?
— Mais je suppose, moi , que tu aies envie de l'épouser, tu crois
qu'elle y consentira, tu en es sûr?
— Mais je te répète que pour rien au monde je ne veux épouser
personne.
— Si c'est parce que tu serais mal venu à en avoir la prétention,
ton rôle est triste, mon bon Lélio!
— Corpo di Bacco, tu m'ennuies, Checchina!
— C'est bien mon intention, cher ami de mon ame. Or donc, tu
ne songes point à épouser, parce que ce serait une impertinente fan-
taisie de ta part, et que tu es un homme d'esprit. — Tu ne songes
point à séduire, parce que ce serait un crime, et que tu es un homme
de cœur. — Dis-moi, est-ce que ce sera bien amusant, ton roman?
— Mais , créature épaisse et positive que tu es , tu n'entends rien
au sentiment. Si je veux faire une pastorale, qui m'en empêchera?
— Une pastorale, c'est joli en musique. En amour, ce doit être
bien fade.
— Mais ce n'est ni criminel ni humiliant.
— Et pourquoi es-tu si agité? Pourquoi es-tu triste , Lélio?
— Tu rêves , Checchina , je suis tranquille et joyeux comme de
coutume. Laissons toutes ces paroles ; je ne te recommande pas le
secret sur le peu que je t'ai dit, j'ai confiance en toi. Pour te rassurer
sur ma situation d'esprit, sache seulement une chose : je suis plus
fier de ma profession de comédien , que jamais gentilhomme ne le
fut de son marquisat. Il n'est au pouvoir de personne de m'en faire
rougir. Je ne serai jamais assez fat, quoi que tu en dises, pour désirer
des dévouemens extraordinaires, et si un peu d'amour réchauffe
mon cœur en cet instant, la joie modeste d'en inspirer un peu me
suffit. Je ne nie pas les nombreuses supériorités des femmes de théâtre
sur les femmes du monde. Il y a plus de beauté, de grâce, d'esprit
et de feu, dans les coulisses que partout ailleurs, je le sais. Il n'y a
pas plus de pudeur, de désintéressement, de chasteté et de fidélité,
chez les grandes dames que partout ailleurs, je le sais encore. Mais
LA DERNIÈRE ALDINI. 695
la jeunesse et la beauté sont partout des idoles qui nous font plier le
genou; et quant au préjugé, c'est déjà beaucoup pour une femme
élevée sous des lois tyranniques, d'avoir en secret un pauvre regard
et un pauvre battement de cœur pour un homme que ses préjugés
mêmes lui défendent de considérer comme un être de son espèce. Ce
pauvre regard, ce pauvre palpiio, ce serait bien peu pour le vaste
désir d'une grande passion; — mais je te l'ai dit, cousine, je n'en suis
pas là.
— Et qui te dit que tu n'y viendras pas?
— Alors il sera temps de me prêcher.
— 11 sera trop tard , tu souffriras !
— Ah ! Gassandra ! laisse-moi vivre î
Le lendemain à sept heures du matin, j'errais lentement dans
l'ombre des piliers de Santa-Maria. Ce rendez-vous était bien la plus
grande imprudence que pût commettre ma jeune signora , car ma
figure était aussi connue de la plupart des habitans de Florence que
la grande route aux pieds de leurs chevaux. Je pris donc les plus
minutieuses précautions pour entrer dans la ville à la lueur incertaine
de l'aube, et je me tins caché sous les chapelles, la figure plongée
dans mon manteau, me glissant en silence et n'éveillant, par le
moindre frôlement, les fidèles en prières parmi lesquels je cherchais
à découvrir la dame de mes pensées. Je n'attendis pas long-temps;
la belle Lila m'apparut au détour d'un pilier; elle me montra du re-
gard un confessionnal vide dont la niche mystérieuse pouvait abriter
deux personnes. Il y avait, dans le beau regard prompt et intelligent
de cette jeune fille , quelque chose de triste qui m'alla au cœur; je
m'agenouillai dans le confessional, et, peu d'instans après, une ombre
noire glissa près de moi et vint s'agenouiller à mes côtés. Lila se
courba sur une chaise entre nous et les regards du public, qui, heu-
reusement , était absorbé en cet instant par le commencement de la
messe, et se prosternait bruyamment au son de la clochette de V introït.
La signora était enveloppée d'un grand voile noir, et ses mains le
retinrent croisé sur son visage pendant quelques instans. Elle ne me
parlait point, elle courbait sa belle tête, comme si elle fût venue à
l'église pour prier; mais, malgré tous ses efforts pour me paraître
calme, je vis que son sein était oppressé, et qu'au milieu de son au-
dace elle était frappée d'épouvante. Je n'osais la rassurer par des
paroles tendres, car je la savais prompte à la repartie ironique, et je
ne prévoyais pas quel ton elle prendrait avec moi en cette circon-
stance délicate. Je comprenais seulement que plus elle s'exposait
696 REVUE DES DEUX MONDES.
avec moi, plus je devais me montrer respectueux et soumis. Avec
un caractère comme le sien, l'impudence eût été promptement re-
poussée par le mépris. Enfin je vis qu'il fallait le premier rompre le
silence , et je la remerciai assez gauchement de la faveur de cette
«ntrevue. Ma timidité sembla lui rendre le courage. Elle souleva
doucement le coin de son voile, appuya son bras avec plus d'aisance
sur le bois du confessionnal , et me dit d'un ton demi-railleur, demi-
attendri :
— De quoi me remerciez- vous, s'il vous plaît?
— D'avoir compté sur ma soumission, madame, répondis-je; de
n'avoir pas douté de l'empressement avec lequel je viendrais rece-
voir vos ordres.
— Ainsi, reprit-elle en raillant tout-à-fait, votre présence ici est
un acte de pure soumission?
— Je n'oserais pas me permettre de rien penser sur ma situation
présente, sinon que je suis votre esclave, et qu'ayant une volonté
souveraine à me manifester, vous m'avez commandé de venir m'age-
nouiller ici.
— Vous êtes un homme parfaitement élevé, répondit-elle en de-
pliant lentement son éventail devant son visage et en remontant sa
mitaine noire sur son bras arrondi, avec autant d'aisance que si
elle eût parlé à son cousin.
Elle continua sur ce ton, et, en très peu d'instans, je fus obsédé
et presque attristé de son babil fantastique et mutin. A quoi bon, me
disais-je, tant d'audace pour si peu d'amour? Un rendez-vous dans
une église , à la vue de toute une population ; le danger d'être dé-
couverte , maudite et reniée de sa famille et de toute sa caste, le tout
pour échanger avez moi des quolibets comme elle ferait avec une de
ses amies en grande loge, au théâtre ! Se plaît-elle donc aux aven-
tures pour le seul amour du péril? Si elle s'expose ainsi sans m'aimer,
que fera-t-elle pour l'homme qu'elle aimera? Et puis combien de fois
déjà et pour qui ne s'est-elle pas exposée de la sorte? Si elle ne l'a
pas fait encore , c'est le temps et l'occasion qui lui ont manqué. Elle
est si jeune ! Mais quelle énorme série d'aventures galantes ne recèle
pas cet avenir dangereux, et combien d'hommes en abuseront, et
combien de souillures terniront cette fleur charmante avide de s'épa-
nouir au vent des passions?
Elle s'aperçut de ma préoccupation , et me dit d'un ton brusque :
— Vous avez l'air de vous ennuyer?
J'allais répondre, lorsqu'un petit bruit nous fit tourner la léte par
LA DERISIÈRE ALDÏNI. 697
un mouvement spontané. Derrière nous s'ouvrit la coulisse de bois
qui ferme la lucarne grillée par laquelle le prêtre reçoit les confes-
sions, et une tête jaune et ridée, au regard pénétrant et sévère, nous
apparut comme un mauvais rêve. Je me détournai précipitamment
avant que ce tiers malencontreux eût le temps d'examiner mes traits.
Mais je n'osai m'éloigner de peur d'attirer l'attention des personnes
environnantes. J'entendis donc distinctement ces paroles adressées
à l'oreille de ma complice : — Signora , la personne qui est auprès
de vous n'est point venue dans la maison du Seigneur pour entendre
les saints offices. J'ai vu dans toute son attitude, et dans les distrac-
tions qu'elle vous donne, que l'église est profanée par un entretien
illicite. Ordonnez à cette personne de se retirer, ou je me verrai forcé
d'avertir madame votre tante du peu de ferveur que vous portez
à l'audition de la sainte messe , et de la complaisance avec laquelle
vous ouvrez l'oreille aux fades propos des jeunes gens qui se glissent
près de vous. La lucarne se referma aussitôt, et nous demeurâmes
quelques instans immobiles, craignant de nous trahir par un mou-
vement. Alors Lila, s'approchant tout près de nous , dit à voix basse
à sa maîtresse :— Mon Dieu, relirons-nous, signora ! M. l'abbé
Cignola, qui rôdait dans l'église depuis un quart d'heure, vient
d'entrer dans le confessional et d'en ressortir presque aussitôt après
vous avoir regardée sans doute par la lucarne. Je crains bien qu'il ne
vous ait reconnue, ou qu'il n'ait entendu ce que vous disiez. — Je le
crois bien, car il m'a parlé, répondit la signora, dont le noir sourcil
s'était froncé durant le discours de l'abbé avec une expression de
bravade. Mais peu m'importe.
— Je dois me retirer, signora, dis-je en me levant; en restant une
minute de plus, j'achèverais de vous perdre. Puisque vous con-
naissez ma demeure, vous me ferez savoir vos volontés...
— Restez, me dit-elle en me retenant avec force. Si vous vous éloi-
gnez . je perds le seul moyen de me disculper. IN'aie pas peur, Lila.
Ne dis pas un mot, je te le défends. Mon cousin , dit-elle en élevant
un peu la voix, donnez-moi le bras et allons-nous-en. — Y songez-
vous, signora I Tout Florence me connaît. Jamais vous ne pourrez
me faire passer pour votre cousin. — Mais tout Florence ne me con-
naît pas, répondit-elle en passant son bras sous le mien et en me
forçant à marcher avec elle. D'ailleurs je suis lœrmctiquement voilée,
et vous n'avez qu'à enfoncer votre chapeau. Allons! ayez donc mal
aux dents! Mettez votre mouchoir sur votre visage. Eh vite! voici
698 REVUE DES DEUX MONDES.
des gens qui me connaissent et qui me regardent. Ayez de l'assu-
rance et doublez le pas.
En parlant ainsi , et en marchant avec vivacité , elle gagna la porte
de l'église , appuyée sur mon bras. J'allais prendre congé d'elle et
m'enfoncer dans la foule qui s'écoulait avec nous, car la messe
venait de finir, lorsque l'abbé Cignola nous apparut de nouveau,
debout sous le portique et feignant de s'entretenir avec un des be-
deaux. Son oblique regard nous suivait attentivement. — N'est-ce
pas, Hector? dit la signora*en passant près de lui et en penchant sa
tête entre le visage de l'abbé et le mien. Lila tremblait de tous ses
membres. La signora tremblait aussi, mais son émotion redoublait
son courage. L'abbé nous suivait et ne perdait pas un seul de nos mou-
vemens. Une voiture aux armoiries et à la livrée des Grimani s'avan-
çait à grand bruit, et le peuple, qui a toujours coutume de regarder
avidement l'étalage du luxe, se pressait sous les roues et sous les pieds
des chevaux. D'ailleurs, l'équipage delà vieille Grimani en particulier
attirait toujours une nuée de mendians, car la pieuse dame avait
coutume de répandre des aumônes sur son passage. Un grand laquais
fut forcé de les repousser pour ouvrir la portière, et j'avançais tou-
jours , conduisant la signora, et toujours suivi du regard inquisito-
Tial de l'abbé Cignola. — Montez avec moi, me dit la signora d'un
ton absolu et avec un serrement de main énergique en s'élançant
sur le marchepied. — J'hésitais; il me semblait que ce dernier coup
d'audace allait consommer sa perte. — Montez donc, me dit-elle avec
une sorte de fureur; et dès que je fus assis près d'elle, elle leva
elle-même la glace , donnant à peine à Lila le temps de s'asseoir vis-
à-vis de nous , et au domestique celui de fermer la portière. Et déjà
nous roulions avec la rapidité de l'éclair à travers les rues de
Florence.
George Sand.
{La fin an prochain numéro.)
DISCOURS
PRONONCE
DANS L'ACADEMIE DE LAUSANNE
A l'OCïERIURE DU COURS SUR PORI-ROÏAl,
LE 6 NOVEMBRE 1837.
Le cours que M. Sainte-Beuve a été appelé à donner à l'Académie de
Lausanne est commencé depuis plus d'un mois. Ce cours, qui a lieu trois
lois la semaine, ne se terminera guère qu'à la fin de mai. On voit combien
M. Sainte-Beuve devra, au sortir de ce long et fréquent enseignement,
avoir approfondi son sujet et exploré en mille sens la littérature du xvii® siè-
cle. Son ouvrage sur Port-Royal, depuis si long-temps annoncé et désiré,
se trouvera donc alors , sinon rédigé dans sa dernière forme, du moins com-
plètement assemblé dans les matériaux et dans les idées. En donnant au-
jourd'hui la leçon d'ouverture, qui expose l'ensemble des jugemens de
M, Sainte-Beuve sur la littérature de Port-Royal, nous sommes heureux
d'applaudir, pour notre part , au succès d'un cours que nous regrettons bien
vivement de ne voir pas plus voisin et plus présent. L'accueil que M. Sainte-
Beuve a reçu à Lausanne ne nous fait que mieux sentir cet éloignement. Au
moins l'accompagnons-nous de tous nos vœux dans cette lointaine entre-
prise, et espérons-nous de son amitié, qu'il voudra bien tenir quelquefois les
lecteurs de la Revue au courant d'un travail sérieux qui les intéresse à tant
de titres.
Messieurs ,
Appelé par la bienveillante proposition du Conseil d'instruction
publique et par la libérale décision du Conseil d'état à professer, bien
700 REVUE DES DEUX MONDES.
qu*étranger, au sein de votre Académie, présenté en ce moment,
installé dans cette chaire avec des paroles d'une si flatteuse obli-
geance par M. le recteur même de cette Académie, c'est, avant tout,
pour moi un besoin autant qu'un devoir d'exprimer publiquement
ma respectueuse gratitude, et de dire combien je me sens touché
d'un honneur dont mon zèle du moins s'efforcera d'être digne. Le
sujet qu'on a bien voulu agréer pour la matière de ce cours, et que
des études, des prédilections, déjà anciennes, suggéraient à mon
choix, est singulièrement fait pour soutenir ce zèle et pour l'avertir
d'apporter tout ce qu'il pourra de lumières. La littérature française
se trouvant de tout temps si bien représentée auprès de vous par un
homme d'un esprit, d'un sens aussi droit et ferme qu'élevé (1), ce
ne pouvait être d'ailleurs que par un coin plus spécial, et comme
exceptionnel, qu'il y avait lieu de songer, pour mon compte, àl'abordcr
aujourd'hui : j'ai choisi à cet effet Port-Royal. Port-Royal pourtant,
messieurs, est un grand sujet. Ce qu'il a de particulier en apparence
et de réellement circonscrit ne l'empêche pas de tenir à tout son
siècle, de le traverser dans toute sa durée, de le presser dans tous
ses momens, de le vouloir envahir sans relâche, de le modifier du
moins, de le caractériser et de l'illustrer toujours. Ce cloître d'abord
rétréci, sous les arceaux duquel nous nous engagerons, va jusqu'au
bout du grand règne qu'il a devancé, y donne à demi ou en plein à
chaque instant, et l'éclairé de son désert par des jours profonds et
imprévus. Gomment la réforme d'un seul couvent de filles, et dans
le voisinage de ce couvent, la société de quelques pieux solitaires,
purent-elles acquérir cette importance et cette étendue de position,
d'action? C'est ce que ces réunions, messieurs, auront pour objet de
développer sous bien des aspects et d'éclaircir.
Au commencement du xvii^ siècle, l'église, — l'église catholique, —
était dans un état de danger et de relâchement qui exigeait sur tous
les points une réparation active; le xvi% en effet, avait été pour elle
un désastre. Quoiqu'en remontant de près aux différens âges de
ia société chrétienne, on y retrouve presque les mêmes plaintes sur
îa décadence du bien et l'envahissement du désordre, quoiqu'à vrai
dire, il en soit des meilleurs siècles chrétiens comme des plus saintes
âmes, qui néanmoins luttent encore, contiennent en elles le mal,
et sont sans relâche aux prises avec lui , le xvr siècle se détachait
(1) M. Monnard, connu en France par son ancienne collaboration au Globe; par sa traduc-
tion récente de ["Illstohe de la Suisse de Jean de MuUer, histoire qu'il continuera avec M.Vul-
liemin; et, politiquement, l'un des plus honorables ciiovens de la Suisse.
PORT-ROYAL. 70t
réellement et manifestement de tous ceux qui avaient précédé, par la'
vigueur de l'agression, par la nouveauté et l'étendue des plaies
qu'il avait faites. La connaissance de l'antiquité, en débordant, avait
apporté à une foule d'esprits supérieurs une sorte de nouveau paga-
nisme et l'indifférence pour la tradition chrétienne. La séparation-
de Luther et de Calvin, de quelque point de vue qu'on la juge, là où
elle n'avait pas triomphé, avait été une grande cause d'ébranlement.
Les railleurs et les douteurs, comme Rabelais ou Montaigne, bien
qu'encore isolés, levaient la tête en plus d'un endroit. L'intelligence
vraie de l'antique esprit chrétien, que les confesseurs de Genève et
d'Augsbourg s'efforçaient de ressaisir, n'existait plus dans les écoles
catholiques ; la théologie scolastique se maintenait sans la vie qui
l'avait animée en ses âges d'inauguration; les sources directes des
pères étaienttout-à-fait négligées. En Espagne, en Italie, les réformes
partielles de sainte Thérèse, de saint Charles Borromée, donnèrent
signal au grand effort qui devenait nécessaire au sein de l'église-
romaine pour résister à tant de causes ruineuses. Saint Ignace et
son ordre, en se portant expressément contre le mal, firent de
grandes choses, et pourtant devinrent bientôt eux-mêmes une por-
tion de ce mal, en voulant trop le combattre sur son terrain, avec
ses propres armes mondaines, et en ignorant trop l'antique esprit
pratique intérieur. En France particulièrement, aux premières an-
nées du xvii" siècle, tout restait à relever et à réparer. Les guerres
civiles, attisées au nom de la rehgion, l'avaient d'autant plus ou-
tragée et abîmée. Henri IV, en rétablissant l'ordre politique et la
paix, fournit, en quelque sorte, le lieu et l'espace aux nombreux,
efforts salutaires qui allaient naître, et dont Port-Royal devait être
le plus grand.
Autant le xvi" siècle fut désastreux pour l'église catholique (je parle
toujours particulièrement en vue de la France ) , autant le xyii% qui
s'ouvre, lui deviendra glorieux, La milice de Jésus-Christ, dans ses
divers ordres, se rangera de nouveau; des réformes, dirigées avec
humilité et science , prospéreront ; de jeunes fondations , pleines de
ferveur, s'y adjoindront pour régénérer. Au milieu de ces ordres
brillera un clergé illustre et sage ; et Bossuet , dans sa chair e adossée
au trône , dominera. De tous les beaux-esprits , les talens et génies
séculiers d'alentour, la plupart s'encadreront à merveille dans les
dehors du temple; aucun, presque aucun, ne soulèvera impiété ni
blasphème; beaucoup mériteront place sur les degrés.
Eh bien ! ce x\iV siècle, si réparateur et si beau, arrivé à soa
702 REVUE DES DEUX MONDES.
terme, mourra un jour comme tout entier. Le xviii'' siècle, son suc-
cesseur, en tiendra peu de compte par les idées , et semblera plutôt ,
sauf la politesse du bien dire et le bon goût dans l'audace ( bon goût
qu'il ne garda pas toujours ) , — semblera continuer immédiatement
le xvi«. On dirait que celui-ci a coulé obscurément et sous terre
à travers l'autre, pour reparaître plus clariflé, mais non moins
puissant, à l'issue. Entre tant de causes qui amenèrent un résultat
si étrange en apparence, la destinée de Port-Royal doit être pour
beaucoup. Une connaissance approfondie des doctrines de ceux qu'on
entend sous ce nom , des obstacles qu'ils rencontrèrent , de la ruine
de leurs projets, et de la fausse voie, je le crains, où la persécution
les poussa, est faite pour éclairer cette grande question de la marche
générale des idées , qu'il ne faut jamais aborder, autant qu'on le
peut, que par des aspects précis.
Port-Royal, ai-je dit, ne fut pas un effort isolé. Quelques mots
d'énumération sur l'ensemble et la diversité des efforts religieux
qui se tentèrent en France à cette époque , dès ce commencement du
XYii*" siècle , serviront à mieux environner dans vos esprits, à mieux
situer par avance le point de départ et les circonstances premières
de l'entreprise même, à l'histoire particulière de laquelle nous nous
consacrerons.
Vers 1611, trois hommes se trouvèrent réunis un jour pour con-
sulter sur ce que leur suggérerait la volonté de Dieu par rapport à la
restauration de l'église. Après s'être mis tous trois en prière et en
méditation, l'un d'eux, le plus âgé, M. de Bérulle, dit que ce qui venait
de lui paraître avant tout désirable était une congrégation de prêtres
savans et vertueux, capables d'édifler par leurs actions, par leurs
paroles et leur enseignement. Le second, M. Vincent (de Paule ] ,
dit que ce qui lui avait paru le plus urgent , eu égard à l'ignorance et
au paganisme véritable des gens de campagne, c'était de fonder une
compagnie d'ouvriers apostoliques et de prêtres de mission pour rap-
prendre le christianis me aux peuples ; et le troisième, M. Bourdoise
dit que ce qui lui avait été inspiré en ce moment et dès l'enfance ,
c'était de rétablir la discipline et la régularité dans la cléricaturc , et ,
à cet effet, de faire vivre en communies prêtres des paroisses. Et, à
partir de là , ces trois hommes n'avaient pas tardé à fonder, l'un
TOratoire, l'autre les Missions, et le troisième sa communauté des
prêtres de Saint- Nico las-du-Chardonnet.
Vers le même temps (1610) , M*"' de Chantai, sous la conduite de
saint François de Sales, commençait l'ordre de la Visitation. Pa^^
PORT-ROYAL. 703
V hiirodacûon à la Vie dévoie, publiée précédemment, et qui eut un
succès universel , le saint évêque réveillait le goût de la dévotion
intérieure et tendre , principalement parmi les personnes du sexe.
Dès IGOO, Henri IV avait pourvu à la réforme de l'Université, qui
était tombée, pendant la Ligue, dans un état honteux de dilapidation
et de dissolution. Edmond Riclier, docteur en Sorbonne, ci-devant
ultramoniain déclaré, un de ces hommes de logique et d'ardeur qui,
comme nous en avons d'illustres exemples de nos jours, passent sou-
dainement et sincèrement d'un extrême à l'autre, Edmond Richer
avait, plus que personne, contribué, sous le titre de censeur, et quel-
quefois au risque de sa vie, à la réforme de cette institution gallicane,
au nom de laquelle Antoine Arnauld, avocat, le père de tous les Ar-
nauld, avait si vèhcmeiUement plaidé contre les jésuites en 1593.
D'autres réformes ou des fondations de congrégations secon-
daires s'ajoutaient à celles-là, et achevaient l'ensemble du mouve-
ment. Le vénérable César de Bus fondait les prêtres de la Doctrine
chrétienne y M. Charpentier les prêtres f/w Calvaire en Béarn, puis
ceux du Moni-V alérien près Paris , le père Eudes les Eudistes. La ré-
forme illustre de Saint-Maur s'introduisait en France en 1618; dom
Tarisse, quand il fut élu général, en 1G30, y donna l'impulsion aux
grandes études. M. Olier instituait la congré^^ation de Saint-Sulpice.
Il y avait des évêques que l'exemple de saint Charles de Milan et
de saint François de Sales animait d'une ferveur de sainteté, comme
M. Gault, évêque de Marseille.
Les histoires particuhères qu'on a écrites de ces hommes à piété
active commencent chacune d'ordinaire par un exposé de l'état dé-
plorable de l'église à la fin du xvr siècle, et rapportent à celui dont
on retrace la vie l'idée principale d'une restauration religieuse. Tous
y concoururent, d'abord sans s'entendre, et bientôt se rejoignirent,
s'entendirent, ou quelquefois se combattirent dans leurs efforts.
Mais, même avant 1611, deux hommes, alors très jeunes, les pères
de l'entreprise qui doit fixer notre attention , arrivaient à en conce-
voir une précoce et profonde idée. Jansénius , venu de Louvain à
Paris pour motif d'étude et de santé, et M. Du Vcrgier dellauranne,
depuis abbé de Saint-Cyran, de quatre ans plus âgé que lui, se ren-
contrèrent; et, causant de leurs lectures, de leurs pensées, ils re-
connurent que les maîtres d'alors , asservis à des cahiers de scho-
lastique, ne remontaient plus à l'esprit de la véritable antiquité chré-
tienne. Ils résolurent d'aller droit à ces sources; et, ]}0ur s'y mieux
appliquer, M. de Saint-Cyran emmena son ami Jaîîsénius àBayonne
TO^ REVUE DES DEUX MONDES.
dans sa famille; là, depuis 1611 jusquen 1617, ils étudièrent en-
semble toute l'antiquité ecclésiastique, les conciles, les pères, et
surtout saint Augustin.
Cependant , par un concours invisible, vers le moment où , se ren-
<iontrant au quartier latin , ils se faisaient ainsi part de leurs doutes,
-de leurs projets, en 1608, dans un monastère situé à six lieues de là,
proche Chevreuse, une jeune abbesse de seize ans et demi se sentait
poussée de son côté à la réforme de sa maison, de la maison de
'Port-Royal-des-Champs.
De la rencontre, de l'union, et pour ainsi dire du confluent qui
s'opéra ensuite, nous le verrons , entre l'oeuvre de cette jeune ab-
besse et l'œuvre de Saint-Cyran, se composa le Port-Royal complet,
définitif, celui des religieuses et des solitaires : pratique méditée,
doctrine pratiquée , pénitence et science.
Tel fut, messieurs, le vrai point de départ d'où naquit, au com-
mencement de ce xvii^ siècle, ce que nous y suivrons pas à pas se
développant et s'y faisant une si grande place. J'ai voulu vous
bien préciser d'abord, vous décrire, au moins en raccourci, l'heure
sociale, l'heure religieuse, où se conçut la réforme de Port-Royal,
et, en quelque sorte, les circonstances générales du ciel au moment
et à l'entour de ce berceau. Si maintenant nous nous transportons
tout d'un coup au but et au résultat, à la chose accomphe autant
qu'elle put l'être, nous apprécierons rapidement l'étendue et les
termes divers de cette grave et intéressante destinée. Dans le dogme
et le fond de la doctrine chrétienne, dans la forme extérieure et la
constitution civile de la chose religieuse, dans ce qu'on appelle au-
jourd'hui la marche de l'esprit humain, dans la littérature, dans
l'ordre des vertus morales et des vies touchantes , de ces vies mêmes
auxquelles de loin s'attache un intérêt de sentiment, Port-Royal a
marqué beaucoup; il a tenté des pas qui n'ont pas tous été vains, et
laissé des traces , des ruines illustres, que nous ne pourrons que
dénombrer fort brièvement aujourd'hui.
I. — Théologiquement d'abord, Port-Royal, nous le verrons, eut
la plus grande valeur. Dans son esprit fondamental, dans celui de la
grande Angélique (comme on disait) et de Saint-Cyran, il fut à la
lettre une espèce de réforme en France, une tentative expresse de
retour à la sainteté de la primitive église sans rompre l'unité, la voie
étroite dans sa pratique la plus rigoureuse , et de plus un essai de
l'usage en français des saintes Ecritures et des pères, un dessein
Ibrmel de réparer et de maintenir la science, l'intelligence et la grac?.
PORT-ROYAL. 705
Saint-Cyran fut une manière de Calvin au sein de l'église catholique
et de répiscopat gallican, un Calvin restaurant l'esprit des sacre-
mens, un Calvin ïniérïeur à cette Rome à laquelle il voulait continuer
d'adhérer. La tentative échoua, et l'église catholique romaine y mit
obstacle, déclarant égarés ceux qui voulaient à toute force , et tout
en la modifiant, lui demeurer soumis et fidèles.
Port-Royal, entre le xvi'' et le xviii' siècle, c'est-à-dire deux
siècles volontiers incrédules, ne fut, à le bien prendre, qu'un retour
et un redoublement de foi à la divinité de Jésus-Christ. Saint-Cyran ,
Jansénius et Pascal furent tout-à-fait clairvoyans et prévoyans sur
un point : ils comprirent et voulurent redresser à temps la pente déjà
ancienne et presque universelle où inclinaient les esprits. Les doc-
trines du pélagianisme et surtout du semi-pélagianisme avaient
rempli insensiblement l'église, et constituaient le fond, l'inspiration
du christianisme enseigné. Ces doctrines qui, en s'appuyant de la
bonté du Père et de la miséricorde infinie du Fils, tendaient toutes à
placer dans la volonté et la liberté de l'homme le principe de sa jus-
tice et de son salut, leur parurent pousser à de prochaines et désas-
treuses conséquences. Car, pensaient-ils, si l'homme déchu est libre
encore dans ce sens qu'il puisse opérer par lui-même les commence-
mens de sa régénération et mériter quelque chose par le mouvemenj^
propre de sa bonne volonté, il n'est donc pas tout-à-fait déchu, toute
sa nature n'est pas incurablement infectée; la rédemption toujours
vivante et actuelle par le Christ ne demeure pas aussi souverainement
nécessaire. Etendez encore un peu cette liberté comme fait Pelage ,
et le besoin de la rédemption surnaturelle a cessé. Voilà bien, aux
yeux de Jansénius et de Saint-Cyran, quel fut le point capital, ce
qu'ils prévirent être près de sortir de ce christianisme , selon eux
relâché, et trop concédant à la nature humaine. Ils prévirent qu'on
était en voie d'arriver par un chemin plus ou moins couvert,.... où
donc? à VimaUiic du Christ-Dieu. A ce mot ils poussèrent un cri
d'alarme et d'effroi. Le lendemain du xvi^ siècle , et cent ans avant
les débuts de Montesquieu et de Voltaire, ils devinèrent toute l'au-
dace de l'avenir; ils voulurent, par un remède absolu , couper court
et net à tout ce qui tendait à la mitigation sur ce dogme du Christ-
Sauveur. Il semblait qu'ils lisaient dans les définitions de la liberté
et de la conscience par le moine Pelage les futures pages éloquentes
du Vicaire Savoijard, et qu'ils les voulaient abolir.
Théologiquement donc, quelques-uns des principaux de Port-
Royal , trois au moins, Jansénius et Saint-Cyran par leur pénétration
TOME XII. ^5
706 HËVUE DES DEDX MONDES.
purement théologique, et Pascal par son génie, eurent le sentiment
profond et lucide du point capital où serait bientôt le grand danger;
ils eurent ce sentiment plus qu'aucun autre peut-être de leur temps,
plus que Bossuet lui-même, un peu calme dans sa sublimité. Quant à
Fénelon, qui d'ailleurs vint plus tard, loin de s'effrayer de ces
choses, il les favorisait plutôt en les embellissant des lumières dif-
fuses de sa charité. Il apercevait , il regardait déjà en beaucoup d'en-
droits le xviu^ siècle, et sans le maudire.
II. — Non plus au point de vue théologique, mais à celui de la
constitution civile de la religion, Port-Royal, bien qu'il n'ait pas eu à
s'expliquer formellement sur ce point, tendait évidemment à une
forme plus libre, et où l'autorité pourtant s'exercerait. Les évêques,
les curés, les directeurs surtout, une fois choisis, auraient formé
une sorte de pouvoir moyen, à peu près indépendant de Rome, pre-
nant conseil habituel dans la prière, et s'exerçant en supérieur vé-
néré sur les fldèles. On peut dire que la famille des Arnauld porta,
dans le cadre de Port-Royal, beaucoup de l'esprit de famille, du
culte domestique, de cet esprit du patriciat de la haute bourgeoisie,
qui était propre à certaines dynasties parlementaires du xvi'' siècle
( les Bignon, Sainte-Marthe, Marion, etc. ). La religion qu'ils adop-
tèrent à Port-Royal, et que Saint-Cyran leur exprima, était (civi-
lement , politiquement parlant et sinon d'intention , du moins d'in-
stinct et de fait) l'essai anticipé d'une sorte de tiers-état supérieur,
se gouvernant lui-même dans l'Église, une religion, non plus ro^
maine, non plus aristocratique et de cour, non plus dévotieuse à la
façon du petit peuple, mais plus libre des vaines images, des céré-
monies ou splendides ou petites, et plus libre aussi, au temporel,
en face de l'autorité; une rehgion sobre, austère, indépendante, qu
eut fondé véritablement une réforme gallicane. Ce qu'on a entendu
par ce mot ne portait que sur des réserves de discipline et une ju-
risprudence, une procédure sorbonnique, en quelque sorte exté-
rieure. Le jansénisme, lui, cherchait une base essentielle et spiri-
tuelle à ce que les gallicans (plus prudemment sans doute) n'ont
pris que par le dehors, par les maximes coutumières et par les pré-
cédens. L'illusion fut de croire qu'on pouvait continuer d'exister
dans Rome en substituant un centre si différent. Richelieu et
Louis XIV sentirent, le premier plus longuement et nettement,
l'autre d'une vue plus restreinte, mais non moins ennemie, la har-
diesse de cet essai et n'omirent rien pour le ruiner. On a dit qu'au
XVI* siècle, le protestantime en France fut une tentative de l'aristo-
PORT -RO VAL. TOT
cratie, ou du moins de la petite noblesse, qui se montrait contraire
en cela à la royauté de saint Louis et à la foi populaire. On peut dire
qu'au xvii'' siècle, la tentative de Saint-Cyran et des Arnauld fut un
second acte, une reprise à un étage moindre, mais aussi suivie et
prononcée, d'organisation religieuse pour la classe moyenne élevée,
la classe parlementaire, celle qui, sous la Ligue, était plus ou moins
du parti des politiciues. Port-Royal fut l'entreprise religieuse de l'aris-
tocratie de la classe moyenne en France. Il aurait voulu édifler, res-
serrer et régulariser ce qui était à l'état de bon sens religieux et de
simple pratique dans celte classe. Louis XIV ni Richelieu, on le con-
çoit, n'en voulurent rien; et cette classe même, bien qu'en gros assez
disposée, ne s'y serait jamais prêtée jusqu'au bout, trop mondaine
déjà à sa manière et trop dans le siècle pour le ton chrétien sur lequel
le prenait Saint-Cyran. Le jansénisme parlementaire du xviii*' siècle
n'est plus Port-Royal et n'y tient que par l'hostiUté contre les jésuites.
La première entreprise était dès-lgrs depuis long- temps et à jamais
manquée. A la fin du xyiii*" siècle, quand on entama révolutionnaire-
raent la réforme civile du clergé, quelques jansénistes essayèrent de
se présenter; mais leur mesure n'était plus possible; la constitution
civile du clergé ne la représente qu'infidèlement, et ne peut passer
elle-même que pour un accident de l'attaque commençante : tout fui
vite emporté au-delà par le débordement des grandes eaux.
III. — Nous venons de dire en somme ce qu'a été la vraie tendance
politique de Port-Royal. Car pour l'autre prétention politique qui lui
a tant été reprochée de son vivant, pour cette ambition positive et
tracassière qui aurait consisté à s'entendre avec les frondeurs, avec
les adversaires du pouvoir et de la royauté d'alors, c'a été, durant
tout ce temps-là, une calomnie pure aux mains des ennemis. Depuis ,
c'a été chez plusieurs une erreur accréditée. Petitot, dans un remar-
quable et savant travail sur Port-Royal (en tête des Mémoires d'Ar-
nauld d'Andilly), a repris, il y a peu d'années, cette thèse, pour la
démontrer en détail; et, à l'intention secrète, à la vivacité amère
qu'il y a mise, on peut oser affirmer qu'il en a refait une calomnie.
Rien n'est dangereux et cruel comme les transfuges; et, de cet au-
teur, d'ailleurs estimable, mais sorti du jansénisme et si acharnr
contre lui, on aurait presque droit de dire par vengeance, de répéter
avec Racine, avec le grand poète de Port-Royal, parlant du trans-
fuge sacrilège de Sion :
Ce cloître l'importune , et son impiété
Voudrait anéantir le Dieu qu'il a quitté.
45.
708 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous aurons, pour le réfuter, à insister souvent et beaucoup, à
expliquer comment Port-Royal se trouva naturellement et insensi-
blement lié avec tous les héros et les héroïnes, tous les débris de la
Fronde, sans en être le moins du monde comme eux. Cela, raconte-
t-on, faisait bien rire le cardinal de Retz etM'"*^ de Longueville, qui
étaient, certes, bons juges en matière de conspirations et de com-
plots, quand ils entendaient accuser Arnauld, le naïf et le bouillant,
d'être un conspirateur. Selon nous, l'accusation d'intrigue et de ca-
bale politique qu'on a intentée confusément, tant aux religieuses
qu'aux solitaires de Port-Royal, n'est donc qu'une de ces opinions
qu'on se fait en gros et de loin sur certains partis, sur certains
groupes d'hommes en histoire, une de ces préventions pour lesquelles
il y a peut-être des prétextes sufflsans, mais pas de cause fondée,
et qui peuvent donner à rire de près à ceux qui savent bien les objets
et les circonstances. Pourtant il faut convenir qu'auprès d'esprits
déjà prévenus, il y avait plus d'un prétexte assez vraisemblable au
soupçon. Et puis, reconnaissons-le encore, les jansénistes, accusés
sans cesse d'un système d'opposition politique en même temps que
rehgieuse, le prirent peu à peu par suite même de cette accusation.
On a remarqué que bien des prédictions , chez les oracles de l'anti-
quité, ne se sont vérifiées que parce qu'elles avaient été faites; de
même bien des imputations et accusations provoquantes créent elles-
mêmes, à la longue , le grief qu'elles ont d'abord supposé. On trou-
verait même qu'il en est une raison profonde dans la doctrine de
répreuve : tout homme, qui n'a pas évité un mal, a pu commencer
par en être accusé lorsqu'il en était innocent encore, pour en être
tenté. Il méritait presque d'avance l'accusation, s'il l'a réalisée et
vérifiée après, s'il n'a pas trouvé la force de résister à répreuve.Les
jansénistes furent un peu ainsi. Le grand Arnauld ne complotait pas
du tout, quoi qu'on en ait dit, avec M™^ de Longueville et avec le
cardinal de Retz. Patience! le janséniste Camus sera moins royaliste
que Dumouriez; l'abbé Grégoire, en hardiesse de renversement, ira
plus loin que Mirabeau.
IV. — Philosophiquement, et dans ce qu'on appelle aujourd'hui
la philosophie de l'histoire , Port-Royal nous semble le nœud et la
clé d'une question que nous avons déjà laissé entrevoir précédem-
ment, d'une question qui domine l'histoire de l'esprit humain dans
le rapport du xvii'' siècle au xviir. Comment cette cause catholique,
qui fut si grande de doctrine et de talent au xvii^ siècle, se trouvâ-
t-elle si impuissante et désarmée du premier jour au début du xviii%
PORT-ROYAL. 70D
et tout d'abord criblée sous les flèches persannes de Montesquieu ?
Car ces trois siècles (du moins en France), le xvi% le xvir et le xviii%
se peuvent figurer à l'esprit comme une immense bataille en trois
journées. Le premier jour, la philosophie et la liberté de l'esprit
humain enfoncent les rangs et portent partout la plaie et le désor-
dre. Au second jour, la discipline, l'autorité et la doctrine réparent,
et vont triompher, et triomphent même, sans qu'on voie d'autre
danger pressant. Mais, au terme du triomphe, la philosophie et la
liberté de l'esprit humain ont reparu dans toute leur fraîcheur et
leur superbe; elles sortent de nouveau on ne sait d'où, et, ne trou-
vant nulle sérieuse résistance, elles emportent cette gloire qui régnait
et tous les retranchemens. Port-Royal doit être pour beaucoup dans
cette issue singulière du xvii'= siècle. Ce siècle, en effet , a usé, à
détruire une partie essentielle de lui-même, les forces qui ne se pré-
sentèrent plus ensuite à la lutte contre l'ennemi commun, qu'isolées
et entachées. Entre les jésuites et les jansénistes, entre ces deux
ailes, en quelque sorte, de l'armée catholique , qui en étaient aux
mains et aux injures , la philosophie aisément fit sa trouée. Port-
Royal aussi (il faut le dire), dont l'esprit, bien que rétréci, survi-
vait et subsistait toujours, n'avait jamais eu, même au temps le plus
glorieux de cet esprit, ce qui pouvait modifier et modérer l'avenir
une fois émancipé. N'ayant pas étouffé cet avenir dans son perme,
dans son idée première de libre arbitre et de volonté , il se trouvait
impuissant à le soumettre, et l'irritait, le révoltait exiraordinaire-
ment par la rigueur de ses dogmes si contraires aux inclinaisons
nouvelles. Si, en effet, une sorte d'indépendance du côté de Rome,
une sorte de rappel du chrétien aux textes de l'Écriture, et assez
peu de superstition pour les pouvoirs socialement constitués, déno-
taient dans le jansénisme quelques traits moins en désaccord avec le
mouvement général d'émancipation philosophique, tout le reste de
sa part était, au fond, aussi contraire , aussi négatif, aussi irritant
pour ce qui allait venir, qu'il est possible d'imaginer. Le péché ori-
ginel comme il l'entendait, la déchéance complète de la nature,
l'impuissance radicale de la volonté, la prédestination enfin, com-
posaient, non pas un système de défense, mais un défi contre la phi-
losophie et les opinions survenantes, toutes flatteuses pour la nature,
pour la volonté, pour la philanthropie universelle. L'autorité abso-
lue et irréfragable, conférée à saint Augustin sur certaines matières,
et qui formait une des bases du jansénisme, n'était pas moins une
pierre d'achoppement et comme un scandale devant l'omnipotence
7Î0 REVUE DES DEUX MONDES.
de la raison. Je ne m'en tiens ici qu'aux points d'opposition, d'in-
compatibilité, intérieurs et nécessaires ; je ne descends pas aux dé-
tails si faits pour déconsidérer, compromettans détails de cette
querelle pour la bulle qui sort d'ailleurs de mon sujet. Ce que je
tiens à relever, c'est l'influence directe { bien que toute par contra-
diction ) de Port-Royal sur la philosophie du siècle suivant. On peut,
je crois, démontrer à la lettre que telle page de Nicole sur la répro-
bation engendra net par contre-coup telle page de Diderot sur lin-
différence en matière de dogme et contre le christianisme. Le rôle
particulier de Port-Royal, dans le rapport du xvii'' au xviii'^ siècle,
bien qu'il n'ait pas été du tout ce qu'on aurait pu espérer et désirer,
fut très réel, et, en tant que négatif, fut grand.
Y. — Littérairement, nous aurons moins à dire pour nous faire
croire. Celte docte et sévère école qui, la première, appliqua aux
langues et aux grammaires une méthode philosophique, une méthode
générale et logique, tout ce qui se pouvait de plus lumineux et de
plus vrai avant la méthode particulièrement historique et philolo-
gique de ces derniers temps , cette école de Port-Royal est encore
plus célébrée qu'étudiée; nous l'étudierons. — Hors de ligne, parmi
les hommes qui font la gloire de notre littérature, nous trouvons là
celui qui, avec Bossuet, et autrement que lui, et antérieurement à
lui, domine le plus son siècle. Pascal, du sein de ce cadre de Port-
Royal, se détache extrêmement. Il faut convenir même qu'il en sort et
le dépasse un peu. D'autres, grands encore, ou bien remarquables,
y tiennent tout entiers. Arnauld, Nicole, Duguet, et leurs semblables,
voilà les vrais et purs port-royalistes. C'est assez pour la gloire du-
rable de l'ensemble. L'originalité de Port-Royal, en effet, se voit moins
dans tel ou tel de ses personnages ou de ses livres que dans leur
ensemble même et dans l'esprit qui les forma. On a dit avec raison
que , tout en imitant les anciens, le siècle de Louis XIV avait été lui-
iiicme , et que son originalité glorieuse consistait précisément dans ce
mélange approprié. Boileau, plein de Perse, de Juvénal et d'Horace,
est juste à la fois le poète moraliste et didactique de son moment.
Racine, en croyant tout devoir à Euripide, fait une Phèdre que le
christianisme d' Arnauld admire et pardonne. Eh bien! l'on peut dire
que la littérature entière de Port-Royal fut, à sa manière, l'une de
ces imitations originales qui caractérisent le siècle de Louis XIV. Ce
n'est plus Horace cette fois, ce n'est plus Euripide qu'il s'agit de re-
produire; ce n'est plus même le trésor éloquent de Chrysostôme,
comme fera Bossuet. C'est la ïhébaïde, le désert de Bethléem ou de
PORT-ROYAL. 7il
Sinaï, c'est la cellule de saint Paulin, c'est l'ile de Lérins (j'entends
pour le genre des travaux bien que contrairement pour des points
de doctrine). Port-Royal est, dans le xvii'' siècle, une imitation ori-
ginale et neuve , et adaptée aux alentours , une imitation à la fois
profonde et rien qu'à trois lieues de Versailles, une reproduction
mémorable, et la dernière, de cette vaste partie de l'antiquité chré-
tienne.
VI. — Moralement, et sans tant s'inquiéter des rapports histo-
riques, des comparaisons lointaines, le fruit direct est encore grand
à tirer. Le trait le plus saillant de ces saints caractères me semble
l'autorité. Cette autorité morale, qu'on sait particulière aux grands
personnages du temps de Louis XIV, est singulièrement propre à
ceux de Port-Royal entre tous. Cette qualité, cette vertu manque
tellement de nos jours aux plus grands talens , à ceux même qui en
paraîtraient le plus dignes, qu'il devient précieux de Tétudier^^
comme dans son principe, chez les maîtres. C'est, sans doute l'ad-
miration et la préoccupation pour ce notable trait de caractère, qui
fait dire habituellement à l'un des hommes qui en ont gardé quelque
chose aujourd'hui, à un homme qui a été comme le Despréaux phi-
losophique de notre âge, et dont la parole agréablement senten-
cieuse a volontiers la forme et tant soit peu le crédit d'un oracle, à
M. Royer-Collard ; c'est ce qui lui fait dire : « Qui ne connaît pas
Port-Royal, ne connaît pas l'humanité! » Une autre vertu, jointe
chez messieurs de Port-Royal à celle d'autorité, et qui en est presque
l'opposé, qui y apporte du moins l'essentiel correctif, est une cer-
taine modération bien qu'avec l'austérité, une modération rigou-
reuse de tous les désirs, de tous les horizons, quelque chose qu'il
peut être infiniment utile d'envisager, de rappeler, dans un siècle qui
lait du contraire une pratique turbulente et une apothéose insensée.
Dans un pays qui a heureusement conservé les pratiques modestes
et les horizons calmes, il nous sera plus doux de faire l'étude et de
trouver souvent l'accord. Nous serons moins gêné aussi pour con-
venir de quelques points d'excès dans les restrictions, de quelques
violences et duretés humaines mêlées à ces cœurs d'ailleurs tout
circoncis. Autour de cette affaire de Port-Royal, où la contestation
<îut sans cesse tant de part, il serait difficile qu'il en eût été autre-
ment. On a spirituellement dit (c'est M"' Necker, je crois) qu'au
bout d'une demi-heure de n'importe quelle dispute, personne des
contendans n'a plus raison et ne sait plus ce qu'il dit; que faut-il
penser quand on est au bout d'un demi-siècle? Les plus modestes y
712 REVUE DES DEUX MONDES.
gagnent quelque chose d'opiniâtre, les plus doux ont leur coin d'en-
durcissement.
Port-Royal avait raison, je le crois, en commençant la dispute;
mais il est des sentiers que le choc seul gâte et ravage , qu'il faut se
hâter d'abandonner dès que la dispute nous y suit ; car cela devient
au bout de dix pas un sentier inextricable de ronces. Port-Royal eut
le tort (comme quelques-uns des siens le sentirent) de ne pas se
retirer, se taire, s'abîmer pour le moment, aGn de reprendre ensuite
par quelque autre chemin où la paix se retrouverait.
L'ascétisme dont Port-Royal, chez Lancelot, chez M. Hamon, chez
M. deTillemont, plus tard, au xviii^ siècle, chez M. Collard, nous
offrira de si humbles, de si savans, de si accomplis modèles, y eut
aussi des excès. Bien qu'en général on y semblât garder une sorte
de juste milieu entre les rigueurs de la Trappe et le relâchement des
autres ordres , quelques-uns des solitaires , sur quelques points , ont
passé outre. M. Le Maître s'est détruit par ses austérités; M. de
Pontchateau s'est tué , malgré ses directeurs , à force de trop jeûner.
VIL — Puisque nous y sommes et que notre regard est en train de
courir, il faut épuiser les points de vue. Poétiquement donc, si l'on
ose ainsi dire, et pour l'intérêt d'émotion qui s'éveille dans les cœurs,
notre sujet enfln n'est point ingrat. Ce Port-Royal , tant aimé des
siens, qu'on voit renaître, grandir, lutter, être veuf long-temps ou
de ses soUtaires ou même de ses sœurs, puis les retrouver pour les
reperdre encore et pour être bientôt perdu lui-même et aboli jusque
dans ses pierres et ses ruines, ce Port-Royal, en sa destinée, forme
un drame entier, un drame sévère et touchant, où l'unité antique
s'observe, où le chœur avec son gémissement fidèle ne manque pas.
La noble et pure figure de Racine s'y présente, s'y promène, depuis
ce désert, cet étang et cette prairie qu'il célébrait, mélodieusement
déjà, dans son enfance, jusqu'à ce sanctuaire où son âge mûr se
passe à prier, à versifier pieusement quelques hymnes du Bré-
viaire (1), à méditer Esilier et Aihalk, Estlier et les chants de ces
jeunes filles proscrites , exilées du doux paijs de leurs aïeux , ces ai-
mables chants qui, chantés devant M"'*= de Maintenon, lui rappelaient
peut-être, a-t-on dit, ces jeunes filles protestantes qu'elle n'osait
ouvertement défendre ni plaindre, nous paraîtront plus à coup sur
dans lame de Racine la voix, à peine dissimulée, des vierges de
Port-Royal, qu'on disperse et qu'on opprime. L'art, le talent, à
(i) S'il avait d'abord traduit ces hymnes du Bréviiiire dans sa première jeunesse, il a dû
les retraduire telles qu'on les a aujourd'hui, ou du moins les reloucher dans son âge mùr.
PORT-ROYAL. 713
Port-Royal, ne fut jamais de l'art, du talent, à proprement parler;
on le réprimait, nous le verrons, dans Santeuil, dans Racine lui-
même (1); il fallait qu'il servît tout à la religion. M^" Boulogne, fille
et sœur des peintres de ce nom, et peintre elle-même, nous a laissé
des dessins de ce cher monastère où elle se retirait souvent, a Elle
« ne peignait, est-il dit dans sa vie , que des tableaux de piété pour
(( honorer les mystères, pour peindre en elle l'image de Jésus-Christ
« souffrant et mourant. » Mais celui qui fut d'abord le principal et
grand peintre de Port-Royal, comme Racine en fut plus tard le poète,
c'est Philippe de Champagne. Qu'il nous exprime des paysages et
scènes d'ermitage tirés des Pcres du Désert de d'Andilly, qu'il nous
expose cette sainte Cène dans laquelle les figures des apôtres sont
copiées de celles des solitaires, ou qu'enfin il suspende son admi-
rable ex-voio pour la guérison de sa fille religieuse à Port-Royal, dans
ces divers tableaux destinés à l'autel, ou à la salle du chapitre, ou au
réfectoire du monastère, sa peinture calme, sobre, serrée, sérieuse,
tour à tour fouillée ou contrite dans l'expression des visages, s'ac-
corde, d'un pinceau sincère , avec le sentiment qui le doit diriger :
toute la couleur de Port-Royal est là. Dans les chants du chœur, dans
cette partie plus spirituelle et plus permise, le seul luxe du lieu, et
qui était comme l'huile prodiguée aux pieds du Sauveur par Marie,
dans le concert de ces voix qu'on nous représente si douces, si ravis-
santes, et surtout articulées et distinctes, Port-Royal nous offrira
encore plus d'une émouvante circonstance. A la mort de la mère
Agnès, pendant l'office de la sépulture où M. Arnauld, son frère, est
le célébrant, tout d'un coup , quand le chœur en vient à \In exitii,
les religieuses ne peuvent retenir leurs larmes, a Le chœur, est-il
<r dit, manqua tout court, et ce qui restait fut chanté par ces mes-
« sieurs. » A la mort de M. de Saci, au contraire, au milieu de l'of-
fice funèbre, ce fut la voix des ecclésiastiques qui manqua dans les
larmes, et les religieuses seules, est-il dit, chantèrent jusqu'au bout
avec une gravité qui devint un sujet délonnement et d'admiration. — Que
d'autres scènes pareilles, et auxquelles l'imagination la plus discrète
(1) M. Le Tourneux écrivait à Santeuil: « Vous avez donné de l'encens dans vos vers,
<t mais c'était un feu étranjier qui était dans l'encensoir. La vanité faisait ce que la charité
<( devait faire. » Racine se disait la même chose dans son beau cantique imité de saint Paul :
En vain je parlerais le langage des anges,
En vain, mon Dieu, de tes louanges
Je remplirais tout l'univers.
Sans amour ma gloire n'égale
Que la gloire de la cymbale
Qui d'un vain bruit frappe les airs.
71i REVUE DES DEUX MONDES.
a droit de se complaire ! A la nouvelle de l'élargissement de l'abbé de
Saint-Cyran, qui était depuis plusieurs années prisonnier à Vincennes,
la mère Agnès, qui l'apprit au parloir, et qui voulait en informer les
religieuses sans pourtant faire infraction à la loi du silence, entra au
réfectoire, et, prenant sa ceinture, la délia devant la communauté,
pour donner à entendre que Dieu rompait les liens de son serviteur;
et toutes à l'instant comprirent, tant elles n'avaient qu'une seule
pensée! — Lors de la signature de la paix de l'église en 1669, quand
Port-Royal rentre dans ses droits , quand le grand-vicaire de Paris
se présente à la grille pour lever l'interdit, qu'au milieu des cierges
allumés les chantres entonnent le Te Deum , et que les cloches son-
nent à volées, on partage presque l'impression de ces pauvres gens
du voisinage, qui accoururent de toutes parts, est-il dit, étonnés et
ravis d'entendre de nouveau ces cloches de bénédiction (\uï n'avaient
point sonné depuis trois ans et demi, — Au moment où le curé de Magny,
l'ami et le consolateur de Port-Royal durant ces années de disgrâce,
s'avançait en procession avec son clergé pour louer Dieu de la déli-
vrance, et entrait dans l'éghsc où M. Arnauld de retour célébrait la
messe pour la première fois, le premier verset qu'on entendit au seuil
et que cette procession chantait sans en calculer l'intention : Omnes
qui de nno pane et de une calice pariicipamiis, nous tous qui partici-
pons au même pain et au même calice, etc., etc., ce verset parut sur
l'heure à tous d'une signification divine, et nous paraîtra à nous-même
d'une appHcation touchante. — Durant les années les plus étroites de la
persécution , Port-Royal avait eu ses incidens hardis et comme ses
aventures de sainteté. M. de Sainte-Marthe, confesseur de cette maison,
sautait la nuit par-dessus les murs pour aller porter la communion aux
religieuses malades, et cela de l'avis de l'évêque d'Aleth; en sorte,
nous dit Racine , qu'il n'en est pas morte une sans les sacremens. Ce
même M. de Sainte-Marthe , le plus doux et le moins audacieux des
hommes, partait souvent le soir de Paris, ou de la maison qu'il ha-
bitait près de Gif, et arrivait le long des murailles du monastère à
quelque endroit convenu d'avance et assez éloigné des gardes. Là ,
l montait sur un arbre assez près du mur, au pied duquel, en de-
dans, étaient venues ies religieuses du côté des jardins, et, du haut
de cet arbre, il leur faisait de petits discours pour les consoler et les
fortifier. C'était pendant l'hiver. On ne se séparait qu'après avoir
fixé 1 heure du prochain rendez-vous pareil. Voilà presque du sca-
b reux ce me semble, voilà les balcons nocturnes de Port-Royal. —
Daas la vie des personnages d'alentour, de ces nobles dames qui se
PORT-ROYAL. 715
dérobaient au monde pour se rattacher, par Port-Royal, à l'éternité,
bien des traits délicats de cœur humain et de poésie voilée nous sou-
riront. La duchesse de Liancour, pour retirer son mari du tourbillon
où il s'égarait, se mit à embellir la terre de Liancour qu'elle lui ren-
dit de la sorte agréable; mais, lui s'y étant retiré, et le but obtenu,
elle continua d'embelhr cette terre trop chère, ces jardins délicieux,
et elle se le reprochait à la fin. M. Hamon, un de ces hommes qui,
hors du jansénisme, et dans une autre communion, eût été, je me
le figure, quelque chose comme M. Gonthier, (1) M. Hamon, pour se
garder du charme des lieux , se disait que ce charme distrayait de
l'intérieur : « Et cela est si vrai, ajoutait-il naïvement, qu'il y a plu-
« sieurs personnes qui sont obligées de fermer les yeux, lorsqu'elles
c( prient dans des églises qui sont trop belles. » Je me suis quelque-
fois étonné et j'ai regretté qu'il n'y ait pas eu à Port-Royal, ou dans
cette postérité qui suivit, un poète comme William Cowper, l'ami de
Jean Newton. Cowper était, comme Pascal, frappé de terreur à
l'idée de la vengeance de Dieu; il avait de ces tremblemens qu'inspi-
rait M. de Saint-Cyran , et il a si tendrement chanté. Nous tâcherons
du moins, messieurs, de relever, chemin faisant, de recueillir et de
vous communiquer ces doux éclairs d'un sujet si grave. Ce ne sera
jamais une émotion vive , ardente, rayonnante. C'est moins que cela,
c'est mieux que cela peut-être; une impression voilée, tacite, mais
profonde; — quelque chose comme ce que je voyais ces jours der-
niers d'automne sur votre beau lac un peu couvert, et sous un ciel
qui l'était aussi. Nulle part, à cause des nuages, on ne distinguait
le soleil ni aucune place bleue qui fît sourire le firmament. Mais, à
un certain endroit du lac , sur une certaine zone indécise, on voyait,
non pas l'image même du disque, pourtant une lumière blanche,
éparse, réfléchie de cet astre qu'on ne voyait pas. En regardant à
des heures différentes, le ciel restant toujours voilé , le disque ne
s'apercevant pas davantage , on suivait cette zone de lumière réflé-
chie, de lumière vraie , mais non éblouissante , qui avait cheminé sur
le lac, et qui continuait de rassurer le regard et de consoler. La vio
de beaucoup de ces hommes austères que nous aurons à étudier, est
un peu ainsi, et elle ne passera pas sous nos yeux, vous le pres-
sentez déjà, sans certains reflets de douceur, sans quelque sujet d'at-
tendrissement.
Sainte-Beuve.
(1) Voir la Vie de M. Gonihier, chez Risler, rue de lOratoire.
POÈTES
ET
ROMANCIERS DU NORD.
lïl.
Wexioe (1) est une petite ville de la Smalande, une ville de trois
mille âmes, bâtie en bois comme la plupart des villes de Suède, et
entourée de bruyères et de sapins. Je n'oublierai jamais l'impression
de tristesse qui me saisit quand j'entrai là pour la première fois.
C'était un soir d'été, très tard. Il avait plu tout le jour, et j'avais tra-
versé, au milieu de la pluie, les vallées bourbeuses, les collines
arides de cette province. Un nuage épais couvrait le ciel, pas une
étoile ne scintillait dans l'ombre, et je distinguais à peine l'ornière
grisâtre que je devais suivre pour ne pasm'égarer. Dans la campagne,
on n'entendait que le frémissement du vent à travers les arbres, et les
gouttes de pluie tombant avec un son argentin sur le feuillage. Dans
la ville, il n'y avait plus ni lumière, ni mouvement; toutes les mai-
sons étaient closes, toutes les rues ensevelies dans une complète
(1) Faute de caractères accentués , nous ne pouvons écrire que très imparfaitement les
noms suédois. On prononce Wekchieu et Smolande.
POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD. 717
obscurité. Quand je passai au pied de l'église, l'horloge sonna minuit.
Dans le silence profond qui m'entourait, ces douze coups de mar-
teau avaient un retentissement sinistre. Il me semblait entendre l'éter-
nelle voix du Temps dans une ville de morts. Je m'en allai pas à pas
à la découverte de l'auberge où je devais m'arrêter, et, pour la pre-
mière fois de ma vie , je regrettai de ne pas rencontrer un de ces
gardes de nuit dont la voix criarde et le chant monotone ont si sou-
vent troublé pour moi, dans les villes du Nord, le calme d'une belle
soirée, le repos d'une belle nuit. A tout instant, mon cheval fatigué
glissait sur le pavé humide. L'enfant qui me servait de conducteur le
prit par la bride, et nous arrivâmes à la porte d'une grande maison
construite en poutres, couverte en planches. Il fallut frapper long-
temps avant que le domestique vînt nous ouvrir; car, dans ces pai-
sibles habitations de la Suède , on n'attend plus personne passé neuf
heures du soir, et l'arrivée d'un voyageur à minuit dérange singu-
lièrement le cours ordinaire de la vie. On me conduisit dans une
grande chambre froide. Un canapé servait de lit ; sur les murailles
nues et nouvellement blanchies, l'artiste de la cité avait peint des
bouquets de fleurs tels que jamais les botanistes n'en ont vu, et, sur
le parquet, les domestiques avaient effeuillé des branches de sapin.
Je trouvai tout cela magnifique, car, depuis mon départ de Copen-
hague , je n'avais pas acquis le droit d'être difficile, et je m'endormis
avec la joie d'un homme qui est arrivé à son but. J'étais dans la ville
épiscopale habitée par Tegner.
Le lendemain , je fus réveillé par une rumeur confuse qui me sem-
blait annoncer quelque événement extraordinaire. C'était un jour de
foire. Dans les contrées où les communications sont lentes et difficiles,
les foires ont conservé leur première solennité. Dans le Nord, elles
ont remplacé les anciennes réunions de l'Althing. Un jour de foire
dans la capitale du district est une circonstance grave dont on parle
long-temps avant qu'elle arrive et long-temps après. Ce jour-là,
toutes les maisons dispersées à travers la forêt sont en mouvement;
le paysan part avec les bestiaux qu'il a élevés, ou la charrette char-
gée de seigle et de foin. Les parens qui vivent éloignés l'un de l'autre
et ne se rencontrent jamais ni aux fêtes de leur village, ni à l'église
de leur paroisse, se retrouvent ici à la porte d'un cabaret ou d'une
maison de marchand. Ils se racontent leur histoire de quelques mois .
Ils se disent leurs projets. S'ils ont eu quelque difficulté ensemble,
la table de 1 auberge avec ses flacons détain les invite à la réconci-
liation. S'ils ont un enfant à marier, ils parlent des belles paires de
718 REVUE DES DEUX MONDES.
bœufs qu'ils lui donneront. Plus d'une vieille haine s'est évanouie
ainsi dans le cliquetis harmonieux de deux verres qui exhalaient un
parfum d'eau-de-vie, et plus d'une jeune fille, qui était venue ici
sans songer à rien, s'en est retournée emportant sur ses joues un
baiser de fiançailles.
Ce jour-là, toutes les rues de la ville que j'avais vues la veille si
mornes et silencieuses, étaient traversées par une foule de voitures,
d'hommes à pied et à cheval, de femmes et d'enfans. Les uns faisaient
déjà leur repas du matin, assis sur le seuil d'une porte et tirant
leurs provisions d'une corbeille d'écorce; d'autres, couchés noncha-
lamment sur leur charrette, semblaient n'être venus là que pour
jouir du spectacle qui s'offrait à eux. La charrette du paysan sué-
dois est une véritable maison roulante qui doit lui servir dans toutes
les occasions. En voyage, il s'arrête rarement dans une auberge; il
emporte avec lui tout ce dont il a besoin; il mange dans sa charrette
et dort dans sa charrette.
La plus grande partie des étrangers venus à la foire étaient réunis
sur la place. C'était là que les marchands de Gotheborg et de Norr-
kœping avaient dressé leurs boutiques. C'était là qu'on voyait briller
les étoffes de soie, les rubans moirés, les objets de luxe et de fan-
taisie. Je m'avançai au miheu des rangs serrés de la foule, curieux
d'observer toutes ces physionomies. Les femmes de la Smalande sont,
en général, grandes, belles, blanches. Elles portent un corset de
drap étroit, et une longue tresse de cheveux flotte sur leurs épaules.
Les hommes ont conservé leur jaquette bleue avec des boutons
d'acier, leur grand gilet brode sur la poitrine et leur chapeau à larges
bords. Mais le vent des révolutions souffle de toutes parts. Dans
cette espèce de congrès commercial, les femmes étaient debout de-
vant la boutique du marchand, contemplant avec un regard avide le
fichu de soie aux riantes couleurs et le ruban aux reflets dorés. Les
hommes, arrêtés à l'écart, causaient de ce qu'ils avaient lu dans les
journaux. Je voyais venir le moment où les femmes échangeraient
leur robe de vadmel conire une robe de cahcot, et où les hommes
s'intéresseraient à la question d'Espagne. Ailleurs, la civilisation
marche à l'aide des bateaux à vapeur, des chemins de fer; ici, elle
se développe au moyen des foires.
Après avoir regardé pendant quelque temps ces différens groupes,
qui eussent pu fournir tour à tour un sujet de tableau à la capricieuse
fantaisie de Ilogarth et à la douce imagination de Greuze , je me rap-
pelai que j'étais venu ici pour voir une des célébrités du Nord. Je
POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD. 119
m'approchai d'un paysan et je lui demandai où demeurait Tegner.
— Ah! notre évêque, me dit-il en ôtant son chapeau. C'est là sur la
colline, dans cette grande maison que vous voyez au bout de l'avenue.
Je traversai rapidement le chemin qu'il venait de m'indiquer, et
j'entrai dans le vestibule d'une maison construite en bois comme
toutes celles de la ville, mais peinte en blanc, entourée d'acacias,
et assez semblable aux jolies habitations d'été qu'on voit en Nor-
mandie. Un domestique m'introduisit dans une grande salle meublée
avec une sorte de luxe parisien. Là, j'aperçus un homme d'une cin-
quantaine d'années , grand , fort , portant un habit noir et une plaque
d'argent sur la poitrine. C'était Tegner. On m'avait dit qu'il était
d'une nature sérieuse, parfois triste, et il y avait, en effet, dans son
regard, dans sa voix, une expression de mélancolie frappante. Mais
peu à peu son regard s'anima, sa voix reprit un timbre plus vif. Nous
parlions de poésie, et un nom de poète, une idée d'art , faisaient vibrer
en lui une corde sonore assoupie dans la retraite et l'isolement. A
mesure que la conversation se prolongeait, elle devenait, de son côté,
plus franche et plus intéressante. Il ne mettait pas d'empressement à
parler, mais sa parole avait un accent énergique, et il formulait en
quelques mots fermes, concis, un jugement ou une pensée élevée.
Quelquefois aussi sa conversation tournait à la plaisanterie. Elle était
spirituelle et acérée, mais je regrettais d'y voir éclater de temps à
autre des saillies qui me rappelaient ce qu'on nous raconte des abbés
coquets du dernier siècle, et j'aurais mieux aimé le retrouver grave
et pensif tel qu'il m'était apparu d'abord.
Nous passâmes tour à tour en revue les principaux poètes du Da-
nemark, de la Suède, de l'Allemagne, et cet entretien me révéla en
lui une modestie qui commence à devenir très rare dans notre monde
littéraire. 11 parlait des autres avec amour, avec respect , et de lui avec
indifférence. Le soir, il flt apporter du punch dans sa chambre, il ouvrit
les fenêtres du balcon , et me prenant par la main ; — Voyez , me dit-il,
notre nature du Nord n'est-elle pas belle? — Dans ce moment, le
paysage déroulé devant nous présentait, en effet, un charme singu-
lier. La ville était à nos pieds et paraissait affaissée dans la campagne
comme des nids d'alouette dans les sillons. Près de là , on entrevoyait
une ceinture de collines couvertes de bruyère, une longue ligne de
sapins coupée par des lacs; les rayons du soleil couchant scintillaient
à travers les rameaux verts de la forêt, mais le ciel était encore
chargé de nuages , et il y avait sur toute cette nature une sorte de
voile mystérieux. Tout, autour de nous, était déjà assoupi; tout
720 REVUE DES DEUX MONDES.
était plongé dans un silence qui nous saisissait malgré nous. L'oiseau
dormait sous le feuillage; les fleurs dormaient dans la prairie, et
l'eau limpide des lacs s'endormait sous les rayons de pourpre du
soleil , comme une jeune fille sous le baiser du soir de celui qu'elle
aime. Cependant on sentait que sur cette terre paisible, sous ces
ombres mélancoliques, il y avait encore du mouvement, de la vie;
il y avait encore de la sève dans les plantes et des parfums dans
l'air. C'était la poésie du Nord, la poésie triste et rêveuse, qui se
recueille en elle-même, et soupire en silence ses élégies d'amour et
ses hymnes religieux.
Je quittai Tegner à regret. Le cœur éprouve un singulier senli-
liment de tristesse quand on s'éloigne de l'homme que l'on a connu
en pays étranger; car, lorsqu'on va poursuivre sa route dans une
autre contrée, qui sait si jamais on pourra renouer le lien qu'on ve-
nait de former, entendre la voix qui vibrait harmonieusement au
fond de son ame, et contempler la flgure qu'on aimait? Lui aussi
semblait ému de cette séparation , et il me dit avec un accent de dou-
ceur et de mélancolie que je n'ai pas oublié : a Revenez bientôt, et
restez long-temps, jo
Tegner est l'un des écrivains les plus populaires du Nord. U n'y
a , j'ose le dire, pas une famille suédoise qui ne possède ses oeuvres,
et pas une jeune fille qui ne puisse réciter d'un bout à l'autre les plus
beaux passages de ses poèmes. Le musicien, le peintre, le sculpteur,
se sont emparés de ses vers; et quand on entre dans un salon, on
aperçoit sur le piano une romance de Tegner, et sur la muraille
des gravures ou des tableaux représentant les plus jolies scènes
à* Axel ou de la Saga de Frïihiof, Les gens du peuple eux-mêmes par-
tagent cet enthousiasme; ils connaissent les vers de Tegner, et les
lisent le dimanche. J'ai vu à Upsal une pauvre femme apporter sur
le comptoir d'un libraire deux shellings, et prendre en échange
une feuille de papier gris, grossièrement imprimé. C'était un des
chants de la Sacja de Frithiof.
Cet homme, qui a acquis un si grand renom dans son pays; cet
homme, qui ne peut aller d'une ville à l'autre sans trouver, comme
un roi, des gens empressés qui l'attendent sur le chemin, et des cou-
ronnes de fleurs dans la maison où il s'arrête; cet homme, qui a fait
en littérature un miracle unique, celui d'être aimé sans envie, d'être
loué sans critique, n'est pourtant pas un grand poète dans le sens
que nous attribuons à ce mot : il lui manque deux qualités essen-
tielles, la force et l'invention. Tegner n*a jamais rien inventé. Son
POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD. 721
Axel est une fable invraisemblable et en même temps vulgaire , et
sa Saga de Frîihïof est la reproduction exacte de la saga islandaise»
Tegner n'est pas un de ces hommes qui, d'une main vigoureuse, sou-
lièvent les blocs de marbre pour construire leur monument. Il n'est
pas de cette haute famille de poètes à laquelle appartiennent Shak—
speare et Goethe; mais il doit être rangé au premier rang de ces
hommes aimés, qui cherchent la poésie dans les émotions de leur
cœur plutôt que dans les efforts de l'imagination , qui se créent, avec
leurs croyances pieuses, avec leurs rêves d'amour, un monde idéal
plein de douces harmonies, d'illusions dorées et de pensées suaves.
Tegner a un admirable talent d'expression ; son style est pur,
limpide , riche d'images , et habilement coloré. Son vers est franc
et correct , facile et sonore. Quand on lit ses poésies , on dirait que
toutes ces strophes, si souples et si gracieuses, ont été jetées d'un
seul trait, comme un coup de pinceau, comme un accord de mu-
sique, et cependant il est évident qu'il n'en a pas écrit une seule sans^
l'avoir étudiée et corrigée avec soin. Quelquefois, comme l'a dit urt
critique suédois (1), sa poésie légère ressemble à une bulle de savon;^
mais c'est une bulle transparente où se reflètent l'azur du ciel et les
plus purs rayons de lumière. La même harmonie de langage , la
même finesse d'expression, se retrouvent dans les discours en prose
qu'il a prononcés en diverses circonstances. C'est sans doute à ces
qualités de style que Tegner doit une grande part de sa popularité;
mais il la doit aussi à la nature de ses inspirations, aux idées
dont il s'est rendu l'interprète. Dans chacune de ses œuvres , il a
toujours été l'homme du Nord, l'homme de la Suède; il a chanté
avec enthousiasme les montagnes vertes, les solitudes agrestes, les^
lacs bleus de son pays. Quand il a essayé de faire un poème épique^
il a pris son sujet dans une chronique nationale; et, quand il a dé-
peint ses rêveries mélancoliques, il a été comme l'organe fidèle d'une
pensée générale, d'une disposition d'ame habituelle dans son pays.
Chacun l'a écouté avec empressement, car chacun a cru retrouver^
dans ce qu'il disait, une partie de ses propres émotions.
La popularité du poète ne tient pas tant à la hauteur de son génie
qu'à la direction de ses idées et à la forme dont il les revêt. Les plus-^
grands poètes, nous le savons tous, ne sont pas les plus populaires;
c'est un fait triste à constater, car il prouve que le sentiment de notre
personnalité l'emporte sur le sentiment de l'art. Mais c'est un fais
(1) Hammarskœld , Svenska Villerheten.
TOME XII. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
vrai. C'est ainsi, par exemple, qu'en Allemagne, Biirger, avec quel-
ques ballades , a été plus populaire , dans le sens absolu du mot , que
Klopstock avec ses odes énergiques et sa Memade. C'est ainsi que
Schiller a encore plus de lecteurs que Goethe. C'est ainsi qu'en Angle-
terre la chanson légère de Thomas Moore l'emporte encore sur la
poésie profonde de Wordsworth. Avant que nous en venions à juger
la poésie comme œuvre d'art, selon ses qualités essentielles, et non
pas selon des prétentions étroites ou des préférences trop rigou-
reuses, que de progrès n'avons-nous pas à faire!
Tegner a peu écrit, et tout ce qu'il a écrit n'est pas encore publié.
Il n'existe jusqu'à présent de lui que deux volumes imprimés :
Smœrre Didier (petits poèmes) (1), et Fnthïofs saga (2). Le premier
renferme les pièces lyriques écrites à différentes époques, et disper-
sées dans plusieurs recueils. Ce sont des poésies de circonstance,
des chants patriotiques et des odes élégiaques. Les poésies de cir-
constance ont peu d'intérêt. L'événement qu elles célébraient est loin
de nous, et l'homme dont elles devaient illustrer la mémoire est déjà
oublié. Les chants patriotiques sont écrits avec fermeté et énergie. Il
y a là bien des strophes que les Suédois ne liront pas sans émotion,
et qui vivront toujours parmi le peuple. Les odes élégiaques sont
une expression plus Adèle et plus complète de l'individualité du poète.
C'est là qu'il épanche son ame , c'estlà qu'il laisse toute sa vie intérieure
se refléter comme dans un miroir. Sa poésie est souvent semblable à ces
paysages du Nord, où les rayons de soleil les plus purs apparaissent
à travers un rideau de feuillage sombre. Elle est grave et mélanco-
lique, mais forte dans sa mélancolie. Quand il s'attriste, il ne perd
pas toute résolution ; quand il pleure , il ne désespère pas. Une noble
fermeté le soutient , et une pensée rehgieuse l'élève au-dessus des
agitations du moment. 11 indique à un jeune homme le chemin qu'il
doit suivre dans la vie, et il lui dit : a Appuie-toi sur le bâton de
l'espérance î apprends et réfléchis ! puis lève-toi, et combats pour les
hommes avec la parole, avec l'épée! Sois méconnu, sois haï, mais
presse encore les hommes sur ton cœur déchiré (3). »
Il pense à ses inspirations de poète , et, pour avoir plus de force ,
il élève ses regards au ciel ;
<( Soleil qui as fui loin de moi , voici que tes rayons éclatent de
nouveau au sommet des montagnes. Je veux l'invoquer avec les ray-
(1) 1 vol. in-8o, Stockholm, 1823.
(2) 1 vol. in-8o, Stockholm, 1823. La cinquième édition a paru en 1831.
(5) Till en Yngling.
POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD. 723
ryades d'êtres qui peuplent la nature. Écoute-moi, père de la lu-
mière, écoute-moi, père du chant!
<x Enseigne moi à peindre pour ce monde obscur les scènes cé-
lestes; donne-moi la langue et l'expression, afin de fixer sous une
forme vivante les images fugitives qui passent devant mes yeux !.
f( Donne-moi la force de mépriser la présomption des sots et les
injures de ce monde si docte, qui se raille des œuvres du poète (1) .»
Souvent aussi une idée mystique, mais une idée charmante , ap-
paraît dans ses poésies. C'est que notre existence n'a pas commencé
avec des cris d'enfant sur cette terre; c'est que notre ame a déjà
vécu ailleurs, et quelle aspire à retourner dans le monde d'où elle
a été bannie, parmi les anges qui ont été ses frères; et quand le poète
entend le frémissement de la brise à travers le feuillage, il lui semble
entendre la voix harmonieuse des êtres célestes ; et quand il regarde
le rayon des étoiles dans les ombres du soir, il lui semble reconnaître
les sphères où il a vécu :
Sur mon chemin désert les étoiles fidèles
Projettent leurs rayons et sourient à nnes yeux.
Comnne l'oiseau des champs, oh ! que n'ai-je des ailes
Pour m'en aller là-haut dans ce monde joyeux?
Sur le nuage d'or qu'on voit passer dans l'ombre.
Un ange m'apparait avec sa harpe en main;
Il se penche en riant sur notre terre sombre;
Son visage est si beau ! son regard est divin.
Silence ! le voilà qui prend sa harpe et chante ,
Et un doux chant se mêle au murmure du vent.
Oh ! je te reconnais , musique ravissante.
Mon ame l'écouta bien des fois en rêvant.
Oui , je me le rappelle , un jour j'ai vu cet ange ;
Sur ces astres un jour ses frères m'ont parlé.
Maintenant je suis seul , une tristesse étrange
Me poursuit dans ce monde où je vis isolé.
Les chants aériens, les étoiles brillantes
Eveillent dans mon cœur un ardent souvenir.
Dans vos pieux concerts, dans vos sphères riantes ,
Anges du ciel , bientôt laissez-moi revenir.
Souvent aussi Tegner a chanté l'amour. Il Ta chanté avec une ar-
(1) Skaldens Morgonpsalm.
46.
724 REVUE DES DEUX MONDES.
deur de jeunesse et une sorte de passion méridionale; puis, comme si ce
n'était là que l'ivresse d'un moment, il est revenu à des rêveries plus
idéales , et il a dépeint l'amour plaintif, l'amour mystérieux, l'amour
avec ses vagues souvenirs d'une origine céleste et ses profondes as-
pirations que les Allemands appellent selinsuclit. La pièce suivante
peut donner une idée de ces rêves d'amour que le poète a reproduits
plusieurs fois sous différentes formes :
Miracle de la terre , ô merveille profonde !
Amour, astre de joie, amour, souffle divin,
Brise rafraîchissante au désert de ce monde ,
Espérance des Dieux, charme du sort humain!
Cœur vital , coeur ardent au sein de la nature,
Dans l'océan le flot cherche le flot vermeil ,
Et les étoiles d'or dans l'atmosphère pure
Tournent avec amour autour de leur soleil.
L'amour est, pour le cœur qui regarde en arrière ,
Une clarté pâlie, un souvenir lointain
D'un temps de bonheur pur et d'un temps de lumière,
Que notre humanité connut à son matin.
Alors elle habitait sous un ciel sans nuage,
Elle était innocente et forte , et belle à voir,
Dansant, chantant avec le charme du jeune âge ,
Et dans les bras de Dieu s'endormant chaque soir.
Alors tous ses amans étaient une prière ,
Et les anges du ciel la nommaient tous leur sœur.
Hélas ! elle est tombée. Elle a sur cette terre
Perdu sa chasteté, son repos, sa candeur.
Mais quand l'amour paraît, elle lève la tête,
Et rêve et se souvient du bonheur d'autrefois;
Les doux chants du printemps et les vers du poète
L'entretiennent d'amour, lui rappellent sa voix.
Et son ame s'ébranle à cette voix légère.
Gomme aux accords chéris du ranz national
Le pauvre Suisse errant sur la terre étrangère
S'émeut, palpite, et songe à son pays natal.
Toute cette poésie tendre et religieuse qui anime l'ame de Tegner
se développe surtout dans deux œuvres d'une plus grande étendue,
que renferme son premier recueil, et qui ont beaucoup contribué à
POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD. 725
sa réputation, la Première Communion (Nattwards Barnen) et Axel.
La Première Communion est une idylle d'où s'exhale le parfum d'un
encens religieux, une idylle où il n'y a ni bergers, ni bergères, point
de ruisseau qui murmure un nom chéri, et point d'arbres ornés de
chiffres d'amour. Le tableau d'une église champêtre , la piété d'un
groupe d'enfans, les exhortations paternelles d'un vieux prêtre, voilà
tout le poème. M. Sainte-Beuve l'a cité avec raison en parlant de
Jocelijn (1) , car c'est un épisode solennel de la vie du prêtre , et
Tegner l'a écrit après avoir reçu la consécration. Le commencement
de cette idylle est une charmante description d'une fête religieuse
dans un village.
fc La Pentecôte, ce ravissant jour de fête, est revenue. L'église du
village, avec ses murailles blanches, brille aux rayons du matin. Au
sommet de la tour, orné d'un coq de métal, les douces clartés d'un so-
leil de printemps apparaissent comme autrefois les langues de feu des
apôtres. Le ciel est bleu et clair, le mois de mai a pris sa couronne
de roses et revêtu sa parure solennelle. Le vent et les ruisseaux sem-
blent, dans leur joyeux murmure, annoncer la paix de Dieu. Les
fleurs soupirent aussi avec leurs lèvres roses, et, sur les branches
d'arbres flexibles , les oiseaux chantent un hymne au Très-Haut. Le
cimetière est nétoyé et propre. La porte par laquelle on y entre res-
semble à un berceau de verdure , et sur chaque tombe , sur chaque
croix de fer, on aperçoit une couronne embaumée, dernier don d'une
main amie. On a même orné de fleurs le cadran solaire qui s'élève là
entre les morts depuis plus de cent ans. De même que l'aïeul est
l'oracle du village et de la famille , et reçoit au jour anniversaire de
sa naissance l'offrande de ses enfans et de ses petits-enfans, de même
le vieux cadran, le vieux prophète, avec sa muette aiguille de fer, in-
dique sur sa table de marbre le cours des temps, tandis qu'une éter-
nité silencieuse repose à ses pieds. Au dedans l'église est ornée avec
soin, car c'est le jour où les enfans, espoir de leur famille et favoris
du ciel, doivent renouveler au pied de l'autel les promesses de leur
baptême. Chaque coin a été visité , frotté , et on ne voit pas trace de
poussière, ni sur les murailles, ni à la voûte, ni sur les bancs peints
à l'huile. L'église est comme un parterre de fleurs. Des touffes de
feuillage ornent les piliers, des buissons de verdure apparaissent de
toutes parts, et la chaire de chêne a reverdi, comme autrefois la
verge d'Aaron. La Bible repose sur une couche de feuilles, et le
{4} Revue des Deux Mondes , 1836.
726 REVUE DES DEUX MONDES. T^C
pigeon aux ailes d*argent porte un collier d'anémones. Mais dans le
chœur, autour de l'autel érigé par Horberg, s'étend une longue guir-
lande. Les blondes têtes des anges se montrent à travers ce toit de
verdure comme le soleil à travers les nuages. »
Au son des cloches, les enfans arrivent deux à deux dans l'église
et se rangent le long de la nef. Le chant des psaumes retentit sous
les voûtes du temple; un sentiment pieux pénètre dans le cœur de
tous les assislans. Puis le pasteur monte en chaire, il s'adresse à sa
communauté, et il lui parle avec douceur, avec onction. Il lui parle
des vertus qui doivent nous contenir dans ce monde et du repos qui
nous attend dans l'autre ; il lui parle de la force que donne la foi, des
joies de l'amour et de l'espérance. Quand il voit les auditeurs émus
et pénétrés de cet enseignement du christianisme , il étend les mains
sur eux, les bénit, et leur donne le sacrement qu'ils ont demandé.
Tout ce sermon du prêtre est charmant, et cette idylle de Tegner
est l'une des plus belles productions poétiques que la littérature du
Nord ait vue apparaître dans ces derniers temps.
Axel est un de ces romans chevaleresques et aventureux tels qu'on
en a fait beaucoup à la fin du moyen-âge. Le fond du poème n'est
rien. Tegner n'a pas eu sans doute grandpeine à composer cette
fable d'amour; mais chacun des détails dans lesquels il est entré est
d'une grâce parfaite. Chacune de ses descriptions est comme une de
ces jolies vignettes qu'un maître habile a dessinées avec art et colo-
riées avec soin, et toute cette composition est un exemple remar-
quable du charme que le poète peut donner à une œuvre d'une portée
ordinaire par l'élégance de la forme et le choix de l'expression. Les
compatriotes de Tegner aiment beaucoup ce roman d'Axel; il a d'ail-
leurs pour eux un intérêt national. Il appartient à l'histoire de
Charles XÏI. L'introduction du poème est un hommage rendu à la
mémoire de ce soldat intrép'de, qui apparaît toujours aux yeux des
paysans suédois avec une stature de géant et une auréole de gloire.
« J'aime les anciens jours, les anciens jours de Charles XII, car ils
étaient joyeux comme la paix du cœur et forts comme la victoire.
Dans nos contrées du Nord , un reflet de cette époque apparaît en-
core à la surface du ciel , et de grandes et majestueuses figures , por-
tant un ceinturon jaune et un habit bleu , montent et descendent dans
le crépuscule du soir. Je vous regarde avec respect, héros d'un
monde meilleur, avec vos longues épées et vos armures de combat.
i( Dans ma jeunesse , j'ai connu un homme du temps de Charles.
Jl était resté sur la terre comme un signe de victoire au milieu des
POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD. 72T
raines. Sa tête centenaire était blanche comme l'argent , et les rides
de son front ressemblaient aux runes creusées sur un tombeau. Il
était pauvre; mais, habitué au besoin, il s'en souciait peu. Il vivait
comme autrefois quand il était au camp, et demeurait dans une ca-
bane obscure au milieu des bois. Mais il avait deux objets précieux,
plus précieux pour lui que le monde entier. C'était sa Bible, et puis
sa vieille épée sur laquelle était inscrit le nom de Charles XII. Les
exploits du grand roi, qui ont été si souvent décrits ( car cet aigle de
Suède a pris un large essor ), vivaient dans la mémoire du vieillard
comme les urnes des combatians dans la colline sépulcrale couverte
de gazon. Oh! quand il parlait des dangers du roi et de ses compa-
gnons , comme son regard brillait , et comme sa tête se relevait avec
fierté ! chacune de ses paroles retentissait alors mâle et forte comme
le son de l'épée. Souvent je l'ai vu assis très tard dans la nuit , par-
lant des jours passés, et, chaque fois qu'il prononçait le nom de
Charles, il ôtait son chapeau. Je restais, avec une sorte de ravisse-
ment, à ses genoux (car je n'allais pas plus haut), et, dès ces heures
d'enfance, j'ai gardé toutes ces images d'une race de héros; dès ces
heures d'enfance, plus d'une tradition obscure repose dans ma mé-
moire comme un lis dont le germe dort sous la neige de l'hiver. »
Charles est à Bender. Il doit écrire à son conseil d'état à Stockholm,
et il choisit Axel pour porter la lettre. « C'était un homme doué
de ces belles formes que le Nord produit parfois, frais comme une
rose, mais élancé et droit comme un sapin de Suède. Son front était
pur et ouvert comme un ciel dégagé de nuages , et tous ses traits
portaient l'empreinte d'un cœur honnête et d'un esprit curieux.
A voir ses yeux limpides, on sentait qu'ils étaient faits pour s'élever
avec espoir et confiance vers le créateur de la lumière, et s'abais-
ser sans crainte vers l'ange des ténèbres. Il avait pris place parmi
les compagnons du roi, parmi ses frères en valeur et en vertus. Ils
n'étaient que sept comme les étoiles du char céleste, ou tout au plus
neuf comme les filles de Mémoire. Leur choix était sévère. Il fallait,
pour entrer parmi eux, subir l'épreuve du fer et du feu. C'était une
race de Vikingr chrétiens assez semblable à celle qui s'élançait jadis
sur les vagues de l'Océan. Ils ne dormaient jamais dans un lit; ils
étendaient leur manteau sur la terre, et, au milieu des orages et des
glaces du Nord, ils reposaient là comme sur une couche de fleurs.
De leur main vigoureuse , ils pouvaient ployer un fer de cheval. Ja-
mais on ne les vit s'asseoir autour de la flamme du foyer. Us se
réchauffaient avec les balles ardentes et rouges comme les étoiles
728 REVUE DES DEUX MONDES.
qui , dans les soirs d'hiver, ressemblent à des taches de sang. Pour
qu'un d'entre eux cédât, il fallait qu'il fût attaqué par sept hommes
à la fois ; encore devait-il se retirer en luttant toujours , car il ne lui
était pas permis de tourner le dos. C'était là une de leurs lois; mais
il y en avait une autre plus difficile à suivre : c'est que nul d'entre
eux ne pouvait parler d'amour à une jeune fille, avant que Charles ne
se fut choisi une fiancée. Nul d'entre eux ne devait savoir comment
l'azur se reflète dans deux yeux bleus, comment deux lèvres roses
sourient, comment un sein de vierge palpite, car ils étaient tous
fiancés à leur épée. »
Axel part avec joie, fier de remplir la mission qui lui était confiée ,
de braver les périls pour montrer son zèle à son roi. Le long de la
route, il est attaqué par un détachement d'ennemis; il s'appuie contre
un arbre et combat jusqu'à la dernière extrémité. Mais il est seul,
et ses adversaires sont en trop grand nombre. Après une lutte hé-
roïque , il tombe couvert de blessures , baigné dans son sang. Une
jeune fille, qui courait à la chasse sur un cheval fougueux , l'aperçoit,
trouve en lui un reste de vie et le fait porter dans sa demeure. Là
elle panse elle-même ses blessures, là elle interroge ses besoins et
ses souffrances , elle le veille et le guérit. Quand Axel commence à
recouvrer l'usage de ses sens, le premier objet qu'il aperçoit, c'est
cette jeune fille penchée sur lui avec un regard d'amour et de
compassion, ce Ce n'était pas une de ces beautés d'idylle qui s'en
vont éternellement dans les bois soupirer et contrefaire la douleur;
ce n'était pas une de ces beautés avec des cheveux blonds comme
le soleil, des joues comme la violette, et des yeux comme le Ver-
gissmehiniclit. C'était une fille de l'Orient. Ses cheveux noirs ressem-
blaient au voile de la nuit entourant un jardin de roses. La gaieté, la
noblesse du cœur, brillaient sur son front, comme jadis le signe de
la victoire sur le bouclier des Valkyries ; son teint était frais comme
l'aurore avec ses rayons de lumière. Légère comme une Oréade, elle
avait la démarche gracieuse et dansante. On voyait, comme les
vagues , se balancer son sein plein de jeunesse et de santé, corps de
lis et de roses , ame de feu , ciel d'été, ciel d'Orient inondé du parfum
des fleurs et des rayons de soleil. Une lumière divine et un feu ar-
dent luttaient dans ses yeux noirs. Quelquefois elle avait le regard
orgueilleux de l'aigle de Jupiter planant dans les airs, et puis le
regard de la colombe attelée au char d'Aphrodite. »
Peu à peu les forces d'Axel se rétablissent. Il sort appuyé sur le
bras de sa bienfaitrice. Il erre avec elle le matin dans la forêt, le
POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD. 729
soir sur la colline. Tous deux sentent qu'ils s'aiment avant de se
l'être dit; mais bientôt le mot solennel s'échappe de leurs cœurs, leurs
regards se rencontrent, leurs lèvres se touchent, et désormais ils
savent qu'ils s'aimeront toujours. Axel se souvient qu'il a une mission
à remplir, qu'il est lié par un serment. Il veut s'acquitter de son de-
voir, et obtenir du roi la permission d'épouser la jeune fllle. Il part.
Il arrive en Suède, et, pendant ce temps, Marie reste seule, livrée
aux regrets de son amour, aux vagues agitations que lui donne l'in-
certitude de son sort. Le départ subit d'Axel, le serment mystérieux
dont il a parlé, jettent dans son ame un doute horrible. Peut-être
Axel en aime-t-il une autre! peut-être est-il allé la revoir ! Du mo-
ment où cette fatale pensée s'empare d'elle, c'en est fait de sa foi
déjeune fille, c'en est fait de son repos. Elle ne peut attendre le
temps où Axel a promis de revenir. Elle veut partir aussi, elle veut
s'assurer elle-même qu'elle n'est pas trompée. Elle prend un vête-
ment de soldat, se mêle aux cohortes russes qui vont tenter une expé-
dition dans le royaume de Charles XII , et arrive sur la terre de
Suède. Là, un combat s'engage. Axel est à la tête d'une troupe de
vieillards, d'enfans, qui ont pris les armes en toute hâte pour re-
pousser l'invasion. Il s'élance au milieu des rangs ennemis, et jonche
la terre de morts et de blessés. Les Russes se retirent en désordre.
La nuit, Axel passe sur le champ de bataille, il entend une voix
plaintive qui l'appelle : c'est Marie qui expire.
Il enterre le corps de sa bien-aimée, puis le désespoir le saisit. Il
erre autour de ce tombeau qu'il a lui-même creusé, et les champs
où il s'égare entendent nuit et jour ses plaintes. Nulle main humaine
ne pouvait lui donner la force de supporter son infortune, a Un jour
on le trouva assis sur le rivage , les mains jointes comme s'il venait
de prier. Des larmes cristallisées par le vent du matin brillaient sur
sa joue, et son regard éteint semblait encore chercher le tombeau
de celle qu'il avait aimée. «
Le chef-d'œuvre de Tegner est sa Frithiofs saga. Dans aucun de
ses poèmes, il n'a mis plus de sève, plus de fraîcheur d'idées, plus
d'images vraies et gracieuses. Dans aucun de ses poèmes, son style
n'a été plus flexible et plus harmonieux. C'est un vrai charme que
de voir cette belle langue suédoise , cette langue mâle et sonore,
assouplie à la volonté d'un vrai poète. Quand une fois il commence
un de ses chants, on dirait qu'il tient entre les mains la harpe de
chêne des anciens scaldes, et cette langue qu'il maîtrise, qu'il tourne
730 BEVUE DES DEUX MONDES.
à son gré, résonne sous sa main nerveuse comme une corde d'airain,
ou soupire comme une voix de jeune fille.
Le poème se compose d'une série de chants lyriques de différentes
mesures qui se tiennent l'un à l'autre , comme les anneaux d'une
même chaîne, et forment un cycle épique. C'est une des chroniques
les plus romanesques et les plus touchantes qui nous aient été con-
servées dans les traditions du Nord. C'est, on peut le dire, un tableau
du Nord entier, avec sa vie de pirate , ses assemblées populaires et
son culte païen. Tegner a composé cet ouvrage d'après la saga islan-
daise. Mais avec quelle élévation de talent il a développé le thème
qu'il s'était choisi! avec quelle grâce il a jeté sur ce canevas brut
ses arabesques d'artiste, ses fleurs de poésie! J'ai analysé dans une
autre occasion la saga islandaise (1) ; qu'on me permette d'analyser
aussi 1 œuvre de Tegner.
Deux enfans sont élevés ensemble chez un de ces vieillards sages
comme on en cite souvent dans les traditions Scandinaves. L'un est
Ingeborg, la fille du roi Bêle; l'autre est Frithiof, le fils unique du
riche paysan Thorsten. îngeborg est une vraie fleur du Nord, blonde
et pâle, douce et résignée, pareille à un de ces hs qui ouvrent leur
calice à tous les rayons du soleil, et se courbent sous tous les vents.
Frithiof est la plante vigoureuse qui doit grandir comme un chêne et
braver la tempête. Tout jeune, il guide déjà sa barque à travers les
fleuves écumans, il s'élance au-dessus des rochers pour atteindre le
nid de l'aigle ou du vautour. Tout jeune, il aime Ingeborg. Il la con-
duit à travers les bois et les montagnes, il la porte sur ses épaules
au-delà destorrens, il la protège comme un frère, et Ingeborg s'aban-
donne à lui avec amour et confiance.
Le roi Bêle meurt et partage son royaume entre ses deux fils, en
leur recommandant d'aimer Frithiof. Thorsten meurt en même temps
que le vieux roi, dont il a été l'ami fidèle, le compagnon d'armes.
Frithiof hérite de tous ses biens. Il demande à épouser Ingeborg;
mais les deux jeunes rois, Helge et Halfdan, lui répondent avec dé-
rision qu'ils ne donneront pas leur sœur à un fils de paysan , et
Frithiof se retire dans sa demeure , bien résolu de rompre à tout
jamais avec eux. Quelque temps après, Helge et Halfdan sont atta-
qués par un ennemi redoutable. Ils implorent le secours de Frithiof,
mais il le leur refuse. Les deux frères se mettent en marche avec leur
(1) Lettres sur l'Islande.
POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD. 7âf
armée. Frithiof reste seul, et la nuit, quand tout dort, il se jette
dans son bateau, traverse Tonde qui le sépare de celle à laquelle il
pense sans cesse, entre dans le temple de Balder, et y trouve Inge^
borg. Là, il l'enlace dans ses bras, il lui jure un amour éternel.
Ingeborg a peur; elle a peur de profaner le sanctuaire du dieu, où
elle a reçu son amant. Mais Frithiof combat toutes ses craintes,
étouffe tous ses scrupules, et cueille sur ses lèvres vierges le baiser
de l'amour. Quand les deux rois reviennent de leur expédition, ils
accusent Frithiof d'avoir pénétré la nuit dans l'enceinte religieuse,
d'avoir souillé la demeure des dieux. Un cri de réprobation s'élève
contre lui. La loi de Bêle le condamne; il doit payer de sa vie le
crime qu'il a commis. Mais son nom, sa valeur, et l'amour que le
peuple lui porte, le sauvent. Halfdan le condamne à s'en aller chez
un jarl lointain recouvrer un tribut qui n'a pas été payé depuis long-
temps.
Frithiof part, emportant avec lui les sermens d'Ingeborg et l'es-
poir de revenir bientôt vivre auprès d'elle. Après une tempête vio-
lente contre laquelle il lutte avec énergie, il aborde sur le rivage
habité par Angantyr. Un de ces braii Scandinaves, dont le métier était
de se battre en toute occasion pour le prince auquel ils s'étaient dé-
voués, un Berserkir, renommé pour sa force et sa valeur, s'avance
à la rencontre du voyageur et lui propose un duel. Frithiof, harassé
de fatigue, couvert encore de l'écume des flots qu'il vient de tra-
verser, accepte le combat. Il désarme son adversaire , et tous deux
se prennent corps à corps. Le Berserkir tombe, et sa vie appartient à
Frithiof. — Oui, ma vie t'appartient, dit le farouche guerrier, et je ne
veux pas que tu me fasses grâce. Va chercher ton épée, je t'attends
ici pour recevoir le coup mortel. Frithiof revient avec son épée, et
trouve le Berserkir immobile à la même place et prêt à courber la
tête sous son glaive. Cette fermeté l'ébranlé. Il tend la main à son rival
malheureux, le relève, et tous deux se présentent chez le jarl.
Angantyr reçoit Frithiof, non pas comme un ennemi audacieux
qui vient chercher une contribution arriérée, mais comme un ami.
Il le fait asseoir à sa table, il lui fait présenter la coupe de miœcl^ il
veut le retenir pré s de lui et lui donner sa fille en mariage. Mais
Frithiof a promis de rester fidèle à Ingeborg, et il ne manquera pas
à son serment. Quand le printemps revient, il équipe un navire,
prend le tribut que le jarl lui paie noblement, et vogue vers sa terre
natale.
Cependant Helge et Halfdan, pour faire leur paix avecle roi Ring,
732 REVUE DES DEUX MONDES.
ont promis de lui donner leur sœur en mariage, et la jeune fille, qui
se souvient de Frithiof, qui l'aime toujours, obéit à l'implacable vo-
lonté de ses frères. Quand le jeune guerrier arrive dans sa patrie, il
apprend que Ingeborg est loin. Alors sa fureur ne connaît plus de
bornes. Il s'élance au-devant de Helge, lui jette au visage le tribut
qu'il a rapporté, le renverse par terre, brûle le temple de Balder,
et s'embarque de nouveau. Cette fois, il est proscrit par toutes les
lois du pays. Cette fois, il dit un adieu de douleur à son pays natal,
aux lieux où il a vécu, où il a aimé. Il s'élance sur le vaste Océan;
il commence sa vie errante, sa vie de vikingr, tantôt luttant avec
audace contre les autres vikingr qu'il rencontre sur les vagues, et
tantôt descendant sur les côtes pour combattre toute une tribu et
ravager toute une contrée.
De longs mois se passent dans cette vie d'orages et de périls. Il
aborde sur le sol delà Grèce, sur cette terre bénie dont son père l'a
souvent entretenu comme d'une contrée fabuleuse, où le ciel est
toujours bleu, où l'air est embaumé par le parfum des fruits vermeils
et des oranges d'or. Là, le souvenir de son amour le saisit tout à
coup, et lui jette dans l'ame une amère tristesse. Il ne se sent plus
nulle envie d'essayer la force de son bras et le poids de son glaive. Il
veut revoir encore une fois son Ingeborg; il veut la revoir et lui dire
un dernier adieu.
Un jour que le roi Ring était assis dans sa salle de banquet avec la
fille de Bêle, lui vieux, semblable, dit le poète, au froid automne,
elle toute jeune, rose et fraîche comme le printemps, on voit entrer
un vieillard couvert d'une longue barbe et d'un manteau sale. Les
jeunes gens, à la vue de cet hôte étrange, se mettent à rire. Mais lui,
prenant d'une main robuste le plus téméraire d'entre eux, le ren-
verse à ses pieds. Le roi le fait approcher et l'interroge. L'étranger
refuse de dire son nom et son pays ; puis tout à coup il se découvre,
et à la place de ce vieillard mal vêtu qui avait fait rire de pitié les
convives du banquet, on aperçoit un grand et beau jeune homme
dont les cheveux blonds tombent à longues boucles sur ses épaules,
et dont le regard plein de courage frappe de respect tous ceux qui le
contemplent.
Ring l'invite à rester chez lui , et Ingeborg lui offre, en tremblant,
la coupe où le vin pétille. Dès le moment où il l'a vu apparaître.
Ring a reconnu Frithiof, et il veut mettre son honneur et sa fermeté
d'ame à l'épreuve. Un jour, il traverse avec sa jeune épouse un lac
nouvellement couvert de glace. La glace se brise sous leurs pieds, et
POÈTES ET ROMANCIERS DU NORD. 733^
Fi ithiof les sauve. Un autre jour. Ring s'en va à la chasse dans une
foret profonde, et lorsque ses compagnons sont loin , il dit à Frilhiof :
a Je suis las, asseyons-nous au pied de cet arbre; je veux dormir
quelques instans. » Frithiof étend son manteau par terre, et le vieux
roi s'endort sur les genoux du héros. Pendant cette heure de som-
meil , un oiseau noir perché sur une branche dit à Frilhiof : « Qu'at«
tends-tu? 1 époux d'Ingeborg est en ion pouvoir; personne ne te voit.
Il t'a ravi ta bien-aimée, ton espoir, ton bonheur. Ne peux-tu recon-
quérir ce qui t'appartient? » Mais un autre oiseau lui crie : a Sou-
viens-toi de ton honneur. Cet homme l'a reçu comme un frère. Il a
confiance en toi. Ne souille pas ton nom par une lâcheté. » Frithiof,
en proie à ces deux pensées qui flottent dans son esprit, tire son
épée et la jette loin de lui. L'oiseau noir s'enfuit en poussant un cri
sinistre; l'oiseau blanc prend son essor vers le ciel. Ring se lève,
ff Je n'ai pas dormi, dit-il; j'ai vu tout ce qui se passait en toi. Je t'ai
reconnu , Frithiof, le jour même où tu entras dans ma demeure, et j'ai
voulu voir jusqu'où allait ta noblesse de caractère , ton courage de
héros. Dès ce moment je t'adopte pour mon fils : tu régneras après
moi. »
Quelque temps se passe. Ring, se sentant près de mourir, appelle
Frithiof, et lui lègue Ingeborg et son royaume. Mais le vieux roi«
laisse un fils en bas âge; Frilhiof ne veut pas lui ravir ses droits. Il
le fait reconnaître pour souverain , et n'accepte que le litre de régent.
Il retourne dans son pays. Un de ses ennemis est mort; il se récon-
cilie avec l'autre. Il reparaît avec l'expression du repentir dans le
temple de Ralder, qui a été rebâti. Il obtient son pardon des vieil-
lards, son pardon des prêtres, et épouse Ingeborg. Ainsi se termine
ce poème remarquable, dont une analyse ne peut donner qu'une bien
faible idée, et qu'il faudrait lire dans l'original pour en comprendre
la saveur et le charme exquis (1).
La biographie de Tegner n'est pas longue à faire. Sa vie n'est pas
féconde en évènemens. C'est une de ces heureuses vies qui se sont
écoulées entre l'étude et la poésie, dans l'exercice d'un devoir et le
laisser-aller d'un rêve. Elles ressemblent à ces rivières soumises à la
main de l'homme, qui tantôt sont retenues par une écluse et tantôt
courent en toute hberté à travers champs. Sans doute il y a eu là des
coups de vent, des orages. Plus d'une fois ces vagues ont été noir-
(I) La Friihwfs saga a été traduite trois fois en allemand. Elle a été traduite en anglais
avec beaucoup de talent par mislress Garnet. Un de nos amis doit en publier prochainement
une traduction française.
734- REVUE DES DEUX MONDES.
cies par la tempête ; plus d'une fleur s'est flétrie sur ces bords. Mais
le nuage s'en est allé, le ciel est redevenu bleu, et la rivière a repris
son cours paisible.
Esaïe Tegner est né le 13 novembre 1782, dans la province de
Vermeland. Son père était pasteur à Millesvik. En 1799, Tegner
entra à l'université de Lund. C'est là qu'il étudie, c'est là qu'il prend
ses grades et qu'il devient successivement adjoint à la bibliothèque ,
maître en philosophie faisant des cours sur l'esthétique, secrétaire de
la faculté de philosophie, professeur-adjoint, et, en 1810, professeur
ordinaire. Il enseignait la littérature grecque et se faisait remarquer
par la justesse de ses aperçus et la grâce de sa diction. En 1812, il
obtint une prébende, en vertu de cette loi universitaire qui accorde
des presbytères aux professeurs de Lund et d'Upsal. Il se fit consa-
crer prêtre; il reçut le diplôme de docteur en théologie, et, en 1824,
il fut nommé évoque à Vexiœ. Maintenant ses devoirs de prélat ab-
sorbent toutes ses pensées. On le prie depuis long-temps de conti-
nuer la publication de ses œuvres, qu'il a commencée en 1828, et il
n'a pas encore pu s'y décider. Au lieu d'écrire des vers , il écrit des
homélies ; au lieu de faire imprimer ses poésies inédites, il visite les
écoles de son diocèse. Il est fier et heureux de sa mission de prêtre,
comme il l'était autrefois de ses lauriers académiques. Je lui de-
mandai si depuis qu'il était évêque il n'avait rien composé. « Non
me dit-il avec un sourire de satisfaction, mais j'ai consacré ving^
églises et prononcé vingt discours devant des assemblées de paysans. >,
Heureux celui qui, après avoir dévoué sa vie de jeune homme
rêves d'or de la poésie, peut reposer ainsi sa vieillesse dans l'enceinte
du temple, dans les joies de la religion !
X. Marmier.
LES CÉSARS.
III.
Caïus César (car le nom de Galigula était un sobriquet qu'en son
bon temps il eût été dangereux de lui donner) restait seul de la fa-
mille de Germanicus. Un rare talent pour se plier, une obséquiosité
habile, quoique sans bornes, lui avait fait trouver grâce. M la con-
damnation de sa mère, ni l'exil de ses frères, ne lui avait seulement
arraché un cri de douleur. On a dit de lai qu'il n'y eut jamais ni
meilleur serviteur, ni plus mauvais maître. Il sauvait, en s'annulant,
sa dangereuse origine; il apprenait le chant et la danse du théâtre,
se passionnait pour le jeu, se déguisait, la nuit, en robe longue et en
perruque, pour courir des rendez-vous amoureux, s'avilissait pour
ne pas se perdre.
Cependant Tibère, sagacc comme il était, l'avait pénétré; il le
voyait assister, par goût, aux supplices: c'est un serpent, disait-il,
que je nourris pour le genre humain. Tibère le détestait, il eût bien
voulu lui préférer son propre peiit-flls , le jeune Tibère ; mais ce
jeune homme était bien peu mûr. Il se contenta de l'associer à Caïus,
communauté inégale où la part du lion allait être bientôt faite.
Malgré tant de mauvaises qualités, Caïus était aimé, il avait pour lui
le peuple , il avait pour lui les soldats au miheu desquels s'était passée
son enfance; il était fils de Germanicus , et puis il succédait à Tibère.
A peine était-il en marche pour conduire les funérailles du vieux
César, qu'au milieu des autels, des victimes, des flambeaux, des
habits de deuil, la joie du peuple éclata autour de lui, l'appelant
son petit, son garçon, son cher petit poule! ; je ne puis pas traduire
autrement. Arrivé à Rome, il fit l'éloge de Tibère, sans presque en
136 REVUE DES DEUX MONDES.
rien dire , mais cependant pleurant beaucoup ; il fallait avoir le don
des larmes. Il oublia néanmoins, et le sénat aussi, qu'il avait écrit
de Misène pour faire accorder les honneurs divins à son prédéces-
seur ; il n'en fut pas question autrement. Tibère était à peine enterré,
qu'il s'agit de casser son testament; tout redoutable qu'ait pu être
un prince, il se trouve toujours quelque sénat, parlement ou assem-
blée, pour casser son testament avant que sa cendre ne soit refroidie.
Le sénat , si humble et si nul sous Tibère , devenait tout puissant
pour le seul fait de rompre ses dernières volontés. Il s'agissait
d'exclure le jeune Tibère, que son aïeul avait associé à l'empire. Cela
se fit avec grande joie, au milieu du sénat, des chevaliers, du peu-
ple, car tout le monde avait forcé les portes de la curie; Gaïus fut
déclaré seul souverain , maître absolu.
Rien ne portait à la modestie comme cette déclaration. Caïus , ainsi
que ses prédécesseurs, fut pris tout d'abord d'une rage de modé-
ration et d'humilité; il fit un discours tout populaire, ne voulut point
■de titres souverains, rendit leurs droits aux exilés, brûla les ar-
«chives criminelles de Tibère , qui pouvaient donner lieu en sens con-
traire à bien des accusations, en jurant qu'il n'en avait rien lu ni
•parcouru (on dit du reste qu'il n'en brûlait qu'une copie), permit
de lire les écrits que Tibère avait fait détruire, rendit des comptes
publics, ce qui n'avait pas été fait depuis Auguste; voulut même- res-
tituer au peuple les beaux droits dont le peuple ne voulait plus et
/qu'il fallut lui reprendre , les droits d'élection. Il y a même de lui
an beau mot; on lui apporta une dénonciation contre de prétendus
conspirateurs qui en voulaient à sa vie: a Je n'ai rien fait, dit-il, qui
ait pu me rendre odieux à personne. >:>
Il y eut en vérité un moment où le monde respira. Un écrivain qui
n'habitait point Rome , ce centre de toute passion et de tout men-
■songe, décrit ce bonheur comme il eût décrit l'âge d'or. « Les Grecs
n'avaient point de querelles avec les Rarbares, les soldats avec les
citoyens. On ne pouvait assez admirer l'incroyable félicité de ce
jeune prince ; il avait d'immenses richesses, de très grandes forces
de terre et de mer, de prodigieux revenus qui lui arrivaient de tous
les coins du monde; son empire n'avait pour bornes que le Rhin et
l'Euphrate, au-delà desquels ne sont que des peuples sauvages, —
les Scythes, les Parthes, les Germains. — Ainsi depuis le lever
du soleil jusqu'à son coucher, sur le continent et dans les îles, au-
delà même de la mer, tout était dans la joie. L'Italie et Rome, l'Eu-
rope et l'Asie, étaient comme en une fête perpétuelle, car sous aucun
LES CESARS. 737
empereur on n'avait vu tant de repos, et une aussi paisible jouissance
de son bien. C'étaient, dans toutes les villes, autels, victimes et sacri-
fices, hommes vêtus de blanc et couronnés de fleurs, jeux, concerts,
festins, danses, courses de chevaux. Le riche et le pauvre, le noble et
plébéien, le maître et l'esclave, le créancier et le débiteur, se diver-
tissaient ensemble comme au temps de Saturne. Cela dura sept
mois. »
Caïus tomba malade, et le monde, ne sachant en quelles mains il
allait passer, se désespéra. Tout fut en deuil; on passait la nuit aux
portes du palais ; des hommes vouaient leur vie pour la sienne. Ja-
mais, pour un seul malade, il n'y eut une aussi vaste inquiétude.
La maladie de Caïus fut comme celle de Louis XV; le jour où tout
un peuple lui donna le nom de bien-aimé, il cessa de le mériter.
Je me permets de croire aussi qu'il en devint fou. Dès son enfance,
il avait été sujet à l'épilepsie ; c'était, au moral et au physique, une
organisation toute discordante , souffrant les plus grandes fatigues
et d'autres fois ne pouvant se soutenir, avouant même un germe de
folie et songeant à s'enfermer pour prendre de l'ellébore; organi-
sation à la fois terrible et maladive, dormant à peine trois heures
d'un sommeil troublé par des apparitions et des rêves , passant la
nuit à se promener sous de vastes portiques , attendant le jour, l'invo-
quant et l'appelant à haute voix.
Et puis il faut songer à ce que devait être pour un homme jeune ,
pour une imagination ardente et gigantesque au milieu de sa bar-
barie, pour une tête fatiguée par sa vie de dissimulation sous Tibère,
et par le danger perpétuel dans lequel il avait vécu , l'étrange po-
sition d'un empereur romain; l'empire était quelque chose de trop
nouveau pour que personne , pas même un césar, se fût familiarisé
avec la pensée de mener l'univers entier comme un troupeau. Le gou-
vernement du monde dans une seule main ! l'Europe et tout ce qu'on
connaissait de l'Asie et de l'Afrique, en un mot tout ce qui n'était
pas barbare, c'est-à-dire aux trois quarts inconnu, — par-dessus
tout cela l'énorme cité de Rome avec ses trois millions d'habitans, ses
pontifes, ses monumens,le tourbillon de sa vie, — vingt-cinq légions
qui n'étaient que l'élite de l'immense armée que levaient toutes les
nations et toutes les villes , des flottes sur toutes les mers, un revenu
sans bornes, puisque les impôts étaient sans limite, ajouté aux cinq
cent vingt-trois millions qu'à travers ses proscriptions avait grapillés
Tibère; — puis encore la divinité, des bouffées d'encens et des autels,
— tout cela appartenant et obéissant à une seule créature humaine,
TOME xii. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
— un individu de cinq pieds six pouces, maître et propriétaire de
tout cela ! ce n'étaient pas là des idées assez vieilles pour que les
cerveaux se fussent blasés sur elles. Et le fils pauvre, tremblant et
menacé de Germanicus, salué un beau jour parle sénat, les préto-
riens et le peuple qui le débarrassaient de son humble et unique
rival, seul et absolu dominateur de toutes ces choses, devait se
sentir ébloui comme celui qui, après vingt ans de séjour dans un
cachot, passa subitement à la lumière, et devint aveugle. Ajoutez
que, par les passions qui régnaient, par les ambitions hardies et dé-
pravées qui restaient au cœur de certaines familles , par la morale
du temps qui excusait tous les crimes, par mille autres circonstances
enfin, cette position si grandiose était menacée d'un perpétuel dan-
ger. L'empire, après tout, ses gloires et ses richesses, étaient promis
à quiconque donnerait un coup de couteau à cet homme. Caïus, qui
avait étouffé Tibère malade, devait savoir quelque chose de la fa-
cilité avec laquelle s'assassine un empereur. Ainsi, entourée de
luxe, de voluptés et de coups de poignards, celte vie de maître du
monde devait tenir la pensée de l'homme dans une excitation perpé-
tuelle, et pouvait ne lui paraître qu'une splendide et incessante hal-
lucination.
De là ces étranges natures impériales, ces types qui ne se retrou-
vent pas ailleurs dans l'humanité, ces hommes qui, après avoir gou-
verné, sinon avec vertu , du moins avec prudence, furent tout à coup
pervertis ou jetés en démence par le pouvoir : Néron, Caligula. De
là ces monstres de sang et de folie, êtres incompréhensibles, et par
leurs crimes et par l'impunité de leurs crimes : Domitien , Commode ,
Heliogabale. Tibère est dans la nature humaine; il a peur, et il tue :
sa terreur est la mesure de sa cruauté. Mais ces hommes-là ont l'air
véritablement frappés du ciel; pouvant tout et osant tout, avec leur
luxe inoui, leur scélératesse monstrueuse, sans but, sans raison,
sans mesure, il y a chez eux du vertige. Placés trop haut , la tête leur
a tourné; ils ont vu sous leurs pieds un trop immense espace, trop
de peuples , trop de pouvoir, et en même temps aussi un précipice
trop glissant. Leur cerveau n'a pas tenu à ce mélange d'exaltation et
de terreur.
La folie de Caïus se manifesta bien vite, n'eùt-ce été que par son
changement ; il reprit tous les titres dont il n'avait pas voulu d'abord
dans son premier accès de modestie : Auguste, empereur, père de la
patrie, grand pontife, le pieux, le grand, l'excellent, le fils des camps,
le père des armées 1 II rétablit l'action de lèse-majesté, qu'il avait
LES CÉSARS. 739
abolie; il fit dire de se tuer (c'était la formule d'usage ) à Silanus, son
beau-père, et au jeune Tibère; le crime de celui-ci était, selon
Caïus, d'avoir pris du contre-poison pour éviter que César ne l'em-
poisonnât. Son ancien confident, Macron, ne devait pas échapper
davantage : il était devenu grondeur, ne laissait pas Caïus dormir à
table, ne lui permettait pas d'éclater de rire à la vue des bouffons ou
de contrefaire leurs gestes; quand, au spectacle, Caïus mêlait son
chant à celui des acteurs, Macron le poussait doucement et le gron-
dait tout bas : c'était un homme fort gênant, et, comme les autres,
on l'invita à mourir. Les esprits étaient tellement faits au suicide, que
ce genre de supplice s'exécutait sans marchander. Les empereurs
faisaient ainsi économie de bourreaux.
Mais c'était encore de la raison que tout cela. Pour compléter sa
folie, Caïus se souvint qu'il était dieu : ce Ceux qui conduisent,
disait-il, les bœufs, les moutons et les chèvres, ne sont ni bœufs, ni
béliers, ni boucs; ce sont des êtres d'une nature supérieure, ce sont
des hommes. De même, ceux qui conduisent tous les peuples du
monde ne sont pas des hommes; ce sont des dieux. » Il était un jour
à table avec des rois qui disputaient ensemble de leur noblesse;
Caïus les interrompit brusquement par ce passage d'Homère : a Un
seul maître , un seul roi. » Il s'exalta sur cette pensée , voulut même
prendre le diadème; mais il y aurait eu là de quoi faire révolter sé-
rieusement le peuple romain , que tant de proscriptions n'avaient pas
révolté. (( Seigneur, lui dit-on pour détourner cette faute, vous êtes
au-dessus des rois. » A partir de ce moment, Caïus prit sa divinité au
sérieux. Il commença cependant par n'être que demi-dieu; il s'adjugea
les attributs et les cérémonies d'Hercule, de Castor, d'Amphiaraus ; il
contrefit Hercule avec une peau de lionet une massue d'or. D'autres
fois il portait le chapeau de Castor et Pollux , la peau de faon de
Bacchus; mais c'était trop peu de chose. Il passa bientôt dieu.
Ainsi Rome, au premier mot de ce fou , tomba à genoux aux pieds
de son dieu Caïus. Il eut un temple, une statue d'or; on se disputa à
prix d'argent Ihonneur d'être du nombre de ses prêtres. Chaque
jour on lui immola les victimes les plus exquises et les plus rares ,
des paons, des oiseaux du Phase, des oiseaux de Numidie; il ne
fallait pas moins au goût délicat de ce nouveau dieu. Les peuples
avaient beau tenir à leurs idoles, tout ce qu'il y avait de plus parfait
parmi les statues des divinités venait à Rome; on coupait les têtes,
on y substituait celle de Caïus. La pauvre Grèce était dépouillée de
ses dieux, la seule chose qui lui restât; son Jupiter olympien ne fut
47.
740 REVUE DES DEUX MONDES.
préservé que par des prodiges. A Milet, Caïus enleva un temple à
Apollon. On jurait en son nom ; on mettait ses statues avec celles des
dieux ; toutes les nations et toutes les villes se faisaient les compli-
ces de sa folie.
Quant à lui, il gardait la grandeur de sa divinité : aujourd'hui c'est
Apollon, il porte une couronne de rayons sur sa tête et mène les
Grâces à sa droite; demain il aura les ailes aux pieds et le caducée de
Mercure; il prendra une grande barbe pour figurer le dieu Mars. Un
jour il fut Vénus , pourquoi ne serait-il pas Jupiter? 11 est comme lui
l'amant de sa propre sœur. Est-ce la foudre qui lui manque? il aura
des machines d'opéra pour imiter le bruit du tonnerre, il fera des
éclairs avec du soufre; si le vrai tonnerre vient à tomber, il jette une
pierre au ciel en lui criant, au ciel qui ne s'en soucie mais : ce ïue-moî
ou je te tue. »
Cherchez-vous le prince? voyez-le suivi d'une Théorie qui chante
les louanges de Caïus Hercule , ou de Caïus Jupiter. — Non , il est chez
lui, demandez-le à ses portiers; ses portiers sont Castor et Pollux,
dont le temple, depuis qu'il a augmenté son palais, lui sert aujourd'hui
d'antichambre. — Mais il est dans une plus intime retraite : la lune est
dans son plein , elle brille de tout son éclat ; Caligula est là qui l'ap-
pelle amoureusement avenir partager sa couche. Au Capitole, il s'est
fait faire une chapelle auprès du temple de Jupiter : allez là prêter
l'oreille , vous ouïrez la conversation de Jupiter Latialis et de Jupiter
Capitohn ; le Capitolin est un peu muet, mais en revanche l'autre
parle, chuchotte, interroge, écoute les réponses, se fâche, élève la
voix. « Je te renverrai, lui dit-il, au pays des Grecs; n puis il se laisse
toucher, ne menace plus, consent à vivre d'accord avec son confrère,
et, pour se rapprocher de lui, joint le Capitole au mont Palatin par
un pont qui passe au-dessus du temple d'Auguste.
Lorsqu'il lui naquit une fille, petite enfant dans laquelle il se recon-
naissait à sa férocité précoce, il la promena d'abord chez tous les
dieux , puis enfin il la porta chez Minerve , la lui mit sur les genoux ,
et fit la déesse sa gouvernante. A la mort de sa sœur Drusille, il fit
déesse cette femme infâme, il ordonna qu'on ne jurerait qu'en son
nom ; cela ne lui suffît pas , il voulut encore qu'elle fut montée au ciel ,
et il trouva un sénateur pour jurer par tous les sermens possibles ^
par sa vie et par celle de ses enfans , qu'il l'avait vue en chemin
pour l'Olympe.
Dans sa douleur, il partit de Rome à la hâte, courut toute l'Italie,
alla donner des jeux en Sicile; mais la fumée de l'Etna lui fit si
LES CÉSARS. 7il
jjrand'peur, qu'au milieu de la nuit il s'enfuit de Messine. Rome ce-
pendant portait le deuil de Drusille. Ce deuil était sévère; on ne pou-
vait, sous peine de mort, ni rire, ni se baigner, ni souper avec ses
enfans ou sa femme. Caïus, revenu en courant comme il était parti,
ayant de plus une longue barbe et les cheveux en désordre, posait
aux Romains un étrange dilemme; à qui se réjouissait, il disait;
« Qui peut se réjouir lorsque Drusille est morte? jo à qui portait
le deuil : a Comment peut-on pleurer une déesse? » Il frappait donc
à coup sûr, et pouvait être certain de ne manquer personne.
Un jour — il n'avait, du reste, pas attendu ce jour-là pour renou-
veler l'exemple des cruautés de Tibère, — un jour il vint au sénat, et
y entonna l'éloge de son prédécesseur. Jusque-là on avait librement
parlé de Tibère, a Mais, disait Caïus, moi, je suis empereur, je puis
le blâmer; où d'autres prendraient-ils cette liberté? — Valets de Séjan,
délateurs de ma mère , de quel droit condamnez-vous l'homme que
vous avez honoré par tant de décrets? » Et à la un de sa harangue, il
se faisait apostropher par Tibère lui-même : « Tout ce que tu as dit,
mon fils, est très juste et très vrai; ne t'amuse pas aies aimer, à leur
plaire, à les épargner; s'ils le peuvent, ils te tueront. Ne pense qu'à
ta sûreté , les moyens qui la garantiront le mieux seront les plus
justes : tranquille sur la vie, jouissant de tous les plaisirs, lu seras
honoré d'eux bon gré mal gré. Prends-y garde, personne n'obéit
volontairement; tant qu'on redoute le prince, on l'honore; s'il cesse
d'être le plus fort , il faut qu'il meure, j» C'était là au fond toute la
politique de Tibère.
Le sénat resta consterné; qui n'avait pas parlé contre Tibère? Le
lendemain, il reprit courage, fit grand éloge de la bonté du prince
qui, après de si justes reproches, n'avait pas ordonné leur mort à
tous ; il décréta des sacrifices pour l'anniversaire d'un si beau dis-
cours, et recommença toute sa série de bassesses sous Tibère; rien
n'était changé.
L'homme seulement était pire : était-ce folie, habitude du sang,
déhre du pouvoir, instinct inné de cruauté? Il est malheureusement
difficile de ne pas reconnaître dans quelques âmes un certain goût de
sang, une manie féroce, un amour gratuit du meurtre, indépendant
de toute idée de crainte , d'intérêt ou de vengeance. Caligula jetant
aux bêtes féroces les gladiateurs vieux et infirmes, marquant sur la
liste de ses prisonniers ceux qui devaient être égorgés pour nourrir
les bêtes du cirque lorsque la viande était trop chère, faisant frapper
ses condamnés à petits coups, afin, disait-il, qu'ils se sentissent
742 REVUE DES DEUX MONDES.
mourir; dans ses orgies, se donnant la torture en spectacle; cares-
sant le cou de sa maîtresse, et ajoutant : « Cette belle tête pourtant,
je n'ai qu'à dire un mot, et elle tombera. » Qu'est-ce que cela? si ce
n'est l'amour et le besoin du sang?
Aussi était-il merveilleusement ingénieux pour trouver des crimi-
nels. Nous parlions tout à l'heure du deuil de Drusille. L'anniver-
saire de la bataille d'Actium lui fournit un pareil dilemme : par sa
mère, il descendait d'Auguste, par sa grand'mère d'Antoine; il était
petit-fils du vaincu et du vainqueur, cf Que les consuls fassent la fête,
disait-il le matin à ses amis, ou qu'ils ne la fassent pas, ils seront
toujours coupables. » Les consuls firent la fête; ils furent déposés le
jour même, les verges de leurs licteurs rompues sous leurs yeux.
L'un d'eux se tua de chagrin:
Il se souvint aussi de ceux qui, pendant sa maladie, avaient voué
leur vie pour la sienne; il les prit au mot, fit combattre l'un contre
dès gladiateurs et eut grand' peine à lui faire grâce après sa victoire;
fit promener l'autre comme une victime avec les banderoUes et la
verveine, et le fit jeter dans un précipice. Sa cruauté était facétieuse;
tous les dix jours, il marquait sur la liste des prisonniers ceux qu'il
voulait faire périr { la procédure était simplifiée, on le voit, il ne fal-
lait plus tant de formalités pour tuer un homme ) ; il appelait cela
apurer ses comptes.
Plus d'une fois il fit assister les pères à la mort de leurs fils ; à ceux
qui étaient malades il envoyait poliment une litière. Un autre, invité
par l'empereur à venir ce soir-là souper à sa table, n'osa refuser,
parce qu'il lui restait un fils. Caïus le chargea de parfums et de cou-
ronnes, lui envoya sa coupe pleine de vin, l'accabla de toutes ces mar-
ques de joie si déchirantes pour sa douleur, et ne lui permit pas même,
en récompense de sa résignation, de recueillir les os de son enfant.
Laissons la fatigante énumération de ces actes de cruauté. 11 serait
sans doute absurde de chercher quelque raison politique dans la
conduite de ce fou, mais la force des choses le poussait comme elle
pousse tant d'autres ; il sentait l'état de la société sans le comprendre.
Depuis César il n'y avait eu véritablement que deux puissances dans
l'empire , le peuple et les soldats : Auguste avait voulu relever le
sénat, Tibère l'abattit; en même temps les légions, sévèrement gar-
dées loin de Rome, s'annulèrent ; tout le pouvoir de l'armée fut dans
les prétoriens. A ces deux puissances, les prétoriens et le bas peuple,
Caligula trouva facile d'mmoler les restes de cette puissance éteinte,
le sénat. Ce que Tibère n'avait pas fait, il appela le peuple au béné-
LES CÉSARS. 43
fice de ses proscriptions; il fit passer en jeux et en largesses pour
la populace romaine, en libéralités pour ses prétoriens, les patri-
moines des condamnés , c'est-à-dire des hommes les plus riches.
Cette politique si facile et si simple ne passait pas l'esprit de Caïus ;
il s'assurait, aux dépens des vaincus, la bonne volonté des puissans.
Mais ce penchant pour le peuple n'empêchait pas l'homme de pré-
dominer toujours, le Romain, l'homme de sang de se faire partout
et en tout temps sentir. Il n'y eut personne, dit Suétone , d'une condi-
tion si basse auquel il ne voulût du mal. Le théâtre était le lieu de ses
querelles avec le peuple; souvent, par plaisanterie, dans les grandes
chaleurs, il faisait retirer le velarium qui servait à protéger les spec-
tateurs contre l'ardeur du soleil, et ne laissait plus sortir personne;
un autre jour, ennuyé du bruit de la foule, qui venait dès la nuit
prendre sa place au cirque, il la fît chasser à coups de bâton; un
grand nombre d'hommes périrent.
Il avait une douleur, c'est que son époque ne fut marquée par
aucune calamité publique. Sous Auguste, la défaite de Varus; sous
Tibère, la ruine du théâtre Fidènes, avaient au moins illustré leurs
règnes. En vain faisait-il quelquefois fermer les greniers de Rome
pour mettre à la famine le petit peuple, qui ne vivait que de distribu-
lions publiques; qu'étaient-ce que ces calamités factices? Son temps
était trop heureux; il serait oublié. Oh! l'incendie, la peste, la fa-
mine, le tremblement de terre, la destruction des armées , où sont-
ils donc?
Mais console-toi, pauvre peuple ; si tu souffres un peu des bizar-
reries de ton maître, vois les spectacles qu'il te donne : ce ne sont
que gladiateurs, combats de bêtes, drames, pantomimes; le cirque
est rempli le matin, il n'est pas encore vide le soir. C'est d'abord la
chasse aux bêtes féroces , ce sont ensuite les combats de Troie, c'est
la course de chevaux où nul n'est admis à servir de cocher, s'il n'est
sénateur; la poussière du cirque est parsemée de minium et de pierres
brillantes. Vive le dieu Caïus, le patron des farceurs, le protecteur des
bouffons! l'ami, le commensal, le convive des cochers de la faction
verte, avec qui il soupe dans l'écurie ! Croyez-vous qu'il ne sache pas
récompenser les talens? Apelle le tragédien est son conseiller intime,
Cythicus le cocher du cirque, pendant une orgie, a reçu de lui deux
raillions de sesterces ( 387,500 fr. ) sur sa cassette. Voyez Incitatus,
à qui les libéralités de César ont fait une fortune , qui a des manteaux
de pourpre, un collier de pierres précieuses, une maison, des
esclaves , un mobilier; qui invite à souper et traite magnifiquement
74i REVUE DES DEUX MONDES.
ses convives. Qu'ïncitatus dorme en paix , les soldats sont là, et , pour
ménager son sommeil, imposent silence à tout le quartier. Incitatus
va être consul : il a une écurie de marbre et un râtelier d'ivoire;
Incitatus est le cheval de César. — Caïus a donné des jeux à la Sicile,
il en a donné à la Gaule, il n'en refuse à personne. A Rome, il y a des
spectacles tout le jour, ce n'est pas assez , il y en aura la nuit; toute
la ville sera illuminée. — Venez plus loin, si Caïus quelquefois a affamé
le peuple, aujourd'hui il le nourrit, il lui jette des vivres, des fruits,
des oiseaux, de l'argent, de l'or; il y mêle des couteaux aiguisés;
pardonnez-lui, c'est un caprice.
Si Caïus a ses caprices, le peuple aussi veut avoir les siens; il s'avise
de favoriser les gladiateurs que n'aime pas son prince; il est au cirque
pour la faction contraire à la sienne; il appelle Caïus le jeune Auguste;
au beau milieu du spectacle, il se lève et se met à crier contre les
délateurs : c'est la vieille liberté du théâtre. Caïus se fâche , fait tuer
à droite et à gauche, o Plût aux dieux, s'écrie-t-il , que le peuple
romain n'eût qu'une tête î »
Comment celui qui peut tout n'aurait-il pas tous les talens? Caïus est
tourmenté par le problème de sa toute-puissance : il faut qu'il sache
tout, qu'il soit le premier en toute chose; il est jaloux d'Homère et de
Virgile, il renverse et défigure les statues des hommes illustres. La
noblesse est en coupe réglée , elle expie chaque jour son ancienne
puissance, ses patrimoines enrichissent le flsc; mais il lui reste ses
souvenirs, les Torquatus ont le collier que leur ancêtre enleva aux
Gaulois, les Cincinnatus ont pour insigne la chevelure de leurs an-
cêtres , les Pompée ont gardé le surnom de grand ; tout ce blason
fait ombrage à Caïus, il l'abolit; il porte envie à tout ce qui se dis-
tingue , même à la robe de pourpre du roi Ptolémée , qui détourne
les regards de la foule et la distrait des jeux que son prince lui donne.
Si un homme est élégant et bien peigné , il lui fait raser la tête par
derrière; — un autre est grand et beau, il l'envoie combattre contre
les gladiateurs; il a le dessus , faites-le mourir. — Un autre jour, un
esclave , vainqueur au cirque , est affranchi par son maître; le peuple
applaudit avec transport : Caïus est indigné ; il faut qu'on ne voie ,
qu'on n'admire que lui ; il se jette hors du cirque, descend les de-
grés à la hâte , foule aux pieds la frange de sa robe. c( Le peuple-roi
aura donc plus d'hommages pour un gladiateur que pour la personne
sacrée de ses princes, que pour moi, présent devant lui? »
Pourquoi d'ailleurs admirer un autre que Caïus? Y a-t-il un talent
qui lui fasse défaut ? Peut-il manquer quelque chose au maître du
LES CÉSARS. 74r5
monde? Il est gladiateur, chanteur, cocher. Au théâtre, il accom-
pagne la voix de l'acteur ; il répète son geste , il le corrige. Homme
d'esprit, il a su acquérir un peu de tous ces talens, et c'est bien assez
pour qu'il s'y croie le premier de tous. Chaque empereur en général
a eu sa manie, Tibère la grammaire et les grammairiens, Claude eut
la rage de juger; mais la manie la plus commune de ces maîtres du
monde fut pour les talens du cirque et du théâtre. Ce qu'on applau-
dissait tant, après eux et devant eux ; ce qui faisait la fureur du
consul et du crocheteur, de la matrone et de l'esclave, le comédien,
le bouffon , Vagiiaior, le pantomime , leur inspirait plus de jalousie ;
c'était une gloire qui ne pliait pas tout-à-fait devant la leur, et le
reste de liberté que le peuple gardait au théâtre les poussait instinc-
tivement à s'y faire applaudir. Au milieu de la nuit, Caïus mande au-
près de lui trois consulaires ; les malheureux arrivent tremblans , un
pareil message ne leur semblait que trop clair. On les fait entrer , on
les place tout gelés de peur. Tout à coup, un bruit de flûtes et de
castagnettes; Caïus paraît avec une longue tunique et la robe flot-
tante du tragédien. Il monte sur un tréteau; il danse un ballet et
renvoie encore tremblans les trois vieilles toges sénatoriales.
Mais sa plus grande passion fut pour l'éloquence. Il avait une
parole naturellement forte , ardente , impétueuse ; c'était après tout
une nature bizarrement hardie que la sienne. Lorsqu'un homme était
accusé devant le sénat, Caïus songeait au parti qu'il devait prendre,
l'accusation ou la défense, selon que l'une ou l'autre allait mieux à sa
phrase. Quand il avait choisi , il faisait ouvrir aux chevaliers les
portes du sénat ; il invitait par ordonnance à venir l'entendre.
Il ne tint pas contre le désir de jouter avec l'homme qui passait
pour le premier orateur de son siècle, Domitius Afcr.Domilius avait
eu beau lui élever une statue ; il ne pouvait échapper à cette joute
fort désirée de Caïus , fort sérieuse pour lui , car en tout cas mort
s'ensuivait. On le chicana sur je ne sais quelle inscription de sa
statue ; il fut dénoncé devant le sénat. Caïus voulut être son accusa-
teur ; il avait tout prêt un magniûque discours, et le débita avec
grande chaleur et grande solennité. C'était au tour de Domitius de
répondre; mais en homme d'esprit , il se garda de le faire ; il était
trop ému, trop rempli d'admiration, il n'eut de parole que pour
louer son éloquent accusateur, pour répéter chacune de ses phrases,
pour s'enthousiasmer sur chacune de ses paroles. Mais ta défense,
lui criait-on, ta défense! Sa défense! Il se jeta aux genoux de Cali-
gula, il le supplia, ce maître de l'éloquence, de pardonner à un pauvre
7i6 REVUE DES DEUX MONDES.
écolier comme lui, pria, pleura, et Caïus, tout ému d'un si mam*-
feste triomphe, lui pardonna et le fit consul.
Ce n'était rien encore que ces triomphes, d'autres les avaient
remportésavant lui, n'y avait-il donc pas quelque chose que la véné-
ration des dieux eût réservé au seul Caïus , à Caïus , le roi des rois,
le maître de l'univers^ le dieu? Chanter au théâtre, lutter surl'arène,
triompher au sénat par la parole ! tout cela était humain et possible,
la passion de Caïus était pour l'impossible et le surhumain. Ce fut
toujours, du reste, la folie impériale; en contemplant le monde du
haut de ce pic gigantesque où ils étaient placés, les Césars avaient
dû le voir tout autre que nous ne le voyons, et, mesurant toutes
choses à leur grandeur , ils les trouvaient petites et mesquines;
chez eux, la manie du grandiose, innée dans les Romains, devint une
rage pour l'impossible. Néron s'adressa à la magie pour la satis-
faire, Caïus à la force; l'un plus instruit, plus artiste, plus curieux;
lauîre affectant davantage l'énergie, la puissance, la virihté.
S'il voulait une villa, il la lui fallait en pleine mer, sur une digue
jetée là où les eaux étaient plus profondes et plus orageuses, là
où la pierre des rochers cédait aux pics avec plus de peine; il la
lui fallait sur une cime de montagne nivelée par des déblaiemens ,
sur une vallée exhaussée au niveau des montagnes; tout cela se fai-
sait avec une vitesse incroyable, la paresse était punie de mort.
Dans ses bains, c'étaient des parfums précieux; à ses repas, des mets
étranges et inouis ; le bain, le souper, tout le faste de la vie romaine,
il en avait merveilleusement perfectionné la folie. « Il faut être éco-
nome, disait-il, quand on n'est pas César! » 11 buvait des perles dis-
soutes dans du vinaigre, faisait servir à ses convives des pains et
des mets en or : il avait fait faire des navires immenses dont la car-
casse était en cèdre, la poupe couverte de pierres précieuses, les
voiles de couleurs brillantes; sur ces palais flottans, il avait des
thermes, des salles de festin, des portiques, il avait de la vigne
pendante sur sa tête, des arbres qui se balançaient avec leurs fruits.
Au milieu de ces délices, il passait des jours à se faire porter le long
des côtes de Campanie , au son des instrumens , au bruit des chœurs,
jouissant à la fois de la terre et de la mer, comme il était maître de
l'une et de l'autre. — Mais qu'est ce que tout cela? il y a mieux en-
(;ore, élever une ville au sommet des Alpes, — percer l'isthme de
Corinihe, — c'est se séparer encore plus de la pauvre humanité,
c'est vaincre les dieux. Caïus le fera, Caïus l'aurait fait , si par bon-
heur on lui en eût laissé le temps.
LES CÉSARS. ;: 7kl
Mais voici une imagination plus belle encore. Pourquoi la mer ne
lui obéirait-elle pas comme la terre? L'astrologue Thrasylle autre-
fois avait osé dire que Caligula ne régnerait pas plus qu'il ne galo-
perait sur le golfe de Baya. Eh bien! il va galoper sur le golfe de-
puis Baies jusqu'à Pouzzole pendant une distance de cinq quarts de
lieue : il fera un pont sur la mer : il rassemble de toutes parts des
vaisseaux de charge, les fait ancrer sur deux rangs, et sur eux
élève, non pas son pont, mais sa route: c'est bien une route véri-
table, sur le modèle de la voie Appia, construite en terre et en pierre,
avec des auberges, des lieux de repos, jusqu'à des ruisseaux d'eau
fraîche pour boire. Tant de vaisseaux furent réunis là, qu'il en man-
qua pour porter le blé à Rome, et Rome, qui ne vivait que de blés
étrangers, prit son parti de mourir de faim, pourvu que son maître
galopât sur la mer.
Il était là en effet accomplissant la prophétie de Thrasylle, faisant
d'abord des sacriGces, surtout à l'envie, de peur, disait-il, que les
dieux ne fussent jaloux de lui; puis, sur un cheval caparaçonné, la
couronne de chêne sur la tète, tout armé, vêtu de la chlamyde d'or
et d'une cuirasse qu'il disait venir d'Alexandre, s'avançant sur le
pont sui\i de son armée, le traversant et allant coucher à Pouzzole.
Le lendemain, il revient de Pouzzole àBaïes. Le voilà sur le pont, en
habit du cirque, sur un char que traînent les chevaux les plus cé-
lèbres dans les jeux; après lui les voitures de ses amis, les pré-
toriens, l'armée, le peuple. A moitié chemin, il monte sur un trône,
y prononce son propre panégyrique, récompense les compagnons de
ses dangers. Ce pont passé et repassé était pour lui une grande
guerre accomplie.
Il resta là toute la journée et la nuit suivante. Ce devait être un
beau spectacle : toute la côte , tout le pont , les bateaux dont la mer
était couverte, portaient des flambeaux allumés; partout on y faisait
des festins. C'est une belle fête que la fête de Caïus, et ceux qu'il y a
invités peut-être en ce moment chantent ses louanges de bon cœur.
Mais le maître est rassasié, prenez garde, il va changer de plaisir;
à la merles convives, maintenant que la fête est finie! à la mer les
amis, les prétoriens, le peuple! Si quelques-uns cherchent à re-
monter sur les bateaux, à coups de rames repoussez-les à la mer!
Malheureusement pour Caius la mer était calme, la plupart se sau-
vèrent à la nage.
Mais l'impossible était cher. Il fallait remuer les millions à la pelle,
et les millions manquaient. En un seul repas, s'il en faut croire Se-
748 REVUE DES DEUX MONDES.
nèque, près de 2,000,000 avaient passé; en un an les 523,000,000
de Tibère avaient disparu. Caïus se sentait homme par ce côté-là, il
n'était pas assez riche.
Les proscriptions redoublèrent d'ardeur. C'était sa grande res-
source, le bourreau et le suicide par ordre donnaient au fisc son
meilleur revenu. Après avoir fait mourir Junius Priscus qu'il croyait
riche et qui ne l'était pas : « Il m'a trompé, disait-il, il méritait de
vivre. »
Un jour, en Gaule, il perdait au jeu, et n* avait pas d'argent : il n'en
eut pas plus de peine à payer. Il fit apporter le registre des contri-
butions et abattit la tête des plus imposés, or Gagnez-moi maintenant
quelques sesterces, dit-il aux joueurs, je viens de gagner des millions ! »
A Rome, il trouva de nouveaux prétextes pour condamner. 11 se
souvint de la persécution dirigée par Séjan contre sa famille , que
sous Tibère il avait si héroïquement supportée, qu'à son avènement
il avait si noblement renoncé à venger en brûlant les archives de
Tibère. Dans sa tête ou dans son secrétaire, il retrouva la copie des
fameuses archives; il sut au moins, ou se souvenir, ou deviner qui
avait dénoncé, qui avait poursuivi , qui avait condamné sa mère ou
ses frères ; ce fut un large prétexte pour sa cruauté. Une autre fois
il songea, pendant une nuit sans sommeil , à la félicité de ceux qu'il
avait bannis, a Je les ai condamnés, et ils vivent, ils boivent, ils man-
gent, ils sont libres. Qu'est-ce que leur exil? un voyage! » Il les
fit tous tuer. On explique d'une autre manière cette boucherie. A
un homme qui avait été banni sous Tibère, il demandait: ac Que
faisiez- vous dans votre exil? — Seigneur, dit le courtisan, je pas-
sais ma vie à demander aux dieux la mort de Tibère et votre avè-
nement. )) Cela fit réfléchir Caïus : Ceux que j'ai bannis, pensa-t-il,
passent donc aussi leur temps à souhaiter ma mort ; et pour dé-
tourner l'effet de leurs vœux, il les fit mourir.
Mais les confiscations elles-mêmes ne suffisaient pas au trésor.
Caïus avait l'esprit fécond en ressources; il en trouva une entre au-
tres qui était bien romaine. On sait quelle place occupaient, dans les
mœurs de cette nation, le droit de testament, la chasse aux succes-
sions, la captation des vieillards. 11 y a même encore trace de ces
mœurs dans nos provinces de droit écrit, dans le midi de la France,
plus romain que le nord. Tibère avait déjà donné l'exemple , Caïus
entra après lui dans une voie que leurs successeurs ne manquèrent
pas de suivre. L'empereur se mit à courir les héritages , captateur
dangereux qui ne s'amusait pas à dorloter les vieillards , mais qui se
LES CÉSARS. 749
faisait inscrire dans les testamensau nom de la peur, et qui ensuite,
si le testateur s'avisait de vivre trop long-temps, lui envoyait un
ragoût délicat de sa cuisine empoisonnée. S'il y avait difficulté sur
un testament, l'affaire revenait à l'empereur; l'empereur était le juge
suprême de son empire. — César, vous voilà institué héritier par un
étranger, un homme qui ne vous avait jamais vu; il a exclu pour
vous ses amis, ses parens, ses fils. — Qu'importe? Le droit de testa-
ment est sacré. Irai-je briser la volonté suprême d'un citoyen romain?
— César, en voici un autre qui ne vous nomme pas; il a fait son tes-
tament, il est vrai, au commencement du règne de Tibère, mais il
était centurion en retraite; il vivait des bienfaits du prince, il a oublié
ce qu'il lui devait. — Infamie! ingratitude! Que ce testament soit
cassé. — César, disait le premier venu, vous n'êtes pas inscrit au
testament ; mais j'ai ouï dire à cet homme qu'il comptait vous faire
son héritier. — Oubli ! erreur humaine! mais le mal est réparable; le
testament ne comptera pour rien. — Ainsi jugeait Caïus; au commen-
cement de ces audiences lucratives, il se fixait la somme qu'elle de-
vait lui rapporter. Tant que la somme n'était pas complète, il appelait
de nouvelles causes, et, juge infatigable, ne se levait que sa besogne
remplie.
Les impôts allaient cependant leur train , l'impôt du vingtième sur
les successions, l'impôt du centième sur tout ce qui se vendait, et
bien d'autres; mais Caïus ne s'en contentait pas, il lui en fallait de
nouveaux , sur tout homme, sur toute chose : — pour la vente des co-
mestibles, tant ; — pour les procès, un quarantième de la somme, une
amende si on transigeait; — sur les gains journaliers des portefaix, un
huitième; — tant sur les maisons de débauche; — tant sur les ma-
riages. Tout cela s'établissait par des édits bien ignorés, bien clan-
destins, pour prendre plus facilement les gens en défaut. Le peuple
demanda une loi, c'est-à-dire une affiche, car toute la différence de
la loi à l'édit était celle d'une affiche à une lettre. Caïus céda à son
bon peuple : au coin de quelque place, dans un lieu bien retiré, il fit
afficher sa loi en si petites lettres, que personne ne la pouvait lire.
Mais le pauvre homme fut bien plus embarrassé quand une fille
lui naquit (malheureuse enfant qui ne vécut pas deux ans, et que,
par une justice à la romaine, on écrasa contre un mur, après avoir
tué son père ). Les charges de l'empire, le fardeau de la paternité,
une fille à nourrir, à élever, à doter, mettaient le comble à son indi-
gence : il demandait l'aumône , le pauvre César. Il ne faut pour-
tant pas croire qu'au mois de janvier il ne reçût aussi ses étrennp*:
750 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le vestibule du palais était le mendiant impérial, assis sur son
trône, tendant la main; les consuls, le sénat, la foule, appelés par
ordonntfiice, venaient, les mains et la toge pleines, couvrir de leurs
dons le siège du souverain. Il n'y eut de gain si infâme dont cet
homme pût rougir : il y avait un lieu de débauche dans le palais; on
inscrivait les noms de ceux qui y entraient , gens dignes de la recon-
naissance du monde, pour avoir ajouté un denier au revenu de César.
Voici un métier qu'il fit encore, moins infâme, également étrange.
Après avoir aimé ses sœurs plus que des sœurs ne doivent l'être, il
s'avisa de les trouver complices de conspiration, révéla toutes leurs
infamies, les fit exiler, s'empara de leurs biens. Mais que faire de
tant de dépouilles? Il n'était pas assez riche pour les garder. Les
vendre? L'énormité des confiscations devait avoir fait baisser le prix
des biens. Que dis-je? Il les vendra, mais il les vendra lui, en
propre personne, recevant et proclamant les enchères. Ainsi, toutes
les richesses de ses sœurs, leurs mobiliers, leurs parures, leurs
esclaves, leurs affranchis, tout affranchis qu'ils étaient, furent ad-
jugés à des prix immenses. Cette admirable découverte ne pouvait
en rester là; il avait bien autre chose à vendre : en Gaule, des
biens énormes confisqués sur les principaux du pays; ailleurs,
nombre de gladiateurs, restes des jeux qu il avait donnés, objet
d'un débit excellent; en Italie, le mobilier magnifique qui, accumulé
par deux Césars, garnissait les palais impériaux. Que tout cela vienne
-à la vente; le grand marché est dans les Gaules; il faut toutes ces
richesses au marchand César. Mais les voitures, les chevaux man-
quent.— Prenez les voitures de louage, prenez les chevaux des
moulins; le pain manquera à Rome (car les moulins ne tournaient
que par les chevaux); mais qu'importe?
Voilà donc César commissaire-priseur, tenant hautes les enchères,
vantant sa marchandise , encourageant les acheteurs qui hésitent ;
bavard, facétieux, ne vendant guère à moins de quelques cent mille
sesterces, déployant toute la faconde du genre, plus l'argument
sous-entendu de la hache impériale : a IS'avez-vous donc pas honte,
avares que vous êtes, d'avoir plus de fortune que moi ? Voyez où j'en
suis réduit. Livrer au premier venu le mobilier sacré des princes!
Je m'en repens , en vérité. — Ne donnerez-vous pas cette misère
pour un meuble qui vient d'Auguste? — Ceci servait à Antoine;
pour l'amour de l'histoire, achetez-le. — Et vous, mon ami , prenez
cette bagatelle : 200,000 sesterces. Vous êtes de province; vous avez
envie de souper chez César : vous y souperez ; il vous y invite. —
LES CÉSARS. 751
Crieur, que faites-vous donc? Ne voyez-vous pas qu'Aponius hoche
la tête? Il accepte mon prix. Treize gladiateurs pour 9,000,000 do
sesterces (1,743,750 francs)! » Aponius s'éveilla ruiné. D'autres,
forcés d'acheter ( et il n'y avait pas à diminuer des mises à prix de
César), sortirent de la salle de vente pour aller s'ouvrir les veines.
Pour cette fois , Caïus devait avoir de l'or ; l'or affluait à lui de
tous les côtés; tout se payait, et se payait au prix de César, jusqu'à
l'honneur d'être son prêtre qu'il mit en vente, et pour lequel Claude
donna une somme énorme. L'or lui venait de la Gaule, de l'Egypte,
de la Syrie. Toutes les parties du monde apportaient leur tribut.
L'or était devenu sa passion la plus ardente; il voulait le voir, le
remuer dans ses mains. Courage , Caïus ! voici une grande salle toute
remplie d'or, le plus doux des tapis pour tes pieds d'empereur; ôle
tes sandales pour y courir ! couche-toi là ! roule-toi sur ces milliards !
Tu es au comble de tes vœux, Caïus, tu es riche une seconde fois!
La chronologie de ces temps est fort difficile, vous me pardonnerez
de ne pas la suivre : j'aurais dû vous parler d'abord des expéditions
militaires de Caïus, car ce furent elles qui l'amenèrent en Gaule, et
c'est en Gaule que lui vinrent toutes ces belles idées. Avant ce voyage,
l'Italie semblait déjà épuisée; la Gaule et l'Espagne le tentaient fort.
Aussi, un beau jour, il déclare qu'il va faire la guerre. Il se prome-
nait alors , visitant je ne sais quel bois , quel fleuve d'Italie. Aussitôt
les légions s'assemblent, les levées se font avec rigueur. Hommes,
munitions, vivres, provisions de tout genre, — gladiateurs, che-
vaux et cochers du cirque, comédiens, courtisanes, —Caïus em-
mène de tout avec lui. Il se met en route, étrange général! tantôt si
vite, que ses cohortes ne peuvent le suivre, et font porter leurs en-
seignes par des bêtes de somme; tantôt lentement, paresseusement,
porté par huit hommes dans une litière, envoyant devant lui le peuple
des villes voisines pour balayer les chemins et jeter de l'eau sur la
poussière des routes.
Il passa le Rhin. Les ennemis manquaient; les Germains étaient
quelque part dans leurs forets à pourchasser les ours ou les san-
gHers, et ne s'inquiétaient pas, les malheureux, d'aller se faire vaincre
par Caïus. Il leur faisait pourtant de terribles menaces, dont ils avaient
la hardiesse de se moquer, jusqu'à un petit prince des Caninéfates
qui prenait impunément en plaisanterie ce grand effort du maître.
Caïus, il est vrai, avec son affectation d'énergie et de mâle vigueur,
était, comme il arrive souvent, un poltron. Il venait de passer le
Rhin ; il était au beau milieu de ses soldats , en voiture , dans un dé-
752 REVUE DES DEUX MONDES.
filé. (( Par les dieux I s'avisa de dire quelqu'un , la consternation se-
serait grande si l'ennemi venait à paraître. » Aussitôt voilà Caïus hors
de voiture, montant à cheval . tournant bride. Il regagne le pont. Le
pont était encombré de traînards, de goujats, de bagages. Caïus,
poussé par la peur, se fait porter de main en main , leur passe à tous
au-dessus de la tête , et n'est tranquille que sur sa bonne terre des
Gaules.
Mais ce n'était là qu'une fausse alerte, l'ennemi se contentait de
rire, et ne venait pas. Il fallait pourtant une victoire à Caïus. Il avait,
je ne sais d'où , quelques prisonniers ; il les fait cacher au-delà du
Rhin ; ils reviennent avec bruit. On lui annonce que l'ennemi arrive;
il était à table, quitte héroïquement son repas suivi de ses convives
et de quelques cavaliers , arrive dans le bois voisin ; l'ennemi avait
fui. Il abat des arbres , fait élever des trophées , revient aux flam-
beaux, réprimande vertement ceux qui ne l'ont pas suivi, distribue
des couronnes aux compagnons de sa victoire. Un autre jour, il avait
dans son camp de jeunes otages ; il leur fait quitter l'école où ils ap-
prenaient le latin, les envoie au loin secrètement, se fait annoncer
leur fuite , quitte encore son repas , monte à cheval , reprend et ra-
mène les fugitifs ; puis se remet à souper, fait asseoir auprès de lui
les chefs de l'armée, tout cuirassés et tout bottés encore. Voilà la
misérable parodie à laquelle le monde assistait sans rire, et pendant
ce temps Caïus injuriait officiellement le sénat et le peuple de Rome :
(( Gomment! lorsque César combat, lorsqu'il court tant de dangers,
vous ne pensez qu'à d'inconvenans festins, au cirque, au théâtre, au
repos de la campagne ! »
Aussi n'était-il pas pressé de revenir à Rome; il aimait bien mieux
passer son temps en Gaule, pillant, confisquant, épuisant ce mal-
heureux pays ; assez près de Rome pour que les proscriptions ne s'y
ralentissent pas, pour qu'il pût faire venir le mobilier delà couronne
et le vendre , pratiquant ces fructueuses enchères dont nous parlions
tout à l'heure; fondant, pour se divertir, ce fameux autel de Lyon,
du haut duquel les rhéteurs vaincus étaient jetés au Rhône ( bel en-
couragement pour l'éloquence ! ). Mais ce n'était pas tout ; si riche et si
à son aise qu'il fut dans les Gaules , son ambition ne se reposait pas.
Vous avez vu le commencement de sa comédie guerrière, voici le
farceur impérial sur un nouveau tréteau. C'est laRretagne qu'il veut
conquérir, la Rretagne abandonnée par la politique romaine depuis
la victoire équivoque de Jules César, interdite par Auguste à ses suc-
cesseurs ; conquête lointaine , stérile , pleine de dangers. Son armée
LES CÉSARS. V53
est rangée sur les côtes; ses machines de guerre sont disposées. Caïus
est sur son vaisseau ; il s'avance en mer; il fait un peu de route, puis
s'en revient; — la guerre est finie. Il n'a pas vaincu la Bretagne , il a
vaincu l'Océan ( c'est-à-dire le Pas-de-Calais ou la Manche ). Il monte
sur son trône : a Chargez-vous , dit-il à ses soldats, des dépouilles
de l'Océan, elles sont dues au mont Palatin et au Capitole. » Après
cela, il leur fait ramasser des coquilles, et bâtit un phare comme
monument de ses exploits.
Après tant de succès , il voulait un triomphe. « Qu'il soit inoui de
grandeur et qu'il ne coûte pas cher, écrivait-il à ses intendans; vous
le pouvez, vous avez droit sur les biens de tous. » Les trirèmes sur
lesquelles il avait vaincu l'Océan, devaient être amenées par terre
d'Ostie à Rome. Mais il lui fallait des captifs à mènera sa suite, et il
n'avait pas fait de prisonniers. Rien n'embarrasse ce hardi bouffon; il
n'a pu prendre de Germains, il prendra des Gaulois, choisira les plus
grands et les plus beaux (bon mobilier de triomphe, disait-il), lais-
sera croître et fera teindre leurs cheveux pour leur donner le roux
germanique et la longue crinière des barbares, leur imposera des
noms germains, leur fera apprendre la langue. Sotte et perpétuelle
comédie que la vie de cet homme I
Voici une autre plaisanterie qui, sans sa poltronnerie, devenait
sérieuse : il se souvint que plusieurs légions s'étaient mises en ré-
volte après la mort d'Auguste, que tout enfant alors, il avait été
menacé avec son père Germanicus; il retrouvait, sinon les mêmes
hommes, au moins les mêmes légions: il voulut les faire égorger, et
ce fut à grand'peine que l'on obtînt de lui de les décimer seulement.
Il les rassemble donc sans armes, leur fait ôter leurs épées, les fait
entourer par la cavalerie; ces braves gens soupçonnent le danger,
s'éloignent à temps, courent retrouver leurs armes. Caïus s'effraie,
s'enfuit, prend le chemin de Rome, cherchant sur qui se venger, et
trouvant sous sa main la perpétuelle victime des empereurs, le sénat.
Le sénat était fort embarrassé : il avait envoyé une députation à
(^.aïus; Caïus l'avait mal reçue, ne l'avait pas trouvée assez nombreuse,
s'était fAché surtout qu'on y eût mis Claude, son oncle, comme s'il
eût eu besoin d'un tuteur : il se plaignait qu'on n'eût pas fait assez
pour son triomphe , et , d'un autre côté , menaçait de mort quiconque
lui aurait parlé de nouveaux honneurs. Le sénat, bien humblement,
bien respectueusement, lui envoya une députation nouvelle pour le
supplier de revenir, a Oui, je reviendrai, dit-il, et mon épée avec
moi. Je reviendrai pour ceux qui souhaitent mon retour, pour les
TOME XII. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
chevaliers et pour le peuple; quant au sénat, je ne serai plus ni son
concitoyen , ni son prince. »
Si ses guerres avaient été plaisantes, son retour à Rome fut sé-
rieux; il était fâché, ne voulut pas de triomphe, défendit qu'aucun
sénateur vînt au-devant de lui, recommença ses cruautés et en
prépara de plus grandes ; il avait deux Uvreis , appelés le Glaive et
le Poignard; on y trouva marqués les noms de ceux qu'il voulait faire
mourir. Ainsi comptait-il décimer le sénat et l'ordre des chevaliers,
puis quitter Rome où il s'ennuyait, transférer le siège de l'empire
à Antium sa ville natale, ou bien à sa ville favorite, Alexandrie.
Alexandrie méritait bien cette faveur ; la ville grecque et égyp-
tienne, idolâtre et superstitieuse comme l'ancienne Egypte, légère et
adulatrice comme la Grèce, avait été la première à célébrer le culte
de l'empereur, le dieu-homme : Gaïus valait bien après tout le dieu-
bœuf Apis et le dieu-chien Anubis. Mais au sein de cette ville aux mille
déités vivaient à part les ennemis de l'Egypte et des idoles; à la fa-
veur de la civiHsation et du commerce, Israël était revenu après des
siècles sur la terre de Memphis. Dans Alexandrie, cité universelle,
il y avait de tous les peuples, et entr'autres une colonie de Juifs riche,
nombreuse, se faisant respecter à force de ténacité et de conviction,
maintenant sous les empereurs leurs synagogues, leurs lois, leurs
magistrats, leurs privilèges. Mais entre les adorateurs de l'ibis et
du crocodile et les adorateurs de Jehova, entre la menteuse, la mon-
daine, la changeante Alexandrie et la triste et sévère Jérusalem, il
y avait querelle depuis long-temps. La divinité deCaïus ne fut qu'une
occasion pour rallumer les haines. On viola les synagogues, on dé-
grossit à la hâte quelques images du prince pour les placer, objet
abominable, dans l'oratoire des Juifs; à eux-mêmes, on nia le droit
de cité qui leur appartenait depuis des siècles, on les rejeta, comme
au moyen-âge , dans un étroit et obscur quartier de la ville ; ceux
que l'on rencontrait ailleurs furent pris, fustigés, brûlés même.
Le gouverneur romain favorisait ces violences. La dernière et
triste ressource des Juifs était de s'adresser à Gaïus ; ils députèrent
vers lui , les Alexandrins en firent autant ; de part et d'autre , on
choisit les plus beaux diseurs : la rhétorique était de toute nation
et de tout lieu.
Mais de tristes nouvelles attendaient sur le sol d'Italie les pauvres
envoyés juifs : en débarquant à Pouzzol , ils surent de la bouche de
leurs frères ce qui se passait à Jérusalem. Dans le temple, dans le
saint des saints , là où reposait le nom incommunicable de Dieu ,
LES CÉSARS. 755
Caïus avait ordonné qu'on mît sa statue. C'est ce que l'Evangile
appelait d'avance « l'abomination de la désolation dans le temple du
Seigneur; » jusque là , non-seulement dans le temple, mais dans la
ville, les soldats romains avaient ôté de leurs enseignes les images
des empereurs , telle était l'horreur des Juifs pour tout ce qui sem-
blait une idole, et la tolérance de Rome pour les mœurs et les
croyances nationales des vaincus. Aussi, le gouverneur de la Syrie,
Pétronius , hésitait, tardait, rassemblait des troupes, faisait traîner
en longueur le travail de la statue , sous prétexte de le rendre plus
parfait; tout ce qu'il aurait fallu à Caïus, c'était une grosse masse
d'or. Cependant toute la nation avait pris le cilice et la cendre; la cul-
ture des terres était abandonnée. Pétronius voyait venir l'hiver, la
famine, à sa suite les tribus arabes grossies par la misère des Juifs,
des brigandages que Rome ne saurait plus réprimer: il venait à Jéru-
salem, négociant pour obtenir par la douceur obéissance aux ordres
irréfragables de César. Mais voici venir à lui une multitude de
peuple, rangée par classes d'hommes, de femmes, d'enfans, de
vieillards, pleurant et gémissant, la tête couverte de cendres, les
mains derrière le dos comme des condamnés. « Voulez-vous résister
au prince? leur dit-il. Voulez-vous commencer une guerre ? Voyez
votre faiblesse; voyez la puissance de César. » — « Nous ne voulons pas
combattre; mais plutôt que de violer nos lois , nous sommes prêts à
mourir. » Et cette nation entière se prosterna devant lui la gorge
découverte, pleine de résignation et de foi , laissant Pétronius assez
ému pour qu'il osât écrire à l'empereur et lui demander de nou-
veaux ordres.
Les choses en étaient là : Caïus ballotté en tout sens par des con-
seillers divers, louché un moment par la lettre de Pétronius, décidé
même en faveur des Juifs par les supplications de son ancien favori
le roi Agrippa, puis tiraillé en sens contraire par deux ou trois
bouffons égyptiens qui formaient son conseil privé, ennemis des
Juifs soit par haine nationale, soit par habitude d'amuser Caïus
avec le récit des vexations que les Alexandrins leur faisaient souffrir.
Caïus avait pris enfln son parti , il faisait faire au palais sa propre
statue; et comme il partait pour l'Egypte, il voulait la porter lui-
même à Jérusalem et écrire sur le fronton du temple : a Temple du
nouveau Jupiter , de l'illustre Caïus. »
Il y a deux écrivains qu'il est convenu d'appeler conteurs ; ils ne
racontent pourtant que ce qu'ils ont vu, ou ce qu'ils savent par une
tradition cohérente et la plus suivie de toutes; ils sont j'Jgés indignes
48.
756 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
de fournir des élémens à l'histoire, grave, officielle, majestueuse
comme on la fait. Moi qui n'ai pas la prétention de faire de l'histoire ,
jeme permets de consulter ces deux Juifs, Josèphe et Philon. Le der-
nier était le plus disert des Juifs d'Alexandrie , l'orateur de leur am-
bassade; il nous peint ce qu'il a vu de ses yeux, et quand il nous
raconte l'audience de Caïus , c'est chacune de ses émotions qu'il nous
redit, c'est un empereur tout vivant, tout parlant, tout agissant,
qu'il fait jouer devant nous : même dans la vérité majestueuse de
Tacite, dans la curiosité anecdotique de Suétone, il n'y a pas cette
réalité de mouvement, ce détail d'action.
Depuis plusieurs jours, les députés juifs suivaient Caïus sans pou-
voir le joindre. Caïus était en Campanie, visitant ses villas, vivant
de palais en palais ; il leur donna enOn rendez-vous aux portes de
Rome, dans la villa de Mécène, qu'il avait jointe à celle de Lamia,
pour faire avec ces deux grandes demeures du patriciat romain une
demeure plus digne de lui. — Ils trouvèrent la villa toute belle et
toute ornée, les vases d'or et les statues grecques disposées partout ,
les salles ouvertes, les jardins ouverts. Caïus avait voulu, tout en
leur parlant, parcourir toutes ces magnificences.
Au milieu de ces grandes salles , ils trouvèrent, à côté d'un comé-
dien et des intendans des deux villas, un homme grand, pâle, mal
proportionné, — les yeux creux et le front menaçant, — peu de che-
veux et beaucoup de barbe, — une férocité étudiée sur sa figure,
qu'il composait au miroir pour la rendre plus terrible. Son costume,
comme dit un écrivain, n'était ni de son pays, ni de son rang, ni
de son sexe, ni celui même qu'un être humain pût porter : un man-
teau peint et couvert de pierreries, des bracelets, une robe de soie,
une chaussure de femme; avec cela quelque attribut de dieu, la
foudre, le caducée, la barbe d'or.
Les Juifs n'eurent que le temps de se prosterner devant lui. ff Salut,
dirent-ils, Auguste et empereur... » Caïus les interrompit : a Voilà
donc ces ennemis des dieux, ces hommes qui me méprisent quand
tout le monde m'adore, ces adorateurs d'un dieu inconnu! » Les
Alexandrins qui étaient là profilèrent de cet heureux début, a Ce
n'est pas tout, seigneur, dirent-ils; ces hommes refusent d'offrir des
victimes pour votre salut. » Les Juifs protestèrent : «Non, seigneur,
nous immolons des hécatombes pour vous ; nous versons sur l'autel
le sang des victimes; ainsi avons-nous fait quand vous êtes devenu
empereur, — quand vous avez été guéri de cette maladie qui affligea
toute la terre, — quand vous êtes parti pour la Germanie. )) — « Oui ,
LES CÉSARS. 757
dit Caïus, vous avez sacrifié, je ne sais à quel autre dieu, mais pas
à moi. Je ne m'en suis pas senti plus honoré. »
Chacune de ces paroles {^laçait le sanj; des pauvres députés.
Mais il les laisse là, passe dans une autre salle, visite, inspecte, or-
donne, cause avec l'intendant du palais, fait changer de place les
beaux tableaux et les belles statues. La double députation suivait
toujours, les Alexandrins triomphant, se moquant des Juifs, les
raillant comme sur le théâtre, les autres tête basse, n'attendant guère
que la mort.
Tout à coup il se retourne, prend un air grave : a Pourquoi donc
ne mangez- vous pas de cochon? )) Les Alexandrins éclatèrent de rire,
cf Seigneur, chaque peuple a ses lois. Certaines choses nous sont dé-
fendues, d'autres aux Égyptiens; il y en a même qui ne mangent pas
d'agneau, a — a Ils ont raison ; la chair en est mauvaise. )> Puis , après^
avoir ri de sa facétie : a Mais enfin, sur quoi fondez-vous votre droit
de cité à Alexandrie? » C'était là le grand point de la querelle. Les
Juifs commencèrent à plaider leur cause. Caïus craignit que leurs
raisons ne fussent trop bonnes ; il leur tourna le dos, passa en cou-
rant dans une autre salle, fit fermer les fenêtres, revint à eux :
cf Qu'avez-vous à me dire? » Son ton était plus doux: les Juifs re-
commencèrent avec quelque espérance; mais au lieu de les entendre ,
le voilà encore à courir, visitant des tableaux, ne voulant rien écou-
ter. Pour le coup, les malheureux circoncis faisaient tout bas leur
prière et se préparaient à la mort, a Allez-vous-en, leur dit enfin
Caïus. Après tout, ces gens-là sont plus fous que médians de ne pas
savoir que je suis dieu. »
La colère de Caïus ne laissait plus de ressource aux juifs contre la
persécution des Alexandrins, a Mais, leur dit Philon, nous devons
maintenant espérer plus que jamais; l'empereur est si irrité contre
nous, que Dieu ne peut manquer de nous secourir. » Belle parole que
Dieu prit soin de justifier.
Caïus avait su blesser tout ce qui l'entourait; sa défiance et les
craintes qu'il avait pour sa vie, les discordes qu'il aimait à semer
parmi ceux qui l'approchaient, les railleries qu'il exerçait sur eux,
les épouvantables commissions qu'il leur donnait, lui faisaient des
ennemis parmi ses affranchis même, la puissance du temps.
Casius Chœrea , tribun de la cohorte prétorienne , homme âgé , aux
formes un peu molles, mais au fond vieux Romain et brave soldat,
était le plastron des gaietés de Caïus. S'il demandait le mot d'ordre,
César lui en donnait uq ridicule ou obscène qui faisait railler Chœrea
758 REVUE DES DEUX MONDES.
par ses compagnons; s'il y avait quelque sanglante mission à accom-
plir. César, qui avait aperçu en lui un peu de compassion, qu'il nom*
mait de la faiblesse, ne manquait pas de l'en charger.
Un jour, au milieu des jeux du cirque, le peuple s'avisa de s^
lever, de demander une diminution des impôts. Au cirque, d'ordi-
naire, l'empereur et le peuple , réunis par la même passion, s'entre-
tenaient, se familiarisaient, demandaient, s'accordaient l'un à l'autre.
Cette fois, Caïus s'irriia de la familiarité, lâcha ses prétoriens sur le
peuple, Gt couler le sang. Chœrea, ténioin de ce massacre, plus
irrité encore de ses propres outrages, n'eut pas de peine à trouver,
parmi les officiers même du prétoire, de vieux Romains qui n'avaient
pas encore oublié la république, ou des hommes qui sentaient leuF
vie menacée tant qu'ils ne mettraient pas fin à celle de Caïus : il se
forma une conspiration.
Les occasions ne manquaient pas : Caïus se montrait chaque jour
en public; il allait au Capitole offrir des sacrifices pour sa fille, ou,
seul, il allait célébrer quelque superstitieux mystère, ou enfin il jetait
de l'or et de l'argent au peuple du sommet de la basilique Julienne,
du haut de laquelle Chœrea voulait qu'on le précipitât. Mais les con-
jurés étaient en trop grand nombre; les uns avaient des objections
contre un jour, d'autres contre un autre; Chœrea s'impatientait:
u Croyez-vous donc, disait-il, que le tyran soit invulnérable?»
Caïus, cependant, songeait toujours à son voyage d'Egypte; l'Egypte
était sa terre favorite, lointaine, grandiose, adulatrice, idolâtre.
Avant de partir, il donnait des jeux en l'honneur d'Auguste : la foule
était immense, désordonnée; Caïus avait supprimé toutes les dis-
tinctions de places entre les sénateurs et les chevaliers , les maîtres
et les esclaves , les hommes et les femmes ; il aimait cette confu-
sioHi Ce jour-là, il était gai, affable même, faisait jeter des fruits
au peuple, et se divertissait à le voir se battre pour les ramasser.
Mnester, son mime favori, celui qu'il passait son temps à embrasser
au théâtre, celui qu'on ne pouvait interrompre par le plus léger
bruit, sans être fustigé de la main même de l'empereur, Mnester
dansait. Quant au prince, il buvait et mangeait en regardant les
jeux, donnait à manger à ses voisins, entre autres à un consul, qui,
assis à ses pieds, les baisait sans cesse; lui-même devait, à la
nuit, paraître et danser sur le théâtre. Mais en goûtant ces ignobles
plaisirs, il ne remarquait pas de sinistres présages : le sang avait
coulé sur la scène, la robe du sacrificateur avait aussi été tâchée de
sang ; la tragédie que l'on dansait (comme^disaient les Romains) était
LES CÉSARS. 759
là même pendant laquelle Philippe, roi de Macédoine, avait été assas*
sine; pour la nuit, on préparait un autre spectacle, le tableau des
enfers, selon la mythologie égyptienne : frivoles circonstances qu'on
ne remarque qu'après l'événement, mais dont les historiens sont tou-
jours remplis, et qui peuvent servir comme d'échantillon de leur phi-
losophie.
Caïus voulait passer la journée au théâtre; les conjurés, qui étaient
près de lui, le déterminèrent à quitter le spectacle pour le bain et le
festin. Dans une crypte, en allant au bain, il rencontra des jeunes
gens d'Asie qu'on lui amenait pour paraître sur la scène. Il s'arrêta
à voir leur répétition, et allait leur ordonner de venir jouer en plein
amphitéâtre, lorsqu'un des conjurés, Chœrea ou Sabinus, au lieu de
lui répondre, le frappa de son épée à la tête. Il n'avait autour de lui
que les conjurés mêmes, tous ses propres officiers; comme pour lui
faire honneur, ils avaient écarté la foule. Ils revinrent tous sur lui , le
frappèrent jusqu'à trente fois , s'encourageant par ce mot d'ordre :
Encore! encore!
Mais il faut voir ce qui suivit, saisir, en ce moment de trouble et de
révolution où tout se révèle , cette société romaine dont les élémens
sont si loin de nous. Caïus fut à peine tué que les conjurés se trou-
vèrent en péril. Des esclaves, qui portaient sa litière, arrivèrent
avec leurs bâtons sur le lieu du meurtre; sa garde la plus intime,
composée de Germains, bras robustes et cervelles épaisses, s'était
mise en mouvement à la première alarme , parcourait les rues , par-
courait le palais, frappait au hasard, ne sachant qui était conjuré,
tuait les premiers venus et promenait leurs têtes dans Rome.
Cependant le peuple au théâtre apprenait la mort de Caïus : on en
doutait encore, les uns par désir, les autres par crainte de voir la
nouvelle se confirmer. Il en était comme à la mort de Tibère; on crai-
gnait que le prince n'eût fait courir le bruit de sa fin pour connaître
et poursuivre ses ennemis. Il s'en fallait donc bien que tous fussent
réunis dans la même pensée, il est curieux de savoir quels étaient les
amis de Caïus : c'étaient, [dit le conteur Josèphe, les soldats, les
femmes , les jeunes gens , les esclaves , — les soldats associés à
ses rapines, — les femmes et les jeunes gens enchantés de la magni-
ficence de ses jeux, de ses largesses au Forum, de ses combats de
gladiateurs, ne pensant à rien, ne possédant rien, craignant peu
de chose; — les esclaves enfin auxquels Caïus avait permis de dé-
noncer leurs maîtres, de les accuser, de s'enrichir de leurs dépouilles,
sorte de demi-affranchissement; faits graves qui jettent une demi-
760 REVUE DES DEUX MONDES.
lueur sur l'intérieur de la société romaine, faits qu'il serait bon
d'approfondir. En ce moment, les passions et les craintes diversifiaient
à l'infini la nouvelle. Tantôt Caïus n'était pas mort, on mettait un
appareil à ses blessures; tantôt il était au Forum, tout sanglant,
haranguant le peuple : personne n'osait exprimer une pensée, les
complices moins que tous autres ; personne n'osait se lever ni sortir,
il semblait que le premier qui ferait un pas dans la ville serait jugé le
meurtrier de Caïus.
Mais bientôt le peuple entendit au dehors le tumulte de la garde
germaine; le théâtre était investi, il n'était plus possible d'en sortir;
un instant après, les Germains y entrent; les têtes des hommes qu'ils
ont tués, les têtes qu'ils ont promenées dans Rome sont jetées san-
glantes sur un autel; ils veulent se venger, sur qui se venger, si ce
n'est sur tout le monde? Le peuple est saisi de terreur; qu'on
aimât ou nom Caïus, c'est à qui protestera qu'il ne l'a pas tué, à qui
pleurera, à qui suppliera , à qui se jettera aux genoux de ces bar-
bares, charmés d'avoir une fois sous la main Rome tout entière.
Mais un héraut paraît sur la scène vêtu de deuil, avec un grand air
d'affliction : a Caïus est mort, notre malheur n'est que trop certain! »
Les soldats devaient le savoir, mais une nouvelle donnée avec cette
solennité est toujours une nouvelle; ces têtes dures se mirent à
réfléchir pour la première fois ; du mort plus rien à espérer, de son
successeur tout à craindre. Le profitable eût été de venger le meurtre
de Caïus vivant. Ils se retirèrent donc, et, toute réflexion faite,
laissèrent vivre le peuple.
Autre chose se passait au Capitole, le sénat s'y était rassemblé;
la basilique Julia, lieu de sa réunion ordinaire, portait le nom de
César, il n'en voulait plus; et pendant qu'au Forum, peuple et pré-
toriens criaient vengeance contre les meurtriers de Caïus, le sénat
condamnait sa mémoire, parlait d'abolir le nom et les monumens de
tous les empereurs , donnait pour mot d'ordre le mot de liberté. Une
bague que portait un sénateur et sur laquelle était l'image de Caïus
lui fut arrachée, mise en pièces; un des consuls parla magnifique-
ment sur le rétablissement de l'ancienne liberté; cette liberté, c'était
son ancienne domination que le sénat voulait reprendre, et qu'il
ressaisissait avec enthousiasme. Les quatre cohortes des vigiles, garde
municipale de Rome, obéissaient au sénat et aux consuls; elles occu-
paient le Forum et le Capitole, et déjà le peuple, toujours changeant,
bien sûr cette fois que Caïus était mort, applaudissait à Chœrea.
Ailleurs les prétoriens délibéraient à leur façon, regrettant peu
LES CÉSARS. 761
Caïus, qui, après tout, avait bien mérité sa mort, mais songeant
beaucoup à eux-mêmes : nourris, engraissés, choyés par les empe-
reurs, qu'allait faire d'eux le sénat? C'était un sec et peu profltable
gouvernement que celui des consuls; qu'auraient-ils à gagner? L'ab-
sence de Rome, des marches dures, de dures garnisons, des com-
bats contre les Germains, chose dont ils se souciaient peu; puis
mourir au service, ou, si l'on parvenait aux premiers grades, une
pauvre retraite. Décidément ils n'étaient que les soldats de l'empe-
reur, il leur fallait un empereur; lequel? peu importait. Tout en déli-
bérant, ils pillaient le palais; le peuple, qui ne délibérait pas et qui
proGtait du désordre sans songer à ce qui pouvait en advenir, le
peuple pillait avec eux , lorsque dans un coin obscur, dans une de ces
pièces élevées que l'on ménageait pour recevoir en hiver les rayons
du soleil, un soldat, nommé Gratus, vit des pieds sortir de des-
sous une portière, les tira à lui, amena quelque chose qui se jeta tout
tremblant à ses genoux pour lui demander grâce; loin de la lui re-
fuser, le soldat se prosterna, et salua cet homme empereur. Le per-
sonnage était Tibérius Claudius , frère de Germanicus , oncle de Cali-
gula, âgé alors de cinquante ans, grand amateur de grec, et depuis
son enfance plastron de la famille impériale. Quelque proche qu'il
fut de Caïus, celui-ci ne le tua point, il le garda pour s'en amuser.
Un instant avant le meurtre , Claude suivait l'empereur; les conjurés
l'écartèrent pêle-mêle avec la foule, il s'en fut dans une salle voi-
sine; de là entendit du tumulte, eut peur, et alla se cacher; de sa
retraite, derrière son rideau, il vit porter les têtes de ceux qu'avaient
tués les Germains, et quand on le trouva, il tremblait de tout son corps .
Cependantlesprétoriens s'étaient attroupés; l'élu de Gratus fut tout
de suite leur empereur; quel qu'il fût, on en pouvait faire un prince; il
y a tant d'occasions où tout ce qui manque à un parti, c'est un homme
à mettre en avant. Le ridicule, l'obscur, l'imbécile Claude repré-
sentait donc la puissance prétorienne que Caïus avait faite la pre-
mière dans l'empire. Mais il avait si peur, qu'il ne pouvait marcher;
on le mit dans une Htière; les porteurs, effrayés comme lui, le lais-
sèrent là et s'enfuirent; les prétoriens le prirent sur leurs épaules,
tout triste et tout effrayé, si piteux que le peuple crut qu'on le me-
nait à la mort, et, touché de compassion, disait : « Laissez-le donc,
c'est aux consuls de le juger. » On le porta ainsi au camp du prétoire;
il y passa une nuit fort inquiète. Triste empereur! mais il ne fallait
pas mieux aux soldats.
Comme il arrive en pareil cas à toute assemblée, le sénat perdait
762 REVUE DES DEUX MONDES.
le temps. Il députait à Claude, Claude répondait qu'il n'y pouvait,
rien , qu'il était contraint par la force; réponse mesquine, mais peutr
être habile. ,,,^
S'il y avait habileté, il faut dire d'où elle venait. Les Césars comp-
taient à leur cour, je dirais presque dans leur mobilier, Agrippa,
roi des Juifs, monarque à la suite, homme à romanesques aventures,
prisonnier et condamné à mort sous Tibère, favori sous Caïus. Dans
la nuit même qui suivit le meurtre, il était venu en cachette et à
la hâte donner une sépulture à son bienfaiteur; de là il court au-
près de Claude, toujours aussi secrètement, le rassure et le fortifie,
lui persuade de garder l'empire. — Agrippa était encore au camp,
lorsqu'on lui annonce que le sénat le fait appeler; le sénat, dans son
embarras, ne savait à qui demander conseil. En peu d'instans, le roi
diplomate peigne ses cheveux, parfume sa barbe, et, frais et paré
comme un homme qui sort de table, qui n'a pas quitté sa maison, qui
ne sait rien, n'a rien vu, ne s'est mêlé de rien, demandant ce qu'il
y a, ce qu'est devenu Claude, ce que veulent les pères conscrits,
paraît devant le sénat. Quand on l'eut instruit , il donna son avis à
son tour. « Il était dévoué, disait-il, à la dignité du sénat, il lui donne-
rait sa vie; mais il osait s'informer de ses ressources. Les gardes de
la ville, les esclaves armés, gens nouveaux à la guerre, lutteraient-ils
contre de vieux soldats comme les prétoriens? jd Ainsi décida-t-il une
nouvelle ambassade à Claude, se fît nommer pour accompagner les
députés, vit ceux-ci tomber aux genoux de Claude pour le supplier
de n'accepter au moins l'empire que du sénat, les laissa faire, parvint
à voir Claude en secret, lui donna de meilleures raisons encore pour
tenir ferme , le fît répondre en homme décidé, et le quittent haran-
guant ses soldats et distribuant de l'or.
Le sénat, repoussé dans ses tentatives d'accommodement, était
donc réduit à combattre. Il songeait à affranchir et à armer ses
esclaves ; la multitude en était énorme , et cette ressource, au temps
de la république, avait plus d'une fois décidé les sanglantes querelles
du Forum. Claude, de son côté, protestait qu'il ne voulait pas la
guerre; mais, puisqu'on l'y forçait, « qu'au moins, disait-il, la ville,
les temples ne soient pas souillés. Assignez-nous un lieu de combat,
hors des murs de Rome. » Quand on propose de semblables conven-
tions, il est probable qu'on n'aura point à se battre.
Qu'était-ce donc, au reste, que le sénat? Mélange de patriciens dé-
générés, d'hommes nouveaux, d'affranchis, de barbares, de quel droit
$e prétendait-il successeur de l'aristocratie ancienne? C'étaient ces
LES CÉSARS. 76^
hommes dont la flatterie avait dégoûté Tibère, qui avaient dressé , en
l'honneur de Séjan , un autel à la Clémence; c'étaient eux que Cali-
gula avait vus courir en toge pendant plusieurs milles au-devant de
son char, qui l'avaient servi à table, la robe relevée, le linge autour
du corps. Les grandes fortunes avaient disparu pendant les proscrip-
tions; les grands noms étaient éteints, les hommes alors les plus
nobles du sénat portaient des noms à peine romains. Ils ne purent
échapper au sentiment de leur propre impuissance : cent sénateurs
seulement étaient venus, sur la convocation des consuls, délibérer
dans le temple de Jupiter; le reste étaient chez eux, d'autres à la
campagne. Le sang-froid de la nuit avait amorti leur enthousiasme.
Le peuple, au contraire, qui s'était reconnu, entourait le sénat, de-
mandait un chef unique, demandait Claude. L'aristocratie, avec ses
oscillations, n'était plus, pour un si grand empire, un régime conve-
nable; il lui fallait la simplicité du système monarchique. Tout ce qui
était tant soit peu soldat allait à Claude : les gladiateurs , les mari-
niers du Tibre, arrivaient à son camp; les soldats même du sénat
Tinrent heurter aux portes du temple de Jupiter, protestant contre
la liberté, demandant un empereur, laissant néanmoins au sénat le
soin de le choisir, parti embarrassant auquel le sénat commençait à
se résigner. On nommait des candidats; Minucianus, l'un des con-
jurés et beau-frère de Caïus, nhésita pas à s'offrir. Les consuls
jaloux traînaient la discussion en longueur; le sénat était refroidi,
ennuyé, divisé, effrayé aussi, car choisir un empereur, c'était plus
que jamais déclarer la guerre.
Chœrea, cependant, haranguait ses soldats, vieux croyans à la
république, ne leur pardonnant pas l'outrage qu'ils venaient de faire,
disait-il, à la dignité du sénat. Les soldats répondirent : « Un em-
pereur! n Excepté ceux qui devaient régner sous la liberté, nul ne
voulait être libre. — a Mais ce Claude est un imbécile; autant aime-
rais-je Cythicus, le cocher du cirque. Vous venez d'avoir un prince
fou, vous en prenez un stupide. » — ce Nous avons un empereur, et
un empereur sans reproche; irons-nous donc nous entretuer, gens
du même pays et du même sang? » Ainsi parla un soldat; il tira son
épée, les autres suivirent, et, les enseignes hautes, l'armée du sénat
alla se joindre à celle de Claude.
Ce furent alors les sénateurs eux-mêmes qui désertèrent le parti
du sénat, et vinrent l'un après l'autre à ce terrible camp du pré-
toire. Les soldats les y reçurent mal, et Claude eut grand*peine à
empêcher qu'on ne les massacrât. Les prétoriens avaient fait un
764 REVUE DES DEUX MONDES.
empereur à eux seuls et malgré le sénat; ils voulaient que ce fut leur
empereur à eux, et n'aimaient pas ces tardifs courtisans de leur
victoire.
Tout marcha donc de bon accord : Claude entra dans Rome, décoré
selon l'usage, par le sénat, de tous les titres impériaux, refusant,
selon l'usage, ceux qui lui parurent trop magnifiques. Il ordonna
oubli de tout ce qui s'était passé durant ces deux jours, et lui-même,
bon homme qu'il était, l'oublia. Ghœrea , presque seul, fut jeté
comme une victime aux mânes peu considérés de Caïus. Sabinus se
tua. Chœrea, conduit au supplice, trouva l'épée du soldat trop peu
tranchante, demanda celle dont il avait frappé Caïus, et mourut
en hardi républicain. Ce courage , un reste d'idées antiques, toucha
le peuple; quand vint le jour des libations pour les morts, il or-
donna qu'on en fît publiquement pour Chœrea, et, ce qui est plus
étrange, demanda aux mânes de ce vieux tribun, pardon de sa propre
ingratitude.
Voilà comment échoua cette tentative de révolution. En racontant
la vie et la fin de Caïus, je n'ai guère pu que rappeler les faits; ils
sont si étranges, si loin de nous, ils sont devenus si impossibles,
qu'en vérité on ne saurait trop quelle réflexion y ajouter. Nous pre-
nons toujours, malgré nous , notre point de départ de ce qui nous
louche, de notre temps, de nos mœurs, de notre pays, -^quel rappro-
chement est possible entre ce temps-là et le nôtre? Tibère qui , lui,
avait un système^ nous a rappeléle comité de salut public; où trouver,
si ce n'est à Charenton, un analogue à Caligula? Toute philosophie
en histoire travaille, quoi qu'elle en dise, les yeux fixés sur son
propre siècle; le présent est pour elle le grand résultat du passé. Ici,
entre le présent et le passé quel rapport établir? Quand des faits
sont hors de notre sphère, impossibles, quoique certains, on les
raconte, on ne les juge pas.
Quelques bienveillans historiens ont eu la charité de nous expli-
quer cette époque et cet homme, de chercher des causes profondes
à ce que je me permets , superficiel que je suis , d'attribuer à la pure
et complète folie, à la folie de Charenton ; de découvrir dans Caïus des
vues, une pensée, des intentions politiques : en faisant son cheval
consul, il avait ses desseins. Je m'avoue incapable de pénétrer à une
telle profondeur; tant d'incohérence , de contradiction, de décousu,
( pardonnez-moi ) de désiiltoirc dans la vie de cet homme , ne me
laisse guère comprendre de système chez lui. L'absence de toute
unité dans cotte conduite et dans cette tète , celte fanfaronnade et
LES CESARS. 765
cette poltronnerie, cet amour de la bouffonnerie et de colères beau-
coup trop sérieuses, ces meurtres sans motifs et ces grâces tout aussi
peu motivées, ont frappé les écrivains anciens comme moi: Caïiis est
l'opposé de Tibère, aussi capricieux que l'autre est persévérant, aussi
fou que son oncle est politique. On veut faire de lui le protecteur
des provinces contre Rome, et il pille et massacre horriblement dans
les Gaules; — l'ennemi du génie romain, et il porte en lui ce qui
caractérise le mieux ce génie, la dureté des mœurs et les inclinations
sanguinaires. C'est un Claudius, âpre et sans cœur comme ses ancê-
tres. A ce penchant qu'il tient de l'hérédité et de la nature, la suite
de sa vie n'a ajouté qu'une seule idée nette, celle qu'il lui faut de l'ar-
gent, et que, comme disaient nos terroristes, il se bat monnaie en
place de Grève ; le reste de l'homme est de la démence. Voilà mon
interprétation, un peu simple et un peu facile, je le confesse.
Et cet homme pourtant ne fut pas seulement supporté, il fut aimé. Il
y a peut-être une loi qui veut que les natures les plus dépravées aient
un côté plus tendre par lequel elles attirent à elles des natures sou-
vent meilleures. Nous avons vu le juif Agrippa aller la nuit, au péril
de sa vie, donner une sépulture aux restes de son maître. Ses
sœurs, Julie et Agrippine, bannies, déshonorées par lui, ne re-
vinrent de leur exil, d'où Claude les rappela, que pour transporter
les cendres de leur frère dans un tombeau plus honorable. Sa femme
Césonie fut plus dévouée encore, femme étrange qui, sans être
jeune, sans être belle, mère déjà de trois enfans, avait subjugué
l'ame de Caïus, et dont on expliquait l'empire par des philtres qui
auraient, en même temps, assujetti le cœur et égaré la raison du
prince. C'était elle qu'il montrait à ses soldats, à cheval, ayant le
casque et la chlamyde; c'est à elle qu'il disait dans un accès d'amour
sanguinaire : ^ Je chercherai dans tes entrailles, comme dans celles
d'une victime, la raison de cet amour que j'ai pour toi; n femme
perdue de mœurs et ardente de débauche , qui seule avait dompté
cette nature de loup cervier, cruelle et sauvage , sans être forte et
persévérante. Après la mort de Caïus, elle resta avec sa fille, cou-
chée auprès du corps délaissé de son mari, toute couverte du sang
de ses plaies, jusqu'à ce qu'on vînt pour la tuer. Alors elle présenta
sa gorge nue, demanda qu'on se hâtât, et mourut avec courage.
Il y a plus, le peuple, au moins le bas peuple, aimait Caïus. D'où
venait cet amour? il est inexplicable. Mais Caïus avait beau lui faire
comprendre que ses cruautés et ses supplices n'étaient pas du tout
un privilège réservé à l'aristocratie; il avait beau le faire jeter à la
766 REVUE DES DEUX MONDES.
mer à Pouzzol, l'affamer à Rome , l'accabler d'impôts, le chasser
du cirque à coups de bâton, ou même d'épée; le peuple, en femme
qu'il est, s'obstinait à aimer Gaïus. Caïus , après tout, n'avait que
vingt-huit ans; on l'avait aimé tout enfant comme fils de Germanicus :
laissez-le mûrir, pensait peut-être le peuple, comme ces vieillards
qui attendent patiemment à un retour vers le bien le jeune homme
qu'ils ont vu naître, tout en souffrant de ses folies de jeunesse.
C'était un enfant gâté par la mauvaise éducation des Césars , blessé
parla rigueur de Tibère, si fou, si inconséquent, si grandiose en
certaines choses, si ridicule bouffon en d'autres, si curieux à voir,
quoique bien rude à vivre ! Aussi y avait-il quelque part , bien bas
sans doute, dans la populace , un groupe d'hommes à qui il plaisait,
êtres si obscurs , si cachés dans leurs guenilles, ayant besoin de si
peu, qu'à vrai dire ils n'avaient à craindre ni à souffrir grand'chose
d'un empereur; — oisifs, chevaliers d'aventures, devins, Grecs,
esclaves , tourbe de gens qui fourmillaient à vos pieds dans Rome;
qui , pauvres et nus , mais vivant sans travailler, prenaient la vie en
passe-temps , la politique en spectacle, César en comédien ; qui trou-
vaient Caïus original , et qui l'aimaient.
Pensez aussi à l'absence de cette moralité presque instinctive qui
nous rend souvent meilleurs que nous ne voulons être , et qui nous
donne enfin quelque horreur des crimes mêmes dont nous ne souf-
frons pas; elle était, je crois, assez peu connue de ce temps. Un
meurtre commis bien loin n'était guère qu'une belle histoire à conter :
les brigandages de Caïus dans les Gaules étaient pour les Romains
quelque chose comme un roman à la moderne, et les Gaulois devaient
se divertir de même du récit des proscriptions de Rome. — Aujour-
d'hui, les quatre ans pendant lesquels l'univers se plia aux caprices
d'un fou à lier sont pour nous de la mythologie : si Galigula eût été un
prince moderne, six mois après sa maladie, le sénat, le parlement,
les cortès, la diète , ce pouvoir quelconque qui souvent n'existe pas
dans le cours ordinaire des choses, mais qu'on retrouve et qu'on
refait dans de certaines circonstances, eût nommé une régence, dé-
possédé le souverain, et de son palais l'eût envoyé à Redlam. Dans
l'empire il n'y avait pas même pour cela assez d'unité, assez d'esprit
public , assez de cohésion ; l'isolement et l'égoïsme faisaient que nul
n'osait se mettre en avant pour tous, incertain s'il serait avoué ou
non, s'il serait soutenu ou abandonné : le pouvoir restait donc à
celui qui l'avait, fût-il fou, fou furieux, fou sanguinaire.
C'est que depuis ce temps le monde a subi une grande réforme, la
LES CÉSARS. 767
plus grande dans l'histoire, ou , pour mieux parler, la seule, certai-
nement unique dans le passé, certainement unique dans l'avenir.
Sous Caïïis , cette réforme était pourtant commencée ; ceux qui l'en-
treprenaient ne faisaient pas, il est vrai, parler d'eux , ils n'avaient
pas débuté par un coup d'éclat comme Luther, ni par quelque livre
emphatique comme Rousseau : c'étaient des Grecs ou des Juifs, pau-
vres, affranchis, en bonne partie esclaves, se réunissant dans des
greniers à la lueur de quelques mauvaises lampes ; peu civilisés*
puisqu'ils parlaient un latin barbare ou un grec impur, vêtus de
pauvres tuniques, et faisant en commun de maigres repas; point
encore persécutés, parce qu'ils n'étaient pas connus, et à qui l'his-
toire, avant le temps de Néron, n'accorde que cette fautive et dédai-
gneuse mention : (f Claude chassa les Juifs qui, excités par Christ,
causaient à Rome des troubles perpétuels. »
Le reste du monde , cependant, supportait, sans entrevoir rien de
meilleur, ou du moins sans rien attendre que du caprice d'un homme ,
le règne de tous ces Claudius, métamorphosés en Césars, race dégé-
nérée, chez qui la dureté sabine des anciens Appius était devenue un
amour effréné du sang ; — le règne de Tibère, deCaligula, de Claude,
de Néron. Ce monde, pourtant, était le dernier résultat de la civili-
sation antique : le génie des nations primitives , l'esprit des Grecs , la
politique des Romains , n'avaient si long-temps élaboré la société que
pour en venir à ce progrès suprême ; c'était là ce qu'avait produit
l'unité sociale des pays civilisés, ce but si désiré des philosophes, si
laborieusement atteint par la politique. L'humanité avait par devers
elle le fruit des travaux des plus grandes et des plus belles intelli-
gences : dans l'ordre social, les coaquctes vivifiantes d'un Alexandre
et d'un César; dans l'ordre intellectuel, les inspirations d'un Pytha-
gore, d'un Socrate et d'un Platon. L'empire avait à sa disposition
{admirables instrumens de la pensée) les deux langues qui avaient
triomphé, l'une de l'Occident, l'autre de l'Orient ; les orateurs par-
laient grec dans les Gaules, comme les préteurs parlaient latin à An-
tioche : la Grèce et Rome, en venant se réunir, avaient amené chacune
son côté du monde avec elle. La plus belle poésie, — un Virgile et un
Homère , — était enseignée d'un bout du monJe à l'autre ; l'art était
arrivé à sa perfection.
Ces gens-là étaient de plus des gens civilisés, ou du moins ce que
nous appelons ainsi. La civilisation, il est vrai, ne s'étendait pas à tous;
il faut toujours, quand on parle de l'antiquité, mettre à part les es-
claves. Mais quant au reste, je me permets de croire que malgré tout
768 REVUE DES DEUX MONDES.
notre progrès, ils étaient encore , en fait de comfoi table, de luxe, de
commodité, en avant de nous. Voyez seulement ( je ne parle pas des
riches) le petit peuple deiRome assistant pour rien à des spectacles
dont la magnificence nous passe, se baignant pour rien dans des
thermes magnifiques (on en comptait plus de 800 à Rome), se prome-
nant pour rien dans de beaux portiques où venaient en hiver se ras-
sembler les rayons du soleil , ne travaillant pas , nourri gratuitement
par ses empereurs, oisif et redouté comme un roi d'Asie. Ce devait
être bien autre chose encore chez les heureux de l'époque, qui avaient
leurs mille sesterces à dépenser à un repas; qui eût été assez fou pour
imposer une vie politique à ces personnes si délicates, si comfortable-
ment choyées dès leur enfance, qui craignaient le chaud et le froid ,
la faim, le vent, le soleil; pour qui la toge était trop lourde, la chaus-
sure romaine trop étroite, à qui il fallait des sandales et une robe de
soie presque transparente, qui en été se tenaient la main fraîche en
maniant un pommeau de cristal , qui avaient trouvé le moyen ( et un
moyen bien étranger à nos mœurs ) pour faire cinq repas en un jour :
gens ayant des esclaves propres à tout, depuis la poésie jusqu'à la cui-
sine, depuis les grandes affaires jusqu'au balayage de la maison, dis-
pensés par là de tout soin domestique , pouvant perdre leur temps
au Forum, aux basiliques, au Champ-de-Mars, aux bains surtout,
lieu d'assemblée, de conversation, de lecture! Dieux de la société
si le peuple en était roi, mais dieux fainéans comme ceux d'Epicurel
Mais à quoi servait ce double perfectionnement de l'intelligence ei
de la vie matérielle sous un Caïus çu un Tibère, qui pouvait au premier
jour de mauvaise humeur vous envoyer dire de vous mettre au bain
etd'ouvrir vos veines? La plus grande partie de l'humanité était donc
toujours souffrante, l'humanité toute entière, sans parler de bien des
souffrances que nous pourrions rechercher et d'autres que nous ne
connaissons pas , était au moins sans cesse menacée; enfin , le règne
d'un homme en délire n'était ni chose invraisemblable, ni chose im-
possible : c'était chose réelle et éprouvée. Est-ce donc que la civilisation
ne serait point seulement dans le perfectionnement de la vie maté-
rielle, ni même dans le développement de l'intelligence? — Après y
avoir bien réfléchi , je ne la ferais pas consister dans les chemins de
fer , les diligences, les beaux poèmes, les beaux édifices, les beaux
tableaux et le coton à bon marché; je la reconnaîtrais dans ces deux
choses: au dedans de l"homme,la pureté des croyances; audehori^,
l'esprit d'humanité.
F. 1»E ClïAMPAGNY.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
!4 décembre 183T.
A peine complétée par les élections de la Corse et dci Ploërmel, la nouvelle
chambre des députés a déjà un vide à combler dans ses rangs, par la mort
de M. Semerie, compatriote et ami de M. Thiers, M. Semerie, jeune encore,
avait succédé , comme procureur-général d'Alger, à M. Pvéalîier-Dumas,
qui occupe aujourd'hui les mêmes fonctions en Corse, et qui a cessé de faire
partie de la chambre. Le ministère n'a pas encore remplacé M. Semerie
dans la direction du parquet d'Alger, qui devient de jour en jour plus im-
portante, à mesure que la domination française s'affermit et s'enracine dans
la régence, et que le vœu d'une occupation large, féconde, progressive, se
prononce de toutes parts avec une irrésistible énergie.
Les chambres vont donc s'ouvrir; les partis vont donc se trouver en pré-
sence; tous les calculs de majorité, d'opposition, d'équilibre, de centre
droit et de centre gauche, auxquels on se livre depuis un mois, vont subir
la décisive épreuve du scrutin, et on va savoir, pour quelque temps du
moins, de quel côté souffle le vent de la puissance parlementaire. Nous
croyons, nous, que ce sera légèrement à gauche; d'autres, il est vrai, disent
non, mais pour l'avenir seulement, à ce qu'il paraît, car pour le passé ils
adoptent pleinement la marche que le vaisseau ministériel a suivie suus
cette influence. Amnistie, dissolution de la chambre, abandon de la loi
d'apanage , des lois de déportation et de non-révélation, adoucissement gé-
néral du système de résistance; tout cela, ils l'approuvent, et s'ils ne l'ont
pas fait, vraiment ils en sont au désespoir, et il y a de quoi. C'est toujours
quelque chose de gagné; et puisqu'on s'exécute maintenant de si bonne
grâce, il n'y aura pas de récriminations à essuyer contre une politique sanc-
tionnée par l'approbation de ceux-là mêmes qu'elle condamne. Aussi doit-on
s'attendre à les voir s'applaudir les premiers de la situation dont le minis-
tère ne manquera pas de retracer le tableau dans le discours de la couronne.
Jamais il n'y aura eu dans une chambre de députés plus de monde satisfait
à la fois.
TOME XII. ' 49
770 REVCE DES DEUX MONDES.
Nous conseillons au centre gauche de rendre à son voisin le centre droit
politesse pour politesse, et de ne pas être exclusif dans la première ques-
tion sur laquelle la chambre devra se dessiner, celle des vice-présidences
et de l'organisation du bureau. Agir autrement, ce serait se montrer aussi
intolérant dans un sens que les doctrinaires l'étaient dans un autre, et,
disons plus, ce serait une faute de tactique; car maintenant la supériorité
étant acquise au centre gauche, comme elle appartenait précédemment au
centre droit, il lui convient d'attirer et d'absorber en lui tout ce qui est
susceptible d'entrer dans la maprité dont il doit incontestablement former
le noyau?
On se demande quel parti prendra le ministère dans toutes ces questions,
quels candidats il adoptera plus directement comme les siens. Evidemment
il ne sera pas exclusif ; il ne le peut , ni ne le doit. Encore moins croyons-
nous qu'il ait l'intention de se jeter complètement à droite. Certains rap-
prochemens, qui ont fait beaucoup de bruit, ne peuvent aller jusque-là sans
imprudence, et nous supposons qu'ils témoignent plutôt de la force du mi-
nistère que de ses craintes. On lui rend hommage en venant à lui, et c'est
assez pour lui d'accueilHr ceux qui se rallient à son drapeau. Ils n'ont pas
de conditions à lui faire, ils ne peuvent qu'accepter les siennes. D'ailleurs la
vérité des situations ne se change pas au gré de l'homme d'état. Elles domi-
nent ses volontés ou ses caprices; elles lui font la loi et lui montrent la
route; s'il n'y entre pas, il perd de sa force et prépare lui-même sa chute.
Nous comprenons que le ministère ait à cœur de gagner, parmi ses anciens
ennemis, telle capacité financière, telle spécialitité économique dont l'appui
lui serait utile dans une discussion embarrassante. Rien de mieux assuré-
ment : c'est de la politique, et pour s'être heurté une fois ensemble sur le
chemin des affaires', on ne doit pas rester éternellement ennemis. Mais il ne
faut pas non plus retourner en arrière pour relever celui qu'on a renversé.
Si l'on se retrouve, tant mieux; mais on ne doit pas se rechercher. C'est
un aveu d'impuissance ou de faiblesse que les partis et les ministères, qui
sont toujours des partis , bon gré mal gré, ne font pas impunément.
La situation du ministère est bonne, on ne saurait le nier. Cependant elle
a ses difficultés naturelles au début d'une session, et, qui plus est, au début
d'une législature nouvelle. Ces difficultés proviennent surtout de l'incerti-
tude d'esprit où l'on peut supposer qu'arriveront à la chambre les nouveaux
députés, qui en forment à peu près le tiers. Mais il y a pour le ministère un
moyen de fixer l'irrésolution de tous ceux qui n'ont pas de parti pris, et
c'est le plus grand nombre. Le moyen, c'est que le ministère marque tout
d'abord très nettement sa propre position, et cela conformément à son passé.
Qu'il hésite, qu'il attende l'impulsion, qu'il semble avoir besoin de cer-
taines alliances, on le croira faible, on le croira dominé; il y aura confusion
dans les idées, et personne ne saura plus à quoi s'en tenir. Eh bien ! nous
croyons que cette position sera hautenient prise dans le discours de la cou-
ronne, et que tout le monde y pourra reconnaître un plan de politique biea
arrêté, à tendances libérales pour le dedans, nationales pour le dehors.
Au reste, il se pourrait faire que l'année atteignît son dernier jour, sans
que la chambre fat définitivement constituée. La vérification des pouvoirs
demandera beaucoup plus de temps qu'à l'ordinaire, à cause du grand-
REVUE. — CHRONIQUE. 771
nombre de nouveaux députés qui auront à produire leurs titres, et des élec-
tions contestées qui soulèveront certainement des discussions assez vives.
En attendant, le ministère s'occupe d'élaborer divers projets de lois d'in-
térêts matériels, parmi lesquels on en cite un sur la réduction du timbre
des journaux. M. de Montalivet et le ministre des finances doivent appeler
les gérans des principaux journaux à concourir à la rédaction de ce projet
de loi, qui cette fois ne sera pas conçu en haine de la presse, ainsi que le
voulait, sous le ministère du 6 septembre, un jeune sous-secrétaire d'état
fort acharné contre le vieux journalisme , comme on disait alors , et qui dé-
veloppait avec chaleur ses idées sur l'abolition du timbre, uniquement
pour tuer la vieille presse, qui lui a pourtant pardonnée avec une si tou-
chante abnégation. Les chambres auront aussi à consacrer, par le vote des
allocations nécessaires, quelques-uns des chang'emens que plusieurs minis-
tres ont faits dans l'intérieur de leurs départemens, et les améliorations in-
troduites par M. de Salvandy dans l'enseignement supérieur. On n'a pas
rendu aux efforts du ministre de l'instruction publique la justice qu'ils
méritent, ni reconnu toute la sollicitude qu'ils attestent pour les progrès
de la science, dans la direction qu'ont prise les hautes études. Ainsi trois
chaires nouvelles viennent d'être instituées par ses soins, l'une au Collège
de France, l'autre à la Faculté des Sciences, la troisième à la Faculté de
Droit, et confiées à des hommes spéciaux, dont le choix, celui des deux
premiers surtout, a mérité l'approbation générale. M. de Salvandy a donné
celle de mécanique expérimentale à M. Poncelet, de l'Académie des Scien-
ces, et celle de l'histoire naturelle des corps organisés à M. Duvernoy, doyen
de la Faculté des sciences de Strasbourg et collaborateur de Cuvier. La
troisième est la chaire de législation pénale comparée. Nous ne saurions
trop encourager M. de Salvandy à porter sur des créations de ce genre
l'activité d'esprit dont il a fait preuve depuis qu'il a recueilli l'héritage de
M. Guizot.
Il a transpiré jusqu'ici fort peu de chose d'un complot que nous avons lieu
de croire assez informe et encore éloigné heureusement de sa maturité,
contre les jours du roi. Une haine fanatique et qui a survécu à l'amnistie,
ce grand acte de clémence et de sagesse, couronné d'ailleurs de si heureux
fruits, aurait poussé un homme obscur à faire, sous un faux nom, succes-
sivement plusieurs voyages en Angleterre pour y appliquer à la construction
d'une nouvelle machine infernale les prodigieuses ressources de l'industrie
la plus avancée, et ce serait un dessin, trouvé par hasard dans un porte-
feuille égaré, qui aurait mis l'autorité sur les traces du projet régicide. Nous
ignorons jusqu'à quel point les découvertes qu'ont dû am.ener les arresta-
tions faites depuis quelques jours, peuvent être sérieuses; mais nous croyons
que si elles ont mis le gouvernement dans le secret de vœux et d'espérances
coupables, elles ne lui ont pas fourni assez de moyens pour établir la culpa-
bilité actuelle de ceux que la tranquillité publique condamne à se repaître
de leurs impuissantes illusions. Irons-nous, à ce propos, déclamer contre
notre temps? à Dieu ne plaise! Toutes les révolutions laissent les mêmes
passions, les mêmes dangers, les mêmes ressentimens après elles, et il ne
faut connaître ni l'humanité, ni l'histoire, pour imputer exclusivement à
notre siècle ce qui est de tous les temps.
49.
772 REVUE DES DEUX MONDES.
Le parlement anglais sera probablement sur le point de se séparer au mo-
ment où nos chambres se réuniront, et dans cette courte session il aura été
saisi des questions les plus graves, il aura offert les luttes les plus animées.
Déjà le ministère de lord Melbourne a obtenu plusieurs votespoliliques d'une
haute importance et gagné la bataille toutes les fois qu'il l'a engagée ou ac-
ceptée. Sa dernière victoire est celle qu'il a remportée dans la question des
pensions accordées par la couronne, et il y a eu de sa part autant d'habileté
que de raison à donner spontanément cette satisfaction à l'opinion publique
sur un des points qu'elle a le plus vivement pris à cœur. Dans la discussion de
l'adresse , le chancelier de l'échiquier avait promis de faire lui-même sur les
pensions de la liste civile, jusqu'à présent respectées à chaque changement de
règne, une proposition qui atteindrait le but auquel tendaient depuis plu-
sieurs années tous les efforts des radicaux, et consacrerait l'intervention
du parlement dans la distribution des faveurs de la cour. C'est la pro-
messe qu'il est venu accomplir en demandant à la chambre des communes
la formation d'un comité d'enquête et d'examen sur les pensions, dont
le chiffre est considérable, et qui ne sont pas toujours très convenablement
placées , s'il faut en croire des rumeurs peut-être exagérées, mais au moins
fort accréditées dans le public. Ce qui'est incontestable, c'est que l'aristo-
cratie anglaise a largement exploité la faveur et la générosité du souverain
depuis l'avènement de George III à la couronne, et de plus, que la longue
domination des tories a naturellement donné aux libéralités royales une di-
rection politique fort avantageuse pour les plus illustres familles de ce parti.
On trouvera sans doute sur la liste des pensions un certain nombre de récom-
penses bien méritées et qui répondent à des services réels ; mais souvent elles
en dépasseront la valeur, et la grandeur des fortunes qu'elles viennent ac-
croître , leur donnera , de la part du souverain qui les accordait , le caractère
d'une prodigalité condamnable , et de la part-du lord opulent qui les accep-
tait, celui d'une avidité scandaleuse. Les tories ont opiniâtrement disputé
le terrain et réuni toutes leurs forces contre la proposition du chancelier de
l'échiquier, qui n'en a pas moins été adoptée par une majorité triomphante
de soixante- deux voix.
Le ministère a présenté aussi le nouveau bill de réforme des corporations
municipales d'Irlande, question de vie ou de mort pour lui, et qui servira
de pierre de touche aux dispositions conciliantes que l'on attribue à la majo-
rité de la chambre des lords. Aucune alliance n'est possible entre les tories
libéraux et les whigs conservateurs, si cette mesure et celle de la commu-
tation des dîmes, avec le fameux principe de l'appropriation qui a renversé
le ministère de sir Robert Peel, ne sont préalablement accordées au cabinet
Melbourne; mais quand il aura une fois obtenu ces deux gages, il pourra
dérinitivement rompre avec les radicaux et retrouver sur les bancs de l'an-
cienne opposition les alliés qu'il perdra sur ceux do son ancienne majorité.
O'Connell môme, à peu près satisfait pour son Irlande, continuerait peut-
être à l'appuyer ou garderait au moins beaucoup de ménagemens avec lui,
et l'Angleterre se reposerait quelque temps dans cette réforme parlemen-
taire que lord John Russell proclame une mesure finale , tandis que de nom-
breux mecliiigs en demandent la réforme. C'est lord John Russell qui a
raison : non pas, certes, qu'il n'y ait encore beaucoup à faire, beaucoup à
réformer, beaucoup à détruire ou à refondre en Angleterre; mais le parle-
REVUE. — CHRONIQUE. 773
ment, tel qu'il est consti lue, suffit à la tâche, et pour apprécier les services
qu'il peut rendre à la cause du progrès, de la justice et de l'égalité, il n'y
a qu'à voir ceux qu'il lui a déjà rendus. Ce serait une belle histoire à faire
que celle des immenses améliorations introduites eu quelques années dans
toutes les instituti.ms de l'Angleterre. Administration, finances, législation
du paupéri sme, régime industriel , liberté commerciale, liberté municipale,
liberté religieuse , tout s'est ressenti de l'impulsion donnée par la réforme
parlementaire , fille elle-même de la révolution de juillet. Les whigs peuvent
justement s'en enorgueillir, car ils ont bien mérité de leur patrie et de l'hu-
manité. Cette vieille société anglaise, dont les plaies sont ainsi une à une
soudées et montrées au grand jour, était cependant bien puissante. Avec tous
ces vices au fond du cœur, ces inégalités, ces privilèges absurdes, ces rè-
glemens vexatoires ou barbares, elle a soutenu, contre la révolution fran-
çaise et l'empire , une lutte gigantesque d'un quart de siècle, et elle a eu le
dernier mot, tant il est vrai que, dans un état vigoureusement organisera
puissance extérieure n'a'frien de commun avec la bonté des institutions,
quant au bonheur et à la liberté des individus.
L'Angleterre pourrait ]bien être appelée au premier jour à faire un essai
de ses forces contre une colonie de plus en plus rebelle à ses lois. L'agitation
menaçante qui se propage dans le Bas-Canada, prend le caractère le plus
grave; et ce qui prouve que le ministère anglais en voit les progrès avec in-
quiétude, c'est qu'il adopte des mesures militaires et songe à nommer gou-
verneur le lieutenant-général sir John Colborne, c'est-à-dire apparemment
à concentrer tous les pouvoirs entre les mains du commandant des troupes.
Il y a eu récemment à Montréal une rixe sérieuse entre le parti canadien
et le parti anglais , qui a révélé l'existence d'une association contre le gou-
vernement, pour servir les^projets des séparatistes; car aujourd'hui on ne
saurait douter qu'il n'y ait dans la population canadienne un mouvement
d'opinion qui la pousse à l'indépendance, puisqu'elle réclame des droits qui
annuleraient de fait l'autorité de la métropole. Les Canadiens se plaignent
de l'inégale répartition des emplois, qui constitue en faveur des Anglais une
espèce de monopole; ils se plaignent de l'opposition constante du conseil lé-
gislatif, dont les membres sont nommés par la couronne, à tous les vœux de
la chambre d'assemblée , qui émane de l'élection; ils se plaignent encore de
la partialité du conseil exécutif^, composé de trente-cinq membres, aussi à
la nomination de la couronne, et de l'organisation vicieuse du pouvoir judi-
ciaire. Si l'on avait des informations plus complètes sur l'ensemble de la
question , il est probable qu'à côté des griefs politiques on en trouverait qui
se rattachent à la législation des rapports commerciaux. Mais aucune puis-
sance n'a d'agens consulaires dans les colonies anglaises ; et, malgré la liberté
de la presse , on ne connaît qu'imparfaitement les détails de la querelle entre
le Canada et le gouvernement britannique. La situation actuelle, sans parler
des désordres matériels et de l'agitation qui se manifeste partout, est une
situation violente et extra-légale, en .ce que l'assemblée législative refuse
les subsides depuis plusieurs années, n'est plus réunie que pour la forme,
et oblige chaque fois le gouverneur, par sa turbulence et la vivacité de son
langage, à la renvoyer au bout de quelques séances. En attendant la fin d'un
pareil état de choses, les officiers de la couronne ne sont pas payés , et toutes
les affaires dans lesquelles il faut que l'assemblée législative intervienne,
774 REV^UE DES DEUX MONDES.
sont forcément suspendues. Mettre un terme à cette lutte, pourvoir, sans
le concours de l'assemblée législative , aux frais d'administration de la pro-
vince, tel était le but des résolutions que lord John Russell a fait adopter,
dans la dernière session , par la chambre des communes. Mais elles n'ont pas
obtenu force de loi , parce que la chambre des lords n'a pas eu le temps de
les discuter, et c'est à leur seule annonce que le mécontentement des Cana-
diens s'est traduit en actes plus expressifs, qui ont à leur tour provoqué des
rigueurs nouvelles de la part du gouvernement.
Le ministère anglais se trouve sans doute fort embarrassé de l'attitude que
prend la plus belle moitié du Canada. Cependant il ne paraît pas, jusqu'ici,
disposé à essayer de quelques concessions pour y rétablir le calme; et peut-
être, sans trop le savoir, au lieu de se poser comme arbitre impartial entre
deux nationalités jalouses, est-il resté sous l'influence exclusive de l'une des
deux, qui défend ses privilèges avec d'autant plus d'opiniâtreté qu'elle se
sent la plus faible.
Le côté politique de la question d'Espagne a repris toute son importance
depuis l'ouverture de la nouvelle session des cortès, ainsi que le faisaient
pressentir l'esprit des élections et le discours de la reine régente. Le parti
modéré ne pouvait pas rentrer dans les affaires sans remuer aussitôt, à tort
ou à raison , les idées et les espérances qui se sont identifiées avec lui , et
que l'on doit regarder comme la base de sa politique. S'appuyer sur la
France, en invoquer les secours, demander une plus large interprétation
du traité de la quadruple alliance, faire valoir le triomphe de ses opinions,
le rétablissement de Tordre et de la discipline , l'effacement des tristes sou-
venirs de la Granja, la reprise des erremens du ministère Isturitz, tels de-
vaient être l'attitude et le langage du parti modéré. Il l'annonçait lui-même
à Madrid avant la réunion des cortès, et, dès leurs premières séances, il a
ainsi développé ses vues et marqué sa position. Mais en même temps il a eu
bien soin d'éloigner toute apparence de réaction, d'abjurer le statut royal,
de constater solennellement que la constitution de 1837 avait réalisé ses
désirs, et qu'il l'adoptait entièrement^, sans arrière-pensée de modification
ou de réforme. Cette conduite du parti modéré est aussi habile dans l'in-
térêt de sa propre cause qu'elle est sage dans l'intérêt de l'Espagne. Il a
brisé par là une des armes les plus dangereuses employées contre lui par
ses adversaires, qui n'avaient cessé de le freprésenter comme attaché au
principe d'une charte octroyée et contraire à celui d'une constitution libre-
ment débattue entre la nation et le souverain. Maintenant c'est une res-
source qui manque au parti exalté, sous l'empire duquel a été faite cette
même constitution de 1837. Ses rivaux se sont placés sur son terrain, et,
hâtons-nous de le dire, ils s'y sont placés de bonne foi. Agir autrement,
c'eût été de la maladresse et de l'mgratitude; car la première application
d'une loi fondamentale, votée sans leur concours, leur a été trop favorable
pour qu'ils n'aient pas da s'empresser de s'y rallier franchement, et d'autant
mieux que le triomphe de l'opinion modérée dans les élections n'est pas un
effet du hasard, mais provient certainement du principe de l'élection directe,
substitué aux trois degrés de la constitution de 1812.
Le parti modéré se trouve donc pour l'Espagne et pour lui-môme dans
une excellente position. Il n'est pas responsable du mal qui s'est fait, de
rexlensioD qnc la unerre civilt' a prise dans le cours des deux dernières
REVUE. — CUROJ^iOUE. 775'
années, et il se crée un niêiite aux yeux du pays, en aUuptaut coaime déii-
nitif son état légal, avec plus de sincérité peut-être qu'un certain nombre
de ceux qui ont voté la constitution. Voyons maintenant ce qu'il peut faire,
ce dont il est capable, quelles chances de salut il représente, ce qu'il apporte
de ressources et de forces à la cause libérale; car, si les destinées de l'Es-
pagne ne lui sont pas encore ofllciellenient confiées, il n'en exerce pas moins
dès aujourd'hui une influence décisive sur la marche du gouvernement,
puisqu'il est en majorité dans les deux chambres, que les deux présidons
lui appartiennent, qu'il semble avoir inspiré le discours de la couronne et
qu'il a rédigé les deux adresses, puisque le vent de l'opinion publique souffle
dans ses voiles, et que tout le convie à tenter encore une fois la diflicile
épreuve du pouvoir.
Eh bien ! nous le disons à regret, le parti modéré a d'abord commis une
faute; il a trop vile laissé voir qu'il désespérait de sauver l'Espagne par ses
propres moyens, et que l'intervention étrangère était toujours son idée iixe.
Il est possible qu'en théorie , le parti modéré ait raison; que l'Espagne n'ait
pas d'autre chance de salut que l'intervention de ses alliés, ou du moins
qu'elle soit condamnée, si on ne lui accorde pas l'intervention, à se débattre
et à s'épuiser, on ne sait combien d'années encore, dans les vicissitudes de
la guerre civile et les convulsions de l'anarcliie. Mais il ne faut, ni dans le
gouvernement des nations, ni dans celui des intérêts privés, aller se briser
le front contre une barrière infranchissable, sous prétexte que c'est le meil-
leur ou le plus court chemin. Nous accordons sans peine au parti modéré
qu'il a fait preuve de sens, de lumières et de vrai patriotisme, en foulant aux
pieds un ridicule orgueil national pour demander l'intervention en 1835;
nous lui accorderions même davantage, s'il le fallait, en ce qui concerne
l'intérêt de la France et l'honneur de la révolution de juillet dans cette ques-
tion. Mais quand nous lui aurons fait toutes ces concessions, il n'y aura gagné
que d'avoir raison en théorie et non de réussir en pratique. L'intervention
ne sera pas devenue plus possible, et on ne sera pas plus près de faire pro-
duire, au traité de la quadruple alliance, autre chose que l'insuffisante ferme-
ture de la frontière.
Dans un discours très rem.arquable prononcé sur cette question, M. Mar-
tinez de la llosa semble attribuer uniquement à la révolution de la Granja
l'inexécution du plan de coopération anglo-française offert à l'Espagne par
le ministère du 22 février. C'est une erreur. La nouvelle de la révolution
de la Granja est arrivée à Paris au milieu d'une crise ministérielle, causée
par la résistance que rencontraient déjà les mesures nécessaires à l'accom-
plissement de ce projet, et les évènemens de Saint-Ildephonse n'ont fait que
fortitier, à juste titre, il faut le reconnaître, les répugnances qui s'étaient
déjà prononcées. Or, s'il est vrai que le nouvel ambassadeur d'Espagne au-
près de la cour des Tuileries, M. le marquis d'Espeja, vienne plaider en fa-
veur de l'espèce de réaction qui s'accomplit contre les hommes et les choses
de la Granja, pour obtenir du gouvernement français la reprise des mesures
offertes à ai. Isturilz , nous craignons que l'Espagne n'aille au-devant d'un
mécompte qui refroidira les populations pour la cause de la reine, sera
exploité par les carlistes et rendra des chances de retour au parti exalté.
On a beaucoup remarqué dans ces derniers jours l'approbation formelle
donnée par le gouvernement de la reine à rexéculion du colonel Iriarle,
776 REVUE DES DEUX MONDES.
rigueur d'Espartero que tout le monde n'a pas favorablement jugée. Cepen-
dant il est à noter que l'adresse du sénat contient aussi, sur ces mesures des-
tinées à rétablir et à venger la discipline militaire, un paragraphe où elles
sont applaudies sans réserve, ce qui indique la profonde horreur que tous
les honnêtes gens avaient ressentie des assassinats de Saarsfield et d'Escalera.
Les armées espagnoles avaient besoin de ces terribles exemples. Elles ont
trop souvent, depuis les premiers jours de^la guerre de l'indépendance,
impunément donné celui du meurtre de leurs généraux , comme s'il les dé-
dommageait des privations ou des revers de la campagne.
La guerre civile n'est pas très active en ce moment. Dans les provinces
du nord, on se tient des deux côtés sur la défensive; mais on se prépare à
une campagne sérieuse pour l'époque de la reprise des opérations. Les car-
listes conservent la plupart des positions qu'ils ont occupées et fortifiées, et
le comte de Luchana vient de reconnaître qu'il fallait renoncer à rompre,
dans l'état actuel des choses, leur principale ligne. La mauvaise saison se
passera donc à s'observer, en recevant, au milieu du travail de réorgani-
sation des deux armées, Icj contre-coup , heureux ou malheureux, des
évènemens politiques du dehors. Sur tous les autres points du royaume les
bandes rebelles font toujours à peu près ce qu'elles veulent, parce qu'elles
ne tentent plus de grandes opérations, et que les généraux constitutionnels
suivent la même tactique. L'Estramadure est la seule province oi^i le mal se
soit aggravé. Les factieux y ont pris un accroissement considérable et com-
muniquent avec le Portugal d'où ils tirent même quelques ressources, parce
qu'ils ont dans leurs rangs des ofiiciers miguélistes. On s'en plaint égale-
ment à Madrid et à Lisbonne; mais les deux gouvernemens de la Péninsule
manquent de force pour faire mutuellement respecter leurs frontières, et il
n'y a pas de jour que les correspondances du Portugal et d'une partie de
l'Andalousie avec Madrid ne soient interceptées et brûlées. Déjà les certes,
avant de s'engager dans la discussion de l'adresse, ont demandé des expli-
cations au ministère sur la longue impunité de ces brigandages. On devine
bien ce que répond le ministère, ce qu'il promet, et le peu qui résulte de
pareilles interpellations, dont les chambres espagnoles ne sont pas assez
sobres.
Le cabinet présidé par M. Bardaji, qui en est à la fois le chef et le seul
homme sérieux, paraît devoir bientôt faire [place à une administration
qui réunirait un plus grand nombre de notabilités libérales et de capacités
de tribune. On désignait, il y a un mois, M. le duc de Gor, membre du
sénat, comme devant être {mis à sa tôte, et ce choix eût fait honneur à la
reine régente. Il aurait d'ailleurs été agréable aux deux gouvernemens de
France et d'Angleterre. Mais aujourd'hui, sans vouloir dire que cette com-
binaison soit abandonnée , il est permis de croire que la rentrée en Espagne
de MM. de Toreno, Isturitz, Cordova, et autres personnages influons du
parti modéré, aura eu pour effet d'en faire soumettre l'idée à une nouvelle
discussion ; et s'il faut en dire toute notre pensée, nous craignons maintenant
que beaucoup d'intrigues ne tardent pas à se renouer autour de la reine, à
la faveur d'une situation qui encourage toutes jes espérances et provoque
toutes les prétentions. Du moins on peut affirmer d'avance que l'ambassade
de France y restera complètement étrangère.
Au milieu de cette évolution des partis en Espagne , qui a fort inulilemeat
REVUE. —CHRONIQUE. 777
réveillé la question d'intervention, il est curieux d'observer comment le
grand intérêt qui unit la cause de la reine à celle de la révolution de juillet,
disparaît, aux yeux de certaines gens, devant une pure question départi, et
comment on retombe ainsi dans la faute commise, il y a deux ans, par les
journaux de l'opposition. De ce que M. Martinez de la Rosa et les opinions
modérées qu'il représente ont reconquis leur ascendant à Madrid, de ce que
le général Espartero sévit avec une rigueur, qui n'est tout au plus que tar-
dive, contre des attentats qui ont indigné l'Espagne et souillé l'honneur de
ses armées, on tire celte conséquence étrange, que si l'intervention avait
lieu maintenant, nos soldats iraient avec répugnance prêter l'appui des
armes françaises à une réaction contre-révolutionnaire. Nous tenons d'abord
à rassurer les esprits qui accueillent de pareils scrupules. Il n'y aura pas
d'intervention, et la question n'est plus, sous le point de vue pratique, de
celles que la discussion puisse faire avancer. Mais nous n'en disons pas moins
à ceux qui apportent dans ce débat des passions si exclusives et des pré-
jugés si étroits, qu'avec tous ces raisonnemens ils contribuent pour leur
part à égarer l'opinion. S'ils trouvent que l'intervention serait mauvaise,
quand le parti modéré, allié politique du gouvernement français, domine
à Madrid , le gouvernement , de son coté, n'a pas eu tort de juger la question
au point de vue de ses affinités politiques, et de refuser l'intervention au parti
exalté, qui n'ajamais fait mystère de ses sentimens hostiles envers la France,
depuis qu'il est arrivé au pouvoir dans !a personne de M. Mendizabal. Il
serait digne deceuxà qui nous répondons ici de souhaiter à l'Espagne quelque
nouveau bouleversement, la constitution de 1812 et des juntes, par exemple,
comme moyen de salut, vu le grand bien que lui ont fait depuis trois ans
les mouvemens révolutionnaires et l'heureuse impulsion que leurs chefs,
M. Mendizabal et autres, ont donnée à ses affaires. C'est une politique de
niveau avec celle qui a dicté contre l'intervention, sous le ministère du duc
de Broglie , des déclamations stupides , et qui aboutirait infailliblement à la
ruine de l'Espagne.
JN'ous ne quitterons pas cet important sujet, qui reviendra long-temps
encore sous notre plume , sans dire que l'opinion publique suit avec une
vague inquiétude le développement des travaux que font les Anglais au
Passage, les envois de troupes anglaises sur la côte nord de l'Espagne, toutes
les mesures enfin qui caractérisent, de la part du gouvernement anglais, une
espèce de prise de possession. Il est probable que dans la discussion de
l'adresse on demandera au ministère quelques explications sur la réalité et
sur l'étendue de ces mesures , peut-être exagérées à dessein par des rap-
ports inexacts. Mais cet état de choses mérite d'autant plus de fixer sérieu-
sement l'attention, que, jusqu'à présent, les carlistes ont paru assez peu se
soucier des forces anglaises, qui, en effet, n'ont été ni heureusement ni
habilement employées au service de la cause constitutionnelle, et n'ont gêné
en rien l'exécution des plus dangereuses entreprises de don Carlos.
Nous n'avons pas encore parlé d'un événement qui a fait une grande sen-
sation dans toute l'Allemagne et provoqué de fort aigres discussions entre
les feuilles catholiques et les journaux prolestans, l'arrestation de l'arche-
vêque de Cologne, M. le baron Droste de Vischering, que le gouvernement
prussien a fait enlever et transporter dans une place de guerre, en lui in-
terdisant tout exercice ultérieur de ses fonctions épiscopales. Ce dénouement
TT8 REVCTE DES DEUX MONDES.
jnatteudu de la question qui s'agitait depuis long-temps entre Tobstiné prélat
et le cabinet de Berlin, a causé un étonnement général. Le gouvernement
prussien , quoique dirigé sous l'influence personnelle du roi dans un esprit
fort remarquable de rcligiosUc protestante , avait affecté pour les provinces
rhénanes, foyer d'un ardent catholicisme, des ménagemens et une bien-
veillance qu'il fait aujourd'hui valoir comme une preuve éclatante de sa
tolérance. Depuis la révolution de Belgique, ces ménagemens étaient de-
venus plus nécessaires encore, pour arrêter le mouvement naturel des ca-
tholiques rhénans vers les catholiques belges, aux mains desquels est arrivé
le pouvoir après quelques oscillations, et qui ont de grandes chances pour en
rester maîtres. Le cabinet de Berlin avait trouvé, dans le prédécesseur de
l'archevêque actuel, des lumières, de la modération, des dispositions con-
ciliantes et une certaine facilité à fermer les yeux sur des faits que con-
damne la doctrine catholique appliquée dans toute sa rigueur. Mais M. de
Viscliering manifesta dès l'abord un tout autre esprit, et ce qui a peut-être
le plus vivement offensé le gouvernement prussien, dont la hiérarchie admi-
nistrative est si sévère, c'est que le prélat a voulu se mettre, en matière de
religion, au-dessus des lois de l'état, ne relever que du saint-siége, ne re-
connaître que les brefs de la cour de Pvome , et refuser au pouvoir temporel
tout droit d'ingérence dans l'exercice de ses prérogatives spirituelles. Ainsi
l'archevêque a, de son autorité privée, condamné des doctrines théologiques
enseignées à l'université de Borm par le professeur Hermès, qui leur a donné
son nom et qui a laissé des disciples, x^près avoir condamné les doctrines,
Tarchevêque a interdit ceux qui les professaient, et refusé la consécration
cléricale aux jeunes étudians qui les auraient embrassées, le tout sans avoir
songé à se concerter avec un gouvernement très jaloux de ses droits. La
cour de Rome a donné raison au prélat. Mais, quoi que monseigneur Gapac-
cini, sous-secrétaire d'état des affaires étrangères, chargé récemment d'une
mission politico-religieuse dans le nord de l'Allemagne, en ait pu dire à
Berlin, le ministère prussien n'a pas pardonné à M. de V^ischering ses allures
indépendantes et ses audacieuses prétentions. On avait encore avec lui un
autre sujet de dissentiment. L'archevêque de Cologne a voulu exiger que
tous les enfans qui naîtraient de mariages mixtes fussent élevés dans la re-
ligion catholique , et en a fait une question de validité pour les unions de ce
genre, tandis que l'usage, conforme, si nous ne nous trompons, à un ar-
ticle spécial du traité de Munster, est d'élever les enfans dans la religion
du père. Nouvelles négociations à ce propos entre le gouvernement prus-
sien et l'inflexible prélat. M. d'Arnim, ex-président de régence à Aix-la-
Chapelle, M. de Bunsen, ministre de Prusse à Rome, fervent unioniste,
mais homme sage et modéré, y ont épuisé tous leurs moyens de persuasion.
M. de Yischering avait fini par refuser de les voir et n'écouter personne. Ce
n'est qu'après de vains efforts pour éviter un scandale, que le cabinet de
Berlin, poussé à bout , a fait enlever le prélat, et nommer à sa place un ad-
ministrateur du diocèse par le chapitre de la cathédrale. Voilà toute la
vérité sur cette affaire; M. de Bunsen doit être parti de Berlin au commen-
cement du mois pour retourner à son poste auprès de la cour de Rome , et
conjurer, par les explications nécessaires, l'infaillible mécontentement du
chef de l'église.
On ne saurait dire encore jusqu'où peut aller celui de la population ca-
REVUE. — CHRONIQUE. 779
tholique des provi nces rhénanes. Ce sont des actes qui ne produisent point
immédiatement leurs résultats, mais qui s'enfoncent dans la mémoire des
peuples , et dont le souvenir reparaît souvent plus tard avec toutes ses consé-
quences. Pour le moment, si l'interdiction de M. de Vischering peut créer
au gouvernement prussien quelques embarras à Cologne et à Trêves, cette
mesure n'en a pas moins été favorablement accueillie par l'opinion publique
en Allemagne. Ou y a vu la contre-partie des tendances ultramonlaines et
monastiques auxquelles s'abandonne de plus en pins le roi de Bavière, avec
un zè^e peu éclairé et dans un esprit de réaction qui descend jusqu'à la
puérilité; car il est difficile de caractéiiser autrement une ordonnance ré-
cente du roi Louis, qui supprime les dénominations des huit cercles de la
Bavière, empruntées, selon le système français, aux principales rivières
qui traversent chacun d'eux, comme l'Inn, le Danube, la Re£:nitz, pour
leur substituer les anciennes dénominations de Bavière, Franconie, Palati-
nat. C'était appliquer au gouvernement les rêves de l'école historique de
la Gazette y qui pourra y voir un commencement de restauration du pro-
vincialisme. Puisque le roi de Bavière est en si beau chemin et soupire si
ardemment après la réhabilitation du passé , nous avons un conseil à lui
donner : c'est d'effacer le dernier souvenir des odieux bienfaits de la révolu-
tion française, en déposant la couronne et le titre de roi dont il lui est re-
devable, et en restreignant la souveraineté dans les limites de la supré-
matie territoriale, de la simple landes hoàeil , dont jouissaient les électeurs
de Bavière et les électeurs palatins, les ducs de Deux-Ponts et les ducs de
Simmcrn qu'il représente. 11 n'y aura plus de cette façon ni traditions fran-
çaises, ni souvenirs révolutionnaires, ni principes de la philosophie du
xviir siècle, dans son gouvernement, qui voguera désormais à pleines voiles
sur la haute mer de l'école historique.
lï'aeiilté des Eiettres.
L'enseignement public de M. Patin à la faculté des lettres remonte à 1831.
Il paraissait alors comme suppléant dans cette chaire où M. Villemain lais-
sait le souvenir d'une éloquente parole et d'une critique si habilement fer-
tile en aperçus brillans et nouveaux. M. Patin sut arriver à un succès bien
difficile au milieu des traditions si récentes du maître illustre. Depuis lors,
avec une persévérance que la faiblesse de sa santé rend jlus louable encore,
M. Patin, devenu titulaire de la chaire de poésie latine, n'a cessé d'y ap-
porter ce charme exquis des détails, cette proportion délicate du cadre et
de l'ensemble, cette finesse d'appréciation, qui semblent une pure émana-
tion des grâces antiques. Les années précédentes, M. Patin avait traité des
origines de la poésie latine, et on se souvient encore de ces ingénieuses
leçons qui, avec la traduction de M. Naudet, ont rendu sa vraie place à
Plante. L'an dernier, il a parlé de Catulle avec un sentiment vif et adroite-
ment ménagé, une convenance et un bon goût qui lui ont fait une place à
part dans l'enseignement. La Revue se proposait depuis long-temps de ne
point rester étrangère aux cours publies et d'en entretenir ses lecteurs. Nous
espérons pouvoir donner, cette année, à ce projet, au moins un commence-
780 REVUE DES DECX MONDES.
ment d'exécution. Par malheur, dansées comptes rendus de l'enseignement
supérieur, la critique devra souvent avoir une plus grande place que l'éloge.
Ce n'est point ici le lieu d'entrer dans aucun développement; mais nous
pouvons au moins annoncer, dès aujourd'hui, que nous suivrons M. Jouffroy
dans ses leçons de psychologie, M.Géruzez dans l'excursion qu'il fait cette
année au sein de la littérature du règne de Louis XIII, M. Fauriel dans
son histoire des lettres en Espagne, et enfin notre collaborateur, I\I. Am-
père, dans ses consciencieuses et savantes investigations sur la littérature
du moyen-âge et les origines de la langue française. — La leçon d'ouver-
ture du cours de M. Patin a pour sujet les poètes du siècle d'Auguste; nous
la donnons en entier.
Messieurs,
La suite de ces leçons, [sur l'histoire de la poésie latine, nous a con-
duits, en cinq années, par une route bien longue, mais dont les lenteurs,
dont les détours même n'étaient peut-être pas sans utilité, jusqu'à cette
époque poétique, si célèbre, si étudiée, si connue, que les exemples de la
Grèce préparèrent à Rome pendant les deux derniers siècles de la répu-
blique, dont l'achèvement se rencontra avec la fondation de l'empire , à la-
quelle Auguste, qui en favorisa à son profit le développement, sut attacher
son nom. Cette époque eut pour principaux caractères une correction de
formes, une perfection de goût, bien péniMîment acquises et qu'elle ne pou-
vait; garder long-temps, qui devait presque aussitôt s'altérer pour bientôt
se perdre, semblables en cela au théâtre même où se produisaient de tels
mérites, à ce monde romain formé pièce à pièce par la conquête, et qui, à
peine complet, commença à s'ébranler et à se dissoudre. Le siècle d'Au-
guste, je prends ce mot dans son acception littéraire, en la restreignant à
ce qui est particulièrement de mon sujet, à ce qui regarde la poésie, le siècle
d'Auguste commence pour nous à Virgile, et il se termine avec Ovide , qui
avait vu Virgile, mais qui n'avait fait que le voir, Virgilium vidi tanlum (1),
et qui , malgré toutes ses grâces, semble déjà loin de la vérité, delà pureté,
de la beauté virgiliennes. Si au premier de [ces deux noms nous ajoutons
celui d'Horace, qu'une certaine conformité de génie, de succès et de destinée
en a rendu inséparable, si nous faisons précéder l'autre de ceux qui l'ont
en effet devancé, et comme annoncé, de ceux de Properce et de Tibulle; si,
dans cette courte liste, nous tenons compte, comme nous le devons, des poètes
didactiques , Gratins et Manilius , si môme nous y comprenons , à raison de
son exquise élégance, le fabuliste Phèdre , qui n'a probablement rien publié
avant le règne de Tibère, nous aurons rappelé à peu près tout ce qui repré-
sente aujourd'hui la poésie d'un âge de loisir social , où l'art des vers, mêlé
aux plaisirs et aussi aux vices des P^omains, parure de leur luxe et de leur
corruption, occupait, avec un peuple d'amateurs, une fort nombreuse élite
d'écrivains distingués. Que de productions applaudies, admirées, dont quel-
ques-unes méritaient de l'être, et qui ont péri, péri tout entières, jusqu'aux
ruines, comme dit le poète. A peine en rencontrons-nous quelques débris
insignifians, particulièrement chez les grammairiens qui les ont conservés,
non par considération pour leur valeur poétique , mais pour constater cer-
taines curiosités de mètre, de langage, d'ortographe! Le plus souvent ce
(i)Ovicl., Tm/., IV, «2.
REVUE. — CHRONIQUE. 781
qui en reste, ce sont des noms, seulement des noms, mentionnés en pas-
sant par la critique ou par l'histoire, ou bien encore que les suffrages de
l'amitié ont fait arriver, jusqu'à nous dans les vers de quelque poète plus
heureux, destiné à toujours vivre. Yeut-on un exemple frappant de ces vi-
cissitudes de gloire contemporaine et puis d'éternel oubli ? Le biographe
d'Alticus compte parmi les personnes distinguées auxquelles cet illustre
romain rendit service dans des jours malheureux, L. Julius Galidus , le
poète le plus élégant, dit-il, que son temps ait produit après la mort de
Lucrèce et de Catulle : Quem, post Lticreln Cahdiique mortem, mullo ele-
ffantissimumpoelam nostram tuUsse œialein, vere videor posse conlendere (1).
Or, ce poète, ainsi célébré, et par un bon juge, sans le témoignage uni-
que de Cornélius Nepos, nous ne saurions pas môme qu'il a vécu. Le siècle
d'Auguste a compté bien des célébrités pareilles, auxquelles il nous faut
croire également sur parole. Et , pour ne pas les rappeler toutes, ce qui
serait infini, pour nous borner, parmi tant de grands auteurs oubliés, à
ceux dont l'oubli est demeuré le plus illustre, que savons-nous des élégies
de Gallus, des comédies de Fundanius, des tragédies de Pollion et de Va-
rias, rivales de la Médée d'Ovide, des épopées du même Yarius, et deRa-
birius, et de Cornélius Severus , et de Pedo Albinovanus, des poèmes didac-
tiques ou descriptifs de Macer, qu'en savons-nous , que le peu qu'en ont dit
un rhéteur comme Sénèque le père, un critique comme Quintilien, un his-
torien comme Yelleius Paterculus, Yirgilc, Horace, Ovide, qui les trai-
taient d'égaux et quelquefois de mieux que ceia? Ces poètes, qui pourtant
ont charmé leur temps, dont les vers, selon l'expression latine, volaient sur
les lèvres des mortels, n'ont laissé après eux, comme le vulgaire, que ces
espèces d'épitaphes.
Le temps, qui a traité avec rigueur quelques-uns d'entre eux, a fait,
on doit le croire, justice au plus grand nombre. Le temps, disait Eschyle,
ne respecte point ce qui se fait sans lui, et vous avez appris d'Horace, ce
grand maître dans un art, connu avant lui du seul Catulle et assez généra-
lement ignoré de son temps, dans l'art, professé depuis par Boileau , de
faire difficilement des vers faciles; vous savez par ses chagrines ou malignes
confidences, bien des fois répétées, qu'on se piquait alors à Rome d'inspi-
ration soudaine, de composition précipitée, qu'on redoutait, qu'on dédai-
gnait le lent travail de la lime, qu'on eût rougi de corriger, peut-être de
relire, qu'on se fût cru sacrilège en revenant sur des vers dictés apparem-
ment par Apollon. De là des surprises d'un jour, des succès sans lendemain,
de brillantes, mais périssables ébauches dont s'amusait un moment l'oisiveté
romaine et puis qu'elle abandonnait, faites pour durer ce que duraient ces
couronnes des festins que nous peint Properce, se séchant sur le front des
convives et parsemant de leurs débris les coupes encore pleines.
Ac veluti folia arentes liquere corollas ,
Quœ passim calathis strala nalare vides (2).
Parmi tous ces versificateurs qui s'arrêtaient amoureusement aux premiers
caprices de leur esprit, qui se complaisaient dans leur négligence, qui con-
fondaient avec l'art les procédés expéditifs du métier, se rciicontrèrcnt quel-
ques poètes, d'un génie plus patient et plus sévère, qui, les yeux attacliés
(ij Corn. Nep. in T. Pomp. Atlico , cap. xn.
(2) El., Il, U, 52.
782 REVUE DES DEUX MOjSDES.
sur le modèle idéal de la beauté, prétendirent à l'esprimer dans des œuvres
plus durables que l'airain, comme ils le disaient eux-mômes avec une con-
fiance que les siècles n'ont pas démentie :
Exegi monumenlum »re perennius (i).
L'un d'eux, détachant sa main mourante du monument qu'il avait voulu
élever à son pays et à son siècle et qu'un patriotique enthousiasme avait
proclamé d'avance plus grand que l'Iliade, chef-d'œuvre inachevé auquel
il pouvait dire, comme à son Marcellus : Si qua fala aspera rumpas.... lé-
guait à ses amis le soin, non pas de le donner au public qui l'attendait,
mais de le détruire , le jugeant trop loin encore de cette perfection , l'objet
de sa constante poursuite depuis tant d'années, et par laquelle seule il lui
semblait que méritaient de vivre les productions de l'esprit. Ce testament,
cassé par Auguste, et dans les formes, c'est-à-dire en beaux vers, me semble
un des titres de Virgile; il témoigne presque aussi hautement que ses chefs-
d'œuvre, de son respect pour l'art, de la grandeur de sa vocation, de son
courageux et puissant labeur; il explique comment il lui a été donné, à lui
et au petit nombre de ses vrais émules, de représenter seuls, comme je le
disais tout-à-l'heure, la poésie d'un grand siècle littéraire.
Ovide lui-même, dont les vers semblaient !a langue naturelle, n'a pas
eu de moindres scrupules. On sait que , partant pour l'exil , il voulut, ainsi
que Virgile et peut-être à son imitation, supprimer, ne les pouvant corriger,
ses Métamorphoses. Il les brûla de sa main, mais d'indiscrètes copies, qui
s'en étaient répandues, les conservèrent, contrariété à laquelle il lui fallut
bien se résigner. Je ne suppose pas qu'il ait eu connaissance de ces copies et
je le crois plus sincère que ne le fut Lulli , lorsque, dans une maladie, il sa-
crifia chrétiennement aux religieuses instances de son confesseur le manus-
crit d'une partition dont il avait un double. Ecoutez en quels termes ce
charmant Ovide permet à ses Métamorphoses de vivre, tout imparfaites
qu'elles sont, ou du moins qu'il les juge.
«Ce poème, comme beaucoup d'autres écrits, je l'avais, lors de mon
« départ, livré aux flammes, plein de tristesse soit par ressentiment
« contre les muses, causes de ma disgrâce, soit parce que mon œuvre ne
« me semblait qu'une ébauche encore informe. Si elle n'a pas péri tout
« entière, si elle existe encore, c'est, je pense, que quelque copie l'avait
(( reproduite. Qu'elle vive , je le demande maintenant , et qu'amusant les loi-
(( sirs du public, elle s'emploie avec ardeur à le faire souvenir de moi. Mais,
« pour qu'on en supporte la lecture , il faut qu'on sache que le poète n'y a pas
« mis la dernière main; qu'elle a été enlevée de l'enclume à peine forgée;
« que le poli de la lime lui a manqué. Aussi, ce n'est point la gloire, c'est
« l'indulgence que je sollicite; ce sera mtslouer, o lecteur! autant que je
« souhaite l'être, que de ne me point rejeter. Encore une prière : place
« en tête de mon livre, si tu juges à propos de les transcrire , ces six vers
« que je t'envoie. O vous, qui que vous soyez , aux mains de qui tombera
M ce volume orphelin, donnez-lui pour le moins asile dans cette Rome,
« restée votre séjour ! Rappelez-vous , pour lui être plus favorable, qu'il n'a
« pas été publié par son auteur, qu'on l'a comme sauvé de mon bûcher fu-
(i)Hor., 0(i., 1 II, XXI, 1.
REVUE. — CHRONIQUE. 783
c< nèbre. Tout ce qu'un travail interrompu y a laissé de fautes, songez
c( que, si le sort l'eût permis, je les eusse corrigées. »
Hœc ego discedens, sicut bene multa meorum, etc. (i).
Ces poètes, si peu indulgens pour eux-mêmes, ont eu toutefois le sen-
timent de leur supériorité , et ils se sont appliqués à la constater, en se sépa-
rant, non moins par la différence de leurs allures que par celle de leurs
écrits, de la foule des autres poètes. Il y avait alors à Rome , c'est par eux
que nous le savons, une littérature toute traditionnelle, toute officielle, qui
vivait commodément des lieux-communs de l'imitation, qui reproduisait
sans relâche les mêmes genres et les mêmes sujets , qui s'exerçait surtout
assiduement à la louange du prince, plus tôt fatigué qu'elle de tant de pa-
négyriques toujours les mêmes; littérature médiocre, copiste , obséquieuse,
bruyante, importune, qui fatiguait le pouvoir, mais en était protégée; en
possession de tous les honneurs, grands et petits, qu'on décernait aux
lettres; dictée dans les écoles, étalée chez les libraires, applaudie sur les
théâtres et aux lectures d'apparat, couronnée dans le temple, conservée dans
la bibliothèque d'Apollon-Palatin. Nos poètes l'honoraient fort , comme tout
le monde; mais ils se gardaient de s'y mêler, de s'y confondre, s'en excu-
sant avec une humilité peu sincère et suspecte d'ironie. Ces genres épuisés,
ces sujets rebattus, étaient, disaient-ils, trop difiiciles et trop hauts; ils
n'osaient y prétendre, ils désespéraient d'y atteindre , ils devaient chercher
quelque chose de plus à leur portée. La faiblesse de leur génie leur faisait
craindre de compromettre, en y touchant, la gloire du souverain. Sans
doute ils ne renonçaient pas à l'honneur, au bonheur de la célébrer, mais
dans leur mesure, à leurs heures, selon l'occasion; et ils le faisaient en
courtisans habiles, accordant ce qu'ils semblaient refuser, louant comme
sans dessein , par rencontre, sous forme de prétermission et d'épisode, évi-
tant soigneusement ces tours directs, insupportables môme à la vanité qu'ils
embarrassent, cette louange maladroite et brutale, contre laquelle Horace
nous dit que regimbait, que se tenait. en garde la délicatesse d'Auguste.
Du reste, ils n'inquiétaient guère l'ambition des poètes lauréats; ils leur
abandonnaient complaisamment les riches récompenses , les honneurs écla-
tans , les applaudissemens , le bruit ; ils ne voulaient pour eux-mêmes qu'un
peu d'aisance et de loisir, une retraite studieuse , le droit d'y amuser en
paix leur fantaisie poétique, l'approbation obscure de quelques amis. Mais
ces amis, c'étaient ceux de César, et César lui-même, les esprits les plus déli-
cats , les meilleurs juges de Rome, ceux dont l'opinion devait infailliblement
former l'opinion publique et préparer les arrêts de la postérité. Mais dans
cette solitude où ils demandaient qu'on les laissât, dans ces sentiers infré-
quentés du Parnasse oîi ils voulaient errer seuls loin des regards, ils retrou-
vaient les traces négligées de Théocrite et d'Hésiode, d'Alcée et deSapho,
de Philetas et de Callimaque. Par eux, la poésie latine, embellie, rajeunie,
s'enrichissait chaque jour de quelque nouveauté piquante; elle devenait, ce
qu'elle n'avait pas encore été, du moins au même degré, morale, lyrique,
élégiaque , l'interprète des scntimens du poète et des pensées de la société ,
la voix d'un seul et de tous, personnelle, universelle, romaine, originale.
L'originalité, qu'on leur conteste trop, ils la durent à cet isolement vo-
(1) Trisl. , I , VII , 15 sq. ; cf. ibid. , II , 55S , III , xiy, 19 sq.
784- BEVUE DES DEUX MONDES.
lontaire, qui, les rendant étrangers à l'esprit de routine, de coterie, d'in-
trigue , moins touchés du succès que de l'honneur de bien faire, leur permit
de comprendre et de suivre, sans préoccupation, le mouvement naturel des
esprits et des lettres. L'homme, dans ses productions poétiques, débute par
se répandre hors de lui-môme , il raconte , il expose , il met en scène , il est
épique, didactique, dramatique, jusqu'au moment où, ayant épuisé ce
monde extérieur de sa i^ensée , n ayant plus où se prendre, comme dit
Corneille, il se ramène en soi, et là, dans le mystère de ses passions fatales
et de ses volontés changeantes, dans l'infinie variété de ses sentimens, de
ses affections, de ses travers, il découvre un monde nouveau, plein d'un
intérêt et d'un merveilleux que l'autre ne pouvait plus lui offrir. Alors il se
contemple, il s'étudie, il se peint, il se chante, il devient à lui-même son
propre héros. Ptome , sous Auguste , en était là de son histoire littéraire , et
ce fut la force des choses, presque autant que l'inclination particulière des
écrivains, qui lui donna à la fois tant d'œuvres de formes diverses que réunit
un même esprit : ces salives et ces épitres ,o\i Horace, reprenant avec plus
de précision et d'élégance la libre mesure, fe langage familier de Lucilius,
retraça une image enjouée des ridicules et des vices de la société romaine ,
qu'il avouait être un peu les siens; où il professa les maximes de cette mo-
rale, plus ennemie des excès, qu'amie de la vertu, qui plaçait le bien dans le
bien-être, dans la modération des désirs et l'économie des jouissances; ces
odes, je ne parle point de celles qui eussent pu vaincre aux concours d'Apollon-
Palatin, odes ministérielles, odes artificielles, mais admirablement artifi-
cielles , dans lesquelles Horace, un peu à son corps défendant, après s'être
fait prier, célébrait en vers magnifiques les gloires de l'empire; je veux
parler de la partie en quelque sorte privée de son recueil, de celle où il
chante pour son compte et sans ordre, de tant de pièces charmantes, si libres
et si vraies, où sa muse, sa miisapedcsiris, montant le char lyrique, tourne
en sentimens et en images ce qui était idée dans les satires et les cpUres, tout
ce qu'elles révèlent de ses aimables faiblesses et de sa molle philosophie; en-
fin, ces élégies, où Properce, où Tibulle, où Ovide, développant dans des
morceaux de quelque étendue, qui forment un tout par leur réunion, et
semblent les actes d'un drame ou les chapitres d'un roman , développant de
cette manière ce qu'avaient seulement indiqué, ou esquissé légèrement dans
les épigrammes erotiques, dans les essais élégiaques du siècle précédent,
Catulle et Calvus, Valérius Caton, Varron d'Atax, Memmius, Cornifîcius,
Ticidas, peignaient, après Gallus, en traits si vifs, l'ivresse des plaisirs, les
transports, les faiblesses, les contradictions, les mécomptes de la passion,
toutes les joies , toutes les misères de l'amour, naïves confidences dont ils ont
su faire une histoire générale du cœur, où chacun se retrouve encore. Je ne
prétends pas que les Grecs aient été entièrement étrangers à ces produc-
tions, mais seulement que les cadres métriques et poétiques fournis par
eux à l'imitation latine, les mœurs romaines les ont remplis de peintures
qu'on peut dire originales. Oui, là vit et respire cette société corrompue par
les vices de l'univers qu'elle a conquis, énervée par la guerre civile, assoupie
par le despotisme, désintéressée de la vie publique et de ses graves devoirs,
toute au repos, toute au bonheur, qu'elle cherchait sans le trouver, que lui
refusaient les profusions d'un luxe insensé, les brutales satisfactions des sens,
l'emportement môme, l'étourdissement de la passion, tandis que quelques
sages, les moins vicieux de l'époque, pratiquaient et chantaient les seules
REVUE. —CHRONIQUE. 785
vertus dont elle fût capable, si ce sont des vertus : l'oubli du lende-
main, l'emploi de l'heure présente, la recherche des biens naturels, l'usage
réglé des plaisirs, l'art d'être heureux selon Aristippe et selon Épicure. Ceux
à qui nous devons ce portrait l'ont fait sans trop y songer, ne voulant que
s'amuser d'eux-mêmes et un peu des autres; ils ont été, en se jouant, les
peintres de leur siècle, ses vrais, presque ses seuls poètes, ce qui eût fort
surpris assurément , si on le leur eût dit , les écrivains aux grandes préten-
tions tragiques, épiques et autres, chefs reconnus et comme brevetés de la
littérature impériale.
Cela leur fut insinué, une fois entre autres, avec beaucoup de grâce et
d'esprit, dans une pièce qui vous montrera comme aux prises les deux partis
poétiques que je me suis attaché à distinguer. C'est une élégie de Properce,
adressée au poète Ponticus. Mais qu'est-ce, me demanderez- vous, la ques-
tion est naturelle, que le poète Ponticus? Un de ces faiseurs d'épopées,
nommés en si grand nombre par Ovide, dans ses mémoires en vers, qu'il
appelle ses Tristes, ou qu'il date du Pont; aussi célèbre en sou temps, aussi
ignoré du nôtre que Priscus, Largus, Lupus, Carus, Montanus, Tutica-
nus, Camerinus, tous grands poètes épiques, comme on disait alors. Appa-
remment que Ponticus, du haut de la Thébaîde qu'il construisait, regardait
avec quelque dédain les vers élégiaques de Properce , écrits sans dessein et
sans suite, au gré de la passion de chaque jour, mais qui la rendaient si
énergiquement. Yous allez voir avec quel heureux mélange de déférence
respectueuse et de malice. Properce remet Ponticus à sa place et prend lui-
même son rang.
« Tandis que tu chantes, Ponticus, la Thèbes de Cadmus, avec ses tristes
« guerres, ses fratricides combats, et que, sur mon bonheur, tu menaces
c( de disputer le prix même à Homère , si toutefois la destinée se montre
a douce pour tes vers; moi, selon ma coutume, je songe à mes amours, et
« cherche à écrire quelque chose sur les rigueurs de ma maîtresse. Ce n'est
« pas comme toi le génie , c'est la passion qui me gouverne et me force de
« déplorer sans cesse les misères de ma vie. Ainsi se consument mes jours, je
« ne cherche point d'autre gloire, d'autre titre à la durée de mes œuvres
« et de mon nom. Qu'on dise, Ponticus, que seul j'ai su plaire à une docte
a fille, que j'ai quelquefois éprouvé ses injustes emportemens. Que je de-
« vienne l'assidue lecture de l'amant maltraité qu'instruiront mes disgrâces.
« Mais toi , si quelque jour, l'enfant cruel venait à te percer de ses flèches
« trop sûres, triste sort que puissent ne jamais filer pour toi mes divinités
« tu pleurerais, infortuné, tes sept chefs avec leurs bataillons languissant
« loin de toi et pour jamais dans la poussière et le silence; tu voudrais com-
« poser de tendres vers , il serait trop tard , l'amour ne t'en dicterait point,
(c Alors je ne te semblerais plus un si humble poète , tu m'admirerais, tu
« me préférerais aux plus grands génies de Rome, comme fera la jeunesse
a romaine, qui ne pourra s'en taire sur mon tombeau, et viendra s'y écrier :
« Ici tu reposes, grand poète, qui chantas nos ardeurs. Crains donc de mé-
(( priser trop orgueilleusement mes vers : l'amour fait quelquefois payer
« cher sa venue trop tardive. »
Dum tibi CadmorR dicuntur, Pontice, Tlipb??, etc. M).
(l)E/.,l,vii.
TOME XII, 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
Que pensa Ponticus de cette ironique élégie? Il en fut probablement plus
blessé que corrigé, et, avec sa Thébaïde, reprit ses grands airs épiques.
Je comprends qu'on me demande comment je rattache à ces poètes d'une
inspiration personnelle et locale, chez lesquels je crois trouver l'expression
originale de la pensée de leur temps , l'auteur des Églogues, des Géorgiques,
de V Enéide, qui, par le choix de genres et de sujets où il n'était guère in-
téressé , semble d'abord plus conforme aux habitudes d'imitation routinière
de l'école des Ponticus. Je réponds qu'un des plus grands charmes de la
poésie de Virgile , c'est précisément l'intervention lyrique et élégiaque du
poète dans des ouvrages où elle n'était guère attendue, ces éclats soudains
qui révèlent son ame simple et candide , ses affections tendres et mélanco-
liques. Je réponds encore que ces ouvrages ne sont pas si exclusivement lit-
téraires qu'on s'imagine , et que Virgile y a fait une large part aux besoins
intellectuels et moraux , aux goûts de ses contemporains. Quoi ! même dans
les Églogues? Et qu'importaient aux héritiers de la guerre civile , hommes
de sang et de rapine, perdus de luxe, perdus de débauche, des tableaux
pris de la vie des champs? beaucoup assurément, beaucoup plus qu'ils
n'eussent fait même au vieux Caton, bien qu'il cultivât la terre et qu'il
écrivît sur l'agronomie, ou peut-être à cause de cela. Caton, comme les
Curius, les Fabricius, les Cincinnatus, ses devanciers, c'était un sublime
paysan, qui ne voyait dans la nature champêtre que les produits qu'il lui
arrachait. Pour qu'elle devînt un objet d'intérêt poétique, il fallait, ce qui
ne tarda pas d'arriver, que les raffinemens de la civilisation eussent par de-
grés éloigné d'elle , qu'on la regrettât , qu'on la redemandât , qu'on en re-
cherchât l'apparence ou l'image. Il y avait long-temps qu'il en était ainsi chez
les grands elles riches de Ptome quand Horace leur disait : «Vous chassez la
« nature, mais elle revient malgré vous; elle triomphée votre insu de vos
« injustes dédains. N'élevez-vous pas des forêts parmi vos colonnades? Ne
« voulez-vous pas des maisons d'où votre œil puisse s'égarer au loin dans de
« vastes campagnes?»
Nerape inter varias nutritur sylva columnas ,
Laudaturque domus longos quœ prospicit agros.
Naturam expellas furca, tamen usque recurret,
Et mala perrumpet furtim fastidia victrix (1).
On comprend qu'une telle société ait accueilli avec faveur cet homme
qui lui venait du bourg d'Andes avec ses manières villageoises , ses vers si
élégamment, si harmonieusement rustiques. Ainsi avait été accueilli à la
cour non moins somptueuse, non moins corrompue, non moins ennuyée
des Ptolémées, le modèle de Virgile, Théocrite. Tous deux furent les intro-
ducteurs de la poésie pastorale à sa véritable époque , lorsque ses rudes et
grossières chansons quittant lesArcadies, où elles prennent naissance et
charment, pendant des siècles , les obscurs loisirs des bergers , se traduisent
en langage plus poli pour l'amusement des villes, blasées par l'abus de toutes
les recherches, ramenées à force d'ennui au goût de la simplicité primitive;
lorsque la description de la nature sensible , ressource de la poésie qui
s'épuise, remplace dans ses tableaux la figure de l'homme, auparavant son
principal et presque son seul objet, que l'acteur s'efface et disparaît pour
ne laisser voir que le théâtre.
Ajoutons qu'un intérêt de circonstance s'attachait à ces poèmes où Vir-
(1) Epf.Sf.,I.X,22sq.
REVUE. — CHRONIQUE. 787
gile plaignait le sort des habitans de la campagne chassés par les vétérans,
le sort de la campagne elle-même condamnée, par ces dépossessions vio-
lentes, par les longues dévastations de la guerre civile , à la stérilité. On a
cru, non sans vraisemblance, que Virgile, dans ses Géorgiques, suivant les
instructions de Mécène, tua Mœcenas haud molliajussa, avait voulu seconder,
autant qu'il était permis à un poète, les intentions réparatrices de la poli-
tique d'Auguste; c'est un dessein qu'on ne peut méconnaître à celte même
époque dans certaines odes d'Horace, dirigées contre un nouveau genre de
ravages, ceux des villas qui se multiplient , qui s'étendent, chassant devant
elles les cultivateurs, étouffant la culture sous leurs bosquets et leurs par-
terres (1). La sympathie publique dut répondre à ces efforts delà poésie pour
réhabiliter, ramener les vertus laborieuses de l'antique Italie, des vieux
Sabins , de l'Étrurie, de cette cité , à son origine pastorale et agricole, qui
y avait puisé sa force , trouvé les premiers élémens de sa future grandeur.
Hanc olim veteres vitam coluere Sabini;
Hanc Remus et frater; sic fortis Etruria crevit
Scilicet et rerum facta est pulcherrima Roma (2).
Rome, c'est 'sous des titres divers le perpétuel, le véritable sujet de la
muse nationale de Virgile. Dans la maturité de son âge , il rassemble toutes
ses forces pour l'honorer par une épopée, noble et difficile entreprise, si
légèrement, si vainement tentée depuis Naevius et Ennius jusqu'à lui , dans
tant de compositions de caractère ou mythologique ou historique dont
presque lui seul se souvient. Mais lequel de ces deux genres épiques doit-il
traiter de préférence? La mythologie? elle est devenue une redite insup-
portable contre laquelle personne ne s'est plus déclaré que lui.
« ... Qui ne connaît le dur Eurysthée, les autels du détesté Busiris? Qui
« n'a chanté le jeune Hylas, l'île flottante de Latone, et Hippodamé, et
« Pelops à l'épaule d'ivoire, aux coursiers rapides? »
Quis aut Euryslhea durum
Aut illaudati nescit Busiridis aras?
Cui non dictus Hylas, puer, et Latonia Delos,
Hippodameque , humeroque Pelops insignis ebiirno,
Acer equis? (3j.
Fera-t-il, de l'histoire en vers? L'histoire est bien voisine, bien réelle,
bien ennemie de la fiction, bien prosaïque, et d'ailleurs les historiens sont
déjà venus. Son œuvre sera à la fois mythologique et historique , elle suivra
les deux directions entre lesquelles s'est partagée jusqu'ici l'épopée latine.
Virgile se place au sein de fables contemporaines de la guerre de Troie,
et de là il s'ouvre de hardies perspectives dans l'avenir; il voit de loin les
Latins, les Albains, les Romains, Romanos rerum dominos gcntemque
togatam (4), la république, l'empire, Auguste et sa dynastie,... les Césars
dans VÈlisèe errants. Ainsi, par le choix de son point de vue, se dépla-
çant lui-même, puisqu'il ne peut déplacer, reculer l'histoire, il réussit à lui
donner ce lointain poétique qui lui manquait; il donne eu môme temps plus
de réalité à la fabie devenue le préambule presque historique des annales
romaines. Cette fable, c'est la fable grecque, mais rajeunie par son mélange
(1) Hor., Od., H, ïii; xv, 23 sq.
(2) Virg., Georg , 11,5, 37, 59. Cf. Hor, Orf., III, ti, 23 sq.
(3j Virg., Georg., lll, 4 sq. Cf. Virg., Cui., 29 sq.
(A) Virg., ^n., 1,282.
788 REVUE DES DEUX MONDES.
avec la fable ausonienne : ces deux mondes poétiques habilement conciliés ,
tous les souvenirs de la littérature homérique, toutes les traditions, toutes
les antiquités du pays, trouveront place dans une œuvre de proportions
vastes et régulières, capable de répondre, comme on l'a dit du génie de
Cicéron, à la grandeur d'un empire qui comprend dans ses limites tous les
peuples, qui enferme tous les dieux dans son panthéon. Voilà, selon moi, la
conception de Virgile ; elle le sépare , non moins que les merveilles de l'exé-
cution dont je ne parle pas, de la tourbe héroïque , ou prétendue telle, qui
l'entoure.
Ce n'est pas la faute du chantre de VEnéide , si les sentimens et le lan-
gage s'étant polis depuis Homère, il tombe quelquefois dans l'anachronisme,
à peu près inévitable , d'une poésie plus moderne que les mœurs qu'elle ex-
prime. Ce n'est pas sa faute si les choses de la vie ont perdu la nouveauté
qui les rendait poétiques, si la religion tourne à la philosophie, si les croyances
ne sont plus , chez les classes élevées , qu'une sorte de foi littéraire , assez
semblable à cette convention de l'esprit par laquelle , nous autres modernes,
nous nous faisons un instant païens pour lire et goûter l'antiquité. Sans doute
les sources du merveilleux, et naturel et surnaturel, se tarissent; mais Vir-
gile sait encore y puiser de quoi animer cette production, dont les monu-
mens sont bien rares , l'épopée permise aux siècles qui ne sont plus épiques,
image savante et industrieuse de l'épopée naïve des premiers âges.
Si Virgile, à cet égard , peut être regardé comme le Tasse du siècle d'Au-
guste , Ovide, on l'a dit quelquefois , en est l'Arioste. La mythologie n'est
pas prise plus au sérieux dans les Métamorphoses que la chevalerie dans le
Roland Furieux. Toutes ces fables dont le poète forme le léger et ingénieux
tissu de ses quinze livres, il veut seulement en égayer son imagination scep-
tique et la bénévole crédulité de ses lecteurs :
In non credendos corpora versa modos (1).
Le sérieux même du début et de la conclusion, l'un tout cosmogonique,
l'autre tout historique, semble une protestation contre l'absurdité voulue
des merveilles qui s'y encadrent; l'aveu, bien reçu sans doute d'un temps
fort indévot, que la religieuse épopée n'est plus qu'un badinage littéraire
assez profane.
Ce caractère des Métamorphoses est aussi celui des Fastes^ poème moins
artistement composé, qui reproduit trop le décousu de ce qu'il traduit, le
calendrier; poème qu'une intention didactique rend parfois plus sévère. La
légende y domine, la légende d'un temps de civilisation avancée, mensonge
consacré, qu'imposent la religion et la politique, et auquel consentent, sans
y croire , la vanité nationale qu'il flatte , et la poésie qui s'en inspire.
L'érudite Alexandrie avait donné l'exemple de ces poésies archéologi-
ques, dont les Fastes ne furent pas le premier essai latin, qu'avaient ten-
tées, avant Ovide, Properce et Aulus Sabinus (2). L'esprit du moment les
appelait. Rome, sur son déclin, n'attendant rien de l'avenir, aimait à s'en-
tretenir du passé , à s'enchanter des souvenirs de son histoire, réelle ou fabu-
leuse.
La nouveauté de la forme achevait de distinguer les Métamorphoses et
les Faslesy de ce qui se publiait alors. Ce n'était pljs l'unité , recommandée
(1) Trist., II, 64.
(S) Voyez Propcrt., «;., IV, i, 69; Ovid., de font. , IV, xri, 1^.
REVUE. — CHRONIQUE. 789
par Horace : Denique sit quod vis simplex duntaxat et unum (1) , mais en sa
place, comme dans certaines pièces par lesquelles Euripide avait essayé de
renouveler la scène grecque , un intérêt collectif. Le poète faisait courir son
lecteur sur une multitude d'aventures, réduites par un procédé nouveau,
emprunté au théâtre , et qui avait produit assez récemment l'Ariane de Ca-
tulle, rio de Calvus, la Smyrna de Cinna, la Scylla attribuée ou à Gallus ou à
Virgile, enfin, dans les Géorgiques, l'épisode d'Orphée et d'Eurydice, dans
Y Enéide y celui de Didon , à quelques situations d'élite, d'un intérêt drama-
tique, d'une expression passionnée. Ces recueils, on peut leur donner ce
nom, offraient l'extrait, le résumé de toute la littérature épique et tragique;
mais ils en annonçaient la fin, ils en étaient le testament, bien que ces genres
décrépits ne pussent se résigner à mourir.
Un des plus obstinés à vivre, c'était le poème didactique, devenu, comme
chez les Alexandrins, comme partout, un exercice habituel de' versification,
pour lequel tous les thèmes semblaient bons, l'astronomie, ou mieux l'as-
trologie, les sciences physiques et médicinales, l'histoire naturelle, la
chasse , la pêche, que sais-je encore ? Ce poème, même chez Macer, même
chez Gratins, chez Manilius, qui nous sont mieux connus, dont nous pou-
vons apprécier par nous-mêmes l'élégance ou l'énergie, déjà mêlées l'une
et l'autre de quelque dureté , ne brillait que d'un éclat assez froid. 11 ne de-
vait plus retrouver l'intérêt présent et général qu'avaient su lui donner Vir-
gile , Horace, Ovide, si habiles à choisir leurs sujets, lorsqu'ils avaient en-
trepris d'enseigner aux descendans du rustique Caton, maintenant hommes
de lettres et hommes de plaisir, l'art de la culture, l'art des vers, l'art de
la galanterie.
Rien de durable comme le lieu commun : mais le lieu commun épique
surtout, semblait prétendre, chez les Romains, à l'éternité de l'empire. Le
fleuve continua de couler, et à pleins bords , roulant dans ses flots mono-
tones, emportant, vers les abîmes de l'oubli, des Perséides, ôesHercu-
léides, des Theséides, des Àmazonides, des Thèhaides, des Àchillcides, des
Phœacides, des ArgonautiqueSf des Ante-Homériques, des Post-Homériques,
des poèmes sur la première, sur la seconde Prise de Troie, sur VEnlcve-
menl, sur le Retour d'Hélène, sur Memnon, sur Antenor, cent autres, est-ce
assez dire? mille de cette sorte. Sur la rive, se retrouvèrent échouées , par
un hasard qu'on n'ose dire heureux, ces productions banales dans lesquelles
Stace, Silius Italiens, Valerius Flaccus, Claudien, avaient consumé, sans
fruit, un talent qui pouvait être mieux employé. Lucain seul , dans ces der-
niers âges, interrompit, par quelques beautés nouvelles, la trop fidèle tra-
dition d'une imitation stérile contre laquelle ne cessaient de réclamer les
seules muses qui n'eussent pas vieilli à Rome, celles de l'épigramme et de
la satire, dans des vers cependant qui , après tout ce qu'avaient dit de sem-
blable Virgile, Horace, Properce, Tibulle, Ovide, pouvaient eux-mêmes
passer pour un lieu commun.
« Quoi! toujours écouter, et sans réplique, tant de fois opprimé par la
« Théséide de l'enroué Codrus! C'est donc impunément qu'ils m*auro(U ré-
« ciié, l'un ses drames, l'autre ses vers élégiaques 1 J'aurai , sans me venger,
« perdu tout un jour à eniemlre l'immense Télôphe , et cet Oresie, qui
ff déjà remplit un volume, page et revers, déborde sur la marge, et n'est
(1) De Àrt.poeU.iK.
T^ REVUE DES DEUX MONDES.
« pas achevé. Nul ne connaît sa maison aussi bien que me sont connus le bois
« sacré de Mars et l'antre de Vulcain, voisin des îles Éoliennes. Les tempêtes
« soulevées par les vents, les supplices dont Éaque châtie les ombres, l'or de
« cette toison enlevée à une contrée lointaine; les frênes, javelots énormes du
a centaure Monychus , voilà ce dont retentissent sans cesse les allées de
« platanes de Fronton , ce qui fait rompre les colonnes de marbre de ses
« portiques, à la voix d'infatigables lecteurs. Qu'on n'attende désormais rien
« autre chose de nos poètes , grands ou petits. »
Semper ego auditor tantum? Nunquam ne reponam,
Texatus loties rauci Theseïde Codri?
Impune ergo mihi recita verit ille togatas ,
Ilie elegos? Impune diem consumpserit ingens
Telephus? Aut summi plena jam margine libri
Scriptus, et in tergo, necdum finitus Orestes?
Nota magis nulli domus est sua , quam mihi Lucus
Martis, et ^oliis vicinum rupibus antrum
Vulcani. Quid agant venti, quas torqueat umbras
-^acus, unde alius furtivae devehat aurum
Pellicuiae, quantas jaculetur Monychus ornos,
Frontonis platani, convulsaque marmora clamant,
Semper et assidue ruptae lectore columnae.
Expectes eadem a summo minimoque poeta (l).
Voilà ce que disait Juvénal et ce qu'il ne devait pas dire le dernier. Mais
c'est trop nous écarter de l'époque poétique dans laquelle nous devons nous
renfermer, et que j'ai cherché aujourd'hui à vous faire embrasser d'une
seule vue, rassemblant, dans cette espèce de statistique préliminaire, tous
les élémens d'originalité qui ont contribué à la produire. Deux de ses poètes
particulièrement, les premiers de tous, Virgile et Horace, devront désor-
mais nous occuper et suffiront de reste aux études de notre année par la
variété de leurs œuvres et des questions qui s'y rattachent. Nous aurons à
instruire de nouveau ce vieux procès des littératures primitives et des litté-
ratures d'imitation, du génie grec et du génie romain. Nous pouvons pré-
voir que nous ne le terminerons point, et que, les parties entendues, nous
prononcerons dans notre impartialité comme ce juge que fait parler un de
nos auteurs : et viiula tu dignus et hic (2). Aussi bien est-ce le jugement
des siècles auquel il est sage de s'en tenir, qu'il ne s'agit point de réviser,
de casser, mais seulement de comprendre et d'expliquer. Je souhaiterais
que ces explications ne vous parussent pas indignes d'être entendues, et je
trouverais dans votre présence , dans une bienveillante attention , qui ne m'a
point manqué jusqu'ici, l'encouragement et la récompense de mes efforts.
— La sixième livraison des OEuvres complètes de George Sand, qui se
compose des deux volumes à'Indiana, vient de paraître. Ainsi, douze vo-
lumes, sur dix-huit que formera cette belle collection, sont maintenant
pubhés. Cette édition complète, imprimée avec le plus grand soin, sera
terminée, en avril 1838, par la publication de Lélia, augmentée d'un vo-
lume inédit.
— M. Edgar Quinet vient de mettre sons presse un poème en trois parties,
qui a pour titre : Prométhéef et qui paraîtra à la fin de janvier prochain,
(1) Sat., 1,1 sq.
(2) Virg.,Eg%.,III.I09.
F. BDLOZ.
TABLE
DES MATIÈRES DU DOUZIÈME VOLUME.
(QUATRIÈME SËBIE. )
NISARD. — Historiens et Publicistes modernes de la Francç. ^ I.
— Armand Carrel. 5
J.-J. AMPERE. — Littéralure païenne et chrétienne du iv'^ siècle. —
Ausonne et saint Paulin. — II. — Saint Paulin. 55
GUSTAVE PLANCHE. — Pensées d'Août , de M. Sainte-Beuve. 73
EMILE SOUVESTRE. — Adrien Brauwer. 90
X. MARMIER. — Organisation de l'instruction élémentaire et se-
condaire, en Danemark. 105
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. 118
LOUIS DE CARNÉ. — Du Pouvoir en France depuis 1830. 129
LÉON FAUCHER. — De l'Organisation financière de la Grande-
Bretagne. 174
ALFRED DE MUSSET. — La Nuit d'octobre. 202
.... — Histoire du Lézard de Saint-Omer. 212
GUSTAVE PLANCHE. — La Statue de Philopœmeny de M. David. 228
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. 237
ALFRED DE MUSSET. — Les Deux Maîtresses. 257
X. MARMIER.— Du Mouvement des études historiques dans le Nord.
— L— Danemark. 305
FRÉDÉRIC MERCEY. — Les Premiers Ptéformistes d'Ecosse. 321
LÉON FAUCHER. — L'Opposition et le Parti radical. 554
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. 374
792 TABLE DES MATIERES.
F. DE CHAMPAGNY. — Les Césars. — II. — Tibère. 385
UN MEMBRE DU PARLEMENT. — Hommes d'état de la Grande-
Bretague. — V. — Wellington. 428
L. REYBAUD. — Socialistes Modernes. — II. — Charles Fourier. 455
DUJARDIN. — Du Cours d'histoire ancienne professé à la Faculté des
Lettres. —Introduction à l'histoire de l'Asie occidentale, de
M. Charles Lenormant. 488
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. 505
Mouvement des sciences. 514
GEORGE SAND. —La Dernière Aldini, première partie. 529
GUSTAVE PLANCHE. — Littérature anglaise. — Ernest Maltra-
vers, de E. L. Bulwer. 574,
CH. DE MONTALEMBERT. —De l'État actuel de l'art religieux en
France. 592
MICHEL CHEVALIER. —La Vallée de l'Ariége et la République
d'Andorre. ^'*^»
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. 64^3
GEORGE SAND. — La Dernière Aldini, seconde partie. 657
SAINTE-BEUVE.— Discours prononcé dans l'Académie de Lauzanne
à l'ouverture du cours de Port-Royal. 699
X. MARMIER. — Poètes du Nord. — III. — Tegner. 716
F. DE CHAMPAGNY. — Les Césars. - IIL — Caligula. 735
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique. 769
PATIN. — Faculté des Lettres. — Les Poètes du siècle d'Auguste. 779
FIN DE LA TABLE.
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