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Full text of "Revue des deux mondes"

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TUFTS    COLLEGE    LIBRARY. 


GIKT    OK 

JAMES  D.  PERKINS, 


OCT.    1901. 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


QUATRIÈME  SÉRIE 


TOME  XII.  —  !«"  OCTOBRE  1837. 


IMPRIMERIE  DE  H.   FOURNIER  ET  C^^, 

RUE  DE  SEINE,  14  BIS. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


^'^ME  DOUZIÈME 


)UATRIEaiE  SERIE 


PARIS 

AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE  DES  BEAUX-ARTS,   10 

1837 


TUFTS  COhhSQM 
LIBRABT. 


HISTORIENS 


ET 


PUBLICISTES  MODERNES 

DE  LA  FRANCE. 


I. 

Armaud  Carrel* 

Voilà  un  an  que  Carrel  est  mort.  Combien  déjà  l'ont  oublié  !  — C'est 
peut-être  un  peu  tard  pour  parler  de  lui, — me  disait  un  homme  grave 
à  propos  de  mon  dessein  d'écrire  ces  pages  sur  une  mémoire  aimée 
et  que  je  sais  qu'il  honore. — Je  devais  y  regarder,  ajoutait-il,  avant  de 
livrer  un  si  beau  nom  à  l'indifférence  qui  accueille  les  souvenirs 
tardifs. — Pourquoi  donc  un  oubli  si  rapide?  C'est  que  nous  vivons  à 
une  époque  où  l'idée  de  la  patrie  s'étant  rapetissée  jusqu'à  l'idée  de 
la  famille ,  ou  plutôt  s'y  étant  confondue ,  ceux  que  perd  la  patrie  ne 
sont  perdus  en  réalité  que  par  une  famille ,  et  les  morts  d'une  famille 
ne  sont  pas  les  morts  d'une  autre.  Comme  il  n'y  a  pas  de  cause  gé- 
nérale et  commune ,  si  ce  n'est  celle  du  repos ,  qui  n'est  que  l'asso- 
ciation de  tous  les  intérêts  particuliers,  chacun  paraît  agir  pour  son 
propre  compte,  et  quand  un  homme  est  mort,  on  dit  :  Il  n'a  fait  tort 
qu'à  lui,  surtout  si,  comme  Armand  Carrel,  il  était  libre  de  mourir 


^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  de  vivre,  et  si  sa  mort  ne  lui  est  pas  venue  de  la  main  suprême 
d'où  nous  vient  la  vie. 

L'oubli  est  d'autant  plus  rapide  qu'on  n'y  croit  pas  mettre  d'ingra- 
titude. On  ne  considère  pas  qu'à  l'égard  des  hommes  supérieurs, 
l'oubli  est  toujours  ingrat;  car  quoi  qu'ils  aient  pu  prétendre  pour 
eux-mêmes  de  leurs  travaux  et  de  leurs  pensées ,  ils  nous  donnent 
toujours  plus  qu'ils  ne  reçoivent  de  nous.  Ils  ne  sont  même  supé- 
rieurs que  parce  que  leurs  œuvres  sont  le  bien  d'un  très  grand  nom- 
bre, sinon,  comme  à  certaines  époques  privilégiées,  le  bien  de  tous. 
Quelque  part  qu'ils  y  aient  faite  ou  cru  faire  à  leur  intérêt  propre, 
bien  plus  grande  est  la  part  de  ces  pensées  désintéressées  et  bienfai- 
santes que  Dieu  répand  quelquefois  sur  le  monde  même  par  des  mains 
qui  semblent  indignes  d'être  les  ministres  de  ses  grâces.  Ainsi,  même 
pour  ceux  dont  les  intentions  ont  été  moins  nobles  que  Tintelligence, 
l'oubli  est  de  l'ingratitude  :  mais  combien  cette  ingratitude  est-elle 
plus  déplorable,  quand  celui  qu'on  oublie  est  un  de  ces  hommes  dont 
le  cœur  a  été  encore  plus  grand  et  d'un  meilleur  exemple  que  l'esprit? 

C'est  pour  tous  ceux  qui,  dans  notre  temps,  ne  veulent  pas  être  as- 
sociés à  cette  ingratitude  que  j'ai  entrepris  de  rendre  à  Carrel  ce  triste 
et  fraternel  hommage.  Je  l'aurais  fait  de  mon  propre  mouvement  et 
pour  l'honneur  commun,  si  d'ailleurs  je  n'y  avais  été  invité  par  ses 
plus  proches  amis,  et  par  celle  qui  fut  le  plus  dévoué  de  tous  et  le 
plus  aimé.  J'avais  d'abord  pensé,  à  l'époque  où  nous  le  perdîmes ,  à 
m'acquitter  de  ce  pieux  devoir.  Mais  outre  qu'il  m'eut  trop  coûté 
de  mettre  des  mots  où  je  ne  devais  avoir  que  des  larmes,  on  m'ap- 
prouva d'en  ajourner  l'accomplissement  au  premier  anniversaire  de 
sa  mort,  afin  que  mes  sentimens  eussent  plus  d'autorité ,  n'ayant  pas 
été  écrits  sous  l'impression  d'une  douleur  vive  et  passagère,  mais  sous 
l'influence  durable  d'un  souvenir. 

Je  n'ai  plus  à  faire  la  biographie  politique  de  Carrel.  C'a  été  la  tâ- 
che d'un  ami  commun,  M.  Littré,  homme  grave  et  profond ,  que  plus 
de  décision  sur  le  point  vif  des  opinions  de  Carrel  y  rendait  plus 
propre  qu'aucun  autre,  outre  un  talent  d'écrivain  proportionné  au 
sujet.  La  chose  fût-elle  encore  à  faire,  je  m'y  refuserais  ;  car,  pour  les 
commencemens  de  sa  vie  politique,  je  n'aurais  pu  que  rédiger  les 
souvenirs  d'autrui;  et,  quant  à  son  rôle  actif  dans  les  dernières 
années,  j'aurais  ignoré  trop  de  choses  pour  en  écrire  avec  cette 
exactitude  qui  est  le  premier  mérite  comme  le  premier  devoir  d'une 
biographie.  Quoique  je  puisse  m'honorer  d'avoir  eu  sa  ;confîance,  la- 
quelle est  mon  seul  droit  à  écrire  ceci,  sur  quelques  points  où  j'avais 


PUBLICISTES  DE  LA   FRANCE.  7 

plus  de  foi  en  sa  personne  qu'en  ses  idées,  et  où  il  avait  plutôt  besoin 
d'être  appuyé  et  exalté  que  refroidi,  je  n'ai  pas  été  dans  tous  les  se- 
crets. Ce  que  j'en  pourrais  dire  de  la  meilleure  foi  du  monde  serait 
sans  autorité  et  soulèverait  peut-être  de  justes  réclamations  dont 
j'aurais  fait  naître  innocemment  le  scandale.  Il  n'y  aura  rien  dans  ces 
pages  qui  n'ait  été  à  ma  parfaite  connaissance,  ni  où  je  puisse  être 
contredit  pour  défaut  d'exactitude.  Si  ce  n'est  pas  là  tout  Carrel,  on 
ne  l'admirera  que  plus  pour  ce  que  j'aurai  omis  d'en  dire;  et  là  où 
j'aurai  pu  le  mal  comprendre,  l'important  pour  moi  est  qu'on  voie 
que  je  ne  l'ai  pas  médiocrement  aimé. 

Je  prolonge  à  regret  ces  préliminaires  pour  déclarer  à  qui  j'adresse 
principalement  cet  écrit.  Ce  n'est  ni  à  ceux  de  ses  amis  qui  ne  l'ont 
été  que  de  l'homme  politique,  ni  à  ceux  de  ses  ennemis,  s'il  lui  en 
reste,  qui  ont  le  courage  de  l'être  encore  de  sa  noble  mémoire.  Pour 
les  uns  comme  pour  les  autres,  Carrel  a  été  l'homme  dont  ils  ont 
eu  besoin,  ceux-ci  pour  s'en  servir  et  en  faire  honneur  à  leur  cause, 
ceux-là  pour  justiOer  des  habitudes  de  prévention  opiniâtre  contre  les 
adversaires  ou  les  ennemis  de  la  leur.  Les  amis  politiques  sont  durs 
et  exigeans  ;  ils  n'admirent  dans  leurs  chefs  que  les  qualités  d'un  in- 
strument. Il  ne  faut  donc  pas  leur  demander  de  comprendre  ce  qu'ils 
ne  pardonnent  pas ,  c'est-à-dire  les  qualités  par  où  leurs  chefs  valent 
mieux  qu'eux,  et  par  où  ils  leur  échappent.  Quant  aux  ennemis,  ils 
seraient  plus  volontiers  généreux  que  justes,  et  ils  consentiraient  plu- 
tôt à  pardonner  qu'à  comprendre.  Sachant  d'avance  combien  il  me 
serait  impossible  de  leur  faire  accepter  le  Carrel  que  j'ai  connu ,  je 
me  console  d'avance  de  la  critique  qui  pourra  m'être  faite  des  deux 
côtés,  d'avoir  mieux  su  l'admirer  que  le  juger. 

J'écris  ces  pages  pour  un  grand  nombre  d'esprits  éclairés  et  im- 
partiaux, qui,  dans  les  positions  les  plus  diverses,  les  uns  sans  être 
engagés  dans  les  idées  de  Carrel,  les  autres  professant  même  une 
croyance  différente,  l'ont  aimé  et  admiré  pour  l'honneur  qu'un  tel 
homme  faisait  à  son  pays.  Beaucoup  voyaient  en  lui  un  espoir,  une 
sorte  de  ressource  pour  des  évènemens  possibles;  tous  y  voyaient  une 
lumière  qui  éclairait  toutes  les  questions  comme  toutes  les  situations. 
Quoi  que  je  dise  de  Carrel,  à  quelque  vivacité  de  sentiment  que  je  me 
laisse  entraîner,  je  ne  crains  pas  d'être  pour  ces  esprits-là  ni  exagéré 
ni^dans  l'illusion . 


8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

I. 

CARREL  HOMME  POLITIQUE. 

Les  partis  n'admirent  dans  un  homme  politique  que  l'unité  et  l'im- 
mobilité ,  «  à  laquelle ,  dit  Carrel  dans  son  Histoire  de  la  contre-révo- 
lution en  Angleteire ,  ils  prétendent  tous  si  follement.  »  A  leurs  yeux, 
la  souveraine  grandeur  est  d'avoir  jeté  l'ancre  sur  le  sable  mouvant 
des  opinions  humaines,  et  d'avoir  forcé  l'esprit,  si  grand  par  ses  vi- 
cissitudes mêmes,  à  rester  immobile  pendant  que  tout  marche  et  que 
tout  change  dans  un  monde  qui  ne  s'arrête  jamais.  Non ,  l'immobilité 
ne  sera  jamais  de  la  grandeur.  L'esprit  qui  prétend  ne  pas  changer 
est  tout  simplement  un  esprit  orgueilleux,  qui  veut  faire  d'une  inca- 
pacité une  supériorité.  Il  ne  faut  être  immobile  que  dans  sa  conduite 
morale,  parce  que  les  lois  qui  la  règlent  ne  sont  point  sujettes  aux 
disputes  des  hommes.  Mais  là  où  la  certitude  absolue  n'existe  pas 
dans  les  choses,  comment  l'immutabilité  serait-elle  un  don  supérieur 
de  l'esprit? 

Peut-être  m'accusera-t-on  d'un  certain  côté  de  diminuer  mon  illus- 
tre ami  en  disant  qu'il  n'était  pas  de  ces  esprits  qui  se  rendent  esclaves 
de  leur  intelligence  pour  en  être  plus  maîtres  :  mais  je  ne  puis  mentir 
à  mes  souvenirs.  Les  conGdences  de  Carrel  n'ont  pas  laissé  en  moi  une 
trace  médiocre ,  et  je  ne  fais  ici  que  hre  dans  ma  mémoire  ce  que  sa 
parole  y  a  imprimé.  Carrel  avait  l'unité  du  caractère,  je  dirai  l'immo- 
iblité  si  l'on  veut,  car  s'il  est  beau  d'être  immobile,  c'est  surtout  dans 
le  caractère,  la  seule  chose  par  où  les  autres  puissent  être  assurés  de 
nous.  Il  l'était  dans  sa  conduite  morale;  il  l'a  été,  quoique  moins  na- 
turellement et  moins  librement,  dans  sa  conduite  politique.  Mais  je 
lui  ai  connu  l'esprit  le  plus  souple  et  le  plus  étendu,  et  non  un  esprit 
immobile. 

Il  n'y  a  pas  à  s'étendre  sur  sa  loyauté  privée;  c'était  un  fait  de 
notoriété  universelle.  La  probité,  d'ailleurs,  est  une  qualité  de  de- 
voir, et  qui  n'est  peut-être  pas  assez  difficile,  même  dans  ce  temps- 
ci,  pour  qu'on  loue  un  homme  d'en  avoir  eu,  et  qu'on  ne  méprise 
pas  profondément  un  homme  qui  n'en  a  pas  ou  qui  n'en  a  plus.  Mais 
l'unité  de  conduite,  dans  l'homme  politique,  est  autrement  difficile  et 
admirable.  Envisager  seulement  en  quoi  elle  consiste ,  dans  les  cir- 
constances particulières  où  s'est  trouvé  Carrel,  est  effrayant.  Résis- 
ter à  ses  propres  lumières,  ne  pas  fléchir,  ne  pas  laisser  voir  ses 


PUBLICISTES   DE  LA  FRANCE.  îf 

doutes,  ne  pas  délaisser  les  principes  arborés  dans  certaines  crises, 
même  si  ces  principes  n'ont  été  au  commencement  que  des  impres- 
sions ou  des  espérances  téméraires  que  l'impatience  a  converties  en 
doctrines  de  gouvernement;  ne  pas  manquer  aux  âmes  simples  qu'on 
y  a  engagées  et  qui  y  persévèrent  et  s'y  exaltent;  étouffer  son  bon 
sens  de  ses  propres  mains,  et,  au  besoin,  appeler  froidement  sur  sa 
vie  ou  sur  sa  liberté  des  périls  inutiles  et  prématurés,  pour  ne  pas 
faire  douter  de  soi  ;  voilà  à  quel  prix  on  est  le  chef  agréé  d'une  opi- 
nion en  guerre  ouverte  avec  un  gouvernement  établi  ;  voilà  ce  qu'il 
faut  savoir  faire  à  toute  heure,  et  avec  beaucoup  de  bonne  grâce,  en 
outre,  pour  que  ceux  qui  le  reconnaissent  pour  chefs  le  lui  pardon- 
nent, et  avec  un  talent  si  hors  de  toute  portée  que  nul  amour-propre, 
dans  le  parti  qu'il  représente,  n*ose  s'y  égaler.  Pendant  plus  de  qua- 
tre années ,  sauf  quelque  relâchement  vers  la  fin,  soit  par  lassitude,, 
soit  dégoût  de  ces  discordes  intérieures  par  lesquelles  les  partis  font 
scandale  de  leur  défaite,  Carrel  ne  manqua  pas  un  moment  à  ce  rôle.  Il 
n'entraîna  jamais  que  ceux  qu'il  était  résolu  à  suivre,  et,  en  certaines 
occasions  où  l'impulsion  n'avait  pas  été  donnée  par  lui,  mais  malgré 
lui,  il  se  mit  à  la  tête  de  ceux  qu'il  n'avait  pas  commandés.  Le  même 
homme  qui,  dans  les  circonstances  ordinaires,  souffrait  modeste- 
ment qu'on  lui  disputât  le  titre  de  chef  de  l'opinion  républicaine,  s'en 
emparait  dans  le  danger,  comme  d'un  signe  où  les  coups  pussent  le 
reconnaître  de  loin.  Il  faisait  comme  un  général  porté  rapidement , 
par  son  courage  et  ses  talens,  au  premier  grade  de  l'armée  :  il  se 
laissait  contester  dans  les  chuchottemens  jaloux  de  la  caserne,  sauf 
à  prendre,  dans  une  affaire  désespérée,  le  commandement  en  chef, 
du  droit  du  plus  courageux  et  du  plus  habile.  Personne  ne  porta  plus 
loin  que  Carrel  le  dévouement  du  chef  à  l'armée.  Loin  de  donner  des 
doutes  à  ceux  qu'il  avait  associés  à  ses  espérances,  il  les  y  entrete- 
nait encore  après  les  avoir  perdues.  A  défaut  d'une  ardeur  qu'il  ne 
pouvait  plus  avoir,  il  les  échauffait  par  un  danger  qu'il  était  toujours 
maître  de  courir.  C'est  ainsi  qu'après  avoir  attiré  successivement  sur 
quatre  gérans  du  National  des  condamnations  à  la  prison ,  il  provo- 
qua lui-même,  par  des  articles  froidement  calculés  pour  tomber  sous 
la  loi,  son  emprisonnement  à  Sainte-Pélagie.  Il  ne  voulut  pas  être  en 
reste  de  sacrifices  avec  ses  amis. 

Quand  il  avait  rempli  son  devoir  de  chef  de  parti  avec  cette  force 
de  volonté  et  ce  stoïcisme  d'autant  plus  beau  que  le  stoïcien  n'était 
souvent  qu'un  sceptique,  Carrel  aimait  à  se  délasser  en  se  livrant 
librement  à  toutes  les  opinions,  à  tous  les  doutes.  Il  se  plaisait  à  faire 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ce  même  esprit,  si  puissant  pour  remuer  les  passions,  un  instru- 
ment de  recherches  désintéressées,  vastes,  libres,  philosophiques. 

Dans  ces  momens-là,  Carrel  aimait  à  s'ouvrir  à  moi ,  non  comme  au 
seul  de  ses  amis  auquel  il  réservât  ces  pensées  particulières ,  mais 
comme  au  plus  disposé  à  les  goûter  sans  mélange.  Mes  rapports  avec 
lui  de  simple  collaborateur  littéraire  dès  le  commencement,  et,  plus 
tard,  d'ami  n'appartenant  plus  à  la  rédaction  du  Naiional,  mes  liai- 
sons plus  anciennes  dans  l'autre  camp  avec  des  hommes  qu'il  y  hono- 
rait ,  une  amitié  qui  s'était  accommodée  de  mon  indépendance,  toutes 
ces  convenances  me  rendaient  naturellement  le  confident  de  tout  ce 
qu'il  ne  laissait  pas  voir  au  public.  J'ajoute  que  Carrel  prenait  plaisir 
à  se  montrer  supérieur  à  sa  réputation. 

C'est  dans  ces  conversations  qu'il  parlait  avec  tant  d'abondance  et 
de  grâce  des  passions  et  des  illusions  des  partis ,  des  devoirs  et  des 
embarras  de  ceux  qu'ils  avouent  pour  leurs  chefs ,  et  qu'ils  portent 
souvent  au  commandement  malgré  eux,  des  jalousies  qui  s'y  cachent 
sous  la  rigidité  des  professions  de  foi ,  et  de  cette  guerre  d'amours- 
propres  déguisée  sous  l'émulation  patriotique.  Selon  les  évènemens 
du  jour,  dont  il  recevait  la  première  impression  avec  une  sensibilité 
tout-à-fait  naïve,  la  disposition  de  Carrel  était  ou  à  espérer  ou  à  se 
décourager.  Il  fallait  voir  alors  combien  cet  esprit  avait  de  ressour- 
ces, soit  pour  justifier  par  des  prétextes  d'une  profondeur  et  d'une 
subtilité  inouies  les  ardeurs  d'un  caractère  impatient  d'agir,  soit  pour 
absoudre  sa  noble  intelligence  des  emportemens  un  peu  factices  où 
l'avaient  entraîné  les  besoins  de  la  polémique. 

Quelquefois  il  s'amusait  de  ses  ressources  mêmes  ;  il  s'en  faisait  un 
jeu;  il  m'en  donnait  le  spectacle  éblouissant.  Il  prenait  un  journal,  soit 
du  gouvernement,  soit  d'une  opposition  moins  prononcée  que  la 
sienne,  et,  lisant  l'article  du  jour,  il  en  adoptait  la  pensée,  et  la 
complétait  ou  la  développait  dans  le  sens  des  opinions  qui  l'avaient 
inspirée.  Quelquefois  c'était  un  discours  de  tribune  qu'il  refaisait  : 
((  Ils  n'ont  pas  donné  les  meilleures  raisons  de  leur  opinion,  disait- 
il  ;  ceci  eût  été  plus  spécieux,  et  nous  eût  plus  embarrassés.  »  J'ad- 
mirais d'autant  plus  cette  flexibilité  d'esprit  que  ces  raisons  de 
gymnastique  étaient  les  meilleures  et  les  plus  sincères.  C'était  tout 
ce  qu'il  y  a  de  vrai  et  d'honorable  dans  chaque  opinion.  Carrel 
voulait  me  montrer  par  là  deux  quahtés  fort  supérieures  à  une 
certaine  facilité  capricieuse  et  paradoxale,  d'une  part  sa  connais- 
sance des  intérêts  des  partis,  et  d'autre  part,  l'estime  réelle  qu'il 
faisait,  à  beaucoup  d'égards,  des  plus  opposés  à  ses  idées.  Je  ne 


PUBLTCISTES  DE  LA  FRANCE.  If 

dis  pas  qu'il  ne  s'y  mêlât  pas  quelque  plaisir  de  vanité;  comment 
n'en  aurait-il  pas  eu  à  se  montrer  si  pénétrant,  si  désintéressé, 
si  universel?  Carrel  aimait  à  produire  de  l'effet ,  mais  non  à  tout  prix, 
ni  devant  toute  sorte  de  gens ,  ni  pour  être  loué  tout  haut  d'y  avoir 
réussi.  Avait-il  lu  dans  vos  yeux  qu'il  était  écouté  et  compris,  c'était 
assez  :  un  charmant  sourire  vous  témoignait  que  vous  aviez  trouvé 
la  bonne  manière  de  le  louer.  Des  complimens  même  sincères ,  dans 
la  formule  ordinaire,  le  gênaient  :  il  y  a  eu  peu  d'hommes  inspirant 
plus  d'admiration  autour  de  lui  et  une  admiration  plus  réservée. 

Ce  fut  la  lutte  de  cette  intelligence  si  souple  avec  un  besoin  irré- 
sistible d'action  qui  flt  la  gloire  et  le  supplice  de  cette  vie  si  tôt  ter- 
mitée.  On  a  cité  de  Carrel,  au  lit  de  mort,  un  mot  déchirant  :  n  Ils 
m'ont  enfermé  dans  une  impasse.  »  Plusieurs  de  ses  amis  nient  qu'ils 
l'aient  dit.  Pour  moi,  que  à^s  devoirs,  odieux  alors,  retenaient  à 
Paris,  mais  qui  les  aurais  foulés  aux  pieds  pour  avoir  la  triste  dou- 
ceur de  presser  sa  main  mourante,  si  je  n'eusse  cru  fermement  que 
la  dernière  heure  d'une  si  noble  créature  ne  devait  pas  sonner  si  tôt^ 
il  m'a  été  refusé  d'entendre  ses  paroles  dans  ces  jours  suprêmes. 
Mais,  si  le  mot  n'est  pas  vrai,  il  a  paru  vraisemblable.  Il  était  sur 
les  lèvres  de  tous  ceux  qui  suivaient  la  vie  de  Carrel,  et  auxquels 
il  avait  permis  de  voir  de  près  ce  combat  où  sa  passion  se  débattait 
contre  son  intelligence  et  où  il  essayait  de  résister  à  des  faits  qui  le 
serraient  à  la  gorge ,  qui  l'étouffaient ,  qu'il  reconnaissait  plus  forts , 
plus  rationnels ,  plus  sensés  que  ce  qu'il  voulait  y  substituer.  Mais 
qui  l'avait  poussé  là?  Quels  hommes  aurait-il  désignés  dans  cette 
parole  désespérée?  Les  plus  ardens  de  son  parti  l'ont  renvoyée  à 
certains  hommes  du  gouvernement;  ceux-ci  la  leur  renvoient.  Ce  ne 
sont  tout-à-fait  ni  les  uns  ni  les  autres.  Seulement  les  premiers  par 
leur  fougue  et  leurs  erremens  révolutionnaires ,  et  les  seconds  par 
l'exagération  dans  la  résistance,  ont  été  tour  à  tour  complices  de  sa 
passion ,  plus  forte  que  toutes  les  impulsions  du  dehors.  Qui  l'avait 
enfermé  dans  l'impasse?  Cette  passion.  Qui  lui  faisait  voir  que  c'était 
une  impasse?  Son  intelligence,  quelquefois  forcée  d'obéir  à  sa  pas- 
sion, mais  plus  souvent  maîtresse,  et  toujours  à  la  fin.  Le  courage 
de  Carrel  n'était  pas  de  ceux  qui  ne  voient  pas  le  danger.  Nul  ne  le 
voyait  mieux  ni  de  plus  près,  ni  d'un  œil  moins  troublé.  Nous  ad- 
mirions son  sang-froid,  surtout  dans  les  circonstances  graves,  soit 
qu'il  se  recueillît  dans  le  tumulte ,  ou  qu'il  dominât  les  discussions 
orageuses  en  baissant  la  voix.  Or,  qu'est-ce  que  le  sang-froid, 
sinon  le  courage  qui  juge?  Une  vie  d'action  et  de  dangers  utiles 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aurait  fait  de  Carrel  un  de  ces  hommes  de  qui  rien  n*étonne.  Son 
intelligence  et  sa  passion  seraient  demeurées  dans  un  parfait  équi- 
libre. Ce  que  la  passion  aurait  voulu,  Tintelligence  l'eût  conseillé. 
Mais  les  évènemens  ne  laissèrent  à  Carrel  que  des  dangers  inutiles 
avec  une  passion  qui  les  appelait  et  une  intelligence  qui  les  savait 
d'avance  inutiles. 

Ces  deux  forces  contraires  qui  se  disputaient  son  repos  avaient 
alternativement  leur  tour.  Tantôt  c'était  l'intelligence  qui  régnait, 
calme  et  paisible,  se  répandant  sur  toutes  choses  avec  une  étendue 
et  une  équité  de  vue  admirables.  Alors  Carrel  s'occupait  de  projets 
littéraires,  et  il  s'en  laissait  volontiers  vanter  la  gloire,  moins  péril- 
leuse et  plus  durable  que  celle  de  chef  de  parti.  Il  faisait  des  lec- 
tures qui  lui  suggéraient  des  idées  dont  la  nouveauté  et  la  portée 
auraient  alimenté  toute  une  vie  littéraire.  Il  se  préparait  du  travail, 
et  il  y  réservait  des  heures  que  nous  nous  engagions  à  respecter. 
Carrel  sentait  le  besoin  de  se  renouveler  par  l'étude.  Il  se  révoltait 
contre  cette  nécessité  d'écrire  au  jour  le  jour  sans  goût  et  sans  autre 
besoin  que  celui-ci  :  il  faut  un  journal  demain  ;  et  il  goûtait  comme 
un  jour  de  vacances  celui  où  le  National  pouvait  se  passer  de  lui. 
Dans  les  derniers  temps,  il  rêvait  la  retraite  à  la  campagne,  dans  le 
travail  et  les  affections  intérieures.  A  y  regarder  de  bien  près,  on 
pouvait  surprendre  dans  ces  projets ,  d'ailleurs  sincères ,  quelque 
peu  de  dépit  de  voir  condamnée  à  l'inaction  celle  de  ses  facultés 
qu'il  estimait  le  plus.  C'était,  à  quelques  égards,  la  retraite  d'un 
vaincu  devant  une  situation  plus  forte  que  lui.  Mais,  à  force  d'y  son- 
ger et  d'en  parler,  il  finissait  par  y  croire ,  et  ces  momens-là  étaient 
de  bons  momens,  comme  tous  ceux  où  l'homme  endort  sa  passion  au 
bruit  de  ses  projets  de  repos. 

Quelquefois  c'est  la  passion  qui  l'emportait.  Alors  sa  vie,  tout  à 
l'heure  si  calme ,  recommençait  à  s'agiter.  Il  était  de  nouveau  en  proie 
aux  ardeurs  et  aux  espérances.  Il  avait  des  illusions  incroyables.  Il 
voyait  des  symptômes  d'orages  imminens  dans  les  derniers  murmu- 
res des  orages  passés.  Il  croyait  entendre  le  pas  de  l'Europe  se  met- 
tant en  marche  contre  la  France.  Il  avait  compté  une  ride  de  plus  sur 
le  front  du  roi,  une  crevasse  de  plus  dans  l'établissement  de  juillet. 
Le  désir  d'un  changement  qui  déliât  enfin  ses  bras  enchaînés  et  lui 
permît  de  déployer  toutes  ses  facultés  actives,  lui  faisait  voir  mille 
symptômes  invisibles,  et  offusquait  ce  bon  sens  si  ferme  et  si  sûr, 
par  lequel  il  devait  sourire,  le  lendemain,  de  ses  illusions  de  la 
veille.  Mais,  tant  que  durait  la  fièvre,  on  l'afiligeait  en  contredisant 


PUBLICISTES  DE  LA  FRANCE.  15 

sa  passion,  en  niant  les  symptômes  qu'il  avait  cru  voir,  en  voulant 
lui  montrer  l'état  vrai  des  choses.  Les  raisons  les  plus  fortes  ne  pou- 
vaient pas  le  ramener.  Son  esprit  lui  fournissait  des  vues  et  des  com- 
paraisons sans  nombrepourjustifler  sa  passion  réveillée.  Sans  jamais 
quitter  le  ton  simple,  sans  enthousiasme  apparent,  il  défendait  ses 
illusions  avec  une  éloquence  grave  et  concentrée ,  soit  pour  mieux  se 
tromper  lui-même  en  donnant  à  son  ivresse  intérieure  l'aspect  de  la 
raison  à  peine  émue,  soit  pour  ne  pas  agir  par  des  effets  matériels  sur 
l'opinion  de  ceux  qui  l'écoutaient.  Ses  raisonnemens  étaient  si  serrés, 
et,  la  plupart,  si  rigoureusement  déduits  des  lois  ordinaires  qui  rè- 
glent les  évènemens,  qu'il  fallait,  pour  résister  à  ses  espérances, 
être  atteint  de  cette  incrédulité  sourde  et  muette  qui,  à  certaines 
époques ,  n'est  que  l'effet  contagieux  d'une  torpeur  ou  d'une  pacifi- 
cation universelle.  Mais  pour  ceux  qui  ne  différaient  d'avec  lui  que 
par  des  raisons  ou  des  impressions  controversables,  il  était  difficile 
qu'il  ne  réussît  pas  à  les  faire  passer  de  la  tiédeur  à  l'ardeur,  sauf 
à  les  faire  retomber  avec  lui,  bientôt  après,  de  l'ardeur  dans  le 
découragement. 

Au  reste ,  ces  momens  de  passion  étaient  rares  :  c'était  moins  un 
état  de  son  esprit  qu'une  impression  forte,  soutenue,  et  dont  la  cause 
n'était  jamais  tout-à-fait  indifférente.  Ils  ne  rabaissaient  point  Carrel; 
ils  le  faisaient  voir  sous  un  autre  aspect.  Après  l'homme  ne  reculant 
devant  aucune  réalité,  pas  même  devant  celle  qui  le  paralysait  ou 
l'ajournait  indéfiniment  comme  homme  de  parti  ;  aimant  mieux  ne  rien 
ignorer  que  se  tromper,  et  se  donnant  je  ne  sais  quel  plaisir  supérieur 
de  juger  mieux  la  situation  qui  lui  liait  les  mains  que  ceux  mêmes  qui 
la  défendaient  ou  l'exploitaient  contre  lui  ;  après  le  causeur  profond, 
fin,  légèrement  ironique,  on  voyait  l'homme  exalté,  impatient,  vou- 
lant précipiter  les  dénouemens  et  agir  avec  la  pensée  sur  la  matière 
inerte,  traçant  d'une  main  froide  des  paroles  enflammées,  trouvant 
dans  son  inépuisable  logique  les  plus  fortes  raisons  d'espérer  après 
y  avoir  trouvé  les  plus  fortes  raisons  de  découragement,  et  combat- 
tant celles-ci  avec  celles-là  ;  seul  capable  de  ses  erreurs  comme  de 
ses  bons  jugemens;  crédule  et  dupe  en  quelques  points,  mais  de  lui 
seul,  mais  en  homme  qui  semblait  assez  fort  pour  provoquer  les 
évènemens  qu'il  voulait  obtenir,  et  dont  on  attendait  involontairement 
quelque  explosion  qui  réveillât  les  masses  populaires,  ou  qui  fit  faire 
à  ses  adversaires  les  fautes  dont  il  avait  besoin.  A  ceux  qui  l'ont  vu 
de  près,  je  n'ai  pas  peur  que  ceci  paraisse  exagéré.  Ce  que  le  public 


J4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'a  pas  connu  de  Carrel  est  bien  plus  extraordinaire  que  ce  que  les 
évènemens  lui  en  ont  laissé  voir. 

Le  coup  le  plus  sensible  que  reçut  Carrel  des  évènemens ,  et  ceci 
soit  dit  à  son  éternel  honneur!  ce  ne  fut  pas  dans  son  ambition, 
mais  dans  sa  plus  chère  pensée,  dans  son  plus  glorieux  titre  d'écrivain 
politique,  dans  sa  théorie  du  droit  commun.  J'affirme  ne  lui  avoir  vu 
de  tristesses  vraiment  amères  que  pour  les  blessures  qu'elle  eut  à 
souffrir;  et,  sur  ce  point  seulement,  ses  désenchantemens  furent 
douloureux.  Son  bon  sens,  encore  des  années  de  jeunesse  et  d'âge 
viril  devant  lui,  l'inattendu,  l'inconnu,  pouvaient  lui  faire  prendre 
patience  sur  ses  espérances  ;  mais  rien  ne  le  consola  de  voir  cette 
noble  politique  de  garanties  réciproques ,  compromise  et  rejetée  au 
rang  des  choses  à  jamais  controversables  par  tout  le  monde,  et, 
comme  à  l'envi,  par  le  gouvernement,  par  le  pays,  par  son  propre 
parti.  C'était  en  effet  la  vue  la  plus  haute  et  la  plus  droite  de  sa  raison, 
l'instinct  le  plus  vrai  de  sa  nature  généreuse;  Carrel  était  là  tout  entier. 
Jamais  il  ne  se  fût  retourné  contre  ce  noble  enfant  de  son  intelligence 
et  de  son  cœur.  Si  quelquefois  il  le  fit  craindre  par  des  menaces 
vagues  qui  lui  échappèrent  dans  le  feu  de  la  polémique,  ce  ne  fut 
qu'à  ceux  qui  étaient  intéressés  à  avoir  cette  crainte ,  et  à  ruiner 
par  elle  son  plus  noble  titre  à  l'estime  publique.  Toutefois,  les 
doutes  qui  purent  lui  venir  en  certaines  occasions  sur  l'excellence  de 
cette  idée,  furent,  je  le  répète,  la  plus  douloureuse  de  ses  épreuves. 
La  révolution  de  juillet,  si  extraordinaire  entre  toutes  les  révolu- 
lions  par  le  spectacle  d'un  peuple  laissant  au  vaincu  la  liberté  de  se 
plaindre  et  de  se  railler  de  la  victoire ,  avait  permis  d'espérer  un 
retour  éclatant  et  définitif  au  droit  commun.  Carrel  se  fit  l'organe  de 
ces  espérances  et  le  théoricien  de  cette  doctrine.  Il  traita  la  question 
avec  sa  rigueur  et  sa  netteté  accoutumées.  Il  opposa  aux  exemples, 
si  nombreux  depuis  cinquante  ans ,  de  gouvernemens  périssant  tous 
par  l'arbitraire ,  le  modèle  d'un  gouvernement  offrant  à  tous  les  par- 
tis des  garanties  contre  son  légitime  et  nécessaire  instinct  de  conser- 
vation. Il  n'invoquait  que  des  raisons  exclusivement  pratiques,  se 
refusant  le  secours  innocent  de  toute  forme  passionnée,  pour  ne  pas 
exposer  sa  belle  théorie  à  l'ironique  qualification  d'utopie.  C'est  cette 
politique  qui  fit  tant  d'amis  à  Carrel  sur  tous  les  points  de  la  France, 
et  partout  où  pénétrait  le  National.  Il  eut,  en  dehors  de  tous  les  partis, 
un  parti  composé  de  tous  les  hommes ,  soit  placés  hors  des  voies  de 
l'aciiviié  politique,  soit  trop  éclairés  pour  s'y  jeter  à  la  suite  de  quel- 


PUBLICISTES  DE  LA  FRANCE.  15 

que  chef  ne  se  recommandant  que  par  des  succès  de  plume  ou  de 
tribune.  Que  de  gens,  lassés  des  querelles  sur  la  forme  du  gouver- 
nement, incrédules  même  aux  admirables  apologies  de  la  forme 
américaine,  quittant  l'ombre  pour  la  chose,  se  rangèrent  sous  cette 
bannière  du  droit  commun,  que  Carrel  avait  levée  sur  toutes  les 
fautes  et  sur  toutes  les  ruines,  même  sur  celles  de  ses  théories  ré- 
publicaines !  Il  lui  en  venait  de  toutes  parts  des  témoignages  d'adhé- 
sion qui  parurent  un  moment  lui  sufflre,  et  je  le  vis  se  résignant  à  être, 
pour  un  temps  indéterminé ,  le  premier  écrivain  spéculatif  de  son 
pays.  Mais  des  fautes  où  tout  le  monde  eut  sa  part  l'eurent  bientôt 
refroidi.  Ce  fut  un  rude  coup.  Carrel  avait  foi  dans  la  politique  du 
droit  commun  :  il  y  avait  cru  plus  fortement  peut-être  qu'à  ses  théo- 
ries républicaines  précipitamment  arborées ,  et  dans  un  accès  d'in- 
quiétude plutôt  qu'après  un  sur  et  paisible  regard  jeté  sur  les  choses. 
Après  celles-ci ,  où  l'honneur  le  soutenait  contre  les  doutes  croissans, 
il  fallait  donc  encore  douter  de  celle-là  !  Carrel  eut  les  deux  douleurs 
à  la  fois. 

Les  amnisties  honorent  les  gouvernemens  ;  mais  elles  ne  réparent 
pas  toutes  les  brèches  qui  ont  été  faites  au  grand  principe  de  la  ré- 
ciprocité des  garanties.  C'est  de  la  modération  après  le  danger,  moins 
belle  et  de  moins  bon  exemple  peut-être  que  la  modération  dans  le 
danger.  Il  serait  stupide  de  contester  à  un  gouvernement  le  droit  de 
se  défendre.  S'il  est  attaqué  dans  la  rue,  il  doit  repousser  la  force 
par  la  force  ;  mais  s'il  n'est  que  menacé  sourdement  dans  des  conci- 
liabules, qu'il  se  contente  de  dire  tout  haut  qu'il  sait  tout  et  qu'il  est 
prêt.  Il  aura  pour  lui  le  pays  tout  entier,  s'il  le  prend  à  témoin  qu'il 
a  respecté  la  liberté  des  citoyens  jusqu'au  moment  de  l'abus ,  et  que 
les  pensées  ont  pu  lui  être  suspectes,  sans  que  les  personnes  eussent 
à  souffrir  d'autre  contrainte  qu'une  surveillance  annoncée  tout  haut, 
et  qui  devient  une  sorte  d'invitation  à  tous  les  honnêtes  gens  à  s'y 
associer.  Là  s'arrête  son  droit  dans  un  pays  véritablement  libre. 
Au-delà,  tout  est  plein  de  périls  et  de  hasards.  La  colère  donne  aux 
actes  préventifs  l'air  de  vengeances  civiles.  On  ouvre  carrière  aux 
subalternes  zélés,  cette  espèce  violente  et  déclamatoire,  pour  qui  les 
prisons  ne  sont  jamais  assez  larges,  ni  les  lois  assez  impitoyables. 
Nous  l'avons  vu  à  une  époque  déjà  éloignée,  et,  dans  beaucoup  de 
choses,  oubhée.  Qu'elle  le  soit  de  plus  en  plus,  c'est  à  merveille  : 
mais  rappelons-en ,  dans  l'occasion,  tout  ce  qui  peut  contribuer  à 
remettre  en  vigueur  les  idées  de  droit  commun. 

Malheureusementle  respect  du  droit  commun  n'étaitpas  plus  du  côté 


^6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'attaque  que  du  côté  de  la  défense,  et  à  quelques  égards  même, 
la  répression  est  restée  en-deçà  de  ce  qu'auraient  été ,  dans  certaines 
pensées,  les  représailles.  On  se  connaît  bien  entre  ennemis  déclarés. 
Le  gouvernement  n'avait  que  trop  de  raison  de  croire  que,  sous  cer- 
taines plumes,  les  idées  de  liberté  et  de  légalité  n'étaient  que  des 
raisons  de  polémique  employées  pour  intéresser  les  classes  paisibles 
aux  opinions  d'une  minorité  irréconciliable;  il  savait  qu'on  n'y  re- 
gardait la  liberté  que  comme  l'arme  défensive  des  vaincus;  il  savait 
qu'on  y  tenait  en  réserve,  pour  l'appliquer  avant  l'ère  définitive  de 
la  liberté  pour  tous ,  une  doctrine  de  despotisme  préalable  qui  con- 
fisque momentanément  les  libertés  présentes  et  s'empare  du  droit 
d'agir  et  de  penser  de  chacun,  apparemment  pour  n'avoir  pas  à  s'em- 
parer de  plus.  Ceux  qui  avaient  ces  pensées  ont  été  pris  par  leur 
propre  logique;  ils  n'ont  pas  le  droit  de  se  plaindre.  Ce  n'est  qu'aux 
hommes  modérés,  qui  n'ont  été  complices  ni  de  l'attaque  ni  de  tous 
les  moyens  de  la  défense,  qu'il  convient  de  dire  qu'on  eût  obtenu  de 
meilleurs  résultats  plus  tôt  à  ne  pas  étendre  la  répression  jusqu'aux 
arrière-pensées,  outre  qu'on  avait  l'avantage  de  la  force,  et  qu'en 
fait  de  modération ,  c'est  au  plus  fort  à  commencer  le  premier. 

L'affliction  de  Carrel  fut  irréparable  le  jour  qu'il  se  vit  resté  seul 
défenseur  du  droit  commun  entre  la  nation,  qui,  par  peur,  en  faisait 
le  sacrifice  au  gouvernement,  et  un  parti,  son  propre  parti,  qui  le 
menaçait  de  ses  arrière-pensées.  Nous  eûmes  à  ce  sujet,  lui  et  moi, 
une  longue  conversation ,  quelques  mois  avant  sa  mort,  dans  une 
promenade  au  bois  de  Boulogne.  Je  vis  qu'il  y  avait  presque  renoncé 
comme  principe  de  politique  applicable  :  tout  au  plus  y  tenait-il  en- 
core comme  théorie,  par  pure  générosité,  et  peut-être  aussi  par  le 
sentiment  de  sa  force.  Carrel  pensait  que ,  les  choses  venant  à  son 
parti,  il  serait  de  force  à  résister  à  la  tentation  de  l'arbitraire,  et  à 
ne  le  prendre  pas  même  des  mains  d'une  majorité  qui  le  lui  offrirait 
au  nom  du  pays.  Mais  une  politique  ajournée  était  pour  lui  une  poli- 
tique vaincue.  Ses  doutes  sur  le  droit  commun  furent  une  dernière 
défaite.  Quoique  ce  principe  eût  été  la  vue  la  plus  désintéressée  de 
son  esprit  et  le  meilleur  mouvement  de  son  cœur,  les  théories  des 
hommes  d'action  impliquent  toujours  l'espoir  d'une  application  pro- 
chaine. Du  moment  donc  que  le  droit  commun  avait  échoué  comme 
politique  d'application,  Carrel  devait  en  abandonner  la  doctrine.  Dans 
les  derniers  jours  de  sa  vie,  il  n'en  parlait  plus  que  comme  d'un  pro- 
grès qu'il  ne  lui  serait  pas  donné  de  voir  de  son  vivant,  et  auquel 
ne  devaient  peut-être  jamais  arriver  les  sociétés  humaines. 


PLBLICISTES  DE   LA  FRANCE.  17 

Carrel  n'était  pas  fait  pour  le  doute ,  quoique  l'étendue  et  la  soU'- 
plesse  de  son  intelligencelui  permissent  moins  qu'à  personne  d'y  échap- 
per. Agir  en  liberté  dans  un  petit  coin  du  monde  au  proflt  d'une  noble 
cause,  lui  semblait  plus  glorieux  que  spéculer  dans  un  langage  ad- 
mirable sur  les  plus  hautes  notions  de  l'intelligence  humaine.  De  quel 
œil  d'envie  ne  suivait-il  pas  sur  la  carte  de  la  Biscaye  les  campagnes 
furtives  et  les  victoires  à  reculon  de  Zumalacarreguy  !  Quelle  gloire 
d'écrivain  polémique  et  de  chef  de  parti  réduit  à  la  presse  pour  tout 
champ  de  bataille,  n'eùt-il  pas  échangée  contre  la  destinée  de  ce  hardi 
partisan?  Organiser  dans  les  montagnes  une  petite  armée  dévouée 
sous  un  drapeau  populaire ,  et  mourir  à  cette  tâche  après  quelques 
beaux  coups  de  main ,  en  laissant  la  réputation  d'un  homme  qui  n'eût 
pas  manqué  à  de  plus  grandes  choses ,  lui  paraissait  le  premier  rôle 
dans  notre  Europe  fatiguée  de  changemens. 

On  lui  sut  beaucoup  de  gré  des  éloges  que  le  National  donna  au  chef 
carliste  en  annonçant  sa  mort.  L'admirable  portrait  que  Carrel  en 
fit  n'était  si  vrai  que  parce  qu'il  avait  rêvé,  sous  un  drapeau  meilleur, 
le  rôle  du  chef  biscayen. 

Ce  besoin  d'agir,  empêché  et  contrarié  par  de  grandes  lumières, 
et  que  ne  tenta  jamais  la  triste  activité  des  échauffourées,  était  de- 
venu peu  à  peu  une  inquiétude  physique.  Carrel  la  soulageait  dans 
l'intérieur  du  National  à  en  changer  la  direction  matérielle  et  à  ad- 
ministrer un  peu  au  hasard  et  inutilement.  Il  la  trompait  sans  cesse 
par  des  projets  de  toute  sorte,  embrassés  avec  ardeur  et  bientôt 
abandonnés.  La  plupart  de  ces  projets  étaient  marqués  de  son  grand 
sens  ;  mais  comme  les  meilleurs ,  dans  ce  cercle  si  étroit,  étaient  trop 
peu  importans  pour  le  flxer,  ce  grand  sens ,  en  se  refroidissant  pour 
ce  qu'il  avait  voulu  si  vivement,  devenait  du  caprice.  Dans  sa  mai- 
son, c'était  le  même  goût  du  changement.  Il  n'y  avait  pas,  m'a-t-on 
dit,  un  seul  meuble  à  hauteur  d'appui  où  il  n'eût  pris  ses  repas,  re- 
pas modestes,  courts  et  incommodes,  comme  dans  un  campement  où 
on  attend  l'ennemi.  Carrel  ne  pouvait  pas  prendre  d'habitudes.  Il  se 
faisait  suivre  par  ses  meubles,  ne  pouvant  se  clouer  où  l'usage  vou- 
lait qu'ils  fussent  placés. 

Après  tout,  c'est  là  une  maladie  de  l'ame;  et  si  ces  caprices  sont 
intéressans,  c'est  qu'ils  peignent  vivement  l'anxiété  d'un  homme  d'ac- 
tion enchaîné  dans  la  spéculation,  et  que  Carrel,  d'ailleurs,  ne  se 
croyait  pas  extraordinaire,  pour  n'être  pas  homme  d'habitudes  dans 
les  petites  choses. 

Rien  ne  m'a  plus  frappé ,  dans  Carrel ,  en  qui  rien  ne  m*a  paru 

TOME  XII.  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les  proportions  ordinaires,  que  ce  supplice  d'un  homme  d'action 
réduit  à  la  spéculation.  Carrel  y  déployait  d'ailleurs  toutes  les  qua- 
lités de  l'action,  promptitude  de  coup  d' œil ,  prévision  rapide,  déci- 
sion, audace,  intelligence  des  passions  peut-être  plus  que  des  inté- 
rêts. C'est  cette  dernière  qualité,  avec  la  restriction  que  j'y  mets,  qui 
caractérise,  à  mon  sens,  toute  sa  polémique  dans  la  question  exté- 
rieure. Mieux  que  personne,  il  apprécia  les  passions  soulevées  dans 
les  cours  de  l'Europe  par  la  révolution  de  juillet,  mais  il  les  crut  plus 
fortes  que  les  intérêts,  et  c'est  en  cela  qu'il  se  trompa.  Cette  polémi- 
que n'en  est  pas  moins  l'appréciation  la  plus  juste  et  la  plus  profonde 
qui  ait  été  faite  des  sentimens  de  l'Europe  aristocratique  à  l'égard  de 
la  France.  Carrel  ne  s'était  trompé  que  sur  le  degré  d'audace  des 
passions  absolutistes,  mais  non  sur  leur  nature,  ni  sur  leurs  ran- 
cunes incorrigibles,  ni  sur  certains  intérêts  d'agrandissement  qui  ne 
se  lassent  pas  d'attendre  l'occasion,  et  qui,  par  cela  même,  la  font 
naître.  Sur  ce  point,  il  faut  être  de  son  avis  ;  et  quelque  sécurité  que 
puisse  donner  pour  le  présent  l'attitude  paciflque  des  puissances  ab- 
solues, un  gouvernement  né  d'une  révolution  manquerait  de  pré- 
voyance, s'il  ne  faisait  pas  des  idées  de  Carrel  le  fond  de  sa  politique 
extérieure. 

A  l'intérieur,  il  ne  s'est  pas  trompé  une  seule  fois  tant  qu'il  n'a  eu 
devant  lui  que  des  adversaires  passionnés.  Il  avait  prévu  une  à  une 
toutes  les  lois  qui  furent  successivement  demandées  aux  chambres, 
et,  en  dernier  lieu,  les  lois  de  septembre.  Quand  ces  lois  parurent, 
je  compris  toute  la  profondeur  d'un  mot  qu'il  m'avait  dit  :  «On  n'est 
jamais  vaincu  quand  on  a  le  pouvoir  de  faire  faire  des  fautes  à  ses 
adversaires;  et  ce  pouvoir  nous  l'avons  toujours.  » 

Il  eût  suffi  d'une  seule  chose  pour  rendre  suspectes  à  mon  amitié 
celles  des  lois  de  septembre  qui  limitent  le  droit  de  discussion  :  c'est 
qu'elles  allaient  interdire  à  Carrel  ses  travaux  théoriques  sur  la 
constitution  américaine.  J'ai  de  la  peine  à  comprendre,  dans  un 
pays  où  la  liberté  de  la  presse  est  une  faculté,  des  articles  de  loi 
qui ,  en  voulant  frapper  la  violence  vulgaire ,  peuvent  atteindre  un 
talent  supérieur  ;  et,  n'y  eût-il  qu'une  exception  comme  Carrel,  la  loi 
qui  fait  taire  un  tel  homme  n'est  pas  une  bonne  loi.  Peut-être  serait-il 
digne  d'un  pays  libre  et  civilisé ,  et  je  veux  dire  par  là  un  pays  où  la 
liberté  ne  fit  point  rougir  la  civilisation,  de  permettre  sur  toutes 
choses  la  discussion ,  qui  est  la  voix  même  de  la  liberté.  De  la  sorte, 
aucune  de  ces  vérités  que  découvrent  les  esprits  élevés  et  hasardeux 
ne  serait  perdue  pour  le  pays;  les  opinions  ennemies  seraient  moins 


PPBLICISTES  DE   LA  FRANCE.  19 

injustes,  étant  plus  libres,  ou  seraient  plus  tôt  déconsidérées  si  elles 
n'avaient  pas  su  se  montrer  dignes  de  la  la  liberté.  La  presse  ne 
serait  accessible  qu'aux  hommes  sérieux  et  instruits ,  qui  peuvent 
éclairer  le  peuple  sans  l'enivrer.  Quant  à  ceux  qui  n'ont  que  la  verve 
facile  des  injures ,  il  faudrait  leur  en  fermer  l'entrée  par  des  lois 
vigoureuses ,  parce  que  l'injure  ne  peut  pas  être  un  droit  dans  un 
pays  et  à  une  époque  où  elle  a  cessé  d'être  dans  les  mœurs. 

IL 

CARREL   HOMME  PRIVÉ. 

Le  caractère  de  l'homme  est  à  la  fois  la  cause  et  l'effet  de  sa  situa- 
tion ;  cela  est  vrai ,  surtout  du  caractère  de  Carrel.  Son  ardeur  pres- 
que militaire  avait  fait  sa  situation,  et  par  une  réciprocité  fatale,  sa 
situation  nourrissait  son  inquiétude.  Je  ne  puis  pas  trop  m'étonner 
qu'avec  une  si  grande  agitation  il  ait  su  conserver  devant  le  public 
une  si  grande  suite,  et  qu'ayant  l'humeur  la  plus  mobile ,  il  ait  trouvé 
moyen  de  paraître  au  dehors  un  homme  immuable  et  tout  d'une 
pièce.  C'est  que,  dans  Carrel,  la  faculté  dominante,  c'était  la  vo- 
lonté. L'esprit  même,  et  le  sien  était  des  plus  rares,  ne  venait  qu'à 
la  suite  ;  et  s'il  avait  ses  droits  et  son  tour,  c'était  seulement  ou  avec 
la  permission  ou  dans  le  repos  de  la  volonté.  De  là  cette  générosité 
de  Carrel,  cette  fidélité  aux  engagemens,  ce  respect  de  la  parole 
donnée,  cette  loyauté  dans  des  proportions  héroïques.  C'étaient  des 
fruits  d'une  bonne  et  noble  nature,  mais  la  volonté  y  avait  autant 
de  part  que  l'instinct.  Carrel  y  mettait  plus  de  sang-froid  que  d'a- 
bandon. C'était  son  enjeu  particulier  dans  ce  grand  jeu  qu'on  appelle 
la  vie.  D'autres  y  engagent  de  l'intrigue,  de  la  ruse,  du  mensonge 
flatteur,  et  de  la  vérité  seulement  quand  elle  rapporte.  Mais  de  même 
qu'il  y  a  du  calcul  dans  ces  défauts-là ,  il  y  en  avait  un  peu  dans  les 
vertus  de  Carrel.  Il  était  trop  supérieur  pour  que  ses  actions  lui 
échappassent;  il  les  gouvernait  encore,  et  il  en  modifiait  l'effet, 
même  quand  elles  ne  semblaient  plus  lui  appartenir,  et  qu'elles 
étaient  déjà  livrées  au  jugement  des  hommes.  Les  vertus  des  hommes 
obscurs  sont  des  mouvemens  involontaires ,  quelquefois  des  incapa- 
cités; et  cette  comparaison  banale  entre  la  violette  et  la  vertu  peut 
signifier  que  la  vertu  d'un  homme  obscur  ne  sait  pas  le  parfum 
qu'elle  exhale.  Les  vertus  des  hommes  supérieurs  ne  sont  point 
naïves,  parce  qu'étant  trahies,  en  quelque  sorte,  et  dénoncées  par 
leurs  talens ,  elles  attirent  les  regards  et  provoquent  des  jugemens 

2. 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  avertissent  ces  hommes  qu'ils  en  sont  doués ,  et  leur  donnent 
naturellement  l'idée  de  s'en  servir  pour  leur  avancement  et  leur  cré- 
dit. Mais  si  elles  perdent  un  peu  de  ce  charme  de  s'ignorer,  qui  est  la 
grâce  particulière  des  vertus  obscures ,  elles  font  plus  d'honneur  à 
l'homme,  et  sont  d'un  plus  grand  exemple.  Aussi  les  admire-t-on 
plus  que  ces  dernières ,  et  les  estime-t-on  si  difficiles,  qu'on  les  dis- 
pense d'être  accompagnées  de  ces  petites  qualités  de  détail  qui  font 
l'agrément  du  commerce  privé. 

Carrel,  qui  avait  au  plus  haut  degré  ces  grandes  vertus,  n'avait 
peut-être  pas  toutes  les  petites  qualités  de  détail ,  ou  plutôt  ne  les 
avait  pas  avec  suite.  Dans  ces  rapports  de  collaboration,  qui  sont  si 
insignifians  pour  l'homme  supérieur,  mais  d'où  dépend  quelquefois 
le  repos  de  l'homme  modeste  qui  traite  avec  lui,  son  instinct,  d'ail- 
leurs excellent,  et  ses  impressions  du  moment,  diverses  comme  les 
phases  de  sa  fortune,  le  déterminaient  plus  que  sa  volonté.  Cette 
force  suprême  ne  descendait  pas  jusque-là,  et  demeurait  sur  les  hau- 
teurs de  la  vie  publique  et  retentissante.  Le  caprice,  qui  semble  être 
le  repos  des  hommes  occupés  de  grandes  choses,  et  qui  n'est  encore 
qu'une  espèce  d'inquiétude;  le  goût,  dont  Téquité  est  si  fragile;  l'en- 
nui d'un  visage ,  soit  nouveau ,  soit  de  tous  les  jours  ;  une  prévention 
reçue  légèrement,  et  transformée  en  jugement  par  ce  penchant  des 
hommes  énergiques  à  croire  que  rien  ne  peut  venir  du  dehors  dans 
leur  volonté;  la  lassitude,  le  chagrin  d'un  échec  dans  la  vie  publique, 
et  d'un  nouvel  ajournement  des  espérances,  que  sais-je!  peut-être 
un  peu  de  cette  malice  humaine  dont  nous  avons  tous  notre  part , 
décidaient  Carrel  sans  toutefois  le  lier;  car  de  la  même  main  dont  il 
avait  fait  la  blessure,  il  la  guérissait.  Quelques-uns  eurent  à  se 
plaindre  de  légers  torts  ;  on  les  a  vus  parmi  ceux  qui  ont  le  plus  re- 
gretté sa  perte,  et  qui  ont  pleuré  le  plus  amèrement  à  ses  funérailles. 
On  en  savait  la  cause;  et,  après  le  premier  étonnement,  on  recon- 
naissait qu'on  n'avait  pas  eu  le  droit  de  l'avoir  à  soi  tout  entier. 
Personne ,  que  je  sache  ,  ne  proportionna  son  ressentiment  aux  con- 
trariétés qu'il  en  put  recevoir.  On  comprenait  que,  comme  tous  les 
hommes  de  qui  beaucoup  d'autres  dépendent,  Carrel  pouvait  causer 
un  grand  chagrin  sans  intention.  Toutefois ,  comme  le  manque  de 
suite  dans  les  petites  qualités  est  une  faute,  et  que  toute  faute  em- 
porte sa  peine,  ceux  qui  n'avaient  pas  pu  le  fixer  sur  ce  qui  les  tou- 
chait s'éloignaient  sans  cesser  d'être  amis,  et  se  refroidissaient  dans 
tout  ce  qui  n'était  ni  l'admiration,  ni  l'estime  profonde  et  sans  restric- 
tion, ni  l'aveu  au  dehors  de  son  illustre  amitié.  On  le  traitait  en  homme 


PUBLICISTES  DE  LA  FRANCE.  21 

public,  et  on  gardait  ses  sentimens  aux  vertus  publiques.  Mais  le  con- 
cours efflcace  avait  peu  à  peu  cessé.  Ainsi  s'explique  en  partie  cette 
dissolution  du  faisceau  du  National  en  1833.  La  calomnie  seule  ,  j'ose 
le  dire ,  pourrait  l'attribuer,  soit  aux  dangers  que  Carrel  eut  à  cou- 
rir, soit  au  scrupule  de  garder  une  responsabilité,  même  indirecte, 
dans  une  opinion  dont  il  était  trop  évidemment  la  personnification  et 
l'unique  organe. 

Pourquoi  me  serais-je  tu  sur  ce  point?  Est-ce  donc  une  apologie 
de  Carrel  que  j'ai  voulu  faire?  Non.  Une  apologie  serait  un  aveu  qu'il 
y  a  quelque  chose  à  défendre  dans  sa  vie.  Je  ne  le  loue  pas ,  je  l'ap- 
précie. C'est  en  sa  présence  que  j'écris  ces  lignes;  car  telle  est  la  force 
de  mes  souvenirs,  que  mon  œil  intérieur  le  voit  devant  moi,  devinant 
mes  pensées  avant  qu'elles  soient  sous  ma  plume,  et  approuvant  que 
je  dise  de  lui  mort  ce  que  je  lui  ai  dit  vivant.  Rien  ne  lui  plaisait  plus 
que  de  se  voir  pénétré ,  soit  qu'il  fût  certain  qu'on  ne  découvrirait  en 
lui  que  de  bons  et  nobles  penchans,  soit  qu'il  fût  flatté  d'être  pris 
pour  sujet  d'étude.  Bien  loin  de  s'en  blesser,  peut-être  même  était-il 
trop  chatouillé  qu'on  lui  trouvât  ce  trait  commun  à  tous  les  hommes 
supérieurs,  qui  est  de  regarder  si  loin  devant  eux,  qu'ils  oublient 
où  ils  marchent,  et  que,  pour  atteindre  à  ceux  qui  sont  éloignés,  ils 
foulent  aux  pieds  ceux  qui  sont  près. 

Le  trait  distinctif  du  caractère  de  Carrel  était  la  générosité.  De 
quelque  manière  qu'on  entende  ce  mot,  dont  le  vague  même  fait  la 
beauté,  la  vie  de  Carrel  offre  de  quoi  en  appliquer  toutes  les  nuances. 
Soit  qu'il  signifie  l'entraînement  d'un  homme  qui  se  dévoue,  soit 
qu'il  veuille  dire  simplement  la  libéralité ,  il  ne  convient  à  personne 
mieux  qu'à  lui.  Toutes  les  actions  de  sa  vie  sont  marquées  de  la  pre- 
mière sorte  de  générosité.  La  plupart  de  ses  fautes  ne  sont  que  de  la 
générosité  où  il  manquait  du  calcul.  C'est  par  là  qu'il  était  populaire 
en  France,  où  son  courage,  mieux  compris  que  son  talent,  lui  avait 
fait  plus  de  partisans  que  ses  écrits.  C'est  par  trop  de  générosité 
qu'il  joua  sa  vie  une  première  fois  dans  le  duel  légitimiste;  c'est  par 
trop  de  générosité  qu'il  est  mort. 

Quant  à  la  libéralité,  personne  n'en  eut  plus  que  lui,  ni  d'une 
meilleure  sorte.  Je  n'en  diminuerai  pas  le  mérite  en  disant  qu'il  y  en- 
trait je  ne  sais  quelle  imprévoyance  qui  n'était  que  de  la  foi  dans  sa 
fortune.  On  eût  dit  qu'il  chargeait  l'avenir  de  liquider  sa  générosité. 
Il  ne  savait  ni  refuser  ni  donner  peu.  Exposé  par  sa  position  à  d'in- 
cessantes demandes,  il  puisait  souvent  dans  la  bourse  de  ses  amis  pour 
soulager  des  malheurs  qu'il  ne  suspectait  ni  ne  recherchait  jamais. 


22  REVUE  DES  DEUX.  MONDES. 

On  m'a  raconté  ce  trait  touchant  de  sa  manière  d'obliger.  Une  per- 
sonne, dont  les  nécessités  n'étaient  pas  extrêmes,  a  recours  à  lui. 
Carrel  lui  offre  la  somme  dont  elle  a  besoin.  Il  rentre  chez  lui ,  et  trouve 
sa  bourse  vide;  il  avait  promis  plus  qu'il  ne  possédait.  Sa  montre  re- 
présente à  peu  près  la  somme  demandée;  il  la  fait  mettre  au  Mont- 
de-Piété. 

Pour  l'aumône  courante,  voici  comment  il  la  pratiquait.  Un  soir, 
il  revenait  des  bureaux  du  National  fort  tard ,  dans  ce  cabriolet  qui 
lui  a  été  tant  reproché,  soit  par  des  hommes  qui  auraient  vendu  la 
tombe  de  leur  père  pour  en  avoir  un,  soit  par  des  amis  de  l'égalité, 
qui  la  veulent  dans  les  fortunes  pour  se  consoler  de  l'inégalité  des 
talens.  Il  passe  devant  un  pauvre  homme  préposé  à  la  garde  de  tra- 
vaux de  voierie,  et  qui  grelottait  de  froid.  Carrel  arrête  sa  voiture, 
en  tire  la  housse  d'hiver  de  son  cheval,  la  jette  sur  les  épaules  du 
gardien,  lui  met  quelque  argent  dans  la  main,  et  disparaît  avant  les 
remerciemens. 

Une  autre  fois ,  il  revenait  de  la  promenade.  Un  pauvre  honteux , 
à  demi  caché  derrière  un  arbre,  lui  tend  la  main  en  baissant  les  yeux. 
Carrel  n'était  pas  seul.  Pendant  qu'il  retient  son  cheval,  une  main 
chère,  par  qui  ses  dons  prenaient  en  passant  une  grâce  particulière, 
et  qui  savait  ses  nobles  habitudes ,  avait  déjà  pris  dans  sa  bourse  ce 
qui  eût  été  une  aumône  raisonnable,  et  s'apprêtait  à  la  jeter  au  men- 
diant. Carrel  arrête  cette  main  :  c(  Je  ne  puis  pas  donner  si  peu ,  » 
dit- il;  et  puisant  lui-même  dans  sa  bourse,  il  en  tire  de  quoi  faire 
vivre  le  mendiant  pendant  quelques  jours. 

J'ai  pris  ces  traits,  parmi  bien  d'autres,  moins  pour  le  don  en  lui- 
même  que  pour  la  manière.  Faire  le  bien  avec  cette  noble  impré- 
voyance et  cette  brusque  déhcatesse  n'appartient  qu'à  un  homme  su- 
périeur. Cela  est  fort  différent,  soit  de  cette  générosité  qui  suppute, 
avant  de  s'engager,  l'état  de  son  coffre-fort,  soit  de  cette  charité 
banale,  dont  les  mouvemens  sont,  ou  imités  de  l'usage,  ou  réglés  par 
tant  de  sagesse ,  que  le  pauvre  semble  ne  jamais  l'être  assez  pour 
celui  qui  l'assiste. 

Carrel  a  été  du  petit  nombre  de  ceux  que  le  succès  et  un  peu  de 
gloire  améliorent.  Il  n'en  est  pas  ainsi  de  tous  les  hommes,  même  de 
sa  sphère.  Le  succès  les  dessèche,  la  gloire  en  fait  des  idoles  sourdes 
et  insensibles.  C'est  qu'ils  n'ont  eu  de  commun  avec  lui  que  les  talens 
qui  perfectionnent  l'intelligence  aux  dépens  du  cœur.  Leurs  défauts, 
au  lieu  de  diminuer,  augmentent  en  proportion  de  ce  que  leur  talent 
leur  acquiert  d'excuses.  11  en  est  d'eux  comme  des  enfans  gâtés  ^ 


PUBLICISTES  DE  LA  FRANCE.  23 

chez  qui  tout  est  considérable  par  l'attention  qu'on  y  donne,  et  qui, 
à  la  fin,  ne  distinguent  pas  leurs  qualités  de  leurs  défauts.  C'est  par 
le  cœur  qu'on  s'améliore.  S'il  échappe  aux  premières  épreuves  de  la 
vie,  il  devient  un  instrument  admirable  de  renouvellement  et  de 
moralité.  La  raison,  qui  est  la  principale  faculté  des  hommes  supé- 
rieurs, n'a  pas  toujours  ce  résultat;  elle  absout  les  fautes  par  l'exem- 
ple, par  l'imperfection  humaine,  qui  sont  en  tout  de  grandes  autori- 
tés pour  atténuer  les  fautes,  et  pour  justifier  l'homme  de  s'y  aban- 
donner. Mais  le  cœur,  cette  force  divine  qui  nous  secoue  à  notre  insu, 
et  dont  les  mouvemens  sont  aussi  soudains  qu'irrésistibles,  nous  en- 
traîne aux  bonnes  actions  avant  la  réflexion  qui  les  pèse  et  les  ajourne, 
et  rompt  les  habitudes  de  dureté  et  de  scepticisme  où  nous  porte  la 
supériorité  de  la  raison.  Carrel  avait  en  lui  cette  vertu  d'en  haut.  En 
même  temps  qu'elle  le  poussait  aux  bonnes  actions,  elle  le  tirait 
brusquement  du  sommeil  égoïste  où  l'admiration  et  la  flatterie  jettent 
peu  à  peu  les  hommes  supérieurs,  et  le  renouvelait  par  le  dévoue- 
ment et  le  sacrifice.  Il  a  été  évident  pour  tous  ses  amis  que  ses  dé- 
fauts diminuaient  en  proportion  de  ce  que  gagnaient  ses  quahtés,  et 
avec  elles  sa  belle  renommée. 

Le  plus  grave  de  ses  défauts  était  une  susceptibilité  excessive  sur 
le  point  d'honneur.  Je  ne  dis  rien  là  à  quoi  l'on  ne  s'attendît.  Carrel 
en  avait  en  lui  le  principe,  qui  est  admirable  et  qu'on  ne  s'est  pas 
avisé  jusqu'ici  de  critiquer  :  il  en  avait  pris  l'excès  à  l'école  militaire, 
et  dans  la  vie  de  garnison.  Né  pour  le  commandement,  peut-être 
pensa-t-il  qu'une  extrême  susceptibilité  lui  donnerait,  parmi  ses 
camarades  d'école ,  la  place  qu'ils  auraient  refusée  à  sa  supériorité 
d'esprit,  encore  trop  enveloppée  pour  être  comprise.  Carrel  avait 
une  volonté  assez  forte  pour  se  donner  toutes  les  qualités  comme 
tous  les  défauts  nécessaires  pour  prévaloir.  Il  ne  lui  fut  pas  difficile 
de  se  donner  l'excès  d'une  vertu  dont  il  avait  le  germe  dans  le  sang 
et  dans  le  cœur.  Il  n'eut  qu'à  faire  d'un  penchant  naturel  que  sa  belle 
intelligence  devait  régler  plus  tard ,  une  manière  d'être  systématique 
qui  le  recommandait  tout  d'abord,  et  qui,  en  certaines  circonstances, 
lui  permit  de  faire  accepter,  sous  la  recommandation  de  son  épée,  des 
façons  de  penser  ou  d'agir  que  leur  valeur  propre  n'eût  pas  suffisam- 
ment autorisées.  On  put  dès-lors  prendre  pour  un  brave  un  peu  diffi- 
cile celui  qui,  dès  ce  temps-là ,  ne  l'était  que  pour  prédominer  par  le 
seul  point  où  il  le  pût  impunément.  Carrel  n'avait  déjà  que  du  courage 
réfléchi  où  on  lui  croyait  encore  un  entraînement  de  chair  et  de  sang. 
Mais  les  habitudes  ont  plus  d'empire  qu'on  ne  le  croit,  et  la  volonté 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  les  a  contractées  en  devient  esclave  elle-même;  Carrel  l'éprouva 
en  rentrant  dans  la  vie  civile.  Sans  doute,  il  se  trouvait  au  milieu 
d'un  monde  où  la  supériorité  d'esprit  est  acceptée  et  comprise.  Mais 
quoique  déjà  beaucoup  de  gens  pressentissent  la  sienne,  il  ne  put  si 
bien  la  faire  reconnaître,  qu'il  ne  fut  souvent  froissé  au  milieu  de 
talens  éminens,  et  en  ce  moment  supérieurs  aux  siens,  et  d'amours- 
propres  bien  excusables  de  ne  pas  songer  à  ménager  en  lui  son  ave- 
nir. Ces  gênes  entretinrent  sa  susceptibilité;  il  la  crut  utile  pour  se 
faire  respecter,  en  attendant  que  sa  supériorité  d'esprit,  s'appliquant 
aux  études  et  au  but  des  ambitions  d'alors,  l'eût  mis  à  son  rang. 
Peu  à  peu  le  travail,  l'étude,  les  habitudes  de  la  vie  civile,  la  prati- 
que d'hommes  éminens ,  quelques  pages  admirables  qui  promettaient 
une  nouvelle  célébrité  au  jeune  offlcier  déjà  populaire  par  le  courage, 
enfin  le  gouvernement  d'un  journal,  une  responsabilité  entière  et  de 
tous  les  jours,  eurent  bientôt  adouci  Carrel.  Il  sentit  qu'il  n'avait 
plus  besoin  de  ce  mérite,  et  qu'au  contraire  il  était  de  bon  goût  qu'il 
permît  d'autant  plus  la  contradiction  qu'on  le  croyait  moins  disposé 
à  s'en  accommoder.  J'affirme  que  personne  ne  discutait  avec  plus  de 
mesure,  de  ménagement  pour  les  amours-propres,  et  ne  se  laissait 
de  meilleure  grâce  contredire,  souvent  dans  un  langage  propre  à  don- 
ner de  la  susceptibilité  à  qui  n'en  aurait  pas  eu.  Carrel  avait  d'autant 
plus  d'occasion  de  montrer  sa  patience  que  sa  réputation  de  courage 
tentait  les  contradicteurs  par  l'appât  d'un  péril  recherché  en  France. 
Mais  beaucoup  qui  pensèrent  le  trouver  près  de  lui  n'y  rencontrè- 
rent que  des  leçons  de  tolérance  et  de  bon  goût. 

Je  n'avais  pas  vu  Carrel  avant  1830,  quand  il  gardait  encore  quelque 
reste  de  susceptibilité  miUtaire.  Mais  en  comparant,  avec  ce  que  m'en 
ont  dit  ses  amis,  ce  que  j'en  ai  connu  plus  tard,  je  ne  puis  trop  ad- 
mirer que  le  même  homme  qui  avait  été  si  difficile  fût  devenu  si  me- 
suré, si  conciliant.  Je  sais  qu'il  n'y  parut  pas  assez  dans  sa  polémi- 
que; mais  on  se  tromperait  grossièrement  si  on  ne  voyait  dans  ses 
provocations ,  sans  doute  trop  fréquentes,  que  des  habitudes  de  gar- 
nison ou  qu'un  gaspillage  soldatesque  d'un  grand  courage.  Carrel 
avait  une  haute  pensée;  il  voulait  que  la  presse  eût  une  force  indé- 
pendante de  l'opinion  publique,  et  une  considération  en  quelque 
sorte  personnelle.  Il  souffrait  de  voir  que  l'écrivain  ne  fût  que  le  tra- 
ducteur plus  ou  moins  avisé  des  passions  et  des  intérêts  populaires, 
et  que  l'opinion  employât  la  main  sans  s'inquiéter  si  une  conscience 
pure  la  menait.  Il  ressentait  plus  vivement  que  tout  autre,  quoique 
«ans  en  être  jamais  atteint,  le  mépris  superbe  qu'affecte  le  public 


PUBLICISTES  DE  LA  FRANCE.  25 

pour  les  journaux,  lorsqu'il  est  las  du  choc  des  opinions  et  qu'il  veut 
dormir  dans  la  paix  des  intérêts  matériels.  Carrel  voulait  que  l'auto- 
rité de  l'homme  survécût  au  crédit  des  idées  de  l'écrivain;  il  crut 
que  le  meilleur  moyen  de  réhabiliter  la  presse ,  c'était  que  l'écrivain 
fût  prêt  à  porter  témoignage  de  ses  opinions  par  le  sacriflce  de  sa 
vie.  Dans  cette  vue ,  dont  la  rigueur  est  plus  humaine  qu'on  ne  pense, 
l'écrivain  devenait  plus  circonspect,  plus  tolérant,  et,  par  suite, 
plus  instruit,  car  rien  n'encourage  plus  à  la  déclamation  que  de  ne 
point  répondre  de  ce  qu'on  écrit,  et  d'attaquer  sous  un  nom  collectif. 
Mais  les  habitudes  étaient  plus  fortes  que  la  volonté  et  les  exemples 
de  Carrel.  Il  ne  réforma  rien  ;  tout  au  plus  parvint-il  à  obtenir,  pour 
le  journal  qu'il  dirigeait ,  des  égards  peu  courageux. 

La  pensée  de  Carrel  était  une  erreur,  mais  de  ces  erreurs  qui  vien- 
nent de  trop  d'honneur.  C'est  un  fort  mauvais  moyen  de  réforme  que 
de  faire  de  la  plume  une  épée.  En  France,  il  est  périlleux  de  donner 
l'autorité  morale  au  courage,  car  le  courage ,  vertu  sérieuse  et  ré- 
fléchie dans  les  uns,  est,  dans  un  plus  grand  nombre,  une  vertu  de 
sang,  et,  dans  certains,  un  moyen  de  fortune.  S'il  est  très  vrai  que 
le  risque  personnel  d'un  écrivain  puisse  le  rendre  plus  prudent,  com- 
bien d'autres  qui,  prenant  le  courage  pour  des  lumières,  hasarde- 
ront d'autant  plus  les  paroles  qu'ils  y  auront  le  double  attrait  de 
soulager  leurs  passions  et  de  montrer  qu'ils  n'ont  pas  peur!  Deman- 
der à  un  journaliste  sa  vie  pour  gage  de  ses  convictions ,  c'est  non- 
seulement  exposer  à  de  grossières  méprises  les  gens  de  cœur  qui 
estiment  leurs  idées  d'après  le  danger  qu'ils  sont  prêts  à  courir  pour 
les  défendre;  mais  c'est  donner  à  certains  hommes  l'idée  qu'un  duel 
heureux  peut  être  une  bonne  affaire. 

Carrel  avait  retenu  de  sa  première  éducation,  et  contre  toutes  ses 
lumières  naturelles  et  acquises,  cette  fatale  opinion  qu'un  duel  appa- 
reille les  adversaires,  et  que  l'offenseur  qui  persiste  s'élève  au  rang 
de  l'offensé.  Soit  estime  de  profession  pour  le  courage  en  général, 
soit  qu'il  s'exagérât  celui  qu'on  pouvait  avoir  à  se  mesurer  avec  lui, 
Carrel  ne  se  crut  jamais  le  droit  de  choisir  ni  de  refuser  un  adver- 
saire. Quiconque  le  provoquait  était  digne  de  lui.  Croyait-il  donc  à 
son  étoile,  et  regardait-il  comme  des  victimes  condamnées  par  la 
fatalité  ceux  qui  voulaient  jouer  leur  présent  contre  son  avenir? 
On  eût  pu  le  penser  à  voir  ses  nobles  habitudes  dans  ces  tristes  cir- 
constances, ses  égards  extraordinaires  pour  son  adversaire,  son  ame 
sans  haine,  son  courage  sans  colère,  et  je  ne  sais  quel  désir  intérieur 
de  satisfaire  à  l'honneur  au  moindre  prix  possible.  Il  semblait  avoir 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  générosité  d'un  homme  qui,  pariant  à  coup  sur,  a  résolu  d'avance 
de  restituer  le  prix  du  pari. 

Il  m'est  arrivé  plusieurs  fois  de  causer  avec  lui  de  ce  sujet.  Il  vaut 
bien  qu'on  y  pense,  dans  un  pays  où  le  point  d'honneur  a  été,  à  cer- 
taines époques,  une  mode,  et  à  toutes  les  époques,  une  habitude  ho- 
norée. J'ai  moins  de  timidité  à  en  dire  ici  mon  sentiment,  Carrel  me 
l'ayant  entendu ,  avec  intérêt ,  défendre  à  divers  reprises ,  hélas  ! 
pour  lui-même  inutilement.  A  mon  sens,  disais-je,  on  ne  doit  de  ré- 
paration qu'à  l'homme  qu'on  a  volontairement  blessé  dans  son  hon- 
neur, et  il  est  très  vrai  qu'on  élève  jusqu'à  soi  celui  qu'on  s'est  cru  inté- 
ressé à  offenser.  Ici,  le  duel  est  inévitable.  Si,  au  contraire,  il  s'agit, 
non  plus  d'injures  faites,  mais  d'injures  reçues,  dans  ce  cas,  un 
homme  public  n'est  pas  le  seul  juge  de  son  honneur.  Il  y  a,  entre  lui 
et  l'offenseur,  un  arbitre  qui  décide  moralement  si  l'injure  a  pu  mon- 
ter jusqu'à  lui,  et  si  les  coups  de  plume  ont  porté.  Cet  arbitre,  c'est 
le  public,  c'est  le  pays.  J'ajoutais  que,  comme  la  vie  d'un  homme  pu- 
blic ne  vaut  que  par  l'honneur,  le  talent,  le  bien  qu'en  retire  la  patrie, 
il  n'est  pas  soutenable  de  dire  qu'on  puisse  jouer  celle  qui  a  cette 
valeur  contre  une  vie  ou  obscure,  ou  équivoque,  ou  inutile  encore 
au  pays;  que,  malgré  les  erreurs  de  l'opinion,  tout  homme  public 
ayant  sa  notoriété,  c'est  par  cette  notoriété,  et  non  par  le  mouvement 
de  son  sang,  qu'il  doit  régler  sa  susceptibilité,  et  qu'en  ce  sens,  le 
duel  doit  avoir  lieu  entre  notoriétés  plutôt  qu'entre  personnes;  que  de 
même  que  dans  les  assemblées  publiques,  l'auditoire  a  coutume  d'ap- 
pareiller les  adversaires ,  en  ne  tolérant  point  qu'un  homme  sans 
études,  un  nouveau  venu ,  se  mesure  avec  une  vieille  renommée,  de 
même,  dans  le  public,  on  ne  permet  pas  qu'un  homme  considérable 
s'émeuve  des  injures  d'un  éventé;  qu'un  duel  entre  personnes  trop 
inégales  attire  à  la  plus  considérable  le  reproche  d'avoir  encore 
plus  de  vanité  que  d'honneur,  et  à  la  moindre  des  deux  l'accusation 
épouvantable  d'y  avoir  cherché  autre  chose  que  la  satisfaction  du 
sien;  que,  si  le  préjugé  public  favorise  et  perpétue  dans  le  duel  une 
sorte  de  justice  des  mœurs,  plus  délicate  que  la  justice  des  lois,  il  ne 
peut  pas  approuver  un  duel  où,  des  deux  adversaires,  l'un  fait  soup- 
çonner sa  susceptibilité  de  faiblesse,  et  l'autre  fait  accuser  la  sienne 
de  calcul  ;  que,  pour  lui  en  particulier,  après  tant  de  preuves  publi- 
ques de  courage,  ces  idées  avaient  bien  plus  de  force,  et  qu'il  serait 
beau  qu'il  les  établît  par  quelque  exemple  d'indifférence  et  de  mé- 
pris muet  bien  plus  difficile  à  donner,  et  qu'on  lui  compterait  plus 
qu'un  nouveau  duel  inutile  et  peut-être  malheureux;  qu'après  tout. 


PUBLICISTES  DE  LA   FRANCE.  27 

s'il  était  vrai  que  le  public  français  prît  un  affreux  plaisir  au  duel,  et 
vendît  la  considération  au  prix  du  sang,  il  était  toujours  temps  pour 
un  homme  public  de  lui  donner  ce  spectacle  de  gladiateurs. 

Carrel  appréciait  ces  raisons.  Il  eût  fort  approuvé  qu'un  autre  en 
fit  l'épreuve  en  sa  personne.  Mais  pour  lui,  l'entraînement  était  trop 
fort.  Soit  qu'il  se  crût  obligé ,  comme  homme  de  parti ,  à  ne  jamais 
reculer,  quand  il  ne  s'agissait  que  de  sa  vie;  soit  cette  force  de  l'ha- 
bitude qui  se  trahissait  en  lui  par  le  dépit  d'être  plus  brave  qu'adroit 
dans  ses  duels;  soit,  sur  la  fin  de  sa  vie,  un  vague  et  superstitieux 
désir  d'éprouver  si  la  fortune  le  réservait  manifestement  pour  de 
grandes  choses,  il  offrait  sa  poitrine  à  la  première  épée,  et  ses  amis 
apprenaient  le  duel  avant  d'avoir  connu  l'offense.  Puisse  du  moins  sa 
mort  nous  valoir  ce  misérable  amendement  dans  la  jurisprudence  du 
duell  Puisse-t-elle  protéger  désormais  contre  des  provocations  ou 
inégales  ou  intéressées,  d'autres  vies  utiles  au  pays! 

Ce  que  j'ai  dit  de  ce  malaise  d'esprit  et  de  cette  promptitude  à 
s'offenser  que  le  succès  avait  adoucis  peu  à  peu,  jusque  dans  ce 
noble  défaut  de  jouer  son  sang  contre  tout  joueur,  n'est  pas  moins 
vrai  de  ses  manières,  où  le  changement  avait  été  aussi  sensible. 
Avec  un  nouveau  caractère ,  Carrel  avait  pris  comme  un  extérieur 
nouveau.  Il  n'y  eut  pas  jusqu'à  son  visage  qui  ne  s'épanouît  et  ne 
s'illuminât  sous  ce  doux  rayon  de  gloire  qui  attira  un  moment  sur  lui 
tous  les  regards.  J'ai  là-dessus  des  souvenirs  bien  présens. 

La  première  fois  que  je  vis  Carrel,  son  nom  commençait  à  peine  à 
se  répandre.  Quoique,  parmi  ses  amis,  les  plus  sagaces  ou  les  plus 
désintéressés  n'eussent  plus  de  doute  sur  son  mérite,  il  luttait  en- 
core pour  trouver  sa  place,  et  s'agitait,  notamment  depuis  la  fonda- 
tion du  Naiional  de  1830,  au  milieu  d'attributions  incertaines  et  d'a- 
mitiés orageuses.  Je  ne  le  connaissais  que  par  ses  écrits  alors  très 
rares  et  peu  populaires;  et,  n'ayant  point  été  sur  son  chemin  ni  dans 
ses  relations  habituelles,  je  n'avais  aucun  titre  pour  attirer  son  atten- 
tion. Je  ne  l'en  observai  que  plus  librement.  Mon  impression  ne  fut 
pas  médiocre.  Je  fus  d'abord  frappé  de  la  force  qui  éclatait  sur  son 
visage  original  et  heurté,  et  de  la  résolution  un  peu  farouche  em- 
preinte dans  toute  sa  personne.  Plus  d'attention  me  fit  bientôt  décou- 
vrir sous  cette  force  une  extrême  finesse,  marquée  par  la  forme  même 
de  ses  lèvres  et  par  un  regard  où  la  douceur  insinuante  se  montrait 
sous  la  fierté  et  l'inquiétude.  Peut-être  n'aurais-je  pas  été  au-delà 
du  premier  aspect,  si  déjà  une  admiration  vive  pour  quelques  pages 
sorties  de  sa  plume  ne  m'eût  donné  plus  que  de  la  curiosité  pour 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  personne.  Toutefois ,  ce  qu'on  pouvait  penser  de  Carrel  à  cette 
époque,  c'est  qu'il  avait  de  la  force,  mais  de  la  dureté  en  propor- 
tion; un  visage  distingué,  mais  inquiet  et  provoquant;  un  beau 
talent,  mais  de  l'espèce  des  talens  qui  ont  plus  de  vigueur  que 
d'étendue.  Sa  personne  était  gênante.  C'est  l'effet  inévitable  de  la 
susceptibilité,  cette  timidité  des  gens  d'honneur  et  de  courage.  On 
n'est  guère  indulgent  pour  l'homme  devant  qui  on  se  sent  gêné;  à 
grand'peine  est-on  juste.  Pour  juger  Carrel  avec  plus  de  faveur,  il 
eût  fallu  un  certain  effort  de  pénétration  et  de  générosité  que  les 
hommes  ne  font  jamais  gratuitement.  Or,  ceux  qui  le  connaissaient 
n'avaient  aucun  intérêt  à  être  plus  qu'étroitement  équitables  envers 
lui.  N'était-il  pas  déjà  leur  obligé  pour  leur  circonspection  à  son 
égard?  Encore  moins  pensaient-ils  à  prévoir  qu'avant  peu  d'années, 
il  les  égalerait  ou  les  surpasserait.  De  son  côté,  Carrel,  comme  il 
arrive,  ne  se  hâta  pas  de  changer;  il  vivait  plus  solitaire,  et  semblait 
ne  vouloir  pas  se  désarmer  encore  de  cette  sauvagerie  par  laquelle, 
en  attendant  des  droits  plus  éclatans ,  il  mettait  une  sorte  d'égalité 
entre  ses  amis  et  lui.  Malgré  un  talent  d'écrivain  assez  notable  pour 
qu'il  n'eût  plus  besoin  du  relief  d'homme  d'épée ,  il  était  resté  en 
toutes  choses  offlcier,  et  en  avait  gardé  l'âpreté  jusque  dans  sa  te- 
nue, demeurée  celle  d'un  militaire  en  habit  bourgeois. 

Je  revis  Carrel  pour  la  seconde  fois  en  1831  :  ce  n'était  plus  le 
même  homme.  Lui  que  d'inévitables  difficultés  de  début,  un  commerce 
gênant  avec  des  amis  plus  considérables  que  lui,  des  tracasseries 
d'attributions,  une  collaboration  politique  contrariée,  avaient  rendu 
si  inquiet;  une  révolution  immense,  un  avenir  qui  autorisait  toutes 
les  ambitions ,  un  parti  à  conduire ,  une  nouvelle  forme  de  gouver- 
nement arborée  au  sein  du  gouvernement  existant ,  rien  de  médiocre 
en  expectative,  ni  en  fait  de  dangers,  ni  en  fait  d'espérances,  tout 
cela  l'avait  calmé.  Cette  agitation  stérile  qui,  auparavant,  retombait 
sur  son  cœur  et  s'y  tournait  en  amertume,  était  devenue  une  activité 
réglée  et  féconde.  Jamais  Carrel  n'avait  respiré  plus  librement.  On 
eût  dit  qu'il  sortait  encore  une  fois  de  prison.  Il  était  facile,  plein  d'a- 
bandon et  de  confiance,  gai,  bienveillant.  Son  visage,  que  j'avais 
trouvé  blafard  la  première  fois,  s'était  éclairci;  ses  traits,  sans  rien 
perdre  de  leur  force,  avaient  pris  plus  de  douceur.  L'angoisse  in- 
utile qui  appesantit  et  corrompt  le  sang ,  avait  été  remplacée  par  le 
mouvement  régulier  qui  le  fait  courir  dans  toutes  les  veines  et  qui 
l'épure.  Et,  puisque  j'ai  remarqué  jusqu'ici  sa  tenue,  ce  qu'il  ne  me 
fâche  guère  qu'on  trouve  minutieux,  rien  n'étant  plus  à  l'honneur 


PUBLICISTES  DE  LA  FRANCE.  29 

de  Carrel  que  d'avoir  occupé  ses  amis  même  de  sa  manière  de  se 
mettre;  un  soin  de  bon  goût,  une  politesse  simple  et  originale,  où  ce 
qui  était  de  l'usage  ne  semblait  pourtant  pas  imité,  et  ce  qui  était  de 
l'homme  charmait,  des  formes  de  parler  singulièrement  civiles, 
agréables,  sans  mélange  d'inutilités,  avaient  donné  à  la  personne  de 
Carrel  assez  de  séduction  pour  qu'on  songeât  à  remarquer  l'homme 
charmant  dans  l'homme  supérieur,  et,  j'ajoute,  pour  que  les  austères 
de  son  parti  l'accusassent  de  prétentions  aristocratiques. 

Carrel  était  devenu ,  en  effet ,  un  personnage  aristocratique,  mais 
dans  le  sens  propre  du  mot,  c'est-à-dire  un  des  meilleurs  par  le  ta- 
lent, par  la  probité,  par  la  dignité  de  sa  vie.  Ce  temps  de  plénitude 
admirable,  de  facilité  d'esprit,  d'humeur  aimable  et  attirante,  d'éga- 
lité sans  nuage,  dura  peu,  deux  ans  peut-être.  Plus  tard  il  s'y  mêla 
quelque  caprice,  effet  des  mécontentemens  intérieurs,  et  il  est  re- 
marquable qu'avec  l'inquiétude  et  le  désappointement,  au  milieu  de 
difficultés  inutiles  et  d'espérances  reculées,  revint,  par  intervalles, 
Fâpreté  militaire  d'avant  1830.  Mais  jusqu'à  sa  mort,  Carrel  garda 
cette  délicatesse  aristocratique  qui  lui  fut  tant  reprochée,  et  qui  est, 
à  mon  sens,  l'un  de  ses  titres  les  plus  intéressans  au  souvenir  de  son 
pays  ;  car  si  quelqu'un  a  marqué  le  vrai  caractère  que  doit  avoir 
l'aristocratie  dans  les  pays  démocratiques ,  pour  n'y  pas  effaroucher 
et  en  même  temps  pour  y  régler  les  légitimes  instincts  d'égalité,  c'est 
assurément  Carrel.  La  seule  aristocratie  bonne  et  utile,  dans  la 
France  du  xix^  siècle ,  c'est  apparemment  celle  qui  n'a  ni  traditions 
d'ancêtres,  ni  blason,  ni  étiquette,  ni  formules  héréditaires,  et  qui 
n'est  que  l'excellence  naturelle  et  originale  où  peut  s'élever  un  homme 
sans  naissance  par  le  talent  et  la  hauteur  de  cœur,  les  deux  dons  qui 
nous  viennent  le  plus  manifestement  de  Dieu.  Or  c'est  de  cette  façon 
que  Carrel  a  été  aristocrate. 

La  conversation  de  Carrel  était  profonde  et  nerveuse,  et  d'une 
clarté  qu'aucune  objection  ni  aucune  matière  ne  pouvaient  troubler. 
II  parlait  avec  une  facilité  sévère  et  contenue,  les  mains  rapprochées 
du  corps,  s'accompagnant  d'un  geste  court,  peu  varié,  mais  tout-à- 
fait  accommodé  à  son  genre  de  verve,  plus  intérieure  qu'extérieure. 
Il  avait  peu  de  traits,  si  l'on  entend  par-là  ces  jeux  d'esprit  dont  le 
premier  averti  est  celui  qui  parle.  Mais  si  le  trait  n'est  qu'une  pensée 
juste  et  forte  exprimée  avec  vigueur,  une  vue  inattendue,  un  juge- 
ment qui  décide  les  incertains,  un  mot  qui  s'imprime  dans  la  mémoire 
comme  un  fait ,  ce  serait  trop  peu  de  dire  que  son  discours  en  était 
semé,  car  c'était  tout  son  discours.  J'ai  eu  le  bonheur  d'entendre 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

causer  les  hommes  les  plus  ëminens  de  ce  temps,  et  j'ai  un  terme  de 
comparaison,  un  idéal  de  la  supériorité  en  ce  genre.  Carrel  n'était 
pas  au-dessous  de  cet  idéal.  Qu'on  se  rappelle  ses  meilleurs  articles 
dans  le  National  ^  et  qu'on  en  ôte  les  formes  amères  qu'il  avait  tort  de 
juger  nécessaires  pour  l'effet  grossier  de  la  presse  quotidienne;  c'é- 
tait là  la  causerie  politique  de  Carrel.  Aussi,  quand  il  prenait  la 
plume,  ne  faisait-il  le  plus  souvent  que  continuer  un  entretien  com- 
mencé. Du  même  ton  dont  il  parlait,  avec  la  même  abondance  et  la 
même  facilité,  il  dictait  assez  vite  pour  fatiguer  la  plume  la  plus  ra- 
pide, ou  écrivait  lui-même  dans  un  caractère  à  peine  indiqué,  comme 
pour  ne  pas  s'attarder  à  former  ses  lettres  dans  cette  improvisation 
extraordinaire. 

Dans  les  autres  matières,  la  littérature ,  les  arts,  où  Carrel  avait 
moins  appris  et  moins  médité,  mais  où  il  montrait  un  grand  goût,  et, 
dans  les  généralités ,  un  instinct  toujours  sûr,  sa  conversation  était 
moins  égale.  Il  hasardait  alors  beaucoup  de  choses.  Au  lieu  d'un 
corps  de  raisons  solides  et  suivies ,  il  se  jetait  volontiers  dans  des 
caprices  d'esprit  où  la  force  d'ailleurs  ne  manquait  jamais,  ni  ce  qu'il 
y  a  toujours  de  bon  sens  dans  l'audace.  Son  langage  perdait  un  peu 
de  la  noble  simplicité  de  ses  causeries  politiques;  il  était  plus  bril- 
lant, plus  pittoresque,  il  n'évitait  pas  les  effets  prévus.  Mais,  dans 
les  matières  de  la  politique,  Carrel  ne  laissait  jamais  échapper  un 
mot  par  lassitude  ou  par  caprice,  pas  même  à  ces  momens  de  dégoût 
et  de  langueur  où  l'on  est  disposé  à  se  venger  sur  ses  propres  con- 
victions de  leur  peu  de  succès,  en  les  traitant  comme  des  paradoxes. 
Jamais  parole  sortie  de  lui  n'a  pu  faire  douter  à  ceux  qui  l'enten- 
daient que  l'ambition  politique  ne  soit  d'abord  le  plus  noble  et  le 
plus  sérieux  des  exercices  de  l'esprit.  Et  si  j'ai  remarqué  cette  autre 
sorte  de  conversation  de  Carrel,  c'est  moins  parce  que  rien  en  lui 
ne  m'a  intéressé  médiocrement,  que  parce  que  c'était  comme  la  forme 
naturelle  d'un  des  côtés  de  son  caractère  dont  il  convient  de  parler. 

Notre  époque  a  trouvé  un  mot  pour  qualifier  ceux  qui  sont  mar- 
qués de  ce  trait  particulier;  c'est  le  mot  artiste.  Preuve  certaine 
qu'on  en  a  fait  une  mode ,  et  que,  pour  quelques-uns  qui  l'ont  natu- 
rellement, beaucoup  l'affectent  et  courent  après.  Chez  les  premiers, 
c'est  un  certain  superflu  d'activité  intellectuelle  sans  emploi,  un  dé- 
lassement après  les  grands  efforts;  chez  les  seconds,  ce  n'est  que  de 
la  légèreté  qui  veut  se  rendre  importante,  ou  faire  considérer  comme 
une  habitude  capricieuse  ce  qui  est  tout  le  fond  du  personnage.  Et  ici 
je  ne  parle  que  de  ce  qu'il  y  a  d'innocent  dans  le  caractère  ou  dans 


PUBLICISTES  DE  LA  FRANCE.  31 

le  rôle  d'artiste.  Combien  pour  qui  c'est  une  excuse  honteuse  de 
promesses  faites  et  non  tenues,  d'engagemens  violés,  ou  le  palliatif 
de  désordres  en  apparence  surpris  à  la  raison  d'un  homme  supé- 
rieur, et  qui  lui  sont  échappés  malgré  lui!  Combien  chez  qui  la 
mobilité  d'esprit  n'est  que  la  forme  trompeuse  de  la  corruption  du 
cœur! 

Dans  Carrel,  l'artiste  était  un  homme  plein  d'abandon  et  de  grâce, 
et  qui  n'avait  jamais  de  distractions  en  ce  qui  regarde  l'honneur. 
Ceux  de  ses  amis  qui  ne  partageaient  point  ses  opinions  et  ne  s'atta- 
chaient pas  à  ses  espérances,  le  remarquaient  d'autant  plus  dans 
ces  heures  de  relâchement,  qu'ils  pouvaient  croire  qu'alors  il  por- 
tait plus  légèrement  la  vie.  Comme  tous  les  hommes  d'une  nature 
excellente,  il  avait  un  peu  de  tous  les  goûts  vifs,  outre  que  ses  im- 
pressions, par  leur  extrême  force  et  par  la  manière  dont  il  s'y 
abandonnait,  avaient  l'air  d'être  des  goûts.  Il  s'interrompait  dans 
une  conversation  grave  pour  jouer  avec  des  chiens,  et  jamais  à  demi. 
H  aimait  les  exercices  du  corps  et  il  y  avait  de  la  grâce  et  de  la  force; 
il  y  était  téméraire,  surtout  quand  on  l'excitait.  Nous  parlions  quel- 
quefois de  l'éducation  des  Grecs,  et  il  admirait  beaucoup  qu'on  eût 
attaché  de  la  gloire  aux  exercices  du  corps  comme  à  ceux  de  l'esprit, 
et  que  la  vie  des  anciens  fût  doublement  active.  Carrel  était  un  Grec 
par  ce  trait-là ,  et  un  de  ces  Grecs  d'Athènes  qui  n'avaient  aucune 
incapacité  et  ambitionnaient  d'être  les  premiers  en  toutes  choses. 

Il  n'en  laissait  pas  tout  voir  à  ses  amis.  Certaines  choses  étaient  gar- 
dées pour  l'intérieur  de  sa  maison.  C'est  de  laque  j'ai  su  qu'il  aimait 
à  chanter,  et  qu'il  y  réussissait,  ayant  une  voix  timbrée  et  sonore, 
et  une  mémoire  musicale  remarquable.  Il  chantait  des  airs  mâles  et 
patriotiques,  et  se  reposait  ainsi  du  travail,  ou  s'y  préparait.  Il  dan- 
sait aussi.  J'ai  su  de  la  même  source  que,  rentrant  un  jour  de  l'Opéra, 
où  il  venait  d'admirer  M"*"  Taglioni,  il  se  mit  à  danser,  disant  que 
la  danse  n'est  que  le  mouvement  cadencé  d'un  corps  souple;  et  il  le 
faisait,  comme  le  reste,  avec  abandon  et  grâce.  L'amour  du  mouve- 
ment, un  sentiment  vif  du  naturel  et  du  vrai  en  toutes  choses,  le 
poussaient  bien  plus  que  la  prétention  à  tout  faire;  car  on  ne  met 
de  prétention  que  dans  les  choses  où  l'on  veut  être  vu.  Après  tout, 
si  mon  amitié  me  trompe,  et  si  ce  que  je  prends  pour  de  la  grâce  dans 
cet  homme  supérieur,  n'est  que  l'une  de  ces  inévitables  puérilités 
attachées  à  la  nature  humaine,  j'aime  encore  mieux  Carrel  dansant  à 
huis  clos  que  cet  autre  homme  supérieur  de  notre  temps  qu'on  surprit 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  jour  monté  sur  sa  table  pour  voir  dans  la  glace  l'effet  d'un  nou- 
veau pantalon. 

Ces  petits  détails,  que  je  résiste  à  multiplier,  ne  sont  rien  pour  la 
postérité,  mais  ils  sont  beaucoup  pour  ses  amis,  et  ils  sont  presque 
tout  pour  celle  qui  ne  l'a  aimé  que  pour  lui.  Devais-je  donc,  par  un 
respect  de  rhétorique  pour  l'homme,  refuser  à  ces  amis,  à  ce  cœur 
où  il  ne  mourra  jamais ,  ces  souvenirs  par  lesquels  il  leur  appartient 
plus  intimement? 

Le  souvenir  des  êtres  qu'on  a  aimés  n'est  profond  et  vrai  que 
quand  il  s'attache  en  quelque  manière  aux  traces  matérielles  que  ces 
êtres  ont  laissées.  La  mémoire  de  l'esprit  est  peu  avide;  elle  se  contente 
du  souvenir  des  œuvres.  La  mémoire  du  cœur  ne  se  satisfait  qu'en 
ressuscitant  la  personne ,  sous  ses  traits  les  plus  naturels  et  les  plus 
secrets.  Pour  moi,  je  suis  ainsi  pour  ceux  que  j'ai  aimés.  Il  est  des 
gestes  familiers  de  mon  père  dont  le  souvenir  me  fait  tressaillir  ;  il 
est  de  certaines  larmes  de  ma  mère,  le  jour  où  ses  six  enfans  lui 
souhaitaient  sa  fête  et  se  suspendaient  tous  à  son  cou,  qui  sont  comme 
le  premier  point  par  où ,  peu  à  peu,  mon  cœur  la  fait  revivre  et  me 
la  représente  tout  entière.  C'est  souvent  le  sourire  de  Carrel  qui  le 
remet  sous  mes  yeux,  et  ce  premier  souvenir  réveillant  tous  les  au- 
tres, après  son  sourire,  c'est  son  allure,  c'est  lui  que  je  vois,  c'est 
sa  voix  que  j'entends. 

m. 

CARREL  ÉCRIVAIN. 

Carrel  n'a  été  écrivain  que  faute  d'un  rôle  où  il  pût  agir  plus  direc- 
tement. C'est  peut-être  pour  cela  qu'il  a  été  écrivain  excellent  et  d'un 
caractère  tout  particulier.  Il  est  rare  que  ceux  qui  font  profession  d'é- 
crire, quelle  que  soit  d'ailleurs  leur  aptitude,  échappent  à  certaines 
complaisances  pour  le  goût  du  jour,  qui  gâtent  l'esprit  le  plus  juste  et 
le  plus  heureux.  Rien  de  plus  vrai,  de  notre  temps  surtout,  où  les  ta- 
lens  les  plus  naturels  sont  tentés  par  certaines  formes  de  caprice  qu'on 
leur  vante  comme  des  moyens  d'originalité,  et  qui  ont  d'ailleurs  cette 
autorité  qu'elles  mènent  sûrement  au  succès.  Le  nombre  étant  très 
petit  des  auteurs  qui  n'écrivent  que  pour  se  satisfaire,  et  qui  ne  se 
satisfont  que  difûcilement ,  la  plupart,  même  parmi  les  plus  ha- 
biles, n'écrivent  que  pour  plaire  à  des  lecteurs  façonnés  à  un  cer- 


PCBLICISTES  DE  LA   FRANCE.  3â 

tain  tour  particulier  de  pensées;  ou  plutôt,  imitateurs  à  leur  insu,  ils 
sentent  ingénument,  et  croient  tirer  de  leur  fond  des  idées  reçues 
d'autrui.  Un  écrivain  de  profession,  et  j'ajoute  de  vocation,  si  natu- 
rel que  soit  son  tour  d'esprit,  regarde  d'abord  comment  on  écrit  de 
son  temps,  et  ce  qui  réussit,  et  ce  qu'il  aime  lui-même  comme  lec- 
teur. Il  se  règle  là-dessus,  et,  à  chaque  changement  de  goût,  il  prend 
la  manière  à  la  mode,  réussissant  toujours,  mais  n'écrivant  jamais 
bien.  Quelques-uns,  après  avoir  passé  l'âge  où  les  influences  du  de- 
hors sont  moins  fortes  et  où  le  besoin  de  se  satisfaire  commence  à 
se  distinguer  du  désir  de  plaire,  redeviennent  naturels  par  le  tra- 
vail et  retrouvent  par  la  science  l'instinct.  Mais  ceux-là  ne  sont  pas 
communs,  et  leur  retour  au  naturel  n'est  jamais  si  complet  qu'il  ne 
se  rencontre  dans  leurs  écrits  les  plus  vrais  des  traces  des  anciennes 
habitudes.  Personne  ne  s'en  peut  garder,  parmi  ceux  qui  n'écrivent 
que  pour  écrire,  plumes  brillantes  auxquelles  il  manque  un  sujet;  et 
tous  y  persévèrent  jusqu'à  ce  qu'ils  cessent  d'écrire,  ce  qui  arrive  le 
jour  où  ils  cessent  d'imiter.  Mais  celui  qui  n'écrit  que  pour  agir,  et 
qui  écrit  comme  on  agit,  de  toute  sa  personne,  celui-là  pourra  ex- 
celler dès  l'abord  sans  passer  par  toutes  ces  transformations  où  il 
reste  toujours  des  vestiges  de  l'imitation  dans  le  naturel.  S'il  a  de 
l'instinct,  c'est-à-dire  un  tour  d'esprit  parfaitement  conforme  au  génie 
de  son  pays,  il  pourra  devenir  un  écrivain  supérieur  sans  même  se 
douter  qu'il  soit  écrivain. 

C'est  ce  qui  se  peut  dire  d'Armand  Carrel.  Quoiqu'il  ait  beau- 
coup écrit,  et  dès  l'école  militaire,  il  n'a  jamais  pensé  à  se  faire  un 
nom  dans  les  lettres.  Ecrire  a  été  pour  lui,  dans  le  commencement, 
un  moyen  de  fixer  dans  sa  mémoire  des  connaissances  dont  il  pouvait 
avoir  besoin  pour  un  but  encore  vague,  mais  nullement  littéraire. 
Plus  tard,  c'a  été  un  moyen  d'imposer,  sous  la  forme  de  doctrines, 
sa  passion  d'agir  aux  consciences  et  aux  évènemens,  ou  au  moins  de 
la  soulager.  Pour  lui ,  le  modèle  de  l'écrivain  était  l'homme  d'action 
racontant  ce  qu'il  a  fait.  C'était  César  dans  ses  commentaires,  Bona- 
parte dans  ses  mémoires.  Carrel  voulait  qu'on  écrivît  soit  après  avoir 
agi,  soit  pour  agir,  quand  c'était  le  seul  mode  d'action  opportun  ou 
possible.  Plus  tard  ses  idées  se  modifièrent  là-dessus,  ou  plutôt  secom- 
plétèrent.  Il  garda  ses  préférences,  mais  il  reconnut  qu'on  n'agit  pas 
seulement  en  faisant  la  guerre  comme  César  et  Bonaparte ,  et  qu'un 
homme  fort  sédentaire  peut  agir  tout  aussi  bien  qu'un  général  qui 
court  d'un  bout  du  monde  à  l'autre.  Bossuet  agit  à  sa  manière,  Pas- 
cal à  la  sienne;  Voltaire,  Rousseau,  Buffon,  à  la  leur.  Ainsi  complé- 

TOME  XII.  3 


Si  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tée,  l'idée  de  Carrel  est  excellente  en  soi.  Cela  équivaut  à  dire  que 
l'action  étant  la  manifestation  la  plus  franche  et  la  plus  naturelle  de 
l'homme,  pour  bien  écrire,  il  faut  être  mu  par  une  force  aussi  impé- 
rieuse que  celle  qui  nous  fait  agir.  Or,  on  n'est  dans  cette  condition- 
là  qu'autant  qu'on  a  une  forte  et  noble  passion  à  satisfaire ,  quel- 
que grande  vérité  à  défendre,  un  idéal  à  atteindre.  Hors  de  là,  l'écri- 
vain n'est  que  le  plus  noble  de  l'espèce  des  charlatans. 

Les  études  littéraires  de  Carrel  avaient  été  fort  négligées.  Il  nous 
racontait  que  tout  en  étant  dans  les  meilleurs  élèves  de  son  collège 
par  les  disposiiions ,  il  était  dans  les  médiocres  par  les  résultats.  Ses 
penchans  militaires  se  montraient  dès  le  collège  par  le  choix  même 
de  ses  lectures.  Il  lisait  les  historiens ,  surtout  à  l'endroit  des  opéra- 
tions militaires,  et  il  aimait,  avant  de  les  comprendre,  ces  détails  si 
étrangers  à  la  vie  de  collège.  Jamais  vocation  ne  fut  plus  précoce  et 
plus  décidée.  Pour  le  reste  des  études ,  il  y  assistait  avec  impatience, 
plutôt  qu'il  n'y  prenait  part.  Toutefois,  nous  disait-il,  Virgile  l'a- 
vait frappé.  Il  m'en  récitait  quelquefois  des  vers  appris  dans  sa 
tendre  jeunesse ,  et  qu'il  n'avait  ni  relus  ni  oubliés.  Regardez  comme 
la  destinée  d'un  homme  supérieur  se  prépare  de  loin.  Cet  enfant 
qui,  après  avoir  dévoré  une  mauvaise  traduction  de  Xénophon  ou 
de  César,  est  sensible  à  l'art  divin  de  Virgile,  un  jour  le  goût  et  la 
volonté  en  feront  un  homme  d'action  ;  l'instinct  en  fera  un  admira- 
ble écrivain. 

Au  sortir  du  collège,  et  pendant  la  préparation  pour  entrer  à 
l'école  militaire  de  Saint-Cyr,  Carrel  se  livra  exclusivement  aux  étu- 
des historiques  et  de  stratégie.  A  l'école ,  il  y  employa  tout  le  temps 
que  lui  laissaient  les  occupations  spéciales.  Après  la  guerre  d'Espa- 
gne, et  pendant  sa  prison,  sous  la  menace  d'une  peine  capitale,  il 
écrivit  différens  résumés  d'histoire  ancienne  et  moderne.  Nous  les 
avons  retrouvés  parmi  ses  papiers.  Ils  sont  écrits  avec  beaucoup  de 
netteté ,  d'un  style  simple  et  coulant,  du  reste  sans  jugemens  ni  ré- 
flexions ;  ce  sont  des  travaux  de  mnémotechnie ,  pour  imprimer  la 
suite  des  faits  dans  sa  mémoire.  Mais  la  sécheresse  même  de  ces  ma- 
tériaux indique  la  force  d'esprit  de  Carrel  et  la  manière  dont  il  en- 
tendra l'art  de  l'écrivain,  si  les  évènemens  le  réduisent  là.  Carrel 
avait  besoin  d'une  vue  générale  sur  l'histoire  universelle.  Ces  maté- 
riaux en  sont  les  élèmens  les  plus  sommaires.  Son  imagination  som- 
meillait pendant  que  son  esprit  parcourait  la  suite  de  l'histoire  dans 
les  évènemens  généraux  et  incontestables.  Ce  n'est  pas  le  seul  mérite 
<ie  ces  ébauches.  On  ne  sait  de  quoi  s'étonner  le  plus,  ou  de  la  fer- 


PUBLICISTES  DE   LA  FRANCE.  35 

meté  de  cette  main  qui  poursuit  son  dessein  sans  se  laisser  distraire 
par  la  partie  anecdoiique  et  pittoresque  des  faits ,  ou  de  cette  facilité 
qui  couvre  déjà  d'énormes  cahiers  d'une  écriture  serrée,  rapide  et 
sans  ratures. 

En  écrivant  ces  abrégés  d'histoire,  Carrel  ne  croyait  pas  céder  à 
un  instinct  supérieur  et  ne  voulait  pas  s'exercer  à  l'art  de  l'écrivain. 
La  preuve,  c'est  qu'après  son  acquittement  et  à  son  retour  à  Paris, 
en  septembre  18*24,  il  ne  pensa  pas  d'abord  à  écrire.  La  tentation 
était  grande  pourtant.  La  presse  offrait  alors  une  voie  naturelle  à 
tous  ceux  qu'un  goût  sérieux  portait  vers  les  lettres,  et  un  grand 
attrait  à  tous  ceux  qui  manquaient  seulement  d'une  vocation  déter- 
minée d'un  autre  côté.  Carrel  hésita  long-temps.  Sa  famille  lui  con- 
seillait le  commerce,  et  il  y  dut  penser  sérieusement.  On  le  pressait; 
on  craignait  la  perspective  d'un  oisif  onéreux  aux  siens.  Ce  fut  au  mi- 
lieu de  ces  incertitudes,  qui  allaient  devenir  des  souffrances,  qu'un 
homme  de  talent  et  de  cœur,  digne  d'être  un  moment  le  patron  de 
celui  dont  il  devait  être  plus  tard  le  collaborateur  modeste  et  dévoué, 
M.  Arnold  Scheffer,  le  proposa  pour  secrétaire  à  M.  Augustin 
Thierry,  lequel  achevait  alors  VHistoirc  de  la  conquêie  de  l'Aiigteierre 
par  les  Normands,  Sa  vue,  déjà  affaiblie  par  le  travail,  avait  besoin  de  la 
main  et  des  yeux  d'un  collaborateur  habile.  Il  offrit  au  jeune  officier 
l'équivalent  de  son  traitement.  Carrel,  après  avoir  obtenu  l'agrément 
de  sa  famille,  reçut  une  lettre  de  M.  Thierry,  conservée  avec  soin  dans 
ses  papiers,  et  que  celle  qui  a  hérité  de  toutes  ses  dettes  de  reconnais- 
sance a  récemment  rendue,  par  mon  entremise,  à  l'illustre  historien. 
Dans  cette  lettre ,  M.  Thierry  mandait  à  Carrel  «  qu'il  pouvait  venir 
dès-lors  l'aider  dans  ses  recherches  historiques.  »  Je  cite  ces  ex- 
pressions délicates  qui  éloignent  toute  idée  d'une  position  subalterne. 
M.  Thierry  ménageait  déjà  dans  son  jeune  collaborateur  l'écrivain 
du  NaiionaL  a  Ce  travail  sera  peu  amusant,  ajoutait  M.  Thierry, 
mais  il  y  aura  peut-être  quelque  instruction  à  en  retirer.  »  Je  n'ai 
pas  pu  lire  froidement  ces  mots.  Il  faut  penser  que  ce  billet  si  simple 
a  donné  à  Carrel  un  moment  de  vive  émotion  et  peut-être  de  bon- 
heur. Il  échappait  à  ces  luttes  de  famille  dont  la  fin  est  au  prix  d'une 
séparation;  il  échappait  à  l'humiliante  nécessité  d'être  un  mauvais 
négociant. 

Le  travail  de  Carrel,  installé  auprès  de  M.  Thierry,  consistait  à  faire 
des  recherches,  à  débrouiller  et  à  mettre  en  ordre  des  notes,  à  cor- 
riger les  épreuves  de  V Histoire  de  la  conqnèie.  Ces  travaux ,  et  d'au- 
tres du  même  genre,  ne  sont  stériles  et  subalternes  qu'entre  des 

3. 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mains  malhabiles  ;  un  homme  distingué  y  trouve  de  quoi  déployer 
sa  sagacité  et  exercer  son  goût.  Garrel  y  montra  dès  l'abord  assez  de 
qualités  solides  pour  qu'en  très  peu  de  temps  la  ligne  de  démarcation 
s'effaçât  par  degrés  entre  le  secrétaire  et  l'écrivain  déjà  consommé. 
Ce  fut  peu  à  peu  un  travail  commun  où  les  parts,  naturellement  très 
inégales  dans  les  pages  exquises  et  dans  l'inspiration  même  de  l'œu- 
vre, l'étaient  moins  dans  les  accessoires  et  dans  la  rédaction  géné- 
rale. M.  Thierry,  avec  cette  forte  modestie  qui  le  distingue,  aime  à 
reconnaître  tout  ce  que  dut  son  dernier  volume  de  VHistoire  de  la 
conquêle  à  la  collaboration  de  Carrel.  Non-seulement  il  trouvait 
proflt  à  le  consulter  sur  l'importance  et  le  degré  de  certitude  histo- 
rique des  faits ,  mais  encore  il  lui  demandait  sa  main  pour  quelques 
détails  de  style.  Dans  les  récits  de  bataille,  par  exemple,  le  jeune 
officier  pouvait  avoir  plus  naturellement  le  mot  propre  ;  M.  Thierry, 
qui  ne  le  trouvait  que  par  l'instinct  des  bons  écrivains,  le  lui  deman- 
dait souvent  et  jamais  en  vain.  Généralement ,  le  tour  ou  le  mot  pro- 
posé par  Carrel  était  simple,  ferme,  vrai.  M.  Thierry  m'a  même 
avoué  avec  beaucoup  de  grâce  que  Carrel  lui  avait  quelquefois  rendu 
le  service  de  lui  suggérer,  à  la  place  d'une  expression  affaiblie  par 
trop  d'usage,  une  expression  plus  directe,  plus  vive  et  plus  rappro- 
chée de  son  sens  primitif. 

Six  mois  se  passèrent  ainsi.  Carrel  n'avait  pas  encore  pris  la  plume 
pour  son  compte.  Un  hbraire  étant  venu  demander  à  M.  Thierry  un 
résumé  de  l'histoire  d'Ecosse,  celui-ci,  qui  suffisait  à  peine  à  ses  im- 
menses travaux,  engagea  Carrel  à  s'en  charger.  Carrel  se  mit  au 
travail,  et  fit,  avec  les  idées  de  V Histoire  de  la  conquête  y  un  court  et 
substantiel  résumé ,  où  M.  Thierry  dut  mettre,  pour  les  convenances 
du  libraire ,  une  introduction  de  sa  main.  L'ouvrage  eut  assez  de  suc- 
cès pour  que  Carrel  refusât  désormais  tout  traitement.  Il  se  croyait 
déjà  trop  payé  par  l'honneur  de  cette  collaboration  dans  le  premier 
ouvrage  sorti  de  sa  plume.  M.  Thierry  n'y  consentit  pas  d'abord; 
mais  Carrel  insistant,  il  fut  convenu  qu'il  recevrait  le  traitement 
durant  trois  mois  encore,  après  quoi  il  serait  libre. 

Dans  l'intervalle,  la  mère  de  Carrel  avait  fait  un  voyage  à  Paris. 
Les  lettres  de  M.  Thierry  ne  l'avaient  pas  rassurée.  Cette  modeste 
existence  d'homme  de  lettres  ne  la  tranquillisait  point,  et  paraissait 
la  flatter  médiocrement.  Elle  avait  besoin  que  M.  Thierry  lui  renou- 
velât ses  premières  assurances,  et  se  portât  en  quelque  façon  garant 
de  l'aptitude  littéraire  et  de  l'avenir  de  son  fils.  Dans  deux  dîners 
qu'elle  offrit  à  M.  Thierry,  elle  l'interpella  vivement  sur  ce  sujet. 


PUBLICISTES  DE  LA  FRANCE.  37 

er  Vous  croyez  donc,  monsieur,  que  mon  fils  réussira,  et  qu'il  aura 
une  carrière?  y)  —  «  Je  réponds  de  lui  comme  de  moi-même ,  dit 
M.  Thierry;  j'ai  quelque  expérience  des  vocations  littéraires  :  votre 
fils  a  toutes  les  qualités  qui  font  le  succès  aujourd'hui.  »  Pendant 
qu'il  parlait,  M"""  Carrel  fixait  sur  lui  un  regard  pénétrant,  comme 
pour  distinguer  ce  qui  était  vrai,  dans  ses  paroles,  de  ce  qui  pouvait 
n'être  que  politesse  ou  encouragement.  Quant  au  jeune  homme,  il 
écoutait  sans  rien  dire,  respectueux,  soumis,  et,  à  ce  que  raconte 
M.  Thierry,  presque  craintif  devant  sa  mère,  dont  la  fermeté  d'esprit 
et  la  décision  avaient  sur  lui  beaucoup  d'empire.  Carrel  ne  fléchissait 
que  devant  ses  propres  qualités,  car  ce  qu'il  respectait  dans  sa  mère 
n'était  autre  chose  que  ce  qui  devait,  plus  tard,  le  faire  respecter 
lui-même  comme  homme  public. 

La  première  réunion  avait  laissé  des  doutes  à  M""^  Carrel.  Au  sor- 
tir de  la  seconde,  où,  pressé  entre  ces  deux  volontés  inflexibles, 
l'une  qui  lui  demandait  presque  de  s'engager  pour  son  fils,  l'autre, 
discrète  et  silencieuse,  qui  lui  promettait  de  ne  pas  lui  faire  défaut, 
M.  Thierry  s'était  sans  doute  montré  plus  affîrmatif ,  M""'  Carrel  par- 
tit pour  Rouen,  plus  convaincue  et  plus  tranquille. 

J'ai  dit  quels  services  Carrel  avait  rendus,  comme  collaborateur,  à 
M.  Thierry.  Quant  aux  rapports  d'homme  à  homme,  sans  être  jamais 
famihers ,  rien  n'y  manquait  de  ce  qu'une  grande  estime  réciproque 
pouvait  y  mettre  de  solidité  et  de  charme;  mais  Carrel  montra  tou- 
jours beaucoup  de  réserve.  Cette  disposition,  nullement  gênante  dans 
le  tête-à-tête ,  à  l'arrivée  d'un  étranger,  devenait  de  la  contrainte. 
Un  jour,  un  parent  de  M.  Thierry  entre  au  moment  où  Carrel  lui  fai- 
sait la  lecture  d'un  journal.  Après  quelque  conversation,  cette  per- 
sonne prie  bien  innocemment  Carrel  de  continuer.  Il  avait  trop  de 
tact  pour  s'y  refuser,  mais  trop  de  susceptibilité  pour  s'y  résigner 
sans  chagrin.  La  personne  partie,  on  se  remet  au  travail.  M.  Thierry 
ne  tarde  pas  à  voir  que  Carrel  n'a  pas  toute  sa  bonne  humeur,  et, 
comme  son  amitié  lui  était  aussi  précieuse  que  ses  services,  il  lui  de- 
mande ce  qui  a  pu  le  mécontenter.  Carrel  le  lui  avoue.  ((  Il  n'est  ser- 
vice pour  vous,  dit-il,  qui  me  répugne  ou  me  coûte;  mais  je  ne  veux 
pas  que  d'autres  me  demandent  ce  que  vous  avez  seul  le  droit  d'ob- 
tenir. »  M.  Thierry  lui  fit  de  tendres  excuses.  Carrel  ne  voulut  pas 
être  en  reste  avec  lui;  il  y  répondit  par  d'autres  excuses,  a  II  faut 
me  pardonner,  disait-il;  je  suis  militaire,  et  les  militaires  ont  la  mau- 
vaise habitude  de  se  tenir  offensés  de  riens.  » 
:(.  Les  trois  mois  obtenus  par  M.  Thierry  s'étaient  écoulés,  et  VHis- 


3S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

loïre  de  la  conquête  de  l'Angleterre  avait  paru.  Carrel  ne  venait  plus 
chez  M.  Thierry  à  titre  de  secrétaire,  mais  seulement  comme  ami, 
offrant  gratuitement  des  services  devenus  plus  rares,  mais  que  son 
talent  croissant  rendait  plus  précieux.  Il  passait  une  partie  du  temps 
à  faire  des  recherches  et  à  copier  des  extraits  qui  devaient  servir  aux 
travaux  ultérieurs  de  l'historien.  Dans  le  même  temps,  il  préparait 
un  nouveau  résumé ,  à  l'instar  du  premier,  de  l'histoire  de  la  Grèce 
moderne.  C'était  plus  l'œuvre  de  Carrel  que  le  Résumé  de  l'Histoire 
d'Ecosse.  M.  Thierry  n'y  avait  contribué  que  pour  le  projet,  où  il 
l'avait  poussé,  et  pour  quelques  conseils  particuliers,  qui  mirent  le 
jeune  écrivain  sur  la  voie  de  notions  sûres  et  intéressantes.  Au  reste, 
l'ouvrage  put  se  passer  de  la  protection  d'un  morceau  préliminaire 
du  maître,  et  le  plan  comme  la  rédaction  en  appartiennent  entière- 
ment à  Carrel.  Ce  Résume,  publié  à  la  fln  de  l'année  1827,  a  été  réim- 
primé en  1829. 

Les  deux  premiers  écrits  de  Carrel  furent  lus  fort  légèrement, 
comme  le  sont  presque  toujours,  même  par  les  juges  les  plus  compé- 
tens,  tous  les  livres  signés  d'un  nom  inconnu.  Ils  donnaient  tout  au 
plus  à  l'auteur,  et  encore  dans  un  cercle  fort  étroit,  la  réputation 
d'un  homme  de  lettres  assez  habile,  mais  dont  il  fallait  borner  la  col- 
laboration aux  sujets  qui  pouvaient  se  contenter  d'une  plume  très 
secondaire.  Or,  les  produits  d'une  plume  ainsi  classée  sont  médio- 
cres, surtout  quand  elle  n'est  point  stimulée  par  cette  âpreté  pour  le 
gain  qui  rend  infatigables  les  talens  vulgaires.  Le  prix  de  ses  deux 
petits  volumes  lui  avait  permis  de  passer  à  sa  guise  les  premiers  jours 
de  son  indépendance.  11  dut  bientôt  y  ajouter  celui  d'articles  publiés 
çà  et  là  dans  les  journaux  et  les  revues,  non  sans  de  vives  souffrances 
d'amour-propre,  à  cause  des  difficultés  et  des  retards  qu'il  y  trou- 
vait, et  de  cette  censure  intérieure,  souvent  inintelligente  à  force 
d'indifférence,  qui  lacère  le  cœur  de  l'écrivain,  croyant  ne  couper 
que  son  papier.  Mais  ces  faibles  ressources  défendaient  à  peine  Car- 
rel de  la  pauvreté,  ou  du  moins  de  cette  gêne  qui,  pour  tous  ceux 
que  les  travaux  de  l'esprit  livrent  à  tous  les  besoins  honorables,  est 
une  sorte  de  misère. 

Il  fallut  plus  d'une  fois  que  la  bourse  de  ses  amis  pourvût  aux  plus 
pressantes  nécessités.  Carrel  était  retombé  dans  toutes  les  incerti- 
tudes de  sa  première  arrivée  à  Paris.  Cette  pudeur  des  grands  talens 
qui  ne  leur  permet  pas  d'accepter  un  emploi  en  sous-ordre,  beau- 
coup de  paresse  rêveuse,  ou  beaucoup  de  temps  donné  à  des  travaux 
sans  produit ,  que  sais-je?  peut-être  l'amour-propre  de  sa  renommée 


PUBLICISTES  DE  LA  FRANCE.  S9 

future,  aigrissaient  ces  incertitudes.  Il  ne  manqua  rien  aux  épreuves 
du  pauvre  jeune  homme,  pas  même  de  penser  de  nouveau  à  rentrer 
dans  le  commerce.  Il  y  pensa,  en  effet,  et  fort  sérieusement.  Il  choi- 
sit celui  des  livres,  apparemment  comme  s'éloignant  le  moins  de  ses 
habitudes  littéraires.  Une  demande  de  fonds  fut  faite  à  sa  famille,  qui 
lui  envoya  de  quoi  monter,  en  société  avec  un  ami,  une  modeste  li- 
brairie, qui  n'eut  le  temps  de  ruiner  personne.  La  mise  de  fonds  seu- 
lement y  périt ,  au  moins  ce  qui  n'en  fut  pas  employé  à  faire  vivre 
Carrel  pendant  quelques  mois.  C'est  dans  l'arrière-boutique  de  cette 
librairie,  sur  un  comptoir  auquel  était  attaché  un  gros  chien  de 
Terre-Neuve,  que  Carrel ,  tantôt  plongé  dans  les  recueils  politiques 
anglais,  tantôt  caressant  son  chien  favori,  médita  et  écrivit  V Histoire 
de  la  contre-rcvoliiLion  en  Angleterre.  Ce  livre  parut  en  février  1827. 

C'est  le  premier  ouvrage  où  Carrel  ait  eu  l'occasion  d'exposer  ou 
du  moins  de  laisser  voir,  dans  une  époque  analogue,  son  sentiment 
sur  la  politique  de  la  restauration.  On  trouvera  donc  naturel  que 
j'en  parle  avec  détails.  L'histoire  de  ses  précédens  écrits  est  pres- 
que celle  de  ses  nécessités;  l'histoire  du  livre  sur  la  contre-révolution 
d'Angleterre  pourrait  être,  jusqu'à  la  date  de  la  publication,  celle 
de  ses  opinions.  Le  titre  seul  du  livre  dit  assez  quelle  en  avait  été  la 
pensée.  C'est  la  restauration  française  que  Carrel  voulait  avertir  en 
écrivant  l'histoire  delà  contre-révolution  d'Angleterre.  On  commen- 
çait alors  à  comparer  les  Bourbons  aux  Stuarts,  et  cette  comparaison 
était  déjà  pour  quelques-uns  une  inquiétude,  pour  un  plus  grand 
nombre  une  espérance.  Carrel  était  de  ces  derniers,  ainsi  que  beau- 
coup d'esprits,  non  plus  prévoyans,  mais  plus  impatiens.  Ce  livre  est 
donc  moins  une  histoire  qu'un  pamphlet  historique.  Carrel  expliquait 
la  politique  de  Jacques  II  d'après  le  sentiment  que  lui  inspirait  celle 
de  Charles  X.  Toutefois  l'analogie  est  si  parfaite  entre  certains  hom- 
mes et  certaines  choses,  aux  deux  époques,  que  la  vérité  n'a  point 
souffert  des  préoccupations  de  l'historien,  et  que  la  comparaison  du 
présent  et  du  passé ,  au  lieu  d'obscurcir  sa  vue,  l'a  étendue  et  forti- 
fiée. Rien  n'annonce,  d'ailleurs,  que  ce  livre  ait  été  écrit  d'une  main 
passionnée.  Les  adversaires  les  plus  décidés  d'un  gouvernement  ne 
sont  pas  toujours  les  plus  fâchés  dans  l'expression.  Une  ambition 
ajournée  fait  plus  de  bruit  qu'une  aversion  froide  et  implacable.  Car- 
rel parlait  avec  moins  de  colère  à  la  restauration,  qu'il  regardait 
comme  déjà  morte,  que  beaucoup  qui  voulaient  prolonger  sa  fin  igno- 
minieuse, ce  qui  est  toujours  lucratif  pour  peu  que  cette  fin  se  pro- 
longe. Il  ne  la  menaçait  pas  pour  lui  faire  peur,  mais  parce  qu'il  la 


^0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

croyait  condamnée  par  l'histoire.  Rien  dans  ce  livre  n'est  vague ,  rien 
n'est  donné  à  la  déclamation,  cette  arme  des  adversaires  qui  ne  de- 
mandent qu'à  être  amis. 

Outre  l'intention  évidente  de  prédire  à  la  restauration  le  sort  qui 
l'attendait,  Carrel  avait-il  songé  à  prévoir,  à  aider  pour  sa  part  un 
dénouement  du  même  genre  que  celui  de  1688?  Le  duc  d'Orléans 
-était-il  aussi  nettement  annoncé  et  désiré  dans  la  personne  du  prince 
d'Orange  que  Charles  X  était  condamné  dans  celle  de  Jacques  H? 
Une  telle  question  ne  peut  pas  être  injurieuse  pour  la  mémoire  de 
Carrel.  On  est  bien  sûr  qu'il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si  cette  seconde 
prédiction  était  intéressée ,  et  si  Carrel  pensait  à  s'inscrire  sur  la  liste 
îles  serviteurs  aspirans  de  la  royauté  qui  hériterait  de  Charles  X.  Il 
n'y  a  rien  d'embarrassant  dans  l'histoire  d'un  homme  dont  le  carac- 
tère noble  a  toujours  gouverné  l'esprit  :  rien  donc  n'en  doit  être  né- 
gligé, parce  que  rien  n'en  peut  être  d'un  médiocre  exemple.  Je  n'ai 
dès-lors  aucun  scrupule  à  dire  ce  que  m'a  suggéré  à  cet  égard  la 
lecture  de  son  livre. 

Carrel ,  en  1827,  ne'  portait  pas  ses  vues  ni  ses  espérances  pour  la 
France  au-delà  d'une  révolution  de  1688,  c'est-à-dire  d'une  royauté 
consentie.  Si  ce  fut  une  faute  politique  de  se  déclarer  contre  cette 
royauté  après  l'avoir  appelée  et  jugée  inévitable,  il  importe  que  cette 
faute  ne  se  prolonge  pas  sur  les  années  de  sa  vie  antérieures  à  1830. 
On  se  souvient  de  son  mot  sur  l'immobilité  à  laquelle  prétendent 
follement  les  partis.  Or  ce  serait  le  louer  singuhèrement  que  lui  attri- 
buer une  prétention  qu'il  jugeait  si  sévèrement  dans  les  autres.  En 
songeant,  en  18i7,  à  une  révolution  de  1688,  et  à  une  substitution 
de  la  royauté  consentie  à  la  royauté  de  droit  divin,  changement  qui 
permettait  d'ailleurs  toutes  les  espérances,  Carrel  avait  le  double 
mérite  d'être  du  parti  de  tous  les  bons  esprits  d'alors ,  et  d'être  plus 
qu'aucun  d'eux  pur  du  soupçon  de  travailler  à  sa  propre  fortune  en 
dirigeant  l'opinion  dans  le  sens  de  ce  changement. 

Si  Carrel  eût  été ,  dès  1827,  engagé  dans  les  idées  républicaines, 
aurait-il  écrit  VHistoire  de  la  reslauratïoii  des  Stiiarts,  c'est-à-dire  de 
tout  ce  qui  légitima  et  rendit  populaire  dans  la  Grande-Bretagne  la 
royauté  consentie  du  prince  d'Orange?  Je  veux  bien  que,  contre  le 
penchant  de  tout  esprit  dévoué  à  une  opinion,  il  ait  écrit,  avec  des 
arrière-pensées  républicaines,  une  histoire  monarchique,  comment 
n'a-t-il  jamais  montré  ses  espérances  dans  ses  prédictions?  Quelle 
belle  occasion  pourtant  d'opposer  à  tous  ces  partis  qui  s'écrasent 
tour  à  tour  au  nom  d'idées  contradictoires ,  à  ces  royalistes  conspi- 


PUBLICISTES  DE  LA  FRANCE.  %i 

rant  contre  le  roi,  à  ces  catholiques  ménageant  les  plus  extrêmes  opi- 
nions protestantes,  à  ces  dissidens  coalisés  avec  les  papistes  contre  les 
anglicans,  à  tant  d'alliances  monstrueuses,  à  tant  de  mobilité  pas- 
sionnée, la  silencieuse  immobilité  du  parti  républicain!  Quels  tableaux 
à  faire ,  même  avec  sa  manière  sobre  et  contenue ,  des  morts  glo- 
rieuses des  Russell  et  des  Sydney,  ces  nobles  victimes  des  illusions 
républicaines  î  Quoi  de  plus  aisé  que  de  rabaisser  la  victoire  du  prince 
d'Orange  en  montrant  toutes  les  souffrances  qu'elle  laissait  crier, 
tous  les  droits  qu'elle  ne  reconnaissait  pas,  toutes  les  imperfections 
qu  elle  adoptait,  toutes  les  représailles  et  toutes  les  réparations  dont 
elle  chargeait  l'avenir? 

Dans  le  livre  de  Carrel,  les  vieux  républicains  du  règne  de  Char- 
les I"  sont  traités  avec  respect,  mais  sans  sympathie  particulière. 
Carrel  les  juge,  preuve  que  leur  cause  n'est  pas  la  sienne.  Leurs  con- 
sciences sont  admirées;  qui  ne  les  admirerait  pas?  mais  leurs  idées 
sont  jugées  avec  sévérité.  Selon  Carrel ,  ils  ont  pris  pour  un  caprice 
de  cour  ce  qui  est  l'œuvre  de  la  nation.  Ce  sont  eux  qui  ont  fait  naître 
les  alarmes  auxquelles  la  hberté  a  été  sacriflée.  Russell,  Sydney, 
grandes  âmes,  ont  été  des  esprits  irrésolus,  voulant  la  fin  sans  les 
moyens  ,  proclamant  le  droit  d'insurrection  et  niant  toute  pensée  de 
violence  contre  la  personne  du  roi.  Si  ce  sont  là  des  jugemens  d'ami, 
celui-là  est  un  ami  bien  froid,  qui  peut  être  assez  juste  pour  fournir 
des  raisons  à  ceux  qui  seraient  tentés  de  ne  l'être  pas. 

Quant  à  la  victoire  du  prince  d'Orange,  loin  de  la  rabaisser,  Carrel 
la  relève,  d'abord  en  traitant  avec  une  faveur  particulière  cet  homme 
illustre,  ensuite  en  lui  faisant  un  cortège,  dans  sa  marche  triom- 
phante d'Exeter  à  Londres,  de  tous  les  intérêts  sérieux,  de  toutes  les 
libertés  politiques  et  religieuses  de  l'Angleterre.  Il  n'y  a  qu'un  mé- 
content, outre  le  parti  vaincu,  ou  plutôt  tout  ce  qui  s'en  était  com- 
promis d'une  manière  irréparable;  ce  mécontent,  c'est  le  peuple. 
Mais  de  quoi  l'est-il?  Carrel  ne  prend  pas  de  précautions  pour  le  dire. 
Tantôt  de  ce  qu'on  l'a  frustré  de  quelques  jours  de  désordre  et  de  pil- 
lage, et  de  ce  qu'il  ne  trouve  pas  dans  les  manifestes  a  ce  qui  eût  en- 
flammé ses  passions;  »  tantôt  de  ce  que  l'approche  du  prince  d'Orange 
enhardit  les  magistrats  de  la  Cité  dans  la  répression  des  désordres 
intérieurs,  inévitable  résultat  des  révolutions;  tantôt  de  ce  que  l'en- 
trée furtive  et  sans  appareil  du  prince  dans  Londres  prive  sa  curio- 
sité du  spectacle  d'une  procession  solennelle. 

Telle  était  l'opinion  de  Carrel  en  1827.  Pourquoi  donc,  après  une 
expérience  de  quelques  mois  seulement,  s'est-il  tourné  contre  la 


i2  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

royauté  consentie?  Par  dépit,  n'a-t-on  pas  manqué  de  dire.  Si  on  eût 
fait  à  Carrel  une  situation  convenable  dans  le  nouvel  état  de  choses, 
on  l'eût  acquis  irrévocablement.  M.  Littré  a  cité  un  mot  de  lui  : 
((  Peut-être  m'eùt-on  désarmé  en  me  donnant  le  commandement  d'un 
régiment.  »  Ce  mot  est  vrai,  je  l'ai  entendu;  mais  il  n'était  ni  sérieux, 
ni  même  plaisant  à  la  manière  de  certains  mots  qui  cachent  une  ar- 
rière-pensée sérieuse.  J'en  sais  un  qui  le  réfute  et  où  Carrel  paraît 
tout  entier  :  «  Croit-on,  disait-il,  que  moi,  simple  officier,  et  qui  sais 
combien  il  importe  à  la  discipline  de  l'armée  que  les  grades  n'y  soient 
donnés  qu'aux  services ,  j'eusse  consenti  jamais  à  usurper  les  épau- 
lettes  de  colonel?  »  Ce  n'est  donc  point  avec  le  don  d'un  régiment 
qu'on  eut  gagné  Carrel.  J'ignore  quelle  offre  eût  été  mieux  reçue. 
Si  Carrel  a  eu  à  cet  égard  quelque  désappointement,  je  ne  sache  pas 
qu'il  s'en  soit  ouvert  à  personne.  Peut-être  un  emploi  élevé,  qui  eût 
maintenu  l'égalité  entre  ses  premiers  amis  politiques  et  lui ,  l'eùt-il 
attaché  au  gouvernement  nouveau  tout  le  temps  qu'à  son  sens  la 
royauté  et  le  pays  n'auraient  fait  qu'un.  Sitôt  qu'il  aurait  cru  que  l'in- 
térêt dynastique  se  distinguait  assez  de  l'intérêt  du  pays  pour  que 
les  services  d'un  fonctionnaire  parussent  des  services  à  une  personne 
royale ,  Carrel  aurait  quitté  les  fonctions  publiques.  Il  ne  pouvait 
servir  avec  suite  qu'une  cause  générale  ou  un  être  collectif,  le  pays  : 
un  emploi  même  élevé  eut  laissé  trop  de  personnes  au-dessus  de  lui. 
Voici,  s'il  fallait  expliquer  par  une  ambition  trompée  sa  levée  de 
boucliers  républicaine,  ce  qu'on  en  pourrait  dire  de  plus  fondé.  Mais, 
je  le  répète,  quoique  rien  n'eût  été  plus  permis  que  l'ambition  de  Car- 
rel, ni  rien  de  plus  juste  que  son  chagrin  de  la  voir  trompée,  ce  n'est 
point  par  désappointement  qu'il  arbora  le  drapeau  républicain;  car 
pourquoi  le  moindre  retard?  pourquoi  ne  pas  se  déclarer  dès  le  pre- 
mier jour,  sous  l'impression  de  cet  inconcevable  abandon,  ou  plutôt 
de  ce  désaveu  indirect  qui  suivit  son  envoi  dans  les  départemens  de 
l'Ouest?  pourquoi  pas  le  lendemain  de  cette  ridicule  offre  d'une  pré- 
fecture de  troisième  ordre,  à  laquelle  ou  l'avait  nommé  sans  le  con- 
sulter? L'occasion  était  assez  belle,  et  Carrel  n'était  pas  de  ces 
hommes  qui  se  fâchent  long-temps  après  l'affront ,  et  qui  mettent 
entre  leur  ressentiment  et  l'éclat  qu'ils  ont  résolu  d'en  faire  un  in- 
tervalle calculé.  Les  griefs  étaient  justes;  et  qui  peut  dire  que,  dans 
une  certaine  mesure,  les  mécontentemens  d'un  homme  supérieur 
par  le  cœur  et  par  l'esprit  ne  soient  pas  des  mécontentemens  pu- 
blics? Cependant  Carrel  ne  s'émut  pas.  Devenu  maître  de  la  direction 
du  National,  il  accepta,  comme  tout  le  monde,  la  royauté  consentie^ 


PUBLICISTES  DE  LA  FRANCE.  43 

et  en  surveilla  l'expérience  encore  nouvelle  avec  plus  de  doute  que 
d'hostilité  ouverte.  Mais  il  se  fatigua  bientôt  de  cette  attitude.  Quand 
tout  le  monde  croyait  à  une  guerre  européenne ,  Carrel  crut  que  la 
royauté  nouvelle  n'en  soutiendrait  pas  le  fardeau,  et  que  la  nation 
seule,  se  gouvernant  par  elle-même,  pouvait  encore  tenir  tête  à  la 
coalition  des  vieilles  royautés  légitimes.  Derrière  lui,  cette  opinion 
était  déjà  personniflée  dans  un  parti  malheureusement  enchaîné  aux- 
souvenirs  et  à  l'imitation  de  l'épouvantable  dictature  de  93.  Entre 
l'immense  majorité ,  qui  croyait  la  guerre  imminente,  et  ce  parti  qui , 
pour  la  faire  et  la  terminer  glorieusement,  parlait  d'exhumer  des 
archives  de  la  commune  et  du  comité  de  salut  public  le  fantôme  de  la 
Terreur,  Carrel  proposa  la  théorie  d'un  pouvoir  exécutif  responsable 
n'ayant  aucun  intérêt  qui  ne  lui  fût  commun  avec  le  pays,  et  s'inter- 
disant  de  sacrifier  ses  libertés  même  à  sa  défense.  Il  crut  qu'il  fallait 
rassurer  la  France  en  lui  montrant  que,  si  la  guerre  ou  l'entraîne- 
ment démocratique  produit  par  la  révolution  de  juillet  devait  em- 
porter la  royauté  consentie,  il  y  aurait  entre  elle  et  la  désorganisation 
extrême  une  forme  de  gouvernement  raisonnable  et  déjà  éprouvée. 
C'était,  dans  son  opinion ,  une  voie  de  salut  offerte  à  l'immense  ma- 
jorité de  ceux  qui  ne  veulent  pas  de  l'indépendance  sans  la  liberté, 
ni  de  la  liberté  sans  l'indépendance.  Telle  a  été  la  véritable  pensée 
de  Carrel.  Je  ne  l'imagine  pas;  je  la  lui  ai  entendu  exposer  avec  une 
force  et  une  lumière  que  toute  mon  amitié  ne  saurait  donner  à  ce 
récit.  Des  diverses  explications  qu'on  pourrait  donner  du  passage 
de  Carrel  aux  idées  républicaines,  celle-ci  est  la  seule  qui  ait  pour  elle 
l'autorité  d'aveux  directs,  de  déclarations  explicites  de  lui.  Ce  fut  le 
fonds  inépuisable  de  cette  polémique  de  1831  à  1832  qui  donna  au- 
tant de  retentissement  à  une  erreur  de  Carrel  que  tous  les  talens 
ralliés  au  gouvernement  de  1830  en  donnèrent  aux  réalités,  quel- 
quefois un  peu  plates,  contre  lesquelles  elle  se  brisa. 

UHistoire  de  la  conire-r évolution  en  Angleterre  n'augmenta  pas 
beaucoup  la  réputation  d'écrivain  de  Carrel.  En  lui  tenant  compte  de 
ia  force  d'esprit  qu'avait  demandée  cet  ouvrage,  on  n'y  trouvait  pas 
encore  ce  talent  particulier  d'expression  auquel  on  reconnaît  un  écri- 
vain. Ce  ne  fut  qu'après  la  pubhcation  ,  dans  la  Revue  Française ,  de 
deux  articles  étendus  sur  la  guerre  d'Espagne  de  1823  que  Carrel 
fut  jugé  digne  de  ce  titre.  C'est  une  opinion  générale  parmi  ceux  qui 
ont  suivi  avec  attention  cette  vie  si  courte  et  si  glorieuse,  que  son  talent 
subit,  à  cette  époque,  une  transformation  inattendue,  et  que  Carrel 
brisa  l'obstacle  qui  l'empêchait  de  s'épanouir.  Ces  articles  parurent; 


I^I^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  1828,  moins  d'un  an  après  Y  Histoire  de  la  contre-révolution  en 
Angleterre.  Quelques  personnes  considérables  s'honorent  d'avoir,  à 
dater  de  ces  pages,  deviné  l'avenir  qui  était  réservé  à  Carrel.  Mais 
en  deçà ,  dit-on ,  il  n'y  a  qu'un  littérateur  estimable ,  des  qualités 
négatives,  une  main  ferme,  mais  point  de  ce  qu'on  peut  appeler  du 
talent  dans  le  sens  rigoureux  du  mot,  non  dans  le  sens  relâché  où 
l'emploie  la  critique  contemporaine. 

Cette  appréciation  est-elle  exacte,  et  ne  s'y  mêle-t-ilpas,  àl'insu 
de  ceux  qui  la  font ,  ou  qui  n'y  contredisent  pas,  soit  quelque  préjugé 
littéraire  du  même  temps  que  les  débuts  de  Carrel,  et  qui  les  aurait 
empêchés  d'y  regarder  de  près,  soit  un  certain  penchant  à  ne  pas 
admirer  de  trop  bonne  heure  un  homme  qu'il  va  falloir  bientôt  ad- 
mirer sans  réserve  ?  Les  débuts  littéraires  de  Carrel  ont  été  mo- 
destes; qui  pourrait  le  nier?  C'est  même  une  preuve  de  supériorité 
qu'il  ait  eu  un  commencement,  et  qu'ensuite  il  se  soit  accru  avec  ces 
iniorvalles  et  ces  progrès  qui  marquent  la  vie  physique  et  morale  de 
tous  les  êtres  bien  organisés.  Je  veux  bien  que,  jusqu'en  1828,  les 
plus  belles  pages  de  Carrel  soient  ces  fameux  articles  sur  la  guerre 
d'Espagne;  mais  qu'il  ait  été  homme  de  lettres  jusque-là,  et  seule- 
ment à  dater  de  là ,  écrivain ,  c'est  à  quoi  je  ne  puis  consentir.  Je 
crois  même  que,  sans  le  préjugé  particulier  auquel  j'ai  fait  allusion 
tout  à  l'heure,  outre  la  difficulté  de  reconnaître  et  d'avouer  un  ta- 
lent nouveau ,  on  eût  pu  prédire  un  grand  nom  littéraire  à  Carrel 
dès  ses  modestes  résumés.  On  dit  que  de  tous  ses  amis  un  seul  eut 
cet  honneur.  Ce  fut  Sautelet,  dont  le  suicide  devait  inspirer  à  Carrel 
des  pages  si  vigoureuses  et  si  mélancoliques.  Sautelet,  mort  en  1830, 
n'a  pas  pu  voir  toutes  ses  prédictions  accomplies ,  mais  du  moins  il 
ne  les  a  pas  vues  arrêtées  à  jamais  par  une  fin  funeste. 

Ce  préjugé,  qui  avait  commencé  par  n'être  qu'un  sentiment  juste, 
consistait  à  ne  reconnaître  un  écrivain  qu'à  une  certaine  qualité  qu'on 
appelait  le  pittoresque  de  l'expression.  C'était  un  sentiment  juste,  eu 
égard  à  la  plupart  des  écrivains  du  commencement  de  ce  siècle ,  les- 
quels avaient  éteint  la  vraie  langue  française  sous  une  certaine  rhé- 
torique de  mots  abstraits,  écho  affaibU  de  la  langue  déjà  fléchissante 
du  xyiii*"  siècle.  Mais  ce  sentiment  devint  un  préjugé  le  jour  où  l'ex- 
pression pittoresque  fut  estimée  comme  un  privilège  si  considérable  et 
un  don  si  particulier,  qu'on  s'habitua  à  la  louer  indépendamment  de  la 
pensée,  et  que  du  regret  d'une  qualité  disparue  de  notre  httérature 
on  fît  une  théorie  de  style  où  la  forme  était  séparée  du  fond.  Or,  si 
J3  ne  me  trompe  pas  sur  une  époque  dont  j'ai  manqué  de  cinq  ou  six 


PUBLICISTES  DE  LA  FRANCE.  45 

années  seulement  d'être  le  contemporain,  c'est  au  plus  fort  de  ce  pré- 
jugé que  parurent  les  premiers  écrits  de  Carrel.  Au  lieu  d'y  remar- 
quer cette  netteté  si  précoce  de  l'expression,  ce  sens  ferme,  cette 
force  intérieure  déjà  contenue ,  cette  convenance  déjà  parfaite  du 
style  et  des  idées,  on  ne  fut  préoccupé  que  de  ce  qu'on  n'y  trouvait 
pas.  On  ne  vit  guère  ce  qui  était  d'instinct  dans  les  écrits  du  sous- 
lieutenant  de  vingt-trois  ans,  et^n  regretta  de  n'y  pas  voir  ce  qu'il 
aurait  pu  si  facilement  imiter  d'autrui. 

Les  Résumés  des  histoires  d'Ecosse  et  de  la  Grèce  moderne,  les 
articles  sur  les  questions  générales  de  population  dans  la  Revue  amé- 
ricaine, VHisioire  de  la  conlre-révoliition  en  Angleterre ,  ne  sont  d'au- 
cune école,  et,  par  là  même,  sont  de  la  bonne  langue  française.  Il  y 
a  tel  chapitre  de  l'histoire  de  la  Grèce  moderne,  écrit  en  1825,  qui 
n'est  pas  d'une  main  moins  habile  ni  d'un  écrivain  moins  consommé 
que  la  préface  écrite  en  1829 ,  en  tête  de  la  seconde  édition ,  posté- 
rieurement aux  fameux  articles  sur  l'Espagne.  Je  reconnais  déjà  dans 
tout  ce  qui  est  sorti  de  la  plume  de  Carrel  une  qualité  fort  supérieure 
à  l'expression  pittoresque,  et  qui  ne  risque  pas  de  passer  de  mode, 
parce  qu'elle  n'est  pas  imitable  :  c'est  la  spécialité  du  langage  dans 
tous  les  ordres  d'idées.  Je  ne  devrais  pas  dire  la  spéciaHté,  car  il  y 
en  a  de  plusieurs  sortes.  Les  matières  de  la  guerre,  de  l'administra- 
tion, de  la  politique,  de  l'économie  sociale,  des  mœurs,  outre  les  mots 
et  les  tours  qu'elles  empruntent  à  la  langue  générale  ,  ont  un  corps 
d'expressions  particulières  dont  le  sens  vif  et  primitif  est  réservé 
pour  les  idées  spéciales  qui  s'y  rattachent.  C'est  à  la  connaissance 
naturelle  et  à  l'emploi  sûr  et  facile  de  toutes  ces  langues  spéciales  bien 
plutôt  qu'au  pittoresque  de  l'expression  que  je  devinerais  un  écrivain 
supérieur.  Bossuet  n'est  notre  plus  grand  écrivain  en  prose  que  parce 
qu'il  a  su  et  manié  parfaitement  la  langue  de  chaque  ordre  d'idées 
et  toutes  les  langues  de  toutes  les  idées.  On  peut,  avec  un  talent  mé- 
diocre et  beaucoup  de  mémoire  et  de  lectures,  en  donner  le  simu- 
lacre; mais  un  œil  exercé  n'aura  pas  de  peine  à  reconnaître,  à  un 
certain  manque  de  force  et  de  facilité,  et  au  mélange  vague  et  bâ- 
tard de  mots  appartenant  à  des  ordres  différens  d'idées,  l'écri- 
vain médiocre  et  sans  avenir.  C'était  là  peut-être  le  caractère  de 
quelques  prosateurs  accrédités  de  l'école  impériale,  écrivains  par 
imitation  plutôt  que  par  instinct.  Carrel  se  tint  aussi  loin  de  la  pâle 
langue  de  ces  écrivains  que  du  pittoresque  un  peu  factice  qu'on  y 
avait  substitué.  Lui  aussi  parlait  naturellement  toutes  les  langues 
de  toutes  les  idées;  mais  ses  idées  n'étant  pas  mûres  encore  ou  ne  lui 


46  REVUE  DES  DEUX  MONDESé 

étant  pas  assez  propres,  il  avait  en  quelque  manière  la  propriété  du 
langage  sans  en  avoir  la  beauté. 

En  effet,  les  idées  manquaient,  à  certains  égards,  à  Carrel,  et  tou- 
tes celles  qu'il  avait  eues  à  exprimer,  ne  lui  étaient  pas  person- 
nelles. On  naît  écrivain,  mais  on  devient  penseur,  vivre  étant  la  ma- 
tière même  de  la  pensée.  Les  grands  esprits  pensent  plus  tôt,  abrè- 
gent les  intervalles  et  rapprochent  les  degrés ,  mais  ils  ne  pensent 
qu'au  fur  et  à  mesure  qu'ils  vivent,  et  jamais  dès  l'abord  avec  toute 
la  force,  toute  la  maturité,  toute  l'étendue  que  l'âge  leur  donnera.  De 
même,  tous  les  esprits,  y  compris  les  plus  grands,  commencent  par 
suivre  les  traces  d' autrui,  et  par  rouler  dans  le  torrent  des  idées 
courantes,  croyant  qu'ils  font  le  bruit  qu'ils  entendent  et  qu'ils  ima- 
ginent ce  qu'ils  imitent.  On  n'est  complètement  écrivain  que  le  jour 
où,  soit  qu'on  invente  quelque  chose,  soit  qu'on  adhère  librement  et 
par  le  progrès  naturel  de  son  esprit  à  ce  qui  existe  déjà,  on  s'appar- 
tient et  on  s'inspire  de  soi. 

Or,  jusqu'aux  articles  sur  la  guerre  de  1823,  Carrel  n'avait  joui  ni 
de  toute  la  force  de  sa  pensée,  ni  de  toute  la  liberté  de  son  esprit.  Il 
avait  pris  la  plume  sans  un  goût  bien  vif,  pour  échapper  à  une  pro- 
fession vulgaire  etpourvivre.  Le  premier  livre  qu'il  écrit,  M.  Thierry 
lui  en  repasse  en  quelque  sorte  la  commande,  et  lui  en  donne  l'idée 
générale.  Le  second  naît  d'un  conseil  du  même  homme  et  de  conver- 
sations avec  un  Grec  instruit.  C'est,  d'ailleurs,  un  résumé,  et  les  ré- 
sumés étaient  alors  à  la  mode;  quiconque  en  écrivait  un  imitait.  Dans 
les  articles  insérés  çà  et  là,  le  choix  était  pour  un  quart,  la  nécessité 
pour  les  trois  autres.  S'il  y  eut  un  peu  plus  de  Carrel  dans  V Histoire 
de  la  contre-révolution  en  Angleterre,  la  considération  de  l'à-propos, 
la  popularité  des  travaux  analogues,  en  inspirèrent  la  plus  grande 
part.  Quoique  les  tendances  politiques  y  soient  nettes  et  décidées,  le 
langage  n'en  est  pas  fort  expressif,  soit  que  la  passion  manquât  à 
l'écrivain  pour  des  idées  qu'il  devait  plus  tard  abandonner,  soit  que 
ces  idées  lui  étant  communes  alors  avec  beaucoup  de  gens ,  il  n'eût 
pas  voulu  paraître  se  les  approprier  par  un  certain  travail  d'expres- 
sions vives,  affectant  l'invention.  La  passion  seule  colore  les  écrits, 
non  cette  passion  des  esprits  médiocres  qui  hurlent  quand  on  crie 
autour  d'eux,  mais  celle  des  hommes  supérieurs ,  qui  n'est  que  leur 
raison  servie  par  toutes  les  facultés  de  la  vie  sensible.  Avant  le  mo- 
ment de  la  passion,  Carrel  ne  s'était  pas  fait,  à  l'imitation  de  quelques 
contemporains ,  un  certain  système  de  style  coloré  et  pittoresque. 
Préservé  par  la  force  de  son  instinct  de  se  donner  laborieusement 


PUBLICISTES  DE  LA   FRANCE.  47 

des  défauts  imités,  il  conformait  son  langage  au  train  calme  et  à  l'in- 
spiration un  peu  étrangère  de  ses  pensées.  Comme  tous  les  écrivains 
appelés  aux  succès  durables,  il  ne  s'était  point  embarrassé  à  l'avance 
de  ces  habitudes  de  style  factice  qui  se  prolongent  jusque  dans  les 
belles  années  du  talent.  Il  était  parfaitement  libre  pour  l'heure  des 
pensées  mûres  et  pa&sionnées,  et  possédait  un  excellent  fonds  d'écri- 
vain ,  si  je  puis  dire  ainsi,  sur  lequel  la  passion  devait  un  jour  jeter 
quelques  couleurs,  sans  toutefois  en  changer  la  nature  forte  et  saine 
dès  les  premières  pages  du  sous-lieutenant  de  1823. 

Cette  couleur,  qui  peint  les  paroles  à  l'esprit,  marque  un  bon  nom- 
bre de  pages  des  deux  articles  sur  l'Espagne.  C'est  que  le  sujet  est  du 
choix  de  Carrel.Il  prend  le  prétexte  d'ouvrages  sur  cette  matière  pour 
exposer  ses  idées  personnelles  sur  la  guerre  de  1823,  sur  la  situation 
de  l'Espagne,  sur  l'armée  prétendue  libératrice  que  la  politique  des 
Bourbons  de  la  branche  aînée  y  envoya  faire  cortège  au  supplice  de 
Riego;  sur  les  généraux  de  la  petite  armée  révolutionnaire,  Mina, 
Milans;  sur  ces  proscrits  de  divers  pays  «  qui  vinrent,  dit  Carrel  dans 
son  nouveau  style,  agiter  inutilement,  aux  yeux  de  nos  soldats,  des 
couleurs  oubliées,  et  qui,  avant  d'enterrer  ce  drapeau  qui  trompait 
leurs  espérances,  crurent  lui  devoir  cet  honneur  d'être  encore  une  fois 
mitraillés  sous  lui!  »  Carrel  s'était  joint  à  ces  proscrits  :  il  était  officier 
dans  cette  petite  troupe  de  soldats  de  toutes  les  nations  que  comman- 
dait le  brillant  colonel  Pachiarotti,  c(  souffrant  et  se  battant  sans  espoir 
d'être  loués,  ni  de  rien  changer,  quoi  qu'ils  fissent,  à  l'état  désespéré 
de  leur  cause;  n'ayant  d'autre  perspective  qu'une  fin  misérable  au 
milieu  d'un  pays  soulevé  contre  eux,  ou  la  mort  des  esplanades,  s'ils 
échappaient  à  celle  du  champ  de  bataille.  »  Ces  évènemens  qu'il  ré- 
sumait avec  tant  de  force,  il  y  avait  été  jeté  lui-même  cinq  ans  aupa- 
ravant par  un  irrésistible  besoin  d'agir,  mais  d'agir  toutefois  au  profit 
d'une  cause  préférée.  Il  avait  observé  d'un  œil  pénétrant  cette  armée 
de  la  restauration,  dont  il  relevait  le  caractère  en  montrant  par 
combien  de  vertus  elle  avait  honoré  cette  campagne  impopulaire ,  et 
comment,  par  son  abnégation  sur  ses  secrètes  préférences,  par  sa  disci- 
pline, par  son  courage  sagement  proportionné  aux  résistances,  elle 
avait  su  se  faire  respecter  et  craindre  de  l'Europe  absolutiste,  même 
dans  une  œuvre  de  grande  police  absolutiste.  Il  l'avait  étudiée  dans 
ses  manifestations  comme  dans  son  silence,  avant  de  s'en  séparer  lui- 
même  pour  aller  combattre  un  peu  au  hasard  ceux  qu'elle  avait  été 
chargée  de  rétablir.  De  toutes  les  choses  qu'il  raconte,  il  avait  donc 
senti  les  unes,  vu  les  autres,  souffert  de  la  pluparf ,  Ce  ne  sont  plus, 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  dans  ses  premiers  écrits ,  des  vues  qu'il  tire  froidement  de  sa 
raison  avertie  ou  dirigée  par  l'opinion  d'autrui  ;  cette  fois  ses  vues 
ne  sont  qu'à  lui;  personne  ne  les  a  suscitées,  et,  autour  de  Carrel, 
rien  ne  lui  dit  qu'elles  auront  de  l'à-propos.  C'est  toujours  sa  raison 
qui  les  conçoit  et  les  expose,  mais  sa  raison  émue  par  ses  souvenirs 
personnels,  ^'oublions  pas  que,  malgré  les  gages  les  plus  brillans 
d'un  grand  esprit  politique,  Carrel  n'avait  pas  cessé  d'être  militaire, 
et,  à  ce  titre,  de  ne  penser  à  rien  avec  plus  de  prédilection  qu'à 
l'armée  et  aux  choses  de  la  guerre.  Ainsi  s'explique,  non  la  trans- 
formation de  son  talent,  mais  l'apparition  soudaine  d'une  de  ses  qua- 
lités demeurée  jusque-là  inactive.  C'était  le  même  talent  :  mais  Carrel 
en  avait  gardé  les  traits  les  plus  vifs  pour  le  premier  travail  où  il  au- 
rait occasion  de  s'engager  de  toute  sa  personne. 

Au  reste,  ne  remarquer  dans  les  deux  articles  sur  l'Espagne  que 
quelques  pages  colorées,  serait  en  faire  trop  peu  de  cas.  Je  ne  sais 
pas  d'exemples,  dans  la  littérature  politique,  d'une  situation  plus 
sûrement  et  plus  largement  décrite  que  ne  l'est  celle  de  l'Espagne 
de  1823  dans  le  premier  de  ces  articles.  Quant  à  la  question  des  de- 
voirs et  des  droits  de  l'armée  dans  un  pays  constitutionnel,  il  serait 
téméraire  de  prétendre  la  mieux  traiter  au  point  de  vue  spéculatif 
que  ne  l'a  fait  Carrel  dans  le  second  article;  il  serait  imprudent, 
dans  la  pratique,  de  la  comprendre  autrement.  C'est  que,  dans  cet 
écrit,  le  sens  et  le  coup  d'œil  décident  Carrel  et  déterminent  son 
jugement,  souvent  contre  ses  vœux  et  ses  espérances.  Ainsi,  en  ce 
qui  regarde  l'Espagne  de  1823,  bien  qu'il  ait  combattu  dans  le  parti 
révolutionnaire,  rien  ne  lui  en  dérobe  les  fautes,  rien  ne  lui  en  exa- 
gère la  popularité  sur  le  sol  espagnol,  rien  ne  lui  en  grossit  les 
chances.  11  voit  les  faits  et  il  les  raconte,  non  du  ton  d'un  intéressé 
qui  en  a  subi  le  joug,  mais  en  homme  impartial  qui  ne  s'inquiète  que 
de  ne  pas  se  tromper,  sauf  à  mettre,  dans  sa  conscience,  le  droit 
où  il  doit  être.  Et  pour  la  question  des  opinions  de  l'armée ,  question 
délicate,  où  l'écrivain  libéral  pouvait  être  si  fortement  tenté  d'oppo- 
ser au  dogme  de  l'obéissance  passive,  octroyé,  pour  toute  charte, 
à  l'armée  par  le  gouvernement  d'alors,  des  théories  d'intervention 
active  et  délibérante  dans  les  affaires  du  pays,  avec  quelle  justesse 
de  vues  et  quelle  fermeté  Carrel  la  résout  !  Il  refuse  à  l'armée  le  droit 
de  délibérer;  mais  il  lui  reconnaît  celui  d'avoir  une  opinion,  quand 
les  fautes  d'un  gouvernement  l'y  provoquent,  et  celui  de  ne  répondre 
que  par  le  devoir  et  le  respect  de  la  discipline,  qui  est  la  loi  d'hon- 
Eour  de  l'armée ,  quand  on  lui  demande  un  enthousiasme  servile 


PUBLICISTES  DE   LA  FRANCE.  49 

pour  une  mauvaise  cause.  Il  sauve  ainsi  la  discipline  sans  absoudre 
les  gouvernemens  impopulaires.  L'armée  peut  commander  par  sa 
manière  d'obéir.  J'admirerais  moins  cette  vue  dans  un  écrivain  chez 
qui  aucune  partialité  de  compagnon  d'armes  ni  aucun  acte  personnel 
à  justiGer  ou  à  expliquer  n'auraient  troublé  la  spéculation  pure.  Mais 
je  ne  puis  trop  l'admirer  dans  un  homme  de  28  ans,  écrivain  faute 
d'être  soldat,  et  qui  n'avait  cessé  d'être  soldat  que  pour  avoir  mé- 
connu, dans  un  noble  entraînement,  ces  vertus  modestes  dont  il 
louait  l'armée  libératrice  de  1823 ,  et  qu'il  proposait  pour  exemples 
à  toute  armée  engagée  désormais  comme  elle  dans  une  guerre  qui 
blesserait  ses  opinions  permises. 

Cette  impartialité  que  montre  Carrel  dans  les  idées  principales  de 
ce  beau  travail,  il  la  conserve  jusque  dans  ces  faits  de  détails  dont  on 
sacrifle  trop  souvent  la  vérité  soit  à  l'entraînement  du  jour  soit  à  la 
verve  de  l'expression.  Ainsi,  en  même  temps  qu'il  juge,  sans  les 
insulter,  ces  zélés  de  l'armée  libératrice,  qui  se  croyaient  de  vrais 
croisés  pour  l'extermination  des  idées  révolutionnaires,  il  loue,  je 
n'ai  pas  besoin  de  dire  sans  flatterie,  la  miodération  et  quelques 
actes  de  bon  sens  du  duc  d'Angoulême.  Il  défend  la  capacité  du 
munitionnaire  Ouvrard  en  homme  qui  apprécie  les  actes  nonobstant 
la  renommée,  et  peut-être  en  militaire  qui  savait  gré  à  M.  Ouvrard 
d'avoir  assuré  les  vivres  à  ses  compagnons  d'armes. 

Entre  les  deux  articles  sur  la  guerre  de  1823  et  la  polémique  à 
jamais  mémorable  du  National,  Carrel  publia  quelques  écrits  politi- 
ques et  littéraires.  On  les  compte,  car,  de  ce  jour-là,  rien  de  mé- 
diocre ne  sortit  de  sa  plume.  Un  article  sur  la  mort  d'Alphonse 
Rabbe,  un  autre  sur  le  suicide  du  pauvre  et  intéressant  Sautelet, 
sont  comme  deux  jets  nouveaux  de  ce  talent  si  profond.  Le  morceau 
sur  Sautelet ,  en  particulier,  a  des  pages  admirables  où  un  vague 
sentiment  religieux ,  réveillé  par  cette  perte  douloureuse ,  semble 
vouloir  disputer  l'ame  de  l'ami  défunt  à  des  habitudes  de  scepti- 
cisme voltairien.  Dans  un  genre  différent,  l'Essai  sur  la  vie  et  les 
écrits  de  Paul-Louis  Courier  montre  ce  même  talent,  si  mélancoli- 
que dans  les  regrets  sur  la  mort  de  Sautelet,  devenant  subtil  et  dé- 
lié pour  analyser  un  écrivain  original,  et  pour  faire  aimer  un  homme 
médiocrement  aimable.  EnGn ,  deux  articles  sur  les  drames  de  la 
nouvelle  école,  auxquels  le  défaut  d'habitude  de  ces  matières  donne 
je  ne  sais  quelle  grâce  que  n'auraient  pas  les  mêmes  pensées ,  sous 
la  plume  d'un  critique  spécial,  témoignent  du  grand  goût  que  por- 
tent en  toutes  choses  les  hommes  supérieurs.  Dans  ces   divers 

TOME  XII.  4 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

écrits ,  cette  qualité  de  peindre  par  l'expression  qu'on  avait  rencon- 
trée avec  quelque  surprise  dans  les  articles  sur  l'Espagne ,  éclate 
presque  à  chaque  phrase.  Mais  prenez  garde,  ce  n'est  pas  une  cer- 
taine science  d'effet  où  Carrel  s'est  perfectionné;  son  expression  ne 
s'illumine  et  ne  se  colore  que  parce  que  ses  pensées  sont  devenues 
plus  nettes,  plus  hautes  et  plus  à  lui.  Il  a  encore  ce  trait  de  ressem- 
blance avec  les  grands  écrivains ,  qu'il  proportionne  son  style  à  ses 
pensées,  et  qu'il  sait  être  simple  et  humble  quand  les  pensées  sont 
d'un  ordre  où  il  n'est  pas  besoin,  pour  les  rendre,  que  la  raison 
s'aide  de  l'imagination.  Appliquer  à  toutes  choses  uniformément  une 
certaine  qualité  brillante  qu'on  se  sait,  et  dont  on  a  été  souvent  loué, 
n'est  pas  plus  du  génie ,  que  faire  des  traits  à  tout  propos  n'est  de 
l'esprit. 

Toutes  les  qualités  qu'avait  Carrel  le  premier  jour  qu'il  tint  une 
plume,  relevées  de  ce  don  venu  le  dernier^  se  déployèrent  à  la  fois 
dans  la  polémique  du  National,  avec  une  grandeur  qui  laissera  de 
longs  souvenirs.  Cette  polémique  a  été  admirée  de  ceux  même  qui  la 
craignaient,  soit  qu'on  la  craignît  moins  qu'on  n'affectait  de  le  dire, 
soit  qu'en  France  on  n'ait  jamais  assez  peur  du  talent  pour  se  pri- 
ver de  l'admirer!  Il  est  certain  qu'entre  les  mains  de  Carrel,  le  Na- 
tional, à  ne  le  considérer  que  comme  monument  de  littérature  poli- 
tique ,  a  été  l'œuvre  la  plus  originale  du  xix^  siècle.  Aucun  autre  n'a 
fait  plus  d'honneur  à  la  France  dans  tous  les  pays ,  et  notamment  en 
Angleterre,  où  l'on  ne  s'effraie  pas  des  grands  talens,  où  Carrel  en 
put  recueillir,  en  1835,  des  témoignages  de  personnes  considérables 
qui  n'admirent  pas  au  hasard. 

L'Angleterre  a  un  petit  recueil  justement  vanté  comme  modèle  de 
polémique  politique,  et  qui  est  en  possession  d'une  gloire  classique  ; 
ce  sont  les  Lettres  de  Junîiis.  On  peut  faire  le  plus  grand  cas  de  ce 
livre,  sans  l'égaler  au  National  de  Carrel.  Junius  est  un  écrivain  qui 
compose  avec  infiniment  d'art  une  petite  lettre  sur  de  petits  intérêts. 
Ses  pensées  justes  et  mordantes  sont  liées  entre  elles  par  un  fil  ha- 
bilement caché,  et  sa  langue  est  parfaitement  propre  et  correcte. 
L'imitation  des  Lettres  Provinciales  en  est  le  principal  défaut,  en  ce 
que  toutes  les  qualités  de  ces  lettres  y  sont  réduites  et  amoindries, 
que  l'ironie  y  est  moins  forte  et  moins  mesurée,  que  la  logique  y  est 
menue  et  plus  extérieure  qu'intérieure,  et  le  langage  moins  vif  et 
moins  original.  Combien  Carrel  est  plus  varié,  plus  fort,  plus  pro- 
fond, lui  qui  raisonne  avec  des  idées  d'élite,  et  qui  est  logicien  à  la 
manière  de  Bossuet,  sans  l'attirail  des  transitions  et  des  tours  affec- 


PUBLICISTES  DE  LA  FRANCE.  51 

tés  à  la  logique!  Combien  aussi  les  intérêts  qu'il  agite  l'emportent 
sur  ces  changemens  de  personnes  où  s'évertue  la  verve  anonyme  et 
impunie  de  Junius  !  Combien  enfin  les  rôles  diffèrent  !  Junius ,  caché 
dans  un  coin  d'où  les  provocations  ne  peuvent  pas  le  débusquer, 
souffleté  dans  ses  écrits  parce  qu'on  ne  peut  pas  atteindre  jusqu'à  sa 
personne,  singulier  à  force  de  manquer  de  susceptibilité,  aiguise 
froidement  des  traits  qui  partent  d'une  main  à  qui  nulle  honte  ne 
peut  faire  prendre  l'épée,  et  flétrit  les  fautes  comme  le  bourreau, 
froidement,  et  la  tête  voilée.  Carrel,  la  tête  haute,  la  poitrine  nue,  à 
peu  près  comme  ces  proscrits  de  la  guerre  de  1823,  qu'il  nous  pei- 
gnait tout  à  l'heure,  marche  au  milieu  d'une  société  tout  épouvan- 
tée du  courage  qu'elle  a  eu  pendant  trois  jours,  et  déjà  ennemie  de 
tous  ceux  qui  n'ont  pas  voulu,  ni  en  vendre  leur  part,  ni  rengainer 
l'épée  tirée  contre  l'étranger,  par-dessus  la  tête  des  Bourbons  chas- 
sés. De  tous  ceux  qui  le  Hsent,  quelques-uns  sont  institués  et  sala- 
riés pour  le  trouver  coupable,  et  pour  épier  tous  les  matins  sa  li- 
berté aventureuse;  d'autres  quil'admirent  le  désavouent;  la  masse, 
qu'il  trouble  dans  son  besoin  de  repos,  le  hait  sans  le  comprendre. 
Parmi  ses  amis,  les  uns  l'exagèrent,  et,  par  leurs  arrière-pensées 
sauvages ,  rendent  suspects  ses  engagemens  de  droit  commun  avec 
tous  les  partis  ;  les  plus  amis,  hélas  !  ne  le  sont  que  de  sa  personne 
et  de  son  talent,  et,  sur  ses  idées,  le  laissent  dans  l'isolement  et  le 
doute.  Il  marche  pourtant  à  ciel  ouvert,  et,  soit  qu'en  effet  l'ambi- 
tion permise  aux  hommes  de  sa  force  le  mène  à  son  insu,  soit  qu'il 
n'ait  cru  que  se  dévouer  à  une  vérité  dont  l'heure  était  arrivée,  pour 
expier  les  erreurs  de  l'une  ou  pour  rendre  témoignage  de  l'autre, 
il  offre  sa  liberté  et  sa  vie!  Les  lettres  ne  seraient  qu'un  misérable 
jeu  d'esprit,  si,  même  à  égalité  de  talent,  entre  l'écrivain  anonyme 
et  l'écrivain  qui  vit  au  grand  jour  et  qui  offre  son  sang  à  ceux  que 
sa  libre  pensée  incommode ,  la  supériorité  ne  devait  pas  être  du  côté 
de  ce  dernier. 

Les  amis  de  Carrel  doivent  à  sa  mémoire  de  réunir  dans  une  édi- 
tion de  ses  œuvres  la  plupart  des  articles  écrits  par  lui  de  1831  à  1834. 
Lui-même  avait  déjà  fait  un  choix  que  nous  avons  retrouvé  dans  ses 
papiers.  Ce  choix,  fait  secrètement  et  à  l'insu  de  ses  amis,  comme 
s'il  eût  craint  ces  flatteries  amicales,  qui  conjurent  un  écrivain  de  ne 
rien  mépriser  de  ses  œuvres,  devrait  être  conservé  religieusement. 
Carrel  était  son  juge  le  plus  sévère,  outre  le  peu  de  tendresse  que  ses 
amis  lui  ont  connu  pour  tout  ce  qui,  dans  ses  écrits,  n'avait  proprement 
qu'une  valeur  littéraire.  Il  n'est  donc  pas  à  craindre  qu'il  se  soit  flatté 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  ce  projet  de  réimpression  de  ses  articles.  Son  choix  même  étant 
une  preuve  de  sa  raison  et  de  son  goût,  c'est  presque  un  devoir  tes- 
tamentaire de  le  respecter. 

IV. 

La  perte  de  Carrel  est  irréparable.  Quel  que  soit  l'avenir  qui  nous 
attende,  s'il  eût  été  donné  à  Carrel  de  vivre  vie  d'homme,  la  France 
ne  pouvait  tirer  de  lui  ni  de  médiocres  services ,  ni  un  médiocre 
éclat.  S'il  est  dans  notre  destinée  de  voir  de  nouveaux  orages,  quelle 
richesse  pour  la  patrie  que  son  esprit  de  ressources ,  et ,  en  cas  de 
guerre,  son  instinct  militaire  cultivé  par  des  études  spéciales,  la  jus- 
tesse de  son  coup  d'oeil,  son  sang-froid  dans  les  momens  difflciles, 
son  caractère  modéré  et  ferme,  sa  probité  chaste,  et  ce  courage  qu'il 
n'a  pas  assez  estimé ,  et  où  il  s'est  laissé  prendre  comme  à  un  piège! 

Si,  ce  qui  est  le  vœu  et  l'espérance  de  tous  les  hommes  de  sens, 
nous  devons  jouir  paisiblement  d'un  gouvernement  de  discussion 
sous  une  royauté  d'origine  populaire,  quel  écrivain  y  eût  mieux  servi 
par  ses  apologies  que  Carrel  par  son  opposition? 

Je  n'étonnerai  ni  ne  blesserai  personne  en  disant  que  l'ascendant 
de  Carrel  journaliste  a  moralement  dirigé  la  presse  dans  ces  derniè- 
res années ,  et  que  nul  ne  l'a  honorée  par  plus  de  courage  et  de  pro- 
bité. Amis  et  ennemis,  tous  se  sont  inspirés  de  ses  idées,  les  uns  pour 
compléter  et  féconder  des  opinions  parallèles,  les  autres  pour  alimen- 
ter leur  contradiction.  Carrel  seul  savait  mener  la  presse  à  l'endroit 
vif,  et  faire  faire  chaque  jour  aux  questions  un  pas  en  avant;  lui  seul 
pénétrait  le  premier  les  embarras  réels  derrière  les  arrangemens 
apparens,  et  les  germes  sérieux  de  discorde  derrière  les  protestations 
publiques  ;  lui  seul  fixait  les  responsabilités,  et  de  tous  les  écrivains 
de  l'opposition,  lui  seul  savait  faire  passer  impunément  entre  tous  les 
écueils  dont  les  lois  et  l'ardeur  des  parquets  semaient  sa  marche, 
des  vérités  ou  des  craintes  hardies  qui  ont  peut-être  plus  prévenu  de 
fautes  qu'elles  n'en  ont  fait  faire. 

Carrel  faisait  plus  encore.  N'est-ce  pas  lui  qui  le  premier  affrontait 
le  péril  et  provoquait  les  explications,  au  risque  qu'à  la  place  de  ré- 
ponses amiables  on  lui  envoyât  des  mandats  d'arrêt?  N'est-ce  pas 
lui  qui ,  le  plus  souvent ,  a  offert  sa  personne  aux  expériences  de 
l'arbitraire ,  et  a  mis  son  corps  en  travers  pour  qu'on  passât  dessus 
avant  d'arriver  jusqu'à  la  minorité  dont  il  était  l'organe?  Et,  pour 
ne  parler  que  des  rapports  intérieurs  de  la  presse  avec  le  public, 


PUBLICISTES  DE  LA   FRANCE.  53 

quel  homme  y  amis  plus  de  dignité?  Qui  a  usé  avec  plus  de  réserve 
et  de  désintéressement  de  ces  privilèges  que  l'usage  accorde  à  ceux 
qui  disposent  de  la  publicité?  Carrel  ne  faisait  ni  ne  laissait  faire;  il 
n'avait  ni  l'avidité  qui  traflque  de  la  vérité  et  du  mensonge ,  ni  cette 
facilité  de  certains  hommes  politiques ,  qui,  gardant  pour  eux-mêmes 
une  sorte  de  probité  ambitieuse,  permettent  le  gaspillage  et  la  ra- 
pine autour  d'eux ,  croyant  faire  assez  pour  l'opinion  s'ils  n'en  pré- 
lèvent pas  la  dîme. 

Ceux  qui  l'aimaient  sans  folles  espérances  et  sans  ambition  auraient 
voulu  qu'il  se  contentât  de  ce  rôle,  le  plus  beau  peut-être  dans  un 
gouvernement  de  discussion.  Mais  nous  reconnaissions  bien  que  ce 
n'était  pas  possible.  Carrel  subissait  la  discussion  comme  un  mode 
d'action  incomplet  et  bâtard.  Ni  le  libre  cours  qu'elle  offrait  à  sa 
passion  ne  le  soulageait,  parce  que,  dans  ses  plus  grands  emporte- 
mens,  il  sentait  qu'il  ne  faisait  que  se  donner  le  change  à  lui-même; 
ni  la  réputation  d'y  exceller  ne  le  flattait,  parce  qu'il  en  rêvait  une 
plus  belle.  Ses  adversaires,  pour  le  piquer,  insinuèrent  quelquefois 
de  quelle  sorte  était  la  gloire  qu'il  voulait,  et  le  mot  de  premier  consul 
fut  prononcé  avec  ironie.  En  tout  cas ,  la  foule  choisie  qui  vint  se 
faire  inscrire  chez  lui,  lors  de  son  premier  duel,  ne  cherchait  pas  à 
le  désabuser  alors  des  illusions  qu'il  pouvait  avoir  à  cet  égard.  Mais, 
malgré  tous  ces  flatteurs  qui  courtisèrent  sa  glorieuse  blessure,  et 
qui  lui  ont  manqué  à  sa  mort,  Carrel  ne  se  rêva  jamais  ni  dictateur, 
ni  premier  consul.  Il  eut  peut-être,  comme  tous  les  hommes  d'un  ta- 
lent et  d'un  caractère  supérieurs,  aux  époques  de  crise,  et  après  tant 
d'exemples  de  fortunes  rapides  et  extraordinaires,  des  doutes  pleins 
d'espérances  sur  sa  destinée.  Peut-être  lui  échappa-t-il  de  faire  lui- 
même  ou  de  laisser  faire  devant  lui,  entre  quelques  parvenus  subli- 
mes et  lui,  de  ces  rapprochemens  qui  ont  tout  l'air  d'être  des  horo- 
scopes. Mais  il  n'en  eut  jamais  ni  la  prétention,  ni  la  vanité,  et  peut- 
être  s'en  donna-t-il  d'autant  moins  le  personnage,  qu'il  n'était  pas 
plus  indigne  qu'un  autre  que  la  fortune  trouvât  encore  pour  lui ,  dans 
des  temps  d'orages,  une  de  ces  couronnes  de  hasard  qu'elle  met  quel- 
quefois sur  des  têtes  obscures.  En  le  pressant  sur  ce  point  et  en  in- 
terpellant sa  loyauté,  tout  au  plus  aurait-on  obtenu  l'aveu  qu'il 
n'avait  jamais  souhaité,  dans  ses  plus  grandes  espérances,  que  l'hon- 
neur d'être,  après  et  avec  d'autres,  le  chef  temporaire  et  respon- 
sable de  son  pays. 

Enfin,  en  mettant  les  choses  au  pire  pour  Carrel,  soit  qu'aucun 
événement  ne  dût  lui  fournir  l'occasion  de  déployer  régulièrement  et 


5+  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  contradiction  ses  facultés  actives ,  soit  que  la  discussion  sans 
espoir  l'eût  à  la  fin  dégoûté,  quel  honneur  n*eût-il  pas  fait  à  la  France 
en  se  résignant  à  n'être  qu'historien!  Il  y  pensait  déjà;  il  tâchait  de 
s'y  accoutumer,  et  ses  amis  ne  le  virent  pas  sans  douceur  se  retirer 
peu  à  peu  de  cette  polémique  étouffante  où  il  languissait  depuis  les 
lois  de  septembre,  et  se  préparer  à  écrire  l'histoire  de  Napoléon. 
Déjà  il  y  avait  mis  la  main,  une  main  scrupuleuse  et  timide,  malgré 
sa  belle  réputation  d'écrivain.  Il  relisait  les  grands  historiens,  et 
éprouvait  dans  la  conversation  la  justesse  de  ses  principales  vues. 
Etudier  cette  grande  vie,  suivre  Napoléon  dans  ses  courses  à  travers 
l'Europe,  et,  après  s'être  fatigué  à  le  suivre,  le  contempler  dans  ces 
haltes  d'un  jour  où  il  fondait  la  plus  grande  administration  et  la  lé- 
gislation la  plus  sensée  du  monde  moderne,  eût  été  le  seul  apaise- 
ment de  cette  belle  et  inquiète  intelligence.  Qui  pouvait  mieux  que 
Carrel  écrire  l'histoire  de  Napoléon? 

On  prête  à  M.  le  duc  d'Orléans  un  mot  sur  la  mort  de  Carrel ,  où 
j'admire  plus  qu'une  générosité  de  bon  goût.  c(  C'est,  aurait  dit  le 
prince  royal,  une-  perte  pour  tout  le  monde.  »  Le  mot  est  noble  et 
d'un  grand  sens.  N'y  a-t-il  pas,  en  effet,  plus  de  danger  pour  les 
royautés,  dans  un  pays  libre,  à  être  délivrées  de  pareils  ennemis  qu'à 
avoir  sans  cesse  à  leur  faire  face  et  à  les  réduire  par  la  force  de  la 
modération  et  par  le  bon  accord  avec  le  pays? 

Quand  M.  le  duc  d'Orléans  régnera,  comme  il  n'est  guère  possi- 
ble, dans  un  pays  profondément  démocratique,  qu'un  roi  n'ait  des 
ennemis,  je  lui  en  souhaite  du  talent  et  du  caractère  de  Carrel,  et 
surtout  qu'il  soit  dit,  pour  l'honneur  de  son  règne,  qu'une  si  noble 
voix  y  aura  été  libre. 

NlSARD. 

Juillet  18Ô7. 


LITTÉRATURE 

PAÏENNE  ET  CHRÉTIENNE 

DU  OïAIRlÈME  SIÈCLE. 


iiWlOlfll  MT  ^AILÏ^T  IPAWlLItMo 


II. 
SAIXT  PAULIN. 

Parti  du  même  point  qu'Ausone ,  Paulin  est  arrivé  à  un  résultat 
bien  différent.  Il  a  commencé  de  même  par  être  un  rhéteur;  mais  il  a 
fini  par  être  un  évêque  et  un  saint. 

Paulin  appartenait  aussi  à  cette  Aquitaine  si  féconde  en  talens 
oratoires.  Il  naquit  à  Bordeaux,  en  353,  d'une  famille  illustre  et  opu- 
lente, qui  possédait  de  grandes  propriétés  territoriales,  non-seule- 
ment en  Gaule,  mais  encore  en  Espagne  et  en  Italie.  Toute  la  pre- 
mière partie  de  sa  vie  offre  avec  celle  que  nous  avons  racontée  une 
conformité  presque  complète.  Il  sortit  de  l'école  pour  s'illustrer  dans 
le  barreau  et  dans  les  affaires.  Il  fut  chargé  de  grands  emplois ,  et 
même,  à  ce  qu'il  semble,  consul  subrogé.  Jusqu'ici  sa  carrière  res- 
semble exactement  à  celle  d'x\usone ,  son  maître  et  son  ami. 

Nous  n'avons  aucun  des  ouvrages  que  Paulin  composa  au  temps  de 
sa  vie  mondaine;  et  malgré  les  louanges  d'Ausone ,  nous  ne  devons 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  déplorer  beaucoup  cette  perte ,  à  en  juger  par  le  peu  de  vers  de 
son  disciple  qu'il  nous  a  conservés ,  et  qui  démentent  ses  éloges.  Ces 
vers  faisaient  partie  d'un  poème  de  Paulin  ,  qui  n'était  qu'une  para- 
phrase métrique  d'une  histoire  des  rois,  ouvrage  perdu  de  Suétone. 
Il  ne  faut  pas  prendre  à  la  lettre  ces  louanges  outrées  que  se  don- 
naient entre  eux  les  rhéteurs,  pas  plus  qu'il  ne  faudrait  prendre  à 
la  lettre  les  complimens  oratoires  que  le  grand  Balzac  prodiguait  aux 
illustres  de  son  temps. 

Balzac,  dont  l'existence  littéraire  au  xvii^  siècle  a  quelque  rapport 
avec  celle  des  rhéteurs  du  iv%  Balzac,  qui,  comme  eux,  travaillait  ses 
lettres  avec  un  soin  extrême ,  s'inquiétait  plus  de  l'élégance  de  ses 
périodes  que  de  l'équité  de  ses  louanges.  Il  écrivait,  par  exemple, 
au  père  Josset,  dont  peut-être  vous  n'avez  pas  beaucoup  entendu 
parler  :  «  Oserai-je  hasarder  une  pensée  qui  vient  de  me  tomber  dans 
l'esprit;  vous  chantez  si  hautement  les  triomphes  de  l'éghse  et  les 
fêtes  de  l'état,  la  mort  des  martyrs  et  la  naissance  des  princes,  qu'il 
semble  que  vos  vers  ajoutent  de  la  gloire  à  celle  du  ciel  et  des  orne- 
mens  à  ceux  du  Louvre;  les  saints  semblent  recevoir  de  vous  une 
nouvelle  félicité,  et  M.  le  dauphin  une  seconde  noblesse  (1).  »  Je  ne 
veux  point  comparer  le  père  Josset  à  saint  Paulin.  Je  ne  compare  que 
l'exagération,  la  banalité  des  louanges.  Ce  que  vante  Ausone  dans  les 
vers  de  saint  Paulin,  c'est  l'élégance  (2);  et  ce  mérite  est  précisément 
celui  qu'offrent  le  moins  les  poésies  composées  depuis  sa  conversion. 
Nous  verrons  qu'elles  en  ont  un  autre  plus  sérieux.  Je  sais  bien  qu'on 
a  supposé  que  les  vers  profanes  de  Pauhn  étaient  meilleurs  que  ses 
vers  pénitens ,  et  que ,  par  humilité  chrétienne ,  il  s'était  appliqué  à 
moins  bien  écrire;  mais  j'ai  peine  à  croire  que  la  mortification  d'un 
poète  puisse  aller  jusque  là. 

Parmi  les  motifs  qui  portèrent  saint  Paulin  à  embrasser  la  sévérité 
chrétienne,  on  entrevoit  des  ennuis  sur  lesquels  il  s'explique  vague- 
ment, et  qui  furent,  ce  semble,  des  ennuis  de  cœur.  Il  doit  à  ces  pre- 
mières tristesses  de  sa  vie  ce  caractère  mélancolique  qui  donne  sou- 
vent du  charme  à  ses  vers  incultes,  ce  que  saint  Augustin  appelait 
une  dévotion  gémissante,  pietas  gemebunda. 

La  mélancolie  qui  tient  une  si  grande  place  dans  ce  qu'on  pour- 
rait appeler  l'histoire  intérieure  de  la  poésie  moderne,  la  mélancolie 
est  chrétienne  d'origine.  Le  christianisme  seul  a  inspiré  à  l'homme 


{l)lLettres  choisies  de  Balzac ,  liv.  III,  lettre  xv. 

(2)  Haec  ttt  quam  peritè  concinnè  quam  modulatè  et  dulciter.  (  P.  Ausonli,  ep.  i.) 


AUSONE  ET  SAINT  PAULIN.  57 

cette  tristesse  grave  et  tendre,  qui  n'est  pas  la  misantropie  satirique 
de  Timon,  qui  n'est  pas  l'ironie  amère  et  désespérée  de  l'Ecclésiaste, 
mais  qui  est  tempérée  par  la  charité  et  adoucie  par  l'espérance. 

Écoutons  Paulin  lui-même  nous  raconter  les  dispositions  de  son 
ame  et  les  circonstances  de  sa  vie  qui  déterminèrent  sa  conversion. 

ce  L'âge  qui  s'avançait,  la  considération  qui  m'a  entouré  dès  mes 
plus  jeunes  années,  ont  pu  hâter  la  gravité  de  mes  mœurs;  la  fai- 
blesse de  mon  corps,  mon  sang  déjà  refroidi  [decoctior  caro),  ont  pu 
émousser  chez  moi  le  désir  des  voluptés  ;  en  outre ,  cette  vie  mor- 
telle, si  fréquemment  exercée  par  les  peines  et  les  tristesses,  a  pu 
m'inspirer  l'éloignement  des  choses  qui  me  troublaient  et  augmenter 
mon  amour  pour  la  religion  par  l'effroi  du  doute  et  la  nécessité  de 
l'espérance.  Enfin,  j'ai  trouvé  où  me  reposer  des  calomnies  et  des 
voyages  ;  délivré  des  affaires  publiques ,  enlevé  au  tumulte  du  bar- 
reau, j'ai  célébré  le  culte  de  l'église  au  sein  du  repos  des  champs, 
dans  une  agréable  tranquillité  domestique,  de  sorte  qu'ayant  peu  à 
peu  retiré  mon  ame  des  agitations  du  siècle,  l'ayant  accommodée  par 
degré  aux  divins  préceptes,  j'ai  passé  insensiblement,  et  comme 
d'une  route  voisine,  au  mépris  du  monde  et  à  la  société  du  Christ.  » 

Dans  cette  confession  très  naïve,  on  surprend  les  sentimens  les 
plus  intimes  de  saint  Pauhn,  et  l'on  peut  par  elle  se  faire  une  idée 
des  dispositions  dans  lesquelles  se  trouvaient  beaucoup  d'ames  aux- 
quelles le  christianisme  s'offrait  ainsi  qu'un  abri  contre  les  agitations 
et  les  tristesses  du  monde,  et  qui,  à  l'exemple  de  l'ame  douce  et  ten- 
dre de  Paulin,  se  réfugiaient  dans  la  religion,  comme  une  colombe 
rentre  dans  son  nid. 

Dans  d'autres  vers  de  saint  Paulin  reparaissent  ces  teintes  de  mé- 
lancolie religieuse  :  c(  Tout  l'homme  est  de  peu  de  durée;  c'est 
comme  un  corps  qui  se  dissout,  comme  un  jour  qui  tombe;  sans  le 
Christ,  c'est  une  poussière,  une  ombre  (1).  » 

Paulin  quitta  l'Aquitaine  pour  l'Espagne  vers  390.  Il  resta  quatre 
ans  dans  ce  dernier  pays  ;  pendant  ces  quatre  années  s'accomplit  ce 
qu'on  pourrait  appeler  son  initiation  au  christianisme.  Quelques  piè- 
ces de  vers  composées  durant  cet  intervalle  nous  montrent  les  divers 
degrés  par  lesquels  passèrent  l'ame  et  la  pensée  du  néophyte  chrétien. 
La  prière  appartient  probablement  aux  premiers  temps  de  cette  retraite 
en  Espagne.  Paulin  n'en  est  pas  où  en  est  Ausone  dans  VEpliemeris;  il 
ne  place  pas,  comme  son  maître,  une  oraison  à  la  Trinité  immédiate- 

(1)  Quidquid  homo  brève  est ,  ut  corporis  œgri 

Temporis  occidui,  sine  Christo  pulvis  et  umbra. 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  avant  des  ordres  pour  l'apprêt  d'un  dîner,  et  à  peu  de  distance 
d'une  invocation  aux  songes.  Mais  le  christianisme  de  la  prière  de 
Paulin  est  un  peu  indécis  pourtant ,  et  l'on  surprend  encore  quel- 
ques retours  vers  des  sentimens  et  une  sagesse  profanes.  Paulin 
adresse  au  ciel  des  vœux  qui  conviendraient  à  un  honnête  païen. 
c(  Puissé-je  avoir  (1)  une  joyeuse  maison,  une  épouse  chaste  et  des 
fils  chéris  !  >)  Alors  il  désirait  être  père;  l'idée  du  céhbat  dans  le  ma- 
riage était  loin  de  lui.  Il  demande  de  ne  pas  avoir  des  jours  tristes, 
de  ne  pas  souffrir  dans  l'ame,  ni  dans  le  corps.  Il  n'avait  pas  accepté 
la  croix  véritable.  Quelques  vers  exaltés  qui  se  trouvent  à  côté  de 
ces  souhaits  timides  (2) ,  montrent  les  fluctuations  de  cette  ame  en- 
core agitée.  Enfln,  il  fit  un  pas  de  plus;  il  vendit  tous  ses  biens ,  sa 
femme  devint  sa  sœur,  et  il  embrassa  toute  la  sévérité  du  sacrifice. 
Ce  fut  une  grande  joie  dans  l'éghse.  L'église ,  à  cette  époque ,  formait 
sur  toute  la  terre  une  sorte  de  patrie  commune  des  âmes  chrétiennes; 
l'église  était  une  grande  cité  dont  tous  les  membres  avaient  des  in- 
térêts pareils  et  des  affections  unanimes.  La  patrie  chrétienne  se 
réjouissait  de  la  gloire  d'un  de  ses  enfans,  comme  la  patrie  antique 
applaudissait  à  une  noble  action  d'un  de  ses  fils.  Quand  on  apprit 
en  Italie,  en  Afrique,  Ambroise  à  Milan,  Augustin  à  Hippone,  qu'un 
consulaire,  un  littérateur,  un  patricien  célèbre,  Paulinus  Pontius, 
avait  quitté  le  monde,  l'éloquence,  la  renommée,  pour  se  retirer 
dans  la  soHtude,  et  qu'il  avait  distribué  aux  pauvres  ses  grandes 
richesses,  toute  l'éghse  admira  le  triomphe  de  la  foi.  Pauhn  répon- 
dait aux  éloges  avec  une  humilité  ingénieuse  :  ce  L'athlète  ne  triom- 
phe pas  dès  qu'il  s'est  dépouillé.  Celui  qui  doit  traverser  un  fleuve  à 
la  nage  se  dépouille  aussi,  mais  il  ne  passera  le  fleuve  que  si,  après 
s'être  dépouillé ,  il  lutte  avec  constance  et  triomphe  du  courant.  » 

Cependant,  la  famille  de  Paulin,  ses  amis,  ses  condisciples,  et  plus 
que  tous  les  autres,  son  maître  Ausone,  s'affligeaient  du  parti  qu'il 
avait  pris.  Plusieurs  se  détachaient  de  lui.  Paulin  a  exprimé  avec  un 
accent  de  mélancolie  profonde  la  peine  que  lui  causaient  le  blâme  de 
ses  parens  et  la  désertion  de  ses  amis,  a  Où  est,  s'écriait-il  doulou- 
reusement ,  où  est  la  parenté?  Où  sont  les  liens  du  sang?  Que  sert  le 
toit  commun  de  la  famille?  Je  suis  devenu,  comme  dit  le  psalmiste, 
étranger  en  présence  de  mes  frères;  j'ai  été  un  voyageur  parmi  les 
fils  de  ma  mère.  Mes  amis  et  ceux  qui  étaient  mes  proches  se  sont 

0)  Paul.  poem.  ir.  Precalio. 
(2y  Paul.  poem.  v. 


AUSONE  ET  SAINT  PAULIN.  59 

éloignés,  ils  ont  passé  à  côté  de  moi  comme  un  fleuve  qui  s'écoule, 
comme  un  flot  qui  se  retire  (1).  » 

Ce  qui  est  pour  nous  particulièrement  intéressant  à  observer,  c'est 
lerôle  que  joua  Ausone  dans  cette  opposition  mondaine  aux  pieuses 
résolutions  de  saint  Paulin.  Ausone,  retiré  de  la  cour-,  vivait  paisible- 
ment au  sein  d'un  repos  littéraire,  dans  la  maison  de  campagne  qu'il 
possédait  aux  environs  de  Saintes.  De  là,  il  écrivait  aux  rhéteurs,  ses 
amis,  à  Paul,  à  Symmaque  et  à  Paulin.  Mais  Paulin,  qui  était  en  Es- 
pagne, ne  répondait  pas.  Il  n'arrivait  au  maître,  sur  son  disciple, 
que  de  vagues  rumeurs,  de  vagues  plaintes;  partageant  le  mécon- 
tentement des  autres  amis  de  Paulin,  il  lui  adressa  quatre  épîtres 
on  vers,  dont  trois  nous  sont  parvenues,  pour  lui  reprocher  son  si- 
lence. Sans  mettre  la  question  précisément  sur  la  conversion  de 
Paulin,  il  cherche,  par  des  insinuations  détournées  et  délicates,  à 
le  dissuader  de  renoncer  aux  lettres  et  au  monde.  Il  commence 
par  lui  demander  s'il  a  été  initié  à  des  mystères ,  s'il  a  fait  vœu 
de  silence.  Il  le  soupçonne  d'avoir  auprès  de  lui  quelqu'un  qui  le 
trahit  (proclitor).  Il  désigne  par  là  l'épouse  de  Paulin,  Therasia, 
qui  était  pour  beaucoup ,  par  ses  conseils  et  par  son  exemple,  dans 
le  nouveau  genre  de  vie  que  son  mari  avait  embrassé.  Selon  l'usage 
de  la  primitive  église,  en  se  vouant  à  Dieu,  Paulin  ne  s'était  point 
séparé  complètement  de  Therasia;  il  avait  continué  à  vivre  avec 
elle,  mais  dans  une  relation  purement  fraternelle.  Plus  tard,  saint 
Paulin,  devenu  prêtre  et  évoque ,  écrivait  à  d'autres  évêques ,  à  saint 
Augustin,  par  exemple,  en  son  nom  et  au  nom  de  sa  sœur  Therasia; 
et  saint  Augustin  adressait  ses  réponses  à  l'évéque  Paulin  et  à  sa 
sainte  sœur.  Cette  situation  particulière,  ce  rapport  nouveau  que  le 
christianisme  seul  pouvait  créer,  a  fourni  quelques  inspirations  gra- 
cieuses à  l'imagination  de  ces  temps.  Ainsi,  un  auteur  gaulois  a  mis 
en  vers  une  légende  dont  le  héros  estRetice,  évêque  d'Autun,  qui 
avait  fait  comme  saint  Paulin  (2). 

Selon  cette  légende  touchante,  quand  le  saint  évêque  fut  porté  à 
la  sépulture  où  l'attendait  sa  compagne,  celle-ci,  au  moment  où  l'on 
approcha  le  corps  de  celui  qui  avait  été  son  époux  et  son  frère ,  lui 
tendit  la  main  en  signe  d'union  pacifique  et  sainte.  De  nos  jours,  une 
muse  chaste  et  sensible  a  tiré  de  cette  légende  la  candide  histoire 
des  Amans  de  Clermont  (3). 

(i)  Ep.  II,  n.  3. 

(2)  iiist.  patrum,  tom.  XXVII,  pag.î)27,  et  Greg.  Turon.,  Je  Glor.  confessonm,  c.  75. 

{3}  Mme  Taslu,  Chroniques  de  France. 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

II  y  aurait  une  monographie  à  faire  des  épouses  sœurs;  pour  être 
complet ,  il  y  faudrait  faire  entrer  celles  qui  en  venaient  un  jour  à  se 
repentir  du  sacrifice  de  leurs  époux  (1). 

Ausone  accusait  Therasia  du  silence  de  son  ami  ;  il  engageait  celui- 
ci  à  lui  répondre  en  secret ,  et  faisant  allusion  à  l'empire  que  la 
femme  de  Tarquin-le-Superbe  exerça  sur  son  époux':  Que  ta  Tana- 
quil  l'ignore,  ajoutait-il.  Il  allait  même  jusqu'à  indiquer  à  Paulin  des 
moyens  furtifs  d'écrire  sans  que  l'épouse  redoutée  pût  lire  les  carac- 
tères qu'il  aurait  tracés.  Il  invoquait  les  liens  de  l'amitié,  rendus  plus 
étroits  par  la  communauté  des  études  et  la  paternité  de  l'enseigne- 
ment. 

cf  Je  suis  ton  père ,  disait  Ausone ,  c'est  moi  qui  t'ai  introduit 
dans  la  société  des  muses.  »  Puis,  lui  adressant  d'aimables  reproches  : 
c(  Tu  as  donc  secoué  le  joug  d'amitié  que  tous  deux  nous  avons  porté 
ensemble,  et  que,  durant  une  si  longue  suite  d'années,  n'ébranla 
ni  une  plainte ,  ni  un  faux  rapport ,  ni  une  colère ,  ni  même  une  er- 
reur. Ce  joug  si  paisible,  si  doux,  que  nos  pères  aussi  portèrent  de- 
puis leurs  premiers  ans  jusqu'à  leur  vieillesse,  et  qu'ils  nous  ont  légué 
à  nous,  leurs  fils,  pour  toute  la  durée  de  notre  vie. 

«  Sans  toi,  les  vicissitudes  de  l'année  sont  pour  moi  sans  char- 
mes, le  printemps  est  pluvieux  et  sans  fleurs.  Oh!  quand  un  messa- 
ger m'apportera-t-il  ces  paroles  :  Voilà  ton  Paulin  qui  arrive  I  Tout 
le  peuple  se  précipite  à  sa  rencontre,  et  passant  devant  la  porte  de 
sa  maison,  il  vient  frapper  à  la  tienne.  Faut-il  y  croire?  ou  ceux  qui 
aiment  se  forgent-ils  des  songes  ?  » 

Credimus  an  qui  amant  ipsi  sibi  somnia  fingunt? 

Ainsi,  dans  ses  mouvemens  les  plus  sincères,  l'ame  d' Ausone, 
toujours  poursuivie  par  les  souvenirs  d'une  érudition,  cette  fois  gra- 
cieuse, demande  à  Virgile  un  dernier  accent ,  une  dernière  parole 
pour  décider  au  retour  son  élève  bien-aimé. 

La  troisième  épître  est  encore  plus  pressante.  Blessé  du  silence  de 
Paulin ,  Ausone  répand  son  impatience  en  vers  d'une  poésie  d'ex- 
pression qu'il  n'a  jamais  peut-être  égalée. 

ce  Les  rochers  répondent  à  la  voix ,  les  ruisseaux  font  entendre  un 
murmure,  la  haie  qui  nourrit  les  abeilles  d'Hybla  se  remplit  de 
bourdonnemens,  les  roseaux  de  la  rive  ont  leur  mélodie,  et  la  cheve- 

(1)  Voyez  dans  Grégoire  de  Tours  et  dans  Cassien,  coll.  XXI,  cli.  vin. 


AUSONE  ET  SAINT  PAULIN.  61 

lure  des  pins  converse  d'une  voix  tremblante  avec  les  vents Toi 

seul,  ô  Paulin!  tu  gardes  le  silence  (1). 

0  0  mon  cher  Paulin ,  tu  as  bien  changé  !  Voilà  ce  qu'ont  produit 
ces  montagnes  de  la  Yasconie,  ces  neigeuses  retraites  des  Pyrénées 
et  l'oubli  de  notre  ciel...  Que  l'impie  qui  t'a  conseillé  ces  longs  silences 
soit  privé  de  l'usage  de  la  voix  !  que,  triste  et  pauvre,  il  habite  les  so- 
litudes! Que  muet,  il  parcoure  les  sommets  des  montagnes,  comme 
on  dit  qu'autrefois,  privé  de  la  raison,  fuyant  les  assemblées  et  les 
traces  des  hommes,  Bellérophon  erra  dans  les  lieux  déserts  !  0  muse, 
divinité  de  la  Béotie,  exaucez  cette  prière,  et  rendez  un  poète  aux 
muses  latines!  » 

Ainsi ,  c'est  aux  muses  païennes  que  le  poète  demande  de  lui  ren- 
dre le  solitaire  chrétien.  La  conclusion  ne  saurait  être  plus  clairement 
mythologique.  Ailleurs,  il  appelle  le  néophyte  lui-même  un  impie, 
cf  Impie!  lui  dit-il,  tu  pourrais  séparer  Hercule  de  Pirithoiis,  Nisus 
d'Euriale  !  » 

Pour  Ausone,  l'excès  de  la  piété  chrétienne  était  une  impiété  en- 
vers les  muses  et  l'amitié. 

Cette  distraction  païenne  du  poète  achève  de  le  peindre,  et  re- 
marquez que  dans  ces  épîtres,  animé  d'un  sentiment  assez  hostile 
au  christianisme,  Ausone  a  cependant  mis  deux  vers  chrétiens,  comme 
pour  l'acquit  de  sa  conscience.  Mais  cette  concession ,  faite  en  pas- 
sant à  sa  religion  officielle,  ne  tire  pas  à  conséquence,  et  il  revient 
bientôt,  avec  toute  l'ardeur  dont  il  est  capable,  à  sa  rehgion  littéraire 
qui  est  le  paganisme. 

Si  Paulin  ne  répondait  pas ,  c'est  qu'il  n'avait  pas  reçu  les  lettres 
de  son  ami.  Elles  ne  lui  arrivèrent  qu'au  bout  de  quatre  ans.  Il  y 
répondit.  Nous  avons  sa  réponse  à  celle  des  épîtres  d'Ausone  qui 
est  perdue ,  et  qui  était  écrite  en  trois  sortes  de  vers.  Quoique  Pau- 
lin fût  devenu  un  saint,  il  se  souvenait  de  ses  études  poétiques,  et 
peut-être,  par  un  reste  de  vanité  littéraire,  il  voulut  déployer  la 
même  variété  de  mètre;  commençant  par  des  vers  élégiaques,  il  se 


(1)  Est  et  arundineis  modulatio  musica  ripis 

Cumque  suis  loquitur  tremulum  coma  pineaventis. 

Ces  vers  ont  un  charme  et  une  musique  qui  rappellent  Gray  ou  Lamartine.  De  telles  ren- 
contres sont  rares  chez  Ausone.  Ici  même  il  gùte,  par  des  variations  malheureuses  et  trop 
prolongées,  le  motif  dont  il  a  tiré  d'abord  des  effets  si  heureux.  Il  oppose,  au  silence  de 
Paulin,  le  bruit  des  sistres  d'Egypte  et  le  retentissement  des  bassins  d'airain  de  Dodone. 
L'érudition  arrive,  et  noie  bien  vite  cette  fleur  de  poésie,  née  de  fortune  sur  une  terre  aride. 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plaint  avec  douceur  de  la  sévérité  d'Ausone,  reconnaissant  toutefois 
que  ses  reproches  ont  été  tempérés  par  l'amitié.  Puis  passant  aux 
iambes,  il  lui  dit  dans  un  langage  moins  élégant  et  moins  fleuri, 
mais  dans  lequel  on  sent  l'accent  plus  ferme  d'une  conviction  décidée  : 
«Pourquoi  m'engages-tu,  ô  mon  père,  à  revenir  aux  muses  que 
j'ai  abandonnées?  Les  cœurs  voués  au  Christ  repoussent  les  muses  et 
sont  fermés  à  Apollon.  Jadis ,  m'associant  à  tes  travaux  avec  un  zèle 
égal,  sinon  avec  un  talent  pareil,  j'évoquais,  ainsi  que  toi,  Phébus, 
ce  dieu  sourd,  de  son  antre  delphique,  et  je  nommais  les  muses  des 
divinités;  je  demandais  aux  forêts  et  aux  montagnes  la  parole  qui 
est  un  don  de  Dieu.  Maintenant,  ce  Dieu  suprême  est  la  nouvelle  puis- 
sance qui  gouverne  mon  ame  ;  il  réclame  un  autre  emploi  de  la  vie, 
il  redemande  à  l'homme  ce  qu'il  lui  a  donné.  Celui  qui  ne  vit  que 
pour  Dieu,  qui  met  tout  en  Dieu,  ne  le  regarde  pas,  je  l'en  conjure, 
comme  paresseux  ou  pervers ,  ne  l'accuse  pas  d'impiété;  la  piété  c'est 
d'être  chrétien,  l'impiété  de  ne  pas  être  soumis  au  Christ.  » 

Après  cette  profession  de  foi ,  dont  les  expressions  nettes  et  positives 
contrastent  avec  les  rares  allusions  qu'Ausone  fait  de  loin  en  loin  au 
christianisme,  Paulin  semble  vouloir  adoucir  la  rigueur  de  sa  ré- 
ponse, en  adressant  à  son  ancien  maître  tout  ce  qu'il  peut  imaginer 
de  plus  tendre,  de  plus  affectueux. 

cf  Je  te  dois  mes  études,  mes  dignités,  mon  savoir,  la  gloire  de  ma 
parole,  de  ma  toge,  de  mon  nom.  Tu  m'as  nourri,  tu  m'as  instruit, 
tu  m'as  soutenu,  tu  es  mon  patron ,  mon  instituteur,  mon  père.  » 

Ensuite,  avec  l'abandon  caressant  d'un  disciple,  n'insistant  plus 
sur  le  motif  sérieux  de  sa  retraite  et  se  plaçant  au  point  de  vue  mon- 
dain d'Ausone,  il  ajoute  : 

((  Tu  te  plains  de  ma  longue  absence  ;  tu  t'irrites  par  l'effet  d'une 
tendre  affection.  Eh  bien!  ce  que  j'ai  choisi  m'est  utile,  ou  m'est  né- 
cessaire, ou  me  plaît  seulement;  dans  tous  les  cas,  tu  dois  me  par- 
donner; pardonne  à  qui  t'aime,  si  je  fais  ce  qu'il  convient  de  faire; 
rejouis-toi  si  je  vis  selon  mon  désir.  » 

Puis  s'élevant ,  avec  le  sentiment  qui  grandit ,  à  la  majesté  de 
rhéxamètre ,  il  repousse  d'abord  les  accusations  qu'Ausone  a  dirigées 
contre  lui-même,  contre  sa  compagne  et  le  lieu  de  sa  retraite  : 
<c  N'accuse  point  la  faiblesse  de  mon  esprit  ou  l'empire  d'une  épouse; 
mon  ame  n'est  point  troublée  comme  celle  de  Bellérophon;  je  n'ai  pas 
une  Tanaquil,  mais  une  Lucrèce.  » 

L'Espagne,  où  il  s'est  retiré,  n'est  point  un  pays  barbare  :  a  Dois- 
je  énumérer  les  villes  ceintes  de  superbes  remparts  et  entourées 


AUSONE  ET  SAINT  PAULIN.  63 

de  campagnes  fertiles  qu'enferme  l'Espagne  entre  ses  deux  mers? 
—  Elles  valent  bien  les  landes  de  Bazas.  »  Mais  il  se  reprocherait  de 
répondre  aux  attaques  d'Ausone  par  des  railleries. 

L'exhortant  à  son  tour  à  laisser  des  déités  vaines  et  à  se  tourner 
vers  le  Dieu  véritable,  a  N'invoque  pas  les  muses  qui  ne  sont  qu'un 
néant  et  un  vain  nom.  Les  vents  emporteraient  ces  vœux  inutiles. 
Les  vœux  qui  ne  s'adressent  pas  à  Dieu  s'arrêtent  dans  la  région 
des  nuages,  et  ne  pénètrent  pas  dans  le  palais  étoile  du  grand  roi.  Si 
tu  désires  mon  retour,  tourne  ton  regard  et  ta  prière  vers  celui  dont 
le  tonnerre  secoue  les  voûtes  enflammées  du  ciel,  qui  brille  des 
triples  lueurs  de  la  foudre,  et  ne  se  contente  pas  de  faire  résonner 
les  airs  d'un  vain  bruit,  qui  prodigue  aux  moissons  les  pluies  et  les 
soleils,  qui,  supérieur  à  tout  ce  qui  est,  et  tout  entier  partout,  gou- 
verne l'univers  par  son  verbe  qu'il  y  a  répandu.  » 

Après  ces  grandes  paroles,  revenant  encore  une  fois  au  rôle  de 
disciple  : 

((  Si  Dieu  a  vu  en  moi  quelques  qualités  qui  me  rendaient  propre  à  ses 
desseins,  grâce  t'en  soit  rendue  avant  tous!  toi,  aux  préceptes  duquel 
j'ai  du  la  faveur  du  Christ.  » 

Ainsi,  avec  une  délicatesse  charmante,  Paulin ,  tout  en  résistant  à 
son  maître ,  reporte  sur  lui  le  mérite  de  cette  vie  chrétienne  dont  il 
voudrait  maintenant  le  détourner. 

Enfin,  il  termine  son  épître  par  un  morceau  lyrique  dont  l'inspi- 
ration est  vraiment  sublime,  et  qui  n'a  pas  échappé  à  M.  Yillemain 
dans  son  excellent  travail  sur  les  pères  de  l'église.  Aux  reproches 
d'abandon  et  d'ingratitude,  il  oppose  une  perfection  d'amitié  plus 
haute  que  lui  enseigne  le  christianisme;  il  promet  à  son  maître  un 
inviolable  attachement ,  non-seulement  ici-bas,  mais  aussi  dans  cette 
vie  à  venir  que  la  foi  promet  à  l'espérance. 

ce  Pendant  tout  l'espace  de  temps  qui  est  accordé  aux  mortels, 
tant  que  je  serai  contenu  dans  ce  corps  qui  m'emprisonne,  par  quel- 
que distance  que  nous  soyons  séparés,  dans  quelque  monde,  sous 
quelque  soleil  que  je  vive ,  je  te  porterai  cloué  dans  mes  entrailles 
[fiùris  insitimi) ,  je  te  verrai  par  le  cœur,  je  t'embrasserai  tendre- 
ment par  l'ame  ;  partout  tu  me  seras  présent,  et  lorsque,  affranchi 
de  cette  prison,  je  m'envolerai  de  la  terre,  en  quelque  région  que 
le  père  commun  place  ma  demeure,  là  encore  je  te  garderai  dans 
mon  ame.  La  mort  qui  me  séparera  de  mon  corps  ne  me  détachera 
pas  de  toi,  car  la  pensée,  qui  est  d'origine  céleste  et  qui  survit  à 
notre  chair,  doit  nécessairement  conserver  ses  sentimens,  ses  affec- 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tions ,  comme  sa  vie  ;  elle  doit  vivre  et  se  souvenir  à  jamais  ;  elle  ne 
peut  pas  plus  oublier  que  mourir  (1).  » 

Voilà  ce  que  l'inspiration  du  spiritualisme  chrétien  faisait  dire  à 
un  poète  naturellement  assez  médiocre.  Par  elle,  Paulin  arrivait  à 
proclamer  ainsi  l'immortalité  de  l'ame  et  l'immortalité  de  l'amour. 
Ces  beaux  accens  terminent  noblement  cette  piquante  controverse 
entre  deux  hommes  distingués,  unis  d'abord  par  l'amitié  et  les 
lettres,  séparés  ensuite  par  les  opinions  et  la  destinée,  mais  se  tenant 
toujours  par  le  cœur  et  s' aimant  encore  quand  ils  ne  s'entendaient 
plus. 

Le  vœu  secret  de  saint  Paulin  était  de  se  retirer  près  d'un  tombeau 
qu'il  s'était  choisi  pour  y  abriter  le  reste  de  ses  jours.  Il  avait  une  dé- 
votion particulière  à  un  saint  napolitain,  saint  Félix,  dont  la  sépul- 
ture était  près  de  ^'ola.  Qui  avait  suggéré  ce  choix  à  saint  Paulin? 
On  sait  qu'il  avait  des  terres  près  de  Fondi ,  sur  la  route  de  Naples; 
peut-être,  dans  quelque  séjour  qu'il  y  avait  fait,  avait-il  entendu 
parler  du  saint  de  Nola;  car  saint  Félix  paraît  avoir  joui  d'une 
grande  célébrité  et  avoir  devancé ,  dans  l'imagination  vive  et  crédule 
des  Napolitains,  le  célèbre  saint  Janvier. 

Avant  de  quitter  l'Espagne,  Paulin  fut  fait  prêtre  aux  acclamations 
du  peuple.  Il  se  défendait  d'accepter  cet  honneur,  d'abord  par  un 
sentiment  d'humilité,  et  aussi  pour  ne  mettre  aucun  obstacle  entre 
lui  et  le  tombeau  de  saint  Félix  ;  il  ne  consentit  même  à  recevoir  la 
prêtrise  que  sous  la  condition  de  n'être  attaché  à  aucune  église ,  ce 
qui  était  alors  assez  rare.  Il  y  en  avait  pourtant  des  exemples;  témoin 
saint  Jérôme.  Paulin  partit  pour  Nola,  se  conflant  à  la  protection  de 
saint  Féhx,  au  milieu  des  dangers  delà  guerre  que  se  faisaient  l'em- 
pereur Théodose  et  le  tyran  Eugène.  Eugène  était  un  rhéteur,  que  le 
Franc  Arbogaste  avait  affublé  du  manteau  impérial.  A  cette  époque, 
les  rhéteurs  sont  partout ,  même  sur  le  trône. 

Paulin  vit  saint  Ambroise  à  Florence.  A  Rome ,  une  grande  foule 
de  prêtres,  de  moines,  de  peuple,  se  pressa  autour  de  l'illustre 
converti.  L'évêque  Siricius  fut  assez  mécontent  de  cette  affluence. 
Saint  PauHn  se  plaint  légèrement,  dans  une  de  ses  lettres  (2) ,  de  l'hu- 
meur que  ce  triomphe  d'un  étranger  fit  éprouver  au  pape,  déjà  indis- 
posé par  l'ordination  un  peu  irréguhère  de  Paulin.  Enfin,  arrivé  à 
Nola,  au  lieu  où  tendaient  depuis  long-temps  tous  ses  désirs,  ilétabht 

(1)  Et  ut  mori  sic  oblivisci  non  capit 

Perenne  vivax  et  memor. 

(2)  Ép.v,  noi4. 


AUSONE  ET  SAINT  PAULIN.  65 

près  du  tombeau  de  saint  Félix  une  espèce  de  monastère,  composé 
d'un  petit  nombre  de  personnes ,  parmi  lesquelles  se  trouvait  sa 
compagne  Therasia.  Il  fonda  comme  une  petite  Thébaïde  sous  le  ciel 
de  la  Campanie,  et  depuis  ce  moment  sa  vie  fut  consacrée  à  un  sen- 
timent qui  peut  nous  paraître  étrange,  mais  qui,  comme  tout  senti- 
ment désintéressé  et  durable,  a  droit  au  respect.  Dès-lors,  le  tendre 
culte  que  Paulin  avait  voué  à  la  mémoire  de  saint  Félix  lui  inspira 
presque  tous  ses  vers.  Chaque  année,  pour  l'anniversaire  de  la  mort 
de  son  saint  bien-aimé^  il  composait  un  poème  en  son  honneur.  Nous 
avons  quinze  de  ces  poèmes.  Cette  sorte  de  culte  d'un  patron  qu'on 
s'est  choisi  dans  le  ciel  a  pour  base  un  sentiment  bien  naturel  au 
cœur  humain.  Chacun  de  nous,  en  s'examinant,  trouverait  peut-être 
qu'il  a  une  préférence  décidée ,  une  admiration  choisie ,  pour  quelque 
grand  homme  auquel  il  aimerait  surtout  à  ressembler.  C'est  une  pré- 
dilection de  ce  genre  qui  avait  fait  choisir  saint  Félix  à  Pauhn  entre 
tous  les  saints  du  christianisme.  Il  serait  à  désirer  qu'on  sût  quel  a 
été  le  personnage  qu'a  particulièrement  admiré  chaque  homme  re- 
marquable. Il  n'est  pas  indifférent  que  le  héros  favori  du  cardinal  de 
Retz  fut  Catilina ,  que  le  saint  de  Fénelon  fut  saint  François  de  Sales. 
Ce  sentiment  est  tellement  fondé  sur  la  nature  du  cœur  de  l'homme, 
il  est  tellement  analogue  à  toutes  les  antres  affections  humaines,  qu'il 
peut  emprunter  leur  langage  aux  plus  passionnés. 

Paulin,  pour  exprimer  le  désir  qu'il  a  de  se  consacrer  au  culte  de 
saint  Félix,  emploie  des  expressions  qu'un  grand  poète,  Goethe,  a  mises 
dans  la  bouche  d'un  autre  grand  poète,  le  Tasse,  s'adressant  à  l'ob- 
jet de  son  idéal  amour.  Voici  ce  que  dit  saint  Paulin  à  saint  Félix  : 

c(  Je  garderai  la  porte  de  ton  sanctuaire;  le  matin,  je  balayerai  ton 
seuil  ;  je  consacrerai  mes  nuits  à  de  pieuses  veilles  dans  ton  tem- 
ple (1).  » 

Voici  ce  que  le  Tasse  dit  à  Éléonore  : 

cr  Oh  !  laisse-moi  le  soin  de  ton  palais  !  J'ouvrirai  les  fenêtres  à  pro- 
pos pour  que  l'humidité  n'altère  pas  les  tableaux.  Je  nettoierai  avec 
un  balai  léger  les  murs  ornés  de  marbres  précieux.  » 

Aux  yeux  de  tous  deux,  la  ferveur  de  l'adoration  relève  les  soins 
les  plus  vulgaires.  Chez  l'amant  et  chez  le  saint  ce  sont  des  détails 
semblables;  c'est  la  même  naïveté  et  presque  la  même  passion. 

Les  poésies  annuelles  consacrées  par  saint  Paulin  à  la  mémoire  de 
saint  Félix  nous  présentent,  en  plusieurs  endroits,  des  tableaux 

{\)mtalis,  I. 

TOME  XII.  5 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDE?. 

dont  la  ressemblance  avec  certaines  scènes  actuelles  de  la  vie  italienne 
est  frappante.  Quand  il  peint  l'affluence  du  peuple  qui  célèbre  la  fête 
du  saint,  tous  se  prosternant  devant  le  tombeau,  et  allumant  à  l'en- 
tour  des  autels  une  grande  quantité  de  lampes  et  de  cierges  (1) ,  on 
croit  assister  à  une  de  ces  fêtes  qui  attirent  de  si  loin  les  populations- 
C'est  un  pèlerinage  italien  au  iv'  siècle;  Rome  seule  fournissait  douze 
mille  pèlerins.  Cette  ressemblance  est  encore  plus  saillante  dans  un 
récit  de  saint  Paulin  évidemment  calqué  sur  celui  du  paysan  qui  en 
est  le  héros.  Il  lui  a  conservé  fidèlement  ses  senlimens  et  son  langage. 

En  lisant  saint  Paulin,  on  croit  voir  et  entendre  un  bouvier  des  en- 
virons de  Naples.  Voici  un  extrait  de  cette  grotesque ,  mais  curieuse 
narration  : 

«  Un  homme  de  Nola  avait  des  bœufs  qui  lui  étaient  plus  chers  que 
ses  en  fans  [pia  clie  figll  ).  Il  vient  à  saint  Félix,  et  l'apostrophe  avec 
cette  liberté  que  les  gens  du  peuple,  dans  son  pays,  emploient  très 
souvent  vis-à-vis  de  leur  protecteur  céleste  :  «  Je  prendrai  le  gardien 
même  de  l'église  pour  un  de  mes  voleurs  ;  et  toi,  ô  saint  !  tu  es  mon 
coupable;  tu  es  leur  complice,  tu  sais  où  sont  mes  bœufs,  rends- 
les-moi  ,  et  arrête  mes  voleurs.  » 

C'est  bien  comme  ces  paysans  italiens  qui  injurient  leurs  madones, 
comme  ce  matelot  qui  plongeait  les  pieds  de  la  sienne  dans  la  mer 
quand  le  temps  était  à  l'orage,  la  menaçant,  s'il  venait  une  tempête, 
de  la  noyer  tout-à-fait.  Ainsi  notre  homme  apostrophe  familièrement 
le  saint,  et  exige  le  miracle  dont  il  a  besoin.  Cependant  il  devient  un 
peu  plus  traitable ,  il  se  radoucit ,  et  propose  un  marché  (  conveniat 
tecuni,  facciamo  l'accorda).  «  Partage  avec  moi  ;  prenons  chacun  ce  qui 
nous  appartient;  pour  toi,  délivre  le  coupable;  pour  moi,  rends  les 
bœufs.  Eh  bien!  c'est  convenu,  tu  n'as  plus  de  motif  de  retard, 
hâte-toi  de  me  tirer  de  peine;  car  j'ai  la  résolution  bien  arrêtée  de 
ne  pas  m'en  aller  que  tu  ne  m'aies  secouru.  Ainsi  dépêche-toi,  ou 
bien  je  laisserai  ma  vie  sur  le  seuil;  et  si  tu  ramènes  les  bœufs  trop 
tard,  tu  ne  trouveras  plus  personne  à  qui  les  rendre.  »  Ce  dernier 
trait  rappelle  un  autre  mouvement  d'éloquence  méridionale.  Un  pré- 
dicateur portugais  tirait  d'un  sentiment  analogue  un  effet  qui,  bien 
que  bizarre,  ne  manquait  pas  d'une  certaine  grandeur.  Il  disait  à 
Dieu,  en  lui  demandant  d'arrêter  les  progrès  de  l'hérésie  : 

«  Si  tu  ne  les  arrêtes  pas,  si,  dans  quelque  temps ,  Thérésie  a  cou- 
vert l'Espagne,  on  demandera  aux  jeunes  garçons  :  a  Quelle  est  votre 

{i)y(it.,ui. 


AUSOXE   ET  SAINT   PAULIN.  67 

religion  ?  »  ils  répondront  :  «  Nous  sommes  luthériens.  ):>  On  deman- 
dera aux  jeunes  filles  :  ce  Quelle  est  votre  religion?  »  elles  répondront  : 
((  Nous  sommes  luthériennes.  »  Alors,  je  le  sais,  tu  te  repentiras, 
mais  il  sera  trop  tard.  » 

«  Ce  suppliant  un  peu  rude,  dit  saint  Paulin,  ne  déplut  pas  au 
martyr;  cependant  il  ne  se  presse  point  d'obéir  aux  injonctions  du 
paysan.  Mais  celui-ci  s'opiniàtre,  il  reste  sur  le  seuil,  le  couvre  de 
son  corps  prosterné;  le  soir,  on  l'en  arrache  avec  violence,  on  le 
chasse,  il  va  dans  son  écurie,  et  là,  son  désespoir,  les  plaintes  et  les 
tendresses  qu'il  adresse  à  ses  bœufs  absens ,  ont  une  chaleur  toute 
italienne ,  toute  napolitaine ,  qui  a  certainement  été  prise  sur  le  fait. 
Enfin  saint  Félix  se  laisse  toucher.  Les  bœufs  reviennent ,  les  caresses 
du  maître  et  des  animaux  respirent  encore  l'impétueuse  vivacité  du 
caractère  italien.  Le  paysan  ramène  ses  bœufs  en  triomphe  aux  pieds 
du  saint.  Mais  il  n'est  pas  content;  et  sans  craindre  d'abuser  de  sa 
patience  :  «  Bon  martyr,  dit-il,  je  suis  devenu  presque  aveugle  à  force 
de  pleurer,  hier  de  tristesse,  aujourd'hui  de  joie  ;  tu  m'as  rendu  mes 
bœufs,  rends-moi  la  vue?  ))  Les  assistans  rient;  mais  Félix  lui  ac- 
corde encore  cette  faveur. 

Cependant  le  v'  siècle  allait  commencer,  et  il  allait  commencer  par 
la  mort  de  l'empire  romain.  Les  Goths  étaient  près  de  fondre  sur 
l'Italie.  Paulin ,  au  tombeau  de  saint  Félix,  ne  s'alarmait  point  des 
évènemens  qui  bouleversaient  le  monde;  et  dans  les  pièces  de  vers 
de  ces  années  d'invasion,  le  sentiment  de  confiance  et  de  courage  que 
lui  donnent  la  foi  et  la  protection  de  son  saint  chéri  communique  à  sa 
poésie  un  beau  caractère  d'enthousiasme,  a  Que  la  guerre  frémisse 
au  loin,  que  la  paix  et  la  liberté  demeurent  à  nos  âmes,  je  le  chan- 
terais encore  (  saint  Félix  ] ,  quand  je  serais  soumis  aux  armes  géti- 
ques  ;  je  le  chanterais  joyeux  parmi  les  Alains  farouches  ;  et  quand 
mille  chaînes  et  raille  jougs  m'accableraient,  l'ennemi  ne  pourrait 
jamais  joindre  à  la  captivité  de  mes  membres  la  servitude  de  mon 
ame.  Dans  les  fers  des  barbares,  mon  libre  amour  adresserait  à 
Paulin  les  vœux  qu'il  me  plairait  de  lui  adresser  (1).  » 

On  sent,  en  lisant  ces  vers,  que  le  christianisme  a  donné  aux  âmes 
un  point  d'appui  contre  les  calamités  effroyables  qui  vont  fondre  sur 
le  monde  avec  les  Barbares. 

Au  milieu  de  ces  menaces  de  la  guerre ,  Paulin  était  occupé  à  bâtir 
à  saint  FéUx  une  nouvelle  église,  beaucoup  plus  grande  que  l'an- 

(l)^-a^,VlII. 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cienne.  Un  de  ses  poèmes  a  conservé  la  description  de  l'édifice  qu'il 
élevait,  description  importante  pour  l'histoire  de  l'architecture.  En 
ce  qui  nous  concerne ,  nous  remarquerons  la  présence  et  l'emploi 
des  images  dans  l'église  de  Nola,  elle  est  incontestable.  Bientôt  ces 
images  donneront  lieu  à  une  grande  querelle,  la  querelle  des  icono- 
clastes, où  figurera  Charlemagne;  au  temps  de  saint  Paulin ,  pour  lui, 
du  moins,  la  question  était  résolue  en  faveur  des  images,  car  il  nous 
apprend  qu'il  avait  fait  peindre  des  sujets  de  l'Ancien  Testament  sur 
les  murs  de  sa  basilique,  afin  que  les  paysans  qui  avaient  conservé 
des  mœurs  païennes  la  coutume  de  célébrer,  dans  des  banquets  assez 
scandaleux ,  la  mémoire  des  martyrs  sur  leur  tombe,  fussent  détour- 
nés de  ces  usages  grossiers  par  le  spectacle  des  peintures  tracées  sur 
les  muraiiles.il  s'applaudit  d'avoir  réussi  à  tel  point,  que  ces  paysans 
oublient  l'heure  de  leurs  repas  pour  considérer,  avec  une  curieuse 
attention,  les  représentations  sacrées.  Ceci  rappelle  avec  quel  plaisir, 
avec  quel  sentiment  naïf  et  passionné  de  l'art  les  hommes  du  peuple, 
en  Italie,  contemplent,  durant  de  longues  heures,  les  tableaux  des 
éghses.  Enfin,  quand  les  Goths  ont  été  battus,  Paulin  en  rend  grâce  à 
saint  Félix.  Le  reste  de  sa  vie  s'écoula  paisiblement  à  Nola,  dont  il 
avait  été  nommé  évêque  en  409.  Dix  ans  après,  il  parut  au  concile 
deRavenne,  et  il  mourut  en  431,  pleuré,  disent  ses  biographes,  par 
les  chrétiens ,  les  juifs  et  les  païens. 

Cet  intervalle  et  tout  le  temps  que  Paulin  passa  à  Nola  est  rempli 
par  des  communications  perpétuelles  avec  les  grands  hommes  de 
l'église,  avec  saint  Ambroise,  saint  Jérôme,  saint  Augustin.  La  situa- 
tion de  Paulin  le  plaçait  comme  un  intermédiaire  entre  Milan  et  l'A- 
frique ,  et  par  la  mer  il  pouvait  entrer  facilement  en  rapport  avec 
saint  Jérôme  dans  son  désert  de  Bethléem.  Saint  Paulin  offre  un  mo- 
dèle précieux  de  ces  relations  étendues ,  de  ces  commnnications  per- 
pétuelles entre  les  écrivains  chrétiens  dispersés  sur  toute  la  surface 
du  monde,  qui  succédaient  avec  avantage  aux  communications  litté- 
raires établies  entre  les  rhéteurs.  Je  dis  avec  avantage,  car  ici  on 
n'échangeait  pas  seulement  des  complimens  et  des  vers,  mais  on 
échangeait  des  idées,  des  conseils  sur  la  vie,  des  éclaircissemens  sur 
la  religion  ;  c'était  une  correspondance  sérieuse,  entretenue  avec  une 
incroyable  activité  (1).  Saint  Paulin  envoyait  un  serviteur  saluer  les 


(1)  On  s'envoyait  aussi  des  livres.  C'est  ainsi  que  les  ouvrages  des  pères  se  répandaient 
dans  l'église.  Saint  Augustin  envoyait  à  saint  Paulin  son  Traité  sur  le  libre  arbitre,  et  lui 
demandait  un  ouvrage  de  saint  Ambrotse. 


AUSONE  ET  SAINT  PAULIN.  69 

évêques  d'Afrique,  un  autre  vers  saint  Jérôme  en  Palestine.  Il  écri- 
vait à  saint  Vitricus,  évéque  de  Rouen.  Un  ami  commun  lui  appor- 
tait des  nouvelles  de  Sulpice  Sévère,  qui  était  resté  en  Aquitaine. 
L'illustre  veuve  Mélanie  le  visitait  à  son  retour  de  Jérusalem.  C'était 
surtout  saint  Jérôme  que  l'on  consultait  de  toutes  les  parties  de  la 
chrétienté,  et  non-seulement  les  autres  évoques  comme  Paolin,  mais 
les  laïques,  mais  les  grandes  dames  de  Rome  ou  de  la  Gaule,  quand 
un  passage  de  la  Bible  les  embarrassait,  ne  manquaient  pas  de  dé- 
pêcher vers  saint  Jérôme,  près  de  Bethléem,  pour  lui  demander  l'ex- 
plication du  passage,  et  saint  Jérôme  répondait  (1).  Il  était  le  grand 
oracle  du  désert,  l'oracle  d'Ammon  du  christianisme. 

Saint  Paulin  n'avait  pas  une  connaissance  très  approfondie  du 
dogme  (2)  :  ainsi  que  tant  d'autres,  il  sortait  de  la  rhétorique 
païenne;  mais,  avec  une  sagesse  que  n'eut  pas  Lactance,  il  évita 
d'écrire  sur  le  dogme.  Lui  aussi  s'adressait  à  saint  Jérôme  pour  s'é- 
clairer sur  les  difficultés  de  la  religion  ;  il  entretenait  avec  saint  Au- 
gustin un  commerce  de  lettres  fort  assidu.  Saint  Augustin  était  ravi 
des  épîtres  de  l'évêque  de  Nola,  et  ses  louanges,  quoique  plus  sin- 
cères que  celles  des  rhéteurs,  ne  sont  guère  moins  exagérées.  Les 
vertus  du  saint  relevaient  probablement,  aux  yeux  de  l'évêque 
d'Hippone,  le  mérite  de  l'écrivain,  quand  il  lui  disait  :  cr  Tes  lettres 
sont-elles  plutôt  douces  ou  plutôt  ardentes,  plutôt  lumineuses  ou 
plutôt  fécondes;  comment  se  fait-il  qu'elles  soient  tout  à  la  fois  des 
torrens  de  pluie  et  un  ciel  serein?  >3  En  lisant  ces  hyperboles  et  ces 
métaphores  admiratives,  on  se  souvient  que  saint  Augustin  avait  été 
professeur  de  rhétorique. 

La  plus  curieuse  de  ces  lettres  de  Paulin ,  trop  vantées  par  saint 
Augustin ,  est  celle  qu'il  adresse  à  Jovius.  Ce  Jovius  représente  une 
classe  d'hommes  qui  devait  être  alors  assez  nombreuse.  C'étaient 
ceux  qui  inclinaient  au  christianisme  sans  l'embrasser,  qui  en  approu- 
vaient en  général  la  doctrine  et  l'esprit,  mais  qui  n'en  adoptaient  pas 
tous  les  principes. 

Après  avoir  combattu  quelques  opinions  philosophiques  de  Jovius, 
qui  tenait  encore  pour  le  fatalisme  antique  et  résistait  à  la  notion 

(1)  Une  grande  dame  de  la  Gaule  lui  envoya  douze  questions.  La  première  était  pour  lui 
demander  les  moyens  d'arriver  à  la  perfection.  J'ai  oublié  les  autres. 

(3)  L'opinion  la  plus  hérétique  que  l'on  puisse  reprocher  à  Paulin  fait  honneur  à  la  ten- 
dresse de  son  cœur.  Selon  lui ,  tout  chrétien ,  tout  homme  marqué  du  sceau  du  baptême , 
après  un  temps  d'expiation  plus  ou  moins  long,  sera  sauvé.  Il  n'aura  point  en  partage  la 
gloire  des  saints;  mais  il  aura  la  vie  éternelle  :  Vitam  tenebit  non  g/oriam ,  compromis  tou- 
chant entre  la  rigueur  du  dogme  et  les  souhaits  de  la  charité. 


70'  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chrétienne  de  providence,  Paulin  le  presse  avec  onction  de  quitter 
les  lettres  profanes  et  de  se  consacrer  uniquement  à  l'étude  de  l'É- 
criture et  du  christianisme.  Il  lui  dit  :  Sois  le  philosophe  de  Dieu,  le 
poète  de  Dieu  ;  il  Tinvite  d'une  manière  ingénieuse  à  consacrer  son 
talent  littéraire  à  la  cause  du  Christ.  «  Quitte  ceux  qui  cherchent  tou- 
jours la  sagesse  sans  la  trouver  jamais;  ne  croyant  pas  à  Dieu,  ils  ne 
méritent  pas  de  le  comprendre.  Qu'il  te  suffise  de  leur  avoir  dérobé 
l'abondance  du  langage  et  les  ornemens  de  la  parole,  comme  une 
riche  dépouille  qu'on  enlève  à  l'ennemi.  » 

Ce  Jovius,  qui  était  ami  du  nom  chrétien,  nominîs  chrïstlcmï  siii- 
diosus,  qui  approuvait  la  conduite  de  saint  Paulin,  sans  l'imiter;  qui, 
sur  la  route  du  christianisme ,  s'arrêtait  à  la  borne  de  la  sagesse 
païenne  ;  ce  Jovius  fournit  une  nuance  de  plus  au  tableau  que  nous 
traçons  de  la  situation  des  âmes  à  l'époque  où  les  deux  rehgions 
étaient  en  lutte  dans  la  Gaule,  comme  dans  le  reste  du  monde. 

C'est  alors  aussi  que,  du  sein  du  paganisme,  d'autres  esprits  s'éle- 
vaient à  cette  majestueuse  tolérance  qui  faisait  dire  à  Symmaque  : 
t(  Le  ciel  nous  est  commun,  nous  vivons  au  sein  du  même  univers; 
qu'importe  suivant  quelle  sagesse  chacun  recherche  la  vérité?  On  ne 
peut  parvenir  par  un  chemin  à  ce  grand  secret;  mais  c'est  là  une  dis- 
pute d'oisifs,  nous  prions  au  lieu  de  combattre!  » 

Il  nous  reste  à  dire  un  mot  de  saint  Paulin  considéré  comme  ora- 
teur. Il  avait  fait  un  panégyrique  de  ïhéodose,  qui  est  perdu.  J'y  ai 
Tegret,  nous  aurions  à  opposer  au  panégyrique  païen  d'Ausone  le 
panégyrique  chrétien  de  son  ami. 

Nous  ne  connaissons  celui-ci  que  par  ce  qu'en  dit  saint  Jérôme. 
Selon  lui,  ce  discours  était  d'une  pureté  cicéronienne.  Saint  Jérôme, 
quoique  grand  admirateur  .de  Cicéron,  ne  se  connaissait  pas  beau- 
coup en  pureté  cicéronienne,  et  saint  Paulin  encore  moins.  Saint  Jé- 
rôme ajoute ,  ce  qui  est  plus  significatif,  que  le  panégyrique  était  re- 
marquable par  la  division,  V enchaînement ,  suOdhisio  et  consecjuentia, 
11  dit  avec  raison  que  tout  discours  dans  lequel  il  n'y  a  que  les  mots 
à  louer  est  peu  de  chose.  Il  opposait  donc  l'œuvre  de  saint  Paulin 
aux  produits  de  la  rhétorique  païenne.  On  voit  par  là  que  le  christia- 
nisme tendait  à  introduire  l'ordre  logique  et  le  raisonnement  dans  ce 
genre,  jusque-là  si  creux  et  si  vide,  du  panégyrique. 

Enfin,  nous  avons  de  saint  Paulin  un  fragment  de  sermon  sur  l'au- 
mône. Ce  sujet  allait  bien  à  celui  dont  le  renom  de  charité  donna 
naissance  à  une  légende  attendrissante. 

On  racontait  qu'une  veuve  de  Campanie,  dont  le  fils  avait  été  en- 


AUSONE  ET   SAINT  PAULIN".  71 

levé  par  les  Vandales  et  emmené  captif  en  Afrique,  vint  demander 
à  Paulin  de  le  racheter  ;  que  le  saint,  qui  avait  épuisé  toutes  ses  res- 
sources, pour  rendre  à  cette  mère  son  fils,  alla  prendre  sa  place.  Le 
fait  est  bien  probablement  apocryphe;  mais  nous  ne  nous  étonnerons- 
pas  si  le  seul  fragment  oratoire  que  nous  ait  laissé  l'homme  auquel 
on  a  pu  prêter  une  pareille  action  est  un  fragment  d'un  sermon  sur 
l'aumône. 

Ce  qui  est  à  remarquer  dans  ce  morceau,  c'est  son  caractère  de 
simplicité,  de  familiarité  vulgaire ,  surtout  au  début.  On  sent  que  le 
discours  dont  il  faisait  partie  était  adressé  à  des  paysans,  à  des  hom- 
mes grossiers,  auxquels  il  fallait  accommoder  et  proportionner,  pour 
ainsi  dire,  la  parole  chrétienne. 

c(  Ce  n'est  pas  pour  rien,  bien-aimés,  qu'on  place  la  crèche  devant 
les  bêtes  de  somme ,  elle  n'est  pas  là  seulement  pour  les  yeux  ;  c'est 
une  sorte  de  table  à  l'usage  des  animaux  sans  raison ,  que  la  raison 
de  l'homme  a  préparée,  pour  que  les  quadrupèdes  puissent  prendre 
leur  nourriture  ;  si  ceux  qui  ont  construit  le  râtelier  néghgent  d'y 
«lettre  du  fourrage ,  les  animaux  ne  tarderont  pas  à  être  consumés 
par  la  faim;  s'ils  ne  mangent  pas,  la  faim  les  mangera.  Avertis  par 
cet  exemple ,  gardons-nous  de  négliger  la  table  que  Dieu  a  placée 
dans  son  église,  a) 

Quel  rapprochement!  Tout  n'est  pas  sur  ce  ton,  mais  par  cette 
concession  faite  tout  d'abord  aux  habitudes  rustiques  de  ses  audi- 
teurs, Paulin  voulait  captiver  en  commençant  l'attention  d'un  audi- 
toire napolitain,  un  peu  matériel  alors  comme  aujourd'hui.  Cette 
faute  de  goût,  j'en  conviens,  n'aurait  pas  été  commise  par  un  rhé- 
teur, mais  les  rhéteurs  parlaient  pour  les  rhéteurs  ;  ils  s'adressaient 
aux  beaux  esprits  comme  eux.  Les  orateurs  chrétiens  s'adressaient 
à  tout  le  monde,  et  quand  on  s'adresse  à  tout  le  monde,  on  s'adresse 
surtout  aux  classes  les  plus  nombreuses,  aux  classes  qui  forment 
la  majorité  du  genre  humain,  c'est-à-dire  aux  classes  simples  et 
pauvres. 

Le  christianisme ,  en  cela,  obéissait  à  son  principe,  sorti  du  peuple, 
et  il  était  naturel  qu'il  lui  empruntât  souvent  les  inspirations  et  les 
ressources  de  sa  parole.  La  chaire  chrétienne  ne  perdra  jamais  com- 
plètement ce  caractère  simple,  familier,  populaire,  qui  est  dans  son 
essence  et  dans  son  origine  ;  quelquefois  même  l'excès  de  cette  ten- 
dance précipitera  sonlangage  dans  une  trivialité  choquante.  C'est  ainsi 
que  le  moyen-âge  verra  naître  ces  singuliers  sermons,  mélange  de 


^2  ÏIEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bouffonnerie  grotesques  et  d'une  certaine  éloquence  évangélique, 
dont  le  discours  du  capucin ,  dans  le  Camp  de  Schiller ,  est  une  re- 
production achevée,  et  qu'on  retrouve  chez  les  prédicateurs  macaro- 
niques  du  xvi*  siècle.  C'est  l'abus  d'un  principe  qui  a  en  soi  quelque 
chose  de  respectable;  c'est  le  familier  poussé  jusqu'au  plaisant,  le 
populaire  outré  jusqu'au  burlesque. 

Ce  premier  échantillon  de  l'homélie  chrétienne  que  nous  rencon- 
trons sur  notre  chemin  nous  offre  un  exemple  frappant  du  fait  que 
je  signale.  La  faim  qui  mangera  les  animaux,  s'ils  ne  mangent  pas, 
est  un  jeu  de  mots  destiné  à  faire  rire  un  auditoire  grossier,  et  le 
Tatelier  est  un  terme  de  comparaison  peu  relevé  pour  désigner  la 
sainte  table. 

Du  reste,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  nous  trop  scandaliser,  si, 
à  propos  des  dogmes  les  plus  élevés  delà  religion,  saint  Paulin  parle 
d'étable  et  de  crèche,  car  l'orateur  chrétien  pourrait  nous  répondre  : 
Oui,  je  me  suis  servi  de  ces  mots  qui  vous  semblent  vulgaires  ;  oui, 
j'ai  fait  allusion  à  ces  objets  que  vous  méprisez;  mais  souvenez-vous 
que  c'est  d'une  étable,  d'une  crèche,  qu'est  sorti  le  Ubérateur  du 
monde! 

J.-J.  Ampère. 


PENSÉES  D'AOUT. 


Le  nouveau  volume  de  M.  Sainte-Beuve  est  consacré,  comme  les 
Consolations,  à  l'expression  de  sentimens  personnels,  et  se  distingue, 
comme  le  précédent  recueil  de  l'auteur,  par  la  vérité  des  tableaux  et 
des  pensées.  Quoique  les  pièces  du  volume  nouveau  soient  nom- 
breuses et  ne  paraissent  pas,  au  premier  aspect,  disposées  dans  un 
ordre  logique,  cependant  une  lecture  attentive  réussit  à  saisir  le  lien 
qui  unit  entre  elles  les  impressions  successives  racontées  et  analysées 
par  le  poète.  Les  sonnets,  sous  une  forme  plus  brève  et  plus  labo- 
rieuse, expriment  le  même  ordre  de  sentimens  que  les  récits  de  lon- 
gue haleine,  et  appartiennent,  comme  toutes  les  pages  du  recueil, 
à  une  maturité  d'intelligence  et  de  cœur  qui  participe  à  la  fois  de  la 
confiance  et  du  désabusement.  Ainsi  le  titre  du  nouveau  volume  n'a 
rien  d'arbitraire  ni  de  capricieux ,  car  il  traduit  avec  précision  la 
nature  des  pensées  et  des  sentimens  que  le  poète  a  connus  et  célé- 
brés. Il  est  inutile  d'insister  sur  la  conciliation  de  la  confiance  et  du 
désabusement  ;  tout  le  monde  comprendra  sans  peine  que  la  perte  des 
illusions  qui  ont  égaré  les  premières  années  de  la  vie,  loin  de  con- 
trarier la  sérénité  de  la  pensée,  mène  à  l'espérance  par  la  sagacité, 
et  rend  l'avenir  d'autant  plus  facile  que  l'ame,  en  se  familiarisant 
avec  la  réalité,  arrive  à  contenir  son  ambition  dans  de  justes  limites. 
Cette  conciliation ,  que  j'essaie  ici  d'expliquer  et  de  formuler,  se  ré- 
vèle et  se  démontre  progressivement  dans  les  Pensées  (Caoût,  et  do- 
mine le  recueil  entier. 

(i)  i  vol.  in-18,  chez  Renduel,  rue  Christine,  3, 


74  REVUE  DES  DEUX  3I0NDES. 

La  première  pièce ,  qui  sert  à  nommer  le  volume ,  se  compose  de 
plusieurs  fragmens  biographiques  ;  mais  ces  fragmens  sont  unis  entre 
eux  par  une  étroite  parenté,  par  une  signification  identique.  Maréze, 
Boudun,  Ramon  de  Santa-Gruz  et  Aubignié  sont  destinés  à  illustrer  la, 
pense  du  poéète,  et  ajoutent  à  l'évidence  de  l'idée  qu'il  a  voulu  expri- 
mer. Il  faut,  dit-il  en  commençant,  pour  comprendre  la  vie  et  pour  la 
régler,  un  malheur  et  un  devoir,  et  ce  thème  une  fois  posé,  il  fouille 
dans  ses  souvenirs,  et  il  invoque  l'exemple  des  hommes  avec  lesquels 
il  a  vécu,  dont  il  a  surpris  le  secret,  dont  la  conduite,  d'abord  incer- 
taine et  livrée  au  hasard,  a  fini  par  s'ordonner  harmonieusement  sui- 
vant les  lois  de  la  raison  et  de  la  volonté.  Maréze  était  arrivé  à  trente- 
trois  ans  sans  avoir  accompli  un  seul  de  ses  désirs.  Depuis  dix  ans  il 
luttait  contre  la  pauvreté  en  épuisant,  dans  un  labeur  qui  lui  répu- 
gnait, toutes  les  forces  de  son  intelligence,  toutes  les  heures  de  ses 
journées.  Enfin  le  moment  du  triomphe  est  arrivé.  Libre  désormais 
d'inquiétude,  assuré  de  l'indépendance  pour  laquelle  il  a  si  long- 
temps combattu,  Maréze  va  réaliser  le  rêve  de  ses  jeunes  années,  il  va 
tenter  la  gloire  de  la  tribune  ou  la  popularité  du  poète.  Il  ne  sait  pas 
encore  s'il  se  complaira  dans  la  peinture  des  passions,  ou  s'il  se  mê- 
lera au  mouvement  des  affaires,  s'il  traduira  sa  pensée  en  vers  har- 
monieux ou  s'il  discutera  les  questions  d'intérêt  public;  quoi  qu'il 
fasse,  il  ne  peut  manquer  d'atteindre  le  bonheur  ;  il  le  croit  du  moins, 
car  il  se  connaît,  il  a  mesuré  ses  facultés,  et  il  sait  qu'il  n'a  qu'à  vou- 
loir pour  pouvoir.  Mais  au  moment  où  il  s'apprête  à  quitter  le  labeur 
ingrat  pour  commencer  l'œuvre  glorieuse,  sa  sœur,  qu'il  n'avait  pas 
vue  depuis  long-temps,  sa  sœur,  qu'il  croyait  heureuse,  riche  du 
travail  et  de  l'affection  de  son  mari,  sa  sœur  vient  frapper  à  sa  porte. 
Elle  est  veuve,  elle  est  ruinée;  demeurée  seule  avec  son  enfant,  elle  a 
compté  sur  son  frère ,  et  Maréze  a  compris  qu'il  doit  renoncer  à  la 
gloire,  à  la  puissance,  pour  se  dévouer  tout  entier  au  nouveau  devoir 
qu'il  n'avait  pas  prévu.  Il  jette  au  vent  la  cendre  de  ses  espérances, 
et  il  recommence  pour  sa  sœur  la  vie  d'abnégation  qu'il  croyait 
achevée;  il  oublie  les  triomphes  de  la  poésie  et  de  l'éloquence;  il  re- 
nonce à  charmer,  à  gouverner  les  hommes  ;  il  abdique  la  royauté 
avant  d'avoir  touché  la  couronne.  Et  pour  que  rien  ne  manque  au 
sacrifice,  il  rembourse  de  ses  deniers  une  somme  considérable  qu'une 
de  ses  clientes  avait  placée,  sur  sa  recommandation,  chez  un  homme 
qui  vient  de  lever  le  pied.  Il  se  retrouve  donc  comme  au  début  de  sa 
carrière,  seul ,  pauvre  et  nu.  Mais  la  conscience  du  devoir  qu'il  ac- 
complit soutient  son  courage  et  double  ses  forces  j  peu  à  peu  il  com- 


PENSÉES  d'août.  75 

prend  que  la  pratique  du  bien  est  aussi  féconde  en  joies  que  les  triom- 
phes de  la  tribune  ou  les  applaudissemens  du  théâtre;  chaque  soir, 
pour  mieux  s'affermir  dans  sa  résolution,  pour  se  mieux  démontrer 
qu'il  doit  renoncer  à  la  poésie,  à  l'éloquence,  il  relit  Lamartine  et 
Montesquieu,  et  il  complète  sa  vie  laborieuse  et  ignorée  par  le  com- 
merce familier  des  intelligences  parmi  lesquelles  il  avait  sa  place 
marquée.  Le  monde  ne  connaîtra  pas  Maréze,  mais  la  vertu  se  suffit 
et  n'a  pas  besoin  de  témoins.  Maréze  a  réglé  sa  vie;  il  se  rend  témoi- 
gnage et  il  s'applaudit  do  son  renoncement. 

Doudun ,  pour  soutenir  sa  vieille  mère  infirme,  a  engagé  son  avenir; 
le  travail  de  chaque  jour  ne  suffisait  pas  à  la  tâche  qu'il  s'était  im,- 
posée,  il  a  enfoui  dans  les  dernières  années  de  sa  mère  toutes  les 
heures  qu'il  pourra  vivre  encore.  Il  lui  faudra  pour  se  libérer,  pour 
obtenir  quittance  de  ses  créanciers,  travailler  courageusement  et 
long-temps  après  que  sa  mère  ne  sera  plus.  Mais  le  souvenir  vivant 
du  bonheur  qu'il  lui  aura  donné  le  soutiendra  jusqu'au  bout  dans 
cette  dure  épreuve;  pas  un  murmure  ne  s'échappera  de  sa  bouche, 
pas  une  plainte  ne  s'élèvera  dans  son  cœur.  L'image  toujours  pré- 
sente de  sa  mère,  qui  s'est  endormie  en  le  bénissant,  éclaire,  égaie 
et  ranime  chacune  de  ses  journées.  Doudun  est  heureux  comme 
Maréze. 

Ramon  de  Santa-Cruz,  après  avoir  épuisé  l'ivresse  des  voyages  et 
des  passions,  abandonné  de  sa  femme  qu'il  a  méconnue  et  froissée, 
poursuivi  par  le  regret  de  son  unique  enfant  que  sa  femme  a  su  lui 
dérober,  seul  avec  sa  mère ,  trouve,  comme  Maréze  et  Doudun,  dans 
son  dévouement  de  chaque  jour,  une  récompense  inespérée.  Dans  la 
lutte  assidue  qu'il  soutient  contre  la  pauvreté,  il  double  ses  forces  et 
ranime  son  ardeur;  et  sa  vie,  quoique  ignorée,  est  complète  et  har- 
monieuse. Si  quelquefois  la  pompe  du  spectacle  que  ses  yeux  ne 
voient  plus,  la  tendresse  de  sa  femme  et  les  caresses  de  son  enfant 
lui  reviennent  en  mémoire,  et  voilent  son  regard  d'un  nuage,  il  se 
console  dans  la  contemplation  du  sacrifice  qu'il  accomplit,  et  il  re- 
trouve sa  première  sérénité. 

Aubignié  était  né  pour  le  laurier  du  poète.  Il  comprenait  les  hom- 
mes et  les  lieux,  les  monumens  et  les  livres,  il  renouait  la  chaîne 
des  temps  par  une  intuition  toute  puissante;  mais  il  n'a  pas  voulu , 
ou  plutôt  il  a  laissé  passer  l'heure  de  vouloir.  Il  s'est  raconté  à  lui- 
même,  en  présence  des  glaciers  de  la  Suisse,  sur  les  bords  du  Rhin,, 
à  l'ombre  des  forêts  séculaires,  des  poèmes  sans  fin  et  sans  nombre; 
mais  il  n'a  pas  écrit  une  seule  de  ses  pensées;  il  n'a  pas  soumis  au^ 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

joug  impérieux  de  la  mélodie  un  seul  des  rêves  qui  enchantaient  son 
imagination  vagabonde,  et  le  souvenir  d'Aubignié  s'effacera  comme 
s'il  n'avait  jamais  été.  Aubignié  demeure  obscur  comme  Maréze, 
Doudun  et  Ramon ,  et  il  vaut  moins  qu'eux,  puisqu'en  laissant  échap- 
per la  gloire  il  n'a  pas  vécu  pour  le  bien,  puisqu'il  est  inutile. 

L'idée  qui  domine  M.  Jean  maître  cC école,  n'est  autre  que  l'expia- 
tion.  Les  fautes  du  père  rachetées  par  les  vertus  du  fils,  tel  est  le 
thème  que  M.  Sainte-Beuve  s'est  proposé  dans  M.  Jean.  Pour  déve- 
lopper ce  thème  dans  un  récit ,  il  n'a  pas  pris  la  voie  la  plus  directe, 
et  peut-être  a-t-il  bien  fait;  car  les  préliminaires  sur  lesquels  il  in- 
siste avec  un  soin  minutieux  donnent  au  héros  de  son  poème,  et  à 
toutes  les  pensées  qu'il  lui  prête ,  un  caractère  d'irrécusable  authen- 
ticité. Ce  qui ,  dans  un  récit  d'un  autre  genre  et  d'un  autre  ton,  pour- 
rait passer  pour  une  préparation  trop  lente,  est  ici  d'une  réelle  uti- 
lité. Nous  aimons  à  connaître  tous  les  témoins  qui  garantissent  la 
vérité  de  cette  austère  biographie.  La  présidente.  M™*  de  Cicé  sa 
fille,  et  M.  Antoine  dont  les  conseils  religieux  dirigent  la  conscience 
de  ces  deux  femmes,  encadrent  simplement  la  figure  principale,  et, 
loin  de  distraire  l'attention,  servent  à  la  fixer.  M"""  de  Cicé,  orpheline 
et  veuve,  vit  à  la  campagne  entre  la  pratique  du  bien  et  l'espérance 
d'un  monde  meilleur.  Elle  a  connu ,  elle  a  étudié  toutes  les  vertus  de 
M.  Jean ,  et  c'est  elle  qui  raconte  au  poète  les  trésors  ignorés  de 
cette  belle  ame  qui  est  retournée  à  Dieu  après  quatre-vingts  ans  de 
soumission  et  de  persévérance  ;  c'est  elle  qui  nous  initie  aux  pre- 
mières années  de  cette  victime  modeste  et  résignée,  qui  nous  associe 
aux  craintes  et  aux  espérances  de  l'enfant  trouvé;  car  M.  Jean  est 
un  enfant  trouvé ,  le  cinquième  enfant  de  Jean-Jacques  Rousseau.  La 
rsage-femme  qui  l'a  reçu  dans  ses  bras,  M""^  Gouin,  l'a  marqué  d'un 
signe  certain ,  afin  de  le  reconnaître  ;  elle  l'a  visité  fidèlement  sans 
confier  son  secret  à  la  nourrice ,  mais  elle  a  su  intéresser  le  cœur  de 
la  présidente  en  faveur  du  pauvre  abandonné,  et,  sous  la  pieuse 
direction  de  M.  Antoine,  le  fils  de  Jean- Jacques,  plus  âgé  de  cinq 
ans  que  la  petite  fille  qui  sera  un  jour  M"'^  de  Cicé ,  grandit  et  se  pré- 
pare aux  épreuves  expiatoires.  Son  amitié  pour  sa  sœur  d'adoption, 
ses  entretiens  avec  M.  Antoine,  sur  la  coUine  en  face  du  soleil  cou- 
chant, sa  curiosité,  sa  ferveur,  composent  un  touchant  tableau.  En- 
fin la  présidente ,  après  avoir  pris  l'avis  de  M.  Antoine ,  révèle  à 
M.  Jean  le  nom  de  son  père ,  et  lui  montre  le  chemin  qu'il  doit  suivre 
pour  se  montrer  digne  de  son  origine.  Dieu,  lui  dit-elle,  a  de  grands 
.  desseins  sur  vous  ;  il  vous  a  donné  pour  père  l'apôtre  de  l'orgueil  et 


PENSÉES  d'août.  77 

des  passions;  une  voie  glorieuse  s'ouvre  devant  vous.  Soyez  l'apôtre 
de  la  résignation  et  de  la  vertu  modeste;  effacez  par  une  vie  de 
dévouement  et  d'abnégation ,  expiez  par  un  renoncement  de  chaque 
jour,  les  erreurs,  les  désordres,  les  hautaines  invectives,  les  colères, 
les  blasphèmes  de  votre  père.  Votre  père  a  vécu  dans  l'orgueil  et  le 
bruit,  il  a  rempli  la  France  de  son  nom ,  il  a  scandalisé  l'église  de 
ses  doutes  et  de  ses  plaintes  ;  vivez  dans  l'ombre  et  le  silence,  pour 
la  vertu  et  la  religion ,  et  Dieu  abaissera  sur  votre  père  un  regard 
de  pardon.  Pour  achever  son  enseignement,  pour  compléter  la  leçon, 
la  présidente  permet  à  ce  cœur  ignorant  et  ingénu  de  lire  Emile  et 
la  Nouvelle  Héloïse. 

En  comparant  ces  lectures  enivrantes,  ces  tumultueuses  pensées 
aux  pieux  conseils  de  M.  Antoine,  le  fils  de  Jean-Jacques  comprend 
toute  l'étendue  de  la  tâche  que  Dieu  lui  a  dévolue  ;  il  se  défle  de  son 
amitié  pour  sa  sœur  adoptive,  et  n'ose  plus  demeurer  seul  avec  elle. 

Pour  accomplir  sa  mission  expiatoire,  il  partira,  il  ira  distribuer 
aux  âmes  souffrantes  les  consolations  de  la  piété,  et  quand  les 
années  auront  blanchi  ses  cheveux,  et  creusé  ses  tempes,  il  revien- 
dra au  village  pour  se  vouer  tout  entier  à  l'éducation  des  enfans,  il 
se  fera  maître  d'école.  Mais  avant  d'entreprendre  ce  long  pèlerinage, 
il  veut  voir  son  père ,  et  tenter  de  l'émouvoir,  de  réveiller  en  lui  les 
sentimens  que  l'auteur  d'Emile  a  si  dignement  célébrés.  Deux  fois, 
mais  en  vain ,  il  renouvelle  l'épreuve.  La  première  fois  Jean-Jacques, 
en  le  voyant  entrer  chez  lui,  le  prend  pour  un  espion,  et  lui  con- 
seille de  ne  plus  servir  la  colère  de  ses  ennemis;  la  seconde  fois  il 
détourne  la  tête  avec  impatience,  et  l'enfant  trouvé,  résolu  à  ne  plus 
compter  que  sur  Dieu,  retourne  près  de  la  présidente  et  lui  fait  ses 
adieux.  Trente  ans  se  passent.  Un  trône  renversé,  des  lois  écrites, 
effacées,  des  générations  dévorées  parla  guerre,  remplissent  ce  court 
intervalle.  Après  avoir  visité  tous  les  lieux  célébrés  dans  la  Nouvelle 
Héloïse,  après  avoir  pleuré  sur  toutes  les  collines  illustrées  par  l'amour 
de  Saint-Preux,  M.  Jean  revient  au  village  et  retrouve  M"'  de  Cicé 
seule  au  château  témoin  de  leur  jeune  amitié.  Il  accomplit  jusqu'au 
bout  sa  pieuse  résolution,  et,  dans  la  crainte  de  réchauffer  les  cen- 
dres de  son  cœur,  il  s'interdit  la  société  familière  de  sa  vieille  amie; 
il  n'ira  au  château  qu'une  fois  par  an,  et  il  évitera  la  rencontre  de 
M'"*^  de  Cicé.  Ici  commence  pour  M.  Jean  une  vie  nouvelle  et  féconde. 
Arbitre  des  familles  qui  l'entourent,  initié  à  tous  les  secrets,  confl- 
dent  de  toutes  les  espérances,  il  s'afflige  de  voir  l'amour  de  l'utile 
dominer  l'amour  du  bien,  et  la  probité  honorée  comme  la  seule  vertu. 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  essaie  de  semer  dans  les  jeunes  âmes  qui  lui  sont  conflées  un 
grain  meilleur  et  qui  promette  une  plus  riche  moisson.  Il  ne  réussit 
pas  au  gré  de  ses  souhaits  ;  mais  s'il  n'aboht  pas  le  m.al ,  du  moins  il 
le  diminue  ;  s'il  ne  fonde  pas  sur  les  ruines  de  l'égoïsme  et  de  la  cupi- 
dité le  dévouement  et  la  piété  qu'il  avait  rêvés,  du  moins  il  fouille, 
il  renouvelle  le  sol,  et  plus  tard  une  charrue  plus  heureuse  et  plus 
puissante  obtiendra  ce  qu'il  n'a  pas  obtenu.  Les  sillons,  qui  aujour- 
d'hui livrent  au  vent  la  semence  infidèle,  plus  profonds  et  plus  sûrs, 
les  garderont  quand  il  ne  sera  plus ,  et  combleront  l'espoir  du  labou- 
reur qui  lui  succédera.  C'est  pourquoi  M.  Jean  ne  perd  pas  courage. 
Loin  de  là  ;  il  trouve  dans  sa  tâche  de  chaque  jour  un  bonheur  sans 
cesse  renaissant.  11  est  payé  de  ses  soins  par  la  dociUté ,  par  la  fer- 
veur de  ses  jeunes  ouailles  ;  et  en  comptant  les  heures  qui  se  déro- 
bent et  qui  le  rapprochent  du  terme  de  son  pèlerinage,  il  jette  un 
regard  de  pitié  sur  les  passions  qu'il  n'a  pas  connues  ;  il  compare  la 
paix  dont  il  jouit  aux  ambitions  tumultueuses,  et  il  s'applaudit  de 
^on  obscurité.  Enfin,  quand  il  sent  venir  l'heure  suprême,  quand  il 
comprend  que  Dieu  va  le  rappeler,  et  qu'il  n'a  plus  qu'un  petit  nom- 
bre de  jours  à  passer  sur  la  terre,  il  réunit  tous  les  enfans  de  son 
école  et  il  les  conduit  à  Ermenonville.  Il  part  de  l'école  avec  sa  jeune 
famille,  et  avant  de  parcourir  ces  lieux  consacrés  par  le  souvenir  de 
son  père,  il  réunit  dans  l'église  toute  la  ruche  bourdonnante  dont 
le  sort  lui  est  confié.  La  messe  entendue,  après  avoir  prié  pour  l'ame 
de  Jean-Jacques,  il  parcourt  lentement  au  milieu  de  son  joyeux  cor- 
tège, toutes  les  allées  où  Jean-Jacques  a  rêvé  ses  pages  les  plus  ten- 
dres ;  il  s'interroge ,  il  se  demande  s'il  a  bien  accompli  la  volonté 
divine.  Et  comme  les  enfans  veulent  savoir  où  est  le  maître  de  ce 
beau  jardin,  il  leur  répond  que  le  maître  est  absent;  puis,  sa  pensée 
tournant  à  la  parabole ,  il  ajoute  que  Dieu,  maître  absolu  de  toute 
chose  et  de  toute  créature,  quoique  invisible,  est  toujours  présent, 
et  qu'il  épie  d'un  œil  vigilant  les  actions  bonnes  et  mauvaises.  Il  nous 
voit  et  nous  ne  le  voyons  pas.  Bientôt  je  vous  quitterai ,  leur  dit-il , 
mais,  quoique  absent,  j'aurai  les  yeux  sur  vous.  Songez  donc  à  vous 
montrer  dignes  de  votre  maître ,  car  partout  et  toujours  vous  serez 
sous  l'œil  de  Dieu.  Et  quelques  jours  après  avoir  prononcé  celte 
pieuse  parabole,  M.  Jean  s'éteint  doucement  en  bénissant  l'épreuve 
qu'il  a  courageusement  accomplie. 

On  voit  que,  dans  Momicin'  Jean,  la  poésie  découle  delà  réalité 
par  une  pente  presque  insensible.  L'application  de  ce  procédé,  quoi- 
que très  simple  en  apparence,  offre  pourtant  de  nombreuses  difil- 


PENSÉES  l'août.  79 

cultes,  et  nous  devons  savoir  gré  à  M.  Sainte-Beuve  de  les  avoir 
surmontées. 

Une  troisième  pièce,  la  dernière  du  volume,  adressée  à  M*"^  de  T., 
est  tout  entière  consacrée  à  l'application  du  même  procédé  et  à  l'ex- 
pression de  sentimens  du  même  ordre.  Il  ne  s'agit  plus  d'expiation, 
de  fautes  à  effacer,  mais  de  souffrance,  de  résignation,  et  dans  cette 
pièce,  comme  dans  Monsieur  Jean ,  les  idées  se  déduisent  des  choses. 
C'est  M™^  de  T.  qui,  à  l'exemple  de  M""^  de  Cicé,  raconte  le  poème 
que  M.  Sainte-Beuve  a  signé.  En  plaçant  dans  la  bouche  d'un  témoin 
le  récit  qu'il  a  versifié,  l'auteur  a  voulu  évidemment  lui  donner  plus 
d'autorité.  Il  s'est  effacé  sans  regret,  sûr  que  le  tableau  de  la  souf- 
france réussirait  mieux  à  émouvoir  les  lecteurs  que  tous  les  artifices 
de  la  poésie,  et  il  a  eu  raison.  M""^  de  T.  visite  avec  sa  fille  les  bords 
du  Blîin  et  delà  Meuse.  Près  de  Cologne,  sur  le  pont  du  bateau  à 
vapeur,  elle  est  surprise  par  l'orage,  et  se  réfugie  dans  sa  voiture, 
placée  à  l'extrémité  du  bâtiment.  Elle  contemple  d'un  œil  dédaigneux 
les  touristes  entêtés  qui,  au  lieu  de  jouir  du  paysage  placé  devant 
leurs  yeux,  perdent  leur  temps  à  lire  la  description  de  ce  qu'ils  pour- 
raient voir,  quand  tout  à  coup  sa  fille  accourt,  et  lui  dit  qu'elle  a 
reconnu  parmi  les  passagers  un  ami,  le  comte  de.. ..  M"^  de  T.  regarde 
attentivement  la  personne  que  sa  fille  lui  désigne.  Ce  n'est  pas  le 
comte  de....,  mais  la  ressemblance  est  frappante.  En  étudiant  avec 
attention  la  figure  du  voyageur,  M""^  de  T.  ne  tarde  pas  à  reconnaître 
qu'il  se  joue  sur  le  bateau  un  drame  dont  il  est  le  héros,  et  ce  drame, 
raconté  heure  par  heure  et  presque  minute  par  minute  avec  une  exac- 
titude scrupuleuse,  a  quelque  chose  d'attendrissant.  Près  du  voya- 
geur se  trouve  une  famille  pauvre  et  grossièrement  vêtue,  le  père,  la 
mère,  une  jeune  fille  de  quatorze  ans  et  deux  marmots  barbouillés.  Le 
père  est  un  ouvrier,  qui  partage  son  temps  entre  sa  pipe  et  sa  bou- 
teille. La  mère  peut  avoir  trente-trois  ans;  son  visage  est  pâle,  ses 
yeux,  quoique  fatigués,  ont  un  éclat  singuher,  et  sous  le  schall  qui 
l'enveloppe  l'œil  devine  les  débris  d'une  taille  élégante.  Elle  regarde 
à  la  dérobée  le  voyageur,  qui  paraît  plongé  dans  une  profonde  rê- 
verie. Quelquefois  il  lui  arrive  de  se  troubler  et  de  se  sentir  jalouse 
des  pensées  qu'elle  ne  connaît  pas.  Alors  elle  envoie  un  de  ses  enfans 
vers  le  rêveur;  l'enfant  le  tire  brusquement  par  la  basque  de  son 
habit,  et  la  mère  se  réjouit  de  cette  violente  distraction  comme  d'une 
conquête.  La  jeune  fille  assiste  curieuse  et  attentive  aux  souffrances 
de  sa  mère;  elle  entrevoit  la  passion  sous  cette  bizarre  inquiétude. 
Elle  n'a  jamais  aimé,  elle  ne  sait  pas  tout  ce  qu'il  y  a  de  cruel  et 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'insultant  dans  les  regards  qu'elle  jette  sur  sa  mère;  elle  cède  à  sa 
curiosité  sans  soupçonner  que  le  respect  filial  lui  prescrirait  de  dé- 
tourner les  yeux.  Tels  sont  les  acteurs  que  M.  Sainte-Beuve  a  mis  en 
scène;  tel  est  le  drame  qu'il  nous  raconte,  drame  muet ,  mais  poignant; 
car  le  voyageur  sur  qui  ces  deux  femmes  ont  les  yeux  fixés,  que  la 
mère  contemple  avec  une  sympathie  plus  que  bienveillante ,  que  la 
fille  étudie  avec  une  attention  indiscrète,  est  un  noble  exilé.  Quoique 
vêtu  d'une  façon  vulgaire,  il  ne  peut  déguiser  la  noblesse  de  son  ori- 
gine. L'expression  de  son  visage  révèle  clairement  qu'il  n'a  connu 
jusqu'ici  que  le  travail  de  la  pensée.  La  jeune  femme,  qui  suit  tous 
ses  mouvemeus  avec  une  inquiétude  fébrile ,  n'a  pas  vu  impunément 
un  homme  pareil  à  celui  qu'elle  avait  rêvé,  digne  de  la  compreixdre 
et  de  l'aimer.  De  la  compassion  pour  le  malheur  à  la  tendresse  il  n'y 
a  qu'un  pas,  et,  malgré  son  respect  pour  ses  devoirs,  elle  sent  que 
sa  tête  s'égare  et  qu'elle  pourrait  le  franchir.  Aux  yeux  du  monde, 
elle  est  encore  pure;  mais,  quoique  debout  encore,  elle  est  confuse 
comme  après  la  chute,  car  elle  compare  le  père  de  ses  enfans  à  la 
noble  figure  de  l'exilé  ;  elle  se  sent  malheureuse,  méconnue,  et  si  elle 
ne  maudit  pas  la  brutalité  de  son  mari ,  elle  ne  peut  s'empêcher  de 
murmurer.  Elle  aurait  besoin  d'amour,  de  respect,  d'un  échange 
actif  de  sentimens  et  de  pensées  ;  tous  ces  biens,  que  son  mari  ne  lui 
a  pas  donnés,  ne  lui  donnera  jamais,  un  autre  pourrait  les  lui  donner. 
Mais  elle  ne  veut  pas  d'un  bonheur  coupable;  elle  souffrira,  elle  se 
résignera,  elle  mourra  pure;  elle  s'éteindra  dans  le  désespoir,  et 
ne  faillira  pas.  Descendue  sur  la  rive,  au  bras  de  l'homme  qui  devien- 
drait son  amant  si  elle  n'écoutait  que  son  cœur,  fière  de  marcher 
près  de  lui,  soutenue  par  lui,  elle  s'embellit  et  rayonne;  et  plus 
tard,  quand  il  lui  fait  ses  adieux,  quand  le  mari  et  les  enfans  em- 
brassent le  voyageur,  demeurée  seule  avec  sa  fille ,  elle  le  suit  des 
yeux  jusqu'à  ce  qu'il  ait  disparu  ;  elle  est  navrée  et  retient  ses  larmes, 
car,  en  pleurant  le  départ  de  l'étranger,  elle  croirait  faillir,  et  sa 
fille,  sa  fille  curieuse  et  cruelle  sans  le  savoir,  la  regarde  et  l'épie. 

Où  tend  ce  récit?  Dans  quel  dessein  l'auteur  l'a-t-il  commencé? 
i^|ine  ^Q  j^  lyj  demandait  s'il  croyait  les  hommes  capables  de  mourir 
d'amour  comme  les  femmes;  il  répondait  :  Oui,  et  ne  trouvait  à  lui 
citer  que  Paul  et  Desgrieux,  et  M*"'  de  T. ,  triomphante ,  lui  raconte 
l'histoire  que  je  viens  d'esquisser,  car  elle  est  sure  que  l'héroïne  de 
son  récit  ne  peut  tarder  à  mourir.  Une  fois  rendue  à  elle-même, 
séparée  de  la  seule  créature  qui  animât  sa  vie ,  face  à  face  avec  le 
mari  qu  elle  ne  peut  aimer,  en  qui  elle  ne  voit  qu'un  maître,  n'ayant 


PENSÉES    DAOUT.  81 

plus  à  lutter  contre  le  danger,  la  pauvre  jeune  femme  sentira  ses 
forces  diminuer  de  jour  en  jour.  La  présence  de  celui  pour  qui  elle 
pouvait  faillir  exaltait  son  courage  et  doublait  son  énergie.  Mainte- 
nant, elle  n'a  plus  rien  à  craindre,  elle  n'a  plus  besoin  de  veiller  sur 
elle-même;  elle  a  résisté,  elle  a  vaincu,  sa  tâche  est  achevée,  elle 
quittera  la  vie  comme  un  vêtement  usé.  Assurément,  ce  récit  tou- 
chant ne  donne  pas  raison  à  M™'  de  T.  S'il  était  permis  de  fouiller 
dans  les  archives  des  familles,  on  verrait  l'amour  désespérer,  abré- 
ger la  vie  de  bien  des  hommes  ;  car  les  femmes  n'ont  pas  le  privilège 
de  la  souffrance.  Mais  il  y  aurait  de  l'injustice  et  de  la  puérilité  à 
chercher  dans  un  poème  une  démonstration  méthodique. 

Ce  qu'il  importe  de  noter,  c'est  la  simplicité  des  moyens  employés 
par  l'auteur  pour  produire  une  émotion  profonde.  Dans  la  Pensée 
cCaoûtj  dans  Monsieur  Jean,  dans  la  pièce  à  M™^  de  T.,  M.  Sainte- 
Beuve  ne  paraît  pas  s'élever  au-dessus  du  procès-verbal.  Il  nomme 
les  choses  et  les  hommes  par  leur  nom  ;  il  énumère  les  évènemens 
comme  pourrait  le  faire  un  greffier.  Il  a  l'air  de  transcrire  les  faits 
plutôt  que  de  les  raconter.  Mais  l'art  du  narrateur,  quoique  caché, 
n'en  est  pas  moins  sur.  Le  récit  va  si  lentement,  et  affiche  si  peu  de 
prétentions  que  le  lecteur  le  suit  avec  une  entière  confiance.  Peu  à 
peu  cependant  les  figures  se  dessinent,  le  paysage  s'éclaire,  les  plans 
s'ordonnent,  et  la  sympathie  est  acquise  à  l'auteur.  Il  n'est  pas  facile 
de  découvrir  comment  il  s'y  est  pris  pour  intéresser,  mais  il  intéresse, 
et,  selon  nous,  c'est  le  point  important.  Tous  les  détails  vivans  ou 
inanimés  sont  empreints  d'une  telle  vérité,  chaque  chose  est  si  bien 
à  sa  place,  que  l'incréduHté  ouïe  doute  sont  impossibles.  Nous  ajou- 
tons foi  aux  paroles  du  poète  précisément  parce  qu'il  n'a  pas  l'air  de 
vouloir  nous  dominer.  Il  parle  simplement,  et  nous  l'écoutons;  de 
sentimens  vrais ,  et  nous  sympathisons  avec  lui.  Les  pensées  qu'il 
exprime  naissent  du  sujet,  semblent  ne  pouvoir  s'en  détacher,  et 
nous  acceptons  ces  pensées  comme  nôtres. 

Les  nombreux  sonnets  qui  séparent  les  pièces  de  plus  longue  ha- 
leine sont  conçus  et  exécutés  d'après  la  même  méthode  que  les  trois 
ricits  dont  je  viens  de  parler  ;  c'est  pourquoi  je  crois  inutile  de  les 
analyser.  Mais  il  y  a  dans  le  nouveau  recueil  de  M.  Sainte-Beuve  deux 
poèmes  d'un  genre  purement  didactique,  deux  épîtres  adressées, 
r  une  à  M.  Villemain ,  l'autre  à  M.  Patin ,  qui  se  détachent  nettement  du 
fond  général  du  volume,  et  qui  méritent  une  étude  spéciale.  A  propre- 
ment parler,  ces  deux  épîtres  sont  un  retour  vers  la  sobriété  poétique 
du  xvn'  siècle  ;  les  idées  s'y  enchaînent  et  se  déduisent  avec  une  sorte 

TOME  XII.  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  rigueur;  çà  et  là  pourtant  Fauteur  se  permet  d'orner  sa  pensée, 
et  il  semble  redouter  la  sécheresse  de  la  démonstration.  Malgré  son 
fervent  amour  pour  la  simplicité,  il  se  permet,  de  loin  en  loin,  un 
luxe  ignoré  des  modèles  qu'il  semble  vouloir  rappeler.  Je  note  cette 
différence  sans  vouloir  en  faire  le  sujet  d'un  reproche.  Ce  qui  im- 
porte en  effet,  c'est  la  vérité  des  idées  ;  et  quant  à  la  forme,  qui  sert 
de  vêtement  à  ces  idées ,  pourvu  qu'elle  soit  en  harmonie  avec  le 
mouvement  général  de  la  pensée,  et  que  les  alternatives  de  richesse 
et  de  simplicité  soient  habilement  "ménagées ,  nous  n'avons  pas  le 
droit  de  la  trouver  mauvaise.  Il  y  a  dans  l'épître  à  M.  Villemain  trois 
parties  bien  distinctes,  ou  plutôt  trois  momens  d'une  même  pensée, 
l'apologie  de  Monsieur  Jean,  l'opposition  de  la  poésie  et  de  la  prose, 
et  l'explication  de  la  parenté  qui  unit  la  poésie  humble  et  familière 
à  la  poésie  élégiaque  et  lyrique.  Quant  au  premier  point ,  du  moins 
en  ce  qui  nous  touche,  nous  trouvons  le  plaidoyer  inutile,  et  nous  ne 
croyons  pas  qu'il  soit  de  nature  à  convertir  M.  Villemain  ;  car  M.  Vil- 
lemain, parle  caractère  même  de  son  intelligence,  par  son  éducation 
littéraire ,  par  ses  études  de  chaque  jour,  est  appelé  à  comprendre, 
mieux  que  personne,  certaines  faces  de  la  beauté,  et  en  particulier 
la  beauté  grecque ,  la  beauté  virgilienne  plus  finement  encore  que  la 
beauté  homérique;  il  excelle  à  sentir  et  à  montrer  toutes  les  qualités 
littéraires  qui  se  rattachent  à  l'ordonnance  ;  mais  il  y  a  tout  un  côté 
de  la  poésie  qui  doit  lui  demeurer  fermé,  c'est  la  peinture  des  senti- 
mens  domestiques,  dépouillée  des  grâces  de  la  diction,  la  peinture  du 
paysage  pris  en  lui-même,  réduit  aux  champs,  aux  fleuves  et  aux 
forêts ,  du  paysage  nu  et  sans  acteurs.  Si  les  leçons  publiques  de 
M.  Villemain  avaient  pu  laisser  quelque  doute  sur  ce  point,  ce  doute 
serait  résolu  par  l'opinion  que  M.  Villemain  a  exprimée  sur  Words- 
worth  en  parlant  de  Byron.  Il  hésite  à  classer  parmi  les  poèmes  vrai- 
ment dignes  de  ce  nom  les  esquisses  descriptives,  Laodamia  et  l'Ex- 
cursion ;  or,  s'il  était  sommé  de  déduire  les  motifs  de  son  hésitation , 
il  est  évident  qu'il  insisterait  sur  l'opposition  de  la  poésie  virgilienne 
et  de  la  poésie  des  lakists.  Mais  cette  opposition  n'est  qu'apparente;  si 
Wordsworth  ne  continue  pas  Virgile,  il  ne  le  contredit  pas.  Le  poète 
romain  et  le  poète  anglais  travaillent  sur  une  matière  commune ,  sur 
l'homme  et  la  nature  ;  seulement  Virgile  voit  l'homme  et  la  nature  à 
travers  Homère;  et  Wordsworth,  sans  tenir  compte  d'Homère  ni  de 
Virgile,  regarde  en  lui-même  et  autour  de  lui.  M.  Villemain,  qui  a 
vécu  avec  les  livres  beaucoup  plus  qu'avec  les  hommes  ou  le  paysage, 
se  range  naturellement  du  côté  de  Virgile;  et,  en  n'approuvant  pas 


PENSEES  D  AOUT.  83 

Wordsworth,  il  exprime  avec  une  sincérité  complète  l'opinion  à  la- 
quelle ses  études  ont  du  le  conduire.  Pour  être  logique,  il  doit  pareil- 
lement désapprouver  Monsieur  Jean;  et  M.  Sainte-Beuve,  en  essayant 
de  ramener  M.  Villemain,  a  tenté  une  conversion  impossible,  car  il  n'y 
a  évidemment  rien  de  virgilien  dans  Monsieur  Jean.  Quant  à  ce  qui  con- 
cerne le  mérite  de  la  forme,  la  délimitation  de  la  poésie  et  de  la 
prose ,  l'intervalle  qui  sépare  la  réalité  triviale  de  la  réalité  poétique, 
le  journal  du  récit,  la  cour  d'assises  de  la  tragédie,  M.  Villemain,  jo 
crois ,  ne  serait  pas  éloigné  d'accepter  comme  vraie  la  théorie  de 
M.  Sainte-Beuve;  seulement  j'incline  à  penser  que  le  poète  et  le  cri- 
tique ne  s'accorderaient  pas  sur  l'étendue  de  l'intervalle.  Mieux  que 
personne,  M.  Villemain  comprend  la  valeur  des  mots,  et  connaît  le 
charme  des  choses  bien  dites  ;  mieux  que  personne,  il  sait  ce  que  le 
tour  d'une  phrase,  le  choix  d'une  expresssion  peut  ajouter  d'éclat 
ou  de  limpidité  à  la  pensée;  mais  il  professe  pour  l'élégance  du  lan- 
gage un  culte  si  fervent ,  qu'il  n'entend  pas  sans  répugnance  les 
choses  appelées  par  leur  nom;  ce  qui  lui  paraît  trivial  ou  cru  n'est  que 
simple  pour  des  juges  moins  dédaigneux.  C'est  pourquoi ,  tout  en 
admettant  comme  vrai  ce  que  M.  Sainte-Beuve  dit  de  la  rime,  du 
rhythme,  de  la  concision,  de  la  condensation  elliptique  de  la  pensée, 
M.  Villemain  doit  souvent  trouver  insuffisans  les  artifices  qui  conten- 
tent M.  Sainte-Beuve.  Il  accorde  le  principe,  mais  il  n'accorde  pas 
les  conséquences ,  ou  plutôt  il  rétrécit  le  principe ,  et  rétrécit  néces- 
sairement le  cercle  des  applications.  Un  homme  nourri  toute  sa  vie 
dans  le  culte  des  lettres  grecques  et  latines ,  et  qui ,  dans  l'Italie  mo- 
derne ,  dans  l'Angleterre ,  n'a  goûté  que  les  génies  élégans  qui  se 
rapprochent  de  l'antiquité  païenne ,  qui  admire  le  Tasse  au  nom  de 
Virgile,  Pope  au  nom  d'Horace ,  n'estimera  jamais  une  haie,  un  buis- 
son, à  l'égal  d'un  chêne  ou  d'un  platane;  il  cherchera  toujours  Claude 
Gelée  dans  Buysdaël  ;  et,  par  respect  pour  Raphaël,  il  niera  toute 
l'école  flamande.  Pour  ma  part,  bien  que  je  professe  un  avis  con- 
traire, j'aime  mieux  cette  franche  négation  qu'une  admiration  simu- 
lée; car  les  esprits  qui  approuvent  sur  parole  trouvent  toujours 
moyen  d'avoir  tort  en  ayant  raison.  Ils  fondent  leurs  éloges  sur  des 
motifs  imaginaires ,  et  ne  peuvent  rallier  personne.  Je  suis  sûr  que 
M.  Villemain  est  incapable  d'approuver  jamais  Monsieur  Jean ,  et  je 
lui  sais  bon  gré  de  l'avoir  déclaré  net.  J'arrive  au  troisième  point  de 
i'épître,  à  la  parenté  qui  unit  la  poésie  familière  et  la  poésie  lyrique. 
Un  musicien  démontrerait  cette  parenté  par  les  octaves  du  clavier, 
un  peintre  par  les  couleur  s  de  sa  palette,  et  ils  insisteraient  sur  l'égale 

6. 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

valeur  des  sons  aigus  et  des  sons  graves,  des  tons  sombres  et  des 
tons  éclatans  ;  ils  ne  tiendraient  compte  que  de  l'habile  emploi  des 
sons  et  des  couleurs.  M.  Sainte-Beuve,  pour  démontrer  sa  pensée,  a 
choisi  une  comparaison  plus  détournée ,  mais  non  moins  heureuse  ; 
il  s'est  souvenu  d'une  tradition  égyptienne,  d'un  puits  creusé  sous 
une  pyramide ,  et  dont  la  profondeur  égale  la  hauteur  du  monu- 
ment qui  le  recouvre.  Si  la  pyramide  était  détruite ,  si  ce  puits  était 
rendu  à  la  lumière,  l'homme  placé  au  fond  du  puits ,  verrait  toutes 
les  merveilles  des  cieux  ;  n'est-ce  pas  l'image  de  la  poésie  familière 
comparée  à  la  poésie  lyrique? La  poésie  lyrique  va  droit  à  Dieu  pour 
l'interroger  sur  les  mystères  de  notre  destinée;  la  poésie  familière 
va  de  l'herbe  au  buisson ,  du  buisson  au  chêne,  et  du  chêne  dans  les 
cieux;  mais  le  terme  des  deux  voyages  est  le  même.  L'astronome 
placé  sur  le  sommet  de  la  pyramide ,  quand  le  soleil  a  disparu  de 
l'horizon,  verrait  ce  que  nous  voyons  en  plein  jour  en  descendant  au 
fond  du  puits.  Cette  comparaison  est  d'une  vérité  frappante ,  mais 
elle  ne  convertira  pas  M.  Villemain. 

L'épître  adressée  à  M.  Patin  se  distingue  par  une  grande  vérité, 
et  n'est  pas,  comme  l'épître  précédente,  un  plaidoyer  inutile.  M.  Patin 
a  su  rajeunir  l'histoire  de  la  poésie  latine  en  pénétrant  dans  l'inti- 
mité de  la  famille  romaine,  en  étudiant  curieusement  la  biographie 
des  poètes  antiques,  comme  s'il  s'agissait  d'un  contemporain;  de  tous 
les  épis  oubliés  qu'il  a  glanés  dans  ses  veilles  laborieuses,  il  a  com- 
posé une  gerbe  dorée  que  les  plus  conflans  n'espéraient  pas  ;  et  son 
enseignement  a  tous  les  caractères  d'une  véritable  restitution.  C'est 
aux  leçons  de  M.  Patin  que  nous  devons  l'épître  de  M.  Sainte-Beuve. 
11  y  a  si  loin,  en  effet,  de  la  poésie  latine  telle  que  nous  l'entrevoyons 
dans  les  études  fastidieuses  de  nos  premières  années  à  la  poésie 
franche  et  vive  que  nous  montre  M.  Patin ,  que  cette  différence  vaut 
bien  la  peine  d'être  célébrée.  Catulle,  interprété  par  l'histoire,  par  les 
mœurs,  par  la  famille,  par  la  biographie,  est  un  Catulle  tout  nou- 
veau, un  présent  que  nous  fait  le  lecteur  persévérant,  et  dont  nous 
devons  le  remercier.  L'étude  égoïste  des  mots  nous  livre  à  peine 
l'écorce  de  la  poésie  latine;  quand  nous  avons  entassé  dans  notre 
mémoire  toutes  les  variétés  de  la  synonymie,  toutes  les  lois  de  la 
syntaxe,  nous  sommes  loin  de  soupçonner  ce  qui  est  caché  au  cœur 
de  cet  arbre  vigoureux.  M.  Patin,  en  interprétant  la  poésie  latine, 
tient  compte  du  milieu  où  cette  poésie  s'est  développée,  et  il  agit 
sagement;  car,  si  toute  l'histoire. de  l'Italie  antique  ne  circule  pas 
dans  les  veines  de  la  poésie  latine,  il  sera  toujours  utile  de  connaître 


PENSÉES  D*AOUT.  85 

l'histoire  pour  comprendre  la  poésie,  comme  il  est  utile  de  connaître 
les  élémens  du  terrain  où  la  plante  a  grandi.  Chercher  l'homme  sous 
le  poète,  la  famille  dans  l'histoire,  la  biographie  dans  la  famille,  et 
après  cette  triple  étude,  aborder  l'explication  de  l'œuvre  poétique, 
tel  est  le  but  que  M.  Patin  s'est  proposé,  et  qu'il  a  touché.  Grâce  à 
lui,  la  poésie  latine  n'est  plus  une  lettre  morte;  elle  s'est  réchauffée, 
elle  s'est  remise  à  vivre;  ses  mouvemens  ont  toute  la  jeunesse  de  la 
génération  contemporaine,  ses  paroles  toute  la  clarté  des  paroles  qui 
frappent  chaque  jour  notre   oreille.  Nous  comprenons  l'antiquité 
païenne,  et  en  particulier  la  poésie  païenne,  autrement  que  les  ency- 
clopédistes, autrement  et  mieux  que  Voltaire.  C'est  donc  de  la  part 
de  M.  Sainte-Beuve  une  fiction  bien  légitime  que  de  voir  dans  les 
vieillards  qui  viennent  écouter  les  leçons  de  M.  Patin,  l'image  de 
cet  homme  hardi  qui  s'est  placé  dans  la  nécessité  d'ignorer  bien 
des  points  en  voulant  trop  vite  les  connaître,  et  qui  a  été  si  souvent 
injuste  pour  l'antiquité  païenne.  Si  Voltaire,  en  effet,  revenait  parmi 
nous,  il  serait  saisi  d'un  profond  étonnement  en  apercevant  dans  les 
objets  de  son  dédain,  et  en  particulier  dans  les  lyriques  latins,  tant 
de  beautés  inattendues  ;  il  se  reprocherait  la  frivolité  de  ses  juge- 
mens,  et  s'empresserait  de  les  réformer.  En  écoutant  les  explications 
ingénieuses  de  M.  Patin,  il  comprendrait  pourquoi  il  trouvait  si  peu 
de  charme  dans  la  poésie  latine.  En  présence  des  beautés  qu'il  n'a 
pas  soupçonnées,  il  avouerait  qu'il  n'a  pas  pris  le  temps  d'étudier  les 
hommes  qu'il  a  jugés  si  sévèrement  ;  et  cet  aveu  arraché  par  l'évi- 
dence projetterait  une  vive  lumière  sur  la  nature  et  la  vocation  de 
son  intelligence.  Il  serait  démontré,  pour  Voltaire  comme  pour  nous, 
que  l'auteur  de  Zaïre  et  de  Mahomet  aimait  la  poésie  et  la  science  en 
vue  de  la  popularité ,  de  la  puissance  qui  appartient  au  poète  et  au 
savant,  mais  que,  dans  son  ardeur  de  régner  par  les  vers  mélodieux, 
par  la  diffusion  des  connaissances,  il  ne  pouvait  trouver  ni  le  temps, 
ni  le  courage ,  ni  la  volonté  de  monter  jusqu'aux  cimes  de  la  poésie 
et  de  la  science.  Il  a  traversé  des  plaines  immenses,  il  a  creusé  d'in- 
nombrables sillons ,  il  a  jeté  d'une  main  prodigue  des  semences  de 
toute  sorte;  mais  il  n'a  jamais  tiré  du  sol  qu'il  labourait  à  la  hâte  des 
épis  sonores  et  splendides ,  comme  les  gerbes  nouées  par  Sophocle 
et  par  Newton.  Il  parcourait  au  pas  de  course  le  champ  de  la  poésie 
et  de  la  science,  et  ce  n'est  pas  merveille  si  la  poésie  et  la  science  ne 
lui  ont  pas  livré  tous  leurs  trésors.  L'imagination  latine  est  un 
temple  dont  il  n'a  touché  que  le  seuil;  aujourd'hui  la  lumière  inonde 
le  parvis  et  l'autel ,  et  l'auteur  de  Zaïre  n'aurait  qu'à  vouloir  pour 


86  REVUE  DES  DEUX  MONT)E?: 

connaître,  pour  admirer,  pour  saluer  avec  respect,  ce  qu'il  a  dédai- 
gné par  ignorance ,  ce  qu'il  a  ignoré  par  dédain.  Est-ce  à  dire  que 
cette  soudaine  révélation  le  déciderait  à  changer  de  rôle?  Je  ne  le 
crois  pas.  Mais  Voltaire,  convaincu  d'ignorance  et  de  frivolité,  joue- 
rait le  même  rôle  à  d'autres  conditions,  avec  moins  de  succès  ou  plus 
de  modestie. 

S'il  est  vrai  que  les  leçons  de  M.  Patin  ne  seraient  pas  sans  profit 
pour  l'homme  singulier  qui  avait  appliqué  son  génie  à  tous  les  pro- 
blèmes posés  par  l'intelligence  humaine ,  depuis  l'expression  de  la 
beauté  jusqu'à  l'exposition  des  lois  qui  régissent  le  monde  et  les 
sociétés,  assurément  ces  leçons  ne  seraient  pas  moins  utiles  aux 
esprits  de  notre  temps  ;  car  les  imaginations  vagabondes  trouveraient 
dans  Virgile  un  modérateur  et  un  guide;  elles  apprendraient  de  lui 
l'ordre  et  la  mesure,  conditions  indispensables  de  la  beauté.  Comme 
le  vieillard  studieux  dont  parle  M.  Sainte-Beuve  dans  son  épître  à 
M.  Patin,  ils  transporteraient  dans  le  monde  réel  la  grâce  et  l'har- 
monie qui  régnent  dans  les  poèmes  du  maître;  la  nature  prendrait  à 
leurs  yeux  une  grandeur,  une  dignité  qu'ils  ne  soupçonnent  pas.  Une 
partie  des  senlimens  humains,  qui  semble  aujourd'hui  bannie  de  la 
poésie,  reprendrait  le  rang  qui  lui  appartient;  à  côté  de  Didon  il  y  a 
place  pour  Hécube  et  pour  Priam.  Loin  de  moi  la  pensée  de  prescrire 
aux  hommes  de  notre  temps  l'imitation  des  formes  virgiliennes  :  co- 
pier l'antiquité  païenne  ne  vaudrait  pas  mieux  que  copier  l'Allemagne 
et  l'Angleterre;  mais  si  l'imitation  est  stérile,  l'étude  est  féconde. 
Or,  c'est  l'étude  de  Virgile  que  je  voudrais  voir  se  populariser  parmi 
nous.  Depuis  quinze  ans,  les  poètes  de  la  France  ont  presque  tous 
concentré  leur  attention  sur  la  rime  et  la  césure,  sur  la  voûte  des 
strophes  et  sur  l'enjambement  des  alexandrins;  il  serait  temps  de 
penser  à  des  questions  plus  sérieuses  et  qui  intéressent  plus  directe- 
ment la  poésie.  Maintenant  que  la  langue  est  assouplie,  maintenant 
qu'elle  est  préparée  à  dire  clairement  tout  ce  que  l'imagination  pourra 
rêver,  il  ne  serait  pas  hors  de  propos  de  remettre  en  honneur  les 
lois  qui  régissent  l'imagination,  et  de  chercher  le  texte  de  ces  lois 
dans  le  poète  mélodieux  qui  les  a  si  bien  appUquées.  Au-dessus 
et  au-dessous  de  Virgile  il  y  a  place  encore  pour  une  poésie  admi- 
rable, mais  nul  mieux  que  lui  n'a  connu  l'art  de  relever  par  l'expres- 
sion les  détails  de  la  vie  réelle,  d'effacer  les  lignes  mesquirics  et 
d'accuser,  en  les  ordonnant,  les  hgnes  majestueuses;  nul  n'a  mieux 
compris  le  rôle  de  la  mesure  dans  la  beauté.  M.  Patin  a  donc  bien 
mérité  de  l'imagination  en  restituant  le  vrai  génie  de  la  poésie  latine. 


PENSÉES  d'août.  87 

Malheureusement  le  style  du  nouveau  volume  de  M.  Sainte-Beuve 
est  loin  d'avoir  la  même  clarté,  la  même  transparence  que  le  style 
des  Poésies  de  Joseph  Delorme  et  des  Consolations.  A  ne  prendre  que  le 
fond  des  pensées ,  en  allant  au  cœur  de  chaque  pièce,  comme  nous 
l'avons  fait,  il  y  a  beaucoup  à  louer,  et  le  lecteur  partage  facilement 
l'émotion  de  l'auteur.  Mais  il  est  permis  de  craindre  que  cette  sym- 
pathie ne  soit  pas  générale ,  car  il  y  a  entre  la  pensée  de  M.  Sainte- 
Beuve  et  l'intelligence  qui  veut  l'atteindre  un  nuage  qui  commencera 
par  fatiguer  l'attention,  et  qui  finira  peut-être  par  exciter  l'impa- 
tience. A  force  de  multiplier  les  nuances,  M.  Sainte-Beuve  abolit  la 
couleur;  il  procède  presque  toujours  par  demi-teintes,  et  l'œil,  faute 
de  rencontrer  un  ton  franc,  ne  sait  où  s'arrêter.  L'obscurité  du 
style  des  Pensées  d'août  tient  de  trop  près  aux  procédés  de  l'intel- 
ligence pour  qu'il  ne  soit  pas  utile  de  la  signaler  et  de  l'expliquer.  Il 
est  évident  que  l'auteur  continue  de  penser  pendant  qu'il  parle,  qu'il 
regarde  en  même  temps  qu'il  peint ,  qu'il  n'attend  pas  la  fin  de  l'émo- 
tion pour  la  traduire.  De  là  naît  la  confusion  du  style.  Il  ne  peut  venir 
à  l'esprit  de  personne  de  contester  à  M.  Sainte-Beuve  une  connais- 
sance parfaite  de  la  langue,  mais  par  les  habitudes,  par  les  procédés 
de  son  intelligence,  il  se  place  dans  la  nécessité  de  méconnaître  et 
de  violer  les  lois  qu'il  a  si  laborieusement  étudiées,  et  si  habilement 
appliquées  dans  les  Poésies  de  Joseph  Delorme  et  dans  les  Consolations, 
Dans  la  crainte  de  refroidir  l'expression  de  sa  pensée,  il  s'applique 
à  prendre  sa  pensée  sur  le  fait  et  il  la  transcrit  lorsqu'elle  n'est  pas 
encore  achevée;  il  ne  consent  pas  à  écrire  de  mémoire,  et  cependant 
c'est  le  seul  procédé  légitime,  le  seul  qui  permette  à  la  pensée  d'être 
claire  et  transparente.  Sans  doute  il  peut  arriver  aux  passions,  à  la 
colère,  à  la  jalousie  par  exemple,  de  rencontrer  l'éloquence  sans  la 
chercher,  et  d'exprimer  clairement  les  tortures  de  l'ame;  mais  cette 
éloquence  toute  de  situation,  cette  éloquence  fatale,  involontaire, 
échappe  à  l'analyse  et  n'a  rien  de  commun  avec  l'art  d'écrire,  avec 
les  procédés  du  style;  car  si  la  passion  ne  se  possède  pas,  l'écrivain 
doit  se  posséder.  La  passion  est  une  puissance  irresponsable,  igno- 
rante d'elle-même,  incapable  de  se  juger;  l'art  d'écrire  exige  l'ap- 
plication simultanée  de  l'imagination  et  du  raisonnement.  L'imagina- 
tion trouve  les  comparaisons,  le  raisonnement  les  juge  et  les  ordonne. 
Mais  pour  que  ce  procédé  trouve  son  emploi,  il  est  nécessaire  de  ne 
commencer  le  travail  de  l'expression  qu'après  avoir  achevé  le  travail 
de  la  pensée.  A  cette  condition  seulement,  le  poète  est  certain  d'être 
compris,  ou  du  moins  il  met  toutes  les  chances  de  son  côté.  Réunir 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  un  moment  unique  l'œuvre  de  l'intelligence  et  l'œuvre  de  la 
parole,  mener  de  front  l'émotion  et  l'image,  c'est  confondre  l'étude 
et  l'enseignement,  c'est  tenter  l'impossible,  c'est  se  placer  dans  la 
nécessité  d'être  deviné,  c'est  laisser  l'œuvre  inachevée,  et  confier  au 
lecteur  le  soin  d'arrêter  les  contours  d'une  pensée  indécise.  Assuré- 
ment je  suis  loin  d'embrasser  dans  le  reproche  d'obscurité  le  volume 
entier  de  M.  Sainte-Beuve;  car  si  toutes  les  pièces  de  ce  volume  étaient 
voilées  du  nuage  dont  je  parle,  le  poète  jouerait  le  rôle  de  sphinx, 
et  moi  le  rôle  d'OEdipe;  à  moins  de  m'attribuer  une  pénétration  sur- 
naturelle, je  n'aurais  pas  entrepris  l'analyse  des  Pensées  d'Août.  Mais 
si  M.  Sainte-Beuve  n'avait  pas  pris  possession  de  la  sympathie  pu- 
blique par  les  Poésies  de  Joseph  Delorme  et  par  les  Consolations,  bien 
des  lecteurs  refuseraient  peut-être  d'étudier,  comme  il  le  mérite,  son 
nouveau  volume,  et  se  sentiraient  découragés.  Cette  obscurité,  dont  je 
crois  avoir  indiqué  l'origine,  se  compose  de  trois  élémens  :  de  l'impro- 
priété des  termes,  de  l'oubli  de  l'analogie  dans  l'évolution  des  images, 
et  parfois  de  la  violation  des  lois  de  la  syntaxe.  M.  Sainte-Beuve  connaît 
aussi  bien  que  personne  le  sens  des  mots,  et  cependant  il  lui  arrive  de 
les  employer  comme  s'il  marchait  à  tâtons  dans  le  vocabulaire  de  notre 
langue,  comme  s'il  ignorait  ce  que  permet,  ce  que  défend  la  synony- 
mie, ïl  emploie  adjectivement  des  participes  qui  ne  devraient  jamais 
se  montrer  qu'avec  un  régime  ;  il  applique  aux  choses  des  épithètes 
qui,  pour  avoir  un  sens  clair,  doivent  qualifier  exclusivement  les  per- 
sonnes. Ces  remarques,  je  le  sais,  sembleront  puériles  à  bien  des 
lecteurs,  mais  M.  Sainte-Beuve  a  trop  sérieusement  étudié  les  pro- 
cédés de  notre  langue  pour  ne  pas  comprendre  l'importance  et  la 
sincérité  de  mes  reproches.  Dans  la  pièce  adressée  à  Victor  Pavie, 
dont  la  pensée  prise  en  elle-même  est  pleine  d'animation  et  de  vérité, 
il  compare  les  émotions  confuses  de  l'ame  adolescente  tantôt  à  l'orgue 
majestueux  qui  bégaie  avant  de  chanter,  tantôt  à  l'écume  de  l'Océan, 
puis  aux  brumes  qui  enveloppent  la  cime  des  forêts,  et  ces  trois  com- 
paraisons, dont  une  seule  aurait  suffi  à  traduire  sa  pensée,  se  croisent, 
se  contrarient,  se  contredisent,  si  bien  que  l'esprit,  comme  un  nageur 
qui  croirait  toucher  la  rive  et  qui  perdrait  pied,  se  remet  en  course 
avec  impatience  et  maudit  cette  fatigue  imprévue.  Que  le  poète  choi- 
sisse à  son  gré ,  pour  exprimer  les  espérances  tumultueuses  d'une 
ame  adolescente,  le  bégaiement  de  l'orgue,  l'écume  de  l'Océan  ou 
les  flocons  de  la  brume,  il  ne  fait  qu'user  de  son  droit,  et  pourvu 
qu'il  manie  habilement  l'image  choisie,  la  critique  n'a  rien  à  lui  re- 
procher. Mais  s'il  mêle  en  un  seul  écheveau  trois  synaboles  contra- 


PENSÉES  D'AOCT.  89 

dictoires,  il  doit  désespérer  d'être  compris  ,  et  n'a  pas  le  droit  d'ac- 
cuser l'inattention  du  lecteur.  Quant  aux  lois  de  la  syntaxe ,  elles 
n'ont  pas  moins  d'importance  que  le  sens  des  mots  et  l'analogie  des 
images;  car  la  syntaxe,  comme  l'indique  si  nettement  l'éiymologie 
grecque,  est  aux  mots,  c'est-à-dire  aux  pensées  représentées  par 
les  mots,  aux  images,  c'est-à-dire  aux  sentimens  Ogurés  par  les  ima- 
ges, ce  que  la  stratégie  est  aux  soldats  d'une  armée.  A  ne  consulter 
que  le  sens  primitif  des  deux  expressions ,  la  syntaxe  et  la  stratégie 
ne  sont  qu'une  seule  et  même  chose.  Ordonner  les  mots  selon  les  lois 
de  la  grammaire,  ou  ranger  une  armée  en  bataille  selon  les  lois  de  la 
tactique;  combiner,  en  vue  d'un  but  déterminé,  des  élémens,  hommes 
ou  mots,  qui,  livrés  à  eux-mêmes,  disposés  fortuitement,  n'auraient 
pas  la  centième  partie  de  la  puissance  que  le  grammairien  et  le  tac- 
ticien leur  donnent,  n'est-ce  pas  toujours  appliquer  la  syntaxe?  Si  la 
stratégie  signiûe  la  conduite  des  armées ,  la  syntaxe  ne  signifie  pas 
autre  chose  que  la  conduite  des  mots.  Or,  dans  les  questions  mili- 
taires, comme  dans  les  questions  grammaticales,  que  serait  la  con- 
duite sans  l'ordonnance?  Que  M.  Sainte-Beuve  relise  attentivement 
la  dernière  pièce  de  son  nouveau  volume,  et  qu'il  voie  combien  de 
fois  il  lui  est  arrivé,  dans  une  période  de  quinze  vers,  d'entremêler, 
pour  l'expression  d'une  même  pensée ,  dans  un  membre  de  phrase 
régi  par  une  conjonction  unique,  les  divers  temps  d'un  verbe,  d'em- 
ployer tantôt  l'indicatif,  tantôt  le  subjonctif.  Puisque  la  violation  de 
la  syntaxe  mène  à  l'obscurité ,  le  poète  ne  doit  pas  oublier  un  seul 
instant  les  lois  de  la  syntaxe,  car  la  clarté  n'est  pas  moins  nécessaire 
dans  la  poésie  que  dans  la  science.  La  clarté  dans  un  théorème  de 
géométrie  donne  la  joie  de  l'évidence;  dans  un  récit,  dans  une  élégie, 
dans  une  ode,  l'évidence,  en  prenant  un  autre  nom,  ne  change  pas 
de  nature;  elle  s'appelle  sympathie;  mais  il  n'y  a  pas  de  sympathie 
possible  pour  des  sentimens  mal  compris.  C'est  pourquoi  nous  enga- 
geons M.  Sainte-Beuve  à  diriger  tous  ses  efforts  vers  la  clarté.  H 
a  des  pensées  élevées,  des  sentimens  vrais;  mais  pour  être  estimé  ce 
qu'il  vaut,  il  faut  qu'il  cesse  de  voiler  ce  qu'il  sent  et  ce  qu'il  pense; 
à  ce  prix  il  aura,  dès  qu'il  voudra,  la  gloire  et  la  popularité  qu'il 
mérite. 

Gustave  Planche. 


ADRIEN  BRAUWER. 


Le  soleil  allait  disparaître ,  et  les  maisons  bariolées  de  Harlem 
scintillaient  sous  se?  derniers  rayons.  Les  étroites  fenêtres,  fermées 
pendant  le  jour,  commençaient  à  s'ouvrir  à  la  fraîcheur  du  soir;  les 
servantes  causaient  près  des  portes,  et  des  jardins,  placés  derrière 
chaque  maison,  s'élevaient  des  bouffées  odorantes  qui  se  répandaient 
dans  les  carrefours  ;  on  était  à  cette  heure  charmante  où  la  lumière 
et  le  bruit  s'adoucissant,  la  fatigue  du  jour  se  transforme  en  une 
fraîche  langueur. 

A  l'entrée  d'une  pauvre  maison  basse  et  mal  peinte ,  un  enfant 
de  douze  ans  était  assis,  les  bras  nonchalamment  appuyés  contre  un 
châssis  posé  sur  ses  genoux  et  la  tête  rejetée  en  arrière.  Son  pâle 
visage  semblait  se  ranimer  aux  brises  du  soir,  et  ses  yeux  fatigués 
souriaient  en  suivant  le  vol  des  oiseaux  égarés  parmi  les  toits.  Il  y 
avait  déjà  quelques  instans  qu'il  se  livrait  à  cette  rêveuse  noncha- 
lance lorsqu'une  voix  aigre  se  fit  entendre  près  de  lui  : 

—  Est-ce  sur  les  nuages  que  tu  comptes  peindre  tes  fleurs,  gar- 
nement? s'écria  une  petite  femme  noire  et  sèche  qui  sortait  de  la 
maison,  la  coiffe  toute  hérissée  d'aiguilles  garnies  de  laines  coloriées. 

L'enfant  se  redressa  comme  s'il  se  fût  réveillé  en  sursaut,  rougit 
et  pâlit  tour  à  tour,  puis  baissa  les  yeux  avec  confusion. 

—  Voyons  ce  que  tu  as  fait  depuis  que  tu  es  là,  reprit  la  femm& 
maigre  en  piquant  à  sa  coiffure  une  nouvelle  aiguille. 


ADRIEN  BRAUWER.  91 

Elle  se  pencha  sur  le  châssis  que  l'enfant  lui  présensait  avec 
inquiétude, 

—  Trois  fleurs  et  deux  oiseaux  seulement;  j'en  étais  sure  quand 
je  t'ai  vu  sortir  !  Pourquoi  n'es-tu  point  resté  au  poêle  avec  moi? 

—  Mère,  il  faisait  si  beau!  répondit  l'enfant  avec  timidité. 

—  Si  beau!  s'écria  la  petite  femme  exaspérée;  est-ce  que  cela  te 
regarde,  qu'il  fasse  beau?  Me  vois-tu  m'occuper  du  temps,  moi?  — 
Si  beau!....  Ne  croirait-on  pas  qu'il  se  nourrit  de  soleil?  —  Adrien, 
tu  es  déjà  un  paresseux  et  un  vaurien  comme  ton  père;  mais,  prends 
{jarde,  mes  balais  ont  des  manches!... 

Le  pauvre  enfant  frissonna  à  ces  mots  ;  il  reprit  son  cadre,  ses  cou- 
leurs, ses  pinceaux,  et  voulut  rentrer. 

—  Ne  vois-tu  pas  que  la  nuit  vient  et  qu'il  fait  noir  dans  la  mai- 
son? reprit  sa  mère  ;  veux-tu  que  j'allume  une  lampe  pour  toi?  Reste 
où  tu  es,  et  profite  de  la  fin  du  jour  ;  il  faudra  bien  que  tu  travailles, 
car  je  vais  venir  à  tes  côtés. 

Elle  rentra,  en  effet,  un  instant,  et  reparut  bientôt  avec  son  mé- 
tier à  broder. 

Cependant  Adrien  avait  repris  son  châssis  et  n'osait  lever  les  yeux, 
îl  peignait  sur  toile  des  oiseaux  et  des  fleurs  qui  devaient  être  ven- 
dus comme  parure  aux  paysannes  des  campagnes  de  Harlem.  Dans 
le  principe,  il  n'avait  fait  que  tracer  à  la  plume,  sur  un  canevas ,  des 
dessins  que  sa  mère  brodait  ensuite;  mais  son  goût  s'étant  rapide- 
ment développé,  ses  esquisses  étaient  devenues  des  peintures  pleines 
de  fraîcheur,  et  qui  étaient  plus  recherchées  par  les  acheteuses  que  les 
broderies  de  la  mère.  Dès  que  celle-ci  connut  le  profit  qu'elle  pou- 
vait tirer  du  précoce  talent  d'Adrien,  elle  ne  lui  laissa  plus  ni  loisir, 
ni  repos.  Il  fallut  que  l'enfant  renonçât  aux  jeux  de  son  âge,  aux 
rondes  du  soir  sur  les  places  publiques,  aux  promenades  du  dimanche 
le  long  des  prés.  Plus  de  nids  à  chercher,  de  fleurettes  à  cueillir,  de 
papillons  à  poursuivre  ;  le  temps  d'Adrien  était  devenu  trop  précieux 
pour  qu'il  le  dépensât  à  être  heureux.  Il  se  coucha  plus  tard,  se 
leva  plus  matin;  on  éloigna  de  lui  tout  ce  qui  aurait  pu  le  distraire, 
y  compris  l'air  et  le  soleil.  L'enfant  subissait  déjà  la  peine  de  son 
génie;  le  pauvre  oiseau  était  devenu  une  poule  aux  œufs  d'or. 

Cette  nouvelle  vie  altéra  la  santé  d'Adrien  ;  mais  sa  mère  n'y  prit 
point  garde.  Cette  femme  avait  été  cruellement  éprouvée,  et  son  ame 
était  devenue  semblable  aux  mains  caleuses  qui  n'ont  plus  de  tou- 
cher. Ce  n'était  point  un  être  fort,  mais  un  être  endurci  à  la  douleur. 
Comme  elle  avait  toujours  souffert,  il  lui  semblait  que  la  souffrance 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'était  que  la  vie,  et  parce  qu'elle  se  montrait  sans  pitié  pour  elle- 
même,  elle  se  croyait  le  droit  d'en  refuser  aux  autres.  Du  reste, 
l'avidité  de  gain,  qui  la  rendait  cruelle  à  l'égard  de  son  fils,  venait 
chez  elle  d'un  sentiment  d'honneur.  Chargée  de  dettes  contractées- 
par  son  mari  avant  sa  mort,  elle  s'était  imposé  l'obligation  de  les 
payer  toutes  ;  son  travail  et  celui  d'Adrien  n'avaient  point  d'autre 
but.  Mais  Catherine  Brauwer  gâtait  cet  acte  de  probité  délicate  par  la 
manière  dont  elle  l'accompHssait.  C'était  une  de  ces  femmes  qui , 
n'ayant  pas  les  grâces  du  cœur,  donnent  au  dévouement  même  la 
laideur  de  l'égoïsme,  font  tort  au  bien  en  le  pratiquant,  et  semblent 
une  mauvaise  connaissance  que  l'on  est  fâché  de  voir  à  la  vertu. 

Condamné  à  accomplir  un  devoir  pénible  dont  il  ne  sentait  pas 
l'importance,  contrarié  dans  tous  ses  besoins,  dans  tous  ses  goûts, 
Adrien  n'avait  point  tardé  à  prendre  sa  mère  en  aversion.  Aussi, 
lorsque  celle-ci  tomba  malade,  par  suite  d'un  travail  excessif,  n'é- 
prouva-t-il  point  les  tendres  inquiétudes  qu'il  eût  dû  ressentir.  La 
dureté  des  autres  nous  endurcit  nous-mêmes ,  et  l'indifférence  des 
fils  n'est  pas  la  moindre  punition  de  l'insensibilité  des  parens.  Adrien 
ne  vit  dans  les  souffrances  de  sa  mère  qu'un  motif  de  congé.  La 
vieille  femme  l'avait  retenu  au  logis  seulement  par  la  crainte  ;  dès 
qu'il  s'aperçut  qu'elle  ne  pouvait  plus  se  lever  ni  le  battre,  il  méprisa 
ses  ordres  et  prit  la  fuite. 

Il  y  avait  si  long-temps  qu'il  n'avait  joui  de  sa  hberté,  qu'il  en 
éprouva  d'abord  une  sorte  de  délire.  Il  traversa  en  courant  les  fau- 
bourgs et  arriva  en  quelques  minutes  dans  la  campagne.  Il  y  avait  là 
de  l'air,  des  blés  mûrs  et  des  arbres  avec  des  oiseaux  qui  chantaient 
parmi  les  feuilles!...  Adrien  se  jeta  à  terre  et  se  roula  sur  l'herbe  en 
poussant  des  cris  de  joie.  Il  se  balança  ensuite  aux  branches  des 
vieux  sapins,  but  aux  fontaines,  courut  pieds  nus  dans  les  ruisseaux 
et  s'assit  au  bord  d'une  prairie  pour  se  faire  une  coiffure  de  joncs. 

Sa  journée  s'écoula  ainsi  à  chanter,  à  courir,  et  à  parler  aux  pa- 
pillons qui  passaient  dans  l'air.  Cependant  la  faim  l'ayant  fait  songer 
au  retour,  la  joie  commença  à  faire  place  à  l'effroi  :  il  reprit  le  che- 
min de  la  ville  lentement  et  la  tête  baissée.  Au  moment  où  il  aperçut 
de  loin  le  toit  de  sa  maison ,  il  s'arrêta  tout  frissonnant;  il  venait  de 
penser  qu'il  pourrait  trouver  sa  mère  guérie,  et  cette  idée  l'épouvan- 
tait. Cependant,  après  un  instant  d'hésitation,  il  continua  sa  route 
timidement,  en  rasant  les  murailles;  plusieurs  voisines  étaient  arrê- 
tées près  de  la  porte  de  sa  mère,  et  l'une  d'elles  l'aperçut  de  loin. 

—  Le  voilai  s'écria-t-elle. 


ADRIEX  BRAUWER.      ^  93 

Et  courant  à  lui  : 

—  D'où  viens-tu,  malheureux?  Sais-tu  ce  qui  est  arrivé  en  ton 
absence  ? 

—  Non. 

—  Ta  mère  est  morte. 

L'enfant  recula;  rien  ne  l'avait  préparé  à  cette  nouvelle,  et  il  chan- 
cela, comme  si  un  coup  l'eût  frappé.  Les  voisines  s'empressèrent  au- 
tour de  lui  avec  cette  compassion  bavarde  des  femmes  du  peuple,  et 
le  firent  entrer  dans  la  maison. 

La  première  impression  d'Adrien  n'avait  été  qu'une  surprise  atté- 
rante;  mais,  à  la  vue  du  cadavre  de  sa  mère,  il  jeta  un  cri  de  dou- 
leur. Tout  ce  qu'il  y  avait  encore  de  bon  dans  ce  cœur  s'émut  subi- 
tement ,  et  l'enfant  tomba  à  genoux ,  en  pleurant,  près  du  lit  de  la 
morte.  Les  femmes  qui  se  trouvaient  là  en  eurent  pitié  et  l'arrachè- 
rent à  ce  spectacle. 

Il  passa  deux  jours  chez  une  voisine ,  qui  n'épargna  rien  pour  le 
consoler.  Du  reste,  quelque  vive  et  sincère  qu'eut  été  sa  première 
douleur,  elle  ne  pouvait  être  de  longue  durée.  Sa  mère  ne  lui  laissait 
aucun  de  ces  souvenirs  qui  rendent  une  mémoire  sacrée;  en  la  per- 
dant, il  ne  perdait  ni  protection,  ni  soins,  ni  caresses.  On  ne  le  con- 
damnerait plus  à  des  travaux  sans  relâche  pour  satisfaire  à  un  hon- 
neur qu'il  ne  comprenait  pas;  la  mort  venait  de  lui  donner  quittance 
des  dettes  de  son  père;  se  trouver  orphelin,  ce  n'était  donc  pas  pour 
lui  être  seul,  mais  être  libre. 

Cependant,  quoiqu'il  entrevît  la  mort  de  sa  mère  moins  comme  un 
malheur  que  comme  une  déUvrance,  il  n'osait  se  livrer  à  la  joie  con- 
fuse qu'il  en  éprouvait.  Une  pudeur  de  l'ame  l'avertissait  que  ce  sen- 
timent était  impie  et  mêlait  à  son  contentement  intérieur  je  ne  sais 
quelle  honte  et  quelle  tristesse. 

Le  souvenir  de  sa  mère  était  d'ailleurs  encore  vivant  et  le  dominait 
parlapeur.  Aussi,  lorsqu'il  revint  dans  sa  demeure,  dontla  morte  avait 
été  emportée,  éprouva-t-il  un  saisissement  profond.  Il  chercha  des 
yeux  le  métier  à  broder  auquel  Catherine  avait  coutume  de  travailler, 
comme  s'il  se  fût  attendu  à  la  trouver  là;  il  prêta  l'oreille  pour  s'assu- 
rer s'il  n'entendait  point  sa  voix,  mais  tout  était  vide  et  muet.  Adrien 
regarda  autour  de  lui  avec  angoisse  :  la  terreur  que  lui  avait  inspi- 
rée sa  mère  pendant  sa  vie,  semblait  s'être  attachée  à  cette  maison, 
où  tout  lui  rappelait  une  longue  servitude.  C'était  la  première  fois 
qu'il  y  entrait  sans  entendre  des  cris,  des  injures,  et  ce  silence  lui 
faisait  froid;  sa  liberté  lui  causait  une  sorte  d'épouvante.  Il  lui  sem- 


9k  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bla  que  sa  mère  était  encore  là,  invisible,  mais  toujours  implacable 
et  veillant  sur  ses  moindres  actions.  Dominé  par  cette  espèce  de 
vision  d'enfant,  il  alla  prendre  son  châssis  et  ses  couleurs,  vint  s'as- 
seoir près  de  la  porte,  et  se  mit  à  dessiner  avec  autant  d'ardeur  que 
si  Catherine  Brauwer  l'eût  observé. 

Il  travaillait  depuis  une  heure,  lorsqu'il  vit  une  ombre  s'étendre 
sur  son  esquisse.  11  leva  la  tête  et  rencontra  les  regards  d'un  vieillard 
qui  s'était  arrêté  près  de  lui  et  étudiait  son  dessin  avec  attention. 

—  Qui  t'a  donné  des  leçons?  demanda  l'étranger. 

—  Personne,  monsieur. 

—  Quel  âge  as-tu? 

—  Treize  ans. 

—  Que  font  les  parens? 
— •  Je  n'en  ai  plus. 

Le  vieillard  regarda  encore  le  dessin. 

—  Je  suis  le  peintre  Hais,  reprit-il  enfin;  viens  avec  moi,  je  serai 
ton  maître  et  je  prendrai  soin  de  toi. 

Au  milieu  de  toutes  les  misères  d'Adrien,  la  pensée  qu'il  pourrait 
un  jour  devenir  peintre  avait  parfois  traversé  son  esprit,  mais  comme 
un  rêve  trop  beau  pour  y  croire.  On  juge  quel  effet  la  proposition 
de  Hais  dut  produire  sur  lui.  Le  vieux  professeur  profita  de  ce  pre- 
mier enivrement  pour  l'emener,  et  le  lendemain  Brauwer  était  établi 
dans  l'atelier  de  son  patron  avec  les  nombreux  élèves  auxquels  celui- 
ci  donnait  ses  soins. 

L'année  qui  suivit  fut  pour  Adrien  une  année  d'ivresse,  car  la 
peinture  lui  dévoila  une  à  une  toutes  ses  ressources.  La  peinture 
n'était  point  encore  devenue  un  sujet  de  discussions  esthétiques;  per- 
suadés qu'imiter  la  nature  était  le  meilleur  moyen  de  reproduire  la 
vie  dans  toutes  ses  expressions,  les  artistes  s'étaient  adonnés  tout 
entiers  à  l'étude  de  la  forme,  et  quand  ils  étaient  parvenus  à  faire 
respirer  le  bois  ou  la  toile,  quand  ils  y  avaient  répandu  toutes  les 
grâces  ou  toutes  les  énergies  que  Dieu  lui-même  avait  imprimées  au 
front  de  ses  créatures,  ils  croyaient  avoir  fait  une  œuvre  de  génie. 
L'art  n'avait  donc  alors  rien  de  métaphysique;  c'était  le  résultat 
d'une  contemplation  perspicace,  une  sorte  d'intuition  naïve  aidée 
d'études  patientes,  d'essais  multipliés  et  d'adresse  pratique. 

Brauwer  n'eut  point  par  conséquent  à  s'égarer  dans  des  inspira- 
tions fantastiques;  il  chercha  l'art,  comme  Dieu  avait  dit  de  chercher 
la  vérité,  avec  la  foi  des  petits  enfans.  Toujours  l'œil  fixé  sur  le 
monde  extérieur,  il  s'efforçait  d'en  saisir  la  forme,  le  mouvement. 


ADRIEN  BRAUWER.  95 

Ses  tablettes  passées  dans  sa  ceinture  ne  le  quittaient  jamais,  et  on  le 
voyait  dans  les  rues  de  Harlem  suivant  les  jeunes  servantes  qui  re- 
venaient de  la  fontaine,  les  soldats  ivres,  les  commères  en  querelles, 
fit  crayonnant  à  grands  traits  les  poses  charmantes  ou  grotesques 
qui  frappaient  ses  yeux. 

Grâce  à  ces  études  acharnées,  ses  progrès  furent  immenses,  et,  au 
bout  de  deux  années,  ses  tableaux  commencèrent  à  être  remarqués 
par  les  connaisseurs.  Hais,  qui  avait  prévu  ce  succès,  et  dont  la  bien- 
veillance n'avait  été  qu'un  calcul  d'avarice,  proGta  habilement  de  sa 
bonne  fortune.  Il  exigea  de  l'enfant  plus  d'assiduité  et  vendit  chère- 
ment aux  brocanteurs  ses  moindres  esquisses.  Mais  comme  les  con- 
disciples d'Adrien  commençaient  à  s'apercevoir  de  sa  supériorité,  il 
craignit  que  quelque  circonstance  ne  la  lui  révélât  à  lui-même ,  et 
pour  éviter  ce  danger,  il  l'enferma  seul  dans  un  grenier  écarté,  en 
lui  donnant  une  tâche  pour  chaque  jour.  Ainsi,  pour  la  seconde  fois, 
son  talent  devenait  funeste  à  Brauwer,  et  lui  ravissait  son  seul  héri- 
tage, la  hberté  ! 

Malheureusement  pour  lui ,  ses  tableaux  plus  connus  furent  plus- 
recherchés  ,  et  les  gains  de  Hais  s'accrurent  d'autant.  L'or  est  pour 
les  avares  comme  ces  liqueurs  dévorantes  qui  allument  la  soif  au  lieu 
de  l'éteindre  ;  bientôt  l'avidité  du  vieux  peintre  ne  connut  plus  de 
bornes.  Il  eut  recours  à  tous  les  supplices  pour  forcer  Adrien  à  un 
travail  continuel  et  rapide;  il  retrancha  sur  sa  nourriture,  lui  refusa 
un  lit,  des  vêtemens,  et  le  pauvre  enfant  en  arriva  à  regretter  sa  cap- 
tivité d'autrefois  et  les  duretés  de  sa  mère. 

Cependant  la  disparition  d'Adrien  avait  excité  la  curiosité  des  au- 
tres élèves  de  Hais  ;  on  sut  bientôt  où  il  était  renfermé.  Yan  '^stade 
(le  même  qui  s'illustra  plus  tard  dans  la  peinture)  jura  qu'il  réussi- 
rait à  le  voir.  En  effet,  il  proflta  de  l'absence  du  maître  pour  arriver 
jusqu'au  grenier  de  Brauwer,  et  appliqua  son  œil  à  une  fente  de  la 
porte;  mais  à  peine  eut-il  regardé  quelques  instans  qu'il  jeta  un  cri 
d'admiration  :  il  venait  d'apercevoir  le  dernier  tableau  achevé  par 
Brauwer.  Après  avoir  échangé  quelques  mots  avec  le  captif,  il  se 
hâta  de  redescendre  à  l'atelier  pour  raconter  ce  qu'il  avait  vu.  Tous 
les  écoliers  voulurent  s'assurer  par  leurs  yeux  de  cette  merveille,  et 
vinrent  successivement  à  la  porte  d'Adrien.  La  plupart  se  contentèrent 
d'admirer,  mais  quelques-uns,  marchands  de  tableaux  en  herbe, 
qui  étudiaient  l'art,  non  dans  le  but  de  l'honorer,  mais  de  l'exploiter, 
songèrent  aussitôt  à  tirer  parti  de  la  circonstance.  Ils  proposèrent  à 
Brauwer  de  leur  peindre  les  cinq  sens  et  les  douze  mois  de  Tannée, 


96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  raison  de  quatre  sous  pièce!...  Adrien  accepta  avec  empressement, 
tout  surpris  que  ses  peintures  pussent  être  achetées  quelque  chose. 

Cependant  Van  Ostade  revint  plusieurs  fois  le  voir,  et  l'engagea 
à  fuir,  en  l'assurant  qu'il  pourrait  vivre  partout  de  son  pinceau. 
Brauwer  doutait  encore;  mais  l'hiver  avait  commencé,  le  froid  de- 
venait intolérable  dans  le  grenier  de  maître  Hais.  Adrien  se  décida 
à  partir,  et  après  avoir  livré  à  quelques  camarades  huit  ou  dix  ta- 
bleaux pour  une  somme  d'environ  trente  sous,  il  força  la  porte  de 
sa  prison  et  prit  la  fuite. 

Une  fois  libre,  son  premier  soin  fut  d'entrer  chez  un  pâtissier,  où, 
avec  l'imprévoyance  d'enfant  qui  fut  le  fléau  de  sa  vie  entière,  il 
échangea  tout  son  argent  contre  une  provision  de  pain  d'épices.  Il  se 
mit  ensuite  à  parcourir  la  ville  sans  savoir  ce  qu'il  devait  faire  ni  de 
quel  côté  se  diriger. 

Maîtrisé,  dès  ses  premières  années,  dans  toutes  ses  volontés,  il 
avait  perdu  l'habitude  d'agir  sous  sa  propre  inspiration;  son  esprit 
était  resté  sans  audace,  ses  désirs  sans  énergie,  et  les  derniers  mois 
passés  chez  Hais  avaient  achevé  de  briser  cette  ame  qui  avait  tou- 
jours manqué  de  ressort.  Il  s'était  d'ailleurs  désaccoutumé  de  bruit, 
de  lumière,  de  mouvement,  et  sa  première  impression,  en  se  trou- 
vant dans  les  rues  de  Harlem ,  fut  une  gêne  douloureuse;  il  avait 
honte  de  ses  haillons  ;  il  ne  savait  comment  marcher  sous  tant  de 
regards.  Pour  leur  échapper,  il  entra  dans  une  église,  et  alla  se  ca- 
cher sous  l'orgue,  dans  le  coin  le  plus  obscur.  Là,  il  fut  saisi  d'une 
sorte  d'affaissement  moral.  Il  pensa  que  l'esclavage  lui  était  devenu 
une  seconde  nature,  et  que  peut-être  il  n'était  plus  capable  de  jouir 
de  la  liberté.  Cette  idée  le  navra  si  profondément,  qu'il  s'assit  et  se 
mit  à  pleurer  à  chaudes  larmes.  Un  homme  qui  priait  près  de  lui 
entendit  ses  sanglots  ;  il  s'approcha  pour  lui  en  demander  la  cause; 
Brauwer  lui  raconta  toute  la  vérité.  Cet  homme ,  ému ,  lui  proposa  de 
le  ramener  chez  son  maître ,  en  lui  promettant  qu'il  obtiendrait  pour 
lui  de  meilleures  conditions  que  par  le  passé.  Brauwer  se  laissa  per- 
suader. Il  fut ,  en  conséquence,  ramené  à  Hais,  qui,  honteux  de  voir 
son  avaricieuse  cruauté  découverte ,  promit  de  mieux  traiter  son 
élève  à  l'avenir. 

Adrien  fut,  en  effet,  conduit  à  la  fripperie,  où  on  lui  acheta  un 
habit  tabac  d'Espagne,  une  culotte  rouge  et  des  bas  chinés.  Il  lui  fut 
aussi  permis  de  travailler  dans  l'atelier  qui  était  chauffé,  et  on  ne 
lui  refusa  plus  la  nourriture  nécessaire. 

Plus  heureux ,  Brauwer  travailla  avec  plus  d'élan ,  et  ses  talens 


ADRIEN  BRAUWER.  97 

s'en  ressentirent.  Il  retrouva  aussi ,  avec  le  bien-être ,  un  peu  de  la 
résolution  qui  lui  avait  manqué  jusqu'alors.  L'âge  venait  d'ailleurs, 
et  la  virilité  commençait  à  se  faire  sentir  dans  cette  nature  tardive. 
Il  s'aperçut  que  Hais  vendait  ses  tableaux  ;  et  bien  qu'il  n'en  soup- 
çonnât point  la  valeur,  il  pensa  qu'il  vaudrait  mieux  travailler  pour 
son  propre  compte  qu'au  profit  d'un  maître.  Il  s'échappa  donc  de 
nouveau,  et  cette  fois  il  se  rendit  à  Amsterdam. 

On  était  alors  aux  beaux  temps  de  l'école  flamande  :  la  peinture 
n'avait  point  encore  été  détrônée  par  les  tulipes ,  et  l'on  ne  trouvait 
dans  les  Pays-Bas  que  grands  artistes  produisant  des  chefs-d'œuvre, 
et  grands  connaisseurs  les  achetant  au  poids  de  l'or.  Le  peuple  même 
partageait  cette  passion  des  riches,  et  les  peintres  étaient  alors  reçus 
partout  comme  les  minnesingers  l'avaient  été  autrefois.  A  son  arrivée 
à  Amsterdam ,  Brauwer  entra  dans  la  première  auberge  qu'il  ren- 
contra sur  son  passage.  Tout  homme  qui  voyage  en  Hollande  avec 
un  bâton  et  un  havresac  ne  peut  demander  que  deux  choses  dans  une 
auberge,  du  fromage  et  un  pot  de  bière.  En  attendant  qu'on  les  lui 
servît,  Adrien  prit  ses  pinceaux,  et  s'amusa  à  ébaucher  sur  la  table  de 
sapin  une  figure  de  charlatan  qu'il  avait  remarquée  en  route.  Lorsque 
l'aubergiste  revint,  il  s'arrêta  étonné  devant  la  grotesque  pochade. 

—  Comment!  compagnon,  sauriez-vous  peindre?  dit-il. 
Et  regardant  de  plus  près  : 

—  Pardieu  I  ceci  est  d'une  touche  hardie  î 

—  Etes-vous  connaisseur?  demanda  Brauwer  en  souriant. 

—  Un  peu,  compagnon  ;  j'ai  manié  moi-même  le  pinceau  avant  de 
manier  le  broc,  et  mon  fils  n'est  point  gauche  dans  la  partie. 

—  Comment  l'appelez-vous  ? 

—  Van  Soomeren. 

—  C'est  un  grand  maître  ;  j'ai  vu  des  tableaux  de  lui  chez  Hais  ;  il 
peint  avec  une  égale  habileté  l'histoire,  le  paysage  et  les  fleurs. 

—  M'est  avis  que  vous  ne  lui  cédez  en  rien ,  observa  l'aubergiste, 
qui  regardait  la  figure  du  charlatan  s'animer  sous  le  pinceau  de  Brau- 
wer; mille  diables  !  qui  êtes-vous  pour  peindre  si  vite  et  si  bien? 

—  Un  écolier. 

—  Votre  nom  ? 

—  Adrien  Brauwer. 

Van  Soomeren  recula  et  se  découvrit. 

—  Ah!  je  comprends  maintenant,  dit-il  respectueusement;  mes- 
sire  Adrien  Brauwer  m'a  fait  grand  honneur  de  choisir  mon  hôtel- 
lerie, et  tout  ce  qui  se  trouve  ici  est  à  son  service. 

TOME  XII.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Adrien  crut  d'abord  que  l'aubergiste  raillait  ;  il  eut  grand*  peine 
à  en  croire  ses  oreilles,  lorsque  celui-ci  lui  assura  que  son  nom  était 
déjà  célèbre  dans  les  Pays-Bas ,  et  que  ses  tableaux  étaient  fort  re- 
cherchés. Voulant,  du  reste,  s'assurer  de  la  vérité,  il  peignit  en 
quelques  jours ,  sur  une  planche  de  cuivre  dont  son  hôte  lui  avait 
fait  présent,  un  combat  de  paysans  et  de  soldats  ivres;  Van  Soome- 
ren  se  chargea  lui-même  de  placer  le  tableau ,  et  sortit  pour  le  mon- 
trer à  M.  de  Vermandois ,  riche  amateur  qu'il  connaissait. 

Brauwer  s'assit  à  la  porte  de  l'hôtellerie,  fort  inquiet,  et  ressentant 
plus  de  craintes  que  d'espérances.  Au  bout  d'une  heure  il  aperçut  Van 
Soomeren  qui  revenait  sans  le  tableau,  mais  avec  l'air  mécontent. 

—  Eh  bien?  lui  demanda-t-il. 

—  Eh  bien  !  il  n'y  a  plus  d'argent  à  Amsterdam.  Ils  sont  ici  huit 
ou  dix  peintres  qui  font  des  tableaux  plus  vite  qu'on  ne  bat  monnaie; 
les  collecteurs  en  ont  tant  acheté ,  qu'ils  sont  tous  ruinés. 

—  Cependant  vous  avez  vendu  le  mien  ? 

—  Sans  doute,  vous  m'aviez  recommandé  d'en  tirer  n'importe  quel 
prix  ;  je  l'ai  donné  pour  rien. 

—  Combien  avez-vous  reçu? 

—  Une  misère,  vous  dis-je. 

—  Mais  encore  ? 

—  Cent  ducats. 

Brauwer  se  leva  en  jetant  un  cri. 

—  Cent  ducats!...  mais  c'est  impossible!... 

—  Cela  est  pourtant ,  et  les  voilà ,  dit  Van  Soomeren  en  présen- 
tant au  jeune  homme  une  longue  bourse  pleine  d'or. 

—  Cent  ducats!...  répéta  celui-ci,  cent  ducats  !... 

Et  il  s'assit,  hébété  de  joie,  la  bourse  tremblant  dans  sa  main.  Il 
la  vida  devant  lui  sur  le  banc  de  pierre,  compta  les  pièces  l'une  après 
l'autre.  La  vue  des  ducats  finit  par  le  persuader.  Alors  il  se  leva 
comme  un  fou,  se  mit  à  danser,  à  chanter,  à  tourner  sur  lui-même; 
puis  saisissant  l'aubergiste  à  bras  le  corps  pour  l'embrasser  : 

—  Van  Soomeren,  s'écria-t-il ,  je  veux  faire  ta  fortune!  j'aide 
l'or,  regarde,  de  l'or! 

Et  il  faisait  sonner  sa  bourse  dans  sa  main. 

—  Je  suis  riche  comme  un  roi  maintenant!...  A  boire!  Van  Soo- 
meren I  Sers-moi  tous  les  vins  de  ta  cave!  mets  ta  basse-cour  à  la 
broche!  invite  tous  les  passans!  ce  soir  je  donne  à  souper  à  la  ville 
d'Amsterdam;  dépense,  dépense,  je  paierai  tout  ;  j'ai  de  l'or!... 

Van  Soomeren,  chez  qui  l'aubergiste  avait  depuis  long-temps  ab- 


ADRIEN   BRAUWER.  99 

sorbe  l'artiste,  ne  fît  aucun  effort  pour  dissuader  Brauwer ,  ni  pour 
arrêter  des  prodigalités  qui  tournaient  à  son  avantage.  Il  convia  les 
voisins  à  venir  partager  la  joie  de  son  hôte,  et  lui-même,  ayant  dé- 
pouillé la  veste  de  cuisinier  pour  l'habit  carré  des  kermesses,  prit 
place,  comme  un  invité ,  à  la  table  qu'il  avait  servie. 

L'orgie  dura  trois  jours,  mais  vers  le  milieu  du  quatrième,  Van 
Soomeren,  qui  s'était  éclipsé,  reparut  tout  à  coup  avec  un  visage  som- 
bre et  majestueux ,  le  bonnet  de  coton  sur  l'oreille ,  le  tablier  en  ban- 
doullière  et  un  long  papier  à  la  main. 

—  Que  nous  veux-tu,  fantôme?  s'écria  Brauwer  qui  était  ivre. 

—  Mon  maître,  c'est  le  mémoire. 

—  A  combien  monte-t-il? 

—  Juste  à  cent  ducats. 

—  Les  voilà ,  et  maintenant  envoie  au  diable  ton  papier,  ton  bon- 
net de  coton,  ton  tablier,  et  viens  boire  ce  qui  reste. 

Désormais  la  destinée  de  Brauwer  était  marquée  :  il  avait  troqué 
subitement  la  misère  pour  la  richesse,  sans  que  rien  put  l'aider  à 
supporter  ce  changement  avec  raison  et  dignité.  C'était,  comme  nous 
l'avons  déjà  dit,  une  ame  peu  solide,  fléchissant  à  tout  effort.  Les 
longues  privations  de  son  enfance  l'avaient  préparé  aux  excès  de  la 
jeunesse;  dès  qu'il  eut  goûté  aux  jouissances,  il  voulut  s'y  plonger 
jusqu'à  mourir.  Ce  fut  comme  une  faim  long-temps  endurée,  et  qui 
ne  peut  plus  se  satisfaire.  Quant  aux  scrupules  qui  eussent  pu  arrê- 
ter cette  fougue  insensée,  Brauwer  n'en  ressentit  aucuns  :  il  avait 
été  élevé  sans  autre  frein  que  la  peur;  une  fois  celle-ci  dissipée,  il 
ne  connut  aucune  règle.  D'un  autre  côté,  son  cœur  avait  perdu  de 
bonne  heure  le  tact  délicat  qui  tient  quelquefois  lieu  de  morale;  il 
avait  été  trop  long-temps  malheureux  pour  que  sa  sensibilité  ne  se 
fût  point  émoussée ,  et  il  ne  fallait  pas  moins  que  toutes  les  excita- 
tions de  l'orgie  pour  remuer  ses  sens  engourdis. 

Pouvant  désormais,  comme  il  le  disait  lui-même,  fabriquer  avec 
son  pinceau  des  lettres  de  change  qui  n'étaient  jamais  prolestées,  il 
se  livra  sans  réserve  aux  plaisirs  les  plus  désordonnés.  Quelque  énor- 
mes que  fussent  ses  gains,  ils  ne  purent  bientôt  suffire  à  ses  fan- 
taisies. Du  reste,  ces  alternatives  d'abondance  et  de  misère  l'in- 
quiétaient peu,  et  il  trouvait  même  le  plus  souvent  dans  ces  dernières 
l'occasion  d'exercer  son  humeur  bouffonne. 

Un  soir,  qu'il  regagnait  son  logis,  vêtu  des  seuls  habits  qu'il  pos- 
sédait, il  fut  dépouillé  par  des  voleurs,  qui  profitèrent  de  son  ivresse 
pour  le  laisser  complètement  nu.  Brauwer  se  réveilla  le  lendemain; 

7. 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  chemise,  devant  sa  porte.  Il  envoie  aussitôt  chez  les  marchands 
demander  des  étoffes;  mais  tous  refusent  de  lui  faire  crédit.  Brau- 
wer  ne  se  décourage  point  :  il  prend  de  vieilles  toiles  de  tableaux , 
s'en  fait  faire  un  vêtement  complet  sur  lequel  il  peint  à  la  dé- 
trempe des  fleurs  richement  colorées,  puis  il  gomme  le  tout,  se 
rend  au  spectacle  et  se  place  dans  le  lieu  le  plus  apparent.  Tout  le 
monde  est  frappé  de  la  magnificence  de  son  costume,  et  plusieurs 
dames  lui  envoient  demander  où  il  s'est  procuré  cette  merveilleuse 
étoffe  ;  alors  Brauwer  se  fait  apporter  une  éponge,  et  en  présence  de 
la  foule  stupéfaite ,  il  lave  toutes  les  fleurs  de  son  habit  qui  rede- 
vient une  toile  sale  et  grossière. 

Peu  après  cette  mystification,  ses  créanciers  le  forcent  de  quitter 
Amsterdam.  Il  part  pour  Anvers  sans  passeport.  L'Espagne  était 
alors  en  guerre  avec  les  états-généraux  ;  Brauwer  est  arrêté  comme 
espion  et  jeté  dans  un  cachot  de  la  citadelle.  Le  duc  d'Aremberg  y 
était  également  détenu  par  ordre  du  roi  d'Espagne;  Brauwer,  qui 
l'aperçut  dans  une  cour  et  qui  le  prit  pour  le  gouverneur,  lui  expli- 
qua sa  mésaventure ,  en  le  suppliant  de  le  tirer  de  peine. 

—  Je  saurai  si  tu  es  réellement  un  peintre,  dit  le  duc. 

Il  fit  demander  le  même  jour  à  Rubens  une  toile  et  des  couleurs 
qu'il  envoya  au  prisonnier.  Celui-ci  lui  fit  tenir  le  surlendemain  son 
ouvrage. 

—  Par  le  Christ!  s'écria  le  duc  en  riant ,  qu'a-t-il  fait  là  ?  C'est  le 
vieil  Alonzo  et  deux  de  ses  soudards  jouant  aux  cartes. 

Brauwer  avait  en  effet  remarqué  la  veille  ce  groupe  de  soldats  dans 
la  cour,  et  l'avait  copié. 

D'Aremberg  fit  aussitôt  demander  Rubens  pour  lui  montrer  le 
tableau.  Rubens  ,  qui  s'exaltait  facilement ,  se  récria  d'admiration. 

—  Monsieur  le  duc,  je  vous  offre  six  cents  florins  de  cette  toile? 

—  Merci,  Pierre ,  je  la  garde.  Mais  de  qui  la  croyez-vous? 

—  Je  ne  connais  qu'un  homme  qui  puisse  peindre  dans  ce  genre 
avec  autant  de  force  et  de  finesse  :  c'est  Brauwer. 

—  Il  ne  m'a  donc  point  trompé,  dit  le  duc. 

Et  alors  il  raconta  à  Rubens  ce  qui  lui  était  arrivé.  Rubens  courut 
aussitôt  chez  le  gouverneur;  il  lui  expliqua  l'affaire,  se  porta  caution 
du  prisonnier,  et  obtint  un  ordre  d'élargissement.  S'étant  fait  con- 
duire ensuite  dans  le  cachot  d'Adrien,  il  l'embrassa  sur  les  deux 
joues,  et  lui  dit  : 

—  Je  suis  Rubens,  votre  frère  en  peinture;  venez,  mon  maître, 
vous  êtes  libre. 


ADRIEN  BRA:uWER.  101 

11  l'emmena  aussitôt  dans  le  palais  qu'il  occupait  à  Anvers ,  lui  flt 
donner  de  riches  vêtemens ,  un  vaste  atelier,  et  lui  déclara  qu'il  ne 
le  laisserait  plus  partir. 

Brauwer  fut  d'abord  touché  de  cette  splendide  et  cordiale  hospi- 
talité; mais  il  ne  tarda  pas  à  s'en  trouver  gêné.  Le  palais  de  Rubens, 
orné  de  statues  ,  entouré  de  fleurs ,  tout  tapissé  de  fresques  et  d'é- 
toffes précieuses ,  convenait  mal  à  l'habitué  des  cabarets  d'Amster- 
dam. Les  graves  seigneurs  espagnols  qu'il  y  rencontrait  sans  cesse 
l'embarrassaient;  il  ne  savait  quelle  contenance  garder  en  leur  pré- 
sence; ses  riches  habits  même  le  mettaient  mal  à  l'aise,  et  son  cha- 
peau à  plumes  lui  pesait.  Plusieurs  fois  il  fut  tenté  de  fuir  sa  prison 
dorée,  comme  il  avait  fui  autrefois  son  grenier.  Enfln,  un  jour 
qu'il  y  avait  réception  chez  Rubens,  et  qu'une  foule  brillante  se 
pressait  dans  les  salons,  Brauwer,  ne  pouvant  supporter  plus  long- 
temps cet  apparat,  s'échappa  en  désespéré,  courut  à  l'autre  extré- 
mité d'Anvers  et  entra  dans  une  auberge  : 

—  A  boire  !  s'écria-t-il  du  ton  qu'il  savait  prendre  autrefois  chez 
son  ami  Van  Soomeren,  car  en  mettant  le  pied  sur  le  seuil  de  la  ta- 
verne, il  avait  retrouvé  toute  son  aisance ,  et  il  alla  se  placer  à  une 
table  où  était  déjà  assis  un  homme  du  peuple ,  qu'à  son  costume  il 
était  facile  de  reconnaître  pour  un  boulanger. 

—  Maître,  lui  dit  gaiement  Brauwer,  veux-tu  t'enivrer  avec  moi? 
je  paierai  les  brocs. 

—  Accepté. 

Les  ivrognes  font  vite  connaissance ,  et  Ton  s'entretint  longuement, 
car  le  boulanger  était  un  de  ces  buveurs  insubmersibles,  comparable 
au  tonneau  des  Danaïdes.  Adrien  était  dans  l'admiration  devant  une 
telle  capacité  :  lors  donc  qu'il  eut  appris  que  son  compagnon  se  nom- 
mait Joseph  Craësbek ,  et  qu'il  avait  presque  autant  de  goût  pour  la 
peinture  que  pour  la  bière  forte,  il  lui  dit  en  lui  frappant  dans  la  main  : 

—  Écoute,  Joseph,  tu  me  plais  ;  tu  es  un  luron  sans  gêne  auquel 
on  peut  parler  le  chapeau  sur  la  tête,  et  qui  ne  regarde  pas  si  tous 
les  boutons  d'un  haut-de-chausses  sont  à  leur  place;  je  ne  veux  plus 
te  quitter  :  demain,  je  viens  demeurer  chez  toi;  je  t'apprendrai  à 
peindre,  et  tu  m'apprendras  à  boire. 

—  Accepté. 

Le  lendemain,  en  effet,  Brauwer  prit  congé  de  Rubens  ,  malgré  les 
prières  de  celui-ci,  et  vint  s'établir  chez  son  ami  Craësbek. 

Le  boulanger  était,  du  resté,  un  homme  d'observation  silen- 
cieuse, mais  profonde.  Chaque  soir,  après  avoir  vidé  son  four,  il 


102  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

montait  chez  Adrien,  le  regardait  peindre;  puis,  la  journée  finie,  se 
rendait  avec  lui  au  cabaret.  Au  bout  de  six  mois ,  il  déclara  à  son 
maître  qu'il  se  sentait  capable  d'essayer  un  tableau.  Sa  première 
ébauche  parut  tellement  remarquable  à  Brauwer,  qu  il  l'engagea  à 
travailler  sérieusement.  Le  boulanger  suivit  ce  conseil,  et  fit  de  si 
grands  progrès  en  peu  de  temps ,  qu'il  put  quitter  son  premier  état 
pour  se  faire  peintre. 

Ce  changement  de  situation  ne  fît  que  resserrer  les  liens  qui  unis- 
saient Brauwer  et  Craësbek;  ils  ne  se  quittèrent  plus,  et  menèrent 
encore  plus  joyeuse  vie  que  par  le  passé. 

Cependant  un  chagrin  secret  sembla  s'emparer  du  boulanger.  Il 
avait  une  femme  plus  jeune  que  lui  et  fort  jolie  qu'il  soupçonnait  de 
ne  point  l'aimer. 

—  Que  l'importe?  disait  philosophiquement  Brauwer;  il  y  a  des 
femmes  et  de  la  bierre  pour  tout  le  monde;  si  l'on  boit  dans  ton 
verre,  bois  dans  celui  des  autres. 

Mais  Craësbek  goûtait  peu  une  telle  morale.  Un  jour  il  quitte  son 
ami  plus  sombre  que  de  coutume,  et  monte  dans  son  atelier,  laissant 
Brauwer  avec  sa  femme.  Ceux-ci  entendent  bientôt  des  gémissemens, 
des  soupirs  étouffés. 

—  Grand  Dieu  !  s'écrie  Brauwer,  Joseph  aura  fait  quelque  folie. 
Il  court  suivi  de  la  jeune  femme,  et  tous  deux  trouvent  Craësbek 

étendu  au  milieu  de  l'appartement,  un  couteau  à  la  main,  la  poitrine 
ouverte  et  tout  couvert  de  sang!...  A  cette  vue,  sa  femme  pousse  de 
grands  cris,  saisit  son  mari  dans  ses  bras  et  le  couvre  de  larmes. 

—  J'ai  cru  que  tu  ne  m'aimais  plus,  et  j'ai  voulu  mourir,  dit  le  bou- 
langer d'une  voix  défaillante. 

—  Qu'as-tu  fait,  Joseph!  mon  Joseph!  répète  la  jeune  femme  éper- 
due... Moi,  ne  plus  t'aimer?...  ah!  je  ne  te  survivrai  pas. 

—  Ainsi,  tu  m'aimes. 

—  Tu  en  doutes  encore,  Joseph?...  Donne-moi  ce  couteau,  je  veux 
me  frapper  et  périr  avec  toi. 

—  C'est  inutile ,  dit  Craësbek  en  se  relevant  d'un  bond  et  en 
essuyant  avec  sa  manche  la  plaie  qu'il  s'était  peinte  sur  la  poitrine; 
tu  es  une  bonne  femme,  et  maintenant  je  ne  doute  plus  de  toi. 

Cependant  l'intimité,  toujours  croissante  des  deux  peintres,  ame- 
nait chaque  jour  de  plus  nombreux  désordres;  il  n'était  bruit  à 
Anvers  que  de  leurs  scandaleuses  débauches,  et  les  choses  en  vinrent 
à  un  tel  point,  que  les  magistrats  se  crurent  obhgés  d'y  mettre  un 


ADRIEN    BRAUWER.  103 

terme.  Ils  firent  saisir  Brauwer,  qui  fut  conduit  hors  de  la  ville  avec 
défense  d'y  reparaître. 

Notre  peintre  se  trouva  d'abord  assez  embarrassé,  mais  vers  le 
soir,  il  rencontra  un  marchand  qui  se  rendait  en  France  et  qui  lui 
proposa  une  place  sur  son  fourgon. 

—  Soit,  dit  Brauwer  en  riant;  tu  vas  dans  un  pays  où  le  vin  est 
bon  et  les  filles  jolies;  allons  en  France. 

Et  il  suivit  le  marchand. 

Arrivé  à  Paris,  il  crut  qu'il  suffirait  de  se  nommer  pour  trouver 
admiration  et  sympathie,  comme  dans  les  Pays-Bas;  mais  il  fut 
cruellement  détrompé.  Là,  nul  ne  le  connaissait;  on  refusa  d'acheter 
ses  tableaux.  La  noblesse  française  de  cette  époque  était  d'ailleurs 
trop  élégante,  trop  polie  pour  goûter  le  genre  de  Brauwer  ;  ne  tou- 
chait^n  pas  au  jour  où  le  roi  le  plus  gentilhomme  qu'ait  jamais  eu  la 
France,  devait  dire ,  en  apercevant  des  Teniers  :  —  Otez  ses  magots  ! 
Quant  à  la  bourgeoisie,  elle  était  peu  connaisseuse,  et  s'occupait  plus 
de  querelles  politiques  que  de  peinture. 

Ne  trouvant  donc  à  Paris  qu'humiliation  et  misère,  Brauwer  prit 
L^  résolution  de  retourner  à  Anvers.  Mais  la  route  était  longue,  et  il 
fallait  qu'il  la  fît  à  pied ,  car  il  était  sans  ressources.  Il  est  permis  de 
croire  que,  pendant  ces  marches  épuisantes,  Brauwer  regretta  plus 
d'une  fois  ses  folles  dissipations  et  sa  fatale  imprévoyance.  L'expé- 
rience vient  tard  pour  les  esprits  légers;  mais  il  arrive  immanqua- 
blement un  jour  et  une  heure  où  la  vérité  leur  apparaît  :  seulement 
ce  jour  est  quelquefois  sans  lendemain  et  cette  heure  la  dernière. 

Après  deux  mois  de  fatigues  de  tout  genre  et  de  souffrances  inouïes, 
Brauwer  aperçut  enfin  le  clocher  d'Anvers  ;  mais  on  eût  dit  que  ses 
forces  ne  s'étaient  soutenues  que  par  le  désir  d'atteindre  le  but. 
A  peine  arrivé  aux  portes  de  la  ville,  il  tomba  privé  de  sentiment. 

Deux  jours  après,  Rubens  reçut  un  billet  tracé  d'une  main  trem- 
blante à  l'hôpital  d'Anvers.  Il  y  courut  ;  B.rauwer  était  mort  la  veille, 
et  on  lui  montra  la  place  où  il  venait  d'être  inhumé  dans  le  cimetière 
des  pestiférés.  Rubens  resta  long-temps  les  yeux  fixés  sur  cette  fosse 
fraîchement  remuée;  puis,  relevant  la  tête,  il  dit  à  son  élève  Van- 
Byck,  qui  l'accompagnait  : 

f§^ —  C'était  un  grand  peintre,  et  Dieu  seul  sait  ce  qu'il  eût  été  avec 
une  autre  éducation;  mais  les  enfans  trop  malheureux  ne  peuvent 
devenir  des  hommes  de  génie. 

Peu  après  Rubens  fit  enlever  le  corps  de  Brauwxr,  qui  fut  déposé, 
par  ses  soins,  dans  l'église  des  Carmes.  11  se  disposait  à  lui  élever  ua 


104  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

monument  funèbre,  et  il  en  avait  déjà  fait  le  dessin  lorsque  la  mort 
le  frappa  lui-même  en  1640. 

Malgré  sa  conduite  déréglée ,  Brauwer  travailla  beaucoup,  et  il  a 
laissé  un  grand  nombre  de  tableaux.  La  plupart  sont  de  petite  di- 
mension et  représentent  des  intérieurs  de  cabaret  ou  des  rixes  de 
paysans.  11  est  curieux  de  remarquer  que  ce  peintre,  qui,  comme 
tous  les  hommes  faibles  de  corps  et  timides  de  caractère,  avait  une 
grande  admiration  pour  la  force ,  s'est  presque  toujours  plu  à  re- 
produire des  scènes  de  violence.  Ses  paysans  se  battant  au  couteau 
et  ses  soldats  s'égorgeant  dans  un  mauvais  lieu  sont  d'une  vérité  à 
faire  peur.  Du  reste,  toute  la  peinture  de  Brauwer  respire  cette 
verve  d'action  que  les  œuvres  de  Callot  possèdent  à  un  si  haut  degré, 
et  qui  manque  parfois  à  Teniers.  Celui-ci  a  plus  de  vigueur  calme, 
une  couleur  plus  reposée;  mais  Brauwer  l'emporte  par  le  mouvement. 
11  y  a  quelque  chose  de  fébrile  dans  ses  compositions  ;  son  coup  de 
pinceau  est  à  la  fois  ardent  et  convulsif  ;  on  sent  la  nature  débile  qui 
s'exhale.  Quant  au  dessin,  il  est  comme  celui  de  toute  l'école  flamande, 
moins  élégant  que  vrai,  moins  correct  que  senti. 

La  France  ne  s'est  point  montrée  plus  juste  envers  Brauwer  après 
sa  mort  que  pendant  sa  vie.  Elle  avait  accueilli  le  peintre  avec  mé- 
pris; elle  a  oublié  ses  œuvres.  Le  Musée  du  Louvre,  ce  gueux  superbe 
qui  laisse  encore  voir  tant  de  trous  à  son  riche  manteau,  n'a  point 
une  seule  toile  de  cet  habile  maître. 

E.   SOUVESTRE. 


ORGANISATION 


BE 


L'INSTRUCTION  ÉLÉMENTAIRE 

ET  SECOPAIRE 

EN  DANEMARK. 


A  M.  DE  SALVANDr,  MINISTRE  DE  L'INSTRUCTION  PUBLIQUE. 

I. 

INSTRUCTION'   ÉLÉMENTAIRE. 

Il  y  a  long-temps  que  le  gouvernement  danois  s'occupe  avec  zèle  de  l'or- 
ganisation de  l'enseignement  dans  les  diverses  provinces  du  royaume.  En 
1721,  Frédéric  IV  fonda  deux  cent  quarante  écoles  et  leur  donna  des  in- 
structions. En  1729,  Chrétien  VI  rendit,  à  ce  sujet,  une  nouvelle  ordonnance 
qui  a  servi  de  base  à  celle  qui  subsiste  aujourd'hui.  En  1789,  le  roi  nomma 
une  commission  spéciale  pour  examiner  l'état  des  écoles,  leurs  besoins,  et 
rédiger  un  règlement  plus  complet  que  le  précédent. 

Cette  commission  établit  une  école  normale  pour  les  instituteurs ,  à  Blaa- 
gaard,  et  proposa  au  roi  un  nouveau  règlement.  En  Danemark,  les  projets 
de  lois  marchent  à  pas  mesurés.  Le  règlement,  rédigé  par  la  commission 
en  1801,  fut  mis  à  l'essai  en  1806,  et,  après  diverses  modifications,  proclamé 
définitif  en  1814.  C'est  un  travail  d'une  sagesse  d'esprit  remarquable.  Tous 
les  besoins  de  l'enseignement  élémentaire  y  sont  parfaitement  prévus,  et  les 
rédacteurs  de  cette  ordonnance  sont  entrés  dans  les  plus  minutieux  détails. 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  déterminer  les  attributions  de  tous  ceux  qui  prennent  part  à  la  direc- 
tion des  écoles,  pour  garantir  autant  que  possible  le  bien-ôtre  de  l'institu- 
teur et  celui  de  l'élève.  Si,  malgré  ces  excellentes  précautions,  l'enseigne- 
ment élémentaire  en  Danemark  n'est  pas  encore  ce  qu'il  pourrait  être,  le 
mal  ne  provient  pas  d'un  vice  d'institution ,  le  mal  provient  du  malheureux 
état  de  finances  dans  lequel  se  trouve  ce  pays,  et  de  l'impossibilité  où. 
il  est  de  faire  plus  de  frais  pour  améliorer  l'état  matériel  des  écoles  et  la 
position  des  maîtres.  En  1819,  il  se  fit  dans  toute  cette  organisation  un 
grand  changement.  Un  homme  qui  possédait  la  confiance  du  roi  introduisit, 
dans  toutes  les  écoles  de  villes  et  de  villages  ,  l'enseignement  mutuel.  Mais 
des  plaintes  nombreuses  s'étant  élevées  contre  ce  système,  on  fut  obligé  de 
le  restreindre.  Aujourd'hui  cette  méthode  est  admise  encore  dans  une  assez 
grande  quantité  d'écoles,  'mais  elle  n'est  plus,  à  beaucoup  près,  aussi  ré- 
pandue qu'elle  l'a  été. 

Les  écoles  élémentaires  de  Danemark  sont  divisées  en  trois  sections  :  celles 
des  petites  villes,  celles  de  Copenhague,  celles  des  villages. 

Ces  dernières  sont  placées  sous  la  surveillance  immédiate  d'une  com- 
mission composée  du  pasteur  et  de  deux  habitans  de  la  paroisse  choisis 
par  la  direction,  et  qui  portent  le  titre  de  représentans  de  l'école  [skolefor- 
stander  ). 

Si  quelqu'un  a  fait  une  donation  à  l'école ,  il  devient  membre  de  la  com- 
mission et  porte  le  titre  de  patron  (skolepalron). 

Au-dessus  de  cette  première  autorité  s'élève  la  direction,  composée  du 
prêtre  principal  du  district  [provst]  et  du  magistrat  (amtmand). 

L'administration  générale  est  confiée  à  la  chancellerie,  qui  représente  tout 
à  la  fois  le  ministère  de  la  Justice  et  le  ministère  des  cultes. 

L'évêque  exerce  sur  les  écoles  de  son  diocèse  un  droit  de  haute  surveillance. 
Il  est  tenu  de  les  visiter  dans  ses  tournées  épiscopales;  il  doit  interroger 
les  élèves,  contrôler  la  méthode  du  maître,  et  adresser  à  la  chancellerie  le 
résultat  de  ses  observations. 

La  commission  est  chargée  des  intérêts  matériels  de  l'école  et  de  l'exé- 
cution des  mesures  qui  lui  sont  prescrites.  C'est  elle  qui  veille  à  l'entretien 
des  bûtimens  ;  c'est  elle  qui  acquitte  le  traitement  du  maître.  Quatre  fois 
par  an  cette  commission  s'assemble  pour  délibérer  sur  les  ordres  qu'elle  a 
reçus  ou  sur  les  besoins  de  l'école.  Tous  les  quinze  jours,  elle  doit  visiter 
l'établissement  et  se  faire  présenter  le  journal  d'observations  du  maître. 

Le  prêtre  est  surtout  obligé  de  faire  régulièrement  ces  visites.  Le  prêtre 
est  le  chef  de  cette  commission;  c'est  à  lui  que  les  lettres  de  la  direction 
sont  adressées;  c'est  lui  qui  préside  les  assemblées;  c'est  lui  qui  rédige  les 
protocoles  ;  c'est  lui  aussi  qui  suit  pas  à  pas  la  conduite  et  les  progrès  des 
élèves;  c'est  lui  seul  qui  juge  s'ils  sont  en  état  d'être  confirmés,  et  l'on  peut 
dire  que  toute  la  partie  morale  et  intellectuelle  de  l'école  repose  sur  cette 
surveillance  du  prêtre. 

Deux  fois  par  an,  la  commission  adresse  à  la  direction  un  rapport  en  dou- 


DE  l'instruction   PUBLIQUE  EN  DANEMARK.  lOT 

ble  sur  l'état  de  l'école  et  sur  ses  besoins.  La  .direction  en  garde  une  copie 
et  envoie  l'autre  à  la  chancellerie. 

La  direction  n'est ,  comme  on  le  voit ,  qu'un  lien  intermédiaire  entre  l'au- 
torité supérieure  et  l'autorité  locale .  Elle  exécute  les  ordres  de  la  chancellerie 
et  contrôle  les  actes  de  la  commission;  elle  exerce  aussi,  dans  les  cas  ordi- 
naires, une  action  directe;  mais  elle  doit  soumettre  à  la  chancellerie  la  so- 
lution de  toutes  les  affaires  importantes. 

Tous  les  propriétaires  d'une  commune  sont  obligés  de  contribuer,  chacun 
selon  ses  revenus,  aux  besoins  de  l'école ,  soit  qu'ils  résident  dans  la  com- 
mune ou  non ,  soit  qu'ils  envoient  ou  non  leurs  enfans  à  l'école. 

La  contribution  générale  est  versée  entre  les  mains  de  la  commission,  qui 
doit  y  trouver  de  quoi  entretenir  les  bàtimens  des  écoles,  payer  le  maître  et 
son  adjoint. 

Si  une  commune  est  trop  pauvre  pour  pouvoir  elle-même  subvenir  aut 
frais  d'une  école,  le  roi  vient  à  son  secours;  car  il  doit  y  avoir  une  école 
dans  chaque  paroisse ,  et  tous  les  Danois  doivent  savoir  lire  et  écrire. 

Dans  les  villes,  la  contribution  se  paie  ordinairement  en  argent;  dans  les 
villages,  en  nature.  Dans  les  villes,  les  maîtres  d'école  reçoivent  un  trai- 
tement proportionné  à  l'importance  de  leurs  fonctions  et  à  la  cherté  des  lieux 
qu'ils  habitent.  Dans  les  villages,  ils  reçoivent  généralement  six  tonnes  de 
seigle,  six  tonnes  d'orge  en  nature,  vingt-cinq  tonnes  d'orge  payées  d'après 
ïa  taxe,  six  mesures  de  bois  que  les  paysans  sont  obligés  de  scier  et  d'ame- 
ner devant  la  maison  d'école.  Tous  ont  le  logement  gratuit  et  une  certaine 
«tendue  de  terre  propre  à  la  culture.  On  leur  donne  en  outre,  pour  l'entre- 
tien d'une  vache,  cent  dix-huit  livres  de  foin  et  deux  cent  trente-six  de  paille. 
Enfin  ils  reçoivent  ordinairement  dix  écus  par  an  pour  remplir  les  fonctions 
de  chantre  à  l'église.  Ils  ont  part  aux  offrandes  des  grandes  fêtes  et  au  tri- 
but volontaire  que  les  habitans  d'une  paroisse  paient  pour  les  baptêmes  et 
les  mariages.  S'ils  peuvent  donner  à  leurs  élèves  des  leçons  de  gymnastique , 
ils  reçoivent  encore  une  gratification;  tout  cela  ne  forme,  il  est  vrai ,  qu'un 
traitement  assez  modique  ;  mais  ils  peuvent  vivre  sans  être  obligés  de  joindre 
à  leurs  fonctions  un  autre  métier. 

Tous  les  maîtres  d'école  d'un  district  ont  une  caisse  de  secours,  oi^i  cha- 
cun d'eux  dépose  régulièrement  une  faible  partie  de  son  revenu.  Cette  caisse 
doit  leur  donner  un  appui  s'ils  sont  vieux,  un  secours  s'ils  sont  malades;  et 
quand  ils  meurent,  leur  veuve  reçoit  un  quart  de  leur  traitement. 

L'instituteur  a  été  élevé  à  l'école  normale.  Lorsqu'il  se  présente  pour  cc- 
cuper  un  emploi  dans  un  village,  il  doit  constater,  1°  qu'il  est  âgé  de  vingt- 
un  ans  au  moins;  2»  qu'il  peut  lire  et  écrire  couramment  et  avec  intelli- 
gence, expliquer  le  catéchisme  de  Luther  et  les  livres  élémentaires  de  re- 
ligion, faire  les  quatre  règles  principales  et  la  règle  de  trois,  chanter  le  chant 
d'église. 

Les  enfans  entrent  à  l'école  à  l'âge  de  sept  ans;  ils  y  restent  jr»squ*à  ce 


lOB  .  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'ils  soient  confirmés,  c'est-à-dire  jusqu'à  quatorze  ou  quinze  ans.  Il  n'y 
a  point  d'établissement  séparé  pour  les  garçons  et  pour  les  filles. 

Les  enfans  apprennent  la  lecture,  l'écriture,  le  calcul,  les  principes  de 
religion,  les  élémens  de  l'histoire  et  de  la  géographie  du  Danemark.  Ils 
doivent  aussi  apprendre  à  chanter,  et  faire  des  exercices  de  gymnas- 
tique. 

D'après  l'ordonnance  de  1814 ,  on  devait  leur  faire  faire  quelques  travaux 
manuels.  Les  jeunes  filles  devaient  apprendre  à  coudre,  à  filer,  à  tricoter; 
les  garçons  devaient  avoir  pour  maîtres  un  menuisier,  un  charpentier,  un 
forgeron.  Cet  article  du  règlement  n'a  pas  été  exécuté. 

L'école  est  divisée  en  deux  sections.  Les  leçons  durent,  en  été,  depuis 
sept  heures  du  matin  jusqu'à  onze,  et  depuis  quatre  heures  de  l'après-midi 
jusqu'à  six  ;  en  hiver,  depuis  huit  heures  du  matin  jusqu'à  midi,  et  depuis  deux 
heures  jusqu'à  quatre.  La  première  section  va  à  l'école  le  matin,  la  seconde 
l'après-midi.  Cette  mesure  a  été  prise  dans  l'intérêt  des  ouvriers  et  des  la- 
boureurs, qui  peuvent  avoir  chaque  jour  besoin  de  leurs  enfans.  Il  est  per- 
mis, du  reste,  aux  parens  de  faire  sortir  leurs  enfans  de  l'école ,  pendant 
trois  semaines  au  temps  des  semailles,  et  pendant  trois  semaines  en  automne. 
Toutes  les  écoles  ont,  du  reste,  congé  le  samedi,  et  vacance  pendant  les 
moissons. 

Chaque  année,  au  mois  d'octobre  et  au  mois  d'avril,  les  élèves  subissent 
un  examen  devant  la  commission.  C'est  d'après  cet  examen  qu'ils  sont  clas- 
sés à  l'école.  Le  résultat  de  l'examen  avec  les  observations  de  la  commission 
sur  le  caractère  et  la  conduite  de  chacun  d'eux  est  adressé  à  la  direction. 

La  commission  distribue  gratuitement  aux  enfans  pauvres  le  papier,  l'en- 
cre, les  plumes  et  les  livres  prescrits  pour  l'enseignement. 

Tous  les  parens  sont  obligés  d'envoyer  leurs  enfans  à  l'école.  Les  paysans 
doivent  y  envoyer  leurs  domestiques  qui  ne  savent  pas  lire.  Le  diman- 
che, avant  l'ouverture  des  classes,  le  prêtre  annonce  publiquement  le  jour 
où  le  maître  reprendra  ses  leçons,  et  invite  les  pères  de  famille  à  rem- 
plir leur  devoir.  Si  l'un  d'eux  conserve  ,  sans  aucune  raison  valable,  son  en- 
fant ou  son  domestique  à  la  maison ,  il  paie,  pour  chaque  jour  de  délai ,  une 
amende  de  deuxshellings.  Cette  amende  peut  s'élever  jusqu'à  vingt-quatre 
shellings,  s'il  n'obéit  pas  à  une  première  injonction,  et  enfin  il  peut  être 
condamné  à  la  prison. 

S'il  essaie  de  soustraire  ses  enfans  à  l'examen ,  il  paie  aussi  une  amende, 
et  enfin  il  subit  la  même  punition  s'il  les  laisse  aller  malpropres  à  l'école. 

Les  écoles  de  village  s'appellent  almiienskole ;  celles  des  villes  portent, 
comme  en  Allemagne,  le  titre  de  borgerskoïe  [hûrgersclmle))  mais  le  rè- 
glement qui  les  régit  est  le  même  que  celui  des  écoles  de  village  ;  seulement 
elles  ont  toujours  au  moins  deux  maîtres.  Le  premier  est  un  candidat  en 
théologie  sortant  de  l'université,  et  qui  porte  le  titre  de  catéchiste.  Il  est 
nommé  par  le  roi;  il  loge  dans  le  bâtiment  de  l'école,  et  reçoit  ordinaire- 


DE  l'instruction  PUBLIQUE  EN  DANEMARK.  109 

ment  un  traitement  de  300  rixdales  (900  francs).  Le  second  est  nommé  par 
la  direction. 

L'école  est  divisée  entre  ces  deux  maîtres,  et  ne  peut  pas  renfermer  plus 
de  quatre-vingts  élèves. 

L'enseignement  est  ici  plus  avancé  que  dans  les  écoles  de  village,  mais  il 
ne  vaut  pas  celui  des  bûrgerschules  allemandes. 

Les  écoles  de  Copenhague  sont  soumises  à  une  direction  spéciale,  et  dans 
chaque  paroisse  elles  ont  un  comité  de  surveillance. 

La  direction  se  compose  des  deux  prêtres  principaux  de  la  ville  (  deux 
provsts),  d'un  membre  de  la  commission  des  pauvres,  du  premier  magis- 
trat de  la  ville,  du  premier  bourgmestre,  de  deux  adjoints  et  de  deux 
prêtres. 

La  commission  de  surveillance  se  compose  d'un  prêtre  et  d'un  ou  deux 
habitans  choisis  par  la  direction. 

Chaque  année,  la  commission  fait  le  recensement  de  son  district;  elle 
enregistre  tous  les  enfans  en  âge  d'aller  à  l'école,  et  les  propriétaires  de 
maisons  sont  tenus  de  l'aider  dans  ses  recherches ,  et  de  répondre  exacte- 
ment à  ses  questions.  Les  enfans  pauvres ,  elle  les  fait  admettre  gratuite- 
ment à  Técole;  les  enfans  riches,  elle  les  inscrit  sur  la  liste,  et  oblige  les 
parens  à  les  envoyer  à  l'institution  de  la  paroisse,  ou  à  justifier  qu'ils  sont 
élevés  ailleurs. 

Les  écoles  élémentaires  sont  divisées  en  trois  sections.  Les  enfans  peuvent 
être  reçus  dans  la  première  avant  l'âge  de  six  ans.  On  les  instruit  par  des 
entretiens  :  on  leur  enseigne  la  prononciation,  la  signification  des  mots,  et 
les  premiers  principes  de  religion  ;  ils  apprennent  ensuite  à  épeler,  à  écrire, 
à  connaître  les  chiffres. 

Dans  la  deuxième  section,  ils  lisent ,  ils  écrivent ,  ils  calculent.  On  cherche 
à  développer  leur  intelligence  par  la  conversation.  On  leur  enseigne  l'his- 
toire et  la  géographie  de  leur  pays,  et  ils  apprennent  par  cœur  des  sen- 
tences morales,  des  histoires  bibliques. 

Les  enfans  des  deux  sexes  peuvent  être  élevés  ensemble  dans  ces  deux 
premières  sections,  mais  ils  sont  séparés  dans  la  troisième. 

Ici  les  garçons  continuent  leurs  leçons  de  lecture  et  d'écriture  :  ils  étu- 
dient l'orthographe,  la  grammaire,  le  style;  on  leur  fait  écrire  des  lettres 
de  différente  nature;  on  leur  apprend  à  connaître  les  poids  et  mesures,  et 
ils  s'exercent  au  calcul  mental,  au  calcul  écrit  dans  ses  applications  aux  cir- 
constances ordinaires  de  la  vie.  De  là ,  le  maître  les  fait  passer  à  l'étude  élé- 
mentaire des  sciences  naturelles  :  il  leur  donne  les  premiers  principes  de 
physique  et  d'hygiène;  il  leur  enseigne  aussi  la  technologie,  la  géométrie, 
les  mathématiques  pratiques,  l'usage  des  machines,  puis  la  géographie, 
l'histoire  et  les  lois  fondamentales  du  Danemark.  Ils  apprennent  aussi  le 
chant  et  la  musique  vocale,  et  on  doit  choisir  pour  ces  exercices  des  mor- 
ceaux de  chant  qui  éveillent  en  eux  le  sentiment  de  la  religion ,  l'amour  du 
roi  et  de  la  patrie^ 


110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dans  les  deux  premières  divisions  de  ces  écoles,  les  maîtres  enseignent 
tout  ce  qui  est  exigé  dans  les  horgerskoles  des  petites  villes.  La  troisième 
peut  être  regardée  comme  une  realskole. 

L'élément  de  l'éducation  des  jeunes  filles  est  un  élément  religieux  et  mo- 
ral. Il  faut  qu'elles  apprennent  par  la  conversation ,  par  des  récits,  par  des 
exemples ,  à  connaître ,  à  aimer  les  vertus  de  leur  sexe,  la  douceur,  la  dé- 
cence, la  propreté ,  les  devoirs  de  famille.  Elles  apprennent  à  lire,  à  écrire, 
à  calculer,  dans  un  but  d'application  journalière.  On  leur  donne  aussi  des 
notions  d'histoire  et  de  géographie  et  des  notions  d'économie  domestique. 
Cette  éducation  est  tout-à-fait  pratique.  Les  jeunes  filles  doivent  y  puiser 
des  connaissances  nécessaires  pour  se  rendre  d'abord  utiles,  agréables  à 
leurs  parens,  et  pour  devenir  un  jour  de  bonnes  mères  de  famille. 

Outre  les  écoles  du  gouvernement,  il  existe  à  Copenhague  un  grand 
nombre  d'écoles  particulières,  qui  pourvoient  par  des  dotations  spéciales 
à  leurs  dépenses.  Tout  homme  qui  veut  établir  à  ses  frais  une  école  est  tenu 
de  soumettre  son  projet  à  la  direction,  qui,  après  l'avoir  approuvé,  laisse 
l'école  marcher  d'elle-même  et  lui  demande  seulement  un  rapport  tous 
les  ans. 

Il  existe  aussi  dans  cette  ville  des  écoles  du  soir  et  des  écoles  du  dimanche 
pour  les  ouvriers,  telles  que  nous  en  avons  aujourd'hui  dans  plusieurs 
grandes  villes  de  France.  Il  existe  deux  salles  d'asile  fondées  par  la  reine 
et  la  princesse  royale,  et  deux  realskoles  établies  sur  le  modèle  des  real- 
schules  d'Allemagne.  On  a  formé  depuis  long-temps  le  projet  d'établir  de 
semblables  écoles  dans  l'intérieur  du  pays,  mais  il  n'a  pas  encore  été  mis 
à  exécution. 

Tous  les  enfans  de  Copenhague  doivent  rester  à  l'école  jusqu'à  ce  qu'ils 
soient  confirmés.  Chaque  année  la  commission  les  examine,  et  adresse  à  la 
direction  le  résultat  de  ses  remarques.  La  direction  adresse  au  roi  un  rap- 
port général  sur  l'état  matériel  et  intellectuel  des  écoles,  sur  ce  qu'elles 
ont  reçu  des  dotations  particulières,  sur  ce  qu'elles  ont  coûté  à  la  ville.  Ce 
rapport  est  imprimé,  et  la  direction  doit  y  mentionner  tous  les  maîtres  qui 
se  sont  distingués  par  leur  zèle  et  leurs  travaux,  et  tous  les  hommes  qui  ont 
fait  quelque  don  aux  écoles. 

La  plupart  des  maîtres  employés  dans  les  institutions  de  Copenhague  sor- 
tent de  l'école  normale. 

Il  n'y  avait,  en  1790,  qu'une  seule  école  normale. en  Danemark,  Il  y  en  a 
maintenant  quatre.  Chacune  d'elles  est  dirigée  par  quatre  professeurs.  Le 
premier  d'entre  eux  porte  le  titre  de  représentant. 

Les  élèves  paient  environ  cent  écus  par  an  pour  entrer  dans  ces  écoles. 
Mais  ils  peuvent  aussi ,  s'ils  ne  sont  pas  riches,  obtenir  une  place  gratuite. 
Aucun  candidat  n'est  reçu  au-dessous  de  dix-huit  ans,  ni  au-dessus  de 
vingt. 

L'objet  de  l'enseignement,  c'est  en  première  ligne  la  religion,  la  Bible, 
l'Evangilej  puis  la  langue  danoise,  la  grammaire,  l'écriture,  l'histoire na- 


DE  LINSTRUCTION   PUBLIQUE  EN  DANEMARK.  IH 

turelle,  surtout  pour  ce  qui  a  rapport  au  Danemark,  l'arithmétique  et  la 
géométrie  pratique,  l'histoire  de  la  religion,  l'histoire  et  la  géographie  du 
pays,  léchant  d'église  et  la  musique  instrumentale,  la  pédagogie;  quelques 
principes  d'anatomie  et  d'hygiène,  de  manière  à  ce  que  l'élève,  devenu  maître, 
puisse  donner  des  conseils  aux  paysans;  quelques  principes  d'économie  ru- 
rale, quelques  travaux  manuels  ayant  un  but  d'utilité  pratique,  et  la  gym- 
nastique. 

Il  y  a  sept  heures  de  leçons  par  jour,  c'est-à-dire  quarante-deux  par 
semaine,  le  dimanche  étant  un  jour  de  congé.  Elles  sont  divisées  ainsi  : 

Religion 7  Chant  et  musique.     ...  5 

Langue  danoise.    .     .  6  Pédagogie 5 

Mathématiques.      .     .  6  Gymnastique.  ..',.,  3 

Sciences  naturelles.     .  5  Économie  rurale  et  travaux 

Histoire  et  géographie.  3  manuels 2 

Les  élèves  restent  là  trois  années,  et  subissent  chaque  année  un  examen. 
Le  premier  est  très  rigoureux.  Si  l'élève  ne  le  soutient  pas  d'une  manière 
satisfaisante,  il  est  renvoyé,  et  paie  trente  écus  à  l'école.  A  la  fin  de  ses  étu- 
des, il  subit  encore  un  examen  pour  obtenir  son  diplôme  de  maître  d'école. 

Le  résultat  de  cet  examen  donne  trois  notes  différentes  :  extrêmement 
capable,  très  capable,  capable  [udmœrket  duelig,  megetduelig,  diielig  ).  Les 
élèves  sont  placés  selon  la  note  qu'ils  ont  reçue.  Celui  qui,  après  ses  trois 
années  d'étude ,  ne  pourrait  pas  même  obtenir  le  dernier  degré ,  ne  reçoit 
point  de  certificat,  et  paie  cent  écus  à  l'école. 

L'école  est  dirigée  par  le  premier  professeur,  d'après  les  ordres  de  la  chan- 
cellerie. 

IL 

INSTRUCTION  SECONDAIRE. 

Il  y  a  eu  Danemark  dix-huit  gymnases  ou  écoles  savantes  [lœrdskoîe). 

Ces  gymnases  sont  soumis  à  la  surveillance  immédiate  d'un  comité  qui 
porte  le  titre  d'éphorat  et  qui  est  composé  de  l'évêque  et  de  Vamtmand- 

Ils  sont  régis  par  un  comité  supérieur  de  trois  personnes,  nommées  par  le 
roi,  et  qui  porte  le  titre  de  direction. 

C'est  à  ce  comité  qu'est  confiée  l'administration  de  l'enseignement  secon- 
daire et  de  l'université.  Il  ne  reçoit  d'ordres  que  du  roi ,  et  représente  par 
ses  attributions  le  ministère  de  l'instruction  publique.  Il  est  assez  singulier 
qu'il  n'ait  pas  aussi  l'administration  des  écoles  élémentaires.  C'est  une  ano- 
malie dont  plusieurs  hommes  éclairés  ont  déjà  démontré  les  inconvéniens.  Ce 
qui  l'explique ,  c'est  que  les  écoles  élémentaires  étant  placées  sous  la  gestion 
continuelle  et  immédiate  des  prêtres,  on  a  pensé  qu'elles  devaient  être  régies 
parle  ministère  des  affaires  ecclésiastiques. 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  direction  détermine  elle-même  le  mode  d'enseignement,  le  choix  des 
livres,  les  tableaux  de  leçons;  elle  indique  des  règles  à  suivre  pour  l'im- 
matriculation des  élèves,  elle  distribue  les  stipendes,  elle  juge  les  différends 
qui  pourraient  survenir  entre  les  professeurs ,  elle  décide  toutes  les  ques- 
tions importantes;  c'est  elle  qui  imprime  le  mouvement  aux  gymnases,  et 
I-es  éphores  agissent  d'après  ses  instructions. 

Les  éphores  ont  auprès  des  gymnases  les  mômes  attributions  que  la 
commission  scolastique  auprès  des  écoles  élémentaires. 

Ils  doivent  faire  exécuter  les  ordres  de  la  direction,  surveiller  l'état  des 
bâtimens  du  gymnase,  la  discipline,  et  instruire  la  direction  de  toutes  les 
mesures  qu'il  leur  semblerait  utile  de  prendre  dans  l'intérêt  de  l'école.  Ils 
doivent  tenir  un  registre  exact  de  tout  ce  qui  se  passe  au  gymnase,  et  un 
registre  de  correspondance  avec  la  direction. 

Les  professeurs  sont  nommés  par  le  roi  sur  la  proposition  de  la  direction. 
Le  premier  d'entre  eux  s'appelle  recteur.  Ordinairement  il  y  a  dans  chaque 
gymnase  un  recteur,  un  professeur  en  titre  nommé  {overlœrer) ,  et  quatre 
ou  cinq  adjoints. 

Le  traitement  des  professeurs  varie  selon  leur  degré  d'ancienneté.  Les 
jeunes  recteurs  ont  le  logement  et  1,000  rixdales  (3,000  francs).  Les  profes- 
seurs ont  de  800  à  1,200  rixd.,  et  les  adjoints  de  400  à  700.  Plusieurs  écoles 
pourvoient  à  leurs  besoins  par  des  dotations  particulières.  D'autres  pos- 
sèdent des  revenus  considérables.  L'excédant  de  tous  ces  revenus  forme  le 
fonds  commun  des  écoles  secondaires.  Il  est  administré  par  la  direction  et 
partagé  entre  les  gymnases,  en  sorte  que  toutes  ces  institutions  ne  coûtent 
rien  au  gouvernement. 

Le  recteur  fait  un  cours  comme  les  autres  professeurs.  Il  est  chargé  en 
outre  de  la  direction  avec  les  éphores  et  avec  le  comité  supérieur.  Trois  mois 
avant  l'ouverture  des  classes,  il  écrit  au  comité  pour  lui  indiquer  l'ordre  de 
leçons  qu'il  désire  suivre ,  les  livres  qu'il  désire  employer,  et  il  ne  peut  aban- 
donner les  livres  qui  lui  sont  prescrits,  sans  une  autorisation  spéciale. 

Chaque  professeur  doit  tenir  un  journal  où  il  écrit  régulièrement  ses  ob- 
servations sur  le  caractère ,  sur  les  progrès  des  élèves.  Le  recteur  peut  se 
faire  communiquer  ce  journal  aussi  souvent  qu'il  le  désire.  Tous  les  trois 
mois,  les  professeurs  adressent  au  recteur  un  rapport  sur  l'objet  de  leurs 
leçons  et  sur  leurs  résultats.  Le  recteur  envoie  à  la  direction  une  copie  de  ce 
rapport  annoté  par  lui. 

Tous  les  trois  mois  le  recteur  doit  assembler  les  professeurs  et  délibérer 
avec  eux  sur  le  meilleur  moyen  de  distribuer  les  heures  de  leçons,  de 
maintenir  la  discipline,  d'exciter  le  zèle  des  élèves.  Cette  délibération  est 
écrite. 

Les  professeurs  font  vingt-quatre  heures  de  leçons  par  semaine.  Si,  dans 
un  cas  extraordinaire,  ils  en  font  plus,  ils  reçoivent,  outre  leur  traitement, 
1  franc  par  heure. 


DE   l'instruction   PUBLIQUE   EN  DANEMARK.  113 

Les  classes  sont  ouvertes  au  mois  d'août.  Il  y  a  dix  jours  de  vacances  à 
Noël,  quinze  à  la  Pentecôte,  huit  à  Pâques,  quinze  à  la  fin  de  juillet.  Il  y 
a  vacance  aussi  l'après-midi  des  veilles  de  fête  et  les  jours  de  foire. 

Le  élèves  ne  peuvent  entrer  à  l'école,  ni  au-dessous  de  dix  ans,  ni  au-dessus 
de  dix-huit.  On  exige  d'eux  seulement  qu'ils  sachent  lire.  Ils  reçoivent  au 
gymnase  des  leçons  d'écriture.  Chacun  d'eux  doit  payer  en  entrant  un  droit 
d'inscription  de  5  rixdales  (15  fr.) ,  plus  9  francs  pour  le  bois  et  la  lumière, 
et  90  francs  par  an  pour  les  leçons.  S'il  y  a  deux  frères  dans  le  même  éta- 
blissement, le  second  ne  paie  que  la  moitié;  trois,  le  tiers;  et  s'il  y  en  a 
quatre,  le  quatrième  ne  paie  rien.  Il  n'y  a  point  de  pensionnaires,  point 
d'internes. 

On  enseigne  au  gymnase  le  latin  et  le  grec,  le  danois ,  le  français ,  l'alle- 
mand et  l'anglais.  L'étude  du  français  est  recommandée  d'une  manière  spé- 
ciale. On  enseigne  la  religion,  la  morale,  la  géographie,  l'histoire,  l'arith- 
métique, l'histoire  naturelle,  le  dessin,  la  musique  vocale  et  la  gymnastique. 

Il  y  a  sept  heures  de  leçons  par  jour,  quatre  avant  midi,  trois  après.  Les 
élèves  ont,  comme  on  le  voit,  peu  de  temps  à  eux.  Les  leçons  des  maîtres 
doivent  suppléer  aux  heures  d'étude. 

L'école  est  divisée  en  quatre  classes.  Les  élèves  passent  ordinairement 
deux  années  dans  chaque  classe.  La  grande  différence  qui  existe  entre  cette 
méthode  d'enseignement  et  la  nôtre,  c'est  que  les  professeurs  ne  sont  pas, 
comme  en  France,  régens  uniques  d'une  classe ,  et  obligés  d'y  apparaître 
tour  à  tour  comme  philologues,  comme  historiens,  comme  géographes.  Ils 
ont  une  branche  d'enseignement  déterminée ,  et  ils  la  suivent  de  degré  en 
degré,  depuis  la  première  jusqu'à  la  dernière  division  de  l'école. 

La  place  que  les  élèves  occupent  à  l'école  est  déterminée  par  les  examens. 
Chaque  année ,  à  la  fin  du  premier  et  du  troisième  trimestre,  il  y  a  un  exa- 
men particulier  dans  chaque  classe;  à  la  fin  du  deuxième,  un  examen  écrit; 
à  la  fin  du  dernier  trimestre,  un  examen  public. 

Les  professeurs  interrogent  les  élèves  l'un  après  l'autre,  et  adressent  à  la 
direction  le  résultat  de  leurs  observations. 

L'élève  ne  peut  monter  d'une  classe  à  l'autre  sans  avoir  subi  cet  examen, 
et  s'il  ne  le  subit  pas  d'une  manière  satisfaisante ,  il  redescend. 

Du  gymnase  l'étudiant  passe  à  l'université.  Il  doit  être  muni  d'un  certi- 
ficat du  recteur,  constatant  qu'il  est  en  état  de  soutenir  le  premier  examen 
universitaire,  qu'on  appelle  examen  artium.  Mais  s'il  échoue  dans  cette 
épreuve,  le  recteur  qui  a  signé  le  certificat  reçoit,  pour  la  première  fois, 
une  sévère  admonestation;  la  seconde  fois,  il  est  condamné  à  une  amende  de 
10  à  20  rixdales  (30  à  60  fr.);  et  s'il  retombe  encore  dans  la  même  faute,  il 
peut  être  privé  de  son  emploi. 

Toutes  les  écoles  secondaires  de  Danemark  sont  soumises  au  même  règle- 
ment. Mais  celle  de  Soro  ,  qui  porte  le  titre  d'Académie,  est  une  institution 
à  part.  J'ai  besoin,  pour  l'expliquer,  de  remonter  un  peu  plus  haut. 

TOME  XII.  8 


114  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  moyen-àge,  les  écoles  latines  du  Nord  étaient  établies  dans  les  cou- 
vens  ou  dans  les  chapitres  métropolitains.  C'était  là  que  les  prêtres,  les 
clercs,  les  religieux,  faisaient  leurs  études.  Ceux  qui  aspiraient  à  une 
science  plus  élevée  se  rendaient  dans  les  universités  d'Allemagne  ou  à  l'uni- 
versité de  Paris.  Le  couvent  de  Soro  est  l'un  des  plus  anciens  couvens  de 
Danemark.  Il  fut  fondé  au  xiie  siècle  par  la  famille  de  l'évêque  Absalon,  qui, 
selon  l'usage,  y  établit  aussi  une  école. 

En  1586,  Frédéric  II  fonda,  sur  les  élémens  très  restreints  de  l'école  claus- 
trale, une  grande  institution  qui  devait  recevoir  soixante  élèves. 

En  1623,  Chrétien  IV,  qui  s'affligeait  de  voir  la  jeune  noblesse  de  Dane- 
mark émigrer  sans  cesse  sous  le  prétexte  d'aller  étudier  en  France  ou  en 
Allemagne ,  ajouta  à  l'école  fondée  par  Frédéric  II  une  classe  d'enseigne- 
ment supérieur  à  laquelle  il  donna  le  nom  d'Académie.  Il  dota  cette  nou- 
velle institution  de  plusieurs  grandes  propriétés;  il  y  appela  des  maîtres  dis- 
tingués, et  il  ordonna  à  ses  officiers,  à  ses  gentilshommes,  d'y  envoyer  leurs 
lils.  Bientôt  l'école  de  Soro  eut  sa  bibliothèque  et  son  imprimerie.  Elle 
réunit  quarante  élèves  nobles.  Elle  se  signala  par  sa  méthode  d'enseignement 
et  ses  travaux.  Ou  enseignait  alors,  à  cette  école ,  le  grec ,  l'hébreu ,  le  latin, 
le  français,  le  droit,  l'histoire,  la  politique,  les  mathématiques.  Il  y  avait 
en  outre  des  maîtres  d'armes,  de  musique,  de  dessin,  d'équitation  et  de  jeu 
de  paume. 

Sous  le  règne  de  Frédéric  II,  les  guerres  du  Danemark  avec  la  Suède 
portèrent  un  coup  mortel  à  l'institution  de  Chrétien  IV.  Les  Suédois  péné- 
trèrent en  Zélande,  ravagèrent  les  biens  de  l'Académie.  Les  élèves  s'en 
allèrent,  et  l'école  fut  fermée. 

Vers  le  milieu  du  xviiie  siècle,  Chrétien  VI  essaya  de  lui  rendre  une  nou- 
velle vie.  Frédéric  V  agit  dans  le  môme  but,  et  plusieurs  hommes  distin- 
gués l'enrichirent  de  leurs  dons.  Le  colonel  Kalckrenz  lui  légua  une  partie 
de  ses  propriétés ,  et  le  poète  Holberglui  donna  toute  sa  baronie.  Elle  dé- 
clina cependant  encore  une  fois;  elle  perdit  peu  à  peu  ses  élèves;  et  au 
commencement  de  ce  siècle,  on  ne  comptait  plus  à  Soro  que  des  profes- 
seurs pensionnés.  Les  étudians  étaient  loin.  Elle  n'était  pas  dissoute,  mais 
elle  n'agissait  plus. 

En  1813 ,  un  incendie  consuma  l'ancien  bâtiment  de  l'école  et  la  biblio- 
thèque. Cet  événement,  qui  semblait  devoir  être  pour  l'institut  de  Soro  le 
coup  de  grâce,  devint,  au  contraire,  pour  lui  un  signal  de  régénération.  Le 
roi  prit  en  pitié  la  pauvre  école  de  Chrétien  IV,  si  long-temps  oubliée.  Il 
donna  des  ordres  pour  que  l'Académie  fût  remise  en  vigueur,  et  comme  elle 
avait  fait,  dans  ses  années  de  repos,  de  larges  économies,  elle  bâtit,  à  la 
place  de  l'antique  maison  qu'elle  occupait  autrefois ,  un  magnifique  édifice. 
Rien  ne  manque  à  cette  nouvelle  construction,  ni  les  vastes  galeries  pour  les 
collections,  ni  les  salles  de  cérémonie,  ni  les  comfortables  auditoires  des 
professeurs.  Tout  a  été  disposé  avec  luxe  et  dans  de  grandes  dimensions.  Ce 
n'est  pas  un  bâtiment  d'école,  c'est  un  palais  de  roi. 


DE   l'instruction   PUBLIQUE  EN  DANEMARK.  115 

Cet  édifice  est  exclusivement  réservé  aux  élèves.  Le  directeur,  les  pro- 
fesseurs, occupent  chacun  une  maison  à  part,  et  les  membres  de  la  direc- 
tion de  Copenhague,  qui  viennent  ici  cinq  à  six  fois  par  an ,  ont  aussi  leur 
demeure  à  eux. 

L'Académie  a  recomposé ,  dans  l'espace  de  quelques  années,  une  biblio- 
thèque qui  s'élève  maintenant  à  près  de  neuf  mille  volumes.  Elle  a  amassé 
une  très  belle  collection  d'instrumens  de  physique  et  de  mathématiques.  Elle 
a  dépensé  un  million  pour  ses  nouveaux  bàtimens,  et  chaque  année  elle 
épargne  encore  60,000  francs  sur  ses  revenus.  Ses  forêts,  ses  métairies  et  la 
pension  des  élèves  lui  rapportent  chaque  année  environ  300,000  francs.  Nous 
verrons  quel  résultat  elle  obtient  avec  cette  puissante  ressource. 

Cette  école  n'est  point  soumise,  comme  les  autres,  à  la  surveillance  d'un 
éphorat.  Elle  a  un  intendant  qui  est  chargé  de  la  gestion  de  ses  biens,  et 
un  directeur  qui  veille  à  l'enseignement  et  aux  besoins  de  l'école  ;  mais 
ses  pouvoirs  sont  très  limités.  Il  ne  peut  ordonnancer  sans  la  permission  de 
la  direction  aucune  dépense  qui  s'élève  plus  haut  que  50  rixdales  (150  fr.j. 
C'est  lui  qui  correspond  avec  les  parens  des  élèves;  c'est  à  lui  que  sont  con- 
fiées toutes  les  mesures  d'ordre  et  de  discipline.  Il  a  aussi  la  surveillance  de 
la  bibliothèque  et  des  collections  scientifiques,  et  il  reçoit  un  traitement  de 
9,000  francs. 

L'intendant  gère  les  propriétés  de  l'Académie  d'après  les  ordres  de  la 
direction,  et  reçoit  un  traitement  à  peu  près  égal  à  celui  du  directeur. 

Les  professeurs  sont  au  nombre  de  seize;  onze  portent  le  titre  de  lecteur, 
et  cinq  celui  d'adjoint. 

J'ai  nommé  l'institut  de  Soro  Académie;  c'est  le  nom  qu'on  lui  donne  gé- 
néralement. Elle  est  cependant  divisée  en  deux  parties  très  distinctes  :  la 
première,  qui  s'appelle  école,  n'est,  à  proprement  parler,  qu'un  grand 
gymnase;  la  seconde  est  une  classe  à  part ,  qui  s'appelle  académie. 

L'école  est  divisée  en  quatre  classes,  comme  les  gymnases.  On  y  enseigne 
le  grec,  le  latin,  le  danois,  l'allemand,  l'anglais,  le  français,  la  religion, 
la  morale,  la  géographie,  l'histoire,  les  mathématiques  et  les  sciences  na- 
turelles. 

Il  y  a  aussi  des  cours  d'hébreu ,  mais  ils  ne  sont  pas  obligatoires,  comme 
ceux  des  langues  vivantes. 

L'académie  n'est  qu'une  seule  classe,  dont  les  cours  durent  trois  semes- 
tres. Les  académiciens  étudient,  pendant  le  premier  semestre,  le  grec,  le 
latin,  la  langue  et  la  littérature  danoise,  les  langues  française  et  allemande, 
l'histoire  et  les  mathématiques;  pendant  le  second  semestre,  la  pratique  de 
toutes  ces  langues,  l'astronomie,  la  géométrie,  la  botanique,  la  zoologie; 
pendant  le  troisième,  la  pratique  des  langues,  l'histoire  de  la  philosophie, 
philosophie  morale,  métaphysique,  physique,  minéralogie,  statistique. 

Les  lecteurs  ne  donnent  de  leçons  qu'à  l'académie  et  dans  la  classe  supé- 
rieure de  l'école;  les  adjoints  enseignent  dans  les  trois  autres  classes. 

8. 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

II  y  a  six  heures  de  leçons  par  jour  pour  l'école  ,  quatre  seulement  pour 
l'académie.  Vacances  pendant  dix  jours  à  Noël,  dix  jours  à  Pâques,  et  tout 
le  mois  d'août. 

Les  élèves  ne  peuvent  pas  être  reçus  à  l'école  au-dessous  de  dix  ans ,  ni 
au-dessus  de  seize.  Ils  restent  ordinairement  huit  années  à  franchir  les 
quatre  classes ,  et  passent  Y  examen  artium  pour  entrer  à  l'académie.  Ils  ont, 
en  outre,  deux  examens  chaque  année,  l'un  particulier  à  la  fin  de  février, 
l'autre  public  à  la  fin  de  juillet. 

Les  académiciens  subissent,  avant  de  quitter  l'école,  l'examen  philoso- 
phique que  l'on  subit  à  l'université  après  une  année  d'étude.  Cet  examen 
se  fait  en  trois  épreuves;  la  première  a  lieu  au  mois  de  février,  la  seconde 
au  mois  de  juillet,  la  troisième  au  mois  de  février  suivant. 

Dans  la  première,  l'élève  est  interrogé  sur  le  grec,  le  latin,  l'histoire, 
les  mathématiques;  dans  la  seconde,  sur  le  danois,  le  français,  l'allemand, 
l'astronomie,  la  géométrie  pratique,  la  philosophie,  l'histoire  naturelle; 
dans  la  troisième,  sur  la  philosophie,  la  physique,  la  morale,  la  statistique. 
Il  doit  aussi  faire  des  compositions  en  allemand  et  en  français. 

Il  y  a  ici  des  élèves  internes  et  externes.  Les  premiers  paient  par  année 
600  francs,  les  autres  90.  Mais  il  y  a  quatorze  places  gratuites,  dont  le  roi 
dispose ,  et  seize  stipendes  de  150  francs  chacun ,  que  l'on  accorde  aux  élèves 
ayant  peu  de  fortune  et  qui  se  distinguent  par  leurs  dispositions  et  leur 
assiduité. 

Les  élèves  des  autres  gymnases  ne  peuvent  entrer  à  l'académie  sans  avoir 
passé  au  moins  deux  années  à  l'école  de  Soro ,  et  les  élèves  de  cette  école  ne 
peuvent  aller,  comme  ceux  des  autres  gymnases ,  directement  à  l'université 
sans  passer  les  trois  semestres  de  rigueur  à  l'académie.  Cette  double  con- 
trainte n'a  pas  été  d'une  grande  utilité  à  l'institut.  Il  y  a  là  place  pour 
soixante-quatre  élèves,  et  jamais  on  n'en  a  compté  plus  de  soixante.  Le 
terme  moyen  est  quarante-huit.  Le  terme  moyen  des  académiciens  pendant 
neuf  années  a  été  de  six.  Ainsi,  chaque  élève  de  Soro  coûte  plus  de  5,000  fr. 
par  an.  L'établissement  de  cette  école  sur  une  base  aussi  large  est  une 
grande  erreur  de  l'administration,  une  erreur  que  tous  les  hommes  éclai- 
rés déplorent.  Dans  un  pays  comme  le  Danemark,  avec  les  300,000  francs 
de  revenu  de  l'académie,  on  fonderait  six  grandes  écoles,  on  élèverait  trois 
cents  jeunes  gens ,  et  on  en  élève  cinquante  ! 

A  une  demi-lieue  de  Soro,  dans  une  ferme  nommée  Catherinslyst ,  j'ai 
visité  un  autre  établissement  d'éducation  qui ,  par  son  extrême  simplicité, 
contraste  singulièrement  avec  l'extérieur  splendide  de  l'académie.  Cet  in- 
stitut ,  fondé  sur  le  modèle  de  celui  que  M.  de  Fellenberg  a  établi  à  Hofwyl , 
est  consacré  à  l'éducation  des  jeunes  paysans.  Il  y  a  là  vingt-quatre  élèves 
choisis  surtout  parmi  les  orphelins  et  les  plus  pauvres  enfans  de  la  paroisse. 
Ils  peuvent  entrer  à  cette  école  à  l'âge  de  six  ans ,  et  ils  y  restent  jusqu'à  ce 
qu'ils  soient  confirm.es.  La  commission  des  pauvres  paie  chaque  année,  en 


DE  l'instruction  PUBLIQUE  EN  DANEMARK.  117 

nature  ou  en  argent ,  quatre  tonnes  de  seigle  pour  les  élèves  de  six  à  dix  ans, 
trois  pour  ceux  de  dix  à  douze,  deux  pour  ceux  de  douze  et  au-delà. 

L'école  est  placée  sous  la  surveillance  de  la  commission  scolastique  de 
la  paroisse  et  régie  par  la  direction  de  Copenhague. 

Un  maître  est  chargé  de  l'éducation  des  élèves.  Il  doit  pendant  l'hiver,  et 
pendant  les  heures  de  loisir  qu'il  a  en  été,  leur  enseigner  à  lire ,  à  écrire ,  à 
calculer;  le  reste  du  temps,  les  élèves  travaillent  dans  les  champs  avec  lui, 
labourent  la  terre,  prennent  soin  des  bestiaux.  Ils  doivent  aussi  s'exercer  aux 
travaux  manuels  que  réclame  leur  profession  future  de  cultivateurs.  Ils  doi- 
vent apprendre  à  réparer  une  charrue,  à  coudre  un  harnais,  à  fabriquer  au 
besoin  un  instrument  d'agriculture.  Le  dimanche,  le  maître  les  conduit  à 
l'église  ;  ils  assistent  au  catéchisme  ;  ils  apprennent  les  principes  de  religion , 
et  le  prêtre  vient  de  temps  à  autre  les  visiter  et  leur  donner  des  leçons. 

Ces  élèves  sont  nourris  et  habillés  très  simplement;  ils  portent  des  véte- 
mens,  en  été,  de  grosse  toile,  en  hiver,  de  vadmel  (drap  foulé),  des  sabots  tous 
les  jours,  et  des  souliers  le  dimanche;  mais  les  vétemens  sont  très  propres. 
La  chambre  qu'ils  occupent  est  entretenue  avec  beaucoup  de  soin.  L'habitude 
du  travail,  le  régime  auquel  ilssontsoumis  développent  leur  constitution.  A 
l'âge  de  douze  ans,  ils  sont  grands  et  forts,  et  il  est  bien  rare  qu'ils  tombent 
malades. Sortis  de  l'école,  ils  retournent  dans  leur  village,  ils  travaillent  dans 
les  fermes,  et  ils  se  distinguent  presque  tous  par  leur  intelligence  et  leur 
bonne  conduite.  Tous  gardent  aussi  un  profond  souvenir  de  l'école  où  ils  ont 
été  élevés,  et,  le  dimanche,  ils  reviennent  visiter  leur  ancien  maître,  et  s'as- 
seoir au  milieu  de  leurs  compagnons. 

X.  Marmier. 

Copenhague,  1er  septembre  I8ô7. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  septembre  1837. 

Le  ministère  a,  dans  la  presse,  des  amis  qui  le  servent  bien  mal,  ou  des 
alliés  qui  semblent  prendre  à  tâche  de  le  compromettre.  Il  nous  sera  permis 
de  le  lui  dire,  à  nous  qui,  pour  le  défendre,  n'avons  pas  attendu  qu'il  se  fût 
affermi;  car  nous  ne  croyons  pas  qu'il  puisse  rien  gagner  à  ce  qu'on  éloigne 
de  lui  par  d'aventureuses  attaques  des  hommes  dont  la  bienveillance,  ou  du 
moins  la  neutralité ,  ne  lui  a  pas  été  inutile  pendant  la  dernière  partie  de  la 
session,  et  dont  l'appui  lui  sera  nécessaire  dans  la  chambre  prochaine.  Nous 
ne  croyons  pas  que  l'on  comprenne  bien  sa  position  et  ses  intérêts  en  essayant 
d'immoler  sur  ses  autels  des  victimes  qu'on  ne  réussit  pas  même  à  blesser. 
Ce  n'est  là  ni  de  la  conciliation  ni  de  la  politique;  et  avec  ce  système,  on 
aurait  bientôt  fait  plus  qu'isoler  le  ministère  :  on  aurait  soulevé  contre  lut 
toutes  les  forces  et  tous  les  talens;  on  aurait  remis  des  armes,  pour  le  com- 
battre, à  des  gens  qui  ont  déposé  les  leurs,  et  se  sont  montrés,  il  n'y  a  pas 
encore  bien  long-temps,  trop  peu  avides  de  ressaisir  le  pouvoir,  pour  qu'on 
ait  à  craindre  en  eux ,  si  on  ne  les  provoquait  pas ,  des  ennemis  bien  actifs. 

Aussi,  pour  notre  compte,  ne  croyons-nous  pas  que  le  ministère  ait  inspiré 
ni  autorisé  le  moins  du  monde  une  déclaration  de  guerre  aussi  vive  que 
celle  dont  un  journal,  qui  lui  a  fait  accepter  son  alliance,  vient  de  se  con- 
stituer le  héraut  contre  le  président  du  cabinet  du  22  février.  A  l'égard  de 
M.  Mole,  nous  en  avons  pour  garant  le  langage  qu'il  a  toujours  tenu  aux 
amis  de  M.  Thiers ,  et  la  justice  qu'il  n'a  cessé  de  rendre  depuis  le  15  avril 
à  l'attitude  de  l'habile  orateur  envers  son  ministère  et  sa  personne.  Quant 
à  M.  de  Montalivet,  la  supposition  serait  plus  injuste  encore,  s'il  est  pos- 
sible, car  les  trois  quarts  de  cette  déclaration  de  guerre  retombent,  par 
la  force  des  choses,  sur  le  ministre  de  l'intérieur  du  22  février,  tout  au- 
tant que  sur  l'ancien  président  du  conseil.  Ce  sont  les  pierres  du  prédi- 
cateur de  Louis  XV;  elles  sont  lancées  avec  tant  de  force  et  par  une  main 
si  maladroitement  vigoureuse,  qu'elles  rejaillissent  au-delà  du  but  après 
l'avoir  frappé,  et  vont  par  ricochet  en  toucher  un  autre,  non  moins  rude- 
ment que  si  le  premier  choc  n'avait  pas  épuisé  toute  leur  portée.  Il  est 


REVUE. — CHRONIQUE.  119 

vraiment  assez  singulier  que  l'auteur  de  l'article  dont  nous  voulons  par- 
ler ne  s'en  soit  pas  aperçu.  Sa  réputation  d'habileté,  car  ce  doit  être  un 
habile,  y  perdra,  et  décidément  on  ne  saurait  être  plus  malheureux,  à  moins 
toutefois  qu'on  ne  doive  tenir  à  perfidie  ce  qu'il  ne  faut  sans  doute)  attribuer 
qu'à  maladresse.  De  toute  façon,  M.  deMontalivet  n'en  peut  être  bien  flatté. 
Si  on  ne  l'attaque  pas  dans  la  personne  de  M .  Thiers ,  ou  lui  fait  jouer  un^rôle 
peu  honorable  pendant  toute  la  durée  du  ministère  du  22  février;  on  ne  lui 
laisse  que  la  signature  et  les  détails  de  son  déparlement,  pour  lui  refuser 
toute  influence  politique,  et  quand  on  prête  au  président  du  cabinet  dont 
il  faisait  partie  tant  de  fautes  et  d'erreurs,  on  est  bien  près  d'en  faire  juger 
presque  aussi  coupable  celui  qui  a  dû  les  voir,  les  condamner,  et  n'en  a  pas 
assez  tôt  décliné  la  lourde  solidarité. 

Faut-il  donc,  après  l'expérience  qu'on  en  a  faite  l'hiver  dernier,  que  tous 
les  cabinets  aient  ainsi  leur  Fonfrède  et  leur  Journal  de  Paris?  qu'un  zèle 
indisciplinable  et  d'autant  plus  outré  qu'il  est  plus  nouveau,  s'attache  à  ré- 
trécir autour  de  chaque  ministère  le  cercle  des  amis  ou  des  neutralités  inof- 
fensives et  patientes?  Faut-il  enfln  qu'une  jeune  école  de  publicisies,  qui  se 
dit  appelée  à  réformer  la  presse  et  qui  se  proclame  exclusivement  gouver- 
nementale, ne  croie  pouvoir  mieux  faire,  pour  relever  le  gouvernement  de 
son  pays,  que  d'avilir,  en  intention  du  moins,  un  passé  qui  avait  incontesta- 
blement le  mérite  de  tendances  meilleures,  au  profit  d'un  présent  qui .  sous 
bien  des  rapports,  se  félicite  d'avoir  adopté  sa  devise  et  repris  son  œuvre 
inachevée. 

Non,  le  ministère  du  15  avril  n'aurait  rien  à  gagner  en  faisant  atta- 
quer M.  Thiers  dans  ses  journaux,  et  il  est,  nous  en  sommes  sûrs,  com- 
plètement étranger  à  une  boutade  qu'il  serait  forcé  de  désavouer,  s'il 
l'avait  suggérée.  Quand  il  engagera  en  sou  nom,  sur  des  questions  sérieuses, 
une  polémique  manifeste,  il  le  fera  noblement,  et  d'une  manière  qui  soit 
digne  de  lui  comme  de  ses  adversaires.  A  qui  persuaderait-on  que  l'es- 
prit de  M.  Mole  méconnaît  celui  de  M.  Thiers,  et  ne  lui  rend  pas  toute  la 
justice  qui  lui  est  due?  A  qui  fera-t-on  croire  que  M.  de  Montalivet  renie 
la  part  légitime  qu'il  a  prise,  comme  ministre  de  l'intérieur,  à  la  suspen- 
sion de  la  revue  du  28  juillet  1836,  un  mois  après  l'attentat  d'Alibaud, 
quand  les  imaginations  effrayées  voyaient  partout  des  pistolets  et  des  poi- 
gnards régicides,  et  quand  une  détestable  émulation  germait  sourdement 
dans  la  tête  fanatisée  d'un  Meunier?  Ce  n'est  pas  une  réfutation  pied  à  pied 
que  nous  entreprenons  ici,  et  nous  n'avons  ni  la  mission  ni  l'envie  de  dé- 
fendre la  suspension  de  la  revue  anniversaire  de  juillet,  dont  aucun  des 
membres  de  l'administration  du  22  février  ne  décline  la  responsabilité.  Mais, 
en-vérité ,  nous  avons  conservé  la  mémoire  que  d'autres  paraissent  avoir  per- 
due; nous  n'avons  pas  oublié  qu'une  balle  a  effleuré  la  tête  du  roi,  et  que 
^e  sang  de  ses  fils  a  coulé,  la  première  fois  que  son  courage  habituel  lui  a 
fait  rompre  cette  prétendue  mise  en  charte  privée,  qu'on  voudrait  imputer 
à  crime  au  22  février.  Et  ce  nouvel  attentat  n'a-t-il  pas  eu  les  plus  funestes 
conséqucDces  pour  la  royauté  comme  pour  le  pouvoir  en  général?  3N'est-ce 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  le  crime  de  Meunier  qui  a  rendu  possible  cette  vaine  et  dernière  reprise 
d'un  système  usé,  dans  lequel  on  entraînait,  malgré  lui,  le  président  du  ca- 
binet du  6  septembre ,  dépositaire  de  pensées  plus  douces ,  de  principes  plus 
concilians,  de  traditions  plus  indulgentes? 

Assurément  M.  Mole  n'est  engagé ,  par  aucun  de  ses  antécédens,  à  soute- 
nir ou  à  ne  pas  attaquer  M.  Thiers  dans  la  solution  qu'il  a  voulu  donner  à  la 
question  espagnole,  nous  le  savons;  mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  que 
M.  de  Montalivet  ou  lui,  tout  opposés  qu'ils  soient  à  l'intervention,  traves- 
tissent en  une  ignoble  manœuvre  de  bourse ,  en  un  moyen  d'agiotage,  l'opi- 
nion de  M.  Thiers  sur  cette  question,  grosse  de  tant  de  périls.  Ce  serait  faire 
injure  à  tous  deux  que  de  le  croire.  Ils  savent  que  cette  question  a  divisé 
et  divise  encore  les  plus  sincères  et  les  plus  éclairés  partisans  de  la  révolu- 
tion de  juillet,  les  plus  fidèles  amis  de  la  dynastie  qu'elle  a  fondée,  les  plus 
courageux  défenseurs  de  l'une  et  de  l'autre  ;  leurs  vœux  ne  sont  pas  douteux. 
Chaque  succès  de  don  Carlos  est  un  embarras  pour  eux  comme  un  échec 
pour  la  France  ;  chaque  retour  de  la  fortune  en  faveur  des  armes  de  la  reine 
est  à  leurs  yeux  un  succès  pour  notre  propre  cause ,  et  le  gage  d'un  danger 
de  moins  dans  l'avenir.  Ce  qui  les  distingue  de  M.  Thiers  sur  ce  point,  c'est 
une  disposition  moins  prononcée  à  beaucoup  sacrifier,  s'il  le  fallait,  pour 
empêcher  ce  qu'ils  redouteraient  presque  autant  que  lui,  et  sans  doute  aussi 
plus  de  confiance  qu'il  n'en  avait  dans  la  vitalité  propre  de  la  cause  consti- 
tutionnelle en  Espagne.  Puissent-ils  ne  pas  se  faire  illusion  là-dessus!  C'est 
le  plus  cher  de  nos  désirs,  car  nous  ne  voulions  pas  le  sacrifice  pour  le  sacri- 
fice même,  mais  pour  le  but  auquel  il  se  rapporte ,  et  qui  ne  nous  eu  paraî- 
trait pas  moins  précieux,  si  la  France  le  pouvait  atteindre  à  moins  de  frais. 

Nous  ne  pousserons  pas  plus  loin  cet  examen  du  manifeste  si  imprudemment 
publié  contre  M. Thiers,  et  dans  sa  personne  contre  le  ministère  du  22  fé- 
vrier; notre  tâche  serait  trop  facile,  et  nous  arriverions  insensiblement  à 
des  questions  trop  délicates,  que  nous  aimons  mieux  ne  pas  toucher.  Ce 
n'est  pas  sérieusement  qu'on  peut  supposer  cette  déclaration  de  guerre  in- 
spirée par  le  ministère;  et  s'il  ne  l'a  pas  hautement  désavouée,  c'est  qu'il  ne 
l'en  a  pas  jugée  digne;  c'est  qu'il  a  cru  que  cette  supposition  se  réfutait 
d'elle-même  à  la  moindre  réflexion.  Il  lui  aurait  donné  trop  d'importance  en 
la  relevant,  et  il  a  préféré ,  avec  raison,  laisser  à  l'opinion  publique  le  soin 
de  la  juger  toute  seule.  Ce  manifeste  montre  bien  d'ailleurs  le  peu  de  fonds 
qu'un  ancien  ministre  doit  faire  'sur  la  reconnaissance  d'hommes  que  son 
influence  a  introduits  dans  la  carrière  politique.  M.  Guizot  en  sait  mainte- 
nant là- dessus  tout  autant  que  M.  Thiers ,  à  moins  qu'il  ne  prenne  pour  une 
expiation  des  torts  qu'on  a  envers  lui  les  violentes  accusations  portées  contre 
son  rival ,  ou  qu'il  n'ait  laissé  pour  instruction  secrète  à  d'anciens  alliés  qu'il  ne 
pouvait  retenir  sous  ses  drapeaux,  la  mission  spéciale  d'affaiblir  le  15  avril, 
en  le  séparant  par  tous  les  moyens  de  ses  alliés  les  plus  naturels,  ce  qui  lais- 
serait ainsi  le  champ  plus  libre  à  l'ambition  incessante  de  M.  Guizot. 

L'opinion  publique  est  assez  vivement  préoccupée  de  l'expulsion  du  comte 
Confalonieri ,  qui,  à  peine  arrivé  en  France  où  il  venait  rétablir  sa  santé,  a 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  121 

reçu  l'ordre  de  s'embarquer  pour  l'Angleterre.  D'un  côté,  on  allègue  pour 
justifier  cette  mesure  rigoureuse,  que  M.  Confalonieri  n'a  été  rendu  à  la 
liberté,  après  douze  ans  de  détention  au  Spielberg,  et  sur  les  pressantes 
sollicitations  du  roi,  qu'à  la  condition  de  ne  pas  séjourner  en  France.  IVIais 
il  paraît  que  l'intervention  du  roi  en  faveur  du  malheureux  prisonnier  s'est 
exercée  à  son  insu ,  car  il  déclare,  dans  une  lettre  publiée  par  les  journaux, 
n'en  avoir  eu  jusqu'ici  aucune  connaissance,  et,  en  ce  qui  le  concerne,  n'être 
engagé  que  par  le  seul  intérêt  de  sa  sûreté  personnelle  à  ne  pas  reparaître 
dans  les  états  autrichiens.  Le  comte  Confalonieri,  déjà  avancé  en  âge, 
épuisé  par  les  longues  souffrances  du  Spielberg,  dont  le  livre  de  Silvio  Pel- 
lico  ne  donne  qu'une  faible  et  incomplète  idée,  ne  saurait  être  à  Paris  un 
homme  dangereux,  ni  pour  l'Autriche,  ni  pour  la  France.  Il  a  payé  sa 
dette  à  sa  patrie  et  à  sa  cause.  Nous  espérons  donc  que  pour  effacer  au  plus 
tôt  les  traces  d'une  rigueur  qui  a  dû  coûter  beaucoup  au  gouvernement, 
les  démarches  nécessaires  seront  faites  à  Vienne,  afin  d'obtenir  la  levée  d'une 
interdiction  sans  motifs  sérieux,  qui  mutile  le  bienfait  et  diminue  le  mérite 
du  bienfaiteur. 

Au  milieu  de  ce  débat,  l'opinion  publique  reste  incertaine  et  s'égare  dans 
des  suppositions  fâcheuses  qui  ne  devraient  jamais  pouvoir  être  accueillies 
par  elle.  Il  faut  croire  que  le  gouvernement  a  eu  de  bien  graves  motifs  pour 
adopter  envers  M.  Confalonieri  la  mesure  à  laquelle  il  s'est  porté.  Il  ne 
cherche  pas  l'occasion  de  se  montrer  rigoureux  et  dur;  il  a  fait  tomber  bien 
des  fers  et  ouvert  bien  des  prisons  ;  il  laisse  vivre  à  Paris ,  sans  les  inquiéter, 
des  réfugiés  plus  jeunes,  plus  énergiques  et  d'opinions  plus  menaçantes, 
et  qui  pourraient  être  dangereux,  s'ils  le  voulaient.  Ce  nous  est  une  raison 
suffisante  pour  ne  pas  le  croire  capable  d'avoir  repoussé  légèrement  du  sol 
hospitalier  de  la  France  un  noble  et  malheureux  proscrit.  Mais  nous  désirons 
qu'un  prompt  retour  de  M.  le  comte  Confalonieri  vienne  calmer  les  justes 
susceptibilités  de  l'honneur  national,  et  donner  tout  son  prix  à  la  liberté 
qu'une  haute  intervention  lui  aurait  fait  rendre. 

La  bienfaisante  pensée  de  l'amnistie  se  complète  de  jour  en  jour  davantage 
sous  l'influence  de  M.  Mole,  qui  avait  si  bien  jugé,  dès  le  premier  moment, 
les  heureux  et  féconds  résultats  de  cette  grande  mesure.  Aussi  voit-on 
dans  le  pays  une  tendance  générale  au  rapprochement  et  à  la  fusion  se 
manifester  avec  plus  d'éclat  que  jamais.  Le  moment  serait  donc  mal  choisi 
pour  rétablir  des  catégories  que  l'on  ne  comprend  plus,  et  faire  de  l'ob- 
scure métaphysique  à  propos  de  dénominations  usées.  Ce  serait  vouloir 
relever  des  barrières  que  les  faits  et  la  marche  du  temps  ont  renversées. 
On  y  a  dû  renoncer  le  jour  où  tous  les  esprits  raisonnables,  tous  les 
hommes  sans  passion  se  sont  accordés  pour  détendre  les  ressorts  du 
gouvernement,  et  pour  ne  plus  vivre  en  présence  des  partis  vaincus  et 
dissous,  comme  on  avait  vécu  eu  présence  de  ces  mêmes  partis  organisés, 
armés  et  menaçans.  La  solennelle  épreuve  des  élections  générales  se  pré- 
pare paisiblement  sous  l'empire  de  cette  situation;  et  malheur  à  qui  ne  la 
comprend  pas.  Les  monomanes  de  résistance  et  de  lutte  contre  des  enne- 


122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mis  désarmés,  non  moins  que  les  monomanes  de  révolutions  devront  y 
échouer.  Le  pouvoir,  qui  craint  les  uns  et  les  autres,  aura  beau  jeu  à  les 
combattre.  Qu'il  donne  hardiment  l'exclusion  à  quelques-unes  des  per- 
sonnalités les  plus  insolentes  et  les  plus  prétentieuses  de  la  jeune  doctrine , 
et  il  jouerait  bien  de  malheur  s'il  ne  parvenait  pas  à  les  écarter.  La  plupart 
semblent  avoir  conscience  de  leurs  dangers  et  demander  grâce;  car  leur 
organe  habituel ,  du  moins  celui  qui  l'était ,  a  beaucoup  perdu  de  son  aigreur 
et  beaucoup  adouci  son  langage.  Quelque  merveilleuses  que  soient  ces  con- 
versions ,  partout  où  il  y  aura  chance  de  succès ,  le  ministère  n'en  aura  pas 
moins  raison  de  seconder  le  mouvement  de  l'opinion  qui  repousse  les  ultra- 
doctrinaires, pour  mettre  à  leur  place  des  hommes  qui  ne  soient  pas  enga- 
gés aussi  avant  dans  les  liens  des  partis,  et  qui  soient  cependant  bien  résolus 
à  maintenir  les  institutions  et  l'ordre,  mais  sans  réaction.  Les  candidats  ne 
manqueront  point.  Ils  sont  en  très  grand  nombre,  et  l'on  compte  parmi 
eux  beaucoup  d'indépendances  réelles,  qui  ne  donneraient  point  d'embarras 
à  un  gouvernement  sage  et  éclairé ,  et  auxquelles  le  ministère  inspire  con- 
fiance. Si  cet  élément  pouvait  entrer  assez  dans  la  composition  de  la  nou- 
velle chambre  des  députés,  il  lui  donnerait  un  caractère  qui  répondrait 
parfaitement  à  celui  de  l'administration  actuelle,  le  caractère  d'une  cham- 
bre d'affaires  et  d'intérêts  positifs  plutôt  que  de  polémique.  Elles  se  trouve- 
raient ainsi ,  l'une  et  l'autre,  la  double  expression  de  l'état  auquel  on  se  flatte 
assez  justement  d'avoir  conduit  la  France,  et  qui  ne  semble  devoir  être  essen- 
tiellement changé  que  par  l'influence  de  grands  évènemensau  dehors,  dont 
aucune  puissance  ne  provoque  aujourd'hui  ni  ne  veut  précipiter  l'explosion. 
Nous  avons  donné  quelques  détails,  dans  notre  dernier  numéro,  sur  la 
création  de  pairs  qui  doit  précéder  l'ordonnance  de  dissolution.  Mais  depuis 
lors,  la  liste  s'est  alongée.  On  cite  aujourd'hui  comme  en  faisant  partie  vingt- 
un  membres  de  la  chambre  des  députés,  cinq  généraux  non  députés,  un 
diplomate  en  exercice,  deux  magistrats,  un  ancien  ministre  de  la  restaura- 
tion, un  ancien  député,  un  membre  de  l'académie  des  sciences  et  un  amiral; 
mais  tout  cela  ne  fait  encore  que  trente-trois  noms,  et  il  se  dit  qu'elle  doit 
en  comprendre  plus  de  quarante-  En  attendant  voici  les  noms  connus  :  dépu- 
tés :  MM.  Bignon,  Ilumann,  de  Mosbourg,  Odier,  Kératry,  Camille  Périer, 
deSchonen,  Charles  Dupin,  Bessières,  Paturle,  d'Andigné  de  laBlanchaye, 
de  Brigode,  de  Cambis,  Daunant ,  Pelet  de  la  Lozère,  Pavée  de  Vandœuvre, 
Pxouillé  de  Fontaine,  comte  d'Harcourt,  Durosnel,  Tirlet,  Delort;  géné- 
raux non  députés  :  MM.  Tiburce  Sébastiani ,  Darriule  ,  de  Castellane ,  Pré- 
val  et  Petit;  académicien  :  M.  Poisson;  amiral  :  M.  Willaumez;  diplomate  : 
M.  Serrurier,  ministre  plénipotentiaire  de  France  en  Belgique;  magis- 
trats :  M.  le  vicomte  Harmand  d'Abancourt,  premier  président  de  la  cour 
des  comptes,  M.  de  Belbœuf,  premier  président  de  la  cour  royale  de  Lyon; 
ancien  député  :  M.  le  marquis  d'Escay  rac-Laulure;  ancien  ministre  :  M.  Bour- 
deau,  collègue  de  M.  de  Martignac.  M.  le  général  Jacqueminot  proleste  con- 
trele  bruit  que  plusieurs  journaux  avaient  répandu  qu'il  consentait  à  échan- 
ger l'honneur  de  la  députation  contre  un  siège  au  Luxembourg. 


BEVUE.  —  CHRONIQrE.  123 

Telle  qu'on  l'a  publiée  jusqu'ici,  il  manque  cependant  quelque  chose  à 
cette  liste  de  nouveaux  pairs,  et  ce  quelque  chose,  nous  le  dirons  pour 
être  justes  avec  tout  le  monde  :  ce  sont  deux  ou  trois  noms  anciens ,  écla- 
tans,  et  qui  appartiennent,  sous  le  rapport  de  la  fortune,  du  rang,  de 
l'influence,  à  la  classe  supérieure  de  la  société  française,  noms  libéraux, 
bien  entendu,  et  qui ,  tout  aristocratiques  qu'ils  soient,  ne  sonnent  pas  mal 
à  des  oreilles  de  juillet.  Les  conseils  généraux  de  déparlement  n'en  auraient- 
ils  pas  indiqué  quelques-uns,  si  on  avait  voulu  les  y  chercher,  et  M.  Mole 
n'est-il  pas  l'homme  du  monde  le  plus  propre  à  introduire  avec  discerne- 
Tnent  et  mesure ,  dans  le  gouvernement  de  son  pays,  un  peu  de  cette  aristo- 
cratie du  sein  de  laquelle  il  sort,  et  dont  il  allie  noblement  les  traditions  à 
celles  de  la  France  nouvelle,  révolutionnaire  et  roturière? 

La  politique  extérieure  de  cette  quinzaine  nous  offrira  aussi  son  petit 
scandale  :  c'est  un  incident  assez  grave  par  lui-même ,  mais  qui  l'est  devenu 
beaucoup  plus  encore  par  toutes  les  circonstances  qui  s'y  rattachent,  la  pu- 
blication inusitée  d'une  correspondance  diplomatique  très  confidentielle  en- 
tre M.  Rudhart,  ministre  des  affaires  étrangères  de  Grèce,  et  M.  Lyons,  en- 
voyé d'Angleterre  auprès  du  roi  Othon.  Cette  correspondance  se  rapporte  à 
l'expulsion  d'un  réfugié  italien  ,  nommé  Emilio  Usiglio ,  du  territoire  grec, 
malgré  la  protection  d'un  passeport  anglais,  qui  n'a  pu  le  défendre  des  ri- 
gueurs de  M.  Rudhart,  fidèle  instrument  d'une  politique  à  laquelle  la  Grèce 
pouvait  fort  bien  éviter  de  s'associer.  Nous  avons  dit  scandale,  et  c'en  est  bien 
un,  car  cette  correspondance  a  pleinement  révélé,  ex  abrupto,  ce  qui  était 
encore  un  secret  pour  le  plus  grand  nombre  des  observateurs  politiques  en 
dehors  des  coulisses,  rinlîueuce  toute  nouvelle  que  le  cabmet  de  Vienne  a 
réussi  à  se  ménager  en  Grèce  et  le  mécontentement  que  l'Angleterre  en 
éprouve.  L'établissement  de  l'influence  autrichienne  en  Grèce  est  un  fait 
d'autant  plus  remarquable,  que  l'Autriche  n'est  pas  au  nombre  des  puissan- 
ces protectrices  de  l'état  grec,  qu'elle  n'a  contribué  en  rien  au  triomphe  de 
l'indépendance  et  de  la  nationalité  helléniques  sur  l'oppression  musulmane; 
qu'elle  a ,  au  contraire ,  vu  avec  beaucoup  de  peine  ce  nouvel  affaiblissement 
de  l'empire  turc,  et  que,  sauf  la  guerre  contre  la  Russie,  elle  avait  tout  fait 
pour  le  prévenir.  Mais  une  fois  l'événement  accompli ,  une  fois  cet  élément 
introduit  dans  la  balance  politique,  l'Autriche  s'est  résignée,  et  aussitôt 
elle  a  cherché  à  tirer  parti  de  ce  qu'elle  n'avait  pu  empocher.  Elle  est,  nous 
croyons,  la  première  des  grandes  puissances  qui  ait  conclu  avec  la  Grèce  un 
traité  de  commerce;  le  service  de  bateaux  à  vapeur  qu'elle  a  organisé  à 
Trieste  s'est  rattaché  à  cette  politique  et  en  a  secondé  le  développement.  Et 
voilà  maintenant  qu'un  ministre  anglais  accuse  M.  de  Rudhart  de  mettre  à 
la  suite  du  cabinet  de  Vienne  le  gouvernement  dont  il  dirige  les  affaires 
extérieures,  de  recevoir  des  instructions  de  M.  de  Metternich,  d'avoir  pris 
des  engagemens  particuliers  envers  l'Autriche,  sans  l'assentiment  des  puis- 
sances protectrices,  et  de  subordonner  à  ses  vues  tonte  la  politique  du  nou- 
veau royaume! 

Si  ces  accusations  sont  fondées  (et  nous  ne  doutons  pas  de  l'influence  ac- 


124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

luellement  exercée  en  Grèce  par  le  cabinet  de  Vienne) ,  il  faut  croire  que 
l'Autriche,  si  peu  remuante  de  sa  nature,  essaie  de  prendre,  en  Orient, 
position  contre  la  Russie,  bien  qu'en  apparence  M.  de  Metternich  et  M.  de 
Nesselrode  soient  assez  d'accord  pour  soutenir  M.  deRudhart.  Mais  cela 
vient  de  ce  que  les  deux  cabinets  redoutent  également  son  prédécesseur, 
M.  d'Armansperg,  qui  s'était  entièrement  livré  à  l'Angleterre,  et  un  autre 
homme  d'état,  le  plus  national  et  le  plus  populaire  de  la  Grèce ,  qu'on  tient 
depuis  long-temps  dans  l'honorable  exil  d'une  ambassade. 

Le  ton  de  la  correspondance  de  M.  Lyons  avec  M.  Rudhart  n'est  peut-être 
pas  ce  qu'il  y  a  de  plus  convenable  au  monde,  ni  de  plus  conforme  aux  tra- 
ditions diplomatiques.  On  y  voit  percer  le  ressentiment  conservé  par  l'An- 
gleterre pour  la  destitution  de  M.  le  comte  d'Armansperg ,  et  après  tout,  le 
gouvernement  grec  était  rigoureusement  dans  son  droit.  Mais  ce  droit,  il 
l'a  exercé  d'une  manière  odieuse,  et  on  doit  féliciter  le  ministre  français  à 
Athènes  d'avoir,  en  cette  circonstance,  officieusement  agi  dans  le  même  sens 
que  son  collègue,  M.  Lyons.  Aujourd'hui,  en  effet,  nous  sommes  à  peu  près 
d'accord  avec  l'Angleterre  sur  la  question  grecque,  et  dans  le  sein  de  la  con- 
férence de  Londres,  lord  Palmerston  ne  s'est  pas  trouvé  plus  disposé  que  le 
plénipotentiaire  français  à  autoriser  l'émission  d'une  partie  quelconque  de 
la  troisième  série  de  l'emprunt  grec.  Nous  qui  avons  quelquefois  révélé  sans 
mauvaise  intention  les  infirmités  de  l'alliance  anglaise,  ce  serait  avec  plaisir 
que  nous  la  verrions  partout  ailleurs  aussi  réelle,  aussi  vraie  dans  la  prati- 
que, qu'elle  l'est  redevenue  en  Grèce  depuis  la  retraite  du  comte  d'Arman- 
sperg. Nous  n'aurions  pas  à  déplorer  qu'il  en  fût  autrement,  si,  dans  le  besoin 
que  l'on  ressent  de  la  conserver  efficace  et  sérieuse ,  on  subordonnait  con- 
stamment des  deux  côtés  l'accessoire  au  principal,  les  petites  tracasseries 
aux  grandes  questions,  le  choc  des  petits  intérêts  contraires  au  grand  intérêt 
commun. 

On  n'a,  depuis  quelque  temps,  assez  ménagé  l'alliance  anglaise  ni  en 
effets,  ni  en  paroles.  Il  semble  que  ses  inconvéniens,  sous  le  rapport  des 
hommes  et  des  choses,  aient  paru  plus  grands  que  ses  avantages,  et  l'Europe 
a  suivi  d'un  œil  avide  les  progrès  de  ce  relâchement  universel  dans  le  sys- 
tème de  politique  extérieure  qui  a  permis  à  la  France  de  prendre  Anvers  et 
d'occuper  Ancône.  L'Europe  a  fait  plus  :  elle  a  encouragé  ce  relâchement  de 
nos  liens  avec  l'Angleterre  autant  qu'il  était  en  elle.  Mais  elle  ne  peut  nous 
offrir,  et  de  long-temps  nous  ne  pourrons  accepter  d'elle ,  aucun  équivalent 
pour  le  sacrifice  auquel  son  impatience  nous  pousse.  Quand  même  elle  le 
pourrait,  la  question  de  préférence  ne  serait  pas  résolue  par  cela  seul;  mais 
il  suffit  qu'elle  ne  le  puisse  pas  et  qu'on  le  sente  bien,  pour  que  nous  n'al- 
lions pas  inconsidérément  nous  affaiblir  du  côté  où  nous  sommes  forts,  sans 
avoir  chance  de  nous  fortifier  du  côté  où  nous  sommes  faibles.  Nous  vivons 
en  paix  avec  l'Europe;  mais,  sauf  un  rapprochement  viager  entre  la  Prusse 
et  la  dynastie  nouvelle,  les  autres  puissances  du  continent,  grandes  et  pe- 
tites, ne  nous  épargnent  guère  un  embarras,  une  tracasserie,  une  menace 
plus  ou  moins  déguisée,  quand  elles  le  peuvent.  Nous  ne  parlerons  pas  de  la 


REVUE. — CHRONIQUE.  125 

Russie,  dont  la  malveillance  est  trop  notoire;  mais  l'Autriche,  qu'on  devrait 
croire  moins  passionnée,  plus  raisonnable  et  plus  juste,  se  refuse-t-elle  sou- 
vent le  plaisir  de  nous  harceler,  de  traverser  nos  desseins,  de  réveiller  nos 
inquiétudes?  Ce  n'est  peut-être  pas  la  faute  du  chancelier  de  cour  et  d'état 
si  M""^  la  princesse  de  Metternich  promène  dans  sa  voiture,  à  Vienne,  M.  le 
duc  de  Bordeaux  :  mais  quand  nous  retrouvons  à  Athènes ,  dans  les  difficultés 
que  rencontre  notre  service  de  bateaux  à  vapeur  du  Levant,  la  même  main 
qui  nous  en  suscite  de  pareilles  à  Gênes  et  à  Naples ,  nous  ne  pouvons  croire 
que  M.  de  Metternich  y  soit  aussi  étranger  qu'à  la  promenade  du  duc  de 
Bordeaux  dans  la  voiture  de  sa  femme.  Si  l'Autriche  exhume  tout  à  coup 
un  projet  de  nouvelle  forteresse  fédérale  qui  sommeillait  oublié  dans  les 
cartons  de  la  commission  militaire  de  la  diète,  on  ne  prétendra  pas  sans  doute 
que  nous  devions  y  voir  un  témoignage  d'amitié,  de  confiance,  de  bon  vou- 
loir, surtout  quand  ce  projet  vient  se  fixer  sur  Kadstadt,  et  quand  on  le 
fait  accompagner  de  déclarations  menaçantes  dans  les  journaux  censurés 
de  l'Allemagne. 

Nous  croyons  donc  sage  et  presque  nécessaire,  dans  l'état  actuel  des 
choses,  de  resserrer  notre  alliance  avec  l'Angleterre,  d'en  renouer  les  fils 
plutôt  épars  que  brisés,  et  d'en  masquer  avec  soin  les  vides  et  les  parties 
faibles,  s'il  y  en  a  quelque-unes.  Les  états,  non  plus  que  les  individus,  ne  ga- 
gnent rien  à  s'isoler,  et,  dans  certaines  capitales,  on  nous  verrait  avec  trop 
de  plaisir  nous  éloigner  du  cabinet  de  Saint- James,  pour  que  notre  plus 
grand  intérêt  ne  soit  pas  de  nous  en  rapprocher.  Ce  que  nous  allons  dire 
n'est  pas  un  paradoxe;  mais  il  nous  semble  que,  pour  faire  de  grandes 
choses  en  Europe,  nous  pourrions  d'abord  être  seuls,  tandis  que,  pour  ne 
rien  faire,  avec  la  volonté  de  ne  pas  remuer  et  de  respecter  ce  qui  est,  nous 
avons  besoin  d'être  à  deux.  Nous  comptons  prouver  cela  quelque  jour.  Re- 
prenons, maintenant,  notre  tour  d'Europe. 

Le  duc  Charles  de  Mecklembourg-Strélitz,  président  du  conseil-d'état  du 
royaume  de  Prusse  et  commandant  de  la  garde  royale  prussienne,  est  mort, 
à  Berlin,  le  21.  Ce  prince  était  frère  consanguin  du  grand -duc  régnant  de 
Mecklembourg-Strélitz,  de  la  feue  reine  de  Prusse,  Louise,  envers  la- 
quelle l'empereur  Napoléon  se  montra  presque  cruel,  et  de  la  reine  actuelle 
de  Hanovre.  Il  a  terminé  sa  carrière  dans  une  demi-disgrace,  par  suite  de 
l'opposition  violente  qu'il  avait  faite  au  mariage  de  la  princesse  Hélène  de 
Mecklembourg-Schwérin  avec  le  duc  d'Orléans ,  mariage  négocié  et  conclu 
sous  les  auspices  de  la  cour  de  Prusse  ,  malgré  tous  les  efforts  du  parti  con- 
traire à  la  France.  Le  duc  Charles  en  était  l'ame,  et  ce  fut  une  opposition 
toute  politique;  car  il  n'avait,  à  titre  de  parent  fort  éloigné,  aucune  in- 
fluence légitime  à  exercer  sur  les  déterminations  de  la  princesse,  de  sa  mère 
et  de  la  cour  grand-ducale  de  Mecklembourg-Sohwérin.  Néanmoins  il  crut 
devoir  à  son  nom  de  ne  rien  négliger  pour  empêcher  cette  alliance,  et  on 
lui  attribua,  vers  l'époque  où  elle  se  négociait,  un  mémoire,  lithographie 
à  très  peu  d'exemplaires,  contre  le  projet  si  chaudement  épousé  par  le  roi 
de  Prusse.  Ce  mémoire  a  circulé  dans  la  société  de  Berlin  et  a  provoqué ,  de 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  part  de  M.  de  Kamptz,  ministre  de  la  justice,  des  observations  qui  ont 
également  circulé  en  manuscrit  et  entretenu  quelque  temps ,  à  Berlin  ,  cette 
singulière  polémique  dans  la  sphère  élevée  d'une  cour.  Le  mémoire  de 
M.  de  Kamptz  était  sec  dans  la  forme,  mais,  dans  le  fond,  très  solide,  plein 
de  faits  concluans  et  d'une  irrésistible  logique.  La  manière  dont  la  légitimité 
de  la  dynastie  d'Orléans  s'y  trouvait  établie  ne  nous  paraîtrait  peut-être 
pas  très  orthodoxe;  maison  ne  saurait  exiger  d'un  ministre  prussien  qu'il 
reconnaisse  bien  nettement  le  principe  de  la  souveraineté  du  peuple,  et,  à 
part  le  dogme,  toutes  les  questions  de  fait  y  étaient  victorieusement  trai- 
tées. L'auteur  s'était  imposé  la  tache  de  réunir  tous  les  exemples  de  ma- 
riages entre  princesses  de  maisons  souveraines  par  la  grâce  de  Dieu,  et 
princes  ou  familles  régnantes  parla  grâce  d'une  révolution,  soit  populaire, 
soit  patricienne,  soit  militaire.  L'histoire  en  présente  beaucoup ,  comme 
chacun  sait;  aussi  la  liste  en  est-elle  bien  longue  dans  le  mémoire  de 
M.  de  Kamptz.  Mais  le  plus  piquant,  dans  une  réponse  au  duc  de  Mecklem- 
hourg-Strélitz,  c'est  celui  que  lui  rappelle  l'impitoyable  publiciste,  d'une 
alliance  entre  sa  tante ,  Sophie-Charlotte,  et  le  roi  d'Angleterre  George  III, 
à  une  époque  où  vivait  encore  Charles-Edouard,  légitime  héritier  de  droit 
divin  de  la  couronne  enlevée  aux  Stuarts  par  la  révolution  de  1688.  Le  duc 
Charles  n'avait  que  cinquante-deux  ans  et  n'était  pas  marié.  Ou  doute  que 
sa  mort  inspire  de  vifs  regrets  à  la  population  de  Berlin. 

Quand  donc  l'Espagne  pacifiée  ne  nous  offrira-t-elle  plus  d'évènemens  à 
enregistrer,  ou  plutôt  quand  est-ce  que  la  guerre  civile  qui  continue  à  dé- 
soler ce  malheureux  pays  et  y  élargit  de  jour  en  jour  davantage  le  cercle  de 
ses  fureurs,  nous  offrira-t-elle  quelque  événement  décisif,  au  lieu  de  cette 
pénible  alternative  de  demi-victoires  et  de  demi-défaites  qui  en  éternisent 
les  maux?  Au  moment  où  nous  formons  ces  vœux,  la  fortune  semble  revenir 
sous  les  drapeaux  de  la  cause  constitutionnelle.  Les  troupes  de  la  reine  ont 
remporté  sur  celles  de  don  Carlos  deux  avantages  assez  marqués,  et  le  dan- 
ger qui  avait  menacé  Madrid  pendant  plusieurs  jours  s'en  éloigne  de  nou- 
veau. Mais  on  ne  peut  s'empêcher  de  concevoir  les  plus  sérieuses  appréhen- 
sions pour  le  dénouement  de  cette  guerre,  en  réfléchissant  à  la  grandeur 
des  moyens  que  le  prétendant  vient  de  développer,  à  l'audace  qu'il  a  eue  de 
s'avancer  jusqu'aux  portes  de  Madrid,  à  la  vivacité  des  sympathies  que  sa 
présence  a  éveillées  chez  les  masses  dans  toutes  les  petites  villes  des  environs 
de  la  capitale.  Il  a  transporté  récemment  le  théâtre  de  la  guerre  dans  un 
rayon  très  rapproché  de  Madrid,  car  les  gardes  nationales  ont  fait  le  coup 
de  feu  avec  ses  avant-postes ,  la  veille  de  l'arrivée  d'Espartero,  et  quelques 
jours  après,  la  reine  a  vu,  dit-on,  du  haut  d'un  de  ses  palais,  les  derniers 
bataillons  carlistes  se  retirer  dans  la  direction  de  Guadalajara. 

Telles  sont  cependant  les  conséquences  de  la  prise  de  Ségovie  par  une 
faible  division,  qui ,  commandée  par  un  chef  entreprenant  et  habile,  avait 
passé  l'Èbre  sans  obstacle,  traversé  la  Vieille-Castille  sans  être  inquiété, 
occupé  Saint -Ildéfonse  et  franchi  le  Guadarrama ,  pour  venir  insulter 
Madrid,  grâce  à  l'inconcevable  négligence  du  ministère  Calatrava.  C'est 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  127 

depuis  lors  que  l'armée  d'Espartero  ,  accourue  en  toute  hâte  au  secours  de 
la  capitale,  a  laissé  le  prétendant  maître  d'une  vaste  étendue  de  pays  et  des 
sources  du  Tage;  c'est  depuis  lors  qu'il  a  pu  remporter  une  victoire  complète 
sur  un  corps  d'armée  inférieur  en  nombre  à  ses  forces ,  victoire  qui  a  relevé 
les  espérances  des  siens ,  et  lui  a  valu,  avec  un  grand  nombre  de  prisonniers, 
cent  cinquante  caisses  de  munitions ,  deux  cents  chevaux  et  cinq  mille  fusils. 
Enfin,  cette  victoire  a  facilité  la  dernière  expédition  de  don  Carlos  sur 
Madrid ,  qui,  bien  que  repoussée,  n'a  pas  seulement  coûté  fort  cher  au  gou- 
vernement constitutionnel,  mais  a  laissé  des  traces  profondes  dans  toute  la 
vallée  du  Tage  jusqu'à  Aranjuez.  Et  ce  n'est  pas  tout.  Le  chef  carliste  qui 
avait  pris  Ségovie  a  évacué  cette  ville  et  reporté  ses  positions  un  peu  en  ar- 
rière ,  il  est  vrai  ;  mais  voilà  six  semaines  que  ce  chef  domine  la  route  de 
Burgos,  le  cours  du  Duero,  une  province  dans  laquelle  il  n'y  avait  eu,  de- 
puis le  commencement  de  la  guerre  civile ,  que  de  misérables  bandes,  et  où 
s'organise  maintenant  une  armée  !  C'en  est  assez  pour  faire  douter  de  plus 
en  plus  du  salut  de  l'Espagne ,  et  préparer  les  esprits  les  moins  pessimistes 
à  un  dénouement  que  les  observateurs  politiques  les  mieux  placés  pour  en 
bien  juger  n'ont  pas  cessé ,  depuis  deux  ans,  de  déclarer  inévitable. 

Le  travail  intérieur  des  partis  qui  divisent  le  libéralisme  espagnol,  n'en 
continue  pas  moins  activement  au  milieu  des  fureurs  de  la  guerre  civile, 
comme  si  la  cause  constitutionnelle  était  plus  assurée  de  son  avenir.  L'assem- 
blée des  cortès  est  sur  le  point  de  se  séparer,  le  pays  légal  va  procéder  aux  élec- 
tions qui  doivent ,  pour  la  première"  fois ,  donner  à  l'Espagne  une  double  re- 
présentation ,  un  sénat  et  une  chambre  de  députés.  Les  Martinez  de  la  Rosa, 
les  Toreno,  les  Isturitz,  tous  les  noms  les  plus  marquans  du  parti  modéré, 
figurent  sur  les  listes  de  candidats,  et  une  opinion  puissante  qui,  depuis  la 
révolution  de  la  Granja,  a  cessé  d'être  représentée  dans  le  gouvernement 
et  dans  les  cortès,  ressaisira  la  parole  et  reparaîtra  en  force  dans  les  deux 
chambres.  Après  tant  de  malheurs  et  de  fautes,  dont  il  n'est  pas  respon- 
sable ,  ce  parti  sera-t-il  assez  énergique ,  assez  habile  ,  assez  fort  pour  les 
réparer?  et  lui  sera-t-il  donné,  maintenant,  de  guérir  les  plaies  profondes 
qu'il  a  vues  se  former,  et  dont  il  n'a  pas  su  arrêter  les  progrès ,  quand  les 
destinées  de  l'Espagne  étaient  confiées  aux  mains  de  ses  plus  grandes  célé- 
brités? C'est  ce  dont  il  est  malheureusement  permis  de  douter. 

Un  journal  de  la  gauche,  dans  la  préoccupation  du  triomphe  éventuel  de 
don  Carlos,  triomphe  infaillible  à  ses  yeux,  rétablissait  du  môme  coup  don 
Miguel  à  Lisbonne,  et  citait ,  à  l'appui  de  son  opinion,  des  dépêches  dont  le 
secret  aurait  transpiré.  Nous  le  croyons  mal  informé.  La  solidarité  qu'il  sup- 
pose entre  ces  deux  prétendaus  n'existe  pas  dans  la  réalité,  et  l'Europe  ab- 
solutiste les  sépare  certainement  dans  ses  espérances  comme  dans  ses  vœux, 
car  M.  de  Metternich  serait  fort  disposé  à  reconnaître  dona  Maria  sur  le 
trône  de  Portugal;  d'un  autre  côté,  on  ne  voit  pas  que  le  parti  miguéliste 
songe  à  profiter  pour  son  compte  de  la  guerre  que  se  font  actuellement  les 
deux  fractions  du  parti  contraire.  C'est  une  observation  qui  n'a  pour  but 


128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  de  rétablir  la  vérité  sur  ce  point,  et  nullement  d'atténuer  la  redoutable 
gravité  d'une  restauration  carliste  en  Espagne,  si  tant  est,  ce  qu'à  Dieu  ne 
plaise,  que  le  gouvernement  de  juillet  soit  destiné  à  la  subir. 

Quelques  nominations  et  déplacemens  viennent  d'avoir  lieu  dans  le  per- 
sonnel des  secrétaires  d'ambassade.  Le  comte  Philippe  de  Rohan-Chabot, 
fils  d'un  pair  de  France  et  aide-de-camp  du  roi,  attaché  au  cabinet  de  M.  le 
président  du  conseil,  est  nommé  second  secrétaire  d'ambassade  à  Londres. 
Déjà  connu  dans  la  haute  société  anglaise,  à  laquelle  il  tient  par  sa  mère, 
M.  de  Rohan-Chabot  paraît  destiné  à  parcourir  avec  distinction  la  carrière 
diplomatique,  où  il  entre  jeune,  mais  bien  préparé.  Ses  connaissances,  la 
solidité  de  son  jugement,  tout,  jusqu'à  l'élégance  de  ses  manières,  le  fera 
distinguer  et  aimer  partout  où  il  sera  appelé  à  servir  et  à  représenter  son 
pays.  M.  de  Grammont,  qui  n'est  pas,  comme  on  l'a  prétendu,  fils  du  dé- 
puté de  ce  nom ,  mais  parent  de  M™*'  la  comtesse  Sébastiani ,  remplace  à 
Stuttgardt,  en  qualité  de  secrétaire  de  légation,  M.  le  baron  Reinhardt, 
qui  est  envoyé  à  Berne,  avec  le  titre  de  premier  secrétaire  d'ambassade. 
M.  Reinhardt,  dont  on  fait  le  plus  grand  cas,  est  fils  d'un  ancien  ministre 
plénipotentiaire ,  qui  a  laissé  de  fort  honorables  souvenirs  en  Allemagne,  où 
il  a  long-temps  résidé.  M.  de  Belleval,  qui  est  remplacé  en  Suisse  par 
M.  Reinhardt,  n'a  pas  trouvé  place  dans  ces  arrangemens.  Mais  il  ne  sort  pas 
d'une  carrière  dans  laquelle  il  compte  de  longs  services  et  où  ses  talens  ne 
peuvent  tarder  à  être  utilisés  de  nouveau.  Il  n'est  rappelé  de  Berne  que  pour 
satisfaire  à  des  exigences  générales  de  service,  et  non,  comme  le  pour- 
raient faire  croire  les  insinuations  de  certaines  feuilles  suisses ,  par  suite  des 
prétendus  dissentimens  qui  se  seraient  élevés  entre  lui  et  M.  le  duc  de  Mon- 
tébello.  Au  reste,  l'ambassade  de  France  à  Berne  se  trouvera  bientôt  pres- 
que complètement  renouvelée,  car  M.  de  Montébello  lui-même  doit  rece- 
voir une  autre  destination.  Les  différends  de  l'année  dernière,  et  plusieurs 
missions  de  rigueur  qu'il  a  eu  à  remplir,  ont  rendu  en  Suisse  sa  position 
personnelle  difficile  et  fausse,  malgré  le  rétablissement  de  la  bonne  intelli- 
gence entre  les  deux  gouvernemens.  Il  n'a  pu  avoir,  dans  la  diète  qui  termine 
la  session  ordinaire  ,  que  des  relations  un  peu  froides  et  embarrassées  avec 
la  plupart  des  députations  cantonnales,  qui  étaient  à  peu  près  les  mêmes  que 
celles  de  la  diète  extraordinaire  de  i836  ;  et  maintenant  que  le  point  d'hon- 
neur est  sauvé,  nos  rapports  avec  la  confédération  helvétique  gagneront  à 
passer  en  de  nouvelles  mains. 


F.    BULOZ. 


DU 


POUVOIR  EN  FRANCE 


BEF^UÏS    l§SO. 


Si  l'on  avait  gardé  souvenir  des  études  successivement  insérées  dans 
cette  Revue  sur  les  principales  questions  de  politique  intérieure  (i), 
et  si  la  pensée  qui  les  lie  avait  pu  ressortir  pour  les  lecteurs  aussi  dis- 
tincte que  pour  l'auteur  lui-même,  le  travail  qui  va  suivre  perdrait 
une  partie  de  son  utilité  et  peut-être  de  sa  convenance. 

Nous  avons  étudié  les  écoles  politiques  dans  leurs  élémens  consti- 
tutifs, distinguant  les  intérêts  des  passions,  la  partie  providentielle 
et  fixe  de  la  partie  viagère  et  transitoire.  Nous  avons  essayé  d'éclai- 
rer le  présent  par  le  reflet  des  analogies  historiques,  et  de  pressentir 
l'avenir  en  remontant  à  l'essence  de  la  civilisation  elle-même,  le  chris- 
tianisme dans  l'ordre  moral,  l'industrie  dans  l'ordre  matériel,  lois 
fraternelles  et  saintes  qui  préparent  l'émancipation  graduelle  des 
peuples,  en  la  fondant  sur  la  double  base  de  l'intelligence  et  de  la 
propriété. 

Cette  manière  d'embrasser  des  questions  vivantes  et  ardues  nous 

(l)  Des  Partis  et  des  écoles  politiques  en  France.  —  Caractère  dominant  du  mouvement 
actuel.  — De  la  Démocratie  et  de  l'école  républicaine.  —  De  la  Bourgeoisie  en  France,  etc. 
TOME  XII.   —  15  OCTOBRE  1837.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  permis  de  passer  à  côté  des  noms  propres  sans  y  toucher,  et  de  ne 
prendre  dans  les  faits  que  la  force  plastique  qui  les  façonne  et  les 
domine.  Mais  il  nous  reste  à  lier  ces  faits  dans  leur  enchaînement 
chronologique,  à  justifier  des  doctrines  générales  par  des  applications 
directes  ;  enfln ,  après  avoir  analysé  les  idées ,  abstraction  faite  des 
personnes ,  nous  devons  apprécier  les  personnes  dans  la  pratique 
même  des  affaires.  Dès-lors  ce  ne  sont  plus  les  partis  qu'il  faut  étu- 
dier dans  leurs  nuances  et  leurs  hypocrisies,  c'est  la  marche  du  pou- 
voir qu'il  convient  d'embrasser  de  la  révolution  de  1830  au  moment 
présent.  Nous  prononcerons  donc  cette  fois  beaucoup  de  noms  pro- 
pres, et  nous  osons  croire  inutile  d'ajouter  que  ce  sera  sans  haine, 
comme  sans  dévouement  personnel.  Nous  avons  le  droit  d'être  juste 
sans  avoir  contracté  l'obligation  d'être  sectaire.  La  nature  même  de 
ce  travail  interdit  ces  inféodations  systématiques  que  l'on  comprend 
dans  certaines  positions,  mais  qui  ne  vont  pas  à  la  nôtre.  Nous  pou- 
vons montrer  par  où  tel  homme  attire,  sans  dissimuler  par  où  il  re- 
pousse, fidèle  en  cela  au  système  qui  seul  sépare  l'histoire  de  la  po- 
lémique. 

La  principale  difficulté  pour  le  pouvoir  sorti  des  évènemens  de 
1830  consistait  à  dégager  son  principe  en  l'élevant  au-dessus  des 
prétentions  inconciliables  auxquelles  des  faits  d'ordres  très  divers 
semblaient  prêter  une  égale  légitimité.  La  monarchie  proclamée  le 
7  août  au  palais  Bourbon  ne  représenta  d'abord ,  pour  la  France  et 
pour  l'Europe,  rien  de  distinct  et  de  parfaitement  appréciable. 

Il  y  avait  là  un  pêle-mêle  d'hommes  et  de  choses  devant  lequel 
rimagination  s'arrêtait  pleine  d'hésitation  et  d'inquiétude.  L'accord 
passé  le  lendemain  de  la  victoire  n'attestait  guère  que  la  crainte  ré- 
ciproque des  partis  en  face  les  uns  des  autres,  que  le  désir  unanime 
de  retarder  une  collision  par  un  moyen  terme  qui  laissât  le  champ 
ouvert  devant  toutes  les  espérances.  Il  fallait  que  la  force  prépondé- 
rante se  produisît  manifeste  à  tous  les  yeux  ;  résultat  qui  ne  pouvait 
manquer  d'être  obtenu ,  si  la  violence  populaire  n'altérait  l'équilibre 
naturel  des  partis,  en  prêtant  à  l'un  d'eux  une  puissance  factice.  Cette 
manifestation  a  été  lente  et  pénible;  elle  paraît  aujourd'hui  complète, 
et  l'on  ne  saurait  désormais  conserver  de  doute  sur  les  intérêts  aux- 
quels appartient  en  ce  temps  le  gouvernement  de  la  société,  puisque 
seuls  ils  sont  en  état  de  le  défendre. 

A  mesure  que  la  monarchie  actuelle  affecte  un  caractère  spé- 
cial et  prend  une  physionomie  plus  prononcée,  on  comprend  moins 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  131 

les  commentaires  contradictoires  qui  se  faisaient  il  y  a  si  peu  d'an- 
nées sur  son  principe  et  les  engagemens  contractés,  disait-on ,  par 
elle.  Ces  commentaires  étaient  néanmoins,  pour  la  plupart,  écrits 
avec  une  égale  conviction,  et  n'avaient  que  le  tort  de  présenter 
comme  simple  une  situation  fort  complexe,  qu'ils  n'embrassaient  que 
par  un  côté. 

Quand  un  aide-de-camp  de  M.  de  Lafayette  voyait  dans  la  révo- 
lution de  juillet  la  sanction  des  doctrines  et  des  espérances  de  son 
général  (i) ,  il  n'avait  pas  tort,  car  M.  de  Lafayette  prit  ou  se  laissa 
imposer,  après  les  trois  journées,  une  sorte  de  rôle  de  lord  protec- 
teur, et  son  autorité  coexistait  avec  celle  du  monarque,  si  elle  ne  la 
dominait  pas.  Lorsque  le  membre  sur  la  proposition  duquel  la 
chambre  vota  la  charte  de  1830,  en  se  reportant,  par  ses  souvenirs 
de  l'Hôtel-de- Ville  et  des  barricades  (2) ,  aux  premiers  jours  de  la 
révolution,  affirme  qu'elle  a  trompé  ses  espérances  et  confondu  ses 
prévisions,  cela  se  comprend,  car  il  est  certain  qu'elle  a  remanié 
presque  tout  son  personnel ,  et  que  les  rangs  de  l'opposition  se  sont 
recrutés  des  hommes  dont  l'énergie  contribua  surtout  à  en  décider 
l'issue. 

D'un  autre  côté,  lorsqu'un  orateur  de  franchise  a  soutenu  à  la 
tribune,  devant  les  susceptibilités  éveillées  par  sa  parole,  que  le  duc 
d'Orléans  avait  été  appelé  au  trône  parce  que  sa  naissance  le  plaçait 
à  côté,  et  qu'il  était  du  bois  dont  la  Providence  fait  les  rois,  il  était 
impossible  de  contester  avec  quelque  bonne  foi  l'évidence  d'une  pa- 
reille énonciation.  Si  le  sang  d'Henri  ÏV  ne  lui  avait  créé  un  titre  d'un 
ordre  supérieur,  pourquoi  les  popularités  libérales,  plus  rappro- 
chées et  plus  connues  du  peuple  que  ne  l'était  alors  le  premier  prince 
du  sang,  se  seraient-elles  inchnées  devant  lui  et  l'auraient-elles  con- 
juré de  se  dévouer  au  rôle  de  médiateur  entre  la  France  et  l'Europe? 

Si,  au  lieu  de  naître  au  Palais-Royal  et  de  marcher  par  lui-même 
et  par  ses  alliances  de  pair  avec  les  rois,  M.  le  duc  d'Orléans  s'était 
rencontré  chasseur  de  la  garde  nationale,  ou  même  avocat,  ce  qui 
pourtant  n'est  pas  peu  de  chose,  on  ne  serait  pas  allé,  je  pense,  le 
quérir  en  sa  boutique  ou  à  son  cabinet  pour  lui  dresser  un  trône  avec 
les  débris  de  celui  que  l'on  venait  de  mettre  en  poudre.  Cela  n'est 
douteux  pour  personne,  pas  même  pour  ceux  qui  le  contestent.  Et 
cependant  que  peut  répondre  le  parce  que  Bourbon  au  quoique  Bour- 


(i)  Lafayette  et  la  névolulion  de  juillet,  par  M.  Sarrans. 

(2j  Soitvejùrs  historiques  de  la  révolution  de  1830,  par  M.  Bérard. 

9. 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bon,  lorsque  celui-ci  argue  de  la  disparition  du  vieil  écusson  national 
et  du  titre  même  donné  au  nouveau  monarque,  comme  pour  repous- 
ser toute  solidarité  entre  lui  elles  six  rois  de  son  nom  qui  ceignirent, 
en  d'autres  siècles,  la  couronne  de  France? 

Tristes  querelles  où ,  pendant  deux  années,  s'est  épuisé  l'esprit  de 
la  nation!  équivoques  gratuites  et  prétentions  exclusives,  que  l'on 
aurait  évitées  en  comprenant  bien  qu'il  n'y  avait  eu  qu'une  transac- 
tion pour  tous  dans  ce  que  chacun  s'attribuait  comme  une  victoire! 
Il  en  est  presque  toujours  ainsi  des  révolutions  :  rarement  le  but  en 
est  assez  clairement  déflni  et  le  mobile  assez  simple  pour  qu'il  y  ait 
accord  parfait  de  vues  et  d'espérances  entre  tous  ceux  qui  y  concou- 
rent. Celle  de  1688  elle-même,  dont  la  marche  religieuse  et  politique 
était  pourtant  si  rigoureusement  tracée,  et  qui,  respectant  la  consti- 
tution et  la  hiérarchie  gouvernementale  dans  leur  intégrité,  n'enten- 
dit toucher  qu'à  une  personne;  cette  révolution,  opérée  sur  un  ter- 
rain flxe  et  solide,  subit  aussi,  quoique  à  un  degré  moins  grave,  les 
interprétations  des  partis.  On  peut  voir,  dans  Burnet,  les  sous-en- 
tendus et  les  subtilités  légales  employés  par  les  restes  de  la  faction 
républicaine,  par  la  haute  église  aussi  bien  que  par  les  jacobites 
honteux,  pour  introduire,  dans  l'acte  même  qui  appelait  au  trône 
Guillaume  et  Marie,  des  paroles  de  nature  à  consacrer  les  doctrines 
des  uns,  à  calmer  les  scrupules  ou  les  appréhensions  des  autres. 

Le  premier  ministère  du  roi  Louis-Philippe  ne  représenta  qu'une 
seule  chose,  l'opposition  au  gouvernement  de  la  branche  aînée  des 
Bourbons,  opposition  qui  avait  été  compacte  et  disciplinée  tant 
qu'elle  eut  à  lutter  contre  un  système  antipathique  au  pays,  mais  qui 
ne  pouvait  manquer  de  se  dissoudre  du  moment  où  il  lui  faudrait  agir 
par  elle-même. 

Durant  les  quinze  années  de  la  restauration ,  le  parti  libéral  avait 
ouvert  ses  rangs  aux  dévouemens  de  toutes  les  origines.  Les  con- 
spirateurs des  sociétés  secrètes,  les  hommes  de  l'empire,  tombés  des 
grandes  fortunes  militaires  au  rôle  de  tribuns,  si  peu  fait  pour  eux, 
se  trouvaient  associés,  non  par  leurs  intentions,  mais  par  une  résis- 
tance commune,  à  cette  nombreuse  opposition  bourgeoise  qui  ne  ré- 
clamait de  la  royauté,  pour  prix  d'un  concours  loyal,  que  l'abandon 
de  traditions  incompatibles  avec  les  mœurs  et  les  intérêts  nouveaux. 
Les  hommes  qui  avaient  versé  leur  sang  à  Waterloo  pour  relever  les 
aigles  marchaient  alors,  dans  la  grande  armée  libérale,  côte  à  côte 
avec  ceux  qui,  dans  la  personne  du  roi  Louis  XVIII,  avaient  salué 
le  restaurateur  de  la  liberté  poUtique,  venu  pour  faire  cesser  le  mu- 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  133 

tisme  de  la  tribune  et  relever  l'intelligence  de  sa  subordination  en 
face  de  la  force  des  armes. 

Ces  hommes  politiques,  étrangers  par  leurs  antécédens,  appelés 
par  leurs  sympathies,  qui ,  la  veille  du  jour  où  ils  se  réunirent  pour 
la  première  fois  au  Palais-Koyal  en  conseil  ministériel ,  comprenaient 
la  révolution  de  juillet  d'une  façon  si  différente,  et  s'efforçaient  d'im- 
primer aux  évènemens  des  directions  si  peu  concordantes,  ne  pou- 
vaient manquer  de  laisser  percer  bientôt  entre  eux  des  incompati- 
bilités de  tout  genre.  Quel  lien  rattachait  M.  Dupont  (de  l'Eure), 
puritain  politique,  esprit  raide  et  court,  à  M.  Mole  ,  esprit  conciliant 
et  pratique,  sans  autre  passion  que  celle  des  grandes  affaires?  Com- 
ment tenir  long-temps  attablés  autour  du  même  tapis  M.  Dupin  et 
M.  Guizot,  ces  deux  pôles  opposés  du  monde  des  gens  d'esprit? 
Comment  M.  de  Talleyrand  pouvait-il  se  présenter  avec  bienséance 
au  mjlieu  de  cette  garde  en  jaquette,  toute  noire  encore  de  poudre 
et  toute  haletante  du  combat?  et  qu'y  avait-il  de  commun  entre  le 
libéralisme  expansif  et  béat  de  M.  de  Lafayette  et  le  libéralisme  di- 
dactique et  serré  de  M.  de  Broglie,  l'un  vivant  des  applaudissemens 
de  la  foule  et  des  triomphes  en  plein  soleil,  l'autre  ne  se  développant 
à  l'aise  qu'à  l'ombre  de  la  docte  approbation  dispensée  par  un  cercle 
intime  et  restreint? 

Tout  cela  était  à  peine  pour  durer  un  jour:  rien  de  tout  cela, 
néanmoins,  ne  fut  inutile.  Il  fallait  au  dedans  contenir  la  révolution, 
au  dehors  la  faire  accepter.  Chacun  servit  à  cette  œuvre  selon  le 
degré  et  la  nature  de  son  influence.  Tel  dit  aux  clubs  :  A'e  bougez  pas, 
car  me  voici;  tel  autre  dit  à  l'Europe  :  Acceptez  mon  nom  pour  gage. 
En  trois  mois,  les  plus  grands  obstacles  furent  aplanis  par  ces  deux 
forces  diplomatique  et  révolutionnaire,  qu'il  était  si  important,  mais 
en  même  temps  si  difOcile  de  faire  jouer  ensemble. 

Respecter  inviolablement  le  droit  pubhc  de  l'Europe,  armer  les 
intérêts  contre  les  passions;  se  montrer  nécessaire  pour  devenir 
fort;  légitimer  par  son  habileté  ce  que  les  uns  considéraient  comme 
un  accident  de  la  fortune,  les  autres  comme  une  tentative  préméditée 
de  l'ambition;  s'appuyer  sur  les  influences  flnancières,  à  défaut  des 
influences  territoriales,  pour  arriver  à  ce  point  de  fondre  les  unes 
dans  les  autres  en  réduisant  la  révolution  dynastique  à  une  large 
extension  de  la  classe  gouvernante  :  telle  fut  la  pensée  qui  plana  dès 
l'abord  au-dessus  de  ce  conseil  dénué  d'homogénéité  et  d'expé- 
rience. Pensée  hardie  et  d'un  succès  peu  vraisemblable  alors,  qui 
ne  se  révéla  qu'avec  réserve,  ne  procéda  qu'avec  prudence,  usant 


134  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  hommes  contre  les  choses,  elles  sacriflant  sans  hésitation,  et,  si 
Ton  veut,  sans  scrupule,  mais  pouvant  toujours  donner  pour  légi- 
time excuse  le  terrible  enjeu  qu'elle  apportait  elle-même  dans  cette 
partie  désespérée,  où  il  allait  de  la  vie  en  même  temps  que  du  trône, 
du  sort  d'une  nation  aussi  bien  que  de  celui  d'une  famille! 

Ce  ministère  du  11  août  n'était,  au  fond,  qu'une  longue  affiche,  où, 
sans  attributions  spéciales,  figuraient  des  noms  divers  et  nombreux, 
comme  pour  donner  à  tous  des  espérances  et  des  garanties.  Mais 
lorsque  la  révolution  parlementaire  fut  close,  lorsqu'il  fallut  faire 
face  à  l'émeute  et  aux  sociétés  populaires,  ces  quartiers-généraux 
de  la  sédition,  puis  se  préparer  à  défendre  quatre  têtes  dont  la  chute 
eût  entraîné  celle  du  nouveau  trône,  on  dut  chercher  à  rendre  le 
pouvoir  plus  fort  en  lui  imprimant  de  l'unité  et  en  couvrant  ses  actes 
du  nom  d'un  homme  d'une  popularité  vierge  encore,  d'un  dévoue- 
ment non  équivoque  à  l'œuvre  que,  plus  qu'un  autre,  il  avait  contri- 
bué à  fonder,  homme  doué,  d'ailleurs,  d'un  caractère  plus  propre  à 
recevoir  des  directions  qu'à  en  imprimer. 

Jamais  un  gouvernement  régulier  ne  se  fût  établi  en  France,  si  son 
premier  acte  n'avait  été  de  faire  une  question  fondamentale  pour 
lui-même  du  salut  d'infortunés  dont  une  révolution  avait  déjà  si 
cruellement  expié  les  fautes.  Cette  soif  du  sang  des  hommes,  après 
que  le  sort  avait  prononcé  sur  les  institutions  elles-mêmes ,  avait 
quelque  chose  de  si  bassement  atroce,  qu'un  pouvoir  qui,  par  im- 
puissance ou  lâcheté ,  eût  laissé  peser  sur  lui  le  moindre  atome  de 
complicité,  était  à  tout  jamais  engagé  dans  cette  fausse  route  où  tous 
les  cercles  du  crime  vont  en  s'élargissant,  comme  dans  l'enfer  de 
Dante. 

Le  procès  des  ministres  fut  donc  la  pierre  de  touche  de  la  monarchie 
de  juillet  :  c'était  en  face  de  la  révolution  l'épreuve  décisive,  comme  le 
siège  d'Anvers  le  fut  plus  tard  en  face  de  l'Europe.  Sachons  estimer 
les  victoires  de  la  civilisation  leur  juste  prix,  et  comprenons  bien  que  ce 
jour-là  fut  grand.  Il  ouvrit  noblement  la  carrière  d'un  jeune  ministre; 
il  ferma  celle  d'un  vieux  général  dont  la  populaire  fortune  avait 
connu  dans  les  deux  mondes  de  bruyans  triomphes,  qui  tous  s'effa- 
cent devant  celui-là. 

On  allait  avoir  à  prendre  des  mesures  rigoureuses  ;  il  ne  fallait 
pas  qu'elles  fussent  compromises  par  des  hommes  d'antécédens  équi- 
voques; la  révolution  devait  se  voir  d'autant  plus  encensée,  qu'on 
aurait  bientôt  à  croiser  le  fer  avec  elle.  De  là  le  changement  ministé- 
riel du  3  novembre ,  qui  transporta  le  pouvoir  à  la  gauche  :  combi- 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  135 

naison  transitoire  peut-être  dans  la  pensée  qui  la  conçut,  mais  qui 
n'en  était  pas  moins  urgente. 

M.  Laffîtte  n'était  suspect  ni  à  la  révolution ,  qu'il  avait  long-temps 
fomentée,  ni  à  la  dynastie  nouvelle,  dont  l'établissement  réalisait  sa 
plus  vieille  utopie.  D'un  autre  côté,  celle-ci  n'avait  pas  à  redouter  de 
sa  part  de  résistances  sérieuses  au  plan  politique  destiné  à  lui  con- 
cilier l'Europe,  et  à  faire  rentrer  graduellement  le  mouvement  de 
1830  dans  les  bornes  où  l'on  nourrissait  l'espérance  de  le  ramener. 
Sa  carrière  politique  ne  révélait,  en  effet,  ni  cet  entêtement  théori- 
que, ni  ce  démocratisme  sévère  qui  eussent  pu  engager  la  monar- 
chie hors  des  seules  voies  où  elle  entendît  marcher.  Si  l'opposition 
de  M.  Laffîtte  à  l'ancien  gouvernement  avait  été  constante  et  vive, 
c'est  que  cette  opposition  partait  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  intrai- 
table et  de  plus  persistant  chez  l'homme,  l'amour-propre  et  la  vanité. 
S'il  avait,  l'un  des  premiers,  provoqué  le  changement  de  dynastie, 
il  est  licite  de  croire  qu'il  agissait  en  cela  sous  une  impression  analo- 
gue, beaucoup  plus  que  sous  l'autorité  d'une  haute  conviction  phi- 
losophique. Doué  de  toutes  les  qualités  qui  concilient  l'estime  et  l'at- 
tachement dans  la  vie  privée,  d'un  commerce  généreux  et  facile, 
M.  Laffîtte  n'a  guère  manifesté  sa  pensée  politique  que  sous  l'empire 
d'irritations  personnelles.  Toujours  dominé  par  les  évènemens,  il 
s'est  rarement  montré  lui-même;  et,  facilement  oublieux  de  ses  actes 
et  de  ses  paroles,  il  a  imputé  à  ses  successeurs  le  tort  d'avoir  réussi 
là  où  il  avait  échoué. 

Avec  peu  d'aptitude  gouvernementale  et  un  dévouement  incon- 
testé, ce  ministre  ne  pouvait  manquer  de  s'incliner  devant  une  vo- 
lonté plus  ferme,  une  expérience  plus  sûre  que  la  sienne.  Très  propre 
à  négocier  avec  l'Europe  en  même  temps  qu'avec  la  révolution,  il  se 
présentait  comme  un  bouclier  entre  celle-ci  et  le  trône,  en  laissant  à 
la  royauté  toute  son  action  directe  et  personnelle.  Sous  cette  admi- 
nistration, à  un  bien  plus  haut  degré  que  sous  aucune  autre,  s'est 
exercée  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  la  présidence  réelle  du  con- 
seil, action  excentrique  sans  doute,  lorsqu'on  la  juge,  Delolme  à  la 
main ,  selon  la  rigueur  des  principes  du  gouvernement  représentatif; 
action  nécessaire  pourtant,  il  faut  le  dire,  et  dès-lors  très  légitime, 
dans  une  situation  exceptionnelle  et  décisive.  Lorsque  Guillaume  ÏII 
quittait  à  chaque  instant  son  royaume  pour  se  transporter  en  Hol- 
lande ou  en  Flandre,  selon  les  évènemens  de  la  guerre;  lorsqu'il 
dressait  des  plans  de  campagne,  prenait  des  villes  et  commandait  des 
armées,  il  ne  faisait  pas  en  cela  le  métier  de  roi  constitutionnel  à  la 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manière  des  princes  d'Hanovre  ses  successeurs.  Mais  Guillaume  avait 
pour  mission  de  rétablir  l'équilibre  de  l'Europe,  compromis  par  la 
France;  s'il  échouait,  l'abaissement  de  sa  pairie  native  et  de  sa  pa- 
trie d'adoption  était  la  conséquence  de  sa  défaite,  et  une  restaura- 
tion jacobite  sortait  infailliblement  du  succès  de  Louis  XIV.  Dans  de 
telles  conjonctures ,  ce  prince  comprit  qu'il  fallait  payer  de  sa  per- 
sonne, et  l'histoire,  que  je  sache,  ne  lui  en  a  pas  fait  un  crime.  Les 
dynasties  ne  se  fondent  qu'autant  qu'elles  représentant  une  idée,  et 
il  faut  d'ordinaire  que  cette  idée  se  fasse  homme  pour  être  comprise 
et  pour  triompher. 

Qu'est-il  besoin  d'ajouter  que  la  maison  d'Orléans,  en  passant  du 
Palais-Royal  aux  Tuileries ,  courait  de  tout  autres  risques  que  le 
prince  d'Orange  en  quittant  La  Haye  pour  s'établir  à  Londres,  et 
que  l'Europe  ébranlée  par  tant  de  révolutions  à  la  fois ,  la  France 
livrée  à  un  mouvement  d'autant  plus  redoutable,  qu'il  était  plus 
vague ,  demandaient  avant  tout  un  centre  pour  se  rallier ,  un  mé- 
diateur pour  s'entendre? 

Notre  pays  n*est  pas,  d'ailleurs,  la  terre  des  fictions  légales;  il  aime, 
au  moins  pour  un  temps,  l'action  personnelle,  les  parties  où  l'on  joue 
sa  tête,  et  après  lesquelles  on  peut  dire  hardiment  :  J'ai  vaincu. 
La  France  couronna  Napoléon  après  qu'il  eut  racheté  les  défaites  du 
directoire;  elle  a  maintenu  au  front  de  Louis-Philippe  un  diadème 
qui  ne  serait  qu'un  bandeau  de  papier,  s'il  ne  pouvait  aujourd'hui 
arguer  de  ses  œuvres.  Tout  cela  n'est  vrai  sans  doute  que  dans  des 
circonstance  exceptionnelles,  et  le  danger  serait  d'en  inférer  que  la 
royauté  possède  encore  parmi  nous  une  force  qui  tient  bien  plus  à 
l'homme  qu'à  l'institution;  mais  il  est  incontestable  que  les  circon- 
stances exceptionnelles  se  sont  produites,  et  qu'il  a  été  très  politique 
d'en  profiter. 

A  cet  égard,  l'opposition  républicaine  s'est  complètement  abusée 
en  estimant  abaisser  la  royauté  par  cela  seul  qu'elle  la  représentait 
comme  l'instrument  principal  du  système.  Cette  énergique  et  puis- 
sante volonté,  prêtée  au  prince  par  des  journaux  sérieux,  suffisait  à 
contrebalancer  l'action  incessante  de  la  presse  de  bas  étage.  On  ne 
savait  comment  concilier  tant  d'importance  et  tant  d'insultes,  et  suc- 
cessivement, en  effet,  les  injures  ont  cessé  parce  qu'elles  emprun- 
taient je  ne  sais  quel  air  de  contresens;  au  lieu  de  jouer  le  dédain, 
il  fallut,  chose  heureusement  plus  difficile,  s'efforcer  d'inspirer  la 
haine. 

Sous  l'administration  du  3  novembre  s'exerça ,  sans  conteste  et 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  137 

sans  résistance,  l'action  que  repoussa  depuis  Casimir  Périer  avec 
toute  la  rudesse  de  ses  formes,  toute  l'àpreté  de  sa  volonté.  En 
quittant  la  présidence  de  la  chambre  pour  la  présidence  du  conseil , 
M.  Laffitte  déclarait ,  au  nom  de  ses  collègues  et  au  sien ,  a  qu'ew  sujets 
fidèle:^  et  dévoués  y  ils  avaient  dû  céder  à  des  volontés  augustes, 
auxquelles  ils  se  croiraient  coupables  de  désobéir.  » 

M.  Laffltte  n'eut  pas  ce  tort,  en  effet,  durant  sa  carrière  ministé- 
rielle. Il  suivit,  selon  la  mesure  de  ses  forces  et  de  son  énergie,  une 
impulsion  alors  hautement  avouée  ;  et  il  serait  fort  en  peine  sans 
doute  pour  indiquer,  dans  les  mesures  de  son  administration  de  1830, 
le  germe  de  l'opposition  violente  dans  laquelle  des  circonstances 
eurent  bientôt  égaré  sa  probité  politique. 

Lorsque  ce  ministère  adhérait  aux  premiers  actes  de  la  conférence 
de  Londres  et  à  des  dispositions  bien  plus  défavorables  à  la  Belgique 
que  les  conditions  obtenues  depuis  par  Casimir  Périer;  lorsqu'au 
sein  du  délire  suscité  par  les  premiers  cris  de  liberté  poussés  à  Var- 
sovie, il  déclarait  vouloir  garder  inviolablement  les  traités  de  1815; 
quand  il  faisait  tête  à  l'émeute  dans  les  rues,  repoussait  à  la  cham- 
bre l'enquête  sur  l'état  de  la  France,  et  une  proposition  menaçante 
pour  l'inviolabilité  de  l'ordre  judiciaire,  le  cabinet  du  3  novembre 
traçait  les  voies  où  devait  bientôt  marcher  avec  plus  de  fermeté  et 
de  bonheur  la  politique  du  13  mars.  Quand  M.  Lafûtte  réclamait 
18,000,000  pour  la  liste  civile ,  et  changeait  l'impôt  de  répartition  en 
impôt  de  quotité,  dans  l'espoir  d'augmenter  les  recettes  par  un  mode 
de  perception  impopulaire,  il  était  moins  préoccupé  qu'il  n'a  semblé 
l'être  depuis  des  plaintes  et  des  souffrances  des  contribuables. 
Lorsque  le  ministère,  pour  se  dérober  au  reproche  de  n'avoir  pas 
évité  à  la  civilisation  et  à  la  France  les  scandales  du  13  février, 
livra  les  domiciles,  ces  citadelles  sacrées  de  la  Hberté,  à  une  inspec- 
tion aussi  déplorable  en  principe  qu'inutile  dans  ses  résultats,  il  avait 
complètement  oublié  les  droits  des  citoyens,  qu'on  n'est  plus  habile 
à  défendre  contre  les  autres,  quand  on  a  eu  le  malheur  de  les  mé- 
connaître aussi  gravement  soi-mêm.e. 

Si  un  homme  politique  peut  regretter  de  succomber  devant  un  sys- 
tème différent  du  sien,  il  doit  lui  être  bien  plus  pénible  encore  de 
tomber  par  impuissance  à  défendre  son  propre  système;  et  c'est 
ainsi  que  succomba  M.  Laffltte.  En  peu  de  mois  sa  popularité  s'était 
usée  à  l'usage  journalier  qu'il  en  avait  du  faire;  il  se  trouva,  dès- 
lors,  en  face  d'une  chambre  qui  dut  lui  demander  compte  de  l'anar- 
chie établie  au  sein  même  des  pouvoirs  politiques  et  administratifs. 


138  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

anarchie  qui  éclatait  scandaleusement  chaque  jour  devant  la  France 
et  l'Europe. 

Cet  état  où  se  combinaient  la  faiblesse  et  la  violence,  ce  provi- 
soire fiévreux,  qui,  en  réveillant  toutes  les  ambitions,  contribuait  de 
plus  en  plus  à  relâcher  le  lien  établi  entre  tous  les  auteurs  de  l'éta- 
blissement du  9  août,  dut  enlever  à  M.  Lafiitte  tous  ses  points  d'ap- 
pui. Les  uns  l'abandonnèrent  parce  qu'il  se  montrait  trop  docile 
devant  la  royauté ,  les  autres  parce  qu'ils  le  trouvaient  trop  timide 
devant  l'émeute.  Tous  le  jugèrent  dépassé  par  une  situation  qu'il 
n'avait  pas  la  force  de  regarder  en  face,  et  dont  il  espérait  sortir  par 
le  hasard  des  évènemens,  beaucoup  plus  que  par  lui-même.  Le  roi 
dut  faire  alors,  aux  nécessités  de  sa  position,  un  sacrifice  pénible, 
et  ce  ne  fut  pas  sans  en  comprendre  toute  l'étendue.  Il  se  sépara  de 
l'homme  dont  le  commerce  facile  secondait,  loin  de  les  contrarier, 
et  ses  vues  de  gouvernement  et  ses  plans  d'avenir,  et  la  couronne 
passa  sous  la  rigide  tutèle  d'un  ministre  également  jaloux  et  des 
apparences  et  de  la  réaUté  du  pouvoir. 

Un  homme  se  rencontra  qui  osa  ce  que  M.  Laffîtte  n'avait  fait  que 
concevoir,  et  qui  tira  toute  sa  force  de  sa  confiance.  M.  Périer  n'était 
pas  sans  doute  un  esprit  éminent,  quoiqu'il  fût  d'une  portée  supé- 
rieure à  celle  qu'on  a  voulu  depuis  lui  attribuer  ;  mais  il  avait  l'ame 
qui  fait  l'homme  d'action  comme  l'orateur  ;  il  était  doué  de  ces  in- 
stincts merveilleux  qui  sont  comme  la  partie  divine  de  l'art  de  gouverner  (1). 

Or,  ce  qu'il  fallait  au  13  mars  1831,  c'était  une  idée  claire  et  fé- 
conde, facile  à  embrasser  et  à  faire  comprendre  à  tous.  La  France 
était  affamée  d'ordre,  presque  autant  qu'avant  le  18  brumaire,  et 
n'eût  pas  été  fort  éloignée  de  l'acheter  au  même  prix.  Quiconque 
observait ,  sans  parti  pris ,  le  cours  où  se  précipitaient  les  idées  dans 
ces  temps  d'incertitudes  et  d'angoisses ,  devait  reconnaître  qu'en  face 
de  la  république,  dont  le  succès  ne  dépendait  alors  que  de  l'issue 
d'une  charge  de  cavalerie ,  le  pays  avait  retrouvé  ses  regrets  pour 
le  pouvoir  mihtaire  :  était-il  même  déraisonnable  de  penser  qu'il  irait 
peut-être  jusqu'à  se  demander  si  une  restauration  était  donc  une 
chose  tout-à-fait  impossible,  une  alternative  si  funeste? 

Casimir  Périer  frappa  donc  deux  partis  à  la  fois ,  l'un  d'une  manière 
immédiate  et  violente,  l'autre  en  lui  interdisant  de  recueillir,  tardi- 
vement peut-être,  mais  avec  certitude,  les  fruits  d'une  anarchie  qui 
devenait  la  sanction  de  ses  doctrines. 

(1)  M.  Royer-Collard. 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  139 

Ce  ministre  dut  son  triomphe  à  sa  foi  profonde  dans  ce  vœu  in- 
time d'ordre  et  de  paix,  que  les  cris  de  l'insurrection  et  le  parlagr 
diplomatique  de  la  tribune  n'empêchèrent  pas  un  instant  de  mon- 
ter clair  et  distinct  jusqu'à  lui ,  pour  soutenir  son  courage  et  son 
cœur.  Il  n'avait  qu'une  pensée,  mais  cette  pensée-là  sufGsait  à  sau- 
ver la  France  et  l'Europe. 

cr  Les  principes  que  nous  professons,  disait-il  en  montant  pour 
la  première  fois  à  la  tribune  après  son  élévation  au  ministère  (1) , 
et  hors  desquels  nous  ne  laisserons  aucune  autorité  s'égarer,  sont 
les  principes  même  de  notre  révolution.  Or,  ce  principe,  ce  n'est  pas 
l'insurrection ,  mais  la  résistance  à  l'agression  du  pouvoir.  On  a 
provoqué  la  France,  on  l'a  déflée,  elle  s'est  défendue,  et  la  victoire 
est  celle  du  bon  droit  indignement  outragé.  Le  respect  de  la  foi  ju- 
rée, le  respect  du  bon  droit,  voilà  donc  le  principe  de  la  révolution 
de  juillet,  voilà  le  principe  du  gouvernement  qu'elle  a  fondé. 

c(  Car  elle  a  fondé  un  gouvernement  et  non  pas  inauguré  l'anar- 
chie. Elle  n'a  pas  bouleversé  l'ordre  social,  elle  n'a  touché  qu'à  l'or- 
dre politique.  La  violence  ne  doit  être  ni  au  dedans  ni  au  dehors 
le  caractère  de  ce  gouvernement.  Au  dedans  tout  appel  à  la  force , 
au  dehors  toute  provocation  à  l'insurrection  populaire  est  une  viola- 
tion de  son  principe.  Voilà  la  règle  de  notre  politique  intérieure  et  do 
notre  politique  étrangère. 

(r  A  l'intérieur  notre  devoir  est  simple  :  nous  n'avons  point  de 
grande  expérience  constitutionnelle  à  tenter.  Nos  institutions  ont  été 
réglées  par  la  Charte  de  1830.  Nous  imposerons  aux  autorités  qui 
nous  secondent  l'unité  que  nous  avons  voulu  pour  nous-mêmes. 
L'accord  doit  régner  dans  toutes  les  parties  de  l'administration;  le 
gouvernement  doit  être  obéi  et  servi  dans  le  sens  de  ses  desseins.  » 

Ce  programme  était  sans  doute  fort  simple,  et  le  prédécesseur  de 
Casimir  Périer  n'eut  pas  trouvé  d'autres  paroles.  Mais  pouvait-il 
les  prononcer  encore,  quand  la  croix,  ce  signe  révéré  du  monde, 
avait  disparu  sous  le  marteau,  et  lorsque  les  autorités  secondaires  ne 
craignaient  pas  d'étaler,  devant  les  chambres  et  le  pays,  le  scandale 
de  leurs  dissensions  impunies? 

Quand  les  passions  sont  allumées  sans  avoir  devant  elles  un  but 
précis  à  atteindre,  une  idée  qui  se  produit  avec  force  et  netteté, 
conquiert  une  prompte  et  infaillible  puissance.  En  présence  de  celle 
qu'exprimait  alors  le  ministère  et  à  laquelle  sa  conduite  de  chaqui' 

(i)  Séance  du  18  mars  1831. 


140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jour  vint  servir  d'énergique  commentaire,  que  pouvait  valoir  la 
creuse  rhétorique  de  l'opposition?  Hypocrite  ou  niaise,  elle  repous- 
sait comme  des  imputations  calomnieuses  les  conséquences  les  plus 
immédiates  de  ses  principes.  Contrainte  de  céder  au  vœu  manifeste 
du  pays ,  elle  protestait  de  son  désir  d'éviter  la  guerre ,  et  le  premier 
résultat  de  son  avènement  aux  affaires  eût  été  de  l'allumer  par  toute 
l'Europe.  Elle  voulait  que  la  révolution  de  juillet  donnât  aux  grands 
principes  de  liberté  une  sanction  puissante ,  et  elle  applaudissait  à 
l'inquisition  des  domiciles,  organisée  contre  la  faiblesse  d'une  opi- 
nion, pour  échapper  à  la  tyrannie  de  l'autre.  Elle  demandait  Tétat 
de  siège  en  Vendée,  et  fut  bientôt  attaquée  dans  Paris  avec  les  armes 
qu'elle  avait  forgées  dans  son  imprévoyante  colère.  Si  l'impuissance 
manifeste  du  parti  légitimiste  était  pour  elle  un  thème  de  chaque 
jour,  elle  ne  l'exploitait  jamais  qu'en  réclamant  contre  lui  des  ri- 
gueurs odieuses ,  si  elles  étaient  inutiles.  Il  fallait  surtout  renouve- 
ler le  personnel  entier  des  administrations  pour  calmer  les  patrio- 
tiques inquiétudes  de  vertueux  citoyens  qui  ne  voyaient  dans  le 
programme  de  l'Hôtel-de-Ville  que  des  perceptions  ou  des  recettes. 

Mais,  en  revanche,  on  s'étonnait  de  la  méfiance  témoignée  par  le 
pouvoir  à  un  parti  auquel  on  allait  même  jusqu'à  refuser  ce  nom , 
association  sans  conséquence  de  bons  jeunes  gens  aux  sympathies 
généreuses,  centre  précieux  où  le  patriotisme  de  juillet  se  réchauf- 
fait en  un  ardent  foyer ,  jeunesse  d'élite  qui  ne  songeait  pas  à  sortir 
du  cercle  d'une  légalité  rigoureuse,  et  qu'il  eût  suffi  de  quelque  con- 
fiance pour  ramener.  Peu  de  mois  après ,  le  parti  républicain,  qui 
devait  sourire  de  pitié  en  voyant  l'étrange  tableau  tracé,  à  la  tri- 
bune, de  son  esprit  de  légalité  et  de  sa  mansuétude,  insurgeait  Lyon, 
se  barricadait  au  centre  de  Paris  et  faisait  des  cartouches  avec  la 
charte  de  1830. 

Quels  vœux  précis  de  réforme  articula  dans  ce  temps  l'opposition  de 
gauche?  Rèclama-t-elle ,  lors  de  la  discussion  des  lois  sur  la  garde 
nationale,  sur  le  système  municipal  et  une  foule  d'autres  questions 
fondamentales,  l'application  de  quelques  principes  vraiment  popu- 
laires et  féconds?  Introduisit-elle  des  vues  nouvelles  en  administra- 
tion, en  finances,  en  économie  politique?  Entendait-elle,  par  exem- 
ple, modifier  profondément  le  régime  administratif,  organiser  la 
liberté  sur  la  base  du  self-governmcnt  avec  l'excitation  puissante  et 
continue  que  lui  donnent  les  mœurs  et  les  constitutions  fédérales  de 
l'Amérique  du  Nord?  Rien  moins  que  cela,  vraiment.  Toutes  les 
lois  organiques  votées  dans  les  premers  mois  de  la  révolution  fu- 


DU   POUVOIR  EN  FRANCE.  141 

rent  ou  faites  ou  consenties  par  les  organes  du  parti  qui  signa  depuis 
le  compte  rendu. 

Quelques  amendemens  sans  portée,  des  économies  de  comptoir 
réclamées  sur  des  traitemens,  à  l'instant  même  où  l'on  poussait  à  une 
guerre  sans  limite,  voilà  tout  ce  que  sut  inventer  l'opposition  de 
gauche,  alors  qu'elle  avait  la  prétention  de  formuler  un  système. 
Est-il  un  seul  nom  de  ce  parti  auquel  s'attache  l'initiative  d'un 
plan  politique  et  d'une  réforme  administrative  vraiment  applicable? 
M.  Barrot  est,  je  le  crois ,  un  esprit  trop  distingué  pour  ne  pas  arri- 
ver à  formuler  un  jour  ses  théories  politiques  et  municipales;  mais 
il  est  aussi,  je  le  suppose,  trop  consciencieux  pour  se  refuser  à 
reconnaître  qu'il  n'avait  rien  dans  la  pensée  de  parfaitement  dis- 
tinct à  cette  époque  ,  et  que  les  circonstances  lui  ont  imposé  un  novi- 
ciat aussi  heureux  pour  le  pays  que  pour  lui-même. 

Il  était  moins  compromettant  et  plus  facile  de  varier,  à  peu  de 
frais  d'éloquence,  le  thème  élastique  des  promesses  de  juillet,  et  de 
reprocher  à  l'administration  qui  rassurait  enGn  la  France  sur  son 
avenir,  la  résistance  qu'elle  opposait  à  l'essor  de  pensées  généreu- 
ses. Ne  demandez  pas  quelle  issue  on  entendait  donner  à  ces  vagues 
pensées  ,  sous  quelle  forme  elles  devaient  s'introduire  dans  la  légis- 
lation ;  tout  cela  restait  dans  une  prudente  et  mystérieuse  confusion. 
Était-ce  en  évoquant  d'ignobles  symboles  pour  parodier  de  sang- 
froid  le  terrible  déUre  d'une  autre  époque  qu'on  devait  maintenir 
l'exaltation  des  trois  journées?  Le  ministère  fut-il  coupable  pour 
épouser,  contre  des  cerveaux  malades  et  des  imaginations  dépra- 
vées, la  cause  de  la  civihsation  et  de  la  pudeur  publique? 

Ces  hommes,  dit-on,  étaient  prêts  à  verser  leur  sang  pour  leur 
cause,  et  l'on  doit  quelque  respect  à  des  croyans  disposés  à  devenir 
martyrs.  Étrange  confusion,  triste  et  froid  sophisme  de  nos  jours 
de  morte  indifférence!  On  n'est  pas  héroïque  à  si  bon  marché,  mes- 
sieurs. Des  échappés  de  collège  las  du  joug  de  la  discipline,  des 
ouvriers  se  dérobant  à  des  travaux  pénibles,  aspirent  à  une  exis- 
tence moins  monotone;  on  expose  le  repos  des  gens  de  bien  pour  satis- 
faire une  épouvantable  monomanie  de  célébrité,  pour  conquérir  des 
jouissances  plus  promptes  et  plus  faciles,  et  parce  que,  dans  cette 
lutte  que  l'orgueil  et  la  corruption  ont  froidement  ouverte  contre  la 
société,  on  joue  sans  crainte  une  vie  qui  vous  pèse,  et  dont  on  ignore 
le  prix  devant  Dieu,  il  faudra  qu'on  admire  et  qu'on  salue  comme 
de  saintes  victimes  ceux  qui  se  sont  immolés  aux  intérêts  les  plus 
égoïstes  et  les  plus  vulgaires  ! 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Durant  cette  longue  et  sombre  année  ,  pendant  laquelle  la  civili- 
sation sembla  prête  à  pousser  un  cri  de  détresse,  Casimir  Périer 
osa  couper  court  à  une  flèvre  ardente  qu'on  avait  vainement  essayé 
d'adoucir,  sans  l'attaquer  dans  son  principe.  ïl  ne  ménagea  ni  ses 
paroles  ni  ses  actes,  signala  au  pays  ses  véritables  ennemis  sans 
diminuer  leur  force  et  sans  paraître  la  craindre;  il  montra  surtout, 
et  ce  fut  la  base  constante  de  sa  politique,  comment  deux  questions 
étaient  indissolublement  liées ,  celle  de  la  guerre  et  celle  de  l'émeute. 

Devant  ces  aperçus  si  clairs,  cette  conduite  si  constamment  iden- 
tique, l'opposition  recula,  et  l'Europe  en  armes  recula  du  même  pied 
qu'elle.  Arrivé  au  pouvoir  sans  majorité  fixe,  il  la  conquit  en  pas- 
sant la  frontière  belge ,  comme  il  l'avait  préparée  en  attaquant  les 
associations. 

Une  questfon  était  restée  à  résoudre,  à  laquelle  les  esprits  spécu- 
latifs attachaient  une  importance  qu'elle  n'avait  pas,  pour  qui  appré- 
ciait l'étal  de  la  France.  Une  question  n'est  ardue,  en  effet,  qu'au- 
tant que  sa  solution  peut  être  douteuse.  Or,  le  sort  de  la  pairie  était 
fixé  par  des  mandats  impératifs,  qu'il  est  plus  facile  de  déclarer 
contraires  à  l'esprit  du  gouvernement  constitutionnel  que  d'interdire, 
lorsque  l'opinion  publique  est  saisie  d'une  de  ces  idées  graves  et  sim- 
ples, les  seules  pour  lesquelles  les  peuples  se  passionnent. 

Mais,  sans  tenir  compte  des  dangers  immédiats  qu'une  tentative 
favorable  au  maintien  de  l'hérédité  pouvait  créer  pour  le  gouverne- 
ment, ni  des  prescriptions  parlementaires  dont  on  n'avait  ni  droit 
ni  sujet  de  s'étonner,  quand  on  avait  soi-même,  aux  précédentes 
élections,  aiguisé  cette  arme  contre  le  ministère,  la  conservation  de 
la  pairie  sur  les  bases  que  lui  avait  données  la  royauté  de  la  restau- 
ration, ne  pouvait  se  défendre  ni  en  droit,  ni  d'après  l'état  de  la 
société,  ni  selon  l'intérêt  de  la  nouvelle  monarchie  elle-même. 

L'hérédité  de  la  pairie  avait  été  fondée  par  l'omnipotence  royale  au 
même  titre  qu'elle  avait  octroyé  la  charte.  Ce  pouvoir  ne  préexistait 
point  à  la  dynastie  comme  la  pairie  d'Angleterre;  il  n'avait  pas  par 
lui-même  une  existence  historique  et  indépentante,  et  ne  pouvait  in- 
voquer ni  les  souvenirs  de  Runnimède,  ni  ceux  de  la  grande  Charte. 
Il  datait  de  la  restauration  seulement,  et  n'avait  acquis  quelque  im- 
portance qu'à  l'époque  où  la  chambre  élective,  dominée  par  le  double 
vote,  s'était  emparée  du  rôle  de  chambre  aristocratique.  Lorsqu'il 
avait  prétendu  fonctionner  dans  le  sens  conservateur,  que  les  théo- 
riciens lui  attribuent,  sa  voix  s'était  perdue  sans  écho  au  sein  des 
passions  populaires.  La  pairie  avait  reçu  ordre  d'enregistrer  une 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  143 

révolution  à  laquelle  elle  était  restée  parfaitement  étrangère ,  et  elle 
l'enregistra  sans  protestation  ni  murmure,  dans  le  terrible  lit  de  jus- 
tice que  tenait  le  peuple  en  armes.  On  lui  prescrivit  de  répudier  un 
tiers  de  ses  membres,  et  elle  les  immola  dans  l'espoir  de  sauver  le 
reste.  Un  tel  pouvoir  n'était  déjà  plus  ;  il  avait  succombé  non  dans 
une  de  ces  défaites  dont  on  se  relève,  mais  sous  le  poids  d'une  im- 
puissance qu'il  n'essayait  même  pas  de  dissimuler. 

La  restauration  avait  conçu  la  pairie  dans  le  sens  de  son  principe; 
elle  y  avait  vu  un  moyen  de  reconstituer  la  famille,  en  lui  assurant 
une  perpétuité,  émanation  et  reflet  de  celle  du  trône;  et  quoique  les 
circonstances  y  eussent  heureusement  jeté  des  hommes  de  tous  les 
ï"égimes,  la  pensée  qui  l'avait  formé  tendait  à  rattacher  successif 
ment  à  ce  corps  toutes  les  grandes  existences ,  bien  plus  encore  que 
les  notabilités  individuelles. 

Les  raisonnemens  que  l'on  prodigua  dans  la  discussion  de  1831, 
pour  établir  que  l'hérédité  était  indispensable  à  l'existence  d'une 
seconde  chambre,  et  que,  sans  elle,  le  contrepoids  qui  est  de  l'es- 
sence du  régime  constitutionnel  serait  détruit,  soit  au  profit  du 
trône,  soit  par  l'ascendant  de  la  chambre  élective,  ces  raisonne- 
mens, s'ils  avaient  été  pris  au  sérieux,  auraient  eu  le  dangereux 
effet  de  faire  douter  de  la  monarchie  représentative ,  bien  plus  que 
de  ramener  les  opinions  et  les  mœurs  vers  une  institution  aussi  peu 
en  rapport  avec  les  unes  qu'avec  les  autres. 

Constituer  des  familles  politiques  dans  un  temps  où  la  société  ne  se 
gouverne  que  par  les  influences  les  plus  mobiles,  était  une  entreprise 
contre  nature,  et  aucune  n'eut  plus  gravement  compromis  la  jeune 
royauté  qui  y  eût  associé  son  sort.  Celle-ci  eût  été  contrainte  de  cou- 
vrir incessamment  de  sa  protection  et  de  sa  force  l'assemblée  destinée 
à  lui  venir  en  aide.  En  révolution,  rien  de  plus  dangereux  que  la  so- 
lidarité :  ce  fut  l'attaque  à  la  noblesse  qui ,  en  89,  entraîna  la  chute 
du  trône;  et  si  la  vieille  constitution  anglaise  est  aujourd'hui  menacée, 
n'est-ce  pas  parce  qu'elle  est  contrainte  de  combattre  pour  l'établis- 
sement religieux  étroitement  enlacé  avec  elle?  Son  heureuse  étoile  a 
préservé  la  m^onarchie  de  1830  du  danger  d'avoir  à  protéger  une 
chambre  héréditaire  contre  les  attaques  de  la  presse,  les  jalousies 
des  classes  moyennes  et  ses  propres  témérités;  elle  n'a  à  défendre 
qu'elle-même,  et  c'est,  après  tout,  la  meilleure  situation  pour  com- 
battre. 

Se  figure-t-on  bien,  d'ailleurs,  les  notabilités  de  notre  temps,  gé- 
néraux de  la  garde  nationale,  professeurs  éméritcs,  négocians  en 


144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

draps  et  en  coton ,  léguant  à  leurs  héritiers  la  première  dignité  de 
l'état,  au  même  titre  que  les  descendans  des  chefs  de  la  conquête 
normande  transmettent  leur  siège  et  leur  blason  à  leurs  petits- 
fils?  Que  serait  un  pareil  sénat  dès  la  seconde  génération?  Ne  rit-on 
pas  rien  que  d'y  penser?  Si  notre  pairie  viagère  se  présente  aujour- 
d'hui avec  un  caractère  différent  ^  n'est-ce  pas  parce  que  presque 
tous  ses  membres  ont  individuellement  illustré  leur  vie  dans  ces  car- 
rières laborieusement  poursuivies  sous  le  soleil  ardent  des  révolu- 
tions? Qu'on  ne  cite  point  les  tentatives  de  Napoléon  pour  reconsti- 
tuer l'aristocratie  :  ces  tentatives,  comme  toutes  les  difficultés 
hardiment  affrontées ,  constatent  bien  plus  la  forte  volonté  de 
l'homme  que  sa  perspicacité.  Sous  Napoléon ,  tout  l'empire  vivait  par 
l'empereur ,  toute  l'aristocratie  était  dans  les  rayons  lumineux  qui 
émanaient  de  sa  personne.  Lui  mort,  une  immense  débâcle  se  fût 
opérée,  et  le  siècle  eût  repris  son  cours,  que  l'empereur  suspendit 
sans  parvenir  à  le  changer.  Et  cependant  Napoléon  accumulait  les 
années;  dans  sa  course  héroïque,  il  vieillissait  ses  généraux  comme 
sa  dynastie,  en  cachant  sous  des  lauriers  les  récens  écussons  des 
uns,  et  en  dotant  l'autre  de  multiples  couronnes.  Était-ce  d'après  ces 
jours  d'exceptions  et  de  prodiges  qu'on  pouvait  raisonner  en  con- 
stituant notre  monarchie  bourgeoise ,  le  gouvernement  de  la  paix  et 
du  travail ,  appelé  à  polir  de  plus  en  plus  cette  surface  où  les  saillies 
sont  déjà  si  rares ,  que  tout  semble  s'y  confondre  dans  une  terne  et 
monotone  unité?  Notre  prétendue  aristocratie  constitutionnelle  au- 
rait ressemblé  à  celle  de  l'Angleterre  comme  les  nobilissimes  de 
Constantin  ressemblaient  aux  sénateurs  de  Rome  républicaine. 

Comment  songer,  d'ailleurs ,  à  créer  un  tel  pouvoir  lorsque  son 
iype  s'efface  et  disparaît  du  sein  de  la  Grande-Bretagne  elle-même, 
où  des  intérêts  nouveaux,  qui  sentent  leur  force,  réclament  impé- 
rieusement aujourd'hui ,  non  le  droit  de  faire  un  contrepoids  illusoire 
à  l'ascendant  de  la  chambre  héréditaire,  mais  celui  de  dominer  le 
gouvernement ,  parce  qu'ils  dominent  la  société  elle-même?  La  pairie 
de  la  restauration  ne  vécut  quinze  ans  qu'en  s'abritant  derrière  le 
manteau  de  la  pairie  d'Angleterre. 

C'était  sans  doute  chose  honorable  de  résister  aux  exigences  élec- 
torales, et  de  combattre  en  face  ce  qu'on  croyait  un  préjugé.  Mais 
n'était-on  pas  soi-même  sous  l'empire  de  la  prévention  qu'on  im- 
putait au  pays?  N'appliquait-on  pas  des  théories  générales  à  une 
situation  qui  ne  les  comportait  point?  Ne  faisait-on  pas  de  la  politi- 
que d'abstraction,  au  lieu  de  s'accommoder  aux  réalités?  On  s'étonne 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  145 

d'avoir  à  adresser  un  tel  reproche  à  l'homme  dont  l'habileté  prati- 
que a  élevé  si  haut  le  talent  et  la  fortune;  comment  cependant  l'épar- 
gner à  l'orateur  qui,  dans  cette  grande  discussion,  empruntant  ses 
argumens  aux  livres  des  pubhcistes,  au  heu  de  les  puiser  dans  cette 
judicieuse  appréciation  du  temps  présent,  qu'il  possède  à  un  si  émi- 
nent  degré,  traita  la  thèse  de  l'hérédité  sous  la  monarchie  de  1830, 
comme  on  eût  pu  le  faire  de  l'autre  côté  de  la  Manche,  avant  la 
réforme  et  O'Connell  (1)? 

Deux  combinaisons  sérieuses  se  présentaient  seules  pour  l'organi- 
sation d'une  seconde  chambre:  le  choix  libre  et  spontané  de  la  cou- 
ronne, et  un  mode  électif  plus  ou  moins  mitigé  par  l'intervention  de 
la  royauté.  Le  trône  gagnait  en  influence  à  la  première  combinaison, 
la  pairie  eût  gagné  en  consistance  à  la  seconde.  L'une  écartait  des 
pas  du  pouvoir  tous  les  obstacles,  mais  sans  lui  offrir  de  points 
d'appui  ;  l'autre  lui  eût  créé  des  difficultés,  mais  pouvait,  dans  l'oc- 
casion, lui  prêter  une  grande  force.  La  première  était  préférable  en 
s'en  tenant  au  présent;  la  seconde  eût  pu  se  défendre  par  des  consi- 
dérations d'avenir. 

La  chambre  ne  parut  pas  saisir  le  véritable  caractère  de  la  ques- 
tion qu'elle  était  appelée  à  résoudre,  et  le  ministère  suivit  la  chambre 
dans  ses  hésitations  et  ses  incohérences.  Aux  uns,  il  fît  la  concession 
du  principe;  aux  autres,  celle  du  fait;  il  réclama  la  nomination  des 
pairs  par  la  couronne,  et  se  laissa  imposer  les  catégories.  Il  parla 
pour  l'hérédité  en  en  proposant  lui-même  la  suppression,  affectant 
d'imprimer  au  nouvel  article  23  de  la  Charte  un  caractère  provisoire. 
Il  eut  du  reste  le  bon  esprit  de  ne  pas  attacher  une  véritable  impor- 
tance au  rejet  de  la  disposition  destinée  à  en  autoriser  la  révision. 
Ses  réserves  faites  vis-à-vis  d'intérêts  respectables,  il  reprit  sa  po- 
sition au  sein  de  la  chambre  élective,  comprenant  bien  que,  s'il  y  avait 
des  ménagemens  à  garder  envers  tous  les  pouvoirs  constitués,  il  n'y 
avait  d'inspiration  à  demander  qu'à  celui-là. 

Jamais  personnage  politique  ne  fut,  à  un  aussi  haut  point  que 
Casimir  Périer,  l'homme  de  la  situation,  par  ses  qualités  et  peut-être 
par  ses  défauts.  Il  la  comprit  d'instinct  plutôt  que  de  réflexion,  et 

(1)  «  Tous  les  gouverneraens  sont  incomplets  à  côté  du  gouvernement  de  l'Angleterre.  La 
république  est  une  ébauche;  elle  laisse  une  question  à  résoudre,  celle  de  la  royauté.  La  dé- 
mocratie est  une  ébauche,  elle  laisse  aussi  une  question  à  résoudre,  celle  de  l'aristocratie. 
«  La  monarchie  représentative  n'en  laisse  aucune;  elle  est  complète.  Quant  à  ses  effets, 
comme  gouvernement,  elle  a  l'unité  de  la  royauté,  l'esprit  de  suite  de  l'aris'.ocratie,  la  vie 
et  l'énergie  de  la  démocratie.  C'est  !e  gouvernement  que  je  rous  demande  pour  mon  pays,  w 
(M.  Thiers.  Chambre  des  députés,  séance  du  3  octobre  1851.) 
TOME  XII.  10 


146  REVUE  DES  DEUX  MOM)ES. 

c'est  pour  cela  qu'il  marcha  au  but  d'un  pas  si  ferme  et  si  sûr.  Il  osa 
beaucoup  dans  la  sphère  où  beaucoup  était  possible,  sans  entrepren- 
dre de  dépasser  ni  les  conditions  ni  les  limites  de  son  action  politique. 
C'est  ainsi  que  de  régulateur  de  l'ordre  matériel ,  il  n'essaya  pas  de 
devenir  régénérateur  de  l'ordre  moral.  Il  sentit  que  la  première  con- 
dition de  salut  pour  la  France  était  la  perception  distincte  de  ses 
dangers,  et  qu'il  importait  bien  plus  de  les  lui  rendre  manifestes 
pour  la  convier  à  les  combattre,  que  d'armer  le  pouvoir  du  droit 
écrit  de  les  dissiper.  Quelle  force  efficace  lui  eût  départie  une  législa- 
tion plus  sévère?  N'y  a-t-il  pas  des  temps  où  la  répression  du  dés- 
ordre dans  ses  effets  extérieurs  est  possible,  à  raison  de  la  puissance 
des  intérêts,  bien  qu'il  soit  impossible  de  l'atteindre  dans  son  prin- 
cipe, à  raison  de  la  faiblesse  des  mœurs;  et  serait-il  loisible  d'espérer 
que  les  sociétés,  rendues  sceptiques  par  le  long  usage  des  révolu- 
tions, puissent  fonder  leur  symbole  politique  sur  des  bases  fixes  et 
indiscutables? 

L'ordre  des  temps  et  des  idées  nous  conviera  bientôt  à  apprécier 
une  doctrine  dont  Casimir  Périer  n'est  appelé  à  recueillir  ni  l'éloge 
ni  le  blâme.  A  chacun  ses  œuvres  ;  sa  mission  à  lui  est  distincte  de 
toute  autre,  et  la  date  du  13  mars  a  toute  sa  signification  historique. 

Il  est  difficile  de  saisir,  dans  l'ensemble  des  transactions  politiques, 
le  point  précis  où  s'arrête  une  pensée  sociale  devant  une  autre  qui  la 
domine.  Il  règne  d'ordinaire ,  entre  les  hommes  dévoués  à  la  même 
cause,  une  solidarité  générale  qui  ne  les  empêche  pas  de  différer  par 
leurs  tendances.  Ainsi  arriva-t-il  sous  l'administration  de  Casimir 
Périer,  durant  laquelle  l'élément  que  nous  devons  avec  le  public  dé- 
signer sous  le  nom  de  doctrinaire,  ne  se  produisit  point  dans  ce  qu'il 
a  de  propre  et  d'intime,  se  bornant  à  seconder  son  ministère,  sans  lui 
imprimer  sa  couleur.  Mais ,  quand  l'œuvre  patriotique  de  ce  minis- 
tre eut  été  accomplie  et  que  la  mort  l'eut  enseveli  dans  une  victoire 
que  ses  traditions  assurèrent  bientôt  d'une  manière  définitive  à  An- 
vers et  au  cloître  Saint-Méry,  une  autre  tentative  commença,  et  nous 
l'apprécierons  avec  la  haute  et  vieille  estime  que  nous  portons  aux 
hommes,  aussi  bien  qu'avec  la  franchise  et  l'indépendance  de  nos 
convictions. 

Le  ministère  du  11  octobre  n'a  jamais  manqué  de  se  présenter  à  la 
France  comme  le  continuateur  de  celui  du  13  mars,  et  cette  succes- 
sion n'est  pas  douteuse,  si  l'on  s'arrête  au  but  commun  poursuivi 
par  les  deux  administrations,  le  maintien  de  la  paix  et  le  rétablisse- 
ment de  l'ordre  public.  Mais  une  pensée  d'une  autre  nature  fut  sub- 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  147 

stituée  à  la  pensée  d'ordre  administratif  et  de  force  bourgeoise  qui 
avait  fait  la  puissance  de  M.  Périer.  Quand  la  subordination  hiérar- 
chique eut  été  rétablie  dans  le  gouvernement,  que  l'émeute  eut  cessé 
de  gronder  dans  les  rues  et  que  la  France  eut  repris  conGance  en  se 
sentant  gouvernée ,  on  crut  que  l'instant  était  venu  de  commencer 
dans  la  sphère  de  l'intelligence  ce  qui  n'avait  encore  été  tenté  que 
dans  celle  des  intérêts  ;  on  pensa  qu'une  magistrature  vraiment  so- 
ciale pouvait  succéder  à  l'action  d'une  sorte  de  commissariat  de 
police. 

Les  hommes  éminens  qui  se  vouèrent  à  une  pareille  tâche,  et  dont 
les  destinées  semblent  désormais  associées  au  triomphe  de  cette  doc- 
trine elle-même ,  avaient-ils  bien  compris  la  situation  de  la  France ,  et  ne 
demandèrent-ils  pas  à  l'ordre  politique  ce  qu'il  est  impuissant  à  don- 
ner? Avaient-ils  par  eux-mêmes,  dans  le  pays,  la  force  et  l'autorité 
qu'une  telle  tentative  présuppose?  ne  se  laissèrent-ils  pas  aller  enûn 
au  danger  de  confondre  la  puissance  appartenant  à  la  pensée  dont 
Casimir  Périer  leur  avait  légué  l'héritage,  avec  celle  qu'ils  suppo- 
saient inhérente  à  leur  doctrine  elle-même?  Et  d'abord,  que  faut-il 
entendre  par  l'école  doctrinaire?  qu'apportait-elle  à  la  monarchie 
de  1830?  quelles  étaient  ses  racines,  et  quels  obstacles  devait-elle  ren- 
contrer? 

On  a  cherché  à  donner  une  fîhation  historique  à  cette  école,  en  la 
suivant  dans  ses  transformations  successives ,  depuis  les  derniers 
jours  de  l'empire  jusqu'à  l'époque  actuelle.  On  l'a  montrée  naissant 
d'abord  comme  une  protestation  sohtaire  de  la  pensée  contre  la  force, 
s'associant  déjà  dans  le  corps  législatif  à  une  opposition  courageuse, 
acceptant  ou  préparant  la  restauration  comme  un  retour  vers  une 
idée  de  droit,  comme  un  moyen  de  relever  l'espèce  humaine  de  la 
déchéance  imposée  par  une  glorieuse  et  longue  servitude.  Aux  Cent- 
Jours,  on  a  suivi  ses  disciples  à  Gand  ou  dans  la  retraite  :  survient 
1815  comme  une  évocation  de  Coblentz  ;  ils  se  rencontrent  alors  en 
face  de  l'aristocratie  de  naissance  dans  une  position  analogue  à  celle 
où  ils  s'étaient  trouvés  d'abord  devant  l'aristocratie  des  armes. 

Ils  comprirent  de  bonne  heure  les  résistances  nationales,  et  surent 
s'y  associer.  Rejetés  en  1821,  par  l'avènement  de  la  droite  aux  affaires, 
dans  une  opposition  qui  eût  été  par  elle-même  inefficace,  mais  dont  ils 
^ublèrentla  force  en  laliant  à  celle  que  les  irritations  libérales  avaient 
si  fortement  organisée,  ils  suivirent  la  hgne  qui  les  mena  à  travers  la 
société  Aide-Loi  jusqu'à  l'adresse  des  221,  prologue  de  la  révolution 
de  1830.  On  les  vit  alors  essayer  d'appliquer  sous  un  autre  drapeau, 

10. 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  avec  d'autres  instrumens  plutôt  qu'avec  d'autres  principes,  ce 
gouvernement  par  l'intelligence  que  n'avait  voulu  comprendre  ni  le 
fils  impérial  de  ses  œuvres ,  ni  la  dynastie  séculaire. 

Sans  garantir  la  parfaite  exactitude  de  cet  aperçu,  comment  se  re- 
fuser à  reconnaître  l'unité  imprimée  à  cette  école ,  à  travers  toutes 
les  vicissitudes,  par  l'idée  toujours  persistante  de  la  souveraineté 
intellectuelle?  Les  honorables  personnages  dont  la  vie  politique  com- 
mença sur  le  canapé  de  1819,  ont  professé  des  opinions  fort  diver- 
ses, fort  contradictoires,  si  l'on  veut,  sur  la  souveraineté  royale  et 
parlementaire,  la  censure,  la  liberté  de  la  presse,  le  système  élec- 
toral, etc.;  mais  ils  les  ont  toujours  rattachées  à  un  ensemble  de 
doctrines  identiques  :  souvent  l'histoire  ne  saurait  envisager,  en  effet, 
que  comme  des  points  de  vue  divers  d'une  même  idée  ce  que  la 
haine  des  partis  flétrit  du  nom  d'apostasie,  et  le  cardinal  de  Retz  a 
dit  depuis  long-temps,  avec  une  grande  vérité,  qu'il  faut  quelque- 
fois changer  d'opinion  pour  rester  toujours  de  son  parti. 

Les  doctrinaires,  fondus  au  sein  du  parti  bourgeois  organisé  par 
Casimir  Périer,  n'avaient  pu  manquer  d'y  conquérir  l'autorité  qui 
appartient  à  des  hommes  supérieurs;  mais  de  là  à  former  un  parti, 
un  ministère  portant  leur  nom,  où  leurs  idées  et  leur  ascendant  se 
produisissent  sans  contrepoids,  la  distance  était  immense.  Ce  fut  une 
faute  de  tactique  ou  plutôt  un  malheur,  car  c'est  le  nom  qui  convient 
aux  fautes  inévitables,  que  la  tentative  si  fréquemment  réitérée  par 
eux  pour  évincer  du  cabinet  dont  M.  le  duc  de  Broglie  avait  la  pré- 
sidence la  partie  qui  leur  était  la  moins  homogène.  Cette  tentative 
se  conçoit  mieux  qu'elle  ne  se  justifie  :  ils  cédèrent  à  l'honorable  désir 
de  se  produire  dans  toute  la  franchise  de  leur  pensée;  mais  ils  au- 
raient du  reculer  devant  la  crainte  de  révéler  le  secret  de  leur  petit 
nombre. 

En  marchant  sous  le  même  drapeau  que  la  bourgeoisie,  les  doc- 
trinaires s'étaient  fait  de  nombreux  alliés ,  mais  ils  ne  s'étaient  pas 
fait  d'adeptes.  L'association  politique  existait,  l'association  intellec- 
tuelle n'était  pas  formée;  aussi,  en  s'emparant  du  levier  politique 
qu'ils  avaient  eux-mêmes  manié,  et  en  se  rattachant  directement  aux 
souvenirs  de  Casimir  Périer  et  du  13  mars,  M.  Thiers  et  M.  Mole 
ont-ils ,  chacun  à  son  tour,  rencontré  bien  moins  de  difficultés  qu'on 
ne  le  supposait,  pour  grouper  autour  d'eux  une  majorité  qui  avait 
appartenu  aux  idées  des  doctrinaires  et  non  à  leurs  personnes,  ma- 
jorité vaguement  inquiétée  par  certaines  tendances  que  l'on  doit  es- 
sayer de  faire  comprendre. 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  i49 

On  le  sait,  l'idée  émise  dans  tous  les  temps  par  les  hommes  dési- 
gnés sous  le  nom  de  doctrinaires ,  celle  dont  M.  Royer-Collard, 
qu'il  faut  bien  appeler  du  nom  que  lui  a  si  long-temps  donné  la 
France,  saluait  le  prochain  triomphe  sous  l'administration  de  M.  de 
Villèle,  l'idée  au  nom  de  laquelle  M.  Guizot  a  si  souvent  proclamé  la 
légitimité  de  la  révolution  de  1830,  et  la  suprématie  politique  des 
classes  moyennes,  c'est  le  droit  de  l'intelligence  au  gouvernement  de 
la  société,  la  domination  de  la  force  civilisatrice  et  paciflque  sur  la 
force  rétrograde  ou  brutalement  novatrice. 

c(  Je  ne  crois,  disait-il  en  1820,  dans  un  chapitre  sur  la  légitimité, 
où  les  publicistes  de  la  droite  vont  chercher  fort  injustement  des 
armes  contre  lui  ;  je  ne  crois  ni  au  droit  divin  ni  à  la  souveraineté  du 
peuple.  Je  ne  puis  voir  là  que  les  usurpations  de  la  force.  Je  crois  à  la 
souveraineté  de  la  raison ,  de  la  justice,  du  droit  ;  c'est  là  le  souverain 
légitime  que  cherche  le  monde,  et  qu'il  cherchera  toujours,  car  nul 
homme,  nulle  réunion  d'hommes  ne  la  possède,  ne  peut  la  possé- 
der, sans  lacune  et  sans  limite.  Les  meilleures  formes  de  gouverne- 
ment sont  celles  qui  nous  placent  plus  sûrement  et  nous  font  plus 
rapidement  avancer  sous  l'empire  de  leur  loi  sainte.  C'est  la  vertu 
du  gouvernement  représentatif.  Quand  un  homme  s'est  prétendu 
l'image  de  Dieu  sur  la  terre  et  a  réclamé  à  ce  titre  l'obéissance  pas- 
sive, il  a  fondé  la  tyrannie;  quand  un  peuple  s'est  compté  par  tête  et 
a  proclamé  la  toute-puissance  du  nombre,  il  a  fondé  la  tyrannie.  De 
ces  deux  usurpations,  la  première  est  la  plus  insolente,  la  seconde 
est  la  plus  brutale  (1).  » 

Ceci  n'est  pas  sans  doute  un  principe  particulier  à  cette  école;  il 
n'est  pas  un  parti  qui  ne  discute  aussi  pour  prouver  que  son  triom- 
phe réaliserait  d'une  manière  infaillible  le  gouvernement  de  la  jus- 
tice et  de  la  vérité.  La  théologie  elle-même,  cette  science  de  la  sou- 
veraineté par  excellence,  enseigne  que  la  suprême  puissance  de  Dieu 
est  fondée  sur  l'infinité  de  ses  perfections.  Mais  quand  d'une  propo- 
sition générale  qui  pourrait  sembler  un  lieu  commun,  on  descend  aux 
applications  pratiques  que  l'école  doctrinaire  aspira  constamment  à 
en  faire,  on  y  entrevoit  promptement  toute  une  théorie  gouverne- 
mentale, et  l'on  peut  pressentir  alors  quelle  résistance  et  quel  con- 
cours elle  devra  rencontrer. 

Nous  demandons  pardon  de  la  longueur  des  citations  qui  vont 
suivre;  elles  nous  ont  semblé  nécessaires  pour  faire  comprendre  des 

{1}  Du  Gouvernement  de  la  France  depuis  la  restauration.  Paris,  1820. 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

repoussemens  dont  ni  ceux  qui  les  partagent  ni  ceux  qui  les  inspi- 
rent n'ont  certainement  pas  tout  le  secret.  C'est  la  date  de  ces  paroles 
qui  en  établit  la  valeur;  elles  reflètent  sur  la  carrière  politique  de 
l'homme  le  plus  considérable  de  cette  école  une  harmonie  incontes- 
table, en  même  temps  qu'elles  établissent  et  résument  les  résistances 
soulevées  par  le  système.  On  va  comprendre  comment  il  voulait  le 
pouvoir  lorsqu'il  était  sans  espérance  de  l'atteindre ,  avec  quelle  con- 
fiante perspicacité  sa  vue  s'arrêtait  sur  les  obstacles  qu'il  aborda 
plus  tard  sans  étonnement  et  sans  émotion,  mais  aussi  sans  être  assez 
fort  pour  leur  résister. 

c(  Que  faites-vous,  s'écriait  M.  Guizot,  vous  qui  proclamez  que  le 
pouvoir  n'est  qu'un  serviteur  à  gages ,  avec  qui  il  faut  traiter  au  ra- 
bais, qu'on  doit  réduire  au  degré  le  plus  bas,  en  activité  comme  en 
salaire?  Ne  voyez-vous  pas  que  vous  méconnaissez  absolument  la  di- 
gnité de  sa  nature  et  de  ses  relations  avec  les  peuples?  Le  bel  hom- 
mage à  rendre  à  une  nation  que  de  lui  dire  qu'elle  obéit  à  des 
subalternes,  et  reçoit  la  loi  de  ses  commis!  ou  bien  les  nations  se- 
raient-elles formées  d'êtres  d'un  ordre  supérieur,  qui,  pour  vaquer 
librement  à  des  travaux  plus  sublimes,  auraient,  sous  le  nom  de 
gouvernement,  un  certain  nombre  de  créatures  inférieures,  chargées 
de  veiller  pour  eux  aux  soins  matériels  de  la  vie? 

c(  Les  esprits  supérieurs  ne  se  résignent  point  à  se  laisser  ainsi  dé- 
posséder, humilier.  Ils  sentent  le  pouvoir  en  eux  et  s'indignent  de  la 
condition  où  l'on  prétend  les  réduire.  Ils  prennent  en  courroux  cette 
insolence  de  la  multitude  qui  ne  veut  voir  dans  les  magistrats  que  ses 
sujets,  et  prétend  que  l'autorité  s'aviUsse  devant  elle  avant  de  lui 
commander.  Ils  sont  trop  fiers  pour  accepter  ainsi  l'empire  avec 
l'insulte;  et  comme  ils  ont  l'expérience  des  hommes,  comme  ils  savent 
tous  les  chemins  par  où  on  peut  les  envahir,  ils  a;  pliquent  leur  su- 
périorité tout  entière  à  les  dominer  absolument.  On  dirait  qu'ils 
exercent  sur  la  société  une  vengeance,  qu'ils  se  sont  dit  dans  leur 
orgueil  offensé  :  Puisqu'il  faut  que  le  peuple  ou  le  pouvoir  soit  es- 
clave, ce  sera  le  peuple,  et  non  le  pouvoir;  car  le  pouvoir,  c'est  moi. 

«  Les  contraires  ne  se  laissent  point  accorder;  on  ne  peut  com- 
mander et  suivre,  gouverner  et  obéir,  agir  en  chef  et  penser  en  ser- 
viteur. Quand  le  pouvoir  n'a  plus  le  sentiment  de  son  droit,  quand  la 
société  n'a  plus  celui  du  droit  du  pouvoir,  la  société  et  lui  se  sont 
séparés On  ne  sort  point  de  cet  état  que  la  doctrine  de  la  condi- 
tion servile  du  pouvoir  ne  soit  ruinée.  Il  faut  que  toutes  choses  re- 
tournent à  la  vérité,  que  les  relations  légitimes  se  rétablissent  entre 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  151 

l'autorité  et  l'obéissance,  le  magistrat  et  le  citoyen.  Quand  le  pou- 
voir existe,  quand  la  société  reconnaît  que  l'autorité  qui  la  régit  a 
droit  sur  elle,  combien  sont  vaines ,  avec  quelle  rapidité  s'évanouis- 
sent toutes  les  conséquences  d'une  fausse  doctrine  qui ,  posant  en 
principe  que  le  gouvernement  est  un  serviteur  dont  il  est  fâcheux  de 
ne  pouvoir  se  passer,  prétend  réduire  au  minimum  son  action  sur  la 
société,  et  n'avoir  des  magistrats,  des  chefs,  qu'à  condition  qu'ils 
ne  soient  rien  ou  à  peu  près  rien!  Des  chefs  de  la  société  qui  ne  sont 
rien  !  Des  magistrats  placés  çà  et  là  comme  des  machines  pour  inter- 
venir seulement,  à  jour  et  heure  fixes,  dans  des  cas  rares  et  réglés  ! 
Quelle  chimère  !  et  aussi  quelle  méprise  sur  les  choses  humaines  et 
le  cours  de  ce  monde!  Qu'on  dirige  toute  cette  théorie  contre  un 
pouvoir  qu'on  veut  démolir,  je  le  conçois  ;  l'instrument  est  bon  et 
d'un  effet  sur.  Mais  qu'on  prétende  le  prendre  pour  règle  lorsqu'il 
s'agit  de  fonder  un  ordre  nouveau ,  de  constituer  un  pouvoir  dura- 
ble, l'erreur  est  bien  grande 

«  Serait-ce  que  vous  regardez  le  pouvoir  comme  uniquement  voué 
à  réprimer  le  mal,  jamais  à  prendre  l'initiative  du  bien?  Détrompez- 
vous;  il  n'y  consentira  point,  et  la  société  elle-même  ne  souffrira 
point  qu'il  y  consente.  Quand  son  gouvernement  lui  convient,  quand 
elle  se  sent  vivre  en  lui ,  c'est  lui  qu'elle  invoque  pour  le  bien  qu'elle 
recherche  et  contre  le  mal  qu'elle  craint  ;  elle  sollicite  son  action  au 
lieu  de  la  fuir...  Il  est  le  chef  de  la  société;  et  quand  la  société  croit 
ce  chef  légitime,  c'est  en  lui  que  vient  se  résumer  et  se  manifester  la 
vie  sociale,  c'est  à  lui  qu'appartient  et  qu'échoit  naturellement  l'ini- 
tiative de  tout  ce  qui  est  objet  d'intérêt  public  ou  occasion  de  mou- 
vement général. 

«  Quand  un  tel  gouvernement  existe  en  effet,  venez  lui  parler  in- 
solemment de  son  salaire;  venez  lui  reprocher  ses  gages  et  le  sommer 
de  s'humilier  devant  vous  pour  les  obtenir.  Il  vous  dira  qu'il  fait  les 
affaires  de  la  société ,  qu'elle  le  sait,  et  veut  que  ses  affaires  soient 
bien  faites  (1).  » 

]Ve  dirait-on  pas  un  défl  jeté  au  scepticisme  du  siècle,  une  lutte 
corps  à  corps  engagée  contre  la  société  telle  que  les  révolutions 
l'ont  faite?  Les  paroles  du  publiciste  de  1821  sont  le  meilleur  com- 
mentaire des  paroles  du  ministre  de  1835,  et  si  M.  Guizot,  exerçant 
le  pouvoir,  n'avait  eu  souvent  à  transiger  lui-même  avec  les  préten- 

(1)  Des  Moyens  de  gouvernement  et  d'opposition  dans  l'état  actuel  de  la  France.  Paris^ 
182i. 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lions  qu'il  combat  ici ,  si  on  avait  à  le  juger  seulement  comme  publiciste 
et  comme  orateur,  il  pourrait  rappeler  avec  quelque  fierté  un  pro- 
gramme qui,  dans  le  cours  de  vingt  années  où  sa  fortune  a  traversé 
tant  de  vicissitudes,  le  montre  si  conséquent  avec  lui-même. 

Mais,  dans  l'état  des  mœurs  et  des  intérêts  dominans  en  France , 
au  sortir  d'une  révolution  qui  substitua  à  une  vieille  dynastie  un 
établissement  dont  l'origine  était  trop  tumultueuse  et  trop  récente, 
pour  que  chacun  ne  se  crut  pas  le  droit  d'en  discuter  le  principe,  le 
pouvoir  peut-il  se  présenter  avec  cette  autorité  dans  les  personnes, 
cette  indépendance  dans  l'action ,  cette  suprématie  de  position  et  de 
pensée  qu'entendait  lui  départir  le  publiciste?  Sous  ce  rapport,  n'a-t-il 
pas  demandé  à  la  royauté  nouvelle  ce  que  la  royauté  même  de  la 
restauration  n'eût  pas  pu  lui  donner;  et  si  l'avènement  des  classes 
moyennes  au  pouvoir  présente  d'incontestables  avantages,  ne  faut-il 
pas  savoir  l'accepter  avec  les  modifications  que  cet  avènement  en- 
traîne dans  le  génie  et  les  formes  extérieures  du  gouvernement? 

Si  la  disposition  à  restreindre  les  limites  du  pouvoir,  pour  le  subal- 
terniser  jusqu'à  la  condition  de  commis,  tient  à  un  mauvais  senti- 
ment, ce  que  je  n'entends  pas  du  tout  contester,  il  faut  reconnaître 
que  la  tendance  opposée  présente  des  inconvéniens  non  moins  graves 
dans  les  temps  critiques  que  traverse  la  France.  Il  n'est  pas  donné 
au  gouvernement  de  faire  ainsi  rentrer  l'ordre  dans  les  têtes  et  la  sou- 
mission dans  les  cœurs  ;  il  peut,  malheureusement ,  à  cet  égard ,  bien 
moins  qu'on  n'en  espère  et  que  l'école  doctrinaire  ne  semble  en  at- 
tendre. Il  doit  sans  doute  hâter,  par  tous  les  moyens  que  comportent 
la  prudence  et  le  tempérament  du  siècle,  la  diffusion  de  la  vérité; 
mais  il  ne  saurait  se  considérer  comme  en  étant  la  source,  et  ne  doit 
pas  se  dissimuler  qu'il  peut  quelquefois  lui  devenir  un  obstacle. 

Si  le  pouvoir  peut  tout  dans  l'ordre  matériel  et  administratif,  c'est 
qu'il  est ,  en  France ,  le  représentant  de  la  seule  force  d'association 
organisée.  Mais  faire  reculer  certaines  idées,  en  faire  avancer  certaines 
autres,  désabuser  les  esprits  de  théories  fallacieuses,  rendre  au 
respect  des  peuples  ce  qui  fut  long-temps  livré  aux  attaques  et  aux 
sarcasmes,  c'est  là  une  tâche  oii  il  doit,  dans  l'intérêt  même  des 
éternels  principes  qu'il  veut  faire  revivre ,  se  résigner  à  n'intervenir 
que  comme  auxiliaire  du  temps,  de  l'expérience  et  de  la  raison  pu- 
blique. 

Que  la  paix  se  fasse  et  se  maintienne  autour  de  nous;  que  les  pas- 
sions, comprimées  par  les  intérêts,  puissent  sortir  de  l'état  fébrile, 
et  en  politique,  aussi  bien  qu'en  religion,  la  vérité,  le  premier  besoin 


BU  POUVOIR  EN  FRANCE.  153 

de  l'homme,  triomphera  par  l'impuissance  démontrée  de  toute  doc- 
trine qui  ne  sera  pas  chrétienne,  c'est-à-dire  sociale  et  paciûque  par 
essence,  de  même  que,  sous  un  bon  régime  d'hygiène,  la  santé 
triomphe  de  la  maladie. 

Le  bon  ordre  administratif  et  financier  n'est  pas,  tant  s'en  faut, 
le  seul  but  que  doive  se  proposer  le  législateur  ;  mais  il  est  des  temps 
difficiles  où  cet  ordre  est  le  plus  utile  instrument  pour  atteindre  des 
résultats  durables.  Je  ne  comprends  pas  bien  ce  que  c'est  que  l'ordre 
moral  à  la  constitution  duquel  on  voudrait  que  passât  le  gouverne- 
ment, immédiatement  après  avoir  constitué  l'ordre  matériel.  Pour 
qui  descend  au  fond  des  choses,  l'ordre  moral  ne  peut  être  que 
V ordre  religieux,  car  là  seulement  est  la  sanction  des  devoirs,  la 
source  des  abnégations  saintes,  la  résistance  aux  mauvais  instincts, 
la  règle  des  passions  désordonnées.  Hors  de  là,  l'ordre  moral  n'est 
que  de  la  police  exercée  par  des  censeurs  ou  des  sergens  de  ville. 
Or,  j'en  demande  pardon  à  d'honorables  organes  de  l'école  gouver- 
nementale, mais  je  ne  sais  aucune  loi,  aucune  mesure  parlementaire, 
aucune  coterie  politique,  en  mesure  de  hâter,  autrement  qu'en  lui 
laissant  toute  latitude,  ce  réveil  de  l'idée  chrétienne  dont  je  crois 
sentir  avec  bonheur  le  travail  intérieur  et  divin  dans  le  monde  et 
dans  ma  patrie. 

De  nos  jours,  la  sphère  du  pouvoir  est  nécessairement  restreinte; 
elle  est  circonscrite  quant  aux  idées ,  elle  est  plus  circonscrite  encore 
quant  aux  personnes  et  à  l'importance  des  instrumens.  C'est  chimère 
que  de  rêver,  sous  un  gouvernement  de  classe  moyenne,  la  dignité 
d'un  patriciat,  ou  l'orgueil  de  parade  de  l'empire.  Il  ne  faut  deman- 
der à  notre  régime  d'élections  et  de  petites  exigences,  ni  l'attitude 
des  hauts  fonctionnaires  de  Napoléon,  ni  ces  grandes  luttes  du  fils 
de  lord  Chatam  et  du  fils  de  lord  Holland,  s'escrimant  sur  un  terrain 
alors  immobile,  au  milieu  de  tous  les  orages  de  la  parole.  Il  ne  faut 
pas  avoir  l'air  de  méconnaître  ce  que  la  politique  de  notre  temps 
comporte  nécessairement  de  mobilité,  de  susceptibilités  inquiètes 
et  jalouses.  Ce  sont  là  les  attributs  inévitables  d'une  situation  qui, 
comme  toute  autre,  se  défend  moins  par  ses  détails  que  par  son  en- 
semble. Il  ne  faudrait  pas  surtout  se  dessiner  à  plaisir  un  type  sévère 
du  pouvoir,  alors  que  dans  la  pratique,  et  pour  échapper  même  à 
l'effet  de  ses  théories,  on  se  trouverait  plus  souvent  peut-être  en 
contradiction  avec  ces  imposantes  professions  de  foi  :  il  s'établirait 
alors  un  contraste  entre  la  parole  et  les  actes,  qui  n'échapperait  pas  à 
l'instinct  public. 


154.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

D'après  sa  manière  de  concevoir  le  pouvoir,  l'école  doctrinaire 
était  appelée  à  s'associer  le  centre  droit.  Là  gisait  tout  le  secret,  tout 
l'avenir  de  sa  politique.  Elle  avait  prêché,  sous  la  restauration,  sou- 
tenue par  la  grande  propriété  et  les  vieux  souvenirs,  l'alliance  avec 
les  forces  nouvelles  sorties  de  la  révolution  et  du  développement  de 
la  richesse  publique;  très  conséquente  en  ceci,  elle  prêcha,  sous  la 
révolution  de  1830,  l'alliance  de  la  royauté  nouvelle  avec  le  parti 
essentiellement  royaliste  et  conservateur. 

Le  succès  d'une  telle  combinaison  était  impossible  dans  la  chambre. 
La  partie  doctrinaire  du  cabinet  ne  la  tenta  pas  ;  mais  elle  laissa  per- 
cer qu'on  songeait  à  la  tenter  au  dehors ,  et  c'est  contre  cette  vague 
inquiétude,  suscitée  au  scindes  intérêts  parlementaires ,  qu'elle  s'est 
brisée  par  deux  fois ,  alors  qu'elle  semblait  ne  tomber  que  par  l'effet 
d'une  intrigue. 

Nous  avons  exposé  ailleurs  notre  pensée  sur  cette  fraction  hono- 
rable, mais  peu  nombreuse,  de  la  société  française,  dont  il  n'appar- 
tenait qu'à  la  restauration  d'utiliser  le  patronage  local  et  le  sincère 
dévouement.  Le  centre  droit  était  pour  elle  la  seule  base  possible  de 
gouvernement,  le  seul  pivot  d'une  évolution  vers  les  classes  plus 
nombreuses.  Mais  ses  membres ,  qui  sont  bien  moins  un  parti  qu'une 
réunion  désormais  brisée  d'invidualités  remarquables,  ces  hommes 
dont  les  louables  intentions  échouèrent  constamment,  ou  contre  la  vio- 
lence de  leur  propre  parti,  ou  contre  les  exigences  du  parti  contraire, 
lors  même  qu'ils  étaient  en  communauté  de  croyances  avec  le  pou- 
voir, seraient-ils  désormais  en  mesure  de  prêter  à  un  ministère  quel- 
conque un  concours  de  quelque  utilité?  Certainement  non.  En  ad- 
mettant qu'ils  passassent  jamais  d'une  neutralité ,  depuis  long-temps 
acquise,  à  une  association  plus  étroite,  ne  prépareraient-ils  pas  au  pou- 
voir bien  plus  d'obstacles  qu'ils  ne  lui  donneraient  de  facilités  ?  Sans 
lui  concilier  la  droite  qui  taxerait  sa  modération  d'apostasie ,  le  cen- 
tre droit  ne  serait-il  pas  surveillé  d'un  œil  inquiet  par  tous  les  inté- 
rêts élevés  autour  de  la  monarchie  nouvelle?  La  résurrection  sérieuse 
d'un  tel  parti ,  au  sein  de  la  chambre  élective  et  du  corps  électoral , 
était  une  impossibilité ,  quoique  cette  espérance  fût  devenue  fonda- 
mentale au  sein  d'une  école  qui  possède ,  à  un  degré  souvent  si  re- 
marquable ,  la  pénétration  politique. 

Lorsqu'on  reproche  amèrement  aux  doctrinaires  d'être  des  hommes 
de  restauration,  cela  est  faux,  si  l'on  prend  cette  assertion  au  pied 
de  la  lettre;  cela  est  vrai  sans  nul  doute,  si  Ton  entend  signaler  une 
tendance.  Le  malheur  de  cette  école,  c'est  d'avoir  été  écartée  du 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  155 

pouvoir  dans  les  seules  circonstances  où  il  lui  était  possible  de 
l'exercer  dans  le  sens  de  ses  doctrines.  La  restauration  était  peut- 
être  aussi  nécessaire  à  ce  parti  que  lui-même  lui  était  indispensable; 
son  opposition,  fort  naturelle,  à  l'influence  réactionnaire  de  la 
droite,  sous  le  ministère  de  1822,  devint  aussi  malhabile  qu'inex- 
plicable sous  la  conciliante  administration  de  M.  de  Martignac.  La 
lutte  imprudente  des  doctrinaires  contre  un  cabinet  qu'ils  eussent 
pu  dominer  en  lui  prêtant  concours,  au  lieu  de  l'entraver  par  des 
exigences  contraires  à  toutes  leurs  théories  gouvernementales,  res- 
tera comme  leur  première  et  leur  plus  irréparable  faute.  Ils  furent 
alors  mal  inspirés  par  la  conscience,  plus  mal  éclairés  par  l'ambition: 
intermédiaires  naturels  entre  la  dynastie  et  la  France,  ils  pouvaient 
entrer  au  pouvoir  par  la  popularité,  et  s'y  maintenir  sans  livrer  des 
luttes  incessantes  contre  les  susceptibilités  qui  les  repoussent. 

Lorsqu'on  porte  dans  de  telles  investigations  un  complet  dégage- 
ment, et  qu'on  essaie,  au  milieu  des  irritations  présentes,  de  devan- 
cer l'histoire ,  c'est  chose  vraiment  difflcile  que  d'analyser  les  élémens 
d'un  parti ,  chose  difficile  à  ce  point  que  M.  Hallam  hasarde  à  peine 
une  définition  des  deux  grandes  écoles  pohtiques  de  l'xKngleterre  qui 
nous  apparaissent  pourtant  si  parfaitement  distinctes  (1). 

Cependant  nous  ne  croyons  pas  nous  être  écartés  des  données 
universellement  admises  en  ce  qui  concerne  le  parti  qualifié  doctri- 
naire. Un  dernier  trait  caractérisera  peut-être  d'une  manière  plus 
complète  cette  école  si  éminente  par  ses  hommes,  si  forte  et  si  com- 
pacte par  sa  bonne  discipline. 

Cette  foi  dans  un  pouvoir,  centre  de  tout  mouvement  social,  n'a  pu 
manquer  d'y  inspirer  une  confiance  exagérée  et  quelquefois  peu  poli- 
tique dans  la  légalité,  ou ,  pour  parler  mieux ,  dans  la  puissance  offi- 
cielle de  la  loi.  Les  intelligences  sont-elles  travaillées  par  des  dés- 
ordres profonds?  toutes  les  notions  du  bien  et  du  mal  sont-elles 
misérablement  confondues?  On  demande  des  lois,  beaucoup  de  lois, 
au  lieu  de  demander  du  temps  et  de  s'en  assurer  le  bénéfice  infail- 
lible par  une  poHtique  habile  et  froide.  Le  roi  est-il  menacé  par  d'a- 
troces monomanes?  On  pense,  en  lui  cuirassant  la  poitrine  de  lois, 
écarter  les  coups  des  assassins;  et  l'on  eût  cru  remporter  une  victoire 
pour  la  société  comme  pour  le  prince ,  si  tel  article  du  code  d'in- 
struction criminelle  avait  été  remplacé  par  tel  autre.  Au  fond  pour- 
tant n'étaient-ce  pas  là  des  misères,  de  dangereuses  inutilités?  Du- 

(l)  The  Constit.  hist,  of  England,  tom.  IV,  chap.  xvi. 


156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rant  cette  longue  fermentation  qui  survit  toujours  aux  grands  ébran- 
lemens  religieux  ou  politiques,  comme  l'émotion  de  la  mer  à  la 
tempête,  le  salut  des  personnes  royales  n'appartient  qu'à  la  Provi- 
dence et  à  une  police  vigilante  et  nombreuse;  quelques  escouades  de 
sûreté  bien  disciplinées  allaient  bien  plus  droit  au  fait  que  toutes  les 
mesures  délibérées  au  palais  Bourbon ,  mesures  qui  ont  entraîné,  au 
commencement  de  cette  année ,  des  complications  parlementaires  si 
sérieuses. 

Une  revue  succincte  des  faits  permettrait  de  suivre  à  la  trace  cette 
pensée  d'ordre  moral  et  de  légalité  gouvernementale  que  l'école  doc- 
trinaire regardait  comme  le  complément  de  la  politique  de  Casimir 
Périer,  et  dont  on  vient  d'esquisser  le  vague  programme;  on  verrait 
que,  pour  se  formuler  en  mesures  législatives,  elle  dut  presque  tou- 
jours se  dissimuler  sous  quelque  chose  de  plus  palpable,  de  plus 
empirique,  si  je  l'ose  dire;  on  acquerrait  la  certitude  que  la  chambre 
élective,  lors  même  qu'elle  votait  des  lois  de  principes,  se  préoccu- 
pait bien  moins  de  relever  le  pouvoir  dans  le  sens  des  idées  si  fré- 
quemment développées  par  M.  Guizot,  que  de  le  préserver  des  at- 
taques matérielles  essayées  par  les  factieux. 

Les  lois  de  septembre  elles-mêmes  passèrent  dans  le  même  esprit 
qui  aurait  fait  voter  des  brigades  nouvelles  de  gendarmerie  ou  des 
supplémens  de  fonds  secrets.  On  n'y  vit  guère  qu'un  moyen  de  pré- 
server la  personne  du  roi  et  d'empêcher  les  émeutes  :  la  partie  théo- 
rique en  fut  emportée  comme  par  surprise.  On  avait  fait  une  bonne  loi 
contre  les  crieurs  publics,  trompettes  permanentes  de  la  sédition  ;  on 
avait  fait  une  loi  nécessaire  contre  les  associations  politiques.  La 
bourgeoisie  crut  compléter  la  série  de  ces  mesures  de  police  en  vo- 
tant des  lois  qui  interdisaient  la  discussion,  même  théorique,  du  prin- 
cipe du  gouvernement,  l'expression  mesurée  des  regrets  et  des  es- 
pérances, et  jusqu'à  la  controverse,  vieille  comme  le  monde,  sur  les 
bases  de  la  souveraineté,  de  la  propriété,  de  la  famille,  etc. 

Cette  mémorable  discussion  fut  dominée  par  une  équivoque  per- 
pétuelle. Les  uns  croyaient  venir  en  aide  à  la  révolution  de  juillet  par 
leur  boule,  comme  ils  l'auraient  fait,  un  fusil  sur  l'épaule,  en  mar- 
chant au  son  de  la  générale.  Les  autres  savaient  fort  bien  que  les 
jours  de  l'émeute  étaient  passés,  que  les  lois  de  septembre  n'émous- 
seraient  malheureusement  le  poignard  d'aucun  fanatique,  et  ils  con- 
naissaient trop  l'histoire  et  l'humanité  pour  ignorer  que  le  misérable 
qui  s'enivre  de  sa  pensée  ou  des  secrets  encouragemens  de  quelques 
complices  y  puise  plus  d'énergie  que  dans  des  déclamations  publiées 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  157 

à  la  clarté  du  soleil,  sous  la  menace  d'une  répression  judiciaire  et 
l'horreur  des  gens  de  bien  ;  ils  savaient  que  des  lois  préventives  n'em- 
pêcheraient pas  quelque  Alibaud  de  succéder  à  Fieschi,  quelque 
Meunier  de  venir  après  Alibaud.  Aussi  tels  ne  furent  pour  eux  ni  le 
but,  ni  la  haute  signiGcation  de  la  législation  réclamée.  Ce  qu'ils  vou- 
laient, c'était  relever  le  principe  du  pouvoir  et  le  modifler  en  le  fixant 
dans  une  sphère  inaccessible  aux  orages,  le  mettant  ainsi  plus  en  har- 
monie avec  le  principe  de  la  plupart  des  pouvoirs  européens,  dont  la 
base  est  indiscutable. 

Les  lois  de  1835  sont  déjà  loin  de  nous,  et  je  ne  sais  si  l'on  ne 
pourrait  taxer  d'oisive  toute  discussion  à  ce  sujet.  Si  nous  devions 
néanmoins,  entourés  que  nous  sommes  de  l'expérience  acquise, 
émettre  une  opinion  sur  ces  mesures  où  les  uns  ne  voyaient  rien 
moins  que  le  salut  du  trône,  les  autres  que  le  tombeau  de  la  Hberté, 
nous  dirions  qu'à  nos  yeux  leur  principal  résultat  est  d'avoir  devancé 
de  quelques  mois  un  mouvement  que  la  force  des  choses  aurait  in- 
failliblement amené.  Rien  n'impose,  en  effet,  plus  impérieusement 
son  diapason  à  la  violence  du  langage  qu'une  situation  forte  et  bien 
assise. 

Si  cette  législation  a  obtenu  un  résultat  utile,  ce  n'est  pas  du  tout 
celui  qu'on  en  attendait.  Les  difficultés  parlementaires  qu'elle  a 
créées  ne  sont  pas  moins  graves  que  celles  qu'elle  a  fait  disparaître; 
mais  le  seul  fait  de  son  établissement,  sans  émeute  et  sans  obstacle, 
a  constaté  devant  l'Europe  et  la  force  du  pouvoir  et  la  faiblesse  des 
partis,  épreuve  éclatante  qui  pouvait  être  nécessaire. 

Le  début  de  la  chambre  de  1831  fut  une  adresse  équivoque  comme 
la  nature  même  du  concours  prêté  par  elle  à  un  système  dont  elle 
admettait,  il  est  vrai,  toutes  les  grandes  bases  d'ordre  public,  mais 
en  restant  étrangère  aux  tendances  gouvernementales  qui  lui  étaient 
imputées.  On  estima  qu'il  était  possible  d'engager  plus  avant  cette 
assemblée  sous  limpression  d'un  attentat  formidable;  mais  on  ne 
parut  pas  comprendre  que  si  elle  acceptait  les  lois  répressives,  ce 
ne  serait  pas  du  tout  dans  l'esprit  où  elles  lui  étaient  présentées. 

La  solidarité  de  la  chambre  et  du  ministère  ne  fut,  en  effet ,  que 
d'un  jour.  A  chaque  session  une  crise  de  plus  en  plus  prolongée  vint 
attester  les  tiraillemens  de  cette  majorité,  que  des  préoccupations 
très  réelles,  sans  être  de  nature  à  se  formuler  en  lois,  séparaient  de  la 
pensée  politique  qui  passait  pour  dominer  alors  le  cabinet.  Ministère 
des  trois  jours,  ministère  du  "il  février,  ministère  du  6  septembi'è, 
ministère  du  15  avril,  toutes  ces  péripéties  parlementaires,  d'autant 


158  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  tristes,  qu'elles  sont  quelquefois  descendues  jusqu'au  comique, 
attestèrent  que  deux  pensées  coexistaient  au  sein  de  la  majorité,  non 
pas  hostiles,  mais  peu  sympathiques  l'une  à  l'autre,  pensées  aux- 
quelles correspondaient  deux  tendances  au  sein  du  pouvoir  lui-même. 

Il  faut  bien  s'entendre  ici,  pour  demeurer  dans  la  vérité  comme 
dans  la  justice  ;  le  ministère  du  11  octobre  était-il  partagé,  ainsi  que 
certains  journaux  ont  depuis  tenté  de  le  faire  croire,  en  tigres  et  en 
agneaux,  les  uns  voulant  tout  fusiller,  les  autres  tout  absoudre;  y 
avait-il  dans  son  sein  un  parti  de  la  conciliation  quand  même  et  un 
parti  de  terroristes  monarchiques?  L'amnistie,  le  procès  d'avril,  les 
évènemens  de  Paris,  de  Lyon,  de  la  Vendée,  les  grandes  questions 
si  vivement  controversées  en  ces  temps  difficiles  furent-elles  jamais 
le  champ  de  bataille  de  ces  deux  écoles  politiques  dont  on  se  com- 
plaît à  peindre  l'une  en  style  dantesque,  l'autre  en  style  de  bergerie? 
Pas  le  moins  du  monde.  Le  plus  parfait  accord  inspira  tous  les  actes 
majeurs  de  ce  cabinet,  et  les  dissidences  intimes  qui  séparaient  ses 
deux  principaux  membres  portaient  bien  moins  sur  les  applications 
actuelles  du  système  que  sur  ses  applications  éloignées,  et,  à  bien 
dire,  éventuelles. 

L'un  s'arrêtait  au  gouvernement  des  intérêts,  l'autre  croyait  pou- 
voir passer  au  gouvernement  des  idées;  l'un  entendait  conserver  in- 
tégralement à  l'industrie  et  à  la  petite  propriété,  récemment  élevées 
à  la  vie  politique,  les  profits  de  la  révolution  de  juillet  ;  l'autre  aspi- 
rait à  se  sentir  assez  fort  pour  convier  aux  affaires  une  autre  portion 
de  la  société  française;  l'un  ne  voulait  pour  le  pouvoir  que  des  ins- 
trumens  habiles,  l'autre  désirait  lui  associer  des  instrumens  considé- 
rables; l'un  s'appuyait  en  face  des  mauvais  vouloirs  de  l'Europe  sur 
la  date  de  1830,  l'autre  aspirait  à  l'effacer,  croyant  faire  disparaître 
ainsi  ces  mauvais  vouloirs  eux-mêmes;  tous  deux  acceptaient  le  sys- 
tème général  de  paix,  mais  celui-ci  faisait  de  l'ordre  européen  et  des 
traités  de  18151a  base  même  de  sa  doctrine,  celui-là  la  subissait 
comme  une  nécessité  purement  transitoire.  L'un,  parla  nature  de 
son  esprit  et  de  ses  études,  tendait  à  isoler  la  politique  française  des 
transactions  étrangères ,  pour  reporter  le  plus  possible  toute  la  force 
gouvernementale  à  l'intérieur;  l'autre  procédait  au  contraire  du  de- 
hors au  dedans,  et  semblait  attendre  avec  une  sorte  d'anxiété  inquiète 
le  moment  de  consolider  le  gouvernement  de  1830  par  une  politique 
de  hardiesse  et  d'entreprise;  en  un  mot,  celui-ci  était  doctrinaire,  et 
celui-là  ne  l'était  pas. 

On  sait  comment  ce  cabinet  se  maintint  aux  affaires  dans  les  cir- 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  159 

constances  les  plus  difficiles  que  la  France  ait  traversées.  Chargé 
d'une  mission  sévère  et  d'une  responsabilité  terrible,  il  eut  le  cou- 
rage d'accepter  complètement  l'une  et  l'autre.  Attaqué  à  main  armée, 
il  lui  fallait  jeter  chaque  soir  en  prison  les  vaincus  de  la  journée;  et 
ce  n'était  pas,  certes,  lorsque  l'audace  de  l'agression  et  l'impudeur 
de  l'injure  étaient  sans  limites,  qu'on  pouvait  être  admis  à  exiger  du 
gouvernement  la  rigoureuse  observance  de  tous  les  articles  du  Code 
d'instruction  criminelle,  et  lui  reprocher  de  sortir  parfois  de  l'im- 
passibilité du  constable  armé  de  sa  baguette  blanche. 

Mais  si  le  ministère  du  11  octobre  fut  unanime  pour  la  répression, 
on  peut  croire  qu'il  l'eût  été  pour  la  clémence  dans  des  circonstances 
différentes.  M.  Guizot  savait  probablement  assez  l'histoire  pour  ne 
pas  ignorer  que  l'amnistie  est  la  seule  consécration  d'un  gouverne- 
ment sorti  des  guerres  civiles ,  et  que  celui-ci  n'est  réellement  fondé 
qu'autant  qu'il  est  assez  fort  pour  la  faire  accepter.  Accuser  un 
homme  en  qui  on  reconnaît  tous  les  instincts  du  pouvoir  d'être  op- 
posé en  principe  à  une  amnistie,  c'est  dire  qu'il  ne  tient  pas  à  con- 
stater authentiquement  sa  force,  et  qu'il  a  le  goût  de  la  guerre  pour 
elle-même  et  non  pour  la  victoire.  M.  ïhiers,  de  son  côté,  avait  trop 
de  sens  politique  pour  ne  pas  comprendre  que  si  Henri  IIÏ  avait  agi, 
après  la  journée  des  barricades,  comme  son  glorieux  successeur  en 
pleine  possession  de  son  royaume,  les  ligueurs  auraient  bourré  leurs 
arquebuses  avec  ses  lettres  d'abolition. 

Si  dans  les  guerres  civiles  le  seul  jugement  c'est  la  victoire;  si  le 
droit  qu'il  convient  d'appliquer  à  des  ennemis  politiques,  est  le  droit 
de  la  guerre,  la  première  condition  pour  en  réclamer  le  bénéfice, 
est  de  s'avouer  vaincu  ;  ce  qui  n'implique ,  tant  s'en  faut ,  ni  apos- 
tasie ni  humihation.  Cette  déclaration  n'est,  en  effet,  que  la  recon- 
naissance d'un  fait  impérieux  que  le  prisonnier  de  guerre  confesse 
tous  les  jours  avec  honneur  en  rendant  son  épée.  Tout  parti  qui 
réclame  amnistie  les  armes  à  la  main  et  les  menaces  à  la  bouche 
veut  en  faire  une  position  agressive  ;  tout  pouvoir  qui  l'accorde  est 
un  pouvoir  avili. 

Pendant  la  durée  du  ministère  du  11  octobre,  l'amnistie  était-elle 
possible  dans  ses  conditions  normales  d'indépendance  et  de  force? 
M.  Thiers  comme  M.  Guizot,  la  chambre  comme  la  couronne,  la 
France  comme  les  pouvoirs  de  l'état ,  estimaient  manifestement  que 
non.  Advenant  plus  tard  des  jours  de  lassitude  pour  les  partis,  d'ave- 
nir pour  la  royauté,  de  confiance  pour  tous  les  intérêts,  le  ministère 
du  11  octobre  aurait-il  fait,  avec  l'unanimité  de  résolution  qui  domina 


160  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

toujours  chez  lui  les  dissidences  de  principes,  ce  que  le  ministère  de 
M.  Mole  a  consommé  avec  autant  de  bonheur  et  de  proflt  pour  la 
royauté  que  pour  lui-même?  Question  oiseuse,  s'il  est  vrai  que  cette 
administration  hétérogène  ne  put  se  maintenir  que  durant  le  péril  de 
la  lutte,  et  que  la  paix  en  dut  briser  le  faisceau  si  mal  uni.  M.  Guizot 
n'eût  pas,  nous  le  croyons,  personnellement  repoussé  l'amnistie  [on 
sait  qu'il  l'avait  antérieurement  acceptée  comme  base  de  négociation 
avec  un  loyal  maréchal)  ;  mais  il  eût  peut-être  rencontré  bien  près 
de  lui  des  irritations  et  des  exigences  intraitables  ;  peut-être  aussi  les 
deux  chefs  de  ce  ministère  auraient-ils  long-temps  reculé,  sans  s'en 
rendre  parfaitement  compte,  devant  l'idée  de  dénouer,  par  un  acte 
décisif  de  pacification,  une  situation  complexe  et  temporaire,  devant 
la  crainte  de  faire  succéder  les  complications  ministérielles  aux  em- 
barras d'un  autre  genre  heureusement  surmontés. 

En  effet,  les  incompatibilités  de  nature  et  de  génie  se  fussent  révé- 
lées chaque  jour  plus  vives  et  plus  profondes,  à  mesure  que  l'on 
serait  arrivé  à  pouvoir,  avec  sécurité,  prendre  parti  sur  les  questions 
de  personnes  et  d'avenir.  L'unanimité  aurait  disparu  avec  ces  périls 
en  face  desquels  il  n'y  a  jamais  deux  partis  pour  les  gens  de  cœur. 

Une  situation  exceptionnelle  et  orageuse  avait  seule  rendu  possible 
la  combinaison  hybride  du  11  octobre;  aussi  s'explique -t-on  diffici- 
lement que ,  dans  des  circonstances  toutes  différentes ,  l'espoir  de  le 
reconstituer  ait  été  sérieusement  embrassé  par  M.  Guizot  :  ou  ses 
ouvertures  à  son  ancien  collègue,  en  mars  1837,  étaient  de  pure 
courtoisie,  ou  il  faudrait  y  voir  l'une  de  ces  démarches  inspirées  par 
les  difficultés  du  jour,  et  qu'on  regrette  le  lendemain.  Un  esprit  tel 
que  le  sien  ne  pouvait  ignorer  que  le  propre  des  situations  pacifiques 
et  régulières  est  de  fixer  l'attitude  des  hommes,  et  de  faire  reprendre 
à  chacun  son  centre  de  gravité. 

L'établissement  politique  de  1830  avait  parcouru  des  phases  très 
distinctes.  Les  deux  forces  révolutionnaire  et  bourgeoise,  l'une 
belliqueuse,  l'autre  pacifique,  s'étaient  d'abord  fait  équilibre  dans 
les  deux  premiers  cabinets  de  la  royauté  nouvelle.  Au  13  mars  1831, 
l'idée  bourgeoise  se  produisit  confiante  et  souveraine.  Seule  elle 
parla,  seule  elle  agit.  Aussi  le  13  mars  est-il  la  seule  date  qui  con- 
serve une  véritable  autorité,  et  comme  un  caractère  sacramentel  aux 
yeux  des  classes  moyennes.  Le  ministère  du  11  octobre  1832  tira  sa 
force  de  l'héritage  de  Casimir  Périer,  dont  il  se  portait  continuateur; 
mais  à  mesure  que  s'éclaircit  l'horizon,  son  homogénéité  tendit  à  se 
dissoudre.  Il  dut  bientôt  demeurer  évident  que  la  lutte  de  l'idée 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE,  16î 

révolutionnaire  contre  l'idée  bourgeoise  était  suivie  de  la  lutte  de 
celle-ci  contre  une  autre  idée  politique.  L'élément  doctrinaire  et  l'élé- 
ment bourgeois  se  flrent  contre-poids  pendant  quatre  ans  au  sein  du 
pouvoir  et  dans  les  chambres,  l'un  s'appuyant  sur  des  individualités 
éminentes ,  l'autre  sur  des  instincts  nombreux.  Ces  idées ,  incarnées 
dans  deux  hommes,  se  balancèrent  bientôt  à  ce  point,  qu'on  vit  le 
pouvoir  dans  la  déplorable  nécessité  de  rechercher,  avec  grand  soin, 
toutes  les  nullités  politiques ,  dont  l'avènement  à  la  présidence  du 
conseil  maintiendrait,  quelques  jours  de  plus,  cette  anarchie  patente, 
prolongée  par  les  incertitudes  de  la  chambre. 

La  chambre  hésitait,  en  effet,  et  nous  devons  essayer  de  dire 
pourquoi.  Il  y  avait  en  M.  Guizot  des  quahtés  dont  la  majorité  ne 
pouvait  se  résoudre  à  se  passer,  quoiqu'il  fût  chef  de  l'école  doctri- 
naire. Il  y  avait  en  M.  Thiers  des  instincts  qui  l'inquiétaient  sérieuse- 
ment, encore  qu'il  appartînt  à  l'école  bourgeoise. 

Le  parti  doctrinaire  s'est  abusé  sur  la  nature  et  les  conditions  de 
sa  véritable  importance.  Répétons-le,  ses  déductions  politiques,  qui 
toutes  présupposent  un  pouvoir  fort  et  une  constitution  bien  assise, 
n'allaient  pas  au  tempérament  mobile  d'un  pays  où  les  formules  lé- 
gales ont  peu  de  valeur,  où  la  royauté  doit  subir,  après  la  vieille 
opposition  des  chansons,  celle  des  controverses  théoriques;  ses  ten- 
dances à  constituer  un  néo-cenire  droit,  parti  gouvernemental  dont 
la  formation  était  sans  cesse  invoquée  par  ses  organes  périodiques, 
avec  plus  de  violence  que  de  précision,  ne  pouvaient  manquer  de 
donner  à  penser.  Mais  des  considérations  d'un  autre  ordre  triom- 
phaient souvent  de  ces  impressions,  et  venaient  rejeter  la  conscience 
de  la  chambre  dans  d'honorables  perplexités. 

Ces  noms  avaient  un  vernis  de  science  et  de  probité  que  la  presse;^ 
dans  toute  la  violence  de  sa  polémique,  n'avait  pas  essayé  de  ternir. 
Ici,  c'était  une  inflexibihté  de  gentilhomme,  qui  ne  transigeait  pas 
plus  sur  les  principes  que  les  maréchaux  de  France,  ses  ancêtres,  ne 
transigeaient  sur  l'honneur;  là  une  vie  de  persévérance  et  de  hautes 
études,  un  sanctuaire  domestique  trop  souvent  frappé  de  la  foudre; 
c'étaient,  ailleurs,  déjeunes  et  spirituelles  renommées,  des  spécia- 
lités laborieuses  et  austères.  Jusqu'au  6  septembre,  le  prestige  était 
entier,  les  réputations  aussi  étaient  entières,  car,  parmi  ces  hommes 
politiques ,  les  uns  n'avaient  pas  encore  traversé  la  difficile  épreuve 
du  pouvoir,  les  autres  ne  l'avaient  pas  exercé  en  leur  seul  nom  et 
sous  leur  seule  responsabihté.  Ils  n'avaient  pas  eu  jusqu'alors  à  con- 
tenir ces  dévouemens  qui  perdent  toutes  les  causes;  ils  n'avaient  pas 

TOME  XII.  Il 


162  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

eu  à  composer  avec  ces  faiblesses  que  chaque  parti  trouve  dans  son 
sein,  et  qu'il  va  trop  souvent  rechercher  dans  les  rangs  ennemis  pour 
s'en  faire  des  armes ,  au  risque  de  se  blesser  en  y  touchant. 

Le  bon  sens  provincial  aimait  à  leur  commettre  le  soin  de  contenir 
les  essais  aventureux  et  les  profusions  où  pouvait  entraîner  1  entre- 
tien d'une  armée  nombreuse.  Le  parti  doctrinaire  était  naturellement 
appelé  à  devenir  centre  et  directeur  d'une  formidable  opposition 
départementale  contre  les  exigences  et  les  influences  parisiennes.  Ce 
rôle  avait-  bien  ses  inconvéniens ,  son  côté  mesquin  et  peu  politique 
peut-être;  mais  le  principe  en  était  bon ,  et  le  talent  joint  à  la  droiture 
pouvait  l'élever  jusqu'à  la  hauteur  d'une  véritable  mission  sociale. 
Sans  songer  à  se  ménager  avec  la  cour,  autrement  que  par  un  dé- 
vouement aussi  sûr  que  parfaitement  désintéressé ,  il  fallait  planter 
son  drapeau  en  pleine  chambre  des  députés,  ayant  grand  soin  d'at- 
tendre toujours  le  pouvoir,  sans  jamais  faire  un  pas  pour  le  prendre. 
Avec  des  idées  plus  applicables,  une  plus  constante  préoccupation 
des  réalités  pratiques,  on  pouvait  emprunter  ainsi  quelque  chose  à  ce 
parti  puritain  groupé  autour  de  William  Wilberforce  au  sein  des 
communes  d'Angleterre.  Or,  ce  rôle,  qui  n'a  valu  à  l'auteur  de  l'Apo- 
logie du  dbnanclie  chrétien  qu'une  tombe  honorée  à  Westminster,  pou- 
vait, en  France,  convenablement  modifié,  aller  à  un  noble  orgueil, 
sans  rien  coûter  à  l'ambition. 

La  loi  de  la  conversion  des  rentes ,  la  plus  populaire  entre  toutes 
les  questions  provinciales,  mesure  de  justice  et  d'économie,  la  loi  de 
la  conversion  était,  ce  semble,  la  première  dont  il  appartînt  aux  doc- 
trinaires de  s*emparer.  On  les  vit,  au  contraire,  tomber  en  combat- 
tant un  projet  que  leur  intérêt  politique,  autant  que  leurs  dispositions 
intimes ,  les  conviaient  à  préparer  dans  les  conseils  de  la  couronne. 
On  put  croire  dès  ce  jour  qu'ils  constitueraient  difficilement  un  parti 
parlementaire  dans  ses  véritables  conditions  d'indépendance  et  de 
force.  Or,  dans  un  pays  tel  que  le  nôtre,  il  n'y  a,  pour  se  maintenir, 
que  les  combinaisons  assises  sur  une  large  masse  d'intérêts,  et,  pour 
durer,  qu'un  ministère  qui  s'impose  et  se  tient  debout  par  son  pro- 
pre poids.  Quelque  valeur  qu'ait  un  homme,  lorsqu'il  ne  représente 
que  lui-même,  il  est  toujours  facile  à  briser. 

Les  doctrinaires  devaient  essayer  de  se  faire  accepter  de  la 
classe  moyenne  par  leur  côté  moral  plutôt  que  par  leur  côté  politi- 
que. Le  succès  d'une  telle  combinaison  était  d'autant  moins  impos- 
sible, que  l'antagoniste  deM.Guizot  dans  le  cabinet  du  11  octobre 
n'était  adopté  par  le  parti  bourgeois  qu'avec  une  manifeste  hésitation. 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  163 

Le  laisser-aller  de  ses  allures ,  la  mobilité  de  sa  pensée ,  la  rapidité 
hardie  de  ses  conceptions,  ne  pouvaient  manquer  d'inquiéter  des  in- 
térêts fort  peu  disposés  à  se  sacrifler  au  succès  d'un  vaste  ensemble 
politique. 

En  se  produisant  au  premier  plan  des  affaires,  M.  Thiers  était 
condamné  à  faire,  pour  ainsi  dire,  peau  neuve.  Révolutionnaire  d'ori- 
gine et  d'antécédens,  et  par  ses  doctrines  politiques  disciple  de  Mon- 
tesquieu, lorsque  des  réminiscences  napoléoniennes  ne  viennent  pas 
exalter  sa  pensée,  il  avait  dans  sa  jeunesse  sculpté  avec  complaisance 
le  buste  de  Danton,  et  vivement  réclamé,  depuis  1830,  l'établisse- 
ment d'une  puissante  pairie  héréditaire,  thèse  que  l'école  doctrinaire 
elle-même  n'avait  pas  été  unanime  à  soutenir.  Mais  ces  faits  sortis  de 
sa  position,  ces  idées  empruntées  à  l'école  anglaise,  sont  chez  lui 
presque  constamment  primés  par  un  sentiment  qui  ne  saurait  être 
défini  que  par  l'épithète  de  national.  M.  Thiers  n'a  ni  l'instinct  dé- 
mocratique, ni  les  sympathies  plébéiennes  ;  mais  il  se  préoccupe  for- 
tement de  l'action  de  la  France  en  Europe,  et  c'est  par  là  seulement 
que  l'alliance  est  possible  entre  lui  et  l'ancien  parti  du  mouvement. 
11  a  le  goût  des  essais  aventureux,  et  le  rôle  pris  en  1830,  par  M.  Mau- 
guin ,  contre  la  conférence  de  Londres  et  le  système  pacifique,  sem- 
blait lui  aller  bien  plus  naturellement  que  celui  de  ministre  d'un 
gouvernement  à  protocoles. 

Or,  par  l'audace  de  sa  pensée  et  la  largeur  de  ses  plans,  M.  Thiers 
représentait  bien  moins  les  intérêts  bourgeois  que  tel  député  du 
tiers-parti,  par  exemple,  qui  croirait  rendre  le  plus  grand  service  à 
la  France  en  allégeant  le  budget  de  tout  le  chapitre  d'Alger,  gros 
millionnaire  qui,  le  cas  échéant,  voterait  certainement  contre  la 
réunion  de  la  Belgique  à  la  France ,  parce  que  les  calicots  de  Gand 
et  les  draps  de  Verviers  feraient  concurrence  à  nos  similaires,  et  que 
le  prix  de  nos  bonnets  de  coton  pourrait  baisser  de  quelques  cen- 
times. 

Mais  telle  est  la  puissance  du  talent,  la  prédominance  des  qualités 
acquises  sur  les  inclinations  natives,  que  le  chef  du  cabinet  du  22  fé- 
vrier 1836  joua  son  rôle  avec  un  merveilleux  aplomb  et  la  plus 
éblouissante  facilité.  C'est  que  M.  Thiers  possède  au  plus  haut  degré 
la  lucide  et  complète  intelligence  des  situations ,  et  que  sa  pensée , 
transparente  comme  le  cristal ,  saisit  toujours  les  problèmes  par  les 
points  qui  les  rendent  les  plus  accessibles  à  tous.  Ainsi  Machiavel 
fait  comprendre  l'histoire  de  Florence  ou  disserte  sur  Tite-Live.  Il  y 
a  dans  M.  Thiers  beaucoup  de  ce  sens  italien  si  pénétrant  et  si  sou- 

IL 


164  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pie,  de  cet  esprit  positif  et  fier  qui  juge  les  choses  en  elles-mêmes, 
sans  parti  pris  et  sans  système. 

A  la  faculté  de  comprendre  les  situations ,  il  parut  unir  long-temps 
la  plus  entière  disposition  à  s'y  soumettre.  Cependant  un  grand  évè- 
Bement  dans  la  vie  de  M.  ïhiers  est  venu  modifier  à  cet  égard  l'opi- 
nion de  la  France  et  de  l'Europe;  et  cet  événement  semble  marquer 
dans  sa  carrière  la  transition  de  la  fortune  et  de  l'amour-propre  sa- 
tisfaits à  la  haute  ambition  qui  s'éveille.  On  sait  comme  ce  ministre, 
en  possession  de  la  confiance  des  grands  pouvoirs  de  l'état,  quitta 
les  affaires  sur  la  question  d'intervention  en  Espagne,  retraite  d'ha- 
bileté et  de  prévoyance,  qui  constitue  désormais  M.  Thiers  le  repré- 
sentant d'une  idée ,  l'homme  d'une  position  que  le  cours  des  choses 
ne  saurait,  tôt  ou  tard,  manquer  de  reproduire,  quoique  avec  des 
modifications  désormais  inévitables.  Jusqu'alors  rédacteur  du  Na- 
tional, collaborateur  de  M.  Laffitte,  ministre  des  travaux  publics  et 
de  la  police  du  11  octobre,  M.  Thiers  avait  été  un  chaleureux  écri- 
vain ,  un  spirituel  discoureur,  un  merveilleux  vulgarisateur  des  no- 
tions trop  ignorées  de  l'économie  politique,  une  main  précieuse  dans 
les  circonstances  délicates  :  de  ce  jour  il  est  devenu  puissance  poli- 
tique. Il  a  échangé  la  certitude  de  rester  toujours  pour  le  pouvoir 
un  instrument  utile  contre  la  perspective  de  lui  devenir  plus  tard  un 
ministre  nécessaire. 

L'intervention  en  Espagne,  telle  que  M.  Thiers  s'en  est  constitué  le 
défenseur,  était  en  effet  une  question  immense,  d'une  portée  beaucoup 
plus  européenne  que  péninsulaire.  Il  s'agissait,  au  fond,  bien  moins 
de  sauver  un  peuple  voisin  de  l'anarchie,  tâche  qui,  par  elle-même, 
était  déjà  peut-être  un  devoir  pour  la  France,  que  d'imposer  à  l'Eu- 
rope le  respect  de  la  royauté  nouvelle,  et  de  conquérir  pour  elle  une 
attitude  fixe  et  honorable  au  lieu  d'une  place  de  tolérance.  Nous 
avons  déjà  trop  longuement  discuté  cette  question  pour  y  revenir  ici. 
Répétons  seulement  que  M.  Thiers ,  en  associant  son  avenir  à  une 
idée ,  expression  de  tout  un  système  politique  au  dehors,  s'est  placé 
sur  le  plus  solide  des  terrains,  et  qu'il  peut,  avec  pleine  confiance, 
attendre  que  chacun  y  revienne. 

Faut-il  ici  prévoir  une  objection  pour  y  répondre  à  l'avance?  Si  l'on 
nous  disait  que  l'idée  fondamentale  de  cette  série  d'études  politiques 
est  le  gouvernement  par  la  bourgeoisie,  et  que  l'intervention  en  Es- 
pagne va  à  rencontre  de  tous  les  sentimens  bourgeois;  si  l'on  s'éton- 
nait de  nous  voir  trouver  habile  en  M.  Thiers  une  résolution  qui  parut 
le  séparer  de  l'opinion  où  gît  la  principale  force  sociale ,  nous  ferions 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  165 

observer  que,  si  l'on  doit  toujours  gouverner  avec  le  concours  de  la 
classe  qui  domine  par  ses  intérêts  ou  sa  puissance  morale,  ce  n'est 
pas  une  raison  pour  la  suivre  dans  ses  erreurs  ou  la  bercer  dans  son 
imprévoyance.  Dans  une  démocratie,  le  pouvoir  doit  toujours  con- 
tenir; sous  une  monarchie  bourgeoise,  il  doit  souvent  stimuler,  car 
l'un  est  un  gouvernement  d'entraînement,  l'autre  un  gouvernement 
de  calcul. 

D'ailleurs ,  si  l'intérêt  bourgeois  domine  en  France ,  cet  intérêt  est 
loin  de  s'y  produire  seul  et  unique.  II  existe,  au  cœur  de  ce  peuple, 
de  vieux  instincts  qu'il  faut  savoir  entretenir  et  respecter.  Régner 
par  les  intérêts  bourgeois,  mais  en  donnant  dans  une  juste  mesure 
satisfaction  au  sentiment  d'honneur  national,  maintenir  la  paix,  mais 
en  la  fondant  sur  notre  prépondérance  morale,  et  non  plus  sur  une 
insolente  suprématie,  là  gît  tout  le  problème  du  gouvernement  de  la 
France;  et  le  sphinx  révolutionnaire  précipitera  quiconque,  pour 
le  résoudre,  n'acceptera  que  l'un  ou  l'autre  de  ses  termes,  sans  par- 
venir à  les  concilier. 

Y  a-t-il  un  ministère  possible  entre  les  cabinets  personnifiés 
dans  les  deux  membres  les  plus  considérables  de  la  chambre  élec- 
tive? Une  administration  peut-elle  naviguer  entre  Carybde  et  Scylla, 
ou,  pour  parler  sans  figure,  entre  la  politique  étrangère  ou  le  natio- 
nalisme de  M.  Thiers ,  et  la  politique  intérieure  ou  l'organisme  de 
M.  Guizot? 

Nul  doute ,  à  cet  égard ,  si  l'on  se  borne  à  tenir  compte  des  vœux 
de  l'opinion  dominante.  Cette  opinion ,  qui  est  celle  de  Paris,  des 
industriels,  des  rentiers,  d'une  grande  partie  de  la  propriété  agri- 
cole ,  verrait  avec  une  extrême  répugnance  le  gouvernement  s'en- 
gager dans  des  complications  extérieures;  et  d'un  autre  côté,  le 
cœur,  aujourd'hui  libre  de  toute  crainte  et  vide,  il  faut  le  dire,  de 
toute  foi  politique ,  elle  ne  veut  ni  nouvelles  lois  répressives  pour  le 
pouvoir,  ni  hérédité  pour  la  pairie,  ni  apanage  pour  la  royauté  ;  elle 
repousse,  en  un  mot,  toutes  les  mesures  constitutives  que  son  instinct 
ne  manque  jamais  d'attribuer  à  l'école  doctrinaire  ,  non  que  celles-ci 
lui  appartiennent  toujours  en  fait,  mais  parce  qu'elles  semblent  lui  ap- 
partenir toujours  en  principe.  Si  en  cela  l'opinion  est  très  souvent 
injuste,  c'est  qu'ailleurs  on  n'est  pas  non  plus  toujours  logique.  C'est 
ainsi,  par  exemple ,  que  la  loi  d'apanage ,  quoique  ne  provenant  pas 
directement  de  l'influence  doctrinaire ,  n'était,  il  faut  le  dire,  ration- 
nelle et  possible  qu'avec  elle  et  par  elle  seule.  Dans  les  idées  de 
l'école  organique,  l'apanage  était  une  institution  ;  hors  de  là  il  n'au- 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rait  rien  représenté.  Or,  il  en  est  de  l'apanage  comme  de  la  plupart 
de  ses  principes  :  rien  ne  se  justifle  mieux  en  théorie,  en  partant  de 
la  base  de  la  monarchie  constitutionnelle,  et  rien  ne  rencontre  plus 
de  résistance  dans  les  mœurs,  et  n'est  plus  dangereux  à  tenter. 

Pour  peu  qu'on  ait  étudié  avec  quelque  soin  le  mouvement  des 
affaires  depuis  sept  années,  il  est  visible  que  le  pouvoir  auquel  la 
loi  fondamentale  a  commis  le  soin  d'organiser  le  ministère,  selon  les 
oscillations  de  l'opinion,  s'est  toujours  efforcé,  autant  qu'il  l'a  pu, 
de  constituer  le  cabinet  en  dehors  des  deux  influences  exclusives, 
dont  l'une  finirait  par  entraîner  un  changement  de  système  au  de- 
hors, l'autre  de  profondes  modifications  dans  le  système  au  dedans. 

Le  ministère  du  15  avril  est  l'expression  la  plus  complète,  qui  ait 
été  fournie  jusqu'à  présent ,  de  cette  situation  mixte,  dont  il  recueille 
à  la  fois  l'avantage  et  l'inconvénient. 

L'avantage,  et  celui-ci  est  bien  grand,  c'est  de  n'inspirer  de  repous- 
seraent  à  personne;  l'inconvénient,  c'est  de  manquer  de  cette  énergie 
qu'une  vue  passionnée  imprime  toujours,  et  peut-être  imprime  seule 
à  la  vie  publique,  aussi  bien  qu'à  l'existence  individuelle.  L'homnie 
d'expérience  et  de  mœurs  douces,  à  l'esprit  plus  conciliant  que 
tranché,  qui  tourne  les  aspérités  des  choses  au  lieu  de  les  aborder 
de  front;  cet  homme-là,  s'il  ne  traverse  le  monde  inaperçu,  suscitera 
des  irritations  diverses  qui  ne  manqueront  pas  de  se  coaliser  contre 
lui.  Il  en  est  toujours  ainsi  tant  que  les  idées  agressives  n'ont  pas 
perdu  toute  foi  en  elles-mêmes. 

Or,  il  suffit  d'étudier,  au  sein  des  chambres  et  dans  la  presse, 
l'école  organique,  pour  voir  qu'elle  est  assurément  bien  compacte. 
Il  suffit,  d'autre  part,  de  contempler  l'Europe,  de  pressentir  la  situa- 
tion, où  une  seule  question,  celle  qui  porte  en  germe  toutes  les  au- 
tres, la  question  d'Espagne,  peut,  d'un  jour  à  l'autre,  placer  la 
France,  pour  s'assurer  que  les  éventuaUtés  de  l'avenir  sont  bien  gra- 
ves, et  que  l'école  nationale  trouvera  plus  d'une  brèche  pour  assaillir 
le  système  dont  la  mission  est  de  maintenir  la  paix  du  dedans  et  du 
dehors. 

Il  se  peut ,  et  j'accepte  de  grand  cœur  un  tel  augure,  que  la  trêve 
de  Dieu  soit  longue,  que  le  bonheur  et  l'habileté  retardent  le  jour  des 
grandes  épreuves  et  des  luttes  décisives.  Lorsqu'on  se  rappelle  ce 
découragement  profond,  qui,  aux  premiers  mois  de  cette  année, 
avait  atteint  les  âmes  et  presque  déraciné  toute  espérance,  lorsqu'on 
se  reporte  à  cet  interrègne  ministériel,  à  cet  avortement  de  toutes 
Jes  combinaisons  successivement  essayées,  on  éprouve  un  bonheur 


BU  POUVOIR  EN  FRANCE.  167 

bien  senti  en  se  retrouvant,  au  sortir  de  cette  situation  agitée  autant 
qu'impuissante,  sous  la  main  de  la  seule  administration  à  laquelle  il 
fût  donné  de  la  calmer  et  de  préparer  des  jours  meilleurs.  Les  po- 
sitions avaient  été  tellement  faussées,  les  irritations  étaient  si  vives, 
les  repoussemens  si  énergiques,  que  tout  le  bien  qui  s'est  fait  depuis 
six  mois  était  impossible  par  une  autre  que  par  elle. 

C'est  là  le  véritable  titre  du  cabinet  actuel,  et  il  peut  l'invoquer  à 
bon  droit  en  montrant  la  sécurité  partout  rétablie,  les  haines,  sinon 
éteintes,  du  moins  calmées ,  la  personne  royale  délivrée  d'une  con- 
trainte odieuse  pour  elle,  humiliante  pour  la  France.  Mais  ce  titre 
suffirait-il  seul  pour  lui  assurer  un  avenir?  Ses  membres  sont  trop 
éclairés  pour  n'en  pas  douter,  pour  ne  pas  apprécier  tout  ce  qui  s'a- 
gite hors  de  son  sein,  de  force  politique  et  de  puissance  parlementaire. 

Si  l'ordre  intérieur  était  troublé,  si  les  intérêts  se  sentaient  le 
moins  du  monde  compromis,  ils  rallieraient  bientôt  la  bannière  des 
hommes  qui  professent  l'opinion  d'une  résistance  plus  énergique, 
d'une  organisation  plus  forte  du  pouvoir.  Si,  au  contraire,  le  sys- 
tème politique  devait  changer  au  dehors,  si  quelque  événement  com- 
promettait l'honneur  ou  la  sécurité  de  la  monarchie  bourgeoise,  cette 
question  ramènerait  au  premier  plan  des  affaires  l'homme  qui  sut  y 
rattacher  sa  fortune  et  attendre  qu'elle  mûrît.  Or,  cette  éventualité 
est-elle  donc  bien  hasardée? 

Le  ministère  dont  M.  Mole  est  le  chef  a  voulu  reprendre  les  af- 
faires au  point  où  les  avait  trouvées,  lors  de  sa  formation,  le  cabinet 
du  6  septembre  1836,  mais  en  suivant  désormais,  sans  en  dévier, 
ks  voies  qu'avait  voulu  se  tracer  dans  l'origine  l'administration  mixte 
de  cette  époque;  voies  de  conciliation  et  d'amélioration  intérieures, 
dont  des  faits  imprévus  et  des  influences  funestes  l'avaient  si  déplora- 
blement  écartée. 

Lorsque  MM.  Mole  et  Guizot  s'entendirent  pour  remplacer  le  ca- 
binet que  la  question  d'Espagne  avait  si  soudainement  dissous,  ils 
rencontrèrent  faveur  auprès  des  chambres  comme  auprès  de  la 
royauté,  faveur  auprès  du  pays,  auquel  M.  Thiers  n'était  pas  par- 
venu à  faire  comprendre  l'urgence  d'une  politique  plus  décidée  dans 
les  affaires  de  la  Péninsule.  La  prospérité  matérielle  était  grande,  le 
découragement  des  partis  profond.  On  était  assez  près  du  danger 
pour  que  le  pays  tînt  compte  de  leurs  services  aux  hommes  qui 
avaient  courageusement  contribué  à  l'écarter;  on  en  était  assez  loin 
pour  que  les  cœurs  s'ouvrissent  dès-lors  à  des  pensées  de  pardon  et 
de  clémence.  On  voulait  alors  ce  qu'on  veut  aujourd'hui,  jouir  d'une 


168  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

position  irrévocablement  acquise ,  se  reposer  des  excitations  vio- 
lentes sur  un  gouvernement  vigilant,  mais  modéré  ;  sortir  des  clas- 
sifications de  partis,  qui  ne  représentent  rien  du  moment  où  ceux-ci 
ont  abdiqué ,  sinon  la  haine ,  du  moins  l'espérance ,  le  seul  principe 
de  leur  vie,  le  seul  élément  de  leur  force.  On  sait  par  quelle  série  de 
fatalités  et  de  fautes  le  programme  de  modération,  arrêté  au  début 
de  la  session  de  1837,  fut  si  soudainement  changé,  lorsqu'un  mouve- 
ment mihtaire,  dans  la  prompte  répression  duquel  le  pouvoir  avait 
cru  puiser  de  la  force,  devint  l'occasion  d'un  grand  scandale,  con- 
tre lequel  on  protesta,  malheureusement,  avec  plus  de  justice  que 
d'habileté.  On  n'a  pas  oublié  comment  l'attentat  isolé  d'un  misé- 
rable, dérangeant  à  lui  seul  tout  un  système,  enfanta  un  projet  qui, 
sans  atteindre  aucunement  son  but ,  devait  soulever  de  si  vives  ré- 
sistances; et  comment  des  lois,  produites  au  sein  des  circonstances 
les  moins  favorables,  vinrent  compliquer  une  situation  que  des  irri- 
tations réciproques  rendirent  bientôt  menaçante.  On  se  rappelle  par 
quelle  série  d'évènemens  on  en  vint  au  bout  de  peu  de  mois,  au 
milieu  du  calme  de  tous  les  intérêts,  de  l'amortissement  de  toutes  les 
passions,  à  galvaniser  les  partis  éteints,  au  point  de  tout  remettre  en 
question,  tout,  jusqu'à  l'existence  du  gouvernement  représentatif 
lui-même. 

Jamais  position  plus  facile  n'avait  été  plus  tristement  compromise. 
La  reprendre  en  sous-œuvre,  en  la  dessinant  plus  nettement,  telle 
fut  la  pensée  de  MM.  Mole  et  de  Montalivet ,  lorsqu'ils  s'associèrent 
au  15  avril.  Comme  Casimir  Périer  succédant  à  M.  Laffitte ,  ils  ne 
voulaient  pas  autre  chose  que  ce  qu'avait  voulu ,  dans  le  principe,  le 
cabinet  qu'ils  remplaçaient;  ils  le  voulurent  seulement  avec  plus  de 
suite  et  d'unité.  L'épithète  de  cette  administration  était  trouvée  d'a- 
vance; c'était,  malgré  ses  allures  indécises  et  timides,  un  ministère 
de  conciliation,  et  dès-lors  un  ministère  d'amnistie.  L'heure  de 
l'amnistie  avait,  en  effet,  sonné,  et  dans  une  telle  matière,  il  n'est 
pas  bon  que  le  vœu  des  peuples  devance  long-temps  les  décisions  du 
pouvoir;  il  est  dangereux  de  laisser  attribuer  à  la  vengeance  ce  qui 
a  perdu  l'excuse  d'une  nécessité  politique.  La  marche  de  ce  ministère 
ne  pouvait  manquer  de  paraître  incertaine,  car  aucun  parti  n'arrivait 
avec  lui  aux  affaires;  il  disait,  au  contraire,  à  toutes  les  fractions 
parlementaires  qu'il  ne  prendrait  la  couleur  d'aucune  d'entre  elles, 
et  qu'il  allait  tenter,  en  transigeant  avec  toutes,  de  recomposer  une 
majorité  nouvelle. 

Cette  position,  prise  dans  la  chambre,  le  conduisait  logiquement  à 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  169 

la  dissolution ,  comme  sa  position  dans  le  pays  lui  faisait  une  obliga- 
tion impérieuse  de  l'amnistie.  Ce  cabinet  est  faible  certainement  pour 
les  grandes  luttes  de  la  tribune;  mais  il  a  osé  s'appuyer  sur  une  idée, 
et  cette  idée  lui  a  prêté  sa  force  intime.  En  proclamant  l'amnistie, 
puis,  en  marquant  une  ère  nouvelle,  ère  du  désarmement  et  du  pied 
de  paix  à  l'intérieur,  par  le  renouvellement  de  la  chambre  élective, 
le  ministère  du  15  avril  a  subi  une  des  conditions  du  gouvernement 
représentatif.  A  chaque  situation  sa  législature ,  sous  peine  de  cher- 
cher avec  aussi  peu  de  résultat  que  de  dignité  une  majorité  introu- 
vable. La  courte  histoire  du  gouvernement  représentatif  en  France 
atteste  que  les  majorités  les  mieux  assises  se  sont  constamment  mo- 
diflées  selon  les  mouvemens  de  l'esprit  public  au  dehors.  Les  élec- 
tions partielles  opérées  sous  l'empire  de  la  loi  du  5  février  1817,  les 
élections  générales  de  novembre  1827,  donnèrent  des  majorités  indé- 
cises et  flottantes ,  parce  que  la  situation  du  pouvoir  n'était  pas  fixée 
vis-à-vis  du  pays  ;  mais  au  8  août  1829 ,  le  nom  seul  de  M.  de  Polignac 
réunit  en  faisceau  une  chambre  dominée  jusqu'alors  par  les  plus 
insignifiantes  coteries,  et  dont  la  destinée  était  de  s'abîmer  bientôt  au 
sein  des  perplexités  qu'enfante  toujours  une  révolution.  La  chambre 
des  221,  renouvelée  en  grande  partie  en  vertu  de  la  loi  du  12  sep- 
tembre 1830;  celle  que  convoqua  M.  Laffitte,  et  devant  laquelle  recula 
d'abord  Casimir  Périer,  exprimèrent  avec  une  triste  vérité  les  hési- 
tations du  pays  sur  l'interprétation,  la  nature  et  les  limites  de  la 
révolution  de  juillet.  La  chambre  de  1834  fut  presque  unanime  tant 
que  se  produisirent  les  dangers  qui  compromettaient  à  la  fois  l'ordre 
social  et  l'ordre  politique;  elle  se  fractionna  comme  le  pays  lui-même 
dès  qu'il  n'y  eut  à  prendre  parti  que  sur  des  questions  de  personnes. 
Cette  majorité  disciplinée  pour  la  lutte  était  comme  mal  à  l'aise  dans 
la  paix;  elle  hésitait  à  s'asseoir  dans  les  conditions  normales  d'un 
gouvernement  consolidé,  dans  la  crainte  de  désarmer  le  pouvoir, 
dans  la  crainte  aussi  de  paraître  abdiquer  son  passé  et  donner  raison 
à  ceux  qui  l'avaient  attaquée  avec  autant  d'acharnement  que  d'in- 
justice. 

Se  demander  quelle  sera  la  chambre  de  1837,  c'est  donc  recher- 
cher quelle  situation  elle  représente. 

Or,  la  situation  du  pays  se  produit  en  ce  moment  sous  un  aspect 
vraiment  nouveau.  Depuis  vingt-deux  ans  la  France  possède  des 
institutions  représentatives,  et  c'est  peut-être  la  première  fois  qu'elle 
approche  de  l'urne  électorale  l'esprit  dégagé  de  toute  préoccupation 
dominante,  et  le  cœur  ouvert  aux  passions  locales  bien  plus  qu'aux 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

passions  politiques.  Elle  comprend  vaguement  sans  doute  qu'il  y  a 
beaucoup  à  faire  au  dedans  comme  au  dehors;  mais  ses  idées  étant 
encore  peu  arrêtées  à  cet  égard,  elle  semble,  contre  son  habitude, 
attendre  l'impulsion  du  pouvoir  plutôt  qu'elle  n'est  jalouse  de  la  lui 
imprimer. 

Une  disposition  analogue,  on  peut  le  croire,  dominera  dans  la 
chambre  prochaine.  Le  ministère  sera-t-il  en  mesure  de  répondre 
à  ce  vœu  d'initiative,  d'exercer,  en  la  réglant,  l'activité  d'esprit  de 
la  chambre;  et  des  questions  de  travaux  publics,  de  finances  et  d'ad- 
ministration, suffiront-elles  pour  cimenter  une  majorité  nouvelle? 
Problème  que  les  faits  seuls  pourront  résoudre. 

Ce  qui  est  constaté  pour  tout  observateur  attentif,  ce  sont  les  in- 
curables blessures  que  les  vieux  partis  portent  au  cœur;  c'est  la  foi 
qui  s'en  retire  et  l'espérance  qui  leur  échappe.  Réfugiés  dans  l'his- 
toire, qu'ils  torturent,  faute  d'entretenir  aucune  espérance  présente, 
les  uns  cherchent  le  suffrage  universel  dans  les  édits  royaux  du 
xv^  siècle,  les  autres  grandissent  des  scélérats  vulgaires  en  les  offrant 
comme  la  personnification  d'idées  puissantes  et  sociales.  Ce  qu'ils 
déplorent  comme  une  torpeur  passagère,  c'est  l'harmonie  qui  tend  à 
s'établir  entre  les  idées  et  les  réalités  pratiques ,  harmonie  qui  con- 
stitue le  bien-être  des  nations,  comme  l'équilibre  entre  les  désirs  et 
les  facultés  constitue  le  bien-être  des  individus. 

Ce  serait  chose  difficile  que  d'organiser  aujourd'hui  contre  le  pou- 
voir des  résistances  puissantes,  lors  même  que  la  paix  extérieure 
viendrait  à  être  compromise.  Soyons  justes  envers  nous-mêmes,  et  ne 
contribuons  pas  à  entretenir  l'Europe  dans  une  illusion  qu'il  est  aussi 
important  de  lui  faire  perdre  dans  son  intérêt  que  dans  le  nôtre.  Il 
n'y  a  désormais  de  Vendée  possible  pour  aucun  drapeau;  il  n'est  pas 
de  parti  qui,  dans  les  circonstances  les  plus  favorables,  puisse  aller 
au-delà  de  quelques  émeutes  partielles  ;  et  s'il  n'envisageait  que  les 
chances  de  sa  consolidation,  le  pouvoir  aurait  peut-être  plus  à  sou- 
haiter qu'à  craindre  ce  qu'en  1830  il  pouvait  redouter  à  bon  droit 
comme  le  signal  de  sa  chute.  Le  gouvernement  des  classes  moyennes 
peut  désormais  se  prévaloir  de  la  force  inhérente  à  toute  idée  qui  a 
conscience  d'elle-même  et  voit  clair  devant  elle. 

Est-ce  donc  à  dire  qu'en  cas  de  complication  au  dehors,  les  partis 
du  dedans  se  réuniraient  dans  un  patriotique  concert?  Non,  assuré- 
ment. Il  y  aura  constamment  des  partis,  et  des  partis  malveillans  et 
hostiles.  Mais  n'en  a-t-ilpas  presque  toujours  existé  depuis  la  fondation 
de  la  monarchie?  Serait-il  donc  si  paradoxal  de  soutenir  qu'à  l'époque 


DU  POirV'OIR  EN  FRANCE.  fTf 

la  plus  remarquable  de  notre  histoire  par  runité  de  la  puissance  po- 
litique et  l'harmonie  extérieure  de  la  société ,  au  siècle  de  Louis  XIV 
enfln ,  il  y  avait  des  factions  aussi  puissantes  au  moins ,  et  certaine- 
ment plus  passionnées  que  celles  contre  lesquelles  le  pouvoir  est  ap- 
pelé à  lutter  dans  le  nôtre,  factions  en  conspiration  permanente  avec 
l'étranger,  et  qui  comptaient  sur  lui  comme  celui-ci  faisait  toujours 
fonds  sur  elles?  N'était-ce  pas  un  parti  que  les  trois  cent  mille  réfu- 
giés qui  couraient  l'Europe  pour  l'ameuter  contre  Louis  XIV?  N'est- 
ce  pas  un  parti  qui  prépara  la  ligue  d'Augsbourg,  organisa  la  terrible 
insurrection  des  Cévennes ,  et  qui  armait  contre  la  France  ces  régi- 
mens  d'émigrés,  à  la  tête  desquels  l'un  de  ses  guerriers,  le  maréchal 
de  Schomberg,  trouva  la  mort  à  la  Boyne?  N'étaient-ce  pas  des  pu- 
blicistes  de  parti ,  et  de  la  plus  terrible  espèce ,  que  les  Jurieu ,  les 
Claude,  les  Ferry,  et  tant  d'autres  ennemis  personnels  du  prince  et 
de  son  système?  N'était-ce  pas  à  des  passions  de  parti  que  s'adressait 
le  marquis  deGuiscard,  lorsqu'il  parcourait  les  castels  du  Rouergue, 
du  Quercy  et  du  Béarn,  prêchant  l'union  des  catholiques  et  des  pro- 
testans  contre  l'oppression  poHtique  et  religieuse,  préparant  une  in- 
surrection que  des  débarquemens  ennemis  devaient  fomenter  en 
même  temps  en  Normandie  et  en  Provence?  Croit-on  que  les  vic- 
toires de  Guillaume  III  ne  fussent  pas  saluées  comme  de  bonnes  et 
saintes  nouvelles  dans  ces  nombreux  châteaux  de  noblesse  hugue- 
note qu'arrosaient  l'Ardèche  et  le  Rhône ,  au  sein  de  ces  assemblées 
nocturnes ,  où  l'on  portait  une  Bible  d'une  main  et  la  carabine  de 
l'autre,  et  jusque  dans  ces  bonnes  villes  de  commerce  où  de  nombreux 
proscrits  avaient  laissé  des  frères  selon  le  sang,  et  des  frères  cachés 
selon  la  doctrine?  Un  vingtième  de  la  population  du  royaume  était 
alors  en  état  d'hostilité  secrète  ou  patente  contre  le  gouvernement  du 
pays;  et  cette  redoutable  faction  s'appuyait  au  dehors  sur  les  plus 
puissantes  combinaisons  politiques  et  militaires,  comme  sur  les  haines 
les  plus  inexorables. 

Si  l'Europe  se  persuade  qu'il  est  en  France  un  parti  quelconque 
aussi  bien  organisé  que  celui-là,  une  foi  politique  aussi  vive  que 
l'était  alors  la  foi  protestante  exaltée  par  la  persécution,  elle  se  trompe 
bien  gratuitement  ;  et  dans  l'intérêt  de  son  repos  comme  dans  celui 
de  notre  propre  dignité,  il  est  urgent  qu'elle  le  comprenne. 

La  France  possède  en  ce  moment,  et  nous  constatons  ici  un  fait 
actuel  sans  entendre  en  rien  garantir  l'avenir,  la  France  possède, 
disons-nous,  la  pleine  et  entière  disposition  de  ses  ressources;  et  le 
mal  de  la  situation  ne  viendrait-il  pas  précisément  du  parti  pris  de  ne 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  donner  aucun  emploi?  A  cet  égard,  les  faits  ne  sont-ils  pas  plus 
puissans  que  les  volontés  les  plus  fortes,  que  les  résolutions  les  mieux 
concertées? 

N'est-il  pas  vrai  que  pour  qui  considère  le  cours  des  idées  et  des 
choses,  il  est  difficile  d'écarter  à  toujours  la  prévision  d'un  conflit 
fondé  sur  des  antipathies  peu  déguisées?  C'est  le  premier  titre  du 
gouvernement  de  1830  d'avoir  eu  foi  profonde  dans  la  paix,  d'en 
avoir  assuré  le  bienfait  au  monde  sans  qu'il  en  ait  rien  coûté  à  l'hon- 
neur et  aux  intérêts  de  la  France.  La  guerre,  dirigée  par  la  propa- 
gande révolutionnaire,  était  alors  l'abîme  de  toute  civilisation,  de 
toute  liberté  en  Europe.  En  écrivant  ces  études  politiques ,  notre 
principal  but  a  été  de  le  prouver.  Mais  depuis  les  judicieuses  transac- 
tions de  la  conférence  de  Londres,  depuis  la  signature  de  ce  qua- 
druple traité  dont  les  conséquences  étaient  si  vagues,  que  d'évène- 
mens  sont  venus  modifier  notre  position,  que  d'éventualités  semblent 
pouvoir  sortir  à  chaque  instant  de  ces  évènemens  eux-mêmes  ! 

Si  des  repoussemens ,  qu'il  fut  d'abord  honorable  et  prudent 
d'espérer  amortir,  devenaient  plus  manifestes;  si  l'esprit  de  salon 
soufflait  sur  la  diplomatie  européenne  et  qu'elle  perdît  en  face  de  la 
France  ses  habitudes  séculaires  de  prudence  et  de  respect;  si  elle 
affectait  d'oublier  ce  que  nous  pouvons,  rien  ne  serait  d'une  meil- 
leure politique  que  de  le  lui  rappeler.  Heureusement  pour  nous,  plus 
heureusement  encore  pour  l'Europe,  ce  serait  un  gouvernement 
régulier  qui  descendrait  aujourd'hui  dans  la  lice;  il  aurait  derrière 
lui  une  innombrable  jeunesse,  et  celle-ci  saluerait  d'un  immense 
cri  de  joie  le  jour  où  cette  arène,  si  long-temps  fermée,  s'ouvrirait 
enfin  pour  elle;  il  trouverait  dans  les  sympathies  britanniques  une 
alhance,  peu  conciHable,  il  est  trop  vrai,  avec  nos  intérêts  perma- 
nens ,  mais  que  les  mauvais  vouloirs  de  l'Europe  rendraient  étroite 
autant  que  nécessaire.  Certes,  si  l'on  voulait  absolument  que  la  mo- 
narchie bourgeoise  fît  ses  preuves  ;  si  les  gouvernemens  plus  vieux 
de  date  tenaient  à  la  tâier,  à  la  manière  de  nos  pères,  officiers  im- 
berbes qui  payaient  toujours  d'un  coup  d'épée  leur  bien-venue  au 
régiment,  elle  pourrait,  en  ce  moment,  se  prêter  sans  danger  à  cette 
innocente  fantaisie;  et  croyons  bien  fermement  que  l'on  serait  très 
pressé  d'en  finir  et  de  lui  conférer  l'initiation. 

Ou  nous  nous  trompons  fort,  ou  c'est  dans  ce  sens  qu'on  peut  pré- 
venir une  réaction  assez  prochaine  de  l'esprit  pubHc.  Qu'on  le  sache 
bien,  il  n'est  aucune  question  de  politique  intérieure  de  nature  à 
passionner  le  pays,  à  y  prendre  véritablement  racine.  La  réforme 


DU  POUVOIR  EN  FRANCE.  173 

électorale  est  un  thème  que  les  oppositions  diverses  exploitent  dans 
le  sens  le  plus  contradictoire,  et  qui  n'aura  jamais  de  sérieux  qu'une 
question  moins  importante  au  fond  qu'on  ne  le  suppose,  l'adjonction 
de  certaines  catégories  de  capacités.  L'amnistie  a  comblé  la  mesure  de 
toutes  les  exigences ,  et  le  système  du  13  mars  n'est  pas  plus  ébranlé 
qu'au  premier  jour.  Mais  ce  système  se  résume  en  un  seul  moi:  V  ordre 
public.  La  paix  extérieure,  toute  désirable  qu'elle  soit  par  elle-même, 
n'en  fut  jamais  que  l'accessoire.  En  1830,  la  paix  fut  nécessaire  pour 
fonder  parmi  nous  un  gouvernement  régulier  ;  peut-être  la  guerre 
le  deviendra-t-elle  à  son  tour.  Remettons  avec  conflance  le  soin  de 
l'honneur  national  et  l'avenir  de  la  monarchie  nouvelle  aux  mains 
qui  en  gardent  le  dépôt  ;  mais  ne  nous  dissimulons  pas  que  le  mou- 
vement de  l'opinion  est  là,  que  de  là  semblent  devoir  venir  par  la 
suite  les  principales  péripéties  gouvernementales. 

Que  si  une  crise  éclatait  au  dehors,  elle  n'aurait  qu'un  temps  sans 
doute.  Les  intérêts  majeurs  de  l'Europe,  les  principes  même  de  notre 
gouvernement  bourgeois  contribueraient  à  en  hâter  le  terme,  et  pro- 
voqueraient bientôt  entre  les  doctrines  politiques  une  transaction 
analogue  à  celle  que  le  xvii*"  siècle  signait  avec  bonheur  à  Osnabruck 
et  à  Munster.  Quoi  qu'il  en  puisse  être,  tant  qu'il  ne  sera  pas  mani- 
festement démontré  par  la  solution  de  la  question  espagnole,  par  la 
franche  adoption  du  nouveau  royaume  de  Belgique,  enfln,  par  l'at- 
titude générale  de  l'Europe,  que  ces  craintes  sont  gratuites,  et  que 
la  France  peut  oublier  le  soin  de  son  honneur  pour  se  préoccuper 
exclusivement  de  celui  de  ses  intérêts,  il  y  aurait,  ce  semble,  quel- 
que imprudence  à  s'engager  par  trop  avant  dans  les  grandes  ques- 
tions industrielles  soulevées  à  la  fin  de  la  dernière  session.  Qu'un 
avenir  immense  attende  l'industrie  française,  qu'un  vaste  système  de 
travaux  publics  doive  recevoir  de  l'état  sa  direction  suprême,  nul 
doute  à  cet  égard  ;  que  le  gouvernement  des  classes  moyennes  soit 
appelé  à  modifier  graduellement  l'ensemble  des  institutions  secon- 
daires pour  le  mettre  en  harmonie  avec  son  principe,  je  l'admets  de 
grand  cœur;  mais  ne  devançons  pas  les  temps,  assurons  fortement 
le  sol  avant  d'élever  l'édifice  dont  nous  aimons  à  mesurer  l'étendue; 
ne  donnons  rien  au  hasard,  rien  à  la  fortune,  et  ne  soyons  pas  té- 
méraires dans  notre  pacifique  confiance,  comme  nous  le  fûmes  trop 
souvent  dans  nos  agressions. 

Louis  DE  Carné. 


DE 

L'ORGANISATION  FINANCIÈRE 

DE  LA  GRANDE -BRETAGl. 


Dans  le  déchirement  européen  dont  la  révolution  de  1789  donna 
le  signal ,  la  France  et  TAngleterre  sont  les  personnages  du  drame. 
Entre  ces  deux  puissantes  nations  se  vide  le  duel  des  deux  principes, 
îa  tradition  d'un  côté,  et  de  l'autre  le  progrès.  La  Prusse,  l'Autriche 
et  la  Russie,  ces  colosses  de  guerre,  paraissent  à  leur  tour,  et  tous 
ensemble ,  sur  les  champs  de  bataille ,  mais  comme  des  agens  subal- 
ternes et  des  instrumens  qu'une  puissance  supérieure  fait  mouvoir. 
La  France  et  l'Angleterre  portent  seules  en  elles ,  ainsi  que  les  hé- 
ros de  l'antiquité  romaine ,  l'ardeur  de  deux  grandes  armées.  L'une 
ébranle  les  masses  avec  des  mots  magiques  et  des  promesses  de 
liberté  ;  l'autre  agit  sur  les  gouvernemens  par  la  toute-puissance  de 
l'argent.  Un  jour  vint  cependant  où  l'enthousiasme  révolutionnaire, 
rebuté  par  vingt-cinq  années  de  sacrifices  et  de  souffrances,  ne  ren- 
dit plus  aucune  vibration  ;  l'argent ,  au  contraire ,  renouvelé  aux 
sources  du  crédit ,  devait  finir  par  l'emporter. 

E  est  à  remarquer,  dans  cette  lutte  de  l'Europe  contre  la  France, 
que  l'intérêt  de  conservation  se  trouva  ainsi  représenté  par  un 
peuple  relativement  nouveau,  réduit  à  battre  en  brèche,  au  de- 
hors ,  la  liberté  qu'il  pratiquait  au  dedans  par  ses  lois  ainsi  que  par 
ses  mœurs.  Rien  ne  prouve  mieux  à  quel  point  la  monarchie  féodale 


I 


ORGANISATION  FINANCIÈRE  DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.       175 

était  alors  décrépite,  que  cette  abdication,  au  profit  de  l'Angleterre, 
du  généralat  de  la  coalition.  Aussi,  quand  le  génie  britannique,  grâce 
à  l'appui  de  douze  cent  mille  baïonnettes  prussiennes,  autrichiennes, 
russes ,  espagnoles  et  suédoises,  a  pris  l'ascendant  sur  celui  de  la 
France,  la  révolution  n'a  point  été  vaincue;  elle  n'a  fait  que  passer 
de  la  phase  militaire  à  la  phase  industrielle  :  après  l'âge  des  principes 
est  venu  celui  des  intérêts. 

Lorsqu'une  guerre  a  duré  un  quart  de  siècle,  avec  des  alternatives 
de  succès  et  de  revers,  avec  des  efforts  gigantesques  et  des  épisodes 
fabuleux,  le  vainqueur  lui-même  ne  peut  pas  s'en  retirer  sans  bles- 
sures. La  puissance  anglaise,  traquée  sur  le  continent,  se  vit  plu- 
sieurs fois  à  deux  doigts  de  sa  ruine;  elle  résista  pourtant  par  la 
force  prodigieuse  de  son  organisation.  Le  commerce  réparait  les 
pertes  de  la  guerre  ;  et,  quand  l'argent  manquait,  on  fabriquait  du 
papier. 

Au  moment  où  l'on  croyait  l'Angleterre  épuisée,  lorsque  sa  dette 
excédait  vingt  milliards  décapitai,  et  que  son  budget  dépassait  quinze 
cents  millions,  revenu  énorme  dont  les  intérêts  de  la  dette  publique 
absorbaient  plus  de  la  moitié ,  elle  s'est  relevée  comme  un  navire 
robuste  après  un  coup  de  vent.  Pour  faire  face  à  tout,  elle  a  mis  le 
monde  commercial  à  contribution. 

Alors  on  a  vu  que  le  crédit,  le  commerce  et  l'industrie  étaient  des 
puissances  merveilleuses,  dont  chacun  a  voulu  étudier  le  secret.  Des 
observateurs  intelligens  ont  parcouru  la  Grande-Bretagne,  notant  le 
nombre  et  la  richesse  des  banques,  comptant  les  vaisseaux  et  les 
matelots,  pénétrant  dans  les  mines  ainsi  que  dans  les  magasins,  me- 
surant les  chantiers ,  sondant  les  docks ,  dessinant  les  machines,  cal- 
culant les  mouvemens  de  la  vapeur,  et  analysant  ce  génie  mécanique 
qui  renouvelle,  tous  les  dix  ans,  les  procédés  de  l'industrie.  Nous 
avons  beaucoup  admiré  et  peu  imité  ;  ce  qui  prouverait  que  nous 
n'avons  pas  compris. 

C'est  qu'il  ne  suffit  pas  de  prendre  la  mesure  des  détails ,  si  l'on 
n'a  aussi  la  vue  de  l'ensemble ,  et  si  l'on  ignore  où  réside  le  principe 
du  mouvement.  La  Grande-Bretagne  doit  ses  succès  à  son  organisa- 
tion financière,  comme  nous  avons  dû  les  nôtres  à  l'organisation  ad- 
ministrative, dont  la  Convention  posa  les  bases,  et  que  l'Empire  ré- 
gularisa ;  et  le  moteur  principal ,  le  grand  levier  de  cette  puissance , 
c'est  le  crédit. 

Le  crédit  est  de  date  ancienne  en  Angleterre.  Au  commencement 
du  xviir  siècle,  quand  les  autres  états  de  l'Europe  empruntaient 


176  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  6  et  à  8  pour  100 ,  l'Echiquier  avait  de  l'argent  à  3  pour  100.  Mais 
les  accroissemens  les  plus  rapides  du  crédit  ne  remontent  pas  au- 
delà  de  la  période  révolutionnaire  :  il  s'est  développé  chez  nos  voi- 
sins par  la  nécessité  de  soudoyer  la  guerre,  chez  nous  par  la  néces- 
sité d'en  acquitter  la  rançon. 

La  même  cause  qui  a  fait  la  force  de  l'administration  en  France  a 
donné,  en  Angleterre,  au  crédit  public,  une  vigoureuse  impulsion. 
Chez  ce  peuple,  où  tout  ce  qui  est  du  pouvoir  se  localise,  où  le  gou- 
vernement n'a  que  la  surveillance,  et  n'a  pas  l'action  au  dedans,  le 
mécanisme  financier,  par  exception  au  caractère  national,  procède 
^ela  plus  vigoureuse  centralisation. 

En  premier  lieu,  les  capitaux  se  trouvent  concentrés  dans  un  petit 
nombre  de  mains.  La  terre,  dans  l'Angleterre  proprement  dite,  est 
divisée  entre  quarante  à  cinquante  mille  propriétaires,  tandis  que  la 
France  en  compte  six  millions.  Une  masse  de  699,000,000  fr.  de  rente 
se  partage  entre  deux  cent  soixante-dix-neuf  mille  porteurs ,  ce  qui 
donne  2,500  de  rente  pour  chacun.  Chaque  division  du  travail  a 
son  centre  particulier  :  à  Manchester,  la  filature  et  le  tissage  du  co- 
ton; à  Leeds,  la  fabrication  des  étoffes  de  laine;  à  Birmingham,  les 
ouvrages  de  fonte,  de  fer  et  d'acier  ;  à  Newcastle,  le  commerce  du 
charbon.  Le  commerce  britannique  n'ouvre  que  deux  entrepôts  où 
viennent  s'entasser  les  produits  des  deux  mondes ,  Londres  pour 
l'Orient,  et,  pour  l'Occident,  Liverpool;  et  là  encore,  il  a  sa  ville  à 
lui  dans  les  docks ,  ville  murée  et  gardée  qui  tient  sous  clé  marchan- 
dises et  vaisseaux.  Trois  ou  quatre  cents  banques  vont  porter  la  cir- 
culation du  numéraire  dans  les  moindres  districts  ;  mais  la  banque 
d'Angleterre ,  comme  une  pompe  foulante  et  aspirante ,  rattache  de 
gré  ou  de  force  tous  ces  satellites  épars  à  son  propre  mouvement. 
Elle  bat  monnaie ,  arbitre  le  taux  du  change  et  règle ,  quand  il  lui 
plaît ,  jusqu'à  l'étendue  des  spéculations  privées. 

En  Angleterre,  rien  ne  se  fait  par  le  gouvernement,  de  ce  qui  peut 
être  fait  par  les  individus  ou  par  les  associations  privées.  La  société 
se  meut,  pour  ainsi  dire,  en  dehors  de  l'état,  qui  se  borne  à  consta- 
ter et  à  contrôler  la  marche  des  choses ,  sans  prétendre  la  diriger. 
C'est  ce  qui  explique  la  lenteur  avec  laquelle  il  modifie  ses  traditions. 
Il  faut  que  tout  le  monde  et  que  chacun  ait  pris  sa  part  d'un  progrès 
accompli,  avant  que  le  gouvernement  songe  à  se  l'approprier.  Il  n'y  a 
pas  trois  ans  que  la  trésorerie  délivrait  encore  ses  récépissés  en  latin 
barbare,  et  faisait  ses  comptes  à  l'aide  de  tailles  en  bois,  selon  la  mé- 
ithode  du  vieil  Échiquier  normand. 


ORGANISATION  FINANCIÈRE   DE   LA   GRANDE-BRETAGNE.        177 

Chez  nous,  le  crédit  public  est  entièrement  du  domaine  adminis- 
tratif. C'est  du  Trésor  que  part  la  circulation ,  et  c'est  là  qu'elle  abou- 
tit. Le  Trésor,  au  moyen  des  quatre-vingt-six  receveurs-généraux  et 
des  trois  cent  soixante  receveurs  d'arrondissement,  fait  les  fonctions 
de  banquier  universel;  il  absorbe  les  capitaux  de  la  caisse  des  dépôts 
et  consignations,  ainsi  que  les  fonds  des  caisses  d'épargne,  et  devient 
une  sorte  de  caissier  gratuit  pour  tous  les  citoyens.  Le  taux  auquel 
il  emprunte  sert  de  régulateur  à  l'intérêt  de  l'argent,  la  prime  de  la 
dette  flottante  agissant  sur  les  capitaux  mobiles ,  et  la  prime  de  la 
dette  fondée,  sur  les  capitaux  immobilisés.  Les  bons  du  Trésor  et  les 
rentes  sur  l'état  sont,  en  France,  l'étalon  {standard)  de  la  valeur. 

Il  n'en  est  pas  de  même  chez  nos  voisins.  Dans  leur  édifice  finan- 
cier, le  Trésor  ne  figure  pas  la  clé  de  la  voûte;  son  rôle  est  secon- 
daire et  dépendant  :  la  Banque  le  domine  à  une  grande  hauteur.  C'est 
la  Banque  qui  fait  les  avances  de  la  dette  flottante,  et  qui  fixe,  par 
conséquent,  l'intérêt  pour  les  bons  de  l'Échiquier;  c'est  la  Banque 
qui  déclare,  en  élevant  ou  en  abaissant  le  taux  de  l'escompte,  la 
prime  commerciale  des  capitaux;  c'est  la  Banque  aussi  qui,  en  don- 
nant à  ses  billets  la  valeur  de  l'or,  tient  le  change  en  faveur  de  l'An- 
gleterre par  rapport  à  tous  les  autres  peuples  chez  qui  le  pair  s'éva- 
lue au  cours  de  l'argent. 

Autant  il  y  a  de  simplicité ,  d'unité ,  de  puissance  et  de  grandeur 
dans  le  mécanisme  de  la  Banque,  autant  on  découvre  d'incohérence, 
de  confusion  et  de  rouages  usés  ou  inutiles  dans  l'organisation  de 
l'Echiquier.  L'administration  du  revenu  public  a  fait  la  force  de 
l'Angleterre  tant  que  les  autres  états  de  l'Europe  ne  connaissaient 
que  de  nom  les  garanties  du  système  représentatif;  seule,  elle  avait 
une  balance  régulière  de  recettes  et  de  dépenses,  quand  le  désordre 
existait  partout  ailleurs.  Mais  elle  s'est  laissé  devancer  de  bien  loin,  et 
va  maintenant  chercher  ses  modèles  au  dehors.  Tandis  que  le  système 
des  banques,  dans  la  Grande-Bretagne,  semble  être  le  dernier  mot 
de  l'économie  politique,  l'enfance  de  la  science  est  Hsiblement  écrite 
dans  son  système  d'impôt  et  d'administration. 

Nous  poursuivrons  ce  contraste  en  nous  référant ,  pour  les  détails, 
au  savant  et  consciencieux  ouvrage  que  vient  de  publier  M.  Bailly 
5ur  les  finances  du  royaume-uni  (1). 

(1)  Ejrpose  de  Vadminisiration  générale  et  locale  des  finances  du  royaume-uni  de  la 
Grande-Bretagne  et  de  ITrlande, 


TOME  XII.  12 


178  revue  des  deux  mondes. 

l'Échiquier,  l'impôt,  le  budget. 

Le  gouvernement  représentatif,  tel  qu'on  le  conçoit  de  nos  jours, 
est  une  question  de  budget.  Aussi  les  Anglais  ont-ils  placé  l'adminis- 
tration des  finances  au  sommet  de  la  hiérarchie  des  pouvoirs.  Le  chef 
du  cabinet  porte  le  titre  de  premier  lord  de  la  Trésorerie;  et  la  Tré- 
sorerie est ,  à  proprement  parler,  la  seule  administration  que  dirige 
par  lui-même  le  pouvoir  exécutif.  Les  ministres  de  l'intérieur,  du 
commerce  et  de  la  justice  ne  sont  guère  que  les  surveillans  officiels 
de  l'activité  sociale,  chacun  dans  le  département  qui  lui  est  confié; 
mais  l'administration  du  revenu  s'opère  par  les  mains  des  officiers 
de  la  couronne,  et ,  par  ce  côté  du  moins ,  le  gouvernement  entre  en 
contact  direct  avec  les  citoyens. 

L'organisme  de  toute  machine  administrative,  en  Angleterre,  dif- 
fère essentiellement  du  modèle  que  l'Empire  a  stéréotypé  pour  nous. 
En  France,  un  ministère,  c'est  un  homme,  avec  des  chef  de  divison 
pour  lieutenans  et  pour  armée  une  multitude  de  commis.  Le  ministre 
des  finances  gouverne  ainsi  près  de  deux  cent  mille  agens ,  par  le 
despotisme  de  la  circulaire,  comme  des  automates  dont  tout  le  mérite 
consiste  à  exécuter  avec  précision  les  ordres  venus  d'en  haut.  Le 
principe  de  notre  administration  civile  est  le  même  que  celui  de  la 
discipline  mihtaire ,  l'obéissance  passive  de  l'inférieur  au  supérieur. 
L'action  du  pouvoir  perd  en  sûreté,  par  cette  méthode,  ce  qu'elle 
gagne  en  célérité. 

Dans  la  Grande-Bretagne,  où  le  parlement  administre  autant  qu'il 
délibère,  toute  administration  est  surmontée  d'un  conseil  supérieur 
[boarcl),  dont  le  ministre  n'est  que  le  président  {cliairman) ,  et  auquel 
se  rattachent  des  conseils  inférieurs,  organisés  de  la  même  manière, 
portant  le  double  caractère  d'une  assemblée  délibérante  et  d'un 
jury.  Ce  système,  qui  présente  des  garanties  réelles  au  public,  en 
donne  beaucoup  moins  à  l'état.  L'unité  du  pouvoir  exécutif  s'égare 
et  se  rompt  à  travers  tant  de  rouages  indépendans,  ou  peu  s'en  faut, 
les  uns  des  autres;  et  la  responsabilité  ministérielle  s'annuUe  en  se 
divisant. 

L'organisation  de  l'Échiquier  a  subi  quelques  réformes  en  1834. 
Voici  de  quels  échelons  se  compose  maintenant  cette  hiérarchie  d'at- 
tributions : 

Le  premier  lord  de  la  Trésorerie,  le  chancelier  de  l'Echiquier,  mi- 
nistre des  finances^  et  les  junior  lords  ou  commissaires  de  la  Tréso- 


ORGANISATION  FINANCIÈRE  DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.       179 

rerie,  au  nombre  de  quatre,  forment  le  conseil  supérieur  des  finances 
ou  la  Trésorerie. 

Le  premier  lord  de  la  Trésorerie  et  le  chancelier  de  l'Echiquier, 
réunis  à  des  magistrats  qui  portent  le  titre  de  barons  de  l'Echiquier, 
composent  la  cour  de  l'Echiquier,  tribunal  administratif  appelé  à  con- 
naître de  toutes  les  questions  contentieuses  qui  intéressent  le  revenu 
public. 

De  la  Trésorerie  dépendent  :  l*"  le  bureau  de  la  dette  nationale, 
espèce  de  commission  pour  le  rachat  de  la  dette,  qui  a  le  droit 
d'emprunter  dans  ce  but,  et  de  procéder,  soit  par  la  réduction  de  l'in- 
térêt, soit  par  le  rachat  du  capital;  2°  la  commission  chargée  des 
prêts  et  avances  faits  par  l'état  [exchequer  loan  commimonners)^  qui 
a  pour  mission  d'encourager  les  entreprises  de  travaux  publics. 

Les  administrations  qui  sont  chargées  de  percevoir  l'impôt ,  sous 
la  direction  de  la  Trésorerie,  sont  au  nombre  de  cinq  :  les  douanes 
(  customs  or  accise  ) ,  auxquelles  appartient  l'application  du  tarif  des 
droits  à  l'importation  et  à  l'exportation  des  marchandises,  ainsi  que 
la  surveillance  et  la  répression  de  la  contrebande  sur  les  côtes  du 
royaume-uni;  V excise,  administration  qui  correspond  à  celle  que 
l'on  a  désignée  chez  nous  par  le  nom  de  droits  réunis;  l'administration 
du  timbre  et  de  l'enregistrement  (  siamp  ) ,  qui  réunit  à  ses  attributions 
principales  le  recouvrement  de  l'impôt  territorial;  l'administration 
des  postes  aux  lettres  [post  office),  et  celle  des  domaines,  ainsi  que 
des  forêts. 

A  l'exception  des  postes,  dont  la  direction  est  confiée  à  un  grand- 
maître  qui  fait  partie  du  cabinet,  chacun  des  services  est  sous  la 
direction  d'un  conseil  (board)  composé  de  commissaires  dont  le  nom- 
bre varie  suivant  la  nature  des  travaux.  Par  une  autre  exception 
tout  aussi  peu  rationnelle,  la  prérogative  de  nommer  aux  emplois  de 
finance  n'appartient  pas  sans  partage  au  conseil  supérieur.  Les  com- 
missaires de  l'excise,  solidairement  responsables  du  recouvrement 
des  droits,  nomment  aux  emplois  de  ce  service;  le  grand-maître  des 
postes  possède  également  le  patronage  de  certains  bureaux;  enfin, 
dans  l'administration  des  domaines,  il  est  pourvu  à  diverses  fonctions 
par  lettres-patentes  du  roi. 

L'unité  du  pouvoir  exécutif,  en  Angleterre,  réside  principalement 
dans  le  droit  de  contrôle,  qui  est  attribué  par  les  lois  à  la  Trésorerie 
sur  tous  les  autres  ministères.  Chaque  département  ministériel  sou- 
met, avant  la  fin  de  l'année,  un  projet  de  budget,  dans  lequel  toute 
dépense  de  la  valeur  de  125,000  francs  doit  être  mentionnée  sépa- 

12. 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rément  et  motivée.  Le  conseil  des  flnances,  après  les  avoir  examinées, 
notiûe  aux  départemens  intéressées ,  soit  l'adoption ,  soit  le  rejet, 
des  dépenses  proposées;  le  budget  présenté  au  parlement  ne  contient 
que  les  articles  admis  par  la  Trésorerie. 

En  France ,  les  garanties  financières  ont  été  stipulées  dans  l'inté- 
rêt des  chambres  et  du  pays ,  contre  les  erreurs  ou  les  malversations 
du  pouvoir  exécutif.  La  cour  des  comptes,  composée  de  magistrats 
inamovibles  et  indépendans ,  prononce  sur  la  conformité  des  dé- 
penses faites  avec  les  dépenses  autorisées  par  les  chambres  ou  dé- 
clarées par  le  ministère ,  et  recherche  si  les  règles  établies  par  la 
législation  ont  été  observées.  Le  ministère  lui-même  est  obligé  de 
rendre  ses  comptes  aux  chambres ,  et  de  présenter,  pour  le  règle- 
ment définitif  de  chaque  exercice,  un  projet  de  loi  qui  met  nécessai- 
rement à  nu  les  fautes  ou  les  irrégularités  qu'il  tiendrait  le  plus  à 
cacher. 

En  Angleterre,  les  moyens  de  contrôle  sont  d'une  tout  autre  na- 
ture; on  les  a  établis,  non  point  dans  l'intérêt  du  peuple,  et  comme 
un  complément  de  la  responsabilité  ministérielle,  mais  dans  le  seul 
intérêt  de  l'administration,  et  comme  une  garantie  qu'elle  prend 
contre  ses  agens  inférieurs.  Ces  rouages  intérieurs  de  la  compta- 
bilité sont  :  le  bureau  de  contrôle  [board  of  controU)  et  la  cour  des 
comptes  [audit  office]. 

Le  bureau  de  contrôle  représente  assez  exactement  les  attribu- 
tions qui  appartiennent  chez  nous  à  la  caisse  centrale  du  Trésor;  il  a, 
pour  ainsi  dire,  le  contre-seing  des  dépenses  et  des  recettes.  Aucun 
comptable  ne  peut  verser  des  fonds  à  la  Banque,  pour  le  compte  du 
Trésor,  sans  une  autorisation  du  contrôleur-général.  Tout  crédit  ou- 
vert sur  la  Banque  par  la  Trésorerie,  aux  agens  des  divers  services, 
doit  être  également  revêtu  de  son  visa.  La  Banque  lui  remet  chaque 
jour  un  état  des  fonds  qui  sont  sortis  la  veille  de  ses  mains,  avec  la 
situation  des  crédits  ouverts  à  chaque  comptable.  Ce  fonctionnaire 
est  en  outre  chargé,  sous  la  direction  de  la  Trésorerie,  de  con- 
fectionner et  de  signer  les  bons  de  l'Échiquier  dont  l'émission  a  été 
autorisée  par  le  parlement,  de  les  mettre  en  circulation  et  d'en 
assurer  le  remboursement.  Ainsi  le  contrôleur-général  est  vérita- 
blement le  gardien  du  Trésor;  encore  n'en  a-t-il  que  la  clé.  On  a 
du  reste  entouré  cette  institution  d'un  certain  relief;  le  chef  du  bu- 
reau de  contrôle  est  nommé  directement  par  le  roi ,  et  il  ne  peut  être 
révoqué  que  sur  la  demande  des  deux  chambres  du  parlement,  ce 
qui  lui  confère  une  sorte  d'inamovibihté. 


ORGANISATION  FINANCIÈRE  DE   LA   GRANDE-BRETAGNE.       181 

La  cour  des  comptes  a  une  juridiction  fort  limitée  et  se  trouve 
placée  dans  la  dépendance  du  Trésor.  Les  dépenses  de  l'armée  et  de 
la  marine  ne  lui  sont  pas  soumises;  les  branches  les  plus  importantes 
du  revenu  public,  les  douanes  et  l'excise,  échappent  de  même  à  son 
examen.  Les  comptes  qu'on  lui  produit  ne  comprennent  générale- 
ment que  les  dispositions  faites  sur  la  Banque,  et  ne  présentent  en 
aucune  façon  la  situation  des  dépenses  acquittées.  Ajoutez  que  le 
bilan  financier  porte  uniquement  sur  le  revenu  net ,  et  laisse  en 
dehors  tous  les  frais  de  perception.  Le  docteur  Bowring  a  prouvé 
dans  la  dernière  session  que  6,150,000  livres  sterling ,  environ 
15i,000,000  de  francs ,  échappaient  ainsi  chaque  année  au  contrôle 
de  l'administration  et  du  parlement. 

La  cour  des  comptes  en  Angleterre  n'est,  comme  l'a  si  bien  dit 
M.  Bailly,  qu'un  bureau  de  vérification,  dont  les  travaux  sont  sub- 
ordonnés à  l'approbation  de  la  Trésorerie.  Vaudit  office  arrête  les 
comptes;  la  Trésorerie  approuve  ou  modifie  l'arrêté,  et  distribue 
ensuite  à  la  chambre  des  communes  un  aperçu  général  des  recettes 
et  des  dépenses  de  l'année,  espèce  de  compte  de  caisse  appuyé  de 
développemens  sommaires,  que  le  parlement  enregistre  sans  dis- 
cussion. Cette  imperfection  de  la  comptabilité  administrative  oblige 
les  chambres  et  le  gouvernement  à  recourir  à  la  voie  incertaine  et 
dispendieuse  de  l'enquête,  chaque  fois  que  l'on  veut  constater  les 
résultats  de  tel  ou  tel  système  d'impôt.  C'est  ainsi  que  les  comités 
d'enquête  sont  devenus,  dans  la  Grande-Bretagne,  un  des  princi- 
paux ressorts  du  gouvernement. 

II  est  tout  simple  que  le  gouvernement  central  manque  de  moyens 
de  contrôle,  quand  il  n'a  pas  d'action  sur  les  localités.  On  pourrait  citer 
telle  branche  d'administration  qui  n'a  pas,  hors  de  la  capitale,  un  seul 
bureau  ni  un  seul  agent.  Pour  donner  un  exemple,  c'est  à  Londres 
que  tous  les  journaux  des  comtés  envoient  leurs  papiers,  afin  de  les 
faire  timbrer;  aussi  les  frais  d'impression  sont  surchargés  pour  eux 
des  frais  de  transport,  tandis  que  leurs  confrères  de  Londres,  voi- 
sins du  stawp-office,  n'ont  pas  les  mêmes  dépenses  à  supporter.  De 
là  résulte  l'inégalité  de  l'impôt.  Rien  n'est  complet  en  Angleterre; 
l'ordre  qui  règne  entre  toutes  les  parties  de  ce  grand  empire  est  la 
conséquence  des  mœurs  et  non  celle  des  lois;  la  pratique  remplit  inces- 
samment les  lacunes,  ou  corrige  les  vices  de  la  législation;  car,  chaque 
Anglais  porte  en  lui  comme  un  admirable  instinct  qui  l'avertit  de  ce 
qu'il  doit  faire  et  de  ce  qu'il  doit  éviter.  L'édifice  de  la  grandeur  an- 
glaise figure  aux  yeux  cette  gigantesque  ville  de  Londres,  assemblage 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  plusieurs  cités,  qui  ne  sont  unies  entre  elles  par  aucun  lien  adminis- 
tratif et  où  le  même  ordre  règne  pourtant  dans  tous  les  quartiers , 
comme  s'il  ne  dépendait  pas  de  différentes  administrations,  et  comme 
si  chacune  de  ces  administrations  locales  ne  votait  pas  à  son  gré,  sans 
relever  d'aucun  contrôle  supérieur,  la  police,  l'éclairage,  le  pavé  des 
rues,  la  propreté  de  la  voie  publique,  l'entretien  des  pauvres  et  jus- 
qu'à l'éducation  des  cnfans. 

Nulle  part  ce  défaut  d'action  de  la  part  du  gouvernement  sur  le 
pays  n'éclate  à  un  plus  haut  degré  que  dans  le  système  de  l'impôt. 
Rien  ne  s'y  fait  directement.  Le  fisc  ne  saisit  ni  la  personne  ni  la  pro- 
priété; il  tourne  autour  avec  un  grand  soin,  par  exemple,  et  marque 
au  passage  tous  les  objets  de  consommation.  Les  contributions 
directes  se  réduisent  à  la  partie  de  l'impôt  territorial  [laiid  tax  )  qui 
n'a  point  été  rachetée,  et  qui  produit  30,000,000  de  francs,  ainsi 
qu'aux  impôts  compris  sous  la  dénomination  générique  de  taxes 
assises  [asses^ed  taxes).  Les  taxes  assises  sont  des  impôts  de  quotité 
que  M.  Pitt  établit,  à  titre  de  contribution  de  guerre,  en  1798.  Elles 
portent -sur  les  maisons  et  sur  les  fenêtres  et  comprennent  plusieurs 
taxes  somptuaires,  sur  les  domestiques  mâles,  sur  les  armoiries,  sur 
les  voitures,  sur  les  chevaux  et  sur  les  chiens.  Les  taxes  assises,  qui 
avaient  rapporté,  en  1820,  plus  de  112  millions  de  francs,  par  suite  de 
plusieurs  dégrèvemens  successifs,  ne  rendaient  plus ,  en  1834,  que 
94  millions.  Ainsi  les  contributions  directes  produisent,  au  total,  pour 
la  Grande-Bretagne,  un  revenu  de  125,000,000  francs ,  à  peine  le 
dixième  du  revenu  général  de  l'état. 

Les  impôts  créés  par  M.  Pitt  pendant  la  guerre,  sous  la  dénomina- 
tion d'income-tttx  et  de  ffropenij-iax ,  ont  été  abolis  à  la  paix  ;  depuis 
cette  époque,  les  économistes  demandent  en  vain  que  l'on  revienne 
à  un  système  d'impôt  qui  contrarie  les  habitudes  du  pays.  Une  raison 
décisive  s'y  oppose  :  en  fait,  la  propriété  supporte  les  taxes  locales 
qui  s'élèvent  à  plus  de  600  millions  de  francs ,  et  l'on  ne  peut  pas 
demander  à  la  même  source  le  revenu  général  de  l'état. 

C'est  ici  qu'il  devient  possible  de  saisir  dans  toute  sa  netteté  la  dif- 
férence caractéristique  qui  sépare  l'Angleterre  de  la  France.  Chez 
nous  ,  où  la  propriété  est  très  divisée  et  se  constitue  démocratique- 
ment ,  on  réserve  l'impôt  direct  pour  les  besoins  de  l'état;  l'impôt  in- 
direct forme,  au  contraire,  le  principal  revenu  des  communes,  et  ce 
n'est  qu'à  défaut  de  cette  ressource  qu'on  les  autorise  à  s'imposer, 
au  principal  des  quatre  contributions  directes,  un  certain  nombre  de 
centimes  additionnels.  Chez  nos  voisins  d'outre-mer,  où  l'aristocratie 


ORGANISATION  FINANCIÈRE  DE   LA  GRANDE-BRETAGNE.       183 

domine  encore,  et  où  la  constitution  de  la  propriété  est  demeurée 
purement  féodale,  avant  que  l'état  puisse  mettre  la  main  sur  l'impôt 
direct,  il  faut  que  cette  source  ait  défrayé  les  besoins  des  paroisses, 
des  villes  et  des  comtés.  En  revanche,  l'impôt  indirect  est  du  domaine 
exclusif  de  l'état,  à  ce  point,  que  les  villes  et  les  corporations  n'en 
retirent  pas  plus  de  20  millions  de  francs. 

C'est  la  nécessité  qui  a  déterminé  le  système  d'impôt  en  usage  dans 
la  Grande-Bretagne;  mais,  quand  il  s'est  agi  de  fixer  l'assiette  et  la 
mesure  de  chaque  branche  de  contribution,  c'est  le  hasard  seul  qui 
a  tout  fait.  En  France ,  l'impôt  a  été  révolutionné  et  renouvelé  de 
fond  en  comble  ainsi  que  l'état;  de  là  vient  que  l'on  aperçoit  dans  cet 
ensemble  une  certaine  harmonie  de  proportions.  Mais  les  Anglais, 
dans  la  voie  du  progrès,  ne  procèdent  jamais  par  une  refonte  géné- 
rale des  institutions.  Les  impôts  s'établissent  chez  eux  à  mesure  que 
les  nécessités  du  Trésor  deviennent  pressantes ,  et  disparaissent  ou 
s'atténuent  avec  ces  mêmes  nécessités.  Il  arrive  ainsi  que  l'assiette 
des  contributions,  ne  se  modifiant  pas  aussi  promptement  que  les 
formes  de  la  richesse  publique,  se  trouve,  au  bout  d'un  certain  temps, 
contraster,  comme  uite  sorte  d'anachronisme,  avec  l'état  de  la  civi- 
lisation. Le  tarif  des  douanes,  par  exemple,  comprend  cinq  cent 
soixante-six  espèces  de  droits  établis  sur  un  nombre  égal  d'articles 
différens,  dont  cinq  cent  dix,  suivant  l'observation  de  sir  Henry  Par- 
nell,  n'ont  pas  produit  tous  ensemble  13,000,000  de  francs.  Voilà  donc 
cinq  cent  dix  articles  de  commerce  soumis  à  des  entraves  onéreuses 
autant  que  vexatoires,  et  cela  sans  utilité  réelle  pour  le  trésor  I  Que 
dire  des  droits  sur  le  papier  qui  élèvent  le  prix  des  livres  et  font  ob- 
stacle à  l'instruction  du  peuple;  impôt  auquel  le  peuple  anglais  a  inflip^é 
la  qualification  flétrissante  de  taxe  de  la  pensée?  De  là  aussi  tous  ces 
monopoles  de  droits  indirects  attribués  à  des  corporations  ou  à  des 
individus,  et  parmi  lesquels  on  retrouve  un  impôt  sur  la  publication 
des  documens  utiles  au  commerce,  qui  rapporte  aux  propriétaires  un 
bénéfice  annuel  d'environ  300,000  francs. 

De  1831  à  1836,  le  gouvernement  a  réduit  ou  supprimé  des  taxes 
pour  une  valeur  d'environ  8,000,000  de  livres  sterling  (200,000,000 
de  francs).  Le  système  de  l'impôt  a  été  corrigé  dans  ses  abus  les  plus 
révoltans,  mais  il  gêne  encore  le  développement  de  la  richesse  et  du 
travail. 

Sur  1,300,000,000  de  francs,  dont  se  compose  le  revenu  de 
l'état ,  les  droits  de  douanes  produisent  environ  460,000,000  ;  l'ex- 
cise, qui  porte  principalement  sur  les  boissons ,  sur  le  thé,  sur  la 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fabrication  du  papier,  des  savons  et  de  la  verrerie,  440,000,000; 
les  droits  de  timbre  et  l'enregistrement,  180,000,000;  les  postes 
37,000,000.  Le  surplus  du  revenu  est  fourni  par  les  taxes  assises  et 
par  les  domaines.  Une  autre  espèce  de  contribution  indirecte  se  com- 
pose des  émolumens  ou  épices  (  fées  )  payés  à  divers  litres  aux  offi- 
ciers publics ,  taxe  très  onéreuse  et  d'un  usage  presque  universel , 
mais  qu'il  est  impossible  d'évaluer. 

Quand  on  recherche  la  différence  de  ce  qui  doit  ou  de  ce  qui  peut 
être  avec  ce  qui  existe  en  matière  de  contribution,  l'on  est  conduit  à 
penser  que  le  gouvernement  anglais,  quels  que  soient  à  cet  égard  les 
projets  des  hommes  d'état,  n'adoptera  jamais  le  système  de  l'impôt 
direct.  Sans  revenir  ici  sur  la  disposition  aristocratique  du  sol  et  des 
fortunes ,  nous  pensons  que  la  préférence  donnée  à  l'impôt  indirect 
dans  le  royaume-uni  est  la  conséquence  nécessaire  du  caractère  des 
mœurs  et  de  celui  des  institutions.  Les  Anglais  veulent  bien  avoir  un 
gouvernement,  mais  ne  veulent  pas  en  sentir  la  pression.  Ils  ne  lui 
accordent  une  armée  que  pour  l'employer  au  dehors,  et  à  l'intérieur 
ils  ne  lui  votent  des  subsides  qu'à  la  condition  de  ne  pas  se  trouver 
en  contact  avec  les  agens  du  fisc.  Au  moyen  de  l'impôt  indirect,  une 
classe  de  citoyens  supporte  seule  la  gêne  et  les  restrictions,  pour  en 
délivrer  le  public;  tout  se  passe  entre  les  collecteurs  et  un  certain 
nombre  de  fabricans  et  de  commerçans.  Ceux-ci  vendront  l'impôt 
avec  leurs  marchandises,  et  le  consommateur  restera  libre  d'éten- 
dre ou  de  réduire  sa  part  de  contribution ,  suivant  la  mesure  dans 
laquelle  il  satisfera  ses  propres  besoins.  C'est  une  partie  de  la  liberté 
pour  l'habitant  de  la  Grande-Bretagne,  de  n'être  taxé  ni  dans  sa 
personne ,  ni  dans  sa  propriété.  Il  se  trouve  à  l'aise  quand  les  pro- 
duits seuls  sont  imposés,  et  contribue  plus  volontiers  à  l'impôt 
quand  il  est  maître  de  n'en  prendre  que  ce  qu'il  lui  plaît.  Aucune 
taxe  n'est  plus  impopulaire  chez  nos  voisins  que  celle  des  fenêtres, 
bien  qu'il  n'y  en  ait  pas  de  plus  légère,  ni  de  plus  modérée. 

Mais ,  si  la  forme  de  l'impôt  indirect  est  assortie  au  caractère  du 
peuple  anglais ,  nous  pensons  qu'elle  doit  inévitablement  se  simpli- 
fier. Les  États-Unis  d'Amérique  nous  fournissent  un  exemple  à  la 
fois  et  un  indice  de  la  révolution  financière  qui  s'accomplira  un  peu 
plus  tard  de  ce  côté  de  l'Océan  ;  le  seul  impôt  réel  établi  au  profit 
de  l'état,  chez  les  Anglo-Américains,  consiste  dans  un  système  de 
douanes  qui  a  pour  but ,  non  pas  de  protéger  telle  ou  telle  industrie 
indigène,  mais  seulement  de  fournir,  au  moyen  de  droits  modiques , 
d'abondans  revenus  au  Trésor. 


ORGANISATION  FINANCIÈRE  DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.       185 

L'ordre  social  est,  en  Angleterrre,  d'un  entretien  bien  autrement 
dispendieux  qu'aux  États-Unis ,  où  tout  homme  a  devant  soi  le  dé- 
sert pour  domaine,  et  où  tout  travail  est  récompensé  par  un  sa- 
laire élevé.  La  Grande-Bretagne  a  d'ailleurs  un  passé  à  liquider, 
fardeau  énorme  et  qui  lui  arrache  annuellement  plus  de  700,000,000 
de  francs.  Nous  ne  saurions  donc  prévoir  une  époque  dans  l'avenir, 
où  l'impôt  chez  nos  voisins  se  simphfîe  jusqu'à  l'unité.  Mais  nous 
croyons  qu'il  tend  à  se  réduire  à  deux  principales  branches ,  savoir, 
aux  douanes  et  à  l'enregistrement,  et  dans  chacune  de  ces  divisions, 
à  un  petit  nombre  d'articles  principaux. 

Les  réductions  ou  les  suppressions  opérées  dans  l'impôt  depuis 
cinq  ans  ont  atteint,  en  grande  partie,  les  taxes  de  l'excise;  elles 
s'élèvent  à  plus  de  100,000,000  de  francs.  A  mesure  que  l'on  s'occu- 
pera davantage  de  déférer  au  vœu  public,  l'on  sera  obligé  d'insis- 
ter dans  cette  voie.  Nous  remarquons,  d'un  autre  côté,  que  chaque 
diminution  dans  les  droits  des  douanes  [accise]  a  été  suivie  d'un  ac- 
croissement du  revenu.  Il  n'y  a  donc  point  de  danger  à  poursuivre  la 
réforme  économique  sur  le  même  plan.  Tôt  ou  tard,  la  taxe  sur  le 
thé  sera  comprise  dans  les  droits  de  douane ,  et  l'on  supprimera 
l'excise  sur  les  boissons,  qui  est,  de  toutes  les  contributions  indirec- 
tes, la  plus  pesante  et  la  plus  détestée.  Alors,  et  quand  les  taxes  ne 
seront  plus  levées  qu'à  la  frontière  maritime,  les  Anglais  auront  réa- 
lisé, en  matière  d'impôt,  l'idéal  du  self-govemment. 

Le  budget,  dans  nos  idées,  représente  l'ensemble  des  recettes  et 
des  dépenses  autorisées  pour  l'année;  en  ce  sens,  on  pourrait  dire 
que  l'Angleterre  n'a  pas  de  budget.  La  partie  du  système  financier  qui 
porte  le  nom  de  fonds  consolidé  se  compose,  en  effet,  de  dépenses  votées 
pour  ainsi  dire  à  perpétuité ,  et  d'impôts  destinés  à  y  pourvoir,  qui 
ne  sont  jamais  remis  en  question.  Sauf  la  révision  des  tarifs,  et  les 
modifications  qu'exige  de  temps  en  temps  l'assiette  ou  la  perception 
d'un  impôt,  la  prérogative  des  chambres  ne  s'exerce  pas  annuelle- 
ment sur  les  taxes  qui  sont  la  source  du  revenu  public.  A  l'excep- 
tion du  droit  sur  le  sucre  qui  produit  environ  75,000,000  de  francs, 
et  que  l'on  considère  comme  un  supplément  de  ressources  (  supplij  ) , 
tous  les  impôts  sont  permanens. 

Les  dépenses  imputées  par  privilège  sur  le  fonds  consolidé  sont  : 
1°  les  intérêts  de  la  dette  inscrite ,  2°  la  liste  civile,  3°  les  dotations, 
4°  certaines  pensions  et  annuités,  5°  les  traitemens  de  la  diplomatie 
et  les  cours  de  justice.  Toutes  ces  dépenses ,  permanentes  comme  les 
taxes  qui  doivent  y  pourvoir  et  affranchies  pareillement  du  vote  an- 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nuel ,  excédaient,  en  1824,  770,000,000  de  francs.  Les  frais  de  régie 
et  de  perception,  les  draw-backs,  etc.,  que  l'on  prélève  sur  les  pro- 
duits bruts,  jouissent  de  la  même  exemption.  La  différence  entre  le 
chiffre  des  dépenses  qui  sont  exemptes  du  vote  annuel,  et  Texcédant 
libre  du  fonds  consolidé  concourt  avec  les  taxes  supplémentaires ,  à 
former  la  dotation  des  services.  On  donne  ce  nom  aux  dépenses  de 
l'armée,  de  la  marine,  deTartillerie,  etc.,  dont  l'ensemble  s'élevait, 
en  1834,  à  350,000,000  de  francs. 

En  France,  la  charte  de  1830  autorise  les  chambres,  comme  la 
charte  octroyée,  à  consentir  pour  plusieurs  années  le  vote  de  l'impôt 
indirect.  Mais  c'est  une  faculté  dont  on  n'a  pas  fait  encore  usage, 
et  dont  le  principe  est  repoussé  par  nos  mœurs.  La  chambre  des  pairs 
a  souvent  exprimé  le  regret  de  voir  remettre  chaque  année  en  ques- 
tion toutes  les  dépenses.  Comment  en  pourrait-il  être  autrement  dans 
une  société  qui  cherche  encore  à  se  fixer,  et  qui  n'a  pas  trouvé  son 
point  d'appui?  En  Angleterre,  où  toutes  choses  ont  de  la  durée,  un 
parlement  ne  craint  pas  d'engager  le  vote  de  ceux  qui  suivront ,  car 
ce  que  l'on  recherche  avant  tout,  ce  sont  moins  des  gages  de  pro- 
grès que  des  garanties  de  conservation.  Il  n'y  a  vraiment  que  l'An- 
gleterre au  monde  pour  imprimer  ce  caractère  de  tradition  à  des 
actes  dont  l'essence  est  de  se  renouveler  chaque  année ,  et  pour  con- 
server, dans  ces  phases  si  lentes,  la  mobilité  nécessaire  au  gouver- 
nement représentatif. 

Le  parlement  vote  séparément  le  budget  de  chaque  département 
ministériel  [estimaies);  mais  a  le  vote  des  services,  dit  M.  Bailly,  ne 
suffit  pas  pour  que  la  Trésorerie  puisse  leur  appliquer  les  fonds  que  les 
dépenses  non  votées  doivent  laisser  sans  emploi.  Les  propositions  du 
chancelier  sont  renvoyées  à  un  comité  des  voies  et  moyens  [committee 
of  uaijs  and  means),  et  une  loi  autorise  la  Trésorerie  à  disposer  des 
sommes  que  les  services  réclament  sur  l'excédant  disponible  du  fonds 
consolidé.  Bien  que  cet  excédant  balance  et  au-delà  le  chiffre  des 
dépenses  votées ,  et  bien  qu'il  n'existe  plus  de  déficit  annuel ,  des 
anticipations  précédentes  ont  dépassé  de  beaucoup  la  somme  que  cha- 
que année  laissait  disponible;  d'où  est  résulté  un  arriéré-passif  qu'il 
faut  couvrir.  Il  y  est  pourvu  principalement  par  des  moyens  de  cré- 
dit :  ils  consistent  dans  des  émissions  de  billets  de  l'Echiquier  ou 
bons  du  Trésor,  qui  sont  autorisés  dans  le  cours  de  chaque  session. 
L'acte  qui  dispose  de  l'excédant  du  fonds  consolidé,  récapitule  les 
émissions  antérieurement  accordées  en  effets  du  Trésor,  les  com- 
plète jusqu'à  la  somme  jugée  nécessaire,  et  règle  en  détail  l'emploi  à 


ORGANISATION  FINANCIÈRE   DE  LA   GRANDE-BRETAGNE.        187 

faire  des  crédits  ouverts  à  chacun  des  services  soumis  au  vote.  Cette 
loi  est  connue  sous  le  nom  d'appropriation  act.  Son  origine  date  de 
l'année  1678.  » 

La  dette  flottante  est  bien  plus  considérable  en  Angleterre  qu'en 
France;  elle  n'a  guère  dépassé  chez  nous,  dans  les  circonstances  les 
plus  difficiles,  un  niveau  de  500,000,000;  chez  nos  voisins,  elle  ex- 
cédait, pendant  toute  la  durée  de  la  guerre,  une  somme  de  1,200 
millions.  Aujourd'hui  encore  la  dette  flottante  du  royaume-uni  [un- 
fundecl-debi)  se  compose  d'environ  756  millions  en  capital,  dont  près 
de  700  sont  destinés  à  pourvoir  au  déflcit  des  caisses,  et  à  combler 
périodiquement  l'arriéré.  Dans  la  dernière  crise  qui  vient  d'ébranler 
la  prospérité  commerciale,  les  bons  de  l'Echiquier,  qui  jouissaient 
constamment  d'une  prime  de  2  p.  100,  étant  tombés  au-dessous  du 
pair,  on  a  blâmé  le  chancelier  pour  avoir  négligé  de  réduire  la  dette 
flottante  en  temps  opportun.  Peut-être  n'était-il  pas  entièrement 
libre  de  le  faire.  La  dette  flottante  ne  coûte  à  l'état  que  19  millions 
de  francs  par  an;  c'est  un  médiocre  fardeau,  qui  trouve  son  contre- 
poids dans  les  avantages  immenses  qui  en  reviennent  au  commerce 
et  à  l'industrie.  La  dette  flottante  est  la  base  du  crédit  en  Angleterre. 
Les  billets  de  l'Echiquier,  négociables  comme  tous  les  effets  publics, 
et  moins  sujets  aux  fluctuations  des  cours ,  sont  très  recherchés  par 
les  capitalistes  et  les  banquiers.  Ils  composent  généralement  le  fonds 
de  garantie  des  banques  {securiiies  ) ,  et  remplacent  avec  avantage  les 
réserves  en  or  ou  en  argent  qui  sont  un  capital  improductif.  On  ne 
pourrait  en  supprimer  ou  en  réduire  l'émission  sans  porter  une 
grave  perturbation  dans  les  établissemens  de  crédit. 

Nous  avons  signalé  la  somme  des  recettes  et  des  dépenses  qui  ne 
figurent  point  dans  le  bilan  financier  de  l'état.  Le  budget,  ou  plutôt 
l'ensemble  des  budgets,  présente  une  autre  lacune;  il  ne  comprend 
ni  les  ressources  annuelles,  ni  les  dépenses  des  administrations  lo- 
cales et  du  clergé.  M.  Bailly,  en  compulsant  laborieusement  les  do- 
cumens  parlementaires ,  a  trouvé  que  le  chiffre  des  impositions  de 
toute  nature,  acquittées  par  les  habitans  du  royaume-uni,  s'élevait 
à  2,025,055,000  francs.  Cette  somme  se  décompose  ainsi  qu'il  suit  : 
l'impôt  général  produit  1,255,000,000;  les  droits  de  péage,  émolu- 
mens  ou  épiées ,  83,000,000;  les  dîmes  et  impôts  établis  au  profit  du 
clergé,  208,000,000;  les  taxes  des  comtés,  qui  ont  pour  objet  l'en- 
tretien des  routes  et  la  police  publique,  151,000,000;  enfin  les  taxes 
,paroissîales  ou  municipales,  327,000,000,  dans  lesquelles  la  taxe  des 
pauvres  est  comprise  pour  145,000,000.  Les  contributions  locales 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  évaluées ,  dans  les  calculs  de  M.  Bailly,  à  477,000,000  de  fr. , 
ce  qui  représente,  à  peu  de  chose  près,  le  cinquième  du  revenu 
total  et  la  moitié  des  dépenses  de  pure  administration.  En  France , 
la  proportion  de  l'impôt  local  à  l'impôt  général  est  beaucoup  moins 
forte.  Le  pouvoir  central  exécute  chez  nous  une  grande  partie  des 
travaux  et  supporte  la  plupart  des  charges  qui  appartiennent  en  An- 
gleterre aux  localités.  Cela  seul  montrerait  au  besoin  que  le  gouver- 
nement ne  procède  pas  du  même  principe  dans  les  deux  pays  (1). 

LA  BANQUE  D'ANGLETERRE,   LE  CRÉDIT. 

Si  la  distribution  de  la  richesse  est  toute  féodale  en  Angleterre,  et 
se  concentre  sur  quelques  têtes  privilégiées,  l'unité,  et  l'unité  la  plus 
rigoureuse,  préside  au  système  de  la  circulation.  Ce  n'est  pas,  au 
reste,  le  gouvernement  qui  en  a  le  monopole;  de  cette  prérogative 
absolue  que  s'arrogeaient  les  souverains  au  moyen-âge  de  fixer  le 
titre  des  valeurs  monétaires,  il  n'a  conservé  que  le  droit  de  frapper 
les  espèces  à  son  coin  et  de  les  nommer.  Le  roi  d'Angleterre  bat 
monnaie;  mais  c'est  la  Banque  d'Angleterre  qui  fournit  les  hngots, 
et  qui  détermine,  en  élevant  ou  en  abaissant  le  taux  du  change,  la 
quantité  des  espèces  métalliques  qui  resteront  dans  le  royaume  ou 
qui  seront  exportées. 

La  Banque  est  le  plus  grand  dépôt  des  capitaux  qui  existe ,  non 
seulement  en  Angleterre,  mais  dans  le  monde  entier.  Elle  possède  le 
quart  du  numéraire  qui  circule  dans  la  Grande-Bretagne,  c'est-à-dire 
200  à  250  millions  de  francs.  Le  papier-monnaie  qui  sert  de  complé- 
ment à  cette  circulation,  sort  en  grande  partie  de  ses  coffres  et  de 
-ses  ateliers.  Sur  une  masse  de  billets  qui  représente  700  à  750  millions 
de  francs,  la  Banque  en  émet  à  elle  seule  les  trois  cinquièmes,  ou 
450 millions.  La  Banque  bat  monnaie,  et  ses  billets  sont  la  monnaie 
usuelle,  égale  en  valeur  à  l'or,  et  plus  recherchée. 

Placée  au-dessus  de  tous  les  établissemens  de  crédit,  comme  un 
surveillant  et  comme  un  arbitre,  elle  n'est  elle-même  ni  contrôlée  ni 
limitée  dans  son  droit  d'émission.  Elle  peut,  à  son  gré,  inonder  l'An- 

(l)  Nous  voyons,  dans  les  Renseignemens  statistiques  publiés  par  le  ministre  du  com- 
merce, que  les  dépenses  départementales  de  toute  nature  se  sont  élevées,  en  1832,  à 
56,774,206  francs.  Les  revenus  des  communes,  autre  partie  des  impositions  locales,  compo- 
saient, en  1833,  une  somme  de  169,534,584  francs,  ce  qui  donnait,  pour  le  total  des  com- 
munes et  des  départemens  réunis,  226,238,790  francs,  ou  un  peu  moins  du  cinquième  du 
budget  général  de  la  France,  et  une  somme  inférieure  de  moitié  aux  dépenses  locales  du 
royaume-uni. 


ORGANISATION  FINANCIÈRE  DE  LA   GRANDE-BRETAGNE.       189 

gleterre  de  son  papier  ou  le  retirer  de  la  circulation,  et  possède  ainsi 
sans  partage  cet  immense  pouvoir  de  changer  le  prix  des  choses,  soit 
en  contractant,  soit  en  dilatant  le  mouvement  des  capitaux. 

Des  trois  royaumes  qui  forment  l'Union,  chacun  a  son  système  par- 
ticulier de  banque,  comme  son  système  différent  d'administration. 
Mais  ces  rouages  divers  du  crédit  se  rattachent  tous  à  la  Banque 
d'Angleterre  comme  à  un  centre  d'impulsion. 

Dans  l'Angleterre  proprement  dite,  siège  du  parlement  et  du  pou- 
voir exécutif ,  foyer  du  commerce  et  de  l'industrie,  la  Banque  de 
Londres,  avec  son  gouverneur  et  ses  vingt-quatre  directeurs  élec- 
tifs, forme  comme  le  haut  gouvernement  du  crédit  public  et  privé. 
Depuis  l'année  1694  jusqu'en  1826,  la  Banque  était  la  seule  associa- 
tion incorporée  qui  eût  en  Angleterre  le  privilège  d'émettre  des  billets. 
En  renouvelant  la  charte  d'institution ,  on  a  borné  ce  monopole  à  un 
rayon  de  soixante-cinq  milles  autour  de  Londres.  Mais  elle  a  établi, 
dans  les  comtés  les  plus  éloignés,  des  succursales  [branch-banks],  qui  lui 
servent  à  gouverner  partout  la  circulation.  D'ailleurs,  comme  ses  bil- 
lets forment,  concurremment  avec  les  bons  de  l'Echiquier,  le  fonds  de 
garantie  dans  tous  les  établissemens  de  banque  que  lèvent  des  par- 
ticuliers ou  des  associations,  c'est  d'elle  que  part  et  c'est  à  elle  qu'a- 
boutit la  circulation. 

L'Irlande,  qui  obéit  à  un  vice-roi  anglais,  défendu  par  une  armée 
anglaise,  et  chargé  d'appliquer  les  lois  de  l'Angleterre,  a  aussi  une 
banque  nationale,  espèce  de  vice -royauté  financière,  qui  relève  et 
dépend  de  la  banque-monstre  établie  dans  la  Cité.  La  Banque  d'Ir- 
lande est  assise  sur  les  mêmes  bases  que  la  Banque  d'Angleterre; 
mais  ce  sont  comme  des  forces  d'emprunt  dont  la  métropole  du  cré- 
dit a  doté  sa  colonie. 

La  Banque  irlandaise  a  aussi  un  privilège  d'émission,  limité  à  un 
rayon  de  cinquante  milles  autour  de  Dubhn  ;  mais  son  capital  est 
borné,  et  ses  relations  purement  insulaires.  Les  billets  de  la  Banque 
d'Irlande  n'ont  pas  cours  en  Angleterre,  tandis  que  ceux  de  la  mère- 
banque  sont  reçus  en  Irlande  avec  faveur.  En  cas  de  panique  et  de 
dépréciation  de  leurs  propres  billets,  c'est  avec  des  billets  de  la 
Banque  d'Angleterre  ou  avec  de  l'or  que  celle-ci  leur  fournit,  que  les 
banques  d'Irlande  rembourseraient  leurs  porteurs. 

Les  banques  d'Ecosse  forment  une  espèce  d'association  républi- 
caine, assez  semblable  à  l'organisation  de  l'église  presbytérienne,  qui 
domine  dans  cette  contrée.  La  loi  ne  met  de  limites  ni  au  nombre  des 
établissemens  de  crédit ,  ni  au  nombre  des  actionnaires  de  chaque 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

établissement;  elle  ne  détermine  ni  l'importance  du  fonds  social,  ni 
l'étendue  des  opérations. 

Mais  elle  a  voulu  que  tout  actionnaire  devînt  solidaire,  jusqu'à  con- 
currence de  sa  fortune  personnelle,  des  engagemens  de  la  compa- 
gnie, et  que  ses  propriétés  foncières  fussent  grevées  de  cette  solida- 
rité. Dans  le  système  écossais,  la  concurrence ,  qui  n'est  ailleurs 
qu'un  principe  d'anarchie ,  a  reçu  des  règles  et  une  sorte  d'organi- 
sation. Les  émissions  se  limitent  naturellement  par  le  contrôle  que 
tous  les  établissemens  ensemble  exercent  sur  chacun  d'eux.  Deux 
fois  par  semaine,  les  trente-six  banques  d'Ecosse  soldent  entre  elles 
par  l'échange  de  leurs  billets;  les  différences  sont  couvertes  par  des 
remises  sur  Londres,  à  dix  jours  de  vue.  La  banque  qui  aurait  forcé 
ses  émissions  ne  pourrait  pas  échapper  à  cette  surveillance  cons- 
tante, et  se  verrait  bientôt  mise  au  ban  de  la  communauté;  on  s'en- 
tendrait pour  refuser  son  papier. 

Quelle  que  soit  la  perfection  de  ce  système,  à  l'abri  duquel  le  crédit 
en  Ecosse  a  échappé,  depuis  cinquante  ans,  à  toutes  les  perturbations 
qui  ont  ébranlé  les  pays  voisins,  il  suppose  un  point  d'appui  sur  le- 
quel la  machine  entière  vienne  porter,  à  savoir  l'existence  d'une  va- 
leur qui  ne  soit  pas  susceptible  de  dépréciation,  l'or  ou  les  billets  de 
la  Banque  d'Angleterre.  Supprimez  l'un  ou  l'autre  moyen  de  fournir 
les  soldes ,  et  le  système  écossais  n'est  plus  qu'une  ville  échafaudée 
dans  les  nues.  Toute  banque  établie  en  Ecosse  a  un  agent  à  Londres; 
c'est  une  nécessité  de  son  organisation,  en  même  temps  qu'un  signe 
de  vassalité. 

La  Banque  d'Angleterre  étant  le  principal  agent  et  le  centre  de  la 
circulation  dans  le  royaume-uni,  nous  avons  maintenant  à  examiner 
ses  attributions,  aussi  bien  les  rapports  qui  la  lient  à  la  fortune  de 
l'état,  que  ceux  qu'elle  entretient  avec  le  commerce  et  l'industrie. 

La  Banque  d'Angleterre  est  le  caissier  du  gouvernement,  de  même 
que  les  banquiers  sont  les  caissiers  du  public  (1). 

(1)  «On  ne  connaît  pas  dans  le  royaurae-uni  cet  usage  de  thésaurisation  partielle  qui,  éta- 
blissant dans  chaque  habitation  une  réserve  de  fonds ,  forme  pour  le  pays  une  masse  énorme 
de  capitaux  enlevés  à  la  circulation  et  improductifs  pour  tous.  Toute  personne  qui  touche, 
même  en  traites  ou  autres  effets  de  commerce,  une  somme  dont  l'emploi  ne  doit  pas  être 
immédiat,  la  verse  au  banquier  chez  lequel  elle  a  été  accréditée.  Les  banquiers  ne  sont 
autres  que  les  caissiers  du  public.  Un  compte  est  ouvert  à  chacun  des  cliens.  11  reçoit  un 
livret  contenant  des  feuillets  formulés  qui,  détachés  de  leur  souche,  signes  et  remplis  d'une 
somme  par  le  possesseur,  deviennent  autant  de  mandats  que  tout  fournisseur  ou  créancier 
admet  en  paiement,  et  auquel  le  banquier  fait  honneur  à  la  présentation  » 

(Exposé  de  l'administration  des  finances.) 

Les  transactions  financières  ainsi  concentrées  dans  les  mains  des  banquiers  sont  encore 
simplifiées  par  l'institution  du  Clearing-house,  ou  bureau  des  dépouillemens,  dont  M.  Bab- 
Jbage ,  dans  son  Économie  des  machines ,  donne  la  description  suivante  ; 


ORGANISATION  FINANCIÈRE  DE   LA  GRANDE-BRETAGNE,       IW 

Elle  est  chargée  d'opérer  le  recouvrement  du  revenu  public  pour 
le  compte  de  la  Trésorerie,  et  de  verser  dans  les  mains  des  comptables 
les  fonds  dont  la  Trésorerie  a  ordonnancé  les  paiemens.  La  Banque 
d'Irlande  et  la  Banque  royale  d'Ecosse  remplissent  les  mêmes  fonc- 
tions dans  chacun  de  ces  deux  royaumes  ;  mais  elles  sont  tenues 
d'expédier  à  la  Banque  d'Angleterre,  pour  le  compte  de  l'Echiquier, 
les  sommes  qui  forment  l'excédant  du  revenu  sur  les  dépenses  ac- 
quittées. Même  pour  l'Angleterre  proprement  dite,  les  fonds  qui  en- 
trent dans  les  caisses  de  la  Banque,  ne  sont  pas  le  revenu  brut  de 
l'état;  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer,  les  administrations 
auxquelles  est  confié  le  soin  de  recueillir  les  produits  de  l'impôt,  pré- 
lèvent par  privilège,  sur  la  masse  des  recettes,  les  frais  de  régie  et  de 
perception.  La  centralisation  des  recettes  opérée  par  la  Banque,  au 
moyen  de  ses  douze  succursales ,  ou  par  l'intermédiaire  des  ban- 
quiers que  le  Trésor  a  désignés,  ne  porte  que  sur  le  revenu  net.  De 
même,  en  sa  qualité  de  payeur-général,  la  Banque  n'a  à  pourvoir 
qu'aux  arrérages  de  la  dette  et  à  la  dotation  des  services  votée  par 
le  parlement. 

La  Banque  n'embrasse  pas  toutes  les  opérations  de  la  dette; 

«Dans  une  grande  salle  située  dans  Lombard-Street,  environ  trente  commis,  attachés 
aux  diiférentes  maisons  de  banque  de  Londres,  se  placent,  suivant  l'ordre  alphabétique,  à 
des  pupitres  disposés  autour  de  l'appartement.  Chaque  commis  a  une  petite  boîte  ouverte  à 
côté  de  lui ,  et  le  nom  de  la  maison  à  laquelle  il  est  attaché  est  écrit  en  gros  caractères  sur  la 
muraille,  au-dessus  de  sa  tète.  De  temps  en  temps  d'autres  commis,  appartenant  aux  di- 
verses maisons  de  Londres,  entrent  dans  la  salle,  la  parcourent,  et  déposent  dans  la  boîte 
de  chaque  maison  de  banque  les  mandats  tirés  sur  elle  par  leur  propre  maison.  Le  commis- 
banquier  placé  auprès  de  cette  boîte  inscrit  ces  divers  mandats  sur  un  livre  préparé  d'a- 
vance, et  y  joint  le  nom  du  tireur. 

«  A  quatre  heures,  toutes  les  boîtes  sont  enlevées  de  leur  place.  Chaque  commis  additionne 
le  montant  des  mandats  déposés  dans  la  boîte,  et  payables  par  sa  propre  maison  aux  autres 
maisons  de  banque.  Il  reçoit  aussi  de  cette  même  maison  un  autre  livre  qui  contient  le  mon- 
tant de  tous  les  mandats  que  son  commis  distributeur  a  déposés  dans  la  boîte  de  chacun  des 
autres  banquiers.  11  compare,  pour  chaque  maison  de  banque,  les  deux  sommes,  et  écrit 
la  balance  que  sa  maison  doit  payer  ou  recevoir ,  avec  le  nom  de  chacun  de  ces  banquiers  en 
r^ard  ;  il  vérifie  cet  état,  en  le  comparant  à  celui  que  dressent  les  commis  de  ces  maisons; 
puis  il  envoie  h.  sa  maison  la  balance  générale  qui  résulte  de  son  calcul,  et  si,  d'après  cette 
balance  générale,  sa  maison  doit  aux  autres,  elle  lui  renvoie  le  montant  en  billets  de 
banque. 

«  A  cinq  heures,  l'inspecteur  se  place  sur  son  siège.  Chaque  commis  qui,  d'après  les  résul- 
tats de  tous  ses  calculs,  doit  payer  une  différence  à  diverses  autres  maisons,  la  paie  à  l'in- 
specteur, qui  lui  donne  un  reçu  égal  à  la  somme  versée.  Les  commis  des  différentes  maisons 
à  qui  cette  somme  est  due  reçoivent  ce  qui  leur  revient  des  mains  de  Tinspecleur,  qui 
prend  de  chacun  d'eux  un  reçu  dune  valeur  égale.  Ainsi  la  totalité  des  paiemens  se  trouve 
faite  par  un  double  système  de  balance,  en  ne  faisant  passer  de  main  en  main  qu'un  très 
petit  nombre  de  billets  de  banque,  et  très  rarement  de  la  monnaie  métallique. 

«174.  11  est  difficile  de  former  une  évaluation  exacte  des  sommes  qui  passent  par  jour  à  ce 
bureau;  elles  varient  depuis  2  jusqu'à  15  millions  de  livres  sterling  (de50  à  ôTo  millions  de 
francs).  La  moyenne  peut  aller  à  deux  millions  et  demi  de  livres  sterling  en  billets  de  et  20 
livres  sterling  en  espèces.» 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

130  millions  de  rentes  échappent  annuellement  à  son  contrôle,  et  dé- 
pendent de  diverses  administrations.  Mais  en  servant  les  intérêts 
de  la  dette,  elle  doit  opérer  et  constater  tous  les  transferts.  Pour 
prix  de  ces  fonctions,  qui  entraînent  des  frais  considérables,  et  qui 
engagent  d'ailleurs  la  responsabilité  de  la  Banque,  le  Trésor  lui  payait 
une  indemnité  de  6,785,000  francs.  Cette  somme  a  été  réduite  de 
3  millions,  par  l'acte  de  1834,  qui  a  renouvelé  pour  dix  années  la 
charte  de  cet  établissement. 

Relativement  aux  dépenses  des  services  votés ,  la  Banque ,  ainsi 
que  le  fait  observer  M.  Bailly,  n'a  rien  des  attributions  d'un  agent 
responsable  chargé  de  hbérer  le  Trésor  envers  ses  créanciers.  Sa 
mission  se  borne  à  remettre,  aux  porteurs  des  narrants  délivrés  par 
l'Échiquier,  le  montant  de  ces  mandats.  Elle  ouvre  un  compte  cou- 
rant au  Trésor,  comme  aux  particuliers  qui  lui  remettent  leurs  épar- 
gnes en  dépôt,  avec  cette  seule  différence  que  la  Banque  s'engage  à 
faire  des  avances  à  l'état.  Le  service  de  Trésorerie  opéré  par  la 
Banque  n'est  pas,  comme  il  semble,  entièrement  gratuit.  En  pre- 
mier lieu^  les  avances  faites  à  l'état  portent  intérêt,  et  sont  représen- 
tées par  des  bons  de  l'Echiquier.  La  jouissance  de  vingt  jours  que  la 
Trésorerie  accorde  pour  prix  du  mouvement  des  fonds,  peut  encore 
être  regardée  comme  une  prime  de  un  quart  pour  cent.  A  ces  avan- 
tages, la  Banque  ajoute  la  libre  disposition  de  soldes  considérables 
appartenant  à  l'état.  Ces  valeurs,  qui  s'élevaient,  en  1807,  à  316  mil- 
lions ,  ne  figurent  plus  aujourd'hui  dans  les  comptes  de  la  Banque, 
depuis  la  réforme  de  l'Échiquier,  que  pour  une  somme  moyenne  de 
100  millions.  En  récapitulant  les  divers  profits  que  la  Banque  retire 
de  ses  relations  ordinaires  avec  l'état,  on  voit  qu'ils  ne  peuvent  être 
évalués  à  moins  de  12  ou  15  millions  de  francs. 

La  situation  de  la  Banque,  à  la  fin  de  1835,  représentait  les  propor- 
tions suivantes  :  le  passif  delà  Banque  se  composait  de  414,100,000  fr., 
de  billets  ou  de  mandats  en  circulation,  et  de  509,250,000  fr.,  valeur 
des  fonds  déposés  en  compte  courant  sans  intérêt,  soit  par  des  éta- 
blissemens  pubhcs,  soit  par  des  particuliers;  au  total  923,330,000  fr. 
La  Banque  possédait  en  même  temps,  en  numéraire  ou  en  hngots, 
192,950,000  fr. ,  en  inscriptions  de  rentes ,  en  billets  de  l'Échi- 
quier, et  en  effets  de  commerce,  794,100,000  fr.,  formant  un  total 
de  987,050,000  fr.,  et  un  excédant  de  63,700,000  fr.  de  l'actif  sur  le 
passif. 

Il  ressort  jusqu'à  l'évidence,  des  chiffres  de  cette  balance,  que  la 
Banque  d'Angleterre  est,  en  réalité,  un  ressort  essentiel,  sinon  le 


ORGANISATION  FINANCIÈRE  DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.       193 

ressort  principal  du  gouvernement.  Presque  toutes  ses  opérations 
ont  pour  base  ou  pour  objet  quelque  relation  directe  ou  indirecte 
avec  le  Trésor.  Ainsi  les  effets  de  commerce  forment  à  peine  la  hui- 
tième partie  des  valeurs  qui  représentent,  pour  elle,  les  fonds  en  émis- 
sion. La  masse  de  ces  garanties  se  compose  de  bons  de  l'Échiquier, 
que  la  Banque  reçoit  pour  gage  de  ses  avances  au  Trésor,  ou  qu'elle 
achète  pour  tenir  lieu,  dans  ses  caisses,  de  l'or  ou  de  l'argent  qui  res- 
teraient improductifs.  Les  fonds  des  particuliers  forment,  au  con- 
traire, la  plusgrande  partie  des  dépôts  qui  lui  sont  confiés.  L'argent 
qu'elle  emprunte  ainsi  gratuitement  est  prêté  ensuite  au  gouver- 
nement qui  lui  en  paie  l'intérêt;  l'état,  à  son  tour,  lui  sert  de  ga- 
rantie et  de  caution,  à  l'égard  des  premiers  prêteurs,  par  des  titres 
qu'il  remet  dans  ses  mains.  La  Banque  n'est,  en  réalité,  qu'un  inter- 
médiaire, mais  un  intermédiaire  responsable  dans  ce  jeu  de  la  cir- 
culation, où  elle  représente  le  mouvement,  et  l'Etat  le  point  d'appui. 

En  France,  la  Banque  royale  établie  à  Paris  n'a  que  des  relations 
très  secondaires  avec  le  Trésor;  dans  le  compte  courant  qu'elle  lui 
ouvre,  celui-ci  se  trouve  presque  aussi  souvent  créancier  que  débi- 
teur. C'est  à  peine  si  la  Banque  engage  une  partie  de  ses  fonds  dans 
la  dette  flottante;  et  quant  à  la  dette  inscrite,  lorsque  l'état  veut  em- 
prunter, c'est  ailleurs  qu'il  va  chercher  des  prêteurs.  Dans  la  Grande- 
Bretagne,  au  contraire,  la  Banque  est  le  principal  instrument  du 
crédit  public.  S'agit-il  de  réduire  l'intérêt  de  la  dette  par  une  con- 
version partielle  ou  générale  des  rentes  inscrites,  la  Banque  d'An- 
gleterre fournit  à  l'Échiquier  les  fonds  nécessaires  pour  répondre 
aux  demandes  de  remboursement.  Quand  l'état  a  besoin  de  faire  un 
emprunt,  il  s'adresse  d'abord  à  la  Banque  qui  est  dans  les  meilleures 
conditions  pour  lui  prêter.  Le  capital  social  de  la  Banque  qui  s'éle- 
vait encore,  en  1832,  à  363,825,000  francs,  avait  été  absorbé  par  les 
prêts  faits  successivement  à  l'état,  depuis  1694,  à  un  taux  moyen  de 
3  pour  100.  En  1823,  une  nouvelle  avance  de  327  millions  fut  accor- 
dée au  Trésor;  ainsi,  malgré  le  remboursement  opéré  en  1833,  et  la 
réduction  équivalente  de  91  millions  dans  le  capital  social  de  la  Ban- 
que, l'état  se  trouve  encore  débiteur  envers  elle  de  547,825,000  fr., 
sans  compter  les  titres  de  la  dette  flottante  dont  la  Banque  est  le 
principal  acheteur. 

L'intervention  constante  de  la  Banque  dans  les  opérations  de  crédit 
auxquelles  se  livre  le  gouvernement  a  mis  le  Trésor  dans  sa  dépen- 
dance, et  pour  ainsi  parler,  à  sa  merci.  Le  sanhédrin  de  Stock-E  xchangc 
règle  l'intérêt  des  bons  de  l'Échiquier  aussi  bien  que  le  taux  de  l'es- 

TOME  XII.  13 


194  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

compte  commercial.  Une  lutte  s'établit,  il  y  a  six  mois,  entre  la 
Banque  qui  exigeait  que  la  prime  de  ces  billets  fût  élevée ,  et  le  chan- 
celier de  l'Échiquier  qui  refusait  d'ajouter,  sans  nécessité ,  aux  char- 
ges du  Trésor;  c'est  le  chancelier  qui  a  cédé. 

La  Banque  d'Angleterre  est  à  la  fois  banque  de  prêt  et  d'escompte, 
banque  de  dépôt  et  banque  de  circulation  ;  elle  ne  fait  pas ,  comme 
la  Banque  de  France ,  des  avances  de  fonds  sur  effets  publics  ;  mais 
à  l'escompte  des  valeurs  commerciales  elle  joint  la  faculté  de  prêter 
sur  marchandises  ou  sur  hypothèques,  souvent  même  et  dans  les 
temps  de  crise ,  sur  un  simple  engagement  des  commerçans  qui  ont 
recours  à  son  appui.  Le  pouvoir  qu'elle  a  d'émettre  du  papier-mon- 
naie est  par  le  fait  le  plus  étendu  qui  ait  été  confié  à  un  établisse- 
ment de  crédit.  La  circulation  de  la  Banque  des  États-Unis  n'excède 
pas  ordinairement  100  millions  de  francs  ;  celle  de  la  Banque  de 
France  est  d'environ  200  millions  ;  celle  de  la  Banque  d'Angleterre , 
qui  a  dépassé  en  1826  760  millions,  est  aujourd'hui  de  400  à  450  mil- 
lions. Cette  supériorité  de  moyens  d'action  ne  résulte  pas  seulement 
de  l'importance  des  capitaux  employés  ;  car  la  Banque  d'Angleterre, 
bien  que  son  fonds  social  ait  été  réduit  par  la  charte  de  1823  à 
275  millions,  n'a  pas  restreint  le  cercle  de  ses  opérations,  ni  vu  dimi- 
nuer son  crédit.  Le  privilège  dont  elle  jouit  lui  confère  aussi  plu- 
sieurs avantages  spéciaux  :  ses  billets  sont  les  seuls  qui  aient  un 
cours  légal  et  forcé;  elle  peut  faire  concurrence  aux  compagnies  de 
banques  dans  les  comtés,  par  les  succursales  qu'elle  y  établit,  tandis 
que  ces  associations,  exclues  par  le  monopole  de  Londres  et  des  villes 
voisines ,  ne  peuvent  lutter  avec  la  Banque  sur  son  propre  terrain  ; 
enfin  elle  a  le  droit  d'émettre  des  billets  à  ordre  et  à  sept  jours  de  vue 
[bank-post-biUs)  qu'elle  envoie  dans  les  provinces,  et  qui  servent  à  opé- 
rer les  reviremens  de  fonds.  Mais  ce  ne  sont  là  comparativement  que 
des  avantages  de  détail  ;  la  grandeur  colossale  de  la  Banque  d'An- 
gleterre vient  surtout  de  l'excellence  de  sa  position.  Qu'on  la  trans- 
porte avec  tous  ses  privilèges,  disposant  du  même  crédit,  et  dirigée 
avec  la  même  habileté ,  à  Paris,  à  New- York  ou  à  Amsterdam,  et  le 
prestige  ne  tardera  pas  à  s'effacer.  C'est  parce  que  Londres  est  la 
métropole  du  monde  commercial  que  la  Banque  d'Angleterre  a 
comme  la  direction  suprême  du  crédit.  Ses  relations  avec  le  com- 
merce ont  diminué  d'année  en  année  ;  et  pendant  qu'elles  se  rédui- 
saient, son  influence  croissait  pour  ainsi  dire  dans  la  même  propor- 
tion. En  1810,  pendant  la  suspension  des  paiemens  en  espèces,  la 
Banque  escompta  pour 2  milliards  de  papiers;  en  1825,  ses  escomptes 


ORGANISATION  FINANCIÈRE  DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.      195 

n'étaient  plus  que  de  495  millions,  et  de  163  millions  en  1831;  au- 
jourd'hui ils  s'élèvent  à  peine  à  60  ou  70  millions.  Il  faut  voir  cepen- 
dant avec  quelle  anxiété,  lorsqu'il  survient  quelque  changement  dans 
l'état  du  commerce,  on  attend  la  déclaration  de  la  Banque,  qui  abaisse 
ou  élève  létaux  de  l'escompte,  pour  en  apprécier  les  conséquences. 
Chacun  de  ses  actes  est  un  exemple  que  la  foule  des  spéculateurs  suit 
religieusement. 

A  la  fln  de  1836,  la  Banque  n'eut  qu'à  refuser  le  papier  de  quel- 
ques maisons  américaines  établies  à  Londres ,  pour  déterminer  la 
crise  qui  se  préparait  à  faire  explosion  ;  c'est  encore  une  décision  de 
la  Banque  qui  a  marqué  le  premier  temps  d'arrêt  dans  cette  série  de 
désastres  commerciaux.  En  venant  au  secours  des  maisons  puissantes 
qui  étaient  en  péril,  et  en  offrant  de  prêter  50  millions  de  francs  à  la 
Banque  des  États-Unis,  elle  a  relevé  le  courage  des  commerçans. 
Or,  dans  les  catastrophes  de  ce  genre,  on  a  tout  réparé,  quand  on  a 
détruit  la  peur. 

Les  billets  de  la  Banque  de  France  n'ont  pas  cours  en  France,  hors 
de  Paris.  Les  billets  de  la  Banque  d'Angleterre,  qui  ont  la  valeur  de 
l'or  dans  la  Grande-Bretagne,  sont  reçus  au  pair  dans  toutes  les 
places  de  commerce  du  continent.  Est-ce  le  monopole  qui  confère  une 
telle  puissance?  et  qu'ont  de  commun  les  privilèges  delà  Banque  avec 
cette  domination  qu'elle  exerce  sur  le  crédit  dans  des  contrées  que 
séparent  leurs  usages,  leurs  lois,  et  peut-être  leurs  intérêts?  Un  écri- 
vain, du  reste  fort  compétent,  M.  M.  Chevalier,  a  exprimé  l'opinion 
que  la  Banque  d'Angleterre  ne  s'occupait  point  des  opérations  du 
change  extérieur.  Cette  observation  n'est  pas  complètement  exacte. 
Sans  doute  la  Banque  n'intervient  pas  directement;  mais  elle  domine 
le  cours  du  change,  et  le  règle  dans  les  grandes  occasions.  En  donnant 
à  ses  billets  la  valeur  de  l'or,  elle  a,  par  ce  seul  fait,  acquis  le  bé- 
néfice du  change  à  l'Angleterre;  elle  le  conserve  en  accumulant  dans 
ses  caves  l'or  qui  n'est  pas  nécessaire  à  la  circulation.  Dans  les  mo- 
mens  de  crise  où  l'exportation  des  métaux  précieux  devient  plus 
abondante  et  fait  tourner  le  change  au  désavantage  du  commerce 
anglais,  c'est  encore  la  Banque  qui  rétablit  l'équilibre,  soit  en  élevant 
le  taux  de  l'escompte,  soit  en  vendant  des  bons  de  l'Échiquier  pour 
réduire  d'autant  la  circulation  de  ses  propres  billets,  soit  en  vendant 
de  l'argent  pour  avoir  de  l'or.  Elle  n'agit  pas  à  la  manière  d'un  spé- 
culateur, mais  comme  un  gouvernement,  rectifiant  ou  réparant  dans 
les  résultats  généraux  les  écarts  des  efforts  individuels. 

Tout  irait  bien  si,  dans  l'accomplissement  de  ce  rôle  providentiel, 

13. 


196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'intelligence  ne  devait  pas  manquer  quelquefois  à  ceux  qui  en  ont  la 
responsabilité.  La  Banque  d'Angleterre  est  dirigée  par  des  hommes 
éminens  et  qui  ont  blanchi  dans  l'expérience  des  affaires  ;  et  pour- 
tant, dans  la  crise  commerciale  qui  s'est  déclarée  en  1836,  ils  ne  se 
sont  pas  trouvés  à  la  hauteur  de  leur  mission.  Les  directeurs  de  cet 
établissement  affirment  qu'il  leur  est  devenu  impossible  de  la  rem- 
phr;  ils  attribuent  les  excès  de  la  spéculation  et  les  embarras  com- 
merciaux qui  en  ont  été  la  conséquence,  à  l'émission  surabondante 
de  papier-monnaie  que  les  compagnies  de  banque  (joint-stock  banks) 
ont  jeté  dans  la  circulation;  l'un  d'eux,  M.  Palmer,  va  jusqu'à  dire 
que  le  système  des  banques  par  actions ,  tel  qu'il  est  autorisé  par  les 
lois,  présente  de  si  grands  dangers,  que  la  Banque  d'Angleterre  ne 
peut  pas  exister  concurremment  avec  ces  compagnies.  Les  banquiers, 
de  leur  côté,  rejettent  la  faute  sur  la  Banque,  qui  s'y  est  prise  un 
peu  tard  pour  resserrer  la  circulation ,  et  qui ,  après  avoir  refusé 
tout  crédit  aux  maisons  engagées  dans  le  commerce  avec  les  États* 
Unis,  a  fini  par  déférer  au  vœu  public  en  venant  au  secours  de  celles 
que  la  crise  avait  le  plus  durement  frappées. 

Si  l'émission  de  papier-monnaie  a  excédé  en  effet  les  besoins 
de  la  circulation,  la  Banque  d'Angleterre  n'est  pas  plus  innocente  de 
cette  faute  que  les  banques  des  comtés.  Voici  le  tableau  des  valeurs 
circulantes  qui  ont  été  émises  en  Angleterre  par  les  divers  établis- 
semens  de  crédit ,  pendant  les  trois  dernières  années.  Ce  document 
a  été  publié  par  ordre  du  parlement. 

Compagnies 
Banquiers  particuliers.        de  banque  par  Banque  d'Angleterre. 

actions. 

Décembre  1833.  8,830,803  liv.  st.  1,315,301  liv.  st.  17,469,000  liv.  st. 

Décembre  1834.  8,537,655     —  2,122,173     —  17,070,000    — 

Juin  1835.  8,455,114     —  2,484,687     —  17,637,000     — 

Décembre  1835.  8,334,863     —  2,799,551     —  16,564,000    — 

Juin  1836.  8,614,132     —  3,588,064     —  17,184,000     — 

x\insi  dans  l'espace  de  trois  années ,  et  malgré  le  mouvement  as- 
cendant de  l'industrie,  la  quantité  des  billets  mis  en  circulation  par 
les  maisons  de  banque  n'a  pas  sensiblement  varié.  Les  établisse- 
mens  les  mieux  conduits  ont  une  tendance  très  prononcée  à  se  servir 
des  billets  de  la  Banque  d'Angleterre,  de  préférence  à  leurs  pro- 
pres valeurs  ;  de  là  cette  légère  différence  de  5  à  6,000,000  de  fr. 
que  l'on  remarque  entre  les  émissions  de  1833  et  celles  de  1836.  (1) 

(i)  En  1825,  la   somme  du   papier-monnaie   en  circulation  était  en  Angleterre  de 
i,150,000,000fr. 


ORGANISATION  FINANCIÈRE   DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.      19T 

Les  sociétés  de  banque  par  actions  se  sont  au  contraire  prodigieu- 
sement multipliées,  et  les  plus  anciennes  ont  étendu  sans  mesure 
leurs  opérations.  De  1833  à  1836,  elles  ont  travaillé  à  substituer,  dans 
la  circulation,  leur  papier  à  celui  de  la  Banque  d'Angleterre,  qui  fon- 
dait pendant  ce  temps  de  nombreuses  succursales  et  frappait  de  nou- 
veaux billets,  pour  étouffer  la  concurrence  qui  la  menaçait.  Il  en  est 
résulté,  d'une  part,  que  les  émissions  des  banques  par  actions  se  sont 
accrues  de  plus  de  50,000,000  de  francs,  et  de  l'autre,  que  la  banque 
n'a  pas  réduit  les  siennes,  pendant  que  le  numéraire  en  réserve  dans 
ses  caisses  diminuait  de  près  de  100,000,000  de  francs. 

Nous  signalons  ces  faits  sans  prétendre  les  convertir  en  chefs 
d'accusation.  Une  somme  de  50,000,000 ,  voilà  quel  est,  en  définitive, 
l'excédant  des  valeurs  créées  depuis  1833;  et  quel  que  soit  l'établis- 
sement qui  a  donné  au  crédit  ce  surcroît  d'impulsion ,  nous  ne  sau- 
rions croire  qu'il  en  fût  résulté  un  bouleversement  commercial,  sans 
le  contre-coup  qu'a  produit  en  Angleterre  la  crise  des  États-Unis. 
Celle-ci  a  été  la  goutte  d'eau  qui  fait  déborder  un  vase  déjà  trop  plein. 

La  clameur  qui  s'élève  depuis  quelque  temps,  en  Angleterre,  con- 
tre les  sociétés  de  banque  par  actions,  s'attache  beaucoup  moins  au 
mal  qu'elles  ont  fait  qu'à  celui  qu'elles  peuvent  faire,  et  aux  per- 
sonnes qu'à  l'institution.  La  loi  n'exige  des  sociétaires  que  d'insigni- 
fiantes garanties.  Il  suffit  d'acheter  une  licence,  et  de  faire  connaître 
le  nombre  des  actionnaires,  pour  avoir  le  droit  de  créer  une  banque. 
Aujourd'hui  l'on  compte  plus  de  cent  banques  par  actions  en  Angle- 
terre. Elles  ne  sont  assujéties  qu'à  la  simple  formalité  de  déclarer, 
chaque  trimestre,  à  l'administration  du  timbre,  la  moyenne  de  leurs 
billets  [bank-notes]  en  circulation.  La  loi  ne  prescrit  rien  quant  à  la 
proportion  du  capital  réalisé  avec  les  billets  émis;  la  faculté  d'étendre 
ce  capital  n'est  pas  moins  illimitée  que  celle  d'augmenter  les  valeurs 
en  circulation.  Les  actionnaires,  quoique  responsables  dans  leur  for- 
tune personnelle  des  engagemens  de  la  compagnie,  ont  plus  d'un 
moyen  de  décliner  cette  responsabilité;  les  statuts  ne  sont  soumis  ni 
à  l'approbation,  ni  à  la  révision  de  l'autorité  compétente;  enfin  la  loi 
n'exige  pas  que  le  fonds  de  garantie  soit  tenu  en  réserve  sous  forme 
d'espèces  métalliques,  ou  de  valeurs  non  susceptibles  de  dépréciation 
{securities  ). 

Il  faut  dire  que  le  silence  de  la  loi  représente  fidèlement  ici,  à  cer- 
tains égards,  les  lacunes  actuelles  de  la  science.  La  Banque  d'Angle- 
terre a  bien  admis  pour  règle  qu'elle  aurait  dans  ses  caves,  en  numé- 
raire ou  en  Hngots,  le  tiers  du  montant  réuni  de  ses  émissions  et  des 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fonds  déposés  entre  ses  mains  ;  mais  cette  règle  n'a  jamais  été  appli- 
quée. En  1833,  lorsque  le  numéraire  en  caisse  s'élevait  encore  à 
10,209,000  livres  sterling,  les  engagemens  de  la  banque  [tiaOilities], 
tant  les  billets  émis  que  les  dépôts  reçus ,  formaient  un  total  de 
32,620,000  livres  sterling.  En  1836,  le  numéraire  était  descendu  à 
6,868,000  livres  sterling ,  tandis  que  la  valeur  des  engagemens  était 
de  32,914,000  livres  sterling  :  proportion  du  cinquième ,  au  lieu  du 
tiers.  Les  émissions  n'avaient  donc  eu  pour  régulateur  que  l'action 
du  public  combinée  avec  le  désir  d'augmenter  les  profits,  genre  de 
séduction  auquel  la  banque  n'était  pas  plus  insensible  que  tout  autre 
établissem.ent  de  crédit. 

C'est  le  hasard  qui  a  fait  jusqu'ici  les  frais  des  règles  suivies  en 
matière  de  banque.  Mais  quel  principe  doit  servir  à  les  modiOer?  Si 
un  banquier  pouvait  être  tenu  de  rembourser  constamment,  à  la  pre- 
mière sommation,  tous  les  fonds  déposés  dans  ses  mains,  le  com- 
merce qui  consiste  à  prêter  en  masse  l'argent  que  l'on  reçoit  en  dé- 
tail, le  crédit,  en  un  mot,  serait  impossible.  Les  profits  du  banquier 
consistent  précisément  en  ce  qu'il  peut  jeter  dans  la  circulation,  sous 
une  autre  forme,  la  meilleure  partie  des  capitaux  qui  lui  sont  confiés; 
sa  sécurité  vient  de  ce  que  tous  les  billets  qu'il  émet  étant  rembour- 
sables contre  de  l'or,  le  public  n'en  demande  qu'à  de  rares  intervalles 
le  remboursement.  Dans  un  moment  de  panique,  il  peut  arriver  que 
les  demandes  se  multiplient.  Jusqu'où  peut  aller  cette  terreur?  Nul 
ne  le  sait,  car  l'expérience  du  passé,  en  fait  de  crédit,  comme  dans 
les  évènemens  politiques,  n'enseigne  pas  entièrement  l'avenir,  et  le 
calcul  des  probabilités  doit  varier  selon  les  époques  et  les  contrées. 

Dans  notre  opinion ,  l'on  recherche  les  garanties  de  sécurité  là  où 
elles  ne  sont  pas.  Il  importe  bien  moins  à  une  banque  d'accumuler 
une  formidable  réserve  de  numéraire,  pour  parer  aux  demandes  im- 
prévues, que  de  fortifier  le  crédit  de  l'établissement,  pour  rendre 
l'imprévu  impossible ,  et  d'ajouter  à  la  confiance  du  public. 

D'où  vient  que  la  monnaie  d'or  et  d'argent  conserve  sa  valeur  dans 
toutes  les  situations  de  l'état  et  de  l'industrie,  sinon  de  ce  que  cha- 
cun sait  que  la  valeur  dont  ces  espèces  sont  le  signe  ne  recevra  point 
d'altération?  Si  la  dernière  crise  n'a  point  affecté  le  cours  des  fonds 
publics,  n'est-ce  pas  encore  parce  que  l'on  est  aujourd'hui  convaincu 
que  l'état,  quand  il  le  voudrait,  ne  pourrait  pas  se  dispenser  de  tenir 
ses  engagemens?  Plus  on  élèvera  la  responsabilité  des  établissemens 
de  banque,  plus  on  leur  fera  partager  cette  solidarité  sociale  qui  lie 
l'état  au  pays,  et  plus  on  les  aura  mis  à  l'abri  de  ces  effroyables 


ORGANISATION  FINANCIÈRE  DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.      199 

chocs  (runs)de  la  défiance  populaire,  contre  lesquels  rien,  jusque 
ici,  n'a  pu  tenir. 

Nous  n'examinerons  pas  si  l'on  peut  introduire  des  réformes  utiles 
dans  la  constitution  des  banques  par  actions,  qui  se  répandent  de 
nouveau  en  Angleterre.  Il  est  une  question  préalable  à  vider.  Le 
droit  d'émettre  le  papier-monnaie  doit-il  appartenir  à  un  établisse- 
ment unique ,  ou  devenir  la  propriété  de  quiconque  aura  des  capi- 
taux et  l'habileté  suffisante  pour  les  exploiter?  Lequel  est  le  plus 
sain,  en  pareil  cas,  du  régime  du  monopole  ou  de  celui  de  la  con- 
currence? Est-il  possible  que,  dans  un  pays  où  le  type  monétaire  a 
été  ramené  à  l'unité  pour  les  espèces  métalliques,  il  y  ait  cinq  cents 
sortes  de  papier-monnaie?  que  l'unité  soit  d'un  côté,  et  de  l'autre 
l'anarchie?  La  lettre  de  change  n'est  pas  une  monnaie,  parce  que  sa 
valeur  varie  suivant  le  crédit  du  tireur  et  de  l'endosseur  ;  or ,  en 
quoi  les  billets  de  banque  auraient-ils  cet  avantage  de  préférence  à  la 
lettre  de  change,  s'ils  ont  un  escompte  à  subir,  marqué  par  les  divers 
degrés  de  confiance  que  le  public  accorde  à  chaque  étabUssement? 

Au  moyen-âge,  le  droit  de  battre  monnaie,  droit  féodal  et  de  sou- 
veraineté ,  appartenait  à  tous  les  seigneurs  qui  avaient  des  terres  et 
des  vassaux.  C'était  la  confusion  des  espèces  aussi  bien  que  celle  des 
langues  et  des  pouvoirs.  Et  comme  rois,  ducs,  comtes  et  barons, 
dans  une  nécessité  pressante,  ne  se  faisaient  nul  scrupule  d'altérer 
le  titre  des  valeurs  monétaires,  le  commerce,  dans  ses  échanges,  ne 
jouissait  d'aucune  sécurité.  Le  temps  et  la  civilisation  ont  ramené  les 
monnaies ,  ainsi  que  les  provinces ,  à  l'unité  dans  chaque  royaume. 
Cette  unité  tend  même  à  s'établir  entre  les  divers  royaumes  de  l'Eu- 
rope, où  le  type  français ,  le  plus  simple  de  tous  et  le  plus  rationnel , 
commence  à  dominer  ;  mais  la  monnaie  métallique  ne  sera  à  son  état 
le  plus  parfait  que  lorsque  le  même  type  monétaire  servira  d'agent 
à  la  circulation  chez  tous  les  peuples  civilisés. 

La  monnaie  de  papier  est  encore  aujourd'hui,  en  Angleterre  et 
aux  États-Unis,  dans  son  état  féodal.  La  libre  concurrence  du  com- 
merce d'émission  ne  représente  pas  autre  chose  dans  ces  contrées. 
Chaque  banque  locale  est  comme  un  tyran  de  province,  dont  la 
monnaie  n'a  cours  que  parmi  ses  vassaux;  ici  encore,  la  multiplicité 
des  signes  monétaires  s'oppose  à  leur  universalité.  Ce  ne  sont  pas  des 
valeurs  qui  puissent  servir  partout  de  base  aux  échanges.  L'anar- 
chie se  trouve  même  poussée  beaucoup  plus  loin  pour  la  monnaie  de 
papier  qu'elle  ne  l'a  jamais  été  pour  la  monnaie  d'or  et  d'argent; 
celle-ci,  dans  les  pays  où  son  empreinte  n'a  pas  cours,  conserve  une 


200  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

valeur  métallique,  tandis  qu'un  papier  de  banque,  hors  du  cercle  où 
il  est  reçu ,  demeure  absolument  sans  valeur. 

M.  Bailly,  d'accord  avec  sir  H.  Parnell ,  paraît  croire  que  l'on  ne 
peut  établir  un  bon  système  de  circulation  qu'en  admettant ,  entre 
les  établissemens  de  banque,  une  concurrence  illimitée.  «  Diminuez, 
dit-il,  le  capital  de  la  banque  d'Angleterre,  révoquez  l'acte  qui  inter- 
dit à  toute  association  de  plus  de  six  personnes  d'émettre  des  billets 
au  porteur,  dans  un  rayon  de  soixante-cinq  milles  de  Londres  (104  ki- 
lomètres) ,  et  le  crédit  va  se  trouver  garanti  des  secousses  sans  nom- 
bre qui  l'ont  ébranlé  jusqu'ici.  » 

C'est  là,  selon  nous,  une  pure  illusion.  La  concurrence  illimitée 
en  matière  de  banque  existait  naguère  et  existe  encore  sans  con- 
trôle aux  États-Unis.  Combien  de  temps  a-t-il  fallu  à  ce  système  pour 
amener  un  déroute  complète  du  crédit  !  Jackson  lui-même,  qui  a  con- 
tribué ,  plus  que  personne ,  à  délivrer  les  banques  locales  du  tuteur 
central  qui  les  contenait,  est  le  premier  à  déclarer  aujourd'hui 
qu'elles  n'ont  pas  rempli  les  devoirs  de  leur  position. 

Que  la  concurrence  préside  aux  relations  du  commerce  et  de  l'in- 
dustrie, c'est  un  droit,  une  nécessité;  mais  les  attributions  du  gou- 
vernement ne  doivent  pas  être  abandonnées  en  propriété  aux  indivi- 
dus. Ce  que  la  communauté  seule  peut  faire  par  ses  représentans  ne 
saurait  tomber  dans  le  domaine  des  efforts  particuliers.  Un  manu- 
facturier, un  commerçant  ou  un  banquier  est  bien  placé  pour  juger 
s'il  n'a  pas  étendu  ses  opérations  au-delà  de  ses  ressources  ;  mais 
qui  décidera  si  l'abondance  du  signe  monétaire  égale  ou  excède  les 
besoins  de  la  circulation?  Quel  particulier,  quelles  que  soient  la  sa- 
gacité de  son  intelligence  et  l'étendue  de  ses  relations,  embrassera, 
de  la  sphère  individuelle  qu'il  occupe,  l'ensemble  des  faits  et  des 
symptômes  qu'il  s'agit  d'apprécier? 

La  faculté  d'émettre  du  papier-monnaie  n'est  pas,  à  proprement 
parler,  une  attribution  commerciale.  Des  trois  principales  fonctions 
que  remplissent  aujourd'hui  les  banques,  le  prêt,  le  dépôt  et  la  cir- 
culation, celle-ci  peut,  sans  inconvénient,  être  détachée  pour  donner 
lieu  à  un  privilège  spécial.  Les  banques  seront  encore  les  agens  né- 
cessaires du  mouvement  des  capitaux  ;  elles  se  placeront  tout  aussi 
naturellement  entre  le  capitaliste  qui  prête  et  le  commerçant  qui  em- 
prunte, quand  le  droit  de  battre  monnaie  leur  aura  été  retiré.  Ce 
qui  constitue  la  banque  et  le  crédit,  c'est  précisément  cette  opération 
de  prêter,  en  masse  et  à  une  prime  relativement  plus  élevée,  des  fonds 
reçus  de  toutes  mains,  et  qui  ne  portent  qu'un  faible  intérêt.  Voilà 


ORGANISATION  FINANCIÈRE  DE   LA  GRANDE-BRETAGNE.       201 

le  commerce  que  l'on  peut  abandonner  à  la  concurrence,  et  dans  le- 
quel la  concurrence  est  utile  pour  amener  le  bon  marché,  ainsi  que 
le  bon  emploi  des  capitaux.  Mais  la  concurrence  dans  l'émission  du 
signe  monétaire  ne  fait  qu'annuler  ou  déprécier  la  puissance  de  cette 
valeur. 

En  Angleterre,  comme  en  France,  comme  aux  Etats-Unis,  comme 
chez  tous  les  peuples  qui  ont  des  institutions  de  crédit,  on  en  vien- 
dra, nous  le  croyons,  avec  le  temps,  à  ériger  en  monopole  absolu  le 
droit  de  battre  monnaie  de  papier.  L'unité  du  signe  de  la  circulation 
s'établira  tout  aussi  rigoureusement  pour  le  papier  que  pour  l'or  et 
pour  l'argent.  Quant  à  la  question  de  savoir  si  le  gouvernement  se 
réservera  d'exercer  ce  droit  par  lui-même  ou  de  le  déléguer,  ce  n'est 
qu'une  difficulté  d'exécution. 

En  Angleterre,  quelques  bons  esprits  engagés  dans  cette  tendance 
d'opinion ,  mais  qui  n'en  adopteraient  peut-être  pas  encore  la  der- 
nière conséquence,  ont  demandé  que  les  attributions  monétaires  de 
la  Banque  fussent  séparées  de  ses  attributions  commerciales  (1).  Ses 
intérêts,  comme  comptoir  d'escompte  et  de  prêt,  sont,  en  effet,  en 
opposition  directe  avec  les  devoirs  que  lui  imposent  ses  fonctions  de 
surveillant  général  de  la  circulation.  Plus  elle  émet  de  billets,  plus 
elle  accroît  ses  bénéfices,  et  par  conséquent  les  dividendes  des  ac- 
tionnaires; mais  aussi  des  émissions  trop  abondantes  dérangent 
l'équilibre  monétaire,  qu'elle  est  chargée  de  maintenir. 

A  considérer  attentivement  les  faits,  on  reconnaît  que  la  sépara- 
tion des  deux  intérêts  s'accomplit  par  la  force  des  choses.  La  Banque 
se  retire  insensiblement  de  l'arène  commerciale;  pour  suppléer  à 
l'insuffisance  de  ses  escomptes,  il  a  fallu  créer  un  comptoir  spécial  à 
Londres,  sous  le  titre  de  London  and  Wesimïnster  Bank.  Les  fonds 
que  le  public  dépose  dans  ses  bureaux,  elle  les  prête  plus  fréquem- 
ment au  trésor  qu'à  l'industrie.  De  ces  restrictions  à  l'abandon  ab- 
solu de  toute  opération  commerciale,  il  n'y  a  véritablement  qu'un 
pas;  encore  une  crise,  et  ce  pas  sera  franchi. 

LÉON  Faucher. 

(1)  Voici  les  conclusions  fort  remarquables  qui  ont  clé  posées  dans  un  pamphlet  récent, 
par  M.  J.  Loyd;  nous  donnons  le  texte  anglais  dont  notre  langue  rendrait  mal  Ténergie: 
«lo  To  strenglhen  ilie  monopoly,  as  regard  currency,  of  the  central  issuer;  2<>  to  make  a 
graduai  approach  towards  the  séparation  of  Banking  fondions  from  the  management  of 
currency  ;  3"  to  hâve  a  distinct  séparation  in  the  accounts  of  the  Bank,  of  the  management  of 
the  currency,  from  every  other  branch  of  her  business;  to  hâve  a  separate  commilee  of 
currency,  and  to  associate  with  the  committee  a  représentative  of  the  government.» 


LA 


NUIT  D'OCTOBRE. 


LE  POETE. 

Le  mal  dont  j'ai  souffert  s'est  enfui  comme  un  rêve. 
Je  n'en  puis  comparer  le  lointain  souvenir 
Qu'à  ces  brouillards  légers  que  l'aurore  soulève 
Et  qu'avec  la  rosée  on  voit  s'évanouir. 

LA  MUSE. 

Qu'aviez-vous  donc,  ô  mon  poète, 
Et  quelle  est  la  peine  secrète 
Qui  de  moi  vous  a  séparé? 
Hélas  !  je  m'en  ressens  encore. 
Quel  est  donc  ce  mal  que  j'ignore 
Et  dont  j'ai  si  long-temps  pleuré? 

LE  POÈTE. 

C'était  un  mal  vulgaire  et  bien  connu  des  hommes  ; 
Mais  lorsque  nous  avons  quelque  ennui  dans  le  cœur 


LA  NUIT  d'octobre.  205^ 

Nous  nous  imagiiions,  pauvres  fous  que  nous  sommes. 
Que  personne  avant  nous  n'a  senti  la  douleur. 

LA  MUSE. 

Il  n'est  de  vulgaire  chagrin 
Que  celui  d'une  ame  vulgaire. 
Ami,  que  ce  triste  mystère 
S'échappe  aujourd'hui  de  ton  sein. 
Crois-moi,  parle  avec  conflance; 
Le  sévère  Dieu  du  silence 
Est  un  des  frères  de  la  Mort; 
En  se  plaignant  on  se  console. 
Et  quelquefois  une  parole 
Nous  a  délivrés  d'un  remord. 

LE   POÈTE. 

S'il  fallait  maintenant  parler  de  ma  souffrance  > 
Je  ne  sais  trop  quel  nom  elle  devrait  porter. 
Si  c'est  amour,  folie,  orgueil,  expérience. 
Ni  si  personne  au  monde  en  pourrait  profiter. 
Je  veux  bien  toutefois  t'en  raconter  l'histoire. 
Puisque  nous  voilà  seuls  assis  près  du  foyer. 
Prends  cette  lyre,  approche,  et  laisse  ma  mémoire. 
Au  son  de  tes  accords ,  doucement  s'éveiller. 

LA  MUSE. 

Avant  de  me  dire  ta  peine,  '• 

0  poète ,  en  es-tu  guéri? 

Songe  qu'il  t'en  faut  aujourd'hui 

Parler  sans  amour  et  sans  haine. 

S'il  te  souvient  que  j'ai  reçu 

Le  doux  nom  de  consolatrice. 

Ne  fais  pas  de  moi  la  complice 

Des  passions  qui  t'ont  perdu. 

LE   POÈTE. 

Je  suis  si  bien  guéri  de  cette  maladie. 

Que  j'en  doute  parfois  lorsque  j'y  veux  songer; 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  quand  je  pense  aux  lieux  où  j'ai  risqué  ma  vie. 
J'y  crois  voir  à  ma  place  un  visage  étranger. 
Muse,  sois  donc  sans  crainte;  au  souffle  qui  t'inspire 
Nous  pouvons  sans  péril  tous  deux  nous  confier. 
Il  est  doux  de  pleurer,  il  est  doux  de  sourire 
Au  souvenir  des  maux  qu'on  pourrait  oublier. 

LA  MUSE. 

Gomme  une  mère  vigilante 
Au  berceau  d'un  fils  bien-aimé. 
Ainsi  je  me  penche  tremblante 
Sur  ce  cœur  qui  m'était  fermé. 
Parle,  ami,  —  ma  lyre  attentive 
D'une  note  faible  et  plaintive 
Suit  déjà  l'accent  de  ta  voix  ; 
Et  dans  un  rayon  de  lumière. 
Comme  une  vision  légère. 
Passent  les  ombres  d'autrefois. 

LE   POÈTE. 

Jours  de  travail  !  seuls  jours  où  j'ai  vécul 

0  trois  fois  chère  solitude  ! 
Dieu  soit  loué,  j'y  suis  donc  revenu, 

A  ce  vieux  cabinet  d'étude  ! 
Pauvre  réduit,  murs  tant  de  fois  déserts. 

Fauteuils  poudreux,  lampe  fidèle, 
0  mon  palais ,  mon  petit  univers , 

Et  toi.  Muse,  ô  jeune  immortelle, 
Dieu  soit  loué ,  nous  allons  donc  chanter  ! 

Oui,  je  veux  vous  ouvrir  mon  ame. 
Yous  saurez  tout,  et  je  vais  vous  conter 

Le  mal  que  peut  faire  une  femme; 
Car  c'en  est  une,  ô  mes  pauvres  amis, 

(  Hélas  I  vous  le  saviez  peut-être) 
C'est  une  femme  à  qui  je  fus  soumis 

Comme  le  serf  l'est  à  son  maître. 
Joug  détesté  !  c'est  par  là  que  mon  cœur 

Perdit  sa  force  et  sa  jeunesse  — 


LA  NUIT  d'octobre.  205 

Et  cependant,  auprès  de  ma  maîtresse, 

J'avais  entrevu  le  bonheur. 
Près  du  ruisseau  quand  nous  marchions  ensemble 

Le  soir,  sur  le  sable  argentin. 
Quand  devant  nous  le  blanc  spectre  du  tremble 

De  loin  nous  montrait  le  chemin; 
Je  vois  encor,  aux  rayons  de  la  lune. 

Ce  beau  corps  plier  dans  mes  bras... 
N'en  parlons  plus ,  —  je  ne  prévoyais  pas 

Où  me  conduisait  la  Fortune. 
Sans  doute  alors  la  colère  des  dieux 

Avait  besoin  d'une  victime  ; 
Car  elle  m'a  puni  comme  d'un  crime 

D'avoir  essayé  d'être  heureux. 

LA  MUSE. 

L'image  d'un  doux  souvenir 

Vient  de  s'offrir  à  ta  pensée. 

Sur  la  trace  qu'il  a  laissée. 

Pourquoi  crains-tu  de  revenir? 

Est-ce  faire  un  récit  fidèle 

Que  de  renier  ses  beaux  jours? 

Si  ta  fortune  fut  cruelle. 

Jeune  homme,  fais  du  moins  comme  elle. 

Souris  à  tes  premiers  amours. 

LE  POÈTE. 

Non ,  —  c'est  à  mes  malheurs  que  je  prétends  sourire. 
Muse,  je  te  l'ai  dit;  je  veux ,  sans  passion. 
Te  conter  mes  ennuis,  mes  rêves,  mon  délire. 
Et  t'en  dire  le  temps,  l'heure  et  l'occasion. 
C'était,  il  m'en  souvient,  par  une  nuit  d'automne 
Triste  et  froide,  à  peu  près  semblable  à  celle-ci; 
Le  murmure  du  vent,  de  son  bruit  monotone. 
Dans  mon  cerveau  lassé  berçait  mon  noir  souci. 
J'étais  à  la  fenêtre,  attendant  ma  maîtresse; 
Et  tout  en  écoutant  dans  cette  obscurité. 
Je  me  sentais  dans  l'ame  une  telle  détresse. 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Qu'il  me  vint  le  soupçon  d'une  infldélité. 

La  rue  où  je  logeais  était  sombre  et  déserte; 

Quelques  ombres  passaient  un  falot  à  la  main; 

Quand  la  bise  sifflait  dans  la  porte  entr'ouverte, 

On  entendait  de  loin  comme  un  soupir  humain. 

Je  ne  sais ,  à  vrai  dire ,  à  quel  fâcheux  présage 

Mon  esprit  inquiet  alors  s'abandonna. 

Je  rappelais  en  vain  un  reste  de  courage, 

Et  me  sentis  frémir  lorsque  l'heure  sonna. 

Elle  ne  venait  pas.  Seul ,  la  tète  baissée, 

Je  regardai  long-temps  les  murs  et  le  chemin,  — 

Et  je  ne  t'ai  pas  dit  quelle  ardeur  insensée 

Celte  inconstante  femme  allumait  en  mon  sein  ; 

Je  n'aimais  qu'elle  au  monde,  et  vivre  un  jour  sans  elle 

Me  semblait  un  destin  plus  affreux  que  la  mort  ; 

Je  me  souviens  pourtant  qu'en  cette  nuit  cruelle, 

Pour  briser  mon  lien  je  fis  un  long  effort. 

Je  la  nommai  cent  fois  perfide  et  déloyale, 

Je  comptai  tous  les  maux  qu'elle  m'avait  causés. 

Hélas  !  au  souvenir  de  sa  beauté  fatale. 

Quels  maux  et  quels  chagrins  n'étaient  pas  apaisés! 

Le  jour  parut  enfin.  —  Las  d'une  vaine  attente. 

Sur  le  bord  du  balcon  je  m'étais  assoupi; 

Je  rouvris  la  paupière  à  l'aurore  naissante. 

Et  je  laissai  flotter  mon  regard  ébloui. 

Tout  à  coup,  au  détour  de  l'étroite  ruelle. 

J'entends  sur  le  gravier  marcher  à  petit  bruit... 

Grand  Dieu!  préservez- moi!  je  l'aperçois,  c'est  elle; 

Elle  entre.  —  D'où  viens  tu?  qu'as-tu  fait  cette  nuit? 

Réponds ,  —  que  me  veux- tu?  qui  t'amène  à  cette  heure? 

Ce  beau  corps,  jusqu'au  jour,  où  s'est-il  étendu? 

Tandis  qu'à  ce  balcon ,  seul  je  veille  et  je  pleure , 

En  quel  lieu,  dans  quel  lit,  à  qui  souriais-tu? 

Perfide!  audacieuse!  est-il  encor  possible 

Que  tu  viennes  offrir  ta  bouche  à  mes  baisers? 

Que  demandes-tu  donc?  par  quelle  soif  horrible 

Oses-tu  m'attirer  dans  tes  bras  épuisés? 

Va-t  en!  retire-toi,  spectre  de  ma  maîtresse! 

Rentre  dans  ton  tombeau  si  tu  t'en  es  levé; 

Laisse-moi  pour  toujours  oublier  ma  jeunesse, 


LA  NUIT  d'octobre.  207 

Et,  quand  je  pense  à  toi,  croire  que  j'ai  rêvé! 

LA   MUSE. 

Apaise-toi,  je  t'en  conjure; 
Tes  paroles  m'ont  fait  frémir; 
O  mon  bien-aimé,  ta  blessure 
Est  encor  prête  à  se  rouvrir. 
Hélas  !  elle  est  donc  bien  profonde  ! 
Et  les  misères  de  ce  monde 
Sont  si  lentes  à  s'effacer  ! 
Oublie ,  enfant ,  et  de  ton  ame 
Chasse  le  nom  de  cette  femme 
Que  je  ne  veux  pas  prononcer. 

LE  POÈTE. 

Honte  à  toi ,  qui  la  première 
M'as  appris  la  trahison, 
Et  d'horreur  et  de  colère 
M'as  fait  perdre  la  raison  ! 
Honte  à  toi,  femme  à  l'œil  sombre. 
Dont  les  funestes  amours 
Ont  enseveli  dans  l'ombre 
Mon  printemps  et  mes  beaux  jours  ! 
C'est  ta  voix,  c'est  ton  sourire, 
C'est  ton  regard  corrupteur. 
Qui  m'ont  appris  à  maudire 
Jusqu'au  semblant  du  bonheur  ; 
C'est  ta  jeunesse  et  tes  charmes 
Qui  m'ont  fait  désespérer, 
Et  si  je  doute  des  larmes , 
C'est  que  je  t'ai  vu  pleurer. 
Honte  à  toi!  j'étais  encore 
Aussi  simple  qu'un  enfant  ; 
Comme  une  fleur  à  l'aurore. 
Mon  cœur  s'ouvrait  en  t'aimant  ; 
Certes ,  ce  cœur  sans  défense 
Put  sans  peine  être  abusé  ; 
Mais  lui  laisser  l'innocence 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Était  encor  plus  aisé. 
Honte  à  toi  !  tu  fus  la  mère 
De  mes  premières  douleurs , 
Et  tu  fis  de  ma  paupière 
Jaillir  la  source  des  pleurs  ! 
Elle  coule,  sois-en  sûre, 
Et  rien  ne  la  tarira; 
Elle  sort  d'une  blessure 
Qui  jamais  ne  guérira; 
Mais  dans  cette  source  amère 
Du  moins  je  me  laverai, 
Et  j'y  laisserai ,  j'espère , 
Ton  souvenir  abhorré  ! 

LA  MUSE. 

Poète,  c'est  assez.  Auprès  d'une  infidèle 

Quand  ton  illusion  n'aurait  duré  qu'un  jour. 

N'outrage  pas  ce  jour  lorsque  tu  parles  d'elle; 

Si  tu  veux  être  aimé,  respecte  ton  amour. 

Si  l'effort  est  trop  grand  pour  la  faiblesse  humaine 

De  pardonner  les  maux  qui  nous  viennent  d'autrui. 

Épargne-toi  du  moins  le  tourment  de  la  haine, 

A  défaut  du  pardon  laisse  venir  l'oubli. 

Les  morts  dorment  en  paix  dans  le  sein  de  la  terre; 

Ainsi  doivent  dormir  nos  sentimens  éteints. 

Ces  reliques  du  cœur  ont  aussi  leur  poussière; 

Sur  leurs  restes  sacrés  ne  portons  pas  les  mains. 

Pourquoi,  dans  ce  récit  d'une  vive  souffrance. 

Ne  veux-tu  voir  qu'un  rêve  et  qu'un  amour  trompé? 

Est-ce  donc  sans  motif  qu'agit  la  Providence, 

Et  crois-tu  donc  distrait  le  Dieu  qui  l'a  frappé? 

Le  coup  dont  tu  te  plains  t'a  préservé  peut-être, 

Enfant  ;  car  c'est  par  là  que  ton  cœur  s'est  ouvert. 

L'homme  est  un  apprenti,  la  douleur  est  son  maître, 

Et  nul  ne  se  connaît,  tant  qu'il  n'a  pas  souffert. 

C'est  une  dure  loi,  mais  une  loi  suprême. 

Vieille  comme  le  monde  et  la  fatalité, 

Qu'il  nous  faut  du  malheur  recevoir  le  baptême , 

Et  qu'à  ce  triste  prix  tout  doit  être  acheté. 


LA  NUIT  d'octobre.  209 

Les  moissons  pour  mûrir  ont  besoin  de  rosée; 

Pour  vivre  et  pour  sentir  l'homme  a  besoin  des  pleurs. 

La  joie  a  pour  symbole  une  plante  brisée , 

Humide  encor  de  pluie  et  couverte  de  fleurs. 

Ne  te  disais-tu  pas  guéri  de  ta  folie? 

N'es-tu  pas  jeune,  heureux,  partout  le  bien-venu? 

Et  ces  plaisirs  légers  qui  font  aimer  la  vie , 

Si  tu  n'avais  pleuré ,  quel  cas  en  ferais-tu? 

Lorsqu'au  déclin  du  jour,  assis  sur  la  bruyère, 

Avec  un  vieil  ami  tu  bois  en  liberté , 

Dis-moi ,  d'aussi  bon  cœur  lèverais-tu  ton  verre 

Si  tu  n'avais  senti  le  prix  de  la  gaieté? 

Aimerais-tu  les  fleurs,  les  prés  et  la  verdure. 

Les  sonnets  de  Pétrarque  et  le  chant  des  oiseaux, 

Michel-Ange  et  les  arts,  Shakspeare  et  la  nature. 

Si  tu  n'y  retrouvais  quelques  anciens  sanglots? 

Comprendrais-tu  des  cieux  l'ineffable  harmonie. 

Le  silence  des  nuits,  le  murmure  des  flots. 

Si  quelque  part  là-bas,  la  flèvre  et  l'insomnie 

Ne  t'avaient  fait  songer  à  l'éternel  repos? 

N'as-tu  pas  maintenant  une  belle  maîtresse? 

Etlorsqu'en  t'endormant  tu  lui  serres  la  main. 

Le  lointain  souvenir  des  maux  de  ta  jeunesse. 

Ne  rend-t-il  pas  plus  doux  son  sourire  divin? 

N'allez-vous  pas  aussi  vous  promener  ensemble 

Au  fond  des  bois  fleuris ,  sur  le  sable  argentin? 

Et  dans  ce  vert  palais  le  blanc  spectre  du  tremble 

Ne  sait-il  plus  le  soir  vous  montrer  le  chemin? 

Ne  vois-tu  pas  alors,  aux  rayons  de  la  lune. 

Plier  comme  autrefois  un  beau  corps  dans  tes  bras  , 

Et  si  dans  le  sentier  tu  trouvais  la  Fortune, 

Derrière  elle,  en  chantant,  ne  marcherais-tu  pas? 

De  quoi  te  plains-tu  donc?  L'immortelle  espérance 

S'est  retrempée  en  toi  sous  la  main  du  malheur. 

Pourquoi  veux-tu  haïr  ta  jeune  expérience , 

Et  détester  un  mal  qui  t'a  rendu  meilleur? 

O  mon  enfant,  plains-la,  cette  belle  infldèle 

Qui  fit  couler  jadis  les  larmes  de  tes  yeux  ; 

Plains-la!  c'est  une  femme,  et  Dieu  t'a  fait,  près  d'elle. 

Deviner,  en  souffrant,  le  secret  des  heureux. 

TOME  XII.  li 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sa  tâche  fut  pénible;  elle  t'aimait  peut-être. 

Mais  le  destin  voulait  qu'elle  brisât  ton  cœur; 

Elle  savait  la  vie  et  te  l'a  fait  connaître , 

Une  autre  a  recueilli  le  fruit  de  ta  douleur. 

Plains-la!  son  triste  amour  a  passé  comme  un  songe; 

Elle  a  vu  ta  blessure  et  n'a  pu  la  fermer. 

Dans  ses  larmes,  crois-moi,  tout  n'était  pas  mensonge. 

Quand  tout  l'aurait  été ,  plains-la  !  tu  sais  aimer. 

LE   POÈTE. 

Tu  dis  vrai  ;  la  haine  est  impie , 

Et  c'est  un  frisson  plein  d'horreur 

Quand  cette  vipère  assoupie 

Se  déroule  dans  notre  cœur. 

Écoute-moi  donc,  ô  déesse, 

Et  sois  témoin  de  mon  serment  : 

Par  les  yeux  bleus  de  ma  maîtresse 

Et  par  l'azur  du  firmament; 

Par  cette  étincelle  brillante 

Qui  de  Vénus  porte  le  nom. 

Et  comme  une  perle  tremblante 

Scintille  au  loin  sur  l'horizon; 

Par  la  grandeur  de  la  nature. 

Par  la  bonté  du  créateur  ; 

Par  la  clarté  tranquille  et  pure 

De  l'astre  cher  au  voyageur; 

Par  les  herbes  de  la  prairie, 

Par  les  forêts,  par  les  prés  verts; 

Par  la  puissance  de  la  vie. 

Par  la  sève  de  l'univers  ; 

Je  te  bannis  de  ma  mémoire. 

Reste  d'un  amour  insensé. 

Mystérieuse  et  sombre  histoire 

Qui  dormiras  dans  le  passé! 

Et  toi  qui  jadis  d'une  amie 

Portas  la  forme  et  le  doux  nom. 

L'instant  suprême  où  je  t'oublie 

Doit  être  celui  du  pardon. 

Pardonnons-nous,  —je  romps  le  charme 


LA   NUIT  d'octobre.  211 

Qui  nous  unissait  devant  Dieu. 

Avec  une  dernière  larme 

Reçois  un  éternel  adieu. 

—  Et  maintenant,  blonde  rêveuse, 

Maintenant,  Muse,  à  nos  amours! 

Dis-moi  quelque  chanson  joyeuse 

Comme  au  premier  temps  des  beaux  jours. 

Déjà  la  pelouse  embaumée 

Sent  les  approches  du  matin; 

Viens  éveiller  ma  bien-aimée. 

Et  cueillir  les  fleurs  du  jardin. 

Tiens  voir  la  nature  immortelle 

Sortir  des  voiles  du  sommeil; 

Nous  allons  renaître  comme  elle 

Au  premier  rayon  du  soleil  ! 

Alfreï)  de  Musset. 


14. 


LE 

LÉZARD  ET  LE  CRAPAUD 

DE  SAINT- OMER. 


La  mémoire  de  Sancho  n'était  pas,  à  coup  sûr,  mieux  meublée  de 
proverbes  que  celle  de  ma  vieille  bonne  Renotte.  La  chère  femme  en 
avait  pour  toutes  les  occasions,  et  surtout  quand  il  s'agissait  de  gron- 
der (ce  qui  était  presque  toujours  le  cas  lorsqu'elle  s'adressait  à  ma 
sœur  ou  à  moi);  elle  était  vraiment  inépuisable.  A  chaque  fois  c'était 
une  demi-douzaine  de  dictons  tout  nouveaux  pour  nous  et  toujours 
très  peu  flatteurs.  Elle  en  avait  cependant  qu'elle  affectionnait  plus  que 
les  autres  et  qui  revenaient  inévitablement  dans  les  mêmes  occasions. 

Par  exemple,  s'il  s'élevait  entre  nous  quelque  légère  discussion: 
Quoi!  s'écriait-elle  aussitôt,  le  crapaud  et  le  lézard  de  Saint-Omer 
auront  pendant  des  années  vécu  en  paix  dans  un  même  trou,  et  deux 
enfans,  le  frère  et  la  sœur,  ne  pourront  être  un  instant  ensemble 
sans  se  quereller  ! 

—  Mais,  ma  bonne,  disions-nous  quelquefois,  que  faisaient-ils  dans 
leur  trou  ce  lézard  et  ce  crapaud? 

—  Ils  s'y  tenaient  cois,  et  vous  devriez  faire  de  même. 

La  réponse  n'était  pas  des  plus  satisfaisantes  ;  mais,  comme  je  n'en 
obtenais  jamais  que  de  semblables,  j'en  vins  à  soupçonner  la  vérité, 
à  penser  que  ma  bonne  n'en  savait  pas  plus  long  que  moi  sur  l'his- 
toire des  deux  animaux. 


LE  LÉZARD  DE   SAINT-OMER.  213 

Un  jour  cependant  que  je  répétais  en  présence  du  barbier  de  mon 
père  cette  question  à  laquelle  je  n'attendais  plus  de  réponse.  —  Ce 
n'est  pas  à  Renotte  qu'il  faut  faire  de  pareilles  demandes,  dit  le  petit 
homme ,  qui  était  très  fier  des  connaissances  qu'il  avait  acquises  en 
faisant  son  tour  de  France,  et  s'estimait  fort  supérieur  aux  gens  qui 
n'avaient  pas  voyagé;  que  peut-on  savoir  quand  on  n'a  jamais  perdu 
de  vue  le  clocher  de  sa  paroisse?  Pour  moi,  j'ai  vécu  à  Saint-Omer 
et  j'ai  vu  cent  fois  le  lézard  et  le  crapaud  dont  vous  parlez;  ils  sont 
suspendus  l'un  et  l'autre  aux  voûtes  de  la  cathédrale. 

—  Vous  les  avez  vus! 

—  Oui ,  et  ce  sont  de  furieux  animaux,  je  vous  en  réponds;  le  lézard 
a  la  tête  plus  longue  que  ma  boîte  à  violon;  pour  le  crapaud,  il  tien- 
drait à  peine  sous  un  cuvier.  Leur  histoire  est  connue  de  tout  le  monde 
dans  le  pays ,  et  je  vous  la  conterai  un  jour  que  je  serai  moins  pressé. 

Ce  jour  ne  vint  jamais;  le  dimanche  suivant,  le  pauvre  barbier,  re- 
venant d'une  guinguette  hors  barrière,  la  tète  un  peu  troublée  et  les 
jambes  chancelantes,  se  laissa  choir  dans  un  fossé  et  se  noya. 

Depuis  ce  temps  j'ai  trouvé  bien  des  gens  qui  faisaient  usage  du 
dicton  de  ma  bonne  Renotte,  et,  comme  elle,  sans  rien  connaître  de 
l'histoire  à  laquelle  il  fait  allusion. 

Quelques-uns,  il  est  vrai,  lorsque  je  les  interrogeai  à  ce  sujet,  au 
lieu  de  confesser  simplement  leur  ignorance,  affirmèrent  sans  hésiter 
que  les  deux  animaux  étaient  les  compagnons  du  bienheureux  Orner, 
comme  un  cochon  l'avait  été  de  saint  Antoine,  et  qu'ils  habitaient 
avec  lui  le  fond  d'une  affreuse  caverne;  mais  cette  version  ne  s'ac- 
cordait point  avec  ce  que  j'avais  appris  du  barbier,  et  tout  prouvait 
d'ailleurs  que  c'était  une  explication  improvisée. 

La  légende  du  crapaud  et  du  lézard  de  Saint-Omer  avait  cessé  de- 
puis long-temps  d'exciter  ma  curiosité  lorsqu'un  double  hasard  me 
la  vint  fournir,  et  d'une  manière  beaucoup  plus  complète  que  je  n'au- 
rais jamais  pu  l'espérer. 

Un  de  mes  amis ,  qui  faisait  des  recherches  pour  une  histoire  des 
sociétés  secrètes  au  xviii''  siècle,  me  fit  voir  un  lot  de  papiers  qu'il 
venait  d'acheter,  et  oii,  parmi  beaucoup  de  pièces  relatives  à  la  secte 
des  illuminés,  se  trouvaient  quelques  lettres  originales  de  Cagliostro. 

La  collection  était  nombreuse,  soigneusement  arrangée,  et  d'ail- 
leurs formée  des  plus  étranges  matériaux.  L'homme  qui  les  avait 
réunis,  et  qui  presque  toujours  y  avait  joint  ses  commentaires,  était 
évidemment  né  dans  une  classe  élevée  de  la  société.  Il  avait  dû  rece- 
voir ce  qu'on  appelait  autrefois  une  bonne  éducation ,  et  il  avait  pro- 


214  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

digieusement  lu,  mais  sans  choix,  ou  plutôt  en  choisissant  fort  mal 
le  sujet  de  ses  lectures.  La  plupart  de  ses  citations  étaient  prises  d'é- 
crivains obscurs,  justement  laissés  en  oubli,  et  s'il  lui  arrivait  de 
citer  un  auteur  connu,  c'était  pour  quelque  fait  au  moins  suspect, 
pour  quelque  opinion  extravagante. 

Ce  n'était  pas  seulement  le  merveilleux  qu'il  aimait  (je  n'oserais 
lui  en  faire  un  reproche)  ;  mais  tout  ce  qui  était  invraisemblable,  con- 
traire aux  idées  reçues ,  ou  inconciliable  avec  les  faits  les  mieux  ob- 
servés, avait  pour  lui  un  attrait  particulier. 

J'avais  passé  rapidement  sur  toute  la  partie  delà  collection  relative 
aux  rêveries  des  illuminés,  sur  les  histoires  des  rcvenans,  sur  les 
signes  annonçant  la  mort  de  grands  personnages  ;  j'avais  sauté  à  pieds 
joints  sur  les  nombreux  extraits  concernant  les  dragons,  les  chimè- 
res ,  les  basilics,  pour  arriver  aux  relations  imprimées  des  ravages  la- 
meniables  commis  par  la  ùêle  du  Gévaudan,  et  ne  trouvant  pas  parmi 
toutes  les  différentes  versions,  la  seule  véritable,  celle  qui  attribue 
ces  désastres  réellement  effroyables,  aux  loups  qu'un  hiver  prolongé 
chassait  en  grand  nombre  des  montagnes,  j'avais  déjà  commencé  à 
replacer  dans  leur  carton  toutes  les  pièces  relatives  aux  animaux , 
lorsqu'une  des  dernières  attira  mes  yeux  par  son  titre  et  me  reporta 
aussitôt  aux  jours  de  mon  enfance. 

Ce  n'était  rien  moins,  en  effet,  que  la  fameuse  légende  qui,  trente 
ans  auparavant,  m'avait  été  promise  par  le  barbier.  Je  regrette 
encore  aujourd'hui  de  ne  l'avoir  pas  entendue  de  la  bouche  du  vieil 
homme;  elle  aurait  été,  j'en  suis  sur,  mieux  contée.  Telle  qu'elle 
était  cependant,  je  dus  m'en  contenter,  et  il  faudra  que  le  lecteur 
fasse  de  même ,  car  je  ne  changerai  rien  au  récit  de  l'auteur  inconnu. 
La  seule  liberté  que  j'aie  prise  avec  son  manuscrit  a  été  de  supprimer 
un  long  préambule  dans  lequel  il  se  propose  d'établir  qu'il  faut,  ou 
admettre  la  vérité  de  son  histoire,  ou  rejeter  la  plupart  de  celles 
qu'on  admet  sur  la  foi  de  Pline  et  des  naturalistes  anciens.  Il  cite 
surtout ,  comme  offrant  une  grande  analogie  avec  l'événement  qu'il 
va  raconter,  l'histoire  du  poulpe  monstrueux  dont  Pline  a  parlé  au 
chapitre  xxx  de  son  neuvième  livre.  On  sait  que  ce  poulpe,  sortant 
chaque  nuit  de  la  mer,  franchissait  de  hautes  palissades  pour  aller 
dérober  les  salaisons  des  habitans  de  Carteia,  et  qu'enûn  surpris  un 
jour,  lorsqu'il  regagnait  son  gîte,  il  résista  long-temps  aux  attaques  des 
chiens  qui  l'avaient  éventé  et  de  plusieurs  hommes  armés  de  tridens. 

Les  deux  histoires  peuvent-elles  être,  eu  effet,  assimilées?  C'est 
ce  dont  le  lecteur  va  juger. 


1 


LE   LÉZARD   DE    SAINT-OMER.  215 


IL 


i(  Il  y  avait  autrefois  dans  la  ville  de  Saint-Omer  un  couvent  ri- 
chement doté,  mais  dont  les  revenus  s'écoulaient  avec  une  rapidité 
effrayante,  et  par  une  voie  si  étrange,  que  les  meilleures  têtes  de  la 
communauté  s'étaient  presque  détraquées  à  force  d'y  rêver. 

Chaque  matin,  la  dépense  s'ouvrait  pour  recevoir  d'abondantes 
provisions.  On  y  voyait  entrer  d'énormes  quartiers  de  bœuf,  des 
moitiés  de  porc,  des  veaux  et  des  moutons  tout  entiers  ;  car  la  règle 
voulait,  et  c'était  un  des  articles  auxquels  on  était  le  plus  disposé  à 
se  conformer,  que  la  maison  fût  toujours  pourvue  de  vivres  pour  trois 
jours  au  moins.  Mais,  on  avait  beau  faire,  on  se  trouvait  toujours  en 
défaut  ;  tout  ce  qui  n'avait  pas  été  consommé  dans  la  journée  dispa- 
raissait pendant  la  nuit. 

Dabord  on  soupçonna  quelque  infidélité  de  la  part  des  frères-lais, 
on  changea  les  gardes  des  serrures ,  on  plaça  doubles  et  triples  ca- 
denas ;  le  désordre  n'en  continua  pas  moins. 

On  en  vint  jusqu'à  se  méfier  du  père  dépensier;  on  mit  des  gens  en 
embuscade;  ils  ne  virent  personne  s'approcher  de  la  porte ,  et  cepen- 
dant le  lendemain  les  provisions  avaient  été  enlevées  comme  de  cou- 
tume. 

On  se  mit  à  examiner  l'intérieur  de  la  pièce,  espérant  y  découvrir 
quelque  secrète  issue.  Peine  inutile!  en  haut,  une  voûte  de  pierres 
bien  cimentées  ;  sur  les  côtés ,  des  murailles  toutes  nues  et  où  l'exa- 
men le  plus  scrupuleux  ne  put  faire  apercevoir  la  moindre  fente; 
pour  seules  ouvertures,  deux  étroites  lucarnes  défendues  par  des 
barreaux  de  fer  très  rapprochés  et  garnies  de  toiles  d'araignées  qui 
évidemment  n'avaient  pas  été  dérangées  depuis  dix  ans;  en  bas  enfin, 
au  lieu  de  plancher,  un  pavé  en  dalles  énormes  et  dont  chacune,  pour 
être  remuée,  eût  exigé  les  efforts  réunis  de  plusieurs  hommes. 

L'affaire  s'était  ébruitée  malgré  tous  les  soins  qu'on  avait  pris  pour 
la  tenir  secrète,  et  dans  le  public  on  croyait  généralement  qu'il  s'y 
mêlait  un  peu  de  sorcellerie,  Il  fallait  donc,  pour  l'honneur  du  cou- 
vent, plus  encore  que  pour  son  intérêt,  découvrir  la  cause  cachée  du 
mal. 

Entre  tous  les  moyens  qui  furent  proposés  pour  arriver  à  ce  but, 
le  meilleur  parut  être  celui  que  le  prophète  Daniel  avait  jadis  em- 
ployé dans  un  cas  analogue.  Un  soir  donc,  on  répandit  sur  le  pavé 


216  REV^UE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  dépense  une  couche  épaisse  de  cendres,  et  le  lendemain  de  grand 
matin  on  vint  pour  y  chercher  l'empreinte  des  pieds  du  voleur. 

—  On  ne  trouvera  rien,  disaient,  en  arrivant,  ceux  des  moines  qui 
avaient  proposé  quelque  autre  stratagème;  le  voleur  aura  eu  vent  du 
piège ,  il  ne  sera  pas  venu  cette  nuit. 

Il  était  venu  cependant ,  comme  on  le  reconnut  dès  que  la  porte  fut 
ouverte,  et  même  il  avait  laissé  de  nombreuses  traces  de  son  passage. 
Mais  ces  traces ,  d'abord,  ne  firent  que  redoubler  la  perplexité.  Con- 
finées dans  un  petit  espace  et  n'atteignant  nulle  part  jusqu'aux  mu- 
railles, elles  ne  pouvaient  mettre  sur  la  piste  du  ravisseur.  Cependant, 
en  les  examinant  de  près,  on  y  trouva  quelque  choses  d'assez  signifi- 
catif. Le  pied  qui  les  avait  laissées  avait  bien  la  forme  d'un  pied  hu- 
main ,  mais  il  était  évidemment  terminé  par  des  griffes  aiguës  ;  en  ou- 
tre, on  remarquait  en  plusieurs  points  une  traînée  ondoyante  qui 
marquait  sur  le  sol  le  passage  d'une  longue  queue. 

Tout  cela  semblait  n'indiquer  que  trop  clairement  quel  était  le  vé- 
ritable auteur  du  désordre;  aussi,  craignant  de  le  voir  soudainement 
apparaître  au  milieu  d'eux,  tous  les  moines  s'esquivèrent  successive- 
ment. L'abbé,  retenu  par  le  sentiment  de  sa  dignité,  ne  fit  retraite  que 
le  dernier;  mais,  en  quittant  ce  lieu,  il  était  si  peu  disposé  à  en  af- 
fronter de  nouveau  les  terreurs,  qu'il  allait  donner  ordre  de  faire 
murer  la  porte  lorqu'on  vint  lui  annoncer  qu'un  des  frères  deman- 
dait la  permission  de  passer  la  nuit  dans  cet  antre  du  démon. 

Le  moine  qui  s'offrait  ainsi  n'avait  pas  dans  tout  le  couvent  un  seul 
homme  qui  prît  intérêt  à  lui  et  cherchât  à  le  détourner  d'une  aussi 
téméraire  entreprise.  Frère  Anselme,  c'est  ainsi  qu'on  le  nommait, 
était  redouté  des  jeunes  à  cause  de  la  sévérité  de  ses  manières,  haï 
des  vieux  à  cause  de  l'indépendance  de  ses  opinions  et  de  l'inflexibilité 
de  son  caractère.  Or,  justement  un  des  points  sur  lesquels  il  se  mon- 
trait le  moins  traitable  était  relatif  à  l'action  de  Satan  sur  les  créatu- 
res, action  qui ,  suivant  lui ,  ne  pouvait  avoir  rien  de  matériel ,  l'esprit 
malin  ayant,  disait-il,  depuis  la  mort  du  Sauveur,  perdu  le  pouvoir  de 
revêtir  un  corps.  Après  force  discussions  dans  lesquelles  il  avait  eu 
souvent  l'avantage,  car  il  était  subtil  dialecticien,  on  avait  été  con- 
traint de  lui  ordonner  de  se  taire;  mais  les  rumeurs  répandues  dans 
la  ville  ayant  de  nouveau  fait  soulever  la  question,  il  n'avait  pu  se 
contenir,  et  en  punition  de  quelques  paroles  indiscrètes  l'abbé  l'avait 
confiné  pour  un  mois  dans  sa  cellule. 

Il  n'avait  pas  encore  accompli  toute  sa  pénitence  lorsqu'eut  lieu  la 
visite  dont  nous  venons  de  parler,  mais  il  ne  tarda  pas  à  être  instruit 


LE  LÉZARD  DE  SAINT-OMER.  217 

de  tout  ce  qui  s'y  était  passé;  on  mit  d'autant  plus  d'empressement 
à  venir  le  lui  apprendre  qu'on  jouissait  d'avance  de  sa  confusion.  On 
ne  réussit  pourtant  qu'à  exciter  sa  colère  :  il  traita  tous  les  moines 
de  dupes  et  d'imbéciles,  et  finit  par  déclarer  que,  si  on  le  lui  permet- 
tait, il  passerait  la  nuit  entière  dans  ce  lieu  où  en  plein  jour  ils  n'o- 
saient demeurer. 

Sa  demande  transmise  à  l'abbé,  et  accompagnée  de  commentaires 
charitables,  fut  accordée  avec  une  facilité  sur  laquelle  lui-même  n'a- 
vait peut-être  pas  compté.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  fît  bonne  contenance, 
et  quand  le  soir  on  l'alla  chercher  à  sa  cellule  pour  le  conduire  au 
lieu  oii  il  devait  passer  la  nuit,  on  le  trouva  prêt  à  partir,  son  bréviaire 
sous  le  bras  et  sa  lampe  à  la  main.  Plusieurs  moines  l'accompagnè- 
rent jusqu'au  seuil,  dans  l'espoir  de  surprendre  sur  son  visage  quel- 
que signe  de  faiblesse;  mais  ils  n'y  virent  guère  que  la  pâleur  accou- 
tumée. 

L'abbé,  qui  arriva  au  moment  où  la  porte  allait  se  refermer,  pa- 
raissait beaucoup  plus  ému  ;  il  n'avait  voulu  qu'humilier  un  présomp- 
tueux ,  et  non  jeter  dans  la  gueule  du  loup  un  des  membres  du  trou- 
peau confié  à  sa  garde.  Jusqu'au  dernier  moment  il  avait  espéré  que 
frère  Anselme  demanderait  à  être  relevé  d'un  engagement  téméraire, 
et  il  fut  aussi  surpris  qu'affligé  de  son  obstination. 

Que  faire  cependant?  Il  était  affreux  sans  doute  de  laisser  un 
chrétien,  un  frère,  ainsi  exposé  aux  attaques  d'un  ennemi  inconnu, 
de  l'ennemi  du  genre  humain  peut-être  !  D'un  autre  côté ,  retirer  la 
permission  accordée,  n'était-ce  pas  se  faire  soupçonner  de  caprice  ou 
s'avouer  coupable  de  précipitation?  Or,  tout  ce  qui  pouvait  porter 
atteinte  à  la  considération  du  chef,  ne  devait-il  pas  tendre  à  relâ- 
cher les  liens  de  la  discipline  et  tourner  en  définitive  au  détriment  de 
la  communauté,  dont  les  intérêts,  cependant,  devaient  être  préférés 
à  ceux  d'un  seul  homme? 

Après  avoir  bien  pesé  tous  les  inconvéniens,  l'abbé  prit  le  parti  de 
laisser  frère  Anselme  dans  sa  prison  volontaire ,  mais  de  se  tenir  prêt 
à  lui  porter  secours  au  besoin. 

Personne  ne  pouvait  prévoir  si  ce  serait  aux  armes  spirituelles  ou 
aux  armes  temporelles  qu'il  faudrait  avoir  recours;  aussi  en  même 
temps  qu'on  préparait  la  croix,  l'eau  bénite,  le  formulaire  pour  les 
exorcismes ,  on  mettait  en  réquisition  les  fourches  et  les  serpes  du 
jardinier.  Tout  cela  fut  apporté  dans  la  pièce  la  plus  voisine  de  la  dé- 
pense, où  l'abbé  vint  s'installer  bientôt  avec  deux  des  anciens  du 
couvent  et  quatre  vigoureux  frères-lais.  Pour  surcroît  de  précau- 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lions,  le  maître  des  novices ,  homme  que  le  sommeil  n'avait  jamais 
surpris,  s'était  chargé  de  faire  le  guet  en  dehors  de  la  porte. 

Plusieurs  heures  s'étaient  écoulées  et  n'avaient  amené  rien  d'ex- 
traordinaire; l'abbé  commençait  à  se  rassurer,  car  de  son  poste, 
grâce  au  silence  de  la  nuit,  il  pouvait  distinguer  les  pas  d'Anselme 
qui  se  promenait  en  disant  son  bréviaire.  Tout  à  coup  ces  pas  s'ar- 
rêtèrent, un  cri  se  fit  entendre,  et  les  voûtes  retentirent  du  bruit  d'un 
corps  qui  tombait  pesamment.  Aussitôton  accourt ,  on  entre...  Anselme 
était  debout  et  semblait  plus  confus  qu'effrayé.  En  le  voyant  sain  et 
sauf,  l'abbé ,  qui  l'avait  cru  mort,  passa  soudain  de  la  crainte  à  la 
colère. 

—  Que  signifient,  dit-il,  de  pareils  cris,  et  comment  se  fait-il  qu'un 
si  vaillant  champion  ait  montré  tant  de  peur  quand  nous  ne  lui  trou- 
vons aucun  mal?  Parlez;  qu'y  a-t-il?  qu'avez-vous  vu? 

—  Mon  père ,  reprit  le  moine  en  inclinant  la  tête ,  je  suis  un  homme 
faible  et  j'étais  un  présomptueux.  Je  voulais  pénétrer  les  mystères 
de  ce  lieu,  et  quand  l'occasion  s'en  offrait  à  moi,  dans  ma  pusilla- 
nimité ,  je  l'ai  laissée  échapper...  Tout  ce  que  je  puis  dire ,  c'est  qu'il 
existe  un  chemin  souterrain  par  lequel  on  pénètre  ici.  J'ai  vu  se  sou- 
lever la  pierre  qui  en  couvre  l'entrée;  seulement  il  m'a  semblé  (et  la 
peur  sans  doute  fascinait  alors  mes  yeux)  voir  sortir  de  ce  caveau, 
non  pas  un  homme,  mais  un  monstre  à  tête  difforme...  La  lampe  alors 
s'est  échappée  de  ma  main,  et  aussitôt  j'ai  entendu  la  pierre  retom- 
ber avec  un  grand  bruit. 

Ce  bruit,  tout  le  monde  l'avait  entendu,  et,  quant  au  monstre,  nul 
n'avait  env^e  de  le  voir.  On  ne  songea  pas,  par  conséquent,  à  remuer 
la  pierre  qui  devait  le  couvrir  ;  mais  un  des  frères-lais  l'ayant  frappée 
du  manche  de  sa  fourche,  le  son  qu'elle  rendit  ne  permit  pas  de  dou- 
ter qu'il  n'existât  au-dessous  un  grand  vide. 

Le  lendemain  matin,  frère  Anselme,  interrogé  de  nouveau,  ne  fit 
que  répéter  ce  qu'il  avait  déjà  dit.  Il  était  peut-être  plus  disposé  en- 
core que  la  veille  à  attribuer  à  sa  frayeur  tout  ce  qu'il  semblait  y 
avoir  d'étrange  dans  l'aventure.  —  La  faible  lueur  que  répandait  sa 
lampe  ne  lui  permettait  pas  de  bien  distinguer  les  formes  des  objets... 
Vraisemblablement  le  souterrain  ne  recelait  qu'une  bande  de  malfai- 
teurs, qui  avaient  trouvé  commode  de  s'approvisionner  de  vivres  aux 
dépens  du  couvent. 

Du  moment  où  il  devenait  probable  que  ce  serait,  non  plus  au  dé- 
mon, mais  à  des  êtres  mortels  que  l'on  aurait  à  faire,  il  convenait 
d'invoquer  le  secours  du  bras  séculier.  Le  prieur,  en  conséquence , 


LE   LÉZARD   DE   SAINT-OMER.  219 

se  rendit  près  des  magistrats,  qui  étaient  en  ce  moment  même  ré- 
unis en  conseil  et  tout  aussi  embarrassés  de  leur  côté  que  lui  l'était 
du  sien.  Mais,  par  le  plus  grand  des  hasards,  il  se  trouva  que  les 
deux  affaires  pouvaient  s'arranger  mutuellement. 

On  avait  jugé  depuis  quelque  temps  un  gentilhomme,  cadet  de 
grande  maison,  dont  l'industrie  pendant  bien  des  années  avait  con- 
sisté à  rançonner  les  voyageurs  et  principalement  les  marchands  de 
Saint-Omer.  On  ne  pouvait  lui  reprocher  aucun  meurtre;  mais  il 
était  dangereux  de  lui  résister,  et  plusieurs  de  ceux  qui  l'avaient 
tenté  avaient  été  blessés  grièvement. 

La  ville  enfln  s'était  vue  dans  la  nécessité  de  lever  des  troupes 
contre  ce  brigand,  et  on  était  parvenu  à  le  prendre  avec  quelques- 
uns  de  ses  compagnons.  Les  autres  étaient  morts  en  se  défendant. 

S'il  avait  lui-même  succombé  dans  la  bataille ,  tous  ses  parens  en 
auraient  été  ravis;  mais  ils  ne  pouvaient  supporter  l'idée  de  le  voir 
périr  sur  un  échafaud,  en  vertu  d'un  jugement  rendu  par  de  minces 
bourgeois,  et  ils  le  redemandèrent  avec  hauteur.  Céder  à  une  prière 
accompagnée  de  menaces,  était  chose  honteuse  pour  la  ville;  y  résis- 
ter, c'était  prendre  un  parti  hasardeux,  car  on  avait  affaire  à  une 
famille  puissante,  alliée  à  tout  ce  qu'il  y  avait  de  grandes  maisons 
dans  le  pays. 

C'était  pour  prendre  une  détermination  à  ce  sujet  que  le  conseil 
s'était  assemblé.  On  était  déjà  à  peu  près  convenu  qu'on  surseoirait 
à  l'exécution  du  jugement,  et  qu'ensuite  on  ménagerait  au  coupable 
une  occasion  de  s'échapper.  Il  fallait  toutefois  qu'il  consentît  à  pro- 
fiter de  cette  occasion  ;  car,  sachant  les  démarches  que  faisait  sa  fa- 
mille, il  se  regardait  déjà  comme  sûr  de  la  vie,  et  il  était  assez  témé- 
raire pour  rester,  afin  de  mettre  les  magistrats  dans  l'embarras. 

—  J'ai  un  parti  qui  sauve  toutes  les  difficultés,  dit  en  rentrant  dans 
la  salle  du  conseil  un  des  échevins  auquel  Tabbé  venait  de  conter  les 
évènemens  de  la  nuit.  11  s'offre  une  expédition  périlleuse;  confions-la 
au  chevalier  >yolfskruyt.  S'il  y  succombe,  nous  serons  délivrés  de 
lui  sans  que  ses  parens  nous  puissent  demander  compte  de  sa  mort; 
s'il  réussit,  nous  trouverons  dans  le  service  qu'il  aura  rendu  un  pré- 
texte honnête  pour  l'acquitter. 

L'échevin  entra  alors  dans  les  explications  nécessaires,  et  il  n'eut 
pas  de  peine  à  faire  adopter  son  avis.  Il  ne  fut  pas  aussi  facile  de 
déterminer  le  chevalier;  du  moins  il  fît  mainte  objection  au  greffier 
qui  vint  lui  proposer  ces  conditions. 

—  Je  ne  puis  que  perdre  à  ce  marché,  disait-il.  Si  c'est  à  des  diables 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  je  dois  avoir  affaire ,  sans  doute  ils  ne  seront  pas  plus  méchans 
que  vos  robins  ;  mais  si  c'est  à  des  hommes,  ils  auront  plus  de  cœur... 
Je  pourrais  accepter  toutefois,  tenté  par  la  singularité  de  l'aventure, 
mais  ce  ne  serait  qu'autant  que  l'amnistie  s'étendrait  à  tous  mes  gens, 
non-seulement  à  ceux  qui  sont  sous  les  verrous,  mais  encore  à  un 
autre,  qui  en  ce  moment  court  les  champs,  et  que  je  voudrais  avoir 
près  de  moi  dans  l'expédition,  si  je  consens  à  m'en  charger. 

Ces  conditions  furent  acceptées  sans  hésitation  par  les  magistrats, 
qui  s'attendaient  à  en  recevoir  de  plus  exorbitantes  encore.  Le  soir 
même,  le  fugitif  se  présenta  sans  qu'on  put  savoir  comment  il  avait 
été  averti,  et  dès  le  lendemain  matin  toute  la  troupe  se  rendit  au 
couvent,  où  on  l'attendait  avec  impatience. 

Avant  de  procéder  à  l'attaque,  Wolfskruyt  s'occupa,  comme  s'il 
se  fût  agi  d'une  de  ses  expéditions  ordinaires,  de  réunir  tous  les 
renseignemens  qui  pouvaient  jeter  quelque  jour  sur  la  force  et  sur 
les  mouvemens  de  l'ennemi.  Il  se  fit  décrire,  par  plusieurs  des  per- 
sonnes qui  avaient  assisté  au  premier  essai,  les  traces  trouvées  sur 
la  cendre;  puis,  pour  le  second,  il  interrogea  Anselme  sur  diverses 
circonstances,  en  apparence  peu  importantes,  mais  qui  lui  permet- 
taient de  juger  jusqu'à  quel  point  le  frère  avait  pu  se  faire  illusion. 
Prenant  ensuite  ses  gens  à  part  : 

— '  Ce  grand  flandrin  de  moine,  leur  dit-il,  prétend  avoir  eu  peur, 
et  cependant  il  semble  n'être  rien  moins  qu'un  poltron  ;  pour  menteur, 
il  ne  l'est  pas  à  coup  sûr,  mais  il  aura  été  pris  pour  dupe.  Qui  sait  si 
d'honnêtes  personnes,  de  celles  qui ,  pour  raisons  particulières,  n'ai- 
ment pas  à  travailler  au  grand  jour,  n'ont  pas  conçu  l'idée  de  faire 
de  cette  partie  du  couvent  leur  quartier-général?  Dans  ce  cas,  il  est 
tout  simple  qu'ils  aient  cherché  à  en  chasser  les  moines  par  quelque 
diablerie...  Contre  nous,  il  faudra  qu'ils  aient  recours  à  d'autres 
armes.  Eh  bien  !  en  supposant  que  ce  soient  des  faux-monnayeurs , 
nos  corselets  sont  à  l'épreuve  de  leurs  marteaux,  et  leurs  casaques 

seront  une  pauvre  défense  contre  le  tranchant  de  nos  épées 

Comme  il  faut  tout  prévoir  cependant,  voyons  ce  que  nous  ferions 
si,  comme  ces  papelards  se  l'imaginent,  c'était  quelque  bête  mon- 
strueuse que  nous  eussions  à  combattre.  J'avoue  que  je  ne  sais  pas 
trop  quelles  sont  les  allures  d'un  monstre;  mais  qu'importe?  pour 
terrible  qu'il  soit,  il  n'aura  pas  plus  d'agilité  que  le  cerf,  plus  de 
force  que  l'ours ,  plus  d'impétuosité  que  le  sanglier,  plus  de  ruse 
que  le  renard,  et  nous  pouvons  réunir  contre  lui  tous  les  moyens 
qu'on  emploie  pour  forcer  ces  différons  animaux.  Viennent  donc  les 


LE  LÉZARD  DE  SAINT-OMER.  221 

épieux  et  les  arbalètes,  et  n'oublions  pas  les  fascines  et  le  soufre, 
pour  pouvoir,  au  besoin ,  enfumer  la  bête  dans  son  trou.  Avec  cela  et 
quelques  limiers,  la  chasse  ne  sera  pas  longue,  et  il  faut  déjà  songer 
à  préparer  la  buvette.  Holà  !  père  cellerier,  faites  mettre  deux  brocs 
de  vin  à  rafraîchir;  nous  serons  de  retour  dans  une  heure.  Monsieur 
l'abbé,  faites-nous  donner  des  pinces  de  fer  pour  soulever  la  pierre, 
quelques  solives  pour  la  soutenir,  et  une  demi-douzaine  de  fagots. 

Tout  était  prêt  depuis  long-temps  que  Wolfskruyt  n'avait  point 
encore  paru;  il  vint  enfln,  jurant  et  pestant  contre  tous  ceux  qui 
l'avaient  retardé.  D'abord  il  avait  fallu  batailler  avec  les  échevins, 
pour  obtenir  la  quantité  d'armes  nécessaires;  puis ,  le  Mayeur,  qui 
entretenait  une  meute,  pour  se  donner  des  air  de  grand  seigneur, 
avait  voulu  qu'on  essayât  ses  limiers  contre  la  bête  inconnue,  et  près 
de  deux  heures  s'étaient  passées  avant  qu'on  les  eût  amenés  des 
champs.  Pour  comble  de  contrariété ,  le  chevalier,  en  rentrant  au 
couvent,  trouva  complètement  ivres  les  trois  hommes  qu'il  y  avait 
laissés,  et,  comme  le  jour  baissait  déjà,  il  sentit  qu'il  était  indispen- 
sable de  remettre  la  partie  au  lendemain. 

Il  voulut  cependant ,  avant  la  nuit,  visiter  encore  une  fois  les  lieux  ; 
ce  fut  pour  lui  l'occasion  d'un  nouveau  désappointement.  Il  vit  qu'il 
n'y  avait  à  attendre  des  chiens  aucun  secours.  D'abord,  pleins  d'ar- 
deur, ils  l'avaient  précédé;  bientôt  ils  ne  firent  plus  que  le  suivre ,  la 
queue  serrée  et  l'oreille  basse;  enfin,  arrivés  sur  le  seuil,  ils  s'arrê- 
tèrent tout  court,  hurlant  piteusement,  et  il  fallut  que  le  valet  de 
meute  vînt  les  reprendre,  car  seuls  ils  n'osaient  ni  avancer,  ni  re- 
culer. 

Wolfskruyt  n'était  pas  homme  à  se  laisser  effrayer  par  de  mau- 
vais présages,  ni  rebuter  par  des  contre-temps  imprévus;  il  examina 
avec  une  attention  minutieuse  la  voûte,  les  murailles,  le  carreau, 
et  jusqu'au  crochet  où  l'on  suspendait  les  viandes.  Ce  crochet,  qui 
se  guindait  au  moyen  d'une  poulie,  était  élevé  de  dix  pieds  au  moins 
au-dessus  du  sol.  Comment  le  voleur,  en  supposant  que  ce  fût  un 
animal,  pouvait-il  atteindre  à  cette  hauteur?  Cette  réflexion,  qui  se 
présentait  à  notre  homme  pour  la  première  fois ,  l'occupait  encore 
lorsqu'il  entendit  quelqu'un  approcher;  c'était  Anselme  qui  venait  le 
rejoindre.  Le  courage  du  bandit  avait  excité  l'admiration  du  moine, 
éveillé  ses  sympathies  et  peut-être  piqué  son  amour-propre;  son  arri- 
vée d'ailleurs  ne  contrariait  nullement  le  chevalier,  qui  lui  commu- 
niqua ses  remarques  et  alla  jusqu'à  lui  demander  des  conseils;  bref, 
ces  deux  hommes,  si  différens  de  mœurs  et  de  caractère,  trouvèrent 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

assez  de  plaisir  à  converser  ensemble  pour  que  la  nuit  les  surprît  en 
ce  lieu.  Avant  d'en  sortir,  le  chevalier,  tournant  les  yeux  vers  la  lu- 
carne par  laquelle  arrivait  encore  un  peu  de  jour  :  —  Je  m'étonne , 
dit-il,  qu'on  n'ait  pas  songé  à  faire  observer  de  là-haut  ce  qui  peut  se 
passer  ici.  Il  est  vrai  que  dans  quelques  minutes  il  y  fera  noir  comme 
dans  un  four. 

—  Il  y  fera  clair,  repartit  Anselme  avec  une  vivacité  qui  fit  sourire 
son  compagnon  ;  il  y  fera  clair,  j'en  réponds.  Avant-hier  j'ai  pu  voir 
la  lune  à  travers  le  soupirail,  une  grande  partie  de  la  nuit;  elle  avait 
à  peine  disparu  quand  la  pierre  se  souleva ,  et  aujourd'hui  elle  se 
couche  une  heure  et  demie  plus  tard.  N'en  doutez  pas...  nous  ver- 
rons tout  ce  que  nous  voulons  voir. 

Cela  dit,  et  sans  attendre  de  réponse,  le  moine  entraîne  son  nouvel 
ami  et  le  conduit ,  à  travers  maints  détours ,  jusqu'à  l'ouverture 
extérieure  de  la  lucarne.  Deux  tonneaux  sont  dressés  contre  la  mu- 
raille, et,  au  moyen  de  quelques  planches  placées  en  travers,  on  a 
bientôt  construit  une  sorte  d'échafaudage  d'où  l'on  peut  observer 
commodément  tout  se  qui  se  passe  dans  l'intérieur.  Wolfskruyt  s'y 
poste  aussitôt,  et  Anselme,  après  avoir  obtenu  l'agrément  de  l'abbé, 
vient  bientôt  lui  tenir  compagnie. 

Les  heures  se  passent;  la  lune  est  arrivée  à  ce  point  de  sa  course 
où  elle  éclaire  le  mieux  le  fond  du  caveau,  et  rien  n'a  encore  paru. 
Enfin  un  léger  bruissement  se  fait  entendre,  et  Anselme  voit ,  comme 
la  première  fois,  la  large  dalle  se  soulever  lentement;  son  compa- 
gnon la  voit  comme  lui,  et  tous  les  deux,  après  avoir  échangé  un  re- 
gard, se  rangent  de  côté  pour  laisser  libre  accès  aux  rayons  qui 
pénètrent  par  le  soupirail.  Un  animal  au  corps  allongé,  ondoyant,  sort 
par  l'ouverture  qui  vient  de  se  former;  il  se  dresse  sur  sa  queue, 
saisit  une  des  pièces  de  viande  suspendues  au  plancher  et  la  porte 
vers  son  repaire;  il  répète  plusieurs  fois  le  même  manège ,  et  ce  n*est 
qu'après  avoir  dégarni  entièrement  le  crochet  qu'il  rentre  dans  son 
trou,  dont  l'ouverture,  restée  jusque-là  béante,  se  referme  bientôt 
sur  lui. 

—  Çà!  que  faisons-nous  ici?  dit  Wolfskruyt  après  quelques  instans; 
voilà  le  rideau  tombé;  la  première  journée  du  mystère  est  jouée. 
Bemain,  je  l'espère,  nous  aurons  la  seconde,  et  comme  j'aurai  à 
y  jouer  un  rôle,  il  sera  bien  que  j'aille  réparer  mes  forces. 

—  Quoi!  s'écria  Anselme  tout  alarmé,  vous  oseriez  aller  attaquer 
ce  monstre? 

—  J'oserais,  dites-vous?  Il  paraît,  frère,  que  je  ne  suis  pas  si  bien 


LE  LÉZARD  DE   SAINT-OMER.  223 

connu  de  vous  que  de  vos  échevins.  C'est  parce  qu'ils  me  savent 
capable  de  tout  oser  qu'ils  m'ont  conduit  ici ,  au  lieu  de  me  mener 
pendre,  ce  qui  eût  été  une  grande  fête  pour  eux.  S'il  n'avait  dû  se 
trouver  dans  votre  dépense  que  des  rats ,  c'est  un  chat  qu'ils  vous 
eussent  envoyé  et  non  le  chevalier  de  Wolfskruyt. 

—  Mais,  chevalier... 

—  Mais,  frère  Anselme,  sachez  bien  que  ce  n'est  pas  pour  me  diver- 
tir que  j'ai  passé ,  debout  et  perché  sur  un  tonneau  comme  un  mé- 
nétrier de  village,  la  première  nuit  où  j'aurais  pu  retrouver  un  bon 
lit.  J'aime  à  dormir  comme  tout  flls  de  bonne  mère ,  et  si  quelquefois 
la  lune  me  surprend  en  observation,  c'est  que  le  soleil  doit  bientôt 
me  voir  en  action.  Ma  veille,  au  reste,  n'a  pas  été  sans  fruit,  puisque 
je  connais  votre  voleur;  mais  il  y  avait  un  receleur  que  j'aurais  aimé 
à  voir,  le  compagnon  qui  lui  tenait  la  porte  entrebaillée.  Demain  il 
aura  ma  visite. 

Le  lendemain ,  en  effet  ,Wolfskruyt  était  armé  dès  l'aube,  et  il  allait 
partir  pour  réveiller  ses  gens  lorsqu'il  vit  entrer  frère  Anselme.  Le 
moine  venait,  non  plus  pour  essayer  de  le  faire  renoncer  à  sa  péril- 
leuse entreprise  (  il  sentait  que  ce  serait  peine  perdue  ),  mais  pour 
lui  rappeler  qu'il  pouvait,  dans  quelques  heures,  être  brusquement 
retiré  du  monde,  et  le  préparer  au  compte  qu'il  aurait  à  rendre  dans 
l'autre. 

Il  y  avait  long-temps  que  le  chevalier  n'avait  reçu  d'un  homme  de 
bien  quelque  marque  d'intérêt,  et  il  ne  fut  pas  insensible  à  celle-ci; 
d'ailleurs  il  n'eut  pas  le  temps  de  se  fatiguer  du  sermon,  qui  fut 
promptement  interrompu  par  l'arrivée  de  ses  hommes.  Après  les 
avoir  instruits ,  en  peu  de  mots ,  des  évènemens  de  la  nuit ,  il  les 
conduisit  sur  le  lieu  où  devait  s'engager  l'action  et  leur  distribua  les 
rôles. 

—  Vous  que  j'ai  vus  manier  si  bien  le  levier,  quand  il  fallait  faire 
sauter  une  porte  des  gonds  ou  se  frayer  un  passage  au  travers  d'une 
muraille,  vous  ne  serez  pas  embarrassés  pour  me  soulever  cette 
pierre;  toi,  tu  l'empêcheras  de  retomber,  en  poussant  cette  poutrelle; 
pour  nous,  soyons  prêts,  dès  que  la  brèche  sera  ouverte,  à  saluer 
d'une  bonne  volée  les  habitans  du  château  noir. 

Ces  ordres  furent  exécutés  avec  la  précision  qu'on  eût  pu  atten- 
dre des  soldats  les  mieux  disciplinés.  La  pierre,  ébranlée  parles  mou- 
vemens  alternatifs  de  deux  fortes  pinces  de  fer,  monta  peu  à  peu  et 
enfin  laissa  voir  une  étroite  ouverture  à  travers  laquelle  volèrent  aus- 
sitôt trois  carreaux  d'arbalète.  Au  même  instant  une  sorte  de  ron- 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

flement  ou  plutôt  le  bruit  d'un  soufle  très  fort  se  fit  entendre ,  et  il 
sortit  du  trou  une  vapeur  empestée. 

On  avait  vu  briller  dans  l'ombre  quatre  points  enflammés,  mais 
qui  s'étaient  sur-le-champ  obscurcis. 

La  dalle  écartée,  on  aperçut  une  sorte  de  chemin  souterrain  qui 
descendait  par  une  pente  peu  rapide  et  semblait  se  prolonger  fort 
loin  ;  d'ailleurs  il  était  trop  tortueux  pour  que  le  regard  ou  le  trait 
d'une  arbalète  en  put  sonder  la  profondeur. 

—  Jusqu'où  faudra-t-il  aller  chercher  les  coquins?  dit  à  demi-voix 
Wolfskruyt. 

—  Les  chercher  !  reprit  brusquement  l'homme  qui  portait  d'ordi- 
naire la  parole,  quand  la  bande  avait  quelque  chose  à  objecter  aux 
propositions  du  chevalier;  les  chercher!  et  par  où,  s'il  vous  plaît? 
Certes,  ce  n'est  pas  là  un  chemin  fait  pour  des  chrétiens  ! 

—  Ni  par  des  chrétiens,  camarades;  aussi  allons-nous  les  traiter 
en  francs  hérétiques,  avec  la  poix  et  les  fagots. 

Donné  ainsi  gaiement,  l'ordre  fut  exécuté  sans  murmures,  et  l'ora- 
teur de  la  troupe  fut  tout  le  premier  à  lancer,  au  fond  de  l'antre, 
une  bourrée  enflammée.  Bientôt  il  y  eut  un  énorme  brasier;  mais  si 
les  assiégés  devaient  souffrir  du  feu,  les  assiégeans,  de  leur  côté 
commençaient  à  être  fort  incommodés  de  la  fumée,  et  bientôt,  pour 
n'être  pas  suffoqués,  ils  se  virent  contraints  à  faire  leur  retraite. 

Cependant  le  feu  continuait,  et,  comme  on  en  observait  de  loin  les 
progrès,  on  vit  tout  à  coup  les  charbons  ardens  s'agiter  et  sortir 
précipitamment  un  grand  animal,  le  même  que  Wolfskruyt  avait 
entrevu  cette  nuit,  et  qu'il  reconnut  maintenant  pour  un  immense  lé- 
zard. Ce  n'est  pas  tout,  derrière  cette  bête  en  venait  une  autre  non 
moins  étrange  par  sa  taille,  car  pour  les  formes  elles  étaient  bien 
connues  :  c'étaient  les  yeux  saillans,  le  large  ventre,  les  pattes  cour- 
tes d'un  crapaud;  mais  ce  crapaud  était  large  comme  l'écu  d'un 
homme  d'armes,  son  dos  était  gonflé,  et  sa  peau,  noircie  parle  feu, 
fumait  comme  le  fer  rouge  qu'un  forgeron  éteint  dans  l'eau. 

—  A  ce  traînard  !  cria  Wolfskruyt ,  et  que  tous  les  coups  portent. 
Tous  les  coups  portèrent,  en  effet;  mais,  percé  de  six  carreaux, 

l'animal  ne  s'arrêta  pas,  et  il  s'alla  rencoigner  dans  l'angle  le  plus 
obscur  de  la  salle.  Les  traits  lancés  par  les  arbalètes  vinrent  bientôt 
l'y  frapper.  Tourné  vers  les  assaillans,  il  les  regardait  avec  des  yeux 
enflammés,  il  soufflait  violemment ,  s'élevait  sur  ses  pattes  informes, 
et  continuait  encore  à  gonfler  son  corps  qui  paraissait  près  d'éclater. 


LE  LÉZARD  DE  SAINT-OMER.  225 

Une  troisième  volée  cependant  le  fit  retomber  sur  le  ventre,  et,  après 
s'être  débattu  quelques  instans,  il  resta  pour  toujours  immobile. 

Restait  le  lézard,  qui  ne  promettait  pas  une  victoire  aussi  aisée, 
car  il  était  armé  de  pied  en  cap ,  et  son  harnais ,  comme  on  ne  tarda 
pas  à  le  reconnaître,  était  à  l'épreuve  du  trait.  Il  occupait  aussi  un 
des  angles  du  fond  de  la  salle,  et  il  s'y  était  tenu  en  repos  tant  que 
l'attaque  n'avait  été  dirigée  que  contre  son  allié.  Mais  à  peine  eut-il 
senti  le  choc  des  premiers  carreaux,  qui  tous  d'ailleurs  rebondirent 
sur  ses  écailles,  qu'il  commença  à  donner  des  signes  de  la  plus  vio- 
lente colère.  11  battait  la  terre  de  sa  queue,  soufflait  avec  violence, 
piétinait,  se  cabrait,  et  semblait  à  tout  instant  prêt  à  s'élancer  sur 
ses  agresseurs.  Cependant  il  n'avait  pas  encore  quitté  son  fort  et  déjà 
on  parlait  de  l'y  aller  relancer,  lorsqu'un  trait  venant  à  l'atteindre 
dans  l'œil ,  la  douleur  acheva  de  le  rendre  furieux ,  et  il  se  précipita 
vers  ses  ennemis. 

Si  Wolfskruyt  avait  senti  à  ses  côtés  un  seul  homme  d'un  courage 
égal  au  sien,  il  eut  attendu  le  monstre  de  pied  ferme;  mais  tous  ses 
gens  avaient  fui,  et  il  entendait  derrière  lui  le  bruit  confus  de  leurs 
pas  qui  retentissait  comme  le  roulement  d'un  tonnerre  dans  les  longs 
corridors.  — Où  courez-vous,  lâches?  cria-t-il;  et  cependant  il  cou- 
rait lui-même  de  manière  à  les  avoir  bientôt  rejoints ,  lorsqu'il  vit 
tomber  devant  lui,  non  un  de  ses  compagnons ,  mais  un  moine,  dont 
les  pieds  s'étaient  embarrassés  dans  les  plis  de  sa  longue  robe.  Ce 
moine,  c'était  Anselme,  qui,  troublé  de  noirs  pressentimens,  avait 
voulu  se  tenir  près  du  heu  du  combat  pour  pouvoir,  au  besoin,  assis- 
ter le  chevalier  et  l'aider  à  bien  mourir. 

Wolfskruyt  avait  passé  outre;  un  mouvement  généreux  le  ramena. 
11  était  temps;  le  monstre  arrivait,  et  il  se  rua  en  aveugle  sur  l'épieu 
que  lui  opposait  le  chevalier.  L'épieu  se  rompit  de  la  violence  du 
choc;  mais  l'animal  fut  arrêté  tout  court.  Blessé  au  museau,  il  se 
dressa  sur  ses  pieds  comme  un  cheval  qui  se  cabre ,  et  il  allait  retom- 
ber de  tout  son  poids  sur  son  ennemi  désarmé,  quand  l'intrépide 
Wolfskruyt  s'élança  vers  lui,  le  saisit  au  corps  et  le  serra  étroite- 
ment dans  ses  bras. 

Ils  vinrent  à  terre  en  même  temps  sans  se  séparer,  et  sans  pou- 
voir se  nuire.  Cette  horrible  lutte  cependant  ne  fut  pas  de  longue 
durée,  car  le  chevalier  étant  parvenu  à  saisir  sa  dague,  en  frappa  le 
monstre  sous  l'aisselle;  la  dague  entra  jusqu'à  la  garde. 

Le  coup  était  mortel,  et  le  chevalier  s'en  aperçut  bientôt,  mais  il 
se  hâta  trop  de  lâcher  prise  ;  au  moment  où  il  se  relevait ,  l'affreux 

TOME  XII.  15 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lézard,  qui  se  débattait  dans  les  dernières  convulsions ,  l'atteignit 
au  cou  de  ses  redoutables  griffes,  et  le  renversa  près  de  lui. 

Ce  fut  en  vain  qu'Anselme  essaya  d'arrêter  le  sang  qui  jaillissait 
de  la  blessure;  il  reconnut  bientôt  qu'il  ne  restait  à  son  généreux 
défenseur  que  quelques  instans  à  vivre ,  et  il  ne  songea  plus  qu'à 
l'aider  à  bien  mourir.  Le  chevalier  ne  pouvait  parler,  mais  il  pressa 
la  main  du  moine ,  qui  prononçait  pour  lui  son  in  manus,  et  celui-ci, 
en  lui  voyant  fermer  les  yeux ,  eut  du  moins  la  consolation  de  penser 
qu'il  mourait  repentant  et  pardonné. 

Ainsi  finit  le  chevalier,  qui  aurait  peut-être  laissé  la  réputation 
d'un  héros,  si  la  fortune  lui  eût  offert,  dès  sa  jeunesse,  l'occasion 
d'employer  son  courage  dans  de  nobles  entreprises.  La  ville  lui  fît 
de  pompeuses  obsèques  ;  mais  Anselme  fut  le  seul  homme  qui  le 
pleura.  Ses  parens  furent  ravis  de  le  voir  finir  par  une  action  hono- 
rable. Quant  aux  lâches  qui  l'avaient  abandonné,  ils  retombèrent 
tous  successivement  entre  les  mains  de  la  justice  et  périrent  par  la 
corde. 

Les  deux  animaux,  dont  le  couvent  s'empressa  de  faire  enlever 
les  cadavres,  ont  été  cependant  conservés  comme  un  témoignage  de 
cet  étrange  événement,  et  l'on  peut  encore  aujourd'hui  les  voir  l'un 
et  l'autre  suspendus  à  la  voûte  d'une  des  principales  églises  de  Saint- 
Omer.  Le  lézard  est  long  de  dix  brasses ,  le  crapaud  est  large  comme 
le  plus  grand  bouclier. 

Les  savans  ont  beaucoup  raisonné  sur  les  moyens  qu'employaient 
les  deux  animaux  pour  remuer  l'énorme  dalle;  l'opinion  la  plus  gé- 
nérale, c'est  que  le  crapaud,  se  gonflant  par  l'effet  de  son  propre 
poison,  soulevait  la  pierre  et  ouvrait  ainsi  une  sortie  au  lézard, 
lequel,  grâce  à  la  longueur  de  son  corps,  pouvait  saisir  les  viandes, 
auxquelles  l'autre  n'aurait  pu  atteindre.  Il  n'y  avait  qu'un  besoin  ré- 
ciproque qui  pût  maintenir  l'alliance  des  deux  voleurs;  une  amitié 
désintéressée  ne  peut  exister  qu'entre  des  êtres  vertueux.  » 


m. 


—  La  peste  soit  du  conteur,  s'écria  mon  ami  lorsque  j'eus  achevé 
la  lecture;  j'ai  écouté  jusqu'au  bout  son  prolixe  récit,  et  la  seule  cir- 
constance que  je  voulusse  connaître,  est  justement  celle  dont  il  a 
oublié  de  parler. 

—  Etjaquelle,  s'il  vous  plaît? 


LE   LÉZARD  DE   SAINT-OMER.  227 

—  Le  nom  de  l'église  où  l'on  voyait  les  deux  animaux  ;  mon  père, 
qui  a  été  élevé  à  Saint-Omer,  a  vingt  fois  cherché  à  se  le  rappeler. 
J'espérais  pouvoir  lui  donner  cette  petite  satisfaction. 

—  TI  y  a  donc  quelque  fait  réel  sur  lequel  on  a  bâti  cette  histoire. 

—  Sans  doute  comme  il  y  en  a  au  fond  de  presque  tous  les  contes 
populaires;  mais  venez,  il  va  vous  conter  tout  lui-même... 

Nous  passâmes  dans  la  chambre  du  vieillard,  dont  j'étais  devenu 
le  favori ,  parce  que  je  pouvais  au  besoin  lui  fournir  un  couplet  de 
quelque  vieille  chanson  quand  il  ne  la  retrouvait  pas  tout  entière 
dans  sa  mémoire. 

—  Mon  père,  n'est-il  pas  vrai  que  vous  avez  vu  le  crapaud  et  le 
lézard  de  Saint-Omer? 

—  Oui,  et  bien  plus  souvent  que  je  n'aurais  voulu,  car  ils  étaient 
dans  l'église  où  chaque  dimanche  mes  tantes  me  menaient  entendre 
vêpres,  pendant  que  mes  camarades  étaient  aux  champs  à  se  divertir. 

—  Vous  avez  vu  un  lézard  long  de  cinquante  pieds  et  un  crapaud 
large  comme  un  bouclier. 

—  Non ,  mais  un  crododile  de  dix  à  douze  pieds  de  longueur,  et  une 
tortue  qui  était,  je  crois,  plus  grande  que  vous  ne  le  dites.  Vous  re- 
marquerez, ajouta-t-il,  qu'en  Flandre,  de  même  qu'en  Allemagne,  le 
nom  par  lequel  on  désigne  la  tortue  signifie  crapaud  à  plastron 
[SliiUl  Pad,  et  Shild  Krote);  je  ne  doute  pas  que  ce  nom  bizarre  n'ait 
été,  dans  une  foule  de  lieux,  l'origine  de  contes  tout  aussi  ridicules 

que  celui  qu'on  fait  à  Saint-Omer que  celui  qu'on  y  faisait  jadis , 

dirai-je  plutôt,  car Téglise  est  détruite  depuis  long-temps,  et  l'histoire 
est  peut-être  déjà  oubliée. 

P.  P.  Lecacheux. 


15. 


DU  PHILOPŒMEN 


DE  M.  DAVID. 


Le  PliUopœmen  de  M.  David  n'a  pas  trompé  nos  espérances  ;  c'est 
un  ouvrage  très  remarquable  et  qui  soutient  dignement  la  réputation 
de  l'auteur.  L'étude  de  cette  statue  ne  sera  pas  sans  proflt  pour  les 
sculpteurs  de  notre  âge  ;  cependant  il  y  a  lieu  de  discuter  la  compo- 
sition et  le  style  de  cette  statue,  soit  en  consultant  l'histoire  de  la 
sculpture ,  soit  en  interrogeant  la  nature  du  sujet  et  les  intentions  du 
statuaire.  Le  sujet  choisi  par  M.  David  ne  manque  certainement  pas 
d'intérêt  ;  mais  pour  le  plus  grand  nombre  des  spectateurs  Philo- 
pœmen  est  une  flgure  plutôt  qu'un  personnage.  La  biographie  du 
guerrier  mégalopolitain  est  non-seulement  étrangère  aux  hommes 
du  monde,  mais  à  demi  effacée  de  bien  des  mémoires  studieuses,  et 
cet  oubli  est  un  malheur  pour  M.  David.  Quand  on  lit  les  noms  gra- 
vés sur  la  plinthe  des  statues  récemment  placées  aux  Tuileries,  il 
est  difficile  de  s'expliquer  quelle  pensée  a  présidé  à  la  décoration  de 
ce  jardin.  Nous  ne  contestons  pas  la  valeur  sculpturale  des  sujets 
grecs;  nous  croyons  au  contraire  que  la  patrie  de  Phidias  offre  au 
ciseau  des  thèmes  excellens  et  innombrables  ;  mais  la  décoration  d'un 
jardin  doit  être  conçue  autrement  qu'un  musée. Il  ne  s'agit  pas  de  pla- 
cer aux  Tuileries  des  statues  remarquablespar  leur  mérite  individuel, 
mais  bien  d'assortir  et  d'ordonner  les  idées  exprimées  par  ces  statues, 
de  telle  sorte  qu'elles  intéressent  les  promeneurs,  non-seulement  par 
le  mérite  de  l'artiste,  mais  encore,  et  selon  nous  ce  dernier  point  est 
fort  important,  par  l'ensemble  des  sujets  traités.  Or,  est-il  possible  de 
deviner  pourquoi  Péridcs  précède  Phidias ,  pourquoi  le  Soldai  labon- 


DU  PHILOPOEMEN.  229 

reur  des  Géorgiques  est  placé  près  de  Cincinnntiis y  pourquoi  Spar- 
tacus  et  Ttiémistocle  séparent  Cincinnaim  de  Pliilopœmen?  Le  Mino- 
taure  et  Proméihée,  Alexandre  et  le  Soldat  de  Marathon  donnent  lieu 
à  la  même  question.  Avec  la  meilleure  volonté  du  monde,  il  n'est  pas 
permis  de  croire  que  M.  Fontaine,  qui  prétend  continuer  Philibert 
Delorme  et  Lenôtre,  et  qui  même  s'attribue  le  droit  de  les  corriger, 
ait  délibéré  pendant  une  matinée  sur  le  choix  des  figures  qu'il  place 
aux  Tuileries.  Livré  tout  entier  aux  soucis  de  la  maçonnerie,  il  n'a 
pas  daigné  discuter  avec  l'intendant  de  la  liste  civile  le  nom  et  la 
patrie  des  personnages  qui  devaient  garnir  les  piédestaux;  pour  lui, 
toute  la  question  se  réduit  à  distribuer  en  face  du  château  un  certain 
nombre  de  blocs  de  Carrare.  Que  les  personnages  soient  grecs, 
romains  ou  français,  peu  lui  importe.  S'il  n'eut  consulté  que  son 
goût,  si  personne  ne  fût  intervenu  dans  la  distribution  des  travaux 
de  sculpture ,  il  est  probable  que  M.  Fontaine  eût  préféré  aux  sta- 
tues que  nous  venons  de  nommer  une  douzaine  de  vases  exécutés  par 
M.  Plantard;  heureusement  l'intendant  de  la  liste  civile  ne  partage 
pas  le  goût  de  M.  Fontaine  pour  la  caricature  des  vases  antiques  et 
des  vases  florentins,  et  si  la  plupart  des  statues  nouvelles  placées  aux 
Tuileries  sont  au-dessous  de  la  critique,  du  moins  faut-il  reconnaître 
qu'elles  sont  préférables  aux  vases,  aux  lions  et  aux  candélabres  de 
M.  Plantard.  Si  l'on  excepte  le  Phidias ,  le  Proméihée  et  le  Pliilopœ- 
luen,  pas  une  de  ces  statues  ne  mérite  l'honneur  de  l'analyse;  Pé- 
ricies  et  Thémistocle  sont  d'une  égale  médiocrité.  Mais  il  était  certai- 
nement possible  de  tirer  bon  parti  de  ces  figures,  et  quoiqu'elles 
soient  d'une  vulgarité  rebutante,  nous  les  préférons  aux  œuvres 
de  M.  Plantard.  N'y  avait-il  donc  pas  moyen  de  concevoir  pour  la 
décoration  des  Tuileries  une  série  de  statues  en  harmonie  avec  le 
bon  sens ,  avec  le  goût  des  promeneurs,  avec  les  idées  qui  préoccu- 
pent la  société  contemporaine?  N'eût-il  pas  été  naturel  de  demander 
aux  statuaires  français  un  choix  de  figures  prises  dans  l'histoire 
de  France?  Le  caractère  païen  des  figures  et  des  groupes  distri- 
bués dans  le  jardin  ne  s'opposait  pas  à  l'accomplissement  de  cette 
idée;  car  il  n'était  pas  nécessaire  de  soumettre  la  décoration  sculp- 
turale des  Tuileries  aux  lois  d'une  impérieuse  unité.  Ce  qui  eût  été 
sage  dans  un  jardin  nouveau,  devenait  puéril  dans  un  jardin  com- 
mencé depuis  long-temps.  D'ailleurs  ,  je  le  demande,  comment  Phi- 
dias et  Pliilopœmen  s'accordent-ils  avec  les  groupes  de  Coustou  et  de 
Lepautre?  Sans  imiter  le  ridicule  exemple  du  patriotisme  anglais,  qui 
a  représenté  le  duc  de  Wellington  sous  les  traits  d'Achille,  il  est  per- 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mis  de  placer  aux  Tuileries  les  guerriers  et  les  hommes  d'état  qui 
ont  consacré  leur  vie  au  bonheur  et  à  la  gloire  de  la  France.  Pour  ex- 
citer l'admiration  et  la  sympathie,  il  n'est  pas  nécessaire  de  prêter  à 
Bayard  et  à  Duguesclin  les  traits  d'Hector  et  d'Agamemnon.  La  cui- 
rasse ei  la  cotte  de  mailles ,  quoique  moins  belles  sous  le  ciseau  que 
la  chair  vivante  ,  seront  toujours  ,  pour  un  sculpteur  habile,  l'occa- 
sion d'un  triomphe.  Pourquoi  la  liste  civile  n'a-t-elle  pas  placé  aux 
Tuileries  des  flgures  tirées  de  l'histoire  de  France?  Je  ne  crois  pas 
qu'elle  puisse  le  dire.  Elle  a  trouvé  plus  simple  de  demander  à  chaque 
sculpteur  une  statue ,  quelle  qu'elle  fût  ;  et  voyez  ce  qui  est  arrivé. 
Chacun  a  suivi  son  penchant  sans  s'inquiéter  de  ce  que  les  autres 
allaient  faire,  et  la  médiocrité  commune  au  plus  grand  nombre  de 
ces  ouvrages  est  devenue  plus  frappante  encore  par  le  caprice  indivi- 
duel qui  a  présidé  au  choix  des  sujets.  Puisque  chacun  n'a  consulté 
que  lui-même,  et  a  déployé  librement  toutes  ses  facultés,  nous  som- 
mes en  droit  de  demander  à  chacun  un  bon  ouvrage;  l'indulgence 
n'est  pas  permise  en  face  de  ces  œuvres  insignifiantes  dont  les  au- 
teurs ont  choisi  le  thème  et  le  programme.  Les  statues  des  Tuileries 
conflrment  victorieusement  et  d'une  façon  déplorable  ce  que  nous 
avons  si  souvent  répété  en  parlant  de  la  distribution  des  travaux  de 
peinture  et  de  sculpture.  Si  la  composition  et  l'exécution  de  ces  sta- 
tues eussent  été  conflées  à  un  seul  homme,  et  certes  une  pareille  hy- 
pothèse n'a  rien  d'extravagant,  nous  n'aurions  pas  à  regretter  l'in- 
cohérence que  nous  signalons.  Si  un  seul  homme  eût  été  chargé  de 
cette  décoration,  quelle  que  fût  la  pente  de  ses  préférences,  qu'il  se 
décidât  pour  la  Grèce  ou  pour  la  France,  pour  la  Judée  ou  l'Italie, 
du  moins  il  eût  mis  de  l'unité  dans  son  travail;  il  n'aurait  pas  mis  en 
loterie  les  noms  des  personnages  destinés  à  orner  le  jardin.  Mais  la 
raison  voulait  que  le  statuaire,  libre  dans  la  composition  et  l'exécution 
de  son  œuvre,  acceptât  et  ne  choisît  pas  les  personnages  conflés  à 
son  ciseau.  Et  comme  il  est  assurément  plus  facile  d'appeler  l'intérêt 
sur  l'histoire  nationale  que  sur  l'histoire  grecque  ou  romaine,  tout 
se  réunissait  pour  prescrire  à  la  liste  civile  le  choix  de  personnages 
français.  En  livrant  au  hasard  le  sujet  des  ouvrages  qu'elle  demande, 
elle  manque  à  la  mission  qu'elle  s'est  donnée,  dont  elle  se  glorifie; 
au  lieu  d'encourager  les  arts,  que  les  chambres  négligent  comme 
inutiles,  elle  les  déprave  et  les  abâtardit.  En  plaçant  sur  la  même  ligne 
M.  Lemaire  et  M.  David,  M.  Debay  et  M.  Pradier,  en  mettant  le  ta- 
lent éprouvé  au  même  rang  que  la  médiocrité  authentique,  elle  trahit 
les  intérêts  qu'elle  prétend  protéger. 


DU  PUILOPOEMEX.  231 

Le  Pli'dopœmen  de  M.  David  est  assurément  la  meilleure  de  toutes 
les  statues  nouvelles  placées  aux  Tuileries.  Il  y  a  dans  le  Phidias  et 
le  Prmnéllicc  des  morceaux  excellens;  mais  la  figure  de  Philopœmen, 
envisagée  sous  le  double  rapport  de  la  composition  et  de  l'exécution, 
est  un  ouvrage  plus  harmonieux  et  plus  logique.  Le  moment  choisi 
par  M.  David  est  la  bataille  de  Sellasie  où  Philopœmen,  blessé  dan- 
gereusement, retire  de  sa  cuisse  un  javelot  que  personne  n'osait 
arracher.  Plutarque  dit  formellement  que  les  deux  cuisses  de  Philo- 
pœmen furent  traversées,  et  que  le  guerrier  mégalopolitain  brisa 
d'abord  le  javelot  en  deux  morceaux  par  la  violence  de  ses  mouve- 
mens,  et  retira  séparément  les  deux  tronçons;  mais  je  conçois  très 
bien  que  jI.  David  n'ait  pas  suivi  la  version  de  Plutarque,  car  il  eût 
été  difficile,  dans  un  morceau  ronde  bosse,  de  trouver,  pour  cette 
double  blessure  et  pour  les  mouvemens  convulsifs  de  Philopœmen, 
un  ensemble  de  lignes  heureuses;  le  respect  littéral  du  texte  grec 
n'eût  été  qu'une  puérilité.  Il  est  vraisemblable  que  M.  David  a  voulu 
exprimer  le  courage  militaire;  et  si  telle  a  été  son  intention,  le  trait 
cité  par  Plutarque  n'a  pas  besoin  d'être  scrupuleusement  traduit  pour 
exciter  notre  admiration  et  notre  sympathie.  L'omission  d'un  détail 
sans  importance  ne  peut  inquiéter  que  les  archéologues  et  ne  nuit 
en  rien  à  l'œuvre  du  sculpteur.  A  mon  avis  ,  la  mort  de  Philopœmen 
offre  plus  d'intérêt  que  le  trait  choisi  par  M.  David;  le  guerrier  sep- 
tuagénaire qui ,  avant  de  boire  la  ciguë  que  lui  envoie  le  vainqueur, 
s'informe  du  sort  des  cavaliers  qui  l'ont  abandonné,  et  qui,  en  ap- 
prenant qu'ils  sont  sauvés ,  remercie  le  bourreau  de  cette  bonne 
nouvelle,  est  plus  grand  que  le  guerrier  de  trente  ans  qui  surmonte 
la  douleur  pour  retourner  au  combat;  mais  ce  glorieux  épisode  ne 
convient  qu'au  bas-relief,  et  M.  David  ne  pouvait  le  traiter  dans  les 
conditions  qui  lui  étaient  imposées.  Le  sujet  qu'il  a  choisi  exige  l'ex- 
pression de  trois  sentimens,  le  courage,  la  souffrance  et  l'enthou- 
siasme. Si  ces  trois  sentimens  sont  nettement  exprimés,  quelle  que 
soit  l'ordonnance  des  lignes,  quel  que  soit  le  style  des  morceaux,  le 
statuaire  peut  s'applaudir,  et  aux  yeux  du  plus  grand  nombre  son 
œuvre  est  complète.  Or,  nous  nous  plaisons  à  reconnaître  que  le 
Philopœmen  de  M.  David  exprime  clairement  le  courage,  la  souf- 
france et  l'enthousiasme.  La  douleur  est  empreinte  sur  le  visage;  mais 
la  tête  tournée  vers  le  ciel  révèle  chez  le  héros  une  pieuse  espérance, 
une  belliqueuse  ardeur;  quant  au  courage,  il  est  écrit  en  caractères 
éclalans  dans  la  contraction  de  la  main  gauche  qui  serre  la  cuisse 
•blessée,  tandis  que  la  main  droite  arrache  le  javelot.  Ainsi  M.  David 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'a  manqué  à  aucune  des  conditions  impérieuses  du  sujet,  il  a  res- 
pecté fldèlement  le  caractère  du  personnage,  et  le  sens  de  l'action 
qu'il  avait  à  retracer.  Au  premier  aspect,  j'en  conviens,  son  Pliilo- 
pœmenne  semble  pas  exempt  d'une  certaine  emphase;  mais  si  l'étude 
n'efface  pas  cette  impression ,  elle  ne  tarde  pas  à  l'expliquer  et  à  la 
justifler.  L'action  de  Philopœmen  n'a  pu  s'accomplir  que  sous  l'em- 
pire d'une  vive  exaltation  ;  en  arrachant  le  javelot  qui  venait  de  lui 
traverser  la  cuisse,  il  a  dû  exprimer,  dans  son  attitude,  dans  les 
traits  de  son  visage,  l'emphase  que  M.  David  lui  attribue.  J'excuse 
pareillement  l'arme  placée  dans  la  main  gauche  de  Philopœmen.  Il 
ne  faut  pas  oublier,  en  effet,  que  le  chef  de  la  cavalerie  achéenne 
brûle  de  retourner  au  combat,  à  l'ennemi  qui  est  devant  lui,  et  mal- 
gré sa  blessure,  il  ne  peut  quitter  le  fer  dont  il  va  se  servir.  Toute- 
fois l'emphase  de  cette  figure  serait  moins  sensible  et  ne  choquerait 
personne  si  l'auteur  se  fût  abstenu  de  supprimer  l'armure  de  Phi- 
lopœmen. Je  sais  que  le  nu,  la  chair  proprement  dite,  est  le  triomphe 
de  la  statuaire  ;  je  sais  que  les  sculpteurs  de  l'antiquité  étaient  habi- 
tués à  représenter  les  héros,  comme  les  dieux,  complètement  nus, 
ou  les  enveloppaient  tout  au  plus  d'une  draperie  légère  pour  donner 
aux  Hgnes  de  la  flgure  plus  de  grâce  ou  de  majesté;  mais  la  pratique 
des  sculpteurs  grecs  et  l'importance  du  nu  dans  la  statuaire,  sont 
loin  de  justifier  le  parti  adopté  par  M.  David.  Car  la  plupart  des  sta- 
tues antiques  représentent  des  personnages  immobiles,  le  type  idéal 
d'un  héros  plutôt  qu'un  homme  engagé  dans  une  action  déterminée. 
Si  donc  M.  David  eût  été  chargé  de  restituer  pour  un  musée  la  statue 
de  Philopœmen j  placée,  lui  vivant,  dans  le  temple  de  Delphes,  je  con- 
cevrais très  bien  l'absence  de  l'armure  ;  mais  il  a  voulu  nous  montrer 
Philopœmen  à  la  bataille  de  Sellasie  ;  et  ce  moment  est  tellement  dé- 
terminé, tellement  précis,  que  nous  désirons  naturellement  retrouver 
dans  la  réalité  du  personnage  la  réalité  de  l'action.  Nous  concevons 
difficilement  le  casque  sans  la  cuirasse,  et  le  baudrier  suspendu  à 
l'épaule  nue  du  héros  étonne  les  yeux  les  plus  complaisans.  L'absence 
de  l'armure  est  d'autant  plus  singulière  que  Philopœmen  aimait  la 
magnificence  militaire  presque  autant  qu'un  guerrier  ottoman.  Il 
avait  décidé  la  jeunesse  opulente  de  Mégalopolis  à  briser  toutes  ses 
coupes  ciselées,  à  déchirer  la  pourpre  de  ses  manteaux  et  à  dépenser 
le  plus  clair  de  ses  revenus  en  casques  et  en  cuirasses.  Les  jeunes 
femmes,  par  son  conseil,  s'empressaient  à  orner  de  broderies  les  ar- 
mures destinées  à  la  défense  du  pays.  Philopœmen  avait  cherché  à  ex- 
citer parmi  ses  soldats  une  émulation  qui  n'est  pas  sans  analogie  avec 


DU  PHILOPOEMEN.  233 

la  chevalerie  du  moyen-âge.  Je  regrette  que  M.  David  n'ait  pas  tenu 
compte  de  cette  donnée;  car  il  pouvait,  en  la  respectant,  conserver 
toute  l'énergie  du  personnage.  Sans  sacrifier  la  chair  à  l'airain,  sans 
cacher  l'homme  sous  la  cuirasse,  il  pouvait  couvrir  une  partie  de 
la  poitrine ,  et  traiter  le  casque  de  Philopœmen  avec  moins  de  sim- 
plicité. Il  avait  dans  le  casque  d'Ajax  un  bel  exemple  à  suivre;  il 
pouvait  semer  sur  l'airain  les  quadriges  haletans.  Le  bouclier  sur- 
tout appelait  la  magnificence;  car  Philopœmen ,  qui  lisait  tantôt  la 
tactique  d'Evangelus,  tantôt  les  poèmes  d'Homère,  portait  dans  le 
gouvernement  de  son  armée  le  même  goût  que  dans  ses  lectures. 
Non-seulement  il  surveillait,  il  multipliait,  il  variait  les  manœuvres 
de  ses  escadrons  avec  cette  sagacité  que  Polybe  et  Folard  ont  admi- 
rée; mais  il  s'occupait  d'élargir  et  d'enrichir  les  boucliers  de  ses 
soldats ,  et  ses  lieutenans  s'abritaient  derrière  un  chant  de  i'ihade. 
Je  crois  sincèrement  que  le  Pliilopœmen  de  M.  David ,  couvert  dune 
riche  armure ,  n'eût  rien  perdu  de  sa  grandeur  ni  de  son  idéa- 
lité ;  car  les  armures  grecques  étaient  loin  d'avoir  le  même  poids 
et  d'offrir  la  même  sécurité  que  les  armures  du  moyen-âge  ;  elles 
ornaient  plutôt  qu'elles  ne  couvraient  le  corps;  elles  rehaussaient 
la  beauté,  et  laissaient  aux  parties  nues  toute  leur  valeur  sculptu- 
rale. Il  eût  été  bien  facile  à  M.  David  d'éviter  ces  légers  reproches, 
et  de  faire  entrer  dans  son  œuvre  les  élémens  que  l'histoire  lui  indi- 
quait; il  est  évident  qu'il  a  négligé  l'armure  pour  la  chair,  le  général 
de  l'armée  achéenne  pour  l'homme  pris  en  lui-même,  l'archéologie 
pour  la  sculpure. 

L'étude  successive  des  différentes  parties  du.  Philopœmen  est  pleine 
d'intérêt  et  diminue  les  regrets  que  nous  inspire  l'omission  de  plu- 
sieurs détails  historiques.  La  tête,  le  torse  et  les  membres  sont  trai- 
tas avec  tant  de  soin,  et  je  puis  dire  avec  tant  d'amour,  que  la  pré- 
férence accordée  par  M.  David  à  l'homme  pris  en  lui-même  semble 
justifiée.  Quant  à  nous ,  sans  méconnaître  les  droits  de  l'histoire  dans 
un  sujet  historique,  nous  placerons  toujours  la  vérité  humaine  au- 
dessus  de  la  réalité  locale  et  passagère,  et  c'est  au  nom  de  la  vérité 
humaine  que  le  Phïlo-pœmen  de  M.  David  nous  paraît  digne  de  la  plus 
haute  estime.  Le  style  de  la  tête  s'accorde  très  bien  avec  la  nature 
des  sentimens  que  le  statuaire  a  voulu  exprimer;  les  pHs  du  front  et 
le  regard  inspiré  peignent  fidèlement  les  émotions  diverses  du  géné- 
ral achéen.  Le  type  du  visage  s'éloigne  heureusement  des  types  con- 
sacrés dans  l'école;  rien  de  systématique  dans  la  division  des  plans, 
nulle  symétrie  officielle  dans  l'ordonnance  des  lignes,  mais  de  l'ani' 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mation,  de  l'ardeur  et  de  la  souffrance.  Les  narines  dilatées,  les  lè- 
vres palpitantes,  retracent  énergiquement  ce  qui  sepasse  dans  l'ame 
du  héros.  On  sait  que  Philopœmen  ne  fut  jamais  célèbre  pour  sa 
beauté;  M.  David  a  donc  bien  fait  de  ne  pas  prêter  à  son  modèle  une 
élégance  inutile.  Il  a  cru  pouvoir  se  priver  de  cette  ressource  vul- 
gaire, et  il  a  eu  raison.  Peut-être  serait-il  permis  de  lui  reprocher, 
sans  injustice,  l'âge  qu'il  a  donné  à  sa  figure.  Philopœmen  est  mort 
à  soixante- dix  ans,  mais  le  moment  choisi  par  M.  David  se  rapporte 
aux  débuts  militaires  de  Philopœmen;  car  le  général  achéen  n'avait 
que  trente  ans  à  la  bataille  de  Sellasie,  et  n'avait  pas  encore  pris  le 
commandement  en  chef  de  l'armée.  Je  m'explique  facilement  pour- 
quoi le  statuaire  a  vieilli  son  modèle;  mais  cette  explication ,  qui  se 
présente  naturellement,  décèle  chez  l'auteur  une  injuste  défiance.  Il 
a  voulu  évidemment  se  donner  le  plaisir  et  la  gloire  de  chercher  dans 
le  marbre  la  chair  d'un  vieillard;  il  a  craint,  en  laissant  à  son  mo- 
dèle l'âge  viril  que  lui  donne  l'histoire,  de  demeurer  trop  loin  des 
monumens  de  l'art  grec.  Il  a  violé  la  chronologie  pour  donner  à  son 
œuvre  l'attrait  de  la  nouveauté,  pour  présenter  le  modèle  humain 
sous  un  aspect  que  l'art  grec  s'est  rarement  proposé.  A  notre  avis  cette 
pusillanimité  doit  être  blâmée  d'autant  plus  sévèrement  que  le  style 
adopté  par  M.  David  pour  toutes  les  parties  de  sa  figure  s'éloigne 
absolument  de  l'art  antique.  Si  l'on  cherchait  dans  l'histoire  de  la 
sculpture  un  homme  dont  les  ouvrages  rappelassent  le  style  du 
Phiiupœmen ,  le  nom  de  Puget  se  présenterait  sur-le-champ  à  la 
mémoire;  car  entre  le  PhUopœinen  et  le  Milon  il  y  a  une  évidente 
parenté.  Il  eût  donc  été  facile  à  M.  David  de  respecter  l'âge  viril 
de  son  modèle,  et  de  traiter  cette  donnée  d'une  façon  originale. 
En  donnant  au  général  achéen  cinquante  ans  au  lieu  de  trente,  il 
a  été  nouveau  comme  il  le  voulait,  mais  il  a  diminué  la  gloire  du 
succès  en  diminuant  le  nombre  des  points  de  comparaison.  Les 
épaules  et  la  poitrine  sont  pleines  de  vie  et  de  puissance,  et  seul  entre 
tous  les  statuaires  contemporains ,  M.  David  pouvait  les  traiter  avec 
une  telle  largeur;  cependant  le  goût  conseillait,  je  crois,  d'omettre, 
ou  du  moins  de  combler  partiellement  les  fossettes  claviculaires,  et  de 
donner  aux  chairs  de  la  poitrine  plus  de  fermeté.  La  réalité,  je  le  sais, 
donne  à  peu  près  constamment  ce  que  M.  David  nous  montre,  mais 
le  devoir  du  sculpteur  n'est  pas  et  ne  sera  jamais  d'adopter  la  réalité 
tout  entière.  Pour  lutter  avec  la  nature  vivante,  il  ne  faut  pas  oubher 
les  élémens  dont  l'art  dispose  ;  or,  le  ciseau  n'a  que  la  forme  à  pétrir, 
c'est  à  la  forme  seule  qu'il  emprunte  ses  moyens  d'action.  La  cou- 


DU   PHILOPOEMEN.  235 

leur,  la  transparence,  la  vie  qui  lui  sont  refusées,  modifient  singu- 
lièrement la  forme  du  modèle  humain;  c'est  pourquoi  la  raison  con- 
seille au  statuaire  d'omettre  les  détails  que  la  forme  est  inhabile  à 
traduire  sans  le  secours  de  la  couleur  et  de  la  transparence.  Il  n'est 
permis  qu'aux  esprits  frivoles  d'identifier  l'art  et  la  réaHté  ;  la  diffé- 
rence profonde  qui  les  sépare  est,  depuis  long-temps,  une  vérité  vul- 
gaire pour  M.  David  ,  et  pour  tous  les  artistes  qui  prennent  la  sculp- 
ture au  sérieux.  La  partie  abdominale  du  torse,  sans  donner  lieu  aux 
mêmes  objections  que  la  poitrine,  n'est  peut-être  pas  traitée  avec 
assez  de  simplicité.  L'attitude  imprimée  au  modèle  justifie  certaine- 
ment les  plis  du  ventre ,  mais  il  n'était  pas  nécessaire  d'indiquer  avec 
tant  de  précision  la  topographie  anatomique  des  parties  latérales  et 
inférieures.  Moins  de  science  et  plus  de  simplicité  eussent  été  d'un 
meilleur  effet. 

La  cuisse  et  la  jambe  gauche  ne  laissent  rien  à  désirer.  La  jambe 
porte  bien,  et  les  détails  ne  sont  pas  trop  multipliés;  la  force  est  évi- 
dente, et  le  style  est  pur.  La  cuisse  droite,  celle  qui  est  traversée  par 
le  javelot,  mérite  les  mêmes  éloges.  Le  dessin  et  le  mouvement  de 
la  jambe  droite  sont  d'une  énergique  vérité;  mais  il  me  semble  que 
l'espace  laissé  entre  le  premier  et  le  second  orteil  n'est  pas  néces- 
saire et  donne  au  pied  droit  un  mauvais  aspect.  Il  eût  été  possible  de 
conserver  l'énergie  du  mouvement  en  omettant  ce  détail  mesquin. 
La  partie  antérieure  des  bras  est  généralement  excellente;  il  sérail 
difficile  d'exprimer  la  force  avec  plus  d'élégance.  Mais  je  reprocherai 
à  M.  David  d'avoir  trop  multiplié  les  détails  réels  dans  le  coude  des 
deux  bras;  les  plis  de  la  peau,  qu'il  a  cru  devoir  traduire  fidèle- 
ment, me  semblent  très  inutiles  et  nuisent  à  l'effet  général.  Ici,  comme 
pour  la  poitrine ,  le  goût  conseillait  impérieusement  la  simplicité. 
M.  David,  en  cédant  au  désir  de  reproduire  la  réalité,  a  troublé 
l'harmonie  de  son  œuvre. 

L'avis  que  j'exprime  sera,  je  crois,  partagé  par  les  admirateurs 
les  plus  sincères  de  M.  David.  Personne  ne  voudra  contester  le  mé- 
rite éminent  du  Philopœmcn  ;  mais  les  ennemis  les  plus  résolus  de  la 
couleur  locale  regretteront  que  l'auteur,  par  amour  pour  la  sculp- 
ture du  nu,  ait  négligé  plusieurs  détails  historiques,  dont  l'art  pou- 
vait très  bien  s'accommoder.  Sans  exagérer  la  valeur  de  ce  reprocîie, 
ils  croiront  que  le  devoir  de  M.  David  était  de  concilier  la  vérité  hu- 
maine et  la  rcalité  de  l'histoire.  Ils  s'accorderont  à  louer  la  science 
et  l'habileté  qui  se  révèlent  dans  toutes  les  parties  du  PhiUqjocmen  ^ 
mais  ils  penseront,  comme  nous,  que  plusieurs  détails,  utiles  à  con- 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

naître ,  eussent  été  omis  avec  avantage.  Le  statuaire  n'en  sait  jamais 
trop;  mais  le  goût  lui  commande  souvent  de  ne  pas  montrer  tout  ce 
qu'il  sait.  L'art  grec,  si  justement  admiré,  et  dont  les  monumens  se- 
ront, pour  les  générations  futures,  un  éternel  motif  d'émulation,  un 
sujet  inépuisable  d'études ,  se  distingue  surtout  par  la  simplicité. 
Mais  simplifler,  qu'est-ce  autre  chose  qu'omettre  les  élémens  mes- 
quins et  agrandir  les  élémens  importans?  C'est  à  la  pratique  assidue 
de  l'exagération  et  de  la  simpliflcation  qu'il  faut  rapporter  la  beauté 
de  l'art  grec;  c'est  au  nom  de  ce  double  principe  que  nous  avons  jugé 
le  Philopœmen. 

Gustave  Planche. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


SS^Qi^Q^ 


14  octobre  183". 


La  dissolution  est  prononcée,  et  la  chambre  des  pairs  compte  cinquante 
membres  de  plus.  Ce  sont  là  les  deux  grands  évènemens  de  la  quinzaine , 
évènemens  prévus,  annoncés  depuis  long-temps,  mais  que  l'impatience 
publique  accusait  de  se  faire  trop  attendre,  et  dont  les  intéressés  devançaient 
néanmoins  de  toutes  parts  la  promulgation  officielle.  On  ne  s'attendait  pas 
généralement  à  une  création  de  pairs  aussi  nombreuse.  Mais  il  paraît  que 
les  demandes  de  pairie  s'étaient  multipliées  au-delà  de  toutes  les  bornes 
qu'on  avait  d'abord  assignées  à  cet  exercice  de  la  prérogative  royale,  à 
mesure  que  les  prétendans  possibles  avaient  l'occasion  de  comparer  leurs 
titres  à  ceux  des  personnes  que  désignaient  comme  déjà  placées  sur  la  liste 
les  demi-révélations  de  la  presse  et  les  bruits  de  salon.  Il  a  donc  fallu  comp- 
ter au  moins  avec  quelques-unes  des  candidatures  qui  surgissaient  chaque 
jour,  et  comme  en  effet  les  catégories  de  la  loi  sont  très  larges,  comme  elles 
admettent  expressément  un  très  grand  nombre  de  titres,  il  n'est  pas  éton- 
nant que  dans  les  législatures  passées  et  présentes ,  dans  les  cours  royales , 
dans  les  conseils-généraux,  l'état-major  des  armées  de  terre  et  de  mer,  la 
diplomatie  active  ou  en  retraite,  que  sais-je  encore?  parmi  les  anciens  mi- 
nistres ,  dans  les  académies ,  on  ait  trouvé  cinquante  noms  à  transporter 
dans  la  chambre  des  pairs.  On  en  aurait  trouvé  cent,  si  l'on  avait  voulu; 
car  cette  .aristocratie  légale  de  fonctions,  de  services  rendus,  de  mérite 
très  réel,  est  nécessairement  fort  étendue  dans  un  grand  pays  comme  la 
France  et  dans  l'immense  personnel  administratif,  diplomatique,  militaire, 
que  présente  ce  livre  précieux,  manuel  de  tout  homme  politique,  VAlma- 
nach  Royal.  Aussi,  à  très  peu  d'exceptions  près,  ne  se  demande-t-on  jamais 
dans  le  public  pourquoi  monsieur  un  tel  est  pair  de  France ,  mais  pourquoi 
monsieur  tel  autre  ne  Test  pas. 

La  dernière  promotion  de  pairs  est  donc  à  peu  près  tout  ce  qu'elle  pouvait 
être,  et  d'ailleurs,  puisqu'on  préfère  des  fournées,  pour  nous  servir  du 
terme  un  peu  vulgaire,  mais  consacré  par  l'usage,  à  des  nominations  indi- 
viduelles et  fréquentes,  qui  pourraient  suivre  assez  régulièrement  les  ex- 
tinctions ,  il  faut  bien  réparer  à  la  fois  les  pertes  de  plusieurs  années  par 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  promotion  considérable.  On  se  plaint,  il  est  vrai,  de  ce  qu'avec  ce 
mode  de  recrutement ,  la  chambre  des  pairs  se  peuple  de  vieilles  expériences 
beaucoup  plus  que  de  jeunes  talens;  mais  c'est  un  inconvénient  qu'il  ne  faut 
pas  s'exagérer,  et  après  tout ,  si  c'est  là  le  côté  faible  de  l'institution  actuelle, 
c'est  aussi  en  grande  partie  le  but  qu'on  a  voulu  atteindre.  Il  y  a,  nous  le 
savons,  des  imaginations  fertiles  qui  ont  trouvé  à  cela  un  remède  et  qui  en 
ont  généreusement  fait  part  au  pouvoir.  Ce  remède,  le  voici.  Ce  serait  tout 
simplement  de  transporter  dans  la  chambre  des  pairs  toutes  les  supério- 
rités politiques,  oratoires,  intellectuelles,  qui  se  sont  développées  dans 
Tautre  chambre.  Ainsi  on  nommerait  pairs  de  France  d'un  même  coup 
M.  Dupin  l'aîné,  M.  Odilon  Barrot,  M.  Berryer,  M.  Thiers,  et  on  laisse- 
rait la  tribune  de  la  chambre  élective  à  MM.  Gauguier,  Fulchiron  ,  Auguis 
et  autres  orateurs  de  cette  force.  Les  auteurs  de  cette  belle  invention  n'ont 
oublié  qu'une  chose  :  c'est  que  s'il  n'y  a  pas  de  loi  qui  défende  de  solliciter 
la  pairie,  ce  que  les  ministres  savent  trop  bien,  il  n'y  en  a  pas  non  plus  qui 
ordonne  de  l'accepter  et  qui  autorise  à  l'imposer.  Mais,  dit-on,  ce  serait 
pourtant  l'infaillible  moyen  de  faire  passer  du  côté  de  la  chambre  des  pairs 
tout  l'intérêt,  toute  la  puissance  que  l'autre  chambre  attire  trop  à  elle,  et 
d'établir  le  gouvernement  de  discussion  dans  une  sphère  plus  élevée,  dans 
une  région  moins  orageuse  et  plus  sereine.  A  merveille!  mais  il  faudrait 
pour  cela  toute  une  révolution  politique  et  sociale  que  la  restauration,  qui 
ne  demandait  pas  mieux,  n'a  pu  accomplir  dans  des  conditions  mille  fois 
plus  favorables,  et  avec  un  ensemble  de  lois,  de  traditions  et  de  noms  bien 
autrement  organisé  pour  le  succès  de  cette  entreprise.  Laissons  là  ces  rêve- 
ries, et  occupons-nous  de  ce  qui  occupe  tout  le  monde,  le  gouvernement,  la 
nation,  les  partis,  de  la  composition  de  la  prochaine  chambre  des  députés. 
On  assure  que  l'administration  ,  d'après  la  correspondance  de  ses  préfets, 
ne  porte  pas  à  plus  de  soixante-dix  ou  quatre-vingts  le  nombre  des  nouveaux 
élus  qui  doivent  y  figurer.  C'est  assez  pour  donner  à  la  chambre  des  députés 
une  physionomie  nouvelle,  et  y  changer  tous  les  rapports  ,  toutes  les  com- 
binaisons antérieures  des  partis.  Jamais,  d'ailleurs,  ces  partis  eux-mêmes 
ne  nous  ont  paru  aussi  complètement  dissous  qu'ils  le  sont  aujourd'hui, 
à  la  veille  des  élections  générales.  Le  pêle-mêle  des  opinions  qui  se  dispu- 
tent la  confiance  des  électeurs  ne  peut  guère  être  poussé  plus  loin,  et  si, 
dans  un  certain  monde ,  on  cherche  encore  quelquefois  à  les  diviser  et  sub- 
diviser en  nuances  presque  insaisissables,  c'est  un  travers  dans  lequel  ne 
donnent  point  la  plupart  des  candidats,  plus  soigneux  de  confondre  que  de 
séparer  les  origines  et  les  tendances.  Nous  avons  déjà  parlé  de  plusieurs 
conversions  merveilleuses  déterminées  par  l'approche  des  élections.  Depuis, 
on  nous  en  a  signalé  bien  d'autres.  Il  y  a  plus  d'un  membre  de  l'ancienne 
opposition  qui  sollicite  maintenant  l'appui  du  ministère,  se  présente  sous 
ses  couleurs,  et  promet  pour  la  session  prochaine  un  rapprochement  osten- 
sible. Cela  se  comprend,  et  il  est  permis  do  s'en  réjouir.  Nous  vivons  dans 
un  pays  où  l'on  a  besoin  du  pouvoir,  et  où  l'on  se  fatigue  très  vite,  à  moins 
de  grandes  passions  et  de  motifs  bien  sérieux,  de  lui  teuir  tête,  quand, 
d'ailleurs,  il  est  indulgent  et  débonnaire,  quand  il  ne  demande,  lui  aussi, 
qu'à  oublier,  et  quand  une  prospérité  générale  a  désarmé  bien  des  préven- 
tions. Or,  voilà  où  la  France  en  est,  et  il  est  tout  simple  que,  dans  une  pa- 
reille situation,  le  gouvernement  tende  les  mains  à  droite  et  à  gauche,  pour 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  239 

élargir  sa  base  et  pour  agrandir  en  même  temps  la  majorité  constitution- 
nelle et  dynastique  qu'il  appelle  à  se  grouper  autour  de  lui. 

Parmi  les  noms  nouveaux  que  nous  espérons  voir  sortir  de  l'urne  électo- 
rale, il  en  est  deux  que  tous  les  esprits  sérieux  ont  depuis  long- temps  ap- 
préciés, MM.  de  Tocqueville  et  de  Carné.  Nous  regrettons,  en  cette  cir- 
constance, de  ne  pouvoir  mettre  à  côté  d'eux  un  troisième  candidat,  qui 
réunirait  aussi  tous  les  titres  que  donne  une  célébrité  précoce  ,  acquise  par 
d'utiles  et  importans  travaux  ,  M.  Michel  Clievalier.  Mais  on  dit  qu'il  n'a  pu 
accomplira  temps  les  formalités  nécessaires  pour  établir  une  canditature, 
qui  n'aurait  pas  manqué  d'être  fort  sérieuse.  Nous  le  regrettons,  moins 
encore  pour  M.  ftlichel  Chevalier  que  pour  la  chambre  élective,  où  nous 
désirons  voir  arriver  toutes  les  capacités  solides  et  tous  les  talens  éprouvés 
dans  la  science  de  l'économie  sociale  et  de  la  politique.  C'est  à  ce  double  titre 
que  nous  y  appelons  de  tous  nos  vœux  MM.  de  Tocqueville  et  de  Carné. 
Nous  n'ignorons  pas,  cependant,  que  d'étroites  préventions  ont  essayé  de 
jeter  des  doutes  sur  le  dévouement  de  M.  de  Carné  à  nos  institutions  libé- 
rales et  au  gouvernement  de  juillet;  mais  nous  croirions  lui  faire  tort  que 
de  prendre  sérieusem.ent  sa  défense  contre  des  insinuations  qui  n'oseraient 
pas  se  produire  au  grand  jour,  et  qui  sont  empreintes  de  la  mauvaise  foi 
comme  de  l'ignorance  la  plus  grossière.  Esprit  indépendant  et  progressif, 
M.  de  Carné  connaît  son  siècle  et  marche  avec  lui;  en  fait  de  libéralisme, 
il  n'a  de  leçons  à  recevoir  de  personne,  et  toutes  les  questions  qui  touchent 
à  l'iionneur  national  trouvent  en  lui  intelligence  et  patriotisme.  Avons-nous 
besoin  de  dire  que  M.  de  Carné  apporterait  à  la  chambre  des  connaissances 
générales,  quoique  positives,  de  l'ordre  le  plus  élevé,  et  que  le  résultat  de 
ses  belles  études  sur  le  système  européen  ,  sur  la  place  que  doit  y  revendi- 
quer la  France  nouvelle ,  sur  le  mouvement  des  nations  qui  nous  avoisinent, 
y  éclairerait  utilement  les  plus  hautes  discussions?  Pour  nous,  nos  principes  et 
notredévouemeut  àla  révolution  de  juillet  ne  nous  défendent  pas  d'accueillir 
des  hommes  qui  ne  se  sont  pas  crus  obligés,  par  le  hasard  de  la  naissance, 
à  séparer  leur  avenir  de  celui  du  pays,  et  qui,  pour  ne  pas  s'en  séparer,  ont 
eu  peut-être  à  lutter  contre  les  affections  du  foyer  domestique  ou  les  sar- 
casmes de  la  société.  La  candidature  de  M.  de  Flavigny,  dans  le  départe- 
ment d'Indre-et-Loire  ,  est  aussi  une  de  celles  dont  nous  désirons  le  succès; 
car,  si  les  électeurs  n'envoient  pas  à  la  chambre  quelques  jeunes  gens  versés 
dans  la  connaissance  pratique  des  grands  intérêts  de  l'Europe  et  familiers 
avec  ce  qui  s'est  passé  au  dehors  depuis  une  vingtaine  d'années,  il  n'y  aura 
bientôt  plus  personne  qui  ait  lu  les  traités  de  Vienne  et  qui  ait  étudié  nos 
relations  positives  avec  les  autres  puissances.  M.  Bignon  laissera,  sous  ce 
rapport,  dans  la  chambre  des  députés  un  vide  qu'il  sera  glorieux  de  com- 
bler. Il  ne  faut  pas  que,  s'il  s'élève  une  question  du  droit  des  gens,  une 
discussion  sur  le  texte  ou  les  conséquences  d'un  traité ,  on  en  soit  réduit 
aux  sèches  et  froides  citations  de  M.  Isambert,  l'homme  texte,  qui ,  mal- 
heureusement, n'a  pas  l'esprit  aussi  étendu,  ni  le  jugement  aussi  sûr  que 
la  mémoire.  Et  encore  la  réélection  de  M.  Isambert  est-elle  fort  douteuse. 
Celle  de  M.  Mauguinne  l'est  pas  moins,  malgré  ses  grandes  prétentions  à 
régénérer  la  chambre  et  à  faire  continuellement  la  leçon  au  ministère,  à 
l'opposition,  à  tout  le  monde.  M.  Mauguina  de  l'esprit  et  des  connaissances, 
de  l'esprit  surtout  :  personne  ne  le  conteste;  mais  il  le  dépense  à  la  tribune 


2^0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

en  subtilités  qu'il  croit  embarrassantes,  et  qu'un  seul  mot  de  bon  sens,  comme 
les  discours  dont  11  était  le  plus  satisfait  lui  en  ont  souvent  attiré  de  la  part 
des  vrais  homme  d'état,  réduit  en  poussière.  Et  puis  M.  Mauguin  a  le  mal- 
heur de  ne  pardonner  à  aucune  supériorité  et  de  ne  se  plier  à  aucune  disci- 
pline; sa  parole  n'a  pas  assez  d'autorité  pour  en  faire  le  chef  de  l'opposition; 
il  le  voit  et  les  ent  bien  ;  mais,  au  lieu  de  prendre  son  rang  qui  pourrait  en- 
core être  assez  beau  ,  il  aime  mieux  marcher  isolé,  courir  un  peu  à  l'aven- 
ture le  long  des  flancs  de  la  colonne,  batteur  d'estrade  parlementaire  qui 
gène,  qui  harcèle  et  ne  porte  pas  de  bien  rudes  coups,  que  ses  adversaires  ne 
redoutent  guère,  et  que  ses  alliés  naturels  de  l'opposition  volent  sans  trop  de 
chagrin  se  fourvoyer  loin  d'eux  et  considèrent  à  peine  comme  un  des  leurs. 
La  réélection  de  M.  Mauguin  est,  disons-nous,  tiès  douteuse.  Il  a  pour  con- 
current à  Beaune,  M.  Marey,  colonel  des  spahis,  un  des  plus  brillans  offi- 
ciers de  notre  armée,  et  ce  qui  vaut  mieux,  parce  que  c'est  plus  rare,  un 
excellent  organisateur.  M.  Marey  est  un  petit-fils  du  célèbre  Monge.  Il  se 
trouve  actuellement  à  Beaune,  où  l'on  dit  que  la  franchise  de  ses  allures 
militaires,  sa  réputation  de  bravoure  et  de  capacité,  son  langage  loyal  et 
droit,  ont  le  plus  grand  succès. 

Au  reste,  les  candidatures  n'ont  jamais  été  plus  nombreuses.  Toutes  ne 
nous  paraissent  pas  également  fondées  ;  toutes  ne  se  recommandent  pas  éga- 
lement par  les  meilleurs  titres ,  par  ceux  dont  la  réunion  doit  entraîner  les 
suffrages  de  la  majorité  des  électeurs.  Mais  s'il  y  a,  comme  toujours,  beau- 
coup de  prétentions  sans  titres  suffisans ,  il  y  a  aussi  beaucoup  plus  d'am- 
bitions méritantes  et  honorables  qu'à  l'ordinaire ,  et  c'est  la  marque  d'un 
véritable  progrès  dans  les  m.œurs  du  gouvernement  représentatif.  Nous  con- 
cevons qu'au  milieu  de  tant  de  candidatures,  l'administration  se  trouve  quel- 
quefois embarrassée  dans  l'exercice  de  sa  légitime  influence,  et  se  condamne 
à  rester  neutre  en  plus  d'une  rencontre.  C'est,  en  vérité,  ce  dont  on  ne  saurait 
la  blâmer  sans  lui  faire  un  crime  de  sa  prudence  ou  de  sa  probité  même. 

Il  résulte  néanmoins  de  tout  ceci  que  le  caractère  de  la  chambre  prochaine 
ne  pourra  être  apprécié  d'avance  sur  la  seule  donnée  de  sa  composition.  Elle 
sera  dynastique  et  constitutionnelle ,  il  n'y  a  pas  à  en  douter  ;  mais  en  temps 
ordinaire,  et  quand  la  lutte  est  finie  ,  ce  n'est  pas  tout;  il  reste  à  savoir  quelle 
sera  dans  ces  limites  sa  tendance  particulière.  Une  chambre  nouvelle  sentira 
le  besoin  de  s'établir  dans  l'opinion ,  comme  vis-à-vis  d'elle-même ,  et  pour 
cela  elle  voudra  faire  quelque  chose  qu'on  ne  sait  pas  encore.  Le  grand 
art  du  gouvernement  sera  de  pénétrer  cet  instinct  latent  pour  le  diriger  et 
lui  donner  son  cours.  C'est  ce  qui  prêtera  un  vif  intérêt  aux  premières 
épreuves  de  la  session.  Le  minislère  en  a,  cette  année,  fixé  l'ouverture  à 
une  époque  un  peu  plus  avancée  que  de  coutume.  Est-ce  pour  donner  un 
commencement  de  satisfaction  aux  députés,  qui  se  plaignent  en  général  de 
ce  que  les  sessions  s'ouvrant  fort  tard,  les  travaux  législatifs  les  retiennent  à 
Paris  jusqu'au  mois  de  juillet? 

Après  de  longs  et  pénibles  tiraillemens,  une  partie  de  l'opposition  est 
enfin  parvenue  à  former  le  comité  électoral  depuis  si  long-temps  annoncé. 
Nous  disons  une  pariie,  car  ce  n'est  pas  l'opposition  tout  entière  que  ce  comité 
rcpicsente,  puisque  M.  Odilon  Barrot  n'en  est  pas  et  n'a  pas  voulu  en  être; 
et  nous  ne  disons  pas  l'opposition  dynastique  et  constitutionnelle,  puisque 
M.  Garnier-Pagès  y  donne  la  main  à  M.  Mauguin,  et  que  M.  de  Gormenin 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  241 

y  siégea  côté  de  M.  Laffitte.  S'il  fallait  plus  exactement  caractériser  l'oppo- 
sition qui  se  résume  dans  le  nouveau  comité  électoral,  nous  dirions  que  c'est 
l'opposition  puritaine,  celle  qui  n'a  pas  accepté  les  [ails  accomplis,  pour  nous 
servir  d'un  mot  devenu  historique.  Le  National  et  le  Courrier  Français  y 
le  Bon  SenSf  le  Commerce  y  c'est-à-dire  la  vieille  gauche  et  la  république, 
l'opposition  d'affaires  et  le  radicalisme  théorique,  ont  leurs  représenlans  au 
comité.  Mais  si  M.  Odilon  Barrot  se  tient  à  l'écart,  ce  qui  n'est  pas  moins  re- 
marquable, un  des  organes  les  plus  distingués  de  l'opposition  dynastique, 
le  Siècle ,  et  le  vieux  mais  toujours  fidèle  champion  du  libéralisme,  le  Con- 
slitudonnel ,  sont  restés  en  dehors  de  cette  coalition  de  doctrines  hétéro- 
gènes. Nous  les  en  félicitons  hautement,  et  nous  croyons  qu'aux  yeux  de  la 
France,  le  comité  électoral  perdra  beaucoup  à  ne  pas  compter  M.  Odilon 
Barrot  dans  ses  rangs.  Seul  il  lui  aurait  pu  donner,  avec  une  couleur  plus 
rassurante ,  une  action  de  quelque  importance.  Il  en  eût  été  le  chef  politique, 
et  maintenant  nous  ne  croyons  pas  que  le  comité  soit  disposé  à  reconnaître 
la  suprématie  de  M.  Mauguin. 

Une  session  extraordinaire  du  congrès  vient  de  s'ouvrir  dans  un  pays  voi- 
sin, la  Belgique,  dont  nous  ne  suivons  peut-être  pas  avec  assez  d'intérêt  les 
progrès  en  tout  genre.  Depuis  que  les  deux  chambres  se  sont  séparées,  celle 
des  représentans  a  été  renouvelée  par  moitié,  conformément  aux  dispositions 
de  la  loi  fondamentale;  mais  ce  renouvellement,  qui  portait  sur  51  mem- 
bres, n'a  pas  essentiellement  changé  le  caractère  de  l'assemblée, où  se  re- 
trouvent presque  tous  les  noms  de  la  chambre  précédente.  On  doit  reprendre 
dans  cette  session  la  discussion  d'un  projet  de  loi  fort  important  pour  les 
relations  commerciales  de  la  France  avec  la  Belgique,  et  destiné  à  modifier 
la  rigueur  des  tarifs  de  douanes  établis  par  l'ancienne  administration  du 
royaume  des  Pays-Bas.  Ce  qui  a  été  fait  à  cet  égard  dans  la  dernière  session 
n'est  pas  tout  ce  qu'on  pouvait  attendre  des  sentimens  d'amitié  qui  doivent 
unir  les  deux  pays,  et  des  principes  que  tous  les  gouvernemens  éclairés 
cherchent  à  introduire  dans  leur  législation  commerciale.  Mais  quand  des 
intérêts  nombreux  et  puissans  se  sont  établis  et  développés  sous  la  protection 
de  certaines  lois,  il  est  si  difficile  de  les  amener  à  une  transaction  raisonnable, 
qu'il  faut  accepter  avec  empressement  le  moindre  sacrifice  de  leur  part; 
c'est  toujours  un  premier  pas  dans  une  voie  meilleure.  Il  reste  encore  bien 
des  adoucissemens  à  obtenir  sur  plusieurs  points,  et  ce  doit  être  l'objet  d'une 
discussion  qui  ne  se  fera  pas  long-temps  attendre.  Les  ministres  belges  y 
apportent  des  dispositions  favorables,  et  on  peut  espérer  que  les  deux 
chambres  se  montreront  aussi  disposées  à  acquitter  une  dette  d'honneur 
contractée  envers  la  France.  Or,  dans  l'état  actuel  de  nos  relations  politiques, 
nos  relations  commerciales  ne  sauraient ,  sans  une  contradiction  mons- 
trueuse, rester  sur  le  même  pied  qu'avant  1830,  et  c'est  même  une  question 
qui  aurait  dû  être  abordée  plus  tôt.  M.  David,  conseiller  d'état  et  chef  de  la 
direction  du  commerce  extérieur  au  ministère  du  commerce  et  des  travaux 
publics,  vient  d'accomplir  en  Belgique  une  mission  qui  n'est  sans  doute  pas 
étrangère  au  projet  de  loi  dont  les  chambres  belges  vont  avoir  à  s'occuper 
de  nouveau.  Il  aura  pris  et  donné  les  renseignemens  les  plus  propres  à  éclai- 
rer le  ministère  du  roi  Léopold  et  à  l'affermir  dans  ses  bonnes  disposi- 
tions. Notre  ministre  à  Bruxelles,  M.  Serurier,  qui  est  retourné  à  son  poste, 
à  peine  convalescent  d'une  maladie  grave  qui  l'avait  retenu  à  Paris,  suivra 

TOME   XII.  16 


242  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  grande  affaire  avec  toute  la  sollicitude  qu'elle  mérite,  et  les  intérêts 
de  la  France  auront  en  lui  un  zélé  défenseur. 

La  Belgique  est  ajuste  titre  fière  de  son  indépendance,  de  sa  prospérité,  du 
calme  dont  elle  jouit;  elle  montre  avec  orgueil ,  au  voyageur  étonné ,  cette 
belle  ligne  de  chemins  de  fer,  achevée  sur  beaucoup  de  points,  et  qui  dans 
dix-huit  mois  se  développera  sans  interruption  d'Anvers  à  Aix-la-Chapelle; 
son  commerce  extérieur  s'accroît  ;  le  mouvement  de  ses  ports  augmente 
d'année  en  année;  la  marine  marchande  entreprend  des  expéditions  loin- 
taines qui  nécessitent ,  cette  année  même,  l'établissement  de  plusieurs  nou- 
veaux consulats.  La  France  jouit  de  tout  ce  bonheuret  ne  lui  porte  pas  envie; 
mais  il  est  impossible  que  dans  les  deux  pays  on  ne  songe  pas  quelquefois  à  la 
politique  désintéressée,  généreuse,  résolue  au  jour  du  danger,  qui  a  permis 
à  la  Belgique  affranchie  de  développer  avec  sécurité  toutes  les  ressources 
de  sa  nature  industrieuse,  de  son  sol  et  de  sa  position.  Nous  croyons  que  ce 
sentiment  n'est  pas  étranger  à  la  Belgique,  mais  nous  ne  sommes  pas  bien 
sûrs  qu'il  ait  toujours  chez  elle,  dans  la  pratique,  autant  d'influence  qu'on 
serait  en  droit  de  le  supposer,  et  nous  désirons  que  les  esprits  s'y  aban- 
donnent avec  moins  de  réserve  qu'à  l'ordinaire,  dans  la  prochaine  discussion 
du  nouveau  tarif  des  douanes,  envers  les  produits  de  l'industrie  française^ 
JNous  ne  voulons  répéter  sur  les  grandes  manœuvres  de  Wossnesensk,  ni 
les  fougueuses  descriptions  que  les  admirateurs  enthousiastes  de  la  Piussie 
en  ont  faites,  ni  les  détails  révoltans  que  l'on  a  donnés,  d'après  des  corres- 
pondances fort  suspectes,  sur  les  moyens  employés  pour  rendre  les  fêtes  plus 
complètes  et  plus  brillantes.  Nous  nous  défions  presque  également  des  unes 
et  des  autres,  et  nous  voudrions  être  justes  même  envers  la  Russie,  parce 
que  c'est  à  la  fois  plus  simple  et  de  meilleur  goût.  Eh  bien  !  pour  être  justes, 
nous  dirons  d'abord  que  si  l'empereur  Nicolas  a  voulu  imposer  à  l'Eu- 
rope occidentale  par  ce  grand  déploiement  de  forces  militaires,  il  a  man- 
qué son  effet;  car  on  sait  fort  bien,  par  toute  l'Europe,  que  le  gouver- 
nement russe  peut  réunir  un  armée  considérable,  qu'il  a  une  nombreuse 
cavalerie,  et  que  les  colonies  militaires  sont  puissamment  organisées  pour 
lui  assurer,  sous  ce  rapport,  d'immenses  ressources.  Mais  ce  qu'on  sait  bien 
aussi ,  c'est  que  pour  mettre  en  mouvement  ces  masses  énormes,  il  faudrait 
à  la  Russie  des  moyens  pécuniaires  qu'elle  n*a  pas,  ou  du  moins  qu'elle  n'a 
pas  encore,  et  que  la  population,  c'est-à-dire  le  premier  élément  des  forces 
productives  de  ce  vaste  empire,  ne  répond  ni  à  son  étendue ,  ni  à  l'appareil 
de  puissance  militaire  que  l'empereur  déploie  avec  tant  d'ostentation  et  avec 
une  prédilection  poussée  quelquefois  jusqu'au  puéril.  Mais  enfin,  l'empe- 
reur s'est  donné  là  un  beau  spectacle;  il  a  fait  manœuvrer  cinquante  à 
soixante  mille  cavaliers;  il  a  nommé  la  grande-duchesse  Marie  colonel  d'un 
régiment  de  cuirassiers;  il  a  distribué  des  grades  supérieuis  dans  l'armée 
russe  à  l'archiduc  Jean  d'Autriche  et  aux  deux  princes  prussiens  qui  ont 
assisté  aux  revues  de  Wossnesensk,  ce  qui,  du  reste,  ne  calme  pas  du  tout  les 
secrètes  inquiétudes  des  cabinets  de  Vienne  et  de  Berlin  ;  il  s'est  livré  à  toute 
sa  fougueuse  passion  pour  le  mouvement,  le  bruit,  l'éclat,  le  théâtral;  il  a 
posé  pendant  dix  jours  dans  une  petite  ville  du  gouvernement  d'Ekateri- 
noslai ,  et  il  a,  comme  Pompée,  joui  des  applaudissemens  de  son  parterre, 
que  d'habiles  échos  ont  ensuite  répétés  de  distance  en  distance,  dans  toute 
l'étendue  du  continent.  Il  y  a  bien  un  revers  de  médaille.  Ce  grand  spec- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  243 

lacle  acoiité  fort  cher;  le  tenitoire  des  colonies  militaires  en  souffrira  beau- 
coup par  suite  des  énormes  réquisitions  de  chevaux  ,  de  bois,  de  matériel  de 
toute  espère,  dont  on  a  frappé  les  populations,  et  qui  ont  arrêté  sur  un 
grand  nombre  de  points  les  travaux  de  l'agriculture.  Nous  n'ajoutons  pas 
une  foi  entière  aux  récits  que  l'on  a  faits  de  l'enlèvement  des  jeunes  Polo- 
naises, et  des  scènes  sanglantes  auxquelles  il  aurait  donné  lieu;  mais  nous 
ne  croyons  pas  qu'un  despotisme  aussi  vigoureusement  organisé  que  celui 
de  la  Russie  soit  très  scrupuleux  sur  les  moyens  d'accomplir  l'objet  présent, 
quel  ({u'il  puisse  être.  Cet  objet ,  depuis  que  le  village  de  Wossnesensk  avait 
été  choisi  pour  une  grande  et  pompeuse  représentation  militaire,  était  d'y  ac- 
cumuler, pour  un  état-major  nombreux  ,  pour  la  suite  de  l'empereur  ,  pour 
la  maison  de  l'impératrice,  pour  les  princes  et  généraux  étrangers  invités  à 
s'y  rendre,  non-seulement  toutes  les  nécessités  de  la  vie,  mais  toutes  les 
somptuosités  d'une  longue  et  immense  fête.  Aussi  a-t-on  dépouillé  fort  loin 
à  la  ronde,  et  surtout,  dit-on  ,  dans  l'ancienne  Pologne ,  les  domaines  et  les 
châteaux  sôciuestrés,  des  meubles,  de  la  vaisselle,  des  serviteurs,  de  tout 
l'attirail  enfin  qu'il  fallait  concentrer  à  Wossnesensk,  pour  y  exercer  pen- 
dant quinze  jours  une  large  et  fastueuse  hospitalité.  Il  est  vrai  que  les  princes 
et  généraux  allemands,  invités  à  ces  grandioses  solennités  militaires,  n'ont 
pas  cherché  à  savoir  ce  qu'elles  coûtaient  au  trésor  impérial,  et  si,  pour 
leur  donner  tant  d'éclat,  l'action  d'un  despotisme  irrésistible  ne  s'était  pas 
fait  sentir  un  peu  plus  durement  aux  populations.  Ils  rentrent  maintenant 
dans  leurs  habitudes  modestes,  émerveillés  et  éblouis;  c'est  à  peine  s'ils 
commencent  à  s'apercevoir  de  la  fatigue  du  voyage,  et  à  se  demander,  en 
comparant  les  déserts  incultes  qu'ils  ont  traversés  avec  l'abondance  et  le 
luxe  qu'ils  ont  trouvés  à  Wossnesensk,  s'il  n'y  a  pas  quelque  charlatanisme 
dans  toutes  ces  pompes.  Néanmoins,  c'est  un  mot  que  l'on  murmure  tout 
bas  en  Allemagne  à  l'occasion  de  ces  revues  si  multipliées  ;  et  qui  sait?  peut- 
être  ceux-là  même  que  l'empereur  y  convie ,  sont-ils  les  premiers  à  le  pro- 
noncer au  retour.  Les  princes  sont  si  ingrats  ! 

Quoiqu'il  en  soit,  l'empereur  de  Russie  est  déjà  bien  loin  du  théâtre  de 
sa  gloire.  Il  veut  aller  à  Tiflis,  dans  les  provinces  transcaucasiennes,  et 
nous  connaissons  tels  de  ses  fidèles  serviteurs  qui  ont  craint  un  instant  qu'il 
ne  s'obstinât  à  traverser  l'Abasie,  au  risque  de  s'y  faire  enlever  par  un  parti 
de  ces  audacieux  et  indomptables  Tcherkesses.  Quand  l'empereur  aura  visité 
Tiflis ,  s'il  étend  jusque-là  son  voyage  ,  il  reviendra  passer  quelques  mois  à 
Moscou,  pour  remplir  la  promesse  qu'il  a  faite  aux  habilans  de  cette  ancienne 
capitale,  centre  et  foyer  de  la  nationalité  russe.  Les  provinces  transcauca- 
siennes se  plaignent  vivement  du  régime  militaire  auquel  elles  sont  sou- 
mises; l'empereur  y  aura  été  précédé  du  sénateur  Hann,  chargé  de  la  mis- 
sion d'étudier  leurs  besoins  et  leurs  intérêts.  Il  pourra  donc  se  faire  un  mé- 
rite de  quelques  mesures  faciles  à  prendre  en  leur  faveur,  et  rattacher  au 
souvenir  de  sa  présence  l'accomplissement  de  quelques-uns  de  leurs  vœux; 
car  si  l'empereur  Nicolas  donne  beaucoup  à  l'ostentation,  il  y  a  aussi  de 
la  vraie  grandeur  dans  sa  personne  comme  dans  son  gouvernement,  comme 
dans  les  gigantesques  progrès  de  son  empire.  Cette  cavalerie,  cette  armée 
puissante ,  dont  il  a  le  tort  de  vouloir  effrayer  l'Europe ,  elles  existent  dans 
la  réalité  de  leur  force;  et  la  marine  russe,  dont  on  parle  moins,  ne  cesse  de 
s'accroître  et  de  se  perfectionner.  Il  n'y  a  pas  encore  deux  mois  qu'on  a  lancé 

16. 


24.  V  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  mer  deux  nouveaux  vaisseaux  de  ligne,  le  Wola  et  le  Constantin ,  l'un 
de  84,  et  l'autre  de  76  canons ,  construits  d'après  les  méthodes  les  plus  ré- 
centes, et  enrichis  de  toutes  les  améliorations  introduites  par  le  génie  des 
Anglais  dans  ce  genre  de  travaux. 

Nous  avons  dit  en  commençant  que  nous  voulions  être  justes,  même  en- 
vers laRussie;  nous  avons  tenu  parole.  Mais  à  Pétersbourg  on  trouverait  que 
nous  avons  été  bien  rudes  ;  et  il  y  aura  infailliblement  ici  de  fortes  tôtes  qui 
n'en  croiront  pas  moins  tout  ce  qui  précède,  écrit  par  quelque  conseiller  in- 
time russe  en  mission  extraordinaire  auprès  de...  la  presse. 

La  guerre  civile  que  l'insurrection  des  maréchaux  Saldanha  et  Terceire 
avait  allumée  en  Portugal  au  nom  de  la  charte  de  don  Pedro,  est  arrivée  à 
son  terme  plus  promptement  qu'on  ne  s'y  attendait.  C'est  le  vicomte  Das 
Antasqui  a  porté  le  dernier  coup  au  parti  chartiste,  avec  le  petit  nombre 
de  troupes  restées  fidèles  au  gouvernement  constitutionnel.  Le  lendemain 
de  la  bataille  de  Ruivaes,  Saldanha  et  le  duc  de  Terceire  ont  signé  une  ca- 
pitulation ,  par  laquelle  tous  les  chefs  et  principaux  moteurs  de  l'iusurrectioa 
s'engagent  à  sortir  du  royaume.  Mais  la  fin  de  cette  guerre  civile  n'est  mal- 
heureusement pas  en  même  temps  la  fin  des  embarras  inextricables  qui 
assiègent  la  cour  et  le  cabinet  de  Lisbonne.  Le  ministère  qui  a  soutenu  la 
lutte,  et  sous  les  auspices  duquel  a  triomphé  la  constitution,  recule  de- 
vant sa  victoire ,  par  suite  de  la  défiance  qu'il  semble  inspirer  à  la  reine , 
à  une  partie  de  la  cour,  et  au  prince  Ferdinand.  Le  nom,  l'influence 
secrète,  l'action  avouée  du  ministre  anglais  à  Lisbonne,  lord  Howard  de 
Walden,  se  mêlent  plus  ou  moins  à  ces  complications ,  qui  ne  sont  pas  sans 
danger,  et  entretiennent  l'exaspération  du  parti  dominant  contre  l'Angle- 
terre. C'est  à  la  fois  une  situation  fort  critique  pour  le  Portugal,  qui  a  be- 
soin de  vivre  en  bonne  intelligence  avec  ses  anciens  alliés,  et  une  source  de 
graves  embarras  pour  l'Angleterre  elle-même,  dont  l'attitude  inspire  de 
chimériques  espérances  aux  ennemis  des  institutions  actuelles. 

On  s'est  beaucoup  occupé  du  rôle  que  M.  Bois-le-Comte  a  joué  à  Lisbonne 
dans  ces  conjonctures  difficiles,  et  le  ministère  anglais  s'en  plaint.  Avec 
les  plus  grands  ménagemens  possibles  pour  l'alliance  anglaise,  M.  Bois-le- 
Comte  pouvait-il  se  conduire  autrement?  Toute  question  de  personnes  mise 
à  part,  pouvait-il  cesser  de  reconnaître  comme  le  légitime  gouvernement 
du  Portugal  le  ministère  existant  à  Lisbonne  ,  marchant  d'accord  avec  les 
certes,  plein  d'égards  pour  la  reine,  dont  il  a  toujours  fait  respecter  la  per- 
sonne et  la  liberté  ?  Aurait-il  fallu  que  le  ministre  de  France  ,  prenant  parti 
dans  une  funeste  querelle ,  se  mît  officiellement  en  relations  avec  la  régence 
établie  par  les  maréchaux ,  sous  prétexte  que  la  reine  n'était  pas  libre  ?  Nous 
croyons  que  les  deux  légations  doivent  agir  de  concert  autant  que  possible, 
et  nous  désirons  que  cela  soit  toujours;  néanmoins  il  ne  faut  pas  exiger  de  la 
France  qu'elle  renonce  à  tous  ses  principes  de  neutralité,  et  qu'elle  mécon- 
naisse toutes  les  conditions  de  sa  politique  générale  dans  un  intérêt  fort  équi- 
voque, et  pour  des  chances  fort  incertaines.  Au  reste,  nous  craignons  bien 
que  l'Angleterre  ne  se  soit  trop  avancée  pour  reculer  maintenant  devant  les 
dernières  conséquences  de  l'attitude  qu'elle  a  prise,  et  que  tout  cela  ne  finisse 
par  un  coup  de  force  qui  tranchera  la  question. 

Si  le  Portugal  fait,  comme  on  le  voit,  une  prodigieuse  consommation  de 
ministères,  l'Espagne  ne  le  lui  cède  guère  sous  ce  rapport.  M.  Pio  Pita,  mi- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  245 

nistre  des  finances,  renversé  par  un  vote  des  cortès,  a  entraîné  dans  sa 
chute  trois  de  ses  collègues,  et  le  vieux  M.  Bardaxi,  resté  seul  debout,  a 
choisi,  pour  terminer  la  session  le  plus  tranquillement  possible,  des  noms 
obscurs  et  insignifîans,  qui  ne  donnent  pas  de  prise  aux  haines  des  partis  ou 
à  leurs  illusions.  Ce  serait  peine  perdue  que  de  les  enregistrer;  car,  à  moins 
de  nouvelles  commotions  politiques,  ce  ministère  ne  paraît  destiné  qu'à 
garder  la  place,  en  attendant  que  les  premiers  actes  des  deux  chambres 
récemment  élues,  et  qui  doivent  se  réunir  le  19  novembre,  désignent  d'au- 
tres noms  à  la  prérogative  royale. 

Le  bruit  a  couru  ces  jours  derniers  que  don  Carlos  était  dangereusement 
malade,  qu'il  ne  pouvait  plus  se  tenir  à  cheval  et  ne  songeait  plus  qu'au  salut 
de  son  ame.  Nous  ne  savons  là-dessus  rien  de  positif,  et  il  nous  a  été  im- 
possible de  remonter  à  la  source  de  cette  nouvelle,  qui  a  trouvé  un  certain 
créJit  dans  l'opinion  publique.  La  vie  qu'on  fait  mener  au  prétendant  de- 
puis cinq  mois  est  sans  doute  assez  fatigante  pour  qu'il  n'ait  pas  impunément 
essuyé  tant  de  vicissitudes,  auxquelles  sa  robuste  organisation  pourrait  bien 
finir  par  succomber.  La  reprise  de  Valladolid  par  les  généraux  de  la  reine 
n'avait  été  suivie  jusqu'à  ces  derniers  jours  d'aucun  engagement  sérieux 
avec  les  carlistes.  Les  deux  armées  se  concentraient  dans  le  pays  monta- 
gneux qui  domine  au  nord  la  vallée  du  Duero,  où  celle  de  don  Carlos, 
affaiblie  et  désorganisée  par  ses  derniers  revers,  semblait  chercher  un 
autre  fort  de  Cantaviéja,  pour  s'y  reconnaître  et  rétablir  ses  cadres.  Mais 
on  annonce  aujourd'hui  même   que  don  Carlos  ayant  attaqué  à  Retuerta 
le  général  Lorenzo,  Espartero,  qui  est  arrivé  pendant  la  bataille  avec  des 
troupes  fraîches  ,  a  rejeté  le  prétendant  sur  ses  anciennes  positions ,  et  lui  a 
lait  éprouver  une  perte  considérable.  Cette  affaire,  sur  laquelle  on  n'a  pas 
encore  assez  de  détails,  affermit  la  supériorité  récemment  acquise  aux  gé- 
néraux de  la  reine ,  et  les  justes  espérances  que  leurs  derniers  succès  ont 
permis  de  concevoir.  En  Catalogne,  les  troupes  constitutionnelles,  com- 
mandées par  le  brigadier  Carbo,  ont  remporté  sur  plusieurs  bandes  réunies 
un  avantage  considérable,  et  d'autant  mieux  apprécié  que  de  ce  côté  toutes 
les  chances  de  la  guerre  avaient  depuis  long-temps  passé  aux  carlistes. 
Ceux-ci  toutefois   restent  toujours  très  forts   dans  cette  province,  ainsi 
que  dans  la  Navarre,  où  de  petites  places,  importantes  comme  posi- 
tions, leur  tombent  chaque  jour  entre  jes  mains.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est 
bien  difficile  que  don  Carlos  se  maintienne  sur  la  rive  droite  de  l'Eî^e, 
entouré  comme  il  l'est  par  des  forces  supérieures  aux  siennes;  il  faudrait, 
pour  le  lui  permettre,  une  diversion,  soit  de  la  part  des  siens,  soit  de  la  part 
des  exaltés,  qui  l'ont  constamment  si  bien  servi;  et  ce  qui  pourrait  lui  ar- 
river de  plus  heureux  dans  ce  moment,  ce  serait  une  nouvelle  insurrection 
du  parti  exalté,  pour  annuler  le  résultat  des  élections.  Eu  somme,  l'état  des 
affaires  du  prétendant  est  ^beaucoup  moins  brillant  qu'il  y  a  un  mois ,  et 
c'est  la  seconde  fois  de  cette  année  que  la  balance,  un  moment  égale  entre 
les  deux  parties  belligérantes,  recommence  à  pencher  en  faveur  de  la  cause 
constitutionnelle.  Nous  ne  savons  pas  trop  ce  qu'en  pensent  à  Naples  M.  le 
comte  d'Orgaz,  et  à  Berlin  M.  le  marquis  de  la  Lapilla  y  Monasterio,  grand 
d'Espagne  de  première  classe,  l'un  et  l'autre  envoyés  de  don  Carlos  auprès 
de  ces  deux  cabinets.  Mais  il  est  probable  que  ce  nouvel  aspect  des  affaires 
y  ajoute  aux  embarras  de  leur  mission  j  et  ce  n'est  pas  eu  présence  de  tant 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'incertitarles,  pour  ne  pas  dire  davantage,  que  les  gouvernemens  amis  de 
leur  maître  se  départiront  de  leur  prudente  et  timide  neutralité. 

Tandis  qno  l'ancien  monde  se  débat  ainsi  dans  des  guerres  de  succession 
et  des  rivalités  de  principes  politiques,  l'Amérique  du  Nord,  si  fière  de  ses 
gigantesques  progrès,  paie  elle-même  son  tribut  aux  vices  des  institutions  hu- 
mâmes, quelles  qu'elles  soient,  et  aux  passions  de  notre  nature.  Une  crise 
financière  dont  les  effets  se  sont  étendus  jusqu'en  Angleterre  et  en  France, 
et  qui  paralyse  en  ce  moment  le  commerce,  l'agriculture  et  l'industrie  des 
Etais-Unis ,  s'est  déclarée,  il  y  a  sept  ou  huit  mois,  sur  toutes  les  places  com- 
merciales, dans  tous  les  centres  d'affaires  de  l'Union  américaine.  Les  causes 
en  seraient  trop  longues  à  déduire  ;  mais  elle  a  eu  pour  résultat  de  suspendre 
dans  toute  l'étendue  de  la  république  les  paiemens  en  numéraire  de  la  part 
des  banques  et  des  maisons  de  commerce,  pour  lui  substituer  des  valeurs 
en  papier  ayant  cours  forcé,  qui ,  dans  les  transactions  du  commerce  et  de 
l'industrie,  perdent  inégalement  d'un  état  à  l'autre,  et  môme  sur  le  lieu  de 
l'émission,  d'après  le  plus  ou  moins  de  conliance  qu'inspirent  les  établisse- 
mens  de  crédit  autorisés  à  émettre  ce  papier.  Il  est  facile  de  concevoir  les  em- 
barras d'un  pays  commerçant  où  le  régulateur  de  toutes  les  affaires  est  livré 
à  une  pareille  confusion. 

Le  gouvernement  fédéral,  qui  a  juré  au  système  des  banques  une  guerre 
d'extermination ,  se  trouve  atteint  par  cette  crise.  Il  avait  la  prétention 
d'exiger  que  toutes  les  obligations  des  particuliers  envers  lui  fussent  ac- 
quittées en  numéraire;  mais  quand  les  paiemens  en  espèces  ont  été  suspen- 
dus partout  d'un  commun  accord ,  il  a  bien  fallu  que  le  gouvernement  ac- 
cordât des  modifications,  des  adoucissemens,  des  ajournemens,  pour  les 
droits  de  douanes,  principale  source  de  ses  revenus,  et  il  en  est  résulté  un 
déficit  considérable  dans  le  trésor  de  l'Union.  C'est  ce  qui  a  principalement 
motivé  une  convocation  extraordinaire  du  congrès  des  Etats-Unis,  fixée  au 
4  septembre,  par  le  nouveau  président,  M.  Van  Buren.  Le  congrès  s'est 
donc  ouvert  le  4  septembre  ,  et  il  a  reçu  ,  le  môme  jour,  un  immense  mes- 
sage du  pouvoir  exécutif,  dans  lequel  on  attribue  tout  le  mal  aux  spécula- 
tions extravagantes,  favorisées  par  les  établissement  de  crédit  ;  mais  le  pou- 
voir exécutif  ne  se  croit  pas  autorisé  par  la  constitution  à  intervenir  dans  la 
crise  commerciale,  ni  à  rien  faire  directement  pour  en  accélérer  le  dénoue- 
ment. Il  se  borne  à  proposer  les  moyens  de  pourvoir  aux  embarras  du  tré- 
sor, et  de  subvenir  à  ses  besoins.  Puis  il  se  déclare  pins  opposé  que  jamais 
au  rétablissement  d'une  banque  centrale  des  États-Unis  et  proclame  la 
ferme  résolution  de  retirer  aux  banques  la  perception  et  la  distribution  du 
revenu  public ,  qu'elles  accomplissaient  comme  intermédiaires  entre  l'admi- 
nistration du  trésor  et  les  citoyens.  Le  m.oyen  de  subvenir  aux  besoins  du 
gouvernement  consistée  reprendre  pour  son  compte  une  somme  considérable 
en  espèces  ou  en  lingots,  reste  de  l'excédant  du  revenu  qui  devait  ôtre  distri- 
bué aux  états  et  l'a  été  en  grande  partie.  Cette  somme,  retirée  de  la  circula- 
tion, était  demeurée  en  dépôt  dans  plusieurs  banques  provinciales,  favorisées 
par  l'ancien  président  Jackson,  qui  l'avait  fort  brutalement  enlevée  à  la  ban- 
que des  États-Unis.  On  évitera,  en  recourant  à  ce  moyen,  de  contracter  un 
emprunt  ou  d'augmenter  les  taxes;  et ,  comme  il  sera  impossible  de  recou- 
vrer immédiatement  les  fonds  confiés  à  des  banques  généralement  peu  so- 
lides et  fort  embarrassées  pour  le  moment,  le  pouvoir  exécutif  demande 


REVUE. — CHRONIQUE.  2'*7 

l'autorisation  de  créer,  jusqu'à  concurrence  du  déficit,  desbilleîsdu  trésor 
de  100  dollars  au  moins  (533  francs)  chacun ,  portant  intérêt  à  six  pour  cent. 
Au  reste ,  nous  le  répétons  ,  le  commerce  est  abandonné  à  lui-même  par  le 
gouvernement  (édéral ,  si  ce  n'est  qu'on  propose  d'accorder  un  nouveau  dé- 
lai de  six  mois  pour  l'acquittement  en  numéraire  de  toutes  les  obligations 
envers  le  trésor;  cependant  il  est  possible  que  dans  le  cours  de  la  session, 
il  se  développe  quelque  plan  combiné  de  manière  à  préparer  une  solution 
plus  favorable,  et  on  croit  que  M.  Rives,  ancien  ministre  des  Etats-Unis 
en  France,  et  qui  se  trouve  à  Washington  le  chef  d'un  parti  mitoyen  entre 
l'opposition  et  le  gouvernement,  s'occupe  d'un  projet  destiné  à  remplir  ce  but. 
Ces  détails  incomplets  sur  une  question  fort  aride  manquent  peut-être 
d'intérêt;  mais  toute  la  vie,  toute  la  prospérité  d'un  grand  peuple  sont  là 
pour  le  moment.  De  la  Nouvelle-Orléans  aux  frontières  du  Canada,  cette 
question  aride  passionne  les  esprits  et  les  cœurs  aussi  fortement  que  peuvent 
le  faire  ailleurs  les  conquêtes,  la  gloire,  la  liberté;  et  après  tout,  elle  vaut 
nos  misérables  querelles  de  coteries.  L'Europe  elle-même  n*a  pas  le  droit 
d'y  demeurer  étrangère,  et  si  le  revenu  de  l'Angleterre  pendant  l'année 
1837  (du  10  octobre  1836  au  10  octobre  1837),  dont  on  vient  de  publier  le 
tableau,  présente  un  déficit  de  plus  de  cinquante  millions  de  francs  sur 
celui  de  l'année  précédente,  la  crise  financière  et  commerciale  qui  préoc- 
cupe les  Etats-Unis  est  pour  plus  de  moitié  dans  ce  déplorable  résultat. 

—  Une  discussion  s'est  élevée  dans  les  journaux  quotidiens  entre  M.  Au- 
gustin Thierry  et  M.  Nisard  au  sujet  du  travail  que  la  Revue  a  publié  le 
l^'"  octobre  sur  Armand  Carrel.  La  Revue  regrette  sincèrement  de  n'avoir 
pu  prévenir  cette  discussion,  qui  nous  paraît  résulter  d'un  malentendu  entre 
deux  honorables  écrivains.  M.  Nisard  a,  en  toute  occasion,  professé  trop 
d'admiration  pour  l'illustre  historien  ,  pour  qu'il  soit  entré  dans  sa  pensée 
d'attribuer  à  Carrel  une  part  quelconque  dans  la  composition  ou  l'exécu- 
tion de  V Histoire  de  la  conquête  de  V Angleterre  jmr  les  Normands.  C'est  ce 
que  démontrera  ,  nous  fespérons,  à  tous  les  esprits  désintéressés  l'ensemble 
du  travail  de  M.  Nisard. 

•    LA  CHAIRE  d'archéologie  ÉGYPTIENNE  DU    COLLÈGE  DE  FRANCE. 

Une  chaire  d'archéologie  a  été  créée  au  Collège  de  France,  dans  le  mois 
de  mars  1831.  Voici  les  circonstances  qui  donnèrent  lieu  à  cette  fondation 
nouvelle. 

Chargé  d'aller  sur  les  rives  du  Nil  recueillir  les  matériaux  d'un  supplé- 
ment au  magnifique  ouvrage  publié  par  la  commission  d'Egypte,  M.  Cham- 
poUion  avait  accompli  cette  mission.  Il  était  de  retour  à  Paris,  possesseur 
d'une  riche  collection  de  dessins ,  ayant  fait  beaucoup  pour  la  science  et  re- 
grettant que  les  premières  atteintes  du  mal  auquel  il  succomba  plus  tard, 
ne  lui  eussent  pas  permis  de  faire  davantage.  Son  absence  avait  duré  deux 
années;  il  en  eût  fallu  le  double  pour  remplir  la  tâche  qu'il  s'était  proposée. 
D'autres,  nous  l'espérons ,  pourront  quelque  jour  conduire  à  fin  cette  œuvre 
que  la  souffrance  l'obligea  de  laisser  inachevée. 

L'importance  des  résultats  obtenus  par  M.  Champollion  dans  le  cours 
de  ses  tentatives  pour  interpréter,  à  l'aide  de  la  langue  égyptienne,  les 
écritures  antiques,  l'importance  de  ces  résultats,  disons-nous,  parut  assez 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grande  pour  qu'on  en  fît  l'objet  d'un  enseignement  public.  Il  n'y  avait 
point  encore  une  science  bien  arrêtée;  de  nombreuses  modifications  aux 
opinions  adoptées  provisoirement  devaient  résulter,  sans  doute,  des  tra- 
vaux des  recherches  qui  se  continuaient  chaque  jour;  mais  des  bases  étaient 
posées,  la  langue  égyptienne  était  reconnue  comme  seul  moyen  d'interpré- 
tation. Si  les  rapports  des  écritures  avec  elle  devaient  encore,  long-temps 
peut-être,  laisser  des  doutes,  des  incertitudes  sur  divers  points,  cette  lan- 
gue du  moins  donnait  lieu  elle-même  à  un  enseignement  tout-à-fait  positif; 
une  chaire  fut  donc  instituée  à  côté  des  riches  collections  égyptiennes  du 
Louvre  et  de  la  Bibliothèque  duR.oi,  et  pour  servir  de  complément  à  ces 
collections. 

Un  cours  d'archéologie  grecque  et  romaine  existait  déjà  comme  annexe 
du  cabinet  des  antiques;  un  cours  d'archéologie  égyptienne  fut  fondé  au 
Collège  de  France,  et  M.  GhampoUion  dut  prendre  pour  objet  de  son  en- 
seignement la  langue  égyptienne  et  ses  rapports  avec  les  anciennes  écritures. 
Dans  les  études  qui  ont  pour  objet  les  sociétés  grecque  et  romaine ,  la 
langue  est  exclue  du  cadre  de  l'archéologie.  Les  nombreux  écrits  qui  sont 
venus  jusqu'à  nous  servent  de  base  à  cette  science,  mais  leur  interprétation 
constitue  une  science  tout-à-fait  différente.  Il  n'en  est  point  de  même  pour 
les  études  relatives  à  l'Egypte;  qui  dit  archéologie  égyptienne  ,  ne  dit  pas 
autre  chose,  du  moins  quant  à  présent,  que  science  de  l'interprétation  des 
écritures  dont  faisaient  usage  autrefois  les  habitans  de  la  vallée  du  Nil, 
c'est-à-dire  connaissance  de  la  langue  égyptienne  et  de  ses  rapports  avec  les 
caractères,  soit  écrits,  soit  sculptés,  qui  recouvrent  tous  les  antiques  débris 
dont  est  jonché  le  sol  de  l'Egypte,  depuis  l'objet  de  la  plus  petite  dimension 
jusqu'aux  constructions  les  plus  gigantesques. 

c<  M.  Champollion  exposera  les  principes  de  la  grammaire  égyptienne- 
copte,  et  développera  le  système  entier  des  écritures  sacrées,  en  faisant  con- 
naître toutes  les  formes  grammaticales  usitées  dans  les  textes  hiéroglyphi- 
ques et  hiératiques.  »  Tel  était  le  programme  du  cours  d'archéologie;  et  ce 
programme,  commentaire  contemporain  de  la  fondation,  fixe  le  sens  dans 
lequel  se  trouvait  pris,  par  le  fondateur,  ce  mot  si  vague,  si  élastique,  archéo- 
logie. Il  n'était  pas  possible  d'ailleurs,  dès  qu'on  l'appliquait  aux  études  qui 
ont  l'Egypte  pour  objet,  il  n'était  pas  possible,  nous  l'avons  déjà  dit,  de 
renleudre  autrement,  et  nous  allons  voir  que  c'est  ainsi  qu'il  a  été  entendu 
de  tout  le  monde,  pendant  les  cinq  années  qui  ont  suivi  l'institution  de  la 
chaire  nouvelle. 

Ce  fut  le  10  mai  1831  que  M.  Champollion  prononça  le  discours  d'ouver- 
ture. Tous  les  faits  nouveaux  dont  les  études  égyptiennes  devaient  enrichir 
les  sciences  historiques  furent  par  lui  signalés,  puis  il  termina  de  la  sorte  : 
ce  D'aussi  importans  résujtats  ne  sauraient  acquérir  leur  poids  et  toute  leur 
certitude  que  de  l'intelligence  réelle  des  innombrables  inscriptions  sculp- 
tées ou  peintes  sur  les  monumens  égyptiens,  et  V élude  de  la  langue  parlée 
doit  précéder  celle  des  textes  où  elle  est  employée.  Ce  sera  donc  par  l'exposé 
approfondi  des  principes  de  la  grammaire  égyptienne  et  des  signes  qui  leur 
sont  propres,  que  nous  commencerons  des  leçons  d'où  leur  sujet  même  doit 
bannir  tout  ornement,  etc.  »  Après  trois  ou  quatre  leçons,  le  cours  fut  in- 
terrompu par  suite  de  l'état  de  souffrance  du  professeur.  Le  mal  ne  tarda 
point  à  s'aggraver;  l'interruption,  qui  semblait  ne  devoir  être  que  de  courte 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  249 

durée,  se  prolongea;  M.  Champollion  ne  devait  plus  reparaître  dans  cette 
chaire  fondée  pour  lui,  et  qu'il  n'avait  occupée  qu'un  instant;  la  nnort  l'en- 
leva dans  les  premiers  mois  de  l'année  suivante. 

Si  la  chaire  nouvelle  eût  eu  pour  objet  les  branches  diverses  de  l'archéo- 
logie générale,  on  eût  procédé  sur-le-champ,  suivant  l'usage,  au  remplace- 
ment du  professeur  que  la  science  venait  de  perdre;  mais,  persuadés  que 
cette  chaire  appartenait  exclusivement  à  l'archéologie  égyptienne,  et  ne 
voyant  personne  qui  pût,  à  cette  époque,  être  chargé  de  la  continuation  d'un 
enseignement  si  malheureusement  interrompu,  les  professeurs  du  Collège 
de  France  obtinrent  que  le  remplacement  serait  ajourné.  Des  études  qui  ne 
faisaient  alors  que  commencer  pouvaient  être  continuées,  développées  avTC 
succès;  le  temps  aidant,  un  successeur  se  pouvait  présenter,  capable  de 
suivre  les  traces  du  premier  titulaire,  et  d'enseigner,  avec  la  langue  égyp- 
tienne-copte, les  principes  suivant  lesquels  on  la  doit  appliquer  à  l'interpré- 
tation de  ces  monumens  qui  recouvrent  le  sol  de  l'Egypte  et  qui  remplissent 
nos  musées.  Une  année  s'écoula  de  la  sorte,  puis  deux,  puis  trois;  aujour- 
d'hui l'ajournement  date  de  cinq  années  entières,  pendant  lesquelles  l'espoir 
de  trouver  un  professeur  d'archéologie  égyptienne  s'est  toujours  maintenu 
dans  le  sein  du  Collège  de  France.  Cependant  le  délai  devait  avoir  un  terme. 
Le  traitement  attaché  à  la  chaire  vacante  courait  toujours;  le  Collège  le  tou- 
chait exactement  et  l'employait  à  compléter  ses  collections  scientifiques  ,  ce 
qui  était  fort  bien  au  fond ,  mais  peu  régulier  pour  la  forme.  Le  ministre  de 
l'instruction  publique  a  donc  cru  devoir  exiger  que  cette  affaire  se  termine, 
qu'un  professeur  soit  nommé  s'il  est  possible,  sinon,  que  la  chaire,  et  par  suite 
le  traitement,  soient  supprimés.  Là-dessus,  première  réunion  des  profes- 
seurs, décision  préliminaire  prise  par  eux,  qui  modifierait  la  nature  de  la 
chaire,  et  ajournement  fixe  de  la  présentation,  dans  les  conditions  nouvelles, 
aux  premiers  jours  de  novembre  prochain.  La  décision  dont  nous  parlons, 
fondée  sur  l'acception  la  plus  étendue  du  mot  archéologie,  ouvrirait  la 
chaire  vacante  à  toutes  les  branches  de  l'histoire  du  passé,  y  compris  une 
partie  de  notre  histoire  nationale. 

A  l'époque  où  cette  chaire  fut  instituée,  le  ministre  d'alors,  dit-on,  pré- 
voyant telles  circonstances  dans  lesquelles  l'enseignement  commencé  par 
M.  Champollion  ne  pourrait  être  continué,  supprima  la  qualification  à' égyp- 
tienne que  l'on  avait  d'abord  accolée  au  titre  du  cours  nouveau.  Nous  ac- 
ceptons ce  fait.  Si,  après  la  mort  prématurée  de  M.  Champollion,  qui  ne 
laissait  aucun  élève  capable  de  lui  succéder,  on  eût  immédiatement  intro- 
duit dans  la  chaire  devenue  vacante  une  autre  branche  d'enseignement,  cet 
arrangement  n'eût  permis  aucune  objection.  Mais  on  a  tardé  cinq  années, 
pendant  lesquelles  on  a  laissé  aux  amis  des  études  égyptiennes  l'espoir  que 
dans  cette  chaire,  veuve  si  promptcment  de  son  premier  titulaire,  l'ensei- 
gnement de  M.  Champollion  pourrait  être  repris;  et  cet  espoir  a  peut-être 
encouragé  la  continuation  de  bien  des  travaux.  Faire  aujourd'hui  ce  que  l'on 
n'a  point  fait  il  y  a  cinq  ans,  serait,  nous  n'en  doutons  pas,  porter  un  coup 
mortel  aux  études  qui  ont  l'Egypte  pour  objet;  ce  serait  déclarer  impuissans 
les  efforts  de  tous  ceux  qui ,  depuis  la  mort  de  M.  Champollion,  ont  fait  de 
la  langue  égyptienne-copte  le  sujet  de  leurs  travaux.  Mais,  si  cette  langue 
a  été  reconnue  pour  la  seule  voie  qui  puisse  conduire  à  l'interprétation  des 
légendes  hiéroglyphiques;  si  la  langue  égyptienne-copte  a  été  signalée  par 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  célèbre  auteur  de  V alphabet  phonétique,  comme  formant  la  base  de  toutes 
ses  découvertes  et  fournissant  leur  démonstration ,  elle  n'est  point  elle-même 
une  découverte  récente.  Imparfaitement  connue  pendant  long-temps,  elle 
n'attendait ,  pour  l'être  mieux ,  que  les  études  auxquelles  devait  donner  lieu 
son  importance  nouvelle;  les  matériaux  ne  manquent  pas  pour  la  bien  con- 
naître; mais  pour  que  ces  matériaux  fussent  recherchés,  réunis,  appréciés, 
pour  qu'ils  donnassent  toutes  les  conséquences  que  l'on  en  peut  tirer,  il  fal- 
lait qu'un  intérêt  puissant  appelât  sur  la  langue  égyptienne  l'attention 
qu'elle  n'avait  point  obtenue  par  elle-même.  Lorsque  dans  l'idiome  copte, 
si  long-temps  dédaigné,  on  fut  obligé  de  reconnaître  le  langage  de  ces 
Egyptiens  qui,  dans  les  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne,  élevaient,  dé- 
coraient les  temples  d'Esné,  de  Denderah;  lorsqu'on  vit  cet  idiome  employé 
par  M.  Cliampoliion  porter  la  lumière  dans  les  mystérieuses  légendes  dont 
sont  couvertes  les  vastes  parois  de  ces  constructions  gigantesques;  alors  on 
sentit  qu'il  était  appelé  à  se  placer  au  premier  rang  parmi  les  idiomes  orien- 
taux qui ,  dans  le  Collège  de  France,  sont  l'objet  d'un  enseignement  public. 
Malheureusement,  M.  Ghampollion  n'eut  que  le  temps  d'annoncer  dans  son 
programme  que  la  langue  égyptienne-copte  formerait  le  texte  de  ses  leçons; 
le  nouvel  enseignement  fut  suspendu  avant  d'avoir  été  commencé.  Ne  con- 
viendrait-il pas  aujourd'hui  d'examiner  avant  tout  si  des  études  nouvelles 
n'ont  point  rendu  possible  la  reprise  de  l'enseignement  annoncé  par  M.  Gham- 
pollion? Quand  on  aura  reconnu  l'impossibilité  de  marcher  dans  cette  voie, 
que  Ton  songe  à  sortir  de  la  spécialité  primitive  de  la  chaire,  à  la  bonne 
heure;  mais  que  ce  soit  dans  ce  cas  seulement.  Les  professeurs  du  Collège 
de  France  ne  peuvent  pas  vouloir  que  l'œuvre  de  M.  Champollion  reste 
inachevée;  M.  Silvestre  de  Sacy,  dont  les  encouragemens  et  les  éloges  ont 
accompagné  constamment  l'illustre  auteur  de  la  Grammaire  égyptienne; 
M.  Letronne,  qui  a  pris  part  à  ses  travaux,  n'approuveront  certainement 
point  un  changement  de  destination  qui  frapperait  d'un  coup  funeste  des 
études  créées  par  M.  Champollion.  Le  ministre  de  l'instruction  publique, 
nous  en  sommes  sûrs,  ne  l'approuverait  pas  davantage.  Est-ce,  en  effet, 
quand,  aux  riches  collections  égyptiennes  qui  ont  peine  à  trouver  place 
dans  les  vastes  galeries  du  Louvre,  quand,  aux  précieuses  antiquités  du 
même  genre  qui  se  groupent  dans  les  salles  de  la  Bibliothèque  du  Roi ,  il  est 
question  d'ajouter  encore  la  collection,  non  moins  riche,  non  moins  pré- 
cieuse, apportée  par  M.  Mimant;  est-ce,  quand  sur  une  de  nos  places  pu- 
bliques vient  de  se  dresser  un  des  prodigieux  obélisques  de  ïhèbes,  empreint 
sur  chaque  face  d'une  triple  série  de  caractères  sacrés;  est-ce,  disons-nous, 
lorsque  tant  de  faits  s'accumulent  qui  témoignent  de  la  sollicitude  du  gou- 
vernement pour  le  progrès  des  études  égyptiennes;  est-ce,  au  milieu  de  cir- 
constances pareilles,  qu'un  ministre,  protecteur  ardent  de  tous  les  travaux 
de  science ,  laisserait  enlever  à  l'enseignement  de  la  langue  égyptienne ,  qui 
seule  donne  la  clé  de  tant  de  richesses  archéologiques,  une  chaire  ouverte 
exprès  pour  cet  enseignement ,  la  seule  chaire  qui  lui  ait  jamais  été  consa- 
crée? Non,  le  ministre  de  l'instruction  publique  n'y  consentirait  pas,  nous 
en  avons  la  certitude;  il  n'y  consentirait  pas,  parce  qu'il  sait  que,  chez  nous, 
l'étude  de  la  langue  égyptienne  est  loin  d'être  abandonnée;  il  sait  que  des 
gens  de  conscience  et  de  dévouement  ont  sacrifié  à  cette  étu  le  obscure  des 
carrières  brillantes;  il  sait  que  ce  dévouement  n'a  point  été  sans  quelque 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  251 

succès,  que  la  patience,  la  persévérance,  pendant  longues  années,  n'ont 
point  été  sans  porter  des  fruits  qui  méritent  considération.  Le  ministre  se 
rappelle  avoir  chargé  un  de  nos  amis ,  le  docteur  J.  Dnjardin  ,  d'une  mission 
qui  supposait  une  connaissance  appi  ofondie  de  la  langue  égyptienne.  INous 
n'avons  point  appris  que  celle  connaissance,  assez  chèrement  achetée,  selon 
nous,  lui  soit  contestée  par  persotme;  nous  ne  parlons,  bien  entendu,  que 
de  ceux  qui  sont  en  état  déjuger.  Nous  savons  bien  que  l'expression  franche, 
et  parfois  un  peu  âpre,  d'un  doute  consciencieux  à  l'occasion  de  certaines 
assertions  dénuées  de  preuves  qui  se  présentent  trop  fréquemment  dans  les 
écrits  de  M.  Ghampollion,  a  soulevé  contre  lui  des  préventions  fâcheuses 
chez  quelques  personnes.  Dès  que  la  mort,  enlevant  si  malheureusement 
M.  Ghampollion  à  des  recherches  inachevées,  ne  lui  avait  point  laissé  le  temps 
de  joindre  la  preuve  à  bon  nombre  d'aperçus  que  son  coup  d'œil  lui  avait 
donnés  pour  vrais,  que  devaient  faire  ceux  qui  venaient  après  lui?  Croire 
sur  parole?  Tel  a  pu  être  l'avis  de  quelques-uns.  A  noire  avis,  la  seule 
marche  raisonnable  était  de  remettre  en  doute  tout  ce  qui  n'était  point 
prouvé,  jusqu'à  l'instant  où  des  recherches  nouvelles  auraient  conduit  à  la 
démonstration  nécessaire.  Après  un  moment  de  réflexion,  ceux  qui  ont  pris 
pour  une  oifense  la  demande  d'une  preuve,  auraient  senti  que  si  celte  vérité, 
qu'ils  admettaient  et  voulaient  faire  admettre  sans  examen ,  était  bien  la 
vérité,  des  reclierches  sérieuses,  faites  avec  conscience,  et  prenant  pour 
base  une  connaissance  aussi  complète ,  aussi  approfondie  que  possible  de  la 
langue  égyptienne,  devaient  forcément  conduire  à  la  reconnaître,  à  lui 
rendre  témoignage,  celui-là  même  qui  s'était  établi  sur  le  terrain  du  scep- 
ticisme le  plus  absolu.  Le  doute  chez  un  adversaire  consciencieux  n'csl-il 
pas  toujours  pour  la  vérilé  une  occasion  de  triomphe?  et  celui-là  qui  pèse 
avec  scrupule,  qui  examine  avec  rigueur,  n'est-il  pas  cent  fois  plus  utile  à 
la  science  qui  vient  de  naître,  à  la  science  incomplète  et  subissant  encore  les 
mille  transformations  de  cette  première  époque;  n'est-il  pas  plus  utile  que 
celui  qui  se  jette  en  aveugle  dans  la  route  à  peine  tracée,  incapable  de  re- 
dresser une  erreur,  de  remplir  une  lacune? 

Mais  il  semble  que  nous  fassions  une  apologie,  et  cela  n'est  point  dans 
notre  intention.  Nous  avons  voulu  montrer  seulement  que  changer  aujour- 
d'hui la  destination  primitive  de  la  chaire  d'archéologie  du  Collège  de 
France  serait  contraire  aux  intentions  du  ministre  qui  l'a  fondée,  et  fatal 
aux  intérêts  de  la  science  dont  M.  Ghampollion  a  jeté  les  fondemens.  Nous 
soumettons  nos  observations  au  jugement  éclairé  de  M-  de  Salvandy,  qui 
doit  prononcer  dans  celle  affaire ,  et  à  celui  des  professeurs  appelés  à  donner 
leur  avis.  La  chaire  d'archéologie  du  Collège  de  France  a  été  créée  pour 
l'enseignement  de  la  langue  égyptienne  et  de  ses  rapports  avec  les  écritures 
anciennes;  nous  espérons  qu'on  ne  l'enlèvera  point  à  cet  enseignement,  tant 
qu'il  ne  sera  point  démontré  que  cet  enseignement  est  impossible.  Or,  l'exa- 
men de  la  liste  des  candidats  qui  se  présentent  nous  paraît  fournir  une 
démonstration  contraire. 

Nous  y  voyons  figurer  d'abord  un  membre  de  l'Académie  des  Inscrip- 
tions, M.  Guérard,  dont  les  recherches  ont  eu  constamment  pour  objet  les 
premiers  siècles  de  notre  histoire  nationale;  puis,  un  autre  membre  de  la 
même  académie,  M.  Lajard ,  qui  s'occupe  depuis  longues  années  de  l'inter- 
prétation des  symboles  assyriens,  persans,  chaldéens;  ensuite,  un  conser- 
vateur-administrateur de  la  Bibliothèque  du  Roi ,  M.  Lenormant ,  qui  paraît 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

embrasser  dans  ses  recherches  l'antiquité  tout  entière;  enfin,  M.  Dujardin, 
qui  a  fait  de  la  langue  égyptienne-copte  l'objet  d'une  étude  longue  et  appro- 
fondie. Nous  ne  citons  point  un  étranger,  M.  Salvolini ,  dont  les  travaux  ont 
été  récemment  appréciés  dans  la  Revue,  car  il  nous  semble,  à  voir  les  ré- 
sultats de  cette  appréciation,  que,  de  sa  part,  la  canditature  ne  saurait 
être  sérieuse. 

Convaincus  comme  nous  le  sommes  que  la  chaire  vacante  doit  conserver 
sa  spécialité  première ,  nous  n'avons  point  à  nous  occuper  des  titres  de 
M.  Guérard ,  non  plus  que  de  ceux  de  M.  Lajard  ;  nous  dirons  seulement  que 
le  ministre  de  l'instruction  publique,  disposé  à  créer  toute  chaire  nouvelle 
dont  l'utilité  lui  sera  démontrée ,  ne  consentirait  point  à  laisser  entrer  notre 
histoire  nationale  au  Collège  de  France  par  une  porte  dérobée.  Que  serait, 
en  effet ,  une  archéologie  française,  sinon  un  ingénieux  artifice  pour  adapter 
l'histoire  de  France  au  titre  de  la  chaire  vacante  ? 

Passons  à  M.  Lenormaut.  Du  point  de  vue  oii  nous  nous  sommes  placés , 
Dous  n'avons  à  considérer  dans  ses  travaux  que  ceux  qui  sont  relatifs  à 
l'Egypte.  Il  faut  le  dire,  M.  Lenormant  nous  paraît  avoir  pris  à  rebours  la 
question  de  l'archéologie  égyptienne;  au  lieu  de  commencer  par  la  base,  il 
s'est  adressé  tout  d'abord  aux  sommités  de  l'édifice;  il  a  pris  le  chemin  le 
plus  court  pour  arriver  plus  rapidement  ;  aussi  la  valeur  des  résultats  obte- 
nus a-t-elle  été  tout  ce  qu'elle  pouvait  être  en  cas  pareil.  Mais  si  des  expli- 
cations flottantes,  creuses,  sans  appui  réel,  peuvent  défrayer  un  cours 
d'histoire  égyptienne  fait  dans  une  chaire  d'histoire  moderne,  elles  sont  fort 
loin  de  convenir  à  un  cours  d'archéologie  sérieuse.  Il  faut,  pour  occuper  la 
chaire  de  M.  Champollion,  une  connaissance  complète,  approfondie,  de  la 
langue  égyptienne-copte,  et  cette  connaissance  manque  tout-à-fait  à  M.  Le- 
normant :  il  en  convient  lui-même.  M.  Lenormant  paraît  ne  s'être  pas  fait 
une  idée  bien  juste  de  la  voie  dans  laquelle  devaient  être  portées  les  décou- 
vertes de  M.  Champollion  pour  donner  tous  leurs  fruits;  il  s'est  trompé 
grandement,  s'il  a  cru  que  ces  fruits  se  pouvaient  obtenir  indépendamment 
de  la  langue  égyptienne.  M.  Lenormant,  étranger  à  l'idiome  copte,  seule 
base  de  toute  archéologie  égyptienne,  ne  saurait  occuper  la  chaire  vacante, 
quelque  familier  qu'il  puisse  être  avec  la  forme  des  monumens  divers  dont 
se  composent  nos  musées.  D'ailleurs,  quand  le  motif  dont  nous  venons  de 
parler  ne  serait  pas  déjà  plus  que  suffisant ,  nous  avons  peine  à  croire  que  le 
ministre  de  l'instruction  publique,  qui  vient  de  placer  M.  Lenormant  dans 
une  position  fort  brillante  à  la  Bibliothèque  du  Roi ,  consentît  à  le  nommer, 
quelques  mois  plus  tard,  professeur  au  Collège  de  France. 

Reste  M.  Dujardin,  qui,  pour  arriver  au  but,  l'interprétation  des  écri- 
tures hiéroglyphiques,  a  eu  le  courage  de  prendre  la  voie  la  plus  longue, 
mais  aussi  la  plus  sûre,  et ,  disons-le,  la  seule  qui  fût  rationnelle  ;  sentant  que 
dans  la  langue  copte  se  trouvaient  et  les  fondemens  et  la  démonstration  des 
découvertes  de  iVl.  Champollion,  il  a  dédaigné  des  fruits  prématurés ,  mais 
aussi  trompeurs  que  faciles  à  obtenir,  pour  acquérir,  par  une  application 
sans  partage,  une  connaissance  de  la  langue  égyptienne  complète,  autant 
qu'elle  peut  l'être  dans  l'état  présent  des  choses.  Nous  n'hésitons  point  à  le 
dire,  M.  Dujardin  convient  à  la  chaire  de  M.  Champollion  ,  et  il  est  le  seul 
qui  lui  convienne. 

Nous  espérons  donc  que  l'enseignement  commencé  par  M.  Champollion 
sera  repris  et  continué  dans  la  chaire  vacante  ;  cette  continuation  est  deve- 


REVUE.— CnROMQUE.  253 

nue  possible;  l'intérêt  des  études  égyptiennes,  pour  lesquelles  le  gouverne- 
ment a  tant  fait  jusqu'à  ce  jour,  la  demande  ,  l'exige.  Il  n'en  faut  pas  davan- 
tage, nous  en  sommes  certains,  pour  prévoir  l'avis  qui  sera  donné  par  les 
professeurs  du  Collège  de  France  et  par  les  membres  de  l'Académie  des 
Inscriptions;  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  qu'il  nous  soit  permis  de  pré- 
juger la  décision  du  ministre.  R.-F. 

AVEMCRES    OF    CAPTAIX    BONNEVILLE ,    OR    SCENES    BEYOND     THE     ROCKY 

MOUNTAIN'S  OF  THE  FAR  WEST,  by  Washington  Irving  (1). 

Les  Montagnes  Rocheuses  ont  été  pendant  les  années  1832, 1833  et  1834, 
le  théâtre  d'une  entreprise  aveutureuse  dont  la  relation  est  appelée  ,  nous 
n'en  doutons  pas,  à  un  légitime  succès.  Nous  voulons  parler  de  l'expéfiition 
du  capitaine  Bonneville  à  l'ouest  des  États-Unis  d'Amérique  ,  et  par  delà 
ces  montagnes.  Le  héros  de  cette  audacieuse  campagne  appartient  à  la 
France  par  son  origine.  Fils  d'émigré,  M.  Bonneville  est  entré  au  service 
de  l'Amérique  après  avoir  terminé  son  éducation  à  l'école  militaire  de 
West-pom'.  Dans  ses  cantonnemens  de  l'ouest,  il  a  eu  plus  d'une  fois  l'occa- 
sion de  s'entretenir  avec  des  marchands  indiens  et  des  pionniers  du  désert. 
Le  récit  de  leurs  aventures,  le  tableau  qu'ils  lui  traçaient  de  régions  incon- 
nues et  magnifiques,  éveillèrent  dans  l'ame  du  capitaine  d'impatiens  désirs 
qui  se  convertirent  bientôt  en  une  ferme  résolution.  Une  entreprise  ayant 
pour  but  d'explorer  les  Montagnes  Rocheuses  devint  l'unique  objet  de  ses 
pensées-  Il  obtint  un  congé  de  deux  ans;  il  fit  approuver  son  expédition  par 
le  major-général  Macomb  :  une  compagnie  de  New-York  fournit  les  fonds 
nécessaires.  Tout  obstacle  étant  levé,  le  capitaine  Bonneville  partit  en 
mai  1832  pour  ne  revenir  que  dans  l'automne  de  1835.  A  son  retour,  il  se 
trouva  rayé  des  contrôles  de  l'armée.  Le  quartier- général  de  Washington, 
n'ayant  reçu  de  lui  aucune  nouvelle ,  l'avait  regardé  comme  mort  et  défini- 
tivement perdu.  Ce  ne  fut  qu'après  plusieurs  mois  de  démarches  que  le 
capitaine  obtint  d'être  considéré  de  nouveau  comme  faisant  partie  de  l'ar- 
mée. Il  fut  cantonné  au  fort  Gibson,  sur  la  frontière  occidentale  des  États- 
Unis.  Nous  devons  aux  loisirs  forcés  qui  l'attendaient  à  son  retour  le  récit 
détaillé  de  cette  campagne  de  trois  ans  dans  le  désert. 

M.  Washington  Irving,  chargé  par  le  capitaine  de  la  publication  de  son 
manuscrit,  lui  a  fait  subir  diverses  modifications  dont  il  rend  compte  dans 
une  introduction  intéressante.  Ainsi,  la  narration  de  M.  Bonneville  a  été 
entremêlée  de  détails  et  de  faits  recueillis  dans  les  conversations  et  les 
journaux  de  ses  compagnons.  Nous  ne  blâmons  pas  non  plus  l'élégant  écri- 
vain d'avoir  cherché,  comme  il  l'avoue  lui-même,  à  donner  le  ton  et  la 
couleur  à  un  récit  sèchement  exact.  Il  y  a  de  la  grâce  sans  recherche  dans 
la  manière  de  M.  Irving.  Sans  atteindre  à  l'énergie  de  Cooper,  il  peint 
avec  élégance,  et  décrit  avec  précision.  Les  voyages  de  M.  Bonneville  ont 
acquis  sous  cette  plume  habile  un  nouvel  intérêt;  hâtons-nous  de  dire 
qu'ils  n'ont  rien  perdu  de  leur  valeur  comme  ouvrage  sérieux  et  journal  de 
recherches. 

(1)  2  vol.  in-8o.  La  traduction  des  Aventures  du  capitaine  Bonneville  se  trouve  à  la  librairie 
de  Charpentier,  rue  des  Beaux-Arts,  6. 


254  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  assez  long-temps  nous  occuper  de  la  forme  dans  un  ouvrage  qui,  à 
la  rigueur,  pourrait  ne  devoir  son  succès  qu'à  la  narration  la  plus  simple  et 
la  plus  naïve.  On  jugera  de  la  vérité  de  notre  éloge  par  l'itinéraire  de 
M.  Bonneville  que  nous  allons  tracer  rapidement.  Parti  le  1"  mai  1832  de 
la  f(ontière  du  Missouri,  le  capitaine  avait  franchi  la  crête  des  Montagnes 
Rocheuses  le  24  juillet  de  la  môme  année.  Le  26,  après  d'excessives  souffran- 
ces, il  atteignait  les  bords  du  Colorado.  Le  19  septembre,  il  établissait  son 
camp  d'hivernage  près  des  eaux  supérieures  de  la  Rivière  du  Saumon. 
L'année  suivante,  au  retour  de  l'été,  il  continue  ses  explorations  dans  le 
désert,  en  se  dirigeant  vers  le  fleuve  de  la  Longue-Corne  et  le  pays  des 
Corbeaux.  L'hiver  le  retrouve  campé  à  un  endroit  appelé  Port-Neuf.  Mais 
il  ne  peut  supporter  long-temps  le  repos;  il  rêve  une  expédition  de  recon- 
naissance, vaste  et  périlleuse.  Il  s'agit  de  pénétrer  jusqu'aux  établissemens 
de  la  baie  d'Hudson,  sur  les  rives  de  la  Colombie.  Le  plan  du  capitaine  est 
d'établir,  sur  un  point  quelconque  de  la  partie  inférieure  de  la  rivière,  un 
poste  commercial  dont  la  création  puisse  un  jour  compenser,  pour  les  États- 
Unis,  les  pertes  résultées  de  la  prise  d'Astoria,  depuis  1814.  Celte  expédi- 
tion l'oblige  à  traverser  les  Montagnes  Bleues ,  théâtre  des  désastres  de  plu- 
sieurs bandes  astoriennes,  dirigées  par  MM.  Hunt  et  Crooks,  qui  les  premiers, 
ej^plorèrent  ces  défdés.  M.  Bonneville  n'est  retenu  ni  par  d'effrayans  souve- 
nirs, ni  par  les  rigueurs  de  la  saison.  Il  ne  prend  avec  lui  que  trois  hommes 
et  cinq  chevaux.  De  nombreux  obstacles,  des  souffrances  de  toute  espèce, 
ébranlent  plus  d'une  fois  le  courage  du  capitaine,  pendant  celte  périlleuse 
excursion;  mais  son  opiniâtre  volonté  reprend  bientôt  le  dessus.  Il  arrive  à 
la  baie  d'Hudson  le  4  mars  1834.  Le  12  mai,  il  est  revenu  au  Port-Neuf.  Le 
3  juillet ,  à  la  tête  de  vingt-trois  hommes ,  il  se  rend  de  nouveau  à  l'embou- 
chure de  la  Colombie,  où  il  espère  ouvrir  avec  les  indigènes  des  relations 
commercialeSe  Mais  l'influence  hostile  de  la  compagnie  anglaise  de  la  baie 
d'Hudson  rend  impuissans  tous  les  efforts  du  capitaine  pour  ouvrir  un  com- 
merce avec  les  Indiens.  M.  Bonneville  retourne  à  regret  sur  ses  pas,  et  il  se 
trouve  en  automne  au  rendez-vous  général  qu'il  a  donné  à  ses  compagnons 
sur  les  bords  de  la  Rivière  de  VOurs.  Après  un  hiver  passé  dans  l'abon- 
dance, le  capitaine  reprend  sa  route  vers  les  Etals-Unis.  Le  22  août  1835, 
M.  Bonneville  et  sa  caravane  arrivent  à  la  frontière,  après  trois  années  de 
courses  dans  les  steppes  et  les  montagnes.  «  Là,  s'il  faut  l'en  croire,  dit 
M.  Irviug,  on  eût  pu  prendre  sa  cavalcade  pour  une  procession  d'Indiens 
déguenillés,  car  ses  hommes  étaient  presque  nus,  et  trois  années  de  séjour 
dans  le  désert  leur  avaient  donné  l'aspect  le  plus  sauvage.  » 

Ce  livre  a  tout  l'intérêt  des  romans  de  Cooper,  il  a  de  plus  que  ces  romans 
la  réalité.  S'il  faut  en  croire  un  voyageur  allemand  dont  l'ouvrage  a  plus 
d'un  rapport  avec  celui  du  capitaine  [Transallantische  Skizzen,  Zurich, 
1825),  les  trappeurs  et  \es  Indiens  de  Cooper  sont  des  types  fantastiques 
qui  n'ont  jamais  existé  que  dans  l'imagination  du  romancier.  Les  voyages 
(le  M.  Bonneville  nous  montrent  le  véritable  trappeur  dans  toute  sa  fierté 
indépendante,  et  aussi,  nous  devons  le  dire,  dans  son  implacable  férocité. 
Pour  ces  natures  indomptables,  la  liberté  des  États-Unis  est  encore  une 
contrainte.  Il  leur  faut  le  désert,  la  vie  du  chasseur,  l'indépendance  de  l'In- 
dien, la  nature  sauvage  et  sans  bornes.  Nous  citerons  à  ce  propos  un  épi- 
sode remarquable  des  voyages  du  capitaine;  c'est  l'excursion  de  quarante 


REVUE.— CHRONIQUE.  255 

trappeurs  aux  possessions  espa;?noles  de  la  Californie.  Si  on  lit  après  cet 
épisode  le  clia.jitre  intitulé  :  Voyage  dans  un  bateau  de  buffle,  on  aura  une 
connaissance  exacte  de  la  vie  aventureuse  du  trairpeur  et  de  ses  penchans 
effrénés. 

La  conclusion  du  livre  annonce  toutefois  une  modification  prochaine  dans 
la  vie  de  ces  sauvages  montagnards.  Le  commerce  des  fourrures  est,  sui- 
vant l'auteur,  d'un  caractère  essentiellement  passager.  «  Les  bandes  rivales 
des  trappeurs,  dit  M.  Irving,  ont  bientôt  épuisé  les  cours  d'eau,  surtout 
lorsque  la  concurrence  les  pousse  à  une  destruction  inutile  du  castor.  Quand 
il  n'y  aura  plus  d'animaux  à  fourrure,  la  scène  cliangera  totalement.  Le 
trappeur  pimpant  et  son  coursier,  dans  leur  costume  sauvage  ,  couvert  de 
grelots  et  de  colifichets;  le  guerrier  peint  et  panaché,  toujours  aux  aguets; 
la  caravnne  du  marchand  serpentant  en  longue  file  dans  la  plaine  déserte 
avec  les  Indiens  embusqués  sur  son  passage  ;  la  chasse  aux  buffles ,  le  camp 
de  chasse,  le  gala  au  milieu  du  danger,  l'attaque  nocturne,  l'alerte,  l'escar- 
mouche au  milieu  des  rochers,  tout  ce  roman  de  la  vie  sauvage  qui  existe 
encore  dans  les  montagnes,  n'existera  plus  que  dans  les  légendes  de  la  fron- 
tière et  ressemblera  aux  fictions  de  la  chevalerie  ou  delà  féerie.  » 

Ce  sont  là  de  tristes  prévisions;  mais  on  se  consolerait  aisément  si  l'on 
devait  croire  que  la  civilisation  gagnât  quelque  chose  à  cette  révolution  iné- 
vitable. La  question  est  résolue  par  M.  Irving  d'une  manière  négative.  Il 
représente  les  solitudes  de  l'ouest  comme  incapables  de  culture.  «  Là  oii  rien 
ne  saurait  tenter  la  cupidité  du  blanc,  il  sortira  ,  dit-il,  avec  le  temps,  un 
mélange  de  tribus  diverses  et  de  blancs  de  toutes  les  nations,  une  race  de 
montagnards  pareils  aux  Tartares  du  Caucase...  Ces  hommes  deviendront 
un  jour,  sur  l'un  et  l'autre  versant  des  montagnes,  le  fléau  de  la  frontière 
civilisée.  » 

M.  Irving  ne  révèle  toutefois  le  mal  qu'en  indiquant  le  remède,  et  l'éta- 
blissement de  postes  militaires  dans  ces  pays  sauvages  lui  paraît  un  moyen 
sûr  de  mettre  fin  aux  violences  et  aux  déprédations  des  Indiens. 

Voyages  en  Corse.  —  Les  Voyages  de  M.  Valéry  en  Corse ,  à  Vile  d'Elbe 
et  enSardaigne,  se  recommanaent  par  de  précieuses  qualités  d'observation 
et  de  conscience,  a  J'ai  essayé,  dit  l'auteur  dans  sa  préface,  de  peindre  une 

Italie  nouvelle  ,  et,  si  j'ose  le  dire  ,  inconnue Au  lieu  de  tableaux  et  de 

statues,  j'avais  en  Corse  des  actions  et  des  hommes.  »  Ce  peu  de  mots  ex- 
plique le  livre.  M.  Valéry  entre  en  Corse  par  Bastia ,  l'ancienne  capitale; 
il  parcourt  successivement  les  riantes  vallées  du  Cap-Corse,  la  fertile  Ba- 
lagne,  ceUe  contrée  la  plus  riche,  selon  lui,  et  la  plus  civilisée  de  l'île. 
Après  la  Balagne,  il  traverse  les  forêts  célèbres  d'Aytone  et  de  Valdo- 
niello,  s'arrête  à  Ajaccio ,  Bonifacio,  Sartène,  et  revient  à  Bastia  par  la 
magnifique  plaine  d'Aléria.  La  description  des  villes  principales  occupe  plu- 
sieurs chapitres,  où  l'érudition  historique  se  mêle,  sans  affectation,  aux 
souvenirs  du  voyageur.  Ainsi ,  à  propos  de  Bastia ,  ÎVI.  Valéry  consacre  plu- 
sieurs chapitres  à  l'appréciation  de  quelques  écrivains  peu  connus  de  la 
Corse,  tels  que  Petrus  Cyrneus ,  Filipplni ,  Vincent  Giubcga,  dont  il  cite 
un  sonnet  plein  de  grâce.  Corte  lui  rappelle  le  séjour  du  général  Paoli  et  les 
grandes  actions  t!e  Gaffori ,  le  Brutus  de  la  Corse.  On  voit  que  M.  Valéry  a 
recueilli  soigneusement  les  traditions  du  pays  qu'il  Visitait;  il  les  cite  à  pro- 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pos,  el  fait  servir,  en  quelque  sorte,  l'histoire  de  complément  à  la  géogra- 
phie. Ce  livre  révèle,  mieux  que  tout  autre ,  de  quelle  utilité  sont  les  études 
historiques  à  un  voyageur.  M.  Valéry  aurait,  à  coup  sûr,  écrit  un  ouvrage 
moins  consciencieux  et  moins  utile  ,  si ,  avant  de  visiter  la  Corse,  il  n'avait 
lu  son  vieil  et  national  historien  Filippini.  «  La  terre  de  Corse,  dit-il  en 
rapportant  un  beau  trait  de  Cervoni,  la  terre  de  Corse  rappelle  à  chaque 
pas  de  nobles  et  courageuses  actions;  elle  n'a  jamais  eu  qu'assez  peu  d'ha- 
bitans;  elle  compte  prodigieusement  d'hommes  et  même  de  femmes.  »  Ce 
jugement  n'a  rien  d'exagéré;  chaque  page  du  livre  le  prouve ,  et  l'on  peut 
croire  que  M.  Valéry  s'est  borné  à  choisir  parmi  les  traditions  héroïques 
du  pays.  Un  travail  plus  complet  sur  cette  matière  eût  dépassé  les  limites 
de  son  livre.  L'histoire  de  cette  petite  nation  a  le  même  caractère  de  gran- 
deur épique  et  de  merveilleux  que  l'histoire  des  républiques  anciennes.  Les 
hommes  d'Athènes  et  de  Sparte  pourraient  tendre  la  main  ,  sans  rougir,  aux 
patriotes  de  Sartène  et  de  Corte.  La  Corse  peut  citer  avec  orgueil,  à  côté  des 
héros  anciens,  les  trois  Sampiero,  les  Paoli,  les  Cervoni,  les  Abbatucci. 

M.  Valéry  n'a  pas  cependant  laissé  l'histoire  usurper  la  place  de  la  des- 
cription et  des  souvenirs.  A  côté  de  la  tradition ,  il  a  fait  une  part  assez 
large  an  tableau  des  mœurs  et  du  pays  qu'il  parcourait.  La  nature  est  admirée 
franchement ,  sans  emphase.  La  simplicité  du  plan  de  ce  livre ,  son  but ,  qui 
est  d'instruire  avant  d'amuser,  ne  comportaient  pas  plus  d'abandon,  plus  d'ai- 
sance dans  les  développemens  pittoresques.  M.  Valéry,  en  restant  simple  et 
concis,  a  fait  preuve  d'un  excellent  goût;  son  livre  n'a  pas  cessé  d'être  in- 
téressant en  devenant  substantiel. 

La  seconde  partie  des  Voyages  est  entièrement  consacrée  à  l'île  d'Elbe.  Le 
séjour  à  Porlo-Longone  et  Porto-Ferrnjo ,\ai  visite  au  Mont- Serrât,  sont 
des  chapitres  pleins  de  charme  et  d'intérêt.  Les  habitans  de  l'île  d'Elbe  ne 
ressemblent  en  rien  aux  sauvages  montagnards  de  la  Corse.  C'est  la  douceur, 
l'élégance  de  la  civilisation  toscane  succédant  à  la  rudesse  africaine.  Ce  con- 
traste a  été  bien  compris  par  M.Valéry.  L'histoire  de  l'île  d'Elbe  est  toutefois 
peu  féconde  en  grands  souvenirs.  Le  voyageur  a  justement  apprécié  l'impor- 
tance de  cette  île  en  peu  de  mots  :  «  L'île  d'Elbe,  dit-il,  qui  n'a  que  dix-sept 
mille  habitans,  fut,  depuis  Rome  jusqu'à  l'empire  français,  un  de  ces  points 
rares,  isolés,  espèces  de  vastes  casernes  jetées  en  Europe  pour  l'observer  ou 
la  contenir.  L'occupation  militaire,  la  conquête,  faisaient  leur  vie;  ils  lan- 
guissent et  meurent  par  la  paix.  » 

Au  résumé,  la  critique  ne  doit  que  des  encouragemens  à  cette  publica- 
tion, dont  le  premier  volume  a  seulement  paru.  Le  livre  de  M.Valéry  de- 
viendra certainement,  pour  les  voyageurs  qui  visiteront  la  Corse  et  l'île 
d'Elbe,  un  compagnon  indispensable  et  le  plus  éloquent  des  cicérone.  C'est 
dire  assez  que  nous  le  plaçons  au  même  rang  que  les  Voyages  historiques  et 
littéraires  en  Italie,  et  que  nous  lui  prédisons  le  même  succès. 

—  Le  roman  de  Valérie,  de  M™^  de  Krûdner,  dont  les  éditions  devenaient 
rares,  vient  d'être  réimprimé  en  2  volumes  in-8°.  Il  est  précédé  de  la  Notice 
de  M.  Sainte-Beuve,  que  nos  lecteurs  ont  lue  dans  la  livraison  du  15  juillet. 


F.   BULOZ. 


LES 


DEUX  MAITRESSES. 


I. 


Croyez-vous,  madame,  qu'il  soit  possible  d'être  amoureux  de 
deux  persomies  à  la  fois?  Si  pareille  question  m'était  faite,  je 
répondrais  que  je  n'en  crois  rien.  C'est  pourtant  ce  qui  est  arrivé  à 
un  de  mes  amis,  dont  je  vous  raconterai  l'histoire,  afin  que  vous  en 
jugiez  vous-même. 

En  général,  lorsqu'il  s'agit  de  justifier  un  double  amour,  on  a 
d'abord  recours  aux  contrastes.  L'une  était  grande,  l'autre  petite; 
l'une  avait  quinze  ans,  l'autre  en  avait  trente.  Bref,  on  tente  de 
prouver  que  deux  femmes,  qui  ne  se  ressemblent  ni  d'âge,  ni  de 
figure,  ni  de  caractère,  peuvent  inspirer  en  même  temps  deux  pas- 
sions très  différentes.  Je  n'ai  pas  ce  prétexte  pour  m'aider  ici ,  car 
les  deux  femmes  dont  il  s'agit  se  ressemblaient,  au  contraire,  un  peu. 
L'une  était  mariée,  il  est  vrai,  et  l'autre  veuve;  l'une  riche,  et  l'au- 
tre très  pauvre;  mais  elles  avaient  presque  le  même  âge,  et  elles 
étaient  toutes  deux  brunes  et  fort  petites.  Bien  qu'elles  ne  fussent  ni 
sœurs  ni  cousines,  il  y  avait  entre  elles  un  air  de  famille  :  de  grands 
yeux  noirs,  même  finesse  de  taille;  c'étaient  deux  ménechmes  fe- 
melles. Ne  vous  effrayez  pas  de  ce  mot;  il  n'y  aura  pas  de  quipro- 
quos dans  ce  conte. 

TOME  XII.    -  1"  .NOVEMBRE  1837.  17 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Avant  d'en  dire  plus  de  ces  dames,  il  faut  parler  de  notre  héros. 
Vers  1825  environ ,  vivait  à  Paris  un  jeune  homme  que  nous  appelle- 
rons Valenlin.  C'était  un  garçon  assez  singulier,  et  dont  l'étrange 
manière  de  vivre  aurait  pu  fournir  quelque  matière  aux  philosophes 
qui  étudient  l'homme.  Il  y  avait  en  lui,  pour  ainsi  dire,  deux  per- 
sonnages différens.  Vous  l'eussiez  pris ,  en  le  rencontrant  un  jour, 
pour  un  petit-maître  de  la  régence.  Son  ton  léger,  son  chapeau  de 
travers,  son  air  d'enfant  prodigue  en  joyeuse  humeur,  vous  eussent 
fait  revenir  en  mémoire  quelque  talon  rouge  du  temps  passé.  Le  jour 
suivant,  vous  n'auriez  vu  en  lui  qu'un  modeste  étudiant  de  province 
se  promenant  un  livre  sous  le  bras.  Aujourd'hui,  il  roulait  carrosse 
et  jetait  l'argent  par  les  fenêtres  ;  demain  il  allait  dîner  à  quarante 
sous.  Avec  cela,  il  recherchait  en  toute  chose  une  sorte  de  perfec- 
tion, et  ne  goûtait  rien  qui  fut  incomplet.  Quand  il  s'agissait  de 
plaisir,  il  voulait  que  tout  fût  plaisir,  et  n'était  pas  homme  à  acheter 
une  jouissance  par  un  moment  d'ennui.  S'il  avait  une  loge  au  spec- 
tacle, il  voulait  que  la  voiture  qui  l'y  menait  fût  douce,  que  le  dîner 
eût  été  bon,  et  qu'aucune  idée  fâcheuse  ne  pût  se  présenter  en  sor- 
tant. Mais  il  buvait  de  bon  cœur  la  piquette  dans  un  cabaret  de  cam- 
pagne, et  se  mettait  à  la  queue  pour  aller  au  parterre.  C'était  alors 
un  autre  élément,  et  il  n'y  faisait  pas  le  difficile;  mais  il  gardait  dans 
ses  bizarreries  une  sorte  de  logique,  et  s'il  y  avait  en  lui  deux 
hommes  divers,  ils  ne  se  confondaient  jamais. 

Ce  caractère  étrange  provenait  de  deux  causes  :  peu  de  fortune 
et  un  grand  amour  du  plaisir.  La  famille  de  Valenlin  jouissait  de 
quelque  aisance,  mais  il  n'y  avait  rien  de  plus  dans  la  maison 
qu'une  honnête  médiocrité.  Une  douzaine  de  mille  francs  par  an 
dépensés  avec  ordre  et  économie,  ce  n'est  pas  de  quoi  mourir  de 
faim;  mais  quand  une  famille  entière  vit  là-dessus ,  ce  n'est  pas  de 
quoi  donner  des  fêtes.  Toutefois,  par  un  caprice  du  hasard,  Valentin 
était  né  avec  les  goûts  que  peut  avoir  le  fils  d'un  grand  seigneur. 
A  père  avare,  dit-on,  fils  prodigue;  à  parens  économes,  enfant 
dépensier.  Ainsi  le  veut  la  Providence,  que  cependant  tout  le  monde 
xidmire. 

Valentin  avait  fait  son  droit,  et  était  avocat  sans  causes,  profes- 
sion commune  aujourd'hui.  Avec  l'argent  qu'il  avait  de  son  père  et 
celui  qu'il  gagnait  de  temps  en  temps,  il  pouvait  être  assez  heureux, 
mais  il  aimait  mieux  tout  dépenser  à  la  fois  et  se  passer  de  tout  le 
lendemain.  Vous  vous  souvenez,  madame,  de  ces  marguerites  que 
les  enfans  effeuillent  brin  à  brin?  Beaucoup,  disent-ils  à  la  première 


LES  DEUX  MAITRESSES.  259 

feuille;  passablement  y  à  la  seconde,  et,  à  la  troisième,  pas  du  tout. 
Ainsi  faisait  Valentin  de  ses  journées;  mais  le  passablement  n'y  était 
pas,  car  il  ne  pouvait  le  souffrir. 

Pour  vous  le  faire  mieux  connaître,  il  faut  vous  dire  un  trait  de 
son  enfance.  Valentin  couchait,  à  dix  ou  douze  ans,  dans  un  petit 
cabinet  vitré ,  derrière  la  chambre  de  sa  mère.  Dans  ce  cabinet  d'as- 
sez triste  apparence,  et  encombré  d'armoires  poudreuses,  se  trou- 
vait, entr'autres  nippes,  un  vieux  portrait  avec  un  grand  cadre 
doré.  Quand,  par  une  belle  matinée,  le  soleil  donnait  sur  ce  portrait, 
l'enfant,  à  genoux  sur  son  lit,  s'en  approchait  avec  délices.  Tandis 
qu'on  le  croyait  endormi,  en  attendant  que  l'heure  du  maître  arrivât , 
il  restait  parfois  des  heures  entières  le  front  posé  sur  l'angle  du 
cadre;  les  rayons  de  lumière,  frappant  sur  les  dorures, l'entouraient 
d'une  sorte  d'auréole  où  nageait  son  regard  ébloui.  Dans  cette  pos- 
ture, il  faisait  mille  rêves;  une  extase  bizarre  s'emparait  de  lui.  Plus 
la  clarté  devenait  vive,  et  plus  son  cœur  s'épanouissait.  Quand  il 
fallait  enûn  détourner  les  yeux,  fatigués  de  l'éclat  de  ce  spectacle, 
il  fermait  alors  ses  paupières,  et  suivait  avec  curiosité  la  dégradation 
des  teintes  nuancées  dans  cette  tache  rougeâtre  qui  reste  devant 
nous  quand  nous  fixons  trop  long-temps  la  lumière;  puis  il  revenait 
à  son  cadre,  et  recommençait  de  plus  belle.  Ce  fut  là,  m'a-t-il  dit 
lui-même,  qu'il  prit  un  goût  passionné  pour  l'or  et  le  soleil,  deux 
excellentes  choses,  du  reste. 

Ses  premiers  pas  dans  la  vie  furent  guidés  par  l'instinct  de  la  pas- 
sion native.  Au  collège ,  il  ne  se  lia  qu'avec  des  enfans  plus  riches 
que  lui,  non  par  orgueil,  mais  par  goût.  Précoce  d'esprit  dans  ses 
étuies,  l'amour-propre  le  poussait  moins  qu'un  certain  besoin  de 
distinction.  ïl  lui  arrivait  de  pleurer  au  milieu  de  la  classe,  quand  il 
n'avait  pas,  le  samedi,  sa  place  au  banc  d  honneur.  Il  achevait  ses 
humanités  et  travaillait  avec  ardeur,  lorsqu'une  dame,  amie  de  sa 
mère,  lui  fit  cadeau  d'une  belle  turquoise;  au  heu  d'écouter  la  leçon, 
il  regardait  sa  bague  reluire  à  son  doigt.  C'était  encore  l'amour  de 
l'or  tel  que  peut  le  ressentir  un  enfant  curieux.  Dès  que  l'enfant 
fut  homme,  ce  dangereux  penchant  porta  bientôt  ses  fruits. 

A  peine  eut-il  sa  liberté,  qu'il  se  jeta,  sans  réflexion,  dans  tous 
les  travers  d'un  fils  de  famille.  Né  d'humeur  gaie,  insouciant  de  l'a- 
venir, l'idée  qu'il  était  pauvre  ne  lui  venait  pas,  et  il  ne  semblait  pas 
s'en  douter.  Le  monde  le  lui  fit  comprendre.  Le  nom  qu'il  portait  lui 
permettait  de  traiter  en  égaux  des  jeunes  gens  qui  avaient  sur  lui 
l'avantage  de  la  fortune.  Admis  par  eux,  comment  les  imiter?  Les 

17. 


-260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parens  de  Valentin  vivaient  à  la  campagne.  Sous  prétexte  de  faire  son 
droit,  il  passait  son  temps  à  se  promener  aux  Tuileries  et  au  boule- 
vart.  Sur  ce  terrain,  il  était  à  l'aise;  mais  quand  ses  amis  le  quittaient 
pour  monter  à  cheval ,  force  lui  était  de  rester  à  pied,  seul  et  un  peu 
jdésappointé.  Son  tailleur  lui  faisait  crédit;  mais  à  quoi  sert  l'habit, 
quand  la  poche  est  vide?  Les  trois  quarts  du  temps  il  en  était  là. 
Trop  fier  pour  vivre  en  parasite,  il  prenait  à  tâche  de  dissimuler  ses 
.secrets  motifs  de  sagesse ,  refusait  dédaigneusement  des  parties  de 
plaisir  où  il  ne  pouvait  payer  son  écot ,  et  s'étudiait  à  ne  toucher  aux 
Tiches  que  dans  ses  jours  de  richesse. 

Ce  rôle,  difficilement  soutenu,  tomba  devant  la  volonté  pater- 
nelle; il  fallut  choisir  un  état;  Valentin  entra  dans  une  maison  de 
banque.  Le  métier  de  commis  ne  lui  plaisait  guère,  encore  moins  le 
travail  quotidien.  îl  allait  au  bureau  l'oreille  un  peu  basse  ;  il  avait 
fallu  renoncer  aux  amis  en  même  temps  qu'à  la  liberté;  il  n'en  était 
^pas  honteux,  mais  il  s'ennuyait.  Quand  arrivait,  comme  dit  André 
Chénier,  le  jour  de  la  veine  dorée  ,  une  sorte  de  fièvre  le  saisissait. 
Qu'il  eût  des  dettes  à  payer  ou  quelque  emplette  utile  à  faire,  la 
présence  de  l'or  le  troublait  à  tel  point,  qu'il  en  perdait  la  réflexion. 
Dès  qu'il  voyait  briller  dans  ses  mains  un  peu  de  ce  rare  métal,  il 
sentait  son  cœur  tressaillir,  et  ne  pensait  plus  qu'à  courir,  s'il  faisait 
L)eau.  Quand  je  dis  courir,  je  me  trompe;  on  le  rencontrait,  ces 
jours-là,  dans  une  bonne  voiture  de  louage,  qui  le  menait  au  Rocher 
de  Cancale;  là,  étendu  sur  les  coussins,  respirant  l'air  ou  fumant 
>son  cigare,  il  se  laissait  bercer  mollement,  sans  jamais  songer  à 
demain;  demain  pourtant,  c'était  l'ordinaire,  il  fallait  redevenir 
commis;  mais  peu  lui  importait,  pourvu  qu'à  tout  prix  il  eût  satis- 
fait son  imagination.  Les  appointemens  du  mois  s'envolaient  ainsi  en 
un  jour.  Il  passait,  disait-il,  ses  mauvais  momens  à  rêver,  et  ses 
bons  momens  à  réaliser  ses  rêves  ;  tantôt  à  Paris,  tantôt  à  la  cam- 
pagne, on  le  rencontrait  avec  son  fracas,  presque  toujours  seul, 
preuve  que  ce  n'était  pas  vanité  de  sa  part.  D'ailleurs ,  il  faisait  ses 
extravagances  avec  la  simplicité  d'un  grand  seigneur  qui  se  passe 
un  caprice.  Voilà  un  bon  commis,  direz-vous;  aussi  le  mit-on  à  la 
porte. 

Avec  la  liberté  et  l'oisiveté  revinrent  des  tentations  de  toute 
sorte.  Quand  on  a  beaucoup  de  désirs,  beaucoup  de  jeunesse  et  peu 
d'argent,  on  court  grand  risque  de  faire  des  sottises.  Valentin  en  fît 
d'assez  grandes.  Toujours  poussé  par  sa  manie  de  changer  des  rêves 
«n  réalité,  il  en  vint  à  faire  les  plus  dangereux  rêves.  Il  lui  passait 


LES  DEUX  MAITRESSES.  261 

je  suppose,  par  la  tête,  de  se  rendre  compte  de  ce  que  peut  être  la  vie 
d'un  tel  qui  a  cent  mille  francs  à  manger  par  an.  Voilà  mon  étourdi, 
qui,  toute  une  journée,  n'en  agissait  ni  plus  ni  moins  que  s'il  eût  été 
le  personnage  en  question.  Jugez  où  cela  peut  conduire  avec  un 
peu  d'intelligence  et  de  curiosité.  Le  raisonnement  de  Valentin,  sur 
sa  manière  de  vivre,  était,  du  reste,  assez  plaisant.  Il  prétendait 
qu'à  chaque  créature  vivante  revient  de  droit  une  certaine  somme 
de  jouissance  ;  il  comparait  cette  somme  à  une  coupe  pleine  que  les 
économes  vident  goutte  à  goutte ,  et  qu'il  buvait,  lui,  à  grands  traits. 
Je  ne  compte  pas  les  jours,  disait-il ,  mais  les  plaisirs,  et  le  jour  où 
je  dépense  vingt-cinq  louis,  j'ai  cent  quatre-vingt-deux  mille  cinq  cents 
livres  de  rente. 

Au  milieu  de  toutes  ces  folies ,  Valentin  avait  dans  le  cœur  un  sen- 
timent qui  devait  le  préserver;  c'était  son  affection  pour  sa  mère.  Sa 
mère,  il  est  vrai,  l'avait  toujours  gâté;  c'est  un  tort,  dit-on,  je  n'en  sais 
rien  ;  mais ,  en  tout  cas,  c'est  le  meilleur  et  le  plus  naturel  des  torts. 
L'excellente  femme  qui  avait  donné  la  vie  à  Valentin  fit  tout  au 
monde  pour  la  lui  rendre  douce.  Elle  n'était  pas  riche,  comme  vous 
savez.  Si  tous  les  petits  écus  glissés  en  cachette  dans  la  main  de  l'en- 
fant chéri  s'étaient  trouvés  tout  à  coup  rassemblés ,  ils  auraient 
pourtant  fait  une  belle  pile.  Valentin,  dans  tous  ses  désordres,  n'eut 
jamais  d'autre  frein  que  l'idée  de  ne  pas  rapporter  un  chagrin  à  sa 
mère;  mais  cette  idée  le  suivait  partout.  D'un  autre  côté,  cette 
affection  salutaire  ouvrait  son  cœur  à  toutes  les  bonnes  pensées,  à 
tous  les  sentimens  honnêtes.  C'était  pour  lui  la  clé  d'un  monde  qu'il 
n'eût  peut-être  pas  compris  sans  cela.  Je  ne  sais  qui  a  dit  le  premier, 
qu'un  être  aimé  n'est  jamais  malheureux  ;  celui-là  eût  pu  dire  en- 
core :  c(  Qui  aime  sa  mère  n'est  jamais  méchant.  »  Quand  Valentin 
regagnait  le  logis,  après  quelque  folle  équipée , 

Traînant  i'ailc,  et  tirant  le  pié, 

sa  mère  arrivait  et  le  consolait.  Qui  pourrait  compter  les  soins  pa- 
tiens,  les  attentions  en  apparence  faciles,  les  petites  joies  intérieu- 
res, par  lesquels  l'amitié  se  prouve  en  silence,  et  rend  la  vie  douce 
et  légère?  J'en  veux  citer  un  exemple  en  passant. 

Un  jour  que  l'étourdi  garçon  avait  vidé  sa  bourse  au  jeu,  il  venait 
de  rentrer  de  mauvaise  humeur.  Les  coudes  sur  sa  table,  la  tête 
dans  ses  mains ,  il  se  livrait  à  ses  idées  sombres.  Sa  mère  entra , 
tenant  un  gros  bouquet  de  roses  dans  un  verre  d'eau,  qu'elle  posa 


^62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doucement  sur  la  table,  à  côté  de  lui.  Il  leva  les  yeux  pour  la  remer- 
cier, et  elle  lui  dit  en  souriant  :  a  II  y  en  a  pour  quatre  sous.  »  Ce 
n'était  pas  cher,  comme  vous  voyez,  cependant  le  bouquet  était 
superbe.  Valenlin,  resté  seul,  sentit  le  parfum  frapper  son  cerveau 
excité.  Je  ne  saurais  vous  dire  quelle  impression  produisit  sur  lui 
une  si  douce  jouissance,  si  facilement  venue,  si  inopinément  appor- 
tée; il  pensa  à  la  somme  qu'il  avait  perdue ,  il  se  demanda  ce  qu'en 
aurait  pu  faire  la  main  maternelle,  qui  le  consolait  à  si  bon  marché. 
Son  cœur  gonflé  se  fondit  en  larmes ,  et  il  se  souvint  des  plaisirs  du 
pauvre  qu'il  venait  d'oublier. 

Ces  plaisirs  du  pauvre  lui  devinrent  chers,  à  mesure  qu'il  les 
connut  mieux.  Il  les  aima  parce  qu'il  aimait  sa  mère;  il  regarda  peu 
à  peu  autour  de  lui,  et  ayant  un  peu  essayé  de  tout,  il  se  trouva 
capable  de  tout  sentir.  Est -ce  un  avantage?  Je  n'en  puis  rien  dire 
encore.  Chance  de  jouissance,  chance  de  souffrance. 

J'aurai  l'air  de  faire  une  plaisanterie,  si  je  vous  dis  qu'en  avan- 
çant dans  la  vie ,  Valentin  devint  à  la  fois  plus  sage  et  plus  fou;  c'est 
pourtant  la  vérité  pure.  Une  double  existence  se  développait  en  lui. 
Si  son  esprit  avide  l'entraînait,  son  cœur  le  retenait  au  logis.  S'en- 
fermait-il, décidé  au  repos,  une  orgue  de  Barbarie,  jouant  une 
valse,  passait  sous  la  fenêtre  et  dérangeait  tout.  Sortait-il  alors,  et, 
selon  sa  coutume  ,  courait-il  après  les  plaisirs,  un  mendiant  rencon- 
tré en  route,  un  mot  touchant  trouvé  par  hasard  dans  le  fatras  d'un 
drame  à  la  mode,  le  rendaient  pensif,  et  il  retournait  chez  lui.  Prenait- 
il  la  plume  et  s'asseyait-il  pour  travailler,  sa  plume  distraite  esquissait 
sur  les  marges  d'un  dossier  la  silhouette  d'une  jolie  femme  qu'il  avait 
rencontrée  au  bal.  Une  bande  joyeuse,  réunie  chez  un  ami,  l'invitait- 
elle  à  rester  à  souper,  il  tendait  son  verre  en  riant,  et  buvait  une 
copieuse  rasade,  puis  il  fouillait  dans  sa  poche,  voyait  qu'il  avait 
oublié  sa  clé,  qu'il  réveillerait  sa  mère  en  rentrant;  il  s'esquivait  et 
revenait  respirer  ses  roses  bien-aimées. 

Tel  était  ce  garçon,  simple  et  écervelé,  timide  et  fler,  tendre  et 
audacieux.  La  nature  l'avait  fait  riche ,  et  le  hasard  l'avait  fait  pau- 
vre; au  lieu  de  choisir,  il  prit  les  deux  partis.  Tout  ce  qu'il  y  avait 
en  lui  de  patience,  de  réflexion  et  de  résignation,  ne  pouvait  triom- 
pher de  l'amour  du  plaisir,  et  ses  plus  grands  momens  de  déraison 
ne  pouvaient  entamer  son  cœur.  Il  ne  lutta  ni  contre  son  cœur,  ni 
contre  le  plaisir  qui  l'attirait.  Ce  fut  ainsi  qu'il  devint  double,  et 
qu'il  vécut  en  perpétuelle  contradiction  avec  lui-même,  comme  je 
vous  le  montrais  tout  à  l'heure.  Mais  c'est  de  la  faiblesse,  allez-vous 


LES  DEUX  MAITRESSES.  265 

dire.  Eh!  mon  Dieu,  oui;  ce  n'est  pas  là  un  Romain,  mais  nous  ne 
sommes  pas  ici  à  Rome. 

Nous  sommes  à  Paris,  madame,  et  il  est  question  de  deux  amours. 
Heureusement  pour  vous,  le  portrait  de  mes  héroïnes  sera  plus  vite 
fait  que  celui  de  mon  héros.  Tournez  la  page,  elles  vont  entrer  en 
scène. 

IL 

Je  vous  ai  dit  que,  de  ces  deux  dames ,  l'une  était  riche  et  l'autre 
pauvre.  Vous  devinez  déjà  par  quelle  raison  elles  plurent  toutes  deux 
à  Valentin.  Je  crois  vous  avoir  dit  aussi  que  l'une  était  mariée  et 
l'autre  veuve.  La  marquise  de  Parues  (c'est  la  mariée)  était  fille  et 
femme  de  marquis.  Ce  qui  vaut  mieux,  elle  était  fort  riche;  ce  qui  vaut 
mieux  encore ,  elle  était  fort  libre,  son  mari  étant  en  Hollande  pour 
affaires.  Elle  n'avait  pas  vingt-cinq  ans,  elle  se  trouvait  reine  d'un 
petit  royaume  au  fond  de  la  Chaussée-d'Antin.  Ce  royaume  consis- 
tait en  un  petit  hôtel ,  bâti  avec  un  goût  parfait  entre  une  grande 
cour  et  un  beau  jardin.  C'était  la  dernière  folie  du  défunt  beau-père, 
grand  seigneur  un  peu  libertin,  et  la  maison,  à  dire  vrai,  se  ressen- 
tait des  goûts  de  son  ancien  maître;  elle  ressemblait  plutôt  à  ce  qu'on 
appelait  jadis  une  maison  à  parties  qu'à  la  retraite  d'une  jeune  femme 
condamnée  au  repos  par  l'absence  de  l'époux.  Un  pavillon  rond, 
séparé  de  l'hôtel ,  occupait  le  milieu  du  jardin.  Ce  pavillon ,  qui  n'avait 
qu'un  rez-de-chaussée,  n'avait  aussi  qu'une  seule  pièce,  et  n'était 
qu'un  immense  boudoir  meublé  avec  un  luxe  raffmé.  M""'  de  Pâmes, 
qui  habitait  l'hôtel  et  passait  pour  fort  sage,  n'allait  point,  disait-on, 
au  pavillon.  On  y  voyait  pourtant  quelquefois  de  la  lumière.  Compa- 
gnie excellente,  dîners  à  l'avenant,  fringans  équipages,  nombreux 
domestique,  en  un  mot,  grand  bruit  de  bon  ton,  voilà  la  maison  de 
la  marquise.  D'ailleurs ,  une  éducation  achevée  lui  avait  donné  mille 
talens;  avec  tout  ce  qu'il  faut  pour  plaire  sans  esprit,  elle  trouvait 
moyen  d'en  avoir;  une  indispensable  tante  la  menait  partout;  quand 
on  parlait  de  son  mari,  elle  disait  qu'il  allait  revenir;  personne  ne 
pensait  à  médire  d'elle. 

M°*'  Delaunay  (c'est  la  veuve)  avait  perdu  son  mari  fort  jeune;  elle 
vivait  avec  sa  mère,  d'une  modique  pension  obtenue  à  grand'  peine, 
et  à  grand'  peine  suffisante.  C'était  à  un  troisième  étage  qu'il  fallait 
monter,  rue  du  Plat-d'Etain,  pour  la  trouver  brodant  à  sa  fenêtre; 
c'était  tout  ce  qu'elle  savait  faire;  son  éducation ,  vous  le  voyez,  avait 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

été  fort  négligée.  Un  petit  salon  était  tout  son  domaine;  à  l'heure  du 
dîner,  on  y  roulait  la  table  de  noyer,  reléguée  durant  le  jour  dans 
Tantichambre.  Le  soir,  une  armoire  à  alcôve  s'ouvrait,  contenant 
deux  lits.  Du  reste,  une  propreté  soigneuse  entretenait  le  modeste 
ameublement.  Au  milieu  de  tout  cela,  M'"'^  Delaunay  aimait  le  monde. 
Quelques  anciens  amis  de  son  mari  donnaient  de  petites  soirées  où 
elle  allait,  parée  d'une  fraîche  robe  d'organdy.  Comme  les  gens  sans 
fortune  n'ont  pas  de  saison,  ces  petites  fêtes  duraient  toute  l'année. 
Être  pauvre,  jeune,  belle  et  honnête,  ce  n'est  pas  un  mérite  si  rare 
qu'on  le  dit,  mais  c'est  un  mérite. 

Quand  je  vous  ai  annoncé  que  mon  Valentin  aimait  ces  deux 
femmes,  je  n'ai  pas  prétendu  déclarer  qu'il  les  aimât  également  toutes 
deux.  Je  pourrais  me  tirer  d'affaire  en  vous  disant  qu'il  aimait  l'une 
et  désirait  l'autre;  mais  je  ne  veux  point  chercher  ces  finesses ,  qui, 
après  tout,  ne  signifieraient  rien,  sinon  qu'il  les  désirait  toutes  deux. 
J'aime  mieux  vous  raconter  simplement  ce  qui  se  passait  dans  son 
cœur. 

Ce  qui  le  fit  d'abord  aller  souvent  dans  ces  deux  maisons,  ce  fut 
un  assez  vilain  motif,  l'absence  de  maris  dans  l'une  et  dans  l'autre. 
11  n'est  que  trop  vrai  qu'une  apparence  de  facilité,  quand  bien  même 
elle  n'est  qu'une  apparence,  séduit  les  jeunes  têtes.  Valentin  était  reçu 
chez  M™^  de  Parues,  parce  qu'elle  voyait  beaucoup  de  monde,  sans 
autre  raison  ;  un  ami  l'avait  présenté.  Pour  aller  chez  M""^  Delaunay, 
qui  ne  recev^t  personne,  ce  n'avait  pas  été  si  aisé.  Il  l'avait  rencon- 
trée à  l'une  de  ces  petites  soirées  dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure , 
car  Valentin  allait  un  peu  partout;  il  avait  donc  vu  M"""  Delaunay, 
l'avait  remarquée,  l'avait  fait  danser,  enfin,  un  beau  jour,  avait 
trouvé  moyen  de  lui  porter  un  livre  nouveau  qu'elle  désirait  lire.  La 
première  visite  une  fois  faite,  on  revient  sans  motif,  et  au  bout  de 
trois  mois  on  est  de  la  maison;  ainsi  vont  les  choses.  Tel  qui  s'étonne 
de  la  présence  d'un  jeune  homme  dans  une  famille  que  personne 
n'aborde,  serait  quelquefois  bien  plus  étonné  d'apprendre  sur  quel 
frivole  prétexte  il  y  est  entré. 

Vous  vous  étonnerez  peut-être ,  madame ,  de  la  manière  dont  se 
prit  le  cœur  de  Valentin.  Ce  fut,  pour  ainsi  dire,  l'ouvrage  du  ha- 
sard. Il  avait,  durant  un  hiver,  vécu,  selon  sa  coutume,  assez  folle- 
ment, mais  assez  gaiement.  L'été  venu,  comme  la  cigale,  il  se  trouva 
au  dépourvu.  Les  uns  partaient  pour  la  campagne,  les  autres  allaient 
en  An[;leterre  ou  aux  eaux  ;  il  y  a  de  ces  années  de  désertion  où  tout 
ce  qu'on  a  d'amis  disparaît;  une  bouffée  de  vent  les  emporte,  et  on 


LES  DEUX  MAITRESSES.  265 

reste  seul  tout  à  coup.  Si  Valentin  eut  été  plus  sage,  il  aurait  fait 
comme  les  autres ,  et  serait  parti  de  son  côté;  mais  les  plaisirs  avaient 
été  chers,  et  sa  bourse  vide  le  retenait  h  Paris.  Regrettant  son  im- 
prévoyance, aussi  triste  qu'on  peut  l'être  à  vingt-cinq  ans,  il  songeait 
à  passer  l'été  et  à  faire,  non  de  nécessité  vertu,  mais  de  nécessité 
plaisir,  s'il  se  pouvait.  Sorti  un  matin  par  une  de  ces  belles  journées, 
oii  tout  ce  qui  est  jeune  sort  sans  savoir  pourquoi,  il  ne  trouva,  en 
y  réfléchissant,  que  deux  endroits  où  il  put  aller,  chez  M""'  de  Parnes 
ou  chez  M"*^  Delaunay.  Il  fut  chez  toutes  deux  le  jour  même,  et  ayant 
agi  ainsi  en  gourmand,  il  se  trouva  désœuvré  le  lendemain.  Ne  pou- 
vant recommencer  ses  visites  avant  quelques  jours,  il  se  demanda 
quel  jour  il  le  pourrait;  après  quoi,  involontairement,  il  repassa  dans 
sa  tête  ce  qu'il  avait  dit  et  entendu  durant  ces  deux  heures,  deve- 
nues précieuses  pour  lui. 

La  ressemblance  dont  je  vous  ai  parlé,  et  qui  ne  l'avait  pas  jus- 
qu'alors frappé,  le  Ot  sourire  d'abord.  Il  lui  parut  étrange  que  deux 
jeunes  femmes,  dans  des  positions  si  diverses,  et  dont  l'une  ignorait 
l'existence  de  l'autre,  eussent  l'air  d'être  les  deux  sœurs.  Il  compara 
dans  sa  mémoire  leurs  traits,  leur  taille  et  leur  esprit;  chacune  des 
deux  lui  fit  tour  à  tour  moins  aimer  ou  mieux  goûter  l'autre.  M'"''  de 
Parnes  était  coquette,  vive,  minaudière  et  enjouée;  M"""  Delaunay 
était  aussi  tout  cela,  mais  pas  tous  les  jours,  au  bal  seulement,  et  à 
un  degré,  pour  ainsi  dire ,  plus  tiède.  La  pauvreté  sans  doute  en  était 
cause.  Cependant,  les  yeux  de  la  veuve  brillaient  parfois  d'une 
flamme  ardente  qui  semblait  se  concentrer  dans  le  repos,  tandis  que 
le  regard  de  la  marquise  ressemblait  à  une  étincelle  brillante,  mais 
fugitive.  C'est  bien  la  même  femme,  se  disait  Talenlin  ;  c'est  le  même 
feu,  voltigeant  là  sur  un  foyer  joyeux,  ici  couvert  de  cendres.  Peu 
à  peu,  il  vint  aux  détails;  il  pensa  aux  blanches  mains  de  l'une 
effleurant  son  clavier  d'ivoire ,  aux  mains  un  peu  maigres  de  l'autre 
tombant  de  fatigue  sur  ses  genoux.  Il  pensa  au  pied,  et  il  trouva 
bizarre  que  la  plus  pauvre  fût  la  mieux  chaussée  ;  elle  faisait  ses  guê- 
tres elle-même.  Il  vit  la  dame  de  la  Chaussée-d'Antin,  étendue  sur 
sa  chaise  longue ,  respirant  la  fraîcheur,  les  bras  nus  dès  le  matin. 
Il  se  demandait  si  M""*^  Delaunay  avait  d'aussi  beaux  bras  sous  ses 
manches  d'indienne,  et  je  ne  sais  pourquoi  il  tressaillit  à  l'idée  de 
voir  M™"  Delaunay  les  bras  nus;  puis  il  pensa  aux  belles  touffes  de 
cheveux  noirs  de  M""^  de  Parnes,  et  à  l'aiguille  à  tricoter  que  M"^  De- 
launay plantait  dans  sa  natte  en  causant.  Il  prit  un  crayon  et  cher- 
cha à  retracer  sur  le  papier  la  double  image  qui  l'occupait.  A  force 


^66  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

d'effacer  et  de  tâtonner,  il  arriva  à  l'une  de  ces  ressemblances  loin- 
taines dont  la  fantaisie  se  contente  quelquefois  plutôt  que  d'un  por- 
trait trop  vrai.  Dès  qu'il  eut  obtenu  cette  esquisse,  il  s'arrêta  ;  à  la- 
quelle des  deux  ressemblait- elle  davantage?  Il  ne  pouvait  lui-même 
en  décider;  ce  fut  tantôt  à  l'une  et  tantôt  à  l'autre,  selon  le  caprice 
de  sa  rêverie.  Que  de  mystères  dans  le  destin  !  se  disait-il;  qui  sait, 
malgré  les  apparences ,  laquelle  de  ces  deux  femmes  est  la  plus  heu- 
reuse? Est-ce  la  plus  riche  ou  la  plus  bdle?  Est-ce  celle  qui  sera  le 
plus  aimée?  Non;  c'est  celle  qui  aimera  le  mieux.  Que  feraient-elles 
si  demain  matin  elles  s'éveillaient  l'une  à  la  place  de  l'autre?  Yalen- 
tin  se  souvint  du  dormeur  éveillé,  et  sans  s'apercevoir  qu'il  rêvait 
lui-même  en  plein  jour ,  il  fît  mille  châteaux  en  Espagne.  Il  se  promit 
d'aller,  dès  le  lendemain,  faire  ses  deux  visites,  et  d'emporter  son 
esquisse  pour  en  voir  les  défauts  ;  en  même  temps  il  ajoutait  un  coup 
de  crayon,  une  boucle  de  cheveux ,  un  pli  à  la  robe  ;  les  yeux  étaient 
plus  grands,  le  contour  plus  déhcat.  Il  pensa  de  nouveau  au  pied, 
puis  à  la  main ,  puis  aux  bras  blancs  ;  il  pensa  encore  à  mille  autres 
choses  ;  enfin  il  devint  amoureux. 


m. 


Devenir  amoureux  n'est  pas  le  difficile ,  c'est  de  savoir  dire  qu'on 
l'est.  Valentin ,  muni  de  son  esquisse ,  sortit  de  bonne  heure  le  len- 
demain. Il  commença  par  la  marquise.  Un  heureux  hasard,  plus  rare 
que  l'on  ne  pense,  voulut  qu'il  la  trouvât  ce  jour-là  telle  qu'il  l'avait 
rêvée  la  veille.  On  était  alors  au  mois  de  juillet.  Sur  un  banc  de  bois, 
garni  de  frais  coussins,  sous  un  beau  chèvrefeuille  en  fleurs,  les 
bras  nus,  vêtue  d'un  peignoir,  ainsi  pouvait  paraître  une  nymphe  aux 
yeux  d'un  berger  de  Virgile;  ainsi  parut  aux  yeux  du  jeune  homme 
la  blanche  Isabelle,  marquise  de  Parnes.  Elle  le  salua  d'un  de  ces 
doux  sourires  qui  coûtent  si  peu  quand  on  a  de  belles  dents,  et  lui 
montra  assez  nonchalamment  un  tabouret  fort  éloigné  d'elle.  Au 
lieu  de  s'asseoir  sur  ce  tabouret,  il  le  prit  pour  se  rapprocher;  et 
comme  il  cherchait  où  se  mettre  :  a  Où  allez-vous  donc?  »  demanda  la 
marquise. 

Valentin  pensa  que  sa  tête  s'était  échauffée  outre  mesure,  et  que 
la  réalité  indocile  allait  moins  vite  que  le  désir.  11  s'arrêta,  et,  re- 
plaçant le  tabouret  un  peu  plus  loin  encore  qu'il  n'était  d'abord , 
s'assit,  ne  sachant  trop  quoi  dire.  Il  faut  savoir  qu'un  grand  laquais. 


LES  DEUX  MAITRESSES.  26?7 

à  mine  insolente  et  rébarbative ,  était  debout  devant  la  marquise ,  et 
lui  présentait  une  tasse  de  chocolat  brûlant  qu'elle  se  mit  à  avaler  à 
petites  gorgées.  La  présence  de  ce  tiers,  l'extrême  attention  que 
mettait  la  dame  à  ne  pas  se  brûler  les  lèvres,  le  peu  de  souci  qu'en 
revanche  elle  prenait  du  visiteur,  n'étaient  pas  faits  pour  encoura- 
ger. Valentin  tira  gravement  l'esquisse  qu'il  avait  dans  sa  poche, 
et,  fixant  ses  yeux  sur  M"«  de  Parnes,  il  examina  alternativement 
Foriginal  et  la  copie.  Elle  lui  demanda  ce  qu'il  faisait.  Il  se  leva ,  lui 
donna  son  dessin ,  puis  se  rassit  sans  en  dire  davantage.  Au  premier 
coup  d'oeil,  la  marquise  fronça  le  sourcil,  comme  lorsqu'on  cherche 
une  ressemblance ,  puis  elle  se  pencha  de  côté ,  comme  on  fait  lors- 
qu'on l'a  trouvée.  Elle  avala  le  reste  de  sa  tasse;  le  laquais  s'en  fut, 
et  les  belles  dents  reparurent  avec  le  sourire. 

—  C'est  mieux  que  moi,  dit-elle  enfin;  vous  avez  fait  cela  de  mé- 
moire? Comment  vous  y  êtes-vous  pris? 

Valentin  répondit  qu'un  si  beau  visage  n'avait  pas  besoin  de  poser 
pour  qu'on  pût  le  copier,  et  qu'il  l'avait  trouvé  dans  son  cœur.  La 
marquise  fît  un  léger  salut,  et  Valentin  approcha  son  tabouret. 

Tout  en  causant  de  choses  indifférentes,  M™^  de  Parnes  regardait 
le  dessin. 

—  Je  trouve,  dit-elle,  qu'il  y  a  dans  ce  portrait  une  physionomie 
qui  n'est  pas  la  mienne.  On  dirait  que  cela  ressemble  à  quelqu'un 
qui  me  ressemble,  mais  que  ce  n'est  pas  moi  qu'on  a  voulu  faire. 

Valentin  rougit  malgré  lui,  et  crut  sentir  qu'au  fond  de  l'ame  il 
aimait  M"' Delaunay  ;  l'observation  de  la  marquise  lui  en  parut  un 
témoignage.  Il  regarda  de  nouveau  son  dessin,  puis  la  marquise, 
puis  il  pensa  à  la  jeune  veuve.  Celle  que  j'aime,  se  dit-il,  est  celle  à 
qui  ce  portrait  ressemble  le  plus.  Puisque  mon  cœur  a  guidé  ma 
main ,  ma  main  m'expliquera  mon  cœur. 

La  conversation  continua  (if  s'agissait,  je  crois,  d'une  course  de 
chevaux  qu'on  avait  faite  au  Champ-de-Mars  la  veille). 

—  Vous  êtes  à  une  lieue ,  dit  M"""  de  Parnes. 
Valentin  se  leva,  s'avança  vers  elle. 

—  Voilà  un  beau  chèvrefeuille,  dit-il  en  passant. 

La  mar(^uise  étendit  le  bras,  cassa  une  petite  branche  en  fleurs  et 
la  lui  offrit  gracieusement. 

—  Tenez,  dit-elle,  prenez  cela,  et  dites-moi  si  c'est  vraiment  moi 
dont  vous  avez  cherché  la  ressemblance ,  ou  si ,  en  en  peignant  une 
autre,  vous  l'avez  trouvée  par  hasard. 

Par  un  petit  mouvement  de  fatuité,  Valentin ,  au  lieu  de  prendre 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  branche,  présenta  en  riant,  à  la  marquise,  la  boutonnière  de  son 
habit,  aûn  qu'elle  y  mît  le  bouquet  elle-même;  pendant  qu'elle  s'y 
prêtait  de  bonne  grâce,  mais  non  sans  quelque  peine ,  il  était  debout, 
et  regardait  le  pavillon  dont  je  vous  ai  parlé ,  et  dont  une  persienne 
était  entr'ouverte.  Vous  vous  souvenez  que  M'"^  de  Parnes  passait 
pour  n'y  jamais  aller.  Elle  affectait  même  quelque  mépris  pour  ce 
boudoir  galant  et  recherché ,  qu'elle  trouvait  de  mauvaise  compa- 
gnie. Valentin  crut  voir  cependant  que  les  fauteuils  dorés  et  les  ten- 
tures brillantes  ne  souffraient  pas  de  la  poussière.  Au  milieu  de  ces 
meubles  à  forme  grecque,  superbes  et  incommodes  comme  tout  ce 
qui  vient  de  l'empire,  certaine  chaise  longue  évidemment  moderne 
lui  parut  se  détacher  dans  l'ombre.  Le  cœur  lui  battit,  je  ne  sais 
pourquoi,  en  songeant  que  la  belle  marquise  se  servait  quelquefois 
de  son  pavillon;  car  pourquoi  ce  fauteuil  eùt-il  été  là,  sinon  pour 
aller  s'y  asseoir?  Valentin  saisit  une  des  blanches  mains  occupées  à 
le  décorer,  et  la  porta  doucement  à  ses  lèvres;  ce  qu'en  pensa  la  mar- 
quise, je  n'en  sais  rien;  Valentin  regardait  la  chaise  longue;  M""^  de 
Parnes  regardait  le  dessin  de  Valentin;  elle  ne  retirait  pas  sa  main, 
et  il  la  tenait  entre  les  siennes.  Un  domestique  parut  sur  le  perron  ; 
une  visite  arrivait;  Valentin  lâcha  la  main  de  la  marquise,  et  (chose 
assez  singulière)  elle  ferma  brusquement  la  persienne. 

La  visite  entrée ,  Valentin  fut  un  peu  embarrassé  ;  car  il  vit  que  la 
marquise  cachait  son  esquisse,  comme  par  mégarde,  en  jetant  son 
mouchoir  dessus.  Ce  n'était  pas  là  son  compte  ;  il  prit  le  parti  le  plus 
court  :  il  souleva  le  mouchoir  et  s'empara  du  papier  ;  M"''  de  Parnes 
fît  un  léger  signe  d'étonnement. 

—  Je  veux  y  retoucher,  lui  dit-il  tout  haut;  permettez-moi  d'em- 
porter cela. 

Elle  n'insista  pas,  et  il  s'en  fut  avec. 

Il  trouva  M""^  Delaunay  qui  faisait  de  la  tapisserie;  sa  mère  était 
assise  près  d'elle.  La  pauvre  femme,  pour  tout  jardin,  avait  quelques 
fleurs  sur  sa  croisée.  Son  costume,  toujours  le  même,  était  de  cou- 
leur sombre,  car  elle  n'avait  pas  de  robe  du  matin;  tout  superflu  est 
signe  de  richesse.  Une  velléité  de  fausse  élégance  lui  faisait  porter  ce- 
pendant des  boucles  ^d' oreilles  de  mauvais  goût  et  une  chaîne  de 
chrysocale.  Ajoutez  à  cela  des  cheveux  en  désordre  et  l'apparence 
d'une  fatigue  habituelle;  vous  conviendrez  que  le  premier  coup  d'œil 
ne  lui  rendait  pas  en  ce  moment  la  comparaison  favorable. 

Valentin  n'osa  pas,  en  présence  de  la  mère,  montrer  le  dessin  qu'il 
apportait.  Mais  lorsque  trois  heures  sonnèrent,  la  vieille  dame,  qui 


LES  DEUX  MAITRESSES.  SGO' 

n'avait  pas  de  servante,  sortit  pour  préparer  son  dîner.  C'était  l'in- 
stant qu'attendait  le  jeune  homme,  il  tira  donc  de  nouveau  son  por~ 
trait,  et  tenta  sa  seconde  épreuve.  La  veuve  n'avait  pas  grande 
finesse;  elle  ne  se  reconnut  pas,  et  Valentin,  un  peu  confus,  se  vit 
obligé  de  lui  expliquer  que  c'était  elle  qu'il  avait  voulu  faire.  Elle  en 
parut  d'abord  étonnée,  puis  enchantée,  et  croyant  simplement  que 
c'était  un  cadeau  que  Valentin  lui  offrait,  elle  alla  décrocher  un  petit 
cadre  de  bois  blanc  à  la  cheminée ,  en  ôta  un  affreux  portrait  de 
Napoléon  qui  y  jaunissait  depuis  1810,  et  se  disposa  à  y  mettre  le  sien. 
Valentin  commença  par  la  laisser  faire;  il  ne  pouvait  se  résoudre 
à  gâter  ce  mouvement  de  joie  naïve.  Cependant  l'idée  que  M^^^  de 
Parnes  lui  redemanderait  sans  doute  son  dessin,  le  chagrinait  visi- 
blement; M"^  Delaunay,  qui  s'en  aperçut,  crut  avoir  commis  une 
indiscrétion;  elle  s'arrêta,  embarrassée,  tenant  son  cadre  et  ne 
sachant  qu'en  faire.  Valentin,  qui,  de  son  côté,  sentait  qu'il  avait  faif 
une  sottise  en  montrant  ce  portrait  qu'il  ne  voulait  pas  donner,  cher- 
chait en  vain  à  sortir  d'embarras.  Après  quelques  instans  de  gêna 
et  d'hésitation,  le  cadre  et  le  papier  restèrent  sur  la  table,  à  côté  du 
Napoléon  détrôné,  et  M""^  Delaunay  reprit  son  ouvrage. 

—  Je  voudrais,  dit  enfin  Valentin,  qu'avant  de  vous  laisser  cette 
petite  ébauche,  il  me  fût  permis  d'en  faire  une  copie. 

—  Je  crois  que  je  ne  suis  qu'une  étourdie,  répondit  la  veuve.  Gar- 
dez ce  dessin  qui  vous  appartient,  si  vous  y  attachez  quelque  prix.  Je- 
ne  suppose  pourtant  pas  que  votre  intention  soit  de  le  mettre  dans 
votre  chambre  ni  de  le  montrer  à  vos  amis? 

—  Certainement  non;  mais  c'est  pour  moi  que  je  l'ai  fait,  et  je  ne 
voudrais  pas  le  perdre  entièrement. 

—  A  quoi  pourra-t-il  vous  servir,  puisque  vous  m'assurez  que 
vous  ne  le  montrerez  pas? 

—  Il  me  servira  à  vous  voir,  madame,  et  à  parler  quelquefois  à 
votre  image  de  ce  que  je  n'ose  vous  dire  à  vous-même. 

Quoique  cette  phrase  à  la  rigueur  ne  fût  qu'une  galanterie,  le  ton 
dont  elle  était  prononcée  fit  lever  les  yeux  à  la  veuve.  Elle  jeta  sur 
le  jeune  homme  un  regard,  non  pas  sévère,  mais  sérieux;  ce  regard 
troubla  Valentin,  déjà  ému  de  ses  propres  paroles;  il  roula  l'esquisse 
et  allait  la  remettre  dans  sa  poche,  quand  M""'  Delaunay  se  leva  et  la 
lui  prit  des  mains  d'un  air  de  raillerie  timide.  Il  se  mit  à  rire,  et  à 
son  tour,  s'empara  lestement  du  papier. 

—  Et  de  quel  droit,  madame,  m'ôteriez-vous  ma  propriété?  Est- 
ce  que  cela  ne  m'appartient  pas? 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Non,  dit-elle  assez  sèchement;  personne  n'a  le  droit  de  faire 

un  portrait  sans  le  consentement  du  modèle. 

Elle  s'était  rassise  à  ce  mot,  et  Valentin,  la  voyant  un  peu  agitée, 
s'approcha  d'elle  et  se  sentit  plus  hardi.  Soit  repentir  d'avoir  laissé 
voir  le  plaisir  qu'elle  avait  d'abord  ressenti,  soit  désappointement, 
soit  impatience,  M™*^  Delaunay  avait  la  main  tremblante.  Valentin, 
qui  venait  de  baiser  celle  de  M™^  de  Parnes ,  et  qui  ne  l'avait  pas  fait 
trembler  pour  cela,  prit,  sans  autre  réflexion,  celle  de  la  veuve.  Elle 
le  regarda  d'un  air  stupéfait,  car  c'était  la  première  fois  qu'il  arri- 
vait à  Valentin  d'être  si  familier  avec  elle.  Mais  quand  elle  le  vit  s'in- 
cliner et  approcher  ses  lèvres  de  sa  main,  elle  se  leva,  lui  laissa 
prendre  sans  résistance  un  long  baiser  sur  sa  mitaine,  et  lui  dit  avec 
une  extrême  douceur  : 

—  Mon  cher  monsieur,  ma  mère  a  besoin  de  moi  ;  je  suis  fâchée 
de  vous  quitter. 

Elle  le  laissa  seul  sur  ce  compliment,  sans  lui  donner  le  temps  de 
la  retenir  et  sans  attendre  sa  réponse.  Il  se  sentit  fort  inquiet;  il  eut 
peur  de  l'avoir  blessée  ;  il  ne  pouvait  se  décider  à  s'en  aller  et  res- 
tait debout,  attendant  qu'elle  revînt.  Ce  fut  la  mère  qui  reparut,  et 
il  craignit,  en  la  voyant,  que  son  imprudence  ne  lui  coûtât  cher;  il 
n'en  fut  rien;  la  bonne  dame,  de  l'air  le  plus  riant,  venait  lui  tenir 
compagnie  pendant  que  sa  fille  repassait  sa  robe  pour  aller  le  soir  à 
son  petit  bal.  Il  voulut  attendre  encore  quelque  temps,  espérant  tou- 
jours que  la  belle  boudeuse  allait  pardonner;  mais  la  robe  était,  à 
ce  qui  paraît,  fort  ample;  le  temps  de  se  retirer  arriva,  et  il  fallut 
partir  sans  connaître  son  sort. 

Rentré  chez  lui,  notre  étourdi  ne  se  trouva  pourtant  pas  trop  mé- 
content de  sa  journée.  Il  repassa  peu  à  peu  dans  sa  tête  toutes  les 
circonstances  de  ses  deux  visites;  comme  un  chasseur  qui  a  lancé  le 
cerf,  et  qui  calcule  ses  embuscades,  ainsi  l'amoureux  calcule  ses 
chances  et  raisonne  sa  fantaisie.  La  modestie  n'était  pas  le  défaut  de 
Valentin.  Il  commença  par  convenir  avec  lui-même  que  la  marquise 
lui  appartenait.  En  effet,  il  n'y  avait  eu  de  la  part  de  M™*'  de  Parnes 
ombre  de  sévérité  ni  de  résistance.  Il  fit  cependant  réflexion  que,  par 
cette  raison  même,  il  pouvait  bien  n'y  avoir  eu  qu'une  ombre  légère 
de  coquetterie.  Il  y  a  de  très  belles  dames  de  par  le  monde  qui  se 
laissent  baiser  la  main,  comme  le  pape  laisse  baiser  sa  mule;  c'est 
une  formalité  charitable  ;  tant  mieux  pour  ceux  qu'elle  mène  en 
paradis. Valentin  se  dit  que  la  pruderie  de  la  veuve  promettait  peut- 
être  plus,  au  fond,  que  le  laisser-aller  de  la  marquise.  M™'  Delau- 


LES  DEUX  MAITRESSES.  271 

nay,  après  tout,  n'avait  pas  été  bien  rigide.  Elle  avait  doucement 
retiré  sa  main,  et  s'en  était  allée  repasser  sa  robe.  En  pensant  à 
cette  robe,  Valeiilin  pensa  au  petit  bal;  c'était  le  soir  même;  il  se 
promit  d'y  aller. 

Tout  en  se  promenant  par  la  chambre,  et  tout  en  faisant  sa  toi- 
lette, son  imagination  s'exaltait.  C'était  la  veuve  qu'il  allait  voir, 
c'était  à  elle  qu'il  songeait.  11  vit  sur  sa  table  un  petit  portefeuille  assez 
laid,  qu'il  avait  gagné  dans  une  loterie.  Sur  la  couverture  de  ce 
portefeuille  était  un  méchant  paysage  à  l'aquarelle,  sous  verre,  et 
assez  bien  monté.  Il  remplaça  adroitement  ce  paysage  par  le  portrait 
de  M"""  de  Parues;  je  me  trompe,  je  veux  dire  de  M""^  Delaunay* 
Cela  fait,  il  mit  ce  portefeuille  en  poche,  se  promettant  de  le  tirer  à 
propos,  et  de  le  faire  voir  à  sa  future  conquête.  Que  dira-t-elle?  se 
demanda-t-il.  Et  que  répondrai-je?  se  demanda-t-il  encore.  Tout  en 
ruminant  entre  ses  dents  quelques-unes  de  ces  phrases  préparées 
d'avance  qu'on  apprend  par  cœur,  et  qu'on  ne  dit  jamais,  il  lui  vint 
l'idée  beaucoup  plus  simple  d'écrire  une  déclaration  en  forme,  et  de 
la  donner  à  la  veuve. 

Le  voilà  écrivant;  quatre  pages  se  remplissent.  Tout  le  monde  sait 
combien  le  cœur  s'émeut  durant  ces  instans  où  l'on  cède  à  la  tenta- 
lion  de  flxer  sur  le  papier  un  sentiment  peut-être  fugitif;  il  est  doux, 
il  est  dangereux,  madame,  d'oser  dire  qu'on  aime;  la  première  page 
qu'écrivit  Valentin  était  un  peu  froide  et  beaucoup  trop  hsible.  Les 
virgules  s'y  trouvaient  à  leur  place,  les  alinéas  bien  marqués,  toutes 
choses  qui  prouvent  peu  d'amour.  La  seconde  page  était  déjà  moins 
correcte,  les  lignes  se  pressaient  à  la  troisième,  et  la  quatrième,  il 
faut  en  convenir,  était  pleine  de  fautes  d'orthographe. 

Comment  vous  dire  l'étrange  pensée  qui  s'empara  de  Valentin , 
tandis  qu'il  cachetait  sa  lettre?  C'était  pour  la  veuve  qu'il  l'avait 
écrite;  c'était  à  elle  qu'il  parlait  de  son  amour,  de  son  baiser  du  ma- 
lin, de  ses  craintes  et  de  ses  désirs;  au  moment  d'y  mettre  l'adresse, 
il  s'aperçut,  en  se  relisant,  qu'aucun  détail  particulier  ne  se  trouvait 
dans  cette  lettre ,  et  il  ne  put  s'empêcher  de  sourire  à  l'idée  de  l'en- 
voyer à  M*"^  de  Parnes.  Peut-être  y  eut-il,  à  son  insu,  un  motif 
caché  qui  le  porta  à  exécuter  cette  idée  bizarre.  Il  se  sentait,  au  fond 
du  cœur,  incapable  d'écrire  une  pareille  lettre  pour  la  marquise,  et 
son  cœur  lui  disait  en  même  temps  que,  lorsqu'il  voudrait,  il  en 
pourrait  récrire  une  autre  à  M™^  Delaunay.  Il  profita  donc  de  l'oc- 
casion, et  envoya,  sans  plus  tarder,  la  déclaration  faite  pour  la 
veuve  à  l'hôtel  de  la  Chaussée-d'Antin. 


272  REVUE  DES  DEUX  MO>T)ES. 

IV. 

C'était  chez  un  ancien  notaire ,  nommé  M.  des  Andelys ,  qu'avait 
lieu  la  petite  réunion  où  Valentin  devait  rencontrer  M™*'  Delaunay. 
Il  l'y  trouva,  comme  il  l'espérait,  plus  belle  et  plus  coquette  que 
jamais.  Malgré  la  chaîne  et  les  boucles  d'oreilles,  sa  toilette  était  pres- 
que simple  ;  un  seul  nœud  de  ruban  de  couleur  changeante  accom- 
pagnait son  joli  visage,  et  un  autre  de  pareille  nuance  serrait  sa 
taille  souple  et  mignonne.  J'ai  dit  qu'elle  était  fort  petite,  brune,  et 
qu'elle  avait  de  grands  yeux;  elle  était  aussi  un  peu  maigre,  et  dif- 
férait en  cela  de  M™*"  de  Parnes,  dont  l'embonpoint  montrait  les  plus 
belles  formes  enveloppées  d'un  réseau  d'albâtre.  Pour  me  servir 
d'une  expression  d'atelier,  qui  rendra  ici  ma  pensée,  l'ensemble  de 
^jme  Delaunay  était  bien  fondu,  c'est-à-dire  que  rien  ne  tranchait  en 
elle  ;  ses  cheveux  n'étaient  pas  très  noirs  et  son  teint  n'était  pas  très 
blanc;  elle  avait  l'air  d'une  petite  créole;  M""'  de  Parnes,  au  con- 
traire, était  comme  peinte  ;  une  légère  pourpre  colorait  ses  joues  et 
ravivait  ses  yeux  étincelans;  rien  n'était  plus  admirable  que  ses 
épais  cheveux  noirs  couronnant  ses  belles  épaules.  Mais  je  vois  que 
je  fais  comme  mon  héros;  je  pense  à  l'une  quand  il  faut  parler  de 
l'autre;  souvenons-nous  que  la  marquise  n'allait  point  à  des  soirées 
de  notaire. 

Quand  Valentin  pria  la  veuve  de  lui  accorder  une  contredanse , 
un  je  suis  engagée  bien  sec  fut  toute  la  réponse  qu'il  obtint.  Notre 
étourdi,  qui  s'y  attendait,  feignit  de  n'avoir  pas  entendu,  et  répon- 
dit: Je  vous  remercie.  Il  flt  quelques  pas  là -dessus,  et  M™^  Delaunay 
courut  après  lui  pour  lui  dire  qu'il  se  trompait.  En  ce  cas,  demanda- 
t-il  aussitôt,  quelle  contredanse  me  donnerez-vous?  Elle  rougit,  et 
n'osant  refuser,  feuilletait  un  petit  livret  de  bal  où  ses  danseurs 
étaient  inscrits  :  «  Ce  livret  me  trompe,  dit-elle  en  hésitant;  il  y  a 
une  quantité  de  noms  que  je  n'ai  pas  encore  effacés,  et  qui  me 
troublent  la  mémoire.  »  C'était  bien  le  cas  de  tirer  le  portefeuille  à 
portrait;  Valentin  n'y  manqua  pas  :  «Tenez,  dit-il,  écrivez  mon 
nom  sur  la  première  page  de  cet  album.  Il  me  sera  plus  cher  encore.  » 

M"^  Delaunay  se  reconnut  cette  fois;  elle  prit  le  portefeuille,  re- 
garda son  portrait,  et  écrivit  à  la  première  page  le  nom  de  Valentin; 
après  quoi ,  en  lui  rendant  le  portefeuille ,  elle  lui  dit  assez  triste- 
ment :  «  11  faut  que  je  vous  parle,  j'ai  deux  mots  nécessaires  à  vous 
dire;  mais  je  ne  puis  pas  danser  avec  vous.  » 


LES   DEUX  MAITRESSES.  273 

Elle  passa  alors  dans  une  chambre  voisine  où  l'on  jouait,  et  Va- 
lentin  la  suivit.  Elle  paraissait  excessivement  embarrassée,  a  Ce  que 
j'ai  à  vous  demander,  dit-elle,  va  peut-être  vous  sembler  très  ridi- 
cule, et  je  sens  moi-même  que  vous  aurez  raison  de  le  trouver  ainsi. 
Vous  m'avez  fait  une  visite  ce  matin,  et  vous  m'avez....  pris  la  main, 
ajouta-t-elle  timidement.  Je  ne  suis  ni  assez  enfant  ni  assez  sotte  pour 
ignorer  que  si  peu  de  chose  ne  fâche  personne  et  ne  signifie  rien. 
Dans  le  grand  monde,  dans  celui  où  vous  vivez,  ce  n'est  qu'une 
simple  politesse;  cependant  nous  nous  trouvions  seuls,  et  vous  n'ar- 
riviez ni  ne  parliez;  vous  conviendrez,  ou,  pour  mieux  dire,  vous 
comprendrez  peut-être  par  amitié  pour  moi.... 

Elle  s'arrêta,  moitié  par  crainte,  et  moitié  par  ennui  de  l'effort 
qu'elle  faisait.  Valentin ,  à  qui  ce  préambule  causait  une  frayeur 
mortelle,  attendait  qu'elle  continuât,  lorsqu'une  idée  subite  lui  tra- 
versa l'esprit.  Tl  ne  réfléchit  pas  à  ce  qu'il  faisait,  et  cédant  à  un  pre- 
mier mouvement,  il  s'écria  : 

—  Votre  mère  l'a  vu  ! 

—  Non,  répondit  la  veuve  avec  dignité;  non ,  monsieur,  ma  mère 
n'a  rien  vu.  Comme  elle  achevait  ces  mots ,  la  contredanse  com- 
mença, son  danseur  vint  la  chercher,  et  elle  disparut  dans  la  foule. 

Valentin  attendit  impatiemment,  comme  vous  pouvez  croire,  que 
la  contredanse  fût  finie.  Ce  moment  désiré  arriva  enfin,  mais 
M'"''  Delaunay  retourna  à  sa  place,  et,  quoi  qu'il  fît  pour  l'approcher, 
il  ne  put  lui  parler.  Elle  ne  semblait  pas  hésiter  sur  ce  qui  lui  restait 
à  dire,  mais  penser  comment  elle  le  dirait.  Valentin  se  faisait  mille 
questions  qui  toutes  aboutissaient  au  même  résultat  :  ce  elle  veut  me 
prier  de  ne  plus  revenir  chez  elle.  »  Une  pareille  défense ,  cependant, 
sur  un  aussi  léger  prétexte,  le  révoltait.  Il  y  trouvait  plus  que  du 
ridicule;  il  y  voyait  ou  une  sévérité  déplacée,  ou  une  fausse  vertu 
prompte  à  se  faire  valoir.  «  C'est  une  bégueule  ou  une  coquette,  »  se 
dit-il.  Voilà,  madame,  comme  on  juge  à  vingt-cinq  ans. 

^jme  Delaunay  comprenait  parfaitement  ce  qui  se  passait  dans  la 
tête  du  jeune  homme.  Elle  l'avait  bien  un  peu  prévu,  mais,  en  le 
voyant,  elle  perdait  courage.  Son  intention  n'était  pas  tout-à-fait 
de  défendre  sa  porte  à  Valentin  ;  mais,  tout  en  n'ayant  guère  d'es- 
prit, elle  avait  beaucoup  de  cœur,  et  elle  avait  vu  clairement  le 
matin  qu'il  ne  s'agissait  pas  d'une  plaisanterie,  et  qu'elle  allait  être 
attaquée.  Les  femmes  ont  un  certain  tact  qui  les  avertit  de  l'approche 
du  combat.  La  plupart  d'entre  elles  s'y  exposent  ou  parce  qu'elles 
BQ  sentent  sur  leurs  gardes,  ou  parce  qu'elles  prennent  plaisir  au 

TOME  XII.  18 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

danger.  Les  escarmouches  amoureuses  sont  le  passe-temps  des 
belles  oisives.  Elles  savent  se  défendre  et  ont,  quand  elles  veulent, 
l'occasion  de  se  distraire.  Mais  M*"^  Delaunay  était  trop  occupée, 
trop  sédentaire;  elle  voyait  trop  peu  de  monde,  elle  travaillait  trop 
aux  ouvrages  d'aiguille  qui  laissent  rêver  et  font  quelquefois  rêver; 
elle  était  trop  pauvre,  en  un  mot,  pour  se  laisser  baiser  la  main. 
Non  pas  qu'aujourd'hui  elle  se  crût  en  péril;  mais  qu'allait-il  arriver 
demain  si  Valentin  lui  parlait  d'amour,  et  si,  après-demain,  elle  lui 
fermait  sa  maison,  et  si,  le  jour  suivant,  elle  s'en  repentait?  L'ou- 
vrage irait-il  pendant  ce  temps-là?  Y  aurait-il  le  soir  le  nombre  de 
points  voulu?  (Je  vous  expliquerai  ceci  plus  tard.)  Mais  qu'allait-on 
dire,  en  tout  cas?  Une  femme  qui  vit  presque  seule  est  bien  plus 
exposée  qu'une  autre.  Ne  doit-elle  pas  être  plus  sévère?  M"^  Delau- 
nay se  disait  qu'au  risque  d'être  ridicule,  il  fallait  éloigner  Valentin, 
avant  que  son  repos  ne  fût  troublé.  Elle  voulait  donc  parler,  mais 
elle  était  femme,  et  il  était  là;  le  droit  de  présence  est  le  plus  fort  de 
tous,  et  le  plus  difflcile  à  combattre. 

Dans  un  moment  où  tous  les  motifs  que  je  viens  d'indiquer  briè- 
vement, se  représentaient  à  elle  avec  force,  elle  se  leva.  Valentin 
était  en  face  d'elle,  et  leurs  regards  se  rencontrèrent;  depuis  une 
heure,  le  jeune  homme  réfléchissait,  seul,  à  l'écart,  et  lisait  aussi 
de  son  côté  dans  les  grands  yeux  de  M""^  Delaunay  chaque  pen- 
sée qui  l'agitait.  A  sa  première  impatience  avait  succédé  la  tris- 
tesse. Il  se  demandait  si,  en  effet,  c'était  là  une  prude  ou  une  co- 
quette, et  plus  il  cherchait  dans  ses  souvenirs,  plus  il  examinait  le 
visage  timide  et  pensif  qu'il  avait  devant  lui,  plus  il  se  sentait  saisi 
d'un  certain  respect.  Il  se  disait  que  son  étourderie  était  peut-être 
plus  grave  qu'il  ne  l'avait  cru.  Quand  M°^  Delaunay  vint  à  lui,  il 
savait  ce  qu'elle  allait  lui  demander.  11  voulait  lui  en  éviter  la  peine; 
mais  il  la  trouva  trop  belle  et  trop  émue ,  et  il  aima  mieux  la  laisser 
parler. 

Ce  ne  fut  pas  sans  trouble  qu'elle  s'y  décida,  et  qu'elle  en  vint  à 
tout  expliquer.  La  fierté  féminine,  en  cette  circonstance,  avait  une 
rude  atteinte  à  subir.  Il  fallait  avouer  qu'on  était  sensible,  et  cepen- 
dant ne  pas  le  laisser  voir;  il  fallait  dire  qu'on  avait  tout  compris,  et 
cependant  paraître  ne  rien  comprendre.  Il  fallait  dire  enfin  qu'on 
avait  peur,  dernier  mot  que  prononce  une  femme;  et  la  cause  de  cette 
crainte  était  si  légère  !  Dès  ses  premières  paroles ,  M"^  Delaunay 
sentit  qu'il  n'y  avait,  pour  elle,  qu'un  moyen  de  n'être  ni  faible,  ni 
prude,  ni  coquette,  ni  ridicule  ;  c'était  d'être  vraie.  Elle  parla  donc, 


LES  DEUX   MAITRESSES.  275 

et  tout  son  discours  pouvait  se  réduire  à  cette  phrase  :  cr  Eloignez- 
vous;  j'ai  peur  de  vous  aimer.  » 

Quand  elle  se  tut,  Valentin  la  regarda  à  la  fois  avec  étonnement, 
avec  chagrin  et  avec  un  exprimable  plaisir.  Je  ne  sais  quel  orgueil  le 
saisissait;  il  y  a  toujours  de  la  joie  à  se  sentir  battre  le  cœur.  Il  ou- 
vrait les  lèvres  pour  répondre ,  et  cent  réponses  lui  venaient  en 
même  temps;  il  s'enivrait  de  son  émotion  et  de  la  présence  d'une 
femme  qui  osait  lui  parler  ainsi.  II  voulait  lui  dire  qu'il  l'aimait,  il 
voulait  lui  promettre  de  lui  obéir,  il  voulait  lui  jurer  de  ne  la  jamais 
quitter,  il  voulait  la  remercier  de  son  bonheur,  il  voulait  lui  parler 
de  sa  peine;  enfin  mille  idées  contradictoires,  mille  tourmens  et  mille 
délices  lui  traversaient  l'esprit,  et,  au  milieu  de  tout  cela,  il  était 
sur  le  point  de  s'écrier  malgré  lui  :  Mais  vous  m'aimez! 

Pendant  toutes  ces  hésitations,  on  dansait  un  galop  dans  le  salon. 
C'était  la  mode  en  1825;  quelques  groupes  s'étaient  lancés  et  faisaient 
le  tour  de  l'appartement  ;  la  veuve  se  leva  ;  elle  attendait  toujours  la 
réponse  du  jeune  homme.  Une  singulière  tentation  s'empara  de  lui , 
en  voyant  passer  la  joyeuse  promenade  :  a  Eh  bien!  oui,  dit-il,  je 
vous  le  jure,  vous  me  voyez  pour  la  dernière  fois.  ))  En  parlant 
ainsi,  il  entoura  de  son  bras  la  taille  de  M'"'^  Delaunay.  Ses  yeux 
semblaient  dire:  «Cette  fois  encore,  soyons  amis,  imitons-les.» 
Elle  se  laissa  entraîner  en  silence,  et  bientôt,  comme  deux  oiseaux , 
il  s'envolèrent  au  bruit  de  la  musique. 

Il  était  tard,  et  le  salon  était  presque  vide;  les  tables  de  jeu  étaient 
encore  garnies;  mais  il  faut  savoir  que  la  salle-à-manger  du  notaire 
faisait  un  retour  sur  l'appartement,  et  qu'elle  se  trouvait  alors  com- 
plètement déserte.  Les  galopeurs  n'allaient  pas  plus  loin;  ils  tour- 
naient autour  de  la  table,  puis  revenaient  au  salon.  Il  arriva  que, 
lorsque  Valentin  et  ÎVP^  Delaunay  passèrent  à  leur  tour  dans  cette 
salle-à-manger,  aucuns  danseurs  ne  les  suivaient;  ils  se  trouvèrent 
donc  tout  à  coup  seuls ,  au  milieu  du  bal  ;  un  regard  rapide,  jeté  en 
arrière,  convainquit  Valentin  qu'aucune  glace,  aucune  porte  ne  pou- 
vait  le  trahir;  il  serra  la  jeune  veuve  sur  son  cœur,  et ,  sans  lui  dire 
une  parole,  posa  ses  lèvres  sur  son  épaule  nue. 

Le  moindre  cri  échappé  à  M*"^  Delaunay  aurait  causé  un  affreux 
scandale.  Heureusement  pour  l'étourdi,  sa  danseuse  se  montra  pru- 
dente; mais  elle  ne  put  se  montrer  brave  en  même  temps ,  et  elle  se- 
rait tombée,  s'il  ne  l'avait  retenue.  Il  la  retint  donc,  et  en  rentrant  au 
salon,  elle  s'arrêta,  appuyée  sur  son  bras,  pouvant  à  peine  respirer. 
Que  n'eût-il  pas  donné  pour  pouvoir  compter  les  battemens  de  ce 

18. 


276  REVUE  DES  DEUX  3I0NDES. 

cœur  tremblant!  Mais  la  musique  cessait,  il  fallut  partir,  et  quoi  qu'il 
put  dire  à  M"'  Delaunay,  elle  ne  voulut  point  lui  répondre. 


V. 


Notre  héros  ne  s'était  pas  trompé  lorsqu'il  avait  craint  de  compter 
trop  vite  sur  l'indolence  de  la  marquise.  Il  était  encore,  le  lendemain, 
entre  la  veille  et  le  sommeil,  lorsqu'on  lui  apporta  un  billet  à  peu 
près  conçu  ainsi  : 

cr  Monsieur,  je  ne  sais  qui  vous  a  donné  le  droit  de  m'écrire  dans 
de  pareils  termes.  Si  ce  n'est  pas  une  méprise,  c'est  une  gageure  ou 
une  impertinence.  Dans  tous  les  cas,  je  vous  renvoie  votre  lettre,  qui 
ne  peut  pas  m'étre  adressée.  » 

Encore  tout  plein  d'un  souvenir  plus  vif,  Valentin  se  souvenait  à 
peine  de  sa  déclaration  envoyée  à  M"^  de  Parnes.  Il  relut  deux  ou 
trois  fois  le  billet  avant  d'en  comprendre  clairement  le  sens.  Il  en  fut 
d'abord  assez  honteux,  et  cherchait  vainement  quelle  réponse  il 
pouvait  y  faire.  En  se  levant  et  en  se  frottant  les  yeux,  ses  idées  de- 
vinrent plus  nettes.  Il  lui  sembla  que  ce  langage  n'était  pas  celui 
d'une  femme  offensée.  Ce  n'était  pas  ainsi  que  s'était  exprimée 
M""^  Delaunay.  Il  relut  la  lettre  qu'on  lui  renvoyait;  il  n'y  trouva 
rien  qui  méritât  tant  de  colère;  cette  lettre  était  passionnée,  folle 
peut-être,  mais  sincère  et  respectueuse.  Il  jeta  le  billet  sur  sa  table, 
et  se  promit  de  n'y  plus  penser. 

De  pareilles  promesses  ne  se  tiennent  guère;  il  n'y  aurait  peut-être 
plus  pensé,  en  effet,  si  le  billet,  au  lieu  d'être  sévère,  eût  été  tendre 
ou  seulement  poli  ;  car  la  soirée  de  la  veille  avait  laissé  dans  l'ame 
du  jeune  homme  une  trace  profonde.  Mais  la  colère  est  contagieuse; 
Valentin  commença  par  essuyer  son  rasoir  sur  le  billet  de  la  mar- 
quise; puis  il  le  déchira  et  le  jeta  à  terre;  puis  il  brûla  sa  déclara- 
tion; puis  il  s'habilla,  et  se  promena  à  grands  pas  par  la  chambre; 
puis  il  demanda  à  déjeuner,  et  ne  put  ni  boire  ni  manger;  puis, 
enfin,  il  prit  son  chapeau,  et  s'en  fut  chez  M™^  de  Parnes. 

On  lui  répondit  qu'elle  était  sortie  ;  voulant  savoir  si  c'était  vrai,  il 
répondit  :  C'est  bon,  je  le  sais  ;  et  traversa  lestement  la  cour.  Le  por- 
tier courait  après  lui,  lorsqu'il  rencontra  la  femme  de  chambre.  Il 
aborda  celle-ci,  la  prit  à  l'écart,  et  sans  autre  préambule,  lui  mit  un 
louis  dans  la  main.  M""'  de  Parnes  était  chez  elle  ;  il  fut  convenu  avec 
la  servante  que  personne  n'aurait  vu  Valentin,  et  qu'on  l'aurait  laissé 


LES  DEUX  MAITRESSES.  277 

passer  par  mégarde.  Il  entra  là-dessus,  traversa  le  salon,  et  trouva 
la  marquise  seule  dans  sa  chambre  à  coucher. 

Elle  lui  parut,  s'il  faut  tout  dire,  beaucoup  moins  en  colère  que 
son  billet.  Elle  lui  fit  pourtant,  vous  vous  y  attendez,  des  repro- 
ches de  sa  conduite,  et  lui  demanda  fort  sèchement  par  quel  hasard 
il  entrait  ainsi.  Il  répondit  d'un  air  naturel  qu'il  n'avait  point  ren- 
contré de  domestique  pour  se  faire  annoncer,  et  qu'il  venait  offrir, 
en  toute  humilité,  les  très  humbles  excuses  de  sa  conduite. 

—  Et  quelles  excuses  en  pouvez-vous  donner?  demanda  M""' de 
Parnes. 

Le  mot  de  méprise  qui  se  trouvait  dans  le  billet,  revint  par  hasard 
à  la  mémoire  de  Yalentin  ;  il  lui  sembla  plaisant  de  prendre  ce  pré- 
texte, et  de  dire  ainsi  la  vérité.  Il  répondit  donc  que  la  lettre  inso- 
lente dont  se  plaignait  la  marquise,  n'avait  pas  été  écrite  pour  elle,  et 
qu'elle  lui  avait  été  apportée  par  erreur.  Persuader  une  pareille 
affaire  n'était  pas  facile,  comme  bien  vous  pensez.  Comment  peut-on 
écrire  un  nom  et  une  adresse  par  méprise?  Je  ne  me  charge  pas  de 
vous  expliquer  par  quelle  raison  M"^  de  Parnes  crut  ou  feignit  de 
croire  à  ce  que  Valeniin  lui  disait.  Il  lui  raconta,  du  reste,  plus  sin- 
cèrement qu'elle  ne  le  pensait,  qu'il  était  amoureux  d'une  jeune 
veuve ,  que  cette  veuve ,  par  le  hasard  le  plus  singulier,  ressemblait 
beaucoup  à  M™^  la  marquise,  qu'il  la  voyait  souvent,  qu'il  l'avait  vue 
la  veille;  il  dit,  en  un  mot,  tout  ce  qu'il  pouvait  dire,  en  retranchant 
le  nom  et  quelques  petits  détails  que  vous  devinerez. 

Il  n'est  pas  sans  exemple  qu'un  amoureux  novice  se  serve  de  fables 
de  ce  genre  pour  déguiser  sa  passion.  Dire  à  une  femme  qu'on  en  aime 
une  autre  qui  lui  est  semblable  en  tout  point,  c'est  à  la  rigueur  un 
moyen  romanesque  qui  peut  donner  le  droit  de  parler  d'amour;  mais 
il  faut ,  je  crois,  pour  cela,  que  la  personne  auprès  de  laquelle  on  em- 
ploie de  pareils  stratagèmes  y  mette  un  peu  de  bonne  volonté;  fut-ce 
ainsi  que  la  marquise  l'entendit?  Je  l'ignore.  La  vanité  blessée  plutôt 
que  l'amour  avait  amené  Valentin;  plutôt  que  l'amour,  la  vanité  flat- 
tée apaisa  M""^  de  Parnes;  elle  en  vint  même  à  faire  au  jeune  homme 
quelques  questions  sur  sa  veuve  ;  elle  s'étonnait  de  la  ressemblance 
dont  il  lui  parlait  ;  elle  serait ,  disait-elle,  curieuse  d'en  juger  par  ses 
yeux;  quel  est  son  âge?  demandait-elle;  est-elle  plus  petite  ou  plus 
grande  que  moi?  a-t-elle  de  l'esprit?  où  va-t-elle?  est-ce  que  je  ne  la 
connais  pas? 

A  toutes  ces  demandes,  Valentin  répondait,  autant  que  possible, 
la  vérité.  Cette  sincérité  de  sa  part  avait,  à  cha<iue  mot,  l'air  d'une 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

flatterie  détournée.  Elle  n'est  ni  plus  grande  ni  plus  petite  cpie 
vous,  disait-il;  elle  a,  comme  vous,  cette  taille  charmante,  comme 
vous  ce  pied  incomparable,  comme  vous  ces  beaux  yeux  pleins  de 
feu.  La  conversation,  sur  ce  ton,  ne  déplaisait  pas  à  la  marquise. 
Tout  en  écoutant  d'un  air  détaché,  elle  se  mirait  du  coin  de  l'œil.  A 
dire  vrai,  ce  petit  manège  choquait  horriblement  Valentin.  Il  ne  pou- 
vait comprendre  cette  demi-vertu  ni  cette  demi-hypocrisie  d'une 
femme  qui  se  fâchait  d'une  parole  franche  et  qui  s'en  laissait  conter 
à  travers  une  gaze.  En  voyant  les  œillades  que  la  marquise  se  ren- 
voyait à  elle-même  dans  la  glace ,  il  se  sentait  l'envie  de  lui  tout  dire, 
le  nom,  la  rue,  le  baiser  du  bal,  et  de  prendre  ainsi  sa  revanche 
complète  sur  le  billet  qu'il  avait  reçu. 

Une  question  de  M""*"  de  Parnes  soulagea  la  mauvaise  humeur  du 
jeune  homme.  Elle  lui  demanda,  d'un  air  railleur,  s'il  ne  pouvait  du 
moins  lui  dire  le  nom  de  baptême  de  sa  veuve.  Elle  s'appelle  Julie, 
rèpliqua-t-il  sur-le-champ.  Il  y  avait,  dans  cette  réponse,  si  peu 
d'hésitation  et  tant  de  netteté ,  que  M"''  de  Parnes  en  fut  frappée. 
C'est  un  assez  joli  nom,  dit-elle;  et  la  conversation  tomba  tout  à 
coup. 

Il  arriva  alors  une  chose  peut-être  difûcile  à  expliquer,  et  peut- 
être  aisée  à  comprendre.  Dès  que  la  marquise  crut  sérieusement  que 
cette  déclaration  qui  l'avait  choquée,  n'était  réellement  pas  pour  elle, 
elle  en  parut  surprise  et  presque  blessée.  Soit  que  la  légèreté  de 
Valentin  lui  semblât  trop  forte,  s'il  en  aimait  une  autre,  soit  qu'elle 
regrettât  d'avoir  montré  de  la  colère  mal  à  propos,  elle  devint 
rêveuse,  et,  ce  qui  est  étrange,  en  même  temps  irritée  et  coquette» 
Elle  voulut  revenir  sur  son  pardon,  et  tout  en  cherchant  querelle  à 
Valentin,  elle  s'assit  à  sa  toilette;  elle  dénoua  le  ruban  qui  entourait 
son  cou,  puis  le  rattacha;  elle  prit  un  peigne;  sa  coiffure  semblait  lui 
déplaire;  elle  refaisait  une  boucle  d'un  côté,  en  retranchait  une  de 
l'autre;  comme  elle  arrangeait  son  chignon,  le  peigne  lui  glissa  des 
mains,  et  sa  longue  chevelure  noire  lui  couvrit  les  épaules. 

—  Voulez-vous  que  je  sonne?  demanda  Valentin;  avez-vous  besoin 
de  votre  femme  de  chambre? 

—  Ce  n'est  pas  la  peine,  répondit  la  marquise,  qui  releva  d'une 
main  impatiente  ses  cheveux  déroulés,  et  y  enfonça  son  peigne;  je  ne 
sais  ce  que  font  mes  domestiques  ;  il  faut  qu'ils  soient  tous  sortis,  car 
j'avais  défendu  ce  malin  qu'on  me  laissât  entrer  personne. 

—  En  ce  cas,  dit  Valentin,  j'ai  commis  une  indiscrétion ,  et  je  me 
ret're. 


LES  DEUX  MAITRESSES.  279 

Il  fît  quelques  pas  vers  la  porte,  et  allait  sortir  en  effet,  quand  la 
marquise,  qui  tournait  le  dos,  et  apparemment  n'avait  pas  entendu 
sa  réponse,  lui  dit  : 

—  Donnez-moi  une  boîte  qui  est  sur  la  cheminée. 

Il  obéit;  elle  prit  des  épingles  dans  la  boîte,  et  rajusta  sa  coiffure. 

—  A  propos,  dit-elle,  et  ce  portrait  que  vous  aviez  fait? 

—  Je  ne  sais  où  il  est,  répondit  Valentin;  mais  je  le  retrouverai, 
et  si  vous  permettez,  je  vous  le  donnerai,  lorsque  je  l'aurai  retouché. 

Un  domestique  vint,  apportant  une  lettre  à  laquelle  il  fallait  une 
réponse.  La  marquise  se  mit  à  écrire;  Valentin  se  leva  et  entra  dans 
le  jardin.  En  passant  près  du  pavillon,  il  vit  que  la  porte  en  était 
ouverte;  la  femme  de  chambre  qu'il  avait  rencontrée  en  arrivant,  y 
essuyait  les  meubles;  il  entra,  curieux  d'examiner  de  près  ce  mys- 
térieux boudoir  qu'on  disait  délaissé.  En  le  voyant,  la  servante  se 
mit  à  rire  avec  cet  air  de  protection  que  prend  tout  laquais  après  une 
confidence.  C'était  une  fille  jeune  et  assez  jolie;  il  s'approcha  d'elle 
délibérément,  et  se  jeta  sur  un  fauteuil. 

—  Est-ce  que  votre  maîtresse  ne  vient  pas  quelquefois  ici?  deman- 
da-t-il  d'un  air  distrait. 

La  soubrette  semblait  hésiter  à  répondre;  elle  continuait  à  ranger; 
en  passant  devant  la  chaise  longue  de  forme  moderne  dont  je  vous 
ai,  je  crois,  parlé,  elle  dit  à  demi-voix  : 

—  Voilà  le  fauteuil  de  madame. 

—  Et  pourquoi,  reprit  Valentin,  madame  dit-elle  qu'elle  ne  vient 
jamais? 

—  Monsieur,  répondit  la  servante ,  c'est  que  l'ancien  marquis ,  ne 
vous  déplaise,  a  fait  des  siennes  dans  ce  pavillon.  Il  a  mauvais  re- 
nom dans  le  quartier;  quand  on  y  entend  du  tapage,  on  dit  :  C'est  le 
pavillon  de  Parnes;  et  voilà  pourquoi  madame  s'en  défend. 

—  Et  qu'y  vient  faire  madame?  demanda  encore  Valentin. 

Pour  toute  réponse,  la  soubrette  haussa  légèrement  les  épaules, 
comme  pour  dire  :  Pas  grand  mal. 

Valentin  regarda  par  la  fenêtre  si  la  marquise  écrivait  encore.  Il 
avait  mis,  tout  en  causant,  la  main  dans  la  poche  de  son  gilet;  le 
hasard  voulut  que  dans  ce  moment  il  fût  dans  la  veine  dorée;  un 
caprice  de  curiosité  lui  passa  par  la  tête  ;  il  tira  un  double  louis  neuf 
qui  reluisait  merveilleusement  au  soleil,  et  dit  à  la  soubrette  : 

— ■  Cachez-moi  ici. 

D'après  ce  qui  s'était  passé,  la  soubrette  croyait  que  Valentin 
n'était  pas  mal  vu  de  sa  maîtresse.  Pour  entrer  d'autorité  chez  une 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

femme,  il  faut  une  certaine  assurance  d'en  être  bien  reçu,  et  quand, 
après  avoir  forcé  sa  porte ,  on  passe  une  demi-heure  dans  sa  cham- 
bre, les  domestiques  savent  qu'en  penser.  Cependant  la  proposition 
était  hardie;  se  cacher  pour  surprendre  les  gens,  c'est  une  idée 
d'amoureux,  et  non  une  idée  d'amant  ;  le  double  louis,  quelque  beau 
qu'il  fût ,  ne  pouvait  lutter  avec  la  crainte  d'être  chassée.  Mais  après 
tout,  pensa  la  servante,  quand  on  est  aussi  amoureux,  on  est  bien 
près  de  devenir  amant.  Qui  sait?  au  lieu  d'être  chassée,  je  serai  peut- 
être  remerciée.  Elle  prit  donc  le  double  en  soupirant,  et  montra  en 
riant  à  Valentin  un  vaste  placard  où  il  se  jeta. 

—  Où  êtes-vous  donc?  demandait  la  marquise ,  qui  venait  de  des- 
cendre dans  le  jardin. 

La  servante  répondit  que  Yalentin  était  sorti  par  le  petit  salon. 
I^jine  (jg  Parues  regarda  de  côté  et  d'autre  comme  pour  s'assurer  qu'il 
était  parti;  puis  elle  entra  dans  le  pavillon,  y  jeta  un  coup  d'œil,  et 
s'en  fut ,  après  avoir  fermé  la  porte  à  clé. 

Tous  trouverez  peut-être,  madame,  que  je  vous  fais  un  conte 
invraisemblable.  Je  connais  des  gens  d'esprit,  dans  ce  siècle  de  prose, 
qui  soutiendraient  très  gravement  que  de  pareilles  choses  ne  sont  pas 
possibles,  et  que,  depuis  la  révolution,  on  ne  se  cache  plus  dans  un 
pavillon.  Il  n'y  a  quune  réponse  à  faire  à  ces  incrédules  :  c'est  qu'ils 
ont  sans  doute  oublié  le  temps  où  ils  étaient  amoureux. 

Dès  que  Yalentin  se  trouva  seul,  il  lui  vint  l'idée  très  naturelle  qu'il 
allait  peut-être  passer  là  une  journée.  Quand  sa  curiosité  fut  satisfaite, 
et  après  qu'il  eut  examiné  à  loisir  le  lustre,  les  rideaux  et  les  consoles, 
il  se  trouva,  avec  un  grand  appétit,  vis-à-vis  d'un  sucrier  et  d'une 
carafe.  Je  vous  ai  dit  que  le  billet  du  matin  l'avait  empêché  de  déjeu- 
ner; mais  il  n'avait,  en  ce  moment,  aucun  motif  pour  ne  pas  dîner. 
Il  avala  deux  ou  trois  morceaux  de  sucre,  et  se  souvint  d'un  vieux 
paysan  à  qui  on  demandait  s'il  aimait  les  femmes:  J'aime  assez  une 
belle  fille ,  répondit  le  brave  homme ,  mais  j'aime  mieux  une  bonne 
côtelette.  Valentin  pensait  aux  festins  dont,  au  dire  de  la  sou- 
brette, ce  pavillon  avait  été  témoin,  et  à  la  vue  d'une  belle  table 
ronde  qui  occupait  le  miheu  de  la  chambre,  il  aurait  volontiers  évo- 
qué le  spectre  des  petits  soupers  du  défunt  marquis.  Qu'on  serait 
bien  ici,  se  disait-il,  par  une  soirée  ou  par  une  nuit  d'été,  les  fenê- 
tres ouvertes,  les  persiennes  fermées,  les  bougies  allumées,  la  table 
servie  !  Quel  heureux  temps  que  celui  où  nos  ancêtres  n'avaient  qu'à 
frapper  du  pied  sur  le  parquet ,  pour  faire  sortir  de  terre  un  bon 
repas!  Et  en  parlant  ainsi,  Valentin  frappait  du  pied,  mais  rien  ne 


LES  DEUX  MAITRESSES.  281 

lui  répondait  que  l'écho  de  la  voûte  et  le  gémissement  d'une  harpe 
détendue. 

Le  bruit  d'une  clé  dans  la  serrure  le  fit  retourner  précipitamment 
à  son  placard;  était-ce  la  marquise  ou  la  femme  de  chambre?  Celle- 
ci  pouvait  le  délivrer,  ou,  du  moins,  lui  donner  un  morceau  de  pain. 
M'accusez-vous  encore  d'être  romanesque,  si  je  vous  dis  qu'en  ce 
moment  il  ne  savait  laquelle  des  deux  il  eût  souhaité  de  voir  entrer? 
Ce  fut  la  marquise  qui  parut.  Que  venait-elle  faire?  La  curiosité 
fut  si  forte,  que  toute  autre  idée  s'évanouit  ;  M"*^  de  Parues  sortait  de 
table;  elle  ût  précisément  ce  que  Valentin  rêvait  tout  à  l'heure  ;  elle 
ouvrit  les  fenêtres ,  ferma  les  persiennes,  et  alluma  deux  bougies  ;  le 
jour  commençait  à  tomber.  Elle  posa  sur  la  table  un  livre  qu  elle 
tenait,  fit  quelques  pas  en  fredonnant,  et  s'assit  sur  un  canapé. 

Que  vient-elle  faire?  se  répétait  Valentin.  Malgré  l'opinion  de  la 
servante,  il  ne  pouvait  se  défendre  d'espérer  qu'il  allait  découvrir 
quelque  mystère.  «  Qui  sait?  pensa-t-il  ;  elle  attend  peut-être  quel- 
qu'un; je  me  trouverais  jouer  un  beau  rôle,  s'il  allait  arriver  un 
tiers.  »  La  marquise  ouvrait  son  livre  au  hasard,  puis  le  fermait, 
puis  semblait  réfléchir.  Le  jeune  homme  crut  s'apercevoir  qu'elle 
regardait  du  côté  du  placard.  A  travers  la  porte  entre-bâillée,  il  sui- 
vait tous  ses  mouvemens;  une  étrange  idée  lui  vint  tout  à  coup;  la 
femme  de  chambre  avait-elle  parlé,  et  la  marquise  savait-elle  qu'il 
était  là? 

Yoilà,  direz-vous,  une  idée  bien  folle,  et  surtout  bien  peu  vrai- 
semblable. Comment  supposer  qu'après  son  billet  la  marquise,  in- 
struite de  la  présence  du  jeune  homme ,  ne  l'eût  pas  fait  mettre  à  la 
porte,  ou,  tout  au  moins,  ne  l'y  eût  pas  mis  elle-même?  Je  com- 
mence, madame,  par  vous  assurer  que  je  suis  du  même  avis  que 
vous;  mais  je  dois  ajouter,  pour  l'acquit  de  ma  conscience,  que  je  ne 
me  charge,  sous  aucun  prétexte,  d'éclaircir  des  idées  de  ce  genre. 
Il  y  a  des  gens  qui  supposent  toujours ,  et  d'autres  qui  ne  supposent 
jamais;  le  devoir  d'un  historien  est  de  raconter  et  de  laisser  penser 
ceux  qui  s'en  amusent. 

Tout  ce  que  je  puis  dire ,  c'est  qu'il  est  évident  que  la  déclaration 
de  Valentin  avait  déplu  à  M'"'^  de  Parues;  qu'il  est  probable  qu'elle 
n'y  songeait  plus;  que,  selon  toute  apparence,  elle  le  croyait  parti; 
qu'il  est  plus  probable  encore  qu'elle  avait  bien  dîné,  et  qu'elle  venait 
faire  la  sieste  dans  son  pavillon;  mais  il  est  certain  qu'elle  commença 
par  mettre  un  de  ses  pieds  sur  son  canapé,  puis  l'autre,  puis  qu'elle 
posa  la  tête  sur  un  coussin,  puis  qu'elle  ferma  doucement  les  yeux; 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  il  me  paraît  difficile ,  après  cela,  de  ne  pas  croire  qu'elle  s*en~ 
dormit. 

Valentin  eut  envie,  comme  dit  Valmont,  d'essayer  de  passer  pour 
un  songe.  Il  poussa  la  porte  du  placard  ;  un  craquement  le  fit  frémir; 
la  marquise  avait  ouvert  les  yeux,  elle  souleva  sa  tête  et  regarda 
autour  d'elle;  Valentin  ne  bougeait  pas,  comme  vous  pouvez  croire; 
n'entendant  plus  rien  et  n'ayant  rien  vu,  M™'  de  Parnes  se  rendormit; 
le  jeune  homme  avança  sur  la  pointe  du  pied ,  et,  le  cœur  palpitant, 
respirant  à  peine,  il  parvint,  comme  Robert-le-Diable,  jusqu'à  Isa- 
belle assoupie. 

Ce  n'est  pas  en  pareille  circonstance  qu'on  réfléchit  ordinairement. 
Jamais  M"^  de  Parnes  n'avait  été  si  belle;  ses  lèvres  entr'ouvertes 
semblaient  plus  vermeilles;  un  plus  vif  incarnat  colorait  ses  joues; 
sa  respiration,  égale  et  paisible,  soulevait  doucement  son  sein  d'al- 
bâtre, couvert  d'une  blonde  légère.  L'ange  de  la  nuit  ne  sortit 
pas  plus  beau  d'un  bloc  de  marbre  de  Carrare,  sous  le  ciseau  de 
Michel-Ange.  Certes,  même  en  s'en  offensant,  une  telle  femme  sur- 
prise ainsi  doit  pardonner  le  désir  qu'elle  inspire.  Un  léger  mouve- 
ment de  la  marquise  arrêta  cependant  Valentin.  Dormait-elle?  Cet 
étrange  doute  le  troublait  malgré  lui.  Et  qu'importe?  se  dit-il  ;  est-ce 
donc  un  piège?  quel  travers  et  quelle  folie!  pourquoi  l'amour  per- 
drait-il de  son  prix  en  s'apercevant  qu'il  est  partagé?  Quoi  de  plus 
permis,  de  plus  vrai,  qu'un  demi-mensonge  qui  se  laisse  deviner? 
Quoi  de  plus  beau  qu'elle,  si  elle  dort?  Quoi  déplus  charmant,  si 
elle  ne  dort  pas? 

Tout  en  se  parlant  ainsi,  il  restait  immobile,  et  ne  pouvait  s'empê- 
cher de  chercher  un  moyen  de  savoir  la  vérité.  Dominé  par  cette 
pensée ,  il  prit  un  petit  morceau  de  sucre  qui  restait  encore  de  son 
repas,  et,  se  cachant  derrière  la  marquise,  il  le  lui  jeta  sur  la  main. 
Elle  ne  remua  pas  ;  il  poussa  une  chaise,  doucement  d'abord,  puis 
un  peu  plus  fort  ;  point  de  réponse.  Il  étendit  le  bras ,  et  fit  tomber 
à  terre  le  livre  que  M"'  de  Parnes  avait  posé  sur  la  table.  Il  la  crut 
éveillée  cette  fois ,  et  se  blottit  derrière  le  canapé;  mais  rien  ne  bou- 
geait. Il  se  leva  alors ,  et  comme  la  persienne  entr'ouverte  exposait 
la  marquise  au  serein ,  il  la  ferma  avec  précaution. — Vous  comprenez , 
madame ,  que  je  n'étais  pas  dans  le  pavillon  ,  et,  du  moment  que  la 
persienne  fut  fermée ,  il  m'a  été  impossible  d'en  voir  davantage. 


LES  DEUX  3IAITRESSES.  283 

VI. 

11  n'y  avait  pas  plus  de  quinze  jours  de  cela,  lorsque  Valentin ,  en 
sortant  de  chez  M""'  Delaunay,  oublia  son  mouchoir  sur  un  fauteuil. 
Quand  le  jeune  homme  fut  parti ,  jVP'  Delaunay  ramassa  le  mouchoir, 
et  ayant,  par  hasard,  regardé  la  marque,  elle  trouva  un  I  et  un  P 
très  délicatement  brodés.  Ce  n'était  pas  le  chiffre  de  Valentin;  à  qui 
donc  appartenait  ce  mouchoir?  Le  nom  d'Isabelle  de  Parnes  n'avait 
jamais  été  prononcé  rue  du  Plat-d'Étain,  et  la  veuve,  par  consé- 
quent, se  perdait  en  vaines  conjectures.  Elle  retournait  le  mouchoir 
dans  tous  les  sens,  regardait  un  coin,  puis  un  autre,  comme  si  elle 
eût  espéré  découvrir  quelque  part  le  véritable  nom  du  propriétaire. 

Et  pourquoi,  me  demanderez-vous,  tant  de  curiosité  pour  une 
chose  si  simple?  On  emprunte  tous  les  jours  un  mouchoir  à  un  ami, 
et  on  le  perd;  cela  va  sans  dire.  Qu'y  a-t-il  là  d'extraordinaire? 
Cependant  M™^  Delaunay  examinait  de  près  la  fine  batiste,  et  y  trou- 
vait un  air  féminin  qui  lui  faisait  hocher  la  tête.  Elle  se  connaissait  en 
broderie,  et  le  dessin  lui  paraissait  bien  riche  pour  sortir  de  l'ar- 
moire  d'un  garçon.  Un  indice  imprévu  lui  découvrit  la  vérité.  Aux 
plis  du  mouchoir,  elle  reconnut  qu'un  des  coins  avait  été  noué  pour 
servir  de  bourse,  et  cette  manière  de  serrer  son  argent  n'appartient, 
vous  le  savez,  qu'aux  femmes.  Elle  pâlit  à  cette  découverte,  et  après 
avoir,  pendant  quelque  temps,  fixé  sur  le  mouchoir  des  regards 
pensifs,  elle  fut  obligée  de  s'en  servir  pour  essuyer  une  larme  qui 
coulait  sur  sa  joue. 

Une  larme!  direz-vous;  déjà  une  larme!  Hélas!  oui,  madame,  elle 
pleurait.  Qu'était  il  donc  arrivé?  levais  vous  le  dire;  mais  il  faut 
pour  cela  revenir  un  instant  sur  nos  pas. 

Il  faut  savoir  que,  le  surlendemain  du  bal,  Valentin  était  venu 
chez  M"'  Delaunay.  La  mère  lui  ouvrit  la  porte  et  lui  répondit  que 
sa  fille  était  sortie.  M'"*'  Delaunay,  là-dessus,  avait  écrit  une  longue 
lettre  au  jeune  homme;  elle  lui  rappelait  leur  dernier  entretien ,  elle 
suppliait  de  ne  plus  venir  la  voir.  Elle  comptait  sur  sa  parole,  sur 
son  honneur  et  sur  son  amitié.  Elle  ne  se  montrait  pas  offensée,  et 
ne  parlait  pas  du  galop.  Bref,  Valentin  lut  cette  lettre  d'un  bout  à 
l'autre  sans  y  trouver  rien  de  trop  ni  de  trop  peu.  Il  se  sentit  touché, 
€t  il  eût  obéi,  si  le  dernier  mot  n'y  eût  pas  été.  Ce  dernier  mot,  il 
«st  vrai,  avait  été  effacé,  mais  si  légèrement,  qu'on  ne  l'en  voyait 


284  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  mieux.  «  Adieu,  disait  la  veuve  en  terminant  sa  lettre;  soyez 
heureux.  » 

Dire  à  un  amant  qu'on  bannit  :  Soijez  heureux,  qu'en  pensez-vous, 
madame?  N'est-ce  pas  lui  dire  :  Je  ne  suis  pas  heureuse?  Le  ven- 
dredi venu ,  Valenlin  hésita  long-temps  s'il  irait  ou  non  chez  le 
notaire.  Malgré  son  âge  et  son  étourderie,  l'idée  de  nuire  à  qui  que  ce 
fut  lui  était  insupportable.  Il  ne  savait  à  quoi  se  décider,  lorsqu'il  se 
répéta  :  Soyez  heureux!  Et  il  courut  chez  M.  des  Andelys. 

Pourquoi  M™^  Delaunay  y  était-elle?  Quand  notre  héros  entra 
dans  le  salon,  il  la  vit  froncer  le  sourcil  avec  une  singulière  expres- 
sion. Pour  ce  qui  regarde  les  manières,  il  y  avait  bien  en  elle  quelque 
coquetterie;  mais,  au  fond  du  cœur,  personne  n'était  plus  simple, 
plus  inexpérimentée  que  M™^  Delaunay.  Elle  avait  pu,  en  voyant  le 
danger,  tenter  hardiment  de  s'en  défendre;  mais  pour  résister  à  une 
lutte  engagée,  elle  n'avait  pas  les  armes  nécessaires.  Elle  ne  savait 
rien  de  ces  manèges  habiles,  de  ces  ressources  toujours  prêtes,  au 
moyen  desquelles  une  femme  d'esprit  sait  tenir  l'amour  en  lisière  et 
l'éloigner  ou  l'appeler  tour  à  tour.  Quand  Valentin  lui  avait  baisé  la 
main ,  elle  s'était  dit  :  Voilà  un  mauvais  sujet  dont  je  pourrais  bien 
devenir  amoureuse;  il  faut  qu'il  parte  sur-le-champ.  Mais  lorsqu'elle 
le  vit,  chez  le  notaire,  entrer  gaiement  sur  la  pointe  du  pied,  serré 
dans  sa  cravate  et  le  sourire  sur  les  lèvres,  la  saluant,  malgré  sa 
défense,  avec  un  gracieux  respect,  elle  se  dit  :  Voilà  un  homme  plus 
obstiné  et  plus  rusé  que  moi;  je  ne  serai  pas  la  plus  forte  avec  lui, 
et  puisqu'il  revient,  il  m'aime  peut-être. 

Elle  ne  refusa  pas ,  cette  fois,  la  contredanse  qu'il  lui  demandait; 
aux  premières  paroles,  il  vit  en  elle  une  grande  résignation  et  une 
grande  inquiétude.  Au  fond  de  cette  ame  timide  et  droite,  il  y  avait 
quelque  ennui  de  la  vie;  tout  en  désirant  le  repos,  elle  était  lasse  de 
la  solitude.  M.  Delaunay,  mort  fort  jeune,  ne  l'avait  point  aimée;  il 
l'avait  prise  pour  ménagère,  plutôt  que  pour  femme,  et  quoiqu'elle 
n'eût  point  de  dot,  il  avait  fait,  en  l'épousant,  ce  qu'on  appelle  un 
mariage  de  raison.  L'économie,  l'ordre,  la  vigilance,  l'estime  publi- 
que, l'amitié  de  son  mari,  les  vertus  domestiques  en  un  mot,  voilà  ce 
qu'elle  connaissait  en  ce  monde.  Valentin  avait,  dans  le  salon  de 
M.  des  Andelys,  la  réputation  que  tout  jeune  homme  dont  le  tailleur 
est  bon,  peut  avoir  chez  un  notaire.  On  n'en  parlait  que  comme  d'un 
élégant,  d'un  habitué  de  Tortoni,  et  les  petites  cousines  se  chucho- 
taient entre  elles  des  histoires  de  l'autre  monde  qu'on  lui  attribuait. 
H  était  descendu  par  une  cheminée  chez  une  baronne  ;  il  avait  sauté 


LES   DEUX  MAITRESSES.  283 

par  la  fenêtre  d'une  duchesse  qui  demeurait  au  cinquième  étage,  le 
tout  par  amour  et  sans  se  faire  de  mal ,  etc.,  etc. 
.  M'"''  Delaunay  avait  trop  de  bon  sens  pour  écouter  ces  niaiseries; 
mais  elle  eût  peut-être  mieux  fait  de  les  écouter  que  d'en  entendre 
quelques  mots  au  hasard.  Tout  dépend  souvent,  ici-bas,  du  pied 
sur  lequel  on  se  présente.  Pour  parler  comme  les  écoHers,  Valentin 
avait  l'avantage  sur  M""^  Delaunay.  Pour  lui  reprocher  d'être  venu, 
elle  attendait  qu'il  lui  en  demandât  pardon.  Il  s'en  garda  bien, 
comme  vous  pensez.  S'il  eût  été  ce  qu'elle  le  croyait,  c'est-à-dire  un 
homme  à  bonnes  fortunes,  il  n'eût  peut-être  pas  réussi  près  d'elle, 
car  elle  l'eût  senti  alors  trop  habile  et  trop  sûr  de  lui;  mais  il  trem- 
blait en  la  touchant,  et  cette  preuve  d'amour,  jointe  à  un  peu  de 
crainte,  troublait  à  la  fois  la  tête  et  le  cœur  de  la  jeune  femme.  Il 
n'était  pas  question,  dans  tout  cela,  de  la  salle  à  manger  du  notaire, 
ils  semblaient  tous  deux  l'avoir  oubliée;  mais  quand  arriva  le  signal 
du  galop,  et  que  Valentin  vint  inviter  la  veuve,  il  fallut  bien  s'en 
souvenir. 

Il  m*a  assuré  que  de  sa  vie  il  n'avait  vu  un  plus  beau  visage  que 
celui  de  M""^  Delaunay  quand  il  lui  fit  cette  invitation.  Son  front,  ses 
joues,  se  couvrirent  de  rougeur;  tout  le  sang  qu'elle  avait  au  cœur 
reflua  autour  de  ses  grands  yeux  noirs,  comme  pour  en  faire  res- 
sortir la  flamme.  Elle  se  souleva  à  demi ,  prête  à  accepter,  et  n'osant 
le  faire;  un  léger  frisson  fit  trembler  ses  épaules,  qui,  cette  fois, 
n'étaient  pas  nues.  Valentin  lui  tenait  la  main  ;  il  la  pressa  doucement 
dans  la  sienne  comme  pour  lui  dire  :  Ne  craignez  plus  rien ,  je  sens 
que  vous  m'aimez. 

Avez-vous  quelquefois  réfléchi  à  la  position  d'une  femme  qui  par- 
donne un  baiser  qu'on  lui  a  dérobé?  Au  moment  où  elle  promet  de 
l'oublier,  c'est  à  peu  près  comme  si  elle  l'accordait.  Valentin  osa 
faire  à  M'"*'  Delaunay  quelques  reproches  de  sa  colère;  il  se  plaignit 
de  sa  sévérité ,  de  l'éloignement  où  elle  l'avait  tenu  ;  il  en  vint  enfin, 
non  sans  hésiter,  à  lui  parler  d'un  petit  jardin  situé  derrière  sa  mai- 
son, lieu  retiré,  à  l'ombrage  épais,  où  nul  œil  indiscret  ne  pouvait 
pénétrer.  Une  fraîche  cascade,  par  son  murmure,  y  protégeait  la 
causerie;  la  sohtude  y  protégeait  l'amour.  Nul  bruit,  nul  témoin, 
nul  danger.  Parler  d'un  lieu  pareil  au  milieu  du  monde,  au  son  de  la 
musique,  dans  le  tourbillon  d'une  fête,  à  une  jeune  femme  qui  vous 
écoute,  qui  n'accepte  ni  ne  refuse,  mais  qui  laisse  dire  et  qui  sourit... 
ah!  madame,  parler  ainsi  d'un  lieu  pareil,  c'est  peut-être  plus  doux 
que  d'y  être  ! 


286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tandis  que  Valenlin  se  livrait  sans  réserve,  la  veuve  écoutait 
sans  réflexion.  De  temps  en  temps,  aux  ardens  désirs  elle  opposait 
une  objection  timide;  de  temps  en  temps,  elle  feignait  de  ne  plus  en- 
tendre, et  si  un  mot  lui  avait  échappé,  en  rougissant,  elle  le  faisait 
répéter.  Sa  main,  pressée  par  celle  du  jeune  homme,  voulait  être 
froide  et  immobile;  elle  était  inquiète  et  brûlante.  Le  hasard,  qui 
sert  les  amans,  voulut  qu'en  passant  dans  la  salle  à  manger  ils  se 
retrouvassent  seuls,  comme  la  dernière  fois.  Valenlin  n'eut  pas  même 
la  pensée  de  troubler  la  rêverie  de  sa  valseuse,  et,  à  la  place  du 
désir,  M™^  Delaunay  vit  l'amour.  Que  vous  dirais-je?  Ce  respect, 
cette  audace,  cette  chambre,  ce  bal,  l'occasion,  tout  se  réunissait 
pour  la  séduire.  Elle  ferma  les  yeux  à  demi,  soupira....  et  ne  promit 
rien. 

Voilà ,  madame ,  par  quelle  raison  M'"^  Delaunay  se  mit  à  pleurer 
quand  elle  trouva  le  mouchoir  de  la  marquise. 

VIL 

De  ce  que  Valentin  avait  oublié  ce  mouchoir ,  il  ne  faut  pas  croire 
cependant  qu'il  n'en  eût  pas  un  dans  sa  poche. 

Pendant  que  M"""  Delaunay  pleurait,  notre  étourdi,  qui  n'en  savait 
rien,  était  fort  éloigné  de  pleurer.  Il  était  dans  un  petit  salon  boisé, 
doré  et  musqué  comme  une  bonbonnière ,  au  fond  d'un  grand  fau- 
teuil de  damas  violet.  Il  écoutait,  après  un  bon  dîner,  l'invitation  à 
la  valse  de  Weber,  et  tout  en  prenant  d'excellent  café,  il  regardait  de 
temps  en  temps  le  cou  blanc  de  M"''  de  Parnes.  Celle-ci,  dans  tous  ses 
atours,  et  exaltée,  comme  dit  Hoffmann,  par  une  tasse  de  thé  bien 
sucrée,  faisait  de  son  mieux  de  ses  belles  mains.  Ce  n'était  pas  de 
la  petite  musique,  et  il  faut  dire,  en  toute  justice,  qu'elle  s'en  tirait 
parfaitement.  Je  ne  sais  lequel  méritait  le  plus  d'éloge,  ou  du  senti- 
mental maître  allemand,  ou  de  l'intelligente  musicienne,  ou  de 
l'admirable  instrument  d'Érard  qui  renvoyait  en  vibrations  sonores 
la  double  inspiration  qui  l'animait. 

Le  morceau  fini,  Valentin  se  leva,  et  tirant  de  sa  poche  un  mou- 
choir :  «  Tenez ,  dit-il ,  je  vous  remercie  ;  voilà  le  mouchoir  que  vous 
m'avez  prêté.  » 

La  marquise  fit  justement  ce  qu'avait  fait  M™^  Delaunay.  Elle  re- 
garda la  marque  aussitôt;  sa  main  délicate  avait  senti  un  tissu  trop 
rude  pour  lui  appartenir.  Elle  se  connaissait  aussi  en  broderie,  mais 
il  y  en  avait  si  peu  que  rien,  assez  pourtant  pour  dénoter  une  femme. 


LES  DEUX  MAITRESSES.  287 

Elle  retourna  deux  ou  trois  fois  le  mouchoir ,  l'approcha  timidement 
de  son  nez,  le  regarda  encore ,  puis  le  jeta  à  Valentin  en  lui  disant  : 
or  Vous  vous  êtes  trompé.  Ce  que  vous  me  rendez  là  appartient  à 
quelque  femme  de  chambre  de  votre  mère.  » 

Valentin,  qui  avait  emporté  par  mégarde  le  mouchoir  de  M"^  De- 
launay,  le  reconnut  et  se  sentit  battre  le  cœur,  cr  Pourquoi  à  une 
femme  de  chambre?» répondit-il.  Mais  la  marquise  s'était  remise  au 
piano  ;  peu  lui  importait  une  rivale  qui  se  mouchait  dans  de  la  grosse 
toile.  Elle  reprit  le  presto  de  sa  valse,  et  flt  semblant  de  n'avoir  pas 
entendu. 

Cette  indifférence  piqua  Valentin.  Il  fit  un  tour  de  chambre  et  prit 
son  chapeau. 

—  Où  allez-vous  donc?  demanda  M"*^  de  Parues. 

—  Chez  ma  mère,  rendre  à  sa  femme  de  chambre  le  mouchoir 
qu  elle  m'a  prêté. 

—  Vous  verra-t-on  demain?  Nous  avons  un  peu  de  musique,  et 
vous  me  ferez  plaisir  de  venir  dîner. 

—  Non;  j'ai  affaire  toute  la  journée. 

Il  continuait  à  se  promener,  et  ne  se  décidait  pas  à  sortir.  La  mar- 
quise se  leva  et  vint  à  lui  : 

—  Vous  êtes  un  singulier  homme,  lui  dit-elle  ;  vous  voudriez  me 
voir  jalouse. 

— Moi?  pas  du  tout.  La  jalousie  est  un  sentiment  que  je  déteste. 

—  Pourquoi  donc  vous  fâchez-vous  de  ce  que  je  trouve  à  ce  mou- 
choir un  air  d'antichambre?  Est-ce  ma  faute  ou  la  vôtre? 

—  Je  ne  m'en  fâche  point ,  je  le  trouve  tout  simple. 

En  parlant  ainsi,  il  tournait  le  dos.  M™'  de  Parues  s'avança  dou- 
cement, se  saisit  du  mouchoir  de  M"*=  Delaunay ,  et  s'approchant 
d'une  fenêtre  ouverte,  le  jeta  dans  la  rue. 

—  Que  faites-vous?  s'écria  Valentin,  et  il  s'élança  pour  la  rete- 
nir; mais  il  était  trop  tard. 

—  Je  veux  savoir,  dit  en  riant  la  marquise,  jusqu'à  quel  point 
vous  y  tenez,  et  je  suis  curieuse  de  voir  si  vous  descendrez  le 
chercher. 

Valentin  hésita  un  instant,  et  rougit  de  dépit.  Il  eût  voulu  punir  la 
marquise  par  quelque  réponse  piquante;  mais,  comme  il  arrive  sou- 
vent, la  colère  lui  ôtait  l'esprit.  M™^  de  Parues  se  mit  à  rire  de  plus 
belle.  Il  enfonça  son  chapeau  sur  sa  tête,  et  sortit  en  disant  :  Je 
vais  le  chercher. 

Il  chercha  en  effet  long-temps;  mais  un  mouchoir  perdu  est  bien- 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tôt  ramassé ,  et  ce  fut  vainement  qu'il  revint  dix  fois  d'une  borne  à 
une  autre.  La  marquise  à  sa  fenêtre  riait  toujours  en  le  regardant 
faire.  Fatigué  enfln,  et  un  peu  honteux,  il  s'éloigna  sans  lever  la 
tête,  feignant  de  ne  pas  s'apercevoir  qu'on  l'eût  observé.  Au  coin  de 
la  rue  pourtant,  il  se  retourna,  et  vit  M""^  de  Parnes  qui  ne  riait 
plus,  et  qui  le  suivait  des  yeux. 

Il  continua  sa  route  sans  savoir  où  il  allait,  et  prit  machinalement 
le  chemin  de  la  rue  du  Plat-d'Étain.  La  soirée  était  belle  et  le  ciel 
pur.  La  veuve  était  aussi  à  sa  fenêtre  ;  elle  avait  passé  une  triste 
journée. 

—  J'ai  besoin  d'être  rassurée,  lui  dit-elle  dès  qu'il  fut  entré.  A 
qui  appartient  un  mouchoir  que  vous  avez  laissé  chez  moi? 

Il  y  a  des  gens  qui  savent  tromper  et  qui  ne  savent  pas  mentir.  A 
cette  question ,  Valentin  se  troubla  trop  évidemment  pour  qu'il  fut 
possible  de  s'y  méprendre,  et  sans  attendre  qu'il  répondît  : 

—  Écoutez-moi,  dit  M™*"  Delaunay.  Vous  savez  maintenant  que  je 
vous  aime.  Vous  connaissez  beaucoup  de  monde  ,  et  je  ne  vois  per- 
sonne; il  m'est  aussi  impossible  de  savoir  ce  que  vous  faites  qu'il  vous 
serait  facile  d'y  voir  clair  dans  mes  moindres  actions,  s'il  vous  en 
prenait  fantaisie.  Vous  pouvez  me  tromper  aisément  et  impunément, 
puisque  je  ne  peux  ni  vous  surveiller,  ni  cesser  de  vous  aimer;  sou- 
venez-vous, je  vous  en  supplie,  de  ce  que  je  vais  vous  dire  :  tout 
se  sait  tôt  ou  tard ,  et  croyez-moi,  c'est  une  triste  chose. 

Valentin  voulait  l'interrompre;  elle  lui  prit  la  main  et  continua  : 

—  Je  ne  dis  pas  assez,  ce  n'est  pas  une  triste  chose,  mais  la  plus 
triste  qu'il  y  ait  au  monde  ;  si  rien  n'est  plus  doux  que  le  souvenir 
du  bonheur,  rien  n'est  plus  affreux  que  de  s'apercevoir  que  le  bon- 
heur passé  était  un  mensonge.  Avez-vous  jamais  pensé  à  ce  que  ce 
peut  être  que  de  haïr  ceux  qu'on  a  aimés?  Concevez-vous  rien  de 
pire?  Réfléchissez  à  cela,  je  vous  en  conjure.  Ceux  qui  trouvent 
plaisir  à  tromper  les  autres  en  tirent  ordinairement  vanité  ;  ils  s'ima- 
ginent avoir  par  là  quelque  supériorité  sur  leurs  dupes;  elle  est  bien 
fugitive,  et  à  quoi  mène-t-elle?  Rien  n'est  si  aisé  que  le  mal.  Un 
homme  de  votre  âge  peut  tromper  sa  maîtresse,  seulement  pour  pas- 
ser le  temps;  mais  le  temps  s'écoule  en  effet,  la  vérité  vient,  et  que 
reste-t-il?  Une  pauvre  créature  abusée  s'est  crue  aimée,  heureuse, 
elle  a  fait  de  vous  son  bien  unique  ;  pensez  à  ce  qui  lui  arrive  s'il 
faut  qu'elle  ait  horreur  de  vous  ! 

La  simplicité  de  ce  langage  avait  ému  Valentin  jusqu'au  fond  du 
cœur  : 


LES  DEUX  MAITRESSES.  289^ 

—  Je  vous  aime,  lui  dit-il,  n'en  doutez  pas,  je  n'aime  que  vous 
seule. 

—  J'ai  besoin  de  le  croire,  répondit  la  veuve,  et  si  vous  dites 
vrai,  nous  ne  reparlerons  jamais  de  ce  que  j'ai  souffert  aujourd'hui. 
Permettez-moi  pourtant  d'ajouter  encore  un  mot  qu'il  faut  absolu- 
ment  que  je  vous  dise.  J'ai  vu  mon  père,  à  l'âge  de  soixante  ans, 
apprendre  tout  à  coup  qu'un  ami  d'enfance  l'avait  trompé  dans  une 
affaire  de  commerce.  Une  lettre  avait  été  trouvée,  dans  laquelle  cet 
ami  racontait  lui-même  sa  perGdie,  et  se  vantait  de  la  triste  habi- 
leté qui  lui  avait  rapporté  quelques  billets  de  banque  à  notre  détri- 
ment. J'ai  vu  mon  père  abîmé  de  douleur  et  stupéfait,  la  tête  bais- 
sée, Hre  cette  lettre;  il  en  était  aussi  honteux  que  s'il  eût  été  lui- 
même  le  coupable;  il  essuya  une  larme  sur  sa  joue,  jeta  la  lettre  au 
feu,  et  s'écria  :  a  Que  la  vanité  et  l'intérêt  sont  peu  de  chose!  Mais 
qu'il  est  affreux  de  perdre  un  ami  1  ))  Si  vous  eussiez  été  là,  Valen- 
tin,  vous  auriez  fait  serment  de  ne  jamais  tromper  personne. 

M"^  Delaunay ,  en  prononçant  ces  mots  ,  laissa  échapper  quelques 
larmes;  Valentin  était  assis  près  d'elle  ;  pour  toute  réponse,  il  l'at- 
tira à  lui;  elle  posa  sa  tête  sur  son  épaule,  et  tirant  de  la  poche  de 
son  tablier  le  mouchoir  de  la  marquise: 

—  Il  est  bien  beau,  dit-elle;  la  broderie  en  est  flne  ;  vous  me  le 
laisserez,  n'est-ce  pas?  La  femme  à  qui  il  appartient  ne  s'apercevra 
pas  qu'elle  l'a  perdu.  Quand  on  a  un  mouchoir  pareil,  on  en  a  bien 
d'autres.  Je  n'en  ai,  moi,  qu'une  douzaine,  et  ils  ne  sont  pas  mer- 
veilleux. Vous  me  rendrez  le  mien  que  vous  avez  emporté,  et  qui 
ne  vous  ferait  pas  honneur;  mais  je  garderai  celui-ci. 

—  A  quoi  bon?  répondit  Valentin.  Vous  ne  vous  en  servirez  pas. 

—  Si,  mon  ami;  il  faut  que  je  me  console  de  l'avoir  trouvé  sur  ce 
fauteuil ,  et  il  faut  qu'il  essuie  mes  larmes  jusqu'à  ce  qu'elles  aient 
cessé  de  couler. 

—  Que  ce  baiser  les  essuie!  s'écria  le  jeune  homme,  et  prenant 
le  mouchoir  de  M™^  de  Parues ,  il  le  jeta  par  la  fenêtre. 

VIII. 

Six  semaines  s'étaient  écoulées,  et  il  faut  qu'il  soit  bien  difQcile  à 
l'homme  de  se  connaître  lui-même,  puisque  Valentin  ne  savait  pas 
encore  laquelle  de  ses  deux  maîtresses  il  aimait  le  mieux.  Malgré  ses 
momens  de  sincérité  et  les  élans  du  cœur  qui  l'emportaient  près  de 
M°"=  Delaunay,  il  ne  pouvait  se  résoudre  à  désapprendre  le  chemin 

TOME  XII.  19 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  rhôtel  de  la  Chaussée-d'Antin.  Malgré  la  beauté  de  M""'  de  Parnes, 
son  esprit,  sa  grâce  et  tous  les  plaisirs  qu'il  trouvait  chez  elle,  il  ne 
pouvait  renoncer  à  la  chambrette  de  la  rue  du  Plat-d'Étain.  Le  petit 
jardin  de  Valentin  voyait  tour  à  tour  la  veuve  et  la  marquise  se  pro- 
mener au  bras  du  jeune  homme,  et  le  murmure  de  la  cascade  cou- 
vrait de  son  bruit  monotone  des  sermens  toujours  répétés,  toujours 
trahis  avec  la  même  ardeur.  Faut-il  donc  croire  que  l'inconstance  ait 
ses  plaisirs  comme  l'amour  fidèle?  On  entendait  quelquefois  rouler 
encore  la  voiture  sans  hvrée  qui  emmenait  incognito  M""^  de  Parnes, 
quand  M°"^  Delaunay  paraissait  voilée  au  bout  de  la  rue ,  s'achemi- 
nant  d'un  pas  craintif.  Caché  derrière  sa  jalousie,  Valentin  souriait 
de  ces  rencontres,  et  s'abandonnait  sans  remords  aux  dangereux 
attraits  du  changement. 

C'est  une  chose  presque  infaillible  que  ceux  qui  se  familiarisent 
avec  un  péril  quelconque,  finissent  par  l'aimer.  Toujours  exposé  à 
voir  sa  double  intrigue  découverte  par  un  hasard,  obligé  au  rôle 
difficile  d'un  homme  qui  doit  mentir  sans  cesse  sans  jamais  se  trahir, 
notre  étourdi  se  sentit  fier  de  cette  position  étrange;  après  y  avoir 
accoutumé  son  cœur,  il  y  habitua  sa  vanité.  Les  craintes  qui  le  trou- 
blaient d'abord,  les  scrupules  qui  l'arrêtaient,  lui  devinrent  chers; 
il  donna  deux  bagues  pareilles  à  ses  deux  amies;  il  avait  obtenu  de 
M""'  Delaunay  qu'elle  portât  une  légère  chaîne  d'or  qu'il  avait  choisie 
au  lieu  de  son  collier  de  chrysocale.  Il  lui  parut  plaisant  de  faire 
mettre  ce  colHer  à  la  marquise  ;  il  réussit  à  l'en  affubler  un  jour 
qu'elle  allait  au  bal,  et  c'est,  à  coup  sûr,  la  plus  grande  preuve 
d'amour  qu'elle  lui  ait  donné. 

M"''  Delaunay,  trompée  par  l'amour,  ne  pouvait  croire  à  l'incon- 
stance de  Valentin.  II  y  avait  de  certains  jours  où  la  vérité  lui  appa- 
raissait tout  à  coup  claire  et  irrécusable.  Elle  éclatait  alors  en 
reproches,  elle  fondait  en  larmes,  elle  voulait  mourir;  un  mot  de 
son  amant  l'abusait  de  nouveau,  un  serrement  de  main  la  consolait; 
elle  rentrait  chez  elle  heureuse  et  tranquille.  M™'  de  Parnes,  trom- 
pée par  l'orgueil,  ne  cherchait  à  rien  découvrir  et  n'essayait  de  rien 
savoir.  Elle  se  disait  :  «  C'est  quelque  ancienne  maîtresse  qu'il  n'a 
pas  le  courage  de  quitter.  «  Et  elle  ne  daignait  pas  s'abaisser  à  de- 
mander un  sacrifice.  L'amour  lui  semblait  un  passe-temps,  la  jalousie 
un  ridicule;  elle  croyait  d'ailleurs  sa  beauté  un  talisman  auquel  rien 
ne  pouvait  résister. 

Si  vous  vous  souvenez,  madame,  du  caractère  de  notre  héros, tel 
que  j'ai  tâché  de  vous  le  peindre  à  la  première  page  de  ce  conte. 


LES  DEUX   MAITRESSES.  291 

VOUS  comprendrez  et  vous  excuserez  peut-être  sa  conduite,  malgré 
ce  qu  elle  a  de  justement  blâmable.  Le  double  amour  qu'il  ressen- 
tait, ou  croyait  ressentir,  était,  pour  ainsi  dire,  l'image  de  sa  vie 
entière.  Ayant  toujours  cherché  les  extrêmes,  goûtant  les  jouissances 
du  pauvre  et  celles  du  riche  en  même  temps,  il  trouvait,  près  de  ces 
deux  femmes,  le  contraste  qui  lui  plaisait,  et  il  était  réellement  riche 
et  pauvre  dans  la  même  journée.  Si ,  de  sept  à  huit  heures ,  au  soleil 
couchant,  deux  beaux  chevaux  gris  entraient  au  petit  trot  dans  l'ave- 
nue des  Champs-Élisées,  traînant  doucement  derrière  eux  un  coupé 
tendu  de  soie  comme  un  boudoir,  vous  eussiez  pu  voir  au  fond  de  la 
voiture  une  fraîche  et  coquette  figure  cachée  sous  une  grande  capote, 
et  souriant  à  un  jeune  homme  nonchalamment  étendu  près  d'elle; 
c'étaient  Valentin  et  M™^  de  Parues  qui  prenaient  l'air  après  dîner. 
Si  le  matin,  au  lever  du  soleil,  le  hasard  vous  avait  menée  près  du 
joli  bois  de  Romainville,  vous  eussiez  pu  y  rencontrer  sous  le  vert 
bosquet  d'une  guinguette  deux  amoureux  se  parlant  à  voix  basse, 
ou  lisant  ensemble  La  Fontaine  ;  c'étaient  Valentin  et  M""^  Delaunay 
qui  venaient  de  marcher  dans  la  rosée.  Étiez-vous  ce  soir  d'un  grand 
bal  à  l'ambassade  d'Autriche^^  Avez-vous  vu  au  milieu  d'un  cercle 
brillant  de  jeunes  femmes  une  beauté  plus  tière,  plus  courtisée,  plus 
dédaigneuse  que  toutes  les  autres?  Cette  tête  charmante,  coiffée 
d'un  turban  doré,  qui  se  balance  avec  grâce  comme  une  rose  bercée 
par  le  zéphir,  c'est  la  jeune  marquise  que  la  foule  admire,  que  le 
triomphe  embellit,  et  qui  pourtant  semble  rêver.  Non  loin  de  là, 
appuyé  contre  une  colonne ,  Valentin  la  regarde  ;  personne  ne  con- 
naît leur  secret,  personne  n'interprète  ce  coup  d'œil,  et  ne  devine 
la  joie  de  l'amant;  l'éclat  des  lustres,  le  bruit  de  la  musique,  les 
murmures  de  la  foule,  le  parfum  des  fleurs,  tout  le  pénètre,  le  trans- 
porte, et  l'image  radieuse  de  sa  belle  maîtresse  enivre  ses  yeux 
éblouis.  Il  doute  presque  lui-même  de  son  bonheur,  et  qu'un  si  rare 
trésor  lui  appartienne  ;  il  entend  les  hommes  dire  autour  de  lui  : 
Quel  éclat!  quel  sourire!  quelle  femme!  et  il  se  répète  tout  bas  ces 
paroles  ;  1  heure  du  souper  arrive  ;  un  jeune  ofûcier  rougit  de  plaisir 
en  présentant  sa  main  à  la  marquise  ;  on  l'entoure,  on  la  suit,  cha- 
cun veut  s'en  approcher  et  brigue  la  faveur  d'un  mot  tombé  de  ses 
lèvres  ;  c'est  alors  qu'elle  passe  près  de  Valentin,  et  lui  dit  à  l'oreille  : 
A  demain.  Que  de  jouissances  dans  un  mot  pareil!  Demain  cepen- 
dant, à  la  nuit  tombante,  le  jeune  homme  monte  à  tâtons  un  escalier 
sans  lumière;  il  arrive  à  grand'  peine  au  troisième  étage,  et  frappe 
doucement  à  une  petite  porte;  elle  s'est  ouverte,  il  entre;  M*"'  De- 

19. 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

launay,  devant  sa  table,  travaillait  seule  en  l'attendant;  il  s'asseoit 
près  d'elle;  elle  le  regarde,  lui  prend  la  main  et  lui  dit  qu'elle  le 
remercie  de  l'aimer  encore.  Une  seule  lampe  éclaire  faiblement  la 
modeste  cliambrette;  mais  sous  cette  lampe  est  un  visage  ami,  tran- 
quille et  bienveillant  ;  il  n'y  a  plus  là  ni  témoins  empressés,  ni  admi- 
ration, ni  triomphe;  mais  Valentin  fait  plus  que  de  ne  pas  regretter 
le  monde,  il  l'oublie;  la  vieille  mère  arrive,  s'asseoit  dans  sa  ber- 
gère, et  il  faut  écouter  jusqu'à  dix  heures  les  histoires  du  temps 
passé,  caresser  le  petit  chien  qui  gronde,  rallumer  la  lampe  qui 
s'éteint;  quelquefois  c'est  un  roman  nouveau  qu'il  faut  avoir  le  cou- 
rage de  lire;  Valentin  laisse  tomber  le  livre  pour  effleurer  en  le 
ramassant  le  petit  pied  de  sa  m.aîtresse  ;  quelquefois  c'est  un  piquet 
à  deux  sous  la  fiche  qu'il  faut  faire  avec  la  bonne  dame ,  et  avoir 
soin  de  n'avoir  pas  trop  beau  jeu;  en  sortant  de  là,  le  jeune  homme 
revient  à  pied  ;  il  a  soupe  hier  avec  du  vin  de  Champagne ,  en  fre- 
donnant une  contredanse  ;  il  soupe  ce  soir  avec  une  tasse  de  lait,  en 
faisant  quelques  vers  pour  son  amie.  Pendant  ce  temps-là ,  la  mar- 
quise est  furieuse  qu'on  lui  ait  manqué  de  parole;  un  grand  laquais 
poudré  apporte  un  billet  plein  de  tendres  reproches  et  sentant  le 
musc;  le  billet  est  décacheté,  la  fenêtre  ouverte,  le  temps  est  beau, 
^|ine  jg  Parnes  va  venir;  voilà  notre  étourdi  grand  seigneur;  ainsi, 
toujours  différent  de  lui-même ,  il  trouvait  moyen  d'être  vrai  en 
n'étant  jamais  sincère,  et  l'amant  de  la  marquise  n'était  pas  celui  de 
la  veuve. 

c(  Et  pourquoi  choisir?  me  disait-il  un  jour  qu'en  nous  promenant 
il  essayait  de  se  justifier.  Pourquoi  cette  nécessité  d'aimer  d'une 
manière  exclusive?  Blâmerait-on  un  homme  de  mon  âge  d'être  amou- 
reux de  M"*^  de  Parnes?  N'est-elle  pas  admirée,  enviée?  Ne  vante- 
t-on  pas  son  esprit  et  ses  charmes?  La  raison  même  se  passionne 
pour  elle.  D'une  autre  part,  quel  reproche  ferait-on  à  celui  que  la 
bonté,  la  tendresse,  la  candeur  de  M"""  Delaunay  auraient  touché? 
N'est-elle  pas  digne  de  faire  la  joie  et  le  bonheur  d'un  homme? 
Moins  belle,  ne  serait-elle  pas  une  amie  précieuse,  et  telle  qu'elle 
est,  y  a-t-il  au  monde  une  plus  charmante  maîtresse  !  En  quoi  donc 
suis-je  coupable  d'aimer  ces  deux  femmes,  si  chacune  d'elles  mérite 
qu'on  l'aime?  Et  s'il  est  vrai  que  je  sois  assez  heureux  pour  compter 
pour  quelque  chose  dans  leur  vie ,  pourquoi  ne  pourrais-je  rendre 
l'une  heureuse  qu'en  faisant  le  malheur  del'autre?  Pourquoi  le  doux 
sourire  que  ma  présence  fait  éclore  quelquefois  sur  les  lèvres  de  ma 
belle  veuve  devrait-il  être  acheté  au  prix  d'une  larme  versée  par 


LES  DEUX  MAITRESSES.  293 

la  marquise?  Est-ce  leur  faute  si  le  hasard  m'a  jeté  sur  leur  route, 
si  je  les  ai  approchées,  si  elles  m'ont  permis  de  les  aimer?  Laquelle 
choisirais-je  sans  être  injuste?  En  quoi  celle-là  aurait-elle  mérité  plus 
que  celle-ci  d'être  préférée  ou  abandonnée?  Quand  M'"''  Delaunay 
me  dit  que  son  existence  entière  m'appartient,  que  voulez-vous  donc 
que  je  réponde?  Faut-il  la  repousser,  la  désabuser,  et  lui  laisser  le 
découragement  et  le  chagrin?  Quand  M""^  de  Parnes  est  au  piano,  et 
qu'assis  derrière  elle,  je  la  vois  se  livrer  à  la  noble  inspiration  de 
son  cœur;  quand  son  esprit  élève  le  mien,  m'exalte  et  me  fait  mieux 
goûter  par  la  sympathie  les  plus  exquises  jouissances  de  l'intelli- 
gence, faut-il  que  je  lui  dise  qu'elle  se  trompe  et  qu'un  si  doux  plai- 
sir est  coupable?  Faut-il  que  je  change  en  haine  ou  en  mépris  le 
souvenir  de  ces  heures  délicieuses?  Non,  mon  ami,  je  mentirais  en 
disant  à  l'une  des  deux  que  je  ne  l'aime  plus  ou  que  je  ne  l'ai  point 
aimée  ;  j'aurais  plutôt  le  courage  de  les  perdre  ensemble,  que  celui 
de  choisir  entre  elles.  » 

Tous  voyez,  madame,  que  notre  étourdi  faisait  comme  font  tous 
les  hommes  ;  ne  pouvant  se  corriger  de  sa  folie,  il  tentait  de  lui  don- 
ner l'apparence  de  la  raison.  Cependant  il  y  avait  de  certains  jours  où 
son  cœur  se  refusait,  malgré  lui,  au  double  rôle  qu'il  soutenait.  Il 
tâchait  de  troubler  le  moins  possible  le  repos  de  M"""  Delaunay;  m.ais 
la  fierté  de  la  marquise  eut  plus  d'un  caprice  à  supporter,  a  Cette 
femme  n'a  que  de  l'esprit  et  de  l'orgueil,  »  me  disait-il  d'elle  quel- 
quefois. Il  arrivait  aussi  qu'en  quittant  le  salon  de  M""*^  de  Parnes,  la 
naïveté  de  la  veuve  le  faisait  sourire,  et  qu'il  trouvait  qu'à  son  tour 
elle  avait  trop  peu  d'orgueil  et  d'esprit.  Il  se  plaignait  de  manquer 
de  liberté.  Tantôt  une  boutade  lui  faisait  renoncer  à  un  rendez-vous; 
il  prenait  un  livre  et  s'en  allait  dîner  seul  à  la  campagne.  Tantôt  il 
maudissait  le  hasard  qui  s'opposait  à  une  entrevue  qu'il  demandait. 
M"*"  Delaunay  était,  au  fond  du  cœur,  celle  qu'il  préférait;  mais  il 
n'en  savait  rien  lui-même,  et  cette  singulière  incertitude  aurait 
peut-être  duré  long-temps,  si  une  circonstance,  légère  en  apparence, 
ne  l'eût  éclairé  tout  à  coup  sur  ses  véritables  sentimens. 

On  était  au  mois  de  juin ,  et  les  soirées  au  jardin  étaient  délicieuses. 
La  marquise,  en  s'asseyant  sur  un  banc  de  bois  près  de  la  cascade, 
s'avisa  un  jour  de  le  trouver  dur. 

—  Je  vous  ferai  cadeau  d'un  coussin ,  dit-elle  à  Valentin. 

Le  lendemain  matin,  en  effet,  arriva  une  causeuse  élégante,  ac- 
compagnée d'un  beau  coussin  en  tapisserie ,  de  la  part  de  M""  de 
Parnes. 


294.  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

Vous  vous  souvenez  peut-être  que  M"""  Delaunay  faisait  de  la  ta- 
pisserie. Depuis  un  mois,  Valentin  l'avait  vue  travailler  constamment 
à  un  ouvrage  de  ce  genre  dont  il  avait  admiré  le  dessin;  non  que  ce 
dessin  eût  rien  de  remarquable  ;  c'était,  je  crois,  une  couronne  de 
fleurs,  comme  toutes  les  tapisseries  du  monde;  mais  les  couleurs  en 
étaient  charmantes.  Que  peut  faire,  d'ailleurs,  une  main  aimée  que 
nous  ne  le  trouvions  un  chef-d'œuvre?  Cent  fois  ,  le  soir,  près  de  la 
lampe,  le  jeune  homme  avait  suivi  des  yeux,  sur  le  canevas,  les  doigts 
habiles  de  la  veuve;  cent  fois,  au  milieu  d'un  entretien  animé,  il  s'é- 
tait arrêté,  observant  un  religieux  silence,  tandis  qu'elle  comptait 
ses  points;  cent  fois  il  avait  interrompu  cette  main  fatiguée  et  lui 
avait  rendu  le  courage  par  un  baiser. 

Quand  Valentin  eut  fait  porter  la  causeuse  de  la  marquise  dans 
une  petite  salle  attenante  au  jardin ,  il  y  descendit  et  examina  son 
cadeau.  En  regardant  de  près  le  coussin ,  il  crut  le  reconnaître;  il  le 
prit,  le  retourna,  le  remit  à  sa  place,  et  se  demanJa  où  il  l'avait  vu. 
(c  Fou  que  je  suis,  se  dit-il;  tous  les  coussins  se  ressemblent,  et 
celui-là  n'a  rien  d'extraord  naire.  »  Mais  une  petite  tache  faite  sur 
le  fond  blanc  attira  tout  à  coup  ses  yeux  ;  il  n'y  avait  pas  à  se  trom- 
per. Valentin  avait  fait  lui-même  cette  tache,  en  laissant  tomber  une 
goutte  d'encre  sur  l'ouvrage  de  M""^  Delaunay,  un  soir  qu'il  écrivait 
près  d'elle. 

Cette  découverte  le  jeta,  comme  vous  pensez,  dans  un  grand 
étonnement.  «  Gomment  est-ce  possible?  se  demanda-t-il ;  comment 
la  marquise  peut-elle  m'envoyer  un  coussin  fait  par  M™*"  Delaunay?  j> 
Il  regarda  encore;  plus  de  doute  :  ce  sont  les  mêmes  fleurs,  les 
mêmes  couleurs.  Il  en  reconnaît  l'éclat,  l'arrangement;  il  les  touche 
comme  pour  s'assurer  qu'il  n'est  pas  trompé  par  une  illusion ,  puis 
il  reste  interdit,  ne  sachant  comment  s'expliquer  ce  qu'il  voit. 

Je  n'ai  que  faire  de  dire  que  mille  conjectures,  moins  vraisembla- 
bles les  unes  que  les  autres,  se  présentèrent  à  son  esprit.  Tantôt  il 
supposait  que  le  hasard  avait  pu  faire  se  rencontrer  la  veuve  et  la 
marquise,  qu'elles  s'étaient  entendues  ensemble,  et  qu'elles  lui  en- 
voyaient ce  coussin  d'un  commun  accord,  pour  lui  apprendre  que  sa 
perfidie  était  démasquée;  tantôt  il  se  disait  que  M"""  Delaunay  avait 
surpris  sa  conversation  de  la  veille  dans  le  jardin,  et  qu'elle  avait 
voulu,  pour  lui  faire  honte,  remplir  la  promesse  de  M™'' de  Parnes.  De 
toute  façon,  il  se  voyait  découvert,  abandonné  de  ses  deux  maî- 
tresses, ou  tout  au  moins  de  l'une  des  deux.  Après  avoir  passé  une 
Jieure  à  rêver,  il  résolut  de  sortir  d'incertitude.  Il  alla  chez  M""'  De- 


LES  DEUX  MAITRESSES.  295 

launay,  qui  le  reçut  comme  à  l'ordinaire,  et  dont  le  visage  n'exprima 
qu'un  peu  d'étonnement  de  le  voir  arriver  si  matin. 

Rassuré  d'abord  par  cet  accueil,  il  parla  quelque  temps  de  choses 
indifférentes,  puis,  dominé  par  l'inquiétude,  il  demanda  à  la  veuve 
si  sa  tapisserie  était  terminée.  —  Oui,  répondit-elle.  —  Et  où  est-elle 
donc?  demanda-t-il.  A  cette  question,  M*"^  Delaunay  se  troubla  et 
rougit.  —  Elle  est  chez  le  marchand ,  dit-elle  assez  vite  ;  puis ,  elle 
se  reprit,  et  ajouta  :  Je  l'ai  donnée  à  monter;  on  va  me  la  rendre. 

Si  Valentin  avait  été  surpris  de  reconnaître  le  coussin,  il  le  fut  en- 
core davantage  de  voir  la  veuve  se  troubler  lorsqu'il  lui  en  parla. 
N'osant  pourtant  faire  de  nouvelles  questions,  de  peur  de  se  trahir, 
il  sortit  bientôt,  et  s'en  fut  chez  la  marquise.  Mais  cette  visite  lui  en 
apprit  encore  moins;  quand  il  fut  question  de  la  causeuse,  M™^  de 
Parnes,  pour  toute  réponse,  fit  un  léger  signe  de  tête  en  souriant, 
comme  pour  dire  :  Je  suis  charmée  qu'elle  vous  plaise. 

Notre  étourdi  rentra  donc  chez  lui,  moins  inquiet,  il  est  vrai,  qu'il 
n'en  était  sorti ,  mais  croyant  presque  avoir  fait  un  rêve.  Quel  mys- 
tère ou  quel  caprice  du  hasard  cachait  cet  envoi  singulier?  «  L'une  fait 
un  coussin,  et  l'autre  me  le  donne;  celle-là  passe  un  mois  à  travail- 
ler, et  quand  son  ouvrage  est  fini,  celle-ci  s'en  trouve  propriétaire; 
ces  deux  femmes  ne  se  sont  jamais  vues ,  et  elles  s'entendent  pour  me 
jouer  un  tour  dont  elles  ne  semblent  pas  se  douter.  »  îl  y  avait  assuré- 
ment de  quoi  se  torturer  l'esprit;  aussi  le  jeune  homme  cherchait-il 
de  cent  manières  différentes  la  clé  de  l'énigme  qui  le  tourmentait. 

En  examinant  le  coussin,  il  trouva  l'adresse  du  marchand  qui 
l'avait  vendu.  Sur  un  petit  morceau  de  papier  collé  dans  un  coin, 
était  écrit  :  Au  Pcre  de  Famille,  me  Dauphiue, 

Dès  que  Valentin  eut  lu  ces  mots,  il  se  vit  sûr  de  parvenir  à  la 
vérité.  Il  courut  au  magasin  du  Père  de  Famille;  il  demanda  si  le 
matin  même  on  n'avait  pas  vendu  à  une  dame  un  coussin  en  tapisse- 
rie qu'il  désigna  et  qu'on  reconnut.  Aux  questions  qu'il  fit  ensuite 
pour  savoir  qui  avait  fait  ce  coussin  et  d'où  il  venait,  on  ne  répondit 
qu'avec  restriction;  on  ne  connaissait  pas  l'ouvrière  ;  il  y  avait  dans 
le  magasin  beaucoup  d'objets  de  ce  genre  ;  enfin ,  on  ne  voulait  rien 
dire. 

Malgré  les  réticences ,  Valentin  eut  bientôt  saisi  dans  les  réponses 
du  garçon  qu'il  interrogeait,  un  mystère  qu'il  ne  soupçonnait  pas,  et 
que  bien  d'autres  que  lui  ignorent  :  c'est  qu'il  y  a  à  Paris  un  grand 
nombre  de  femmes,  de  demoiselles  pauvres,  qui,  tout  en  ayant  dans 
le  monde  un  rang  convenable  et  quelquefois  distingué,  travaillent  en 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

secret  pour  vivre.  Les  marchands  emploient  ainsi,  et  à  bon  marché, 
des  ouvrières  habiles;  mainte  famille,  vivant  sobrement,  chez  qui 
pourtant  on  va  prendre  le  thé,  se  soutient  par  les  fllles  de  la  maison; 
on  les  voit  sans  cesse  tenant  l'aiguille,  mais  elles  ne  sont  pas  assez 
riches  pour  porter  ce  qu'elles  font;  quand  elles  ont  brodé  du  tulle, 
elles  le  vendent  pour  acheter  de  la  percale;  celle-là,  fille  de  nobles 
aïeux,  fière  de  son  titre  et  de  sa  naissance,  marque  des  mouchoirs; 
celle-ci  que  vous  admirez  au  bal  si  enjouée ,  si  coquette  et  si  légère, 
fait  des  fleurs  artificielles  et  paie  de  son  travail  le  pain  de  sa  mère; 
telle  autre,  un  peu  plus  riche,  cherche  à  gagner  de  quoi  ajouter  à 
sa  toilette;  ces  chapeaux  tout  faits,  ces  sachets  brodés,  qu'on  voit 
aux  étalages  des  boutiques,  et  que  le  passant  marchande  par  dés- 
œuvrement, sont  l'œuvre  secrète,  quelque  fois  pieuse,  d'une  main 
inconnue;  peu  d'hommes  consentiraient  à  ce  métier,  ils  resteraient 
pauvres  par  orgueil  en  pareil  cas  ;  peu  de  femmes  s'y  refusent,  quand 
elles  en  ont  besoin,  et  de  celles  qui  le  font,  aucune  n'en  rougit.  11 
arrive  qu'une  jeune  femme  rencontre  une  amie  d'enfance  qui  n'est 
pas  riche  et  qui  a  besoin  de  quelque  argent;  faute  de  pouvoir  lui  en 
prêter  elle-même ,  elle  lui  dit  sa  ressource ,  l'encourage,  lui  cite  des 
exemples,  la  mène  chez  le  marchand,  lui  fait  une  petite  clientelle; 
trois  mois  après,  l'amie  est  à  son  aise  et  rend  à  une  autre  le  même 
service  ;  ces  sortes  de  choses  se  passent  tous  les  jours,  personne  n'en 
sait  rien,  et  c'est  pour  le  mieux;  car  les  bavards  qui  rougissent  du 
travail  trouveraient  bientôt  moyen  de  déshonorer  ce  qu'il  y  a  au 
monde  de  plus  honorable. 

—  Combien  de  temps ,  demanda  Valentin ,  faut-il  à  peu  près  pour 
faire  un  coussin  comme  celui  dont  je  vous  parle ,  et  combien  gagne 
l'ouvrière? 

—  Monsieur,  répondit  le  garçon,  pour  faire  un  coussin  comme 
celui-là,  il  faut  deux  mois,  six  semaines  environ.  L'ouvrière  paie  sa 
laine,  bien  entendu,  par  conséquent  c'est  autant  de  moins  pour  elle. 
La  laine  anglaise,  belle,  coûte  10  francs  la  hvre;  le  ponceau,  le 
cerise,  coûtent  15  francs.  Pour  ce  coussin,  il  faut  une  livre  et  demie 
de  laine,  au  plus,  et  il  sera  payé  40  ou  50  francs  à  l'habile  ouvrière. 

IX. 

Quand  Valentin,  de  retour  au  logis,  se  retrouva  en  face  de  sa  cau- 
seuse, le  secret  qu'il  venait  d'apprendre  produisit  sur  lui  un  effet 
inattendu.  En  pensant  que  M*"'  Belaunay  avait  mis  six  semaines  à 


LES  DEUX   MAITRESSES.  297 

faire  ce  coussin  pour  gagner  deux  louis,  et  que  M""'  de  Pâmes  l'avait 
acheté  en  se  promenant ,  il  éprouva  un  serrement  de  cœur  étrange. 
La  différence  que  la  destinée  avait  mise  entre  ces  deux  femmes  se 
montrait  à  lui ,  en  ce  moment,  sous  une  forme  si  palpable  ,  qu'il  ne 
put  s'empêcher  d'en  souffrir.  L'idée  que  la  marquise  allait  arriver, 
s'appuyer  sur  ce  meuble,  et  traîner  son  bras  nu  sur  la  trace  des  lar- 
mes de  la  veuve,  fut  insupportable  au  jeune  homme.  Il  prit  le  cous- 
sin et  le  mit  dans  une  armoire  :  Qu'elle  en  pense  ce  qu'elle  voudra, 
se  dit-il  ;  ce  coussin  me  fait  pitié ,  et  je  ne  puis  le  laisser  là. 

]y|n,e  ^g  Parnes  arriva  bientôt  après ,  et  s'étonna  de  ne  pas  voir 
son  cadeau.  Au  lieu  de  chercher  une  excuse,  Valentin  répondit  qu'il 
n'en  voulait  pas,  et  qu'il  ne  s'en  servirait  jamais.  Il  prononça  ces 
mots  d'un  ton  brusque  et  sans  réfléchir  à  ce  qu'il  faisait  : 

—  Et  pourquoi?  demanda  la  marquise. 

—  Parce  qu'il  me  déplaît. 

—  En  quoi  vous  déplaît-il?  Vous  m'avez  dit  le  contraire  ce  matin 
même. 

—  C'est  possible  ;  il  me  déplaît  maintenant.  Combien  est-ce  qu'il 
vous  a  coûté? 

—  Voilà  une  belle  question?  dit  M™e  de  Parnes  ;  qu'est-ce  qui  vous 
passe  par  la  tête? 

Il  faut  savoir  que  depuis  quelques  jours,  Valentin  avait  appris  de 
la  mère  de  M°^  Delaunay  qu'elle  se  trouvait  fort  gênée.  Il  s'agissait 
d'un  terme  de  loyer  à  payer  à  un  propriétaire  avare  qui  menaçait  au 
moindre  retard.  Valentin ,  ne  pouvant  faire,  même  pour  une  baga- 
telle, des  offres  de  service  qu'on  n'eût  pas  voulu  entendre,  n'avait 
eu  d'autre  parti  à  prendre  que  de  cacher  son  inquiétude.  D'après  ce 
qu'avait  dit  le  garçon  du  Pcre  de  Famille,  il  était  probable  que  le 
coussin  n'avait  pas  suffi  pour  tirer  la  veuve  d'embarras.  Ce  n'était 
pas  la  faute  de  la  marquise  ;  mais  l'esprit  humain  est  quelquefois  si 
bizarre,  que  le  jeune  homme  en  voulait  presque  à  M^^^  de  Parnes  du 
prix  modique  de  son  achat,  et  sans  s'apercevoir  du  peu  de  conve- 
nance de  sa  question  : 

—  Cela  vous  a  coûté  40  ou  50  francs,  dit-il  avec  amertume.  Savez- 
vous  combien  de  temps  on  a  mis  à  le  faire? 

—  Je  le  sais  d'autant  mieux,  répondit  la  marquise,  que  je  l'ai  fait 
moi-même. 

—  Vous  ? 

—  Moi ,  et  pour  vous  ;  j'y  ai  passé  quinze  jours  :  voyez  si  vous  me 
devez  quelque  reconnaissance. 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

— •  Quinze  jours,  madame?  mais  il  faut  deux  mois,  et  deux  mois 
de  travail  assidu,  pour  terminer  un  pareil  ouvrage.  Vous  mettriez 
six  mois  à  en  venir  à  bout,  si  vous  l'entrepreniez. 

—  Vous  me  paraissez  bien  au  courant  ;  d'où  vous  vient  tant  d'ex- 
périence? 

—  D'une  ouvrière  que  je  connais ,  et  qui,  certes,  ne  s'y  trompe 
pas. 

—  Eh  bien  !  cette  ouvrière  ne  vous  a  pas  tout  dit  ;  vous  ne  savez 
pas  que  pour  ces  choses-là  le  plus  important,  ce  sont  les  fleurs,  et 
qu'on  trouve  chez  les  marchands  des  canevas  préparés  où  le  fond  est 
rempli;  le  plus  difficile  reste  à  faire ,  mais  le  plus  long  et  le  plus  en- 
nuyeux est  fait  ;  c'est  ainsi  que  j'ai  acheté  ce  coussin  qui  ne  m'a  même 
pas  coûté  quarante  ou  cinquante  francs ,  car  ce  fond  ne  signifie  rien; 
c'est  un  ouvrage  de  manœuvre  pour  lequel  il  ne  faut  que  de  la  laine 
et  des  mains. 

Le  mot  de  manœuvre  n'avait  pas  plu  à  Valentin.  —  J'en  suis  bien 
fâché,  répliqua-t-il,  mais  ni  le  fond  ni  les  fleurs  ne  sont  de  vous. 

—  Et  de  qui  donc?  apparemment  de  l'ouvrière  que  vous  con- 
naissez? 

—  Peut-être. 

La  marquise  sembla  hésiter  un  instant  entre  la  colère  et  l'envie  de 
rire.  Elle  prit  le  dernier  parti ,  et  se  livrant  à  sa  gaieté  : 

—  Dites-moi  donc,  s'écria-t-elle ,  dites-moi  donc,  je  vous  prie ,  le 
nom  de  votre  mystérieuse  ouvrière,  qui  vous  donne  de  si  bons  ren- 
seignemens. 

—  Elle  s'appelle  Julie,  répondit  le  jeune  homme.  Son  regard ,  le  son 
de  sa  voix,  rappelèrent  tout  à  coup  à  madame  de  Parues  qu'il  lui  avait 
dit  le  même  nom  le  jour  où  il  lui  avait  parlé  d'une  veuve  qu'il  aimait; 
comme  alors,  l'air  de  vérité  avec  laquelle  il  avait  répondu,  troubla 
la  marquise.  Elle  se  souvint  vaguement  de  l'histoire  de  cette  veuve, 
qu'elle  avait  prise  pour  un  prétexte;  mais,  répété  ainsi,  ce  nom  lui 
parut  sérieux. 

—  Si  c'est  une  conûdence  que  vous  me  faites,  dit-elle ,  elle  n'est  ni 
adroite  ni  polie. 

Valentin  ne  répondit  pas.  Il  sentait  que  son  premier  mouvement 
l'avait  entraîné  trop  loin,  et  il  commençait  à  réfléchir.  La  marquise,  de 
son  côté,  garda  le  silence  quelque  temps.  Elle  attendait  une  explica- 
tion ,  et  Valentin  songeait  au  moyen  d'éviter  d'en  donner  une.  Il  al- 
lait enfin  se  décider  à  parler,  et  essayer  peut-être  de  se  rétracter, 
quand  la  marquise,  perdant  patience,  se  leva  brusquement. 


LES  DEUX  MAITRESSES.  299 

—  Est-ce  une  querelle  ou  une  rupture?  demanda-t-elle  d'un  ton 
si  violent,  que  Valentin  ne  put  conserver  son  sang-froid. 

—  Comme  vous  voudrez,  répondit-il. 

—  Très  bien,  dit  la  marquise,  et  elle  sortit.  Mais  cinq  minutes 
après,  on  sonna  à  la  porte;  Valentin  ouvrit,  et  vit  M"'*"  de  Parnes 
debout  sur  le  palier,  les  bras  croisés,  enveloppée  dans  sa  mantille 
et  appuyée  contre  le  mur;  elle  était  d'une  pâleur  effrayante,  et  prête 
à  se  trouver  mal.  Il  la  prit  dans  ses  bras,  la  porta  sur  la  causeuse, 
et  s'efforça  de  l'apaiser.  Il  lui  demanda  pardon  de  sa  mauvaise  hu- 
meur, la  supplia  d'oublier  cette  scène  fâcheuse,  et  s'accusa  d'un  de 
ces  accès  d'impatience  dont  il  est  impossible  de  dire  la  raison. —  Je  ne 
sais  ce  que  j'avais  ce  matin,  lui  dit-il;  une  fâcheuse  nouvelle  que  j'ai 
reçue  m'avait  irrité;  je  vous  ai  cherché  querelle  sans  motif;  ne  pensez 
jamais  à  ce  que  je  vous  ai  dit  que  comme  à  un  moment  de  folie  de  ma 
part. 

—  N'en  parlons  plus ,  dit  la  marquise  revenue  à  elle ,  et  allez  me 
chercher  mon  coussin.  Valentin  obéit  avec  répugnance;  madame  de 
Parnes  jeta  le  coussin  à  terre  et  posa  ses  pieds  dessus.  Ce  geste, 
comme  vous  pensez,  ne  fut  pas  agréable  au  jeune  homme;  il  fronça 
le  sourcil  malgré  lui,  et  se  dit  qu'après  tout  il  venait  de  céder  par 
faiblesse  à  une  comédie  de  femme. 

Je  ne  sais  s'il  avait  raison,  et  je  ne  sais  ,  non  plus ,  par  quelle  ob- 
stination puérile  la  marquise  avait  voulu,  à  toute  force,  obtenir  ce 
petit  triomphe.  Il  n'est  pas  sans  exemple  qu'une  femme  et  même  une 
femme  d'esprit  ne  veuille  pas  se  soumettre  en  pareil  cas;  mais  il  peut 
arriver  que  ce  soit  de  sa  part  un  mauvais  calcul,  et  que  l'homme, 
après  avoir  obéi,  se  repente  de  sa  complaisance;  c'est  ainsi  qu'un 
enfantillage  devient  grave  quand  l'orgueil  s'en  mêle,  et  qu'on  s'est 
brouillé  quelquefois  pour  moins  encore  qu'un  coussin  brodé. 

Tandis  que  M"'"  de  Parnes,  reprenant  son  air  gracieux,  ne  dissi- 
simulait  pas  sa  joie,  Valentin  ne  pouvait  détacher  ses  regards  du 
coussin,  qui,  à  dire  vrai,  n'était  pas  fait  pour  servir  de  tabouret. 
Contre  sa  coutume ,  la  marquise  était  venue  à  pied ,  et  la  tapisserie  de 
la  veuve,  repoussée  bientôt  au  milieu  de  la  chambre,  portait  l'em- 
preinte poudreuse  du  brodequin  qui  l'avait  foulé.  Valentin  ramassa 
le  coussin,  l'essuya  et  le  posa  sur  un  fauteuil. 

—  Allons-nous  encore  nous  quereller?  dit  en  souriant  la  marquise. 
Je  croyais  que  vous  me  laissiez  faire  et  que  la  paix  était  conclue. 

—  Ce  coussin  est  blanc;  pourquoi  le  salir? 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Pour  s'en  servir,  et,  quand  il  sera  sale,  M""  Julie  nous  en  fera 
d'autres. 

—  Écoutez-moi,  madame  la  marquise ,  dit  Valentin.  Vous  compre- 
nez très  bien  que  je  ne  suis  pas  assez  sot  pour  attacher  de  l'impor- 
tance à  un  caprice  ni  à  une  bagatelle  de  cette  sorte.  S'il  est  vrai  que 
le  déplaisir  que  je  ressens  de  ce  que  vous  faites  puisse  avoir  quelque 
motif  que  vous  ignorez,  ne  cherchez  pas  à  l'approfondir,  ce  sera  le 
plus  sage.  Vous  vous  êtes  trouvée  mal  tout  à  l'heure,  je  ne  vous  de- 
mande pas  si  cet  évanouissement  était  bien  profond;  vous  avez  obtenu 
ce  que  vous  désiriez,  n'en  essayez  pas  davantage. 

—  Mais  vous  comprenez  peut-être,  répondit  M"''  de  Parnes,  que 
je  ne  suis  pas  assez  sotte  non  plus  pour  attacher  à  cette  bagatelle  plus 
d'importance  que  vous,  et  s'il  m'arrivait  d'insister,  vous  compren- 
driez encore  que  je  voudrais  savoir  jusqu'à  quel  point  c'est  une  ba- 
gatelle. 

—  Soit,  mais  je  vous  demanderai,  pour  vous  répondre,  si  c'est 
l'orgueil  ou  l'amour  qui  vous  pousse. 

—  C'est  l'un  et  l'autre.  Vous  ne  savez  pas  qui  je  suis;  la  légèreté 
de  ma  conduite  avec  vous  vous  a  donné  de  moi  une  opinion  que  je 
vous  laisse  parce  que  vous  ne  la  feriez  partager  à  personne;  pensez 
sur  mon  compte  comme  il  vous  plaira ,  et  soyez  infidèle  si  bon  vous 
semble;  mais  gardez-vous  de  m'offenser. 

—  C'est  peut-être  l'orgueil  qui  parle  en  ce  moment,  madame;  mais 
convenez  donc  que  ce  n'est  pas  l'amour. 

—  Je  n'en  sais  rien  ;  si  je  ne  suis  pas  jalouse ,  il  est  certain  que  c'est 
par  dédain;  comme  je  ne  reconnais  qu'à  M.  de  Parnes  le  droit  de 
surveillance  sur  moi,  je  ne  prétends  non  plus  surveiller  personne.  Mais 
comment  osez-vous  me  répéter  deux  fois  un  nom  que  vous  devriez 
taire  ? 

—  Pourquoi  le  tairais-je  quand  vous  m'interrogez?  ce  nom  ne  peut 
faire  rougir  ni  la  personne  à  qui  il  appartient  ni  celle  qui  le  prononce. 

—  Eh  bien!  achevez  donc  de  le  prononcer. 
Valentin  hésita  un  moment. 

—  IN'on,  répondit-il,  je  ne  le  prononcerai  pas,  par  respect  pour 
celle  qui  le  porte.  La  marquise  se  leva  à  cette  parole,  serra  sa  man- 
tille autour  de  sa  taille,  et  dit  d'un  ton  glacé  :  Je  pense  qu'on  doit 
être  venu  me  chercher ,  reconduisez-moi  jusqu'à  ma  voiture. 


LES  DEUX  MAITRESSES.  30Î 


X. 


La  marquise  de  Parnes  était  plus  qu'orgueilleuse,  elle  était  hau- 
taine. Habituée  dès  l'enfance  à  voir  tous  ses  caprices  satisfaits,  né- 
gligée par  son  mari,  gâtée  par  sa  tante,  flattée  par  le  monde  qui 
l'entourait,  le  seul  conseiller  qui  la  dirigeât,  au  milieu  d'une  liberté  si 
dangereuse,  était  cette  flerté  native  qui  triomphait  même  des  passions. 
Elle  pleura  amèrement  en  rentrant  chez  elle  ;  puis  elle  fit  défendre  sa 
porte,  et  réfléchit  à  ce  qu'elle  avait  à  faire,  résolue  à  n'en  pas  souf- 
frir davantage. 

Quand  Valentin ,  le  lendemain ,  alla  voir  M"'*'  Delaunay,  il  crut  s'a- 
percevoir qu'il  était  suivi.  Il  l'était  en  effet,  et  la  marquise  eut  bien- 
tôt appris  la  demeure  de  la  veuve,  son  nom,  et  les  visites  fréquentes 
que  le  jeune  homme  lui  rendait.  Elle  ne  voulut  pas  s'en  tenir  là,  et, 
quelque  invraisemblable  que  puisse  paraître  le  moyen  dont  elle  se 
servit,  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'elle  l'employa,  et  qu'il  lui  réussit. 

A  sept  heures  du  matin,  elle  sonna  sa  femme  de  chambre;  elle  se 
fit  apporter  par  cette  fille  une  robe  de  toile,  un  tablier,  un  mouchoir 
de  coton,  et  un  ample  bonnet  sous  lequel  elle  cacha,  autant  que  pos- 
sible ,  son  visage.  Ainsi  travestie ,  un  panier  sous  le  bras ,  elle  se  ren- 
dit au  marché  des  Innocens.  C'était  l'heure  où  M""'  Delaunay  avait 
coutume  d'y  aller,  et  la  marquise  ne  chercha  pas  long-temps  ;  elle 
savait  que  la  veuve  lui  ressemblait,  et  elle  aperçut  bientôt  devant 
l'étalage  d'une  fruitière  une  jeune  femme  à  peu  près  de  sa  taille ,  aux 
yeux  noirs ,  et  à  la  démarche  modeste ,  marchandant  des  cerises.  Elle 
s'approcha  :  N'est-ce  pas  à  madame  Delaunay,  demanda-t-elle,  que 
j'ai  l'honneur  de  parler? 

—  Oui,  mademoiselle;  que  me  voulez-vous? 
La  marquise  ne  répondit  pas;  sa  fantaisie  était  satisfaite,  et  peu 
lui  importait  qu'on  s'en  étonnât.  Elle  jela  sur  sa  rivale  un  regard  ra- 
pide et  curieux,  la  toisa  des  pieds  à  la  tête,  puis  se  retourna  et  disparut. 
Valentin  ne  venait  plus  chez  M""'  de  Parnes  ;  il  reçut  d'elle  une  in- 
vitation de  bal  imprimée,  et  crut  devoir  s'y  rendre  par  convenance. 
Quand  il  entra  dans  l'hôtel,  il  fut  surpris  de  ne  voir  qu'une  fenêtre 
éclairée;  la  marquise  était  seule  et  l'attendait  :  Pardonnez-moi,  lui 
dit-elle,  la  petite  ruse  que  j'ai  employée  pour  vous  faire  venir;  j'ai 
pensé  que  vous  ne  répondriez  peut-être  pas  si  je  vous  écrivais  pour 
vous  demander  un  quart  d'heure  d'entretien,  et  j'ai  besoin  de  vous 
dire  un  mot,  en  vous  suppliant  d'y  répondre  sincèrement. 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Valentin,  qui,  de  son  naturel,  n'était  pas  gardeur  de  rancune,  et 
chez  qui  le  ressentiment  passait  aussi  vite  qu'il  venait,  voulut  met- 
tre la  conversation  sur  un  ton  enjoué,  et  commença  à  plaisanter  la 
marquise  sur  son  bal  supposé.  Elle  lui  coupa  la  parole  en  lui  disant  : 
J'ai  vu  M'"'  Delaunay. 

—  Ne  vous  effrayez  pas,  ajouta-t-elle,  voyant  Valentin  changer 
de  visage;  je  l'ai  vue  sans  qu'elle  sût  qui  j'étais  et  de  manière  à  ce 
qu'elle  ne  puisse  me  reconnaître.  Elle  est  jolie,  et  il  est  vrai  qu'elle 
me  ressemble  un  peu;  pLirlez-moi  franchement.  L'aimiez-vous  déjà 
quand  vous  m'avez  envoyé  une  lettre  qui  était  écrite  pour  elle? 

Valentin  hésitait. 

—  Parlez,  parlez  sans  crainte ,  dit  la  marquise.  C'est  le  seul  moyen 
de  me  prouver  que  vous  avez  quelque  estime  pour  moi. 

Elle  avait  prononcé  ces  mots  avec  tant  de  tristesse,  que  Valentin 
en  fut  ému.  Il  s'assit  près  d'elle,  et  lui  conta  fidèlement  tout  ce  qui 
s'était  passé  dans  son  cœur.  Je  l'aimais  déjà,  lui  dit-il  enfln,  et  je 
l'aime  encore;  c'est  la  vérité. 

—  Rien  n'est  plus  possible  entre  nous,  répondit  la  marquise  en 
se  levant.  Elle  s'approcha  d'une  glace,  se  renvoya  à  elle-même  un 
regard  coquet  : 

—  J'ai  fait  pour  vous,  continua-t-elle,  la  seule  action  de  ma  vie  où 
je  n'aie  réfléchi  à  rien.  Je  ne  m'en  repens  pas,  mais  je  voudrais  n'être 
pas  seule  à  m'en  souvenir  quelquefois. 

Elle  ôta  de  son  doigt  une  bague  d'or  où  était  enchâssée  une  aigue- 
marine. 

—  Tenez,  dit-elle  à  Valentin,  portez  ceci  pour  l'amour  de  moi  ; 
cette  pierre  ressemble  à  une  larme.  Quand  elle  présenta  sa  bague  au 
jeune  homme,  il  voulut  lui  baiser  la  main:  Prenez  garde,  dit-elle; 
songez  que  j'ai  vu  votre  maîtresse;  ne  nous  souvenons  pas  trop  tôt. 

—  Ahî  répondit-il,  je  l'aime  encore,  mais  je  sens  que  je  vous 
aimerai  toujours. 

—  Je  le  crois,  répliqua  la  marquise,  et  c'est  peut-être  pour  cette 
raison  que  je  pars  demain  pour  la  Hollande,  où  je  vais  rejoindre 
mon  mari. 

—  Je  vous  suivrai,  s'écria  Valentin;  n'en  doutez  pas,  si  vous 
quittez  la  France,  je  partirai  en  même  temps  que  vous. 

—  Gardez-vous-en  bien,  ce  serait  me  perdre,  et  vous  tenteriez 
en  vain  de  me  revoir. 

—  Peu  m'importe,  quand  je  devrais  vous  suivre  à  dix  lieues  de 


LES  DEUX  MAITRESSES.  303 

distance,  je  vous  prouverai  du  moins  ainsi  la  sincérité  de  mon 
amour,  et  vous  y  croirez  malgré  vous. 

—  Mais  je  vous  dis  que  j'y  crois,  répondit  M""'  de  Parnes  avec  un 
sourire  malin;  adieu  donc,  ne  faites  pas  celte  folie. 

Elle  tendit  la  main  à  Valentin,  et  entr'ouvrit,  pour  se  retirer,  la 
porte  de  sa  chambre  à  coucher.  Ne  faites  pas  cette  folie,  ajouta-t-elle 
d'un  ton  léger,  ou  si  vous  la  faisiez  par  hasard,  vous  m'écririez  un 
mot  à  Bruxelles,  parce  que  de  là  on  peut  changer  de  route. 

La  porte  se  ferma  sur  ces  paroles ,  et  Valentin ,  resté  seul ,  sortit 
de  l'hôtel  dans  le  plus  grand  trouble. 

Il  ne  put  dormir  de  la  nuit,  et  le  lendemain,  au  point  du  jour,  il 
n'avait  encore  pris  aucun  parti  sur  la  conduite  qu'il  tiendrait.  Un 
billet  assez  triste  de  M"*=  Delaunay,  reçu  à  son  réveil,  l'avait  ébranlé 
sans  le  décider.  A  l'idée  de  quitter  la  veuve,  son  cœur  se  déchirait; 
mais  à  l'idée  de  suivre  en  poste  l'audacieuse  et  coquette  marquise , 
il  se  sentait  tressaillir  de  désir;  il  regardait  l'horizon,  il  écoutait 
rouler  les  voitures  ;  les  folles  équipées  du  temps  passé  lui  revenaient 
en  tête;  que  vous  dirai-je?  Il  songeait  à  l'Italie,  au  plaisir,  à  un  peu 
de  scandale,  à  Lauzun  déguisé  en  postillon;  d'un  autre  côté,  sa  mé- 
moire inquiète  lui  rappelait  les  craintes  si  naïvement  exprimées  un 
soir  par  M*"*"  Delaunay;  quel  affreux  souvenir  n'allait-il  pas  lui  lais- 
ser! Il  se  répétait  ces  paroles  de  la  veuve  :  Faut-il  quiin  jour  'faie 
horreur  de  vous? 

11  passa  la  journée  entière  renfermé,  et  après  avoir  épuisé  tous 
les  caprices ,  tous  les  projets  fantasques  de  son  imagination  :  Que 
veux-je  donc?  se  demanda-t-il.  Si  j'ai  voulu  choisir  entre  ces  deux 
femmes,  pourquoi  cette  incertitude?  Et  si  je  les  aime  toutes  deux 
également,  pourquoi  me  suis-je  mis  de  mon  propre  gré  dans  la  né- 
cessité de  perdre  l'une  ou  l'autre?  Suis-je  fou?  Ai-je  ma  raison? 
Suis-je  perfide  ou  sincère?  Ai-je  trop  peu  de  courage  ou  trop  peu 
d'amour? 

Il  se  mit  à  sa  table,  et  prenant  le  dessin  qu'il  avait  fait  autrefois, 
il  considéra  attentivement  ce  portrait  infidèle  qui  ressemblait  à  ses 
deux  maîtresses.  Tout  ce  qui  lui  était  arrivé  depuis  deux  mois  se 
représenta  à  son  esprit;  le  pavillon  et  la  chambrette,  la  robe  d'in- 
dienne et  les  blanches  épaules,  les  grands  dîners  et  les  petits  dé- 
jeuners, le  piano  et  l'aiguille  à  tricoter,  les  deux  mouchoirs,  le  cous- 
sin brodé,  il  revit  tout.  Chaque  heure  de  sa  vie  lui  donnait  un  conseil 
différent  ;  Non,  se  dit-il  enfin,  ce  n'est  pas  entre  deux  femmes  que 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

j'ai  à  choisir,  mais  entre  deux  routes  que  j'ai  voulu  suivre  à  la  fois , 
et  qui  ne  peuvent  mener  au  même  but  ;  l'une  est  la  folie  et  le  plaisir, 
l'autre  est  l'amour  ;  laquelle  dois-je  prendre?  laquelle  conduit  au 
bonheur? 

Je  vous  ai  dit ,  en  commençant  ce  conte ,  que  Valentin  avait  une 
mère  qu'il  aimait  tendrement.  Elle  entra  dans  sa  chambre  tandis 
qu'il  était  plongé  dans  ces  pensées.  —  Mon  enfant,  lui  dit-elle,  je  vous 
ai  vu  triste  ce  matin.  Qu'avez-vous?  Puis-je  vous  aider?  Avez-vous 
besoin  de  quelque  argent?  Si  je  ne  puis  vous  rendre  service,  ne  puis-je 
du  moins  savoir  vos  chagrins  et  tenter  de  vous  consoler? 

—  Je  vous  remercie,  répondit  Valentin.  Je  faisais  des  projets  de 
voyage,  et  je  me  demandais  qui  doit  nous  rendre  heureux  de  l'amour 
ou  du  plaisir;  j'avais  oublié  l'amitié.  Je  ne  quitterai  pas  mon  pays, 
et  la  seule  femme  à  qui  je  veuille  ouvrir  mon  cœur  est  celle  qui  peut 
le  partager  avec  vous. 

Alfred  de  Musset. 


DU  MOm^MENT 


DES 


Éîl'BES  HISTORIOl'ES  DANS  LE  NORD, 


I. 


A  M.  DE  Salvandy,  Ministre  de  l'instruction  publique. 

Il  y  a  dans  la  vie  des  historiens  de  Danemark  un  fait  remarquable,  c'est 
la  tendance  uniforme,  la  tendance  nationale  qu'ils  ont  tous  suivie  dans  leurs 
œuvres.  Les  hommes  qui  se  sont  le  plus  distingués  par  leur  érudition,  les 
hommes  qui  ont  pénétré  avec  une  patience  infinie  dans  les  dédales  des 
vieilles  traditions  ;  ceux  qui  ont  les  premiers  ouvert  le  sillon  de  la  science 
dans  les  temps  passés,  et  ceux  qui  l'ont  agrandi.  Saxo,  Hvitfeld,  Worm, 
Gram,  Langebek ,  Suhm ,  Holberg ,  tous  ces  hommes-là  ont  travaillé  à  l'his- 
toire de  Danemark.  Les  poètes  aussi  ont  été  entraînés  par  le  môme  senti- 
ment de  nationalité  ;  Ewald  a  pris  pour  sujet  de  tragédie  les  récits  de  l'Edda 
et  les  récits  des  sagas;  OEhlenschlœger  a  parcouru  dans  ses  drames  tout  un 
cycle  historique  et  un  cycle  mythologique,  et  dans  ses  comédies,  comme 
dans  ses  autres  poèmes,  Holberg  n'a  jamais  cessé  d'être  essentiellement 
danois.  Plusieurs  de  ces  hommes,  qui  se  sont  ainsi  dévoués  exclusivement 
à  la  cause  de  leur  pays ,  ont  pourtant  voyagé  en  pays  étranger.  Ils  ont  étudié 
les  annales,  la  poésie,  l'histoire  des  autres  peuples;  mais  ils  sont  revenus 

TOME  XII.  20 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  leur  terre  natale,  et  ils  y  sont  restés.  Peut-être  ont-ils  compris  que  les 
grands  états  du  midi  de  l'Europe  auraient  toujours  assez  d'historiens,  et  que 
leur  devoir  à  eux  était  de  ne  pas  oublier  l'humbJe  contrée  du  Nord  où  ils 
avaient  reçu  le  jour.  Peut-être  aussi  qu'ils  ont  été  entraînés  dans  leurs 
tentatives,  soutenus  dans  leur  travail  par  la  difficulté  même  qu'ils  y  trou- 
vaient, par  la  vague  étendue  des  traditions  qu'ils  cherchaient  à  explorer  et 
l'obscurité  qui  les  enveloppe.  Il  y  a  un  grand  charme  à  s'en  aller  ainsi,  à 
travers  les  temps  anciens ,  chercher  un  fait  qui  doit  servir  de  base  à  l'édifice 
des  temps  modernes,  et  plus  l'obscurité  est  grande  et  le  chemin  pénible, 
plus  aussi  le  but  qu'on  cherche  dans  le  lointain  offre  d'attraits  à  celui  qui 
croit  l'avoir  entrevu.  L'antiquaire,  dans  ses  explorations,  ressemble  au  na- 
vigateur. Gomme  lui,  il  a  pour  mission  de  découvrir  des  parages  parfois  à 
peine  indiqués,  parfois  totalement  inconnus;  comme  lui ,  il  n'a  souvent  pour 
se  guider  dans  ses  longues  nuits  de  voyageur  qu'une  lueur  incertaine,  un 
rayon  fugitif;  comme  lui,  il  est  exposé  à  dévier  de  sa  route,  à  se  briser  sur 
un  écueil.  Mais  l'heure  où  le  succès  couronne  sa  persévérance,  l'heure  où  il 
voit  poindre  l'aurore  qui  éclaire  l'objet  de  ses  découvertes,  où  il  s'écrie  : 
Terre  !  terre  !  est  une  heure  de  ravissement,  au  prix  de  laquelle  il  pourrait 
encore  passer  par  les  mêmes  fatigues,  s'exposer  aux  mêmes  périls. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  motifs  qui  ont  porté  les  savans  de  Danemark  à  s'oc- 
cuper presque  exclusivement  de  leur  pays,  le  fait  est  que  peu  de  nations 
peuvent  se  vanter,  comme  celle-ci ,  d'avoir  amassé  autant  de  documens  an- 
ciens, autant  de  traditions  historiques,  et  cependant  l'histoire  primitive  de 
Danemark  n'a  pas  encore  été  faite,  c'est-à-dire  établie  sur  des  bases  cer- 
taines ,  et  probablement  elle  ne  le  sera  jamais.  Le  christianisme  ne  fut  établi 
dans  ce  royaume  que  vers  la  fin  du  x*"  siècle  (1).  Les  cloîtres,  ces  premières 
archives  de  l'histoire,  ces  premiers  refuges  de  la  science,  ne  datent  que  du 
xi^  siècle.  Pour  décrire  l'époque  païenne,  il  ne  reste  que  deux  sortes  de  do- 
cumens, les  sagas  islandaises  et  les  monumens  Scandinaves,  c'est-à-dire  les 
pierres  servant  aux  assemblées  du  Thing ,  les  autels  de  sacrifices ,  les  pierres 
runiques,  les  tombeaux.  Ces  monumens  sont  moins  nombreux  ici  qu'en 
Suède  et  en  Norvège;  cependant  il  en  existe  encore  une  assez  grande  quan- 
tité, dispersés  à  travers  la  Seelande,  la  Jutlande,  le  Holstein ,  et  les  anti- 
quaires les  ont  explorés  avec  zèle.  Un  archéologue  en  compte  plus  de  quatre 
mille  dans  les  diverses  provinces  de  Danemark  (2).  La  terre  de  Leire,  la 
demeure  des  vieux  rois,  est  le  sol  classique  de  cette  antiquité  Scandinave. 
Ces  monumens  sont  les  derniers  vestiges  d'une  époque  barbare  sur  laquelle 
nous  n'avons  que  de  vagues  traditions.  Ce  sont  les  témoins  authentiques  de 
ce  qui  se  faisait  dans  les  siècles  passés.  Ils  peuvent  dire,  au  savant  qui  les 
interroge,  les  mœurs,  la  rehgion,  les  coutumes  des  premiers  habitans 
du  Nord. 

(1)  Le  premier  roi  de  Danemark  qui  fut  baptisé  est  Harald  Blaatand  (97-2-973).  Il  se  passa 
encore  plus  d'un  siècle  avant  que  le  christianisme  devînt  la  religion  générale  du  pays. 
(2J  Tliorlacius,  Demœrhnwger  over  de  i  Danemark  endnu  tilvœrende  Hedenoldshœie, 


DES  ÉTUDES  HISTORIQUES  DANS  LE  NORD.         307 

Ce  qu'on  appelle  Thingsled  est  une  enceinte  de  pierres  grossièrement 
taillées.  C'est  là  que  le  peuple  s'assemblait  pour  délibérer  sur  ses  intérêts. 
C'est  là  qu'on  proclamait  le  cri  de  guerre;  c'est  là  qu'on  jugeait  les  pro- 
cès; c'était  là  aussi  le  lieu  réservé  pour  les  duels  sanglans.  Dans  le  district 
d'Arrhuns,  on  voit  encore  une  de  ces  enceintes  formées  par  sept  grandes 
pierres.  La  tradition  populaire  dit  qu'il  y  avait  là  jadis  sept  hommes  qui 
furent  changés  en  pierres  pour  avoir  prêté  un  faux  serment. 

Les  autels  servant  aux  sacrifices  se  composaient  d'une  large  pierre  aplatie 
à  sa  surface,  élevée  à  quelques  pieds  du  sol  et  posée  sur  sept  autres  pierres 
taillées  en  pointe.  Il  existe,  près  de  Skalstrup,  un  autel  qui  a  trente  pieds 
de  long.  On  dit  que  c'était  la  pierre  d'holocauste  des  rois  de  Leire.  Ils  fai- 
saient là  un  sacrifice  tous  les  ans,  tous  les  trois  ans ,  tous  les  neuf  ans.  Celui- 
ci  était  le  plus  atroce  et  le  plus  solennel.  On  immolait  alors  neuf  garçons, 
neuf  filles ,  neuf  chevaux  ,  neuf  chiens ,  neuf  coqs. 

Le  Slcenkammer  (salle  de  pierre  )  est  une  espèce  de  grotte  élevée  à  quel- 
ques pieds  du  sol ,  et  formée  par  une  quantité  de  pierres  taillées  régulière- 
ment, serrées  l'une  contre  l'autre,  et  recouvertes  de  pierres  plus  larges. 
Du  côté  de  l'est,  la  grotte  est  ouverte,  et  une  pierre  enfoncée  dans  le  sol 
sert  de  seuil.  On  pense  que  ces  steenkammer  étaient  réservées  aux  cérémo- 
nies mystérieuses.  Un  prêtre  danois,  M.  Freglesang,  dit  qu'elles  ressemblent 
beaucoup  aux  sanctuaires  d'idoles,  aux  sanctuaires  grossiers,  mais  impo- 
sans,  qu'il  a  vus  dans  l'Inde. 

Mais,  de  tous  ces  monumens,  les  plus  curieux  à  étudier  sont  les  collines 
tumulaires  et  les  grottes  souterraines,  qui  servaient  de  tombeau  quelquefois 
à  toute  une  famille,  quelquefois  à  une  peuplade  entière.  Dans  la  Seelande, 
on  voit  encore  une  de  ces  collines,  qui  a  plus  de  deux  cents  pieds  de  long. 
Ailleurs ,  on  trouve  assez  souvent  trois  tertres  de  gazon  réunis  l'un  à  l'autre. 
Le  premier  servait  peut-être  de  sépulture  au  guerrier;  autour  de  lui  on 
ensevelissait  sa  famille  et  ses  compagnons  d'armes. 

((  Les  païens  nos  ancêtres  avaient,  dit  Thorlacius,  trois  espèces  de  tom- 
beaux :  Haiigr,  Kiiml ,  Dys.  Le  premier  est  spacieux,  élevé  et  construit  avec 
soin  :  au  dehors,  il  est  recouvert  de  gazon;  au  dedans,  on  trouve  une  caisse 
de  pierre  (  steenkisle  )  de  forme  carrée  ,  mais  plus  longue  que  large.  C'est  là 
qu'on  déposait  ou  les  os  du  mort ,  après  qu'il  avait  été  brûlé ,  ou  l'urne  dans 
laquelle  on  recueillait  ses  cendres.  Quelquefois  aussi  on  ne  brûlait  pas  les 
morts;  on  les  enterrait  là  assis  sur  une  pierre  en  forme  de  vaisseau  ou  en 
forme  de  chaise,  comme  s'ils  devaient  encore  naviguer  à  travers  l'Océan  ou 
présider  aux  banquets.  Ces  tombeaux  étaient  réservés  aux  hommes  riches 
et  puissans ,  et  des  pierres  élevées  à  leur  sommité  ,  parfois  des  inscriptions 
runiques,  les  signalaient  à  l'attention  des  passans. 

c(  Le  second,  le  Kuml,  moins  large,  moins  apparent,  mais  également  cou- 
vert de  gazon,  était  le  tombeau  des  paysans. 

«  Le  troisième  était  réservé  aux  esclaves,  aux  malfaiteurs,  aux  prisonniers 

20. 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  guerre.  Ces  hommes  qui  subissaient,  après  la  mort,  la  proscription  qui 
les  avait  frappés  pendant  leur  vie,  étaient  jetés  dans  une  fosse.  On  amassait 
quelques  pierres  sur  leur  cadavre,  et  tout  était  dit.  » 

On  a  trouvé,  dans  ces  tombeaux,  des  squelettes,  des  urnes  cinéraires,  des 
ossemens  d'animaux,  des  armes  en  pierre  ou  en  bronze,  et  quelques  bijoux 
en  or.  Tous  remontent  à  un  temps  très  reculé ,  et  ceux  où  l'on  n'a  trouvé 
que  des  instrumens  en  pierre,  datent  sans  doute  d'une  époque  antérieure 
même  à  l'invasion  des  Goths,  car  les  Goths  connaissaient  l'usage  du  fer. 

En  fouillant  dans  ces  collines  tumulaires,  dans  ces  cercueils  de  roc,  en 
recueillant  les  ossemens  et  les  crânes  qui  s'y  trouvent,  la  science  anatorai- 
que  parviendrait  peut-être  à  jeter  quelques  rayons  de  lumière  sur  une  ques- 
tion que  ni  les  historiens  ni  les  philologues  n'ont  encore  éclaircie.  Peut- 
être  qu'en  examinant  le  type  de  toutes  ces  têtes  conservées  dans  les  tombeaux, 
on  pourrait  déterminer  à  quelle  race  elles  appartiennent.  Peut-être  pour- 
rait-on savoir  parla  quelles  étaient  les  premières  tribus  du  Nord,  quels 
étaient  ces  Jettes,  ces  Troldes,  ces  Alfes ,  dont  parlent  confusément  les 
sagas,  et  si  ce  pays  n'a  été  occupé  avant  la  migration  d'Asie  que  par  une 
seule  race,  ou  par  plusieurs.  Un  professeur  de  Copenhague ,  M.  Eschricht  a 
publié  dernièrement,  sur  ce  sujet,  une  intéressante  dissertation.  Il  a  fait  un 
examen  attentif  de  deux  crânes  trouvés  en  Danemark.  Le  premier  porte 
tous  les  traits  caractéristiques  de  la  race  caucasienne;  le  second  est  remar- 
quable par  sa  grosseur,  et  semble  avoir  appartenu  à  un  corps  de  géant. 

Cette  dissertation  de  M.  Eschricht  n'est  en  quelque  sorte  qu'une  indication 
de  travail.  Avant  de  hasarder  une  hypothèse  sur  une  question  aussi  difficile,  il 
faudrait  faire  de  longues  études,  de  grandes  recherches.  Les  savans  du  Nord 
sont  assez  hardis  pour  les  entreprendre. 

Les  sagas  islandaises  présentent  une  source  d'observations  plus  vaste  et 
plus  féconde.  Les  unes  remontent  par  la  tradition  à  une  époque  très  éloi- 
gnée; les  autres  ont  été  faites  en  présence  des  hommes  dont  elles  racontent 
la  vie  et  des  évènemens  qu'elles  dépeignent.  Les  Islandais  étaient,  comme 
les  Arabes,  d'intrépides  aventuriers  et  d'infatigables  conteurs.  L'été  ils  par- 
taient pour  les  côtes  étrangères;  l'hiver,  ils  revenaient  dans  leur  demeure, 
ou  s'arrêtaient  dans  la  maison  des  jarl.  Là,  ils  racontaient  leurs  navigations 
lointaines,  leurs  guerres  de  pirates,  leurs  combats.  Ils  décrivaient  les  Ueux 
où  ils  s'étaient  arrêtés,  et  les  héros  qu'ils  avaient  vus.  Toute  l'histoire  du 
Nord  a  été  faite  ainsi  par  ces  coureurs  d'aventures,  qui  avec  leurs  frêles  bateaux 
s'en  allaient  aborder  un  jour  à  Leire  et  un  autre  jour  à  Drontheim.  Les 
contes  du  pirate  ont  passé  de  bouche  en  bouche.  Ils  ont  été  répétés  au  foyer 
de  famille,  aux  séances  de  l'Althing.  Puis  l'écrivain  est  venu,  qui  les  a 
recueillis  d'après  la  tradition  vivante  et  les  a  transcrits.  C'est  donc  là  que 
les  historiens  de  Danemark  doivent  puiser  leur  premiers  documens;  c'est 
là  le  miroir  où  se  reflète  l'époque  païenne;  c'est  le  panthéon  où  chaque 
homme  célèbre  a  sa  statue,  et  chaque  événement  son  inscription.  L'Islande 


DES  ÉTUDES  HISTORIQUES  DANS  LE  NORD.        309 

a  été  pour  le  Nord  comme  une  de  ces  bibliothèques  que  l'on  bâtit  à  l'écart, 
pour  les  mettre  à  l'abri  de  tout  contact  étranger.  Elle  a  gardé  fidèlement  le 
dépôt  qu'elle  avait  reçu,  et  le  rend  aujourd'hui  à  ceux  qui  le  lui  ont  confié. 
Mais ,  dans  cette  riche  collection  de  sagas,  il  n'y  a  ni  ordre  chronologique, 
ni  succession  de  faits.  Ce  sont  des  tableaux  dessinés  avec  énergie  et  revêtus 
de  vives  couleurs,  mais  des  tableaux  épars.  Ce  sont  les  scènes  de  la  vie  pri- 
vée plutôt  que  les  grands  drames  de  la  vie  sociale.  Ce  sont  des  biographies 
d'individus,  parfois  admirablement  faites,  mais  ces  biographies  ne  consti- 
tuent pas  l'histoire  d'une  nation.  Les  Islandais,  à  qui  nous  devons  tous  ces 
récits,  souvent  si  vrais  et  souvent  si  étranges,  n'ont  sans  doute  guère  songé 
à  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  écrire  l'histoire.  Ils  aiment  à  conter, 
à  entendre  conter,  mais  il  n'y  a  dans  leurs  contes  ni  recherches  ni 
efforts.  Ils  disent  ce  qu'ils  ont  vu  ou  appris ,  et  ils  ne  vont  pas  au-delà.  Si 
une  fois  il  leur  survient  une  bonne  bataille,  c'est  le  premier  chant  de  leur 
épopée;  s'ils  rencontrent  un  vrai  pirate  ,  c'est  là  leur  héros.  A  travers  toute 
une  époque ,  ils  ne  distinguent  qu'un  fait ,  et  dans  tout  un  pays  ils  ne  voient 
qu'un  homme.  Ainsi  ils  ont  entassé  évènemens  sur  évènemens,  biographies 
sur  biographies,  sans  se  soucier  jamais  de  rattacher  à  un  môme  lien  tous  ces 
récits  décousus,  de  les  classer  et  de  les  coordonner.  Outre  ces  sagas  où 
le  voyageur  retrace  fidèlement  ses  voyages,  ses  aventures,  et  qu'on  peut 
appeler  sagas  historiques,  il  existe  encore  des  sagas  poétiques  où  l'his- 
toire se  mêle  à  la  fable,  et  des  sagas  mythiques  dans  lesquelles  un  récit  de 
guerre  ou  d'amour  n'est  autre  chose  qu'un  symbole.  La  tâche  de  l'historien 
est  de  s'avancer  au  milieu  de  ce  labyrinthe  confus,  de  discerner  la  vérité 
de  la  fiction,  le  mythe  religieux  de  l'événement  réel,  de  prendre  tous  ces 
contes  sans  suite,  tous  ces  laits  sans  date,  et  d'en  composer  un  tableau  suivi, 
une  histoire  réglée  d'après  Tordre  chronologique.  La  tâche  est  immense,  et 
quand  on  en  comprend  toutes  les  difficultés,  on  doit  rendre  hommage  à  la 
persévérance  avec  laquelle  les  savans  du  Nord  ont  poursuivi  un  tel  travail, 
et  aux  résultats  qu'ils  en  ont  obtenus. 

D'après  les  documens  écrits,  on  sait  qu'à  partir  de  l'époque  où  naquit 
Jésus-Christ,  le  peuple  danois  a  occupé  la  contrée  qu'il  habite  aujourd'hui 
et  une  partie  de  la  Suède  ,  la  Scanie  et  le  Bleking.  Mais  il  n'y  a  point  de 
date  certaine  à  établir  sur  l'histoire  de  cette  époque  ;  il  n'y  a  que  des  hypo- 
thèses. 

La  plus  ancienne  relation  que  l'on  ait  sur  le  Nord,  est  celle  de  Pythéas 
de  Marseille ,  qui  vivait  trois  cents  ans  avant  Jésus-Christ.  Il  raconte  qu'il  y  a 
une  terre  qu'on  appelle  ïhulé  qui  est  située  au  nord,  à  six  jours  de  distance 
de  l'Angleterre,  et  où  l'on  a  six  mois  de  nuit  et  six  mois  de  jour  continuel. 
L'air  de  cette  contrée  est  si  froid,  que  l'on  n'y  trouve  point  de  fruits,  et  que 
peu  d'animaux  peuvent  y  vivre.  Les  habitans  se  nourrissent  de  gibier,  et 
quelques-uns  d'entre  eux  font  une  boisson  avec  du  grain  et  du  miel. 

Pythéas  raconte  encore  qu'une  race  d'hommes  nommée  Gutons  (peut- 
être  les  Goths  qu'on  appelait  en  Norvège  et  en  Suède  Juler)  habite  une 


010  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

terre  submergée  parfois  par  l'Océan  et  une  île  éloignée  de  cette  terre  à  une 
distance  d'un  jour  de  navigation.  La  mer  y  jette,  au  printemps,  une  quantité 
d'ambre  que  les  habitans  vendent  à  leurs  voisins  les  Teutons. 

Quelles  sont  ces  contrées  dont  parle  le  voyageur?  C'est  une  question  que 
les  savans  du  Nord  ont  déjà  beaucoup  discutée  sans  pouvoir  définitivement 
la  résoudre.  Il  est  probable  cependant  que  cette  Thulé  mentionnée  par 
Pythéas  est  la  Norvège,  et  la  contrée  habitée  par  les  Gutons  doit  être  une 
des  côtes  de  la  mer  Baltique. 

Les  écrivains  romains  ne  donnent  que  très  peu  de  renseignemens  sur  le 
Nord.  Rome,  qui  subjugua  tant  de  peuples,  ne  put  subjuguer  la  partie  septen- 
trionale de  l'Allemagne,  et  l'armée  qui  avait  franchi  le  Rubicon  ne  traversa 
pas  l'Elbe.  Pendant  leurs  longues  guerres  avec  les  tribus  germaniques,  les 
Komains  apprirent  pourtant  à  connaître  non- seulement  ces  peuples  intré- 
pides et  barbares,  dont  Tacite  a  décrit  les  mœurs,  mais  ils  recueillirent 
encore  quelques  notions  sur  les  contrées  situées  au-delà  de  l'Elbe  et  sur 
leurs  habitans.  Soixante  et  dix  ans  après  la  naissance  de  Jésus-Christ,  Pline 
l'ancien  nomme  l'île  de  Scandinavie.  Dans  le  siècle  suivant,  Ptolémée  le 
géographe,  qui  avait  à  sa  disposition  los  trésors  de  la  bibliothèque  d'Alexan- 
drie, parle  de  la  Scandia.  A  cette  époque,  les  Romains  se  représentaient 
la  Norvège,  la  Suède  et  une  partie  du  Danemark  ,  comme  une  grande  île. 
Ptolémée  dit  qu'il  y  a  là  six  races  de  peuples.  Le  nom  des  quatre  premiers 
n'a  pas  encore  été  expliqué ,  mais  les  deux  autres ,  les  Gtites  et  les  Damiones, 
sont  vraisemblablement  les  Golhs  et  les  Danois.  Jornandès,  au  vF  siècle, 
donna,  dans  ses  Rebtts  golhicis,  plusieurs  notions  intéressantes  sur  l'itistoire 
ancienne  du  Nord.  Au  xi^  siècle,  Adam  de  Brome,  dans  son  histoire  de 
l'église  (1),  écrivit  sur  le  Danemark  quelques  pages  qui  méritent  d'être  étu- 
diées, et,  en  remontant  deux  siècles  plus  haut,  on  trouve  encore  des  docu- 
mens  assez  intéressans  dans  la  vie  de  saint  Ansgar,  missionnaire,  racontée 
par  Remberth,  archevêque  de  Hambourg. 

Mais  le  premier  qui  entreprit  d'écrire  l'histoire  de  Danemark  est  Saxo 
Grammaticus,  secrétaire  de  l'évêque  Absalon.  Il  connaissait,  par  la  tradi- 
tion, les  chants  des  scaldes,  les  sagas  islandaises.  Il  comprit  très  bien  la  né- 
cessité de  donner  à  son  livre  le  caractère  d'ordre  et  d'unité  qui  manquait 
aux  sagas.  Il  essaya  de  remonter  jusqu'au  premier  souverain  de  Danemark, 
et  d'indiquer,  l'un  après  l'autre ,  tous  ses  successeurs.  Mais  il  était  d'une  na- 
ture trop  poétique  pour  ne  pas  se  laisser  aller  aux  charmantes  fictions  répan- 
dues, à  cette  époque ,  dans  le  Nord.  Il  adopta  sans  difficulté  toutes  les  fables 
merveilleuses  qui  lui  furent  contées,  et  il  y  mêla  les  chants  des  scaldes  qu'il 
avait  appris.  Les  onze  premiers  livres  de  son  histoire  ne  sont  que  des  sagas 
disposées  avec  art,  écrites  avec  talent,  mais  dénuées  de  critique.  A  partir  du 
règne  de  Gorm ,  c'est-à-dire  du  ixe  siècle,  il  écrit  d'après  des  renseigne- 
mens plus  positifs,  et  les  sept  derniers  livres  de  son  ouvrage  peuvent  être 

(l)  Uistoria  ecclesia  septentrionis* 


DES  ÉTUDES   HISTORIQUES  DANS  LE  NORD.  311 

regardés  comme  authentiques.  Malgré  ses  inexactitudes,  il  restera  à  tout 
jamais  illustre  dans  les  annales  de  Danemark.  Il  a  conservé  à  sa  nation  des 
documens  précieux,  des  chants  de  scaldes  qui ,  sans  lui,  seraient  peut-être 
perdus.  Une  moitié  de  son  livre  est  une  épopée  très  animée  et  très  drama- 
tique de  l'époque  païenne  ;  l'autre  sert  de  base  à  l'histoire  moderne.  Le  style 
de  cet  ouvrage  lui  donne  encore  un  charme  de  plus  :  c'est  un  latin  pur  et 
élégant  qui  lait  un  singulier  contraste  avec  le  latin  barbare  qu'on  employait 
dans  ce  temps-là.  On  s'aperçoit ,  eu  le  lisant,  que  Saxo  connaissait  les  mo- 
dèles de  l'antiquité.  Cependant  il  est  à  regretter  qu'il  n'ait  pas  écrit  son  livre 
en  danois  ;  ce  serait  aujourd'hui  un  monument  philologique  d'un  grand  prix. 
Les  fragmens  de  poèmes  islandais  qu'il  a  mêlés  à  son  récit,  n'auraient  pas 
été  altérés  par  la  version  danoise,  comme  ils  l'ont  été  par  la  version  latine. 
Enfin  cet  ouvrage  eût  acquis,  en  Danemark,  une  rapide  popularité,  et  peu 
s'en  est  fallu  qu'il  ne  tombât  dans  un  éternel  oubli.  Le  peuple  ne  fit  aucune 
attention  à  ce  livre,  écrit  dans  une  langue  qu'il  ne  comprenait  pas.  Les  sa- 
vans  seuls  le  lurent  et  en  firent  des  copies ,  mais  des  copies  peu  nombreuses. 
On  sait  qu'au  xvie  siècle ,  il  n'existait  plus ,  en  Danemark ,  qu'un  seul  exem- 
plaire de  Saxo.  L'archevêque  de  Lund  le  donna  à  Ch.  Petersen,  qui  l'emporta 
dans  son  voyage  en  France  et  le  fit  imprimer,  en  1514,  à  Paris  (1).  Au 
xye  siècle ,  Thomas  Gheymers  en  faisait  des  extraits,  comme  il  eût  pu  faire 
d'un  classique  grec  ou  romain.  Mais  en  1575  il  fut  traduit  en  danois  par 
Vedel  ;  il  l'a  été  depuis  par  Grundtrig ,  et  les  paysans  de  la  Seelande  peuvent 
lire  aujourd'hui  ces  annales  nationales. 

Un  contemporain  de  Saxo,  Svend  Aggesen,  plus  connu  sous  le  nom  de 
Sveno  Aggonis,  écrivit  aussi  une  histoire  de  Danemark.  Il  était  ou  secré- 
taire d'Absalon,  ou  chanoine  à  Lund  ,  et  il  suivit,  comme  Saxo,  l'impulsion 
que  lui  donna  son  évêque.  Mais  il  ne  nous  a  laissé  qu'un  compendium  fort 
court  et  fort  sec  (2),  et  il  s'est  lui-môme  incliné  humblement  devant  l'œuvre 
de  son  rival. 

En  parlant  de  ces  premiers  historiens  du  Nord ,  je  devrais  parler  aussi 
d'Are  Frode,  le  savant  prêtre  islandais,  et  de  Snorre  Sturleson,  l'auteur 
de  cet  admirable  ouvrage  qu'on  appelle  Heimskringla.  Mais  l'ouvrage 
d'Are ,  le  Laudnamabok ,  n'est  qu'une  histoire  d'Islande ,  et  celui  de  Snorre 
est  spécialement  consacré  à  la  Norvège. 

Il  y  a  un  abime  entre  le  livre  de  Saxo  et  ceux  de  ses  successeurs.  Pendant 
l'espace  de  quatre  siècles,  la  muse  de  l'histoire  s'assoupit  en  Danemark; 
pendant  quatre  siècles,  on  ne  vit  apparaître  que  des  légendes  de  couvent,  des 
chroniques  de  moines.  Ces  hommes,  qui  employaient  un  latin  corrompu, 

(1)  Danorwn  regum  heroumquellisioria,  stilo  eleganti  a  Saxo  Grammatico,  natione  Sielan- 
dico,  necnon  roskildensis  ecclesiœ  preposito,  abhinc  supra  trecentos  annos  conscripta. 
Ascensius,  1514,  190  f.  in-f». 

(2)  Compendiosa  Uisioria  regum  Daniœ  a  Skioldo  ad  Camitum  VI.  Publié  pour  la  pre- 
mière fois  à  Sorœ,  1642. 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avaient  un  profond  dédain  pour  leur  langue  maternelle.  Ils  l'abandonnaient 
au  peuple  comme  un  idiome  indigne  d'eux,  et  le  peuple  n'était  pas  en  état 
de  la  développer.  Ainsi  elle  resta  dans  les  langes  de  l'enfance  ,  oubliée  des 
savans,  mais  chérie  de  la  foule;  elle  murmura  sous  le  portail  de  l'église  de 
village,  sous  le  toit  du  laboureur,  les  naïfs  accens  du  Kœmpeviser ;  mais 
les  poètes  du  grand  monde  ne  lui  confièrent  point  leurs  inspirations ,  et  la 
science  ne  la  prit  pas  pour  interprète. 

Au  xvii^  siècle,  Chrétien  IV  nomma  tour  à  tour  huit  historiographes 
royaux,  et  pas  un  d'eux  ,  dit  un  critique  moderne,  n'était  en  état  d'écrire 
un  livre  d'histoire  en  danois.  Pontanus  et  Meursius  (1)  écrivirent  donc  en 
latin.  Hvitfeld,  qui  n'avait  pas  l'honneur  d'appartenir  au  noble  corps  des 
historiographes  privilégiés,  rendit  plus  de  services  qu'eux  tous  par  ses  An- 
nales (2).  C'était  un  homme  très  instruit  et  très  modeste.  Il  écrivit,  comme 
il  le  dit  lui-môme,  slmplici  calamo  ^  entraîné  par  un  sentiment  d'amour  pour 
sa  patrie,  par  le  désir  de  la  faire  connaître  et  de  la  faire  apprécier,  plutôt 
que  par  l'espoir  de  s'acquérir  un  nom  illustre.  Son  livre ,  dont  Gram  a  fait 
ressortir  le  mérite,  tout  en  indiquant  quelques-unes  des  principales  erreurs 
dans  lesquelles  l'auteur  était  tombé ,  peut  être  compté  au  nombre  des  ou- 
vrages historiques  les  plus  importans  qui  existent  en  Danemark.  Comme 
chancelier  du  royaume,  Hvitfeld  avait  sa  libre  entrée  aux  archives.  Il  a  ras- 
semblé, avec  beaucoup  de  soin,  des  actes  officiels,  des  pièces  authentiques, 
et  les  a  imprimés  textuellement. 

Tous  les  historiens  danois  du  moyen-âge  prirent  Saxo  pour  guide  et  le 
suivirent  dans  ses  théories.  Il  ne  pouvait  en  être  autrement  tant  qu'on  n'es- 
sayait pas  de  remonter  à  la  source  à  laquelle  Saxo  avait  puisé,  tant  qu'on 
n'étudiait  ni  la  langue,  ni  la  littérature  islandaise.  Cette  étude  date  du 
xvii^  siècle.  Alors  Clausen  traduit  en  danois  l'œuvre  de  Snorre;  alors  Arn- 
grim  Johnson  travaille  à  recueillir  les  documens  historiques  de  l'Islande.  Ole 
Worm  étudie  les  anciens  monumens  danois,  et  pose  les  bases  de  l'archéologie 
du  Nord.  Bartholin  écrit  son  livre  sur  les  antiquités  (3),  et  Torfesen  soumet 
à  une  critique  sévère  les  sagas;  il  les  compare  l'une  à  l'autre,  il  en  extrait 
le  fait  réel,  le  fait  historique,  et  les  classe  d'après  l'ordre  chronologique. 
Plusieurs  des  faits  qu'il  établit  comme  certains  ne  sont  que  des  hypothèses, 
mais  des  hypothèses  soutenues  par  le  raisonnement  et  basées  sur  des  proba- 
bilités. Son  histoire  de  Norvège  et  sa  série  des  rois  de  Danemark  (4)  ont  été 


(1)  Meursius  était  un  étranger,  un  professeur  de  Leyde  doué  d'une  grande  érudition.  Chré- 
tien IV  l'attira  en  Danemark ,  et  le  nomma  professeur  à  Sorœ.  Son  livre  parut  en  1636.  His- 
toriée danicœ  libri  quinqtœ.  Amsterdam,  in-fo. 

(2)  Damnarkis  Rigis  krœnicke.  La  première  édition  parut  à  Copenhague  do  1593  à  1604  en 
10  vol.  in-4o;  la  seconde  en  1652,  2  vol.  in-f". 

(3)  Thomœ  Barlholini  Anliquiiates  danicœ,  1  vol.  in-4o,  1690. 

(4)  Hisloria  rerum  norvegicarum ,  Copenhague,  1711,  4  vol.  in-f»,  —  Séries  dynasiarum  el 
regum  Daniœ,  Copenhague,  in-i",  1702. 


DES  ÉTUDES  HISTORIQUES  DANS  LE  NORD.         313 

déjà ,  sur  plusieurs  points,  vivement  combattues  par  les  savans.  Mais  il  est  le 
premier  qui  ait  porté  le  flambeau  de  la  critique  dans  les  récits  souvent  fictifs, 
souvent  confus  des  sagas.  Il  a  dépassé ,  par  l'étendue  de  ses  recherches ,  les 
travaux  de  ses  devanciers ,  et  il  a  montré  le  chemin  à  ses  successeurs. 

Tout  ce  mouvement  du  xvii^  siècle  est  très  beau.  Le  peuple  se  retourne 
vers  son  histoire  lointaine,  comme  l'homme  arrivé  à  l'âge  mûr  se  retourne  vers 
les  souvenirs  de  son  enfance.  On  lui  raconte  la  vie  de  ses  pères,  et  il  la  suit 
avec  intérêt  dans  toutes  ses  phases  de  gloire  et  dans  toutes  ses  heures  d'orage. 
Les  sagas,  long-temps  oubliées,  revivent  tout  à  coup,  et  enchantent,  comme 
autrefois,  l'auditoire  curieux  qui  les  écoute.  Les  chants  des  scaldes  reten- 
tissent aux  oreilles  de  la  foule,  et  les  monumens  racontent  à  l'antiquaire 
patient  qui  les  étudie,  le  culte  des  dieux,  la  migration  des  races,  la  mort 
des  héros.  La  science  soulève  le  voile  du  passé ,  la  chaîne  des  temps  se  noue, 
et  l'histoire  moderne  s'élève  sur  les  piliers  d'airain  de  l'histoire  ancienne. 

Les  rois  de  Danemark  secondèrent  eux-mêmes  ce  mouvement  de  leur  na- 
tion. Torfesen  traduisait  les  documens  islandais  sous  les  yeux  deFrédériellI, 
qui  allait  souvent  examiner  son  travail;  les  évoques  de  Skalholt  et  deHoolum 
avaient  ordre  d'envoyer  à  Copenhague  tous  les  manuscrits  qu'ils  pourraient 
recueillir;  et  Chrétien  V  élut  un  antiquaire  royal,  et  lui  confia  la  mission  de 
compulser  les  principaux  manuscrits,  de  les  traduire,  et  de  rédiger  une 
histoire  de  l'Islande. 

Au  xviii^  siècle,  Arne  Magnussen  compléta  l'œuvre  de  ses  prédécesseurs. 
Il  avait  d'abord  aidé  Bartholin  dans  ses  recherches;  il  fut,  plus  tard,  envoyé 
par  le  gouvernement  en  Islande  ,  et  il  y  passa  dix  ans.  Il  voyageait ,  pendant 
l'été,  de  montagne  en  montagne,  de  maison  en  maison.  Il  revenait  l'hiver 
à  Skalholt,  et  mettait  en  ordre  les  matériaux  qu'il  avait  amassés.  Il  recueillit 
toutes  les  chartes,  tous  les  documens  historiques,  tous  les  manuscrits  dis- 
persés à  travers  l'Ile  entière ,  enfouis  dans  la  demeure  du  prêtre  ou  dans  la 
cabane  du  pêcheur.  Quand  il  partit ,  il  chargea  toute  une  frégate  de  ses  col- 
lections;  et  cette  fois,  la  pauvre  Islande  se  trouva  complètement  dépouillée 
de  tout  ce  qu'elle  avait  si  bien  gardé  pendant  des  siècles.  Il  ne  lui  resta  que 
les  souvenirs  implantés  par  la  tradition  dans  le  cœur  de  ses  enfans,  et  les 
livres  nouveaux  qu'on  lui  donna  en  échange  de  ses  anciens  livres. 

De  retour  à  Copenhague,  Arne  Magnussen  passa  des  années  de  bonheur 
à  compter  toutes  ses  richesses ,  à  dérouler  ses  manuscrits ,  et  à  les  étiqueter. 
C'était  un  homme  d'un  grand  savoir,  qui  s'oublia  dans  la  contemplation  de 
la  science,  et  ne  trouva  guère  le  temps  d'écrire.  Il  avait  pourtant  préparé  une 
œuvre  étendue,  dans  laquelle  ilcherchait  à  expliquer  par  la  philologie  l'origine 
et  la  parenté  des  peuples  du  Nord.  C'était  le  fruit  de  ses  nombreuses  in- 
vestigations, de  ses  longues  études,  et  il  y  travaillait  avec  ardeur,  quand 
tout  à  coup  un  événement  fatal  vint  le  frapper  dans  ce  qu'il  avait  de  plus 
cher.  L'incendie  de  1728,  qui  fit  d'horribles  ravages  dans  Copenhague, 
consuma  tous  les  travaux  de  Magnussen  et  la  moitié  de  sa  bibliothèque.  Le 
malheureux  courba  la  tête  sous  le  poids  de  cette  catastrophe,  et  dit  adieu  à  ses 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rêves  de  savant,  a  J'ai  perdu  toute  ma  joie  en  ce  monde,  s'écria-t-il  avec 
douleur;  aucun  homme  ne  me  la  rendra.  »  Il  survécut  peu  de  temps  à  son 
infortune,  et  ses  derniers  momens  furent  consacrés  à  la  propagation  de 
l'idée  scientifique  qu'il  avait  gardée  toute  sa  vie  dans  le  cœur.  Il  lui  restait 
encore  dix-huit  cents  manuscrits,  il  les  légua  à  l'Université;  il  lui  légua 
aussi  sa  fortune,  afin  de  donner  chaque  année  un  stipende  à  deux  jeunes 
Islandais  qui  se  dévoueraient  à  l'étude  des  antiquités  du  Nord,  et  de  pu- 
blier successivement  ses  manuscrits  les  plus  importans. 

Nous  voici  arrivés  à  la  plus  belle,  à  la  plus  féconde  époque  scientifique  du 
Danemark.  Alors  Gram  publie  ses  observations  critiques  sur  l'histoire  du 
Nord;  Schœnning  écrit  l'histoire  ancienne  de  Norvège;  Schlegel  raconte 
l'avènement  au  trône  de  la  maison  d'Oldenbourg.  Holberg,  ce  voyageur  in- 
soucieux qui  s'en  alla  faire  le  tour  de  l'Europe  avec  son  sac  d'étudiant  sur 
l'épaule,  ce  poète  charmant,  pour  qui  les  muses  semblaient  avoir  assez  fait 
en  lui  donnant  une  imagination  si  riche  et  une  verve  si  comique ,  Holberg 
écrit  avec  un  vrai  savoir,  avec  un  tact  exquis,  toute  l'histoire  de  Danemark, 
Les  commencemens  de  cette  histoire  laissent  beaucoup  à  désirer  sous  le 
rapport  de  la  critique;  mais  une  fois  qu'on  a  passé  l'époque  primitive, 
l'époque  confuse  sur  laquelle  les  savans  se  débattent  encore,  tous  les  faits 
sont  parfaitement  établis  et  fort  bien  narrés.  Holberg  possède  un  grand 
talent  d'exposition.  Il  est  à  son  aise  sur  le  grand  théâtre  du  monde,  comme 
sur  le  théâtre  dramatique  où  il  a  fait  mouvoir  ses  personnages  d'invention. 
On  ne  sent  dans  son  travail  ni  effort  ni  embarras  :  son  récit  est  clair,  simple, 
parsemé  de  documens  textuels,  sobre  de  réflexions,  et  cependant  l'auteur 
de  Pierre  Paars  se  trahit  de  temps  à  autre  par  une  épigramme  comique  ou 
par  une  saillie.  Avec  ces  défauts,  qu'un  travail  plus  sérieux  et  une  critique 
plus  sévère  eussent  pu  faire  disparaître,  cette  histoire  de  Holberg  est  en- 
core la  meilleure  que  possède  le  Danemark,  sans  en  excepter  celle  de  Mal- 
let.  Elle  a  été  populaire  dès  son  apparition,  et  tout  ce  qu'on  a  écrit  depuis 
ne  lui  a  rien  fait  perdre  de  sa  première  popularité. 

Dans  ce  même  siècle  qui  donna  à  la  littérature  du  Nord  un  grand  poète 
et  un  grand  écrivain,  on  vit  apparaître  deux  hommes  qui  ont  plus  fait  dans 
le  cours  de  leur  vie  pour  l'histoire  de  Danemark  que  tous  leurs  prédécesseurs 
dans  des  siècles  entiers;  c'est  Langebek  et  Suhm:  Langebek ,  cet  homme 
d'une  simplicité  antique,  d'une  modestie  sublime,  d'une  patience  à  toute 
épreuve,  et  Suhm,  qui  fut,  en  Danemark,  le  roi  de  la  science,  comme  Goethe 
a  été  en  Allemagne  ,  dans  les  derniers  temps,  le  roi  de  la  poésie. 

Langebek  était  un  pauvre  théologien  à  qui  Gram  fit  obtenir  une  place 
de  1,200  francs  à  la  bibliothèque  royale.  Son  amour  pour  l'étude  l'empêcha 
de  suivre  la  carrière  à  laquelle  le  vœu  de  ses  parens  l'appelait.  Il  devait  être 
prêtre,  il  fut  écrivain.  Il  commença  dès  l'âge  de  vingt  ans  ses  recherches 
historiques,  et  il  les  poursuivit  toute  sa  vie.  En  1737,  il  publia  un  recueil 
périodique  consacré  spécialement  à  l'histoire,  et  ce  recueil  obtint  le  suffrage 
de  tous  les  hommes  instruits.  Il  continuait  en  même  temps  à  rassembler  les 


DES  ÉTUDES  HISTORIQUES  DANS  LE  NORD.  315 

documens  historiques  du  moyen-àge,  et  les  matériaux  nécessaires  pour  com- 
poser un  dictionnaire  complet  de  la  langue  danoise.  Il  avait  conçu  cet  ouvrage 
sur  un  large  plan.  Il  a  laissé  seize  volumes  in-folio,  qui  n'en  forment  que  la 
moitié.  Langebek  s'était  déjà  rendu  célèbre  par  son  érudition,  et  il  n'avait 
toujours  que  sa  modeste  place  d'employé  secondaire  à  la  bibliothèque.  Il  tra- 
vaillait à  enrichir  son  pays  de  toutes  les  ressources  de  sa  science ,  et  il  restait 
pauvre.  Les  savans  sont,  comme  les  poètes,  ignorans  des  calculs  matériels , 
insoucieux  de  l'avenir;  ils  s'abandonnent  au  charme  de  leurs  études  comme 
les  poètes  au  charme  de  leurs  rêves;  ils  oublient  le  monde,  et  le  monde  les 
oublie.  Plus  d'une  fois,  en  voyant  son  jeune  protégé  poursuivre  avec  tant  de 
courage  des  travaux  pénibles,  et  vivre  d'une  vie  si  obscure,  Gram  regretta 
de  ne  pas  l'avoir  laissé  suivre  sa  carrière  de  prêtre,  de  ne  pas  lui  avoir  fait 
accorder  un  paisible  presbytère  de  village ,  au  lieu  de  le  jeter  dans  les 
routes  épineuses  de  la  science. 

En  1742,  Gram  avait  formé  le  projet  d'établir  une  société  d'antiquaires; 
il  espérait  y  faire  admettre  Langebek  comme  secrétaire,  et  améliorer  par 
là  sa  position.  Mais  le  projet  qu'il  avait  soumis  au  gouvernement  fut  rejeté. 
En  1743,  le  roi  fonda  l'Académie  des  sciences ,  et  Langebek  n'y  fut  pas  ad- 
mis. Malgré  toute  sa  modestie,  il  savait  pourtant  apprécier  ses  travaux,  et 
il  sentit  vivement  l'affront  qu'on  lui  faisait  en  l'excluant  de  l'Académie.  Peu 
de  temps  après,  il  établit  lui-même  une  société  scientifique.  C'était  une 
humble  société ,  composée  de  trois  membres ,  dont  Langebek  était  le  prési- 
dent. Chacun  mit  en  commun  ses  livres,  ses  manuscrits,  ses  médailles,  et 
promit  de  concourir  à  la  rédaction  d'un  nouveau  recueil  historique,  qui 
parut  sous  le  titre  de  Magasin  danois.  Mais  peu  à  peu  cette  société  grandit, 
des  hommes  puissansla  prirent  sous  leur  patronage ,  des  hommes  distingués 
demandèrent  à  y  être  admis,  et  le  Magasin  danois  devint  entre  les  mains  de 
Langebek  un  journal  historique  d'un  haut  intérêt,  et  quelquefois  une  arme 
redoutable.  Mais  l'égalité  n'existait  pas  en  Danemark  dans  la  république 
des  lettres,  et  mal  en  prit  au  pauvre  Langebek  de  vouloir  s'attaquer  à  plus 
fort  que  lui.  Un  jour,  il  avait  censuré,  avec  tous  les  ménagemens  d'une 
extrême  politesse,  mais  avec  l'autorité  de  la  science,  \es  Annales  ecclésias- 
tiques de  Pontoppidan  (1).  L'auteur  comprit  qu'il  perdrait  sa  cause  devant 
le  tribunal  des  savans,  et  il  trouva  un  singulier  moyen  de  réhabiliter  son 
livre  :  il  s'adressa  au  roi.  Il  était  prédicateur  de  la  cour;  il  avait  de  l'in- 
fluence sur  Chrétien  VI,  et  il  obtint  de  lui  un  arrêt  qui  ordonnait  aux  pro- 
fesseurs de  l'Université  de  faire  comparaître  devant  eux  le  téméraire  ré- 
dacteur du  Magasin  danois  y  et  de  lui  dicter,  en  présence  de  Pontoppidan, 
une  formule  d'amende  honorable,  et  une  rétractation  bien  nette  de  toutes 
les  critiques  injustes  qu'il  avait  osé  écrire  contre  les  Annales  ecclésiastiques. 
Les  professeurs  obéirent  à  regret  à  cet  ordre  du  souverain ,  et  Langebek  n'en 
fut  sans  doute  pas  très  réjoui.  Mais  que  faire  ?  Dans  ce  temps-là,  le  pouvoir 

(!)  Annales  ecclesîœ  danicœ  diplomatici. 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

du  roi  était  'grand;  il  fallut  obéir.  Le  conseil  s'assembla.  Le  malheureux 
critique  signa  l'acte  de  rétractation  qui  lui  était  prescrit,  et  le  prêtre  su- 
perbe savoura  tout  à  son  aise  le  plaisir  de  la  vengeance.  Mais  tout  n'était  pas 
fini.  Il  y  avait  alors  à  Copenhague  un  homme  d'esprit  et  de  savoir,  Schlegel , 
qui  raconta  dans  son  journal  (1),  sous  le  voile  de  l'allégorie,  cette  comédie 
courtisanesque.  Toute  la  ville  en  rit;  et  comme  Schlegel  était  étranger,  et 
par-là  même  indépendant,  le  prédicateur  de  la  cour  n'obtint  de  lui  ni 
amende  honorable,  ni  rétractation. 

Pendant  que  ces  débats  littéraires  occupaient  les  professeurs  de  Copen- 
hague, Langebek  poursuivait  ses  travaux.  Chaque  jour  était  pour  lui  un 
jour  de  moisson.  Il  recueillait  avec  une  patience  merveilleuse,  avec  un  zèle 
infatigable,  tous  les  documens  qui  pouvaient  servir  à  l'histoire  de  son  pays. 
J'ai  vu  à  Copenhague  son  prodigieux  assemblage  de  matériaux.  Je  ne  crois 
pas  que  jamais  homme  en  ait  fait  un  semblable.  Son  œuvre  principale,  celle 
à  laquelle  il  revenait  sans  cesse,  celle  qu'il  poursuivait  avec  amour  et  dé- 
vouement, c'est  sa  collection  des  écrivains  danois  du  moyen-âge  (-2).  C'est 
un  monument  complet,  un  monument  admirable  qu'on  ne  saurait  comparer 
qu'à  la  collection  des  historiens  de  France  de  dom  Bouquet,  et  Langebek  a 
fait  cette  grande  œuvre  à  lui  seul.  Il  a  lui-même  corrigé  les  épreuves  des 
premiers  volumes;  il  a  laissé  en  mourant  les  matériaux  qui  composent  les 
autres.  Cette  collection  renferme  toutes  les  chartes,  tous  les  diplômes  ayant 
rapport  à  l'histoire  de  Danemark,  toutes  les  annales  de  couvens,  tous  les 
fragmens  de  chroniques  écrits  au  moyen-âge.  Les  plus  anciens  documens 
remontent  au  XF  siècle.  Il  y  en  a  plusieurs  du  xiie  et  un  assez  grand  nombre 
du  xiiie.  En  1770,  le  premier  volume  des  Scriptores  était  complètement 
rédigé,  mais  Langebek  n'avait  pas  le  moyen  de  le  faire  paraître.  Suhm,  qui 
ne  reculait  devant  aucun  sacrifice  lorsqu'il  s'agissait  d'aider  aux  progrès  de 
la  science,  voulait  publier  cet  ouvrage  à  ses  frais  et  en  maintenir  la  pro- 
priété à  l'auteur.  Sur  ces  entrefaites,  Langebek  se  maria.  Par  hasard,  il 
épousa  une  femme  riche,  et  put  subvenir  lui-même  aux  frais  d'impression 
de  son  livre.  Il  publia  les  trois  premiers  volumes  de  1772  à  1774.  Le  quatrième 
était  presque  achevé  lorsqu'il  mourut.  Suhm  le  publia  en  1776.  Il  publia  le 
cinquième  en  1783,  le  sixième  en  1786,  le  septième  en  1792.  Le  huitième, 
confié  aux  soins  de  MM .  Werlauff  et  Engelstoff,  a  paru  en  1834,  et  le  neuvième, 
qui  sera  le  dernier,  doit  paraître  en  1839. 

Suhm  était  riche,  et  il  consacra  sa  fortune  et  sa  vie  à  la  science.  Dès  sa 
jeunesse,  il  avait  manifesté  une  passion  ardente  pour  l'étude.  Il  lisait  tout  ce 
qui  lui  tombait  sous  la  main  :  histoire  et  romans,  voyages  et  poésies.  Plus 
tard ,  il  s'appliqua  spécialement  à  l'histoire  de  Danemark,  mais  sans  pouvoir 
renoncer  à  ces  lectures  capricieuses  qui  avaient  fait  le  charme  de  sa  jeu- 
nesse. De  là  vient  qu'il  ne  put  se  borner  à  être  seulement  historien;  il  écrivit 

(1)  Der  Fremde. 

(2)  Scriptores  rertim  danicarum  medii  œvi. 


DES  ÉTUDES  HISTORIQUES  DANS  LE  NORD.        317 

aussi  des  nouvelles  et  des  romans.  Après  avoir  passé  plusieurs  années  à  Dron- 
theim,  il  revint  à  Copenhague,  et  sa  maison  fut  ouverte  à  tous  les  hommes 
qui  s'occupaient  d'études.  Il  était  grand  et  généreux.  Il  secourait  avec  joie 
ceux  qui  avaient  besoin  de  lui,  et  il  aidait  de  tout  son  crédit,  de  tout  son 
pouvoir,  les  entreprises  littéraires  qui  lui  semblaient  utiles.  Il  avait  une  ma- 
gnifique bibliothèque  qu'il  abandonna  an  public.  Son  bibliothécaire  était 
mieux  payé  que  ceux  du  roi,  et  il  le  choisissait  parmi  les  hommes  les  plus 
instruits.  Thorkelin,  Sandvig,  Nyerup,  ont  tour  à  tour  rempli  ces  fonc- 
tions. Il  entretenait  au  dehors  de  vastes  correspondances.  Les  savans  aimaient 
à  lui  faire  hommage  de  leurs  œuvres,  et  il  était  le  premier  à  qui  les  libraires 
vinssent  offrir  un  livre  rare,  un  manuscrit  précieux.  Il  publia  à  ses  frais 
les  annales  d'Abulfeda  et  plusieurs  sagas.  La  mort  de  son  fils  unique  lui 
donna  plus  de  liberté  encore  dans  ses  dépenses.  Quand  il  se  vit  sans  héritier, 
il  ne  craignit  pas  d'altérer  sa  fortune,  et  il  augmenta  chaque  jour  sa  collec- 
tion de  livres.  Vers  la  fin  de  sa  vie,  cette  collection  s'élevait  à  cent  mille 
volumes,  et  il  la  céda  à  la  bibliothèque  royale.  Il  menait  ainsi  une  vie  splen- 
dide,  une  vie  de  savant  et  une  vie  de  prince,  entouré  chaque  jour  des 
écrivains  les  plus  renommés,  des  étrangers  les  plus  illustres,  et  travaillant 
sans  cesse. 

Ce  fut  après  avoir  travaillé  avec  tant  d'ardeur  et  pendant  tant  d'années 
qu'il  écrivit  son  Histoire  de  Danemark  en  quatorze  volumes  in-4°.  Mais  il 
y  a ,  dans  ce  vaste  ouvrage,  plus  de  savoir  que  de  critique.  Il  a  entassé  l'un 
sur  l'autre  tous  les  faits  qu'il  avait  recueillis,  toutes  les  traditions  qu'il  avait 
étudiées,  sans  oser  prendre  parti  pour  l'une  ou  pour  l'autre,  sans  en  rejeter, 
et  par  conséquent  sans  en  adopter  aucune.  Il  avait  un  respect  profond  pour 
l'œuvre  du  passé,  pour  le  fait  traditionnel,  pour  la  fable  populaire,  pour  le 
chant  du  poète.  Il  a  rassemblé  avec  un  soin  religieux  tous  ces  débris  d'an- 
tiquité, toutes  ces  feuilles  sibylliques  dispersées  à  travers  les  siècles;  mais 
quand  le  moment  est  venu  de  faire  un  choix,  il  n'en  a  pas  eu  la  force,  et  il  a 
tout  gardé.  Son  livre  n'est  donc  pas,  à  proprement  parler,  une  histoire, 
mais  c'est  un  riche  assemblage  de  matériaux  historiques,  une  source  abon- 
dante, oij  les  historiens  futurs  pourront  aller  puiser.  Tout  cet  ouvrage  res- 
pire d'ailleurs  une  douce  et  aimable  philosophie,  un  amour  profond  de 
l'humanité,  et  une  bonté,  une  sincérité  de  cœur,  qui  font  aimer  celui  qui  l'a 
écrit. 

Le  mouvement  historique  du  xviii*^  siècle  ,  mouvement  d'érudition  et  de 
critique,  a  étécontinué  par  le  xix*^.  Plus  que  jamais  on  s'attache  à  la  recherche 
des  faits,  à  la  publication  textuelle  des  documens.  Une  seule  tentative  a  été 
faite  dans  les  dernières  années  pour  écrire  une  nouvelle  histoire  de  Dane- 
mark, mais  elle  a  complètement  échoué.  Maintenant  M.Petersen  entreprend 
la  même  œuvre.  C'est  un  homme  doué  d'un  savoir  étendu  et  d'un  véritable 
esprit  de  critique.  Il  a  fait  une  longue  étude  des  antiquités  septentrionales, 
et  il  est  en  état  de  donner  à  ses  compatriotes  une  histoire  de  l'époque  païenne 
plus  exacte  que  celles  qu'ils  ont  eues  jusqu'à  présent.  Un  antre  écrivain,  qui 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'est  fait  une  réputation  comme  bibliographe  et  comme  critique,  M.  Mol- 
bech,  a  publié,  sous  le  titre  de  Tableaux  de  l'histoire  de  Danemark  (1),  un 
ouvrage  qui  a  eu  du  succès.  C'est  un  résumé  très  habilement  fait  de  tout 
ce  qui  a  été  dit  sur  l'ancien  état  du  Danemark,  sur  les  peuples  qui  l'ont 
occupé  avant  la  migration  des  races  asiatiques,  sur  les  mytiies  du  Nord,  sur 
les  héros  chantés  par  les  scaldes,  sur  toute  l'époque  païenne  et  sur  l'époque 
récente.  Ce  livre  n'est  pas  une  histoire,  c'est  un  voyage  à  travers  l'histoire; 
c'est  une  exposition  nette  et  précise  des  principales  phases  du  temps  passé, 
une  appréciation  des  faits,  prise  d'un  point  de  vue  élevé. 

Du  reste,  la  plupart  des  savans  de  Danemark,  au  lieu  d'écrire,  travaillent 
à  recueillir  des  documens.  L'académie,  fondée  en  1743,  publie  régulière- 
ment le  résultat  de  ses  recherches;  la  société  historique,  dont  Langebek  fut 
le  président,  continue  la  publication  du  Magasin  da7iois;  la  commission 
d'Arne  Magnussen  a  déjà  fait  paraître  plusieurs  belles  éditions  d'ouvrages 
islandais  et  en  prépare  de  nouvelles.  Un  comité  spécial  poursuit  la  rédaction 
du  dictionnaire  national ,  commencé  par  l'illustre  éditeur  des  Scriptores ,  et 
un  homme  qui  a  fait  beaucoup  pour  le  progrès  des  études,  pour  le  déve- 
loppement de  la  science  dans  ce  pays,  M.  Rosenvinge ,  membre  de  la  direc- 
tion des  écoles,  publie  les  anciennes  lois  de  Danemark. 

En  1824,  il  s'est  formé  à  Copenhague  une  nouvelle  société  qui  a  déjà  rendu 
de  grands  services;  c'est  la  société  royale  des  antiquaires  du  Nord.  Elle  se 
soutient  par  elle-même,  par  la  cotisation  de  ses  membres  et  par  le  produit 
des  ouvrages  qu'elle  édite.  Son  but  est  de  propager  de  plus  en  plus  la  con- 
naissance de  l'ancienne  langue,  de  l'ancienne  littérature  du  Nord,  de  ras- 
sembler les  documens  inédits  et  de  les  livrer  au  public  sous  une  forme  po- 
pulaire. Elle  publie  chaque  année  un  volume  de  texte  islandais,  avec  la 
traduction  latine  et  danoise  à  part.  Elle  publie  un  recueil  périodique  exclu- 
sivement consacré  aux  antiquités  septentrionales  (2).  Elle  embrasse  dans  son 
vaste  cadre  la  presqu'île  Scandinave,  l'Islande,  les  îlesFerœ,  le  Groenland; 
elle  s'est  avancée  jusqu'à  l'Amérique  du  nord,  que  l'on  prétend  avoir  été 
découverte  par  les  Scandinaves  long-temps  avant  l'arrivée  de  Christophe 
Colomb,  et  elle  publiera  prochainement,  dans  un  recueil  spécial(3)et  dans  deux 
recueils  périodiques,  le  résultat  de  ses  recherches  sur  tout  ce  qui  a  rapport  à 
cette  importante  question.  Cette  société  est  le  lien  central  auquel  se  ratta- 
chent les  hommes  de  toutes  les  nations  qui  s'occupent  des  antiquités  du  Nord. 
Elle  a  étendu  au  loin  ses  ramifications  littéraires,  et  poursuit  avec  un  zèle  et 
une  intelligence  dignes  des  plus  grands  éloges  la  route  qu'elle  s'est  tracée. 
Les  antiquaires  les  plus  distingués  des  contrées  étrangères  s'honorent  de 
correspondre  avec  elle,  et  des  hommes  d'un  savoir  éminent  ont  pris  part  à 
ses  travaux.  Bask ,  le  plus  grand  esprit  philologique  qui  ait  peut-être  jamais 
existé,  était  un  de  ses  membres,  ainsi  que  Mùller,  qui  a  fait  une  analyse  si 

(1)  ForialUnqer  og  Skildringer  af  den  Damke  Historié ,  2  vol. 

(2)  Nordisk  Tidskrift  for  Oldkyndighed. 
(3j  Antiquitates  americanœ. 


DES  KTUDES  HISTORIQUES  DANS  LE  NORD.  319 

judicieuse  des  sagas,  et  Schlegel,  qui  a  publié  l'ancien  recueil  des  lois  islan- 
daises. Aujourd'hui ,  son  président  est  M.  Werlauff,  qui  a  écrit  d'excellentes 
dissertations  sur  plusieurs  points  scientifiques  très  importans  et  très  peu 
connus;  son  vice-président  est  M.  Finn  IMaguussen,  l'auteur  du  dictionnaire 
mythologique  qui  accompagne  rEdda(l),  et  d'un  système  général  de  mytho- 
logie du  Nord,  qui  est  une  œuvre  d'une  grande  érudition.  Son  secrétaire 
est  M.  Rafn,  à  qui  l'on  doit  la  plupart  de  ces  belles  et  correctes  éditions  de 
sagas,  qui  sont  devenues  populaires  dans  le  Nord,  et  que  l'on  trouve  chez 
tous  les  pasteurs  islandais. 

On  a  fondé  aussi  à  Copenhague  un  musée  d'antiquités  nationales.  C'est  le 
plus  riche  et  le  plus  complet  qui  existe  dans  le  Nord.  Il  y  a,  pour  celui  qui 
s'intéresse  à  la  vieille  Scandinavie,  un  grand  charme  à  s'en  aller  poursuivre 
ses  études  dans  ce  musée.  C'est  un  tableau  sorti  des  ruines  du  passé;  c'est 
un  livre  d'iiistoire  qui ,  sur  chacune  de  ses  pages,  porte  encore  la  rouille  du 
temps  ,  l'empreinte  des  siècles.  Tous  les  objets  y  sont  classés  par  séries ,  di- 
visés par  époques  ,  et  chaque  objet  peut  être  regardé  comme  la  manifesta- 
tion d'un  fait  ou  d'une  idée.  Le  premier  âge  de  ce  cycle  historique ,  dont  on. 
peut  suivre  tous  les  développemens,  c'est  l'âge  de  pierre.  Les  premiers  ha- 
bitans  du  Nord  ne  connaissaient  pas  l'usage  des  métaux.  La  pierre  devait 
pourvoir  à  leurs  besoins.  Ils  choisissaient  un  silex  dur,  tranchant,  et  ils  en 
fabriquaient  des  haches,  des  scies,  des  marteaux,  des  pointes  de  flèches  et 
des  glaives  pour  les  sacrifices.  Ou  a  retrouvé  tous  les  objets  qu'ils  façon- 
naient, depuis  l'œuvre  à  peine  ébauchée  jusqu'à  l'œuvre  complètement  finie. 
On  a  retrouvé  les  morceaux  de  silex  qu'ils  coupaient  par  lames  régulières 
pour  se  faire  des  pointes  de  flèches,  et  ceux  qui  leur  servaient  à  tailler  les 
dents  de  la  scie,  et  ceux  qu'ils  employaient  pour  polir  leurs  instrumens. 
Quelques-uns  de  ces  instrumens  sont  travaillés  avec  un  art  et  une  perfection 
qui  feraient  honneur  aux  ouvriers  de  nos  jours,  et  quand  on  pense  que  ces 
hommes  n'avaient,  pour  s'aider  dans  leurs  travaux,  que  des  ustensiles  en 
pierre,  on  doit  admirer  l'instinct  qui  leur  servait  de  maître,  et  la  patience 
avec  laquelle  ils  surmontaient  les  difficultés.  Plus  tard,  les  habitans  du  Nord 
connurent  le  bronze,  et  ils  l'employèrent  à  fabriquer  des  armes  et  des  bijoux. 
C'était  pour  eux  une  matière  précieuse.  Les  parures  de  femmes  de  cette  épo- 
que sont  en  bronze,  les  diadèmes  en  bronze;  la  forme  en  est  élégante,  mais 
le  métal  y  est  employé  avec  une  excessive  parcimonie.  Le  jour  oii  les  vieilles 
tribus  nomades  découvrirent  l'emploi  du  fer  dut  être  pour  elles  un  jour  à 
jamais  mémorable,  et  si  leur  histoire  était  écrite,  le  nom  de  l'homme  qui 
fit  cette  découverte  y  apparaîtrait  peut-être  en  caractères  plus  glorieux  que 
celui  de  Newton  ou  de  Guttenberg.  Hélas  î  combien  d'expériences  pénibles 
il  a  fallu  pour  faire  l'instruction  de  l'homme!  Par  combien  de  phases  l'hu- 
manité a-t-elle  passé  avant  d'en  venir,  de  son  état  de  barbarie  primitive,  à 
son  état  actuel  de  civilisation!  Il  y  a  des  siècles  de  distance  entre  l'époque 

(1)  Eddalœre,  4  vol.  in-S»,  Copenhague ,  1826. 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  les  enfans  du  Nord  ne  portaient  à  leur  ceinture  qu'un  couteau  de  pierre 
et  celle  où  ils  commencent  à  creuser  les  mines  de  fer.  Alors  le  fer  était  en- 
core pour  eux  un  métal  d'une  si  grande  valeur,  qu'ils  le  ménageaient  comme 
aujourd'hui  on  ménage  l'or.  Ils  reconnaissaient  bien  la  nécessité  de  l'employer 
dans  la  fabrication  de  leurs  armes,  mais  le  tranchant  de  la  hache  seul  était 
en  fer,  le  reste  en  bronze.  Cependant,  à  partir  de  ce  temps-là,  une  nouvelle 
ère  s'ouvre  dans  l'histoire  de  la  société  Scandinave.  La  tribu  peut  se  mettre 
en  campagne,  car  le  métal  du  soldat  est  sorti  des  entrailles  de  la  terre;  et 
l'architecte  peut  dresser  ses  plans,  car  l'ouvrier  a  trouvé  son  instrument. 
Bientôt  l'armure  de  fer  brillera  sur  la  poitrine  du  guerrier;  bientôt  le 
temple  des  dieux  s'élèvera  aux  regards  de  la  foule  avec  ses  murailles  cou- 
vertes de  lames  dorées;  bientôt  la  saga  célébrera  Yeland  le  magicien,  Ve- 
land  le  forgeron. 

Une  autre  partie  curieuse  de  ce  musée  de  Copenhague  est  celle  qui  ren- 
ferme les  débris  des  tombeaux.  Les  Scandinaves  ensevelissaient  avec  leurs 
morts  chevaux,  armes,  bijoux,  tout  ce  que  le  guerrier  avait  aimé,  tout  ce 
que  la  jeune  femme  avait  porté.  La  vie  à  venir  était  pour  eux  une  image  de 
celle-ci.  Ils  devaient  combattre  dans  le  Valhalla,  et  Odin  avait  dit  qu'ils 
jouiraient  là  aussi  des  trésors  enfouis  dans  leur  tombe.  Mais  souvent  on  rem- 
plaçait les  armures  splendides,  les  bijoux  massifs  par  des  objets  de  moindre 
valeur,  et  quelquefois  on  les  volait.  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  qu'on  trompe 
la  mémoire  des  morts,  et  qu'on  se  rit,  avec  leur  héritage,  des  sermens qu'on 
leur  a  faits,  des  larmes  hypocrites  qu'on  leur  a  données. 

La  plupart  des  bijoux  de  cette  époque  sont  en  or,  travaillés  avec  goût , 
ciselés  avec  art.  Ce  sont  des  bracelets,  des  anneaux,  des  colliers,  qui  pres- 
que tous  ont  la  forme  symbolique  du  serpent,  et  cette  forme  se  retrouve 
dans  les  ciselures  dont  ils  sont  ornés.  Les  monnaies  étaient  en  argent.  On 
n'avait  pas  encore  songé  à  les  tailler  comme  les  nôtres  et  à  leur  donner  une 
empreinte.  C'étaient  tout  simplement  des  lames  d'argent  massif  que  l'on 
coupait  par  petits  morceaux  ,  selon  le  besoin. 

A  cette  riche  collection  des  temps  anciens  on  en  a  joint  une  autre  qui  ren- 
ferme les  monumens  du  moyen-âge.  On  y  trouve  des  armures,  des  tapisse- 
ries, et  plusieurs  ouvrages  de  sculpture  en  bois  fort  remarquables. 

Le  directeur  du  musée  Scandinave,  M.  Thomsen,  a  disposé  ces  objets 
d'antiquité  avec  un  ordre  admirable.  Il  est  tout-à-fait  dévoué  à  cette  œuvre 
scientifique,  et  il  l'agrandit  chaque  jour.  Chaque  jour  les  paysans  danois 
fouillent  dans  leur  Herculanum  et  y  découvrent  de  nouveaux  débris  qu'ils 
portent  chez  le  prêtre.  Le  prêtre  les  envoie  à  Copenhague.  Il  serait  à  sou- 
haiter que  notre  gouvernement  voulût  faire  des  échanges  avec  ce  musée. 
Ceux  qui  le  dirigent  y  sont  tout  disposés,  et,  si  l'échange  peut  avoir  lieu, 
nous  ajouterons  par  là  une  belle  page  historique  à  celles  que  nous  avons  déjà 
recueillies. 

X.  Marmier. 
Copenhague,  1"  octobre  1857. 


LES  PREMIERS 


RÉFORMISTES  D'ECOSSE. 


L'histoire  de  la  réforme  politique  en  Angleterre  est  curieuse  et  par 
elle-même  et  comme  histoire  de  l'esprit  public  anglais.  On  y  voit  tout 
ce  que  peut  la  persistance  de  volonté  d'un  peuple.  On  voit  naître 
une  idée,  cette  idée  se  formuler,  les  formules  de  cette  idée  varier  à 
l'inflni  sans  que  jamais  l'idée  varie.  La  réforme,  telle  est  l'idée,  tel  est 
le  mot  d'ordre  populaire;  la  réforme ,  telle  est  la  bannière  que  suit 
une  partie  de  la  nation.  Un  jour  cette  bannière  est  abattue  et  foulée 
aux  pieds;  le  lendemain  elle  se  relève  radieuse,  et  marche  devant 
un  peuple  assuré  de  la  victoire.  Enfin,  après  des  vicissitudes  sans 
nombre,  des  alternatives  infinies  de  revers  et  de  succès,  la  voilà  qui 
flotte  sur  les  vieilles  tours  de  Westminster-Hall,  arborée  par  la  main 
du  peuple?  non  :  par  la  main  de  ses  mortels  ennemis! 

Si  cette  histoire  est  curieuse  dans  son  ensemble,  elle  ne  l'est  pas 
moins  dans  ses  détails.  Ses  commencemens  sont  pleins  d'intérêt,  en 
Ecosse  surtout.  Ce  fut  en  effet  dans  la  partie  la  plus  remuante  du 
Royaume-Uni  que  les  tentatives  des  novateurs  furent  le  plus  auda- 
cieuses et  le  plus  sévèrement  réprimées;  ce  fut  là  que  le  pouvoir  ne 
craignit  pas  d'engager  la  lutte;  ce  fut  là  que  la  persécution  frappa , 
sinon  les  plus  nombreuses ,  du  moins  les  plus  courageuses  et  les  plus 
nobles  victimes. 

Le  contre-coup  de  la  révolution  américaine  et  de  la  révolution 
française  avait  vivement  remué  la  Grande-Bretagne.  L'Angleterre 
mécontente,  l'Irlande  toujours  opprimée,  l'Ecosse  soumise,  mais  me- 
naçante, avaient  salué  avec  enthousiasme  l'ère  de  la  régénération  des 
peuples.  L'Angleterre  et  l'Irlande  s'étaient  sur-le-champ  couvertes 

TOME  XII.  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'associations  tendant  toutes  à  la  réforme  de  la  constitution,  quel- 
ques-unes même  à  une  révolution.  L'Ecosse  n'avait  pas  tardé  à  suivre 
leur  exemple,  et  même,  par  sa  coopération  active,  à  se  placer  à  leur  tête. 
Mais  si  la  contagion  des  idées  françaises  avait  gagné  les  novateurs 
écossais,  ces  idées,  modiflées  par  le  tour  d'esprit  national,  avaient 
un  caractère  particulier  et  tout-à-fait  local.  Chez  les  premiers  réfor- 
mistes d'Edimbourg  et  de  Glasgow,  Thomas  Muir,  Palmer  et  autres, 
l'esprit  religieux  se  combinait  avec  l'esprit  littéraire,  l'intelligence 
s'unissait  à  la  religion.  Il  y  avait  loin  de  leur  mysticisme  éclairé, 
quelque  audacieux  qu'il  fût,  à  l'esprit  philosophique  français;  et  ce- 
pendant, par  une  véritable  anomalie,  ou  plutôt  par  un  résultat  de 
cette  tendance  à  l'imitation  à  laquelle  se  laissent  volontiers  aller  les 
peuples  comme  les  individus,  le  vocabulaire  des  partis,  les  dénomi- 
nations des  révolutionnaires  français,  furent  adoptés  tout  d'abord 
par  les  réformistes  d'Ecosse.  Leurs  sociétés  patriotiques  s'appelaient 
sociétés  des  amis  du  peuple,  la  réunion  des  délégués  des  diverses  as- 
sociations s'appelait  convenùun,  les  comités  des  onze  quartiers  de  la 
capitale  du  pays  s'appelaient  sections.  S'ils  n'adoptèrent  pas  en  entier 
^t  aveuglément  les  principes  des  républicains  français,  leur  phra- 
séologie était  la  même. 

En  Ecosse  comme  en  France,  c'étaient  des  hommes  jeunes  la  plu- 
part, des  hommes  ayant  reçu  une  brillante  éducation,  des  écrivains, 
des  avocats,  des  ecclésiastiques,  de  riches  industriels,  qui  se  plaçaient 
à  la  tête  du  mouvement  national.  Les  colonels  Dalrymple  de  Fordel 
et  Macleod,  lord  Daer,  les  avocats  Forsyth,  Morthland  et  Thomas 
Muir,  Moffat  le  notaire,  Bell  le  riche  brasseur,  etc.,  étaient  les  plus 
considérables  entre  ceux  qui  voulaient  une  réforme  prompte  et  radi- 
cale. C'étaient  les  chefs  du  parti  patriote.  Quelques  Anglais ,  comme 
l'éloquent  Gerald,  le  ministre  Palmer,  Margarot,  Yorke,  Sinclair, 
vinrent  plus  tard  grossir  leurs  rangs. 

Le  plus  remarquable  entre  tous  les  réformistes  d'Ecosse,  l'homme 
auquel  s'attacha  dès  le  principe  le  plus  vif  intérêt,  celui  qui  était 
doué  des  qualités  les  plus  aimables,  les  plus  solides,  et  de  la  foi  la 
plus  vive  dans  sa  cause,  l'homme  enfln  qu'on  peut  regarder  comme 
l'apôtre  et  le  martyr  de  la  réforme  en  Ecosse,  est  Thomas  Muir. 

Thomas  Muir  était  né  à  Glasgow,  en  1765 ,  de  parens  riches  et 
honorables,  dont  il  était  le  fils  unique.  Sa  famille  avait  entouré  soo; 
enfance  des  soins  les  plus  tendres.  Sa  santé  était  délicate;  mais  comme 
son  père  voulait  qu'il  fût  un  homme,  il  l'avait  envoyé  à  l'université 
de  Glasgow.  Le  jeune  Muir  s'y  était  distingué  par  l'aptitude  la  plu» 


RÉFORMISTES   D'ÉCOSSE.  323 

rare  à  tout  apprendre,  et  y  avait  obtenu  de  brillans  succès  ;  mais  ce 
qui,  plus  encore  que  sa  facilité,  l'avait  fait  remarquer  de  ses  supé- 
rieurs, c'était  sa  fierté  d'ame  ,  son  indépendance  d'esprit  et  son  in- 
domptable caractère.  Dans  Muir  enfant  on  aurait  pu  retrouver,  en 
effet,  Tapôtre  d'une  croyance  nouvelle,  le  chef  de  parti;  l'anecdote 
suivante  en  donnera  la  preuve  (1). 

Anderson,  le  fameux  professeur  de  philosophie  naturelle  à  Glas- 
gow, l'homme  qui  a  laissé  un  souvenir  impérissable  en  fondant  dans 
cette  ville  l'institution  qui  porte  son  nom,  Anderson  était  connu  par 
des  opinions  fort  avancées  pour  son  temps ,  opinions  analogues  à 
celles  des  réformistes  dont  il  fut  un  des  précurseurs.  Dans  une  de  ses 
leçons,  l'audacieux  professeur  s'était  hasardé  à  faire  une  exposiiion 
de  ses  principes;  il  fut  suspendu  de  ses  fonctions.  Anderson  était 
adoré  de  ses  élèves,  qui,  la  plupart,  étaient  convertis  à  ses  doc- 
trines. Muir  surtout  était  un  de  ses  disciples  les  plus  assidus.  Muir, 
indigné  de  la  suspension  de  son  professeur,  ne  se  borne  pas  à  mur- 
murer comme  ses  camarades;  il  les  rassemble  dans  l'une  des  cours 
du  collège  et  les  harangue  avec  chaleur;  mais,  au  beau  milieu  de 
son  discours,  des  agens  de  l'autorité  accourent  et  s'emparent  de 
l'orateur.  Anderson  triompha  de  ses  ennemis  ,  et  fut  réintégré  dans 
sa  place;  mais  on  voulut  faire  un  exemple  sur  le  jeune  chef  des  re- 
belles. Ce  fut  sans  doute  pour  échapper  au  châtiment  qui  le  menaçait 
que  Muir  quitta  l'université  de  Glasgow,  renonça  à  l'étude  de  la 
théologie,  et  vint  suivre  à  Edimbourg  celle  du  droit.  Il  avait  étudié 
pour  être  ministre,  il  devint  avocat;  néanmoins  son  esprit  conserva 
toujours  le  tour  religieux  que  lui  avaient  donné  ses  premières  études. 

Thomas  Muir  se  fît  remarquer  dans  sa  nouvelle  profession  par  sa 
connaissance  du  droit  dans  un  pays  où  le  droit  est  une  science  fort 
obscure,  et  par  son  éloquence  vive  et  entraînante. 

Muir  était  avocat  depuis  plusieurs  années,  et  avait  acquis  une 
grande  réputation,  quand  arriva  la  crise  de  1792.  Muir  avait  em- 
brassé avec  chaleur  la  cause  de  la  Uberté.  Son  ardeur  et  son  zèle 
étaient  grands,  car  il  s'agissait  de  répandre  des  doctrines  pour 
lesquelles,  encore  enfant,  il  avait  souffert  la  persécution.  On  était  las 
des  élections  corrompues,  des  longs  parlemens,  dans  lesquels  on  ne 
Toyaitque  des  instrumens  d'oppression,  et  le  mot  d'ordre  des  réfor- 
mistes, alors  comme  aujourd'hui,  était  la  réforme  électorale  et  les 
parlemens  triennaux.  Les  Écossais  réclamaient,  en  outre,  la  sup- 

(1)  Life  of  Thomas  Muir,  by  Peter  Mackenzie,  of  Glasgow.—  Memoirs  and  Trials  of  tlia 
polUical  martyrs  ofScolland,  Edinburgh ,  1857.  Tail's  Edinburgh  Magazine ,  1857. 

21. 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pression  de  leur  code  criminel  et  l'application  de  la  loi  anglaise.  Ils 
eussent  voulu  briser  l'arme  qui  bientôt  devait  servir  à  les  frapper. 
Muir,  le  premier,  organise  à  Edimbourg  des  sociétés  politiques  oii 
s'enrôlent  en  grand  nombre  les  partisans  de  la  réforme.  Pendant  les 
vacances  des  tribunaux,  il  court  d'Edimbourg  à  Glasgow,  qu'il  veut 
convertir  à  la  nouvelle  foi.  Glasgow  n'était  alors  qu'une  ville  de 
quarante  mille  habitans.  Ce  n'était  pas,  comme  aujourd'hui,  une 
immense  manufacture  habitée  par  plus  de  deux  cent  mille  âmes, 
l'un  des  principaux  et  peut-être  des  plus  redoutables  centres  de  la 
démocratie  anglaise.  Mais  si  cette  ville  ne  renfermait  pas,  comme  de 
nos  jours,  une  innombrable  population  d'ilotes,  le  caractère  de  ses 
habitans  était  remuant ,  comme  il  l'a  toujours  été  ;  aussi  Thomas  Muir 
y  trouva-t-il  de  nombreux  auxiliaires.  Ses  pamphlets,  ses  prédica- 
tions éloquentes  dans  les  meetings ,  ses  démarches  incessantes,  l'af- 
fabilité de  ses  manières,  l'irréprochable  pureté  de  ses  mœurs,  l'es- 
time universelle  dont  il  jouissait,  et,  par-dessus  tout,  l'influence 
contagieuse  de  son  amour  pour  la  liberté,  gagnaient  tous  les  cœurs 
à  sa  cause,  tous  les  esprits  à  ses  doctrines.  Grâce  à  son  active  pro- 
pagande ,  le  parti  de  la  réforme  compta  bientôt ,  dans  l'ouest  et  dans 
le  sud  de  l'Ecosse,  des  milliers  d'adhérens.  Glasgow,  Dumfries,  x\yr, 
Lanark,  étaient  les  centres  d'afiîhations  qui  couvraient  le  pays 
comme  un  vaste  réseau. 

On  comprend  aisément  quelles  devaient  être  les  terreurs  du  pou- 
voir à  la  vue  d'une  si  formidable  organisation.  Les  tories  écossais,  qui 
avaient  à  leur  tête  le  célèbre  Henry  Dundas ,  secrétaire  d'état,  gou- 
verneur de  l'Ecosse,  et  Braxûeld,  lord  de  justice,  serraient  leurs 
rangs  et  faisaient  face  à  l'ennemi.  Comme  leurs  chefs  étaient  résolus, 
ils  eussent  volontiers  commencé  l'attaque;  mais  comment  agir  contre 
ces  sociétés  que  couvrait  une  apparence  de  légahté?  Ils  voyaient 
l'imminence  du  péril,  et  ils  attendaient. 

Thomas  Muir,  de  son  côté,  quelque  confiant  qu'il  fût  dans  l'excel- 
lence de  sa  cause  et  dansla  force  de  son  parti,  comprenait  les  dangers 
de  sa  situation.  Il  avait  dans  les  mains  une  arme  redoutable,  mais  dont 
il  était  difficile  de  se  servir.  L'union  fait  la  force.  Muir  sentait  toute  la 
vérité  de  cet  axiome  à  la  portée  des  politiques  les  plus  vulgaires. 
Que  pouvaient  les  sociétés  écossaises  livrées  à  elles-mêmes?  Peu  de 
chose.  Réunies  aux  sociétés  de  l'Angleterre  et  de  l'Irlande,  leur  in- 
fluence devenait  immense.  Une  fois  les  sociétés  écossaises  organisées, 
Muir,  en  dépit  de  quelques  jalousies  locales,  s'efforce  de  hâter  cette 
réunion  nécessaire.  Dans  ce  but,  il  propose  aux  sociétaires  des  dif- 


RÉFORMISTES  d'ÉCOSSE.  325 

férens  districts  de  l'Ecosse  et  leur  fait  adopter  une  résolution  qui 
tend  à  la  concentration  de  leurs  forces.  Cette  résolution  établit  une 
assemblée  centrale  formée  de  délégués  des  provinces.  Cette  assem- 
blée se  réunit  à  Glasgow,  le  30  octobre  ITOi,  au  Star-îlotcl,  et  prend 
le  nom  de  Convention  fjéncrale  ciEcosse.  Les  délégués  présens  se  dé- 
clarent société  permanente  des  amis  de  la  constitution  et  du  peuple. 
Le  colonel  Dalrymple  est  nommé  président  de  l'assemblée,  et  Thomas 
Muir  secrétaire.  Le  premier  acte  de  la  Conveniion  dont  Muir  dirige 
les  travaux  est  de  se  mettre  en  rapport  avec  les  sociétés  populaires 
de  Londres,  à  l'effet  d'obtenir,  par  tous  les  moyens  légaux  et  con- 
stitutionnels en  leur  pouvoir,  la  réforme  électorale  et  parlementaire, 
de  courts  parlemens,  etc.,  etc. 

Pendant  les  mois  qui  suivent ,  la  Convention  s'assemble  plusieurs 
fois,  soit  à  Edimbourg,  soit  à  Glasgow.  Les  conventionnels  s'atta- 
chaient, dans  leurs  actes,  à  ne  pas  sortir  des  limites  tracées  par  la 
constitution,  qui,  du  reste,  permettait  beaucoup.  Leur  langage, 
quoique  plein  d'enthousiasme  et  d'espérances,  n'a  cependant  rien 
de  séditieux.  Le  but  avoué  de  chaque  réunion  est  la  délibération  et 
la  rédaction  de  pétitions  pour  la  réforme.  Une  correspondance  active 
s'établit  entre  les  conventionnels  écossais  et  les  sociétaires  anglais  et 
irlandais.  A  l'instigation  de  Muir,  les  membres  les  plus  influens  de  ces 
sociétés,  Grey,  Fox,  Adam,  ^Yilliam  Jones  et  Withbread,  proposent 
aux  conventionnels  d'Ecosse  d'envoyer  des  députés  à  Londres;  l'Ir- 
lande y  aura  aussi  ses  délégués,  et  ce  Congres  central  des  réfor- 
mistes des  trois  royaumes  doit  s'attacher  à  hâter,  par  tous  les  moyens 
les  plus  efficaces,  la  réforme  des  institutions  politiques  ou  faussées  ou 
corrompues,  et  le  redressement  des  torts  du  pouvoir  envers  le  peuple. 

Ce  congrès,  où  dominent  les  délégués  anglais  et  irlandais,  n'a  déjà 
plus  le  même  langage  que  la  convention  écossaise.  Le  matérialisme 
politique  y  remplace  la  mysticité.  Les  principes  politiques  des  révo- 
lutionnaires français  se  montrent  à  nu  dans  ses  manifestes.  Écoutons 
plutôt,  u  Le  genre  humain,  disent-ils,  est  sorti  d'un  long  sommeil. 
Des  milliers  d'hommes  n'ont  pas  été  créés  pour  être  les  esclaves  d'un 
seul.  Assez  long-temps  les  grands  ont  bu  et  mangé  aux  dépens  du 
peuple,  mangé  les  bons  morceaux  et  bu  les  boissons  fortes.  Il  est 
bien  temps  que  le  peuple  boive  et  mange  aux  dépens  des  grands,  car, 
après  tout,  le  peuple  est  de  la  même  pâte  que  les  grands;  sa  chair 
ressemble  à  leur  chair,  son  sang  à  leur  sang.  Pourquoi  donc  le  trai- 
terait-on, ce  pauvre  peuple,  comme  s'il  était  d'une  race  inférieure?  j^ 

La  violence  de  ce  langage  devait  accroître  la  violence  des  passions. 


326  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dans  tout  le  royaume,  l'agitation  était  extrême;  l'Ecosse  surtout 
semblait  prête  à  courir  aux  armes.  Les  révolutionnaires  français 
comptaient  même  déjà  sur  la  puissante  diversion  que  devait  faire  en 
leur  faveur  le  soulèvement  de  l'une  des  plus  importantes  provinces 
d'un  état  qui  menaçait  de  prendre  les  armes  contre  eux.  Mais,  dans 
cette  circonstance,  les  républicains  français,  auxquels  on  ne  peut  ce- 
pendant refuser  l'habileté  politique,  étaient  entièrement  dans  l'erreur. 
Ils  s'arrêtaient  à  la  surface,  et  ne  pénétraient  pas  les  mobiles  qui 
faisaient  agir  les  conventionnels  écossais,  ni  la  portée  de  leur  action. 
Ils  n'avaient  pas  assez  étudié  le  caractère  écossais,  qu'ils  se  flgu- 
raient  trop  volontiers  formé  à  l'image  du  leur.  Le  caractère  écossais 
diffère  du  caractère  anglais;  il  est  moins  rassis,  plus  intelligent, 
plus  oseur.  L'Écossais  a  certainement  quelque  chose  du  Français;  il 
sent  vivement,  il  saisit  rapidement;  mais  il  n'est  pas  cependant, 
comme  le  Français,  l'homme  du  premier  mouvement;  il  est  plus  cal- 
culateur et  plus  intéressé.  Quelles  que  fussent  les  déclamations  des 
mécontens,  1  Écossais  sentait  tout  ce  qu'il  avait  gagné  à  l'union;  aussi, 
dans  ces  circonstances  critiques ,  si  quelque  reste  de  l'ancien  levain 
fermentait  dans  les  cœurs ,  il  ne  se  fit  pas  jour,  et  pas  une  voix  ne 
s'éleva  dans  le  pays  pour  demander,  comme  en  Irlande,  le  rappel  de 
l'union.  Seulement,  comme  on  était  mécontent  de  l'insuffisance  de  la 
représentation  écossaise  et  du  manque  d'équité  de  la  législation  cri- 
minelle, on  le  proclamait  hautement,  et  on  réclamait  des  privilèges 
plus  étendus  et  une  autre  législation.  Différent  en  cela  de  beaucoup 
de  peuples  en  arrière  des  institutions  dont  on  les  a  dotés  ou  dont  ils 
se  sont  dotés  eux-mêmes,  le  peuple  écossais,  intelligent,  ami  du  sa- 
voir, penseur  même,  se  sentait  de  beaucoup  en  avant  des  gothiques 
institutions  qui  le  régissaient.  Il  comprenait  aussi  qu'il  n'avait  pas 
le  pouvoir  politique  qu'il  se  croyait  et  qu'il  se  savait  en  droit  d'exiger. 
Il  se  voyait  exploité  au  profit  de  quelques  intrigans  sans  pudeur, 
de  quelques  grands  seigneurs  sans  pitié  ;  il  s'indignait,  et  il  lui  tardait 
qu'un  tel  état  de  choses  eût  une  fin. 

Mais ,  nous  l'avons  dit ,  en  Ecosse  comme  en  France ,  et  plus  que 
dans  l'Angleterre  proprement  dite ,  ce  qui  poussait  avant  tout  à  un 
grand  changement  et  peut-être  à  une  révolution ,  c'était  l'intelligence. 

L'Écossais,  comme  le  Français,  comprend  tout  et  comprend  vite; 
son  tour  d'esprit  est  éminemment  littéraire.  Il  aime  l'histoire,  l'histoire 
dupasse,  l'histoire  écrite  qu'il  lit  etpour  laquelle  il  se  passionne,  l'his- 
toire présente  dans  laquelle  il  veut  vivre.  De  nos  jours,  l'esprit 
écossais  est  certainement  plus  Httéraire  encore  que  ne  l'est  l'esprit 


RÉFORMISTES  D'ÉCOSSE.  327 

français.  En  Ecosse,  l'instruction  est  plus  répandue  qu'en  France  : 
tout  fermier  a  sa  bibliothèque;  tout  paysan  a  ses  livres;  on  lit  dans 
les  moindres  chaumières.  Aussi  consomme-t-on  dans  ce  petit  pays 
autant  de  journaux  et  de  publications  périodiques  qu'en  France. 
Ces  goûts  littéraires  ont  fait  accuser  l'Écossais  de  pédantisme;  cela 
tient  sans  doute  à  ce  que,  si  l'Écossais  sait  autant  que  le  Français, 
il  sait  autrement  que  lui,  c'est-à-dire  plus  solidement;  à  ce  que,  s'il  a 
autant  d'intelligence  que  le  Français,  il  n'a  ni  sa  mobilité,  ni  son  au- 
dace un  peu  légère.  Ajoutez  à  cela  qu'en  Ecosse,  ce  tour  d'esprit  est 
aussi  plus  religieux  qu'en  France.  On  croit  encore  dans  ce  pays-là, 
on  croit  beaucoup.  Il  est  vrai  que  chacun  croit  à  sa  manière,  que 
dans  les  villes  chaque  quartier  et  presque  chaque  rue  a  sa  religion  ; 
mais  n'importe,  chacun  croit. 

En  présence  du  mouvement  dont  nous  venons  de  parler,  en  pré- 
sence d'un  mouvement  si  unanime  et  si  raisonné ,  en  présence  de  la 
menaçante  organisation  d'une  moitié  du  pays,  l'alarme  devait  être 
grande  dans  le  camp  des  tories  et  du  pouvoir.  Ils  savaient  que  le  peu- 
ple avait  la  conscience  de  ses  droits,  ils  le  voyaient  se  concerter  et 
s'armer.  Ils  tremblaient.  Ils  se  trompaient  néanmoins  dans  leurs 
craintes  comme  les  jacobins  de  Paris  dans  leurs  espérances. 

Comme  il  arrive  souvent,  lorsque  l'intelligence  a  pénétré  dans  les 
masses  et  que  ces  masses  s'agitent,  l'arme  dont  elles  se  servent  le 
plus  volontiers  et  qu'elles  croient  la  plus  efficace,  c'est  l'arme  de  la 
parole.  Les  sociétaires  de  la  convention  d'Ecosse,  les  délégués  du 
congrès  anglais,  parlaient  donc  beaucoup,  écrivaient  beaucoup,  mais 
agissaient  peu.  La  force  brutale  agit  parce  que  la  force  brutale  est 
toute  matérielle  et  qu'elle  ne  connaît  qu'un  seul  droit,  le  droit  du 
plus  fort.  La  force  intelligente  a  plus  de  modération.  De  quelle  ma- 
nière, en  effet,  agir  vis-à-vis  du  pouvoir  quand  on  veut  rester  dans 
la  légalité,  et  qu'on  répugne  à  l'insurrection?  Les  sociétaires  écossais 
se  bornaient  donc,  comme  par  le  passé,  à  des  manifestes  et  à  des 
menaces  qui  rendaient  plus  vives  les  terreurs  du  pouvoir ,  plus  pro- 
fondes ses  haines,  plus  imminentes  ses  vengeances. 

Chaque  nation,  comme  chaque  homme,  a  son  caractère  propre.  Ce 
caractère  national  se  montre  surtout  dans  les  actes  des  partis.  Ces 
actes  suivent  plus  ou  moins  promptement  les  discours  dont  ils  sont 
la  conséquence  logique  et  obligée.  En  France,  d'ordinaire,  l'acte, 
conséquence  logique  du  manifeste,  suit  rapidement  le  manifeste, 
comme  nous  en  avons  eu  la  preuve  dans  mainte  circonstance ,  et 
même  dans  des  temps  fort  rapprochés;  au-delà  du  détroit,  l'acte 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

logique  se  fait  plus  long-temps  attendre.  On  s'assemble  cent  fois ,  on 
déclame  avec  une  violence  inimaginable;  on  entasse  des  montagnes 
de  pamphlets,  de  pétitions  et  d'adresses,  avant  de  faire  ce  que,  dès 
les  premiers  jours,  on  semblait  décidé  à  faire,  avant  de  joindre  la 
pratique  à  la  théorie.  Les  partis  sont  comme  les  gens  de  la  rue,  le 
mob;  ils  s'injurient  et  se  montrent  le  poing,  une  heure  durant,  avant 
de  se  résoudre  à  en  venir  aux  mains.  Les  réformistes  d'Ecosse  s'en- 
tendaient avec  les  réformistes  d'Angleterre;  leur  nombre  était  si 
grand,  leur  organisation  si  forte ,  leurs  mesures  si  bien  arrêtées, 
qu'ils  semblaient  n'avoir  qu'à  vouloir  pour  être  les  maîtres  et  empor- 
ter d'assaut  le  pouvoir;  la  résolution  leur  manqua,  elle  ne  manqua 
pas  à  leurs  ennemis. 

Au  lieu  d'agir,  les  réformistes  écossais  discouraient  toujours,  ils 
envoyaient  des  adresses  aux  réformistes  anglais,  qui  endoctrinaient 
4:eux  d'Irlande,  et  réciproquement.  L'adresse  des  Irlandais  aux 
Écossais  est  le  plus  remarquable  de  tous  ces  manifestes.  Elle  se  dis- 
tingue autant  par  l'expression  que  par  les  choses  qu'elle  exprime. 
C'est  la  pensée  irlandaise  à  mots  couverts  (1),  la  pensée  du  démen- 
brement,  le  rap-fiel  de  ianiim,  cette  pensée  qui  a  été  celle  de  l'Irlande 
depuis  les  premiers  jours  de  l'oppression,  et  que  le  grand  agitateur, 
l'audacieux  O'Connell,  tout  gouvernemental  qu'il  soit  devenu,  a  cer- 
tainement encore  au  fond  du  cœur. 

c(  Réformistes  nos  frères ,  disaient  les  Irlandais  aux  Écossais,  nous 
nous  réjouissons  sincèrement  de  voir  l'esprit  de  liberté  se  lever 
sur  le  sol  de  l'Ecosse;  nous  nous  réjouissons  à  l'idée  que  vous  ne 
vous  considérez  plus  comme  engloutis  dans  un  autre  pays,  comme 
liés  sans  retour  à  un  autre  peuple  ;  nous  nous  réjouissons  de  ce 
qu'aujourd'hui,  dans  cette  grande  question  nationale,  vous  vous 
montrez  vraiment  Écossais,  vraiment  les  enfans  de  cette  terre  où 
Buchanan  a  écrit,  Fletcher  parlé,  >Yallace  combattu  (3).  n 

Pitt,  naguère  réformiste,  gouvernait  alors.  Pitt  avait  plus  de  déci- 
sion dans  le  caractère  et  d'unité  dans  les  vues  qu'une  société,  quel- 
que parfaite  que  fût  son  organisation ,  n'en  pouvait  avoir.  Comme  il 
avait  été  dans  la  place ,  il  en  connaissait  les  cotés  faibles.  Il  possédait 
en  outre  ce  coup  d'œil  pénétrant  du  grand  politique;  il  savait  où  il 
fallait  frapper,  et  comment  il  fallait  frapper.  Il  hésitait  cependant 

(1)  L'Irlande,  à  cette  époque,  avait  des  réformistes;  mais  l'union  irlandaise  n'existait  pas. 

(2)  On  a  attribué  à  tort  cette  adresse  à  Grattan;  le  docteur  Drennan  en  est  Fauteur.  L'a- 
dresse deWatson  aux  Irlandais  (il/oni/e?»- de  1798)  contient  les  mêmes  pensées,  exprimées 
<l'ane  manière  plus  violente. 


RÉFORMISTES   D'ÉCOSSE.  32Î^ 

encore ,  retenu  qu'il  était  par  quelques  scrupules  de  jeune  homme  ; 
le  fait  suivant  le  décida  à  agir. 

La  France  ,  comme  on  sait,  était  alors  en  guerre  avec  l'Autriche 
et  la  Prusse.  Son  territoire  avait  été  envahi  ;  elle  avait  repoussé  une 
première  fois  les  armées  ennemies;  mais,  quelles  que  fussent  la  bra- 
voure de  ses  soldats  et  l'énergie  de  ses  citoyens ,  le  péril  était  grand 
encore.  Le  ministère  anglais  sympathisait  ouvertement  avecles  souve- 
rains alliés,  son  attitude  était  menaçante,  et,  d'un  jour  à  l'autre,  les 
Français  s'attendaient  à  avoir  un  ennemi  de  plus  sur  les  bras,  et  un 
ennemi  plus  redoutable  à  lui  seul  que  l'Autriche  et  la  Prusse  réunies. 
Mais  tandis  que  le  cabinet  britannique  négociait  avec  les  ennemis  de 
la  France,  n'attendant  qu'un  moment  favorable  pour  jeter  le  masque, 
le  peuple  anglais,  sourd  aux  insinuations  de  sesgouvernans,  frater- 
nisait avec  le  peuple  français. 

ce  En  contemplant  la  condition  politique  des  nations ,  disaient  les 
Bretons  unis  du  congrès  dans  leur  adresse  aux  républicains  français, 
nous  avons  peine  à  concevoir  un  système  de  gouvernement  plus 
diabolique  que  celui  qui  a  été  établi  dans  notre  île  et  dans  le  reste 
du  monde.  Pour  satisfaire  l'ambition  et  assouvir  l'avarice  des  grands, 
les  liens  de  frères  qui  unissaient  le  genre  humain  ont  été  brisés. 
On  dirait  que  tant  de  peuples  divers  ont  été  jetés  sur  la  terre  par 
des  dieux  rivaux.  L'homme  n'est  plus  regardé  comme  l'ouvrage  d'un 
même  créateur.  Les  institutions  politiques  sous  lesquelles  il  vit  ont 
été  fondées  contrairement  à  son  bonheur,  quelle  que  soit  la  religion 
qu'il  professe.  En  dépit  de  cette  bienveillance  universelle  que  la  mo- 
rale de  chaque  religion  connue  rend  obligatoire ,  il  a  été  perfidement 
amené  à  considérer  son  espèce  comme  son  ennemie  naturelle,  et  à 
décider  du  vice  et  de  la  vertu  selon  les  limites  géographiques  qui' 
séparent  chaque  peuple.  )) 

Ce  langage  différait  de  celui  des  révolutionnaires  français.  Il  était 
philosophique  et  en  même  temps  religieux.  Soit  que  la  tournure  mys- 
tique de  cette  adresse  fît  soupçonner  cette  fois  les  délégués  d'Ecosse, 
mais  surtout  Thomas  Muir,  de  l'avoir  rédigée,  Pitt,  qui  se  voyait 
débordé,  et  qui  craignait  que  la  sympathie  des  deux  nations  ne  se 
formulât  autrement  que  par  des  paroles,  Pitt  se  décida  à  attaquer, 
et  ce  fut  l'Ecosse  qu'il  choisit  pour  champ  de  bataille.  Pitt  eût  craint 
d'engager  l'affaire  avec  les  réformistes  de  Londres;  la  constitution 
d'ailleurs  lui  faisait  obstacle.  En  agissant  loin  du  centre,  il  se  trou- 
vait plus  à  l'aise.  L'Ecosse ,  si  long-temps  opprimée,  et  qui,  depuis 
les  terribles  exécutions  du  duc  de  Cumberland  en  17V5  et  la  des- 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

truction  de  l'esprit  de  clan ,  passait ,  malgré  le  caractère  remuant 
de  ses  habitans ,  pour  la  plus  facile  à  soumettre  des  provinces  du 
Royaume-Uni,  l'Ecosse  fut  choisie  pour  faire  un  exemple,  et  Thomas 
Muir  fut  désigné  pour  être  la  première  victime.  11  fut  arrêté  vers  le 
commencement  de  janvier  1793,  six  semaines  après  la  première 
réunion  de  la  convention  écossaise.  Thomas  Muir  refusa  de  répondre 
aux  interrogatoires  du  sheriff.  Il  connaissait  les  vices  de  la  législa- 
tion criminelle  de  l'Ecosse,  la  politique  insidieuse  et  inquisitoriale  des 
magistrats  de  son  pays,  qui  souvent  arrachaient  à  l'impatience  de 
l'accusé  les  seuls  griefs  qui  pussent  donner  lieu  à  un  procès  et  à  une 
condamnation.  Avocat  et  ami  de  l'humanité ,  il  avait  souvent  dénoncé 
de  semblables  manœuvres  et  déjoué  d'indignes  tentatives  de  ce  genre. 
En  se  taisant,  du  moins  il  ne  donnait  pas  d'armes  contre  lui.  Muir 
fut  mis  bientôt  après  en  liberté  sous  caution.  Comme  son  procès  ne 
devait  avoir  lieu  qu'après  certains  délais ,  il  chargea  un  de  ses  amis , 
M.  John  Campbell,  de  le  prévenir  à  temps,  et  partit  pour  Londres, 
où  il  vit,  en  passant,  les  principaux  réformistes  anglais,  et  de  Lon- 
dres il  se  rendit  à  Paris. 

Ses  juges  n'ont  pas  mis  ce  voyage  au  nombre  des  griefs  allégués 
contre  lui;  on  peut  donc  croire  que  le  but  en  était  innocent,  et  que 
le  seul  désir  de  satisfaire  une  curiosité  bien  naturelle  chez  un  esprit 
aussi  amoureux  de  nouveautés,  avait  engagé  Muir  à  l'entreprendre. 
Il  arriva  à  Paris  la  veille  de  l'exécution  de  Louis  XVI.  Son  cœur  fut 
navré.  Il  apprécia  sur-le-champ  toutes  les  conséquences  que  ce  fatal 
événement  allait  avoir  pour  la  liberté  des  peuples.  Il  comprit  tout  le 
parti  que  les  ennemis  de  l'affranchissement  de  son  pays  allaient  tirer 
de  cette  sanglante  exécution  ;  le  jour  où  la  tête  de  Louis  XVÏ  tomba , 
il  se  vit  condamné  par  les  juges  écossais,  et  la  liberté  avec  lui. 

Quand  les  tories  d'Edimbourg  apprirent  que  Muir  était  en  France, 
en  faveur  auprès  des  régicides ,  disaient-ils,  ils  ne  perdirent  pas  de 
temps.  Ils  le  citèrent  à  comparaître  devant  la  cour  criminelle  pour 
le  crime  non  défini  de  sédiiion;  sans  lui  laisser  les  délais  matérielle- 
ment nécessaires  pour  qu'il  pût  revenir  de  France  en  Ecosse,  ils  le 
déclarèrent  hors  la  loi,  et  la  somme  qu'il  avait  déposée  comme  caution 
fut  confisquée.  La  première  pensée  de  Muir  fut  de  revenir  à  Edim- 
bourg et  de  faire  face  à  ses  ennemis.  Ses  amis  s'opposèrent  à  cette 
résolution  désespérée.  Ils  ne  voyaient  là  qu'un  sacrifice  inutile. 

Pendant  l'absence  de  Muir,  les  réformistes  ne  perdirent  cependant 
pas  tout  courage.  L'armée  était  nombreuse,  pleine  de  confiance  et 
de  résolution;  mais  son  général  n'était  plus  là,  et  comme  il  arrive 


RÉFORMISTES  DÉCOSSE.  33t 

souvent,  ses  lieutenans  avaient  peur.  Déjà  même  la  plupart  des  délé- 
gués des  ordres  supérieurs,  craignant  d'être  frappés  à  leur  tour, 
s'étaient  retirés  delà  société  et  se  cachaient,  William  Skirving,  Ecos- 
sais comme  Muir,  mais  ne  possédant  pas  la  même  influence,  avait  seul 
osé  accepter  le  poste  périlleux  de  secrétaire  de  la  convention,  que  le 
départ  de  son  ami  avait  laissé  vacant.  Il  y  assistait  en  cette  qualité 
quand  elle  s'assembla  en  mai  1793. 

Pendant  que  les  réformistes  cherchaient  à  se  concerter,  les  agcns 
du  pouvoir  ne  restaient  pas  inactifs;  de  nombreuses  arrestations 
avaient  lieu  chaque  jour,  et  c'est  vers  ce  temps  que  commença  cette 
période  de  l'histoire  moderne  d'Ecosse  que  les  réformistes  de  ce  pays 
ont  appelée  le  rccjiic  de  la  terreur. 

La  fatalité  voulut  que  Muir,  oubliant  les  conseils  de  la  prudence, 
vînt  lui-même,  dans  ce  temps  funeste,  se  livrer  à  ses  ennemis.  La 
guerre  avait  éclaté  entre  l'Angleterre  et  la  France.  L'embargo  mis 
sur  les  bàtimens  de  l'une  et  l'autre  nation  avait  suspendu  toutes  les 
relations  entre  les  deux  pays.  Pendant  plusieurs  mois,  la  famille  de 
Muir  était  restée  sans  nouvelles  de  l'exilé.  Les  premières  lettres  que 
Muir  reçut  d'Ecosse  lui  apprirent  que  son  nom  avait  été  rayé  de  la 
liste  des  avocats  écossais,  et  que  la  persécution  continuait  contre  les 
hommes  de  son  parti  avec  plus  de  violence  que  jamais.  La  famille  de 
Muir  lui  envoyait  des  lettres,  de  l'argent,  et  l'engageait  à  passer  aux 
États-Unis,  où  un  accueil  hospitalier  l'attendait.  Muir  avait  vingt-huit 
ans  à  peine.  Il  était  l'unique  fils  de  parens  qui  l'adoraient  et  qui  fai- 
saient reposer  sur  sa  tète  toutes  les  espérances  de  leur  vieillesse.  Ces 
espérances  étaient  même  un  peu  ambitieuses,  car  on  raconte  que  la 
mère  de  Muir  avait  rêvé  que  son  fils  serait  lord-chancelier  d'Angle- 
terre. Si  la  pauvre  femme  avait  l'ambition  de  la  mère  des  Gracques, 
elle  en  eut  aussi  les  désappointemens  et  les  mortelles  douleurs.  Malgré 
les  avis  paternels ,  Muir  quitta  la  France,  et  s'embarqua  sur  un  navire 
américain  qui  se  rendait  en  Llande.  Muir  s'arrêta  dans  cette  île,  et 
vécut  quelque  temps  dans  l'intimité  des  réformistes  de  ce  pays.  Pen- 
dant son  séjour  auprès  d'eux,  il  entra  en  correspondance  avec  son 
père  par  le  canal  du  capitaine  américain.  Celle  correspondance  du 
jeune  homme  et  du  vieillard  est  extrêmement  touchante.  Le  malheu- 
reux père  est  obligé  de  faire  violence  à  ses  sentimens  pour  parler 
de  son  fils  comme  d'un  étranger,  et  la  tendresse  paternelle  se  trahit 
plus  d'une  fois  dans  ses  lettres.  L'absence  de  ce  jeune  homme  nous  a 
(jrandemeni  affliijés,  dit  le  vieillard,  et  cependant  il  recommande  au 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jemie  homme,  avec  une  sollicitude  toute  paternelle,  de  ne  pas  songer 
à  venir  les  retrouver  de  long-temps. 

Muir  était  fatigué  d'un  exil  de  plusieurs  mois;  la  perspective  de 
passer  de  longues  années  en  Amérique,  loin  de  sa  famille  et  de  ses 
amis,  lui  était  odieuse.  De  plus,  il  croyait  avoir  des  devoirs  à  rem- 
plir, des  devoirs  de  chef  de  parti;  il  ne  voulait  pas  surtout  que  son 
courage  fût  mis  plus  long-temps  en  doute,  et  qu'on  pût  lui  reprocher 
d'avoir  fui  devant  le  danger.  Muir  se  rendit  donc  en  Ecosse  par  le 
Port-Patrick.  Je  suis  venu  volcnLairement,  dit-il  plus  tard,  pour  faire 
face  a  mes  accusateurs  et  les  confondre.  Le  choix  qu'il  fit  de  la  route  la 
plus  fréquentée  semble  prouver  que  telle  était,  en  effet,  son  intention. 
En  débarquant  à  Port-Patrick,  il  fut  reconnu  par  un  employé  de  la 
douane  qui  l'avait  vu  plaider  autrefois  au  barreau  d'Edimbourg,  et 
qui  le  dénonça.  Comme  Muir  avait  été  mis  hors  la  loi,  il  fut  immé- 
diatement arrêté.  Williamson,  le  fameux  chasseur  et  le  fameux  pre- 
neur d'amh  du  peuple  d'alors,  Williamson  fut  chargé  de  conduire  le 
prisonnier  aujail  d'Edimbourg.  On  avait  saisi  ses  papiers  en  même 
temps  que  sa  personne.  Ces  papiers  étaient  sans  importance;  on  les 
dénonça  cependant  comme  incendiaires.  On  incrimina  surtout  un 
pamphlet  de  Miltoo  sur  la  liberté  illimitée  de  la  presse,  quelques  lettres 
de  France  scellées  avec  la  têie  de  la  Liberté,  et  un  certificat  d'admis- 
sion à  la  société  des  Irlandais  unis,  signé  par  Hamilton  Rowan,  le 
secrétaire  de  l'association.  Ces  papiers,  jusqu'aux  plus  frivoles,  ser- 
virent de  base  à  l'accusaiion  portée  contre  Muir. 

La  nouvelle  de  l'arrestation  de  Muir  produisit  en  Ecosse  une  sen- 
sation extraordinaire.  Les  tories  avaient  peine  à  dissimuler  leur  joie; 
ils  tenaient  enfin  le  général  ennemi.  Mais  comme  l'attitude  des  amis 
du  peuple  devenait  de  plus  en  plus  menaçante,  le  ministère,  pour  ne 
pas  leur  laisser  le  temps  de  se  reconnaître,  donna  ordre  que  le  procès 
du  chef  des  réformistes  eut  lieu  sur-le-champ.  Le  30  août  1793, 
Thomas  Muir  fut  donc  amené  devant  le  tribunal  criminel  d'Edim- 
bourg. Les  illusions  de  parti  sont  grandes.  Le  croirait-on?  le?  réfor- 
mistes d'Ecosse  étaient  sans  défiance ,  ils  croyaient  à  l'acquittement 
de  leur  chef,  qui,  disaient-ils,  était  venu  généreusement  s'asseoir  sur 
les  bancs  de  la  justice;  ils  s'attendaient  à  retrouver  bientôt  Thomas 
Muir  à  leur  tête  et  à  reprendre  l'offensive  contre  le  pouvoir.  La  com- 
position seule  du  tribunal  eût  dû  cependant  leur  dessiller  les  yeux, 
leur  ôter  tout  espoir  et  leur  faire  prévoir  l'issue  fatale  du  procès. 

Dans  le  courant  de  l'année  précédente,  quand  les  sociétés  des  amis 


RÉFORMISTES  D'ÉCOSSE.  333 

du  peuple  avaient  commencé  à  se  réunir,  les  tories  avaient  organisé, 
de  leur  côté,  des  sociétés  dirigées  par  des  principes  opposés,  des 
sociétés  analogues  à  celles  des  orangisles  d'Irlande  et  des  conser- 
vateurs actuels  en  Angleterre.  L'une  de  ces  sociétés,  composée  de 
tous  les  chefs  de  ligne  du  parti  ministériel,  s'était  formée  à  Edim- 
bourg sous  le  nom  dluniimcs  de  la  fortune  et  de  la  vie  {life  and  fortune 
men);  on  l'appelait  aussi  la  société  de  Goldsmitlia'-UaUj  du  nom  de 
l'endroit  où  elle  tenait  ses  séances.  Cette  société,  dirigée  par  Brax- 
field,  le  lord  de  justice,  par  les  lords  Eskgrove,  Henderland,  Swin- 
lon,  Dunsinnan,  etc.,  renfermait  tout  ce  que  le  parti  tory  comptait  de 
gens  décidés  et  violens. 

La  société  de  Goldsmiihs'-îïall  s'annonçait,  dans  ses  manifestes, 
comme  instituée  pour  la  défense  de  la  constitution  de  la  Grande-Bre- 
tagne, cette  consiiintion  objet  de  convoitise  pour  le  reste  des  nalions.Vav 
un  calcul  assez  ordinaire  aux  partis,  les  chefs  des  amis  du  peuple, 
qui,  eux  aussi,  se  prétendaient  les  défenseurs  de  la  constitution,  et 
qui  ne  voulaient  pas  qu'une  autre  société  s'arrogeât  exclusivement 
ce  titre,  résolurent  d'un  commun  accord  de  se  faire  inscrire  au 
nombre  des  membres  du  Goldsmiths'-Hall,  Les  tories  furent  bien 
surpris  un  jour  de  trouver,  sur  la  liste  de  leurs  adhérens,  les  noms 
de  Thomas  Muir,  William  Skirving,  Moffat,  Bell,  Johnstone,  tous 
chefs  des  amis  du  peuple.  Comme  on  le  pense ,  ces  noms  furent  igno- 
minieusement effacés  du  registre  des  associés.  Jusqu'alors  tout  était 
bien ,  chaque  parti  agissait  dans  son  droit;  mais  quand,  l'année  sui- 
vante, les  magistrats  tories  choisirent,  pour  composer  le  jury  qui 
devait  prononcer  sur  l'innocence  ou  la  culpabilité  de  Muir,  Skirving 
et  autres  chefs  des  amis  du  peuple,  un  jury  composé  des  membres  les 
plus  ardens  de  la  société  de  GolJsmiths'-lIall,  il  y  eut  évidemment 
manque  d'équité,  il  y  eut  attentat  au  droit  commun,  ces  hommes 
ayant  déjà  prononcé  leur  verdict  par  anticipation  lorsqu'ils  avaient 
exclu  les  chefs  réformistes  de  leur  société.  Plus  tard,  la  conduite 
des  juges  écossais  donna  lieu  à  de  violens  débats  dans  le  parlement 
anglais  et  fut  sévèrement  qualiûée  par  ses  membres  les  plus  considé- 
rables; mais  alors  il  n'était  plus  temps,  les  victimes  succombaient 
dans  un  lointain  exil  (  I  )  ! 

Muir  partageait  les  espérances  de  ses  amis  ;  il  avait  la  confiance  un 
peu  naïve  d'un  chef  de  parti  jeune  et  honnête.  Quelque  chaleureuse 
qu'eût  été  son  opposition  au  pouvoir,  quelque  actifs  et  quelque  dan- 

(!)  Memoîrs  and  Trials,  etc.,  pag.  7. 


^fl,  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pereux  qu'eussent  été  les  moyens  mis  en  œuvre  pour  renverser 
l'administration  des  tories  et  faire  prévaloir  la  réforme,  il  ne  croyait 
pas  être  sorti  de  la  limite  des  droits  que  la  constitution  accordait 
à  tout  citoyen  anglais.  Il  se  croyait  personnellement  irréprochable, 
et  aux  yeux  de  tout  homme  impartial  il  l'était  peut-être.  Fort  de 
son  droit  et  persuadé  de  l'excellence  de  sa  cause ,  il  refusa  le  mi- 
nistère d'hommes  éminens  qui  lui  offraient  l'appui  de  leur  talent, 
MM.  Erskine  et  John  Clerk.  Il  craignait,  avant  tout,  de  ne  pas  être 
défendu  comme  il  voulait  l'être ,  ou  plutôt  d'être  défendu  au  pré- 
judice de  la  cause  dont  il  se  regardait  comme  Vapôire.  Au  fond  peu 
lui  importait  d'être  déclaré  innocent  ou  coupable,  pourvu  qu'il  put 
sp  servir  du  banc  de  l'accusé  comme  d'une  tribune,  ou  plutôt  comme 
d'une  chaire  où  il  put  prêcher  la  cause  de  la  réforme. 

Les  débats  de  son  procès  furent  misérables,  et  les  charges  alléguées 
contre  lui  plus  misérables  encore.  Son  plus  grand  crime  était  d'avoir 
prêté  un  exemplaire  des  Droiis  de  Vhomme  de  Payne  et  quelques 
copies  du  dialogue  de  Volney  entre  le  gouvernant  et  le  gouverné, 
dialogue  extrait  de  l'ouvrage  des  Rnincs.  On  l'accusait  aussi  d'avoir 
donné  lecture  à  la  convention  d'Ecosse  de  l'adresse  des  Irlandais 
unis,  dont  il  a  été  question  plus  haut.  11  est  à  croire  que  toutes  ces 
charges  n'étaient  que  des  prétextes  pour  perdre  un  homme  que  le 
pouvoir  regardait  comme  dangereux  ;  cependant  elles  furent  sérieu- 
sement discutées  par  Braxfield,lord  de  justice. 

L'attitude  de  Muir  devant  le  tribunal  fut  digne  et  calme.  Il  com- 
mença par  réclamer  des  juges  impartiaux,  des  juges  qui  n'eussent  fait 
partie  ni  de  l'association  de  Goldsmiths'-IIall,  ni  de  la  société  des 
amis  du  peuple.  Dans  les  hommes  qui  siégeaient  là  et  qui  l'avaient 
chassé  de  leur  société,  il  ne  voyait  pas  des  juges,  mais  des  ennemis. 
Blair,  le  solliciteur-général,  et  Braxfield,  répliquèrent  comme  répli- 
quent les  gens  de  parti  en  pareille  occasion  :  a  Le  pouvoir  devait-il  se 
priver  de  ses  meilleurs  appuis?  Nullement.  «  Et  on  passa  outre. 

Parmi  les  témoins  qu'on  avait  pu  trouver  pour  déposer  contre 
Muir  figuraient  la  servante  de  sa  famille  et  le  révérend  Lapslie.  Lap- 
slie  était  ce  personnage  qui  ne  manque  jamais  aux  procès  politiques; 
il  remplissait  le  rôle  du  traître.  Lapslie,  l'ami  d'enfance  de  Muir,  avait 
été  accueilU  par  sa  famille  comme  un  fils.  Réformiste  ardent,  il  avait 
assisté  aux  premières  séances  de  la  convention.  Quand  la  persécution 
commença,  et  que  Muir  fut  poursuivi  par  le  pouvoir,  LapsHe  l'aban- 
donna, et  poussa  le  fanatisme  de  l'apostasie  jusqu'à  faire  quarante 
milles,  sans  avoir  été  assigné,  pour  venir  déposer  contre  son  ancien 


RÉFORMISTES   D'ÉCOSSÉ. 

amî.  Anne  Fisher,  la  servante,  était  évidemment  un  témoin  soudoyé. 
Sa  leçon  lui  avait  été  faite ,  et  elle  la  récita  avec  une  volubilité  qui 
prouvait  plus  en  faveur  de  sa  mémoire  que  de  l'adresse  de  ceux  qui 
l'avaient  mise  en  avant.  Elle  racontait  a  qu'elle  avait  souvent  entendu 
dire  à  M.  Muir  que  le  livre  de  Payne  était  un  bon  livre;  que  ce  livre, 
il  l'avait  prêté  à  des  amis;  bien  plus,  que  M.  Muir  avait  dit  à  son 
coiffeur  qu'il  devrait  bien  laisser  l'ouvrage  de  Payne  dans  sa  boutique, 
pour  écluirer  ses  pratiques  sur  leurs  droits.  »  Anne  Fisher  ajoutait 
<r  qu  elle  avait  vu  sur  la  table  de  Muir  un  dialogue  qu'il  avait  lu  en 
présence  de  sa  mère,  de  sa  sœur  et  autres  personnes  ;  que  Muir  avait 
trouvé  ce  dialogue  fort  spirituel,  et  quil  avait  dit  qu'il  était  écrit  par 
un  nommé  Volnew  { Volney),  l'un  des  premiers  esprits  de  France.  La 
France  était  la  plus  florissante  des  nations,  disait  encore  quelquefois 
Muir;  elle  avait  aboli  la  tyrannie  et  créé  un  gouvernement  libre. 
Quant  à  la  constitution  anglaise,  elle  avait  aussi  du  bon,  mais  les  abus 
l'avaient  gâtée;  elle  avait  besoin  d'être  réformée,  etc.,  etc.  » 

Tels  étaient  les  principaux  griefs  allégués  contre  Thomas  Muir,  et 
cela  sur  !e  seul  témoignage  de  cette  femme.  L'infâme  conduite  de  Lap- 
slie  et  la  déposition  de  la  servante  Anne  Fisher  avaient  excité  l'indi- 
gnation de  l'accusé;  la  manière  dont  il  discute  ces  témoignages  est 
noble  et  éloquente.  «Messieurs,  dit-il  à  ses  juges,  l'espion  de  la  famille 
a  fait  son  métier  avec  une  singulière  vigilance.  Cette  femme  n'a-l-elle 
pas  été  en  effet  jusqu'à  vous  dire  quels  livres  étaient  sur  ma  table!... 
Messieurs ,  à  l'avenir  fermez  soigneusement  vos  bibliothèques  ;  car, 
pour  peu  qu'elles  soient  considérables,  il  n'est  pas  un  crime  dans  le 
Décalogue  dont  vous  ne  puissiez  être  convaincu  sur  le  témoignage  de 
votre  servante.  Le  possesseur  de  Platon,  de  Hume  ou  de  Harring- 
toii,sera,  lui,  républicain:  le  savant  qui  aura  sur  ses  tablettes  le 
Koran  de  Mahomet  sera,  lui,  mahométan...  Le  lord  avocat  d'Ecosse 
mérite  les  éloges  du  pouvoir;  il  a  découvert  de  nouvelles  et  vastes 
régions  dans  la  sphère  déjà  si  étendue  de  la  criminalité.  Avec  une 
ardeur  comme  la  sienne,  on  ne  peut  manquer  de  revenir  d'un  voyage 
de  découvertes  dans  ce  monde  nouveau  avec  de  magnifiques  collec- 
tions. Hélas I  messieurs,  je  souris....  mais  mon  sourire  est  triste,  et 
meurt  bientôt  quand  je  viens  à  penser  qu'aujourd'hui,  à  la  fin  du 
xvar  siècle,  on  a  pu  interroger  la  servante  d'un  homme  sur  le  con- 
tenu des  livres  qu'il  avait  dans  sa  maison,  et  que,  sur  la  dénoncia- 
tion de  cette  femme,  cet  homme  peut  tout  perdre  au  monde,  la  répu- 
tation, la  fortune,  la  vie  même! Messieurs,  vous  avez  entendu  le 

témoignage  d'Anne  Fisher...  Je  vous  le  répète  encore,  si  vous  écoulez 


336  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  pareils  rapports,  vous  détruisez  pour  jamais  la  société  domesti- 
que, vous  desséchez  dans  leur  germe  les  doux  épanchemens  des  fa- 
milles... Ah!  n'est-ce  pas  assez  de  pleurer  sur  des  malheurs  publics 
sans  qu'il  faille  encore,  quand  nous  rentrerons  dans  nos  maisons, 
nous  renfermer  dans  une  sombre  solitude,  gardée  par  le  soupçon  et 
le  danger,  où  nous  ne  pourrons  nous  laisser  aller  aux  affections  de 
la  famille,  et  où  désormais  tout  échange  de  paroles  consolantes  entre 
amis  ne  sera  même  plus  permis  I  » 

L'ensemble  du  plaidoyer  de  Muir  est  plutôt  une  prédication  qu'une 
défense;  la  question  de  la  réforme  du  parlement,  qu'il  traite  en  plu- 
sieurs endroits  avec  une  habileté  et  une  hauteur  de  vues  que  peu  de 
réformistes  modernes  ont  égalées,  et  avec  une  modération  qui  ne 
laisse  pas  de  prise  aux  interruptions  de  lord  Braxfield,  le  remplit 
presque  en  entier.  Muir  termine  ainsi  sa  longue  oraison  : 

c(  Maintenant,  quel  a  été  mon  crime?  Serait-ce  d'avoir  prêté  à  un 
ami  un  exemplaire  du  livre  de  Payne?  Serait-ce  d'avoir  donné  à 
d'autres  amis  quelques  pamphlets  très  constitutionnels  et  très  inno- 
cens?  Non,  messieurs;  mon  crime,  c'est  d'avoir  osé,  autant  que  me 
le  permettaient  mes  faibles  moyens,  me  faire  l'énergique  et  actif  avocat 
du  droit  qu'a  le  peuple  d'être  représenté  avec  équité  dans  la  maison 
du  peuple;  c'est  d'avoir  poursuivi  l'accomplissement  de  cette  mesure 
par  tous  les  moyens  légaux  ;  c'est  d'avoir  vivement  réclamé  la  dimi- 
nution des  taxes  qui  écrasent  les  citoyens  ;  c'est  d'avoir  adjuré  hau- 
tement le  pouvoir  de  se  montrer  économe  du  sang  du  pauvre.  Mes- 
sieurs, depuis  mon  enfance  jusqu'à  ce  moment,  je  me  suis  dévoué  à 
la  cause  du  peuple.  C'est  une  noble  et  belle  cause,  qui  doit  déflni- 
tivement  prévaloir,  qui  doit  finalement  triompher.  Prononcez  votre 
verdict;  s'il  m'est  contraire,  si  vous  me  condamnez,  ce  que  je  ne  puis 
croire  possible,  ce  sera  pour  mon  attachement  à  cette  cause  seule,  et 
non  pour  de  vains  et  honteux  prétextes,  qui  ne  servent  qu'à  colorer 
misérablement  les  motifs  réels  de  l'accusation  portée  contre  moi.  » 

Le  lord  de  justice  Braxfield  répliqua  à  Muir.  Il  le  fît  avec  bruta- 
lité ,  et  avec  un  manque  de  goût  et  de  formes  qui  plaçait  de  beaucoup 
le  lord  au-dessous  du  plébéien,  il  répond  à  la  forte  et  véhémente 
argumentation  de  l'accusé  par  des  injures,  et  quand  il  arrive  à  la 
grande  question  de  la  réforme,  il  fait,  aux  théories  un  peu  naïves 
du  réformiste ,  la  réponse  qu'ont  faite  de  tous  temps  les  tories  aux 
radicaux  :  «Tout  gouvernement  dans  tout  pays  est  l'image  d'une  cor- 
poration. Dans  notre  pays,  cette  corporation  se  compose  d'hommes 
possédant  la  terre,  qui  seuls  ont  le  droit  d'être  représentés  ;  car  pour 


RÉFORMISTES  d'ÉCOSSE.  337 

la  canaille  [rahblc)j  qui  n'a  guère  que  la  propriété  de  sa  personne, 
quelle  sécurité  voulez-vous  qu'elle  inspire  à  la  nation?  quelle  caution 
a-t-on  de  l'acquittement  des  taxes  qu'elle  doit  payer?  Ces  gens-là 
peuvent  charger  leur  propriété  tout  entière  sur  leur  dos,  et  quitter 
le  pays  en  un  clin  d'oeil.  Ceux  qui  possèdent  le  sol  ne  peuvent  pas 
déloger  ainsi....  La  tendance  de  toute  la  conduite  de  l'accusé  n'était 
propre  qu'à  pousser  le  peuple  à  la  révolte,  ajoutait-il  ;  si  l'on  n'eût 
pas  accordé  ce  qu'il  demandait,  il  l'eut  pris  de  force...  Je  n'ai  pas 
le  plus  petit  doute,  disait  Braxfield  en  terminant,  que  les  jurés, 
convaincus,  comme  moi,  de  la  culpabilité  de  l'accusé,  ne  rendent 
un  verdict  qui  ne  peut  manquer  de  les  honorer.  » 

Quand  le  lord  de  justice  eut  achevé,  la  cour  se  retira ,  et  après  quel- 
ques heures  de  délibération,  Gilbert-Innes  de  Stow,  chef  du  jury,  pro- 
nonça un  arrêt  qui  déclarait  Thomas  Muir  coupable  du  crime  de  sédi- 
tion. Cet  arrêt  fut  rendu  à  l'unanimité.  Quelle  peine,  maintenant, 
devait-on  infliger  au  séditieux?  Henderland  ,  lord  avocat  d'Ecosse, 
après  s'être  récrié  contre  l'énormité  de  la  faute ,  adressa  au  tribunal 
les  observations  suivantes ,  qui  donnent  une  idée  assez  juste  de  ce 
qu'était  en  Ecosse  la  législation  criminelle  il  y  a  moins  de  cinquante 
ans,  de  ce  qu'elle  est  à  peu  près  encore  de  nos  jours,  et  de  la  ma- 
nière de  raisonner  des  magistrats  écossais.  c(  Le  simple  bannissement 
n'était  pas  sufflsant;  il  n'aurait  pour  résultat  que  d'envoyer  dans  un 
autre  pays  un  homme  qui,  là  encore,  saurait  exciter  le  même  esprit  de 
trouble  et  de  mécontentement,  et  qui,  de  loin,  sèmerait  la  discorde 
à  pleines  mains;  le  fouet  était  trop  sévère  et  trop  ignominieux,  ap- 
pliqué surtout  à  un  homme  du  caractère  et  du  rang  du  coupable. 
Quant  à  l'emprisonnement,  on  ne  pouvait  guère  le  considérer  que 
comme  une  peine  temporaire;  une  fois  le  criminel  dehors,  il  recom- 
mencerait de  plus  belle  à  troubler  le  bonheur  du  peuple.  Il  ne  reste 
donc  plus  qu'une  seule  peine  infligée  par  notre  loi,  disait  Hender- 
land, et  mon  cœur  saigne  à  la  seule  idée  de  prononcer  un  mot  si 
cruel...  Cette  peine...  c'est  la  déportation.  Appeler  un  tel  châtiment  sur 
la  tête  du  coupable,  c'est  un  devoir  bien  pénible  à  remplir...  Il  est  sans 
doute  extraordinaire  qu'un  homme  [cjentlcman]  de  la  façon,  de  la  pro- 
fession et  du  talent  du  coupable,  ait  commis  une  faute  assez  grave  pour 
mériter  un  jugement  si  rigoureux;  mais  il  n'y  a  pas  à  hésiter,  sinon 
quelle  assurance  aurait-on  à  l'avenir  contre  ses  manœuvres?  L'éloi- 
gner de  son  pays ,  c'était  le  seul  moyen  de  l'empêcher  de  faire  du  mal 
plus  long-temps,  n  Sa  seigneurie  était  d'avis  cependant  que  l'accusé 
fût  détenu  jusqu'à  ce  qu'une  occasion  s'offrît  de  le  déporter  dans  le 

TOME  XII.  22 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pays  que  sa  majesté  et  son  conseil  privé  auraient  choisi.  Lord  Hen- 
derland  finissait  en  requérant  contre  Thomas  Muir  a  la  condamna- 
tion à  la  dcjjjrlalion  pour  qnalorzc  ans,  avec  peine  de  mort  si  l'accusé 
essayait  de  rompre  son  ban  avant  l'expiration  de  la  peine.  » 

Alors  Muir  se  levant  :  cr  Milords ,  je  n'ai  que  peu  de  mots  à  ré- 
pondre. Je  ne  ferai  aucune  observation  sur  la  rigueur  ou  la  modé- 
ration de  la  sentence  qui  m'attend;  mais,  fallût-il  marcher  delà  barre 
à  l'échafaud,  ce  serait  avec  le  même  calme  et  la  même  sérénité  d'ame 
que  j'éprouve  en  ce  moment.  Mon  esprit  me  dit  que  j'ai  agi  d'une 
manière  conforme  à  ma  conscience ,  et  que  je  me  suis  voué  à  une 
bonne,  à  une  juste,  à  une  glorieuse  cause,  à  une  cause  qui ,  tôt  ou 
tard,  doit  prévaloir,  à  la  cause  de  la  réforme,  qui  ne  peut  manquer 
de  triompher,  et  qui ,  par  son  triomphe ,  sauvera  ce  pays  d'une  des- 
truction complète  !  « 

L'avis  de  lord  Henderland  fut  adopté,  quoique  Braxfield,  avant 
de  s'y  rendre,  eût  opiné  pour  la  déportation  à  vie.  Muir  fut  donc  con- 
damné à  quatorze  années  de  déportation. 

L'Ecosse  n'était  pas  m.ûre  pour  la  cause  dont  Muir  annonçait  si  hau- 
tement le  triomphe,  car  cette  condamnation  du  chef  des  réformistes 
porta  d'abord  un  coup  terrible  à  la  réforme.  La  convention,  dans  le 
premier  moment,  fut  même  sur  le  point  de  se  dissoudre.  Les  officiers 
d'un  grade  supérieur,  les  fils  de  lords,  en  un  mot,  la  plupart  des 
membres  qui  occupaient  une  position  sociale  élevée ,  les  riches  négo- 
cians  et  les  avocats,  qui  ne  s'en  étaient  pas  encore  séparés,  choisirent 
ce  moment  pour  le  faire.  L'esprit  sauvage  et  opiniâtre  des  covenan- 
taires  d'autrefois  ne  vivait  plus  que  dans  un  petit  nombre  de  cœurs. 
LÉcosse,  comme  l'Allemagne,  est  le  pays  des  sectaires;  mais  l'es- 
prit de  secte  n'existe  guère  que  dans  les  rangs  inférieurs  de  la  so- 
ciété, dans  les  rangs  de  ceux  qui  croient  volontiers  et  qui  croient 
long-temps.  Les  hommes  des  classes  moyennes,  dans  les  villes,  et 
beaucoup  de  campagnards  restèrent  seuls  fidèles  à  la  cause  de  la 
réforme;  ils  maintinrent  l'organisation  de  la  convention,  et  décidè- 
rent, dans  la  première  délibération  qui  suivit  la  condamnation  de 
Thom.as  Muir,  que  chaque  jour  une  députation  de  ses  membres  dîne- 
rait avec  le  condamné,  dans  lejait,  aux  frais  de  la  société.  Tout  le 
temps  que  Muir  passa  dans  la  prison  d'Edimbourg,  la  députation, 
renouvelée  chaque  jour,  vint  régulièrement  lui  tenir  compagnie.  Dans 
ces  petites  réunions,  Muir,  toujours  apôtre,  ne  se  plaignait  guère  de 
son  sort  et  de  ses  persécuteurs;  il  prêchait  la  réforme  à  ses  amis;  il 
leur  recommandait  la  persévérance  dans  une  cause  qui  devait  bicniôL 


RÉFORMISTES  D'ÉCOSSE.  330: 

triompher;  sa  voix  réchauffait  le  courage  destièdes,  et,  de  sa  prison, 
Thomas  Muir  eût  relevé  son  parti  abattu ,  si  ses  juges  ombrageux  ne 
l'eussent  transféré  du  j ait  sur  un  ponton,  où  bientôt  ses  amis  restés 
fidèles  à  ses  doctrines  devaient  le  rejoindre,  non  plus  comme  visi- 
teurs, mais  comme  complices. 

Muir  était  adoré  de  sa  famille.  Son  père,  en  apprenant  sa  con- 
damnation ,  fut  frappé  d'une  attaque  d'apoplexie  dont  il  ne  se  releva 
jamais.  Sa  mère,  femme  de  courage  et  de  grand  sens,  trouva  plus 
de  force  dans  sa  tendresse.  Autrefois,  dans  ses  rêves  d'ambition 
maternelle,  elle  voyait  son  fils  élevé  aux  premières  dignités  de 
l'état  auxquelles  le  talent  permet  de  prétendre  :  aujourd'hui,  ce  fils 
n'était  plus  qu'un  condamné,  qu'un  proscrit;  mais  la  ruine  de  ses 
espérances  n'était  rien  à  côté  de  l'affreuse  douleur  qui  navrait  son 
ame,  à  l'idée  d'une  longue  et  prochaine  séparation  ,  d'une  séparation 
éternelle.  Montée  sur  une  barque  non  pontée  et  à  l'époque  la  plus 
rigoureuse  de  l'hiver  de  1793,  elle  visitait  fréquemment  son  fils 
sur  le  bâtiment  où  il  était  détenu.  Le  jour  fatal ,  le  jour  du  départ 
arrive  enfin.  Comme  elle  va  serrer  une  dernière  fois  sur  son  cœur 
ce  fils  bien-aimé ,  le  vaisseau  qui  le  portait  lève  l'ancre  et  met  à  la 
voile  pour  l'Angleterre.  On  comprend  aisément  la  désolation  de  cette 
pauvre  mère ,  qui,  au  lieu  du  baiser  d'adieu,  n'avait  que  le  dernier 
regard  de  son  fils  qui  s'éloignait  pour  jamais. 

La  condamnation  de  Muir  fut  suivie  de  celles  de  Jonhstone,  de 
G.  Mealmaker  et  de  Palmer.  Palmer,  pasteur  aux  environs  de  Dun- 
dee ,  devait  être  déporté  avec  Muir,  et  eut  d'abord  pour  prison  le 
même  bâtiment  que  lui.  Ces  condamnations  avaient  été  le  signal  de 
la  persécution  la  plus  active;  les  prisons  étaient  remplies;  des  nuées 
d'espions  couvraient  le  pays  ;  mais,  comme  il  arrive  quelquefois  chez 
les  peuples  dont  le  caractère  a  du  ressort,  les  persécutions ,  au  lieu 
d'abattre  le  courage  des  réformistes  écossais,  l'avaient  soudaine- 
ment relevé.  De  leur  côté,  les  amis  du  peuple,  en  Angleterre,  ne 
restaient  pas  inactifs;  les  sociétés  de  Londres  et  des  principales  villes 
et  bourgades  avaient  envoyé,  en  Ecosse,  des  délégués  chargés  de 
prêter  assistance  à  leurs  frères  persécutés.  L'Irlande  avait  aussi  à 
Edimbourg  ses  députés  qu'elle  appelait  les  missionnaires  de  la  liberté, 
Gerald  et  Margarot  pour  l'Angleterre,  et  Hamilton  Rowan  pour  l'Ir- 
lande, étaient  les  plus  distingués  d'entre  ces  délégués.  La  conven- 
tion se  rassembla  donc  de  nouveau  en  octobre  1793.  Elle  avait  pris 
maintenant  le  nom  de  convention  britannique.  Skirving  en  était  tou- 
jours le  secrétaire.  Le  mot  convention,  ce  vieux  mot  écossais,  seul 

22. 


340  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  sans  adjonction,  était  proscrit,  comme  ceux  de  ciloijeny  de  seciion, 
et  tout  ce  qui  semblait  tendre  à  l'imitation  des  habitudes  révolution- 
naires de  la  France.  Ceux  qui  les  prononçaient  couraient  le  risque 
d'être  condamnés  comme  séditieux.  Du  reste ,  malgré  les  nouvelles 
réunions  de  la  convention  et  le  renfort  des  patriotes  anglais  et  irlan- 
dais, la  terreur  était  grande  à  Edimbourg,  dans  le  cœur  des  réfor- 
mistes. Vhabeas  corjiusyenmt  d'être  suspendu  par  acte  du  parlement, 
et  le  bruit  courait  que  des  troupes  hanovriennes  et  hessoises  mar- 
chaient de  divers  points  de  l'Angleterre  vers  l'Ecosse. 

Dans  le  courant  du  mois  de  décembre,  les  associés,  convoqués  par 
Skirving ,  s'étaient  rassemblés  dans  une  salle  du  Blackfriar's  wijncl, 
et  discutaient  les  termes  d'une  pétition  au  parlement,  lorsque 
M.  Elder,  lord  prévôt  d'Edimbourg,  assisté  d'une  troupe  de  consta- 
bles,  vint  sommer  les  délégués  de  se  séparer.  Ceux-ci  obéirent  aux 
magistrats  sans  qu'il  fut  nécessaire  d'employer  la  force;  mais  résolus 
cependant  à  ne  pas  faire  l'abandon  de  ce  qu'ils  regardaient  comme 
im  droit,  sans  quelque  protestation  éclatante,  ils  se  réunirent  de 
nouveau  sur  le  Grass-marhet ,  où  Skirving  les  avait  convoqués;  leur 
rassemblement  fut  de  nouveau  dispersé.  Du  Grass-market  ils  se  ren- 
dirent dans  la  banlieue  de  la  ville  :  là,  ils  croyaient  échapper  à  la 
juridiction  du  lord  prévôt;  mais  les  mesures  étaient  bien  prises,  et, 
dans  la  banlieue,  le  sheriff  du  comté  du  Mid-Lothian  les  attendait  et 
les  dispersa  encore  une  fois.  Bien  plus,  sur  un  mandat  du  sheriff,  Skir- 
ving, l'opiniâtre  secrétaire,  fut  arrêté,  et  ses  papiers  furent  saisis. 

Pendant  ce  temps  ,  une  fermentation  extraordinaire  s'était  mani- 
festée dans  la  ville.  La  vieille  métropole  d'Ecosse,  dont  les  citoyens 
sympathisaient  avec  les  novateurs,  avait  vu  avec  terreur  la  disper- 
sion de  leurs  meetings,  et  le  peuple  s'indignait  des  coups  d'état  du 
lord  prévôt  et  du  sheriff.  a  Les  citoyens  ne  pouvaient-ils  donc  plus 
se  rassembler  librement,  disaient  les  meneurs,  pour  exposer  au  par- 
lement leurs  griefs?  La  liberté  était-elle  donc  perdue?  Les  jours, 
d'odieuse  mémoire,  de  la  tyrannie  du  duc  de  Cumberland ,  allaient- 
ils  revenir?  »  Les  gens  du  peuple  couraient  l'un  chez  l'autre,  s'in- 
terrogeaient, se  consultaient,  s'exaltaient.  Le  moment  critique  était 
arrivé.  Devaient-ils  prêter  assistance  aux  conventionnels  ou  se  sou- 
mettre à  la  tyrannie  du  pouvoir?  Beaucoup  étaient  décidés  à  la 
résistance,  un  plus  grand  nombre  à  la  soumission.  Ceux  qui  étaient 
disposés  à  seconder  les  délégués,  ne  savaient  comment  le  faire;  ils 
manquaient  de  chefs ,  et  ils  ignoraient  où  ils  devaient  se  rassembler. 
Vers  le  soir  cependant,  on  apprit  que  les  conventionnels  devaient 


RÉFORMISTES  D'ÉCOSSE.  341 

encore  se  réunir.  Les  gens  de  métier  de  la  vieille  ville,  les  ouvriers  des 
fabriques,  et  la  population  de  la  Canongate  et  de  la  Cowgate,  sortant 
de  leurs  maisons,  s'attroupèrent  dans  les  rues.  Mais  le  pouvoir  était 
sur  ses  gardes.  Il  faisait  courir  habilement  dans  la  foule  des  nou- 
velles contradictoires.  —  La  convention  devait  s'assembler  au  pied 
du  Callon-hill ,  disait  l'un; —  au  Grass-niarkei ,  disait  l'autre;  —  sur 
le  Laivn-niarkel ,  ajoutait  un  troisième.  La  confusion  était  telle  que  les 
délégués  eux-mêmes,  qui  manquaient  de  direction  depuis  l'arrestation 
de  Skirving,  ne  savaient  plus  où  se  réunir.  Séparés  en  petites  trou- 
pes, ils  parcouraient  la  ville  dans  tous  les  sens,  cherchant  un  centre 
de  rassemblement  qu'ils  ne  pouvaient  trouver  nulle  part.  Le  manque 
d'ensemble  détruisait  leur  force,  qui  sans  cela  eût  été  redoutable. 
Vers  le  soir  tout  ce  peuple,  qui  peut-être  eût  résisté  à  l'oppression, 
fatigué  d'attendre,  se  dispersa,  et  chacun  rentra  au  logis.  Au  commen- 
cement de  la  nuit  cependant,  un  bon  nombre  de  sociétaires,  étant 
parvenus  à  se  rallier  et  à  s'entendre,  se  réunirent  dans  la  boutique 
d'un  ébéniste,  dans  l'un  des  faubourgs  éloignés  de  la  ville,  au  pied 
d'Arthur's-Seat,  à  la  place  occupée  aujourd'hui  par  le  RankelliGr- 
Strcet.  Ils  commençaient  à  peine  à  se  consulter  sur  ce  qu'ils  devaient 
faire  dans  ces  circonstances  critiques,  lorsque  le  sheriff  et  ses  gens, 
mieux  informés  que  bien  des  sociétaires,  qui,  faute  de  mot  d'ordre, 
erraient  çà  et  là  dans  la  ville,  accourant  à  la  lueur  des  torches, 
sommèrent  les  associés  de  se  disperser.  L'Anglais  Margarot  les  pré- 
sidait, assisté  de  Gerald,  délégué  comme  lui  par  les  réformistes  an- 
glais. —  Je  ne  quitterai  mon  siège  que  si  on  m'en  arrache  !  —  s'écrie- 
t-il.  Le  sheriff  le  fait  saisir  par  ses  gens.  Alors  a  lieu  une  scène  qui 
donne  l'idée  la  plus  parfaite  de  l'esprit  de  mysticisme  et  de  liberté 
qui  animait  ces  premiers  réformistes,  une  scène  qui,  dans  quelques- 
uns  de  ses  détails,  nous  reporte  au  temps  du  Covenant  et  des  puritains. 
Gerald  se  lève;  Gerald,  l'homme  du  monde  brillant,  le  gentil- 
homme accompli;  Gerald  qui,  en  venant  en  Ecosse  se  réunir  aux  puri- 
tains sévères  de  la  convention,  avait  pris  l'habit  simple  et  austère 
du  quaker  et  laissé  tomber  sur  ses  épaules  ses  longs  et  noirs  che- 
A^eux ,  taillés  et  poudrés  autrefois  selon  les  règles  de  la  plus  stricte 
fasinon;  Gerald  se  lève,  et  s'adressant  au  sheriff  d'une  voix  pleine 
d'autorité  et  d'exaltation  :  «  Ce  soir  nous  n'avons  pas  fait  notre 
prière  accoutumée,  lui  dit-il,  laissez-nous  remplir  une  dernière  fois 
ce  devoir  sacré.  »  Le  magistrat  fait  un  signe  d'assentiment,  et  Gerald 
prononce  la  prière  suivante,  que  le  sheriff  et  ses  gens,  mêlés  aux 
patriotes,  écoutent  la  tête  découverte,  a  0  toi,  gouverneur  du  monde, 


3^2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  nous  réjouissons  de  ce  que,  dans  tous  les  temps  et  dans  toutes 
les  circonstances,  nous  avons  du  moins  la  liberté  de  nous  approcher 
de  ton  trône,  assurés  que  nous  sommes  qu'aucune  offrande  ne  te 
paraît  plus  acceptable  que  celle  de  l'opprimé.  Dans  ce  moment  de 
combat  et  de  persécution,  sois  notre  défenseur,  notre  conseil,  notre 
guide.  Marche  devant  nous  en  colonne  de  feu  comme  tu  marchais 
autrefois  devant  nos  pères,  pour  nous  éclairer  et  nous  conduire,  et 
ne  sois  pour  nos  ennemis  qu'un  ouragan  plein  de  ténèbres  et  de 
confusion.  Dieu  puissant,  n'es-tu  pas  le  grand  patron  de  la  liberté? 
Ton  service,  n'est-ce  pas  le  service  de  la  plus  parfaite  indépendance? 
Nous  t'en  supplions,  seconde  chaque  effort  que  nous  faisons  pour 
une  noble  cause,  pour  la  cause  de  la  vérité!  0  toi,  père  miséricor- 
dieux de  l'humanité,  permets-nous,  pour  l'amour  de  toi,  de  souffrir 
la  persécution  avec  force  et  constance,  et  de  croire  que  toutes  les 
poursuites  et  les  tribulations  que  nous  pourrons  endurer  dans  cette 
vie  seront  profltables  au  bien-être  de  ceux  qui  t'aiment.  Laisse-nous 
espérer  que  plus  grand  sera  le  mal  et  plus  longue  la  persécution, 
plus  grand  et  plus  durable  sera  le  bien  que  ta  sainte  et  adorable  pro- 
vidence en  fera  sortir.  Tout  cela,  nous  te  le  demandons,  non  pour 
nos  propres  mérites,  mais  pour  les  mérites  de  celui  qui  doit  venir 
un  jour  juger  le  monde  avec  justice  et  miséricorde  (1).  » 

L'effet  électrique  de  cette  prière  prononcée  d'une  voix  haute  et 
inspirée,  dans  un  moment  de  violente  excitation  morale,  a  laissé 
d'ineffaçables  souvenirs  dans  l'ame  de  ceux  qui  l'entendirent.  Ils 
parlent  encore  de  la  sensation  qu'ils  en  éprouvèrent  comme  d'une  de 
ces  émotions  surhumaines,  de  ces  extases  surnaturelles,  que  peu 
d'hommes  éprouvent  dans  leur  vie.  Quelque  fâcheuses  que  fussent 
les  circonstances,  quelque  active  que  fût  la  persécution ,  les  patriotes, 
en  se  séparant,  croyaient  au  prochain  triomphe  de  leur  cause. 
Comme  ils  rentraient  dans  la  ville  par  une  sombre  nuit  de  décembre, 
s'encourageant  l'un  l'autre  à  persister,  et  à  espérer  des  temps  meil- 
leurs, le  sheriff  et  ses  gens,  portant  des  torches  qui  éclairaient  de 
lueurs  vives  et  sauvages  les  rocs  voisins  de  Salisbury  et  les  cimes 
d'Arthur's-Seat,  vinrent  à  passer  auprès  deux  :  —  a  Arrière!  s'écria 
Gerald  d'une  voix  tonnante;  arrière!  les  torches  funéraires  de  la 
liberté  1  » 

Gerald  n'était  arrivé  à  Edimbourg  qu'après  l'emprisonnement  de 
Muir.  Gerald  était  le  plus  éloquent  des  réformistes  écossais  d'alors. 

(1)  Memoirs  and  Trials,  etc.,  pag.  23. 


REFORMISTES  DÉCOSSE.  343 

Peut-être  eût-il  fait  triompher  leur  cause,  si  le  pouvoir  lui  eut  laissé 
le  temps  d'employer  les  moyens  de  séduction  que  la  nature  lui  avait 
donnés.  Gerald  avait  ce  qui  manquait  à  Muir,  la  connaissance  des 
hommes.  Il  possédait,  à  un  bien  autre  degré  que  lui,  cette  parole  de 
feu  qui  échauffe  les  masses,  cette  audace  qui  les  soulève,  ce  sang- 
froid  qui  les  dirige.  Muir  était  un  apôtre,  Gerald  un  chef  de  parti. 
Muir  n'avait  pas  l'étoffe  d'un  réformateur  qui  doit  réussir,  d'un 
O'Connell,  d'un  Luther,  d'un  Mirabeau,  d'un  Danton;  il  avait  trop 
de  scrupules  dhonnéte  homme,  trop  de  raison  et  trop  peu  d'élan; 
sa  candeur  le  perdit.  Il  crut  à  l'honnêteté  de  ses  ennemis,  comme  si 
en  politique  un  parti  qui  a  le  pouvoir  et  qu'on  veut  en  dépouiller  pou- 
vait être  impartial.  La  justice  en  temps  de  crise,  c'est  le  rêve  des 
belles  âmes,  d'un  Malesherbes,  d'un  Lafayette.  Les  partis  sont  sourds 
à  sa  voix ,  ils  n'écoutent  que  celle  de  la  nécessité  qui  parle  plus  haut  ; 
ils  ne  jugent  pas,  ils  condamnent.  Gerald,  Irlandais  de  naissance, 
était  un  homme  d'une  tout  autre  trempe  que  Muir.  Il  avait  cette  ima- 
gination ardente  des  hommes  de  son  pays,  et  ce  don  de  la  parole  qui 
leur  est  si  naturel.  Malheureusement,  comme  il  arrive  aux  orateurs, 
la  parole  consumait  la  meilleure  partie  de  ses  forces  ;  dans  les  mo- 
mens  les  plus  critiques,  il  parlait  plutôt  qu'il  n'agissait. 

Héritier  dune  belle  fortune,  Gerald  avait  été  ruiné  par  les  fri- 
ponneries de  ses  tuteurs,  par  son  imprévoyance  et  ses  hbéralités.  II 
s'était  marié  jeune;  mais,  resté  veuf  avec  deux  enfans  en  bas  âge  et 
à  peu  près  ruiné,  il  était  passé  en  Amérique  pour  refaire  sa  fortune. 
Il  se  distingua  comme  avocat  dans  sa  nouvelle  patrie  ;  et  quand  plus 
tard  il  revint  à  Londres,  il  proclama  hautement  son  enthousiasme 
pour  les  institutions  politiques  de  l'Amérique,  et  se  lia  d'amitié  avec 
Pitt,  alors  réformiste.  Fox,  William  Godwin,  et  autres  personnages 
de  distinction  et  de  talent.  Durant  son  court  séjour  à  Edimbourg, 
Gerald  avait  ranimé  la  foi  chancelante  des  réformistes  écossais. 
Chaque  jour  une  jeunesse  enthousiaste  et  une  foule  de  délégués  des 
diverses  sections  de  la  province  accouraient  à  la  taverne  du  Bœuf 
Noir,  où  Gerald  était  logé.  Ils  écoutaient  avidement  ses  moindres 
paroles,  et  se  pénétraient  de  la  substance  de  ses  discours,  qui  respi- 
raient le  patriotisme  le  plus  exalté.  Le  soir,  une  escorte  nombreuse 
l'accompagnait  par  les  rues  de  la  ville,  quand  il  se  rendait  d'une 
section  à  l'autre  pour  haranguer  les  associés.  Gerald  avait  déjà  fait 
perdre  au  pouvoir  l'ascendant  qu'il  avait  reconquis  depuis  la  con- 
damnation de  Muir.  Muir,  le  patriote  pur  et  modeste,  était  lui-même 


344  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

effacé  par  le  brillant  Gerald.  Ses  admirateurs  de  la  veille  l'oubliaient 
presque  dans  sa  prison.  On  se  disait  que  si  Gerald  fût  venu  plus  tôt, 
et  qu'il  eût  eu  devant  lui  le  temps  dont  Muir  avait  pu  disposer,  la 
cause  de  la  réforme  eût  été  gagnée.  Le  pouvoir  sentit  toute  la  portée 
d'une  pareille  influence,  et  il  se  décida  à  frapper  Gerald  comme  il 
avait  frappé  Muir.  Dans  la  nuit  qui  suivit  la  dernière  réunion  des 
réformistes  d'Edimbourg,  Gerald  fut  arrêté.  On  lui  fit  sur-le-champ 
son  procès,  ainsi  qu'à  Skirving,  Margarot,  et  autres  qui  avaient  été 
arrêtés  dans  la  même  nuit. 

Gerald  avait  pour  ami  le  fameux  Godwin,  l'auteur  de  Caleb  Wil- 
liams. Godwin  était  un  des  plus  zélés  partisans  de  la  réforme;  quand 
il  sut  que  son  ami  Gerald,  Gerald  le  fils  du  soleil ,  comme  il  l'appelait, 
que  Mackinstosh  et  lui  avaient  voulu  retenir  au  moment  du  départ; 
quand  il  sut  que  son  ami  devait  comparaître  devant  un  tribunal 
écossais,  son  affliction  et  ses  terreurs  furent  extrêmes.  Godwin 
connaissait  le  caractère  bouillant  et  impétueux  de  Gerald  ;  il  savait 
que  son  ami  était  de  ce  petit  nombre  d'hommes  qui  ne  peuvent  tenir 
la  main  fermée  quand  ils  croient  cette  main  pleine  de  vérités,  ces 
vérités  dussent-elles  les  perdre.  Godwin  se  hâta  donc  d'écrire  à  Ge- 
rald pour  lui  offrir  ses  conseils  et  l'appui  de  son  talent;  voici  quel- 
ques fragmens  de  sa  lettre,  curieux  monument  du  patriotisme  du 
réformiste  et  de  la  sollicitude  de  l'ami. 

((  Si  vous  le  voulez,  Gerald,  le  jour  de  votre  procès  doit  être  un 
jour  tel  que  l'Angleterre  et  le  monde  n'en  ont  pas  encore  vu  de  sem- 
blable. Il  doit  convertir  bien  des  milliers  d'hommes  à  la  cause  de  la 
justice  et  de  la  raison.  Quel  noble  enjeu  est  le  vôtre!  Fortune,  jeu- 
nesse, liberté,  talent,  vous  avez  tout  placé  sur  un  seul  coup.  Si  vous 
devez  succomber,  que  ce  ne  soit  pas,  je  vous  en  conjure,  sans  avoir 
raconté  à  vos  persécuteurs  cette  belle  histoire  d'où  dépend  la  félicité 
des  peuples...  Gerald ,  n'oubliez  jamais  que  les  jurés  sont  des  hommes, 
et  que  les  hommes  sont  faits  d'une  matière  malléable.  Sondez  les 
replis  de  leurs  cœurs.  N'usez  pas  surtout  votre  énergie  en  défiances 
et  en  vanteries  inutiles.  Que  chacune  de  vos  paroles  soit  dictée  par  la 
persuasion.  Quel  événement  pour  l'Angleterre  et  l'humanité  que  la 
conquête  de  votre  acquittement!....  Cette  conquête,  un  homme  peut 
la  faire....  Gerald,  cet  homme,  c'est  vous.  D'un  esprit  fécond,  d'un 
sentiment  moral  énergique,  armé  de  toutes  les  ressources  que  la 
méditation  et  une  éducation  littéraire  peuvent  donner,  vous  êtes  à  la 
hauteur  de  votre  rôle;  vous  n'avez  qu'à  être  vous-même...  Mais  sur- 


RÉFORMISTES   D'ÉCOSSE.  345 

tout,  je  vous  en  supplie,  abstenez-vous  de  toute  épithète  insultante, 
de  toute  amère  invective;  ne  laissez  aucun  ferment  d'humanité  se 
mêler  à  l'œuvre  divine. 

a  We  will  bc  sacrificers  but  riot  bntchcrs  ,  Cassius  ! 
«  We'll  carve  tliem  as  a  dish  fit  for  the  gods, 
«  Not  hew  them  as  a  carcass  fit  for  houuds  (1). 

c(  Adieu,  ami!  Je  vous  envoie  mon  ame  entière;  vous  nous  repré- 
senterez tous. 

((  W.  GODV^'IX.  » 

29  janvier  1794. 

La  conduite  de  l'accusé  devant  le  tribunal  et  sa  belle  défense  justi- 
fièrent les  espérances  de  Godwin.  Gerald  fut  sublime  pendant  toute 
la  durée  de  ce  drame.  Il  arracha  des  larmes  à  ses  juges  et  des  ap- 
plaudissemens  à  ses  plus  ardens  ennemis.  Il  n'en  fut  pas  moins  con- 
damné. Sa  défense  est  restée  comme  le  plaidoyer  le  plus  éloquent 
dont  aient  retenti  les  tribunaux  écossais.  Les  écrivains  tories  du 
Quarterlii  Review  eux-mêmes  en  ont  fait  l'éloge,  et  l'on  assure  que 
Walter  Scott,  bien  jeune  encore,  fut  choisi  par  eux  pour  formuler 
cet  éloge.  Nous  ne  citerons  de  cette  magnifique  défense  que  les  frag- 
mens  qui  ont  un  intérêt  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays. 

a  Je  désire  que  votre  attention  s'arrête,  avant  tout ,  sur  une  asser- 
tion de  l'accusateur  public  [public  prosecutor]  ^  s'écrie  Gerald.  «Si 
«  vous  êtes  convaincus  que  les  intentions  de  l'accusé  sont  pures,  a-t-il 
c(  dit,  votre  devoir  est  de  l'acquitter.  »  Oui,  messieurs,  c'est  là  le 
solide  rocher  sur  lequel  je  bâtis  ma  défense  :  la  pureté  de  mes  inten- 
tions! Qui  peut,  en  effet,  m'avoir  engagé  à  braver  la  persécution 
présente,  si  ce  n'est  un  ardent  amour  du  vrai  et  un  immense  désir 
d'accroître  le  bonheur  de  mes  compagnons  d'exil  sur  cette  terre,  si 
ce  n'est  la  pensée  d'être  utile  à  mes  persécuteurs  eux-mêmes,  en 
dissipant  la  masse  de  préjugés  ténébreux  qui  obscurcissent  leur  en- 
tendement? Quel  autre  bénéfice  pouvais-je  acquérir?  Quelle  autre 
ambition  pouvais-je  satisfaire  dans  cette  périlleuse  et  noble  entre- 
prise? Les  exemples  ne  sont  pas  rares  d'hommes,  dont  ce  monde 
n'était  pas  digne,  qui  sont  tombés  victimes  du  zèle  et  de  la  vertueuse 
activité  qui  les  dévorait;  mais  leur  destinée  ne  détournera  jamais  un 
esprit  ferme  et  noblement  inspiré  de  ce  qu'il  regarde  comme  l'ac- 

(ij  Nous  serons  sacriûcaleurs,  et  non  bouchers,  Ca-sîasîNous  les  découperons  comme  un 
mets  destiné  aux  dieux ,  et  nous  ne  les  abattrons  pas  comme  une  carcasse  bonne  à  donner 
aux  chiens. 


346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

complissement  du  plus  sacré  des  devoirs ,  comme  le  paiement  de  sa 
dette  envers  son  pays  outragé.  Ces  sentimens  dirigeaient  la  conduite 
de  notre  divin  maître,  quand  il  prophétisait  en  pleurant  sur  sa  ville, 
((  0  Jérusalem  !  Jérusalem!  s'écriait-il;  toi  qui  lapides  les  prophètes 
nr  et  qui  égorges  ceux  qui  te  sont  envoyés!  que  de  fois  cepen  iant  je 
«  t'aurais  réchauffée  sous  mes  ailes  comme  la  poule  réchauffe  ses 
«  petits  !  mais  tu  ne  l'as  pas  voulu!  » 

Faisant  ensuite  allusion  à  ses  efforts  personnels  pour  provoquer 
la  réforme  de  la  représentation  nationale,  Gerald  continue  ainsi: 
((  Quand  je  plonge  mes  regards  dans  l'horizon  politique ,  la  vue  m'en 
semble  effrayante  et  sombre  à  un  degré  qui  doit  faire  trembler  les 
hommes  les  plus  purs,  et  que  ne  peuvent  essayer  de  pénétrer  les 
hommes  les  plus  clairvoyans.  Chaque  chose  est  trouble,  et  semble  de 
dimension  colossale.  En  vérité,  jamais  brouillard  plus  épais  ne  fut 
suspendu  sur  notre  île.  Ceux  qui  sont  versés  dans  l'histoire  de  leur 
pays,  dans  l'histoire  de  la  race  humaine,  savent  que  la  persécution 
la  plus  rigoureuse  a  toujours  précédé  l'ère  des  convulsions;  et  cette 
ère,  l'aveuglement  et  la  folie  de  ceux  qui  nous  gouvernent  en  préci- 
piteront la  venue.  Si  le  peuple  est  mécontent,  la  meilleure  manière 
d'apaiser  ce  mécontentement,  ce  n'est  pas  d'établir  des  tribunaux 
rigoureux  et  sanguinaires,  mais  de  redresser  les  torts  dont  il  se 
plaint,  et  de  se  concilier  son  affection.  On  peut  appeler  en  aide  aux 
vengeances  ministérielles  les  cours  de  justice  ;  mais  si  la  pureté  de 
leurs  actes  est  une  seule  fois  suspectée,  ces  cours  cesseront  aussitôt 
d'être  pour  la  nation  des  objets  dignes  de  respect  ;  elles  dégénéreront 
en  une  vide  et  coûteuse  représentation,  et  deviendront  dans  les  mains 
d'un  parti  des  instrumens  d'oppression.  Que  l'on  fasse  de  moi  ce  que 
l'on  voudra,  mes  principes  vivront  à  jamais;  les  individus  peuvent  pé- 
rir, mais  la  vérité  est  éternelle.  Le  vent  rude  et  glacial  de  la  tyrannie 
peut  souffler  des  quatre  coins  du  monde,  la  liberté  est  une  plante 
forte  qui  survit  à  la  tempête,  et  qui  enfonce  son  éternelle  racine  dans 
les  terrains  les  plus  arides  et  les  plus  sauvages  ! 

c(  Messieurs,  je  suis  entre  vos  mains,  vous  pouvez  disposer  de  ma 
vie,  et  je  n'éprouve  pas  la  plus  légère  anxiété.  Ma  vie...  j'en  ferais  le 
sacriflce  avec  joie,  si  ce  sacriGce  pouvait  être  utile  à  ma  cause;  car, 
je  le  sais,  si  je  succombais  aujourd'hui,  il  sortirait  de  mes  cendres 
ime  flamme  qui  dévorerait  les  oppresseurs  de  mon  pays. 

«  La  lumière  morale  brille  aux  yeux  de  l'esprit  comme  la  lumière 
physique  aux  yeux  du  corps;  les  tyrans  ne  peuvent  pas  plus  éteindre 
le  flambeau  de  la  raison  et  de  la  philosophie  qu'ils  ne  pourraient 


RÉFORMISTES  D'ÉCOSSE.  3W 

arrêter  le  mouvement  journalier  de  la  terre  en  appuyant  leurs  pieds 
sur  sa  surface. 

c(  L'expérience  de  tous  les  temps  doit  avoir  appris  à  nos  gouver- 
nans  que  la  persécution  n'a  jamais  anéanti  les  principes,  et  que  leurs 
foudres  sont  impuissantes  quand  elles  sont  lancées  contre  le  patrio- 
tisme, l'innocence  et  la  fermeté.  Que  je  puisse  vivre  une  vie  douce 
au  sein  de  mon  pays  que  j'aime,  entouré  de  ces  âmes  parentes  de 
la  mienne,  dont  l'approbation  est  pour  moi  la  plus  précieuse  des  ré- 
compenses, la  plus  grande  des  félicités,  ou  qu'il  faille  consumer  le 
reste  de  mes  jours  au  milieu  des  voleurs  et  des  assassins,  dans  un 
lointain  exil ,  sur  les  plages  nues  et  mélancoliques  de  la  Nouvelle- 
Hollande,  mon  esprit,  ferme  et  égal  dans  l'une  et  l'autre  fortune, 
est  préparé  à  la  destinée  qui  l'attend. 

.  .  .  Seii  me  tranquilla  senectus 
Expectat,  seu  mors  atris  circumvolat  ails, 
Dives,  iuops,  Roma3,  seu  fors  ita  jusserit,  exul. 

c(  Il  n'est  pas  de  plus  vive  douleur  que  celle  causée  par  l'exil  à 
l'homme  qui  aime  son  pays.  Eh  bien  !  cette  douleur  n'en  est  plus  une , 
si  celui  qui  la  souffre  a  la  conscience  d'avoir  rempli  un  devoir  envers 
ses  semblables.  Si  alors  on  demande  à  l'exilé  quel  est  son  pays; 
supérieur  à  tout  ce  qui  l'entoure ,  il  détourne  les  yeux  de  cette  place 
obscure  qu'on  appelle  la  terre,  et,  comme  Anaxagoras,  il  vous  mon- 
trera le  ciel  !  » 

Après  quarante  années,  les  prophéties  de  Gerald  se  sont  accom- 
plies en  partie.  L'Angleterre  jouit  du  plus  grand  nombre  des  libertés 
réclamées  par  les  réformistes  de  1794. 

Gerald  fut  condamné,  comme  Muir,  à  quatorze  ans  de  déportation. 
Ces  arrêts  et  ceux  prononcés  à  la  même  époque  contre  Skirving, 
Palmer,  Margarot  et  autres,  équivalaient  à  des  arrêts  de  mort.  Quelle 
fut  en  effet,  la  fin  de  ces  hommes  que  les  réformistes  d'aujourd'hui 
regardent  comme  les  martyrs  de  leur  cause? 

Muir  et  Palmer,  condamnés  les  premiers,  avaient  été  conduits  de 
Leilh  à  Londres  et  jetés  sur  deux  pontons  différens ,  la  Prudence  et 
le  Stanislas.  L'Angleterre  traitait  alors  ses  prisonniers  politiques 
comme  elle  a  traité  depuis  ses  prisonniers  de  guerre.  Muir  et  Palmer, 
les  fers  aux  pieds  et  aux  mains,  mêlés  à  des  centaines  de  meurtriers 
et  de  bandits,  rebut  impur  de  la  société  (1),  étaient  obligés  de  travailler, 

(1)  Anmial  register,  1793. 


348  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  les  bords  du  fleuve,  aux  mêmes  heures  et  aux  mêmes  ouvrages 
que  ces  misérables.  Sheridan  les  visita  et  fut  indigné  d'une  pareille 
barbarie.  Sheridan  dénonça  ces  infamies  au  parlement  en  déposant 
une  pétition  de  Palmer.  a  Condamner  des  hommes  à  quatorze  an- 
nées de  déportation!  s'écrie-t-il  ;  et  pourquoi?  Pour  avoir  prêté  un 
livre!  C'est  vouloir  pousser  le  peuple  à  la  rébellion!  Si  les  ministres 
essayaient  d'appliquer  la  loi  écossaise  à  l'Angleterre  (  mais  ils  ne 
l'oseraient  pas!  ) ,  ils  appelleraient  sur  leurs  têtes  le  châtiment  de  la 
forfaiture  et  de  la  trahison.  Je  parle  avec  connaissance  de  cause, 
ajoute-t-il;  j'ai  vu  ces  malheureuses  victimes,  je  les  ai  visitées  dans  ces 
dégoûtantes  prisons  où  on  les  a  confondues  avecle  vulgaire  des  cri- 
minels. Ils  ne  sont  plus  chargés  de  fers,  il  est  vrai,  mais  hier  ils 
l'étaient  encore!  Séparés  l'un  de  l'autre,  on  leur  a  ôté  la  consolation 
des  mutuels  épanchemens.  Il  y  a  danger  de  sédition  dans  leur 
réunion  !  a-t-on  dit.  Quelle  terrible  insurrection,  en  effet,  que  celle 
de  deux  hommes  emprisonnés!  J'ai  vu  ces  infortunés,  et  je  m'en  fais 
gloire,  car,  quels  que  soient  les  sentimens  de  mes  adversaires,  je 
serai  toujours  fier  de  prêter  appui  aux  victimes  de  l'oppression.  » 

Fox,  Adam,  Grey,  et  le  petit  nombre  de  membres  de  la  chambre 
des  communes  restés  fidèles  à  ia  cause  de  la  liberté,  car  l'apostasie 
de  Burke  et  la  peur  avaient  singulièrement  réduit  l'opposition,  pri- 
rent chaudement  la  défense  des  proscrits,  a  Tout,  dans  ce  procès  et 
cette  misérable  affaire,  s'écriait  Fox,  tout  est  monstrueux,  tout 
révolte  un  ami  de  la  justice  et  de  l'humanité  !  »  «  Si  l'on  a  condamné 
M.  Muir  à  quatorze  ans  de  bannissement  pour  avoir  prêté  un  livre  de 
Payne,  et  c'est  là  le  plus  grand  grief  allégué  contre  lui ,  à  quelle  peine 
eùt-on  donc  condamné  M.  Payne  lui-même?  j)  disait  M.  Adam  en  pré- 
sentant au  parlement  sa  motion  en  faveur  des  réformistes  écossais  (1). 

Pitt  combattit  la  pétition  de  Sheridan  et  la  motion  de  M.  Adam,  qui 
tendait  à  la  révision  des  procès  d'Ecosse,  avec  toute  la  chaleur  d'un 
homme  nouvellement  converti,  avec  l'animosité  et  le  zèle  odieux  d'un 
renégat,  disent  encore  aujourd'hui  les  réformistes.  La  raison  de 
salut  public  est  à  peu  près  l'unique  raison  qu'il  donne.  Il  n'a  qu'un 
seul  argument  :  la  nécessité,  a  Doit-on  être  juste  quand  la  justice  est 
contraire  au  salut  de  l'état?  »  répète-t-il  à  diverses  reprises,  et  la 
chambre  des  communes,  moins  trente  voix,  vient  en  aide  à  de  pareils 
argumens  :  pétition  et  motion,  tout  fut  repoussé. 

Le  séjour  de  Palmer  et  de  Muir  sur  les  pontons  fut  assez  pro- 

(1)  Séance  du  23  janvier  1794. 


RÉFORMISTES  d'ÉCOSSE.  349 

longé  pour  laisser  à  leurs  amis  Skirving  et  Margarot  le  temps  de  les 
rejoindre.  Tous  quatre  furent  conduits  à  Botany-Bay  sur  le  même 
transport  la  Su^-prise.  Gerald,  séparé  de  ses  amis,  languit  pendant 
près  d'une  année  dans  la  prison  de  Newgate  et  ne  les  rejoignit  que 
plus  tard.  Gerald  n'avait  qu'une  seule  compagne  de  captivité,  sa 
jeune  fille.  Quand  le  2  mai  on  vint  l'arracher  à  sa  prison  pour  le 
transférer  à  bord  du  Souverain^  son  départ  fut  si  brusque,  qu'il  ne 
put  faire  ses  adieux  à  son  enfant  restée  orpheline. 

Botany-Bay  est  de  nos  jours  un  lieu  de  délices,  en  comparaison  de 
ce  qu'il  était  il  y  a  quarante  années ,  dans  l'enfance  de  la  colonie. 
Les  déportés  étaient  condamnés  à  des  privations  de  toute  espèce,  et 
obligés  pour  vivre  de  travailler  à  la  terre  dans  leurs  fermes.  Le 
capitaine  Hunter,  Écossais  lui-même,  était  gouverneur  de  la  colonie 
pénitentiaire.  Il  distingua  aussitôt  ces  hommes  de  la  foule  des  meur- 
triers et  des  voleurs  qui  formaient  le  reste  de  la  population  de  l'Aus- 
tralie. Muir  surtout ,  si  beau,  si  jeune,  si  enthousiaste;  Muir  si  sévè- 
rement traité  parles  juges  d'Ecosse,  excitait  son  intérêt.  «M.  Muir 
est  le  premier  des  quatre  que  j'ai  vus,  écrivait  le  gouverneur  à  un  de 
ses  amis  de  Leith.  Je  le  crois  un  bon  et  noble  jeune  homme.  Il  se 
plaît  dans  la  solitude  et  le  recueillement;  il  ne  se  plaint  pas  de  la  sé- 
vérité de  son  sort,  mais  il  en  supporte  la  rigueur  avec  courage  et 
résignation.  »  Hunter  s'étudia  à  rendre  la  situation  de  ses  prison- 
niers la  plus  supportable  qu'il  put.  Muir,  en  effet,  était  résigné.  Il 
écrivait  vers  la  même  époque  à  un  de  ses  amis  :  a  Je  me  plais  dans 
ma  situation  autant  qu'un  homme  peut  se  plaire  quand  il  est  séparé 
de  tout  ce  qu'il  a  aimé  et  respecté.  Palmer,  Skirving  et  moi  vivons 
dans  la  plus  parfaite  harmonie  ;  je  ne  peux  trop  louer  les  égards  dont 
nous  sommes  l'objet.  Une  reconnaissance  éternelle  me  liera  aux  offi- 
ciers militaires  et  civils  de  la  colonie.  J'ai  une  petite  maison  ici,  une 
autre  à  deux  milles ,  et  une  ferme  que  j'ai  achetée  sur  l'autre  bord  de 
la  rivière.  Si  vous  avez  quelque  argent  à  m'envoyer,  convertissez-le 
en  rhum,  tabac  et  sucre,  toutes  denrées  qui  sont  ici  horsde  prix  (l).» 

Un  an  s'était  déjà  écoulé  depuis  que  Muir  habitait  Sidney,  quand 
il  en  fut  tiré  par  un  événement  inattendu  et  que  lui-même  n'avait  pu 
prévoir.  Le  procès  de  Muir  avait  eu  peut-être  plus  de  retentissement 
encore  en  Amérique  qu'en  Angleterre.  On  y  regardait  les  patriotes 
écossais  comme  des  amis,  des  concitoyens,  et  leur  condamnation 
avait  excité  une  sympathie  assez  puissante  et  un  intérêt  assez  vif  pour 

(1)  Memoirs  and  Trials,  etc.,  pag.  16. 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  traduire  autrement  que  par  des  paroles.  Quelques  Américains 
frétèrent  un  navire  dans  le  but  apparent  de  faire  un  voyage  à  la 
Chine,  mais  dans  le  but  secret  de  délivrer  Muir  et  ses  amis ,  s'il  se 
pouvait.  Après  une  traversée  heureuse,  le  capitaine  du  petit  navire 
la  Loutre  relâcha  dans  le  port  de  Sidney,  sous  le  prétexte  de  faire  de 
l'eau  et  de  couper  du  bois.  Le  généreux  complot  des  Américains 
réussit  à  souhait,  mais  seulement  pour  ce  qui  concernait  Muir.  Il 
s'échappa  de  nuit,  se  cacha  à  bord  du  navire,  n'emportant  avec  lui 
que  quelques  vêtemens  et  une  petite  bible  que  sa  mère  lui  avait  don- 
née en  partant,  et  qu'il  devait  lui  renvoyer  à  l'heure  de  la  mort.  En 
quittant  Sidney,  Muir  laissa  un  billet  pour  le  gouverneur,  qu'il  re- 
merciait de  sa  généreuse  pitié.  Le  reste  de  la  vie  du  réformiste  écos- 
sais est  rempli  d'évènemens  presque  romanesques.  La  Loutre  s'était 
rendue  de  Sidney  au  Nootka-Sound ,  près  de  l'île  de  Vancouver,  sur 
la  côte  de  l'Amérique  du  Nord  que  baigne  l'Océan  Pacifique.  Là,  au 
grand  effroi  du  capitaine  américain  et  de  Muir,  ils  rencontrent  un 
brig  de  guerre  anglais,  qui  croisait  dans  ces  parages,  et  qui  avait 
quitté  Botany-Bay  peu  de  jours  avant  eux.  Un  seul  mot  d'un  des  ma- 
telots de  la  Loutre  pouvait  perdre  le  fugitif.  Il  passe  donc  à  bord  d'un 
vaisseau  espagnol  qui  le  conduit  à  Saint-Blas ,  à  l'embouchure  du 
golfe  de  la  Californie.  Là ,  le  gouverneur  espagnol  l'autorise  à  tra- 
verser toute  la  partie  du  continent  américain  appartenant  au  Mexi- 
que. Après  des  fatigues  inouies,il  arrive  à  la  Havane,  où  le  vice- 
roi  de  cette  île,  qui  regardait  tout  Anglais  comme  ennemi  (son 
gouvernement  était  alors  en  guerre  avec  le  gouvernement  anglais), 
le  fît  jeter  dans  un  cachot.  Muir  passa  plusieurs  mois  dans  les  prisons 
de  la  ville.  Mais  enfin,  faisant  droit  à  ses  réclamations  répétées,  on 
l'embarque  sur  une  frégate  espagnole  qui  doit  le  conduire  à  Cadix; 
arrivée  en  vue  du  port  de  Cadix,  cette  frégate  est  entourée  par  l'es- 
cadre de  l'amiral  anglais  Jervis,  qui  croisait  sur  les  côtes  d'Espagne. 
Un  des  navires  anglais  attaque  le  vaisseau  qui  portait  Muir;  c'est 
alors  que  le  prisonnier  prouve  aux  Espagnols  ses  geôliers  qu'il  n'é- 
tait pas  l'espion  des  Anglais:  il  s'arme  ,  il  combat,  il  reçoit  plusieurs 
blessures  graves,  dont  une  au  front  qui  le  défigure,  et  il  tombe  sur 
le  pont  baigné  dans  son  sang.  La  frégate  ayant  été  obligée  d'amener, 
Muir  resta  six  jours  prisonnier  des  Anglais  sans  être  reconnu.  Les 
Espagnols  avaient  dit  aux  soldats  de  Jervis,  qui  le  savaient  à  bord 
et  qui  le  cherchaient,  que  \ Anglais  avait  été  tué  pendant  le  combat 
et  jeté  à  la  mer.  Soit  crédulité ,  soit  plutôt  sympathie  (  Muir  avait  été 
reconnu  par  un  chirurgien),  les  Anglais  ne  poussèrent  pas  plus  loin 


RÉFORMISTES  DÉCOSSE.  351 

leurs  recherches,  et  Muir  fut  déposé  sur  le  rivage  espagnol  avec  les 
autres  blessés.  Le  14  août  1797,  il  écrivait  à  un  de  ses  amis  les  lignes 
qui  suivent  : 

((  Cher  ami,  depuis  la  mémorable  soirée  où  je  te  quittai  à , 

ma  vie  mélancolique  et  agitée  n'a  présenté  qu'une  succession  conti- 
nuelle d'évènemens  extraordinaires.  Je  pense  cependant  vous  revoir 
dans  peu  de  mois.  Contrairement  à  mon  attente,  je  suis  presque 
guéri  de  mes  nombreuses  blessures.  Les  directeurs  m'ont  témoigné 
le  plus  grand  intérêt.  Leur  sollicitude  pour  un  infortuné  si  cruelle- 
ment accablé  a  été  un  baume  consolateur  qui  a  relevé  mes  esprits 
abattus.  Les  Espagnols  me  retiennent  prisonnier,  parce  que  je  suis 
Ecossais;  mais  je  ne  doute  pas  que  l'intervention  du  directoire  de  la 
grande  république  n'obtienne  ma  liberté.  Rappelez-moi  affectueu- 
sement à  tous  mes  amis ,  qui  sont  les  amis  de  la  liberté  et  de  l'hu- 
manité. c(  Th.  Muir.  n 

On  voit  quelles  étaient  toujours  les  sympathies  de  Muir.  La  persé- 
cution et  le  malheur  n'avaient  pas  attiédi  son  zèle ,  ni  ébranlé  sa  foi. 
Muir,  réclamé  comme  Français,  s'achemina  vers  Paris.  L'accueil  que 
lui  flt  le  directoire  fut  digne  de  la  grande  répuùluiue.  L'arrivée  de 
Thomas  Muir  à  Bordeaux  fut  célébrée  par  une  fête  populaire;  une 
foule  immense  l'accueillit  aux  cris  de  vive  le  défenseur  de  la  liberté; 
la  fête  se  termina  par  un  banquet.  Les  patriotes  français  fêtaient  de 
leur  mieux  le  réformiste  écossais,  l'avocat  de  la  liberté,  le  fils  adop- 
tif  de  la  France.  Le  Moniteur  du  16  frimaire  an  vi  annonce  en  ces 
termes  son  arrivée  à  Paris  :  «  Thomas  Muir  est  arrivé  à  Paris;  le 
ministre  des  affaires  étrangères  l'a  accueilli  avec  les  égards  dus  à 
son  grand  caractère,  aux  services  qu'il  a  rendus  à  la  liberté,  et  aux 
maux  qu'il  a  endurés  en  défendant  cette  cause  sacrée.  ))  Tout  ce  que 
]a  capitale  de  la  France  renfermait  alors  d'hommes  éminens,  d'es- 
prits distingués  et  généreux,  voulut  voir  Muir  et  le  complimenter; 
tous  s'efforçaient  de  lui  faire  oublier  les  peines  de  l'exil  et  de  lui 
faire  aimer  sa  nouvelle  patrie.  Muir  fut  sensible  à  un  aussi  noble  ac- 
cueil; mais  sa  constitution  était  ruinée;  les  blessures  qu'il  avait  re- 
çues au  fatal  combat  de  Cadix  s'étaient  rouvertes  et  étaient  recon- 
nues incurables;  après  plusieurs  mois  de  vives  souffrances,  il  expira 
le  27  septembre  1798.  La  tombe  qui  renferme  ses  restes  s'élève  dans 
le  cimetière  de  Chantilly,  où  il  s'était  retiré  pendant  les  derniers  mois 
de  sa  vie.  Sur  son  lit  de  mort,  sa  dernière  pensée  fut  pour  sa  mère; 
il  lui  renvoya  la  petite  bible  qu'il  en  avait  reçue  en  quittant  l'Ecosse, 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  qu'il  avait  miraculeusement  conservée  au  milieu  de  toutes  les  tra- 
verses de  sa  vie.  Muir  avait  trente-trois  ans  quand  il  mourut ,  l'âge 
de  Camille  Desmoulins,  l'âge  que  ce  dernier  déclarait  fatal  aux  ré- 
volutionnaires, à  commencer  par  Jésus-Christ!...  Il  y  a,  du  reste, 
une  certaine  analogie  entre  Camille  Desmoulins  et  Thomas  Muir  : 
même  naïveté,  même  ardeur  de  jeunesse,  même  exaltation  patrio- 
tique, même  retour  aux  sentimens  tendres  dans  la  persécution;  mais 
Muir  était  plus  saint  et  plus  pur,  le  sang  n'avait  pas  souillé  ses 
mains.  Les  parens  de  Muir  lui  survécurent  à  peine  deux  années. 

La  terre  inhospitalière  de  Sidney  devait  dévorer  les  autres  réfor- 
mistes. Le  brillant  Gerald ,  qui  les  avait  enfln  rejoints ,  mourut  le 
premier,  au  printemps  de  l'année  1796.  Au  moment  de  rendre  le 
dernier  soupir,  il  se  souleva  en  disant  d'une  voix  lente  et  solennelle  : 
«  Je  meurs  pour  la  meilleure  des  causes,  et  je  vous  prends  tous  à 
témoin  que  je  meurs  sans  regret  et  sans  repentir!  )y  Sur  la  pierre 
de  sa  tombe  à  Fann-Cove,  près  du  port  Jackson,  on  lit  ce  peu  de 
mots  :  Joseph  Gerald,  martyr  des  libertés  de  son  pays.  Mort 

DANS  SA  36*^  année. 

Skirving  succomba  trois  jours  après  lui.  Palmer  eut  la  force  de 
survivre  à  ses  compagnons;  les  sept  années  de  déportation  auxquelles 
il  avait  été  condamné  étaient  enfln  écoulées ,  et  il  revenait  dans  sa 
patrie,  quand  il  mourut  de  la  fièvre,  dans  une  des  îles  de  l'Océan 
indien.  Un  ami  fidèle,  le  ministre  Ellis,  qui  avait  poussé  le  dévoue- 
ment jusqu'à  l'accompagner  dans  son  long  exil ,  ne  rapporta  en 
Europe  que  son  souvenir. 

La  guillotine  est  pins  clémente  que  la  baie  des  voleurs  et  des  assassins! 
s'était  écrié  Fox  en  plein  parlement,  quand  il  avait  appris  la  condam- 
nation des  réformistes  écossais.  Ces  paroles,  que  Pitt  traitait  de  décla- 
mation, n'étaient  que  trop  vraies.  Pas  un  des  condamnés  ne  devait 
revenir  de  son  exil.  Aussi  les  partisans  de  la  réforme  en  Ecosse  ne 
parlent-ils  qu'avec  indignation  des  juges  tories  et  des  infâmes  jnrijs  de 
1793  et  1794.  Dirigés  par  lord  Eldon  et  Pitt ,  et  choisis  par  Henry  Dun- 
das,  secrétaire  d'état,  depuis  lord  Melville,  les  magistrats  écossais 
persistèrent  dans  la  voie  de  rigueur  où  ils  s'étaient  engagés.  Une  fois 
maîtres  des  chefs  qu'ils  tenaient  dans  leurs  prisons  ,  ou  qu'ils  avaient 
envoyés  en  exil,  ils  eurent  bon  marché  de  l'armée  des  novateurs.  La 
convention  dispersée  n'osa  plus  se  réunir.  L'espionnage  s'étendit 
comme  un  vaste  réseau  sur  le  pays  qui,  selon  l'énergique  expression 
de  Jeffrey  (1),  semblait  livré  aux  coureurs  de  places,  aux  Lapslie  et 

(1)  Edinburgh  Revieiv,  no  31. 


RÉFORMISTES  D'ÉCOSSE.  353 

aux  hommes  de  Goldmistlis'-ïlall;  temps  de  bassesse  incroyable  et  de 
misère  inflnie  !  Burns  lui-même,  le  grand  poète  de  l'Ecosse,  n'échappa 
pas  à  la  persécution.  Burns  avait  adressé,  de  sa  résidence  de  Dum- 
fries,  une  lettre  à  la  Gazette  cC Edimbourg,  journal  réformiste;  dans 
cette  lettre ,  il  priait  le  directeur  du  journal  de  l'inscrire  au  nombre 
de  ses  souscripteurs,  a  Courage ,  lui  disait-il,  mettez  à  nu,  d'une 
main  ferme  et  avec  un  cœur  indompté,  cette  horrible  masse  de  cor- 
ruption appelée  politique  et  diplomatie.  «  La  lettre  de  Burns  fut 
décachetée  à  la  poste  et  attira  sur  la  tête  de  son  auteur  la  misérable 
persécution  de  ses  supérieurs  de  l'excise,  persécution  qui,  au  dire 
de  Walter  Scott,  tory  lui-même  comme  on  sait,  poussa  au  désespoir 
un  homme  qui  possédait  un  incomparable  talent,  et  exaltant  sa  ner- 
veuse sensibilité  d'homme  de  génie,  brisa  son  cœur,  troubla  sa  raison 
et  abrégea  si  fatalement  sa  vie. 

Il  a  fallu  quarante  ans  pour  que  la  cause  des  réformistes ,  cette 
cause  dont  les  premiers  apôtres  avaient  annoncé  le  prochain  triomphe, 
prévalût,  et  encore  partiellement.  De  nos  jours,  les  réformistes  sont 
au  pouvoir,  ils  ont  vaincu  ;  mais,  malgré  leur  confiance  et  leur  audace, 
on  voit  qu'ils  craignent  de  perdre  le  terrain  qu'ils  ont  conquis.  Ils  se 
rappellent  encore  les  funestes  années  1793  et  1794.  Tout  en  parlant 
d'élever,  sur  le  sommet  de  Calton-Hill ,  leur  >yestminster  national,  un 
monument  à  la  mémoire  des  premiers  réformistes  ,  et  tout  en  portan!; 
dans  leurs  processions  ,  à  travers  les  rues  et  les  places  de  la  métro- 
pole écossaise,  des  bannières  blasonnées  où  brillent,  en  lettres  d'or, 
les  noms  de  Muir,  Gerald,  Palmer  et  Skirving,  ces  martyrs  de  l'Ecosse,, 
comme  ils  les  appellent ,  ils  jettent  un  coup  d'œil  sombre  et  inquiet 
sur  les  statues  de  Henry  Dundas  et  de  William  Pitt,  qui  se  dressent 
aux  principaux  carrefours  de  leur  ville.  Ils  savent  que  ces  hommes- 
qui  ont  persécuté  les  pères  ont  des  héritiers  qui,  eux  aussi,  persé- 
cuteraient les  enfans.Ils  comptent  leurs  rangs,  leurs  rangs  trop  peu, 
nombreux  pour  la  nombreuse  population  de  la  cité  qui  laissa  con- 
damner les  premiers  apôtres  de  leur  cause,  de  cette  cité  qu'ils 
appellent  servile ,  et  qui,  cependant ,  a  fait  d'immenses  progrès  dans 
la  carrière  de  la  liberté;  et  s'ils  retrouvent  quelque  courage,  c'est  en 
reportant  leurs  regards  sur  Glasgow,  ce  bras  droit  de  l'Ecosse, 
la  ville  la  plus  populeuse  des  trois  royaumes  après  Londres;  c'est  là 
que  sont  leurs  adhérens  les  plus  dévoués,  leurs  partisans  les  plus 
résolus  et  les  plus  nombreux  ;  c'est  là  qu'est  leur  armée. 

Frédéric  Mercev. 

TOME  XII.  23 


L'OPPOSITION 


ET 


LE  PARTI  RADICAL.' 


La  situation  intérieure  de  la  France  est  quelque  chose  de  nouveau, 
d'inoui  peut-être  dans  le  gouvernement  représentatif.  C'est  la  pre- 
mière fois  que  la  dissolution  de  la  chambre  se  trouve  amenée,  non 
par  la  force  des  circonstances,  ou  par  les  entraînemens  départi, 
mais  par  l'épuisement  et  la  fin  naturelle  des  opinions.  îl  ne  s'agit  ni 
de  confirmer  la  majorité,  ou  de  la  déplacer,  ni  d'abattre  par  un  der- 
nier échec  les  prétentions  de  la  minorité.  Majorité  et  minorité,  les 
opinions  qui  datent  du  13  mars  1831,  ont  fait  leur  temps.  Si  l'on  y 
prend  garde,  nous  ne  sommes  pas  dans  une  période  de  réforme, 
mais  dans  une  époque  de  renouvellement. 

Cette  situation  est  évidente,  manifeste,  irrésistible.  Elle  se  révèle 
clairement  dans  l'indifférence  persévérante  avec  laquelle  on  accueille 
maintenant  les  idées  et  les  noms  qui  avaient  naguère  l'heureux  pri- 

(ij  Nous  ne  partageons  pas  toutes  les  opinions  de  l'auteur  de  ce  travail.  L'écrivain,  qui 
appartient  à  l'opposition  constitutionnelle,  s'est  mis  au  point  de  vue  de  ce  parti  sur  plu- 
sieurs questions,  notamment  en  ce  qui  touche  les  lois  de  septembre  et  le  cabinet  du  luavriL 
L'amnistie,  la  dissolution,  la  prise  de  Constantine,  en  six  mois  d'administration,  feront 
une  part  plus  grande  au  ministère  que  préside  M.  Mole,  et  sont  des  actes  politiques  de 
nature  à  l'affermir  et  à  le  rendre  durable.  Malgré  ces  dissidences,  nous  n'avons  pas  hésité  à 
accueillir  un  travail  aussi  remarquable  sous  bien  des  rapports,  et  qui  nous  vient  d'une 
plume  justement  appréciée  de  nos  lecteurs.  [y.  du  D.) 


l'opposition  et  le  parti  radical.  355 

vilége  de  passionner  le  sentiment  public.  Les  partis  eux-mêmes  ne 
se  combattent  plus  que  par  habitude;  ils  gardent  leurs  positions, 
non  pas  qu'ils  les  jugent  encore  les  meilleures,  mais  pour  conserver, 
à  leurs  propres  yeux,  une  sorte  d'identité.  Partout  les  convictions 
chancellent,  et  la  limite  des  opinions  s'efface  ou  cesse  d'être  visible 
à  l'œil  nu.  Tl  n'y  a  plus  de  foi,  ni  par  conséquent  de  discipline,  d'au- 
cun côté.  Les  chefs  cherchent  avec  inquiétude  leur  troupe  derrière 
eux ,  et  les  soldats ,  doutant  de  leurs  chefs,  se  mettent  à  guerroyer 
pour  leur  propre  compte  ou  font  la  paix,  au  risque  de  devenir  sus- 
pects, car  jamais,  avec  moins  de  haines,  il  n'y  eut  plus  de  soupçons 
et  de  récriminations. 

Pour  qui  voudrait  les  reconnaître,  voilà  bien  les  signes  des  temps. 
Mais,  soit  l'empire  de  la  routine,  soit  l'impuissance  absolue  de 
s'accommoder  à  des  circonstances  qui  n'étaient  pas  entrées  dans 
leurs  prévisions,  aucun  parti  ne  consent  à  faire  un  retour  sur  lui- 
même  ;  ils  s'accrochent  tous  au  contraire,  avec  une  énergie  désespé- 
rée, à  leur  passé  qui  s'écroule,  comme  s'il  leur  était  donné  de  le 
fixer  un  seul  instant.  Ceux  même  dont  l'individualité  est  la  plus 
tranchée,  ne  portent  pas  leurs  vœux  plus  haut  :  c'est  ainsi  que  les 
amis  de  M.  Guizot  ont  pris  pour  mot  d'ordre  la  réélection  des  mem- 
bres de  l'aiicienne  majorité;  quant  aux  radicaux,  ils  se  réduisent  en 
apparence  à  briguer  le  retour  de  l'ancienne  opposition. 

Il  semble,  quand  le  gouvernement  de  l'opinion  est  mis  ainsi  au 
concours ,  que  chaque  parti  doive  s'empresser  de  relever  sa  bannière, 
de  produire  ses  titres ,  et  de  se  poser  comme  un  centre  de  ralliement. 
Rien  de  pareil  n'arrive  cependant.  C'est  à  qui  montrera  le  plus  de 
désintéressement.  Chacun  s'efforce  de  se  confondre  dans  la  foule, 
au  lieu  d'exposer  en  relief  sa  personnalité  ;  c'est  une  manie  générale 
de  coalitions.  Les  légitimistes  demandent  à  se  coaliser  avec  tout  le 
monde;  les  républicains,  après  avoir  poursuivi  l'opposition  constitu- 
tionnelle  de  leurs  sarcasmes  et  de  leurs  dédains,  proposent  de  com- 
prendre, dans  la  même  raison  sociale,  M.  Garnier-Pagès  et  M.  Odilon 
Barrot;  les  doctrinaires  accepteraient  les  candidats  de  M.  de  Mon- 
talivet,  si  le  min-stère  consentait  à  épouser  ceux  de  M.  Guizot. 

Toute  coalition  a  pour  but  de  détruire  et  non  pas  d'organiser.  Or, 
qu'y  a-t-il  à  renverser  aujourd'hui?  Où  est  l'obstacle  formidable  à 
ce  point,  qu'il  mérite  de  nous  arrêter  devant  lui?  Si  le  ministère  a 
des  projets  de  réforme,  ce  n'est  pas  l'opposition  qui  les  traversera; 
et  si  l'opposition  a  trouvé  à  faire  luire  quelque  rayon  de  lumière 
dans  notre  chaos ,  elle  peut  assurément  ne  tenir  aucun  compte  de  la 

23. 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

résistance  du  pouvoir.  Les  partis,  à  l'heure  présente,  sont  de  purs 
béliers  d'attaque;  ils  résistent  difficilement  eux-mêmes,  quand  on 
les  presse,  n'ayant  pas  de  base  ni  de  point  d'appui. 

Ce  qui  a  trompé  l'opposition  comme  le  ministère,  c'est  que  l'une 
et  l'autre  ont  repris  la  lutte  de  trop  loin.  Des  deux  côtés,  on  s'est 
volontairement  replacé  dans  les  positions  de  1831  et  de  183^ ,  comme 
si  Ton  avait  affaire  aux  mêmes  passions  et  aux  mêmes  périls.  On  a 
évoqué  les  fantômes  du  irehe  mars  et  du  comple-rendu,  drapeaux  de 
guerre  qui  ne  sont  déjà  plus  qu'une  défroque  sans  valeur.  On  a  donné 
un  tournoi  avec  les  débris  des  armes  qui  avaient  servi  dans  le  combat. 

Non,  nous  ne  sommes  plus  les  hommes  de  1831  et  de  1834.  Grâce 
à  Dieu ,  l'opinion  publique  a  marché ,  modifiant  les  doctrines ,  les 
hommes  et  les  journaux.  Nous  avons  obéi,  peut-être  malgré  nous, 
à  cette  loi  de  décomposition  qui  veut  qu'un  progrès  accompli  serve 
de  marchepied  à  un  autre  progrès.  Il  ne  suffit  plus  aujourd  hui  de 
se  dire  homme  de  révolution  et  de  réclamer  les  conséquences  de 
juillet.  Le  point  de  vue  théorique  s'est  élargi,  pendant  que  l'on  fai- 
sait trêve  à  l'action.  Nous  savons  maintenant  que  toute  doctrine  qui 
aspire  à  pénétrer  dans  la  pratique,  doit  résoudre  le  problème  du 
pouvoir  aussi  bien  que  celui  de  la  liberté,  et  qu'avant  de  se  proposer 
pour  le  gouvernement  de  l'état ,  les  partis  ont  à  subir  un  travail 
intérieur  d'étude  et  d'organisation. 

D'où  vient  l'ascendant  incontestable  de  l'école  doctrinaire,  sous  la 
restauration  d'abord,  et  plus  tard  sous  la  nouvelle  monarchie?  Faut-il 
l'attribuer  uniquement  à  l'habileté  des  meneurs  et  à  la  corruption 
des  esprits?  ou  bien  ,  ne  serait-ce  pas  plutôt  que,  de  tous  les  partis 
qui  avaient  conjuré  ensemble  la  ruine  des  Bourbons  de  la  branche 
aînée,  celui-ci  se  trouva  seul,  quand  il  fut  nécessaire,  fortement  or- 
ganisé et  prêt  à  gouverner? 

Lorsque  tout  le  monde  ne  songeait  encore  en  France  qu'à  arra- 
cher au  gouvernement  des  garanties  pour  les  droits  du  peuple, 
M.  Guizot  et  ses  amJs  avaient  déjà  résolu  à  leur  manière  la  question 
du  pouvoir.  Cette  solution  ne  procédait  pas  d'une  idée  bien  nette  ni 
bien  avancée;  l'éclectisme  politique,  sans  ouvrir  une  perspective 
étendue  à  la  société,  ne  décourageait  pas  assez  les  pensées  de  retour 
vers  un  ordre  de  choses  à  jamais  détruit;  mais,  à  défaut  d'autres, 
le  système  a  été  et  devait  être  accepté.  Que  ce  soit  là  une  leçon  pour 
les  opinions  que  l'on  a  vues  jusqu'ici  plus  occupées  de  tenir  tête  au 
pouvoir  que  de  rechercher  ce  qu'elles  en  feraient  à  leur  jour.  Une 
opposition  purement  négative  n'est  pas  appelée  à  exercer  une  influence 


l'opposition  et  le  parti  radical.  357 

profonde  ni  durable;  elle  pourra  faire  des  révolutions,  mais  elle  n'en 
recueillera  pas  le  fruit. 

La  dissolution  de  la  chambre  a  surpris  les  partis  dans  un  état  de 
faiblesse  et  d'amoindrissement  tel,  qu'aucun  d'eux  ne  pouvait  sé- 
rieusement avoir  en  vue  autre  chose  qu'un  résultat  provisoire,  ni 
prétendre,  avec  quelque  chance  de  succès,  à  la  majorité.  Pour  l'op- 
position comme  pour  les  centres,  la  majorité  ne  devait  être  que  le 
but  éloigné;  le  travail  à  opérer  sur  soi  était  le  but  prochain.  Par  une 
fatalité  que  nous  appellerions  volontiers  d'un  autre  nom ,  Von  a  ren- 
versé les  termes  de  cette  situation;  de  là  les  fausses  manœuvres, 
qui  ont  abouti  à  l'établissement  d'un  comité  électoral. 

L'opposition  avait  d'abord  limité  son  plan  d'opérations  à  un  ré- 
sultat modeste  et  par  cela  même  plus  certain.  Elle  n'excluait  que  les 
candidats  suffisamment  connus  pour  faire  bon  marché  de  leur  con- 
science, et  se  promettait  de  porter  ses  suffrages  sur  tous  les  hommes 
honnêtes  et  indépendans.  On  déclarait  la  guerre  au  grand  scan- 
dale de  notre  époque,  à  la  corruption;  avant  les  titres  de  sympathie 
politique,  on  faisait  passer  la  moralité.  C'étaient  à  la  fois  un  acte  de 
patriotisme  et  un  mouvement  stratégique  parfaitement  conçu  ;  car, 
à  défaut  du  nombre,  l'opposition  appelait  les  influences  morales  de 
son  côté.  Le  drapeau  était  bien  choisi;  en  dirons-nous  autant  des 
moyens  d'action? 

Pour  combattre,  d'une  part,  les  dispositions  corruptrices  de  la 
coterie  doctrinaire,  et,  de  l'autre,  la  vénalité  dans  le  corps  électoral, 
l'opposition  n'a  rien  imaginé  de  mieux  que  de  recueillir  ses  forces  les 
plus  divergentes  et  d'en  former  un  faisceau.  Tantôt  on  a  cherché  à 
réunir  les  diverses  fractions  de  la  minorité  constitutionnelle,  bien 
qu'elles  eussent  entre  elles,  sous  le  rapport  des  personnes  comme 
sous  celui  des  opinions,  assez  peu  d'affinité;  tantôt  les  puritains  de 
l'extrême  gauche,  séparés,  par  les  évènemens  de  juin  et  d'avril,  du 
parti  républicain,  ont  tenté  d'en  rallier  à  eux  les  débris.  Il  n'y  a  pas 
jusqu'à  M.  Mauguin,  qui,  lassé  de  l'isolement  parlementaire  où  il 
vivait  depuis  1834,  ne  se  soit  mis  en  quête  d'auxiliaires  et  d'alliés. 

L'opposition  pouvait-elle  se  fortifier  par  la  combinaison  de  tant  d'é- 
lémens  discordans?  On  a  beaucoup  dit,  à  cette  occasion,  que  l'union 
faisait  la  force  ;  on  a  rappelé  que  la  victoire  demeurait  toujours  en  dé- 
finitive aux  gros  bataillons  ;  puis  l'on  est  allé  recruter  des  adhérens 
aux  quatre  points  cardinaux  de  la  politique,  comme  si  toute  foule  était 
une  armée.  Que  les  majorités  cherchent  la  puissance  dans  le  nombre, 
nous  le  concevons ,  car  telle  est  leur  loi.  Mais  la  condition  des  mino- 


1358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rites  n'est  pas  la  même  ;  quand  on  lutte  contre  le  pouvoir,  en  pré- 
sence de  l'opinion  que  l'on  veut  attirer  à  soi,  peu  importe  le  nombre 
des  opposans;  une  seule  chose  est  précieuse,  c'est  d'avoir  de  son 
côté  le  droit  ou  la  passion.  En  1826,  l'opposition,  réduite  à  dix-sept 
députés,  gouvernait  bien  plus  réellement  que  M.  de  Villèle,  appuyé 
sur  le  bataillon  des  trois  cents;  car  chacune  de  ses  paroles  faisait 
tressaillir  le  pays. 

Depuis  trois  ans,  les  opinions  tendent  évidemment  à  se  déclasser. 
La  masse  des  esprits  flottans  s'accroît  outre  mesure,  tandis  que  les 
rangs  des  partis  classés  vont  s'éclaircissant  tous  les  jours.  Cette 
situation  n'est  pas  régulière;  ce  n'est  jamais  volontairement  ni  pour 
long-temps  qu'un  peuple  reste  dans  le  vide,  qu'il  s'abstient  de  sentir 
et  de  penser.  Les  opinions  sont  tièdes,  non  qu'elles  aient  besoin  d'ex- 
citation, mais  parce  qu'elles  demandent  à  être  rassurées.  Faites  scis- 
sion avec  les  hommes  qui  passent ,  à  tort  ou  à  raison ,  pour  les  ennemis 
du  repos  public,  et  les  tendances  libérales  reprendront  leur  cours. 

L'opposition  ne  s'est  pas  certainement  affaiblie  dans  la  chambre, 
depuis  ces  mémorables  séances  où  ?>L  Odilon  Barrot  vint  répudier 
publiquement  à  la  tribune  toute  solidarité  avec  les  convictions  de 
M.  Garnier-Pagès.  Ce  qui  le  prouve ,  c'est  que  dès  ce  moment  l'u- 
nité du  parti  ministériel  fut  rompue;  la  majorité,  jusqu'alors  com- 
pacte et  inébranlable,  n'ayant  plus  la  peur  pour  ciment ,  tomba  bien- 
tôt en  poussière.  Une  seconde  scission  dans  les  rangs  de  la  gauche 
lui  fit  faire  un  nouveau  progrès.  A  dater  de  la  retraite  des  puri- 
tains, qui  n'étaient  qu'un  obstacle  illustre,  il  devint  manifeste  que 
le  gouvernement,  modéré  par  deux  changemens  successifs,  dérivait 
enfin  vers  l'opposition.  La  dissolution  de  la  chambre,  en  consommant 
la  rupture  du  parti  parlementaire  avec  les  opinions  plus  ou  moins 
éloignées  de  la  constitution,  devait  le  mettre  en  possession  de  cet 
avenir. 

L'opposition  avait  moins  à  combattre  le  gouvernement  qu'à  l'at- 
tirer. Il  fallait  oublier  beaucoup,  s'occuper  bien  plus  des  garanties 
à  prendre  que  des  représailles  à  exercer,  et  compter  pour  quelque 
chose  les  faits  accomplis.  Le  pouvoir  n'est  pas  le  seul  coupable  dans 
tout  ce  qui  s'est  passé  depuis  sept  ans  ;  et  l'opposition  n'existe  pas 
seulement  pour  le  contenir  ou  le  redresser,  car  il  est  aussi  dans  ses 
devoirs  de  contribuer  à  l'éducation  du  pays.  Parmi  les  causes  de 
l'atonie  des  esprits,  nous  faisons  figurer  à  sa  place  l'impuissance  du 
gouvernement;  nous  savons  qu'en  s'efTorçant  de  comprimer  le  libre 
essor  de  la  pensée,  il  a  livré  la  France  à  la  domination  desjntérêts 


l'opposition  et  le  parti  radical.  35^ 

matériels ,  qui  devient  facilement  une  tyrannie,  lorsqu'elle  demeure 
sans  contrepoids  moral.  Mais ,  à  dire  vrai ,  si  le  gouvernement  a  pu 
aggraver  le  mal,  il  ne  l'a  pas  créé;  cette  torpeur  politique  tient  à 
des  racines  plus  intimes  et  plus  profondes  dans  notre  état  social. 

L'opposition  s'est  donc  trompée ,  lorsqu'elle  a  dressé  et  dirigé 
toutes  ses  batteries  électorales  contre  le  ministère.  On  pourrait  renou- 
veler vingt  fois  le  cabinet,  sans  que  la  situation  politique  fît  un  seul 
pas;  car  c'est  peu  pour  un  peuple  de  secouer  ses  entraves,  s'il  ne 
sent  en  lui  aucun  principe  de  mouvement.  Il  y  a  plus;  on  modi- 
fierait la  loi  électorale,  on  bouleverserait  la  charte,  on  mettrait  les 
masses  en  rut,  que  cela  ne  changerait  rien  à  nos  embarras  actuels. 
Les  questions  de  forme  sont  épuisées. 

Nous  le  répétons,  l'obstacle  est  en  nous;  il  est  dans  tous  les  par- 
lis,  et  dans  l'opposition  comme  dans  le  gouvernement.  Le  pays  vou- 
dra et  imposera  sa  volonté,  quand  il  saura  ce  qu'il  doit  vouloir.  Avant 
d'agir  sur  les  esprits,  de  se  répandre,  et  de  disputer  le  pouvoir, 
chaque  opinion  a  besoin  d'un  travail  intérieur.  L'influence  de 
l'exemple  est  la  seule  possible  aujourd'hui. 

Avant  donc  de  faire  un  appel  à  l'opinion  publique ,  nous  pensons 
que  l'opposition  avait  à  se  transformer.  Si  les  élections  devaient  lui 
servir  à  quelque  chose,  c'était  principalement  à  rendre  définitives  les 
dissidences  qui  avaient  éclaté  dans  son  sein,  à  s'organiser,  à  se  disci- 
pliner, à  faire  choix  d'un  chef,  à  élargir  et  à  préciser  ses  théories. 
IS'e  voulant  pas  renverser,  il  fallait  qu'elle  se  préparât  à  gouverner  : 
il  était  temps  que  l'opposition  prît  ses  distances ,  de  manière  à  n'être 
séparée  que  par  des  nuances  plus  ou  moins  vives  des  opinions  qui  se 
renfermaient  comme  elle  dans  le  cercle  tracé  par  la  constitution, 
mais  en  mettant  un  abîme  entre  elle  et  les  partis  qui  ne  reconnais- 
saient pas  l'ordre  légal.  Le  gouvernement  se' voyait  acculé  à  une  im- 
passe par  l'absence  d'une  opposition  vraiment  constitutionnelle,  qui 
pût  recueillir  à  son  heure  l'héritage  de  la  majorité;  il  fallait  l'en 
faire  sortir. 

Eu  second  lieu ,  disputer  le  terrain  à  la  corruption  dans  les  collè- 
ges électoraux,  c'est  s'en  prendre  à  l'effet  et  négliger  la  cause  du 
mal.  Quoi  qu'on  dise ,  les  consciences  vénales  forment  par  tout  pays 
une  faible  minorité.  Pour  l'honneur  de  la  nature  humaine  ,  il  y  a  peu 
de  citoyens,  même  dans  le  cercle  électoral  le  plus  étroit,  qui  soient 
assez  éhontés  pour  trafiquer  de  leur  suffrage.  Les  capitulations  d'opi- 
nion ne  sont  si  fréquentes  que  parce  que  l'indifférence  politique  est 
la  commune  opinion.  Un  arrondissement  qui  vote  pour  un  candidat 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

porteur  de  promesses  administratives,  ne  transige  pas  précisément 
avec  le  ministère;  seulement,  entre  deux  candidats  qui  le  touchent 
aussi  peu  l'un  que  l'autre ,  il  laisse  pencher  la  balance  du  côté  où 
l'incline  son  intérêt. 

La  plaie  de  notre  époque  et  de  notre  pays ,  c'est  encore  moins  la 
corruption  des  consciences  que  le  silence  de  l'esprit  pubhc.  Le  gou- 
vernement représentatif  n'a  pas  une  date  assez  ancienne  chez  nous, 
pour  que  la  gangrène  en  attaque  ainsi  le  tronc.  Nous  péchons  beau- 
coup plus  par  défaut  de  lumière  que  par  absence  de  vertu.  Ce  qu'il 
faut  éviter,  on  le  prêche  par-dessus  les  toits  ;  et  ce  qu'il  faudrait 
faire,  nul  ne  le  sait  ou  du  moins  ne  le  dit.  Peu  de  passions  mauvaises, 
mais  aussi  point  de  sentimens  généreux;  la  société  reste  sans  impul- 
sion comme  sans  direction. 

L'opposition  n'a  d'abord  entrevu  qu'à  demi  ces  nécessités  de  la 
situation,  d'où  naissaient  pour  elle  des  devoirs  nouveaux.  Sa  pre- 
mière pensée  fut  de  réunir  encore  une  fois  les  deux  fractions  du 
parti  parlementaire,  la  gauche  modérée  et  les  puritains  de  l'extrême 
gauche,  dans  une  profession  commune  de  dévouement  à  la  monar- 
chie. Elle  voulait  aborder  les  électeurs  avec  cette  déclaration,  qui  eût 
réparé  du  moins  la  faute  du  compie-rendu,  en  excluant  ouvertement 
le  parti  républicain.  Le  manifeste  devait  paraître  sous  les  auspices 
de  M.  Laffltte  et  de  M.  Odilon  Barrot.  Il  avait  été  rédigé,  arrêté,  et  il 
n'y  manquait  plus  qu'un  certain  nombre  d'adhésions  à  recueillir. 
Le  comité  était  entré  en  fonctions  ;  il  avait  nommé  son  pouvoir  exé- 
cutif, lequel  venait  aussi  de  se  mettre  à  l'œuvre  ;  M.  Barrot  était 
parti  pour  la  Hollande,  plein  de  confiance  et  de  sécurité,  lorsqu'un 
des  auteurs  de  la  coalition  proposa  d'y  comprendre  le  parti  républi- 
cain. Huit  jours  après,  le  comité  de  l'alliance  était  dissous. 

Il  n'entre  pas  dans  notre  plan  de  revenir  sur  les  circonstances  de 
cet  avortement ,  qui  nous  semblent  suffisamment  connues  du  public. 
Mais  qu'il  nous  soit  permis  de  dire  que  nous  l'avions  prévu.  Les  al- 
liances naturelles  de  M.  Barrot  sont  dans  le  centre  gauche ,  celles  de 
M.  Laffitte  dans  le  parti  radical.  Celui-ci  ne  pouvait  prendre  place 
au  comité  sans  en  ouvrir  l'entrée  à  la  république,  ni  celui-là  sans  y 
appeler  la  nuance  vive  du  tiers-parti.  Il  fallait  étendre  la  coalition 
depuis  M.  Dupin  jusqu'à  M.  Garnier-Pagès,  ce  qui  était  impossible 
et  ridicule,  ou,  ce  qui  était  inévitable,  se  séparer  définitivement. 
Après  deux  mois  de  tâtonnemens  et  de  débats  intérieurs,  grâce  à 
l'insistance  de  la  presse  et  à  la  fermeté  de  M.  Odilon  Barrot,  la  sé- 
paration s'est  accomplie. 


l'opposition  et  le  parti  radical.  361 

N'y  avait-il  rien  à  faire  après  un  acte  qui  ne  changeait  pas  seule- 
ment la  situation  respective  des  partis,  mais  qui  les  plaçait  dans  une 
attitude  toute  nouvelle  en  face  de  l'opinion?  M.  Barrot  et  M.  Laffltte, 
par  respect  pour  d'anciens  engagemens  à  peine  rompus,  ne  son- 
geaient pas  encore  à  former  d'autres  liens,  et  se  résigriaient  à  porter 
dans  l'inaction  le  deuil  des  premiers.  Mais  M.  Mauguin,  qui  arri- 
vait de  la  Grande-Bretagne,  où  il  avait  vu  les  whigs  s'allier  sans  ré- 
pugnance aux  radicaux,  ainsi  qu'à  la  clientellc  d'O'Connell,  plein  de 
foi  d'ailleurs  dans  la  puissance  de  la  tactique,  ne  put  supporter  que 
l'opposition  gardât  le  silence  dans  un  moment  aussi  décisif.  Il  triom- 
pha des  scrupules,  rapprocha  les  distances,  et  finit  par  former  un 
comité  électoral  où  s'assirent  à  côté  de  lui  M.  Laffitte  et  M.  Garnier- 
Pagès,  triumvirat  de  chefs  sans  armée. 

Le  comité  avait  pris  pour  devise  la  réunion  de  toutes  les  nuances 
de  l'opposition;  mais  admettre  les  organes  du  parti  républicain, 
c'était  exclure  ,  par  le  fait ,  l'opinion  qui  se  personnifie  en  M.  Odilon 
Barrot.  Que  représente  maintenant  un  comité  dont  M.  Barrot  et  les 
amis  de  M.  Barrot  ne  font  point  partie?  Tout,  peut-être,  excepté 
l'opposition.  L'opposition  comptait  cent  cinquante  voix  dans  la  der- 
nière chambre  ;  donnez-en  dix  à  M.  Garnier-Pagès,  vingt  ou  vingt- 
cinq  à  M.  Lafntte  ;  ajoutez-y  M.  Mauguin ,  qui  ne  représente  que 
lui-même ,  et  vous  aurez  les  forces  éventuelles  de  la  coalition ,  une 
minorité  dans  la  minorité. 

Le  prétendu  comité  de  l'opposition  n'est  donc  que  le  comité  de 
l'extrême  gauche ,  où  M.  Mauguin  est  allé  fourvoyer  sa  brillante  in- 
dividualité. L'élément  républicain  y  dominera,  quoi  qu'on  fasse,  non 
pas  tant  parce  qu'il  est  conquérant  de  sa  nature,  que  parce  que  l'al- 
liance s'est  opérée  à  son  profit.  Les  hommes  illustres  et  honorables 
qui  se  tenaient,  depuis  assez  long-temps,  à  l'extrême  limite  de  la 
monarchie  et  sur  la  pente  de  la  république,  ont  enfin,  qu'ils  le  sa- 
chent ou  qu'ils  ne  le  sachent  pas,  franchi  leur  Rubicon.  Leur  opinion, 
déjà  suspendue  entre  le  présent  qu'ils  détestaient  et  l'avenir  qu'ils 
croyaient  apercevoir,  a  tout-à-fait  perdu  terre;  ils  ont  cessé  d'exister 
à  l'état  de  parti. 

Les  républicains,  au  contraire,  ont  fait  preuve  d'une  extrême  ha- 
bileté. Rejetés  violemment  peut-être  en  dehors  de  l'ordre  légal,  ils 
viennent  d'y  rentrer  par  adoption,  et  d'y  mettre  garnison  des  leurs. 
Privés  de  chefs  notables,  et  n'ayant  plus  la  liberté  d'exposer  leurs 
opinions  sans  réticence  ou  sans  déguisement,  ils  ont  brigué  et  ob- 
tenu le  patronage  qu'ils  pouvaient  le  plus  souhaiter,  celui  des  prin- 


:362  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

cipaux  fondateurs  de  l'ordre  polilique  qui  est  sorti  de  la  révolution 
de  juillet.  Ils  ont  des  noms  à  présent,  et  le  temps  leur  donnera  des 
doctrines,  car  ils  passent  de  l'état  de  protestation  à  l'état  de  discus- 
sion; les  républicains  tendent  à  se  transformer  en  radicaux. 

Quant  à  l'opposition  proprement  dite ,  l'influence  qu'exercera  sur 
ses  destinées  la  retraite  des  puritains ,  et  leur  alliance  avec  le  parti 
radical,  n'apparaît  pas  aussi  clairement  à  tout  le  monde.  Les  consé- 
quences éloignées  ne  peuvent  manquer  d'être  favorables,  mais  l'effet 
immédiat  sera  désastreux. 

Ce  que  l'opposition  gagne  à  se  séparer  de  l'extrême  gauche,  c'est 
d'abord  cette  homogénéité  d'opinion  qui  constitue  la  force,  et  qui  est 
l'existence  même  d'un  parti.  Quand  une  fraction  parlementaire  a 
plusieurs  chefs ,  elle  n'en  a  aucun  ;  une  opinion  qui  reconnaît  plus 
d'un  symbole,  admet  dans  son  sein  la  confusion  des  langues  ;  une 
religion  politique  qui  s'associe  des  hommes  de  doute  devient  un  ob- 
jet de  dérision.  Le  parti  qui  pense  que  l'expérience  de  la  monarchie 
n'est  pas  faite,  prend  donc  une  attitude  plus  nette  en  rompant  avec  le 
parti  qui  estime  que  cette  expérience  a  déjà  tourné  irrévocablement 
à  la  condamnation  de  la  monarchie.  L'opposition  cesse  de  paraître 
solidaire  des  répugnances  qu'elle  ne  partage  point. 

Un  résultat  plus  précieux,  à  notre  avis ,  c'est  que  chacun  recouvre 
son  indépendance  d'action.  L'extrême  gauche,  par  son  immobilité 
même ,  n'empêchait  pas  seulement  le  progrès  ,  elle  arrêtait  aussi  le 
mouvement.  Par  cela  même  qu'elle  se  tenait  dans  l'observation,  re- 
fusant d'agir,  et  blâmant  ceux  qui  agissaient,  elle  imposait  à  tout  le 
monde  la  même  inertie.  Dégagée  de  cette  pression,  la  gauche  pure 
sera  libre  de  concourir,  selon  l'occasion,  ou  de  refuser  son  concours 
au  gouvernement.  Elle  ne  restera  pas  éternellement  dans  la  région 
des  impossibilités  et  des  antipathies  ;  elle  ne  dira  plus  du  pouvoir, 
comme  le  ci-devant  jeune  homme  de  son  habit  :  «  Si  j'y  entre ,  je  n'en 
veux  pas.  » 

Dans  les  partis,  comme  dans  le  corps  humain ,  aucun  déchirement 
ne  s'opère  sans  douleur.  La  retraite  de  l'extrême  gauche  va  laisser, 
pendant  quelque  temps ,  un  grand  vide  dans  les  rangs  de  l'opposi- 
tion; et  la  défaveur  de  l'alliance  républicaine  pourra  bien  rejaillir, 
par  un  reste  de  solidarité  entre  les  deux  fractions  qui  se  séparent, 
jusque  sur  ceux-là  même  qui  l'ont  repoussée.  L'apparition  du  comité 
a  gravement  compromis  les  candidatures  de  l'opposition  ;  car  les  can- 
didats de  la  minorité  libérale  ont  été  placés  dans  l'alternative,  ou  de 
renier  son  patronage  et  de  se  priver  ainsi  d'auxiliaires  utiles ,  quoi- 


l'opposition  et  le  parti  radical.  36B 

que  peu  nombreux ,  ou  de  le  subir,  en  courant  le  risque  de  s'aliéner 
à  jamais  les  opinions  tièdes,  mais  honnêtes,  que  le  voisinage  de  la 
république  effraie.  On  a  donné  un  prétexte  à  la  peur. 

Le  pouvoir  avait  usé  contre  l'opposition  ses  moyens  d'attaque , 
et  semblait  disposé  à  une  sorte  de  neutralité.  On  lui  a  fourni  le  thème 
le  plus  commode  d'agression.  Il  n'y  a  qu'à  reprendre  tous  les  lieux 
communs  qui  ont  traîné  depuis  six  ans  dans  les  journaux.  On  accu- 
sera, n'en  doutez  pas,  les  signataires  du  comité  et  leurs  adhérens, 
de  complicité  avec  l'émeute ,  ou  tout  au  moins  avec  le  dé  ordre 
moral f  dernière  fantasmagorie  qui  a  servi  à  faire  voter  les  lois  de 
septembre.  On  dira  que  MM.  Laffltte,  Arago  et  Dupont  de  l'Eure 
s'associent  aux  projets  ou  aux  espérances  des  éternels  ennemis  de  la 
monarchie;  on  le  dira,  et  le  caractère  bien  connu  des  honorables 
députés  ne  les  défendra  pas  pour  tout  le  monde  d'une  imputation  que 
leur  présence  dans  le  comité  semble  justiGer. 

Les  auteurs  de  cette  coalition  ont  réservé,  il  est  vrai,  ou  ont  cru 
réserver  pour  chacun  d'eux,  en  y  entrant,  l'intégrité  et  la  liberté  de 
ses  opinions.  L'alliance  n'avait,  dans  leur  pensée,  qu'un  seul  objet, 
les  opérations  électorales;  et,  les  élections  faites,  les  auxiliaires  que 
l'on  appelait  devaient  être  licenciés.  Mais  autre  est  la  volonté  des 
personnes ,  autre  la  force  des  choses.  L'alliance  ,  on  le  prévoit  sans 
peine,  survivra  aux  circonstances  qui  l'ont  amenée;  un  choix  libre, 
quoique  peu  réfléchi,  a  formé  ces  liens,  la  nécessité  les  rivera. 

Les  a[)ologistes  du  comité  ont  mauvaise  grâce  à  objecter  qu'une 
association  de  votes  dans  la  lutte  électorale  n'est  pas  une  fusion 
d'opinions;  car,  de  tous  les  actes  de  la  vie  politique,  l'élection  est 
celui  qui  engage  le  plus  l'opinion  du  mandataire  et  celle  des  commet- 
tans.  Un  député  radical  qui  brigue  les  suffrages  de  l'opposition  con- 
stitutionnelle, contracte,  en  dépit  de  lui-même,  l'obligation  de  respec- 
ter l'ordre  établi.  Un  député  de  l'opposition  nommé  par  le  concours 
des  radicaux,  et  qui  accepte  ce  concours,  devient  leur  organe  à 
quelque  degré.  Le  tempérament  le  plus  solide  ne  résiste  pas  aux 
influences  d'un  milieu  délétère;  et  si  l'on  veut  conserver  sa  raison,  il 
ne  faut  pas  aller  s'enfermer  dans  une  maison  de  fous. 

En  fait,  il  n'y  a  pas  d'exemple  d'une  coalition  formée  en  vue  des 
élections,  qui  n'ait  prolongé  son  existence  au-delà;  commencée  dans 
les  collèges ,  elle  se  continue  naturellement  dans  la  chambre,  et  passe 
des  causes  aux  résultats.  En  1827,  les  mêmes  opinions  dont  l'alliance 
avait  renversé  M.  de  Villèle,  restèrent  unies  sous  le  ministère  Mar- 
tignac  et  signèrent  de  leurs  votes  l'adresse  des  221;  en  deux  anS;, 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elles  avaient  franchi  ensemble  l'intervalle  qui  sépare  un  changement 
de  ministère  d'un  changement  de  dynastie.  La  coalition  de  1837  n'a 
certainement  pas  la  même  portée  ;  mais  il  sera  difficile  à  ceux  qui 
l'ont  provoquée  de  la  rompre  quand  ils  le  voudront,  car  ce  serait 
s'isoler,  et  courir  au  suicide  pour  éviter  la  contagion. 

Dans  le  mouvement  des  partis  politiques ,  nous  ne  connaissons 
d'alliances  fortes  et  honorables  que  celles  que  l'on  peut  avouer  hau- 
tement. Du  moment  où  le  comité  s'est  cru  obligé  de  dissimuler  ou 
d'atténuer  ce  qu'il  avait  fait,  lorsque  M.  Laffîtte  et  M.  Mauguin ,  en 
s'asseyant  à  côté  de  M.  Garnier-Pagès ,  ont  senti  la  nécessité  de  dé- 
cliner toute  solidarité  de  doctrines  avec  leur  nouvel  allié ,  dès  ce 
jour  la  position  n'a  plus  été  tenable  pour  aucun  d'eux.  Ils  se  sont 
condamnés  à  des  explications  et  à  des  apologies  sans  fin,  oubliant 
qu'une  situation  est  déjà  fausse  quand  il  faut  l'expliquer  au  public, 
qui  ne  la  comprend  pas. 

Voyez  en  effet  la  contradiction  :  l'on  prétend  que  la  coalition  re- 
présentée par  le  comité  n'est  pas  une  alliance  de  principes ,  que  les 
hommes  qu'elle  réunit,  faisant  abstraction  de  leurs  opinions  politi- 
ques ,  n'ont  d'autre  but  que  d'obtenir  des  députés  indépendans,  et 
de  sauver  la  pureté  des  élections.  Cela  étant,  nous  ne  concevons  pas 
que  Ton  ait  décliné  l'alliance  des  légitimistes  en  se  résignant  à  celle 
des  républicains.  Pourquoi  exclure  M.  Berryer,  sil'onadmetM.  Gar- 
nier-Pagès? L'un  et  l'autre  ne  sont-ils  pas  à  une  égale  distance  de 
l'établissement  du  7  août?  Et  quand  on  professe  l'indifférence  des 
opinions,  est-il  permis  de  faire  acception  des  personnes  et  des  partis? 

Nous  remarquons  ,  à  l'honneur  des  puritains ,  qu'ils  n'ont  pas  été 
conséquens  avec  eux-mêmes.  La  raison  l'a  emporté  sur  la  logique. 
C'était  assez  d'une  monstruosité  telle  que  l'alliance  d'un  parti  publi- 
quement hostile  au  principe  du  gouvernement;  ils  n'ont  pas  voulu  en 
commettre  une  plus  grande ,  en  pactisant  avec  des  hommes  qui  ont 
besoin  de  l'étranger.  Grâces  leur  soient  rendues  de  ce  que  leur 
haine  pour  le  pouvoir  actuel  ne  va  pas  jusqu'à  les  réconcilier  avec 
les  ennemis  d'une  révolution  qui  est  leur  plus  beau  titre  à  la  recon- 
naissance du  pays. 

Le  comité  s'autorise  des  exemples  de  1827,  pour  affirmer  que  les 
partis  les  plus  opposés  de  principes  et  d'intentions  peuvent  faire 
alliance  ensemble  pour  changer  une  majorité  qui  leur  paraît  corrom- 
pue. Il  se  plaint  de  ce  que  l'on  blâme  aujourd'hui  ce  que  Ton  approu- 
vait alors,  et  pense  établir  entre  les  époques  et  les  circonstances 
une  parfaite  parité.  Il  est  vrai  que  la  société  Aide-toi^  le  Ciel  t'aidera, 


l'opposition  et  le  parti  radical.  365 

qui  dirigeait  le  mouvement  électoral  des  dernières  années  de  la  res- 
tauration ,  renfermait  aussi  des  hommes  dont  les  vues  allaient  au- 
delà  d'un  changement  de  ministère,  et  qui  voulaient  renverser  la 
monarchie.  Mais  ces  hommes  étaient  en  minorité  dans  le  comité  prin- 
cipal; leurs  opinions  ,  trop  excentriques  ou  trop  avancées ,  n'avaient 
pas  d'ailleurs  le  moindre  écho  dans  les  collèges  électoraux.  En  dépit 
des  tentatives  avortées  et  oubliées  du  carbonarisme,  ces  convictions 
n'étaient  pas  sorties  du  vague  de  la  théorie,  et  ne  méritaient  pas  le 
nom  de  parti.  M.  Guizot  pouvait  donc,  sans  trop  compromettre  le 
succès  de  l'opinion  libérale,  siéger  auprès  de  M.  Garnier-Pagès ,  et 
M.  Agier  auprès  de  M.  Cavaignac. 

Les  positions  respectives  sont  bien  changées.  Quand  les  républi- 
cains se  montreraient  aujourd'hui  tout-à-fait  résignés  à  n'employer 
désormais,  contre  leurs  adversaires,  que  les  seules  armes  de  la  dis- 
cussion, dépendrait-il  de  nous  d'oublier  que  c'est  le  même  parti  qui 
leva,  dans  les  rues  de  Paris,  en  1832,  le  drapeau  de  l'insurrection, 
et  qui  troubla  de  nouveau,  en  1834,  le  repos  de  nos  deux  plus 
grandes  cités?  En  1827,  on  n'avait  en  face  de  soi  que  des  théoriciens;, 
en  1837,  ce  sont  des  hommes  d'action,  qui  portent  partout  avec  eux 
l'épouvantail  d'un  passé  encore  saignant. 

Après  tout,  la  question  n'est  pas  de  savoir  si,  dans  la  coalition 
de  1827,  il  se  rencontrait  des  principes  hostiles  à  la  royauté,  ni  si 
M.  Guizot  était  entouré  de  républicains  dans  la  société  Aide-toi, 
comme  M.  Laffltte  dans  le  comité  de  1837;  mais  bien  si  le  point 
commun  de  l'alliance,  le  symbole  proposé  aux  électeurs,  le  mot  de 
ralliement  jeté  à  l'opinion  publique,  était  alors,  ce  qu'il  n'est  pas 
aujourd'hui  :  «  la  Charte  et  la  monarchie.  » 

Voilà  ce  qui  nous  paraît  incontestable ,  voilà  ce  que  l'on  ne  saurait 
nier,  sans  détruire  l'histoire  elle-même,  en  présence  des  témoignages 
encore  vivans ,  et  au  lendemain  d'une  révolution  qui  n'a  pas  eu  be- 
soin de  joncher  le  sol  de  ruines  pour  s'établir. 

Oui,  la  Charte  était  alors  le  vœu  de  la  France,  la  Charte  qui  con- 
tenait la  monarchie.  L'opposition  criait  :  «  vive  la  Charte  I  »  parce 
que  la  Charte  était  menacée  par  le  pouvoir;  elle  s'attachait  à  l'ordre 
légal,  pour  mieux  lutter  contre  l'arbitraire;  c'était  la  force  d'un  côté, 
et  de  l'autre  le  droit.  L'opposition  libérale,  on  ne  le  sait  que  trop, 
combattit  pendant  quinze  ans  avec  des  armes  et  des  fortunes  diverses. 
Tant  qu'elle  conspira  ou  qu'elle  encouragea  les  conspirations,  le 
pays  ne  reconnut  pas  sa  voix  ;  elle  fut  réduite  à  végéter  dans  les 
clubs  et  à  disputer  péniblement  quelques  têtes  à  l'acharnement  du 


366  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parquet.  Son  rôle  ne  s'éleva  et  ne  s'agrandit  que  du  moment  où  lui 
vint  l'heureuse  inspiration  de  placer  ses  griefs  et  ses  tendances  sous 
la  protection  des  lois.  Ce  fut  alors  que  la  tribune  lança  des  foudres, 
que  la  presse  politique  devint  une  puissance,  et  que  l'opposition  sup- 
planta véritablement  le  ministère  dans  le  gouvernement  des  esprits. 

La  Charte  était  le  cri  de  l'opposition  parlementaire  dans  ces  mémo- 
rables séances  où  Foy  et  Benjamin  Constant  fondaient  les  principes 
de  notre  droit  public.  La  Charte  était  le  cri  que  le  peuple  opposait 
aux  charges  de  cavalerie  et  au  coup  de  collier  de  la  rue  Saint- 
Denis.  La  Charte  était  le  cri  de  la  jeunesse,  et  comme  le  pôle  de  la 
philosophie  que  lui  enseignaient  les  plus  éloquens,  sinon  les  plus  fer- 
vens  novateurs.  L'opposition  se  ralliait  à  la  Charte,  autant  par  né- 
cessité que  par  choix  ;  l'opposition  était  et  devait  être  un  parti  légal, 
parce  que  l'on  crie  :  «  vive  les  lois,  »  jusqu'au  milieu  de  la  révolution 
qui  vient  les  changer. 

Au  reste,  ce  qui  prouve  que  la  France  voulait  la  monarchie  en  18^7, 
c'est  qu'elle  a  été  maintenue  en  1830  sans  opposition,  et,  à  peu  de 
chose  près ,  du  consentement  de  ceux-là  même  que  cette  forme  de 
gouvernement  satisfaisait  le  moins. 

On  l'a  dit  avec  raison,  le  point  sur  lequel  les  diverses  nuances  de 
l'opposition  s'accordèrent  en  1827,  le  principe  qu'elles  flrent  passer 
avant  toute  vue  de  parti ,  c'est  précisément  celui  que  la  coalition  de 
1837  vient  de  réserver  et  de  mettre  en  dehors ,  à  savoir  :  la  charte 
et  la  monarchie.  Mais  qu'est-ce  donc  qu'élire  des  députés?  N'est-ce 
pas  faire  un  acte  légal  et  constitutionnel?  Et  pour  exercer  un  droit 
de  ce  genre,  est-il  possible,  est-il  permis  de  faire  abstraction  de  la 
constitution? 

En  Angleterre,  les  whigs,  qui  sont  le  parti  ministériel,  ne  craignent 
pas  de  s'allier  aux  radicaux,  parti  de  mille  nuances,  et  qui  confine  à 
la  république  par  ses  extrémités.  Mais  cette  alliance  se  conclut,  de 
part  et  d'autre,  sur  le  terrain  de  la  constitution.  Les  radicaux  prê- 
tent serment ,  portent  la  santé  de  la  reine,  parlent  de  réformer  et  non 
de  renverser.  Ainsi  la  coalition  est  politique  à  la  fois  et  morale;  entre 
les  alliés  il  ne  peut  être  question  que  de  la  mesure  dans  laquelle  les 
réformes  seront  circonscrites;  les  uns  veulent  le  plus,  et  les  autres  le 
moins;  mais  aucun  ne  demande  à  changer  ce  qui  est,  et  ne  consen- 
tirait peut-être  à  marcher  au  progrès  par  une  révolution. 

Soyons  de  bonne  foi  ;  la  question  se  pose-t-elle  ici  dans  les  mêmes 
termes?  Le  parti  républicain,  qui  se  transformera,  nous  le  croyons, 
par  la  force  des  choses,  en  parti  purement  radical,  avait-il  déjà  opéré 


l'opposition  et  le  parti  radical.  367 

cette  transformation  lorsqu'il  est  entré  dans  le  comité?  N'a-t-il  pas 
stipulé,  au  contraire,  très  expressément ,  la  réserve  de  ses  espérances 
et  de  ses  opinions  dans  leur  intégrité?  Or,  s'associer  à  une  pareille 
opinion,  même  pour  un  jour,  même  pour  un  seul  acte  de  la  vie  poli- 
tique, c'est  conspirer  malgré  soi,  conspirer  de  cette  conjuration  mo- 
rale qui  ne  tombe  pas  sous  l'action  des  lois,  mais  qui  engage  la  con- 
science et  l'avenir  d'un  parti. 

Quelle  peut  être  en  effet  la  base  d'une  alliance  électorale  qui 
débute  par  ne  tenir  aucun  compte  des  institutions,  et  dont  les  mem- 
bres se  croient  libres  de  comprendre  la  charte  dans  leur  traité  ou  de 
l'excepter?  Vous  vous  accordez  sur  tout  le  reste;  mais  le  reste, 
qu'est-ce?  demandent  justement  les  doctrinaires.  Et  le  comité  ne  ré- 
pond pas  à  cette  foudroyante  interpellation! 

Nous  sommes  fort  éloigné  de  prétendre  que  la  charte  de  1830  soit, 
comme  on  le  disait,  en  1828,  de  la  charte  de  1814,  le  dernier  mot  du 
système  représentatif;  mais,  telle  que  nous  l'avons,  elle  résout, 
pour  le  moment,  toutes  les  questions  de  forme  que  l'on  puisse  agiter 
dans  le  jeu  régulier  des  pouvoirs.  Et  si  le  bon  accord  du  comité  por- 
tait sur  quelqu'une  de  ces  difficultés  sans  porter  en  même  temps  sur 
la  charte,  il  faudrait  en  conclure  que  la  coalition  ne  se  contente  pas 
de  réserver  la  constitution,  mais  la  proscrit. 

A  défaut  d'un  programme  politique,  est-il  dans  les  desseins  du 
comité  de  se  faire  le  promoteur  de  quelque  réforme  qui  touche  au 
fonds  même  de  la  société?  Les  coalisés  adopteraient-ils,  par  exemple, 
la  définition  donnée  par  Robespierre  et  Saint-Just  du  droit  de  pro- 
priété? Ont-ils  quelque  constitution  nouvelle  du  travail  à  nous  propo- 
ser? Ont-ils  inventé  un  expédient  qui  mette  fin  aux  misères  et  aux 
douleurs  du  paupérisme?  Que  feront-ils  du  crédit  et  que  feront-ils 
pour  l'industrie?  Si  le  but  de  l'alliance  est  plutôt  social  que  politique, 
pourquoi  ne  pas  conserver  la  forme  d'une  école  philosophique,  et 
d'où  vient  que  l'on  affecte  la  valeur  ainsi  que  l'influence  d'un  parti? 

Ni  ceci,  ni  cela;  la  coalition  est  tout  et  n'est  rien.  Elle  n'a  point 
d'objet  avoué  ni  de  principes  reconnus  ;  elle  embrasse  tous  les  chan- 
gemens  possibles  ou  impossibles,  sans  en  avoir  précisément  un  seul 
en  vue.  Mais  du  fond  de  ce  chaos  paraissent  sourdre  des  tendances 
mystérieuses  et  encore  mal  arrêtées,  qui  finiront  par  se  dessiner. 
La  république  y  est  en  germe;  ce  n'est  pas  la  monarchie  qui  s'y 
développera. 

On  a  beaucoup  dit  que,  dans  toute  alliance  d'opinions,  le  parti 
le  plus  avancé  doit  dominer  et  donner  son  nom.  Cela  n'est  pas  tou- 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jours  vrai.  Quand  le  parti  modéré  a  pour  lui  l'avantage  du  talent  ou 
même  celui  du  nombre  et  de  la  popularité,  les  opinions  extrêmes  se 
réduisent  d'elles-mêmes  au  second  rang.  Mais  ici  la  supériorité  ap- 
partient, sous  tous  les  rapports,  à  la  fraction  républicaine  de  la 
coalition.  Les  membres  de  la  gauche  parlementaire  qui  émigrent 
vers  cette  région  brûlante  ,  n'y  apportent  que  leur  influence  per- 
sonnelle, et  l'unique  orateur  de  cette  petite  église  se  trouve  être 
rhomme  qui  met  le  plus  d'habileté  à  perdre  les  causes  qu'il  défend. 
Le  chef  de  la  fraction  radicale,  au  contraire,  M.  Garnier-Pagès ,  unit 
aux  qualités  de  l'orateur  celles  de  l'homme  d'affaires  et  de  l'homme 
d'action.  Sa  position  est  la  plus  belle  et  la  plus  éminente ,  car  la  plu- 
part de  ses  alliés,  tout  en  déclarant  qu'ils  ne  croient  pas  à  la  possibi- 
lité d'un  gouvernement  républicain  en  France,  s'avouent  républicains 
d'avenir.  De  plus,  le  parti  qu'il  représente  manœuvre  avec  un  cer- 
tain ensemble ,  et  s'est  formé  à  la  discipline  dans  le  malheur.  Aussi 
M.  Garnier-Pagès  et  les  radicaux  disposent-ils  à  peu  près  souverai- 
nement du  comité;  on  leur  abandonne  le  soin  de  diriger  les  correspon- 
dances, et  il  est  facile  de  reconnaître,  dans  les  candidatures  recomman- 
dées publiquement,  la  prépondérance  qu'ils  ont  bientôt  su  conquérir. 

Nous  avons  exposé,  avec  une  entière  sincérité,  les  conséquences, 
tant  prochaines  qu'éloignées,  de  la  scission,  depuis  long-temps  pré- 
vue, qui  vient  enfin  d'éclater  parmi  les  membres  de  l'opposition.  Tous 
les  hommes  qui  veulent  conserver  à  l'opposition  parlementaire  son 
caractère  légal,  députés  ou  écrivains,  ont  dû  s'abstenir  de  prendre 
part  aux  travaux  d'un  comité  qui  recevait  dans  son  sein  les  organes 
du  parti  républicain.  Nous  tenons  à  honneur  d'avoir  été  du  nombre 
des  protestans  (1).  Mais  nous  allons  peut-êtreplus  loin  qu'aucun  d'eux 
dans  notre  opposition  à  tout  traité  de  paix  avec  les  radicaux.  Dans 
notre  pensée ,  l'avenir  de  la  société  française  ne  leur  appartient  pas 
plus  que  la  direction  du  temps  présent.  Les  idées  qu'ils  reproduisent 
ont  été  mises  à  l'épreuve  dans  d'autres  circonstances,  elles  ont  eu  leur 
à-propos  et  leur  utilité;  mais  c'est  désormais  un  passé  qu'il  faut  relé- 
guer, comme  tous  les  autres,  dans  le  domaine  de  l'histoire,  et  non 
destiner  à  l'application. 

-Une  idée  neuve  peut-être,  mais  non  pas  féconde,  avait  été  lancée, 

(1)  M.  Léon  Faucher  s'est  retiré  du  comité  lorsque  l'alliance  entre  l'extrême  gauche  et  la 
traction  républicaine  est  devenue  irrévocable.  lia  partagé  cette  détermination  avec  M.  Cham- 
bolle,  rédacteur  du  S/èrZc,  et  M.  Ferdinand  Barrot.  M.  Odilon  Barrot,  qui  n'était  pas  à 
Paris,  avait  déclaré  catégoriquement,  quelques  jours  auparavant,  dans  le  sein  du  comité, 
qu'il  ne  pouvait  pas  faire  partie  d'une  réunion  où  siégeraient  aussi  M.  Garnier-Pagès  et  ses 
amis.  {N-d.D-.} 


l'opposition  et  le  parti  radical.  369 

en  1831,  comme  un  ballon  d'essai,  des  rangs  du  parti  républicain. 
Pendant  que  l'école  de  M.  Guizot  allait  chercher  en  Angleterre  les 
exemples  et  les  principes  du  système  représentatif,  l'imagination  d'un 
grand  écrivain,  qui  se  trouvait  à  l'étroit  dans  la  monarchie,  avait 
passé  les  mers  pour  observer,  dans  l'histoire  des  États-Unis,  com- 
ment s'établit  et  comment  se  conserve  la  liberté.  M.  Carrel  ne  pro- 
posait pas  toutefois  l'imitation  pure  et  simple  du  régime  américain; 
il  voulait,  au  contraire,  dégager  le  principe  de  la  présidence  élec- 
tive du  système  fédératif,  qui  est  la  forme  dont  les  États-Unis  l'ont 
revêtu.  Tout  comme  il  défendait  la  mémoire  des  girondins  d'avoir 
jamais  songé  à  rompre  le  lien  de  la  nationalité  française,  ainsi ,  pour 
accommoder  la  république  américaine  à  nos  conditions  de  territoire 
et  de  civilisation,  il  prétendait  substituer,  dans  l'expérience  qu'il 
suggérait,  l'unité  de  la  nation  à  une  fédération  d'états. 

Les  formes  de  gouvernement  varient  comme  les  époques  et  comme 
le  caractère  des  peuples.  On  ne  les  importe  pas  de  l'étranger  avec  la 
même  facilité  qu'une  machine  ou  qu'un  procédé  à  l'usage  de  l'indus- 
trie. L'imitation,  en  pareil  cas,  n'est  que  la  compression  du  génie 
national.  Veut-on  atténuer  et  modifier  le  type  que  l'on  choisit?  cet 
éclectisme  n'est  bon  qu'à  l'énerver  ou  qu'à  le  défigurer.  Malgré  le 
secours  d'un  admirable  talent  et  d'une  énergique  volonté,  Carrel  n'a 
jamais  popularisé  que  sa  personne.  L'idée  au  service  de  laquelle  il 
avait  dévoué  son  existence  n'a  jamais  été  comprise  ;  elle  est  restée 
étrangère  à  toutes  les  secousses  politiques,  elle  a  fait  peu  de  prosé- 
lytes, et  elle  a  péri  avec  lui.  Le  journal  qui  la  représentait  appartient 
maintenant,  dans  le  même  parti,  à  un  autre  système  d'opinions. 

En  dehors  de  cette  pensée  brillante,  mais  éphémère,  le  mouve- 
ment républicain  n'a  pas  produit  un  seul  aperçu  nouveau  :  il  procède 
encore  directement  de  91  et  de  93;  il  a  les  instincts  nationaux  du 
parti  montagnard ,  quelque  chose  de  son  activité ,  de  son  énergie  et 
de  son  dévouement;  mais  c'est  aussi  le  même  ordre  d'idées.  Les 
hommes  sont  jeunes,  les  principes  sont  anciens.  En  politique  comme 
en  économie  sociale ,  nos  radicaux  ne  connaissent  que  la  dictature 
pour  trancher  les  difficultés.  C'est  à  un  peuple  homme  fait  qu'ils 
prétendent  appliquer  un  expédient  qui  n'a  jamais  convenu  qu'à  l'en- 
fance des  sociétés. 

^§^On?attribue  à  M.  Royer-Collard  un  mot  qui  nous  paraît  d'un  sens 
profond  :  or  La  république,  aurait-il  dit,  a  contre  elle  les  républi- 
cains d'autrefois  et  les  républicains  d'aujourd'hui.  »  Ou  nous  nous 
trompons  fort,  ou  les  républicains  d'aujourd'hui  et  les  républicains 

TOME  XII.  24 


370  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

d'autrefois  sont  politiquement  les  mêmes  personnes  ;  il  n'y  a  de  dif- 
férence entre  eux  que  celle  des  mœurs,  qui  portent  nécessairement 
l'empreinte  du  temps  où  l'on  vit. 

Nous  avons,  quant  à  nous,  la  certitude  de  ne  rencontrer  les  répu- 
blicains pas  plus  dans  l'avenir  que  dans  le  présent.  Voilà  pourquoi  il 
nous  paraît  que  l'opposition  ne  fait  pas  assez  en  s'abstenant  de  coo- 
pérer, avec  le  parti  républicain ,  à  l'œuvre  d'un  comité  électoral ,  et 
qu'elle  devrait  encore  refuser  son  suffrage,  dans  les  collèges,  à  tout 
candidat,  légitimiste,  républicain  ou  doctrinaire,  qui  n'acceptera  pas, 
sans  arrière-pensée,  les  institutions  du  pays.  On  ne  peut  pas  voter 
pour  la  monarchie ,  et  contribuer  en  même  temps  à  la  nomination 
d'un  député  qui  voterait,  au  besoin,  contre  la  monarchie.  Si  la  sépa- 
ration n'est  pas  complète,  si  elle  ne  s'opère  pas  d'une  extrémité  à 
l'autre  de  l'échelle  représentative,  elle  na  pas  de  sens  ni  de  ré- 
sultat. 

Il  est  inutile  de  rechercher  si  M.  Odilon  Barrot  a  été  exclu  du 
comité  central,  ou  si,  comme  on  affecte  de  l'affirmer,  l'honorable 
député  s'est  exclu  lui-même.  M.  Barrot,  en  déclarant  qu'il  ne  pouvait 
pas  faire  partie  d'une  réunion  où  siégeraient  aussi  les  amis  de  M.  Gar- 
nier-Pagès,  ne  se  dissimulait  plus  que  l'extrême  gauche,  après  avoir 
long-temps  hésité  entre  l'opposition  constitutionnelle  et  l'opposition 
radicale,  en  était  venue  à  préférer  l'aUiance  de  ce  dernier  parti;  et  les 
fondateurs  du  comité,  en  y  introduisant  M.  Garnier-Pagès  ,  n'igno- 
raient pas  qu'ils  allaient  prononcer  l'exclusion  de  M.  Odilon  Barrot 
et  de  ses  amis.  Tout  s'est  fait,  des  deux  parts,  en  parfaite  connais- 
sance de  cause.  L'extrême  gauche  a  dû  s'attendre  à  porter  la  res- 
ponsabilité de  l'alliance  républicaine  qu'elle  a  provoquée,  appuyée, 
et  scellée  de  son  consentement;  quant  à  la  responsabilité  de  la  scis- 
sion qui  émancipe  définitivement  la  minorité  parlementaire,  c'est  un 
titre  de  gloire,  c'est  un  précédent  moral  dans  les  mœurs  représen- 
tatives ,  que  M.  Odilon  Barrot  n'aura  pas  la  faiblesse  de  répudier. 

Quelle  que  fût,  dans  la  pensée  de  ses  promoteurs,  la  portée  de  la 
coalition ,  les  circonstances  en  ont  fait  un  événement  important.  II 
n'est  plus  possible  de  réduire  à  l'insignifiance  d'une  transaction  pas- 
sagère, une  combinaison  qui  a  eu  pour  premier  résultat  de  couper 
en  deux  l'opposition,  et  qui  va  modifier  par  contre-coup  la  situation 
de  tous  les  partis.  Rien  de  plus  grave  ne  s'était  passé,  en  France, 
depuis  l'apparition  du  cumpte-rendu. 

On  a  charitablement  insinué  (  il  est  vrai  que  l'insinuation  part  d'un 
rival  )  que  M.  Barrot,  séparé  de  l'extrême  gauche,  n'avait  plus  qu'à 


l'opposition  et  le  parti  radical.  3??1 

se  rapprocher  du  parti  ministériel.  Le  rapprochement  ne  serait  ni 
possible,  ni  convenable;  et  nous  aimons  à  croire  que  M.  Mauguin, 
dans  la  position  de  M.  Odilon  Barrot,  traiterait  avec  le  même  dédain 
un  semblable  avertissement.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  l'opposition, 
n'étant  plus  retenue  par  les  mêmes  embarras  et  ne  rencontrant  plus 
les  mêmes  obstacles,  son  attitude  doit  infailliblement  changer;  nous 
dirons  en  quoi. 

Les  élections  prochaines  ne  s'annoncent  pas  comme  devant  opérer 
un  déplacement  notable  dans  les  opinions.  Les  partis  extrêmes  y  per- 
dront; quelques  hommes  nouveaux  seront  amenés  sur  la  scène,  et 
les  députés  réélus  reviendront,  nous  ne  dirons  pas  plus  concilians, 
mais  avec  des  dispositions  plus  franches  à  l'impartialité  :  cela  suffît 
pour  substituer,  dans  le  travail  parlementaire,  les  affaires  aux  pas- 
sions. La  session  qui  va  s'ouvrir,  si  nous  voyons  juste,  n'aboutira 
politiquement  qu'à  l'exclusion  définitive  de  M.  Guizot.  Le  centre  droit 
cessera  d'être  le  pivot  de  la  majorité. 

Nous  ne  croyons  pas  queM.Thiers  songe  à  renverser  le  ministère; 
et  M.  Guizot  ne  le  pourra  pas.  Le  cabinet  se  présente  aux  chambres, 
protégé  par  l'éclat  d'un  succès  militaire,  genre  de  séduction  auquel 
l'opinion  publique  résiste  difficilement.  Il  trouvera  les  députés  indé- 
cis, sans  alliances  formées,  sans  engagement  pris,  et  au  milieu  de 
ces  tâtonnemens  qui  ne  produisent  d'abord  que  des  majorités  d'oc- 
casion. Tout  faible  qu'on  croie  le  ministère,  il  est  probable  qu'il  tra- 
versera la  session.  M.  Mole  a  donné  l'amnistie,  et  a  fait  prononcer  la 
dissolution  de  la  chambre;  il  a  servi  de  transition  entre  la  domination 
du  centre  droit  et  celle  du  centre  gauche;  il  a  favorisé  avec  habileté 
la  décomposition  et  le  renouvellement  des  opinions;  mais  là  peut-être 
finira  sa  mission.  C'est  un  assez  beau  rôle  que  celui  de  fermer  et  de 
combler  le  passé. 

Le  centre  gauche  deviendra  probablement  la  base  de  la  majorité, 
car  le  centre  gauche,  c'est  le  pays  avec  ses  instincts  révolutionnaires 
et  ses  incertitudes  politiques  :  une  tendance  plutôt  qu'un  parti.  Les 
chefs  de  cette  fraction  de  la  chambre  ont  des  antécédens  administra- 
tifs et  une  notabilité  parlementaire  qui  les  rendent  propres  à  gouver- 
ner; ils  sont  hommes  d'application  plutôt  que  de  théorie,  et  comptent 
dans  leur  bagage  plus  Ce  règles  de  détail  que  de  principes  généraux. 
Comme  les  whigs  en  Angleterre,  ils  forment  véritablement  la  tran- 
sition entre  deux  régimes,  et  représentent,  à  tous  les  titres,  l'empire 
de  la  bourgeoisie. 

Il  est  et  il  doit  être  dans  la  politique  de  l'opposition  de  favoriser 

24. 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'avénement  du  centre  gauche  aux  affaires.  Mais  cette  alliance  ne 
saurait  avoir  ni  l'intimité  ni  les  conséquences  d'une  étroite  associa- 
tion; c'est  la  neutralité,  et,  dans  certains  cas,  l'opposition  bienveil- 
lante d'un  héritier  présomptif.  M.  Odilon  Barrot  ne  peut  pas  par- 
tager le  pouvoir  avec  M.  Thiers ,  et  l'opposition  ne  trouve  pas  sa 
place  dans  un  ministère  de  coalition.  D'autres  feront  les  frais  des 
combinaisons  intermédiaires  qui  amèneront  le  gouvernement  dans 
ses  voies. 

En  formant  une  opposition  légale  et  pratique ,  qui  se  place ,  à  son 
rang ,  sur  les  degrés  du  pouvoir,  nous  entrons  dans  une  situation 
excellente,  dans  une  situation  meilleure,  à  beaucoup  d'égards,  que 
celle  où  se  trouve  l'Angleterre,  depuis  1832.  En  Angleterre,  la  ré- 
forme n'a  fait  éclore  aucun  parti,  et  n'a  pas  sensiblement  renouvelé 
le  terrain  où  étaient  campés  les  vieux  partis.  Ils  sont  toujours  par- 
tagés en  trois  grandes  divisions  ;  le  peuple  ne  connaît  pas  d'autres 
noms  de  guerre  que  ceux  de  tories ,  de  uliigs ,  et  de  radicaux.  Il 
y  a  bien  quelque  chose  entre  les  whigs  et  les  tories  depuis  la  dé- 
fection de  lord  Stanley,  quoique  ce  parti  intermédiaire  ait  disparu 
presque  entièrement  dans  les  dernières  élections;  mais  il  n'y  a  rien 
entre  les  whigs  et  les  radicaux,  aucune  halte  possible  dans  le  pro- 
grès, en  sorte  que  si,  quelque  anneau  de  la  coahtion  libérale  venant 
à  se  rompre,  le  ministère  Melbourne  perdait  la  majorité,  on  n'aurait 
plus  ni  majorité ,  ni  parti,  ni  ministres  préparés  à  gouverner. 

Notre  bonne  étoile  veut  que  nous  n'en  soyons  plus  réduits  à  la  même 
indigence.  Après  M.  Mole,  M.  Thiers  est  possible;  après  M.  Thiers 
viennent  les  nuances  plus  vives  du  centre  gauche  et  les  hommes 
tels  que  MM.  Dupin,  Dufaure  et  Vivien;  après  ceux-ci,  M.  Odilon 
Barrot  et  l'opposition;  après  l'opposition,  les  radicaux,  qui  ne  tarde- 
ront pas  à  détacher  quelque  avant-garde  pour  combler  la  distance 
entre  eux  et  M.  Barrot.  Ainsi  les  partis  s'échelonnent,  et  avec  les 
partis  les  phases  de  la  monarchie.  Ce  sont  autant  de  gages  donnés 
à  l'esprit  de  réforme,  autant  d'engagemens  pris  contre  l'esprit  de 
révolution.  Dès  ce  moment,  la  marche  du  gouvernement  constitu- 
tionnel est  assurée. 

On  interpréterait  mal  notre  pensée,  si  l'on  croyait  que  ce  que  nous 
conseillons  à  l'opposition  légale,  c'est  tout  simplement  d'avoir  un  peu 
plus  d'ambition.  Il  ne  faut  pas  tendre  au  pouvoir,  si  l'on  veut  l'oc- 
cuper honorablement  et  sûrement.  Mais  le  but  sérieux  et  digne  que 
doit  se  proposer  un  parti  national,  c'est  de  résoudre,  d'une  manière 
certaine,  les  difficultés  devant  lesquelles  hésite  l'opinion  publique,  et 


L^OPPOSITION  ET  LE  PARTI   RADICAL.  373 

qui  en  suspendent  l'action.  Toute  opposition  vraiment  constitution- 
nelle doit  avoir  en  soi  le  noyau  d'un  gouvernement. 

La  gauche  parlementaire  a  vécu  jusqu'ici  un  peu  trop  de  son  passé. 
Elle  a  cru  qu'il  suffisait  de  rester  fidèle  aux  principes  de  89,  et  de 
commenter  les  préceptes  de  droit  constitutionnel  qui  jaillirent,  sous 
la  restauration,  des  besoins  de  la  lutte,  pour  voir  les  idées  se  déve- 
lopper dans  cette  direction.  Elle  a  laissé  faire  et  n'a  pas  fait  faire.  Les 
nécessités  de  la  pratique  l'ont  presque  toujours  prise  au  dépourvu; 
et  quand  les  évènemens  ont  soulevé  des  questions  que  ne  comprenait 
pas  son  dictionnaire,  elle  en  a  mal  à  propos  abandonné  la  discussion 
aux  derniers  venus.  C'est  ainsi  que  les  saint-simoniens  et  les  répu- 
blicains l'ont  impunément  supplantée  dans  l'attention  publique  pen- 
dant quelques  années.  Elle  a  renoncé  beaucoup  trop  tôt  à  l'étude  pour 
l'action.  De  là  vient  qu'elle  a  des  orateurs  et  n'a  pas  de  penseurs,  et 
que,  comptant  plusieurs  têtes,  elle  n'a  jamais  obéi  à  un  chef. 

Ce  qu'il  faut  soigneusement  conserver  de  la  gauche  parlementaire, 
c'est  sa  position  et  la  direction  de  ses  opinions  ;  ce  qu'il  faut  étendre, 
c'est  le  cadre  même  des  idées  qui  bornaient  son  horizon  ;  ce  qu'il  faut 
renouveler,  c'est  le  personnel  du  parti,  par  une  infusion  de  sang 
jeune  et  chaud.  Plus  qu'aucune  autre  opinion,  l'opposition  a  besoin 
d'hommes  nouveaux ,  parce  que  sa  nature  n'est  pas  d'attendre  l'im- 
pulsion, mais  de  la  donner.  M.  Odilon  Barrot  est  un  admirable  chef 
de  file  pour  payer  de  sa  personne  et  pour  tenir  d'une  main  ferme  le 
drapeau  d'un  parti;  mais  il  est  à  peu  près  seul,  et  manque  de  lieute- 
nans  qui  le  secondent  ou  l'excitent  dans  l'occasion.  D'autres  élabore- 
ront les  doctrines  qu'il  a  toute  l'autorité  nécessaire  pour  promulguer, 
quand  elles  seront  parvenues  à  leur  point  de  maturité. 

Nous  avons  à  fonder  la  monarchie  démocratique ,  en  réconciliant 
le  nombre  avec  l'intelligence,  et  en  rétablissant  l'harmonie  entre 
les  intérêts  matériels  et  les  intérêts  moraux.  C'est  une  œuvre  sans 
précédens ,  où  chaque  pas  est  comme  l'inconnue  d'un  problème  à 
dégager.  L'histoire  ne  nous  a  montré  jusqu'ici  la  liberté  dans  les 
monarchies  que  comme  la  résultante  de  deux  forces  qui  se  faisaient 
équilibre ,  l'aristocratie  et  la  royauté.  Nous  ne  sommes  pas  accou- 
tumés à  concevoir  la  grandeur  en  dehors  de  l'arbitraire,  ni  la 
fixité  dans  un  pouvoir  sans  tradition.  La  tâche  de  l'opposition  con- 
siste donc  à  travailler  l'opinion  et  à  se  travailler  elle-même.  Grande 
et  glorieuse  mission,  s'il  lui  est  réservé  de  la  mener  à  fin. 

LÉON  Faucher. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


— B'tT'OtT" 


31  octobre  1837. 

Après  quelques  jours  d'incertitude  et  de  pénible  attente,  on  a  enfin  reçu, 
le  23,  à  Paris,  une  dépêche  télégraphique  du  général  Valée,  qui  annonçait 
la  prise  de  Constanline.  Mais  cette  signature  seule  annonçait  en  même  temps 
une  grande  perte.  Le  gouverneur-général  des  possessions  françaises  en 
Afrique,  commandant  en  chef  de  l'expédition,  M.  le  général  Damrémont, 
avait  trouvé,  le  12,  une  mort  glorieuse  sous  les  murs  de  Constantine,  la 
veille  même  du  triomphe  de  nos  armes.  M.  Valée,  le  plus  ancien  des  lieu- 
tenans-généraux présens,  avait  pris  aussitôt  le  commandement  du  siège, et 
il  a  recueilli  la  plus  belle  part  d'un  succès  que  ses  dispositions  savantes,  sa  fer- 
meté, sa  vieille  expérience,  avaient  tant  contribué  à  préparer.  M.  Valée  avait 
fait,  en  se  rendant  à  Constantine,  un  sacrifice  qui  coûte  toujours  beaucoup 
au  cœur  d'un  vieux  général;  il  s'était  résigné  à  servir  sous  les  ordres  d'un 
officier  moins  ancien  que  lui,  et  ce  sacrifice,  il  l'avait  fait  sur  les  pressantes 
instances  du  roi  et  de  M.  le  président  du  conseil,  pour  assurer,  autant  qu'il 
était  en  lui,  un  résultat  dont  l'honneur  des  armes  françaises  en  Afrique  et 
l'avenir  de  notre  domination  en  ce  pays  dépendaient  également.  Les  évène- 
mens  ont  pris  à  tâche  de  justifier  les  prévisions  qui  avaient  porté  M.  Mole  à 
réunir  pour  l'expédition  de  Constantine  un  ensemble  de  moyens  extraordi- 
naires, li  a  été  heureux  qu'après  la  mort  du  général  Damrémont,  la  con- 
fiance du  soldat  fût  soutenue  par  la  présence  d'un  chef  aussi  digne  d'en 
inspirer  que  M.  Valée,  et  aujourd'hui  sans  doute  il  se  félicite  lui-même 
d'avoir  rafraîchi  en  Afrique  ses  vieux  lauriers. 

Préoccupé  des  pertes  cruelles  faites  par  l'armée  dans  cette  glorieuse  expé- 
dition et  dts  embarras  qu'une  pareille  conquête  entraîne  après  elle,  le  général 
en  chef  s'était  borné,  dans  son  rapport  officiel,  à  constater  les  résultais 
acquis  et  les  premières  mesures  d'urgence  adoptées  pour  se  maintenir  en 
possession  de  la  place.  Mais  avant  que  le  temps  lui  eût  permis  de  signaler, 
dans  un  rapport  plus  circonstancié,  la  belle  conduite  de  M.  le  duc  de  Nemours, 
les  applau(iissemens  de  l'armée  entière  ont  retenti  jusqu'en  Fraace.  Toutes 
les  correspondances  de  l'armée,  accueillies  sans  défiance  par  les  journaux: 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  375 

de  toutes  les  opinions,  se  sont  changées  en  un  concert  unanime  et  spontané 
d'éloges  non  suspects ,  pour  caractériser  la  part  que  le  second  iils  du  roi  avait 
prise  au  plus  beau  fait  d'armes  accompli  depuis  la  révolution  de  juiiiet;  et  si 
le  récit  du  siège  de  Gonstantine  rentrait  dans  le  cadre  de  cette  chronique, 
nous  n'aurions  qu'à  enregistrer  ces  honorai3les  témoignages  rendus  par  la 
voix  publique  à  M.  le  duc  de  Nemours.  On  s'en  est  plaint,  nous  le  savons; 
car  de  quoi  ne  se  plaint-on  pas?  Lt  pourtant  ces  éloges  ne  sont-ils  pas  aussi 
flatteurs  pour  le  jeune  prince  que  la  pompe  du  panégyrique  officiel ,  toujours 
accusé  de  flatterie,  quoi  qu'on  en  dise?  Pour  nous,  si  nous  regrettons  des 
lacunes  dans  le  rapport  du  général  Valée,  ce  n'est  pas  celle-là,  comblée,  eu 
même  temps  qu'aperçue  ,  par  des  mains  qui  ne  s'en  doutaient  guère  :  c'est, 
nous  devons  le  dire,  la  liste  des  morts,  et  surtout  des  officiers,  dont  les 
familles  restent  en  proie  à  la  plus  affreuse  anxiété. 

Nous  avons  vu  avec  peine  que  des  esprits  bien  peu  français  aient  cherché  à 
rabaisser  la  gloire  et  à  dimitmer  l'importance  de  ce  beau  succès.  La  prise 
de  Gonstantine  est  en  elle-même  un  événement  des  plus  heureux  et  des  plus 
graves  pour  notre  pays,  à  ne  considérer  que  la  splière  immédiate  des  inté- 
rêts qui  s'y  rattachent.  Mais  pour  le  bien  juger,  il  faut  l'envisager  d'un 
point  de  vue  plus  élevé.  Il  faut  se  rappeler  ces  mémorables  paroles  du  rap- 
port froid  et  sans  passion  de  M.  le  général  Valée  :  «  C'est  une  des  actions  de 
guerre  les  plus  remarquables  dont  j'aie  été  témoin  dans  ma  longue  carrière;  » 
il  faut  se  dire  que  cette  armée  ,  qui  a  déployé  le  jour  de  l'assaut  une  si 
brillante  valeur,  avait  opposé  à  des  souffrances  inouies  une  patience,  une 
résignation  et  un  sentiment  du  devoir,  qui  méritent  peut-être  encore  plus 
d'admiration.  Et  puis,  il  faut  voir  une  grande  partie  de  l'Europe,  alliée  ou 
non ,  représentée  à  ce  siège  par  des  officiers  de  mérite  qui  en  auront  appré- 
cié les  difficultés  et  suivi  d'un  œil  doublement  curieux  les  moindres  incidens. 
Oui,  nous  en  avons  la  certitude,  plus  d  un  se  sera  dit  et  aura  écrit  confi- 
dentiellement que  ce  sont  encore  les  Français  qui  tirent  le  mieux  le  canon 
et  poussent  le  plus  loin  la  baïonnette. 

Il  n'y  a  ici,  de  notre  part,  ni  jactance,  ni  vaine  menace.  Nous  apprécions 
la  prise  de  Gonstantine  sous  le  rapport  politique,  nous  en  établissons  l'effet 
réel  sur  l'opinion  publique  de  l'Europe,  et  nous  nous  en  félicitons  pour 
notre  pays,  pour  notre  gouvernement,  pour  la  révolution  de  juillet. 

Mais  que  va-l-on  faire  de  Gonstantine?  A  cette  question  posée  aussitôt  de 
toutes  parts,  le  ministère  a  laissé  répondre  que  la  France  garderait  Gonstan- 
tine. Le  ministère  a  bien  fait;  c'est  une  résolution  digne  de  l'homme  d'état 
qui  a  voulu  l'expédition  ,  qui  en  a  compris  toute  l'importance  pour  l'avenir 
du  cabinet  qu'il  dirige  avec  autant  d'habileté  que  de  bonheur,  qui  l'a  voulu 
heureuse  et  n'a  rien  négligé  pour  que  l'entreprise  fût  couronnée  de  succès. 
Il  ne  faut  pas  qu'après  la  satisfaction  obtenue  pour  l'honneur  national,  on  en 
vienne  à  se  demander  quel  a  été  le  fruit  de  la  mort  de  tant  de  braves;  il  faut 
au  contraire  que  ce  fruit  reste  et  se  développe  dans  la  conservation  de  notre 
conquête.  A  tout  événement,  le  ministère  est  en  excellente  position  vis-à-vis 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  pays  et  des  chambres,  s'il  garde  Constantine.  Depuis  ce  succès,  il  se  sent 
plus  fort,  plus  respecté,  plus  compté  que  jamais;  il  est  habile,  on  s'habitue 
aussi  à  le  croire  heureux.  Pourquoi  irait-il  de  gaieté  de  cœur  renoncer  à 
ses  avantages?  Pourquoi  se  présenterait-il  à  la  nouvelle  chambre  les  mains 
vides,  quand  il  peut  mettre  à  ses  pieds  les  clés  d'une  grande  ville  ,  capitale 
de  l'Afrique  romaine,  glorieusement  conquise? 

Nous  n'avons  jamais,  pour  notre  compte,  hésité  sur  la  question  d'Alger  : 
mais  supposons  que  d'autres  puissent  hésiter,  que  la  nouvelle  chambre  arrive 
incertaine,  irrésolue,  effrayée  des  sacrifices  qui  seraient  exigés  par  une 
occupation  plus  large,  plus  aventureuse,  si  l'on  veut.  Eh  bien!  nous  dirions 
encore  au  ministère  qu'il  est  d'une  bonne  politique  de  s'affermir  et  de 
s'enraciner  à  Constantine.  On  a  besoin  de  quelque  temps  pour  juger  l'effet 
moral  produit  sur  une  population  fataliste  par  une  catastrophe  que  certaine- 
ment elle  ne  redoutait  pas,  et  qui  doit  être  bien  grave  à  ses  yeux,  puisqu'elle 
a  fait  des  efforts  si  désespérés  pour  la  prévenir.  JNous  ne  parlons  ici  que  des 
Kabaïles  et  des  Turcs  :  quant  aux  Arabes,  les  mêmes  idées  de  fatalisme 
agiront  infailliblement  sur  eux,  et  nous  aurons  de  plus  à  compter  sur  une 
réaction  en  notre  faveur  contre  un  joug  détesté.  Ce  sont  là,  du  moins,  autant 
qu'il  est  aujourd'hui  possible  de  l'entrevoir,  les  principales  données  de  la 
position. 

Le  ministère  n'a  probablement  pas  encore  tous  les  élémens  d'une  solution 
définitive,  en  ce  qui  le  concerne.  Qu'il  attende  donc  et  laisse  la  question 
entière.  Il  a  tout  avantage  à  prendre  ce  parti;  car,  si  les  choses  tournent  bien, 
si  les  Arabes  se  soumettent  ou  n'osent  remuer  de  quelques  mois,  si  Con- 
stantine est  approvisionnée  régulièrement  des  alentours,  ou  même  seulement 
ravitaillée  sans  peine,  du  camp  de  Guelma;  en  un  mot,  si  la  conservation 
provisoire  ne  coûte  pas  trop  en  hommes  et  eu  argent,  le  ministère  pourra, 
sans  manquer  à  la  prudence,  user  de  son  initiative  pour  demander  aux 
chambres  les  moyens  réguliers  d'une  occupation  permanente.  Si,  au  con- 
traire, les  renseignemens  recueillis,  l'expérience  d'un  séjour  difficile,  l'atti- 
tude hostile  des  Arabes,  autorisent  à  conclure  qu'il  faudrait  jouer  trop  gros 
jeu  sur  cette  carte,  le  ministère  exposera  loyalement  la  situation  des  choses, 
et  prendra  conseil  des  chambres  avant  d'engager  sa  responsabilité.  Nous 
croyons,  en  général,  qu'un  gouvernement  doit  donner  l'impulsion  au  lieu 
de  la  recevoir,  et  qu'une  attitude  passive  ne  convient  ni  à  son  honneur  ,ni 
aux  intérêts  du  pays.  Il  serait  fâcheux,  sans  doute,  qu'à  chaque  question  un 
peu  grave,  il  vînt  humblement  demander  conseil,  même  à  la  représentation 
nationale,  et  ne  prît  rien  sur  lui  sans  autorisation.  Mais  il  y  a  des  questions 
tellement  importantes,  si  étendues,  si  controversées,  qu'un  ministère  sage 
fera  bien  de  ne  pas  résoudre  seul ,  quand  rien  ne  le  presse ,  quand  l'honneur 
est  sauf,  et  quand  il  s'agit  d'un  système  qui  engage  un  long  avenir.  Or,  la 
question  d'Alger  est  incontestablement  de  cette  nature,  et  la  prise  de 
Constantine  en  provoque  de  nouveau  la  discussion  et  l'examen.  D'un  côté , 
on  ne  peut  la  soustraire  au  contrôle  des  chambres,  et  de  l'autre,  ce  contrôle 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  377 

s'est  jusqu'à  présent  exercé  dans  un  sens  de  restriction,  de  parcimonie,  de 
réserve,  qui  impose  une  grande  prudence  à  tout  ministère  chargé  de  conci- 
lier dans  la  pratique  les  vues  d'une  politique  élevée  avec  les  timidités 
constitutionnelles  du  budget.  Mais  le  ministère  de  M.  Mole  ne  dépasserait 
pas  ces  limites,  en  gardant  Constantine ,  comme  tout  indique  qu'il  le  pourra 
faire,  sans  de  trop  fortes  dépenses. 

Nous  aimons  à  reconnaître  que  les  organes  deTopinion  libérale  en  Angle- 
terre n'ont  manifesté  ni  chagrin,  ni  ombrage,  à  l'occasion  du  triomphe  de 
nos  armes.  Les  journaux  tories  seuls  ont  essayé,  mais  en  vain,  de  raviver 
des  jalousies  éteintes  et  d'exciter  des  inquiétudes  mal  fondées ,  que  nous 
croyons  le  gouvernement  anglais  fort  éloigné  de  partager.  C'est  une  justice 
que  nous  rendons  volontiers  au  ministère  whig,  et  nous  sommes  persuadés 
que  la  nation  anglaise  devient  de  jour  en  jour  moins  accessible  à  de  pareils 
sentimens.  Mais  plus  notre  alliance  avec  l'Angleterre  ,  cette  alliance  qui  est 
le  gage  de  la  paix  du  monde,  se  consolidera  dans  l'avenir,  plus  aussi  nous 
pourrons  sans  témérité  engager  les  forces  et  les  moyens  de  la  France  en 
Afrique.  Ni  les  Turcs ,  ni  les  R.usses,  ne  nous  auraient  expulsés  de  l'Egypte 
au  commencement  de  ce  siècle,  et  sans  les  Anglais  nous  en  serions  peut-être 
encore  aujourd'hui  les  maîtres.  Que  l'Algérie  nous  en  tienne  lieu,  et  ne 
craignons  pas  d'ouvrir  cette  carrière  à  l'activité  nationale,  puisque  l'alliance 
de  l'Angleterre  est  une  garantie  de  plus  pour  la  paisible  jouissance  du  fruit 
de  nos  sacrifices.  Il  n'y  a  pas ,  dit-on  ,  d'alliance  éternelle  entre  les  peuples; 
c'est  vrai.  Mais  les  intérêts  et  les  principes  qui  ont  rapproché,  en  1830 ,  les 
deux  plus  puissantes  nations  libres  de  l'Europe  semblent  de  nature  à  main- 
tenir long-temps  leur  union ,  et  le  cabinet  du  15  avril  a  beaucoup  fait  avec 
sa  sagesse,  comme  avec  sa  discrétion  ordinaire,  pour  l'affermir.  Il  peut  donc 
oser  en  Afrique  sans  se  faire  accuser  d'imprévoyance;  et  si  nous  ne  croyions 
pas  M.  Mole  résolu  à  tirer  tout  le  parti  possible  d'un  succès  qui  honore  son 
administration',  nous  lui  dirions  que  ce  succès  môme,  qui  a  fait  tant  de 
jaloux,  tournerait  contre  lui,  le  jour  où  il  prendrait  soin  de  diminuer  son 
importance,  en  reconnaissant  qu'il  ne  saurait  avoir  de  résultats  sérieux. 

Tous  les  hommes  qui  s'intéressent  à  la  question  d'Alger  ont  lu  le  curieux 
travail  publié  par  M.  Bureau  de  la  Malle  sous  le  titre  modeste  de  Rensei^ 
gncmens  sur  la  province  de  Constantine .  Il  serait  à  désirer  que  les  conclu- 
sions générales  de  ce  travail  sur  la  fertilité  de  la  province,  sur  l'importance 
de  Constantine,  sur  les  grandes  voies  de  communication  établies  par  les 
Romains  dans  cette  partie  de  l'Afrique,  fussent  connues  de  tout  le  monde. 
On  serait  étonné  de  ce  qu'en  rapportent  les  voyageurs  anciens  et  modernes, 
les  observateurs  les  plus  désintéressés  et  les  moins  suspects  d'exagération. 
Un  savant  professeur  du  Jardin  des  Plantes,  M.  Desfontaines ,  qui  a  parcouru 
la  province  de  Constantine  en  1785,  a  laissé  sur  l'agriculture  et  les  pro- 
ductions végétales  du  pays  les  observations  les  plus  complètes  et  les  plus 
satisfaisantes,  qui  s'accordent  d'ailleurs  avec  une  foule  d'autres  témoignages 
également  recueillis  par  M.  Dureau  de  la  Malle.  La  ville  même  de  Gonstan- 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tine ,  si  éloignée  de  la  mer  par  la  route  de  Bone,  la  seule  explorée  jusqu'à 
présent,  en  serait  beaucoup  plus  rapprochée  par  plusieurs  autres  voies ,  qui 
aboutiraient  à  l'est  et  à  l'ouest  des  caps  Boujarone  sur  trois  points  différens 
du  littoral.  A  l'ouest,  ce  serait  l'embouchure  du  Rummel,  qui  passe  sous 
les  murs  de  Constantine,  et  se  rend  ensuite  à  la  mer  par  une  étroite  vallée; 
mais  les  cartes  n'indiquent  pas  de  port  à  l'embouchure  de  ce  fleuve,  tandis 
qu'à  l'est  il  en  existe  au  moins  deux. 

La  conquête  de  Constantine  nous  ouvre  donc  un  large  horizon.  Qu'il  y 
ait  beaucoup  à  faire,  beaucoup  à  dépenser  pour  assurer,  dans  la  réalité,  une 
partie  des  résultats  que  l'imagination  et  la  théorie  s'en  promettent,  nous  ne 
le  nions  pas.  Que  ces  résultats  aient  besoin  de  quelque  temps  pour  se  déve- 
lopper, bien  loin  de  le  contester,  nous  désirons  que  tous  les  esprits  sérieux 
en  soient  bien  convaincus.  Malheureusement  il  y  a  dans  le  caractère  français 
une  impatience  maladive  qui  nuira  toujours  aux  grandes  entreprises,  et  que 
la  rapidité  même  des  communications,  si  avantageuse  d'ailleurs,  contribue 
à  entretenir.  On  vit,  au  jour  le  jour,  de  petits  faits  qui  échappent  à  la  mé- 
moire, que  l'esprit  ne  s'attache  pas  à  résumer  et  à  généraliser,  et  qui,  réunis 
dans  un  certain  ensemble,  constitueraient  cependant,  aies  envisager  par 
masses ,  de  notables  progrès.  Il  n'y  a  pas  encore  sept  ans  et  demi  que  le  dra- 
peau français  a  pris  possession  d'Alger,  et  nous  nous  étonnons  qu'il  ne  soit 
pas  respecté  d'un  bout  à  l'autre  de  la  régence,  et  nous  nous  étonnons  qu'une 
population  belliqueuse,  fanatique,  puissante, n'y  reconnaisse  pas  encore  tout 
entière  notre  empire;  que  tout  le  territoire  ne  soit  pas  couvert  d'établisse- 
mens  français.  Mais  on  oublie  que  pendant  les  deux  ou  trois  premières  années 
la  conservation  d'Alger  a  été  douteuse;  on  oublie  la  mesquinerie  des  moyens 
employés,  les  changemens  si  fréquens  de  gouverneurs  et  de  systèmes,  les 
tiraillemens  des  chambres,  les  incertitudes  de  l'opinion.  Et  en  vérité,  si  l'on 
tenait  compte  de  toutes  ces  circonstances,  on  devrait  plutôt  s'étonner  que 
la  domination  française  ait  jeté  de  si  profondes  racines  dans  l'Algérie,  de 
Bone  à  Oran. 

Nous  le  répéterons  à  la  France  et  au  gouvernement  :  il  faut  garder  Con- 
stantine, A  la  France,  nous  dirons  que  la  conquête  de  la  régence  est  sa 
gloire,  que  c'est  un  champ  immense  ouvert  à  son  ambition  et  à  son  activité 
au  profit  de  la  civilisation  européenne;  mais  que,  pour  l'exploiter  avec  fruit, 
il  faut  de  la  persévérance ,  et  qu'on  ne  peut  recueillir  au  moment  oii  l'on 
sème.  Nous  dirons  au  ministère  du  15  avril,  que  ce  dernier  succès  le  grandit 
et  le  consolide,  comme  la  prise  de  la  citadelle  d'Anvers  a  consolidé  le  cabinet 
du  11  octobre,  (ju'il  doit  le  présenier  intact  à  la  nouvelle  chambre  et  ne  se 
charger  en  aucun  cas  de  l'impopularité  qui  s'attacherait  à  le  déclarer  stérile. 

Un  incident  bizarre  a  signalé  le  retour  en  France  de  l'escadre  qui  s'était 
présentée  devant  Tunis,  afin  d'y  prévenir  toute  tentative  de  débarquement 
de  la  part  des  Turcs.  Le  contre-amiral  Lalande  est  arrivé  assez  brusque- 
ment, avec  plusieurs  vaisseaux  de  ligne,  en  vue  du  port  de  Naples,  et,  sans 
se  douter  de  la  frayeur  qu'il  causait,  leur  a  fait  exécuter  diverses  évolutions 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  3T9 

SOUS  les  yeux  d'un  gouvernement  et  d'une  population  en  émoi.  La  peur  ne 
raisonne  pas.  On  s'est  aussitôt  imaginé  à  Naples  que  c'était  une  démonstra- 
tion hostile,  une  espèce  de  menace,  et  peut-être  plus,  pour  intimider  le 
cabinet  napolitain  et  le  forcer  à  plus  de  ménagemens  envers  la  France,  pour 
lui  arracher  des  concessions  auxquelles  il  se  refuse  dans  l'affaire  des  bateaux 
à  vapeur.  En  conséquence,  le  gouvernement  a  mis  les  troupes  sur  pied, 
armé  les  canons  des  châteaux,  et  pris  toutes  les  mesures  de  défense  qui 
étaient  en  son  pouvoir.  Mais  ces  formidables  préparatifs,  dont  notre  escadre 
aurait  eu  promptement  raison,  devaient  être  inutiles.  Les  vaisseaux  français 
disparurent  le  lendemain  et  rapportèrent  à  Marseille,  quelques  jours  après, 
l'histoire  de  la  peur  qu'ils  avaient  faite.  Ce  qui  est  plus  sérieux,  c'est  l'effet 
produite  Naples,  sur  la  population,  par  la  vue  du  drapeau  tricolore.  Le  gou- 
vernement des  Deux-Siciles  fera  bien  d'en  prendre  note.  Quelle  que  soit  la 
modération  de  notre  politique,  la  propagande  constitutionnelle  s'opère 
toute  seule  chez  des  peuples  gouvernés  sans  intelligence,  par  un  despotisme 
qui  n'est  pas  môme  éclairé. 

La  prise  de  Constantine  a  fait  oublier  un  instant  la  grande  question  du 
jour,  celle  des  élections.  Un  si  heureux  événement,  préparé  par  le  choix 
habile  des  hommes  qui  en  ont  l'honneur  immédiat,  et  par  l'impulsion  vi- 
goureuse que  le  ministère  avait  donnée  aux  préparatifs  de  l'expédition  ,  ne 
peut  manquer  de  produire  sur  l'esprit  public  un  effet  avantageux  au  gou- 
vernement. Les  craintes  exagérées  que  l'opposition  s'est  hâtée  d'accueillir 
et  de  propager,  les  commentaires  injustes  et  malveillans  sur  les  petits  détails 
de  l'exécution,  ne  sauraient  nuire  à  la  légitime  influence  de  ce  beau  succès 
et  lui  ôtent  des  mains  une  arme  dangereuse.  Aussi  ne  la  croyons-nous  pas 
fort  à  craindre,  malgré  les  efforts  du  comité  central.  Embarrassée  de  ses 
alliances,  elle  n'a  pu  s'entendre  sur  la  rédaction  d'un  manifeste,  et  ce  pro- 
jet, successivement  abandonné  et  repris,  ne  recevra  point  d'exécution. 
M.  Mauguin  avait,  dit-on,  consenti  dernièrement  à  s'en  charger;  mais 
quand  il  s'est  mis  à  l'œuvre,  il  a  trouvé  la  tâche  trop  épineuse,  il  a  craint  de 
ne  contenter  personne ,  pas  même  lui-même ,  de  compromettre  une  coalition 
déjà  très  fragile,  et  de  ruiner  sa  popularité,  s'il  cherchait  à  calmer  les 
inquiétudes  de  l'opinion  constitutionnelle.  11  n'y  aura  donc  pas  de  manifeste 
pour  expliquer  la  moralité  d'une  alliance  électorale  entre  M.  Laffitte,  qui 
déclare  que  le  temps  de  la  république  n'est  pas  venu,  et  M.  Garnier- 
Pagès  qui  croit  tout  le  contraire.  Les  candidats  du  comité  en  seront  réduits 
à  justifier  individuellement  leurs  intentions,  comme  l'a  fait  M.  Laffitte,  et 
il  est  fort  douteux  que  leurs  explications  soient  concluantes. 

L'approche  des  élections  parait  avoir  déterminé  un  mouvement  politique 
beaucoup  plus  vif  que  ne  le  craignaient  les  uns,  que  ne  l'espéraient  les 
autres,  et  que  nous  ne  l'attendions  nous-mêmes.  Il  est  certain  que  les  ques- 
tions purement  politiques  ont  occupé  une  très  grande  place  dans  les  circu- 
laires électorales  et  dans  les  réunions  préparatoires  qui  ont  déjà  eu  lieu;  et 
ce  qui  rend  le  fait  plus  remarquable,  c'est  que  les  candidats  ouvertement 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conservateurs  se  sont  néanmoins  laissé  entraîner  sur  la  pente  des  concessions 
à  l'esprit  démocratique.  Mais  nous  ne  croyons  pas  que  ce  mouvement  doive 
aller  bien  loin  et  qu'il  soit  fort  dangereux.  Il  indique  seulement  une  ten- 
dance de  l'esprit  public,  maintenant  faible  encore,  qui  sera  un  jour  plus 
impérieuse,  et  le  deviendra  davantage  à  mesure  que  les  partis  destructeurs 
s'effaceront.  S'ils  venaient  à  s'annuler  entièrement  comme  partis,  si  les  inté- 
rêts qui  demandent  l'ordre  avant  tout  ne  les  voyaient  plus,  derrière  certaines 
concessions,  prêts  à  en  faire  des  instrumens  de  révolutions  nouvelles,  le  cou- 
rant, peu  sensible  aujourd'hui,  qui  porte  dans  le  sens  d'un  progrès  paisible 
et  modéré,  serait  bientôt  irrésistible.  Le  pouvoir  doit  s'y  attendre  :  mais  on 
n'en  est  pas  arrivé  là.  Il  reste  trop  à  faire  dans  l'ordre  des  améliorations 
matérielles  pour  que  les  innovations  dans  l'ordre  politique  aient  une  chance 
prochaine  de  concentrer  sur  elles  tout  l'intérêt  de  la  nation  et  de  ses  repré- 
sentans.  Le  ministère  a  d'autant  moins  à  s'en  effrayer,  qu'il  n'inspire  aucune 
défiance  à  l'opinion  libérale,  et  qu'on  ne  lui  attribue  aucune  arrière-pensée 
systématique  de  refoulement  et  de  compression.  Pousser  l'activité  du  pays 
dans  les  voies  du  progrès  industriel,  l'occuper  de  grandes  entreprises,  de 
chemins  de  fer  et  de  canaux,  tel  est  son  plan,  telle  est  la  mission  qu'il  doit 
se  donner,  et  nous  croyons  qu'il  s'y  prépare  sérieusement.  Deux  vérités 
incontestables  ressortent  pour  nous  des  dernières  manifestations  de  l'esprit 
public,  et  elles  sont  aussi  rassurantes  pour  les  amis  de  l'ordre  que  pour  ceux 
de  la  liberté:  c'est,  d'une  part,  que  la  dynastie  et  la  constitution  sont  au- 
dessus  de  toute  atteinte;  c'est,  de  l'autre,  que  les  droits  garantis  et  éten- 
dus par  la  révolution  de  juillet,  que  les  prérogatives  de  la  classe  moyenne 
et  l'ordre  particulier  d'institutions  dont  elles  dépendent,  ne  sont  pas  moins 
inattaquables  et  sont  définitivement  acquis  au  pays.  Il  y  a  sans  doute  des 
points  sur  lesquels  le  pouvoir  est  faible  en  théorie;  mais  il  faut  renoncer  à  le 
fortifier,  car  on  n'y  réussirait  pas.  Sur  la  défensive  contre  les  factions,  il  a 
été  assez  fort,  il  a  lutté,  il  lutterait  encore  avec  succès.  Qu'il  prenne  l'offen- 
sive contre  les  préjugés  de  la  classe  bourgeoise ,  contre  les  erreurs  même 
de  son  esprit,  il  échouera.  En  un  mot,  qu'il  veuille  refaire  la  société  sur  un 
modèle  idéal,  qu'il  attaque  de  front  certaines  tendances  au  lieu  de  les 
détourner,  il  se  préparera  d'immenses  difficultés.  Et  à  quoi  bon?  Que  le 
pouvoir  soit  éclairé,  consciencieux  et  juste;  qu'il  marche  d'accord  avec  le 
pays,  en  contribuant,  autant  qu'il  est  en  lui,  à  son  bien-être,  et  il  aura  de 
fait  toute  la  force  nécessaire  pour  accomplir  sa  mission.  Nous  n'en  vou- 
lons d'autre  preuve  que  l'exemple  de  la  Belgique.  C'est  là ,  encore  une  fois , 
la  conclusion  à  tirer  du  mouvement  d'opinion  très  libéral  que  l'approche  des 
élections  a  provoqué;  maisVest  la  seule,  et  il  ne  menace  ni  la  royauté,  ni  le 
cabinet. 

En  Espagne,  la  fortune  continue  à  favoriser  les  armes  de  la  reine.  Don 
Carlos  a  essuyé  dans  ces  derniers  temps  plusieurs  échecs  qui  l'ont  forcé  à 
évacuer  la  Vieille-Gastille ,  et  à  repasser  l'Èbre  avec  une  armée  mécon- 
tente et  démoralisée.  Ses  lieutenans  n'ont  pas  été  plus  heureux  que  lui-même 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  381 

dans  les  autres  provinces.  En  Catalogne,  l'étoile  d'Urbistondo  a  pâli ,  et  le 
baron  de  Meer,  bien  secondé  par  des  généraux  habiles ,  a  repris  l'ascendant, 
quoique  le  gouvernement  de  Madrid  soit  malheureusement  hors  d'état  de 
lui  envoyer  les  renforts  et  les  secours  nécessaires.  Dans  la  Navarre,  les  car- 
listes ont  essayé  en  vain  le  siège  de  quelques  petites  places ,  et  en  même  temps 
il  est  parti  de  Saint-Sébastien  deux  expéditions,  dirigées  avec  succès  contre 
différens  points  du  littoral.  La  guerre  civile  n'est  pas  encore  resserrée  dans 
ses  anciennes  limites,  mais  c'est  déjà  beaucoup  que  d'avoir  arrêté  son  déve- 
loppement au  cœur  de  l'Espagne.  Ces  résultats  font  honneur  au  ministère  de 
M.  Kardaji,  et  il  est  permis  d'espérer  qu'ils  en  amèneront  de  plus  décisifs; 
car  on  voit  se  dissiper  une  à  une  les  craintes  de  toute  espèce  ,  que  la  chute 
de  M.  Mendizabal  et  les  dispositions  hostiles  des  cortès  avaient  inspirées. 

Les  élections  se  sont  faites  plus  régulièrement  qu'on  ne  le  supposait,  sauf 
les  troubles  de  Barcelone  et  de  Cadix  qui  ne  se  sont  pas  étendus  au-delà 
de  ces  deux  villes  et  ont  même  donné  au  gouvernement  la  mesure  de  ses 
forces.  L'administration  a  trouvé  des  ressources  pour  subvenir  aux  plus 
pressantes  nécessités  de  la  guerre ,  et  le  succès  a  justifié  ses  calculs.  Le  parti 
exalté,  qui  a  si  mal  fait  les  affaires  de  l'Espagne,  semble  frappé  d'impuis- 
sance; il  a  échoué  dans  les  élections;  il  n'a  pas  d'action  sur  les  troupes;  tout 
lui  échappe  des  mains  à  la  fois;  en  ce  moment  il  se  divise  et  perd  jusqu'à 
l'appui  moral  d'une  légation  dont  il  se  prétendait  favorisé.  Depuis  deux 
mois,  tous  les  courriers  d'Espagne  annoncent  que  les  anarchistes  préparent 
un  mouvement.  Les  jours  se  passent,  et  le  mouvement  redouté  n'a  pas  lieu. 
Ne  serait-il  pas  assez  raisonnable  de  penser  que  l'expérience,  dont  le  fruit 
D'est  jamais  entièrement  perdu,  a  désabusé  l'Espagne  libérale  sur  le  compte 
du  parti  exalté?  On  l'a  vu  à  l'œuvre  pendant  une  année;  et  certes  il  n'a  été 
ni  heureux,  ni  fort,  ni  habile.  On  ne  lui  doit  donc  aucune  reconnaissance, 
et  il  est  tout  simple  que  les  libéraux  de  bonne  foi ,  séduits  peut-être  par  ses 
grands  airs  de  patriotisme,  veuillent  essayer  d'autres  principes  et  d'autres 
hommes.  Comment  s'expliquer  sans  cela  le  résultat  des  élections?  L'année 
dernière,  exclusion  absolue  des  modérés;  cette  année,  retour  général  aux 
Martinez  de  la  Rosa ,  aux  Isturitz ,  aux  Toreno ,  en  un  mot ,  à  tous  ceux  que 
le  ministère  delà  Granja  se  reconnut  hors  d'état  de  protéger  contre  d'aveu- 
gles et  ignobles  persécutions.  La  réaction  est  complète;  elle  ne  s'arrête  môme 
pas  aux  sommités  du  parti  constitutionnel  éclairé,  aux  chefs  des  diverses 
nuances  d'opinion  que  nous  venons  d'indiquer.  Elle  arrive  jusqu'à  des 
hommes  qui  ont  servi  Ferdinand  VII,  comme  M.  Cafranga,  ou  que  le 
mouvement  de  l'opinion  avait  depuis  long-temps  laissés  en  arrière,  comme 
M.Moscoso.  C'est,  en  quelque  sorte,  une  réhabilitation  de  l'aristocratie  du 
libéralisme  espagnol ,  frappée  d'ostracisme  par  des  tribuns  obscurs  et  ineptes. 
On  n'a  pas  fait  assez  attention  à  ce  phénomène,  d'autant  plus  singulier 
qu'il  se  produit  spontanément ,  et  que  l'action  d'un  pouvoir  faible,  incer- 
tain, à  peine  connu  ,  y  est  complètement  étrangère. 

Le  prétendant  est-il  malade?  On  ne  le  sait  pas  plus  aujourd'hui  qu'il  y  a 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trois  semaines,  et  voilà  que  les  journaux  espagnols  publient  des  lettres  qui 
tendraient  à  le  faire  croire  marié  secrètement  avec  la  princesse  de  Beira, 
tandis  que  les  journaux  de  Paris  le  disent  mourant.  La  princesse  de  Beira, 
sœur  de  don  Miguel,  est  veuve  d'un  infant  d'Espagne  qui  appartenait  à  une 
branche  établie  en  Portugal,  et  mère  de  l'infant  don  Sébastien.  C'est  auprès 
d'elle  que  résident  en  Autriche  les  enfans  de  don  Carlos.  Elle  a  toujours 
exercé  sur  ce  prince  un  grand  empire,  et,  sous  le  règne  de  Ferdinand  VII, 
elle  était  l'ame  d'un  parti  plus  royaliste  que  le  roi,  absolutiste  fougueux, 
altéré  de  vengeance,  avide  de  persécutions,  qui  rêvait  l'Espagne  de  Phi- 
lippe II,  et  aurait  voulu  remettre  les  auto-da-fés  en  honneur.  Ce  n'est  ni  un 
esprit,  ni  un  caractère  ordinaire;  elle  a  toute  la  férocité  d'une  nature  afri- 
caine et  sauvage ,  qui  rappelle  les  Frédégonde  et  les  Brunehaut.  Ferdi- 
nand VII  en  avait  peur.  On  la  croyait,  en  Espagne,  capable  de  se  porter 
aux  derniers  excès  pour  satisfaire  ses  passions  politiques.  Telle  est  la  femme 
que  don  Carlos  aurait  épousée,  telle  serait  la  reine  dont  il  menacerait  l'Es- 
pagne, si  les  lettres  qu'on  a  publiées  d'après  une  feuille  de  Saragosse 
avaient  quelque  authenticité.  Mais  on  les  regarde  généralement  comme  sup- 
posées, et  on  ne  sait  trop  comment  aurait  eu  lieu  le  mariage  dont  elles 
tendent  à  accréditer  le  bruit,  puisque  don  Carlos  et  la  princesse  de  Beira  se 
sont  séparés  avant  que  la  mort  de  l'épouse  du  prétendant  eût  rendu  cette 
union  possible.  Au  reste,  si  quelque  chose  pouvait  aggraver  le  malheur  qui 
frapperait  l'Espagne  dans  une  restauration  au  profit  de  don  Carlos,  ce  serait 
l'influence  que  prendrait  infailliblement  sur  lui  la  digne  sœur  de  don  Miguel. 
On  dit  que  la  cause  de  don  Carlos  trouve  en  Europe ,  dans  les  grandes 
monarchies  du  nord  et  de  l'est,  des  sympathies  ardentes,  quoique  bien 
timides.  Si  cela  est  vrai,  il  y  a  là  un  déplorable  aveuglement.  Nous  ne  con- 
naissons pas  de  plus  grand  danger  que  le  triomphe  de  don  Carlos  pour  le 
principe  delà  monarchie  absolue.  Don  Carlos  et  son  parti  signaleraient  le 
rétablissement  de  la  monarchie  absolue  en  Espagne  par  des  atrocités  et  des 
extravagances  telles,  qu'il  se  ferait  par  toute  l'Europe,  dans  l'esprit  des 
peuples,  une  réaction  contre  le  principe  monarchique,  pareille  à  celle  que 
les  excès  de  la  révolution  française  ont  provoquée  contre  le  principe  libéral, 
et  dont  les  plus  fermes  intelligences  de  cette  époque  ont  subi  l'influence. 
M.  de  Werther  et  M.  de  Metternich  auraient  trop  à  rougir  de  leur  allié. 
L'opinion  publique  de  la  Prusse  et  la  modération  du  cabinet  prussien  se 
révoltent  à  beaucoup  moins;  car,  il  y  a  un  mois,  tous  les  journaux  censurés 
de  l'Allemagne  protestante  ont  accusé  le  gouvernement  sarde  d'intolérance 
et  d'illibéralisme,  à  propos  de  la  publication  d'un  code  qui  refusait  aux  pro- 
testans  la  jouissance  de  certains  droits  civils.  Ce  serait  bien  autre  chose  en 
Espagne  avec  don  Carlos  pour  souverain,  la  princesse  de  Beira  pour  influence 
dominante,  et  M.  Calomarde  pour  instrument  de  sa  politique.  Mais  l'Es- 
pagne n'est  pas  réservée  à  cette  funeste  épreuve,  et  la  cause  constitutionnelle, 
abandonnée  d'un  commun  accord  à  ses  propres  forces,  parait  devoir  trouver 
en  elle-môme  les  ressources  nécessaires  pour  triompher. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  38É 

La  situation  des  affaires  n'a  pas  changé  en  Portugal,  c'est-à-dire  que  ce 
royaume  est  toujours  à  la  veille  d'une  révolution ,  ou  d'un  essai  de  révolution 
nouvelle.  Un  des  hommes  les  plus  marquans  du  parti  constitutionnel,  M.  de 
Sa,  que  la  reine  a  chargé  de  former  un  ministère  et  appelé  à  Lisbonne  dans 
cette  intention,  ne  trouve  personne  qui  veuille  accepter  le  fardeau  du  pou- 
voir aux  conditions  que  la  cour  parait  y  mettre.  Le  dernier  ministère ,  com- 
posé d'hommes  estimables,  éclairés  et  sages,  a  été  sacrifié  de  gaieté  de  cœur, 
on  ne  sait  à  quelles  répugnances  et  sons  l'inspiration  de  quels  conseils.  De- 
venu suspect  à  son  propre  parti ,  accusé  de  connivence  avec  les  chartistes  et 
de  ménagemens  coupables  envers  la  cour,  il  avait  perdu  la  confiance  des 
cortès  sans  gagner  celle  du  palais,  qui  lui  a  rendu  le  gouvernement  impos- 
sible ;  et  aujourd'hui  le  problème  à  résoudre  dans  la  formation  d'un  nouveau 
ministère ,  c'est  de  faire  consentir  trois  ou  quatre  personnages  politiques 
du  parti  de  la  majorité  des  cortès  à  gouverner  dans  un  sens  contraire  aux 
vœux  et  aux  principes  de  cette  majorité.  L'assemblée  en  est  très  mécon- 
tente, et  la  discussion  d'un  article  important  de  la  constitution  nouvelle  vient 
de  prouver  combien  elle  est  exaspérée  contre  le  pouvoir  royal.  Il  s'agissait 
de  déterminer  le  mode  de  formation  d'une  seconde  chambre ,  votée  en  prin- 
cipe comme  base  constitutionnelle.  Des  majorités,  constamment  très  fortes, 
ont  décidé  que  la  seconde  chambre  serait  élective  et  temporaire,  résultat 
que  la  cour  aurait  peut-être  prévenu  par  une  conduite  plus  habile  et  une 
attitude  moins  équivoque;  car  on  l'attribue  généralement  à  l'irritation  que 
les  cortès  ont  ressentie  de  tous  les  actes  du  gouvernement  depuis  le  com- 
mencement de  la  guerre  civile  allumée  au  nom  de  la  charte. 

Nous  craignons  que  la  jeune  reine  de  Portugal  ne  soit  entourée  de  pas- 
sions bien  aveugles,  et  qu'elle  ne  défère  trop  à  des  conseils  dépourvus  de 
raison  et  de  sang-froid.  Tout  ce  qui  se  passe  à  Lisbonne,  l'indépendance 
complète  dont  elle  y  jouit,  cette  lutte  soutenue  contre  les  cortès,  sont  môme 
autant  de  preuves  qu'il  s'attache  toujours  un  grand  prestige  au  nom  de  la 
fille  de  don  Pedro,  Serait-il  politique  et  raisonnable  de  pousser  beaucoup  plus 
loin  cette  singulière  épreuve  de  ses  forces  ?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Ce  serait 
peut-être  fort  dangereux  à  la  longue.  Des  couronnes  mieux  affermies  que  ne 
peuvent  l'être  encore  celles  de  dona  Maria  et  du  prince  Ferdinand  son  époux, 
ont  été  compromises  par  de  pareilles  imprudences,  et  ces  deux  souverains 
devraient  recevoir,  de  près  ou  de  loin,  le  conseil  de  s'en  abstenir.  Une  troi- 
sième tentative  de  contre-révolution  ne  serait  pas  plus  heureuse  que  les  deux 
premières,  et  le  parti  qui  domine  à  Lisbonne  et  dans  les  cortès  pourrait 
faire  plus  chèrement  expier  à  la  cour  le  soupçon  d'en  avoir  au  moins 
désiré  le  succès. 

—  La  publication  des  Pensées  d'Août  a  donné  lieu,  dans  la  presse,  contre 
M.  Sainte-Beuve,  à  une  malveillance  qui  nous  étonne  et  nous  afflige.  Qu'on 
éprouve  plus  ou  moins  de  sympathie  pour  une  tentative ,  peut-être  hasardée, 
de  rénovation  poétique  ,  nous  le  concevons  sans  peine.  Moins  que  tous  autres , 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  voudrions  poser  des  limites  à  l'indépendance  de  ceux  que  le  public 
veut  bien  accepter  comme  juges  en  matière  de  goût:  nous-mêmes,  nous 
avons  été  des  premiers  à  discuter,  avec  une  sévérité  peut-ôtre  minutieuse , 
le  système  de  versification  adopté  par  notre  collaborateur.  Mais  pouvons - 
nous  subir  en  silence,  et  comme  critiques  littéraires,  ces  attaques  que 
certains  journaux  ne  se  lassent  pas  de  renouveler,  ces  inconvenantes  paro- 
dies, ces  citations  tronquées,  ces  images  malignement  séparées  du  cadre 
où  elles  peuvent  recevoir  la  lumière?  N'a-t-on  pas  môme  profité  du  départ, 
depuis  long-temps  résolu ,  de  M.  Sainte-Beuve ,  pour  insinuer  qu'il  s'expa- 
triait par  dépit?  Le  résultat  probable  de  cette  animosité  sera  d'appeler 
sur  les  Pensées  d'Août  une  attention  plus  scrupuleuse.  Or,  M.  Sainte-Beuve 
n'aurait  qu'à  se  féliciter  de  voir  prolonger,  pour  lui ,  l'épreuve  qui  décide 
du  sort  des  livres.  Ses  vers  sont  de  ceux  qui  exigent  du  lecteur  le  recueille- 
ment, on  pourrait  même  dire  une  sorte  de  préparation  sympathique.  Pour- 
quoi ne  chercherait-on  pas  à  saisir  le  point  de  vue  pour  les  tableaux  poé~ 
tiques,  comme  pour  ceux  qu'on  trace  sur  la  toile?  Qui  veut  comprendre  un 
poète  ,  doit  le  suivre  dans  l'ordre  d'idées  où  son  instinct  le  place  de  préfé- 
rence :  avant  de  juger  son  expression  ,  il  faut  étudier  les  aspects  qu'il  a  su 
découvrir,  hors  des  voies  battues  par  la  foule.  M.  Sainte-Beuve,  dont  la 
sensibilité  est  vraie  et  profonde,  a  cru  que  des  émotions  neuves  ne  pou- 
vaient, pour  ainsi  dire,  prendre  consistance  que  dans  un  moule  poétique 
tout  nouveau.  Une  entreprise  comme  la  sienne  devient  respectable  par  ses 
dangers  mêmes:  elle  est  toujours  intéressante  et  utile,  quel  qu'en  soit  le 
succès,  et  il  est  triste  qu'au  lieu  d'en  faire  sortir  une  controverse  instruc- 
tive, on  n'y  ait  trouvé,  en  général,  qu'un  prétexte  de  misérable  taqui- 
nerie. Au  surplus ,  il  nous  semble  que  ceux  qui  poursuivent  M.  Sainte-Beuve 
de  leurs  hostilités,  jouent,  sans  s'en  douter,  un  mauvais  jeu.  On  s'étonnera, 
à  la  fin,  de  cette  persévérance  à  ternir  une  belle  réputation,  dont  les  titres, 
incontestés  jusqu'ici,  sont  l'élévation  du  sentiment,  le  culte  fervent  de  l'art, 
une  haute  probité  critique  ,  une  pureté  de  goût  littéraire  que  les  ména- 
gemens  d'une  bienveillance  instinctive  ne  peuvent  altérer,  et  surtout  ce 
désintéressement,  cette  indépendance  qui  s'effarouchent,  à  tort  selon  nous, 
des  distinctions  les  plus  méritées;  et  comme  d'ailleurs  M.  Sainte-Beuve,  qui 
ne  parle  ordinairement  que  des  œuvres  importantes,  n'a  pas  souvent  occasion 
de  blesser  personnellement  les  écrivains  qui  l'attaquent  aujourd'hui,  le 
public  en  sera  réduit  à  se  demander  si  la  sympathie  acquise  à  notre  colla- 
borateur ne  serait  pas,  pour  ceux  qui  ne  se  servent  du  feuilleton  que  dans 
l'intérêt  de  leurs  passions,  une  critique  permanente  dont  ils  ont  besoin  de  se 
venger. 


F.   BULOZ. 


LES  CÉSARS. 


Chaque  époque  a  son  secret ,  ses  passions ,  ses  crises  ;  ses  contra- 
dictions se  résument  en  un  mot  qu'il  faut  chercher  comme  un  mot 
d'énigme.  Mais  il  ne  faut  pas  constamment  le  chercher  bien  haut;  le 
secret  d'une  époque  n'est  pas  toujours  un  symbole  mystagogique  ou 
une  philosophique  abstraction;  souvent,  en  le  cherchant  au  ciel, 
vous  marchez  dessus. 

La  clé  de  cette  époque ,  je  crois  l'avoir  trouvée  sur  les  bancs  d'une 
école.  Et  pourquoi  pas?  Où  se  font  les  hommes?  C'est  à  l'école.  D'où 
datent  nos  convictions  les  plus  fermes,  nos  pentes  les  plus  entraî- 
nantes, nos  préjugés  les  plus  indéracinables?  C'est  de  l'école. 

Voyons  ce  qu'était  l'éducation  romaine,  La  morale  publique  à 
Rome  était  toute  dans  le  patriotisme  ;  il  est  vrai  que  ce  patriotisme 
n'était  pas  comme  chez  nous  une  sentimentalité  plus  ou  moins  vague, 
un  amour  de  quelque  chose  que  l'on  déflnit  assez  mal,  fécond  en 
phrases,  pauvre  en  actions.  Le  patriotisme  antique  était  ceci  :  La  chose 
publique  est  dieu;  et  dieu  ne  vous  doit  rien  ;  et  vous  lui  devez  tout;, 
corps  et  ame,  vie  et  biens,  vous-même  et  autrui. 

(1)  Nos  lecteurs  verront  sans  doute  avec  plaisir  M.  F.  de  Cliampagny  reprendre  ses  éludes 
sur  la  Rome  impériale.  Le  premier  article  de  celte  série,  qui  a  paru  dans  la  livraison  du 
15  juillet  iSôG,  a  été  justement  apprécié,  et  nous  regrettions  Tajournement  d'une  publication 
de  travaux  qui  nous  paraissent  bien  propres  à  répandre  des  idées  plus  justes  et  plus  saines 
que  celles  qu'on  a  communément  sur  Tantiquité.  (  N-  d.  D.  ) 

TOME  XII.  —  15  NOVEMBRE  1837.  25 


386  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cela  était  grand  et  beau ,  bien  que  fort  absurde;  c'était  la  déifica- 
tion de  la  société,  l'immolation  de  l'individu. 

Voilà  pour  la  morale.  Voici  maintenant  pour  l'intelligence  (nous 
parlons  du  bon  temps  de  l'éducation  romaine,  et  non  pas  de  la  Rome 
précisée,  qui  commence  avec  les  Scipions).  Alors  chaque  homme 
était  appelé  à  tout.  Les  fonctions  publiques  ne  se  divisaient  que  par 
degrés,  et  non  pas  comme  chez  nous  par  attributions;  le  préteur 
rendait  la  justice  à  Rome,  et  hors  de  Rome  commandait  l'armée;  le 
questeur  était  au  civil  un  intendant  de  province,  au  militaire  un  mu- 
nitionnaire-général.  Le  consul  faisait  la  guerre,  délibérait  au  sénat, 
offrait  des  sacrifices  et  des  prières,  général,  orateur,  pontife,  homme 
politique  tout  à  la  fois. 

De  là  les  quatre  grandes  études  qui  composaient  toute  éducation  : 
la  guerre,  le  culte,  le  droit,  l'éloquence;  c'étaient  là  les  vraies  sciences 
romaines.  Il  n'était  personne  qui  ne  commençât  par  être  soldat,  per- 
sonne qui  ne  fût  en  sa  vie  accusé  ou  accusateur,  personne  qui  n'eût 
quelque  charge  pontificale  à  remplir,  ou  quelque  avis  à  donner  sur 
le  droit.  Cicéron,  qui  cependant  ne  vint  que  tard,  et  qui  nous  semble 
un  homme  tout  pacifique,  fut  général,  avocat,  financier,  juriscon- 
sulte, orateur,  poète ,  philosophe ,  homme  d'état.  César  fut  tout  cela, 
et  bien  plus  que  tout  cela. 

Mais  à  cette  époque  pourtant  les  anciennes  mœurs  étaient  en  déca- 
dence. Ces  quatre  sciences,  ou  plutôt  ces  quatre  fonctions  publiques 
(car  les  Romains  ne  les  envisageaient  que  sous  ce  point  de  vue  ) 
avaient  été  long-temps  la  propriété  exclusivement  et  jalousement 
gardée  du  patriciat.  Quand  elles  furent  ouvertes  à  tous  les  rangs  du 
peuple ,  elles  ne  purent  plus  être  cultivées  par  chacun  :  dans  la  presse 
on  se  les  partagea;  l'un  eut  plus  de  cœur,  et,  sa  première  cause  plai- 
dée,  se  voua  à  la  guerre;  l'autre  plus  de  poumons,  et  après  sa  pre- 
mière campagne  se  mit  à  plaider  ;  celui  qui  ne  se  sentit  de  force  ni 
pour  la  vie  des  camps ,  ni  pour  les  clameurs  du  Forum ,  mit  une 
branche  de  laurier  sur  sa  porte,  s'assit  dans  un  grand  fauteuil,  et 
attendit  les  consultations.  Il  y  eut  alors,  avec  la  même  universalité 
d'éducation,  trois  carrières  distinctes  pour  la  jeunesse  :  l'armée, 
l'éloquence  et  le  droit. 

Mais  comme  d'un  côté  la  gloire  militaire  menait  aux  premières  fonc- 
tions politiques,  positions  parlantes,  délibérantes,  accusantes  et 
accusées  ;  comme  de  l'autre  le  droit  n'était  guère  qu'un  pis-aller 
pour  les  mémoires  courtes  ou  les  poitrines  faibles,  tout  le  monde 
s'exerçait  au  parlage  en  public.  Voyez  l'Angleterre  du  dernier  siècle, 


LES  CÉSARS.  387 

cette  vie  de  clubs,  de  Imsi'uuj'i,  de  parleniens,  où  il  n'est  pas  d'homme, 
si  petit  qu'il  soit,  qui  n'ait  un  jour  en  sa  vie  à  faire  l'orateur  devant 
son  village;  où  tout  se  fait  à  coups  de  harangues,  où  des  meethujs,  des 
comités,  le  speccli  a  passé  dans  la  conversation.  Il  en  était  de  même 
chez  les  Romains ,  qui  ressemblaient  tant  aux  Anglais ,  et  bien  mieux 
encore,  parce  qu'au  lieu  de  l'air  détrempé  d'Angleterre,  ils  avaient 
l'air  pur  et  le  doux  climat  de  l'Italie  ;  parce  que  tout  se  passait  en  face 
du  ciel,  affaires  publiques,  affaires  privées,  justice,  commerce, 
société;  parce  qu'en  un  mot  on  vivait  à  l'air.  La  pluie,  il  est  vrai, 
faisait  cesser  les  affaires ,  et  au  premier  bruit  de  tonnerre  on  ajour- 
nait la  question  jusqu'au  prochain  jour  de  beau  temps.  Mais,  du 
reste,  les  assemblées  du  peuple  en  Grèce  et  à  Rome,  que  nous  ap- 
pelons des  délibérations ,  ces  assemblées  de  trois  ou  quatre  mille 
hommes  et  davantage  ,  si  tumultueuses,  si  désordonnées,  qui  discu- 
taient si  peu  et  votaient  si  mal,  ce  n'était  après  tout  que  des  moyens 
de  publicité.  La  place  publique,  c'était  à  la  fois  le  parlement,  la  bourse , 
le  salon,  le  palais  de  justice  et  le  marché.  C'était  le  Pnyx  à  Athènes, 
lorsque  cinq  mille  hommes  se  réunissaient  pour  écouter  avec  enthou- 
siasme et  voter  avec  fureur;  c'était  l'Agora,  la  promenade  des  flâneurs 
et  des  causeurs  de  l'Attique,  la  manufacture  des  nouvelles,  le  centre 
du  commérage,  la  tribune  des  philosophes,  le  meeting  permanent, 
où  chacun  pouvait  parler  au  peuple  des  affaires  du  peuple  et  de  ses 
propres  affaires,  de  sa  maison,  de  son  industrie,  de  son  commerce, 
et  où  le  socle  de  Démosthènes  servait  de  petites  affiches  ;  le  lieu  où 
aboyait  Diogène,  et  où  Timon  le  misantrope  venait  dire  :  a  Hommes 
athéniens,  j'ai  chez  moi  un  flguier  où  se  sont  pendus  quatre  ou  cinq 
citoyens;  si  quelqu'un  veut  s'en  servir  de  la  même  manière,  je  l'engage 
à  se  hâter,  car  je  vais  couper  l'arbre.  «  Tous  ces  noms  de  lycée,  de 
portique,  d'académie,  nous  rappellent  que  la  philosophie,  comme 
tout  le  reste,  se  tenait  en  plein  air;  en  un  mot,  on  vivait  à  la  tribune. 

A  Rome,  il  en  était  de  même.  Sous  les  empereurs,  les  bains  et  les 
basiliques  vinrent  bien  disputer  au  Forum  le  monopole  de  la  publicité; 
mais  sous  la  république,  le  Forum  était  le  rendez-vous  à  peu  près  uni- 
versel de  tous  les  intérêts.  Les  jours  ordinaires  on  y  causait;  les  jours 
de  marché,  où  la  nécessité  y  appelait  tout  le  peuple,  on  y  faisait  de- 
vant ce  peuple  les  affaires  sérieuses,  les  affaires  des  citoyens  comme 
celles  de  l'état;  on  y  adoptait  un  flls,  on  y  faisait  son  testament;  enfin 
le  Forum  tenait  lieu  et  de  la  société ,  ce  grand  élément  de  la  vie  du 
dernier  siècle ,  et  des  journaux ,  ce  grand  élément  de  notre  vie. 

Cette  accoutumance  de  vie  publique,  jointe  à  la  gravité  romaine, 

25. 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

produisait  une  certaine  solennité  dans  les  mœurs,  quelque  chose 
d'officiel,  d'apprêté,  d'oratoire  dans  toutes  les  habitudes.  La  haran- 
gue était  de  tous  les  momens,  de  toutes  les  affaires;  concio  est  le 
^eech  des  Anglais.  Dans  la  vie  de  famille,  on  se  haranguait  comme 
dans  la  vie  politique.  Germanicus  mourant  harangue  ses  amis;  un 
rhéteur  fatigué  de  vivre  vient  au  Forum,  monte  à  la  tribune,  expose 
«n  trois  points  les  raisons  qu'il  a  de  mourir,  puis  retourne  chez  lui, 
cesse  de  manger  et  meurt.  Antoine,  violemment  attaqué  dans  le  sénat 
par  Cicéron,  ne  se  croit  pas  en  état  de  lui  répondre  sur  l'heure;  il  va 
à  la  campagne,  s'y  enferme  avec  un  maître  de  rhétorique,  y  étudie, 
déclame,  improvise  pendant  quinze  jours,  puis  revient  au  sénat  et 
fulmine  son  écrasante  improvisation.  Dans  Tacite,  cet  homme  qui  ra- 
conte son  propre  temps  et  qui  le  raconte  avec  une  si  profonde  intel- 
ligence, Sénèque,  que  commencent  à  inquiéter  les  dispositions  peu 
aimables  de  son  impérial  élève  Néron,  l'aborde  et  lui  fait  un  speecli 
dans  toutes  les  formes  pour  lui  demander  sa  retraite.  Néron  lui  ré- 
pond comme  on  ferait  à  la  chambre  :  a  Si  je  ne  crains  pas  de  répondre 
sans  préparation  à  un  discours  longuement  médité,  c'est  à  toi  que  je 
le  dois,  etc.,  etc.  » 

Un  avocat  chez  nous,  c'est  un  homme  souvent  assez  vulgaire,  qui, 
secouant  les  plis  d'une  vieille  robe  noire,  criant  d'une  voix  enrouée 
des  phrases  mal  faites  et  mal  sonnantes,  frappant  sur  le  barreau,  n'a 
certes  rien  de  pompeux  ni  de  théâtral.  Mais  un  avocat  chez  les  Ro- 
mains, c'était  un  magique  artiste  de  paroles,  monté  sur  une  large  tri- 
bune, s'y  promenant  à  droite  et  à  gauche,  se  drapant  habilement  dans 
les  plis  de  sa  toge  blanche  (un  rhéteur  du  temps  des  empereurs  se 
plaint  quelque  part  des  petits  manteaux  de  son  temps,  dans  lesquels, 
disait-il,  l'éloquence  est  étriquée) ,  prenant  le  la  d'un  joueur  de  flûte 
afin  de  ne  pas  commencer  sur  un  ton  trop  haut  ou  trop  bas,  donnant 
à  sa  voix  toutes  les  inflexions  étudiées  d'une  déclamation  d'acteur, 
modulant  son  geste,  se  complaisant  dans  ses  cadences,  charmant  au 
moins  les  oreilles  quand  il  ne  parlait  ni  à  l'esprit,  ni  au  cœur;  enta- 
mant avec  une  douceur  insinuante  les  préventions  de  son  auditoire, 
exposant  avec  clarté,  racontant  avec  esprit,  argumentant  sans  pédan- 
tisme,  sophistiquant  avec  élégance,  injuriant  en  phrases  poétiques, 
vouant  avec  grâce  son  adversaire  aux  dieux  infernaux,  ayant  des 
malédictions,  des  colères,  des  violences  harmonieuses;  pleurant  à  la 
péroraison,  pleurant  de  rhétorique,  de  fatigue,  d'émotion  même,  car 
il  ne  faut  pas  oublier  ce  qu'il  y  a  d'émotion  facile  et  de  sensibilité 
passagère  dans  les  âmes  méridionales.  Telle  était  cette  vie  d'apparat 


LES  CÉSARS.  389 

et  de  dignité  officielle,  cette  vie  oratoire  qui  faisait  que  dès  l'enfance 
on  s'exerçait  à  la  période  cicéronienne.  Plébéiens  et  patriciens ,  futurs 
soldats  et  futurs  jurisconsultes ,  tous  ceux  qui  recevaient  une  éduca- 
tion recevaient  celle-là.  M.  Pitt,  à  dix  ans,  montait  sur  la  table,  et 
de  là  improvisait  devant  son  père  de  petits  discours  parlementaires. 
Auguste ,  à  douze  ans ,  prononçait  l'éloge  de  son  aïeule.  C'était  bien 
sous  la  république  :  la  vie  parlementaire  était  un  but  et  un  élément 
pour  toutes  ces  éloquences  naissantes.  Sous  l'empire,  le  but  n'exista 
plus,  mais  les  écoles  subsistèrent.  On  continua  à  fabriquer  des  ora- 
teurs sans  trop  savoir  pour  quelle  tribune.  Et  que  vouliez-vous  que 
fît  la  jeunesse?  L'art  militaire  et  le  droit  ne  sont  guère  des  sciences 
d'école.  D'ailleurs  la  jurisprudence  était  suspecte  de  républicanisme, 
la  vie  militaire  très  entachée  de  dangers  et  de  fatigues,  choses  que 
n'aimaient  plus  les  Romains  de  l'empire.  Il  n'y  avait  plus  de  Forum, 
mais  il  y  avait  encore  ce  sentiment  artiste  qui  fait  aimer  les  belles 
paroles,  et  que  les  Grecs  avaient  inspiré  aux  Romains.  On  ne  déli- 
bérait plus,  on  discourait  encore;  on  avait  renvoyé  les  orateurs,  on 
gardait  les  maîtres  de  rhétorique. 

D'un  autre  côté,  l'éducation  romaine  avait  perdu  sa  moralité  pre- 
mière. Au  patriotisme,  le  despotisme  avait  succédé;  à  la  divinité  de 
la  chose  publique,  la  divinité  de  l'empereur.  Ce  dieu-là  était  fort 
redoutable;  il  inspirait  la  peur,  mais  non  la  foi.  Quel  enseignement 
moral  pouvait  se  baser  sur  l'adoration  d'un  Tibère? 

L'enseignement  n'avait  donc  plus  rien  de  sérieux;  il  tombait  dans 
les  sophismes,  les  subtilités ,  les  frivolités  de  la  Grèce.  Il  y  avait  dans 
les  anciens  un  fonds  de  dignité  puérile  qu'on  ne  laisse  pas  quelque- 
fois d'apercevoir.  La  base  de  l'instruction  première,  c'était  la  mytho- 
logie des  Grecs,  à  laquelle  on  ne  croyait  plus,  mais  que  l'on  appre- 
nait toujours.  Ces  poétiques  niaiseries  étaient  la  première  chose  dont 
se  remplissaient  tous  les  cerveaux,  le  premier  caractère  dont  l'ima- 
gination naissante,  cette  cire  molle,  restait  timbrée.  Ajoutez  que 
l'érudition  s'y  était  mise,  et  que,  sans  croire  à  Vénus  ni  à  Hercule, 
on  discutait  avec  conscience  sur  la  couleur  des  cheveux  de  Vénus, 
sur  le  jour  de  la  naissance  d'Hercule.  Il  y  avait  des  gens  appelés 
grammairiens  dont  la  suprême  science  était  celle-là ,  et  c'était  à  ces 
gens  que  l'on  confiait  l'intelligence  naissante  des  enfans.  On  deman- 
dait à  un  précepteur  que  Ton  voulait  prendre  le  nombre  des  chevaux 
d'Achille,  le  nom  de  la  mère  d'Hécube.  Tibère,  ce  vieux  et  farouche 
tyran,  adorait  les  grammairiens,  et  passait  ses  moraens  de  répit  à 
leur  poser  des^questions  pareilles. 


390  hevle  des  deux  mondes. 

De  chez  le  grammairien  le  jeune  homme  passait  chez  le  rhéteur, 
des  puérilités  de  la  religion  aux  puérilités  de  l'éloquence.  Les  Grecs, 
peuple  bavard,  avaient  une  foule  de  beaux  diseurs  depuis  qu'ils 
n'avaient  plus  de  Démosthènes.  Quand  Rome  leur  fut  ouverte,  tout 
cela  vint  professer  à  Rome ,  et  y  établir,  comme  les  appelaient  les 
vieux  pères  conscrits,  leurs  écoles  d'impertinence.  Ce  qui  caractérisa 
ces  écoles,  ce  fut  une  combinaison  de  l'esprit  alambiqué ,  puéril  et 
disputeur  des  Grecs,  avec  l'esprit  tendu,  lourd  et  emphatique  des 
Romains,  l'union  de  la  déclamation  et  du  sophisme.  Comme  on  n'avait 
rien  autre  à  faire,  ce  fut  une  rage  de  déclamer,  de  disputer,  de  con- 
troverser,  de  plaider,  de  répliquer,  d'improviser,  de  répondre.  Vin- 
rent à  leur  tour  les  nouveaux  sujets  de  Rome,  les  barbares  que  l'on 
civilisait,  criant,  sophistiquant,  avocassant  à  l'envi;  Gaulois,  Bretons, 
Africains,  Espagnols  surtout,  aux  larges  poumons,  à  la  puissante 
poitrine,  à  l'imagination  désordonnée,  parlant  des  jours,  des  nuits 
entières,  déclamant  à  table,  déclamant  en  voyage,  déclamant  sous  la 
tente.  La  vie  de  ces  gens-là  était  un  perpétuel  monologue.  Mainte- 
nant, dire  quelle  misérable  chose  c'était  que  leur  faconde,  ce  serait 
difficile.  L'un,  pour  augmenter  la  difficulté,  demandait  qu'on  lui 
donnât  le  premier  mot  de  son  discours;  on  lui  donnait  verubus,  et  il 
commençait  par  verubus.  L'autre  se  proposait  pour  sujet  d'éloquence 
cette  question  :  a  Pourquoi,  si  on  laisse  tomber  un  verre,  se  casse-t-il? 
Pourquoi,  si  on  laisse  tomber  une  éponge,  ne  se  casse-t-elle  pas?  » 
Voici  en  peu  de  mots  comment  on  procédait.  Les  commençans  étaient 
bornés  à  des  discussions  moins  incisives  [suasorice].  Ils  engageaient 
Alexandre  à  se  contenter  d'avoir  conquis  la  terre,  à  ne  pas  conqué- 
rir l'Océan.  Ils  conseillaient  à  Caton  de  ne  pas  se  tuer,  ou  à  Aga- 
memnon  de  ne  pas  faire  périr  Iphigénie.  Mais  ces  querelles  avec  les 
morts  n'étaient  que  des  jeux  d'enfans;  il  fallait  en  venir  à  la  contro- 
verse, soutenir  la  lutte  contre  un  adversaire,  livrer  bataille  sur  la 
grande  scène  de  l'école.  Les  sujets  de  ces  controverses  sont  incroya- 
bles. Voici  quelques-unes  de  ces  plaidoiries  fictives  sur  lesquelles 
vous  me  pardonnerez  d'insister,  puisqu'elles  étaient  le  dernier  per- 
fectionnement de  l'éducation,  l'exercice  le  plus  intellectuel  de  la  jeu- 
nesse et  même  de  l'âge  mûr. 

Un  homme  et  sa  femme  se  font  serment  de  ne  pas  se  survivre.  Le 
mari ,  un  peu  las  de  sa  moitié,  part  pour  un  voyage  et  lui  fait  annon- 
cer sa  mort.  Elle,  trop  confiante,  tient  parole  et  se  jette  par  la  fenê- 
tre. Elle  ne  meurt  pas  cependant,  elle  guérit  et  apprend  que  son  mari 
J'a  jouée.  Arrive  son  père,  qui  veut  le  divorce;  elle  sans  rancune,  n'en 


LES  CÉSARS.  391 

veut  pas.  Plaidez  pour  le  père ,  plaidez  pour  la  fille.  Autre  exemple  : 
un  homme  recueille  des  enfans  exposés,  leur  coupe  un  bras  ou  une 
jambe,  les  fait  mendier  en  cet  état,  et  s'enrichit  de  ce  qu'on  leur 
donne.  Accusez  cet  homme,  défendez  cet  homme.  —  La  loi  (laquelle 
loi  du  reste  n'est  ni  du  droit  romain,  ni  du  droit  grec,  ni  d'aucun 
antre,  c'est  une  législation  fabriquée  par  les  rhéteurs ,  aussi  fabu- 
leuse que  les  évènemens  ) ,  la  loi  veut  que  si  une  jeune  fille  a  été  enle- 
vée, elle  ait  le  choix  ou  de  faire  mourir  son  ravisseur,  ou  de  l'épouser 
sans  dot.  Un  même  homme  a  enlevé  deux  femmes;  l'une  veut  qu'il 
meure  ,  l'autre  veut  l'épouser.  Plaidez  là-dessus. 

Maintenant  figurez-vous  l'éloquence  s'exerçant  sur  de  pareils 
sujets;  les  disciples  venant  les  uns  après  les  autres  saupoudrer  de 
nouvelles  phrases  l'absurdité  d'une  telle  donnée,  chacun  à  son  tour 
plaidant  le  pour  et  le  contre,  entassant  les  antithèses,  nageant  en  plein 
océan  dans  les  tropes  et  les  figures,  appelant  à  son  secours  l'iihos 
et  le  pathos,  toutes  les  niaiseries  sonores,  toutes  les  absurdités  sen- 
tentieuses,  pour  dire  bon  gré  mal  gré  quelque  chose  sur  un  sujet  où 
il  n'y  avait  qu'à  se  taire;  et  cela  aux  milieu  des  hourras,  des  sifflets, 
des  applaudissemens,  des  clameurs;  le  tumulte  du  forum  remplacé 
par  un  tapage  d'écoliers.  ïl  y  eut  un  de  ces  rhéteurs  qui,  à  force  de  se 
battre  les  flancs  et  de  se  monter  la  tête,  en  devint  fou.  Nous  avons 
tout  un  livre  composé  d'échantillons  de  ces  merveilleuses  harangues, 
de  ces  beaux  traits  qui  donnaient  le  signal  des  bravos.  C'est  le  ré- 
pertoire le  plus  vaste  de  paroles  vides,  d'éloquence  à  froid,  d'anti- 
thèses creuses;  livre  curieux  à  force  de  manquer  de  sens. 

Voilà  ce  qu'étudiait  toute  la  jeunesse  avant  de  s'élancer  dans  la 
vie.  Nous  venons  de  dire  comment  toutes  les  carrières  anciennes 
étaient  tombées  en  discrédit.  Avec  cette  éducation  d'ailleurs,  il  sem- 
blait qu'il  ne  dût  y  en  avoir  qu'une  ,  et  que  le  monde  dut  être  com- 
posé d'avocats.  Et  en  effet,  dans  l'ancienne  Rome,  il  n'y  avait  per- 
sonne qui,  pour  sa  part,  n'eût  commencé  par  1  être  plus  ou  moins. 
Mais  encore,  après  avoir  vécu  dans  ce  monde  de  sortilèges,  d'en- 
chantemens,  d'empoisonnemens,  d'incestes,  parmi  toutes  ces  lois 
imaginaires,  ces  catastrophes  miraculeuses,  ces  procès  impossibles, 
la  tête  pleine  de  toutes  ces  belles  choses,  comme  on  devait  se  trouver 
dérouté  au  tribunal  du  préteur,  en  face  des  hypothèques,  du  cours 
d'eau  ou  de  la  quarte  falcidie  î 

Aussi  les  grands  maîtres  de  l'art  étaient-ils  souvent  malheureux 
au  barreau.  Il  s'agissait  un  jour  d'un  homme  qui  demandait  que  le 
serment  lui  fut  déféré.  L'avocat  adverse,  rhéteur  illustre ,  trouva  ua 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

admirable  mouvement  pour  lui  répondre  :  ce  Tu  demandes  le  serment, 
dit-il,  eh  bien!  jure,  mais  écoute  la  formule  que  je  te  prescris,  jure 
par  les  cendres  de  ton  père  que  tu  as  laissé  sans  sépulture,  jure 
par  la  mémoire  de  ton  père  que  tu  as  outragée...  »  Et  le  reste. 
L'adversaire,  effronté  coquin,  prenant  au  bond  la  figure  de  rhé- 
torique, se  hâta  de  dire  :  J'y  consens.  Le  préteur  déférait  le  ser- 
ment. «Mais,  juge,  dit  l'avocat  tout  troublé  d'être  pris  au  sérieux, 
ce  n'était  pas  un  consentement,  c'était  une  figure.  —  Vous  avez  dit: 
Jure;  il  jurera. — Mais,  juge,  il  n'y  aura  donc  plus  au  monde  de  figures? 
—  On  s'en  passera,  on  peut  vivre  sans  elles,  jj  Le  pauvre  avocat 
perdit  son  procès,  et  de  colère  confina  son  éloquence  dans  l'enceinte 
de  l'école,  où  tout  le  jour,  au  milieu  des  curieux,  loin  de  la  perfide 
réalité  du  barreau,  il  pouvait  faire  des  figures  de  rhétorique  sans 
danger  pour  ses  cliens  ni  pour  lui. 

L'étude  la  plus  commune  non  pas  seulement  de  l'enfance,  mais  de 
toute  la  vie,  était  donc  une  étude  inapplicable  aux  besoins  de  la  vie, 
et  Rome  était  inondée  de  jeunes  gens  qui  s'élançaient  dans  le  monde, 
la  tête  pleine  de  cette  science  menteuse,  la  mémoire  farcie  de  sen- 
tences, de  prosopopées,  d'antithèses,  avec  un  suprême  dédain  pour 
les  réalités  fatigantes  de  la  vie,  le  travail,  l'industrie,  la  guerre; 
avec  un  suprême  amour  pour  ses  réalités  agréables,  la  fortune ,  la 
réputation  et  le  plaisir.  Toute  cette  jeunesse  avait  l'ambition  au  cœur; 
elle  était  romaine,  c'est-à-dire,  âpre  dans  ses  sentimens,  emphati- 
que dans  ses  idées,  s'acharnant  à  devenir  quelque  chose  de  grand 
en  bien  ou  en  mal.  Elle  n'avait  qu'un  instrument,  c'était  sa  rhétorique 
et  ses  phrases;  il  fallait  que  ses  phrases  la  poussassent  bon  gré  mal 
gré!  Alors  on  ne  se  contentait  pas  si  facilement,  même  d'un  succès 
d'argent  sans  gloriole,  et  d'une  fortune  qui  ne  faisait  pas  de  bruit. 
Il  fallait  un  nom,  un  nom  qui  fît  peur,  un  nom  qu'on  maudît,  mais 
un  nom.  Et  puis,  n'eût-ce  été  que  pour  la  richesse,  il  fallait  faire 
son  chemin  :  j'ai  dit  comme  ce  siècle  était  besogneux  ;  comme ,  avec 
des  patrimoines  fortement  entamés,  il  s'était  fait  pourtant,  de  ce  qui 
serait  pour  nous  des  folies,  des  impossibilités  du  luxe,  de  véritables 
nécessités;  comment,  sans  des  centaines  d'esclaves,  sept  ou  huit 
villas  et  le  reste  à  l'avenant,  on  ne  pouvait  pas  vivre,  au  point 
qu'Apicius,  ayant  dépensé  plus  de  onze  millions  pour  sa  table,  s'em- 
poisonna quant  il  n'eut  plus  que  deux  millions;  comment  enfin,  dans 
les  familles  nobles  surtout,  il  y  avait  une  ruine  plus  avancée,  et  une 
plus  forte  passion  de  luxe  et  de  grandeur.  Ces  patriciens,  qui 
avaient  été  sous  la  vieille  Rome  les  rois  du  monde ,  ne  renonçaient 


LES   CÉSARS.  393 

pas  facilement  à  toute  puissance  et  à  toute  royauté.  Déjà  sous 
la  république,  Catilina,  dévoré  de  dettes,  avait  voulu  brûler  Rome 
pour  rétablir  le  rang  de  sa  famille,  et  sous  Tibère  un  héritier 
de  Sylla,  Libon,  également  dans  sa  ruine,  consultait  des  devins, 
et  perçait  le  cœur  à  des  figures  de  cire  dans  l'espérance  de  devenir 
empereur. 

Avec  de  tels  élémens,  la  fausseté  de  l'esprit,  l'absence  de  tout 
frein  moral,  le  besoin,  l'ambition,  vous  saurez  comprendre  quelle 
était  cette  jeunesse  à  qui  Tibère  sut  donner  de  l'emploi  selon  son 
cœur. 

Le  caractère  de  cet  homme  n'est  pas  facile  à  comprendre.  Il  me 
semble  que  Tacite  le  fait  trop  habile.  Le  secret  de  sa  vie,  comme  de 
celle  de  tous  les  tyrans,  c'est,  je  crois,  la  peur.  Malgré  la  pro- 
fonde habileté  qu'on  lui  suppose,  nous  le  voyons  toujours  hési- 
tant, craintif,  se  méfiant  de  tout  et  de  tout  le  monde;  ne  se  décidant 
à  rien,  ni  à  interroger  un  prisonnier,  ni  à  donner  audience  à  un 
ambassadeur;  revenant  sur  ce  qu'il  a  fait,  faisant  défense  de  sortir 
de  Rome  à  l'homme  auquel  il  vient  de  donner  une  charge  dans  les 
provinces.  Le  temps  de  sa  jeunesse,  il  le  passe  à  se  faire  petit  pour 
ne  pas  inspirer  de  crainte  ;  il  s'imagine  offusquer  les  neveux  d'Au- 
guste ,  il  se  décide  à  quitter  Rome;  on  s'oppose  à  son  départ,  il  reste 
trois  jours  sans  manger  ;  de  pitié  on  le  laisse  partir,  il  n'embrasse  ni 
femme,  ni  enfans,  ne  dit  point  adieu  à  ses  amis;  mais  en  route 
(voyez  ce  mélange  d'ambition  et  de  peur!)  il  apprend  qu'Auguste 
est  malade,  et  il  s'arrête;  Auguste  rétabli,  il  continue  sa  route;  il  va 
à  Rhodes,  s'y  fait  tellement  méprisable,  qu'après  avoir  voulu  l'empê- 
cher de  partir ,  l'empereur  finit  par  le  condamner  à  y  rester  ;  il  y 
vit  avec  les  Grecs,  ne  porte  plus  la  toge,  ne  monte  plus  à  cheval, 
abandonne  l'exercice  des  armes ,  ne  voit  aucun  des  voyageurs  qui 
demandent  à  le  visiter,  se  tient  au  centre  de  l'ile  pour  les  éviter  plus 
sûrement,  supplie  enfin  Auguste  de  mettre  un  gardien  auprès  de  lui 
pour  surveiller  ses  actions  et  assurer  qu'il  ne  conspire  pas. 

Mais,  avec  cette  humilité,  il  avait  en  lui  une  dureté  de  mœurs  qui 
ne  se  dissimulait  pas.  Il  était  de  la  famille  Claudia,  race  sévère,  en 
qui  la  raideur  aristocratique  était  héréditaire.  S'il  n'avait  pas  l'or- 
gueil de  ses  aïeux ,  il  avait  au  moins  leurs  manières  sombres  et  ren- 
frognées; il  savait  tout  feindre,  excepté  l'affabilité  et  la  grâce. 
Quelque  besoin  qu'il  eût  du  peuple  ou  des  soldats,  il  ne  sut  jamais 
donner  des  jeux  au  peuple,  ni  faire  des^largesses  aux  soldats  ;  plaire 
€t  sourire,  cela  passait  sa  nature.  Phant  à  l'excès  quand  il  n'était  pas 


394  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Is  maître,  il  avait,  quand  il  l'osait,  une  humeur  que  rien  ne  pouvait 
contenter,  ni  franchise,  ni  flatterie,  ni  liberté,  ni  servilité.  Il  envoyait 
mourir  ses  ennemis,  il  exilait  ses  adulateurs.  «  Oh!  les  misérables 
nés  pour  l'esclavage!  »  disait,  en  sortant  du  sénat,  ce  maître  difficile 
à  vivre,  gardant,  sous  une  attitude  plate  et  rampante,  des  rancunes 
qui  ne  perdaient  rien  pour  attendre.  «  Je  plains  le  peuple  romain, 
disait  Auguste  en  mourant;  il  va  être  broyé  sous  de  bien  lentes  mâ- 
choires. )i 

Auguste,  lui,  en  effet,  avait  gouverné  tout  autrement.  C'était  à 
force  de  grâce,  d'affabilité,  de  secours  aux  grandes  familles,  de  lar- 
gesses au  peuple,  de  jeux,  de  spectacles,  de  fêtes,  de  monumens, 
qu'il  avait  concilié  tant  d'intérêts  et  ménagé  une  douce  quiétude  au 
monde  lassé  des  guerres  civiles.  Auguste,  en  mourant,  continuait 
encore  ce  système;  il  faisait  au  peuple  romain  des  legs  énormes  que 
Tibère  ne  paya  pas. 

Ces  souvenirs  étaient  embarrassans  pour  Tibère;  il  ne  lui  allait  pas 
de  se  faire  gracieux  ni  libéral.  Rien  cependant  ne  lui  paraissait  très 
rassurant.  Les  légions,  durement  traitées  par  Auguste,  qui  avait 
réservé  toute  sa  sévérité  pour  elles,  se  révoltaient,  demandaient  de 
l'argent  et  des  privilèges,  prétendaient  faire  un  empereur,  et  faillirent 
tuer  Germ^anicus,  qui  ne  voulait  pas  l'être.  Le  sénat  était  plein  d'am- 
bitions aristocratiques  profondes  et  concentrées;  le  monde,  enfin, 
s'était  si  long-temps  et  si  bien  reposé  des  guerres  civiles,  qu'il  pou- 
vait commencer  à  être  las  du  repos.  Tibère  avait  peur,  et  exprimait 
sa  crainte  par  une  métaphore  moins  noble  que  pittoresque  :  «  Je 
tiens,  disait-il,  le  loup  par  les  oreilles.  » 

Sa  grande  ressource  fut  alors,  comme  auparavant,  de  s'effacer. 
Après  avoir  bien  prié  pour  qu'on  ne  le  forçât  pas  à  devenir  César,  il 
semble  prendre  à  tâche  d'être  aussi  peu  César  que  possible.  Le  sénat 
surtout,  qui  lui  faisait  le  plus  de  peur,  fut  le  souverain  auquel  il 
sembla  soumettre  toutes  ses  actions,  lui  renvoyant  toutes  les  affaires, 
le  consultant  sur  tout,  l'encourageant  à  la  liberté,  parlant  (sans  que 
personne  y  crut,  il  est  vrai)  de  rétablir  l'ancienne  répubhque;  appe- 
lant les  sénateurs  ses  maîtres,  cédant  le  pas  aux  consuls,  refusant 
tous  les  honneurs;  ne  voulant  pas  être  seigneur,  pas  même  dieu; 
faisant  tout  humblement  de  l'ordre,  de  la  justice,  de  la  paix  publique; 
simple  préfet  de  police,  sous  la  royauté  du  sénat.  Quant  au  peuple, 
lui  jetant ,  pour  se  populariser,  le  nom  d'Auguste  à  la  tête;  citant  les 
paroles,  adorant  les  traces,  imitant  les  exemples  d'Auguste;  ne  pré- 
tendant pas  cependant  refaire,  comme  lui,  les  vieilles  mœurs  ro- 


LES  CÉSARS.  395 

mairies;  et  quand  quelque  sénateur  hardi,  vieux  ou  pauvre,  propo- 
sait des  lois  contre  le  luxe,  l'approuvant  en  théorie  avec  des  restric- 
tions dans  la  pratique.  Quant  aux  provinces,  les  soulageant,  dimi- 
nuant les  impôts,  surveillant  les  préfets;  ne  faisant  rien  pour  la  seule 
armée  dont  les  légions  étaient  loin,  dispersées  au  nord  et  à  Test,  sé- 
parées les  unes  des  autres  par  des  déserts,  et  que  par  conséquent 
il  ne  craignait  pas. 

Je  ne  sais  pourquoi  cela  ne  dura  point.  C'est  peut-être  parce  que 
Tibère  n'était  pas  seulement  effrayé  du  sénat,  du  peuple,  des  provinces 
et  de  l'armée,  mais  que ,  plus  que  tout  cela ,  il  y  eut  toujours  un 
homme  que  ce  grand  trembleur  craignit  par-dessus  tout  :  je  veux 
dire  son  successeur.  Le  successeur  de  Tibère  fut  toujours  son  ennemi , 
et,  par  compensation ,  l'ami  et  l'idole  du  peuple.  Auguste  était  à  peine 
mort,  que  son  petit-Gls  Agrippa  avait  été  tué  en  prison.  Le  nouvel 
empereur  protesta  qu'il  n'était  pour  rien  dans  cette  mort,  et  on  n'en 
parla  plus.  Mais  après  Agrippa  vint  un  autre  rival,  Germanicus,  le 
neveu  de  Tibère,  qui,  un  peu  malgré  lui,  en  avait  fait  son  fils  adop- 
tif.  Nous  venons  de  dire  comment  les  soldats  avaient  voulu  le  créer 
César;  Tibère  en  eut  tellement  peur,  qu'au  commencement  de  son 
règne  il  se  fit  malade  pour  que  Germanicus  prît  patience. 

Je  ne  veux  pas  suivre  cette  histoire  dans  tous  ses  détails  ;  vous 
savez,  par  les  admirables  mémoires  de  Tacite,  ce  qui  arriva  à  Ger- 
manicus. La  bonne  fortune  de  Tibère  l'en  délivra  au  moment  où  il 
devenait  effrayant  de  popularité ,  où ,  bien  venu  des  soldats  et  du 
peuple,  il  faisait  un  voyage  triomphal  dans  les  provinces  et  avait 
conquis  la  faveur  de  l'Orient.  Le  pauvre  peuple,  qui,  comme  tout  le 
monde  alors,  avait  l'intime  sentiment  de  sa  faiblesse,  tomba  en  con- 
sternation à  la  perte  de  cet  homme.  C'était  un  ami  de  la  liberté; 
c'était,  comme  Marcellus ,  comme  le  premier  Drusus,  un  martyr  du 
noble  et  impossible  projet  de  rétablir  la  république.  Le  peuple,  fou 
de  douleur,  qui  comprenait  Tibère  à  travers  sa  dissimulation  et  sen- 
tait ce  qu'il  allait  être,  délivré  de  la  crainte  respectueuse  que  lui 
inspirait  son  neveu,  passait  la  nuit  à  lui  crier  :  ce  Rends-nous  Ger- 
manicus! n 

Germanicus  mort,  Rome  ne  demandait  pas  mieux  que  d'avoir  une 
autre  idole,  Tibère  un  autre  épouvantai! .  Cette  fois,  le  présomptif 
successeur  était  Drusus,  le  fils  même  de  Tibère ,  à  qui  le  peuple  eût 
volontiers  pardonné,  pour  les  beaux  spectacles  qu'il  lui  donnait,  les 
goûts  un  peu  sanguinaires  qu'il  commençait  à  manifester;  mais  Dru- 
sus ne  se  souciait  pas  du  rôle  de  Germanicus,  et  vivait  de  plaisir. 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  ne  s*en  trouva  pas  mieux.  Un  homme  de  médiocre  naissance,  de 
mœurs  infâmes,  mais  hardi,  vigoureux  d'esprit  et  de  corps,  prêt  à 
tout,  était  devenu  le  favori  de  Tibère,  non  pas  en  lui  plaisant, — Tibère 
n'était  pas  homme  à  se  laisser  séduire, — mais  en  lui  rendant  de  bons, 
d'utiles,  quoique  peu  loyaux  services.  Les  ambitions  romaines  vi- 
saient tout  d'abord  au  dernier  but  ;  Séjan  songeait  peut-être  dès-lors 
à  devenir  César,  et  comme  Tibère  était  arrivé  au  trône  grâce  à  la 
mort  qui  avait  supprimé ,  pour  lui  faire  placCy  trois  ou  quatre  héri- 
tiers d'Auguste,  Séjan  eut  aussi  recours  à  la  mort  pour  supprimer 
Drusus,  le  premier  obstacle  entre  le  trône  et  lui. 

Il  ne  faut  pas  de  longs  détails  pour  vous  faire  comprendre  cette 
effroyable  famille  impériale.  Séjan  n'eut  besoin  (  ce  qui  n'était  pas 
difficile  sans  doute)  que  de  séduire  Livie,  femme  de  Drusus,  et 
Drusus  fut  empoisonné.  Tibère  supporta  cette  mort  en  stoïcien  ;  il  fut 
le  premier  à  consoler  le  sénat,  à  rappeler  chacun  à  ses  devoirs,  à 
préférer  le  soin  de  la  chose  publique  à  sa  douleur.  Il  reparla  encore, 
(était-ce  besoin  de  popularité  ou  simplement  habitude?)  de  rétablir 
la  république,  de  relever  les  lois,  de  laisser  le  gouvernement  aux 
consuls. 

Puis  il  introduisit  au  sénat,  comme  futurs  héritiers  du  trône,  les 
fils  de  Germanicus.  Ces  enfans,  présentés  aux  pères  conscrits  au  mi- 
lieu des  larmes  de  tous  et  des  souhaits  répétés  pour  leur  bonheur,  se 
trouvèrent  désignés  au  même  moment  à  la  faveur  du  peuple,  qui  était 
plus  que  consolé  de  la  mort  de  Drusus,  aux  craintes  de  Tibère  et  à 
la  haine  de  Séjan.  C'était  pourtant  encore,  dans  ce  temps  où  il  y  avait 
si  peu  de  puissances,  une  puissance  que  la  maison  de  Germanicus.  La 
mère  de  ces  enfans,  Agrippine,  véritable  matrone  romaine,  chaste, 
sévère,  orgueilleuse  et  féconde;  s'imposant  à  l'admiration  et  à  l'amour 
du  peuple  par  des  vertus  qui  n'étaient  plus  de  son  temps,  mais  que 
l'orgueil  romain  aimait  à  retrouver  comme  des  types  de  sa  grandeur 
ancienne;  se  séparant,  par  la  fidélité  de  son  veuvage,  par  la  pureté 
orgueilleuse  de  sa  conduite,  par  le  nombre  de  ses  enfans,  des  autres 
femmes  de  la  famille  des  Césars  ;  cultivant  avec  un  soin  antique  les 
souvenirs  que  le  peuple  avait  gardés  de  son  mari  ;  Agrippine  était  la 
véritable  protectrice  et  la  force  politique  des  six  enfans  que  Germa- 
nicus avait  laissés,  de  ses  deux  fils  aînés  surtout,  Drusus  et  Néron. 
—  Le  peuple  regardait  avec  espérance  cette  maison  où  la  couronne 
allait  passer  après  la  mort  d'un  prince  qui  commençait  à  vieillir. 
L'armée,  que  tenait  en  disgrâce  le  génie  peu  belliqueux  de  Tibère, 
n'eut  pas  demandé  mieux  que  de  proclamer  empereur  le  fils  de  son 


LES  CÉSARS.  397 

général.  Tout  ce  qu'il  y  avait  à  Rome  de  vieille  noblesse,  d'illustra- 
tions toujours  mal  vues  et  dangereuses  sous  Tibère,  de  généraux 
écartés  des  armées,  de  compagnons  d'armes  de  Germanicus,  tout 
cela  maintenu  dans  la  suspicion ,  dans  le  péril ,  par  la  méfiance  du 
prince  contre  toute  supériorité,  se  ralliait  à  Agrippine  et  à  ses  enfans. 

Séjan  lança  ses  ruses  et  ses  intrigues  à  travers  cette  puissance  trop 
fiére  d'elle-même.  Agrippine,  avec  sa  hauteur  et  sa  liberté  de  parole, 
se  perdit  en  laissant  paraître  des  soupçons  qu'on  lui  avait  fait  con- 
cevoir contre  Tibère.  Le  jeune  Néron ,  le  favori  du  peuple  et  de  sa 
mère,  inconséquent  et  léger,  se  livra  à  des  amis  qui  n'étaient  que  des 
espions ,  tandis  que  d'autres  amis  du  même  genre  excitaient  contre 
lui  la  jalousie  de  son  frère,  se  laissa  entraîner,  par  leurs  provoca- 
tions, à  d'imprudentes  invectives,  dont  chaque  parole  était  recueillie 
et  dénoncée.  L'espionnage  alors  était  partout;  et  comme  ailleurs,  dans 
l'aimable  famille  de  Tibère,  par  la  femme  de  Néron,  la  fllle  de  sa 
maîtresse  Livie  (voyez  comme  chez  ces  femmes  la  vertu  était  héré- 
ditaire!), Séjan  n'ignorait  pas  un  mot,  pas  une  plainte,  pas  un  soupir, 
pas  un  rêve  de  ce  jeune  homme.  Peu  à  peu ,  il  sapait  les  étais  de  cette 
noble  maison;  les  uns  après  les  autres,  les  anciens  amis  de  Germani- 
cus, espionnés,  dénoncés,  accusés,  mis  à  mort,  laissaient  sans  rem- 
part et  sans  défense  l'imprudente  famille  de  leur  patron. 

L'alarme  s'y  mit  bientôt,  et  le  vertige  qui  vient  après  elle.  Néron 
ne  rencontrait  plus  personne  qui  lui  parlât;  on  se  détournait  en  le 
voyant;  les  amis  de  Séjan  se  raillaient  de  lui.  Agrippine,  dans  une 
espèce  de  déhre,  vint  un  jour  se  jeter  en  pleurs  aux  genoux  de  Ti- 
bère, et  lui  demander,  elle  dont  toute  la  gloire  était  d'avoir  été 
comme  les  anciennes  Romaines,  univïra,  la  permission  de  se  rema- 
rier. On  leur  conseillait  de  s'en  aller  sur  le  Forum,  d'embrasser  la 
statue  d'Auguste,  d'appeler  le  peuple  à  leur  secours  contre  cette 
guerre  sourde  et  irrésistible  que  leur  faisait  la  délation,  ou  bien 
encore  de  fuir  en  Germanie,  d'aller  trouver  les  légions,  de  se  mettre 
sous  la  protection  des  aigles  du  prétoire.  Ils  firent  la  double  faute 
d'écouter  ces  conseils  et  de  ne  pas  les  suivre. 

Tibère  méditait  un  grand  coup;  mais  il  avait  peur.  Il  eut  recours  à 
sa  ruse  ordinaire,  il  fit  le  mort;  il  partit  de  Rome,  presque  sans  cor- 
tège, avec  ses  amis  les  grammairiens,  ne  voulant  entendre  parler  ni 
de  harangues,  ni  de  félicitations  sur  son  passage.  Les  astrologues,  la 
puissance  du  siècle,  prédisaient  qu'il  ne  reviendrait  pas  à  Rome. 

Alors,  en  bon  homme,  en  amateur  des  beautés  de  la  nature,  il  se 
promena  long-temps  autour  du  golfe  de  Naples,  à  Noie,  à  Sorrente, 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toute  la  promenade  des  dandies  anglais  ;  il  ne  fut  content  que  lors- 
qu'il se  fut  enfermé  dans  l'île  de  Caprée.  Il  ne  se  laissa  plus  aborder 
par  personne;  ses  lettres  lui  arrivaient  par  Séjan,  tout  puissant  par 
son  absence.  Le  sénat  lui  demandait  en  vain  le  bonheur  de  le  voir. 
Une  seule  fois  Tibère  daigna  venir  habiter  quelques  jours  la  côte  de 
Campanie,  et  le  rivage  fut  couvert  de  sénateurs,  de  chevaliers,  qui , 
tremblant  devant  Séjan  ,  et  espérant  mieux  du  maître  que  du  servi- 
teur, passaient  les  nuits  sur  le  rivage  pour  attendre  le  moment  de 
parler  au  prince,  faisant  la  cour  au  portier  de  Tibère,  jusqu'à  ce 
que,  sans  les  avoir  vus,  il  les  renvoyât  à  Rome.  Il  aimait  à  être  loin 
les  jours  qui  devaient  décider  de  ses  projets. 

Ce  fut  de  Caprée ,  où  il  semblait  comme  le  prisonnier  de  Séjan , 
qu'arriva  une  lettre  vague ,  obscure ,  perfidement  équivoque  comme 
les  siennes ,  dans  laquelle  il  accusait  Agrippine  d'orgueil ,  Néron 
d'impudicité.  On  avait  alors,  et  nous  tâcherons  d'expliquer  pour- 
quoi, tellement  peur  les  uns  des  autres,  que  le  sénat  trembla  que  la 
lettre  ne  fût  un  piège  tendu  contre  lui  plutôt  que  contre  la  famille 
de  Germanicus.  Dans  l'avis  d'un  homme  qui  passait  pour  avoir  part 
à  la  confiance  de  Tibère,  il  crut  entrevoir  la  volonté  du  prince,  et 
décida  qu'il  attendrait.  Cependant  le  peuple  entourait  le  sénat,  por- 
tait en  triomphe  les  images  de  Néron  et  d'Agrippine,  criait  que  la 
lettre  était  fausse;  carie  peuple,  lui  aussi,  avait  peur  de  Tibère, 
et,  loin  de  vouloir  l'attaquer  en  face,  criait  :  Vive  César!  La  cour  de 
Caprée  répondit  par  des  reproches  menaçans.  Le  sénat  dédaignait 
donc  les  plaintes  de  l'empereur,  le  peuple  était  en  révolte ,  les  lois 
violées.  Le  sénat  trembla  de  sa  faute,  et  se  tint  prêt  à  obéir  à  tout. 
Néron  fut  exilé  dans  une  île  presque  déserte ,  Drusus  enfermé  dans 
les  souterrains  du  palais.  Avant  peu  d'années,  Néron  était  mort  dans 
rîle  Pontia.  Tibère  faisait  raconter  devant  le  sénat  comment  Drusus, 
privé  d'alimens  dans  sa  prison,  avait  vécu  neuf  jours  de  la  bourre 
de  son  matelas,  et  était  mort  en  vouant  à  l'exécration  la  mémoire  de 
son  bourreau;  comment  enfin  Agrippine,  également  reléguée  dans 
une  île,  avait  fini  par  s'y  donner  la  mort. 

Mais  c'est  ici  qu'il  faut  voir  à  l'œuvre  l'exilé  de  Caprée  :  il  n'avait, 
pour  ainsi  dire,  plus  de  successeur  à  craindre,  tant  était  grand  le 
vide  qu'il  avait  fait  dans  sa  propre  famille ,  ou  plutôt  le  successeur 
qu'il  devait  craindre  ,  ce  n'était  plus  un  César  :  c'était  l'homme  sous 
lequel  il  avait  pris  plaisir  à  disparaître  ;  c'était  l'instrument  qui  lui 
avait  servi  jusque-là  à  écraser  ce  qui  lui  faisait  ombrage.  Cet  instru- 
ment, dès  qu'il  devenait  inutile,  devenait  dangereux.  Séjan  n'était-il 


LES   CÉSARS.  390 

pas  venu  lui  demander  en  mariage  une  femme  du  sang  impérial , 
Livie,  qui  était  déjà  sa  maîtresse?  cet  homme  ne  pouvait-il  pas  pré- 
tendre à  lui  succéder?  et,  aux  yeux  de  Tibère,  un  héritier  ressem- 
blait beaucoup  à  un  assassin.  Cependant  tout  était  habitué  à  obéir  à 
Séjan,  la  force  de  l'empire  était  dans  ses  mains,  la  lutte  pouvait  de- 
venir dangereuse. 

Tibère  n'attaquait  jamais  de  front;  il  chercha  d'abord  à  Séjan  un 
rival.  Ce  fut  le  dernier  fils  de  Germanicus,  Caïus,  aimé,  à  cause  de  son 
père,  du  peuple  et  de  l'armée,  et  que  le  prince  commença  à  montrer 
comme  son  successeur.  Il  lui  chercha  aussi  un  remplaçant,  destiné  à 
être  après  Séjan  préfet  du  prétoire,  c'est-à-dire  chef  de  la  seule 
force  militaire  dont  on  ne  se  défiât  pas ,  et  gouverneur  de  Tempiro 
sous  Tibère.  Macron  fut  celui  qu'il  choisit. 

Écoutez  maintenant  cette  scène  de  la  vie  romaine,  et  voyez  com- 
ment il  s'y  prit  pour  briser  son  Séjan.  Il  commença  par  bien  s'as- 
surer sur  son  rocher  de  Caprée;  il  tint  des  vaisseaux  prêts  pour  sa 
fuite,  établit  des  signaux  pour  connaître  plus  tôt  l'issue  de  l'événe- 
ment. Macron  alors,  au  milieu  de  la  nuit,  arrive  à  Rome ,  rencontre 
Séjan  :  «  J'ai  une  lettre  de  César  pour  le  sénat,  dit-il.  César  te  fait 
tribun.  »  C'était  l'associer  à  l'empire.  Séjan ,  plein  de  joie,  arrive  au 
sénat  :  on  le  félicite  de  toutes  parts.  Cependant  on  lit  la  lettre  ;  elle 
était  longue,  soumise,  obséquieuse,  parlant  un  peu  de  Séjan,  puis 
revenant  à  des  choses  indifférentes,  puis  à  Séjan  encore,  et  se  plai- 
gnant de  lui  ;  cela  étonnait.  Les  amis  de  Séjan  étaient  graves  ,  silen- 
cieux; ceux  qui  étaient  moins  directement  liés  à  sa  fortune  faisaient 
quelques  pas  pour  s'écarter  de  lui.  Mais  vint  la  fin  de  la  lettre,  où  le 
vieux  César,  d'un  ton  piteux,  bas,  plaintif,  demandait  qu'un  des  con- 
suls et  une  garde  de  soldats  vinssent  le  prendre  à  Caprée  pour  le 
conduire  à  Rome  en  sûreté  s'expliquer  devant  le  sénat.  (Terrible  me- 
nace que  cette  poltronnerie  I  )  Tout  changea  de  face;  le  sénat ,  qui,  un 
moment  auparavant,  complimentait  Séjan,  se  mordit  les  lèvres; 
les  préteurs  l'entourèrent  ;  les  malédictions  tombèrent  sur  lui  comme 
l'orage,  comme  au  9  thermidor. 

Et  pour  que  la  ressemblance  fût  plus  parfaite,  les  prétoriens,  les 
soldats  de  Séjan,  lui  manquaient  de  parole.  Macron  était  dans  leurs 
rangs,  jetant  de  l'or,  montrant  les  ordres  de  César.  Incertains, 
n'osant  attaquer ,  n'osant  défendre ,  ils  prirent  un  terme  moyen  et 
plus  sûr  ;  ils  se  mirent  à  piller  Rome.  Mais  le  peuple  de  Rome ,  lui , 
avait  bien  autre  chose  à  penser;  il  avait  Séjan  à  traîner  dans  les  rues, 
il  avait  à  blasphémer  cette  idole  déchue ,  ses  statues  et  ses  trophées 


400  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  briser  sous  ses  yeux,  son  corps  à  jeter  au  croc,  aux  gémonies.  Et  ce 
corps  y  avait  été  jeté  depuis  neuf  mois  avant  que  Tibère  se  crût  bien 
sûr  de  son  fait,  et  eût  le  courage  de  sortir  de  la  maison  qu'il  habitait. 

Quelques  naïfs  espéraient  alors  un  gouvernement  plus  doux;  il 
devait  en  être  tout  autrement.  Les  amis  de  Séjan,  c'est-à-dire  tout 
ce  qui  lui  avait  fait  la  cour,  tout  ce  qui  avait  flatté  ses  premiers  es- 
claves, c'était  une  belle  matière  à  proscriptions.  Il  se  mêlait  à  cette 
poursuite,  vaste  et  indéterminée,  quelques  ressentimens  d'honnêtes 
gens.  Le  sénat  osa  deux  ou  trois  fois  profiter  de  l'occasion  pour  frap- 
per, parmi  la  foule  des  proscrits,  quelques  bien  infâmes  délateurs. 
Le  moment  était  chanceux  pour  ceux-ci;  ils  avaient  beaucoup  à  ga- 
gner, beaucoup  à  perdre. 

On  connaît  l'horrible  supplice  des  enfans  de  Séjan.  Les  prisons 
étaient  remplies  de  ses  amis  ou  de  ceux  qui  passaient  pour  tels.  Ti- 
bère, fatigué ,  les  fit  massacrer  tous  à  la  fois.  Ce  fut  un  affreux  car- 
nage. Il  y  en  avait  de  tout  sexe  et  de  tout  âge ,  d'illustres  et  d'incon- 
nus; il  y  avait  des  cadavres  entassés,  d'autres  épars  çà  et  là;  on  les 
jetait  dans  le  Tibre  sans  que  leurs  parens  pussent  seulement  en  ap- 
procher. Des  gardes  étaient  là  épiant  chaque  douleur,  et  tous  ces 
corps  flottèrent  à  l'aventure,  sans  que  personne  osât,  tant  les  liens 
de  la  vie  humaine  étaient  brisés,  en  ramener  un  seul  sur  le  rivage, 
ou  rendre  le  moindre  honneur  à  ceux  que  le  flot  y  portait. 

Ce  fut  alors  le  plus  haut  période  des  cruelles  passions  de  Tibère. 
Accoutumé  à  la  terreur  universelle,  bien  enfermé  dans  sa  retraite, 
alléché  par  le  sang  qu'il  avait  goûté,  il  n'eut  plus  de  frein,  ni  de 
mesure.  Des  enfans  de  neuf  ans,  selon  Suétone,  furent  punis  du  der- 
nier supplice  ;  le  deuil  devint  matière  à  accusation.  Les  femmes , 
qu'il  était  plus  difficile  de  condamner  sous  d'autres  prétextes,  furent 
poursuivies  pour  cause  de  douleur  (  ob  lacnjmas  ).  Tout  pliait  devant 
Tibère;  le  sénat  était  d'une  servilité  fatigante  pour  lui-même.  Dion 
rapporte  que  les  deux  consuls,  qui  venaient  de  célébrer  le  vingtième 
anniversaire  de  son  règne  avec  tout  le  luxe  ordinaire  d'encens  et  de 
flatteries,  furent  aussitôt  accusés,  et  reçurent  leur  sentence  de  mort. 
Gallus,  condamné  par  le  sénat  au  moment  où  il  était  à  la  table  du 
prince,  attendit  pendant  trois  ans  l'exécution  de  son  jugement.  C'était, 
en  effet,  un  jeu  de  Tibère  que  de  faire  languir  les  proscrits  en  face  du 
supplice.  A  l'un  d'eux  qui  lui  demandait  la  mort,  il  répondit  :  a  Je  ne 
suis  pas  encore  réconcilié  avec  toi.  »  Enfin ,  trois  ans  après  la  chute 
de  Séjan ,  on  poursuivait  encore  ses  amis  ;  et  Tibère,  impatient  d'être 
iiu  courant  des  supplices ,  était  venu ,  non  pas  dans  Rome,  où  la  peur 


LES  CÉSARS.  401 

lui  défendit  à  jamais  de  rentrer,  mais  aux  portes  de  cette  ville,  re- 
cevant les  nouvelles  d'un  jour  à  l'autre,  assistant  ainsi  au  cours  de  sa 
justice,  correspondant  sans  retard  avec  ses  bourreaux. 

J'ai  poussé  tout  de  suite  les  évèncmens  jusque-là.  L'histoire  deSéjan 
complète  celle  de  la  famille  impériale,  qui  forme  la  partie  extérieure, 
la  partie  dramatique  de  l'histoire  de  Tibère;  j'ai  réduit  tout  cela  à 
aussi  peu  de  pages  que  j'ai  pu  ;  et  en  voilà  bien  trop  sur  ces  hideuses 
passions.  Ce  palais  des  Césars  fut  un  vrai  coupe-gorge  domestique. 
Il  n'y  eut  guère  d'esprit  de  famille  chez  les  rois  avant  le  christia- 
nisme. 

Mais  ce  sont  là  les  faits  et  non  pas  les  choses,  les  évènemens  sans 
leurs  principes,  l'énigme  sans  le  mot.  Voyons  quelle  était  la  vie, 
l'ordre ,  l'économie  sociale  de  l'empire.  J'ai  dit  comment  Tibère  avait 
commencé  par  se  faire  humblement  et  obscurément  administrateur, 
homme  de  police ,  justicier;  tout  cela ,  il  est  vrai ,  avec  la  façon  qu'y 
mettait  son  caractère  sévère,  rigoureux,  renfrogné.  Cependant  il 
laissait  peu  à  peu  tomber  les  vieilles  traditions  qu'Auguste  avait  voulu 
relever.  Auguste,  avec  son  esprit  de  grâce  et  de  tempérament,  n'en 
avait  pas  moins  gêné ,  autant  qu'il  était  en  lui ,  la  pente  de  son  siècle; 
Tibère,  en  lui  laissant  peu  à  peu  reprendre  son  cours,  ne  lui  en 
faisait  pas  moins  une  mine  triste  et  grondeuse.  Quand  il  s'agissait  de 
quelqu'une  des  questions  vitales  de  cette  époque,  des  lois  somp- 
tuaires,  des  lois  sur  le  mariage,  de  toutes  les  bornes  qu'Auguste 
avait  voulu  poser  contre  la  décadence  des  mœurs  romaines,  et  que 
chaque  jour  le  reflux  du  siècle  travaillait  à  renverser,  Tibère  prenait 
son  front  ridé,  sa  voix  d'amertume  et  de  reproche;  il  parlait  comme 
les  vieux  Appius  ses  ancêtres,  et  concluait  cependant  en  faveur  du 
siècle;  il  lui  ouvrait  toujours  quelque  porte  pour  échapper  à  la  pri- 
son dans  laquelle  Auguste  avait  voulu  le  renfermer,  ou  du  moins  il 
tenait  entr'ouvertes  celles  que  de  vieux  grondeurs,  moins  politiques 
que  lui,  auraient  voulu  tenir  closes  à  toujours;  il  ne  voyait  pas  grand 
mal  à  ce  que  les  fortunes  et  les  illustrations,  dont  il  avait  toujours 
la  même  peur,  se  ruinassent  en  vases  d'or,  en  habits  de  soie,  en 
châteaux  immenses,  en  multitudes  d'esclaves  ;  à  ce  que  les  âpres  et 
insatiables  passions  qui  dévoraient  la  jeunesse,  devinssent  plus  ar- 
dentes et  plus  amères,  à  ce  que  les  haines  de  famille  s'aigrissent,  à 
ce  que  les  grands  noms  vinssent  se  déshonorer  et  périr  dans  les  dis- 
sensions domestiques ,  les  empoisonnemens  et  les  adultères.  Tout 
cela  ne  gâtait  rien  à  sa  politique. 

Mais  il  commençait  à  entrevoir,  pour  elle ,  un  autre  moyen  d'ac- 

TOME  XII.  26 


4l^  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

tion.  Il  y  avait,  sous  la  république,  une  loi  Julia  contre  ceux  (jui 
auraient  diminué  la  majesié  du  peuple.  Qu'était-ce  que  diminuer  la  ma- 
jesté du  peuple?  Ce  n'était  rien,  c'était  tout;  c'était  ce  que  nous  appe- 
lons lèxe-majesté ,  haute  et  petite  trahison,  crime  politique,  complot, 
mots  vagues  et  indéfinis  dont  l'arbitraire  généralité  est  nécessaire 
sans  doute,  puisque  partout  il  y  a  dans  les  lois  quelque  chose 
comme  cela. 

Mais  n'oublions  pas  que  la  patrie ,  que  le  peuple  était  dieu  ,  divi- 
nité plus  sévère  que  les  bénins  dieux  de  l'Olympe  qui,  eux,  savaient 
entendre  la  plaisanterie;  la  sédition  ou  le  complot  étaient  donc  en 
même  temps  une  impiété,  et  les  lois  de  majesté  (ce  mot-là  même 
n'appartient  qu'aux  dieux)  joignaient  au  vague  des  lois  politiques 
la  rigueur  des  lois  de  sacrilège.  Un  mot,  un  sourire  pouvait  être  un 
blasphème  envers  le  dieu  aussi  bien  qu'une  attaque  à  main  armée 
était  un  attentat  envers  le  souverain. 

Quand  finit  la  république,  la  divinité  du  peuple  passa  tout  natu- 
rellement à  l'empereur.  Le  César  était  la  patrie  incarnée ,  la  patrie 
était  dieu,  César  fut  dieu,  cela  ne  souffrit  nulle  difficulté.  Dans  l'an- 
tiquité, rien  n'était  à  si  bon  marché  que  d'être  immortel  :  depuis 
Hercule  et  Jupiter,  c'était  un  petit  plaisir  qu'on  ne  faisait  marchan- 
der à  personne. 

Voici  donc  l'empereur  investi  de  toute  la  sainteté  du  peuple;  mo- 
narque à  défendre  contre  la  trahison ,  dieu  à  venger  du  sacrilège; 
la  loi  Julia  vint  tout  d'abord  s'appliquer  à  la  majesté  des  empereurs, 
et  Tibère ,  consulté  sur  la  question ,  n'eut  qu'à  répondre  :  «  Observez 
les  lois.  » 

D'ailleurs ,  comme  cette  loi  frappait  tout,  elle  pouvait  servir  aussi 
la  justice,  tout  faire,  même  un  peu  de  bien.  —  Des  chevaliers  obs- 
curs et  coupables,  de  riches  publicains  qui  s'étaient  engraissés  dans 
les  provinces,  des  gouverneurs  qui  avaient  pillé  (  et  on  pillait  tant), 
des  femmes  de  grandes  maisons  dont  Tibère  aimait  à  publier  les 
désordres,  utilisant  ainsi  la  vieille  morahté  romaine,  qui  faisait  de 
l'adultère  un  crime  capital,  furent  les  premières  victimes.  —  C'était 
un  merveilleux  légiste  que  Tibère,  habile  à  trouver  des  ressources 
pour  toutes  ses  passions  dans  l'arsenal  des  lois  anciennes,  à  a  cacher 
sous  de  vieux  noms  des  accusations  toutes  nouvelles,))  homme  d'une 
religieuse  légalité,  parce  qu'il  savait  que  la  légalité  permet  tout; 
déjà  cependant  âpre  à  la  justice ,  se  cachant  dans  un  coin  du  tri- 
bunal pour  voir  si  son  préteur  châtiait  bien. 

Ainsi  marcha-t-il  humble  et  timide,  tant  que  vécut  Germanicus; 


LES  CÉSARS.  403 

peu  à  peu  il  se  sentit  fortifié ,  et  c'est  ici  qu'il  sut  se  servir  de  cette 
jeunesse  des  écoles  dont  nous  parlions. 

Chez  les  anciens,  le  droit  d'accuser,  comme  chacun  sait,  apparte- 
nait à  tous ,  l'accusation  était  populaire.  Un  jeune  homme,  tout  frais 
émoulu  des  combats  de  l'école,  jeté  dans  la  lice,  bien  des  fois  san- 
glante ,  des  partis ,  ne  connaissait  rien  de  mieux  que  de  lancer  dès 
l'abord  son  gant  au  parti  contraire,  de  prendre  un  homme  corps  à 
corps  et  de  l'accuser.  — Quel  était  le  sujet  de  l'accusation?  Peu  im- 
porte !  il  s'agissait  d'obtenir  une  victoire  pour  son  parti ,  de  faire 
prononcer  les  juges  pour  soi,  d'exiler  un  des  adversaires  (car,  dans 
la  règle,  on  ne  mettait  pas  à  mort  ).  L'accusation  était  le  début,  elle 
était  plus  hardie,  plus  brillante,  plus  honorée  que  la  défense;  l'huma- 
anité  n'était  pas  une  vertu  chez  les  anciens;  Sénèque  la  défend  aux 
stoïciens,  et  Virgile  dit  du  sage  :  a  II  n'a  ni  pitié  pour  le  pauvre,  ni 
envie  pour  le  riche.  ;j  Crassus  fut  accusateur  à  dix-neuf  ans,  César 
à  vingt-un ,  Pollion  à  vingt-deux. 

Avec  cela  se  combine  un  trait  des  plus  remarquables  des  mœurs 
anciennes  ;  l'inimitié  n'était  pas,  comme  chez  nous,  quelque  chose 
d'équivoque,  qu'on  avoue  à  peine,  qui  se  cache  sous  des  formes  po- 
lies ou  sous  l'affectation  de  l'indifférence;  c'était  quelque  chose  de 
patent,  d'authentique,  de  formel,  de  déclaré.  On  entamait  une  inimi- 
tié, pour  ainsi  dire,  comme  on  entame  un  procès;  c'était  une  affaire 
que  l'on  commençait  en  faisant  dire  solennellement  à  un  homme  que 
l'on  cessait  d'être  son  ami,  et  que  l'on  terminait  en  plein  Forum  de- 
vant des  juges,  en  lui  faisant,  par  sentence  politique,  interdire  le 
feu  et  l'eau.  C'était  souvent  ce  qui  jetait  un  homme  dans  un  parti 
pour  être  à  même  d'y  défier  son  ennemi;  en  un  mot,  c'était  le  duel 
de  ce  temps-là  :  il  s'y  mêlait  du  point  d'honneur.  Cicéron  se  justifie 
par  l'intérêt  public  d'avoir  fait  cause  commune  avec  ceux  qui  avaient 
été  ses  ennemis.  On  se  faisait  gloire  d'avoir  des  inimitiés ,  de  les  en- 
treprendre, de  les  soutenir,  de  les  mettre  à  fin;  il  y  en  avait  d'hé- 
réditaires dans  les  familles;  en  un  mot,  dans  l'âpreté  de  cette  vie 
parlementaire,  elles  étaient  à  la  fois  un  devoir,  une  gloire ,  un  objet 
d'ambition,  et  pour  les  soutenir,  la  grande  arme,  c'était  l'éloquence. 

Sous  l'empire ,  tout  cela  subsista ,  mais  sans  cette  union  avec  la 
vie  publique  qui  donnait  à  ces  passions  un  but,  une  utilité,  une 
grandeur.  Il  y  eut,  comme  par  le  passé,  des  haines  personnelles  et 
des  haines  de  familles,  d'effroyables  désordres; — le  luxe,  l'habitude 
de  l'empoisonnement,  l'aitérissement  des  fortunes,  ne  faisaient  que  les 
rendre  plus  violentes.  De  toutes  ces  familles  sans  lien  et  sans  pudeur, 

26. 


404  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  tout  ce  monde  qui  ne  demandait  pas  mieux  que  de  se  déchirer  à 
belles  mains,  sortait  cette  jeunesse  que  nous  avons  décrite,  hardie, 
sans  moralité,  presque  toujours  sans  argent,  ame  damnée  de  qui  lui 
ferait  une  fortune  et  un  nom,  bourrée  de  rhétorique,  sentant  bouil- 
lonner en  elle-même  son  ambition  sans  but  et  son  inutile  faconde. 

Pour  ces  jeunes  gens ,  comme  pour  leurs  ancêtres ,  la  porte  de 
l'accusation  était  la  première  ouverte  ;  mais ,  dépouillée  de  la  gran- 
deur de  la  vie  politique,  cette  carrière  devenait  tout-à-fait  infernale; 
il  n'y  avait  plus,  même  en  apparence,  de  but  désintéressé,  il  n'y  avait 
que  la  vengeance  et  plus  souvent  encore  le  métier.  Ce  métier  était 
celui  de  délateur  (nom  classique  dans  toute  l'antiquité  romaine),  mé- 
tier profitable,  car  l'accusateur  avait  droit  à  des  récompenses  légales 
et  prenait  part  dans  les  confiscations.  La  délation  menait  plus  loin  : 
à  faire  parler  de  soi ,  à  se  faire  redouter,  admirer  même,  à  recevoir 
des  saluts  dans  le  Forum,  à  avoir  le  malin  des  cliens  dans  son  anti- 
chambre ,  à  se  faire  suivre  au  Champ-de-Mars  par  une  foule  d'em- 
pressés; ce  n'était  pas  seulement  aux  hommes  qu'on  faisait  peur;  on 
faisait  trembler  les  familles,  on  inclinait  sous  soi  l'orgueil  des  grandes 
maisons ,  on  avait  sous  sa  protection  des  villes  et  des  provinces  ;  un 
roi  était  trop  heureux  de  l'amitié  d'un  délateur. 

Ceux  qui  commencèrent  ce  métier  furent  d'abord  des  hommes  vul- 
gaires, ignobles,  méprisés;  mais  bientôt  les  ambitions,  les  grands 
talens  y  vinrent.  Les  mêmes  noms  qui  figurent  dans  les  thèmes  du 
professeur  Sénèque ,  comme  ceux  de  grands  rhéteurs  ou  d'écoliers 
de  grande  espérance,  Haterius,  Romanus  Hispo,  nous  les  retrouvons 
dans  Tacite  comme  ceux  de  délateurs  illustres;  nous  les  avons  laissés 
à  l'école,  nous  les  revoyons  au  sénat  en  face  d'accusés  (1). 

Et  pendant  que  ces  hommes,  usant  de  leur  liberté  dans  les  limites 
légales,  évoquaient,  more  majonun,  dans  le  champ  clos  de  l'accusa- 
tion, toute  gloire,  toute  supériorité,  toute  richesse,  traduisaient  de- 
vant les  juges  et  devant  le  monde  les  désastres  et  les  dissensions  des 
familles,  en  y  ajoutant  toujours  le  crime  de  lèse-majesté,  complément 
obhgé  de  toute  accusation ,  Tibère  pouvait  se  tenir  tranquille,  il 

(1)  Voyez  ce  que  dit  Tacite  de  l'espèce  d'hommes  qui  faisaient  le  métier  d'accusateurs  : 
«(  Le  premier  métier  de  Junius  Olhon  avait  été  celui  de  maître  de  rliétorique.  Le  crédit 
de  Séjan  en  iit  un  sénateur.  A  force  deffronlerie,  il  ciiercliait  à  sortir  de  son  obscurité  pre- 
mière... Brutidlus  avait  de  hautes  facultés;  s'il  eût  suivi  la  voie  droite,  il  pouvait  arriver  au 
premier  rang.  Mais  l'impatience  le  dévorait;  il  fallut  d'abord  qu'il  dépassiit  ses  égaux,  puis 
ceux  qui  marchaient  devant  lui,  puis  enlin  sa  propre  ambition  et  son  propre  espoir.... 
(Annal.,  lli,  66.)  —  Haterius,  plus  haï  que  tout  autre,  et  qui,  tout  affaibli  par  de  longs 
.sommeils  et  par  des  veilles  licencieuses ,  assez  oisif  et  assez  lâche  pour  n'avoir  pas  à  craindre 
la  cruauté  même  de  Tibère;  méditant  entre  le  jeu  et  la  débauche  la  perte  des  plus  nobles 
citoyens.  »  [Ibid  ,  VI,  i.) 


LES   CÉSARS.  405 

n'était  pour  rien  là-dedans;  chacun  était  dans  son  droit.  Bien  plus, 
au-dessous  des  délateurs ,  ceux  qui  ne  pouvaient  aspirer  à  ce  noble 
métier,  formaient  une  armée  de  témoins  et  d'espions,  armée  payée 
comme  ses  chefs,  car  la  loi  leur  donnait  des  récompenses;  armée  ac- 
tive, partout  répandue,  surveillant  les  pas,  les  paroles,  entrant  dans 
toutes  les  confidences ,  provoquant  toutes  les  indiscrétions ,  les  dé- 
nonçant toutes;  sans  cesse  en  correspondance  avec  César,  qu'elle 
informait  secrètement,  et  qu'elle  dispensait  de  monter  une  police. 

Les  motifs  d'accusations  ne  manquaient  pas;  le  dieu  empereur  était 
plus  jaloux  encore  de  sa  dignité  que  le  dieu  peuple.  Il  ne  s'agissait 
seulement  pas  du  prince  vivant;  la  piété  de  Tibère  envers  son  prédé- 
cesseur ne  souffrait  pas  d'outrages  à  la  mémoire  d'Auguste  :  bri- 
ser une  statue  d'Auguste ,  s'habiller  ou  se  déshabiller  devant  son 
image,  étaient  des  crimes  capitaux.  Un  poète  qui,  dans  une  pièce  de 
théâtre,  avait  fait  adresser  des  injures  à  Agamemnon,  passait  pour 
avoir  manqué  de  respect  à  la  royauté.  Un  autre,  par  excès  de  hâte, 
avait  composé  l'éloge  funèbre  de  Drusus  lorsque  Drusus  vivait  en- 
core; c'était  lui  porter  malheur  :  il  fut  condamné  à  mort.  Toutes  les 
superstitions  de  l'antiquité  étaient  appelées  au  secours  de  la  tyrannie. 

Quant  aux  vrais  motifs  de  l'accusation,  un  peu  de  fortune,  un  peu 
de  naissance,  un  peu  de  gloire,  la  haine  d'un  délateur  suffisait.  L'a- 
varice, passion  long-temps  inconnue  à  Tibère,  commençait  à  se  dé- 
velopper en  lui.  Les  confiscations  arrivaient  au  fisc,  et  le  fisc  n'était 
autre  que  le  trésor  de  l'empereur.  Si  l'impôt  frappait  les  biens,  la 
délation  frappait  les  fortunes  mobilières;  les  premiers  citoyens  de  la 
Gaule,  de  l'Espagne,  de  la  Syrie,  delà  Grèce,  furent  condamnés 
pour  ce  seul  fait,  d'avoir  eu  en  portefeuille  plus  du  tiers  de  leur  for- 
tune. 

Voilà  ce  qu'était  une  accusation;  l'homme  à  qui  elle  tombait  sur 
la  tête  était  marqué  du  doigt  comme  un  pestiféré;  on  l'abandonnait 
de  toutes  parts;  s'il  passait  dans  les  rues,  on  se  mettait  à  fuir,  et 
puis  ensuite  on  revenait  sur  ses  pas,  et  on  se  montrait  de  peur  d'avoir 
laissé  voir  sa  peur;  amis  et  parens  laissaient  un  grand  vide  entre  eux 
et  lui.  Il  y  avait  une  raison  à  cela,  c'est  que  l'accusation  gagnant  de 
proche  en  proche  comme  la  peste ,  d'un  homme  elle  passait  à  sa  fa- 
mille, à  ses  amis,  à  ceux  qui  l'avaient  salué,  à  ceux  qui  l'avaient  vu. 
Pour  ne  pas  être  accusés ,  amis  et  parens  se  faisaient  quelquefois 
même  accusateurs.  La  première  pierre  une  fois  jetée  au  proscrit, 
chacun  se  hâtait  de  décharger  la  sienne;  le  m.oyen  de  se  sauver  était 
de  le  perdre;  le  fils  dénonça  son  père.  Ici  se  retrouvaient  encore  les 


406  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

traditions  du  patriotisme  romain  exploité  par  le  despotisme  impérial, 
et  les  délateurs  immolaient  leurs  parens  à  Tibère ,  comme  Brutus 
avait  fait  mourir  ses  fils ,  ou  Horace  sa  sœur. 

L'accusé  restait  libre,  et  cependant  ne  songeait  pas  à  s'enfuir;  pour- 
quoi? Nous  ne  le  savons  pas;  c'est  un  fait  qui  révèle  dans  la  société 
antique  mille  circonstances  étrangères  à  la  nôtre.  L'empire  était  si 
vaste,  la  cohésion  de  ses  parties  si  puissante ,  la  main  du  pouvoir  si 
prompte  à  se  faire  sentir  partout,  que  la  fuite  semblait  impossible, 
cf  En  quelque  lieu  que  tu  sois,  écrit  Cicéron  à  Marcellus,  songe  que 
le  bras  du  vainqueur  peut  t'y  atteindre.  »  Nous  avons  l'exemple  d'un 
seul  homme  qui  tâcha  d'échapper  à  la  puissance  de  l'empire;  c'était 
un  chevalier  romain  qui  s'enfuyait  chez  les  Parthes.  On  trouva  cela 
étrange;  on  l'arrêta  et  on  le  ramena  à  Rome.  Tibère  s'en  soucia  si 
peu,  qu'il  le  laissa  vivre. 

Oii  fuir  d'ailleurs?  au-delà  des  bornes  de  l'empire  on  ne  connais- 
sait rien.  L'empire  romain ,  comme  nos  monarchies,  n'était  pas  ter- 
miné par  des  fleuves,  par  des  chaînes  de  montagnes,  par  des  limites 
certaines;  à  ses  extrémités,  des  royaumes  tributaires,  des  peuples 
barbares  à  demi  soumis  faisaient  suite  aux  provinces  gouvernées  par 
les  préteurs  et  prolongeaient  la  puissance  de  l'empire.  Où  était  la 
borne?  On  ne  le  savait  pas;  elle  était  là  où  l'on  ne  connaissait  plus 
rien ,  là  où  vivaient  des  peuples  sauvages ,  où  la  géographie  devenait 
fabuleuse.  Il  fallait  vivre  à  Rome  ou  y  mourir,  vivre  dans  cette  lu- 
mière, comme  dit  Cicéron ,  vivre  de  la  pleine  vie  du  Champ-de-Mars 
et  du  Capitole ,  comme  ce  Vénitien  exilé  qui  revint  à  Venise,  sûr  d'y 
trouver  son  supplice ,  mais  aimant  mieux  mourir  à  Venise  que  vivre 
ailleurs. 

Ni  fuir,  ni  se  cacher  !  Ces  deux  espérances  du  proscrit  qu'à  toutes 
les  autres  époques  le  dévouement  a  si  puissamment  aidées,  étaient 
perdues  pour  le  proscrit  de  Tibère.  Personne  n'avait  foi  en  per- 
sonne. Rome  était  pleine  d'esclaves  ;  des  esclaves  seuls  cultivaient  la 
campagne,  et  entre  l'esclave  et  l'homme  libre,  il  n'y  avait  nul  lien 
d'humanité;  c'était  une  autre  nature.  Sous  Sylla,  il  y  eut  encore  de 
nobles  dévouemens  d'esclaves  pour  leurs  maîtres.  Sous  Tibère,  nous 
n'en  trouvons  plus;  la  peur  et  la  trahison,  l'espionnage  volontaire, 
étaient  partout;  et  la  police,  faite  par  la  trahison  et  la  peur,  était  bien 
autrement  inévitable  que  ne  l'est  la  police  faite  par  le  pouvoir  (1). 

(!)  «  C'était  là  le  plus  affreux  malheur  de  ce  temps.  Il  n'était  pas  de  délation  si  infâme  que 
dédaignassent  d'exercer  même  les  premiers  du  sénat,  ouvertement  quelquefois,  souvent  dans 
l'ombre.  Toute  différence  avait  cessé  d'élranger  eu  c!e  parent,  d'ami  ou  d'inconnu,  d'un  fait 


LES  CÉSARS.  407 

L'accusé  paraissait  donc  devant  le  sénat ,  juge  suprême  des  accusa- 
tions de  lèse-majesté.  Il  se  présentait  seul  devant  tous  ces  hommes, 
courtisans ,  intimes  complices  ou  tremblans  ennemis  du  prince  ;  de- 
vant ces  vieilles  toges  qui  avaient ,  les  unes  à  se  défendre  de  leur 
illustration,  les  autres  à  garder  sauve  leur  obscurité;  devant  tous 
ces  restes  mutilés  de  l'aristocratie  ancienne,  ennemis  les  uns  des 
autres,  honteux  de  leur  nom,  et  tremblans  de  leur  gloire.  —  En  face 
de  lui,  trois,  quatre,  cinq  accusateurs.  On  se  réunissait  pour  l'écra- 
ser. S'il  avait  gouverné  une  province,  elle  ne  manquait  pas  d'en- 
voyer quelque  parleur  disert,  tout  fier  de  se  montrer  sur  le  grand 
théâtre  de  Rome.  Et  ce  n'étaient  pas  les  accusateurs  seulement  :  les 
témoins  n'étaient  point  comme  chez  nous  de  simples  narrateurs;  ils 
discouraient,  invectivaient,  se  fâchaient  aussi  librement,  aussi  ora- 
toirement,  que  qui  que  ce  fût;  tous  avaient  été  trop  long-temps  à 
l'école  pour  perdre  les  belles  choses  qu'ils  y  avaient  apprises.  Alors 
pleuvaient,  comme  la  grêle,  les  injures  oratoires,  l'imprécation, 
l'évocation,  l'apostrophe,  toutes  les  colères  de  la  controverse,  tous 
les  souvenirs  du  rhéteur;  on  nageait  en  pleine  déclamation.  De  dé- 
fenseur, il  n'en  est  pas  question,  non  pas  que  la  défense  fût  interdite, 
mais  parce  que  nul  n'osait  s'y  risquer.  L'accusé  renversé  par  l'in- 
vective se  relevait  à  peine,  que  l'hypotypose  ou  la  prosopopée  ve- 
nait l'écraser;  il  rendait  le  dernier  soupir  sous  les  foudres  de  l'apo- 
strophe. 

Ceci  peut  paraître  puéril;  mais  souvenons-nous  que  les  anciens 
étaient  beaucoup  plus  puérils  que  nous  :  la  puissance  des  phrases 
était  immense.  Quand  Manlius  fut  accusé  devant  le  peuple,  on  crut 
faire  beaucoup  contre  lui,  parce  qu'on  lui  ôta  un  mouvem.ent  d'élo- 
quence en  lui  ôtant  la  vue  du  Capitole  qu'il  avait  défendu.  On  écou- 
tait, on  admirait,  on  se  laissait  persuader  en  artiste;  la  moralité  du 
but  importait  peu.  L'habitude  était  vieille  de  séparer  le  talent  de  la 
conscience,  d'applaudir  à  l'emphase  des  mots  sans  songer  à  la  vé- 
rité des  choses;  cet  homme  avait  bien  parlé,  que  pouvait-on  lui 
refuser? 

A  ces  accusateurs,  à  ces  témoins,  s'ajoutait  le  grand  moyen  de  la 
procédure  romaine  ,  la  torture  des  esclaves  ;  on  ne  donnait  jamais  la 
question  à  un  homme  libre;  mais,  à  un  esclave ,  que  pouvait-on  faire 

nouveau  ou  d'un  souvenir  obscurci  par  le  temps.  Chacun,  en  hùîe  d'atteindre  son  proscrit 
pour  se  sauver  lui-même,  saisissait  la  première  parole  tombée  dans  un  repas,  dans  une 
réunion  au  Forum,  à  propos  d'une  chose  ou  d'autre.  La  plupart  ne  voulaient  que  leur  propre 
sûreté  ;  mais  il  en  étail  que  le  mal  de  la  délation  avait  gagnés  comme  une  peste.  » 

(  Tacite,  4n«a^,  VI,  17.) 


408  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  mieux?  Seulement  la  loi  défendait  de  mettre  à  la  torture  les  es- 
claves mêmes  de  l'accusé.  En  habile  procureur,  Tibère  sut  éluder 
cette  loi;  il  fit  vendre  aux  agens  du  fisc  les  esclaves  de  l'accusé,  et  dès- 
lors  ils  purent  être  mis  à  la  question  sans  le  moindre  scrupule  légal. 

Contre  tout  cela,  contre  ces  témoignages,  contre  ces  interroga- 
toires par  la  main  du  bourreau,  contre  ces  ennemis  hardis,  effrontés, 
soutenus  par  César,  habitués  à  la  parole,  l'accusé  était  seul,  altéré, 
sans  faconde,  il  perdait  la  force  de  nier  les  imputations  les  plus  men- 
teuses; mais  pourtant,  s'il  avait  du  cœur,  il  n'en  était  pas  toujours 
de  même:  en  ce  temps,  chacun  tremblait  pour  soi,  et  lorsqu'on  s'était 
mis  au-dessus  de  la  crainte  commune,  il  n'était  pas  difficile  de  do- 
miner les  autres  en  la  leur  rappelant.  L'accusé  pouvait  tout  de  suite 
se  grandir  au  rôle  d'accusateur,  nommer  de  prétendus  complices, 
ou  même  sans  se  reconnaître  coupable,  dénoncer  son  ennemi;  alors, 
dès  qu'il  avait  quelque  éloquence,  c'était  une  épouvantable  lutte.  Ces 
deux  hommes,  l'un  s'érigeant  en  délateur,  l'autre  descendu  au  rôle 
d'accusé,  parlaient  à  outrance  pour  leur  vie  ou  leur  mort  :  vrai  combat 
de  gladiateurs,  duel  à  mort  dont  Tibère  était  l'impassible  et  l'heu- 
reux spectateur;  car  il  aimait  toujours  à  voir  aux  prises  l'un  avec 
l'autre  ceux  qui  avaient  quelque  puissance.  Un  accusateur  ainsi  accusé 
perdit  la  tête  et  s'enfuit;  Tibère  le  fit  ramener  de  force  pour  sou- 
tenir sa  dénonciation  jusqu'au  bout. 

11  y  a  même  plus,  après  la  chute  de  Séjan,  lorsque  l'on  poursuivait 
ses  amis,  l'un  deux  osa  avouer  qu'il  l'avait  été;  mais  en  même  temps 
il  rappela  au  sénat  tout  entier  que  le  sénat  en  avait  fait  autant  que 
lui:  —  ((  Nous  avons  flatté  tout  ce  qui  l'entourait,  nous  avons  fait  la 
cour  à  ses  affranchis,  nous  avons  été  heureux  de  nous  faire  recon- 
naître de  son  portier.  »  Ce  nous  le  sauva.  Un  autre,  à  qui  l'on  deman- 
dait le  nom  de  ses  complices,  commença  à  les  désigner  parmi  ses 
Juges;  les  pères  conscrits  tremblèrent  sur  leurs  sièges,  le  désespoir 
de  cet  homme  les  menaçait  tous  :  ils  se  hâtèrent  d'étouffer  sa  voix 
par  des  murmures  et  de  le  condamner. 

11  y  avait  une  autre  raison  pour  se  hâter.  La  condamnation  était 
presque  toujours  si  certaine,  que  l'accusé,  dès  le  premier  moment, 
cherchait  à  y  échapper  par  le  suicide.  Allait-il  attendre,  dans  sa 
maison,  que  les  pas  des  soldats  vinssent  l'avertir  qu'il  était  temps  de 
mourir;  que  deux  valets  du  bourreau  lui  passassent  le  lacet  au  cou 
dans  un  cul  de  basse  fosse?  souffrirait-il  que  son  corps  fut  traîné 
aux  crocs,  jeté  aux  gémonies,  qu'on  vendît  ses  biens  sous  la  pique 
du  préteur  au  profit  du  fisc,  que  ses  accusateurs  s'engraissassent  de 


LES   CÉSARS.  409 

son  patrimoine;  que  son  testament,  l'acte  le  plus  solennel  et  celui  qui 
tenait  le  plus  au  cœur  du  citoyen  romain,  fut  déchiré?  Mais  si  l'ac- 
cusé était  pressé  de  mourir,  Tibère  et  le  fisc  tenaient  à  ce  qu'il  attendît 
sa  sentence;  il  y  avait  donc  une  effroyable  émulation,  à  qui  irait  le  plus 
vite  de  l'accusé  ou  des  ju^jes ,  l'un  pour  sauver  ses  biens  et  sa  mé- 
moire, l'autre  pour  ne  pas  frustrer  le  trésor. — Carnutius  m'a  échappé, 
disait  Tibère  d'un  proscrit  qui  s'était  tué.  D'autres  fois,  il  fit  le  bon 
prince,  et  se  plaignit  que  les  accusés ,  en  se  donnant  la  mort,  se  dé- 
robassent à  sa  clémence;  il  ne  fut  jamais  si  miséricordieux  qu'en- 
vers les  morts.  Des  accusés  dont  le  procès  dura  plusieurs  jours, 
prirent  leur  temps,  et  se  laissèrent  mourir  de  faim;  un  autre,  qui 
s'était  frappé  d'une  épée,  fut  amené  au  sénat  tout  sanglant,  tout 
bandé,  pansé  pour  le  bourreau  ;  un  autre  enfin  s'empoisonna  de- 
vant ses  juges  :  on  ne  prit  pas  le  temps  de  le  condamner;  qu'impor- 
tait la  formalité  de  la  sentence?  On  l'emporta  mourant,  et  on  lui  mit 
le  lacet  au  cou  comme  déjà  il  ne  respirait  plus. 

Dans  une  telle  voie,  on  devait  marcher  vite;  —  ce  n'était  pas  un 
tyran  opprimant  le  peuple,  c'était  le  peuple  se  déchirant  lui-même 
au  profit  de  son  tyran. —  Bientôt  l'accusation  frappa  au  hasard,  sur 
les  pauvres,  sur  les  obscurs,  sur  ceux  que  rien,  si  ce  n'est  les  haines 
personnelles,  ne  lui  recommandait;  —  des  exilés,  des  fils  d'exilés, 
furent  ramenés  de  quelque  lointaine  province  ou  d'une  île  à  moitié 
déserte,  comme  des  gens  qui  eussent  fait  peur.  On  en  vit  venir  de 
tout  déshonorés  par  la  misère,  hideux,  en  haillons,  sans  que  l'on 
sût  qui  se  vengeait  ainsi.  —  Ce  n'était  plus  vengeance,  ce  n'était  plus 
soupçon;  on  n'en  voulait  plus  à  tels  ou  tels,  on  en  voulait  au  pre- 
mier venu  pour  faire  peur  à  tous.  A  la  fin  de  sa  vie,  il  ne  s'agissait 
plus  pour  Tibère  de  tuer  ses  ennemis,  mais  de  tuer  beaucoup; 
c'était  Marat  avec  ses  deux  cent  mille  têtes. 

En  présence  de  tels  faits,  la  vie  privée  de  cette  époque,  autant 
que  nous  pouvons  la  connaître,  nous  semble  marquée  d'une  tris- 
tesse profonde;  à  travers  une  passion  de  luxe  qui  tenait  du  dé- 
lire, des  débauches  gigantesques,  des  plaisirs  frénétiques,  on  savait 
qu'avant  le  lendemain  matin,  un  petit  billet  d'un  accusateur  à  Tibère 
ou  de  Tibère  au  sénat  pouvait  vous  conduire  à  une  mort  ignoble 
dans  le  cachot  infect  de  Jugurtha.  —  Cette  époque,  sans  moralité  et 
sans  croyance,  ne  trouvant  rien  en  elle-même  qui  l'aidât  à  envisager 
ce  perpétuel  danger  suspendu  sur  sa  tête  avec  la  dignité  du  vrai 
courage,  s'enivrait  pour  l'oublier;  mais  au  milieu  des  orgies,  un 
amer  ennui  la  prenait  au  cœur.  N'espérant  en  rien,  vouée  à  des  su- 


Ht)  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

perstitions  sinistres  envers  un  destin  qu'elle  croyait  aveugle,  de- 
mandant à  l'astrologie  et  aux  présages  la  connaissance  d'un  inévitable 
avenir,  fataliste  et  superstitieuse,  sans  vertu,  sans  philosophie  et  sans 
foi,  elle  croyait  faire  un  acte  de  grandeur  et  échapper  à  l'inévitable 
loi  du  destin  par  le  suicide.  Le  suicide,  qui  était  la  grande  ressource 
contre  Tibère,  lui  paraissait  aussi  la  grande  ressource  contre  elle- 
même.  Tant  de  morts  volontaires  appelées  et  savourées  avec  bonheur 
par  des  proscrits,  dans  le  Forum,  dans  le  sénat,  dans  la  prison,  par- 
tout où  ils  pouvaient,  accoutumèrent  aisément  Rome  à  ce  genre  de 
courage  qui  se  fait  si  facilement  imiter.  Ce  n'était  pas  seulement  dan- 
ger présent,  malheur  personnel;  c'était  ennui  de  la  vie  [lœdium 
vitœ).  Tel  était  le  mot  consacré.  On  s'enfermait  dans  sa  chambre,  on 
refusait  les  alimens,  et  l'on  attendait  sa  fin.  Ainsi,  Lentulus,  maître 
d'une  grande  fortune,  ayant  eu  le  malheur  de  faire  Tibère  son  hé- 
ritier, se  laissa  pousser  par  celui-ci,  à  force  de  chagrins  et  de  craintes 
sourdes,  à  se  donner  la  mort.  Ainsi,  Cocceius  Nerva,  ami  et  com- 
mensal du  prince,  illustre  dans  la  jurisprudence,  inattaqué  par  les 
délateurs ,  se  laissa  mourir,  —  Tacite  le  dit  en  propres  termes,  — 
de  la  profonde  tristesse  que  lui  inspirait  son  époque. 

D'oii  venait  tout  cela? 

La  peur  était  le  dieu  de  ce  siècle.  Et  quelle  était  la  raison  de  la 
peur?  Pourquoi  cet  abandon,  cet  isolement  du  proscrit,  cette  trahison 
universelle ,  ce  manque  de  foi  réciproque  entre  gens  qui  avaient  le 
même  intérêt  et  couraient  le  même  danger?  ce  peuple  tremblant  dans 
les  rues,  fuyant  au  passage  d'un  proscrit,  détestant  Séjan  et  n'ayant 
de  courage  contre  lui  qu'après  sa  chute,  adorant  la  mémoire  de  Ger- 
manicus,  et  lorsque  sa  famille  est  proscrite,  osant  à  peine  s'émouvoir 
un  peu  dans  les  rues,  tout  en  protestant  de  son  respect  pour  Tibère? 
ce  sénat,  ce  représentant  de  l'ancienne  aristocratie,  servant  contre 
elle  et  contre  lui-même  les  desseins  du  prince?  et  Tibère  même, 
le  grand  ressort  de  l'universel  effroi,  vieillissant  dans  la  peur,  blotti 
dans  son  nid  de  Gaprée,  consultant  les  astrologues  sur  la  durée  de 
sa  vie,  tremblant  comme  ceux  qu'il  faisait  trembler?  Quelle  était 
donc  la  cause  première  de  cette  terreur  sans  exception  et  sans  borne? 

Ce  n'était  pas  chez  le  peuple  la  crainte  d'une  puissante  force  maté- 
tielle;  dix  ou  douze  mille  prétoriens  réunis  sous  les  murs  de  Rome,  gens 
qui  vivaient  de  plaisir,  faciles  à  acheter,  faciles  à  vaincre,  n'eussent 
pas  été  contre  une  révolte  de  cette  vaste  cité  une  suffisante  barrière. 
Les  légions  étaient  disséminées  sur  les  frontières,  et  disséminées  par 
la  politique  qui  les  craignait  bien  plus  qu'elle  ne  comptait  sur  elles. 


LES  CÉSARS,  411 

C'était  auprès  d'elles  que  les  enfans  de  Gernianicus  avaient  espéré 
trouver  un  refuge. 

Mais  il  faut  le  dire  d'abord  :  les  masses  sont  bien  plus  inertes,  leur 
action  sur  la  vie  sociale  bien  plus  rare,  qu'on  n'est  tenté  de  le  croire. 
En  tout  lieu  et  en  tout  temps ,  les  minorités  gouvernent.  Dans  quel- 
ques pays  du  nord,  des  moyens  toujours  un  peu  artiflciels  ont  appelé 
une  minorité  plus  forte,  mais  encore  une  minorité;  à  la  fiction,  sinon  à 
la  réalité  du  gouvernement.  Et  déjà  si  vous  descendez  en  France,  vous 
trouverez  la  loi  plus  empressée  à  donner  que  les  masses  à  recevoir; 
les  magnifiques  droits  qu'elle  offre,  insoucieusement  négligés,  pour 
un  marché  à  faire  ou  pour  une  journée  de  moisson,  et  les  salles  d'élec- 
tion laissées  aux  procureurs  et  à  leurs  cliens.  C'est  bien  mieux  encore 
dans  le  midi,  oii  la  double  facilité  d'oublier  et  de  vivre,  les  jouis- 
sances de  l'oisiveté,  l'heureux  débarras  de  toute  prévoyance,  la  vie 
jour  à  jour,  heure  à  heure,  rendent  le  peuple  plus  répugnant  et  plus 
étranger  à  ces  vides  et  sérieuses  simagrées  de  la  vie  politique,  pays 
ingouvernables  par  de  tels  moyens ,  si  je  m'en  crois.  Voyez  les  inva- 
lides révolutions  d'Espagne  et  d'Italie,  révolutions  prétoriennes  que 
fait  un  régiment,  qu'un  bataillon  défait;  et  la  nation  que  pense-t-elle? 
que  fait-elle?  La  nation  est  ici,  au  coin  de  la  rue,  assise  à  terre 
quand  elle  ne  peut  avoir  de  meilleur  siège,  mangeant  son  macaroni, 
buvant  son  chocolat,  fumant  son  cigarre  (si  la  révolution  lui  en 
a  laissé  un),  savourant  au  moins,  ce  qu'on  ne  peut  lui  ôter,  son 
beau  soleil  ;  regardant  la  révolution  passer,  bien  des  fois  ne  laissant 
pas  que  d'en  souffrir,  mais  ne  songeant  pas  à  s'en  mêler,  faisant 
bien  ou  mal,  mais  faisant  ainsi. 

Ce  n*est  pourtant  pas  assez  pour  expliquer  cette  patience  de  vingt 
ans ,  cette  terreur  si  lâche  de  tout  un  peuple  devant  un  vieillard  sale 
et  décrépit  qui  lui-même  tremblait  devant  lui ,  dans  une  masse  comme 
la  population  de  l'empire,  où  la  population  seule  de  Rome,  la  portion 
forte  et  intelligente,  devait  être  assez  nombreuse  pour  s'affranchir  à 
elle  seule.  Mais  pourtant  les  prétoriens  eux-mêmes  semblent,  dans 
la  suite  de  l'histoire,  bien  plutôt  destinés  à  repousser  un  compétiteur 
étranger  qu'à  étouffer  une  sédition.  Tibère,  au  milieu  de  toutes  ses 
craintes,  ne  paraît  redouter  qu'un  assassinat  et  non  une  émeute. 

Pourquoi  donc? 

Voici ,  je  crois,  la  cause  fondamentale.  L'antiquité,  je  l'ai  dit  assez 
souvent,  reposait  sur  le  principe  de  l'égoïsme  national;  c'était  dans 
les  républiques  du  patriotisme ,  du  despotisme  dans  les  monarchies; 
et  ne  croyez  pas  que  le  despotisme ,  malgré  le  sens  que  nous  atta- 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chons  aujourd'hui  à  ce  mot,  n'enfantât  aussi  son  genre  d'héroïsme 
à  lui.  Hérodote  raconte  que  lorsque  Xercès  vaincu  en  Grèce  s'enfuit 
dans  son  royaume ,  une  tempête  s'éleva  pendant  qu'il  traversait  la 
mer;  le  pilote  déclara  que  le  navire  était  trop  chargé ,  et  que  la  vie 
du  roi  était  en  péril.  Le  pont  du  navire  était  en  effet  couvert  des 
grands  de  la  Perse,  qui  avaient  suivi  le  roi.  A  cette  déclaration,  ils 
vinrent  tous  les  uns  après  les  autres  mettre  le  front  à  terre  au  pied 
de  Xercès  et  se  précipitèrent  dans  la  mer.  Il  y  a  dans  la  simplicité 
de  ce  dévouement,  quelque  absurde  qu'il  soit,  un  certain  grandiose 
qui  étonne  et  qui  vaut  bien  (  en  supposant  la  vérité  des  deux  histoi- 
res )  Gurtius  et  son  fameux  cheval  se  précipitant  dans  l'abîme. 

Dans  le  sein  et  comme  à  l'ombre  de  cet  égoïsme  national  croissaient, 
si  je  puis  ainsi  dire,  une  foule  d'égoïsmes  partiels  de  tribu,  de  caste, 
de  corporation.  Sur  cet  ensemble  vivait  le  monde.  L'égoïsme  national, 
quoique  fondé  sur  un  esprit  d'hostilité  et  de  guerre,  sur  la  haine  de 
l'étranger  (  Iwstis  veut  dire  à  la  fois  étranger  et  ennemi),  resserrait 
les  liens  de  chaque  société,  la  faisait  plus  une,  la  concentrait  davan- 
tage par  l'exclusion  de  ce  qui  était  au  dehors,  et  par  les  idées  su- 
perstitieuses qui  en  étaient  le  principe;  la  ralliait  plus  complètement 
dans  les  républiques  à  l'aristocratie,  dans  les  monarchies  au  souve- 
rain, qui  était  le  nœud  et,  comme  nous  l'avons  assez  dit,  la  divinité 
de  ce  système.  A  son  tour,  l'égoisme  d'association  ou  de  tribu,  et,  ce 
qui  est  plus  important  encore,  l'égoïsme  de  famille  formait  entre  les 
diverses  portions  de  la  société  des  liens  durs,  sanguinaires ,  mais 
puissans  et  se  rattachant  tous  à  l'unité  pohtique.  Ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  de  dire  combien  était  imparfait  cet  ordre  social,  fondé  en  der- 
nier résultat  sur  la  division  et  la  haine  nationale,  par  conséquent 
sur  la  guerre,  l'extermination  et  le  sang;  combien  funeste  à  Tinté- 
rieur  même  des  sociétés  était  ce  système,  qui,  ne  reconnaissant  rien 
de  sacré  dans  la  personne  de  Thomme,  n'admettait  point  de  droit 
ni  de  raison  que  le  sujet  pût  faire  valoir  contre  la  république,  et  im- 
molait, sans  égard  pour  la  justice,  l'homme  à  la  nation,  à  la  tribu, 
à  la  famille  :  tout  ce  que  je  veux  dire,  c'est  que  telle  était  la  base  de 
tout  ordre  social  avant  le  christianisme,  et  qu'il  ne  pouvait  y  en 
avoir  d'autre. 

La  conquête  romaine  renversa  cette  base;  les  égoïsmes  nationaux, 
si  je  puis  ainsi  dire,  furent  tous  fondus  dans  le  grand  égoïsme 
romain  ;  ils  se  réduisirent  tout  au  plus  à  la  proportion  de  quelque 
gloriole  de  petite  ville.  En  même  temps,  Rome,  qui,  plus  que  toute 
autre  cité,  avait  exalté  en  elle-même  cet  égoïsme  national,  Rome 


LES  CÉSARS.  413 

dont  l'aristocratie  concentrait  plus  puissamment  que  toute  autre  les 
forces  de  la  société  autour  d'elle,  chez  qui  les  égoïsmes  partiels 
étaient  aussi  plus  puissans,  et  surtout  celui  de  la  famille  ;  Rome,  en 
«étendant  à  l'excès,  laissa  échapper  la  maille  première  de  ce  réseau 
si  serré,  et  relâcha  en  elle-même  tous  les  liens  de  l'égoïsme  national, 
comme  elle  les  brisait  chez  les  autres  peuples.  Ainsi  la  vieille  base  de 
la  société  païenne  fut  rompue;  le  monde  antique  n'eut  plus  l'appui 
vicieux,  mais  l'appui  sur  lequel  il  reposait,  et  de  là  son  agonie  de 
quatre  siècles. 

Mais  en  même  temps  tout  égoïsme  de  société  se  brisait  en  égoïsmes 
individuels.  Ce  que  la  philosophie  enseignait  était  trop  vague,  trop 
dépourvu  de  base;  ce  que  la  religion  contait,  trop  mélangé  et  trop 
puéril,  pour  qu'il  en  pût  naître  quelque  lien  puissant  entre  les  hommes. 
La  famille  elle-même  qui  était,  pour  les  anciens,  plutôt  une  rigoureuse 
et  politique  unité  qu'une  sainte,  naturelle  et  affectueuse  association,  la 
famille  n'avait  plus  même  assez  de  puissance  pour  maintenir  ses  liens. 
Personne  ne  tenait  plus  à  personne.  Il  y  avait  complète  dissociation. 
Cette  absence  de  toute  union,  cet  anéantissement  de  tous  les  rapports, 
même  de  famille,  est  horriblement  prouvé  dans  Tacite.  Nous  n'avons 
pas  idée  de  cette  époque;  tout  ce  que  nous  nous  figurons  d'individua- 
lisme ,  de  relâchement  social,  n'est  rien  auprès  de  cela,  et  la  preuve, 
à  mes  yeux,  c'est  l'unité  môme,  mais  l'unité  excessive  du  pouvoir. 

Ainsi  tout  le  monde  étant  divisé,  tout  le  monde  était  faible,  et  dès- 
lors  tout  le  monde  avait  peur.  Voilà  tout  le  secret  de  cette  époque. 
Chacun  se  sentait  sans  appui.  Dans  une  telle  situation,  celui  qui  atta- 
que le  premier  a  un  ascendant  terrible;  il  fait  acte  de  force,  tandis 
que  chacun  sent  sa  faiblesse.  Chacun  alors  ne  songe  qu'à  soi,  se  voit 
d'avance  seul  à  seul  contre  cet  ennemi,  lui  timide  contre  cet  auda- 
cieux, lui  faible  contre  ce  fort  ;  il  ne  pense  qu'à  rester  coi,  à  faire 
sa  paix,  à  se  sauver  aujourd'hui  ;  viendra  demain  ce  que  pourra. 
Ainsi  le  premier  attaqué  reste  seul,  tout  l'abandonne.  Telle  était 
cette  époque.  Tacite  nous  le  dit;  la  terreur  était  venue  briser  de 
force  toutes  les  relations  humaines.  Nul  ne  songeait  que  son  tour 
allait  venir;  on  ne  défendait  pas  autrui,  on  n'était  pas  défendu.  Ce 
sentiment  vulgaire  qui  nous  porte  à  éteindre  le  feu  pour  qu'il  ne 
gagne  pas  jusqu'à  nous,  cédait  à  la  peur  du  moment  présent.  Je  ne 
dirai  pas  la  charité  désintéressée,  la  charité  chrétienne,  mais  l'égoïsme 
solidaire,  l'égoïsme  garde  national,  celui  qui  secourt  les  autres  pour 
en  être  secouru  à  son  tour,  eût  été  alors  une  vertu  sublime. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  de  la  puissance  et  de  l'universalité  de  cette 


414.  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

terreur.  La  terreur  croît  par  cela  seul  qu'elle  existe;  on  a  peur  de  la 
peur  qu'on  a  eue ,  on  tremble  parce  qu'on  a  tremblé ,  on  trahit  parce 
qu'on  a  trahi  ;  le  simple  citoyen  dénonce  parce  qu'il  a  dénoncé  hier; 
le  sénat  condamne  parce  qu'il  a  condamné.  Une  fois  le  parti  de  la 
peur  préféré  à  celui  de  la  résistance  ,  il  n'y  a  plus  qu'à  avancer  dans 
la  même  route,  et,  de  celte  façon,  quelques  délateurs  arrivent  à  faire 
trembler  tout  un  peuple. 

Et  remarquez  une  chose  :  c'est  que  le  premier  instrument  de  Tibère 
était  le  sénat,  c'est-à-dire  ce  corps  qu'il  menaçait  davantage,  celui 
dont  il  était  le  plus  détesté ,  celui  dont  il  affectait  de  redouter  les 
poignards.  Le  sénat  était  encore  le  centre  de  tout  ce  que  Tibère  avait 
plus  à  cœur  de  poursuivre ,  des  grands  noms ,  des  grandes  fortunes, 
des  illustrations  personnelles.  Il  frémissait  chaque  fois  qu'on  lui  en 
demandait  une,  mais  il  les  livrait  l'une  après  l'autre,  espérant  peut- 
être  que  l'avidité  du  tyran  serait  rassasiée ,  et  chacun  s'estimant  trop 
heureux  encore  que  ce  ne  fut  pas  son  tour  (1).  Ainsi  le  sénat  et  l'aris- 
tocratie se  livrent,  se  mutilent  eux-mêmes,  et  je  ne  connais  rien  de 
plus  caractéristique  que  cette  simple  note  de  Tacite  :  ce  Pison  cessa  de 
vivre  à  cette  époque  ;  étrange  chose  après  une  telle  illustration ,  il 
mourut  dans  son  lit!  » 

Telle  était  la  société,  le  peuple,  le  sénat;  mais  venons-en  au  chef 
de  toute  cette  terreur,  au  grand  moteur  de  toutes  ces  craintes ,  et 
en  même  temps  au  plus  grand  trembleur  de  tout  cet  empire;  voyons 
d'un  peu  plus  près  ce  que  la  tyrannie  faisait  de  ce  tyran;  regardons 
le  monstre  dans  sa  cage  qu'il  avait  si  bien  verrouillée  en  dedans,  qu'il 
pouvait  à  peine  en  sortir. 

Au  sein  de  la  mer  de  Naples,  à  trois  milles  du  rivage,  vis-à-vis 
toute  cette  côte  de  la  Campanie,  plus  belle  encore,  disent  les  anciens, 
que  le  Vésuve  ne  l'a  faite  depuis,  s'élevait  Caprée,  prison  au  dehors, 
au  dedans  lieu  de  délices,  rocher  escarpé  au  sommet  duquel  s'aper- 
cevait le  faîte  des  douze  villas  construites  par  Tibère  en  l'honneur 
des  douze  grands  dieux,  des  thermes,  des  aqueducs,  des  arcades 
qui  joignaient  des  vallées.  Ce  petit  coin  de  terre  protégé  par  la  mer 
contre  le  bruit  du  continent,  par  le  mont  Solaro  contre  toutes  les 
rigueurs  de  la  saison,  avait  déjà  plu  à  Auguste,  qui  était  venu  y  pas- 
ser quatre  ans.  Après  Tibère,  Néron  vint  y  habiter  aussi,  tout  tyrans 


(1)  «  On  accusa  en  masse  Asinius  Pollion  ,  Appius  Silanus,  Scaurus  Mamercus,  et  avec 
Pollion  Vinicianus,  son  fils,  tous  de  haute  naissance,  plusieurs  parvenus  aux  premières 
charges.  Les  sénateurs  tremblèrent;  c'étaient  tant  d'hommes  illustres  :  qui  pouvait  être 
pur  de  toute  alliance ,  de  toute  amitié  avec  eux?  »  (Tacite,  Annal.,  VI,  9.) 


LES  CÉSARS.  415 

qu'ils  étaient,  amateurs  de  la  belle  nature.  Dans  la  grotte  d'azur  que 
Ton  vient  de  découvrir,  on  a  retrouvé  le  reste  des  bains  de  Néron. 
La  sensualité  romaine,  à  qui  rien  n'échappait,  avait  creusé  un  sou- 
terrain pour  rejoindre  la  mer,  et  goûter  les  plaisirs  d'un  bain  inoui 
sous  cette  grotte  miraculeuse.  En  approchant  de  l'île,  on  doutait  de 
pouvoir  débarquer;  l'escarpement  du  rocher  ne  laissait  aux  barques 
qu'un  seul  point  où  elles  abordaient.  Il  y  avait  là  une  sentinelle,  et  l'on 
s'apercevait  du  voisinage  du  prince. 

En  effet,  depuis  long-temps  il  avait  quitté  Rome.  Une  aussi  grande 
ville  n'était  pas  pour  lui  facile  à  habiter.  De  ce  mouvement  et  de  cette 
vie,  quoi  qu'on  pût  faire,  il  s'élevait  une  sourde  clameur  qui  lui  re- 
prochait ses  crimes.  C'était  un  billet  jeté  sur  le  théâtre,  à  sa  propre 
place;  c'était  l'invective  hardie ,  en  face,  en  plein  sénat,  d'un  con- 
damné. Les  condamnés,  seuls  libres,  osaient  tout  dire.  Un  autre  jour 
ce  fut  un  témoin,  homme  simple,  jaloux  de  bien  faire,  qui,  croyant 
ne  pouvoir  dénoncer  trop,  se  mit  devant  les  sénateurs  et  Tibère, 
malgré  l'embarras  de  celui-ci,  malgré  les  murmures  de  ceux-là,  à 
répéter  tout  au  long,  mot  pour  mot,  ce  qui ,  dans  Rome ,  se  disait  en 
secret  contre  le  prince.  Tibère  quitta  donc  Rome ,  fuyant  ces  repro- 
ches, fuyant  aussi  les  adulations  qui  lui  étaient  insupportables,  fai- 
sant écarter  durement,  par  ses  soldats,  la  population  courtisane  qui 
venait  s'humilier  devant  lui,  défendant  par  ordonnance  qu'on  trou- 
blât son  repos. 

Une  fois  sorti  de  Rome,  les  astrologues  l'avaient  dit,  il  n'y  rentra 
plus.  Onze  ans  se  passèrent  ainsi  jusqu'à  sa  mort.  Ce  n'était  pas  faute 
de  précautions  pour  y  être  en  sûreté.  Il  s'était  fait,  à  la  honte  du 
sénat,  accorder  par  celui-ci  de  se  faire  suivre  dans  son  sein  par  des 
gardes.  Il  avait  ajouté  qu'on  fouillerait  à  l'entrée  les  sénateurs  (1). 
Les  sénateurs  se  prêtèrent  à  tout,  et  n'eurent  pas  même  la  triste  ré- 
compense de  voir  César  au  milieu  d'eux. 

Il  vint  près  de  Rome.  Je  ne  sais  quel  instinct  l'y  appelait;  il  y  ar- 
rivait par  des  chemins  détournés,  comme  pour  observer  cet  ennemi. 
Je  ne  sais  non  plus  quel  instinct  l'en  éloignait;  il  n'était  qu'à  sept 
milles,  il  apercevait  Rome,  quand  un  serpent  favori  qu'il  avait,  mou- 
rut rongé  par  une  multitude  de  moucherons. — Craignons  la  multitude, 
elle  est  puissante.  —  Voilà  le  présage  qu'il  en  lira,  et  il  revint  sur 
ses  pas. 

Voyons-le  donc  maintenant  dans  sa  sûre  et  délicieuse  Gaprée;  si,  à 

(l)  Dion.,  I,  58. 


416  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

travers  les  gardes  et  les  espions ,  au  risque  de  la  vie ,  vous  pénétrez 
jusqu'à  lui,  vous  verrez  un  hideux  vieillard,  la  face  moitié  couverte 
d'ulcères  et  moitié  d'emplâtres,  chauve,  courbé,  à  l'haleine  fétide,  avec 
de  grands  yeux  de  chat  qui  voient  la  nuit,  taciturne,  plein  de  disgrâce 
et  de  hauteur,  usé  par  des  débauches  monstrueuses,  tristes,  cachées; 
couché  à  table,  achevant  de  s'enivrer,  discutant  avec  ses  grammai- 
riens, ses  bons  amis,  sur  ces  questions  dont  nous  vous  parlions  tout 
àl'heure,  sur  les  cheveux  de  Phébus  ou  l'âge  des  coursiers  d'Achille, 
ou  bien  parlant  bas  et  gravement  à  Thrasylle,  qui,  la  nuit  venant, 
va  monter  sur  la  tour  pour  étudier  encore  les  astres. 

Thrasylle  était  un  Grec  qui,  à  Rhodes,  avait  connu  Tibère.  Le 
futur  empereur  cherchait  alors,  permettez  ce  mot,  empiète  d'un 
astrologue,  mais  il  avait  une  étrange  manière  de  les  essayer.  Il  les 
menait  chez  lui,  par  de  hauts  et  horribles  rochers,  suivi  d'un  seul 
affranchi.  Du  toit  de  sa  maison,  ils  examinaient  les  astres;  Tibère 
consultait,  l'astrologue  répondait;  mais  si  la  réponse  lui  paraissait 
suspecte  d'erreur  ou  de  tromperie,  au  retour,  en  descendant  des 
mêmes  rochers,  l'affranchi ,  bien  bête  et  bien  robuste ,  jetait  l'astro- 
logue à  la  mer.  Quand  vint  Thrasylle,  Tibère  lui  demanda  d'abord 
son  horoscope.  Thrasylle  lui  prédit  la  couronne,  et,  dit-on  même, 
tout  son  avenir.  —  Et  toi-même,  as-tu  pris  ton  propre  thème  de  na- 
tivité? Thrasylle  étudie  de  nouveau  le  ciel,  puis  hésite,  pâlit,  étudie 
encore,  semble  surpris,  épouvanté,  s'écrie  enfin  qu'à  l'heure  même 
le  dernier  danger  le  menace.  La  défiance  de  Tibère  ne  tint  pas  contre 
cette  preuve  de  science;  il  Tembrassa ,  le  félicita  sur  son  coup  d'œil 
divinateur,  lui  donna  toute  assurance  de  salut ,  en  fît  son  ami  et  son 
oracle. 

Comme  l'astrologue  de  Louis  Xï,  Thrasylle  dominait  par  la  peur 
l'esprit  de  son  maître.  Il  lui  arracha  même  des  prisonniers.  Tibère 
ne  croyant  pas  à  la  divinité,  mais  au  destin,  ayant  peur  du  tonnerre 
et  se  couvrant  la  tête  de  lauriers  aux  jours  d'orage  ,  n'avait  de  reli- 
gion que  son  astrolabe.  Le  fatalisme  était  la  maladie  de  ce  siècle,  un 
des  principes  de  sa  dissolution,  source  féconde  des  pires  supersti- 
tions ,  des  superstitions  athées. 

Le  prince  est  triste.  Une  lettre  du  roi  des  Parthes  lui  arrive  un 
jour,  où  ce  souverain,  mal  civilisé,  lui  écrit  :  «  Tu  es  un  monstre,  le 
meurtrier  de  ta  famille;  la  plus  belle  action  que  tu  peux  faire,  c'est 
de  te  tuer.  »  Lui-même,  voici  comme  il  écrit  au  sénat  (je  ne  puis  bien 
rendre  la  barbare  obscurité  de  cette  phrase,  qui,  dans  un  homme  à 
qui  ne  manquait  ni  la  raison,  ni  une  certaine  force  d'esprit,  doit 


LES  CÉSARS.  417 

faire  croire  au  remords  )  :  a  Pères  conscrits ,  ce  que  je  vous  écrirai , 
comment  je  vous  écrirai,  ou  enfin  si  je  vous  écrirai  quelque  chose , 
que  les  dieux  et  les  déesses  me  fassent  périr  d'une  façon  plus  cruelle 
que  je  ne  me  sens  périr  chaque  jour,  si  je  le  sais.  » 

Mais  ce  n'est  pas  tout;  le  prince  se  meurt.  Sa  santé,  long-temps  con- 
servée, cède  enfin  aux  excès  qui  ont  rempli  sa  vie;  il  est  vieux  d'ail- 
leurs, il  tombe  dans  la  décrépitude.  Mais  s'il  souffre,  s'il  est  triste, 
s'il  est  déchiré  de  remords,  il  le  cachera.  «  Rapportez  les  tables, 
versez  le  vin;  le  festin  n'a  pas  duré  assez  long-temps.  ^)  Un  jour,  à 
l'amphithéâtre,  il  a  voulu  lancer  un  javelot  sur  un  sanglier,  ce  coup 
l'a  fait  tomber  épuisé.  N'importe,  a  point  de  médecin;  passé  trente 
ans,  il  n'y  a  qu'un  imbécille  qui  paisse  s'en  servir.  »  Personne  ne 
doit  se  douter  de  ce  qui  se  passe,  soit  dans  ce  corps,  soit  dans  cette 
ame. 

Les  festins  et  le  théâtre  ne  lui  suffisent  pas  ;  ce  mourant  se  livre  à 
d'étranges  plaisirs.  Ce  vieillard  dégoûtant  et  voûté,  à  qui  les  femmes 
expriment  leur  horreur  au  mépris  même  de  la  mort,  a  des  recherches 
de  débauches  qui  ne  se  peuvent  pas  plus  dire  qu'avant  de  les  savoir 
on  ne  pourrait  les  imaginer.  Nous  laissons  ces  beaux  détails  dans  la 
traduction  qu'en  fit  faire  M.  le  duc  de  Choiseul  pour  l'édification  des 
bonnes  gens  et  l'honneur  de  son  maître,  le  roi  très  chrétien,  Louis, 
quinzième  du  nom. 

Puis  le  soin  de  la  justice  appelait  César.  S'il  y  avait  bonne  justice 
à  Rome,  il  n'y  en  avait  pas  moins  à  Caprée.  Si  l'on  accusait  dans  le 
sénat,  on  accusait  bien  mieux  encore  dans  le  palais  du  prince.  Seule- 
ment ici  il  y  avait  une  recherche  de  tourmens  que  l'on  ne  connaissait 
pas  à  Rome;  au  lieu  du  simple  lacet  des  geôliers,  il  y  avait  une  car- 
nificine,  comme  on  eût  dit  la  chambre  de  la  question,  d'où,  après 
d'horribles  tortures,  les  coupables  étaient  jetés  à  la  mer.  Ce  n'étaient 
pas  des  accusés  seulement,  c'étaient  des  hommes  invités  par  lui, 
assis  à  sa  table,  que  Tibère  envoyait  à  d'atroces  supplices.  Il  avait 
mandé  auprès  de  lui,  par  amitié ,  un  homme  qui  avait  été  son  hôte  à 
Rhodes;  cet  homme  arrive,  est  pris  pour  un  suspect,  et  mis  à  la  tor- 
ture; pour  cacher  sa  méprise,  Tibère  le  fait  tuer.  C'est  là  encore  ce 
misérable  péiri  de  boue  ei  de  sang ,  comme  l'avait  bien  deviné  un  de 
ses  précepteurs;  de  vingt  conseillers  qu'au  commencement  de  son 
règne  il  avait  choisis  parmi  ses  anciens  amis,  laissant  à  peine  vivre 
deux  ou  trois;  prêt  à  rendre  le  souffle,  et  faisant  encore  tuer;  enfin, 
lorsque,  dans  un  festin,  un  nain  placé  derrière  lui  avec  ses  autres 
bouffons,  lui  demandait  :  ce  Que  fais-tu  donc  de  Paconius ?  Pourquoi 

XOME  XII.  27 


W8  REVL'E  DES  DEUX  MONDES. 

vit-il  si  long-temps?  »  réprimandant  d'abord  le  nain,  mais  ensuite 
écrivant  au  sénat  de  s'occuper  de  l'affaire  de  Paconius. 

Cependant  de  fâcheuses  nouvelles  arrivaient'des  provinces.  C'était 
la  Gaule  en  révolte,  l'Orient  troublé,  les  Frisons  que  l'avidité  des 
chefs  romains  poussait  à  la  guerre,  l'Arménie  occupée  par  les  Par- 
thes,  la  Mésie  par  les  Daces  et  les  Sarmates.  Pendant  que  Tibère 
suppliciait  et  s'enivrait  à  Caprée,  tous  les  liens  de  l'empire  allaient  se 
relâchant.  Depuis  la  mort  de  Drusus ,  sa  première  sollicitude  pour 
les  affaires  publiques  avait  sans  cesse  diminué.  L'amour  de  l'argent 
l'avait  pris.  Les  provinces  restaient  sans  gouverneurs,  parce  qu'il 
n'en  choisissait  pas  par  méflance  de  tous,  ou  bien,  par  méfiance  de 
ceux  qu'il  avait  nommés,  ne  les  laissait  pas  partir.  Toute  sa  pensée 
était  de  dissimuler  le  mal,  traitant  les  maladies  de  l'empire  comme  la 
sienne  propre,  craignant  surtout  de  donner  trop  de  crédit  à  un 
homme,  s'il  lui  permettait  de  faire  la  guerre.  Cette  apathie,  du  reste, 
était  celle  de  tous.  Par  momens,  Tibère  se  plaignait  que  les  hommes 
les  plus  capables  de  commander  les  armées  refusassent  cette  charge, 
qu'il  fût  obligé  de  descendre  à  des  prières  pour  trouver  des  consu- 
laires qui  voulussent  accepter  les  gouvernemens.  Il  est  vrai  que  lui- 
même  ne  donnait  point  de  tribun  aux  légions,  et  qu'Arruntius,  qu'il 
avait  choisi  depuis  dix  ans  pour  aller  en  Espagne,  était  depuis  ce 
temps  retenu  par  une  accusation.  Mais  qui  lui  eût  reproché  cette 
négligence?  Chacun  occupé  de  son  propre  danger  à  Rome,  qui  eût 
pensé  aux  dangers  lointains?  Lorsqu'eut  lieu  la  révolte  de  Sacrovir, 
qui  souleva  deux  des  nations  gauloises ,  le  bruit  se  répandit  que  les 
soixante-quatre  états  de  la  Gaule  étaient  en  révolte,  que  les  Germains 
avaient  été  appelés  à  faire  alliance  avec  eux,  que  l'Espagne  était 
douteuse.  Ces  bruits  étaient  imaginaires;  mais  le  présent  était  si 
triste,  il  y  avait  un  tel  désir  de  tout  changement,  que  bien  des  gens 
s'en  réjouissaient.  «  Tl  s'était  donc  enfin  trouvé,  disaient-ils,  des 
hommes  qui  venaient,  par  les  armes  et  par  la  guerre,  interrompre 
la  sanguinaire  correspondance  de  Tibère  et  de  ses  délateurs  !  » 

C'est  une  chose  étonnante  que  la  faiblesse  de  ce  pouvoir  tyran- 
nique;  il  était  terrible  de  près,  impuissant  de  loin.  Les  provinces 
étaient  à  dessein  mal  assurées,  l'armée  négligée;  il  n'y  avait  personne 
pour  contenir  le  premier  Espagnol  ou  le  premier  Gaulois  qui  voulait 
se  révolter.  Aussi  demandait-on  ironiquement  si  ce  Sacrovir  allait 
être  traduit  devant  le  sénat  comme  coupable  de  lèse-m^ijesté. 

Il  faut  voir  quelle  était  l'indépendance  d'un  général  éloigné  de 
Rome,  aimé  de  ses  légions,  et  comment,  accusé  d'avoir  voulu  faire 


LES  CÉSARS.  419 

épouser  a  sa  fille  le  fils  de  Séjan ,  il  écrivait  à  Tibère  :  «  Ce  n'est  pas 
de  moi-même,  c'est  par  ton  conseil  que  j'ai  songé  à  m'allier  à  Séjan. 
J'ai  pu  me  tromper  comme  toi,  et  la  même  erreur  ne  doit  pas  être 
irréprochable  chez  l'un,  funeste  à  l'autre.  Ma  fidélité  est  entière;  si 
l'on  ne  m'attaque  pas,  il  en  sera  toujours  de  même.  Mais  je  recevrai 
un  successeur  comme  je  recevrais  une  menace  de  mort.  Faisons  plu- 
tôt un  traité;  sois  le  maître  de  tout  le  reste,  laisse-moi  ma  province.  » 
Gétulicus,  le  général  accusé,  resta  en  faveur.  Tibère,  vieux  et  dé- 
testé ,  n'osait  rien  hors  de  la  portée  de  ses  bourreaux  ;  et  puis,  ajoute 
Tacite  avec  une  grande  vérité ,  il  sentait  que  son  pouvoir  reposait 
sur  le  préjugé  plutôt  que  sur  une  force  réelle.  Et  cela  est  tout  simple  : 
Tibère  avait  constitué  son  gouvernement  sur  l'isolement  et  la  peur, 
("onduit  dans  cette  politique  d'abord  par  l'amour  du  pouvoir,  le  sen- 
timent de  la  haine  qui  le  poursuivait ,  la  crainte  pour  sa  propre  vie 
la  lui  avait  fait  pousser  jusqu'aux  derniers  excès.  Il  se  sentait  menacé 
de  toutes  parts  ;  il  ne  s'agissait  plus  là  de  politique,  ni  de  gouverne- 
ment; c'était  une  lutte  entre  lui  et  les  meurtriers  qu'il  entrevoyait 
partout.  Son  avantage  n'était  pas,  comme  l'est  d'ordinaire  celui  des 
autres  souverains,  la  force  et  la  régularité  de  l'administration ,  ou  la 
puissance  et  l'attachement  de  l'armée ,  ou  l'adhésion  traditionnelle 
des  grands  corps  de  l'état,  ou  le  pouvoir  habilement  partagé  avec 
les  masses  et  mesuré  à  leur  avidité  de  manière  à  la  contenter;  non , 
son  avantage  et  sa  force  étaient  tout  simplement  d'avoir  plus  de 
moyens  de  mort  que  ses  adversaires,  de  gagner  de  vitesse  ceux  qui 
voulaient  le  tuer,  d'avoir  auprès  de  lui  les  prétoriens  et  les  licteurs, 
et  de  compter  sur  l'obligeance  et  l'empressement  du  bourreau. 

Voilà  où  en  était  venue  la  majesté  du  nom  de  César,  et  à  quelle 
gloire  était  arrivée  cette  dynastie,  augmentée  par  les  adoptions  et  les 
alliances,  et  qui  allait  périssant  tour  à  tour  dans  quelque  île  déserte, 
ou  dans  les  culs  de  basse  fosse  du  palais.  Le  souvenir  d'Auguste  et  de 
César,  la  vénération  religieuse  pour  eux,  n'entraient  plus  pour  rien 
dans  les  moyens  de  force  de  ce  gouvernement  simplifié.  Le  premier 
aventurier  qui  eût  eu  l'adresse  de  saisir  la  place  de  Tibère  à  côté  du 
licteur,  et,  pour  première  parole,  aurait  dit  à  celui-ci  de  tuer  son 
prédécesseur,  était  sûr  d'être  césar  aussi  légitimement,  aussi  divi- 
nement, ou  aussi  peu  sûrement  que  Tibère. 

Dans  une  telle  situation ,  il  est  aisé  de  penser  que  celui  qui,  pareil 
à  Gétulicus,  était  sans  crainte  au  mîHeu  de  la  terreur  générale,  aimé 
et  soutenu  au  milieu  de  l'isolement  universel,  n'était  pas  un  homme 
à  provoquer,  mais  à  craindre.  11  y  a  une  sorte  de  consolation  à  voir 

27. 


!t!^0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi  faibles  réellement  les  gouvernemens  les  plus  sanguinaires.  Si 
on  y  regardait  bien  ,  on  verrait  que  tous  les  princes  qui  ont  employé 
ce  facile  moyen  de  pouvoir,  et  qu'on  a  fmi  presque  par  admirer  pour 
la  force  et  l'énergie  de  leur  politique,  y  ont  tous  été  poussés  par  la 
peur,  et  par  conséquent  sont  demeurés,  en  bien  des  choses,  d'une 
faiblesse  et  d'une  impuissance  incroyables. 

Le  système  de  gouvernement  de  Til)ère  fut  un  legs  qu'il  imposa 
presque  à  ses  successeurs.  Au  milieu  de  l'égoïsme  et  de  l'immoralité 
générale ,  on  ne  régna  jamais  guère  que  par  la  défiance;  et  la  défiance 
exercée  contre  tous  conduisait  bien  vite  à  ce  système.  Les  Antonins 
osèrent  régner  autrement;  ils  se  hasardèrent  à  n'être  pas  sans  cesse 
dans  un  état  de  tremblement  et  de  menace.  11  y  eut  sous  ces  princes 
un  calme  presque  miraculeux;  mais  ,  eux  passés,  tout  reprit  comme 
de  coutume  :  l'empire  revint  à  ses  allures;  la  délation,  l'abandon  des 
proscrits,  l'influence  désordonnée  de  la  force  militaire,  tout  cela  était 
resté  dans  les  entrailles  de  la  vie  romaine. 

On  avait  reconnu  bien  vite  comment  avec  un  pareil  régime  il  était 
aisé  de  tuer  un  empereur  et  de  se  mettre  à  sa  place.  Le  maître  était 
toujours  celui  qui  avait  l'oreille  du  cannfc.x.  Il  n'y  avait  point  d'autre 
succession,  point  d'autre  légitimité.  De  là  cette  suite  précipitée  d'em- 
pereurs inconnus,  nommés  un  jour,  égorgés  le  lendemain;  cette 
multitude  de  césars  ,  de  tous  rangs,  de  toutes  nations,  auxquels  on 
ne  peut  guère  que  donner  un  peu  de  pitié  pour  leur  mort. 

Ainsi,  pendant  trois  siècles,  voilà  quel  fut  le  principe  social  par 
lequel  on  gouverna  le  monde ,  la  peur  et  la  défiance  sans  bornes. 
Point  d'ombre  de  châtiment  ni  de  répression  même  violente,  de 
crainte  légale ,  d'accusation,  de  jugement,  mais  une  décimation  de 
l'empire,  une  intimidation  sans  limite,  un  système  de  terreur,  non 
contre  des  coupables  ou  contre  des  ennemis ,  mais  contre  tous  ;  une 
rage  d'égorger,  pour  ne  pas  laisser  de  temps  à  la  vengeance  ou  à  la 
révolte. 

Notre  temps,  ou  le  temps  de  nos  pères,  a  vu  quelque  chose  de  pa- 
reil; il  a  vu  cinq  ou  six  hommes  d'un  génie  bien  inférieur  à  celui  de 
Tibère ,  placés  par  le  flux  ou  reflux  des  révolutions  à  la  tête  du  pou- 
voir dans  un  moment  de  crise,  effrayés  eux-mêmes  de  la  situation 
qu'ils  s'étaient  faite,  choisir,  à  défaut  d'autre  que  la  médiocrité  de 
leur  esprit  ne  leur  suggérait  pas ,  le  plus  facile  moyen  de  gouver- 
nement, la  terreur!  Haïs  de  tous,  et,  malgré  tant  de  haine,  assez 
vils  pour  être  méprisés ,  sans  une  puissante  force  matérielle  et  trem- 
blant pour  leur  vie,  ils  ont  vécu  de  la  terreur,  ils  ont  eu  des  lois  de 


LES  CÉSARS.  421 

majesté  comme  Tibère  ;  comme  Tibère,  un  sénat  qui  leur  obéissait  à 
la  consternation  générale,  et,  tout  tremblant,  envoyait  les  proscrits 
à  la  mort;  comme  Tibère,  leurs  gé  moitiés  y  nos  places  et  nos  quais 
(  nos  pères  l'ont  vu  )  ;  ils  jetaient  le  même  jour,  non  pas  vingt  cada- 
vres (la  plus  sanglante  journée  du  tyran  de  Rome),  mais  quatre- 
vingts,  mais  cent  cadavres  à  la  fois  I 

Nous  ne  voulons  certes  pas  comparer  les  deux  époques,  leur 
parallèle  est  loin  d'être  complet  ;  mais  ce  fut,  comme  sous  Tibère, 
cette  décimation  calculée  de  tout  un  peuple,  où  il  ne  s'agissait  plus 
de  frapper  tel  ou  tel ,  mais  de  frapper  le  plus  grand  nombre  possible 
pour  effrayer  tous,  exemple  unique,  je  crois,  dans  l'histoire  moderne  ! 
Ce  furent  par  suite  ces  mêmes  honneurs  rendus  à  la  délation ,  ce 
même  espionnage,  cette  même  police  gratuite,  le  plus  souvent  exer- 
cée pour  sauver  sa  tête,  moins  encore  de  formes  judiciaires  et  plus 
d'indifférence  sur  la  réalité  des  accusations,  et  du  côté  des  masses, 
cette  promptitude  avec  laquelle  la  terreur  se  forma,  cette  contagion 
universelle  de  la  peur,  cet  oubli  de  toute  résistance,  malgré  la  fai- 
blesse réelle  du  pouvoir;  plus  de  courage  pour  mourir  que  pour  se 
défendre  et  pour  vivre;  au  contraire,  je  dirais  presque  une  habitude 
de  la  mort,  une  facilité  à  aller  au  supplice,  ce  qu'on  a  appelé  la  flèvre 
de  l'échafaud! 

Ce  fut  aussi  cette  éducation  à  Tantique ,  déclamatoire  et  puérile  ^ 
«cette  ère  de  phrases  et  d'antithèses  où  se  formèrent  les  Romanus 
Bispo  et  les  Hatérius  de  ce  temps-là;  médiocres  avocats,  acteur  sifflé, 
mauvais  médecin,  à  qui  on  avait  appris  à  admirer  Brutus  et  Caton, 
et  qui,  adorant  tout  de  travers  l'antiquité  qu'ils  ne  comprenaient  pas, 
crurent  la  réaliser  en  ne  réalisant  que  son  ignoble  décadence;  grands 
faiseurs  de  phrases,  ne  tuant  pas  un  homme  sans  arroser  sa  tête  de 
quelques  figures  de  rhétorique;  Anacréons  de  la  guillotine,  gens 
chez  qui  je  n'ai  jamais  pu  découvrir  autre  chose  qu'une  profonde 
médiocrité;  voyez  seulement  l'étroitesse  de  leurs  fronts  î 

Chez  les  uns  ou  chez  les  autres ,  on  pourrait  retrouver  et  la  peur, 
premier  mobile  de  Tibère ,  et  son  amour  d'argent,  et  son  luxe  tout 
honteux  de  Caprée,  et  ses  débauches  et  son  mélange  de  cruautés  et 
de  fêtes.  Mais,  grâce  à  Dieu,  il  y  eut  encore  des  différences.  Tibère 
monta  sur  le  trône  dans  la  situation  la  plus  pacifique,  au  milieu  de  la 
société  la  plus  régulière,  toute  pleine  encore  de  l'esprit  paternel,  pla- 
cide, conservateur,  d'Auguste.  Les  montagnards  furent  jetés  aux 
affaires  au  milieu  d'une  crise  propre  à  étourdir  de  plus  fortes  têtes. 
Il  créa  la  terreur,  eux  la  trouvèrent, 


4â2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  puis,  ce  n'était  plus  le  règne  deFégoïsme  antique;  la  société  étais 
fondée  sur  d'autres  bases.  Aussi,  s'il  y  eut  la  même  faiblesse,  il  n'y 
eut  pas  cette  immoralité,  cet  abandon  général,  cette  absence  de  tout 
dévouement;  la  fuite  ou  la  retraite  n'étaient  pas  sans  espérance;  peu 
d'hommes  furent  trahis,  un  grand  nombre  admirablement  sauvés; 
la  charité  et  le  sang  défièrent  le  pouvoir. 

Mais  voici  la  grande  différence  :  la  tyrannie  de  Tibère ,  à  ne  la 
compter  que  de  la  mort  de  Drusus,  dura  quinze  ans;  l'autre,  plus^ 
violente  et  plus  cruelle,  fut  plus  courte.  Au  bout  de  quelques  mois, 
le  paroxisme  de  la  peur  enfanta  le  courage;  le  sénat,  menacé  de  trop 
près,  se  révolta,  sentit  sa  puissance,  écrasa  Tibère.  Dans  la  société 
européenne,  rien  de  pareil  ne  pouvait  durer  long-temps.  L'Europe 
reposait  encore  tout  entière  sur  les  bases  de  la  fondation  chrétienne. 
Les  sentimens  d'humanité  et  de  justice  sont  vivans  chez  nous,  et,  si  on 
les  comprime,  ils  repoussent. 

Nous  valons  mieux  que  les  anciens.  César  se  distingue  de  toute 
l'antiquité,  parce  que  c'était  un  moderne;  il  écrit  à  Cicéron  une  lettre 
qui  est  unique,  je  crois,  dans  l'histoire  ancienne  :  «  Essayons  si  de 
cette  manière  nous  pouvons  ramener  à  nous  tous  les  esprits  et  rendre 
notre  victoire  durable;  la  cruauté  des  autres  n'a  pu  les  soustraire  à^ 
la  haine  publique  ni  assurer  leur  victoire,  si  j'excepte  le  seul  Sylla, 
que  i^  n'imiterai  pas.  Je  veux  créer  une  voie  nouvelle,  me  fortifier 
par  la  facilité  et  la  clémence.  » 

Les  vertus  de  l'antiquité,  si  c'étaient  des  vertus  alors,  n'en  sont 
plus  aujourd'hui.  On  a  voulu  les  renouveler  beaucoup  trop  sérieuse- 
ment en  93,  beaucoup  plus  innocemment  de  nos  jours.  On  nous  a 
encore  parlé  du  sacrifice  de  l'homme  à  la  patrie,  de  l'individu  à  la 
société,  comme  si  la  société  n'était  pas  composée  d'individus.  J'ai  lu, 
je  ne  sais  où,  mais  je  suis  sûr  d'avoir  lu  :  «  Nous  aimerions  mieux 
voir  périr  la  moitié  de  la  nation  que  si...  »  Tout  cela  ne  nous  convient 
pas;  nous  ne  sommes  pas  les  anciens  qui  avaient  beaucoup  d'esclaves, 
^t  à  qui  ces  grandes  phrases  allaient  bien, — grands  seigneurs  de  l'his- 
toire. Nous  sommes  des  bourgeois  bons  et  honnêtes  gens,  plus  ré- 
trécis dans  notre  puissance  individuelle ,  ne  demandant  pas  mieux 
que  d'aider  la  machine  sociale  à  marcher,  sachant  nous  unir  et  nous 
exposer  pour  le  faire,  mais  ne  donnant  pas  à  qui  le  demande  notre 
dernier  homme  et  notre  dernier  écu ,  et  ne  jetant  pas  au  hasard  nos 
enfans  à  ce  grand  mangeur  d'hommes  qu'on  appelle  patrie. 

Le  comité  de  salut  public  a  eu  ses  a,jolrgistes;  pourquoi  Tibère 
n'aurai t-il  pas  les  siens?  Le  fondement  de  ces  apologies,  c'est  toujours. 


LES   CÉSARS.  "523 

la  maxime  qu'on  ne  cite  pas  :  a  Le  but  justifie  les  moyens.  «  Les 
moyens  ont  été  affreux  ;  c'est  à  en  gémir  :  ils  en  pleuraient  de  chaudes 
larmes,  ceux  qui  les  employèrent;  mais  que  voulez- vous?  Il  fallait 
cela  pour  sauver  le  pays,  il  y  avait  nécessité;  autrement  comment 
eussent-ils  agi  ainsi,  ces  hommes  si  purs  et  si  vertueux!  D'ailleurs, 
s'ils  déblayaient  le  terrain  de  la  société,  c'était  pour  y  construire.  Us 
avaient  un  magniOquc  ordre  social  tout  prêt  à  paraître  au  jour,  toute 
une  théorie  de  bonheur  public  qui  n'avait  plus  besoin  que  de  quelques 
têtes  pour  se  développer  librement.  Que  ne  leur  a-t-on  laissé  le 
temps?  Le  moment  même  était  venu;  la  patrie  ne  réclamait  plus  ou 
presque  plus  de  proscriptions.  Cette  ère  de  bonheur,  de  liberté,  de 
richesse  universelle,  était  au  moment  de  commencer,  et  tout  le  monde 
se  AH  embru.^sé  au  10  thermidor, 

Si  je  voulais,  j*applîqueraîs  cela  à  Tibère,  et  je  serais  bien  étonne 
que  quelque  amateur  de  paradoxe  ne  l'eût  pas  encore  fait.  Je  mon- 
trerais qu'il  y  avait  eu  jusqu'à  lui  une  aristocratie  oppressive,  riche 
des  biens  qu'elle  arrachait  au  peuple,  pesante  surtout  aux  provinces, 
où  elle  pillait  tout  à  son  aise;  je  citerais  Verres  et  tant  d'autres.  Cette 
aristocratie,  vaincue  par  César,  n'était  pas  encore  détruite.  Elle  était 
encore  riche,  puissante  par-  les  souvenirs,  entourée  de  chentellej 
tfiélée  .3  toutes  les  affaire^»'  de  l'état,  trouvant  encore  mille  occasions 
de  saigner  le  peuple.  Quant  à  Tibère,  j'cil  ferais  un  bonhomme  sim- 
ple, ne  demandant  ni  honneurs  au  dehors,  ni  flatterie,  ni  pompeux 
hommages,  cela  est  vrai  ;  aimant  les  plaisirs  intérieurs,  «  idolâtrant  les 
arts,  »  les  banquets  de  famille,  comme  on  l'a  dit  de  ces  beaux  mes- 
sieurs de  la  montagne,  et  qui  ne  serait  jamais  sorti  du  calme  de  sa 
vie  domestique,  de  la  tranquille  vie  de  bourgeois  de  Rome,  si  le 
danger  public  ne  l'eut  appelé,  s'il  n'eût  fallu  affranchir  le  peuple  et 
le  monde,  achever  l'œuvre  de  César,  déraciner  jusque  dans  ses  fon- 
demens  cette  tyrannique  aristocratie,  établir  sous  un  seul  prince  un 
large  niveau  d'égalité,  une  immense  et  touchante  fraternité,  qui  se 
serait  étendue  depuis  l'Arabe  jusqu'au  Breton,  depuis  le  Maure  jus- 
qu'au Sarmate.  Qui  pourrait  nier  ses  vertus  personnelles?  Lequel  des 
montagnards,  dont  on  a  fait  des  saints,  répara-l-il  de  ses  deniers, 
comme  le  fit  Tibère,  tout  un  quartier  incendié  de  la  ville?  Si,  comme 
on  a  dit,  le  comité  de  salut  public  était  tout  composé  d'ames  tendres, 
d'amateurs  de  la  litiéraiure  douce;  si  Robespierre  se  nourrissait  de 
la  Nouvelle  JJciïse  et  avait  débuié  par  un  éloge  de  Gresset,  Tibère, 
lui  aussi,  débutait  par  des  vers  élégiaques  sur  la  mort  de  son  cousin 
Lucius  César,  imitait  les  poètes  amoureux  de  la  Grèce,  Euphorion, 


424  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Rhianus,  Parthénius,  et  faisait  mettre  dans  la  bibliothèque  publique 
leurs  écrits  et  leurs  portraits  ;  avec  des  formes  un  peu  acerbes,  il  est 
vrai,  trop  honnête  homme  pour  ne  pas  déplorer  dans  sa  retraite 
de  Gaprée  le  sang  que  la  nécessité  lui  faisait  verser,  passant  bien  cer- 
tainement quelques  nuits  en  larmes  ;  quand  il  le  pouvait,  épargnant 
des  coupables  (on  en  citerait  bien  deux  ou  trois  exemples),  plein  de 
pitié  surtout  pour  ceux  qui  s'étaient  tués  avant  d'être  jugés  (pour 
ceux-là,  s'ils  eussent  eu  le  bon  esprit  de  vivre,  il  assurait  au  sénat 
qu'il  les  eût  épargnés  ),  mais  ne  laissant  pas  la  sensibilité  de  son  cœur 
empiéter  sur  seg  devoirs  patriotiques,  et,  pour  employer  le  mot^ 
gardant  toute  son  énergie. 

Toutes  ç§s  apologies  sont  aussi  raisonnables  les  unes  que  les  âu'-- 
tres ,  elles  ont  le  charme  du  paradoxe,  qui  est  grand .  j'en  conviens  ; 
mais  j'aime  aussi  le  fond  des  choses  et  la  vérité,  et  si  parfois  la  vérité 
s'accorde  avec  l'opinion  vulgaire,  je  me  résigne  à  suivre  l'opinion.  Je 
ne  puis  pas  trouver  grand  mérite  à  cette  énergie  qui  sacrifie  non  pas 
elle-même,  mais  autrui;  ni  grande  justification  dans  ce  principe  de 
la  nécessité  que  Milton  appelle  l'excuse  des  tyrans  :  les  crimes  ne  me 
semblent  jamais  absolument  nécessaires;  ni  grande  justesse  dans 
l'apologie  des  moyens  par  le  but  :  le  but,  après  tout,  est  une  théori<^ 
bonne  ou  mauvaise,  comme  on  voudra,  mais  qui  ne  peut  être  ni  ver« 
tueuse,  ni  coupable.  Il  est  permis  à  tout  le  monde  de  rêver  l'égalité 
à  la  Spartiate  ou  la  loi  agraire  de  Babeuf;  ce  qui  est  innocent  ou  cri- 
minel, ce  sont  les  moyens.  C'est  là  ce  que  l'histoire  peut  juger,  c'est 
par  là  que  se  distingue  le  génie  fécond  en  ressources  de  la  médio- 
crité sanguinaire. 

N'oublions  pas  notre  première  pensée,  l'influence  qu'eut  sur  l'épo- 
que de  Tibère  une  éducation  fausse  et  déclamatoire;  elle  fut  bientôt 
sentie,  et  il  est  curieux  de  voir  comment  on  chercha  à  réagir  sur  les 
idées.  —  Sous  Trajan ,  après  un  siècle  à  peine  interrompu  de  maîtres 
à  la  façon  de  Tibère,  il  sembla  qu'on  se  hâtât  de  profiter  de  ce  mo- 
ment de  repos  pour  combattre  un  mal  que  l'on  sentait  toujours  au 
fond  de  la  société.  Voyez  Pline  tonnant  contre  les  délateurs.  Tacite 
saisissant  les  premiers  jours  où  l'on  pouvait  enfin  parler,  reprenant 
à  son  premier  principe  et  à  son  premier  fondateur,  Tibère,  toute^ 
l'histoire  de  la  tyrannie,  et  la  suivant  jusqu'à  sa  fin,  pour  en  inspirer 
l'horreur  et  en  éviter  le  retour  :  vrai  pamphlet  tout  plein  d'élo- 
quence et  de  vérité,  écrit  sous  la  puissance  d'un  sentiment  réel,  di- 
rigé contre  un  esprit  qui  durait  encore,  en  quelque  sorte  dicté  en 
commun  par  tous  ceux  qui  avaient  vu  la  tyrannie  et  qui  craignaient 


LES  CÉSARS.  425 

de  la  revoir  :  ce  sont  les  mémoires  de  tous  les  honnêtes  gens  de  Rome. 

A  cette  tendance  s'unit  évidemment  celle  qui  cherchait  à  réformer 
l'éloquence  et  l'éducation  ;  ce  sont  presque  les  mêmes  hommes ,  Pline, 
Tacite  ,  Juvénal,  Quintilien;  ils  réadmissent  contre  l'école  de  Sénèque, 
le  précepteur  et  le  faiseur  de  phrases  de  Néron,  en  même  temps  qu'il 
maudissait  iVéron  lui-même.  Tout  ce  système  de  phrases,  d'antithèses, 
d'éloquence  menteuse,  tout  cela  leur  paraît  un  mal  sérieux;  ils  com- 
prennent la  liaison  intime  entre  la  controverse  de  l'école  et  la  plai- 
doirie du  Forum;  ils  ne  veulent  pas  de  ces  écoles  où  se  formaient 
des  délateurs.  —  Lorsque  Quintilien  développe  longuement  cette 
thèse,  que  l'orateur  doit  être  un  honnête  homme,  ce  n'est  pas  pour 
lui,  comme  ce  serait  pour  nous,  une  vérité  triviale  :  c'est  un  réel 
instinct  qui  parle;  c'est  le  souvenir  de  tout  le  mal  qu'a  fait  une  cri- 
minelle éloquence;  c'est  tout  ce  qu'il  peut  dire,  placé  sous  le  règne 
des  délateurs  et  Domitien  vivant  encore.  Il  y  a  chez  eux  un  profond 
et  évident  désir  d'épurer  les  pensées,  de  rectifier  l'esprit,  de  fortifier 
la  probité,  de  diriger  l'ambition  de  toute  cette  jeunesse  qu'ils  voient 
grandir  au-dessous  d'eux,  qui  est  romaine,  c'est-à-dire  apportant 
avec  elle  tous  les  vices  qui  ont  fait  les  délateurs  ;  qui  ne  sait  point  le 
passé,  et  à  laquelle  ils  l'apprennent  pour  le  lui  faire  détester;  qui 
n'a  pas  de  règle  pour  l'avenir,  et  à  qui  ces  hommes  honnêtes  cher- 
chent à  en  donner. 

L'éducation  actuelle  est  heureusement  moins  grecque  et  romaine 
qu'elle  ne  l'a  été;  mais  si  toutes  ces  idées,  qui  tendent  à  voir  dans  la 
patrie,  non  une  réunion  d'hommes,  mais  une  sorte  de  fantôme  di- 
vinisé à  qui  tout  doit  s'offrir  en  holocauste,  si  les  doctrines  antiques 
d'immolation  de  l'homme  à  la  société,  de  toute-puissance  de  la  loi, 
de  mépris  pour  la  propriété,  de  haine  pour  l'étranger,  d'honneur 
attaché  au  suicide,  sans  être  générales,  grâces  à  Dieu,  sont  cepen- 
dant en  circulation  dans  les  esprits,  l'éducation  y  est  bien  pour  quel- 
que chose  ,  je  dirais  plutôt  par  son  silence  que  par  ses  enseignemens; 
elle  montre  l'antiquité,  mais  elle  la  montre  à  demi,  elle  en  fait  voir 
des  fragmens  qu'elle  n'explique  pas,  et  laisse  s'enthousiasmer  de 
jeunes  têtes  sur  ce  qu'au  collège  il  est  encore  convenu  d'appeler  des 
vertus.  Je  ne  voudrais  pas  retrancher  l'étude  de  l'antiquité,  mais  en 
donner  une  juste,  vraie  et  entière  intelligence,  —  dire  ce  que  j'en 
disais  tout  à  l'heure,  qu'elle  ne  nous  vaut  pas;  que  telle  qu'elle  fut 
ou  telle  qu'on  la  fait,  elle  n'est  guère  plus  digne  d'imitation. 

En  tout,  faire  voir  les  choses  dans  leur  vérité  :  la  vérité  n'est 
pas  si  crue,  si  désenchanteresse  qu'on  la  fait;  la  vérité  en  histoire 
ne  détrône  pas  tous  les  grands  hommes ,  voyez  de  près  César  ou 


426!  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Napoléon.  Sans  doute  ce  déshabillé  nous  fait  apercevoir  quelques- 
unes  des  faiblesses  de  l'homme,  que  cachait  le  manteau  du  héros, 
mais  le  grand  génie  et  les  grandes  choses  subsistent;  si  l'histoire  est 
bonne  à  quelque  chose,  c'est  à  ceci  :  à  rectiûer  nos  idées  sur  le  pré- 
sent par  la  connaissance  du  temps  passé. 

La  phrase  est  le  tyran  de  notre  siècle.  Si  j'étais  écrivain,  si  j'avais 
une  force  et  une  action  quelconque ,  je  voudrais  lui  faire  la  guerre. 
Nous  sommes  encore  comme  les  Romains ,  sous  l'empire  de  la  dé- 
clamation. Peu  philosophique  et  paresseux,  notre  siècle  se  paie  de 
cinq  ou  six  mots  qu'il  prend  pour  des  idées ,  et  sur  lesquels  il  vit. 
Tout  ce  qui  circule  d'idées  fausses,  tout  ce  qu'il  y  a  de  lieux  com- 
muns, menteurs  et  pernicieux,  tout  cela  originairement  n'était  que 
des  phrases,  des  périodes  sonores  qui  sont  passées  en  idées,  qui 
passent  quelquefois  en  actions.  Le  premier  qui  a  fait  l'apologie  du 
suicide  ne  pensait  pas  à  se  tuer,  mais  bien  plutôt  à  être  de  l'Aca- 
démie, ou  à  je  ne  sais  quel  autre  honneur.  Sa  riche  période  a  fait 
périr  bien  du  monde. 

Pardonnez-moi  d'avoir  quitté,  un  peu  plus  long-temps  qu'il  ne  le 
fallait  peut-être,  la  triste  histoire  de  Tibère.  Il  était  sur  le  continent, 
lorsqu'il  apprit  que  des  accusés  dénoncés  par  lui-même  venaient 
d'être  renvoyés  libres  sans  avoir  été  entendus.  Cette  velléité  d'indé- 
pendance du  sénat  lui  causa  une  étrange  colère  ;  il  se  hâtait  de 
retourner  à  Caprée,  retraite  sûre  d'où  il  frappait  ses  coups,  mais  la 
maladie  ne  le  lui  permit  pas.  Il  y  a  différentes  manières  de  raconter 
sa  mort.  Les  uns  disent  qu'un  poison  lui  avait  été  donné;  d'autres, 
qu'au  retour  d'une  défaillance  la  nourriture  lui  fut  refusée;  d'autres 
enfin  le  font  étouffer  sous  des  matelas  au  moment  où  après  un 
long  évanouissement  il  se  réveillait  et  demandait  son  anneau  impé- 
rial, qu'on  lui  avait  ôté  pendant  sa  léthargie.  Le  récit  de  Sénèque 
a  quelque  chose  de  dramatique.  Se  sentant  mourir,  il  ôta  son  anneau 
et  le  tint  quelque  temps  en  main,  comme  pour  le  donner  à  un  autre, 
puis  le  remit  au  doigt  et  resta  long-temps  immobile,  la  main  gauche 
fermée;  puis  tout  à  coup  il  appela ,  personne  ne  lui  répondit  ;  il  se  leva, 
les  forces  lui  manquèrent ,  il  tomba  au  pied  de  son  lit.  Dans  tous  ces 
récits,  il  y  a  une  chose  remarquable  :  c'est  la  servilité  envers  l'homme 
tant  qu'il  a  espérance  de  vivre,  l'abandon  quand  la  mort  est  certaine. 
S'il  tombe  en  défaillance,  sa  chambre  est  vide;  s'il  revient,  ceux  qui 
ont  déjà  commencé  à  lui  succéder  pâlissent,  se  taisent  et  n'attendent 
plus  que  la  mort.  Selon  le  récit  de  Tacite,  on  l'assassine  en  trem- 
blant, pendant  que  Cahgula ,  qui  s'est  déjà  presque  proclamé  empe- 
reur, reste  pâle  et  stupéfait  en  apprenant  son  retour  à  la  vie.Macron; 


LES  CÉSARS.  427 

ie  favori  de  Tibère,  le  successeur  de  Séjan  et  le  secret  allié  de  Cali- 
gula,  Macron  ne  dit  qu'une  chose  ;  a  Jetez-moi  un  matelas  sur  ce 
vieux  bonhomme  et  retirez-vous.  »  Voilà  le  récit  le  plus  probable 
de  la  mort  de  Tibère. 

Quand  la  nouvelle  de  cette  mort  arriva  à  Rome,  on  hésita  à  le 
croire,  et  surtout  à  s'en  réjouir;  on  craignait  que  ce  ne  fût  un  faux 
bruit  répandu  à  dessein  par  les  espions  de  Tibère.  La  joie  éclata 
quand  la  nouvelle  fut  certaine.  Je  remarque  une  chose  :  des  empe- 
reurs plus  cruels  peut-être  que  Tibère  ne  moururent  pas  sans  qu'au 
milieu  de  la  haine  publique  il  ne  se  glissât  quelque  gage  isolé  de 
regret;  sur  la  tombe  obscure  et  hontouse  de  Néron,  on  apporta 
long-temps  des  fleurs;  le  corps  de  Caligula,  gardé  la  nuit  par  sa 
femme  au  risque  de  la  vie,  brûlé  à  la  hâte,  enterré  en  secret,  fut  plus 
tard  rendu  par  ses  sœurs  à  une  plus  honnête  sépulture.  Tibère,  au 
contraire,  fut  enseveli  avec  tous  les  honneurs  impériaux,  malgré  la 
haine  du  peuple,  qui  voulait  qu'on  jetât  Tibère  dans  le  Tibre;  pas  un 
témoignage  de  regret  et  d'affection  ne  s'éleva  sur  la  tombe  de  cet 
homme.  Il  y  avait  encore,  dans  l'ame  dépravée  de  ses  deux  suc- 
cesseurs, quelque  coin  plus  humain  et  plus  tendre  par  où  d'autres 
âmes  s'étaient  attachées  à  eux  ;  il  n'y  avait  rien  de  cela  chez  Tibère, 
ame  toujours  déflante  qui  repoussait  sans  cesse  et  n'attirait  jamais. 
Il  y  eut  après  lui  un  fait  remarquable  et  qui  peint  bien  les  mœurs 
publiques  de  cette  époque.  Des  condamnés  à  mort  étaient  à  ce  mo- 
ment dans  les  prisons;  les  condamnations  ne  s'exécutaient  qu'au  bout 
de  dix  jours.  Lorsque  vint  le  jour  fatal,  Caligula  n'était  pointa 
Uome;  les  gardiens,  n'étant  pas  d'humeur  à  rien  prendre  sur  eux, 
les  étranglèrent  dans  la  prison,  et  le  peuple  vit  encore  ces  cadavres 
aux  gémonies.  Tel  était  le  droit  de  ce  temps  :  dans  le  doute,  le  plus 
sur  était  de  tuer. 

Ainsi,  malgré  tout  ce  qu'il  y  avait  de  haine  pour  Tibère,  son  gou- 
vernement vivait  après  lui;  il  semble  qu'il  fût  devenu  nécessaire  à 
Rome  et  qu'elle  le  portât  en  elle  malgré  elle-même,  que  régner  ce  fût 
encore  avoir  sous  sa  main  le  bourreau,  les  prétoriens  sous  ses 
ordres;  que  tout,  nécessairement  et  à  jamais,  se  réduisît  à  cette 
question  matérielle.  Cela  n'était  que  trop  vrai ,  la  vie  politique  de 
Rome  resta  constituée  comme  l'avait  constituée  Tibère;  personne  ne 
songea  à  des  institutions  nouvelles,  à  des  garanties  contre  le  retour 
de  nouvelles  calamités.  En  principe,  rien  ne  changeait;  c'était  Caius 
au  lieu  de  Tiberius,  toujours  un  Claude  et  un  César. 

F.   DE  CnAMPAGXY. 


HOMMES    D'ÉTAT 

DE  LA  GRANDE-BRETAGNE/ 


V. 


Il  y  a,  dans  l'aristocratie  anglaise ,  beaucoup  de  noms  plus  anciens, 
plus  aristocratiques,  plus  féodaux,  que  celui  du  duc  de  Wellington 
ou  de  la  famille  Wellesley,  dont  il  fait  la  gloire.  Le  nom  de  Wesley 
ou  AVellesley  n'est  pas  même  originairement  celui  de  la  famille  qui 
le  porte  aujourd'hui.  Son  véritable  nom  est  Colley  ou  Cowley;  et 
c'est  sous  ce  nom  de  Cowley,  famille  du  tiers-état  anglais ,  que ,  pen- 
dant le  règne  de  Henri  VIII,  les  premiers  ancêtres  connus  du  duc  de 
Wellington  se  sont  établis  en  Irlande,  où  ils  ont  acquis,  eux  et  leurs 
descendans ,  de  l'influence  et  de  grandes  richesses  au  service  du  gou- 
vernement de  la  conquête.  En  1728,  le  représentant  de  cette  famille 
recueillit  l'héritage  d'une  maison  plus  ancienne  et  plus  illustre,  celle 
de  Wesley  ou  Wellesley,  dont  il  prit  le  nom  et  les  armes.  L'établisse- 
ment des  Wesley  en  Irlande  remontait  à  une  époque  très  reculée,  et 
on  dit  que  le  fondateur  de  la  secte  méthodiste,  le  célèbre  John  Wes- 
ley, était  de  la  même  famille,  mais  que  les  Wesley  d'Irlande,  pour  ne 

(1)  En  demandant  à  un  écrivain  anglais  son  concours  pour  une  série  spéciale  de  portraits 
des  hommes  d'état  de  la  Grande-Bretagne ,  nous  ne  pouvions  attendre  d'un  publiciste 
«lislingué  qu'il  renonçât  à  son  sentiment  national  en  certaines  questions  qu'on  est  habitué  à 
Juger  autrement  en  France.  11  ne  faut  donc  pas  oublier,  en  lisant  ce  portrait  du  duc  de  Wel- 
lington, que  c'est  un  Anglais  qui  parle  d'une  des  illustrations  de  son  pays.       (  JS.  du  D.) 


HOMMES   DIKTAT  DE  LA   GRANDE-BRETAGNE.  429 

pas  laisser  confondre  leur  nom  avec  celui  d'un  réformateur  très  peu 
populaire  dans  les  classes  supérieures  de  la  société,  reprirent,  vers 
le  milieu  du  siècle  dernier,  le  nom  de  Wellesley.  Quoi  qu'il  en  soit  de 
tout  ceci,  la  famille  Wellesley  n'eut  son  premier  titre  qu'en  1746, 
dans  la  personne  de  Richard  Colley  Wellesley,  aïeul  du  duc  de  Wel- 
lington, qui  fut  alors  créé  baron  Mornington  ;  son  fils  est  devenu  ]& 
vicomte  Wellesley,  et  par  un  concours  d'honneurs  qui  ne  se  rencontra 
jamais  dans  aucune  autre  famille,  à  l'exception  des  Boyle,  Irlandais 
aussi,  les  quatre  enfans  du  vicomte  Wellesley  ont  été  en  même  temps 
pairs  du  Royaume-Uni.  Ce  sont  :  Richard,  marquis  de  Wellesley, 
l'aîné  de  la  famille,  homme  d'état  dont  le  nom,  bien  connu  en  Europe, 
s'est  trouvé  mêlé  à  toutes  les  grandes  affaires  de  son  pays,  au  dedans 
comme  au  dehors,  pendant  une  longue  suite  d'années;  William,  le^ 
second,  fait,  en  1821,  pair  d'Angleterre,  du  litre  de  baron  Marybo- 
rough;  le  duc  de  Wellington  après  lui,  et  enfin,  le  plus  jeune  des 
quatre,  Henri,  créé,  en  1828,  baron  Colley  ou  Cowley,  qui  a  par- 
couru la  carrière  diplomalique(i).  Au  milieu  des  Grey,  des  Beauclerk, 
des  Russell,  la  noblesse  du  duc  de  Wellington  est  donc  de  fraîche 
date;  mais  l'homme  qui  a  jeté  le  plus  d'éclat  sur  cette  noblesse  nou- 
velle ,  n'en  est  pas  moins  aujourd'hui  le  représentant  le  plus  élevé 
du  parti  aristocratique  en  Europe,  comme  si  le  champ  de  bataille  de 
Hastings  avait  vu  l'un  de  ses  ancêtres  combattre  et  vaincre  auprès  de 
Guillaume-le-Conquérant. 

ArthurWellesley,  duc  de  Wellington,  est  né  en  Irlande,  à  Dangan- 
Castle,  résidence  de  sa  famille,  dans  la  même  année  que  Napoléon 
et  Ganning,  le  1"  mai  1769.  Qui  eût  prédit  alors  à  la  vieille  Europe, 
inerte  et  faiiguée,  son  orageux  avenir  dans  l'avenir  de  ces  trois  enfans  ? 

L'éducation  du  jeune  Wellesley  fut  ébauchée  à  Eton-School;  mais 
comme  on  le  destinait  à  la  carrière  des  armes  et  que  l'Angleterre 
offrait  trop  peu  de  ressources  pour  l'instruction  militaire,  il  fut 
bientôt  après  envoyé  en  France,  au  collège  militaire  d'Angers  (2), 
où  il  étudia  quelque  temps.  Entré  de  bonne  heure  au  service,  le  crédit 
de  sa  famille  lui  fit  rapidement  traverser  les  grades  inférieurs,  et  en 
1794,  il  fit  sa  première  campagne  dans  l'armée  du  duc  d'York.  Il  y 
commandait  une  brigade  à  l'arrière-garde,  et  se  distingua,  dans  la 
malheureuse  retraite  de  Hollande,  par  son  courage  et  son  activité. 

(1)  Lord  Covviey  avait  obtenu,  en  18Ô4,  l'ambassade  de  Paris,  qu'il  a  remplie  durant  le 
court  interre,^ne  du  parti  whig  jusqu'en  1855. 

{■2}  Il  y  avait  effeclivement  à  Angers,  avant  la  révolution,  une  académie  principalement 
consacrée  aux  exercices  et  aux  connaissances  les  plus  nécessaires  dans  la  profession  des 
i\rmes,  où  rAnglelcrre  envoyait  ordinairemeiU  plus  d'élèves  que  la  France  elle-même. 


430  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

Mais  ce  n'était  pas  en  Europe,  c'était  dans  nos  guerres  de  î'inai:'^ 
que  le  jeune  Wellesley  devait  jeter  les  premiers  fondeinens  de  sa  for- 
tune militaire.  En  1797,  il  arriva  dans  l'Hindostan  avec  h  grade  de 
lieutenant-colonel,  et  il  y  eut  à  peine  mis  le  pied  que  la  plus  brillante 
perspective  s'ouvrit  devant  ses  yeux;  car  son  frère  aîné,  lord  Mor- 
nington ,  depuis  marquis  de  Wellesley,  fut  investi  l'année  suivante 
des  hautes  fonctions  de  gouverneur-général,  et  vint  en  cette  qualité 
résider  à  Calcutta.  A  l'arrivée  de  lorâ  Mornington,  la  compagnie 
était  en  paix  avec  les  puissances  voisine^;  mais  la  guerre  connue  dans 
l'histoire  de  nos  possessions  orientales  soiïs  îe  nom  de  seconde  guerre 
de  Mysore,  éclata,  moins  d'un  an  après,  entre  la  compagnie  et  le 
brave,  mais  insensé,  Tippoo-Saïb.  Il  y  avait  déjà  long-temps  que  ce 
prince  indien,  barbare  qui  alliait  un  caractère  énergique  à  un  esprit 
très  artificieux,  et  une  impétueuse  férocité  à  la  plus  extravagante 
imagination,  méditait  contre  l'Angleterre  ses  projets  de  vengeance. 
Tippoo-Saïb  s'était  assuré  la  coopération  de  quelques  officiers  fran- 
çais au  service  du  prince  des  Mahrattes,  qu'on  appelait  le  Nizam,  et 
il  espérait,  par  leur  entremise,  obtenir  l'assistance  de  ce  puissant 
souverain.  Mais  les  négociateurs  de  la  compagnie  réussirent  à  faire 
échouer  son  plan.  Le  Nizam,  aidé  par  les  résidens  anglais,  désarma 
et  dispersa  les  Français  ses  alliés,  dont  il  commençait  à  être  jaloux, 
et  joignit  ses  forces  aux  nôtres.  Tippoo-Saïb,  réduit  à  la  dernière 
extrémité  par  l'union  de  ces  deux  formidables  ennemis,  se  défendit 
avec  le  courage  du  désespoir.  Dans  l'expédition  dirigée  contre  Se- 
ringapatam,  capitale  de  ses  états,  Wellesley  avait  le  commandement 
des  troupes  alliées  du  Nizam  ;  et  ce  ne  fut  pas  sans  quelque  mécon- 
tentement qu'on  vit  un  officier  si  jeune  élevé  tout  d'un  coup  si  haut, 
de  préférence  à  plusieurs  autres  qui  comptaient  de  plus  anciens  ser- 
vices, notamment  le  brave  sir  David  Baird,  aux  ordres  duquel  on 
n'avait  mis  que  trois  brigades,  bien  qu'il  eût  un  grade  supérieur. 
L'expédition  se  termina  par  la  prise  de  Seringapatam,  et  cette  courte 
campagne  marque  dans  la  vie  du  duc  de  Wellington  par  un  événe- 
ment qui  a  fait  grand  bruit,  mais  dont  ses  biographes  ont  donné  plu- 
sieurs versions  différentes. 

Le  général  Harris,  commandant  en  chef,  l'avait  détaché  avec  sou 
régiment,  le  33*^  d'infanterie,  pour  emporter,  à  la  faveur  de  la  nuit, 
un  petit  bois  fortifié,  désigné  sous  le  nom  de  tope  dans  la  langue 
militaire  de  l'Hindostan.  L'attaque  a  lieu  ;  mais  les  retranchemens  à 
emporter  sont  plus  forts  qu'on  ne  le  croyait ,  et  le  33%  accueilli  par 
un  feutrés  vif  et  bien  nourri,  recule  en  désordre.  Wellesley  se  trouve 


HOMMES   D'ÉTAT   I)E   LA   GRANDE-BRETAGNE.  431 

séparé  de  son  détachement ,  et  revient  dans  une  agitation  extrême 
apprendre  à  son  général  le  mauvais  succès  de  l'expédition.  Cepen- 
dant, au  point  du  jour,  le  régiment  se  rallia  ,  et  prit  d'assaut  le  poste 
attaqué  inutilement  la  veille.  Baird,  dit-on,  intercéda  généreusement 
auprès  d'Harris  en  faveur  de  son  heureux  rival,  pour  lui  faire  don- 
ner, par  une  seconde  attaque ,  l'occasion  de  réparer  son  échec  de  la 
nuit.  La  chose,  en  elle-même,  n'a  pas  grande  importance;  mais  les 
amateurs  du  romanesque,  dans  l'histoire  des  hommes  célèbres ,  l'ont 
citée,  avec  la  fuite  de  Frédéric  II  du  champ  de  bataille  de  Mollwitz, 
comme  un  exemple  de  ces  terreurs  paniques,  qui  ont  souvent,  dit-on, 
surpris  à  leur  première  affaire  les  futurs  héros  de  mille  batailles. 

La  prise  de  Seringapatam  (  4  mai  1T99  )  est  une  des  affaires  les 
plus  sérieuses  et  les  plus  disputées  que  les  troupes  anglaises  aient 
jamais  eues  dans  l'Inde.  Tippoo  était  constamment  le  dernier  à  quitter 
les  retranchemens  ;  à  mesure  que  les  Européens  s'en  rendaient  maî- 
tres, et  tani  que  dura  la  résistance  des  assiégés,  on  le  vit  tirer  de  sa 
main  sur  les  assaillans,  servi  par  deux  des  siens,  qui  n'avaient  d'autre 
occupation  que  de  lui  charger  des  fusils.  Enfin  la  multitude  des  fuyards 
l'entraîna  malgré  lui  vers  son  palais.  Wellesley,  qui  s'était  fort  dis- 
tingué dans  cet  assaut,  fut  un  de  ceux  qui  découvrirent  sous  un  mon- 
ceau de  cadavres  le  corps  inanimé  du  monarque  vaincu.  C'était  sous 
une  des  voûtes  du  palais ,  et  ses  plus  fidèles  serviteurs  avaient  été 
massacrés  près  de  lui.  Tippoo  avait  reçu  quatre  balles  dans  la  poi- 
trine et  une  dans  la  tête,  la  dernière ,  dit-on  ,  de  la  main  du  soldat 
que  le  prince  expirant  avait  blessé  d'un  coup  de  sabre ,  au  moment 
où  l'Anglais  se  jetait  sur  lui  pour  le  dépouiller. 

Après  cette  conquête,  le  colonel  Wellesley  eut  quelque  temps  le 
gouvernement  du  royaume  de  Mysore,  et,  l'année  suivante,  y  signala 
son  activité  par  la  défaite  du  chef  de  brigands  Dhoondia  Waugh , 
qui  prenait  le  titre  de  roi  des  deux  mondes,  et  dont  l'arm.ée  s'éle- 
vait à  cinq  mille  hommes  d'excellente  cavalerie  légère.  C'était  un  de 
ces  aventuriers,  moitié  prince  et  moitié  voleur,  qui  surgissent  dans 
l'Inde  à  la  fin  de  toutes  les  grandes  guerres ,  et  réunissent  autour 
d'eux  les  débris  des  armées  indigènes. 

Une  fois  cette  expédition  terminée ,  toute  l'histoire  du  séjour  de 
Wellesley  dans  l'Inde,  pendant  deux  ou  trois  ans ,  ne  présente  rien 
de  plus  remarquable  que  la  vie  ordinaire  des  officiers  anglais  en  ce 
pays.  Maintenir  l'ordre  avec  une  poignée  de  troupes  sur  une  éten- 
due de  territoire  aussi  vaste  que  la  plupart  des  états  européens,  telle 
est  leur  mission,  l'objet  constant  de  leurs  soins  et  le  but  de  toute 


^32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  activité.  Ce  fut  là  toute  l'existence  du  colonel  Wellesley.  Une 
maladie  grave  l'empêcha  de  faire  partie  de  cette  singulière  expédi- 
tion envoyée,  en  1801,  des  bords  du  Gange  sur  ceux  du  Nil,  sous 
les  ordres  du  général  Baird,  pour  y  combattre  les  Français,  et  qui 
arriva  trop  tard.  Mais  en  1803  éclata  la  dernière  grande  guerre  de 
la  compagnie  dans  l'inde  centrale,  celle  des  Mahrattes.  Wellesley  y 
obtint  le  commandement  de  l'armée  d'opérations  du  sud  ,  destinée  à 
marcher  contre  leur  chef  Scindiah.  Homme  entreprenant  et  adroit, 
bien  plus  dangereux  ennemi  que  le  fougueux  Tippoo-Saib,  Scindiah 
semblait  vouloir  suivre  les  traces  d'IIyder-Ali ,  le  seul  chef  hindou 
qui  ait  jamais  compris  sa  position  ainsi  que  la  nature  et  les  nécessités 
d'une  guerre  contre  les  Anglais. 

Un  général  anglais ,  fatigué  de  suivre  inutilement  les  marches  et 
contremarches  d'Hyder-Ali,  lui  adresse  un  jour  une  provocation 
régulière  pour  une  rencontre  en  bataille  rangée,  a  Donne-moi ,  lui 
répond  Hyder-Ali,  des  troupes  semblables  à  celles  que  tu  comman- 
des ,  et  nous  en  viendrons  aux  mains.  Tu  comprendras  un  jour  mon 
système  de  guerre.  Irai-je  risquer  ma  cavalerie ,  qui  m'a  coûté  mille 
roupies  par  cheval,  contre  tes  boulets  de  canon  qui  n'en  coûtent  que 
deux?  non  certes.  Je  vais  faire  marcher  tes  troupes  à  ma  poursuite, 
jusqu'à  ce  que  tes  soldats  aient  les  jambes  aussi  longues  que  le  corps. 
Vous  ne  trouverez  pas  un  brin  d'herbe,  pas  une  goutte  d'eau.  Je 
saurai  de  vos  nouvelles  toutes  les  fois  que  vous  battrez  le  tambour  ; 
mais  vous  ne  saurez  pas  une  fois  par  mois  où  je  suis.  Je  livrerai  ba- 
taille à  ton  armée  quand  je  voudrai ,  et  non  quand  il  te  plaira.  »  Telle 
est  la  tactique  que  Scindiah  parut  d'abord  adopter.  Aussi  fallait-il 
l'atteindre  à  tout  prix ,  et  se  battre  à  tout  risque.  C'est  ce  que  Ct 
Wellesley  avec  une  vigueur  et  une  rapidité  inconnues  jusqu'alors 
dans  les  guerres  de  l'Inde.  Quand  les  deux  armées  se  rencontrèrent 
à  Assye ,  dans  le  Deccan  (  23  septembre  1803  ) ,  Scindiah  comptait 
sous  ses  drapeaux  dix  mille  hommes  de  troupes  régulières  à  pied, 
commandés  par  des  officiers  européens  ;  de  trente  à  quarante  mille 
chevaux,  et  cent  pièces  de  canon.  Wellesley  l'attaqua  avec  six  ou  sept 
mille  hommes.  Cette  action  est  la  plus  terrible  que  nous  ayons  ja- 
mais eu  à  soutenir  dans  l'Hindostan,  car  les  vainqueurs  laissèrent 
sur  le  champ  de  bataille  presque  le  tiers  de  leur  monde;  mais  les 
Mahrattes  furent  écrasés.  L'infanterie  anglaise  enleva  leur  artillerie 
à  la  baïonnette ,  et  Wellesley  eut  deux  chevaux  tués  sous  lui,  le  pre- 
mier d'un  coup  de  lance ,  et  l'autre  d'un  coup  de  feu.  Cette  bataille 
ruina  effectivement  le  pouvoir  de  Scindiah;  mais  il  fallut  une  seconde 


HOMiMES  d'État  de  la  grande-bretagne.  433 

victoire,  celle  d'Argaum,  pour  l'amener  à  se  soumettre.  La  bril- 
lante campagne  de  ^yellesIey  dans  le  sud ,  et  les  succès  du  général 
Lake  dans  le  nord  furent  suivis  d'un  traité  de  paix  qui  valut  à  la  com- 
pagnie un  grand  accroissement  de  territoire. 

C'est  en  1805,  après  la  soumission  de  Scindiah,  que  Wellesley 
quitta  le  service  de  l'Inde.  Son  frère  avait  résigné  quelque  temps 
avant  les  fonctions  de  vice-roi,  et  Wellesley  se  souciait  peu  des  soins 
obscurs  d'un  commandement  militaire  en  temps  de  paix,  quelque 
étendu  qu'il  pût  être.  D'ailleurs,  il  avait  à  se  plaindre  de  la  compa- 
gnie. Les  directeurs  de  ce  corps  immense,  paciGques  marchands,  ne 
savaient  pas  apprécier  les  guerres  brillantes  et  les  dispendieuses 
conquêtes  que  lord  Wellesley  et  son  frère  avaient  faites  pour  eux, 
et  les  traitaient  un  peu  comme  des  héros  qui  leur  avaient  imposé 
leurs  victoires.  Le  jeune  Wellesley  revint  en  Angleterre  avec  le  titre 
de  sir  Arthur  et  le  grade  de  général;  mais  il  ne  fut  pas  long-temps  à 
éprouver  ce  qu'il  avait  prédit  lui-même  dans  une  de  ses  lettres, 
écrite  pendant  qu'il  servait  en  Asie  :  c'est  que  le  gouvernement  an- 
glais n'estime  pas  le  service  militaire  dans  l'Inde  à  la  même  valeur 
que  tout  autre.  En  effet ,  soit  à  cause  de  l'éloignement  du  théâtre,  soit 
par  suite  du  peu  d'intérêt  qu'on  attache  aux  affaires  de  l'Inde,  une 
grande  réputation  acquise  au  service  de  la  compagnie  est  générale- 
ment assez  mal  appréciée  des  Anglais,  et  le  guerrier  qui  a  détrôné 
de  puissans  monarques  et  parcouru  des  royaumes  en  vainqueur  sur 
les  bords  du  Gange,  en  est  souvent  réduit  à  tenir  garnison  dans  une 
petite  ville  ou  à  commander  un  régiment  au  sein  de  sa  patrie.  Ce  fut 
le  sort  de  Wellesley,  que  nous  retrouvons,  en  1806,  chargé  de  dres- 
ser à  la  manœuvre  une  brigade  d'infanterie  sur  la  côte  méridionale 
de  l'Angleterre.  Mais  il  n'était  pas  homme  à  prendre  ombrage  d'une 
prétendue  injustice,  ou  à  néghger  par  orgueil  ou  par  dépit  les  de- 
voirs d'une  situation  inférieure.  Un  ami  lui  demandait  un  jour,  à  cette 
époque,  comment,  après  avoir  vu  sous  ses  ordres  des  armées  de 
quarante  mille  hommes  sur  le  champ  de  bataille,  il  pouvait  se  rési- 
gner à  apprendre  l'exercice  à  quelques  centaines  de  recrues,  pen- 
dant des  mois  entiers,  dans  une  petite  ville  de  bains  fort  à  la  mode. 
c(  Pourquoi  non?  lui  répondit  Wellesley;  le  motif  est  bien  simple.  Je 
suis  nïmmukwallah,  selon  le  terme  indien,  c'est-à-dire  que  j'ai  mangé 
le  sel  du  roi,  et  qu'en  conséquence  je  me  crois  obligé  à  le  servir,  lui 
et  son  gouvernement,  partout  où  il  leur  plaira  de  m'envoyer.  » 

Tel  a  toujours  été  le  langage  de  Wellington ,  dans  l'armée  comme 
dans  l'administration  civile,  dans  les  plus  hautes  dignités  comme 

TOME  XII.  2S 


434.  REVUE  BES  DEUX  MONDES. 

dans  les  plus  modestes  emplois.  L'idée  du  devoir  a  toujours  constitué 
le  principe  dirigeant  de  sa  propre  conduite  et  celui  qu'il  s'est  efforcé 
d'inculquer  aux  autres.  Qu'on  ouvre  ses  dépêches,  ses  ordres  du 
jour,  ses  lettres,  ses  discours;  on  n'y  trouvera  presque  jamais  d'ap- 
pel à  l'ambition,  à  l'amour  de  la  gloire,  ou  à  tout  autre  mobile  inté- 
ressé des  actions  humaines;  le  devoir  d'un  soldat  envers  son  chef, 
d'un  fonctionnaire  civil  envers  son  roi,  voilà  le  seul  ressort  qu'il 
mette  en  jeu,  le  seul  trait  auquel  il  reconnaisse  l'héroïsme. 

On  dit  que  Napoléon  parlait  en  termes  fort  méprisans  de  la  capa- 
cité mihtaire  des  officiers  qui  avaient  appris  la  guerre  au  service  de 
la  compagnie.  Sous  le  rapport  purement  militaire,  il  avait  peut-être 
raison;  mais  sous  un  autre  point  de  vue,  cette  école  n'est  pas  sans 
avantages  pour  ceux  qui  ont  le  talent  d'en  profiter.  Le  service  de 
l'Inde  accoutume  les  officiers,  qui,  sous  les  drapeaux  de  l'armée 
anglaise ,  auraient  long-temps  végété  dans  une  sphère  d'action  su- 
balterne et  restreinte,  à  de  grandes  vues  et  à  des  opérations  qui  em- 
brassent un  vaste  territoire.  Ils  y  commandent  une  étendue  considé- 
rable de  pays;  ils  ont  à  pourvoir  à  l'entretien  d'immenses  armées; 
ils  ont  à  exécuter  des  marches  et  quelquefois  des  mouvemens  mili- 
taires combinés  dans  de  larges  proportions,  à  un  âge  où,  s'ils 
étaient  restés  en  Europe,  ils  n'auraient  eu  d'autres  moyens  d'instruc- 
tion, d'autre  tâche  à  remplir,  que  de  surveiller  les  détails  routiniers 
d'une  garnison  et  la  tenue  d'un  régiment  pour  la  parade.  Wellington 
en  tira  encore  un  grand  avantage  sous  un  rapport  tout  différent.  Ce 
fut  pour  lui  une  école  de  diplomatie  pratique;  il  y  apprit  l'art  de 
traiter  avec  des  hommes  de  nationalités  et  de  mœurs  diverses,  sans 
blesser  leurs  intérêts,  ni  leurs  préjugés.  Et  ce  fut  assurément  cette 
éducation  qui,  jointe  à  sa  patience  et  à  son  incomparable  égalité  de 
caractère,  lui  donna  plus  tard  une  si  grande  supériorité  sur  tous  les 
autres  généraux  anglais  dans  ses  relations  épineuses  avec  nos  alliés 
de  Portugal  et  d'Espagne.  Seul  il  parut  comprendre  l'indolence  et 
l'orgueil  de  ces  nations  singulières;  seul  il  parut  capable  de  tirer 
parti  de  leur  bravoure  et  de  leur  dévouement,  sans  compter  sur 
elles  pour  des  efforts  qu'elles  ne  voulaient  pas  faire  et  pour  une  in- 
telligence qu'elles  n'ont  pas.  Il  avait  pour  maxime,  ce  sont  ses  pro- 
pres paroles,  a  qu'il  faut  faire  de  son  mieux  avec  les  instrumens  qu'on 
a,  et  non  pas  se  fâcher  contre  eux.  »  Aussi,  tandis  que  d'autres, 
séduits  par  les  vanteries  des  Espagnols ,  se  laissaient  aller  à  des  es- 
pérances exagérées,  et  puis  se  décourageaient  en  les  voyant  si  mal 
tenir  leurs  promesses,  seul  il  ne  donnait  aucune  prise  à  l'exaltation 


HOMMES  t>  ÉTAT  DE  LA   GRANDE-BRETAGNE;  435 

ni  à  l'abattement,  et  marchait  au  but  dun  pas  égal  et  ferme ^ sans 
craindre  comme  sans  espérer  trop. 

Cependant,  après  son  retour  en  Angleterre,  sir  Arthur  Wellesley 
ne  courut  pas  grand  danger  de  rester  long-temps  livré  aiïx  fasti- 
dieux loisirs  d'une  vie  de  garnison.  Un  frère  aîné,  ambitieux  et  re- 
muant comme  l'était  lord  Wellesley,  ne  devait  pas  laisser  languir 
dans  l'inaction  les  talens  naturels  et  les  facultés  acquises  du  jeune 
offlcier.  En  1806  le  général  Wellesley  entra  au  parlement  comme 
représentant  de  New-Port,  dans  l'île  de  Wight,  petit  bourg  à  la  dis- 
position du  ministère,  et  dans  la  même  année  il  épousa  miss  Paken- 
ham ,  jeune  dame  irlandaise  de  noble  famille,  union  qui ,  par  la  suite, 
ne  fut  pas  fort  heureuse.  A  cette  époque,  son  expérience  des  affaires 
de  l'Inde  le  rendit  assez  utile  au  gouvernement,  et  c'est  lui  qui  passe 
pour  avoir  fait  abandonner  l'absurde  projet  de  recruter  dans  les 
Antilles  une  armée  de  nègres  pour  contenir  les  Hindous,  tandis  qu'on 
aurait  envoyé  les  Gipayes  en  garnison  dans  nos  colonies  des  Indes- 
Occidentales.  En  1807,  après  la  chute  du  parti  de  Fox  et  de  lord 
Grenville,  sir  Arthur  Wellesley  fut  nommé  secrétaire  d'état  pour 
rirlande,  sous  la  vice-royauté  du  duc  de  Richmond.  Mais  à  peine 
avait-il  passé  quelques  mois  dans  ce  noviciat  des  grandeurs  ministé- 
rielles ,  qu'il  fut  rappelé  d'Irlande  pour  servir  sous  les  ordres  de  lord 
Cathcart  dans  l'expédition  de  Copenhague;  et  c'est  lui  qui  comman- 
dait les  troupes  dans  la  seule  affaire  sérieuse  de  cette  courte  cam- 
pagne, la  bataille  de  Kioge,  où  fut  défait  le  général  danois  Linsmar. 
Ici  se  termine  ce  qu'on  peut  appeler  l'éducatioîi  politique  et  mili- 
taire de  lord  Wellington.  A  partir  de  1808  s'ouvre  devant  lui  le  grand 
théâtre  de  sa  gloire  future,  de  ses  succès  comme  général ,  de  sa  pré- 
/pondérance  comme  adversaire  de  Napoléon;  c'est  en  1808  qu'il  com- 
meace  à  remplir  seul  et  à  dominer  en  première  ligne  la  scène  où  il 
a'avait  joué  jusqu'alors  que  des  rôles  secondaires.  Les  évènemens  de 
la  campagne  de  1808  en  Portugal,  contre  Junot,  sont  trop  bien  con- 
nus pour  qu'il  soit  nécessaire  de  les  rapporter  ici ,  et  nous  n'en  dirons 
'un  mot  à  l'occasion  de  quelques  traits  propres  à  caractériser 
vu         ^,  Sir  Arthur  Wellesley,  trop  peu  célèbre  encore  comme  mi- 
omm^        ^^  Europe,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  le  service  de  l'Inde 
*3ire(carv        .^^ès  pour  rien),  n'était  pas  d'abord  chargé  par  le 
ompte  à  peu  j.  responsabilité  immédiate  d'un  grand  pouvoir, 

gouvernement  de  la  division  a  joué  un  rôle  si  considérable  dans 

est  par  hasard  que  sa  ^*^»  Les  deux  armées  en  étaient  vcnue^^ 

^s  evénemens  de  cette  annt  '  Holiça;  quelques  jours  aprfjs,  Junot, 

"""^  ""'■"■"*  PO"r la  première  fois  a.  ^8. 


tâB  ftEVlJÈ  DES  DEUX  MONDES* 

harcelé  sur  ses  derrières  et  sur  ses  flancs  par  rînsurréctlon  portu- 
gaise, s'était  vu  forcé,  par  la  fermeté  de  Wellington  à  Vimiero,  de 
se  retirer  précipitamment  sur  Lisbonne,  quand,  le  jour  même  de 
cette  bataille ,  arriva  sir  Harry  Burrard  pour  le  remplacer.  Et  telle 
était  alors  la  confusion  de  notre  administration  militaire,  que  le  len- 
demain sir  Harry  Burrard  se  trouva  dépossédé  lui-même  par  sir 
Hugh  Dalrymple.  Le  général  victorieux  pressa  en  vain  ses  supérieurs 
dans  le  commandement  et  ses  anciens  dans  le  service  de  profiter  da 
coup  qu'il  avait  frappé;  en  vain,  pour  la  seule  fois  peut-être  de  sa 
vie,  les  supplia-t-il  de  se  mettre  rapidement  à  la  poursuite  de  l'en- 
nemi; leur  prudence,  d'autres  diraient  leur  amour-propre,  résista 
opiniâtrement  à  ses  instances.  On  rapporte  qu'alors  sir  Arthur  ne 
laissa  percer  son  mécontentement  que  dans  ce  peu  de  mots  adressés 
à  son  état-major,  a  Eh  bien!  messieurs,  puisqu'il  en  est  ainsi,  tout 
ce  que  nous  avons  à  faire,  c'est  d'aller  tuer  quelques  perdrix  rouges.  » 
Alais,  nonobstant  ce  mécompte;  il  ne  refusa  point  l'assistance  de  ses 
conseils  au  général  en  chef  pour  amener  la  fameuse  convention  de 
Cintra  ;  et  quand  la  clameur  populaire  du  pays  s'éleva  contre  cette 
convention,  il  défendit  dans  le  parlement,  avec  zèle  et  loyauté, 
la  conduite  des  officiers  à  l'hésitation  desquels  il  pouvait  et  devait 
imputer  le  peu  de  fruit  qu'on  avait  retiré  de  sa  propre  victoire.  Dans 
cette  circonstance  comme  dans  mille  autres,  lord  Wellington  a  mani- 
festé la  droiture ,  le  sentiment  d'honneur  qui  distinguent  son  noble 
caractère;  et  ce  qui  ne  l'honore  pas  moins,  ce  sont  les  éloges  qu'il  a- 
toujours  hautement  prodigués  à  son  infortuné  compagnon  d'armes, 
sir  John  Moore.  Il  est  vrai  qu'en  général  les  hommes  qui  ont  joui 
d'un  bonheur  singulier  et  constant  sont  assez  portés  à  juger  les  au- 
tres avec  indulgence  et  candeur.  Ils  le  peuvent  sans  danger  comme 
sans  retour  pénible  sur  eux-mêmes  ;  et  assurément  jamais  homme 
n'a  été  plus  singulièrement  favorisé  par  son  étoile  que  lord  Wel- 
lington dans  toutes  les  grandes  crises  de  sa  vie.  Il  n'y  a,  si  ma  mé- 
\^noire  ne  me  trompe,  dans  le  nombre  de  mes  compatriotes  et  de  mes 
coi  itemporains  à  la  fois,  que  deux  hommes  éminens  dont  on  ne  pu-^j-g^ 
pas  citer  un  jugement  rigoureux  ou  un  mot  de  ^nalveillanc^^.  j^^^g 
un  ri  val,  un  ami  ou  un  ennemi,  Wellington  et  sir  Walf^     o  '^  .   y^^ 

et  l'ai  itre  les  plus  heureux  en  même  temps  que  ]"        "      .,1    L^c 
/  ^s  plus  illustres, 

chacun   dans  leur  genre.  ' 

Je  n'<  "ii  pas  l'intention  de  retracer  les  v'  .    re  de 

la  Pénins  ule.  Les  militaires  nous  ont  -         ■  icissitudes  de  la  guer^    ^^ 

commentai  >es,  de  souvenirs  d^  assez  inondés  de  "'^."^^^^     ' 

.toute  espèce  sur  ce  sujet,  dont,oi^ 


HOMMES  d'État  de  la  grande-bretagne.  437 

commence  en  Angleterre  à  se  trouver  bien  fatigué;  car  le  plus  mince 
officier  quia  fait  la  guerre  de  l'indépendance,  se  croit  en  conscience 
obligé,  avant  de  mourir,  de  laisser  à  la  postérité  un  récit  de  ses 
exploits  personnels,   avec  un  commentaire   critique   sur  tous  les 
grands  capitaines  de  ce  siècle,  depuis  l'empereur  Napoléon  jusqu'au 
colonel  de  son  régiment.  C'est  un  tort  que  nos  compatriotes  font  à 
leur  gloire  et  à  celle  de  leur  pays,  en  insistant  de  telle  façon  sur  les 
campagnes  de  la  Péninsule,  comme  s'ils  n'avaient  pas  autre  chose 
dans  leur  histoire.  Cependant  je  me  garderai  bien  d'en  contester  la 
grandeur.  Toute  cette  guerre,  je  le  sais,  a  été  une  longue  et  dange- 
reuse épreuve  pour  le  général,  qui,  du  côté  des  Anglais,  en  a  eu  seul 
la  direction,  et  jamais  réputation  ne  sortit  plus  éclatante  et  plus 
entière  d'un  jugement  aussi  rigoureux.  Quant  aux  fautes  qu'il  peut 
avoir  commises,  l'histoire  décidera  entre  quelques-uns  de  ses  pané- 
gyristes anglais  qui  le  proclament  infaillible ,  et  plusieurs  de  ses  cri- 
tiques étrangers  qui  semblent  lui  imputer  tous  ses  revers  et  faire 
honneur  au  diable  de  tous  ses  succès.  Ce  qu'on  peut  dire  au  moins, 
c'est  que  jamais  il  ne  fut  commis  de  fautes  plus  faciles  à  réparer  et, 
en  effet,  plus  promptement  réparées,  et  que  jamais,  sous  le  com- 
mandement du  duc  de  Wellington,  une  défaite  ou  une  déroute  ne 
déshonora  l'étendard  britannique.  Qu'on  parcoure  l'histoire  de  ses 
campagnes;  quelque  étranger  qu'on  soit  à  la  profession  des  armes 
et  à  l'art  de  la  guerre ,  on  sera  frappé  tout  d'abord  du  peu  d'énergie 
que  Wellington  apporte  à  poursuivre  les  plus  beaux  succès  :  on  n'y 
trouvera  ni  conquêtes  rapides,  ni  coups  étourdissans.^Mais  pour  être 
juste,  il  ne  faut  pas  oublier  quelle  était  sa  position.  Dans  tout  le  cours 
de  la  guerre,  son  armée  fut  le  seul  espoir  de  la  cause  qu'elle  soutenait, 
au  milieu  de  trois  ou  quatre  armées  françaises,  séparées,  il  est  vrai, 
par  la  nécessité  de  couvrir  une  vaste  étendue  de  pays,  et  harcelées 
de  tous  côtés  par  l'insurrection  populaire  qui  les  entourait,  mais  tou- 
jours capables,  à  la  moindre  provocation  téméraire  de  la  part  du  gé- 
néral anglais,  de  l'envelopper  et  de  le  détruire,  et  de  détruire  avec  lui 
le  dernier  moyen  de  salut  de  l'indépendance  espagnole.  Et  ce  n'est  pas 
tout.  Derrière  les  armées  françaises,  il  y  avait  la  France  et  l'empereur; 
derrière  Wellington,  la  mer,  un  ministère  divisé,  deux  chambres  tra- 
cassières  et  difficiles.  Les  qualités  par  lesquelles  il  brille  [sont  justement 
les  plus  appropriées  à  une  pareille  situation  :  la  patience,  la  fermeté, 
la  sagacité.  On  ne  saurait  nier  qu'il  n'eut  grand  besoin  de  la  première 
pour  endurer  l'irritation  constante,  produite  par  les  erreurs  d'un 
gouvernement  qui  allait  ensevelir  trente  mille  hommes  dans  les  sables 


438  REVUE  DÈS  DEUX  MONDES. 

de  Walclieren ,  au  moment  où  leur  présence  en  Espagne  aurait  pit 
changer  le  cours  des  évènemens,  pendant  la  seconde  campagne  de 
Napoléon  en  Autriche,  et  qui  enfermait  à  Malte,  en  Sicile,  à  Cadix 
et  sur  plusieurs  autres  points  isolés,  les  baïonnettes  que  réclamait 
sans  cesse  Wellington  pour  tirer  parti  de  ses  victoires.  La  patience 
ne  lui  était  pas  moins  nécessaire  en  face  des  intolérables  vexations 
que  ne  nous  épargnaient^  pas  nos  alliés  espagnols  et  portugais.  A  la 
vérité,  leurs  généraux  ne  ressemblaient  pas  tous  au  vieux  Cuesta, 
qui  haïssait  plus  encore  ses  alliés  étrangers  que  ses  ennemis,  qui, 
en  cédant  aux  ardentes  prières  du  général  anglais  pour  lui  faire 
évacuer  une  position  où  Victor  l'aurait  infailliblement  exterminé,  se 
félicitait  d'avoir  forcé  Wellington  à  l'en  supplier  à  genoux  !  et  qui , 
après  la  sanglante  bataille  de  Talavera,  à  laquelle  il  n'avait  guère 
assisté  qu'en  observateur ,  refusa  de  nous  prêter  une  seule  bête  de 
somme  pour  le  transport  de  nos  malheureux  blessés,  et  un  seul 
homme  pour  enterrer  nos  morts.  Non,  tous,  heureusement,  ne 
ressemblaient  pas  à  Cuesta;  mais  les  plus  braves  ne  nous  étaient  pas 
fort  utiles ,  à  cause  de  leur  ignorance  et  de  leur  orgueil  ;  et  il  se 
trouvait  toujours  que  les  favoris  des  juntes  ou  des  cortès  étaient  à 
la  fois  les  plus  grands  fanfarons  et  les  plus  lâches,  comme  les  plus 
incapables  officiers.  Quand  ces  généraux  étaient  braves,  ils  ne  man- 
quaient jamais  de  livrer  bataille  et  de  faire  tailler  en  pièces  leurs 
misérables  armées  ;  puis,  ils  accusaient  la  prudence  égoïste  du  géné- 
ral anglais,  pour  n'avoir  pas  joué  ses  vieux  bataillons  sur  la  même 
carte.  Quand  ils  étaient  lâches,  ils  se  tenaient  opiniâtrement  à  une 
distance  respectueuse  de  l'ennemi,  et  publiaient  en  espagnol  clas- 
sique les  plus  belles  proclamations  du  monde.  C'est  contre  de  tels 
hommes  et  de  tels  obstacles  que  la  patience  de  lord  Wellington  eut 
trop  souvent  à  s'exercer.  Pour  sa  fermeté,  je  me  bornerai  à  rappeler 
la  défense  du  Portugal  en  1810,  et  ces  lignes  de  Torres-Vedras,  sur 
lesquelles  vinrent  échouer  le  courage  et  la  réputation  de  Masséna. 
Enfin,  comme  exemple  de  sagacité,  personne  n'a  oublié  le  mémora- 
ble coup  d'oeil  avec  lequel  il  saisit  à  Salamanque  un  instant  d'erreur 
de  Marmont,  et  décida,  en  une  heure,  la  plus  importante  victoire 
de  toute  la  guerre. 

Jamais  chef  n'a  possédé  plus  complètement  que  lord  Wellington  le 
secret  d'inspirer  de  la  confiance  au  soldat  :  mais  cette  confiance,  il 
faut  l'avouer,  tenait  plus  à  la  foi  du  soldat  dans  son  étoile  et  dans 
son  habileté  militaire,  qu'à  son  langage  et  à  sa  façon  de  le  manier. 
A  la  tête  des  armées,  ii  était  plus  froid,  plus  réservé,  plus  laconi- 


HOMMES  d'État  de  l\  grande-bretagne.  439 

que  encore  qu'il  ne  s'est  montré  depuis  dans  le  parlement  et  dans 
la  direction  des  affaires  du  pays.  Son  caractère  ne  présente  pas  la 
moindre  nuance  de  vanité;  !on  ne  trouverait  pas  dans  ses  dépêches 
une  ombre  de  charlatanisme,  pas  un  mot  d'éloge  pour  lui-même. 
Mais  il  y  est  presque  aussi  avare  de  louan^^es  pour  les  autres ,  et  ce 
langage  excitant  qui  anime  le  soldat,  en  lui  mettant  la  gloire  sous  les 
yeux  et  pour  ainsi  dire  à  sa  portée,  ce  langage  des  grands  capitaines 
qui  fait  presque  toujours  faire  de  grandes  choses ,  il  ne  sait  ou  ne 
veut  pas  le  parler.  Ce  n'est  pas,  comme  on  le  prétend  quelquefois, 
que  le  soldat  anglais  ne  soit  pas  accessible  à  l'entraînement  de  ce 
langage  :  mais  sous  nos  drapeaux  il  est  d'usage  de  ne  pas  en  essayer, 
et  de  tenir  le  soldat  strictement  attaché  à  la  lettre  de  ses  devoirs 
militaires,  sans  lui  parler  d'autre  chose;  c'est  lui  faire  tort,  car  il 
comprendrait  bien  un  autre  langage. 

Cependant  le  caractère  élevé  de  lord  Wellington  et  sa  constante 
fortune  donnaient  au  moindre  mot  d'encouragement  sorti  de  sa 
bouche  une  force  que  la  plus  chaleureuse  éloquence  communique 
rarement  aux  harangues  militaires.  Ceux  qui  l'ont  vu,  la  pâleur  et 
l'anxiété  sur  le  front ,  mais  toujours  inébranlable  et  calme  dans  les 
plus  grands  dangers,  disent  que  le  sombre  feu  de  scn  œil  et  le  peu 
de  paroles  résolues  qui  tombaient  alors  de  ses  lèvres,  exerçaient 
autour  de  lui  une  puissance  magique.  Hors  de  là ,  il  se  retranchait 
dans  la  sévérité  d'une  impassible  étiquette,  et  l'armée  n'avait  guère 
de  communication  avec  son  chef.  On  ne  saurait  dire  qu'il  fût  très 
populaire  parmi  ses  ofGciers.  L'éclat  de  ses  victoires  et  de  son  nom 
a  maintenant  effacé  tout  pénible  souvenir  du  passé ,  et  ceux  qui  ont 
servi  sous  Wellington ,  en  parlent  comme  les  soldats  d'Alexandre  ou 
de  César  devaient  parler  de  leur  général;  mais  à  l'armée,  son  impé- 
nétrable réserve ,  son  attitude  raide  et  glaciale ,  le  peu  d'intérêt  qu'il 
paraissait  prendre,  même  aux  plus  braves  et  aux  plus  distingués  de 
ses  officiers,  ne  pouvaient  inspirer  un  bien  vif  attachement  pour  sa 
personne.  S'il  avait  été  battu  et  rappelé  de  la  Péninsule  au  milieu  de 
sa  carrière,  sous  le  coup  d'une  défaite,  il  n'aurait  pas  trouvé  beau- 
coup de  défenseurs  parmi  ses  compagnons  d'armes.  Cependant, 
comme  il  était  toujours  juste ,  comme  on  ne  le  soupçonnait  ni  de  pré- 
ventions ,  ni  de  partialité,  s'il  ne  savait  pas  se  faire  aimer,  au  moins 
son  caractère  inspirait-il  une  entière  conOance.  Il  pouvait  avoir  de 
l'éloignement  pour  telle  ou  telle  personne ,  sans  se  laisser  jamais 
aller  à  le  lui  faire  sentir  par  d'injustes  procédés.  En  voici  une  preuve. 
On  le  supposait  généralement  en  assez  mauvais  termes  avec  sir  Tho- 


440  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mas  Picton,  un  des  meilleurs  officiers  de  l'armée  anglaise  dans  la 
Péninsule.  Un  jeune  commissaire ,  récemment  arrivé  d'Angleterre 
avec  une  très  haute  opinion  de  lui-même  et  de  sa  place,  manque  un 
jour  de  livrer  à  la  division  de  Picton  ses  rations  à  l'époque  conve- 
nue. c(  Voyez-vous  cet  arbre,  lui  dit  le  vieux  Picton  en  colère  avec 
sa  brusquerie  galloise  ;  eh  bien  !  si  je  n'ai  pas  les  rations  à  midi,  je 
vous  y  ferai  pendre  à  midi  et  demi.  »  Le  commissaire  indigné  se 
rend  aussitôt  auprès  du  général  en  chef,  qu'il  se  flatte  de  trouver 
fort  accessible  à  une  accusation  portée  contre  Picton,  et  d'un  ton 
de  dignité  offensée,  lui  dit  la  menace  qu'on  vient  de  lui  faire.  «Est- 
il  possible?  lui  répond  Wellington  avec  son  laconisme  ordinaire. 
Alors  je  vous  conseille  de  ne  pas  lui  faire  attendre  ses  rations,  car  il 
est  homme  à  vous  tenir  parole.  >)  Et  puis  il  lui  tourne  le  dos. 

Quelquefois  Wellington  mécontentait  tous  ses  officiers  par  la  du- 
reté de  ses  reproches  et  la  froideur  de  ses  éloges.  C'est  ce  qui  lui 
arriva,  par  exemple,  après  la  retraite  de  Burgos,  en  181:2.  Il  publia 
alors  un  ordre  du  jour,  dans  lequel  tous  les  officiers ,  sans  distinc- 
tion ,  étaient  rudement  réprimandés  pour  les  désordres  qui  avaient 
signalé  cette  retraite,  a  Sous  ce  rapport,  disait-il,  la  discipline  de 
l'armée  a  plus  perdu,  dans  la  dernière  campagne,  que  dans  aucune 
autre  à  laquelle  j'aie  pris  part  ou  dont  j'aie  lu  le  récit.  »  Tout  le  monde 
fut  indigné  de  la  sévérité  de  ces  reproches  qui  n'épargnaient  per- 
sonne, et  on  n'était  pas  loin  de  dire  tout  haut,  dans  les  rangs  de 
l'armée,  que  le  général  en  chef,  irrité  d'avoir  échoué  devant  la  mi- 
sérable citadelle  de  Burgos ,  défendue  par  le  général  Dubreton  avec 
quelques  centaines  d'hommes ,  avait  exhalé  sa  colère  en  accusant  in- 
justement ses  troupes.  Et  cependant  tel  était  son  pouvoir  sur  ses 
officiers,  qu'ils  s'appliquèrent  tous,  en  murmurant  il  est  vrai,  à  ré- 
parer les  fautes  qu'il  avait  signalées.  Aussi  l'année  suivante,  l'armée 
anglo-portugaise,  qu'il  conduisit  d'Oporto  à  Bordeaux,  était-elle 
admirable  de  discipline  et  dans  la  plus  brillante  tenue  qui  se  puisse 
imaginer.  C'est  au  point  que  Wellington,  si  avare  de  ses  éloges,  a 
dit  d'elle  :  «  J'ai  toujours  pensé  qu'avec  une  pareille  armée  je  serais 
allé  où  j'aurais  voulu.  » 

L'officier  anglais  est  en  général  moins  susceptible  d'enthousiasme 
que  le  soldat  ou  le  marin;  ceux-là,  on  les  passionne  facilement,  et 
nous  avons  eu,  dans  nos  guerres  de  la  révolution  française,  un  grand 
homme  qui  savait,  par  instinct  de  génie,  tirer  un  immense  parti  de 
cette  ressource.  C'est  Nelson.  Wellington  avait  peut-être  plus  de  talent, 
de  fermeté,  de  sagacité  que  lui  ;  mais  Nelson  était  un  vrai  héros  de 


H0M3IES  d'État  de  la  grande-bretagne.  441 

roman.  Il  avait  cet  irrésistible  enthousiasme,  ce  feu  de  la  passion  et 
du  génie,  cette  force  électrique,  qui  embrasent  et  secouent  les  plus 
grossières  natures  et  les  élèvent  par  momens  jusqu'à  l'héroisme. 
Nelson  est  mort  jeune  :  s'il  avait  vécu,  il  ne  serait  certainement  jamais 
devenu  diplomate  ou  premier  ministre;  mais  le  dernier  de  ses  com- 
pagnons d'armes  serait  mort  volontiers  avec  lui  et  pour  lui,  par  af- 
fection pour  l'homme  non  moins  que  par  enthousiasme  pour  le  chef, 
et  c'est  toujours  son  nom  qui  attire  le  plus  impérieusement  toutes  les 
sympathies  d'une  ardente  jeunesse,  dans  les  pages  glorieuses  de  nos 
annales  militaires, 

En  1814,  le  duc  de  Wellington  représenta  la  Grande-Bretagne  au 
congrès  de  Vienne ,  d'où  il  fut  rappelé,  en  1815 ,  pour  prendre  part 
aux  opérations  militaires  dirigées  contre  Napoléon. 

L'histoire  de  cette  grande  année  appartient  à  l'histoire  générale  de 
l'Europe,  et  ne  rentre  pas  dans  le  cadre  limité  des  portraits  de  nos 
hommes  d'état.  Mais  j'ai  une  observation  à  faire  sur  les  jugemens 
portés,  en  France,  à  l'égard  du  général  anglais,  ou  le  rôle  qu'il  a 
joué  dans  ces  derniers  évènemens.  Je  les  trouve  injustes  et  défec- 
tueux sous  plus  d'un  rapport.  Quand  l'empereur,  dans  les  conversa- 
tions de  Sainte-Hélène ,  affecte  de  mettre  Wellington  au-dessous  de 
Blucher,  comme  général ,  et  lui  impute  fautes  sur  fautes  dans  la  cam- 
pagne de  1815,  est-ce  une  appréciation  impartiale  et  raisonnable  que 
puissent  accepter  sans  réserve  les  plus  passionnés  admirateurs  de 
Napoléon?  Au  contraire,  ne  sait-on  pas  fort  bien  maintenant  que  si 
les  conseils  de  Wellington  eussent  été  suivis ,  ils  auraient  probable- 
ment épargné,  à  l'armée  prussienne,  l'échec  du  16  juin  à  Ligny  (1). 
A  l'égard  de  sa  conduite  en  France,  pendant  l'occupation ,  il  est  pos- 
sible que  sa  nonchalance  et  sa  raideur  lui  aient  fait  peu  d'amis;  au 
moins  ne  peut-on  l'accuser  d'avoir  manqué  à  aucun  devoir  sérieux 
de  sa  haute  position.  Je  n'en  excepte  pas  même  la  malheureuse  af- 
faire du  maréchal  Ney;  car  bien  que  je  regrette  qu'en  cette  conjonc- 
ture, l'influence  du  gouvernement  de  ma  patrie  ne  se  soit  pas  exercée 


(1)  Tous  ceux  qui  connaissent  le  duc  de  Wellington  savent  combien  peu  sa  modestie  et 
ridée  qu'il  se  fait  lui-même  de  son  propre  mérite  encouragent  les  ridicules  exagérations 
auxquelles  se  livrent  ses  compatriotes  en  exaltant  sa  gloire  et  son  génie  militaire.  Quant  à 
Napoléon,  Wellington  a  toujours  parlé  de  lui  avec  la  profonde  admiration  d'un  homme  de 
guerre,  qui  seul  est  en  état  de  bien  apprécier  en  lui  le  plus  grand  capitaine  du  siècle.  Avant 
la  bataille  de  Waterloo,  il  a  sévèrement  blâmé  les  dispositions  prises  par  l'empereur;  mais 
il  ajoutait  :  «  Et  cependant  c'est  notre  maître  à  tous  ;  auprès  de  lui ,  nous  ne  sommes  que  des 
écoliers.  »  Voici  le  jugement  qu'il  porte  sur  les  plus  distingués  des  généraux  étrangers  avec 
lesquels  il  s'est  trouvé  en  contact.  «  Blûcher  pour  la  bataille  ;  Soult  pour  la  campagne  ;  Mas- 
séna  pour  les  deux.  » 


k¥l  REVLE  I)ES  DEUX   MONDES. 

en  faveur  de  la  bonne  cau$e ,  je  ne  puis  me  refuser  à  reconnaître  dans 
quelle  situation  délicate  se  trouvait  placé  le  général  anglais.  Une  in- 
tervention quelconque  dans  la  politique  adoptée  par  le  roi  de  France 
eût  été  contraire  à  la  règle  que  s'étaient  imposée  les  alliés,  de  laisser 
à  Louis  Xyilï  une  indépendance  complète  en  matière  de  politique 
intérieure. 

La  discipline  que  Wellington  sut  alors  maintenir  dans  notre  armée, 
Bst  ou  doit  être  un  de  ses  plus  beaux  titres  aux  yeux  de  l'opinion  pu- 
blique. Il  s'est  élevé  récemment,  à  ce  sujet,  une  discussion  sérieuse. 
On  sait  que  le  duc  de  Wellington  se  soucie  peu  d'introduire  des  ré- 
formes dans  notre  administration  militaire  et  veut  conserver  intact 
l'ancien  système,  y  compris  les  coups  de  fouet.  La  chambre  des 
communes  ayant  institué  un  comité  pour  l'examen  de  cette  question, 
le  duc  de  Wellington  y  a  été  entendu ,  et  ses  réponses  aux  diverses 
demandes  qui  lui  furent  adressées  ont  été  publiées  fort  au  long* 
Dans  le  cours  de  cet  exposé ,  il  cita  comme  preuve  des  résultats  de 
différens  systèmes  disciplinaires,  le  contraste  que  son  armée  pré- 
senta, en  1815 ,  avec  celle  des  Prussiens ,  dans  leur  marche  sur  Paris, 
ff  Mon  armée,  dit-il,  trouva  des  subsistances  et  garda  un  ordre  par- 
fait, en  marchant  sur  les  traces  des  Prussiens,  à  travers  un  pays 
que  ceux-ci  venaient  d'évacuer,  parce  qu'ils  n'y  trouvaient  plus  de 
quoi  vivre,  après  l'avoir  entièrement  ravagé.  »  Celte  assertion  har- 
die a  soulevé  toute  l'armée  prussienne.  Le  duc  de  Wellington  s'est 
vu  accablé  de  répliques  et  de  démentis  sans  nombre,  accompagnés, 
pour  la  plupart,  des  plus  aigres  récriminations,  et  contre  lui  et  con- 
tre son  armée.  Maintenant  que  la  dispute  est  flnie ,  on  nous  permet- 
tra peut-être  de  conclure  que  les  faits  se  sont  à  peu  près  passés 
comme  l'a  dit  le  duc  de  Wellington,  mais  qu'ils  ne  prouvent  pas 
grand'  chose  pour  ou  contre  les  systèmes  respectifs  de  discipline 
miUtaire.  L'armée  anglaise  était  une  force  régulière ,  composée 
d'hommes  d'élite ,  admirablement  commandée ,  fort  bien  entretenue 
et  approvisionnée  par  son  gouvernement.  L'armée  prussienne  était, 
au  contraire,  bien  plutôt  une  espèce  de  levée  en  masse,  organisée  à 
demi,  exaspérée  par  une  ardente  soif  de  vengeance,  et  poussée  par 
le  besoin  à  tous  les  désordres  dont  on  l'accuse. 

A  son  retour  de  France,  le  duc  de  Wellington  accepta  la  place  de 
grand-maître  ou  directeur-général  de  l'artillerie  [master  gênerai  of 
ilic  ordnance),  sous  le  ministère  de  lord  Liverpool.  Mais,  quoique  fai- 
sant partie  du  cabinet ,  il  laissa  passer  quelques  années  avant  de 
s'occuper  des  afTaires  intérieures  du  pays.  En  1822,  quand  M.  Cau- 


\  POMMES  y^Jf*^T  I>E  LA  GRANDE-BRETAGx\E.  443 

hing  prit  îe  portefeuille  des  affaires\^'^''»"8ères,  le  duc  de  Wellington 
fut  envoyé  au  coiîgrèâ  de  Vérone.  Gannin J 1^»  *Jvait  donné  pour  in- 
struction de  s'opposer  formellement  à  toute  iriterve^Uion  de  la  sainte- 
alliance  en  Espagne,  et  de  déclarer  qu'en  aucun  cas  i'.Angleterte  ne 
voulait  y  prendre  part.  Ceci  est  positivement  certain  ;  mais  on  n'a 
jamais  bien  su  au  juste  quel  rôle  avait  joué  le  duc  de  Wellington  dans 
les  négociations  de  Vérone.  Son  honneur  et  sa  probité  ne  permettent 
pas  de  douter  qu'il  ait  suivi  à  la  lettre  les  instructions  du  secrétaire- 
d'état  des  affaires  étrangères.  Cependant  on  peut  se  demander  si  les 
vues  de  Canning  furent  réalisées  dans  toute  leur  étendue.  Le  cabinet 
dans  lequel  siégeait  ce  ministre  n'était  pas  encore  entièrement  affran- 
chi des  traditions  de  lord  Castlereagh  et  de  ses  complaisances  sys- 
tématiques pour  la  sainte-alliance.  On  savait  le  duc  de  Wellington 
personnellement  lié  avec  les  souverains  qui  en  faisaient  partie,  très 
décidément  opposé  aux  principes  du  libéralisme  espagnol  et  préoc- 
cupé par-dessus  tout  de  la  nécessité  de  maintenir  l'ordre  européen 
sur  les  bases  établies  au  congrès  de  Vienne.  De  plus,  il  n'était  pas 
en  parfaite  intelligence  avec  Canning.  L'éloignement  de  ces  deux 
hommes  d'état  l'un  pour  l'autre  remontait  probablement  à  l'époque 
de  la  guerre  d'Espagne,  pendant  laquelle  les  vues  de  Wellington 
avaient  souvent  trouvé  peu  de  faveur  auprès  de  Canning,  par  suite 
du  malheureux  penchant  de  cet  habile  ministre  à  se  mêler  des  af- 
faires qui  lui  étaient  le  plus  complètement  étrangères.  Et  quand 
M.  Canning  commença  à  faire  cause  commune  avec  les  libéraux  du 
continent,  leur  antipathie  mutuelle  ne  put  que  s'accroître.  Aussi  est-il 
difficile  de  comprendre  que  Ton  se  soit  promis  un  grand  succès  de 
négociations  dans  un  sens  libéral  confiées  à  un  agent  comme  le  duc 
de  Wellington.  ïl  est  certain  qu'elles  échouèrent  d'une  manière  dé- 
plorable. Les  souverains  alliés  accueillirent  avec  une  sorte  de  poli- 
tesse moqueuse  les  représentations  officielles  du  diplomate  anglais. 
Celui-ci  s'est  plaint  que  le  gouvernement  français  l'eût  laissé,  jusqu'à 
son  retour  de  Vérone  à  Paris,  dans  la  persuasion  qu'il  voulait  de- 
meurer neutre,  et  se  fût  engagé  à  faire  l'intervention,  dès  qu'il  le 
vit  à  une  distance  raisonnable  du  théâtre  des  négociations.  Enfin, 
l'orgueil  espagnol  repoussa  avec  indignation  le  conseil  que  donnait 
le  duc  de  Wellington  au  parti  constitutionnel  de  modifier  la  consti- 
tution pour  désarmer  les  alliés.  C'est,  en  effet,  un  conseil  qu'une 
nation  accepterait  à  peine  de  ses  meilleurs  amis  à  l'étranger;  à  plus 
forte  raison  le  rejetterait-elle  de  la  part  d'un  ennemi  des  institutions 
qu'elle  s*est  données.  La  révolution  suivit  donc  son  cours  en  Espagne^ 


144 

jusqu'à  ce  que  la  France  vînt  l'étraser  sous  le  poids  de  ses  armées, 
et  l'opposition  anglaise  put,  avec  justice,  accuser  le  gouvernement 
d'avoir  fait,  pour  prévenir  ce  résultat,  une  vaine  tentative  qu'il  ne 
voulait  ou  ne  pouvait  pas  rendre  efficace,  à  quelque  prix  que  ce  fût. 

Au  commencement  de  18i7,  la  mort  du  duc  d'York,  frère  du  roi, 
iaissa  vacant  le  commandement  en  chef  des  armées  anglaises.  La 
couronne  îe  conféra  immédiatement  au  duc  de  Wellington.  Peu  de 
temps  après  eut  lieu  la  retraite  de  lord  Liverpool,  qui  porta  M.  Can- 
ning  à  la  tête  du  gouvernement;  grande  crise  de  notre  histoire  con- 
temporaine, que  j'ai  eu  plus  d'une  occasion  de  signaler  dans  le 
cours  de  ces  portraits.  Le  duc  de  Wellington  avait  jusqu'alors  très 
peu  figuré  dans  les  intrigues  et  les  combinaisons  diverses  de  notre 
politique  intérieure.  Il  semblait  étranger  à  la  sphère  où  s'accom- 
plissaient le  fractionnement  et  les  évolutions  des  partis ,  et  ce  fut 
pour  le  public  un  grand  sujet  d'étonnement,  lorsqu'on  le  vit  se 
mettre  à  la  tête  d'une  défection  des  tories  purs,  qui  se  séparaient  du 
nouveau  ministère.  Mais  le  fait  est  que  le  duc  de  Wellington,  bien 
que  peu  connu  à  cette  époque  dans  le  parlement,  avait  insensible- 
ment acquis  une  grande  influence  sur  l'esprit  de  George  IV,  par 
cette  faculté  d'inspirer  la  confiance,  qu'il  tient  de  sa  résolution  et  de 
sa  fermeté  de  caractère.  Dans  un  cabinet  faible  et  tiraillé,  ses  con- 
seils faisaient  toujours  pencher  la  balance.  La  mort  de  Castlereagh, 
la  maladie  de  Liverpool,  le  grand  âge  de  lord  Eldon ,  avaient  affaibh 
dans  le  sein  du  ministère  la  puissance  réelle  du  vieux  parti  tory;  ce 
fut  lui  qui  prit  leur  place  à  la  tête  de  son  parti.  Pour  le  faire  sortir 
de  sa  réserve  habituelle  et  lui  faire  jouer  un  rôle  décidé  sur  le 
ihéâtre  de  nos  dissensions  civiles,  il  ne  fallait  qu'un  aiguillon,  et  cet 
aiguillon  se  trouva  dans  son  animosité  contre  Canning,  qu'il  se  dé- 
termina à  combattre  par  sentiment  et  par  principe.  Le  froid  laco- 
nisme avec  lequel  il  annonça  cette  résolution  par  une  lettre  rendue 
publique,  et  le  ton  sévère  dont  il  la  défendit  au  sein  du  parlement, 
irritèrent,  plus  que  le  fait  lui-même,  son  ardent  adversaire.  Quand 
le  nouveau  premier  ministre  se  vit  combattu  par  le  duc  de  Welling- 
ton à  propos  d'une  loi  sur  les  céréales,  question  qui  avait  fort  peu 
intéressé  le  vieux  soldat  jusqu'à  ce  qu'il  y  trouvât  des  armes  contre 
l'administration,  Canning  s'oublia  jusqu'à  l'accuser  a  de  servir  d'in- 
strument aux  plus  artificieux  intrigans.  »  Wellington  fut  assez  maître 
de  lui  pour  ne  pas  répondre  sur  le  même  ton;  mais  leur  animosité 
mutuelle  ne  fit  que  s'envenimer  jusqu'à  la  mort  de  Canning. 

Le  faible  ministère  de  lord  Goderich,  qui  lui  succéda,  ne  put  ré- 


HOMMES  d'État  de  la  grAnde-bretagne.  445 

sister  long-temps  à  l'opposition  des  tories,  et,  en  janvier  1828,  céda 
la  place  au  duc  de  ^yellington.  Neuf  mois  avant,  lorsqu'il  était  accusé 
par  les  ministériels  d'alors  de  chercher  à  supplanter  Canning ,  il  avait 
solennellement  déclaré  dans  la  chambre  dos  lords  qu'il  se  tiendrait 
pour  insensé  le  jour  où  il  accepterait  une  dignité  si  étrangère  aux 
occupations  de  toute  sa  vie.  Quand  on  le  vit  oublier  cette  promesse, 
il  n'y  eut  pas  d'épigrammes  et  de  sarcasmes  que  le  parti  libéral  ne 
fît  pleuvoir  sur  lui,  et  le  peuple  anglais,  toujours  si  jaloux  de  la  su- 
prématie militaire,  prêta  facilement  l'oreille  aux  déclamations  véhé- 
mentes que  provoquait  celte  concentration  des  deux  pouvoirs  en  une 
seule  main,  car  Wellington  cumula  quelque  temps  les  fonctions  de 
premier  ministre  et  le  commandement  en  chef  de  l'armée.  Néan- 
moins, non  seulement  il  resta  premier  ministre  ^  mais  il  acquit  peu  à 
peu  une  certaine  popularité  dans  la  nation.  La  brusquerie  militaire, 
de  ses  manières,  l'infatigable  énergie  avec  laquelle  il  se  livra  aux 
plus  minces  détails  d'une  immense  administration ,  ses  réformes  dans 
le  personnel  des  emplois  subalternes,  lui  eurent  bientôt  acquis  les 
affections  mobiles  de  la  multitude.  Tory  comme  il  l'était,  il  ne  profes- 
saitpas  en  termes  pompeux  ces  principes  du  système  conservateur,  que 
lord  Eldon  et  lord  Liverpool  avaient  si  ouvertement  préconisés.  Au 
contraire,  il  semblait  vouloir  se  faire  un  renom  de  libéralisme  et  de 
réforme,  pourvu  qu'on  lui  laissât  toute  liberté  dans  l'exécution  de 
ses  plans.  Le  ministère  qu'il  dirigeait  était  divisé  d'opinion,  composé 
d'hommes  trop  fiers  pour  se  subordonner  les  uns  aux  autres;  il  ré- 
solut de  les  dominer  également  et  d'introduire  dans  le  conseil  la  dis- 
cipline d'une  armée.  Il  est  vrai  que  ce  hardi  projet  ne  réussit  pas; 
mais  au  moins  il  y  déploya  une  résolution  et  une  fermeté  qui  plurent 
au  peuple,  toujours  satisfait  de  voir  humilier  les  hommes  éminens. 
Il  chercha  d'abord  à  se  débarrasser  des  amis  personnels  de  Canning 
qui  étaient  restés  dans  le  ministère,  et  à  la  tête  desquels  se  trouvait 
M.  Huskisson,  justement  considéré,  à  cette  époque,  comme  le  chef 
d'un  parti  dans  la  nation.  La  manière  dont  il  s'y  prit  est  assez  carac- 
téristique pour  mériter  qu'on  s'y  arrête. 

Il  y  avait  alors  au  sein  du  parlement  une  question  pendante  qui 
excitait  relativement  peu  d'intérêt  dans  le  pays,  toute  grosse  qu'elle 
fût  de  révolutions  à  venir.  On  proposait  de  conférer  à  la  populeuse 
cité  de  Birmingham  la  franchise  électorale  ou  le  droit  d'envoyer  des 
députés  au  parlement,  dont  on  avait  récemment  dépouillé  deux  petits 
bourgs,  pour  cause  de  corruption  dans  son  exercice.  Les  tories  s'y 
opposaient  comme  à  une  dangereuse  innovation,  et  la  plupart  des 


'^^^^  kEVlJÉ   DES  DEUX  MÔ!îDʧ. 

membres  du  ministère  n'étaient  pas  disposés  à  s'y  prêter,  quoïque^ 
ce  ne  fût  pas  encore  une  question  de  cabinet.  Cependant  M.  Huskis- 
son  ,  soit  qu'il  crût  plus  nécessaire  que  jamais  de  s'appuyer  sur  les 
libéraux  pour  soutenir  sa  nuance  d'opinion  dans  le  conseil,  soit  res- 
sentiment des  affronts  multipliés  qu'il  avait  eus  à  essuyer  de  la  part 
des  amis  de  Wellington,  depuis  l'avènement  de  ce  dernier  au  pou- 
voifv  Vota  en  cette  circonstance  avec  les  whigs,  et  puis,  dans  un  accès 
de  magnanime  indépendance ,  il  écrivit  au  premier  ministre  pour  lui 
offrir  sa  démission,  s'il  se  trouvait  embarrassé  du  parti  pris  par  son 
collègue.  Cette  offre  de  démission  n'était  nullement  nécessaire,  la 
question  n'étant  pas  de  celles  sur  lesquelles  le  ministère  dût  être 
unanime;  et  peut-être  M.  Huskisson,  en  faisant  cette  démarche  incon- 
sidérée, se  flattait-il  en  secret  de  recevoir  du  premier  ministre  une 
lettre  où  celui-ci  reconnaîtrait  la  grandeur  de  ses  services  et  se  dé- 
clarerait hors  d'état  de  s'en  passer.  Aussi  quel  ne  fut  pas  son  éton- 
nement  quand  un  petit  billet  de  la  trésorerie  lui  annonça  que  le  duc 
de  Wellington  était  désolé  d'avoir  perdu  son  appui,  mais  venait  de 
placer  sa  démission  sous  les  yeux  du  roi!  Huskisson  aussitôt  d'écrire 
au  premier  ministre  en  toute  hâte  et  d'un  ton  consterné  qu'il  n'avait 
nulle  envie  de  sortir  du  ministère,  si  le  ministère  ne  voulait  pas  se 
séparer  de  lui,  et  de  faire  observer  à  Wellington  que  l'enveloppe  de 
sa  lettre  portait  les  mots  a  particulière  et  confldeniielle,  »  qui  au- 
raient dû  prévenir  toute  communication  de  son  contenu.  Le  duc  ré- 
pondit sur-le-champ  que  la  lettre  de  M.  Huskisson  était  une  vraie 
démission  et  ne  signiOait  pas  autre  chose;  qu'il  en  était  au  désespoir; 
qu'il  avait  bien  remarqué  les  mots  mystérieux  de  l'enveloppe ,  mais 
qu'il  avait  cru  que  sa  majesté  devait  toujours  être  en  tiers  dans  ces 
confidences  entre  ministres.  Le  pauvre  M.  Huskisson  se  sentait  acculé 
à  SCS  derniers  retranchemens,  et  les  appointemens  de  sa  place  lui 
tenaient  fort  au  cœur;  car  c'est  là  l'explication  la  plus  naturelle  des 
efforts  convulsifs  qu'il  fit  pour  retenir  ce  qui  lui  échappait  des  mains. 
Il  envoya  son  ami  lord  Dudley,  qui  était  aussi  le  collègue  du  duc  de 
Wellington,  lui  expliquer  la  chose  et  l'assurer  que  tout  cela  était  un 
malentendu.  Lord  Dudley  trouva  le  vieux  soldat  aussi  sec  et  aussi  dur 
qu'à  l'ordinaire;  toute  la  rhétorique  de  l'ambassadeur  n'en  obtint  que 
cette  réponse  :  a  II  n'y  a  pas  de  malentendu;  il  ne  peut  y  en  avoir,  et  il 
n'y  en  aura  pas.  »  Lord  Palmerston  fait  à  son  tour  une  tentative;  même 
rebuffade.  Enfin,  à  bout  de  voie,  Huskisson  écrit  de  nouveau,  et 
reçoit  une  nouvelle  réponse,  non  moins  décisive  que  la  première,  as- 
saisonnée de  cet  affreux  sarcasme  :  «  En  ce  temps-ci,  je  ne  connais 


HOMMES  DEXAT  DE  LA  GRANDE-BRETAGNE.  447 

pas  de  perte  plus  fâcheuse  que  celle  de  la  considération,  qui  eât  le 
fondement  de  la  conOance  publique.  »  M.  Huskisson  céda  enfin,  mais 
de  fort  mauvaise  grâce,  et  de  l'air  d'un  homme  qui  se  voit  menacé 
de  passer  par  la  fenêtre ,  s'il  ne  se  hâte  de  sortir  par  la  porte.  La 
^jiieue  de  Ganninjj  sortit  du  ministère  avec  lui.  C'était  lord  Dudley, 
lord  Palmerston  et  M.  Grant,  aujourd'hui  lord  Glenelg.  Wellington  les 
remplaça  par  ses  amis  personnels ,  deux  desquels  avaient  fait  sous 
lui  la  guerre  de  la  Péninsule,  sir  G.  Murray  et  sir  H.  Hardinge. 

Ce  fut  un  de  ses  plus  grands  triomphes.  11  avait  mis  les  rieurs  de 
son  côté  dans  l'absurde  comédie  qui  venait  de  se  jouer,  car  il  n'y  a 
pas  de  malheur  auquel  le  public  soit  plus  insensible  que  celui  d'un 
ministre  forcé  de  lâcher  son  portefeuille.  Huskisson  était  d'ailleurs 
impopulaire.  Économiste  et  théoricien ,  ces  deux  qualités  ne  pouvaient 
en  faire  le  favori  de  la  multitude.  Toutes  les  branches  de  commerce 
qui  souffraient  attribuaient  leurs  embarras  à  ses  principes  de  liberté 
commerciale.  Le  jour  où  l'on  apprit  sa  retraite,  les  vaisseaux  mar- 
chands qui  se  trouvaient  dans  la  Tamise  hissèrent  leur  pavillon  en 
signe  de  joie,  et  la  décision  un  peu  brutale  du  duc  de  Wellington  fut 
admirée,  comme  toujours,  de  tous  ceux  qui  n'en  ressentaient  pas  les 
atteintes.  Burke  a  dit  avec  raison  que  l'arbitraire  plaît  tellement  à 
la  multitude,  que,  dans  les  discordes  civiles,  il  s'agit  le  plus  souvent 
de  savoir,  non  s'il  y'^aura  de  l'arbitraire,  mais  qui  l'exercera;  et 
quoique  l'opposition  ait  beaucoup  déclamé  contre  la  tyrannie  c(  du 
roi  Arthur  »  (c'est  ainsi  que  lord  Wellington  était  quelquefois  désigné), 
de  tous  ses  exploits,  celui  qu'on  a  peut-être  admiré  le  plus,  c'est 
l'expulsion  du  pauvre  M.  Huskisson. 

Cependant,  comme  l'opinion  des  esprits  sages  et  éclairés  finit  tou- 
jours par  prévaloir  et  former  à  la  longue  ce  qu'on  appelle  l'opinion 
publique,  ce  triomphe  de  Wellington  sur  son  collègue  a  eu  pour  lui, 
dans  la  suite,  les  plus  fâcheuses  conséquences.  En  se  séparant  de 
M.  Huskisson,  le  premier  ministre  sembla  rompre,  par  un  violent 
effort,  avec  le  libéralisme  intelligent  et  modéré  ,  qui  regardait  à  bon 
droit  cet  homme  d'état  comme  un  des  plus  utiles  serviteurs  de  son 
pays.  11  se  fit  en  même  temps  des  ennemis  mortels  dans  le  petit 
nombre  des  collègues  survivans  de  Canning,  qui  ensuite  poussèrent 
l'animosité  contre  lui  jusqu'à  se  coalisi  r  avec  les  whigs  pour  le  ren- 
verser. Et  aujourd'hui,  par  une  singulière  combinaison  de  circon- 
stances, cette  petite  coterie,  branche  détachée  du  torysme,  donne  à 
une  administration  wiiig  son  chef  et  deux  de  ses  principaux  mem- 
bres, lord  Melbourne,  lord  Palmerston  et  lord  Glenelg. 


448  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  Wellington  jouit  quelque  temps  de  sa  popularité.  Les  tories 
allaient  partout  répétant  d'un  air  de  triomphe  ses  mots  à  lord  Dudley: 
((  Il  n'y  a  pas  de  malentendu,  it  is  no  misiake,  »  et  c'est  comme  un 
proverbe  qui  a  passé  dans  le  langage  familier.  Le  premier  ministre 
ne  manqua  point  de  cultiver  la  faveur  publique  par  une  attention 
soutenue  aux  affaires  et  par  une  certaine  affectation  d'habitudes  la- 
borieuses et  simples  qui  flattaient  la  nation,  accoutumée  à  la  pom- 
peuse fainéantise  de  la  plupart  des  fonctionnaires  civils.  On  citait  de 
lui,  à  cette  époque,  un  grand  nombre  de  traits  à  la  Frédéric  II,  qui 
témoignent  de  l'attention  qu'il  apportait  aux  plus  minutieux  détails 
de  son  administration. 

M.  Babbage,  mathématicien  distingué,  commençait  à  s'occuper  de 
sa  grande  machine  à  calculer,  invention  qui  a  fait  beaucoup  de  bruit 
dans  le  monde  savant,  et  désirait  obtenir  quelque  secours  du  gouver- 
nement pour  subvenir  à  des  dépenses  de  construction  qui  excédaient 
les  moyens  d'un  pauvre  philosophe.  Il  avait  déjà  adressé  plusieurs 
mémoires  à  différens  ministres  sur  son  ingénieuse  découverte,  et 
n'en  avait  reçu  que  ces  réponses  évasives,  insignifiantes  et  dila- 
toires, pour  lesquelles  les  bureaux  ont  une  langue  à  part  dans  tous 
les  pays  du  monde.  Un  jour,  M.  Babbage  voit  un  homme  descendre 
de  cheval  à  sa  porte;  c'était  le  duc  de  Wellington,  qui  avait  entendu 
parler  de  sa  machine  et  voulait  se  la  f  lire  expliquer  avant  de  mettre 
les  secours  de  la  trésorerie  à  la  disposition  de  l'inventeur.  Celui-ci 
entra  donc  avec  le  premier  ministre  dans  les  détails  fort  compliqués 
de  son  projet.  Wellington  est  un  peu  rouillé  sur  les  mathématiques, 
mais  son  intelligence  est  nette,  et  il  n'a  pas  le  ridicule  de  vouloir  com- 
prendre sans  avoir  étudié.  Il  écouta,  lit  quelques  observations  en  peu 
de  mots,  et  prit  congé  de  M.  Babbage.  Peu  de  jours  après  l'allocation 
était  votée,  et  la  somme  fournie  au  savant  pour  réaliser  son  idée. 

L'administration  du  duc  de  Wellington  suivit  ainsi  son  paisible 
cours,  jusqu'aux  approches  de  l'orage  que  souleva  l'émancipation 
cathoHque.  On  me  permettra  de  ne  point  revenir  ici  sur  ce  que  j'en 
ai  dit  ailleurs.  Le  rôle  de  Wellington  dans  cette  grande  crise  est  fort 
honorable  et  simple.  Aussi  fut-il  épargné  dans  ce  déluge  de  sarcasmes, 
d'épigrammes,  d'amères  et  violentes  accusations  qu'eut  à  essuyer 
son  collègue,  M.  Peel.  Quoique  toujours  opposé  à  l'émancipation  ca- 
tholique, il  ne  s'était  pas  mis  à  la  tête  des  préjugés  et  des  passions 
qui  la  repoussaient.  Son  éducation  militaire  et  les  habitudes  de  sa  vie 
le  laissaient  assez  étranger  aux  dévots  scrupules  et  au  fanatisme  an- 
glican qui  agissaient  avec  tant  de  force  sur  la  plupart  de  ses  collègues^ 


HOMMES  d'État  de  la  grande-bretagne.  449 

et  quand  il  vint,  lui,  le  héros  de  tant  de  batailles,  déclarer  dans  la 
chambre  des  lords  que  la  perspective  menaçante  d'une  guerre  civile 
ne  lui  permettait  pas  d'opposer  une  plus  longue  résistance  aux  vœux 
du  peuple  irlandais ,  de  tels  sentimens  dans  un  tel  homme  comman- 
dèrent le  respect  de  ses  plus  fougueux  adversaires.  A  cette  époque 
remarquable  dans  la  vie  politique  de  Wellington,  se  rattache  son  fa- 
meux duel  avec  lord  Winchilsea,  l'une  des  colonnes  du  parti  anglican. 
Lord  Winchilsea  avait  jugé  bon  de  publier  une  lettre  dans  laquelle  il 
accusait  ouvertement  Wellington  d'avoir  manqué  à  l'honneur  non 
moins  qu'à  ses  principes  politiques  en  adoptant  le  bill  d'émancipa- 
tion. Le  vieux  général  demanda  des  explications,  et  puis  envoya  un 
cartel  au  noble  pair.  Tout  cela  était  fort  absurde.  Les  deux  hommes 
d'état  eurent  une  rencontre  avec  tout  le  sang-froid  ordinaire  en  pareil 
cas.  Mais  lord  Winchilsea  ne  voulut  pas  viser  le  plus  grand  capitaine 
de  son  pays  et  tira  en  l'air;  on  assure  que  Wellington,  au  contraire, 
lui  tira  sérieusement  son  coup  de  pistolet  et  ne  le  manqua  même 
que  de  fort  peu  de  chose.  L'affaire  en  resta  là,  et  les  deux  adver- 
saires se  séparèrent  aussi  contens  l'un  de  l'autre  qu'on  peut  le  sup- 
poser après  cette  ridicule  rencontre. 

Après  l'acte  d'émancipation  catholique,  l'administration  Welling- 
ton et  Peel  perdit  insensiblement  de  son  pouvoir  et  de  sa  popularité. 
D'un  côté,  ils  avaient  à  lutter  contre  le  farouche  ressentiment  de  leurs 
anciens  alliés  les  tories;  de  l'autre,  ils  avaient  évoqué,  dans  l'in- 
fluence des  cathohques  irlandais,  un  démon  qu'ils  n'étaient  pas  assez 
forts  pour  enchaîner  de  nouveau.  Ce  ministère  périt  en  effet  avec 
George  IV,  le  26  juin  1830,  et  presqu'au  bruit  du  canon  des  trois 
jours.  Il  ne  fit  plus  que  traîner  une  existence  languissante,  jusqu'à 
ce  qu'un  vote  contraire  de  la  chambre  des  communes  dans  la  discus- 
sion de  la  liste  civile,  en  novembre  1830,  détermina  ses  chefs  à  don- 
ner leur  démission.  Wellington  avait  déclaré,  dans  le  cours  des  débats 
sur  la  franchise  électorale  d'East-Redford,  qu'il  jugeait  toute  inno- 
vation dans  le  système  de  la  représentation  nationale  inutile  et  dan- 
gereuse. Après  une  pareille  profession  de  foi,  quand  la  volonté  na^ 
tionale  se  fut  si  vivement  prononcée  en  faveur  de  nouvelles  institutions,, 
il  se  trouva  rejeté  par  la  force  des  choses  dans  une  opposition  sans 
espoir  aux  tendances  réformistes  qui  se  manifestaient. 

Deux  fois  cependant  depuis  cette  époque,  en  mai  1832  et  en  no^ 

vembre  1834,  la  volonté  royale  lui  a  imposé  la  tâche  de  gouverner 

le  pays  dans  un  sens  contraire  à  la  majorité  des  communes,  etchaque 

fois  le  fardeau  comme  l'impopularité  de  l'entreprise  ont  exclusive- 

TOME  xii.  29 


450  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  pesé  sur  lui.  Quand  les  passions  du  moment  seront  calmées, 
ses  ennemis  politiques  eux-mêmes  reconnaîtront  qu'il  s'en  est  acquitté 
avec  honneur,  et  il  a  eu  d'autant  plus  de  mérite  à  ne  pas  reculer  de- 
vant l'accomplissement  de  ce  devoir  envers  son  prince,  qu'entre  lui 
et  le  feu  roi  il  y  avait  des  torts  à  pardonner  et  de  fâcheuses  dissen- 
sions à  oublier.  Guillaume  ÏV,  n'étant  encore  que  duc  deClarence, 
avait  été  revêtu,  sous  le  ministère  de  M.  Canning ,  du  titre  de  grand 
amiral  d'Angleterre ,  et  comme  tel ,  s'était  passé  aux  frais  du  public 
des  fantaisies  assez  dispendieuses.  Ses  voyages ,  ses  inspections ,  ses 
manœuvres  navales,  coûtaient  sans  profit  des  sommes  énormes,  et 
nuisaient  au  service  par  l'agitation  qu'ils  entraînaient.  11  s'était  aussi 
montré  sous  plusieurs  rapports  opposé  au  système  de  Wellington; 
ainsi,  par  exemple,  il  avait  excité  l'amiral  Codrington  à  livrer  cette 
bataille  de  Navarin  que  l'administration  d'alors  désapprouva  formel- 
lement. Toutes  ces  circonstances  les  avaient  tellement  éloignés  l'un 
de  l'autre,  que  le  prince,  fatigué  de  tant  de  contrariétés,  avait 
renoncé  à  ses  fonctions  de  grand-amiral.  Appelé  à  la  couronne  peu 
de  temps  après,  on  peut  supposer  que  les  souvenirs  récens  de  leur 
sourde  lutte  contribuèrent  à  le  rendre  plus  accessible  au  vœu  popu- 
laire qui  appelait  la  réforme  et  le  changement  du  ministère  Welling- 
ton, et  néanmoins,  lorsqu'il  voulut  se  débarrasser  d'une  adminis- 
tration trop  libérale  à  ses  yeux ,  ce  fut  entre  les  bras  de  W^ellington 
qu'il  courut  se  jeter;  le  sentiment  d'estime  qui  l'y  portait  ne  subit 
aucune  altération  jusqu'à  sa  mort,  et  c'est  W'ellington  qui  est  resté 
en  possession  de  sa  plus  intime  confiance.  Une  cour  honorera  tou- 
jours un  homme  d'épée,  et  déjà,  s'il  faut  en  croire  la  commune  re- 
nommée, la  reine  Victoria,  malgré  son  éducation  libérale,  se  montre 
pénétrée  pour  le  vieux  général  de  cette  admiration  enthousiaste  que 
ressentaient  pour  lui  ses  deux  prédécesseurs. 

Le  sentiment  d'honneur,  la  loyauté  chevaleresque,  sans  ostenta- 
tion et  sans  faste,  qui  caractérisent  le  duc  de  Wellington ,  sont  assu- 
rément de  ces  quahtés  qui  inspirent  aux  princes  et  aux  peuples  bien 
plus  de  confiance  que  les  talens  politiques  et  le  don  de  pénétrer  les 
besoins  d'une  époque.  Aussi  nous  pouvons  ajouter  à  sa  louange  que 
par  cela  même  les  politiques  plus  ardens  et  moins  scrupuleux  de  son 
propre  parti  lui  préfèrent  des  chefs  d'une  probité  moins  rigoureuse. 
Les  circonstances  actuelles  en  fournissent  une  preuve  remarquable. 
Une  des  plus  grandes  difficultés  contre  lesquelles  ait  maintenant  à 
lutter  le  ministère  whig  est  l'impopularité  de  ses  dernières  mesures 
sur  la  réforme  des  lois  qui  concernent  le  paupérisme.  Tout  homme 


HOMMES  DÉTAT   DE   LA    GRANDE-BRETAGNE.  451 

de  parti  qui  veut  ameuter  contre  lui  la  populace ,  est  sûr  de  réussir 
en  touchant  cette  corde;  et  les  plus  violens  conservateurs,  au  mé- 
pris de  tout  principe  et  de  toute  pudeur,  se  sont  alliés  sur  cette  ques- 
tion avec  les  plus  fougueux  radicaux  pour  embarrasser  le  gouver- 
nement. Quelle  a  été,  au  contraire,  la  conduite  du  duc  de  Wellington? 
Il  s'est  prononcé  sans  hésiter  en  faveur  de  la  nouvelle  législation,  et 
son  appui  ne  manque  jamais  sur  ce  point  à  ses  adversaires  politiques. 
On  ne  saurait  dire  combien  il  a  nui,  par  cette  noble  conduite ,  aux 
intérêts  de  son  parti ,  et  combien  ajouté  à  l'admiration  que  son  ca- 
ractère inspire.  Tout  opposé  qu'il  se  soit  toujours  montré  aux  vœux 
et  aux  sentimens  populaires  en  matière  politique,  il  a  été  de  fait, 
dans  le  cours  de  ces  dernières  années  ,  un  des  personnages  les  plus 
populaires  du  royaume,  auprès  des  grands  et  des  petits.  Quand  Wel- 
lington ,  pliant  sous  l'empire  de  la  nécessité,  cessa  ,  en  1832,  de  com- 
battre le  bill  de  réforme ,  plus  de  cent  trente  pairs  sortirent  de  la 
chambre  à  sa  suite;  et  quand ,  le  jour  anniversaire  de  la  bataille  de 
Waterloo,  quelques  misérables  osèrent  l'insulter,  l'indignation  du 
peuple,  du  vrai  peuple  anglais  tout  entier,  fit  justice  de  ce  scanda- 
leux outrage. 

M""^  de  Staël,  qui  ne  connaissait  Wellington  que  pour  l'avoir  vu 
dans  les  salons  de  Paris,  pendant  l'occupation  de  cette  ville  par  les 
alliés,  a  dit  de  lui  que  c'était  un  homme  borné;  M.  de  Talleyrand,  au 
contraire,  le  trouve  le  plus  capable  des  capables.  Comment  faire  pour 
concilier  ces  deux  jugemens  portés  sur  le  même  homme  par  de  tels 
esprits?  Et  pourtant  il  y  a  du  vrai  dans  l'un  et  dans  l'autre.  La  reine 
des  salons  de  Paris,  avec  sa  politique  de  roman  et  son  imagination 
de  grand  poète,  ne  pouvait  apprécier  l'esprit  tout  positif,  la  sèche  et 
droite  raison,  le  génie  pénétrant,  mais  sans  éclat,  du  soldat  diplo- 
mate. M.  de  Talleyrand,  d'un  autre  côté,  qui  partage  le  mépris  de 
Wellington  pour  les  progrès  du  siècle  et  les  tendances  enthousiastes 
de  la  société  moderne,  n'a  peut-être  pas  vu  combien,  en  affectant 
le  dédain  et  l'aversion  pour  ces  idées  généreuses,  en  cherchant  à 
brusquer  l'assaut  du  libéralisme  comme  il  aurait  enlevé  d'un  coup 
de  main  les  misérables  murailles  d'une  bicoque,  l'homme  d'état  an- 
glais a  manqué  à  ses  hautes  destinées  non  moins  qu'à  ses  devoirs  en- 
vers sa  patrie  et  envers  lui-même.  S'il  était  possible  de  gouverner 
une  nation  comme  un  régiment,  jamais  grand  peuple  n'aurait  eu  de 
meilleur  premier  ministre.  L'incontestable  droiture  de  ses  intentions 
et  sa  loyale  franchise  auraient  fait  oublier  à  ses  concitoyens  la  rai- 
deur de  ses  manières  et  la  sécheresse  d'un  langage  qui  n'est  jamais 

29. 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

persuasif  et  sympathique.  Une  aptitude  surprenante  aux  affaires,  un 
coup  d'oeil  infaillible,  qui  distingue  au  premier  abord  le  chemin  à 
tenir  à  travers  des  difflcultés  et  des  obstacles  de  tout  genre,  une  pré- 
sence d'esprit  qui  tranche  le  nœud  au  lieu  de  perdre  le  temps  à  le 
dénouer,  une  volonté  ferme  et  puissante  qui  force  les  esprits  infé- 
rieurs à  se  plier  à  la  sienne,  toutes  ces  qualités  précieuses  que  Wel- 
lington possède  au  plus  haut  degré,  aucun  homme  d'état  de  ce  temps 
ne  les  réunit  dans  la  même  étendue.  Mais  on  ne  gouverne  pas  un 
pays  libre  en  se  flxant  immobile  sur  l'étroit  domaine  du  présent;  et 
il  ne  faut  pas  dédaigneusement  repousser  les  inquiètes  aspirations 
de  la  société  vers  un  autre  avenir.  Le  duc  de  >YeIlington  a  toujours 
agi  comme  s'il  n'y  avait  de  force  morale  dans  ce  monde  que  le  sen- 
timent du  devoir  et  le  respect  de  la  discipline,  de  force  matérielle 
que  la  baïonnette  et  le  bâton  du  potice-man.  Aussi  ressemble-t-il,  dans 
l'exercice  du  pouvoir,  à  un  homme  qui  remonte  un  fleuve  rapide  et 
perd  toujours  du  terrain,  malgré  la  vigueur  et  l'habileté  de  ses 
efforts.  Avec  cette  politique,  on  est  enGn  emporté  par  le  courant  des 
opinions  humaines,  et  plus  on  se  raidit  contre  elles,  plus  grande  est 
leur  victoire.  Le  duc  de  Wellington,  qui  avait  opposé  tant  de  résis- 
stance  aux  prétentions  des  catholiques,  se  vit  enfin  forcé  de  céder, 
par  l'impossibilité  où  il  s'était  mis  de  gouverner  plus  long-temps  sans 
cette  concession.  Celui  qui  avait  refusé  toute  assistance  aux  Grecs 
armés  pour  s'affranchir,  et  qui  avait  appelé  la  bataille  de  Navarin 
un  événement  funeste  (1) ,  fut  contraint  de  coopérer  et  d'accéder,  au 
nom  de  l'Angleterre,  comme  partie  contractante,  à  l'établissement  du 
nouvel  état  grec,  en  dépit  de  la  Porte  Ottomane,  notre  ancienne  alliée. 
Celui  qui  avait  traité  de  farces  (2)  les  assemblées  populaires,  et  qui 
affectait  de  ne  reconnaître  aucun  pouvoir  dans  l'état,  hors  de  l'en- 
ceinte du  parlement,  se  vit,  en  1830,  expulsé  des  affaires  par  les 
clameurs  de  la  populace.  Celui  qui  avait  combattu  à  outrance  toute 
mesure  de  réforme  parlementaire ,  accepta ,  en  1852 ,  la  tâche  humi- 
liante et  ingrate  de  composer  un  ministère  qui  aurait  donné  la  réforme 
afin  de  soustraire  le  roi  à  la  domination  des  whigs.  Toute  la  vie  poli- 
tique du  duc  de  Wellington  me  représente  le  travail  de  Sysiphe. 
Chaque  fois  que  la  pierre,  un  moment  soulevée ,  retombe  le  long  du 
rocher,  elle  roule  en  arrière  toujours  un  peu  plus  loin,  et  le  force 
sans  cesse  lui-même  à  reculer  de  plus  en  plus  pour  la  ressaisir. 

(1)  Untoward  event.  Ce  sont  les  expressions  dont  on  se  servit  pour   caractériser  la 
katailie  de  Navarin,  dans  le  discours  d'ouverture  du  parlement  anglais,  le  29  janvier  1828. 

(2)  Historique. 


HOMMES  d'État  de  la  grande-bretagne,  453 

Le  duc  de  Wellington  a  eu,  dans  sa  carrière  parlementaire,  à  lut- 
ter contre  un  défaut  bien  rare  chez  les  hommes  d'état  anglais,  celui 
de  ne  pas  savoir  parler  en  public.  Sa  voix  est  sourde  et  monotone, 
sa  manière  gauche,  son  éloculion  embarrassée.  Il  est  si  peu  maître 
de  sa  parole,  qu'on  souffre  de  l'entendre  bégayer  ses  phrases  traî- 
nantes et  informes.  Il  n'a  pas  l'ombre  d'éloquence,  et  cela  tient  à  ce 
qu'il  manque  tout-à-fait  d'imagination,  quahté  qu'il  méprise  même 
un  peu  chez  les  autres.  Je  sais  que  l'imagination  peut  égarer;  mais  il 
me  semble  que,  sans  elle,  on  ne  saurait  être  grand  ministre  dans  un 
pays  où  les  masses  populaires  ont  une  influence  qu'on  ne  peut  diriger 
ni  dominer  que  par  l'imagination  et  le  sentiment. 

La  personne  du  duc  de  Wellington  est  trop  connue  en  Europe 
pour  qu'il  soit  nécessaire  d'en  tracer  une  esquise  minutieuse.  Tout  le 
inonde  a  vu  ces  traits  fortement  accusés,  qui  semblent  sculptés  dans 
le  bois  le  plus  dur,  et  qui  lui  ont  valu  parmi  ses  soldats  et  dans  la 
populace  de  Londres  les  sobriquets  de  vieux  menton  et  de  nez  crochu 
(old  cinn  and  liook  nose).  La  perte  de  ses  dents  a  encore  plus  mar- 
qué chez  le  vieux  général,  depuis  quelques  années,  cette  conforma- 
tion particulière  de  la  flgure,  en  même  temps  qu'elle  gêne  beaucoup 
son  élocution.  Il  est  au-dessous  de  la  taille  moyenne,  grêle  de  stature 
et  d'une  raideur  militaire  qui  passe  la  mesure  commune.  L'ensemble 
de  sa  personne  est  d'une  simplicité  presque  grotesque.  On  le  ren- 
contre fort  souvent  dans  les  rues  de  Londres  ou  dans  les  allées  du 
parc,  à  pied  ou  à  cheval,  et  ordinairement  seul.  La  vivacité  de  ses 
mouvemens  et  sa  préoccupation  continuelle  en  font  un  si  mauvais 
cavalier,  qu'il  passe  rarement  un  été  sans  accident  sérieux.  Mais  il 
n'en  est  pas  moins  passionné  pour  la  chasse,  et  quand  il  était  en 
quartiers  d'hiver  dans  la  Péninsule,  il  avait  toujours  auprès  de  lui  sa 
belle  meute  de  chiens  courans,  aussi  bien  dressée  et  entretenue  avec 
autant  de  soin  que  celle  du  plus  paisible  coiininj-squire. 

Le  duc  de  Wellington  aime  beaucoup  la  société  et  ses  plaisirs. 
Le  faible  du  héros  pour  le  beau  sexe  et  ses  habitudes  de  galanterie 
ont  survécu  à  ses  jours  de  gloire  et  de  jeunesse,  et  ses  tendres 
amours ,  qui  contrastent  d'une  manière  si  comique  avec  la  rudesse 
de  son  écorce,  ont  souvent  amusé  la  malignité  des  salons.  Il  ne  lui  en 
reste  maintenant  qu'une  prédilection  marquée  pour  l'intimité  cares- 
sante et  familière  des  belles  lndics\  sur  lesquelles  il  exerce  une  inno- 
cente attraction ,  et  dont  la  douce  société  le  repose  de  ses  fatigues 
politiques.  Depuis  quelque  temps,  dit-on,  il  commence  à  raconter  ses 
campagnes  et  ses  aventures  un  peu  plus  longuement ,  et  avec  ce  moi 


iS4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  ne  blesse  ni  étonne  chez  un  vieux  soldat.  Malgré  sa  froideur  ap- 
parente, personne,  on  peut  le  dire  en  toute  vérité,  ne  s'est  plus  for- 
tement attaché  le  petit  nombre  d'hommes  qui  ont  vécu  dans  son 
intimité. 

Wellington  exerce  à  Londres  et  dans  sa  magnifique  terre  de  Strath- 
lieldsaye,  témoignage  de  la  reconnaissance  nationale  ,  une  large  et 
splendide  hospitalité.  La  fête  annuelle  du  18  juin,  donnée  à  tous  les 
officiers  qui  servaient  sous  ses  ordres  à  Waterloo,  est  toujours  du 
plus  grand  éclat.  Ses  salons  d'Apsley-îïouse  (1)  resplendissent  alors 
de  l'immense  vaisselle  d  or  et  d'argent,  des  armes,  des  services  de 
table,  que  les  rois,  les  assemblées  et  les  villes  lui  ont  offerts  en  di- 
verses circonstances.  Mais  la  fête  du  18  juin  commence  à  prendre 
un  aspect  plus  triste,  car  les  lois  ordinaires  de  la  nature  diminuent 
chaque  année  le  nombre  des  compagnons  d'armes  appelés  à  y  pren- 
dre part,  et  c'est  moins  une  réunion  de  ceux  qui  survivent  qu'une 
revue  solennelle  des  pertes  qui,  d'une  année  à  l'autre,  en  ont  éclairci 
les  rangs. 

Les  grands  services  rendus  par  le  duc  de  Wellington  à  son  pays 
ont  été  largement  reconnus  par  la  nation.  Le  parlement  lui  a  voté,  à 
l'occasion  de  différentes  victoires,  des  sommes  qu'on  évalue  à  près 
de  700,000  livres  sterling  (  17,500,000  francs  ),  y  compris  le  domaine 
de  Strathfîeldsaye.  Mais  il  déclina  prudemment  la  proposition  qu'on 
lui  fit  de  consacrer  une  partie  de  ces  dons  à  la  construction  d'un  palais, 
tel  que  celui  de  Blenheim,  élevé  en  l'honneur  du  duc  de  Marlborough, 
grand  capitaine  et  diplomate  comme  lui.  Pour  se  faire  une  juste  idée 
de  sa  fortune,  il  faudrait  encore  ajoutera  ces  témoignages  delà 
reconnaissance  nationale  les  appointemens  de  ses  dignités  militaires, 
et  des  ministères  qu'il  a  remplis,  ainsi  que  les  revenus  des  grands 
domaines  que  les  souverains  étrangers  lui  ont  donnés  en  Espagne, 
en  Poi  tugal  et  en  Belgique,  avec  les  décorations  et  les  titres  dont  il 
est  accablé.  Puisse-t-il  en  jouir  long-temps  encore!  Il  n'est  pas  pro- 
bable qu'à  son  âge  un  nouveau  retour  de  la  fortune  le  reporte  au 
faîte  du  pouvoir;  mais  il  est  à  désirer  que  l'Angleterre  ne  perde  pas 
de  si  tôt  cet  exemple  de  probité,  de  noblesse  d'ame  et  de  loyauté 
sans  tache  qu'd  offre  à  une  génération  au  sein  de  laquelle  ces  hautes 
qualités  sont  de  jour  en  jour  plus  rares. 

Londres,  octobre  1837. 

Un  membre  du  parlement. 

H)  Résidence  du  duc  de  Weliinglon  à  Londres. 


SOCIALISTES 

MODERNES. 


n. 
Cliarle$$  F'oiirîer. 


Depuis  que  des  idées  de  réforme  sociale  ont  été  jetées  dans  la  cir- 
culation, nous  savons  des  prosélytes  ardens  qui  s'éveillent  chaque 
matin  avec  l'espoir  d'assister,  dans  la  journée,  à  leur  avènement 
et  à  leur  triomphe.  Il  nous  fâche  de  troubler  ces  rêves  enthousiastes , 
et  de  ramener  au  vrai  des  esprits  qui  se  passionnent  peut-être 
avec  plus  de  chaleur  que  de  connaissance  de  cause;  mais  ce  serait 
une  direction  fatale,  à  notre  sens,  que  celle  qui  tendrait  à  livrer  aux 
hasards  de  la  polémique  courante  des  questions  mystérieuses  en- 
core, moins  mûres  qu'on  ne  se  plak  à  le  croire,  et  qui  attendent 
beaucoup  des  hommes  et  du  temps,  des  hommes  une  valeur  d'appli- 
cation, du  temps  une  consécration  finale.  Évitons  donc,  avant  tout, 
de  faire  un  objet  d'engouement  irréfléchi  de  ce  qui  doit  être  le  but 
d'études  longues  et  persistantes. 

On  s'abuserait  en  outre  d'une  façon  bien  étrange,  si  l'on  suppo- 
sait que  les  révolutions  se  manifestent,  dans  l'ordre  social,  sous  une 
forme  aussi  vive  et  aussi  rapide  que  dans  l'ordre  politique.  Produit 
de  la  force  matérielle,  un  m.ouvement  politique  s'illumine  de  tant 
d'éclat,  pèse  avec  tant  de  vigueur,  commande  avec  tant  d'auto— 


456  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rite,  qu'il  règne  à  l'instant  même,  se  légitime,  se  fait  reconnaître, 
quoi  qu'on  en  ait  :  pourvu  qu'il  soit  accepté  ou  souffert  par  le  fais- 
ceau des  volontés  collectives,  peu  lui  importe  de  rencontrer,  au  sein 
de  quelques  consciences,  des  antipathies  latentes  et  des  désaveux 
secrets.  Un  mouvement  social  ne  se  produit  point  ainsi  :  résultat  d'une 
action  plus  lente  et  plus  douce,  il  intéresse  moins  la  masse  et  davan- 
tage l'individu  :  pendant  que  le  mouvement  politique  gronde  seule- 
ment à  la  porte ,  il  vient  s'asseoir,  lui ,  au  foyer  de  la  famille,  s'adresse 
à  la  raison  et  au  sentiment,  dispute  son  terrain  pied  à  pied,  et  lutte 
long-temps  avant  de  pouvoir  s'établir.  Le  mouvement  politique  s'im- 
pose en  bloc;  le  mouvement  social  se  laisse  marchander;  l'un  frappe, 
l'autre  discute;  l'un  a  des  baïonnettes  pour  se  faire  obéir,  l'autre 
n'a  que  sa  parole;  l'un  peut  se  contenter  d'un  succès  négatif,  l'autre 
a  besoin  d'une  adhésion  complète  et  sincère. 

Cette  différence  explique  pourquoi,  dans  l'histoire  du  monde, 
nous  voyons  tant  de  conquérans  qui  réussissent,  et  tant  de  réforma- 
teurs qui  échouent.  Bien  des  changemens  ont  eu  lieu,  depuis  l'éta- 
blissement du  christianisme,  dans  la  destinée  des  empires,  sans  que 
la  constitution  sociale,  telle  qu'elle  a  découlé  de  la  révélation  chré- 
tienne, en  ait  été  troublée  autrement  qu'à  la  surface.  Des  réformes 
religieuses,  des  schismes  retentissans,  comme  ceux  de  Luther  et 
de  Calvin,  n'ont  pu  même  établir  entre  les  deux  familles,  orthodoxe 
et  protestante,  une  différence  telle  qu'on  puisse  dire  aujourd'hui 
que  les  deux  sociétés  se  sont  séparées,  comme  l'ont  fait  les  deux 
éghses.  11  y  a  plus  :  entre  la  loi  qui  gouverne  la  civilisation  actuelle 
et  celle  qui  régissait  les  civilisations  anciennes ,  il  existe ,  comme  on 
le  sait,  une  foule  de  points  d'attache  et  d'analogies  qui  trahissent 
une  flliation  irrécusable.  Nos  codes  sont  latins,  nos  arts  sont  grecs; 
nos  usages  et  nos  mœurs  donnent  la  main  aux  mœurs  et  aux  usages 
antiques.  Partout  où  un  code  social  est  parvenu  à  s'enraciner,  les 
mêmes  symptômes  de  vitalité  et  d'énergie  ont  marqué  son  existence. 
Vingt  siècles  et  six  conquêtes  successives  n'ont  pas  entamé  la  loi  hin- 
doue, ses  habitudes  de  sang  et  ses  révoltantes  catégories;  le  contact 
journalier  de  l'Europe  a  glissé,  sans  pénétrer  bien  avant,  sur  la  loi 
islamite  et  ses  farouches  déflances.  Ainsi,  de  quelque  côté  que  l'on 
porte  le  regard,  à  quelque  race  que  l'on  s'adresse,  on  rencontre 
partout,  dans  l'état  social  d'un  peuple,  une  fixité  ennemie  du  chan- 
gement, un  éloignement  profond  de  tout  ce  qui  ressemble  à  une  ex- 
périence. Toute  civilisation  est  une  masse;  elle  résiste  par  son  poids. 

Si  les  choses  ont  marché  de  la  sorte,  il  ne  faut  pas  croire  que  cela 


SOCIALISTES   MODERNES.  457 

provienne  du  manque  de  réformateurs.  Non  :  les  réformateurs  n'ont 
jamais  failli  au  monde;  c'est  le  mnnde  qui  leur  a  fait  défaut.  A  diverses 
époques  se  sont  révélés  des  esprits  inquiets ,  qui ,  prenant  pour  point 
de  départies  vices  inhérens  aux  sociétés  humaines,  ont  voulu  en 
tirer  la  conclusion  d'une  réforme  nécessaire,  et  préparer  les  voies  à 
un  ordre  meilleur.  Sans  parler  des  utopistes  de  second  ordre  dont  les 
spéculations  ne  sont  pas  arrivées  jusqu'à  nous,  combien  d'hommes 
illustres  dans  la  science  ou  dans  les  lettres  n'ont  ils  pas  cherché  à 
déplacer  notre  milieu  social,  et  à  lui  créer,  dans  les  sphères  d'une 
moralité  plus  pure,  d'autres  conditions  de  vie  et  d'équilibre!  Il  ne 
serait  pas  nécessaire  de  remonter  bien  haut  dans  l'histoire  des  théo- 
ries  audacieuses,  ni  même  de  franchir  le  seuil  du  xix*"  siècle,  époque 
de  témérité  s'il  en  fut,  pour  trouver  des  hommes  qui,  malgré  la 
réserve  que  commandaient  les  temps,  ont  rompu  une  lance  contre 
la  civilisation  moderne,  soit  à  l'aide  de  fictions  plus  cruelles  qu'un 
blâme  direct,  soit  en  s'appuyant  sur  des  projets  de  réforme  étudiés 
et  méthodiques,  soit  enfin  en  mêlant  la  pratique  à  la  théorie,  l'ac- 
tion à  la  spéculation.  Que  sont  Thomas  Morus,  Daniel  de  Foë, 
Zinzendorf,  Fénelon,  J.^J.  Rousseau,  Fontenelle,  G.  Penn,  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre,  si  ce  n*est  des  réformateurs,  qui  se  présen- 
taient armés  d'un  système,  ou  original,  ou  écho  d'autres  systèmes? 
Eux  aussi,  ils  avaient  vu  par  combien  de  points  la  société  est  vulné- 
rable, combien  les  relations  y  sont  mêlées  d'hypocrisie  et  d'intrigue, 
de  perfidie  et  de  mensonge,  de  haine  et  de  corruption ,  de  jalousie  et 
de  défiance;  combien  les  bonnes  natures  y  sont  livrées  sans  défense 
aux  mauvaises,  et  à  l'aspect  de  tant  de  misères,  eux  aussi,  pris 
d'une  sainte  compassion,  ils  s'étaient  demandé  si,  même  en  faisant  sa 
part  à  la  dépravation  humaine,  il  était  impossible  de  réaliser  quelque 
chose  de  plus  lumineux  que  ce  chaos,  de  plus  harmonieux  que  cette 
discordance,  de  plus  logique  que  cette  anomalie.  De  là  des  essais 
dans  lesquels  ces  esprits  supérieurs  ou  ingénieux  ont  cherché  pour 
l'humanité  des  combinaisons  plus  normales ,  tantôt  dans  une  autre 
éducation,  tantôt  dans  d'autres  élémens  de  moralité;  de  là  des 
pages  éloquentes,  que  l'univers  a  lues  sans  vouloir,  sans  pouvoir 
s'amender  dans  la  direction  d'idées  qu'il  accueillait  avec  faveur,  soit 
que  ces  idées  fussent  inapplicables ,  soit  que  la  force  de  la  routine 
l'emportât  sur  les  velléités  fugitives  d'une  métamorphose.  La  Saleute 
de  Fénelon  avec  sa  magistrature  de  vieillards,  VUtopie  de  Thomas 
Morus  avec  son  roi  couronné  d'épis,  furent  impuissantes,  l'une  et 
l'autre,  à  déterminer  un  essai  de  réalisation  dans  les  voies  du  modèle. 


45&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'exemple  des  établissemens  moraves,  bien  plus  concluant  encore, 
ne  poussa  point  l'univers  dans  les  expériences  du  Oiénage  commun 
et  du  travail  sociétaire;  V Emile  n'eut  guère  plus  d'influence  sur  l'édu- 
cation du  premier  âge  que  le  Contrat  social  sur  les  institutions  de 
l'âge  viril  ;  enûn,  la  fraternité  entre  les  hommes,  si  oubliée  depuis  le 
Christ,  se  ressentit  aussi  peu  des  fondations  pieuses  de  Guillaume 
Penn  que  des  allégoriques  incitations  de  Bernardin  de  Saint-Pierre.  Et 
encore  étaient-ce  là,  nous  le  répétons,  ou  de  grands  écrivains  qui  ne 
traversèrent  point  leur  siècle  obscurs  et  inaperçus ,  ou  des  esprits 
éminens  qui  s'étaient,  à  d'autres  titres,  emparés  du  respect  et  de 
l'attention  des  hommes. 

A  Dieu  ne  plaise  que  nous  voulions  verser  un  froid  découragement 
sur  ces  organisations  ardentes  qui  se  passionnent  pour  l'inconnu  et 
s'immolent  à  sa  recherche  !  Autant  que  personne  nous  sentons  le  prix 
de  ces  dévouemens  opiniâtres,  autant  que  personne  nous  reconnais- 
sons l'ascendant  de  ces  vocations  impérieuses.  C'est  le  plus  noble 
emploi  que  l'homme  puisse  faire  de  ses  facultés,  et,  dans  une  société 
où  tout  procède  du  calcul,  il  faut  tenir  un  grand  compte  de  ce  qui  se 
base  sur  le  sacrifice.  Cette  vie  de  révolte  ouverte  avec  les  idées  re- 
çues a,  il  est  vrai,  ses  charmes  ignorés  de  la  foule,  ses  émotions,  ses 
joies,  ses  compensations  inespérées;  mais  en  revanche  que  de  com- 
bats, que  de  mécomptes,  que  d'amers  et  douloureux  désappointe- 
mens!  Oui,  que  les  esprits  nécessairement  et  fatalement  Hés  à  des 
œuvres  de  pure  spéculation,  travaillent  pour  l'avenir,  sinon  pour 
notre  siècle  :  cela  importe  à  l'humanité,  qui,  plus  tard,  classera  et 
triera  leur  butin.  Même  quand  ils  échouent,  même  quand  ils  s'éga- 
rent dans  de  fausses  routes,  ces  penseurs  méconnus  ont  droit  aux 
vœux  de  tous,  aux  sympathies  générales.  Seulement,  à  côté  de  quel- 
ques hommes  qui  portent  le  sceau  de  la  vocation  sur  le  front,  il  est 
pénible  de  voir  voltiger  les  parasites  qui  accourent  vers  le  nouveau 
sans  conviction,  sans  études,  comme  des  éphémères  dans  un  rayon 
de  soleil.  C'est  en  vue  de  ces  papillons  de  la  science  sociale  que  nous 
avons  voulu  surtout  étabhr  ce  fait,  prouvé  par  l'histoire,  consacré 
par  l'expérience,  que  la  couronne  du  réformateur  n'est  pas  exempte 
d'épines,  et  que,  pour  un  qui  réussit,  mille  tombent  ignorés  sur  les 
chemins. 

VIE   ET   TRAVAUX    DE   CHARLES   FOURIER.    —   SON   ÉCOLE. 

(Charles  Fourier  est  l'homme  d'une  idée  exclusive.  On  peut  dire 
qu'il  a  traversé  ce  monde  sans  s'y  mêler.  Il  a  ignoré  Tart  de  se  faire 


SOCIALISTES  MODERNES.  459 

deux  existences,  l'une  dans  le  domaine  de  sa  fiction,  l'autre  dans  le 
domaine  de  la  réalité.  Enfant  et  adulte,  deux  faits  le  frappèrent  :  l'un, 
à  l'âge  de  cinq  ans,  fut  une  réprimande  subie  parce  qu'il  avait,  dans 
Je  magasin  de  son  père,  marchand  de  draps  à  Besançon,  contrarié 
un  mensonge  de  boutique  par  la  révélation  naïve  de  la  vérité;  l'autre, 
à  dix-neuf  ans,  fut  une  submersion  volontaire  de  grains,  à  laquelle 
il  dut  assister  à  Marseille,  en  sa  qualité  de  commis  d'une  maison  de 
commerce.  Ces  deux  faits,  et  il  se  plaisait  à  le  rappeler  souvent,  lui 
ouvrirent  les  yeux  sur  la  nature  des  relations  humaines  :  d'une  part 
il  vit  le  mensonge  imposé  à  l'enfance  et  dominant  dans  les  transac- 
tions, de  l'autre  il  vit  le  monopole  fondant  ses  bénéfices  sur  l'anéan- 
tissement des  produits.  Double  fausseté,  double  perfidie.  Dès-lors 
il  pressentit  qu'un  ordre  nouveau  devrait  tôt  ou  tard  se  fonder  sur  la 
sincérité  dans  les  rapports  et  l'harmonie  dans  les  intérêts. 

Ainsi  prévenu  dès  ses  premiers  pas  dans  le  monde,  son  rôle  fut 
celui  de  l'observation  et  de  l'isolement.  L'ne  répugnance  instinctive, 
une  défiance  calculée  ne  lui  permirent  pas  de  s'engager  tellement 
dans  les  habitudes  socia'es,  qu'elles  devinssent  pour  lui ,  comme  pour 
les  autres,  une  seconde  nature;  il  ne  s'y  livra  pas  à  ce  point  de 
perdre  la  force  de  les  juger  et  l'énergie  de  les  combattre.  Fourier  se 
fit  alors  une  méthode  qui  fut  celle  de  sa  vie,  la  loi  de  sa  pensée,  la 
clé  de  sa  découverte;  il  partit  pour  examiner  ce  qui  se  passait  autour 
de  lui  et  en  dehors  de  lui,  du  duule  absohi  et  de  l écart  absolu  ;  ce  sont 
ses  termes.  Redresseur  soupçonneux,  il  put  dès-lors  envisager  les 
choses  comme  elles  étaient,  et  non  comme  elles  apparaissent  à  ceux 
qui  s'abandonnent  mollement,  sans  retour  sur  eux-mêmes,  au  courant 
des  idées  reçues.  Aussi  la  civilisation  actuelle  ne  se  révéla-t-elle  à  lui 
que  par  ses  non-sens  et  par  ses  désastres.  Il  vit  l'adultère  installé  à 
l'ombre  du  mariage,  la  corruption  à  l'ombre  de  la  politique,  la  mé- 
diocrité à  l'ombre  de  l'intrigue;  il  vit  l'humanité  usant  ses  forces  en 
luttes  vaines,  s'agitant  au  milieu  de  destinées  confuses,  s'énervant 
dans  des  chocs  éternels  et  sans  résultats;  il  vit  tous  nos  travers, 
toutes  nos  douleurs,  toutes  nos  misères,  nos  pauvres  ambitions,  nos 
fausses  joies ,  et  notre  rire  mouillé  de  larmes.  Bien  convaincu  de 
l'énormité  du  mal,  il  saisit  alors  deux  flambeaux,  l'un  la  doAevr  phy- 
sique ou  morale  comme  s'gne  d'erreur,  l'autre  la  satisfaciion ,  le 
plaisir,  comme  signe  de  vérité;  puis,  ainsi  armé,  il  chercha  le  mieux, 
et,  dans  sa  pensée  du  moins,  il  le  trouva. 

Les  angoisses  de  l'humanité  n'ont  qu'une  cause  sérieuse,  selon 
Fourier,  réelle,  enracinée,  profonde;  c'est  de  ne  pas  comprendre  les 


460  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voies  de  Dieu,  qui  n'a  rien  fait  d'essentiellement  mauvais,  d'essen- 
tiellement inutile.  Si  l'humanité  ne  fonctionne  pas  avec  la  même  har- 
monie qui  préside  à  la  marche  des  mondes,  c'est  qu'on  s'obstine  à 
lui  donner  une  impulsion  contraire  à  l'impulsion  divine.  Entre  le 
créateur  et  la  créature,  il  y  a  eu  cinq  mille  ans  de  malentendu.  Jus- 
qu'ici en  effet  tous  les  codes  de  philosophie  et  de  morale  ont  prétendu 
distinguer  deux  sortes  d'instincts  chez  l'homme,  ceux-ci  bons,  ceux-là 
mauvais,  et  l'éducation  a  visé  dès-lors  à  développer  les  uns  et  à 
comprimer  les  autres.  Or,  à  quoi  a  servi  ce  travail  de  compression 
appliqué  depuis  bien  des  siècles  aux  mauvais  penchans ,  si  ce  n'est  à 
prouver  qu'ils  étaient,  comme  les  bons,  de  nature  indélébile  et  d'ori- 
gine supérieure?  Ceci  établi,  que  reste-t-il  à  faire  maintenant,  sinon 
à  essayer  si  ces  penchans,  si  ces  instincts  que  l'on  qualifle  de  mau- 
vais n'ont  pas,  dans  l'harmonie  générale  des  êtres,  un  emploi,  une 
destination  nécessaire,  s'ils  ne  sont  pas,  en  un  mot,  un  bienfait  au 
lieu  d'être  un  fléau.  Utiliser  les  passions,  leur  assurer  un  libre  et 
entier  développement,  de  manière  à  ce  que  toutes  servent  et  qu'au- 
cune ne  nuise  ;  associer  les  facultés  et  les  forces ,  tels  furent,  comme 
on  le  verra  bientôt  avec  plus  de  détails,  le  point  d'appui  de  la  dé- 
couverte sociétaire ,  les  fondemens  de  l'édifice  de  Fourier. 

Ce  fut  sous  le  coup  de  cette  révélation,  confuse  encore,  qu'il  publia, 
dès  1808,  un  livre  demeuré  long-temps  obscur,  la  Théorie  des  quatre 
mouvemensy  auxquels  il  devait  plus  tard  ajouter  un  cinquième  mouve- 
ment, le  mouvement  aromai  qui  comprend  les  corps  impondérables, 
l'électricité,  le  magnétisme,  etc.  La  Théorie  des  quatre  mouvemens  est 
déjà  tout  le  système  :  dans  ce  que  ce  volume  signale  et  dans  ce  qu'il 
sous-entend ,  se  trouve  la  pensée  entière  de  l'inventeur;  les  autres 
livres  ne  seront  plus  que  des  développemens  et  des  commentaires. 
Déjà  il  s'agit  d'abolir  le  ménage  morcelé  pour  faire  prévaloir  le  mé- 
nage sociétaire,   d'organiser  l'humanité  par  phalanges  et  d'y  faire 
régner  une  harmonie  générale ,  résultat  de  Yatiraction  passionnée , 
termes  qui  expriment  le  jeu  libre  des  passions  dans  l'ère  nouvelle. 
Tout  ce  qui  doit  plus  tard  faire  la  force  et  la  parure  de  la  théorie  se 
trouve  pressenti ,  annoncé,  prophétisé;  l'association  agricole,  le  tra- 
vail alterné,  les  courtes  séances,  les  phases  cosmogoniques  du  globe, 
l'organisation  par  groupes  et  séries,  la  rémunération  appliquée  aux 
sciences,  aux  lettres  et  aux  arts,  le  principe  de  l'analogie  universelle, 
rien  n'est  omis,  pas  même  la  formule  devenue  célèbre  :  associer  les 
hommes  en  capHal,  travail  et  talent.  Cependant,  malgré  ses  mérites, 
l'ouvrage  est  une  composition  bizarre  et  trop  peu  méthodique;  le^ 


SOCIALISTES  MODERNES.  461 

formes  de  rorganisation  sociétaire  y  sont  tellement  enveloppées  dans 
la  critique,  qu'elles  ne  s'en  dégagent  pas  encore  d'une  manière  suf- 
fisamment nette,  sufflsamment précise. 

Ce  qui  frappe  le  plus  un  lecteur  ordinaire,  dans  ce  livre  comme 
dans  tous  les  livres  de  Fourier,  c'est  la  puissance  des  études,  et 
l'étendue  des  lectures  qu'ils  supposent.  Fourier  touche  à  toutes  les 
sciences,  exactes  ou  naturelles,  avec  autorité,  avec  supériorité;  iî 
touche  à  la  littérature  par  une  foule  de  citations  ingénieuses,  à  l'his- 
toire par  les  preuves  qu'il  y  puise,  à  l'industrie  par  des  observations 
pleines  de  portée  et  de  sens  ;  aux  mathématiques  par  les  déductions 
sévères  qu'il  leur  emprunte,  à  la  philosophie  par  un  système  d'agres- 
sion constante  qui  témoigne  clairement  qu'il  l'a  interrogée  sous  tous 
ses  aspects.  Et  pourtant  celui  qui  a  ainsi  parcouru,  comme  en  se 
jouant,  le  cercle  de  nos  connaissances,  pour  s'en  isoler  ensuite  et 
les  déclarer  vaines,  ce  penseur,  cet  inventeur,  est  un  simple  commis 
marchand  qui  n'ose  pas  signer  son  nom,  et  qui  ne  livre  au  public  que 
son  prénom  Charles,  en  se  déclarant  prêt  à  répondre  à  toutes  les 
objections  qu'on  lui  adressera.  Hélas  I  peu  d'objections  lui  parvin- 
rent. Charles  n'eut  que  de  rares  lecteurs,  et  presque  tous  sans  doute 
le  prirent  pour  un  visionnaire. 

Fourier  ne  s'était  pas  fait  illusion  sur  le  sort  de  son  œuvre  ;  il  con- 
naissait les  hommes,  comme  sa  vie  entière  l'a  prouvé;  mais  sachant 
mieux  qu'un  autre  que  sa  théorie  glisserait  sur  les  intelligences  or- 
dinaires, il  espérait  que  tôt  ou  tard  elle  frapperait  l'attention  d'un 
homme  riche  ou  puissant,  d'un  banquier  ou  d'un  grand  seigneur,  qui 
le  sait?  peut-être  d'un  roi.  Ce  qu'il  fallait  à  Fourier,  c'étaient  moins  des 
hommes  sympathiques  à  ses  idées,  que  les  moyens  de  les  réaliser; 
il  ne  visait  pas  à  fonder  une  école,  mais  il  aspirait  à  une  expérience. 
Il  espérait  que  la  magniOcence  des  résultats,  la  beauté  des  solutions, 
leur  rigueur  mathématique,  la  pompe  des  plans,  leur  grandeur, 
leur  utilité,  détermineraient  en  sa  faveur,  ou  une  intervention  fas- 
tueuse, ou  une  grande  coopération  financière.  Il  patientait  ainsi, 
faisant  peu  de  bruit,  parce  qu'il  se  croyait  tous  les  jours  à  la  veilla 
d'une  épreuve  décisive.  Ce  fut  là  une  des  illusions  de  Fourier  :  îsi 
l'aristocratie  de  naissance,  ni  l'aristocratie  d'argent,  ne  prirent  garde 
aux  merveilles  semées  dans  son  volume.  D'ailleurs  quel  intérêt  au- 
raient-elles pu  avoir,  ces  deux  puissances ,  à  changer  le  monde  dans 
lequel  on  leur  a  fait  une  si  belle  part?  Elles  y  régnent;  que  leur  faut- 
il  de  plus? 

Après  la  Théorie  des  quatre  mouvemcns ,  Charles  Fourier  se  tut  peu- 


462  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dant  de  lon(jues  années,  méditant  sur  sa  découverte  au  milieu  des  oc- 
cupations ingrates  et  mercenaires  d'un  comptoir,  espérant  toujours, 
attendant  toujours.  Cependant,  en  18i2,  il  reparut  devant  le  public 
avec  son  Traité  de  l'association  domestique  agricole,  qu'il  n'osa  pas,  à 
ce  qu'il  dit ,  intituler  :  Théorie  de  iuniié  universelle.  Cet  ouvrage,  an- 
noncé en  six  volumes,  n'en  a  eu  que  deux;  mais  ils  suffisent  aux  plus 
nécessaires  comme  aux  plus  vastes  développemens  de  la  théorie.  Là 
Fourier  marque  nettement  et  naïvement  sa  place  à  côté  de  Newton. 
IVewton  a  découvert  l'attraction  matérielle,  lui,  Fourier,  a  découvert 
l'attraction  passionnée.  A  l'un  la  science  de  la  vie  planétaire ,  à  l'autre 
la  science  de  la  vie  humaine.  L'analogie  universelle,  l'unité  harmo- 
nieuse qui  préside  aux  fonctions  de  l'univers ,  étaient,  selon  Fourier, 
des  faits  incompatibles  avec  la  destinée  actuelle  de  l'homme,  si  inco- 
hérente et  si  misérable.  Elles  indiquaient  suffisamment  qu'il  fallait 
rentrer  dans  les  voies  des  créations  normales  et  bien  ordonnées. 
Ainsi  toutes  les  passions  devaient  trouver  leur  place  dans  le  système 
humain ,  comme  les  corps  célestes  trouvent  la  leur  dans  le  système 
sidéral.  Pour  cela,  il  fallait  les  laisser  obéir,  les  unes  comme  les 
autres,  à  leur  loi  d'impulsion  inhérente,  et  non  leur  opposer  un  sys- 
tème de  compression  qui  tend  à  les  jeter  violemment  hors  de  leurs 
sphères.  Que  si  les  conditions  du  milieu  social  s'opposaient  au  libre 
développement  des  passions,  ce  n'était  pas  les  passions  elles-mêmes 
qu'il  fallait  en  accuser,  car  les  passions,  bonnes  ou  mauvaises,  sont 
d  inspiration  divine,  et  par  cela  même  légitimes  et  inaltérables,  mais 
bien  le  milieu  social,  création  de  l'homme,  périssable  comme  lui,  et 
pouvant  se  modifier  à  son  gré. 

Tout  le  livre  de  Charles  Fourier  et  ceux  qui  le  suivirent,  le  Noii- 
teaii  monde  industriel  (1829),  le  pamphlet  contre  Saint-Simon  et  Oiven, 
enfin  les  articles  du  Phalanstère,  ne  sont  plus  que  les  corollaires 
d'une  théorie  dès-lors  complète  et  assise.  Ayant  trouvé  un  monde 
dont  le  pivot  était  l'agriculture,  et  le  mouvement  l'association,  Fou- 
rier tenait  à  en  régler  jusqu'aux  plus  imperceptibles  détails,  ce  qui 
l'entraîne  en  des  développemens  diffus,  où  il  n'est  pas  toujours 
possible  de  le  suivre.  Ces  développemens  curieux  et  inouis,  qui 
demandaient  un  grand  effort  de  méditation  et  une  magnifique  puis- 
sance d'isolement ,  furent  les  seuls  côtés  par  lesquels  on  consentit 
à  envisager  ses  théories.  Les  parties  sérieuses  furent  dédaignées, 
mais  on  s'arrêta  sur  des  bizarreries  de  détail  qui  prêtaient  au  sar- 
casme. On  s'occupa  de  Fourier  pour  en  rire;  mais  ce  fut  là  tout.  Le 
rire  est  mortel  en  France.  11  ôte  la  faculté  et  le  désir  d'aller  au  cœur 


SOCIALISTES  MODERNES.  463 

des  choses.  Aussi  l'inventeur  du  mécanisme  sociétaire  ne  rencontra-t-il 
que  des  désappointemens  et  des  mécomptes,  toutes  les  fois  qu'il  sollicita 
de  la  part  des  hommes  qui  dirigeaient  alors  le  mouvement  des  idées, 
l'assistance  de  la  plus  modeste  publicité.  Les  philosophies  rivales  ne 
furent  ni  plus  obligeantes,  ni  plus  justes.  Les  princes  de  l'éclectisme, 
puissans  alors,  éconduisirent  avec  des  railleries  un  homme  qui  avait 
une  doctrine  et  qui  ne  concluait  point  à  toutes;  le  saint-simonisme, 
né  à  peine,  et  qui  avait  déjà  les  prétentions  d'un  parvenu,  refusa 
son  concours  à  un  homme  qu'il  dépouillait  pourtant  dans  ses  idées  ; 
entin  Robert  Owen,  qui  fondait  à  la  même  heure,  en  Angleterre,  ses 
sociétés  coopératives,  répondit  à  quelques  avances  de  Fourier  par 
des  Ans  de  non-recevoir  au  moins  dédaigneuses. 

Repoussé  de  ce  monde,  il  ne  restait  plus  à  Fourier  qu'à  vivre  dans 
celui  qu'il  s'était  créé.  Contraint  jusqu'à  l'âge  de  soixante  ans  à  copier 
des  lettres  pour  gagner  le  pain  du  jour ,  son  seul  bonheur,  ses  seules 
jouissances,  étaient  dans  les  rêves  issus  de  sa  découverte.  Il  se  pro- 
menait, glorieux,  au  milieu  de  populations  libres  et  enthousiastes 
qui  le  saluaient  comme  un  bienfaiteur  et  le  couronnaient  comme  un 
roi;  il  parlait  à  ces  êtres,  fils  de  son  imagination,  une  langue  que 
seuls  ils  paraissaient  comprendre,  il  bâtissait  son  Phalanstère,  le 
peuplait,  l'organisait,  conduisait  lui-même  au  travail  des  groupes 
d'Ilarmoniens,  fondait  une  ville,  une  capitale,  une  métropole,  unis- 
sait par  le  lien  sociétaire  l'orient  à  l'occident,  le  nord  au  midi, 
voyait  proclamer  un  empereur  du  globe,  et  posait  de  sa  main,  sur 
la  tête  d'un  savant  du  premier  ordre ,  le  laurier  décerné  par  deux 
millions  de  phalanges.  Douces  fêtes  de  l'imagination,  vous  étiez  les 
seules  joies  permises  à  la  fière  et  noble  pauvreté  de  celui  qui  semait 
ainsi  des  perles  sur  le  globe  ! 

Tant  de  travaux,  tant  d'efforts,  ne  pouvaient  pas  toutefois  être 
perdus.  A  défaut  de  monarques  qui  lui  tendissent  la  main,  et  de 
capitalistes  qui  le  comprissent,  Fourier  trouva  des  disciples  qui  allè- 
rent vers  lui  sans  qu'il  fût  allé  vers  eux.  La  réalisation  lui  échappait, 
mais  il  allait  fonder  une  école.  Déjà,  en  1814,  il  avait  conquis  M.  Just 
Muiron  ,  qui,  dès-lors  associé  à  son  œuvre,  avait  vainement  pour- 
suivi l'une  de  ses  applications  dans  la  fondation  d'un  comptoir  commu- 
nal, pour  lequel  l'académie  de  Besançon  refusa  son  concours.  Mais 
la  propagande  s'était  arrêtée  depuis  long-temps  à  cette  acquisition 
isolée,  lorsqu'un  jeune  homme,  plein  d'énergie  et  de  science,  M.  Vic- 
tor Considérant,  s'attacha,  se  voua  aux  idées  de  Charles  Fourier, 
comme  au  seul  avenir  des  destinées  humaines.  Élève  de  l'École 


5f6i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Polytechnique,  M.  Considérant  apportait  à  l'école  cette  raison  calme 
et  réfléchie,  cette  rectitude  mathématique  qui  marchent  toujours  vers 
le  côté  rigoureux  des  choses.  Homme  d'ardente  exécution,  il  cher- 
cha à  tirer  sur-le-champ  la  doctrine  sociétaire  des  voies  spéculatives 
où  elle  se  serait  allanguie  et  stérilisée.  Charles  Fourier,  sûr  de  sa 
force,  attendait  que  l'on  vînt  à  lui,  et  dans  les  relations  ordinaires  il 
apportait  la  forme  absolue,  tranchante,  impérieuse  de  ses  théories. 
M.  Victor  Considérant  chercha  à  faire  naître  quelques  occasions  de 
contact  entre  ce  génie  boudeur  retiré  dans  sa  tente  et  un  monde  qui 
l'avait  froissé,  faute  de  le  connaître.  On  essaya  divers  moyens  de 
propagation  :  des  conférences  furent  ouvertes  à  Paris,  dans  lesquelles 
Fourier  exposa  quelques  parties  isolées  de  son  système  ;  puis  on  son- 
gea à  la  province ,  et  M.  Considérant  ouvrit  à  Metz  le  premier  cours 
public  sur  la  théorie. 

C'était  alors  le  moment  où,  après  avoir  jeté  quelque  éclat,  lesaint- 
simonisme  se  dispersait  dans  les  voies  du  doute  et  du  décourage- 
ment. Quelques-uns  de  ces  novateurs,  et  entre  autres  deux  hommes 
distingués  par  leur  savoir,  MM.  Jules  Lechevalier  et  Abel  Transon, 
gagnés  à  la  foi  sociétaire,  passèrent  sous  les  drapeaux  du  maître,  en 
proclamant  sa  supériorité.  M.  Jules  Lechevalier  ouvrit  un  cours  à 
Paris  et  le  publia  ensuite  par  livraisons  ;  M.  Abel  Transon  donna  à  la 
Bévue  Encyclopédique  deux  articles  qui  résumaient  la  loi  sociétaire. 
D'autres  ouvrages  fortifiaient  cette  propagande.  M.  Victor  Considé- 
rant produisait  tour  à  tour  la  Destinée  sociale ,  les  Considérations  sur 
tarcliitectonicjuef  De  l'un  des  trois  discours  à  l'Hôtel-dc--Ville,  et  la 
Débâcle  de  la  po inique  en  France;  M.  Just  Muiron,les  Transactions 
de  Virtomnius;  M'"^  Clarisse  Vigoureux ,  les  Paroles  de  providence; 
M.  Morize,  les  Dangers  de  la  situation  actuelle  de  la  France.  Peut-être 
aurait-on  à  reprocher  à  quelques-unes  de  ces  publications  un  défaut 
commun,  à  côté  de  belles  qualités;  ce  serait  celui  de  se  préoccuper 
beaucoup  trop  de  petits  débats  quotidiens  qui  devraient  s'effacer  tou- 
jours devant  des  questions  de  lointain  avenir.  Nous  aimerions  mieux 
aussi,  dans  la  forme,  plus  d'onction  et  moins  de  rudesse,  plus  de 
ménagemens  surtout  envers  les  hommes  d'intelligence,  qui  se  dé- 
vouent au  périlleux  honneur  d'intéresser,  chaque  malin,  un  public 
blasé  et  moins  avancé  qu'eux  en  toutes  choses. 

Grâce  à  ce  concours  de  publicistes  et  de  penseurs ,  la  propagation 
prit  quelque  essor,  et  l'on  dut  songer  à  lui  créer  un  organe.  Un  jour- 
nal ,  le  Phalanstère ,  fut  fondé  par  les  soins  de  M"*'  Vigoureux  et  de 
MM.  G....  et  Baudet-Dulary ,  alors  député.  MM.  Victor  Considérant, 


SOCIALISTES   MODERNES.  465 

Jules  Lechevalier,  Abel  Transon,  Pecqueur,  Paget,  Morize  etPeîîa- 
rin  concoururent  à  sa  rédaction.  Bientôt  on  alla  plus  loin  :  cette 
réalisation  si  vainement  attendue  par  Fourier,  on  entrevit  la  possi- 
bilité de  l'entreprendre.  MM.  Baudet-Dulary  et  Devay  frères  mirent 
en  commun,  à  Condé-sur-Vesgres,  de  vastes  propriétés  sur  lesquelles 
devait  se  poursuivre  l'établissement  d'une  Phalange.  On  commença 
en  effet  les  travaux  ;  on  mit  en  culture  une  partie  des  friches ,  quoi- 
que par  le  procédé  banal  ;  on  maintint  en  rapport  les  terres  qui 
l'étaient  ;  on  construisit  quelques  bâtimens  d'exploitation  rurale;  mais 
tout  cela  fut  incomplètement  fait  et  avec  des  fonds  insufflsans  pour 
la  réussite.  Plus  tard  même,  les  ressources  manquèrent,  et  on  s'ar- 
rêta. Il  y  avait  eu  avortement,  mais  il  n'y  avait  pas  eu  essai. 

Alors  une  chose  demeura  bien  prouvée  aux  hommes  d'exécu- 
tion, c'est  qu'il  ne  fallait  désormais  hasarder  une  tentative  nouvelle 
qu'avec  le  plus  beau  et  le  plus  complet  développement  de  moyens. 
La  déconvenue  de  Condé-sur-Vesgres  fut  fatale  à  divers  titres  ; 
non-seulement  elle  se  présenta  dans  le  public  sous  la  forme  d'une 
expérience  malheureuse,  mais  elle  réagit  même  sur  les  membres  de 
l'école;  il  y  eut  hésitation  et  temps  d'arrêt;  plusieurs  se  retirèrent 
pour  chercher  dans  la  politique  un  mobile  plus  immédiat ,  un  aliment 
plus  réel  à  leur  activité.  Le  Phalanstère  disparut;  il  se  fît  comme  un 
silence  autour  de  Charles  Fourier. 

Celui  qui  releva  son  drapeau  fut  encore  M.  Considérant;  il  publia 
la  Phalange  et  reprit  les  travaux  de  propagation.  Mais  mûris  par 
l'expérience,  les  disciples  de  Fourier  ne  semblent  plus  vouloir  désor- 
mais s'isoler  du  monde  :  ils  acceptent  en  pratique  les  conditions  de 
la  société  actuelle,  toutes  réserves  d'ailleurs  faites  pour  l'avenir.  Ce 
sont  maintenant  de  simples  ingénieurs  qui  désirent  prouver  à  tous, 
et  par  un  essai,  la  valeur  d'un  mécanisme  sociétaire  renfermant  en 
germe  les  plus  beaux  et  les  plus  féconds  résultats.  Il  y  a  plus  :  cal- 
culant avec  justesse  combien  leur  action  sera  lente  et  difûcile  sur 
des  hommes  rompus  à  d'autres  habitudes,  ils  entendent  opérer 
d'abord  sur  des  enfans ,  et  fonder  un  instiiut  sociétaire  où  ils  seront 
élevés  selon  la  méthode  de  Fourier,  et  dans  le  sens  de  l'éclosion  des 
vocations.  Il  paraît  même  que  déjà  un  établissement  de  ce  genre  a  été 
fondé  à  l'île  Maurice,  et  que  les  résultats  ont  dépassé  toutes  les  espé- 
rances préconçues.  Dans  cette  institution  [infants  school),  l'éducation 
commence  au  sevrage ,  et  à  trois  ans  les  enfans  sont  déjà  sociétaire- 
ment  utiles.  Aucun  moyen  de  contrainte  n'y  est  employé  ;  toutes  les 
passions  du  jeune  âge,  le  mouvement,  le  bruit,  l'inconstance,  la 

TOME  XII,  30 


466  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gourmandise  même,  y  sont  non-seulement  souffertes,  mais  utilisées. 
Avant  d'accepter  ces  faits  qui  se  passent  à  trois  mille  lieues  de  nous, 
attendons  une  réalisation  moins  lointaine  et  plus  à  portée  d'un 
contrôle. 

Voilà  où  en  était  la  méthode  de  Fourier,  surveillée  par  lui,  appli- 
quée sous  ses  yeux,  quand  la  mort  est  venue  l'atteindre  à  l'âge  de 
soixante-six  ans.  Depuis  huit  mois,  la  maladie  l'avait  enveloppé  de 
manière  à  ne  laisser  d'action  qu'aux  palliatifs.  Pas  plus  à  ses  derniers 
momens  que  dans  le  courant  de  sa  vie,  ses  amis  n'ont  fait  défaut  à 
sa  glorieuse  indigence.  Il  est  mort  pauvre,  mais  entouré  de  soins, 
comme  eût  pu  l'être  un  riche. 

Fourier  était  petit  et  maigre  ;  mais  sa  physionomie  avait  le  plus 
beau  caractère.  Il  portait  dans  le  regard  quelque  chose  de  profond 
et  d'amer,  d'élevé  et  de  malheureux  ;  et  sur  son  front  pouvait  se  lire 
le  problème  social  dont  il  poursuivit  si  long-temps  la  solution  au 
milieu  de  l'indifférence  et  du  sarcasme, 

COUP  d'oeil   général   sur   la  DÉCOUVERTE. 

Le  grand  tort  de  Charles  Fourier  a  été  celui-ci  :  né,  pour  ainsi 
dire,  hors  de  nos  sphères,  il  n'a  jamais  daigné  comprendre  qu'il  fal- 
lait y  vivre  pour  y  acquérir  quelque  ascendant.  Quand  il  se  fut  posé 
à  lui-même,  et  dans  l'assentiment  de  sa  pensée,  tous  les  termes 
d'une  équation  gigantesque,  il  les  crut  à  l'instant  même  acceptés  par 
tout  le  monde.  Plus  il  marcha  dans  sa  découverte,  plus  cette  pré- 
tention se  fortifia  en  lui.  Au  début,  mieux  conseillé  par  le  besoin  d'un 
succès ,  quand  il  voulait  parler  à  la  foule,  il  se  mettait  à  peu  près  à 
la  hauteur  de  son  oreille;  mais  quand,  plus  tard,  il  se  fut  enivré  de 
sa  spéculation ,  ces  derniers  ménagemens  cessèrent.  Parce  qu'il  avait 
marché ,  il  s'imagina  qu'on  l'avait  suivi  ;  il  parla  de  sa  théorie  comme 
d'un  fait  régnant,  d'un  fait  dominateur;  il  en  parla  dans  une  langue 
qu'il  avait  créée  pour  elle,  et  que  dès-lors  il  regardait  comme  uni- 
versellement admise.  De  la  part  d'un  créateur,  cet  orgueil  s'explique 
et  se  justifie.  Pour  l'artiste,  la  Galatée  était  complète;  il  l'avait  pétrie 
de  sa  main,  il  l'avait  animée  de  son  souffle,  et,  glorieux  de  lavoir 
sourire,  il  ne  croyait  pas  que  personne  eût  le  droit  de  nier  sa  vie  et 
sa  beauté. 

Cet  état  d'extase  et  d'isolement,  d'idée  fixe  et  souveraine,  ne  per- 
mit pas  à  Fourier  de  donner  à  ses  révélations  une  forme  qui  en  re- 
haussât la  valeur,  une  forme  attrayante  pour  les  gens  du  monde, 
concluante  pour  les  savans.  Exact  et  méthodique  dans  ses  idées. 


SOCIALISTES  MODERNES.  467 

Fourier  ne  l'était  pas  dans  leur  exposition;  il  manquait  d'ordre  et 
d'enchaînement.  Aussi ,  pendant  que  l'on  aperçoit  toujours  le  lien  qui 
unit  les  combinaisons  sociétaires,  on  est  quelquefois  à  se  demander 
pourquoi  ces  combinaisons  ne  se  déduisent  pas  mieux,  dans  les  livres 
de  Fourier,  les  unes  des  autres,  et  ne  s'engendrent  pas,  pour  ainsi 
dire.  Un  monde  où  l'harmonie  doit  régner  aurait  pu  être  décrit  et 
prouvé  avec  plus  d'harmonie.  C'est  que  Fourier  possédait  moins  sa 
théorie  qu'il  n'était  possédé  par  elle.  Une  fois  sur  le  trépied,  il  se 
laissait  aller  au  souffle  du  dieu,  obéissant  à  sa  passion,  car  toute 
passion,  d'après  lui,  doit  être  obéie,  ne  la  réglant  pas,  ne  la  conte- 
nant pas  dans  les  bornes  d'une  dialectique  précise  et  d'une  tempé- 
rance sévère.  Sans  avoir  voulu  ni  pu  peut-être  classer  à  part  deux 
natures  de  preuves  bien  séparables  et  bien  distinctes ,  il  mêlait  la 
critique  à  l'organisation,  quittant  l'ordre  harnwnîen  pour  Tordre 
civilisé,  frappant  d'un  côté,  exaltant  de  l'autre;  tout  cela  au  hasard, 
pêle-mêle,  d'une  manière  verbeuse  et  diffuse;  combattant  sans  cesse 
avec  des  armes  non  acceptées ,  celles  de  sa  théorie ,  au  lieu  de  se 
tenir,  comme  il  l'eût  pu  souvent ,  sur  le  terrain  des  faits  incontestés 
et  généraux.  Delà  éparpillement,  confusion,  bizarrerie,  incohérence, 
qui  ne  disparaissent  qu'après  un  long  travail  du  lecteur  sur  lui-même 
et  sur  la  pensée  de  l'auteur.  Quand  ce  n'est  pas  la  méthode  qui 
rebute,  c'est  l'expression.  S'exagérant  peut-être  les  avantages  d'une 
terminologie  nouvelle  pour  un  monde  nouveau,  Fourier  a  abusé  du 
néologisme  systématiquement,  et,  disons-le,  puérilement.  Là  où  la 
langue  consacrée  eût  amplement  suffi  à  l'évolution  et  à  l'expression 
de  ses  idées,  il  a  cru  devoir  continuer  son  rôle  d'inventeur,  et  refaire 
le  dictionnaire  français  en  même  temps  que  l'éducation  humaine. 
Ainsi,  quand  il  eût  pu  diviser  ses  matières  par  chapitres,  sections, 
appendices,  corollaires,  préfaces,  avant-propos,  introductions,  pro- 
logues, ce  qui  eût  été  légitime  et  compris,  il  nous  offre,  dans  son 
idiome  des  cis-légomcnes,  des  Inler-limïnaires ,  des  E-pi-seclions,  des 
Ciicr-logues,  des  Citrà-poscs ,  ce  qui  est  une  prétention  au  moins 
oiseuse  et  qui  touche  presque  au  ridicule. 

Un  autre  défaut  de  Fourier,  c'est  l'abondance,  non  pas  l'abondance 
qui  féconde,  mais  celle  qui  noie.  Infailliblement  l'inventeur  du  monde 
sociétaire  aurait  trouvé  beaucoup  moins  de  personnes  disposées  à 
marchander  sa  valeur  scientifique,  si,  au  lieu  de  jeter  sa  théorie 
dans  un  moule  immense,  il  l'eût,  au  contraire,  condensée  dans  un 
petit  nombre  d'aphorismes  substantiels,  vigoureusement  frappés  et 
sûrs  de  leur  empreinte.  Ce  travail  de  résumé  devait  précéder  le  tra- 

30. 


468  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

vail  du  développement;  l'ordonnance  générale  avant  les  détails,  la 
synthèse  avant  l'analyse,  ce  sont  là  des  vérités  banales.  Il  est  regret- 
table que  Fourier  leur  ait  désobéi.  Cependant,  si  sévères  que  nous 
voulions  être  vis-à-vis  d'un  esprit  supérieur,  nous  ne  pouvons  dis- 
convenir que  cette  profusion  de  gracieux  tableaux,  que  ce  cercle 
confus  et  passionné  de  créations  naïves,  joyeuses ,  inattendues;  que 
ce  désordre  charmant,  cette  incohérence  de  surface,  qui  sont  une 
faute  chez  le  savant,  ne  deviennent  un  titre  réel  pour  l'homme 
d'imagination  et  pour  le  poète.  Les  couleurs  de  ces  paysages  sont  si 
fraîches  et  d'un  effet  si  neuf,  il  y  a  tant  d'éclat  et  tant  de  verve  dans 
ces  Géorgiques  idéales,  qu'on  s'abandonne,  malgré  soi,  au  flot  des- 
criptif, sans  regretter  l'appui  moins  fragile  d'une  démonstration 
sérieuse.  C'est  de  l'idylle  répandue  à  côté  de  la  philosophie,  du 
Théocrite  près  du  Platon. 

Un  dernier  reproche.  Certes ,  il  serait  fâcheux  que  l'on  fît  de  la 
science  au  musc  et  au  jasmin,  et  de  la  logique  à  l'eau  de  rose  ;  mais 
il  ne  l'est  pas  moins,  à  notre  sens,  de  donner  un  air  rébarbatif  et 
inculte  aux  vérités  que  l'on  veut  introduire.  Un  savant  ne  doit  être  ni 
un  paysan  du  Danube ,  ni  un  élégant  du  grand  monde;  il  ne  doit 
tremper  sa  plume  ni  dans  le  vinaigre,  ni  dans  les  essences.  Le  ton 
d'un  savant  qui  démontre  et  qui  veut  attirer  à  lui,  est  un  ton  doux, 
grave,  persuasif,  ne  concédant  rien  quant  au  fond,  mais  prêt  à  se 
ployer  à  tous  les  tempéramens  de  forme.  Peut-être  Fourier  aurait-il 
dû  en  cela  résister  un  peu  à  ses  élans  de  franchise  et  de  rudesse; 
peut-être  aurait-il  fondé  plus  sûrement  son  autorité  sur  les  intelli- 
gences, si  à  la  supériorité  de  sa  doctrine  il  eût  joint  ce  que  le  saint- 
simonisme  avait  de  plus  que  lui,  l'onction  dans  le  style  et  la  parfaite 
convenance  dans  le  langage. 

Ces  prémisses  posées,  nous  allons,  après  avoir  fait  l'historique  et  la 
critique  des  travaux  de  l'inventeur,  entrer  dans  l'analyse  de  ses  dé- 
couvertes. Cette  analyse  aurait  demandé  de  longs  volumes,  si  nous  ne 
lui  eussions  appliqué  une  méthode  de  triage  sévère  et  de  rigoureuse 
sobriété.  Notre  intention  n'a  pas  été,  ne  pouvait  pas  être  d'initier  nos 
lecteurs  à  tout  le  système  de  Fourier  :  ce  serait  impossible  et  inutile; 
la  route  serait  trop  longue,  et  ils  ne  nous  y  suivraient  pas.  Qu'ils 
aient  une  idée  nette  de  l'ensemble  de  la  théorie  et  de  ses  principes 
génératifs ,  c'est  tout  ce  que  nous  avons  voulu.  Pour  leur  rendre  cette 
étude  plus  claire  ;,  nous  avons  évité,  autant  qu'il  était  en  nous,  d'en- 
trer dans  un  vocabulaire  dont  il  eût  fallu,  à  chaque  minute,  leur 
donner  la  clé.  La  même  vue  de  simpliûcaiion  nous  a  fait  élaguer  la 


SOCIALISTES   MODERNES.  469 

partie  critique.  Que  notre  univers  ne  soit  point  parfait,  c'est  ce  qui 
est  admis  pour  tout  le  monde ,  et  ce  qui  a  été  prouvé  mille  fois  depuis 
sept  ans  :  toute  preuve  de  ce  genre  a  facilement  le  tort  de  dégénérer 
en  déclamation,  et  nous  avons  mieux  aimé  y  renoncer  que  courir  ce 
risque.  Enfin,  en  parcourant  la  partie  organique  de  la  doctrine  so- 
ciétaire, on  verra  que  nous  l'avons  dégagée  des  détails  qui  ont  attiré 
sur  l'inventeur  des  plaisanteries  devenues  banales.  On  a  tant  abusé 
de  cette  méthode  de  facile  appréciation,  qu'il  y  a  aujourd'hui,  ce 
nous  semble,  quelque  bon  goût  à  s'en  abstenir. 

COSMOGOME   ET  PSYCHOGONIE. 

On  a  fait  de  Charles  Fourier  un  matérialiste,  à  cause  de  quelques 
mots  hasardés  sur  la  reproduction  infinie  de  la  matière.  Nous  croyons 
qu'il  y  a  un  malentendu  en  ceci,  un  malentendu  résultant  du  système 
toujours  vicieux  des  classemens  et  des  parallèles.  Si  l'on  voulait  trou- 
ver un  nom  dans  l'école  philosophique  qui  répondît  davantage  à  la 
loi  sociétaire,  Fourier  serait  un  panthéiste  à  la  façon  des  saints- 
simoniens,  ou  un  sensualiste  de  l'école  de  Locke  et  de  Condillac. 

Charles  Fourier  n'a  pas,  il  est  vrai,  abondé  dans  les  idées  méta- 
physiques à  l'exclusion  des  idées  matérielles;  mais  c'est,  comme  il 
l'avoue  lui-même,  parce  qu'il  fallait  réorganiser  le  corps  avant  de 
réorganiser  l'esprit,  les  instincts  devant,  dans  l'ordre  nouveau,  être 
satisfaits  comme  les  passions,  les  besoins  comme  les  sentimens.  La 
lutte  entre  les  deux  principes,  le  bien  et  le  mal,  d'origine  philoso- 
phique, n'avait,  d'ailleurs,  plus  rien  à  faire  dans  un  système  qui  pre- 
nait pour  point  de  départ  la  légitimité,  la  nécessité  de  tous  les  élans 
de  l'ame  et  de  la  chair. 

Le  sommet  de  la  doctrine  de  Fourier,  c'est  Dieu  ;  mais  en  appelant 
J)ieu  esprit,  il  ne  se  déclare  pas  pourtant  exclusivement  spiritualisle. 
Il  semble  admettre,  au  contraire,  que  Dieu,  l'homme  et  l'univers, 
comme  êtres  absolus  et  infinis,  peuvent,  par  de  certains  côtés, 
s'absorber  et  se  confondre.  Ce  serait  à  peu  près  la  formule  saint- 
simonienne  :  «  Dieu  est  tout  ce  qui  est,  »  et  un  transport  du  fini  dans 
l'infini.  Cependant,  en  d'autres  passages, Fourier  distingue  le  créa- 
teur de  la  créature,  parle  de  Dieu  comme  d'un  être  existant  de  son 
fait,  et  du  christianisme  comme  d'une  croyance  qui  nous  a  ramenés 
à  de  saines  notions  religieuses.  Dieu,  d'après  lui,  doit  être  notre 
première  étude;  c'est  en  cherchant  en  nous  la  révélation  des  instincts 
qu'il  y  a  mis,  leur  application,  leur  utilité,  leur  sainteté,  que  nous 
devons  trouver  la  clé  des  destinées  futures  de  l'homme. 


470  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Insistant  peu,  d'ailleurs,  sur  ces  données  métaphysiques,  Fourier 
fait  de  la  nature  trois  principes  éternels  et  indestructibles  :  Dieu,  la 
matière,  la  justice  ou  les  mathématiques.  Ici,  entre  Fourier  et  les 
autres  philosophies  plus  de  rapprochement  possible  ;  il  marche  vers 
ses  idées.  Dans  la  toute-puissance  de  Dieu,  il  trouve  la  cause ,  et  dans 
sa  justice,  la  raison  des  destinées  générales.  Or,  la  volonté  univer- 
selle se  manifeste  et  se  témoigne  par  l'av/rac/iow  universelle;  attraction 
dans  l'humanité,  attraction  dans  l'animalité,  attraction  dans  les  corps 
inorganiques.  C'est  cette  attraction  qui,  pivotant  sur  elle-même,  in- 
cessamment produit,  incessamment  détruit,  incessamment  conserve. 
De  là  cinq  mouvemens  :  mouvement  matériel ^  attraction  du  monde, 
devinée  par  Newton  ;  mouvement  orcjanique,  attraction  emblématique 
dans  les  propriétés  des  substances;  mouvement  imtinciucl ,  attrac- 
tion des  passions  et  des  instincts;  mouvement  aro??m/,  attraction  des 
corps  impondérables  ;  mouvement  social,  attraction  de  l'homme  vers 
ses  destinées  futures.  De  l'attraction  universelle  est  née  l'analogie 
universelle,  résultant,  selon  Fourier,  d'une  loi  mathématique  qu'il  a 
accusée  sans  la  justiOer  toutefois.  Toutes  les  passions  ont  leur  ana- 
logue dans  la  nature,  depuis  les  atomes  jusqu'aux  astres.  Ainsi,  les 
propriétés  de  l'amitié  seraient  calquées  sur  celles  du  cercle,  celles  de 
l'amour  sur  celles  de  l'ellipse,  etc.  N'insistons  pas  :  ceci  est  plus  ingé- 
nieux que  vrai;  il  y  a  là  un  pressentiment,  mais  point  une  découverte. 

La  cosmogonie  de  Fourier  a  aussi  ce  caractère  divinatoire  et  cette 
prétention  à  une  seconde  vue.  Le  monde,  d'après  lui,  aura  une  durée 
de  quatre-vingt  mille  ans  ;  quarante  mille  d'ascendance,  quarante 
mille  de  descendance.  Dans  ce  nombre  sont  enveloppés  huit  mille  ans 
d'apogée.  Le  monde  est  à  peine  adulte;  il  a  sept  mille  ans;  il  n'a  connu 
jusqu'ici  que  l'existence  irrégulière,  chétive,  irraisonnable  de  l'en- 
fance; il  va  passer  dans  sa  période  de  jeunesse,  puis  dans  la  maturité, 
point  culminant  du  bonheur,  pour  descendre  ensuite  vers  la  décré- 
pitude. Ainsi  le  veut  la  loi  d'analogie;  le  monde,  comme  l'homme, 
comme  l'animal,  comme  la  plante,  doit  naître,  grandir,  se  dévelop- 
per et  périr  :  la  seule  différence  est  dans  la  durée.  Quant  à  ce  qui  est 
de  la  création ,  Dieu  flt  seize  espèces'd'hommes,  neuf  sur  l'ancien 
continent,  sept  en  Amérique,  mais  toutes  soumises  à  la  loi  d'unité  et 
d'analogie  universelles.  Néanmoins,  en  créant  le  monde  actuel,  Dieu 
se  réserva  d'autres  créations  successives  pour  en  changer  la  face  ; 
ces  créations  iront  à  dix-huit.  Toute  création  s'opère  par  la  conjonc- 
tion dufiulde  austral  et  du  fluide  boréal.  Jusqu'ici,  il  n'y  a  eu  qu'une 
création;  les  autres  attendent  qu'on  ail  trouvé  pour  elles  un  autre 


SOCIALISTES   MODERNES.  471 

milieu,  un  milieu  viable,  un  milieu  d'harmonie.  Alors  les  hommes 
cultiveront  l'univers  jusqu'au  soixantième  parallèle,  et  des  orangers 
fleuriront  dans  la  Sibérie  ;  une  couronne  boréale ,  espèce  d'anneau 
semblable  à  celui  de  Saturne,  se  fixera  sur  le  pôle-nord,  dissoudra 
ses  glaces  et  rendra  ses  mers  navigables.  En  même  temps,  une  dé- 
composition subite  dans  les  eaux  de  l'Océan  en  dégagera  la  partie 
saline,  et  en  fera  une  boisson  agréable  et  utile  aux  navigateurs. 
C'est  à  la  suite  de  ces  phénomènes  que  devront  se  produire  les 
créations  nouvelles ,  toutes  plus  parfaites  que  la  nôtre.  Comme  on  le 
voit,  ceci  n'implique  encore  aucune  preuve,  et  ne  vaut  pas  qu'on  s'y 
arrête,  si  ce  n'est  par  curiosité. 

En  psychologie,  non  seulement  Charles  Fourier  croit  et  professe 
l'immortalité  de  l'ame,  mais  il  laisse  supposer  qu'il  admet  l'immor- 
talité, ou  tout  au  moins  la  reproduction  infinie  de  la  matière.  Les  âmes 
étaient  avant  la  vie,  elles  sont  après  la  vie;  mais,  pour  n'être  point 
isolées  des  jouissances  matérielles,  elles  rejoignent  toujours  la  ma- 
tière. Il  y  a  emprunt  ici.  Nous  sommes  sur  les  traces  de  la  transmigra- 
tion hindoue  et  de  la  métempsycose  pythagoricienne.  Seulement  avec 
Fourier  les  âmes  ne  descendent  point  dans  l'échelle  des  êtres;  les  âmes 
humaines  se  transfusent  toujours  dans  des  corps  humains,  soit  sur 
notre  globe,  soit  dans  d'autres.  Avant  la  fin  de  la  carrière  planétaire, 
elles  auront  alterné  huit  cent  dix  fois  de  l'un  à  l'autre  monde,  c'est-à- 
dire  qu'elles  auront  fourni  mille  six  cent  vingt  existences,  dont  cin- 
quante-quatre mille  ans  dans  une  autre  planète  et  vingt-sept  mille  dans 
celle-ci.  Quant  aux  planètes  elles-mêmes,  leur  grande  ame  ne  meurt 
pas,  mais  passe  en  d'autres  planètes  avec  les  âmes  qu'elles  portent, 
de  manière  à  ce  que  ces  dernières  croissent  en  bonheur  et  en  déve- 
loppement pendant  plusieurs  milliards  d'années. 

Si  la  théorie  de  Fourier  n'eût  rien  produit  de  plus  résistant  à  l'exa- 
men que  cette  genèse,  il  serait  demeuré,  dans  des  données  analogues, 
un  peu  au-dessous  de  Pythagore  et  de  Fontenelle,  et  nous  n'aurions 
point  ici  à  nous  occuper  de  lui.  Il  a,  d'ailleurs,  senti  lui-même  que 
cette  portion  de  son  travail  paraîtrait,  aux  yeux  du  public,  résulter 
moins  d'une  inspiration  calme  que  d'une  hallucination  ;  et  averti  par 
l'attitude  de  son  école,  qui  répugnait  à  le  suivre  sur  ce  terrain ,  il  a 
écrit  ces  lignes  : 

(c  Mais  qu'importent  ces  accessoires  à  l'affaire  principale,  qui  est  l'art 
d'organiser  l'industrie  combinée,  d'où  naîtront  le  quadruple  produit, 
les  bonnes  mœurs,  l'accord  des  trois  classes,  riche,  moyenne  et 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pauvre;  l'oubli  des  querelles  de  partis,  la  cessation  des  pestes,  des 
révolutions,  de  la  pénurie  fiscale,  et  l'unité  universelle. 

«  Les  détracteurs  se  dénoncent  eux-mêmes  en  m'attaquant  sur  des 
sciences  nouvelles,  cosmogonie,  psychogonie,  analogie,  qui  sont  en 
dehors  de  la  théorie  de  l'industrie  combinée.  Quand  il  serait  vrai  que 
ces  nouvelles  sciences  fussent  erronées,  romanesques,  il  ne  resterait 
pas  moins  certain  que  je  suis  le  premier  et  le  seul  qui  ait  donné  un 
procédé  pour  associer  les  inégalités  et  quadrupler  le  produit  en  em- 
ployant les  passions,  caractères  et  instincts  tels  que  la  nature  les 
donne.  C'est  le  seul  point  sur  lequel  doit  se  fixer  l'attention,  et  non 
pas  sur  des  sciences  qui  ne  sont  qu'annoncées. 

«  Étrange  despotisme  que  de  condamner  toutes  les  productions 
d'un  auteur,  parce  que  quelques-unes  sont  défectueuses  !  Newton  a 
écrit  des  rêveries  sur  l'Apocalypse;  il  a  tenté  de  prouver  que  le  pape 
était  r  Anté-Christ.  Sans  doute  ce  sont  des  folies  scientifiques  ;  mais  ses 
théories  sur  l'attraction  et  les  rayons  lumineux  n'en  sont  pas  moins 
bonnes  et  admises.  En  jugeant  tout  savant  ou  artiste,  on  sépare  le 
bon  or  du  faux.  Pourquoi  suis-je  le  seul  avec  qui  la  critique  ne  veuille 
pas  suivre  cette  règle?  » 

Quand  un  homme  s'exécute  ainsi,  il  ne  reste  plus  rien  à  dire.  On 
ne  frappe  pas  sur  une  poitrine  qui  se  découvre. 

ATTRACTION  PASSIONNÉE.  —  ANALYSE  DES  DOUZE  PASSIONS 
RADICALES. 

Nous  voici  à  la  clé ,  au  pivot  de  la  découverte. 

Charles  Fourier  dit  :  a  Le  devoir  vient  des  hommes ,  l'attraction 
vient  de  Dieu.  »  Le  devoir  vient  tellement  des  hommes  qu'il  varie  de 
peuple  à  peuple,  et  d'une  époque  à  une  autre.  L'attraction,  c'est- 
à-dire  la  tendance  des  passions,  est  tellement  un  fait  divin,  que  les 
passions  sont  les  mêmes  chez  tous  les  peuples,  civilisés  ou  sauvages, 
dans  tous  les  siècles,  primitifs  ou  modernes.  Dieu  maintient  dans  ce 
sens  la  tendance  des  passions,  malgré  l'abus  actuel  qu'en  fait  l'homme, 
parce  que  les  passions  ainsi  combinées  doivent  servir  à  l'avènement 
et  au  maintien  des  destinées  futures,  d'où  il  résulte  que  les  passions 
s'agitent  aujourd'hui,  malheureuses  et  comprimées,  dans  un  milieu 
provisoire,  pour  s'étabhr  plus  lard,  heureuses  et  satisfaites,  dans  le 
milieu  que  Dieu  leur  a  réservé.  Supposer  le  contraire,  c'est  sup- 
poser Dieu  inepte  et  incapable  de  diriger  harmonieusement  le  monde. 
Ainsi,  toute  passion,  toute  attraction  est  une  chose  naturelle,  légi- 


SOCIALISTES  MODERNES.  473 

time,  à  laquelle  il  est  impie  de  résister.  L'attraction  est  la  loi  humaine 
comme  elle  est  la  loi  des  mondes.  Autant  de  passions  fondamentales, 
autant  d'attractions.  «  Les  attractions  sont  proportionnelles  aux  des- 
tinées, »  ajoute  Fourier.  Céder  à  ses  attractions,  voilà  où  est  la  vraie 
sagesse,  car  les  passions  sont  une  boussole  permanente  que  Dieu  a 
mise  en  nous.  Aussi  Fourier  ne  balance-t-il  pas  entre  la  liberté  et  la 
contrainte,  Tattraction  et  la  morale.  Et  si  le  milieu  dans  lequel  se 
meuvent  les  passions ,  ces  impulsions  divines ,  forme  un  obstacle  à 
leur  essor  et  à  leur  harmonie,  c'est  ce  milieu,  ce  milieu  humain  qu'il 
faut  modifier.  D'où  le  réformateur  conclut  à  la  création  d'un  milieu 
nouveau,  d'un  monde  sur  d'autres  bases.  Dans  ce  monde,  où  toute 
latitude  sera  donnée  au  jeu  des  passions,  cet  équilibre  harmonieux 
que  leur  compression  n'a  pu  produire ,  naîtra  de  lui-même  et  spon- 
tanément; l'attraction  poussera  vers  le  devoir  par  la  satisfaction  de 
toutes  les  volontés.  L'homme  alors  cessera  d'être  une  antinomie 
vivante,  placé  qu'il  est  entre  les  impulsions  de  sa  nature  et  les  pres- 
criptions de  la  sagesse  actuelle.  Plus  d'action  comminatoire  sur  les 
élans  de  l'ame,  sur  les  instincts  du  corps  ;  plus  de  force  répressive, 
plus  de  délits,  plus  de  peines;  la  contrainte  et  l'incohérence  feront 
place  à  l'harmonie  et  à  l'unité;  le  nouveau  mécanisme  social  réahsera 
la  loi  mathématique  qui  doit  employer  toutes  les  forces,  utiliser  tous 
les  penchans,  accorder  toutes  les  impulsions,  unir  toutes  les  volontés, 
agir,  en  un  mot,  de  manière  à  ce  que  l'intérêt  personnel,  indépendant 
dans  ses  allures,  se  fonde,  s'absorbe  dans  l'intérêt  général  et  con- 
coure à  son  agrandissement. 

Avant  de  déchaîner  ainsi  les  passions  sur  le  monde ,  il  était  utile 
peut-être  de  les  récapituler  toutes ,  de  les  saisir,  de  les  distribuer, 
de  les  peser  attentivement,  de  les  combiner.  C'est  un  travail  que 
Fourier  n'a  voulu  déléguer  à  personne  :  il  a  reconnu  lui-même  ou  cru 
reconnaître  en  nous  trois  buts  d'attraction  :  le  besoin  de  luxe,  la  pro- 
pension à  se  grouper,  et  la  tendance  à  Yuniié.  Le  luxe,  divisé  en  luxe 
interne  et  externe,  comprend  au  premier  titre  la  santé,  au  second  la 
richesse.  Comme  les  cinq  sens  sont  du  ressort  de  cette  nature  d'at- 
traction, elle  est,  à  cause  de  cela,  subordonnée  aux  passions  qui 
naissent  de  l'ame.  La  propension  à  se  grouper  embrasse  les  passions 
affectives,  l'amour,  l'amitié,  l'ambition,  et  une  quatrième  passion  que 
l'inventeur  nomme  le  familisme  (lien  de  parenté  ).  Ces  attractions  de 
diverse  nature  et  de  puissance  variable  servent  à  lier  entre  eux  et 
à  grouper  les  individus.  Mais  au-dessus  de  ces  passions,  il  en  règne 
trois  autres  qui  leur  sont  supérieures,  passions  rectrices ,  comme  les 
jiomme  Fourier,  mobile  des  plus  grandes  actions  humaines.  Ces  pas- 


474  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sions,  l'inventeur  les  désigne  ainsi  :  la  cabalMe,  Valiernanie  et  la  com- 
posite. La  cubalïste  est  la  fougue  à  la  fois  réfléchie  et  spéculative  qui 
tend  à  diviser  les  impulsions,  afln  de  leur  donner  plus  d'essor,  à 
fixer  les  volontés  par  une  influence  complexe.  Dans  notre  monde,  on 
appellerait  cette  passion  l'esprit  d'intrigue.  Ualiernanie ,  ou  papit^ 
lonne,  est  le  besoin  de  variété  irrésistible  chez  l'homme,  la  soif  de 
situations  contraires,  de  contrastes  et  de  changemens  de  scène.  L'al- 
ternante se  mêle  à  tout ,  elle  va  d'un  groupe  à  l'autre,  d'une  série  à 
une  série,  engendre  l'attrait  par  la  mobilité  ,  et  éloigne  le  blasement 
par  de  rapides  volte-faces.  C'est  elle  qui  répand  le  plus  de  bonheur 
sur  le  mécanisme  sociétaire.  Dans  notre  civilisation ,  cette  passion  se 
nommerait  inconstance,  goût  du  changement.  Enfin  la  composite,  ou 
fougue  aveugle,  est  la  passion  qui  produit  les  dévouemens  sublimes, 
l'inspiration  dans  les  arts,  l'éloquence  de  la  chaire  et  de  la  tribune; 
c'est  celle  qui  s'appuie  sur  le  besoin  de  grandes  émotions,  sur  le 
désir  de  mener  à  bien  des  tâches  glorieuses  ou  pénibles.  Cela  équi- 
vaut à  peu  près  à  ce  que  nous  nommons  l'enthousiasme.  Ces  trois 
passions  sont  supérieures  aux  quatre  passions  affectives,  qui  priment 
à  leur  tour  les  cinq  passions  sensuelles. 

Ainsi  l'humanité  compte  douze  passions  radicales,  sept  de  l'ame, 
cinq  de  la  chair,  ressorts  et  pivots  de  l'attraction  ;  cinq  passions  sen- 
sitives  tendant  au  luxe ,  cinq  passions  affectives  tendant  aux  groupes, 
cinq  passions  distributives  ou  rectrices  tendant  aux  séries.  Les  pre- 
mières ne  touchent  que  l'individu,  les  secondes  rayonnent  dans  un 
cercle  d'intimité ,  les  troisièmes  intéressent  la  société  entière.  C'est  le 
jeu  libre  et  complet  de  ces  douze  passions ,  se  tempérant  l'une  l'autre, 
qui  inspire  à  l'homme  le  sentiment  religieux  ou  la  passion  de  l'unité, 
laquelle  résulte  de  la  combinaison  de  toutes  les  autres ,  comme  le 
blanc  de  la  combinaison  de  toutes  les  couleurs.  Et  comme  il  y  a  des 
nuances  de  couleurs  à  l'infini,  il  y  a  aussi  une  foule  de  passions 
mixtes.  Mais  le  nombre  des  passions  proprement  dites  est  rigoureu- 
sement de  douze,  et  Fourier  en  trouve  la  preuve  analogique ,  soit 
dans  le  système  sidéral,  soit  daas  la  décomposition  du  prisme  solaire, 
soit  enfin  dans  la  gamme  musicale.  Nous  ne  le  suivrons  pas  sur  ce 
terrain  d'analogies  :  il  a  déclaré  lui-même  avec  trop  de  bonne  grâce 
qu'il  s'y  sentait  mal  assis. 

MÉCANISME   SOCIÉTAIRE.  —  VIE   DUX   PHALANSTÈRE. 

La  loi  d'attraction  une  fois  trouvée,  il  n'y  avait  plus  qu'un  pas  à 
faire  pour  arriver  au  procédé  sociétaire.  Toutefois,  avant  d'opérer 
sur  ce  thème  de  réalisation ,  Fourier  a  voulu  se  justifier  à  lui-même. 


SOCIALISTES   MODERNES.  i75 

par  le  tableau  des  relations  actuelles,  l'utilité  et  l'urgence  d'une 
réforme.  Habitué  à  ne  rien  voir  en  beau ,  il  a  un  peu  chargé  les  traits 
du  modèle,  et  peint  le  monde  sous  des  couleurs  qui  ne  le  flattent 
pas.  Dans  l'état  agricole,  morcèlement  fatal,  exploitation  égoïste  et 
inexperte;  dans  l'état  industriel,  déperdition  effrayante  de  forces, 
travail  répugnant,  ingrat,  mal  rétribué,  mensonge,  guerre  flagrante, 
choc  d'industries  ou  rivales  ou  parallèles;  dans  l'état  social,  lutte 
des  diverses  classes;  ici,  richesse  insolente;  là,  misère  l^rouche, 
fourberie  dans  les  relations,  méfiance  érigée  en  esprit  de  conduite, 
oppression  de  la  masse  au  profit  du  petit  nombre  ;  enfln ,  impuissance 
à  se  défendre  contre  l'univers  extérieur,  contre  les  intempéries  qui 
usent  avant  le  temps  la  santé  de  l'homme,  et  contre  les  épidémies 
qui  le  foudroient;  voilà  ce  qu'il  a  vu,  ce  qu'il  constate,  et  ce  qui  légi- 
time complètement  à  ses  yeux  une  aspiration  vers  des  destinées  meil- 
leures. De  ces  fléaux,  il  en  est  plusieurs  que  l'association  dans  l'ordre 
matériel  peut  faire  disparaître;  mais  il  en  est  d'autres  qui  ne  se  reti- 
reront que  lorsque  l'association  aura  été  introduite  dans  l'ordre 
moral.  Pour  arriver  à  l'harmonie  des  forces  humaines,  il  faut  aupa- 
ravant l'établir  dans  les  facultés  et  dans  les  passions. 

Maintenant,  par  quelles  voies  pourra-t-on  à  l'indigence  faire  suc- 
céder la  richesse  graduée,  la  vérité  à  la  fourberie,  les  garanties 
mutuelles  à  l'oppression,  une  climature  régulière  aux  désordres 
atmosphériques;  enfin  à  l'incohérence  présente  une  marche  de  pro- 
grès pour  la  race  humaine  ;  telle  est  la  deuxième  face  de  la  question. 
Fourier  en  parcourt  toutes  les  attenances  ;  il  accorde  un  mot  aux 
modes  d'association  imparfaite  qui  peuvent  précéder  le  sien,  examine 
ce  qu'il  nomme  le  garantisnie,  \e  socianilsniey  la  communauté ^  pour 
conclure  de  leurs  vices  à  la  supériorité  de  l'association  composée  ou 
harmonïcnnc,  qui  est  sa  découverte.  Celte  association ,  il  veut  la  natu- 
raliser d'abord  dans  l'agriculture,  qu'il  appelle  une  indnsine;  grande 
et  précieuse  industrie  en  effet,  autour  de  laquelle  pivotent  toutes  les 
autres.  Au  lieu  de  vastes  centres  qui  absorbent  et  étiolent  les  popu- 
lations, au  lieu  de  bourgs,  de  villages,  de  hameaux,  jetés  au  hasard 
sur  la  carte,  mal  cadastrés,  mal  délimités,  aussi  incohérens  dans 
leur  distribution  générale  que  dans  leur  organisation  particulière, 
Fourier  entend  grouper  l'humanité  par  communes  ou  phalanges, 
régulières  pour  le  nombre  des  habitans,  pour  l'ordonnance  inté- 
rieure et  pour  les  conditions  d'équilibre  vis-à-vis  d'autres  phalanges 
ou  communes,  obéissant  à  des  lois  analogues.  Il  en  serait  de  ces 
phalanges  comme  des  corps  célestes  qui  ont  un  mouvement  sur  eux- 


476  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

mêmes  et  un  mouvement  autour  des  corps  roulant  dans  leur  tour- 
billon. Le  même  phénomène  se  reproduirait  au  sein  delà  phalange, 
composée  d'une  infinité  de  petits  centres  ayant  leur  jeu  propre,  et 
leur  jeu  relatif  à  d'autres  centres  identiques.  On  va  voir  tout  à  l'heure 
le  système  à  l'œuvre. 

Le  moteur  de  cette  association  est,  nous  l'avons  dit,  l'attraction 
passionnée,  ce  principe  à  mille  fins.  L'attraction  vers  le  travail,  c'est 
à  cela  que  l'humanité  pourra  reconnaître  qu'elle  entre  dans  ses  des- 
tinées futures.  Que  voyons-nous  aujourd'hui?  D'un  côté  le  riche  qui 
ne  travaille  pas ,  d'un  autre  côté  le  pauvre  qui  travaille  avec  dégoût, 
des  deux  parts  répugnance.  N'est-ce  pas  là,  dit  Fourier,  un  état 
anormal?  Quoi  !  Dieu  aurait  imposé  le  travail  à  l'homme  comme  une 
nécessité  impérieuse,  et  en  même  temps  il  lui  aurait  mis  dans  le  cœur 
une  horreur  instinctive  pour  le  travail!  Evidemment  il  y  a  confusion. 
La  répugnance  n'indique  qu'une  chose,  c'est  que  Dieu  ne  veut  pas 
que  le  monde  use  éternellement  son  énergie  en  des  besognes  ingrates. 
Le  jour  où  une  meilleure  entente  présidera  à  la  distribution  du  travail, 
les  riches  oisifs  disparaîtront;  ils  jalouseront  ce  qui  était  l'attribut  du 
peuple.  Pour  cela,  il  faut  que  le  travail  soit  une  affaire  d'option,  un 
choix,  un  goût,  une  préférence,  une  passion  enfin.  Chacun  s'adon- 
nera à  l'occupation  qu'il  aime,  à  vingt  s'il  en  aime  vingt.  Une  rivalité 
charmante,  un  enthousiasme  toujours  nouveau,  présideront  aux  tra- 
vaux humains,  quand,  sous  la  loi  de  l'attraction,  les  mortels  se  seront 
associés  par  gt-oupes,  dernière  fraction  sociétaire,  par  séries,  qui  sont 
l'association  des  groupes,  et  par  phalanges,  qui  sont  l'association  des 
séries. 

Le  groupe  est  la  sphère  primitive  de  toute  fonction,  l'alvéole  de  la 
ruche  sociale,  le  noyau  de  l'association.  Un  groupe,  pour  être  normal, 
doit  se  composer  de  sept  ou  de  neuf  personnes  :  au-dessous  il  serait 
insuffisant,  au-dessus  il  courrait  la  chance  de  manquer  d'harmonie. 
L'harmonie  particulière  d'un  groupe  résulte  de  l'amalgame  des 
attractions  tantôt  divergentes ,  tantôt  parallèles  ;  l'harmonie  générale 
entre  les  divers  groupes  résulte  de  leur  caractère,  soit  identique,  soit 
opposé.  Dans  la  composition  des  groupes,  toute  passion  est  consi- 
dérée comme  ressort  :  ainsi  tantôt  c'est  l'amitié,  tantôt  c'est  l'intérêt, 
tantôt  c'est  l'amour,  tantôt  c'est  la  gloire  qui  domine  un  groupe,  et, 
dans  son  sein,  l'essor  de  toute  passion  doit  avoir  lieu  en  identité  et 
en  contraste.  Chaque  groupe  a  des  modes  de  ralhement  distincts  : 
dans  les  groupes  d'amitié  tous  s'entraînent  en  confusion,  c'est-à-dire 
se  confondent,  l'amitié  supposant  une  égalité  parfaite;  dans  les 


SOCIALISTES  MODERNES.  477 

{>TOupes  cCnmbîtion ,  le  supérieur  entraîne  l'inférieur,  la  loi  de  hiérar- 
chie le  voulant  ainsi;  dans  les  groupes  d'amour,  les  femmes  entraî- 
nent les  hommes,  émancipation  qui  en  vaut  une  autre;  enfin,  dans 
les  groupes  de  famille,  les  inférieurs  entraînent  les  supérieurs,  cou- 
cession  touchante  faite  à  la  faiblesse.  Ces  groupes  se  forment  d'eux- 
mêmes  au  moyen  de  ces  divers  ressorts.  Chaque  fois  que  dans  un 
groupe  il  y  a  lieu  à  conférer  ou  un  titre  ou  un  grade,  on  y  procède 
par  l'élection.  Tous  les  membres  d'un  groupe  ont  voix  délibérative  : 
la  majorité  fait  loi.  Le  même  mode  électif,  les  mêmes  rouages  d'orga- 
nisation passionnée,  sont  appliqués  aux  séries,  qui  sont  l'association 
des  groupes ,  aux  phalanges,  qui  sont  l'association  des  séries. 

Après  les  groupes,  qui  comptent  par  sept  ou  neuf,  viennent  les 
séries,  qui  doivent  avoir  de  vingt-quatre  à  trente-deux  groupes,  et 
qui,  à  leur  tour,  forment  les  phalanges.  La  phalange  comprend 
environ  dix-huit  cents  personnes.  La  demeure  d'une  phalange  se 
nommera  un  phalanstère.  Un  phalanstère  devra  être  un  édifice  à  la 
fois  commode  et  élégant,  dans  lequel  l'utilité  n'aura  point  été  sacrifiée 
au  luxe,  ni  l'architecture  aux  exigences  de  l'aménagement.  Ce  sera 
une  vaste  construction,  de  la  plus  belle  symétrie,  et  accusant  par  sa 
grandeur  les  pompes  de  la  vie  nouvelle.  De  droite  et  de  gauche  se 
projetteront  des  ailes  gracieuses  repliées  sur  elles-mêmes,  en  fer  à 
cheval.  Là,  loin  du  centre  de  la  grande  famille  s'installeront  les  mé- 
tiers bruyans.  Ce  palais  sera  double  dans  son  étendue,  avec  des 
corps  de  bâiimens  assez  éloignés  l'un  de  l'autre  pour  former  des 
cours  intérieures  et  ombragées,  promenades  des  vieillards  et  des 
convalescens.  Au  milieu  du  bâtiment  principal  s'élèvera  la  Tour  d'Or- 
dre ,  siège  du  télégraphe,  de  l'horloge,  et  des  signaux  chargés  de 
transmettre  leurs  instructions  aux  travailleurs  disséminés  dans  la 
campagne.  Le  théâtre  et  la  bourse  trouveront  leur  place  dans  la 
même  enceinte.  A  la  hauteur  du  premier  étage,  et  dans  tout  le  pour- 
tour de  l'édifice,  régnera  une  rue-galerie,  chauffée  en  hiver,  ventilée 
en  été,  et  offrant,  d'un  atelier  à  un  autre,  une  communication  facile 
et  à  l'abri  de  toutes  les  intempéries.  Au  besoin  celte  rue-galerie  ser- 
vira encore  de  salle  d'exposition  aux  objets  d'art  et  aux  produits 
industriels  de  toute  espèce. 

Dans  un  phalanstère,  tout  sera  organisé  pour  une  vie  attrayante  et 
Kbre,  une  vie  au  goût  de  chacun  :  commune,  si  l'on  veut;  solitaire, 
si  on  le  préfère.  On  y  poursuivra  deux  visées  :  la  commodité  générale 
et  le  bien-être  individuel.  Les  logemens,  les  salies  de  réunion,  les 
réfectoires,  les  ateliers,  les  cuisines,  les  caves,  les  greniers,  les  offi- 


V78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces,  tout  y  sera  disposé  de  manière  à  assurer  des  rapports  prompts  et 
faciles,  des  distractions  variées,  un  service  économique  et  intelligent. 
Chaque  famille  trouvera  à  se  loger  suivant  sa  fortune  et  suivant  ses 
besoins,  sans  qu'il  en  résulte  jamais  pour  elle  une  humiliation  dans 
le  contraste  si  elle  est  pauvre,  un  motif  d'orgueil  si  elle  est  riche. 

Maintenant,  à  ceux  qui  s'effraieraient  de  la  mise  de  fonds  né- 
cessaire pour  assurer  tant  d'aisance  et  réaliser  tant  de  merveilles, 
Fourier  répond  qu'un  phalanstère  de  dix-huit  cents  âmes  ne  coûtera 
guère  plus  à  construire  que  les  quatre  cents  chaumières  d'une  com- 
mune française  égale  en  population.  Encore  le  phalanstère,  une  fois 
achevé  grandement  et  solidement,  sera,  pendant  plus  d'un  siècle, 
à  l'abri  des  grosses  réparations ,  tandis  que ,  dans  le  même  inv  er- 
valle,  on  aura  rebâti  sept  ou  huit  fois  les  masures  de  la  commune 
française.  Puis ,  la  fondation  achevée ,  il  y  a  un  autre  compte  à  dres- 
ser, celui  des  économies  du  ménage  sociétaire.  Ainsi  une  immense 
cave  remplacera  quatre  cents  caves ,  un  vaste  grenier  quatre  cents 
greniers,  une  cuisine  avec  un  personnel  réduit,  quatre  cents  cuisines 
avec  les  quatre  cents  femmes  qu'elles  absorbent  sans  les  occuper, 
enfin  une  gigantesque  blanchisserie  quatre  cents  blanchisseries.  Tous 
ces  ateliers  d'usage  commun  marcheront  à  l'aide  d'une  machine  à 
vapeur  qui  fournira,  en  outre,  de  l'eau  chaude  dans  tous  les  appar- 
temens  du  phalanstère. 

Cependant,  au  dehors  de  l'édifice,  la  campagne  a  changé  d'aspect  : 
les  haies,  les  fossés,  ces  emblèmes  de  servitude  et  de  défiance, 
ont  disparu;  les  chemins  ont  été  combinés  de  manière  à  ménager 
l'espace.  En  échange  de  leurs  terres,  les  propriétaires  du  sol  ont 
reçu  des  actions  transmissibles  qui  représentent  la  valeur  de  l'apport, 
et  désormais  cette  vaste  plaine  pourra  être  exploitée  comme  si  elle 
appartenait  à  un  seul  homme.  Ainsi  disparaissent,  par  le  fait  seul  de 
l'association ,  tous  les  inconvéniens  de  la  culture  morcelée  et  de  la 
propriété  parcellaire.  Une  seule  gestion,  appuyée  sur  de  grands  capi- 
taux, réalise  l'emploi  harmonieux  de  toutes  les  forces,  et  obtient 
la  plus  grande  somme  possible  de  produits.  Il  en  est  de  même  des 
ateliers  industriels  :  au  lieu  de  ces  échoppes  multipliées  à  l'infini, 
tristes,  sohtaires,  sales  et  incommodes,  voici  des  ateliers  immenses  et 
vivans,  joyeux,  aérés,  salubres,  où  les  machines  viennent  en  aide 
aux  forces  de  Ihomme,  et  lui  rendent  le  travail  à  la  fois  moins  dur 
et  plus  régulier. 

A  ces  avantages  se  jouiront  encore,  dans  un  phalanstère,  ceux 
qui  résultent  d  une  meilleure  organisation  du  travail.  Le  travail,  en 


SOCIALISTES   MODERNES.  479 

mécanisme  sociétaire ,  sera  à  la  fois  plus  attrayant  et  plus  parfait  : 
plus  attrayant ,  car  il  n'aura  lieu  que  par  courtes  séances ,  et  au 
milieu  des  passions  enthousiastes  qui  doivent  naître  de  la  rivalité  des 
individus  dans  les  groupes,  des  groupes  dans  les  séries,  des  séries 
dans  les  phalanges  ;  plus  parfait ,  car  on  lui  appliquera  le  système  de 
division  parcellaire,  déjà  pratiqué  avec  succès  dans  nos  grandes 
usines.  Chaque  industrie,  ou  agricole  ou  manufacturière,  sera  di- 
visée en  autant  de  parcelles  de  travail  que  cela  sera  jugé  nécessaire 
pour  un  confectionnement  irréprochable,  et  un  groupe  spécial  sera 
affecté  à  l'exécution  de  chaque  parcelle.  Ainsi  conflées  aux  mains  les 
plus  aptes,  toutes  les  fractions  du  travail  humain  arriveront  sur-le- 
camp  à  une  supériorité  dont  il  serait  difflcile  aujourd'hui  de  fixer  la 
limite.  On  réunirait  ensuite  ces  élémens  épars  dans  les  divers  groupes 
pour  former  une  variété  industrielle  et  la  résumer  dans  une  série. 
En  agriculture,  par  exemple,  étant  donnée  la  culture  du  poirier,  une 
série  ou  deux  séries  y  seraient  affectées,  avec  des  groupes  spéciale- 
ment voués  au  soin  de  chaque  espèce.  En  industrie  manufacturière, 
même  division  de  détails ,  même  répartition  parmi  les  diverses  apti- 
tudes. Voici  d'ailleurs  la  formule  scientifique  de  Fourier  pour  de 
semblables  formations  :  cr  Chaque  espèce  d'industrie  donne  lieu  à 
autant  de  groupes  qu'elle  offre  de  variétés ,  et  chaque  groupe  se 
divise  en  autant  de  sous-groupes  que  la  division  de  son  industrie 
fournit  de  fonctions.  »  De  cette  division  infinie  du  travail,  de  cet  état 
des  travailleurs  toujours  en  présence  les  uns  des  autres,  toujours  en 
rivalité,  soit  pour  la  perfection,  soit  pour  la  rapidité  de  l'exécution, 
doivent  naturellement  et  nécessairement  sortir  des  résultats  ignorés 
jusqu'à  nous,  des  œuvres  plus  belles  et  plus  vivement  accomplies.  Du 
reste  le  membre  d'un  groupe  ne  lui  est  pas  tellement  identifié  ,  qu'il 
ne  puisse  faire  partie  d'autres  groupes,  et  par  conséquent  se  mêler  à 
d'autres  travaux;  d'où  il  suit  que  chaque  industrie  compte  un  grand 
nombre  de  sectaires  éparpillés  dans  la  phalange  et  peut ,  de  la  sorte , 
combiner  à  liiifini  ses  rivalités.  Ce  changement,  cette  mobilité  heu- 
reuse a  en  outre  un  second  avantage  qui  est  d'engrener  entre  eux, 
par  des  rouages  volontaires  et  fortuits ,  tous  les  groupes  et  toutes 
les  séries. 

Ainsi  voilà  le  travail  réalisé  avec  facilité ,  avec  ardeur,  avec  en- 
thousiasme :  chaque  individu,  chaque  groupe,  chaque  série  y  a 
concouru.  L'œuvre  a  porté  ses  fruits  :  des  bénéfices  sont  acquis, 
quadruples,  à  ce  que  dit  Fourier,  de  ceux  que  l'on  obtient  par  les 
procédés  actuels;  il  s'agit  maintenant  de  les  distribuer  d'après  le 


480  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mode  sociétaire,  c'est-à-dire  en  raison  du  capital,  du  travail  et  du 
TALENT.  Pour  cela ,  un  lot  sera  fait  à  chacun  de  ces  droits,  à  chacun 
de  ces  agens  de  production  ;  et  la  loi  de  l'intérêt  commun  conseil- 
lera, plus  qu'on  ne  le  pense,  une  répartition  équitable.  En  effet,  les 
capitalistes,  ne  pouvant  espérer  de  beaux  dividendes  qu'à  l'aide  de 
bons  ouvriers  et  de  bons  projets,  voudront  que  les  lots  de  talent  et  de 
travail  soient  sincèrement  et  convenablement  établis,  et  les  non- 
capitalistes  ,  ne  pouvant  employer  les  procédés  avancés  qu'à  l'aide  de 
capitaux,  voudront  les  attirer  en  les  rétribuant  d'une  manière  géné- 
reuse. Ainsi,  au  lieu  de  s'attribuer  la  part  du  lion,  chacun  des 
intérêts  associés  tendra  plutôt  à  se  dépouiller  en  faveur  des  autres. 
Quand  trois  lots  auront  été  faits,  l'un  pour  le  capital,  l'autre  pour  le 
travail ,  le  troisième  pour  le  talent,  viendra  le  tour  de  la  répartition  par 
individus.  A  l'égard  des  capitalistes,  le  mode  ne  fait  pas  question;  le 
bénéflce  sera  en  raison  de  l'apport.  Mais  pour  le  travail  et  le  talent, 
une  difflculté  se  présente,  c'est  d'avoir  l'échelle  du  talent  et  la  mesure 
de  l'importance  du  travail.  Ici  Fourier  s'écarte  hardiment  des  routes 
battues  ;  ce  n'est  pas  le  travail  brillant  qui  aura  le  pas  sur  les  autres, 
mais  le  travail  nécessaire.  Il  fait  la  part  du  pauvre  avant  celle  du 
riche,  la  part  des  bras  avant  celle  de  l'intelligence.  La  masse  le  préoc- 
cupe beaucoup  plus  que  l'individu,  et  il  juge  l'œuvre  dans  son 
influence  sur  les  besoins  collectifs.  Il  classe  donc  les  travaux  en  tra- 
vaux de  nécessité,  travaux  d'utilité,  travaux  de  simple  agrément. 
Les  travaux  d'agrément  seront  les  moins  rétribués,  les  travaux 
utiles  le  seront  davantage,  les  travaux  nécessaires  plus  que  les  deux 
autres.  Sous  le  régime  actuel,  c'est  à  peu  près  l'inverse.  Fourier, 
calculant  que  les  travaux  nécessaires  étaient  presque  tous  d'une 
nature  répugnante,  a  du,  pour  y  introduire  l'attraction,  les  rendre 
beaucoup  plus  lucratifs  que  les  autres,  et  en  revanche  il  n'a  attaché 
qu'une  bien  moindre  prime  aux  travaux  aitrayans  par  eux-mêmes. 
Cette  combinaison  est  la  plus  belle  théorie  d'équilibre  qui  se  soit  faite; 
elle  conclut  tout-à-fait  à  l'avantage  de  ce  qu'on  nomme  aujourd'hui 
la  classe  pauvre.  En  effet,  comme  les  travaux  nécessaires,  durs  et 
pénibles ,  sont  presque  tous  le  lot  du  peuple,  le  peuple,  dans  le  mé- 
canisme sociétaire,  serait  tout  à  coup  placé  non-seulement  hors  des 
voies  du  besoin ,  mais  encore  sur  le  chemin  de  la  richesse.  Cette  nou- 
velle justice  distributive  déterminerait  en  outre  une  rotation  perpé- 
tuelle, un  renouvellement  incessant  dans  le  personnel  des  classes, 
et  y  détruirait  le  germe  des  rivalités  haineuses  qui  les  déchirent  au- 
jourd'hui. L'harmonie  universelle  y  trouverait  un  gage  de  plus.  Ce 


SOCIALISTES  MODERNES.  481 

qui  la  garantirait  mieux  encore,  c'est  l'absence  de  toute  misère 
réelle  dans  le  monde  nouveau.  II  n'y  a  plus  de  pauvre  dans  un  pha- 
lanstère; le  pauvre  y  est  aboli.  Tout  sociétaire  est  forcément,  malgré 
lui ,  à  l'abri  du  besoin.  Sa  présence  dans  la  communauté  lui  donne 
droit  à  un  minimum  en  toute  chose,  nourriture,  logement,  vêtemens, 
ustensiles.  Ce  minimum  lui  est  dû,  c'est  la  clause  formelle  de  l'asso- 
ciation; de  son  côté,  il  doit,  il  est  vrai,  son  travail;  mais  sous  une 
loi  qui  affecte  une  haute  paie  aux  besognes  les  plus  rudes,  il  lui  faut 
peu  d'efforts  pour  s'acquitter  d'abord,  et  capitaliser  ensuite. 

Quant  à  la  distribution  des  lots  du  talent,  elle  serait  des  plus 
simples,  car  on  aurait  pour  bases  les  titres  ou  les  grades  des  indi- 
vidus ,  et  comme  les  grades  et  les  titres  se  confèrent ,  ainsi  qu'on 
l'a  vu,  par  la  voie  élective,  les  bénéfices  seraient,  en  définitive,  en 
raison  de  mérites  déjà  couronnés  et  d'un  ascendant  acquis.  En  de- 
hors de  cette  loi  applicable  aux  intelligences  de  second  ordre,  se 
trouveraient  néanmoins  les  grands  artistes,  les  industriels  célèbres 
et  les  savans  illustres.  De  tels  hommes  n'appartiendraient  ni  aux 
groupes,  ni  aux  séries ,  ni  aux  phalanges ,  mais  à  l'humanité  entière. 
Le  globe  se  chargerait  de  leur  rémunération.  Dans  le  mécanisme 
sociétaire,  ces  hommes  d'élite  sont  placés  en  dehors  des  autres,  quant 
aux  conditions  de  travail.  Seulement,  lorsqu'après  un  long  repos  ils 
ont  produit  leur  œuvre,  un  jury  s'assemble  dans  la  métropole  du 
monde  pour  leur  voter  une  récompense.  Qu'on  se  figure,  par  exemple» 
Jacquart  ou  >yatt.  Newton  ou  Corneille,  se  présentant  devant  ce 
tribunal  souverain  ;  Jacquart  avec  son  métier,  Watt  avec  sa  machine 
à  vapeur.  Newton  avec  sa  théorie  de  l'attraction ,  Corneille  avec  sa 
plus  belle  tragédie.  A  l'instant  même  et  avant  toute  gloire  chanceuse, 
il  serait  voté  à  ces  grands  hommes  une  rémunération  à  prélever  sur 
chaque  phalange.  Supposez  cinq  francs  par  phalange,  et  cinq  cent 
mille  phalanges  dans  le  globe;  le  jury  aura  décerné  à  l'inventeur  deux 
millions  cinq  cent  mille  francs.  Jacquart  ne  mourra  plus  dans  un  état 
voisin  de  l'indigence,  après  avoir  enrichi  l'univers. 

Tout  basé  qu'il  est  sur  une  parfaite  égalité  de  rapports  et  une 
complète  liberté  de  mouvemens,  le  mécanisme  sociétaire  reconnaît 
des  hiérarchies  de  diverses  sortes,  hiérarchie  de  passions,  hiérar- 
chie de  caractères,  hiérarchie  d'âges,  hiérarchie  de  fonctions,  hiérar- 
chie de  travailleurs,  hiérarchie  de  souveraineté.  Quand  Fourier 
n'exprime  pas  directement  ces  distinctions  et  ces  nuances,  il  les  sous- 
entend.  Ainsi,  parmi  les  passions,  les  trois  passions  rectrices,  ou 
comme  il  dit,  mécanisantes ,  priment  les  passions  affectives,  qui,  à 

TOME  XII.  31 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  tour,  commandent  aux  passions  sensitives.  Il  en  est  de  même 
des  caractères  dont  Fourier  fait  une  sorte  de  clavier  humain,  sus- 
ceptible d'autant  de  combinaisons  que  peut  l'être  l'harmonie  musi- 
cale. La  hiérarchie  des  âges  se  présente  sous  un  autre  aspect:  l'âge 
mûr  en  est  le  centre  ;  les  deux  ailes ,  l'une  ascendante ,  l'autre  des- 
cendante, sont,  d'un  côté,  les  années  intermédiaires  de  l'enfance  à 
la  virilité;  de  l'autre,  celles  de  la  virilité  à  la  décrépitude.  Pour  la 
hiérarchie  des  fonctions ,  il  n'y  a  rien  à  expliquer,  c'est  l'élection  qui 
les  confère;  mais  la  hiérarchie  des  corps  de  travailleurs,  qu'on  a  vue 
dans  ses  alvéoles  le  groupe,  la  série  et  la  phalange,  se  développe, 
dans  la  sphère  supérieure,  et  forme  tour  à  tour,  la  ville,  la  province, 
la  capitale,  la  métropole  continentale,  la  métropole  universelle,  enûn 
les  armées  industrielles.  La  phalange  est  un  type  d'association,  un 
type  étroit,  mais  complet;  c'est  le  reflet  de  la  vie  humaine.  Cepen- 
dant une  phalange  isolée  n'aurait  pas  toutes  ses  conditions  d'avenir, 
si  elle  n'attirait  pas  dans  son  tourbillon  d'autres  phalanges,  qui, 
avec  leur  mouvement  propre,  auraient  aussi  un  mouvement  autour 
d'elle  et  par  rapport  à  elle.  Entre  phalanges,  les  combinaisons  sont 
les  mêmes,  les  liens  sont  les  mêmes  qu'entre  les  groupes  et  séries;  les 
phalanges  sont  sollicitées  à  une  association  par  des  sympathies,  par 
des  intérêts,  par  des  motifs  d'utilité  commune,  tels  que  des  ponts, 
des  canaux,  des  routes,  à  l'exécution  desquels  toutes  et  chacune  ont 
concouru.  Bientôt,  en  dehors  des  phalanges  se  créeront  de  grands 
entrepôts,  de  grands  établissemens  scientiflques,  de  grandes  manu- 
factures, des  bourses,  des  foires,  des  théâtres,  des  monumens d'art. 
Puis  viendra  la  petite  ville,  centre  général  des  phalanges,  plus  habitée 
l'hiver  que  l'été  ;  puis  encore  la  ville  provinciale,  ou  capitale  de  pro- 
vince ,  assise  de  manière  à  commander  un  vaste  rayon  intérieur,  ou 
un  beau  bassin  maritime,  ensuite  la  capitale  d'un  empire,  enfin  la 
métropole  universelle,  dont  Fourier  fixe  l'emplacement  sur  le  Bos- 
phore. L'un  des  liens  les  plus  puissans  de  cette  grandiose  hiérarchie 
seraient  les  armées  industrielles,  autorité  nomade  et  pacifique,  se 
portant  sur  tous  les  points  où  les  appelleraient  l'utilité  et  la  gloire 
communes.  Une  armée  industrielle  devra  se  composer,  selon  Fourier, 
de  tous  ceux  qui  excellent  dans  les  beaux-arts,  dans  les  sciences, 
dans  l'industrie;  elle  sera  donc  une  réunion  spontanée  ethbre,  où 
chacun  s'entretiendra  à  ses  frais.  Le  but  sera  souvent  d'agrément,; 
mais,  dans  plusieurs  cas,  l'armée  industrielle  devra  concourir  aux 
grands  travaux  du  globe,  aux  améliorations  dans  la  climature,  aux 
lignes  importantes  de  communication,  à  la  construction  des  vastes 


SOCIALISTES  MODERNES.  4^3 

édifices,  à  la  prompte  réparation  des  calamités  publiques,  comme  les 
inondations  et  les  incendies. 

Vient  ensuite  la  hiérarchie  de  souveraineté.  Dans  Fourier,  cette 
souveraineté  est  multiple;  elle  demande  des  titulaires  à  tous  les 
instincts,  à  toutes  les  facultés,  à  toutes  les  aptitudes,  à  toutes  les 
passions;  elle  est  en  outre  alternée,  périod'que,  mobile,  capricieuse; 
elle  ne  pèse  point,  elle  n'offusque  point.  La  souveraineté  est,  dans 
certains  cas,  héréditaire  ;  mais  elle  n'emporte  aucune  attribution  de 
capacité;  la  loi  élective  a  réglé  les  fonctions  et  les  grades.  Les  titres 
de  souveraineté  s'échelonnent  depuis  Vnnarque,  qui  commande  une 
phalange,  jusqu'à  Vomniarqne,  qui  est  l'empereur  du  globe.  Il  y  a  un 
dHarqHe])OUT  quatre  phalanges ,  un  marque  pour  douze,  un  iétrarque 
pour  quarante-huit,  et  ainsi  de  suite;  le  douzarque  règne  sur  un  mil- 
lion de  phalanges.  L'omniarque  vient  au-dessus  ;  c'est  le  treizième 
grade  ascendant  de  la  hiérarchie. 

Le  cercle  dans  lequel  se  meut  le  pouvoir  de  ces  chefs  a  été  si  minu- 
tieusement tracé,  qu'il  équivaut  à  peine  à  un  patriarcat  dévolu  aux 
plus  anciennes  familles.  L'élection  universelle  dans  toutes  les  fonc- 
tions, et  une  liberté  illimitée  acquise  désormais  aux  passions  de 
l'homme,  comme  loi  sociale  et  absolue,  font  de  la  souveraineté  un 
titre  presque  honorifique ,  un  titre  de  luxe  ,  un  titre  d'apparat.  Au- 
tour des  chefs  plus  de  gardes,  plus  de  bourreau  à  leurs  ordres, 
plus  de  tribunaux  sous  leurs  mains.  La  liberté  est  complète ,  puisque 
toutes  les  passions  sont  légitimes;  l'égalité  ne  l'est  pas  moins,  puisque 
dans  les  phalanges  l'éducation  est  la  même  pour  tous,  les  fonctions 
accessibles  à  tous,  les  voies  de  fortune  et  de  grandeur  ouvertes  à 
tous,  et  aux  mêmes  litres.  Quel  rôle  reste-t-il  à  un  pouvoir  dans  une 
société  ainsi  faite  ? 

Cette  liberté  dont  on  vient  de  parler,  Fourier  l'attribue  en  dose 
égale  aux  deux  sexes;  il  fait  mieux,  il  ne  distingue  pas.  Si,  chez  lui, 
la  femme  ne  joue  pas  le  rcMe  important  et  exagéré  qu*a  voulu  lui 
attribuer  le  saint-simonisme,  du  moins  lui  reste-t-il  une  part  assez 
belle  pour  qu'elle  ne  crie  pas  à  l'oppression  et  au  sacrifice.  Dans  le 
mécanisme  sociétaire,  l'homme  domine,  il  est  vrai ,  la  femme  dans  les 
rapports  d'ambition ,  mais  la  femme  y  domine  l'homme  dans  les  affec- 
tions d'amour  et  de  famille.  Voilà  donc  déjà  que  la  femme  est  le  pivot 
du  ménage;  mais  Fourier  ne  prétend  pas  l'y  tenir  dans  le  séquestre 
et  dans  l'isolement,  a  L'harmonie,  dit-il,  ne  commettra  pas,  comme 
nous,  la  sottise  d'exclure  les  femmes  de  la  médecine,  de  l'enseigne- 
ment, de  les  réduire  à  la  couture  et  au  pot-au-feu.  Elle  saura  que  la 

3L 


484  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nature  distribue  aux  deux  sexes,  par  égales  portions,  l'aptitude  aux 
sciences  et  aux  beaux-arts,  sauf  la  répartition  des  genres,  le  goût 
des  sciences  étant  plus  spécialement  affecté  aux  hommes  et  celui  des 
arts  plus  spécialement  aux  femmes.  » 

L'une  des  plus  vives,  des  plus  touchantes  sollicitudes  de  Fourier^ 
c'est  l'éducation  de  l'enfance  et  l'éclosion  de  ses  vocations.  On  voit 
qu'il  parle  de  l'enfance  avec  amour,  avec  bonheur;  un  père  n'est  pas 
plus  prévoyant  et  plus  tendre.  Il  est  vrai  que  là  était  tout  son  espoir, 
toute  sa  chance  à  venir.  Les  hommes  qui  ont  vécu  sont  de  fer  aux 
idées  nouvelles;  l'enfance  est  une  cire  molle  qui  reçoit  et  garde 
toutes  les  empreintes.  Aussi  il  faut  voir  avec  quel  soin  Fourier  classe 
ses  élèves  en  six  tribus,  en  leur  donnant  des  noms  distincts  et  fami- 
liers; comment  il  s'élève  contre  notre  système  d'éducation,  qui  tend 
à  les  laisser  sous  la  direction  paternelle,  toujours  imprévoyante, 
d'après  lui,  et  imparfaite,  surtout  quand  il  faut  que  l'enfant  choisisse 
la  direction  la  plus  conforme  à  ses  instincts  et  à  son  aptitude. 

Opérer  le  plein  développement  de  toutes  les  facultés  matérielles  et 
intellectuelles,  aOn  de  les  appliquer  à  l'industrie  productive,  tel  est 
le  système  d'éducation  de  Fourier.  îl  la  divise  en  cinq  phases.  L'une, 
de  première  enfance,  est  celle  où  les  nourrissons  reçoivent  dans  un 
dortoir  ou  sérisicre  commun  les  soins  d'hommes,  de  femmes  et  d'en- 
fans,  formés  en  groupe  pour  ce  travail.  Ainsi,  ces  soins  donnés  à 
l'enfance  ne  sont  plus  un  service  banal,  c'est  une  vocation,  c'est  une 
fonction  sociale;  le  rôle  de  nourrice  a  lui-même  son  importance. 
Fourier  veut  qu'une  nourrice  soit  belle,  qu'elle  soit  robuste,  et  même 
qu'elle  ne  fausse  pas  en  chantant.  Cette  exigence  s'explique  dans  un 
monde  liarmonien.  L'enfant  dort  sur  des  hamacs  et  libre  de  langes; 
on  ne  gêne  pas  plus  ses  mouvemens  que,  plus  tard ,  on  ne  gênera  ses 
instincts.  Quand  l'enfant  est  sur  pied,  l'éducation  commence;  alors 
il  faut  songer  à  pressentir  la  vocation ,  à  la  solliciter,  à  la  faire  éclore; 
il  faut  surveiller  les  élans  de  ces  natures  naïves,  bien  remarquer 
kur  vice  de  choix,  si  c'est  le  furetage,  si  c'est  la  gourmandise,  si 
c'est  la  singerie,  si  c'est  l'amour  du  bruit,  si  c'est  la  malpropreté. 
Dans  chacun  de  ces  faits,  il  y  a  une  révélation  :  selon  qu'il  manifes- 
tera tel  appétit  ou  tel  autre,  telle  préférence,  telle  manie,  l'enfant 
sera  ouvrier,  ou  artiste,  ou  industriel,  ou  gastronome,  ou  agricul- 
teur. A  cinq  ans  commence  un  autre  ordre  d'exercices;  il  s'agit  alors 
d'agrandir  autant  que  possible  les  passions  sensitives,  et  de  pousser 
au  développement  du  tact,  delà  vue,  de  l'ouïe,  du  goût  et  de  l'odorat. 
Les  cinq  sens  ont  besoin  d'une  éducation,  comme  le  corps  d'une 


SOCIALISTES  MODERNES.  485 

gymnastique;  faute  de  jeu  et  de  ressort,  ils  s'affectent  avant  l'âge, 
s'oblitèrent,  perdent  toute  leur  subtilité.  De  là  tant  de  surdités  et  de 
myopies.  L'éducation  des  sens  doit,  selon  Fourier,  restituer  à  la 
nature  humaine  l'énergie  de  ses  organes,  et  le  luxe  des  facultés  phy- 
siques aide  plus  qu'on  ne  le  suppose  à  la  richesse  des  facultés  mo- 
rales. De  neuf  à  quinze  ans  vient  le  tour  de  la  vie  active,  de  la  vie 
sociétaire;  c'est  la  période  où  les  passions  se  manifestent  par  la  voie 
de  l'attraction ,  où  les  facultés  se  révèlent ,  où  les  vocations  se  tra- 
hissent. A  seize  ans,  le  cercle  de  l'éducation  est  parcouru:  l'enfant 
finit ,  l'homme  commence. 

CONCLUSION. 

La  théorie  de  Fourier  peut  se  résumer  en  quelques  mots.  Éman- 
ciper et  combiner  les  passions ,  associer  les  facultés  et  les  intérêts, 
faire  prévaloir  dans  le  monde  physique  et  moral  l'attraction  sur  la 
répugnance,  trouver  dans  le  spectacle  de  l'univers  la  voie  analogique 
de  nos  destinées,  voilà  ce  qu'il  veut;  et  pourtant,  si  courte  qu'elle 
soit,  cette  formule  n'est  rien  moins  que  le  renouvellement  entier  du 
globe.  Gela  tient  à  une  merveilleuse  sagacité  de  l'inventeur,  qui,  en 
faisant  pivoter  une  idée ,  y  trouve  mille  facettes  brillantes,  originales 
et  inattendues. 

Si  l'on  voulait  maintenant  établir  un  parallèle  rapide  entre  sa  dé- 
couverte et  celle  des  écoles  rivales,  on  pourrait  se  convaincre  com- 
bien elle  les  laisse  toutes  en  arrière.  La  théorie  de  Fourier,  complète 
dès  1808,  a  défrayé  long-temps  des  théories  qui  le  désavouaient  en 
le  dépouillant.  Fourier  ne  copiait  personne;  le  saint-simonisme,  pour 
ne  citer  que  lui,  ne  se  bornait-il  pas  souvent  à  traduire  Fourier? 
Venons  aux  preuves. 

Le  saint-simonisme  a  fait  quelque  étalage  de  sa  formule:  cr  A  chacun 
selon  sa  capacité,  à  chaque  capacité  selon  ses  œuvres.  »  Qu'est-ce 
que  cela,  si  ce  n'est  deux  termes  de  la  formule  de  Fourier,  l'associa- 
tion du  latent  et  du  travail  y  et  encore,  dans  son  plagiat  incomplet,  le 
saint-simonisme  néglige -t-il  le  capital,  ce  troisième  terme  non  moins 
essentiel  en  présence  d'intérêts  si  prompts  à  s'inquiéter.  Le  grand  mo- 
bile du  saint-simonisme,  l'affection,  qu'est-il  auprès  du  pivot  socié- 
taire, l'attraction?  Qu'est  la  genèse  de  l'un  auprès  de  la  splendide 
cosmogonie  de  l'autre?  la  réhabilitation  de  la  matière  est-elle  autre 
chose  que  le  jeuHbre  des  passions,  moins  leur  mécanisme?  l'éduca- 
tion professionnelle  n'est-elle  pas  une  copie  de  l'éclosion  des  voca- 
tions? que  devient  l'association  saint-simonienne  sans  mode  de  répar- 


486  REVUE  BES  DEUX  MONDES. 

lition ,  auprès  du  mécanisme  sociétaire,  où  tout  est  réglé,  distribué, 
prévu?  Le  sainl-simonisme  n'en  avait  fait  qu'un  agent  de  monopole 
et  de  main  morte;  Fourier  en  fait  du  moins  un  instrument  de  liberté. 
C'est  là,  du  reste,  un  contraste  qui  se  reproduit  dans  les  détails  des 
deux  réformes  et  qui  résulte  du  point  de  vue  particulier  de  chaque 
inventeur  :  toujours  grand  seigneur,  même  en  bouleversant  le  monde, 
Saint-Simon  était  dominé  par  des  idées  d'autorité  et  de  hiérarchie; 
homme  du  peuple,  Fourier  obéissait  à  un  besoin  d'émancipation  et 
d'affranchissement.  Ensuite  Fourier  n'a  jamais  attaqué  de  haute  lutte 
des  institutions  que  les  hommes  ont  depuis  long-temps  appris  à  res- 
pecter, la  sainteté  du  mariage,  la  propriété,  la  paternité,  l'héritage. 
Ainsi  Fourier  a  pour  lui  la  date  des  idées,  l'harmonie  plus  complète 
dans  la  création,  la  supériorité  dans  les  vues  :  on  le  voit,  tout  l'avan- 
tage lui  reste. 

Entendons-nous  dire  pour  cela  que  la  découverte  de  Fourier  soit 
infaillible  et  inattaquable?  bien  s'en  faut.  Seulement  il  est  plus  facile 
de  la  nier  que  de  la  discuter.  Elle  transporte  la  critique  sur  un  ter- 
rain où  les  points  d'appui  lui  manquent;  elle  argumente  dansl'inconnu. 
Objecterons-nous,  par  exemple,  que  l'émancipation  des  passions, 
idée  très  peu  neuve  d'ailleurs  en  théorie,  peut  déterminer  des  résul- 
tats contraires  à  ceux  que  Fourier  en  attend;  que  l'état  sauvage, 
entre  autres ,  celui  où  les  instincts  sont  le  moins  refrénés ,  n'est  pas 
à  beaucoup  près  un  état  social  que  l'on  puisse  présenter  comme  type 
et  comme  modèle?  A  cela,  Fourier  nous  répondra  que  son  système 
emporte  non-seulement  le  libre  essor  des  passions,  mais  aussi  leur 
satisfaction  plénière,  ce  qui  est  loin  d'exister  dans  l'état  sauvage, 
condition  de  misère,  de  privation  et  d'abrutissement.  Objecterons- 
nous  encore  que,  pour  certaines  passions  sensuelles,  l'expérience 
d'une  liberté  sans  frein  est  faite  depuis  long-temps,  et  que  ces  pas- 
sions, la  gourmandise  par  exemple,  vont  toujours  au-delà  des  satis- 
factions permises  et  raisonnables?  Fourier  nous  répondra  que  les 
passions,  dans  leur  incohérence  et  leur  servitude  actuelles,  ont  un  jeu 
faussé  qui  disparaîtra  dès  que  l'équilibre  et  l'harmonie  régneront 
parmi  elles,  et  que,  dans  l'ordre  sociétaire,  il  ne  restera  de  la  gour- 
mandise, invoquée  comme  obstacle,  que  ce  qui  sera  juste  et  néces- 
saire pour  l'amélioration  des  produits  gastronomiques.  Si  nous  per- 
sistons en  demandant  où  pourra  être  l'utilité  de  la  paresse,  il  nous 
sera  répliqué  que  la  paresse,  flile  du  travail  répugnant,  n'est  pas  une 
passion  radicale,  mais  seulement  un  vice  de  notre  civilisation,  vice 
annihilé  dans  le  travail  parcellaire,  organisé  par  courtes  séances. 


SOCIALISTES   MODERNES.  Wî 

Ainsi  de  tout  le  reste  :  le  monde  nouveau  fournit  solution  à  tout,  et 
quand  la  controverse  s'agite  dans  une  éternelle  pétition  de  principes, 
il  n'y  a  plus  qu'à  se  taire. 

Reste  la  question  d'avenir  pour  la  doctrine  sociétaire.  Nous  ferions 
volontiers  des  vœux  pour  qu'elle  se  résolût  en  faveur  de  Fourier, 
mais  nous  n'osons  point  y  croire.  Quand  on  aspire  à  réformer  l'hu- 
manité tout  d'une  pièce,  il  y  a  trop  de  combats  à  livrer;  c'est  vingt 
sièges  dans  un  siège  :  un  préjugé  s'est  à  peine  rendu  qu'un  autre  se 
révolte.  On  a  contre  soi  le  pouvoir  qui  règne,  les  intérêts  qui  s'in- 
qaiètent,  les  positions  qui  se  défendent,  les  routines  qui  s'effarou- 
chent. Un  esprit  spéculatif  se  transporte  facilement  dans  les  sphères 
de  l'idéal;  mais  un  peuple  ne  l'y  suit  pas.  L'humanité  est  comme  ces 
malades  qui  aiment  mieux  endurer  une  douleur  familière  et  connue 
que  s'abandonner  aux  hasards  d'une  expérience.  Tout  au  plus  adopte- 
t-elle  ou  subit-elle  de  loin  en  loin  quelques  progrès  timides,  lente- 
ment essayés,  lentement  consentis.  Fourier,  qui  reconnaissait  tous  les 
instincts  pour  divins  et  bons,  a  dû  accepter  sans  doute  cette  résistance 
comme  un  fait  utile ,  nécessaire,  en  ce  sens  que  se  livrer  au  hasard 
et  à  la  légère,  c'est  risquer  de  périr  par  les  mains  de  l'empirisme. 

Cependant  il  est  dans  notre  espoir  et  dans  notre  conviction  que  la 
doctrine  de  Fourier  pénétrera  tôt  ou  tard,  par  quelques  points  de 
détail,  la  couche  épaisse  des  habitudes  régnantes.  Ses  parties  les 
moins  impératives,  celles  qui  sont  les  plus  voisines  de  nous,  arriveront 
à  bien  les  premières,  et,  dans  un  avenir  lointain  encore,  d'autres 
pourront  suivre.  Déjà  des  symptômes  assez  concluans  se  font  re- 
marquer au  sein  des  sociétés  modernes  :  introduite  par  la  force  des 
faits,  l'association  y  a  marqué  sa  place.  La  diffusion  des  petits 
capitaux  a  créé  l'association  Gnancière,  qui  se  réalise  à  nos  côtés, 
et,  malgré  quelques  mécomptes,  se  légitimera  par  ses  bienfaits. 
L'association  ne  doit  point,  ne  peut  point  s'arrêter  là.  Quand  le  mor- 
cèlement  du  sol  aura  porté  tous  ses  fruits,  et  qu'à  la  suite  de  dom- 
mages évidens,  on  reviendra  de  la  culture  émiettée  à  la  grande  cul- 
ture, un  autre  pas  se  fera  dans  les  voies  d'une  alliance  entre  les 
intérêts  humains.  De  la  propriété  parcellaire  naîtra  l'association  ter- 
ritoriale. Or,  l'association  territoriale,  c'est  la  base  de  la  découverte 
de  Fourier. 

Louis  Reybaud. 


COURS 

D'HISTOIRE  ANCIENNE 


PROFESSE 

A  LA  FACULTÉ  DES  LETTRES,  PAR  M.  CH.  LENORMANT, 

INTRODUCTION  A  L'HISTOIRE  DE  l'ASIE-OCCIDENTALE.   (I) 


Sur  les  rives  de  l'Euphrate,  dans  la  vallée  du  Nil ,  ont  vécu  autre- 
fois des  sociétés  puissantes.  L'organisation  sociale  des  populations  de 
Babylone  et  de  Thèbes  a  précédé  de  plusieurs  siècles  la  civilisation 
européenne  d'Athènes  et  de  Rome.  Le  rapport  de  priorité  est-il  le 
seul  rapport  qui  ait  existé  entre  les  vieilles  monarchies  de  l'Orient 
et  les  sociétés  grecque  et  latine?  que  doivent  les  derniers  venus  à 
leurs  devanciers?  les  uns  et  les  autres  appartiennent-ils  à  une  même 
famille,  ou  bien  faut-il  admettre  que  des  races  diverses  se  soient 
heurtées,  travaillant  mutuellement  à  se  détruire?  combien  de  familles 
humaines,  combien  de  langues  diverses  ont  figuré  dans  l'histoire  du 
passé?  quelles  influences  ont  exercées  les  uns  sur  les  autres  tous  ces 
peuples  d'autrefois,  dont  quelques-uns  n'ont  laissé  que  des  souvenirs? 

La  réponse  à  toutes  ces  questions,  la  solution  de  tous  ces  pro- 
blèmes, se  trouvait  sur  les  tablettes  de  cette  vaste  bibliothèque 
d'Alexandrie,  fondée  par  Ptolémée-Philadelphe,  enrichie  par  ses 
successeurs,  et  détruite  par  les  soldats  de  Jules  César  ou  par  les 

(1)  1  vol.  in-8",  Paris,  Ange.  1837. 


COURS  d'histoire  ancienne.  489 

Arabes  musulmans.  Là  se  trouvait  l'histoire  de  la  monarchie  égyp- 
tienne, écrite  en  langue  grecque  par  le  prêtre  Manéthon  ;  là  se  trou- 
vaient les  annales  babyloniennes  de  Bérose,  et,  près  de  ces  deux  com- 
positions capitales,  les  écrits  d'une  foule  d'autres  historiens  dont 
il  ne  nous  reste  plus  que  les  noms.  De  Manéthon,  de  Bérose,  il  n'est 
venu  jusqu'à  nous  que  des  listes  arides,  mutilées,  que  des  calculs  fon- 
dus et  refondus  par  les  chronologistes  chrétiens,  que  des  chiffres 
et  des  noms  altérés.  Si  donc  les  inscriptions  des  briques  de  Babylone 
et  des  rochers  de  l'Arménie ,  si  les  inscriptions  des  vieux  temples  de 
Thèbes  et  de  ses  grottes  sépulcrales  ne  nous  viennent  en  aide  quelque 
jour,  il  est  à  craindre  que  le  voile  dont  est  couvert  tout  l'ancien  monde 
ne  soit  jamais  entièrement  soulevé.  Nous  possédons,  il  est  vrai,  les 
livres  sacrés  des  Hébreux  qui  n'avaient  rien  à  redouter  des  désastres 
d'Alexandrie  ;  mais  le  peuple  juif  n'a  jamais  pris  une  bien  grande  part 
aux  mouvemens  qui  ont  agité  toutes  les  populations  de  l'Asie  :  cepen- 
dant, rattachés  aux  Chaldéens  parleur  origine,  esclaves  des  Égyptiens 
pendant  plusieurs  siècles,  ils  ont  pu  nous  donner,  sur  ces  deux  peu- 
ples qui  se  partagèrent  l'empire  de  l'Orient,  des  renseignemens  pré- 
cieux. Nous  trouvons,  en  effet,  dans  les  livres  du  législateur  hébreu, 
un  tableau  des  races  humaines.  Ceux  qui  refusent  à  Moïse  l'infailli- 
bilité résultant  d'une  inspiration  divine,  doivent  admettre  au  moins 
que  ce  prophète  a  pu,  par  des  moyens  tout  humains,  bien  connaître 
les  diverses  populations  d'une  partie  de  l'ancien  monde.  Tout  ce  dont 
il  nous  parle,  inspiré  ou  non,  il  pouvait  et  devait  le  savoir;  ce  n'est 
pas  sans  motif  qu'on  attache  à  ses  récits  une  grande  importance  :  d'une 
part,  il  est  bien  instruit,  nous  devons  le  supposer;  d'autre  part,  il  est 
le  seul  dont  les  écrits  soient  venus  tout  entiers  jusqu'à  nous. 

C'est  donc  au  législateur  des  Hébreux  que  s'adresse  M.  Lenor- 
mant,  chargé  de  suppléer  M.  Guizot  dans  la  chaire  d'histoire  moderne 
de  la  faculté  des  lettres,  pour  savoir  quelles  races  avaient  élevé  les 
merveilleux  édifices  de  Babylone  et  les  prodigieux  palais  de  Thèbes. 
Recherchant  dans  l'Orient  les  origines  de  la  civilisation  grecque ,  il 
veut  dès  l'abord  établir  les  caractères  distinctifs,  les  ressemblances 
et  les  différences  qui  rapprochaient  ou  éloignaient  les  unes  des  autres 
ces  grandes  familles  humaines  auxquelles  appartient  tout  le  passé. 
Bien  des  essais  ont  été  tentés  déjà  pour  refaire  l'histoire  des  vieux 
temps;  bien  des  écrivains  jusqu'ici  ont  fait  et  refait  Vliîsioire  ancienne; 
M.  Lenormant  essaie  de  la  refaire  à  son  tour.  Son  entreprise  est 
louable.  Il  annonce  un  édifice  entièrement  neuf;  nous  aimons  à  croire 
qu'à  la  nouveauté  se  joindra  la  solidité,  et  nous  accepterons  volon- 


/l90"  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liers  une  bonne  histoire  toute  neuve  du  passé ,  à  la  place  de  V his- 
toire moderne  que  nous  promettait  le  titre  de  la  chaire  de  M.  Guizot. 

Redire  ou  plutôt  refaire  tout  le  passé,  la  tâche  est  vaste.  «  Le  lecteur 
prudent ,  nous  dit  le  jeune  professeur,  s'effraiera  peut-être  avec  moi 
des  difficultés  que  présente  l'exécution  du  plan  que  ce  discours  dé- 
veloppe :  pour  le  rassurer,  il  me  sera  permis  peut-être  d'annoncer 
que  y  ai  déjà  franchi,  tant  bien  que  mal,  les  pins  graves  difficultés.  Dieu 
itidant,  je  ferai  le  reste,  ))  On  voit  que  l'auteur  sait  allier  avec  la  mo- 
destie la  confiance  dans  les  secours  d'en  haut. 

Pour  que  les  renseignemens  donnés  par  Moïse  sur  les  anciennes 
populations  de  l'Asie  aient  quelque  valeur,  il  faut  qu'il  soit  établi 
d'abord  que  ces  renseignemens  viennent  bien  de  Moïse;  par  consé- 
quent, la  première  chose  que  veut  prouver  M.  Lenormant,  c'est  l'au- 
thenticité des  cinq  livres  qui  portent  le  nom  du  législateur  hébreu. 
Celte  authenticité  lui  paraît  résulter  :  P  de  l'unité  de  doctrine  que 
l'on  remarque  dans  ces  livres  ;  2°  de  quelques  contradictions  que 
l'on  y  a  signalées.  Suivons-le  dans  le  développement  de  ces  deux 
points. 

Certains  critiques,  voyant  dans  la  Genèse  un  dieu  nommé  Elohim, 
qui  crée  par  la  parole,  puis  un  dieu  nommé  Jehovah,  qui  crée  en 
façonnant  la  matière  avec  les  mains,  comme  ferait  un  ouvrier,  ont 
prétendu  que  le  premier  des  cinq  livres  attribués  à  Moïse  n'était 
autre  chose  qu'un  amalgame  de  croyances  diverses,  et  que  par  con- 
séquent on  n'y  saurait  reconnaître  l'œuvre  d'un  législateur.  M.  Le- 
normant répond  à  celte  objection  de  la  manière  suivante. 

Le  point  de  départ  de  la  doctrine  exposée  par  Moïse  était  une  tri- 
nilé.  a  Les  patriarches  avaient  retranché  le  personnage  féminin,  déi- 
licalion  de  la  matière.  »  Premier  pas  vers  le  spiritualisme.  Il  ne  res- 
tait plus  que  (f  le  dieu  suprême,  la  source  divine,  le  dieu  père, 
Eloltim;  et  le  dieu  secondaire,  l'émanalion,  le  démiurge,  Jehovah,  » 
Dans  le  récit  de  la  Genèse,  nous  voyons  figurer  à  la  fois  ces  deux 
(lieux,  et  la  création  toute  spirituelle  du  dieu  Elohiiu  «  est  entachée 
d'imperfection  par  la  présence  du  démiurge,  legs  des  patriarches, 
que  Moïse  sans  doute  n'a  point  osé  effacer.  »  On  sent  que  Moïse  «  bâtit 
avec  des  matériaux  d'une  nature  encore  imparfaite;  la  croyance  au 
dieu  père  et  au  dieu  fils  lui  avait  été  léguée  par  un  passé  qu'il  res- 
pectait; »  mais,  voulant  faire  un  nouveau  pas  vers  le  spiritualisme, 
ii  amoindrit,  autant  qu'il  est  en  lui,  la  personne  du  démiurge,  qui, 
comme  nous  venons  de  le  dire,  entache  d'imperfection  la  création  toute 
spirituelle  û'Elohim,  Non,  je  me  trompe,  c'est  le  contraire  que  fait 


COURS  d'histoire  ancienne.  WL 

Moïse.  A  l'aide  d'un  artifice  de  logique  qu'il  ne  m'a  point  été  donné 
de  saisir,  Jehovnli,  qui  tout  à  l'heure  représentait  la  création  maté- 
rielle, et  entachail  d' imper fec: ion  la  création  à^Elohim,  devient,  avant 
la  fln  du  paragraphe ,  le  représentant  cr  par  essence  de  Vêirc  et  de 
Vesprïi y  »  tandis  que  le  dieu  père,  qui  tout  à  l'heure  représentait  la 
création  spirituelle,  arrive  à  se  confondre  «  avec  la  matière  première 
ou  le  chaos  panihéistique;  »  si  bien  que  Moïse  a  amoindrit,  autant 
qu'il  est  en  lui,  la  personne  même  du  père,  en  tant  que  cette  per-^ 
sonne,  par  sa  nature  universelle  et  compréhensive,  implique  encore 
une  déiûcation  confuse  de  la  matière.  »  Son  but,  on  le  voit,  est  de 
faire  du  fils  le  dieu  unique  des  Hébreux. 

Tout  cela  est  neuf,  assurément ,  très  neuf,  et  n'était  cet  artifice  de 
logique  qui  fait  passer  le  père  et  le  fils  chacun  à  son  tour  par  la 
matière  et  par  l'intelligence,  tout  cela  pourrait  être  clair.  J'avoue 
franchement  que  je  me  suis  tout-à-fait  perdu  dans  ces  évolutions  du 
père  et  du  fils,  et  que  j'aime  mieux  accepter  de  confiance  l'unilé  de 
la  doctrine  exposée  dans  la  Genèse.  Passons  au  second  point  :  l'an- 
cienneté du  Pentateuque,  prouvée  par  les  contradictions  qu'il  ren- 
ferme. 

Les  contradictions  dans  un  livre  historique  semblent  annoncer  que 
des  mains  diverses  ont  concouru  à  sa  composition.  Des  contradic- 
tions signalées  dans  les  livres  de  Moïse  ont  porté  certains  critiques  à 
regarder  ces  livres  comme  l'œuvre  d'un  compilateur,  venu  bien  long- 
temps après  le  législateur  juif.  M.  Lenormant  combat  cette  objection 
avec  beaucoup  plus  de  clarté  qu'il  n'en  a  mis  dans  la  discussion  précé- 
dente. 

Que  l3  Pentateuque  soit  l'œuvre  de  Moïse ,  ou  qu'il  soit  une  com- 
pilation publiée  sous  son  nom  long-temps  après  lui,  dans  l'un  et 
l'autre  cas,  il  faut  trouver  une  explication  aux  contradictions  signa- 
lées. Lequel  des  deux.  Moïse  ou  le  compilateur,  avait  le  plus  d'intérêt 
à  ne  point  laisser  subsister  des  taches  pareilles?  Évidemment  c'est 
le  compilateur,  jaloux  qu'il  devait  être  de  prévenir  et  d'écarter  les 
objections  que  l'on  pouvait  élever  contre  l'ancienneté  revendiquée  par 
lui  pour  l'œuvre  dont  il  était  l'j  uteur.  Si  donc  l'on  peut  dire  que  lecom- 
pilateur  tardif  a  laissé  subsister  les  contradictions  signalées  con^me 
n'ayant  «  aucun  inconvénient  notable,  il  est  aisé  d'en  dire  autant  de 
l'écrivain  primitif,  bien  moins  soucieux  de  se  répéter  et  de  se  con- 
tredire, puisqu'il  n'avait  aucunement  à  se  donner  pour  ce  qu'il  n'était 
pas.  »  Qu'importaient  à  Moïse,  en  effet ,  les  contradictions  ?  Il  n'avait 
point  à  craindre  qu'on  s'en  fit  une  arme  pour  lui  contester  l'antiquité 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  doctrine  qu'il  annonçait  ;  il  la  donnait  comme  nouvelle.  Sa  po- 
sition était  tout  autre  que  celle  d'un  compilateur  qui  veut  tromper 
sur  l'origine  de  son  livre.  Tout  cela,  du  moins,  est  aussi  clair  que 
neuf;  je  n'ose  ajouter  que  tout  cela  est  également  démonstratif  en 
faveur  de  l'authenticité  du  Pentateuque.  Mais  j'aime  à  croire  que 
cette  authenticité  repose  sur  d'autres  preuves  moins  neuves  peut-être 
que  celles  du  jeune  professeur,  mais  non  moins  solides  cependant  ; 
et  j'adhère  volontiers  à  cette  conclusion  :  le  Pentateuque  est  l'œuvre 
de  Moïse.  Ce  point  établi ,  passons  à  l'examen  des  renseignemens  que 
Moïse  nous  a  transmis  ;  je  veux  dire,  examinons  l'usage  qu'en  a  fait 
M.  Lenormant. 

Dans  le  chapitre  X  de  la  Genèse,  Moïse  cite  les  trois  fils  de  Noé, 
Sem,  Cham  et  Japlict,  comme  ayant  donné  naissance  à  trois  grandes 
familles;  et  sous  le  nom  de  chacun  d'eux  il  range  les  populations 
diverses  dont  ces  familles  étaient  composées.  D'après  quel  caractère 
a-t-il  entendu  distinguer  ces  trois  groupes?  A-t-il  été  guidé  par  quelque 
ressemblance  physique,  ou  bien  par  l'identité  du  système  religieux, 
ou  bien  encore  par  la  communauté  de  langage ,  ou  enfin  par  quelque 
autre  rapport?  Nous  l'ignorons  entièrement;  le  texte  de  Moïse  ne 
nous  offre  qu'une  aride  nomenclature  de  noms  propres.  Première 
difficulté.  Admettons  qu'en  traversant  des  milliers  d'années  pour 
arriver  jusqu'à  nous,  chacun  de  ces  noms  propres  se  soit  conservé 
pur  de  toute  altération;  nul  d'entre  eux  ne  nous  peut  servir  sans  avoir 
été  préalablement  assimilé  à  quelque  dénomination  conservée  dans 
les  écrits  des  Grecs  et  des  Latins  ;  or,  nous  savons  à  quel  point  les 
Grecs  et  les  Latins  ont  altéré  les  noms  orientaux,  et  comment  à  ces 
noms  ils  en  ont  fréquemment  substitué  d'autres  tout-à-fait  différens. 
Si  nous  n'avions  d'autre  guide  que  l'oreille,  qui  de  nous,  dans  les 
Ecjijptiens^  reconnaîtrait  le  Misraïm  de  Moïse?  Qui,  dans  les  Etliiopiemy 
les  LibijenSy  les  Phéniciens,  reconnaîtrait  Chus,  Pliiit,  Clinnaan? 
Deuxième  difficulté.  C'est  à  désespérer  d'obtenir  du  chapitre  X  le 
moindre  éclaircissement.  Cependant  M.  Lenormant  n'a  point  reculé 
devant  les  difficultés  que  je  viens  d'indiquer  ;  il  s'est  plu  même  à  leur 
en  adjoindre  d'autres ,  ainsi  qu'on  va  le  voir. 

Les  écrits  de  Moïse  ne  sont  pour  M.  Lenormant  qu'une  œuvre 
historique  ordinaire ,  soumise  par  conséquent  aux  mêmes  chances 
d'altération  que  tous  les  autres  livres  arrivés  jusqu'à  nous  à  travers 
les  mains  de  mille  copistes.  Le  jeune  professeur  reconnaît  qu'on  a 
dû  y  introduire  successivement  des  gloses  ou  scliolies  et  des  intcrpo- 
lations  faites  dans  un  but  politique  ou  religieux  ;  il  admet  en  par- 


COURS  d'histoire  ancienne.  493 

ticulier  que  le  tableau  des  descendans  de  Noë  a  dû  être  complété  pos- 
térieurement à  Moïse.  Assurément  cette  manière  de  voir  n'amoindrit 
point  la  seconde  des  difficultés  que  nous  avons  sij^nalées;  bien  loin 
de  là.  Il  y  a  plus  :  M.  Lenormant  admet  comme  appartenant  à  une 
même  population,  les  dénominations  semblables  ou  à  peu  près  sem- 
blables, qui  se  rencontrent,  soit  dans  la  même  généalogie,  soit  dans 
les  généalogies  parallèles  de  Sem,  de  Cham  et  de  Japhet.  Quand  je  dis 
à  peu  près  semblables  y  j'entends  que  M.  Lenormant  admet  l'identité 
des  noms  toutes  les  fois  que  les  lettres  dont  ils  sont  composés  sont 
susceptibles  de  permutation  dans  les  divers  dialectes  d'une  même 
famille  de  langues  ;  c'est  bien  là  une  difficulté  nouvelle  ajoutée  aux 
précédentes. 

Du  principe  admis  par  M.  Lenormant,  il  résulte  nécessairement 
l'apparition  d'un  certain  nombre  de  contradictions  dans  les  récits  de 
Moïse.  On  pourrait,  dans  ces  contradictions,  voir  un  embarras;  pas 
du  tout.  M.  Lenormant  y  voit  d'abord  une  preuve  de  la  parfaite  bonne 
foi  de  l'écrivain;  en  effet,  dit-il,  ce  si  Moïse  avait  été  préoccupé  d'un 
système,  s'il  avait  fait  violence  aux  faits  pour  mieux  l'établir,  son 
premier  soin  sans  doute  eut  été  de  faire  disparaître  les  contradic- 
tions qu'il  trouvait  entre  les  traditions  reçues.  »  Bien  plus,  l'appa- 
rition du  même  nom  ou  d'un  nom  à  peu  près  semblable,  dans  les 
rangs  des  descendans  de  Cham  en  même  temps  que  dans  ceux  des 
fils  de  Sem,  a  mis  M.  Lenormant  sur  la  trace  d'un  fait  fort  important, 
celui  des  amalgames  réitérés  des  fils  de  Sem  avec  les  fils  de  Cham. 
Ces  amalgames,  en  effet,  expliqueraient  fort  bien  la  confusion  intro- 
duite dans  les  généalogies;  les  races  mêlées  se  rattachant  tantôt  aux 
Sémites,  tantôt  aux  Chamites, 

C'est  à  l'aide  de  deux  principes  différens  que  M.  Lenormant  sup- 
plée au  silence  de  Moïse  sur  le  caractère  distinctif  des  trois  grandes 
familles.  Les  fils  de  Japhet,  que  Moïse  connaissait  à  peine,  sont  par 
lui  classés  d'après  l'identité  de  langage;  tel  est  le  premier  principe. 
Les  fils  de  Cham,  que  Moïse  connaissait  mieux,  sont  classés  d'après 
la  ressemblance  physique;  deuxième  principe.  Quant  aux  fils  de  Sem, 
que  Moïse  connaissait  fort  bien ,  M.  Lenormant  ne  dit  point  d'aprèsr 
quel  rapport  ils  avaient  été  classés.  Il  y  avait  bien  entre  eux  com- 
munauté de  langage,  mais  ce  langage  étant  aussi  celui  de  quelques 
populations  de  la  race  de  Cham,  ne  peut  être  considéré  comme  ca-- 
ractère  distinctif. 

A  ces  deux  principes,  en  ajoutant  un  troisième  qui  consiste  à  éta- 
blir la  synonymie  entre  les  noms  orientaux  et  les  dénominaîioni> 


494  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grecques  ou  iaiines ,  uniquement  à  l'aide  de  l'oreille ,  toutes  les  fois 
qu'il  n'y  a  point  de  moiif  d'agir  autrement,  M.  Lenormant  est  con- 
duit à  des  conséquences  fort  curieuses;  nous  allons  les  passer  en  revue. 

Premièrement,  les  noms  des  fils  de  Japhet  ne  pouvant  être  assi- 
milés qu'à  l'aide  de  leurs  consonnances ,  M.  Lenormant  use  large- 
ment, à  leur  égard,  du  troisième  principe  dont  nous  venons  de  parler. 
Gomer,  ce  sont  les  Cimmériens  ;  Magog  représente  les  Massagétes; 
Madai,  les  Médes;  JavœUy  les  Ioniens  ou  les  Grecs,  etc.;  FAha,  fils  de 
Javan,  ce  sont  les  Hellènes;  TharsiSy  les  habitans  de  Tarse,  c'est-à- 
dire  les  Ciliciens;  Cethim,  les  habitans  de  Citium,  c'est-à-dire  les 
Cypriotes;  Dodanim  ou  Bodanhn  (on  lit  l'un  ou  l'autre),  les  habi- 
tans de  Dodone  ou  les  Rhodiens.  Dans  cette  synonymie,  nous  voyons 
figurer  les  Grecs;  or,  l'idiome  des  Grecs  est  un  des  dialectes  de  la 
grande  famille  de  langues  que  l'on  désigne  aujourd'hui  sous  le  nom 
de  indo-germanique  ;  nous  arrivons  donc  à  ce  fait  capital  :  tous  les 
Japétiques  de  Moïse  sont  des  indo-germains.  «  A  ce  tableau  de  la 
race  indo-germanique  donné  par  Moïse  ,  dit  M.  Lenormant,  il  ne 
manque  que  les  Indiens  et  les  Germains.  » 

Pour  établir  la  synonymie  de  la  race  de  Cham ,  nous  avons  fort 
heureusement  des  secours  autres  que  la  consonnance  des  noms  ;  je 
dis  fort  heureusement,  car,  certes,  nous  n'eussions  pas  reconnu  les 
Égyptiens,  les  Éthiopiens,  les  Libyens  et  les  Phéniciens,  sous  les 
formes  Misraïm ,  Chus ,  Phut  et  Chanaan ,  aussi  facilement  que  nous 
avons  pu  saisir  les  Médes  dans  Madaï  et  les  Grecs  dans  Javan.  Appli- 
quant à  cette  race  le  deuxième  de  ses  principes,  M.  Lenormant  en 
bannit  complètement  les  populations  noires,  ce  En  effet,  dit-il,  si  tous 
les  fils  de  Cham  sont  réellement  frères,  il  suffit  de  savoir  que  les 
Égyptiens  et  les  Phéniciens  étaient  de  race  blanche,  pour  déclarer 
qu'aucun  des  chamites  n'était  noir.  »  Assurément  ce  n'est  pas  une 
chose  sans  importance  et  surtout  sans  nouveauté  qu'une  pareille 
conclusion.  M.  Lenormant  est  incontestablement  le  premier  qui  ait 
revendiqué  la  couleur  blanche  et  l'origine  asiatique  pour  toutes  les 
populations  libyennes  et  éthiopiennes.  Nous  marchons,  on  le  voit, 
de  plus  neuf  en  plus  neuf. 

A  la  couleur  blanche  ne  se  borne  pas  la  ressemblance  des  Cha- 
mites avec  les  fils  de  Sem.  Nous  avons  vu  plus  haut  l'amalgame  de 
ces  deux  races  résulter  de  certaines  contradictions  du  texte  de 
Moïse ,  ce  qui  nous  indiquait  déjà  des  rapports  assez  étroits.  Main- 
tenant M.  Lenormant  nous  annonce  l'identité  fondamentale,  ou,  si 
l'on  veut,  l'identité  originelle  du  langage  chez  les  uns  et  les  autres. 


COtRS  D'HISTOIRE  ANaKNIfE.  ^95 

a  L'on  ne  trouve  pas,  dit-il,  plus  de  différence  entre  THébreu,  par 
exemple,  et  l'Égyptien,  qu'entre  l'Hébreu  et  tout  autre  rameau  de 
la  famille  sémitique.  »  La  découverte  est  assez  importante  ;  l'auteur 
l'annonce  avec  assez  de  modestie  et  d'assurance  tout  à  la  fois,  pour 
qu'il  faille  nous  y  arrêter  quelque  peu.  «  Pour  être  sincère,  dit  M.  Le- 
normant,  je  dois  avouer  que  le  résultat  auquel  je  crois  être  parvenu 
n'est  point  le  fruit  d'une  élude  conipleie  des  deux  sources  auxquelles  j'ai 
dû  puiser.  Ce  sont  les  inductions  historiques  qui  se  rattachent  à 
l'occupation  la  plus  habituelle  de  ma  pensée ,  qui  m'ont  fait  chercher 
les  rapprochemens  sur  lesquels  je  m'appuie  ;  mais  si  ces  rapproche- 
mens  n'avaient  point  été  de  la  nature  la  plus  évidente ,  je  crois  pou- 
voir me  rendre  la  justice  de  dire  que  je  ne  m'y  serais  point  arrêté. 
Tout  au  contraire  ,  à  peine  ai-je  commencé  celle  recherche,  que  j'ai  vu 
jaillir  à  mes  yeux  une  lumière  si  abondante,  qu'il  m'a  été  impossible 
de  me  refuser  au  témoignage  de  mes  yeux.  J'ai  réuni  un  certain 
nombre  d'exemples  qui  prépareront  le  lecteur  à  la  conviction  que 
j'ai  acquise.  » 

L'abbé  Barthélémy,  à  une  époque  où  la  langue  égyptienne  com- 
mençait à  peine  à  être  connue  en  Europe,  écrivit  quelques  réflexions 
générales  sur  les  rapporis  des  langues  égijptienne ,  phénicienne  et  grecfpje. 
Frappé  de  certaines  analogies  ou  ressemblances,  il  arrivait  à  conclure 
l'existence  d'une  langue  primiiive  commune  à  tous  les  peuples  de 
l'ancien  monde  connu.  Ces  conjectures  ingénieuses  ont  disparu  devant 
une  étude  plus  approfondie  de  la  langue  égyptienne,  et  depuis  cette 
époque  il  a  été  généralement  admis  que ,  si  le  phénicien  et  le  grec 
avaient  quelques  rapports  avec  l'égyptien ,  ces  rapports  étaient  pu- 
rement fortuits  et  du  nombre  de  ceux  qui  peuvent  exister  entre 
choses  tout-à-fait  différentes. 

M.  Lenormant  reprend  aujourd'hui  la  moitié  de  la  thèse  que  sou- 
tenait l'abbé  Barthélémy;  je  dis  la  moitié,  parce  qu'il  passe  sous 
silence  les  ressemblances  avec  la  langue  grecque,  dont  il  n'a  pas 
besoin.  M.  Lenormant,  aux  argumens  de  Barthélémy,  que  je  ne  rap- 
pellerai point  ici,  joint  d'autres  argumens  qui  lui  sont  propres.  Ce 
sont  ces  derniers  que  nous  allons  examiner.  «  Un  objet  d'étude, 
dit-il ,  non  moins  propre  à  amener  la  persuasion,  consisterait  à  choi- 
sir un  radical  sémitique  (hébreu,  par  exemple) ,  qu'on  réduirait  à 
l'élément  primitif  monosyllabique ,  et  qu'on  suivrait  ensuite  dans 
toutes  ses  phases,  à  travers  les  divers  dialectes.  Je  ne  doute  pas  que, 
dans  un  tel  travail ,  on  ne  pût  intercaler  les  formes  égyptiennes  tout 
aussi  bien  qu'on  a  pu  ranger  les  mots  éthiopiens  dans  les  vocabulaires 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comparés  des  idiomes  sémitiques.  C'est  ainsi,  continue-t-ii,  qu*on 
démontrerait  les  rapports  du  mot  copte  douy  être  rassasié,  avec  les 
mots  hébreux  sfa,  sba,  qui  ont  une  signification  analogue,  o  Sur  ce 
premier  exemple,  je  ferai  remarquer  que  la  finale  ou  du  mot  égyptien 
paraît  n'être  point  autre  chose  qu'une  désinence  passive,  ce  qui  écar- 
terait toute  ressemblance. 

Deuxième  exemple.  «  La  science ,  la  connaissance ,  s'explique  par 
l'emploi  métaphorique  du  mot  do  plénitude,  La  science  est  la  plénitude 
et  la  nourriture  de  l'esprit.  Au  copte  sbo,  science ,  nous  trouvons  à 
comparer  un  mot  arabe,  signifiant  il  a  contenu ,  il  a  renfermé  dans  son 
cœur  y  etc.  «llorapollon,  sur  l'autorité  duquel  s'appuie  M.Lenormant 
pour  assigner  au  mot  sbo  le  sens  de  plénitude  de  C esprit,  Horapollon 
dit  que  celui  dont  la  nourriture  est  assurée  apprend  les  lettres ,  et 
que  celui  pour  lequel  il  n'en  est  pas  de  même  apprend  un  métier.  De 
là  vient,  ajoute-t-il ,  que  le  mot  sbo ,  signifiant  insirnction ,  s'inter- 
prète nourriture  complète.  On  voit  qu'il  n'est  nullement  question  ici 
de  la  plénitude  et  de  la  nourriture  de  l'esprit.  Passons  au  troisième 
exemple. 

a  L'idée  de  temps  et  celle  de  complément  sont  identiques  (je  cite 
textuellement).  Les  temps  sont  accomplis;  c'est  une  métaphore  des 
plus  communes.  Les  Égyptiens  expriment  aussi  l'idée  de  temps  par  le 
mot  sêou.  A  ce  mot  copte  répond  l'hébreu  souf,  fin ,  complément  ^  etc.» 
L'identité  résultant  de  ce  que  deux  idées  sont  fréquemment  em- 
ployées ensemble!  J'aime  mieux  croire  que  je  n'ai  pas  compris. 

Quatrième  exemple,  a  L'idée  de  remplir  et  celle  d'accumuler  sont 
très  voisines;  l'hébreu  dit  isf,  il  a  accumulé ,  il  a  ajouté;  l'égyptien 
exprime  par  souo,  le  blé,  le  grain  que  l'on  amasse.  »  Je  saisis  diffici- 
lement le  rapport  qui  rattache  l'idée  blé  à  l'idée  accumuler;  tout  objet 
susceptible  d'être  accumulé  figurerait  ici  tout  aussi  convenablement 
que  le  blé. 

ce  Je  continue,  dit  M.  Lenormant  à  la  suite  de  ce  quatrième  exemple, 
je  continue  d'indiquer  les  différens  emplois  du  même  radical,  sans 
plus  marquer  la  liaison  des  idées ,  que  l'esprit  du  lecteur  suivra  de  lui- 
même.  »  Nous  avons  eu  trop  de  peine  à  le  suivre  quand  il  marquait 
la  liaison  des  idées,  pour  être  tentés  de  le  faire  quand  cette  liaison 
cesse  d'être  marquée.  Nous  bornerons  donc  aux  exemples  ci-dessus 
l'examen  des  considérations  neuves  exposées  par  M.  Lenormant.  Ces 
exemples  sufijsent  et  au-delà  pour  démontrer,  non  pas  l'identité 
fondamentale  de  la  langue  égyptienne  et  de  l'hébreu,  mais  la  pleine 
lîonne  foi  de  l'auteur  lorsqu'il  nous  disait  plus  haut  :  c<  Le  résultat 


COURS  d'histoire  ancienne.  497 

auquel  je  crois  être  parvenu,  n'est  point  le  fruit  d'une  étude  corn- 
pleiCy  etc.  »  Sans  nul  doute,  M.  Lenormant  ne  se  serait  point  arrêté 
aux  rapprochemens  que  nous  venons  de  voir,  s'ils  n'avaient  été 
pour  lui  de  la  nature  la  plus  évidente,  nous  aimons  à  lui  rendre  cette 
justice,  tout  comme  il  se  la  rend  à  lui-même;  il  a  vu  cr  jaillir  à  ses 
yeux  une  abondante  lumière ,  »  nous  sommes  loin  de  le  contester. 
Mais  nous  pensons  que  l'on  doit  se  tenir  sur  ses  gardes,  quand  par 
hasard  on  saisit  à  première  vue  des  similitudes  fondamentales  entre 
deux  objets  dont  on  ne  connaît  bien  ni  l'un  ni  l'autre.  Nous  pensons 
qu'il  faut  alors  se  défier  de  l'abondance  de  la  lumière  ;  car  de  pareille 
abondance  il  n'est  trop  souvent  résulté  que  des  éblouissemens.  Vues 
de  loin,  bien  des  choses  se  ressemblent;  approchez,  ce  sera  blanc 
et  noir.  Mais  c'est  m'arrêter  trop  long-temps  ;  je  conclus  en  disant 
que  si  la  blancheur  de  tous  les  flls  de  Cham  est  un  point  que  l'on 
puisse  concéder  au  jeune  professeur,  il  n'en  est  pas  de  même  de 
l'identité  fondamentale  des  idiomes  chamites  et  sémites. 

Arrivons  enfln  à  la  race  de  Sem.  J'ai  dit  que  M.  Lenormant,  carac- 
térisant le  groupe  des  populations  japéiiques  par  la  communauté  de 
langage,  et  celui  des  populations  chamites  par  la  communauté  de 
couleur,  n'avait  assigné  à  la  race  de  Sem  aucun  signe  distinctif. 
Cela  n'est  pas  entièrement  exact.  M.  Lenormant  regarde  la  race  de 
Sem  comme  une  race  secondaire,  tandis  qu'il  fait  des  deux  autres  des 
races  primitives.  Sur  quoi  base-t-il  cette  distinction?  Les  rapports 
qu'il  a  cru  voir  entre  l'idiome  des  Sémites  et  celui  des  Chamites,  les 
amalgames  qu'il  a  supposés  entre  ces  deux  grandes  familles ,  l'ont 
bien  mis  sur  la  voie;  mais  c'est  un  passage  de  l'historien  Justin  qui 
J'a  conduit  à  soulever  entièrement  le  voile  sous  lequel  jusqu'à  lui  se 
rachait  la  vérité.  Arrêtons-nous  quelques  instans  sur  ce  passage 
curieux  qui  modifle  et  complète  les  récits  de  Moïse  d'une  manière 
tout-à-fait  inattendue. 

Justin,  abréviateur  de  l'histoire  universelle  de  Trogue-Pompée , 
cite  Ninus,  le  fondateur  de  l'empire  assyrien ,  comme  le  premier  sou- 
verain qui  ait  tenté  d'accroître  sa  puissance  par  des  conquêtes.  Il  est 
vrai,  ajoute-t-il,  que,  dans  les  temps  antérieurs,  nous  trouvons  un 
Vexoris,  roi  d'Egypte,  et  un  Tanaûs^  roi  des  Scythes,  dont  le  pre- 
mier alla  jusqu'au  Pont-Euxin  et  le  second  jusqu'à  l'Egypte;  mais 
l'un  et  l'autre,  laissant  tranquilles  leurs  voisins ,  allaient  au  loin  cher- 
cher, non  point  un  accroissement  à  leur  empire ,  mais  seulement  de 
la  gloire  pour  leurs  peuples.  Cette  manière  de  présenter  les  faits  sem- 
ble annoncer  que  notre  historien  ne  croit  pas  bien  fort  à  l'authenticité 
To:\rF  \TT.  ?2 


4i98  REVUE  DES  DEUX  MO^NBES. 

de  ce  tournoi  chevaleresque.  Quoi  qu'il  en  soit,  Vexoris,  arrivé  sur 
les  bords  de  FEuxin,  envoie  sommer  les  Scythes  de  le  reconnaître 
pour  suzerain  ;  les  Scythes  lui  répondent  très  cavalièrement ,  et,  sans 
l'attendre  chez  eux,  ils  se  mettent  en  devoir  de  l'aller  trouver;  Vexo- 
ris ,  effrayé  de  leurs  démonstrations ,  abandonne  son  armée  et  se 
réfugie  précipitamment  dans  ses  états.  Les  Scythes,  profitant  de 
l'occasion ,  s'emparent  de  l'Asie  jusqu'à  l'Egypte  où  Us  ne  pénètrent 
point  j  comme  le  dit  très  expressément  notre  historien  ;  leur  domina- 
tion sur  l'Asie  dura  quinze  siècles,  après  lesquels  cette  contrée  leur 
fut  enlevée  par  Ninus ,  le  fondateur  de  la  monarchie  assyrienne.  Tout 
cela,  on  le  voit,  remonte  bien  haut;  quinze  cents  avant  Ninus,  que 
l'on  regarde  comme  le  contemporain  d'Abraham ,  c'est  une  époque 
antédiluvienne;  aussi  notre  historien,  tout  en  relatant  ces  vieilles 
conquêtes ,  a-t-il  bien  soin  d'ajouter  que ,  dans  la  réalité ,  le  premier 
empire  qui  se  soit  agrandi  par  des  conquêtes,  est  l'empire  assyrien. 
C'est  par  inadvertance  que  M.  Lenormant  suppose,  d'une  part,  que 
la  conquête  de  l'Egypte  dut  être  la  suite  du  défi  porté  aux  Scythes 
par  le  roi  Vexoris,  et,  d'autre  part,  que  cette  conquête  est  celle 
dont  il  est  fait  mention  dans  les  fragmens  de  l'histoire  égyptienne  de 
Manéthon;  c'est  par  inadvertance,  sans  nul  doute,  car  d'un  côté 
.fustin  dit  expressément  que  les  Scythes  ne  pénétrèrent  pas  en  Egypte, 
et,  d'un  autre  côté ,  il  nous  apprend  que  le  défi  en  question  est  anté- 
rieur de  quinze  siècles  à  l'empire  d'Assyrie.  Or,  cet  empire  avait 
atteint  déjà  le  maximum  de  sa  puissance ,  lorsque  l'Egypte  fut  en- 
vahie par  les  hordes  phéniciennes  ou  arabes  dont  parle  Manéthoir. 
Ce  serait  assurément,  comme  le  dit  M.  Lenormant,  a  ce  serait  un 
assez  beau  résultat  que  celui  qui  donnerait  la  démonstration  de 
l'identité  des  conquérans  de  l'Egypte  avec  les  Scythes.  »  Mais  il  faut 
renoncer  à  trouver  ce  beau  résultat  dans  les  compilations  tardives 
de  Ïrogue-Pompée.  Nous  verrons  un  peu  plus  loin  si  l'on  ne  pour- 
rait l'obtenir  par  une  autre  ^voie;  pour  le  moment,  il  nous  reste  à 
examiner  une  seconde  assertion  de  Justin  non  moins  importante  que 
la  précédente. 

Entre  les  Scythes  et  les  Égyptiens,  dit  cet  historien,  il  y  a  eu  de 
longues  disputes  au  sujet  de  l'ancienneté  de  leur  origine.  Diu  cou'^ 
lentio  de  generis  veiustate  fuit.  Chaque  peuple  de  son  côté ,  apportant 
les  argumens  qui  lui  semblaient  mihter  en  sa  faveur,  la  victoire  fut 
chaudement  disputée.  Enfin ,  cette  lutte ,  bien  innocente  assurément 
et  bien  peu  meurtrière,  se  termina  à  l'avantage  des  Scythes.  Leurs 
rmsons  furent  jugées  supérieures  à  celles  de  leurs  antagonistes,  et 


COURS  d'histoire  ancienne.  499 

depuis  lors  ils  passent  pour  être  plus  anciens  que  les  Égyptiens. 
M.  Lenormant  a  peut-être  pris  ce  passage  un  peu  trop  au  pied  de  la 
lettre,  quand  il  y  a  vu  «  qu'il  existait  une  inbuiiié  hivéïércc  entre  les 
Scythes  et  les  Egyptiens.  »  Les  expressions  de  generïs  vctusiaie  modi» 
flent  quelque  peu  le  diii  conieniio  fuit.  M.  Lenormant  va  peut-être 
trop  vite,  quand,  donnant  «  un  peu  plus  d'extension  à  cette  rivalité 
des  Scythes  et  des  Égyptiens,  »  il  substitue  aux  uns  toute  la  race  de 
Japhet,  aux  autres  toute  la  race  de  Cham,  et  voit,  dans  les  paroles  de 
Justin ,  ce  les  peuples  de  Cham  et  ceux  de  Japhet  préparés  dès  l'ori- 
gine des  choses  à  une  lutte  qui  ne  s'arrêtera  qu'à  l'extinction  presque 
totale  de  la  plus  faible  des  deux  races;  »  et  surtout  quand  il  conclut 
que  dans  l'origine  il  n'y  avait,  en  Asie,  c<  que  des  Jaiéiiques  et  des 
Chamiies,  et  que  les  Sémites  sont  un  produit  du  mélange  postérieur 
de  ces  deux  races.  »  Il  n'est  pas  facile,  en  effet,  de  concevoir  com- 
ment, du  contact  de  deux  races  primitives,  préparées  dès  l'origine 
des  choses  à  une  lutte  acharnée,  il  a  pu  résulter  une  race  secondaire, 
aussi  nombreuse,  aussi  puissante  que  la  race  de  Sem.  Assurément  il 
faudrait  bien  des  siècles  d'une  inimiiié  inié.érée,  pour  qu'il  en  pût 
sortir  quelque  résultat  semblable;  à  voir  les  choses  comme  le  vul- 
gaire, il  semblerait  que  c'est  non  pas  une  inimitié,  mais  une  amitiâ 
invétérée  qu'il  eût  fallu  en  pareil  cas.  Ce  serait  une  chose  bien  neuve 
que  la  race  de  Sem  résultant  d'une  rage  de  destruction  qui  pousse 
les  uns  contre  les  autres  les  Japétiques  et  les  Chamites.  Y  a-t-il  donc 
raison  suffisante  pour  soutenir  en  face  à  Moïse  qu'il  se  trompe  (p.  296), 
quand  il  déclare  sœurs  les  familles  de  Sem,  de  Cham  et  de  Japhet? 
Je  ne  me  charge  point  de  décider;  mais  je  pense  que  Trogue-Pompée 
et  son  abréviateur  Justin  n'ont  rien  à  faire  dans  cette  question ,  et 
que  la  guerre  d'argumens  dont  ils  parlent  a  été  faite,  non  point  par 
les  Scythes  et  les  Égyptiens  en  personne,  mais  seulement  à  l'occasion 
des  Scythes  et  des  Égyptiens;  je  pense  en  outre  que  de  cette  guerre 
il  n'est  jamais  résulté  la  moindre  mésintelligence  entre  les  uns  et  les 
autres. 

Cependant,  indépendamment  des  dires  de  Trogue-Pompée,  M.  Le- 
normant ne  renonce  point  à  mettre  les  Scythes  aux  prises  avec  les 
Égyptiens.  Les  grandes  scènes  miHtaires,  copiées  sur  les  vieux  mo- 
numens  de  l'Egypte,  nous  représentent  les  rois  de  la  dix-huitième 
dynastie  faisant  une  guerre  continuelle  à  des  étrangers  dont  le  nom, 
déchiffré  à  l'aide  de  l'alphabet  phonétique ,  se  lit  Sclicio.  De  Scheto  à 
Scijtlies,  il  n'y  a  qu'un  pas;  et  ce  pas,  M.  Lenormant  le  franchit  sans 
hésiter.  Certainement  Sc/ie(o  représentera  \es  Scythes  au  moins  aussi 

32. 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  que  le  Magog  de  Moïse.  Mais  ce  qui  nous  donne  à  réfléchir,  c'est 
que,  d'une  part,  les  fragmens  de  Manéthon  signalent  les  pasteurs 
conquérans  de  l'Egypte  comme  des  Phéniciens  ou  des  Arabes;  c'est 
que,  d'autre  part,  les  Grecs,  qui  du  Magog  des  Orientaux  ont  fait  les 
Scythes,  altéraient  étrangement  les  noms  propres,  de  sorte  qu'avec 
eux  il  faut  grandement  se  défier  des  ressemblances;  c'est  que,  enfin, 
le  groupe  qu'on  lit  aujourd'hui  Scheto,  pourrait  fort  bien  se  lire  au- 
trement :  ce  groupe,  en  effet,  se  compose  de  deux  parties,  dont  la 
première,  dans  l'inscription  bilingue  de  Rosette,  représente  con- 
stamment l'idée  autre  y  en  égyptien  lie;  de  sorte  que  la  lecture  nisclieio 
pourrait  bien  quelque  jour  se  transformer  en  un  mot  du  genre  de 
nikejoouy  nom  que  portait  une  des  villes  du  littoral  de  l'Egypte,  et 
qui  répond  exactement  au  grec  alloeilmcs,  les  étrangers.  Dans  la 
traduction  qu'il  nous  a  donnée  des  inscriptions  gravées  sur  un  obé- 
lisque à  la  gloire  de  l'un  des  rois  de  la  dix-huitième  dynastie,  Her- 
mapion  nous  apprend  qui/  a  sauvé  l'Egypte  en  triompliant  des  étran- 
gers, ton  alloeilmous.  Rien  ne  prouve  qu'il  n'y  eût  pas  des  Scythes 
dans  les  hordes  qui  jadis  envahirent  l'Egypte,  et  s'y  maintinrent 
pendant  plusieurs  siècles;  mais  aussi  nous  devons  dire  que  le  mot 
Sclieio,  quand  il  serait  incontestable,  ne  semblerait  pas  suffisant  pour 
démontrer  la  présence  de  ces  peuples  dans  la  vallée  du  Ts'il. 

Nous  ne  nous  arrêterons  point  à  ces  tableaux  eilinograplmjues, 
trouvés  dans  les  tombes  royales  de  l'Egypte,  et  que  M.  Lenormant 
rapproche  des  récits  de  Moïse.  Il  y  reconnaît  les  Cliamiies,  repré- 
sentés par  les  Égyptiens  de  couleur  rouge;  les  Sémites,  au  teint 
blanc  et  aux  cheveux  noirs  ;  les  Japéiiques,  aux  yeux  bleus,  aux 
cheveux  cendrés  ou  blonds.  Comme  ces  personnages  divers  sont  ap- 
pelés indifféremment  Namou  et  Tanilwu,  noms  du  même  genre  que 
Sclieio;  comme  les  comparaisons  établies  par  M.  Lenormant  reposent 
uniquement  sur  des  accessoires  de  forme,  de  couleur,  d'accoutre- 
ment, qui  probablement  sont  en  partie  conventionnels,  il  est  diffi- 
cile de  considérer  de  pareils  rapprochemens  autrement  que  comme 
un  jeu  d'imagination.  Sous  cette  désignation  générique  de  Namou  et 
de  Talimou,  il  reconnaît  ici  des  Juifs,  là  des  Arabes,  plus  loin  des 
Chaldéens,  puis  des  Assyriens,  etc.;  de  là  force  conjectures  sur  les 
connaissances  et  les  conquêtes  des  Égyptiens.  C'est  tout  naturel  ;  en 
pareil  chemin,  il  n'y  a  point  de  raison  pour  s'arrêter.  Une  chose, 
entre  autres,  m'a  frappé  dans  cette  longue  digression,  ce  sont  les 
conséquences  que  tire  M.  Lenormant  des  longs  yeux  fendus  en  amande; 
involontairement  je  me  suis  rappelé  que,  dans  les  peintures  égyp- 


COURS  ji'histoire  ancienne.  501 

tiennes,  tous  les  personnages  indistinctement  ont  de  lotujs  yeux  fendus 
en  amande. 

Quant  aux  Hébreux  captifs  en  Egypte  que  M.  Lenormant  a  retrouvés 
dans  les  peintures  des  grottes  sépulcrales  de  l'Heptanomide ,  ou 
Egypte  moyenne,  ils  ne  sont  autre  chose  que  le  résultat  d'une  mé- 
prise. Ce  tableau  représente  une  petite  caravane  de  namou  armés , 
conduisant  avec  eux  leurs  femmes,  leurs  enfans,  et  plusieurs  ânes 
chargés.  Dans  la  légende  explicative,  M.  Lenormant  a  cru  voir  qu'il 
était  question  de  surveUlans  et  de  captifs;  il  en  a  conclu ,  malgré  les 
armes  qu'ils  portent,  que  ce  sont  des  namou  à  l'état  d'ilutisme ,  et 
que,  par  conséquent,  il  y  a  toute  raison  de  les  regarder  comme  des 
Hébreux.  Mais  le  groupe  hiéroglyphique  dans  lequel  il  voit  des  sur- 
veiUans,  donne  à  la  lecture  un  mot  dont  l'analogue  dans  la  langue 
égyptienne  signifie  marchand.  Quant  au  symbole  de  captivité  dont  le 
nom  de  ces  marchands  est  accompagné,  il  nous  rappelle  la  précau- 
tion prise  par  les  frères  de  Joseph  quand  ils  vinrent  habiter  l'Egypte. 
D'après  le  conseil  de  Joseph ,  ils  s'annoncèrent  comme  ayant  toujours 
été  les  esclaves  du  roi.  Les  prétendus  ilotes  ne  sont  donc  autre  chose, 
selon  toute  apparence ,  qu'une  de  ces  caravanes  de  marchands  qui, 
dans  tous  les  temps,  sont  allés  vendre  aux  Égyptiens  les  produits  de 
l'Asie.  Cela  étant,  peu  nous  importe  la  date  du  tableau  et  celle  du  roi 
Osortasen,  qui  s'y  trouve  mentionné.  Quand  je  dis  Osoriasen,  c'est 
peut-être  Osorikon  que  je  devrais  dire,  car  les  papyrus  bilingues  du 
musée  de  Leyde  nous  montrent  le  /  suivi  d'un  s  dans  l'écriture  égyp- 
tienne, rendu  fréquemment  par  le  tli  grec. 

Je  n'ai  point  la  prétention  d'avoir  signalé  tout  ce  qu'il  y  a  de  neuf 
dans  le  livre  de  M.  Lenormant.  11  eût  fallu  m'étendre  outre  mesure; 
il  m'eùtfallu  citer  ces  noms  propres  du  chapitre  X  de  la  Genèse,  qui, 
ne  trouvant  aucun  analogue  dans  les  noms  des  peuples  connus ,  de- 
viennent cf  une  preuve  de  la  haute  antiquité  du  texte.  »  Tous  ces 
noms ,  en  effet ,  ont  dû  représenter  des  populations  célèbres.  M.  Le- 
normand  attache,  dit-il,  une  importance  décisive  à  ce  genre  de  dé- 
monstration. Il  m'eut  fallu  montrer  le  jeune  professeur  retrouvant 
sur  les  plus  anciennes  peintures  de  la  Grèce  le  type  inconnu  des  Phé- 
niciens. En  effet,  si  les  Grecs  ont,  comme  on  l'assure,  reçu  des  Phé- 
niciens l'art  du  dessin,  ils  ont  dû,  suivant  M.  Lenormant,  retracer 
dans  leurs  premiers  essais  des  figures  phéniciennes.  Mais  j'ai  trop 
dépassé  déjà  les  bornes  que  je  m'étais  proposées.  En  voilà  assez  pour 
le  fond. 

Quant  à  la  forme ,  n'en  parlons  point.  Ce  n'est  pas  qu'elle  soit  moins 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

remarquable,  moins  curieuse  que  le  fond  :  non,  certes;  mais  elle  est, 
avec  plus  de  richesse ,  la  même  que  dans  un  millier  de  volumes  qui 
ont  joui  ou  qui  jouissent  encore  d'une  certaine  réputation.  Il  y  aurait 
assurément  quelques  réclamations  à  élever  en  faveur  du  vocabu- 
laire, en  faveur  de  la  syntaxe;  il  y  aurait  quelques  observations  à 
faire  sur  le  choix  des  figures.  Mais  je  craindrais,  en  épluchant  minu- 
tieusement l'œuvre  de  M.  Lenormant,  de  me  voir  affublé  du  titre 
d'ulira- classique.  Je  n'ai  nulle  envie  d'ailleurs  de  prêcher  dans  le 
désert.  Que  notre  langue  française  s'arrange  comme  elle  l'entendra 
avecM.  Lenormant  comme  avec  tant  d'autres  qui  la  mettent  en  œuvre. 
Je  passe  donc  rapidement  sur  «  ces  vallées ,  semblables  à  autant  de 
couipesd'ovLieparfumdelasociéléliumaines'éreveenfuméeversl.€ciel{l)y» 
sur  cf  le  repaire  et  les  grands  bras  du  montTaurus,  ))  sur  «  le  désert 
qui  dispute  fièrement  le  passage  aux  grands  fleuves  (2) ,  »  sur  a  les  deux 
pôles  opposés  de  l'histoire  primitive,  »  de  même  que  sur  a  ses  co- 
lonnes de  reconnaissance  (3).  »  Je  ne  m'arrête  point  au  «  fumier  social 
dans  lequel  ont  leurs  pieds  les  plantes  les  plus  belles  que  le  soleil  de  l'in- 
telligence ait  fait  éclore(4),  »  non  plus  qu'à  la  cr  couche  sur  laquelle  dort 
tranquillement  l'Europe,  »  quoique  cette  couche  vaille  assurément  le 
repaire  du  mont  Taurus.  Je  laisse  de  côté  ces  rafflnemens  de  critique, 
qui,  ((  du  fond  d'un  cabinet  de  Rostock  ou  de Kœnigsberg,  viennent  chi- 
caner vingt-quatre  siècles  sur  le  fond  de  leur  plus  solide  croyance  (5)  ;  » 
et  cependant  j'aurais  beau  jeu  à  m'y  arrêter.  Un  cabinet  de  Rosiock! 
c'est  là  de  la  couleur  locale  ;  il  ne  s'agit  pas  vraiment  d'un  cabinet 
quelconque;  puis, Je  fond,  du  fond,  cela  se  décline;  mais  je  passe. 
((  Les  agens  surnaturels  qui,  traduits  du  génie  orienial  dans  le  nôtre, 
se  réduisent ,  la  plupart  du  temps ,  à  de  simples  formes  de  langage  (6),  » 
ne  m'arrêtent  pas  davantage;  je  ne  veux  point  voir  ces  agens  que  l'on 
traduit  d'un  génie  dans  un  autre;  je  me  borne  à  une  citation,  parce 
que  j'en  dois  au  moins  une  pour  mettre  à  l'abri  de  tout  soupçon  mon 
impartialité.  Cette  citation,  je  l'emprunte  à  la  page  26  et  aux  sui- 
vantes : 

a  Je  serais  un  ingrat,  messieurs,  si  je  déniais  les  obligations  que 
j'ai  à  la  belle  science  que  Vico  a  créée.  L'enfant  qui  marche  aujour- 
d'hui ne  calomnie  pas  le  doigt  de  sa  mère  qui  le  soutenait  il  g  a  si  peu  de 
jours.  »  Puis  quelques  lignes  plus  bas  :  a  Ces  monstres  de  sijnihèse, 
passez-moi  l'expression,  messieurs,  ne  surgissent  qu'à  l'aurore  d'une 
science.  Un  Buffon  n'a  pu  deviner  la  théorie  de  la  terre  qu'alors  que  la 

(Ij  l'og.  16,  —  [ij  Pag.  43.  —  (r.)  Pag.  47.  —  (i,.  Pag,  'i.  -  (5)  Pag.  167.  -  (6}  Pag.  171. 


COURS  IJ'UISTOIRE    ANCIENNE.  503 

fjéoiofiie  ;  c'est-à-dire  la  théorie  de  la  terre)  n  existait  pas.  Plus  tard, 
quand  l'enchaînement  des  faits  a  pris  une  signiGcation  positive, 
quand  les  causes  ,  d'obscurément  divines  qu'elles  étaient ,  sont  devenues 
intelligiblement  providentielles ,  les  lois  nouvelles  que  prononce  la  phi- 
losophie ,  ne  peuvent  plus  résulter  que  de  l'examen  patient  et  de  la 

critique  rigoureuse  des  faits Quand  il  faudra  que  les  résultais 

isolés  des  diverses  applications  de  l'intelligence  prennent  une  forme 
harmonieuse  et  durable ,  laissons,  messieurs,  cette  œuvre  à  la  plume 
qui  peint  d'un  trait,  à  la  voix  qui  sculpte  d'un  mot;  brûlons  sans  pitié 
toutes  les  généralités  qui  pullulent  à  la  surface  de  notre  littérature.  » 
J'en  ai  dit  assez,  je  pense,  pour  montrer  de  quelle  manière  V his- 
toire ancienne  est  professée  dans  la  chaire  d'histoire  moderne  de  la 
faculté  des  lettres  de  Paris,  pour  montrer  quelle  espèce  d'enseigne- 
ment se  produit  dans  cette  chaire  sous  l'imposant  patronage  de 
M.  Guizot.  J'ai  été  prolixe ,  j'ai  été  minutieux ,  j'ai  du  faiiguer  ceux  qui 
m'auront  voulu  suivre  ;  mais  aussi  ce  n'est  pas  d'un  livre  ordinaire 
qu'il  s'agit;  un  livre  ordinaire  eût  passé  sans  attirer  notre  attention. 
Les  doctrines  du  jeune  suppléant  de  M.  Guizot  sont  l'objet  d'un  en- 
seignement public,  d'un  enseignement  offlciel.  Ce  n'est  point  un  jeu  , 
cependant,  que  la  mission  d'instruire  cette  jeunesse  qui,  de  tous  les 
points  de  la  France,  je  devrais  dire  de  l'Europe,  vient  s'asseoir  chaque 
année  sur  les  bancs  delà  Sorbonne.  Non,  la  sollicitude  des  familles 
n'envoie  point  cette  jeunesse  studieuse  pour  qu'elle  soit  livrée ,  comme 
matière  à  expérience,  aux  essais  informes  et  indécis  de  suppléans  no- 
vices, chez  lesquels  on  demanderait  au  moins  de  la  maturité.  Expe- 
rimentum  faciamus  in  anima  viliy((  expérimentons  sur  cette  vile  espèce,» 
n'est  point  une  maxime  de  notre  temps,  et  surtout  n'est  point  une 
maxime  applicable  aux  premières  écoles  de  la  France.  Que  les  jeunes 
gens,  ambitieux  d'annoncer  des  choses  nouvelles,  s'exercent  longue- 
ment dans  l'ombre ,  puis  qu'ils  soumettent  au  public ,  à  l'aide  de  la 
presse,  les  résultats  de  leurs  persévérans  efforts.  Avant  qu'il  leur 
soit  permis  de  les  produire  dans  une  chaire  publique,  dans  une 
chaire  de  la  Sorbonne ,  il  faut  que  ces  choses  nouvelles  aient  subi 
l'épreuve  de  la  critique,  il  faut  qu'elles  aient  été  soigneusement  mû- 
ries, il  faut  surtout  qu'elles  soient  bien  fixes,  bien  arrêtées.  Ce  serait 
une  étrange  chose,  vraiment,  qu'un  professeur  d'histoire  obligé  pé- 
riodiquement de  remplacer  par  des  assertions  contradictoires  ses  pré- 
cédentes assertions.  Quelle  confiance  peut  inspirer  à  ceux  qui  l'écou- 
tent  celui  qui  viendra  leur  dire  comme  M.  Lenormant  :  «  Des  con- 
sidérations nouvelles,  dans  mon  cours  de  l'an  1836—  37,  m'ont 


504  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déterminé  à  reculer  d'un  siècle  plus  haut  encore  la  date  de  l'Exode;  i) 
et  puis  :  «  Dans  le  cours  de  l'année  1836 — 37,  j'ai  été  amené  à  placer 
la  date  d'Abraham  à  une  époque  beaucoup  plus  reculée  que  je  ne 
l'avais  pensé  lorsque  j'écrivais  ces  lignes  !  »  Mais  vraiment  si  vous 
n'avez  pas  encore  des  principes  arrêtés ,  qui  donc  vous  oblige  à  pro- 
fesser !  et  vous  qui  de  l'autorité  de  votre  nom  couvrez  un  pareil  abus, 
quel  compte  sévère  n'a-î-on  pas  droit  de  vous  demander  !  Je  veux 
bien  qu'on  ne  vous  fasse  point  un  crime  d'avoir  livré  à  Vhisioire 
ancienne  une  chaire  qui  vous  a  été  conGée  pour  l'enseignement  de 
V histoire  moderne;  mais,  pour  qu'il  soit  permis  de  se  taire  sur  un  pa- 
reil changement  de  destination,  il  faudrait  que  ce  changement  fût 
jusliûé  par  l'éclat,  par  la  solidité  de  l'enseignement  nouveau.  Vaine- 
ment avons-nous,  dans  l'œuvre  de  M.  Lenormant,  cherché  une  jus- 
tification pareille.  Cette  œuvre  eût  demandé  de  l'indulgence  et  des 
encouragemens,  si  l'auteur  nous  l'eût  présentée  comme  le  fruit  de 
ses  recherches  privées  ;  publiée  par  lui  comme  le  résumé  d'un  en- 
seignement officiel  fait  sous  le  patronage  de  M.  Guizot,  cette  œuvre 
n'appelle  plus  qu'une  critique  sévère.  A  ceux  qui  me  reprocheraient 
la  verdeur  de  la  forme ,  je  dirai  que  la  patience  me  manque  pour 
faire  un  siège  en  règle  autour  de  chaque  absurdité,  pour  battre  en 
brèche  sérieusement  une  chose  ridicule  ;  à  ceux  qui  relèveraient  les 
longueurs  et  les  minuties,  je  dirai  que  mes  conclusions  sont  trop 
sérieuses  pour  que  je  les  veuille  établir  sans  avoir  aux  yeux  de  tous 
plus  que  dix  fois  raison. 

W  Dr  JARDIN. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


Hi^HH 


14  novembre  183T. 


Les  élections  sont  terminées,  moins  celles  de  la  Corse,  qui  ont  toujours 
lieu  un  peu  plus  tard,  et  l'élection  de  l'arrondissement  de  Ploërmel  qu'un 
accident  imprévu  a  forcé  d'ajourner.  A  cela  près,  la  troisième  chambre  de 
la  révolution  de  juillet  est  complète,  et  l'épreuve  tentée  par  le  ministère  du 
15  avril  est  subie.  Cette  épreuve  est  heureuse  dans  l'ensemble  de  ses  résul- 
tats; elle  n'a  point  affaibli  le  gouvernement;  elle  a  diminué  la  force  numé- 
rique des  oppositions  extrêmes;  elle  a  sensiblement  amoindri  le  parti  doc- 
trinaire; elle  a  fait  gagner  un  grand  nombre  de  voix  au  centre  gauche  et 
à  cette  fraction  de  l'ancienne  majorité  qui  avait  accueilli  avec  le  plus  d'em- 
pressement l'amnistie  et  le  système  de  conciliation;  enfin,  elle  ouvre  au 
pays  une  assez  longue  carrière  à  parcourir  dans  la  nouvelle  [voie  où  l'a  fait 
entrer  le  ministère  de  M.  Mole,  et  la  dissolution  est  pleinement  justifiée. 
Cependant,  quelque  favorables  que  soient  ces  résultats,  tout  n'y  répond  pas 
aux  prévisions  et  aux  calculs  qu'on  avait  cru  pouvoir  baser  sur  les  circon- 
stances et  l'état  présumé  des  esprits.  Ainsi,  généralement  on  ne  s'attendait 
pas  à  autant  de  nouveaux  choix.  On  portait  à  quatre-vingts,  tout  au  plus, 
le  chiffre  des  changemens  probables  dans  le  personnel  de  la  chambre;  or,  il 
y  en  a  cent  quarante-six,  en  comptant  les  nominations  doubles,  c'est-à-dire 
celles  de  MM.  Thiers,  Arago,  Lamartine,  Taillandier,  Thiard,  Clausel, 
ïupinier,  Chasseloup-Laubat,  et  deux  ou  trois  autres,  ainsi  que  les  simples 
mutations  qui  sont  moins  nombreuses;  et  sur  ces  cent  quarante-six  chan- 
gemens, on  trouve  déjà  cent  trente  noms  absolument  nouveaux.  Voilà 
le  premier  point  sur  lequel  les  calculs  étaient  restés  en  arrière  de  la  réa- 
lité. Autre  mécompte.  Le  parti  carliste,  qui  avait,  il  est  bon  de  le  rappeler. 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sonné  le  premier  la  trompette,  long-temps  avant  que  la  dissolution  eût 
acquis  un  caraclùre  officiel,  le  parti  carliste  se  flattait  de  jouer  un  grand 
rôle  dans  les  élections,  de  s'y  fortifier  pour  son  propre  compte,  et  quand  il 
ne  triompherait  pas  sous  son  drapeau  ,  de  faire  pencher  la  balance  du  côté 
où  il  se  porterait.  On  le  croyait  décidé  à  prendre  part,  plus  qu'il  ne  l'a  fait, 
au  mouvement  électoral;  et  dans  la  supposition  qu'il  y  prendrait  part,  on  le 
croyait  capable  d'y  exercer  plus  d'influence  qu'il  n'en  a  réellement,  d'y  dé- 
ployer plus  de  forces  qu'il  n'en  possède.  L'opinion  qu'il  s'attachait  à  donner 
de  sa  puissance  avait  gagné  dans  les  partis  contraires.  Personne  n'eût  été 
surpris  de  voir  M.  Berryer  revenir  à  la  chambre  avec  cinquante  ou  soixante 
voix  légitimistes ,  qui  l'auraient  reconnu  pour  leur  chef  et  auraient  aveuglé- 
ment suivi  son  mot  d'ordre.  On  s'était  enfin,  pour  tout  dire,  presque  habitué 
à  l'idée  de  voir  le  gouvernement  et  le  sort  des  grandes  questions  politiques 
dépendre  du  parti  carliste,  et  on  apercevait  dans  cette  situation  la  source 
de  graves  embarras ,  comme  le  germe  de  combinaisons  nouvelles  entre  les 
divers  élémens  de  la  puissance  parlementaire.  Mais  les  choses  ont  tourné  tout 
autrement  ;  le  parti  carliste  n'a  été  rien  moins  qu'unanime  dans  les  élections; 
beaucoup  se  sont  tenus  à  l'écart,  comme  par  le  passé;  et  selon  les  lieux,  les 
influences  particulières,  l'ardeur  des  ressentimens,  les  considérations  de 
personnes,  les  uns  ont  fait  du  pessimisme,  c'est-à-dire  voté  pour  les  can- 
didats de  l'opposition  la  plus  avancée;  les  autres  ont  embrassé  le  rôle  de 
conservateurs,  c'est-à-dire  voté  pour  les  candidats  du  gouvernement;  d'au- 
tres enfin  se  sont  résignés  à  faire  passer  des  hommes  inoffensifs,  estimés  de 
tous  les  partis  dans  leur  ville,  hommes  modérés  qui  suivent  le  plus  fort 
sans  bassesse,  uniquement  parce  que  le  plus  fort  garantit  mieux  les  intérêts 
essentiels  de  la  société,  quand  il  est,  d'ailleurs,  un  gouvernement  régulier. 
Il  est  résulté  de  tout  ceci ,  manque  de  tactique ,  ou  manque  de  moyens  réels, 
que  le  parti  carliste  s'est  affaibli ,  qu'il  reviendra  moins  nombreux  à  la  cham^ 
bre ,  et  que  par  conséquent  il  se  perdra  dans  la  minorité ,  au  lieu  d'y  exercer 
l'influence  prépondérante  d'un  arbitre. 

Plusieurs  triomphes  de  l'opinion  radicale  figurent  aussi  dans  les  résultats 
inattendus  de  l'appel  qui  vient  d'être  fait  au  pays  légal.  On  ne  croyait  pas 
que  cette  opinion  eût  conservé  ou  acquis  tant  de  puissance  dans  le  sein  du 
corps  électoral.  Mais  puisqu'elle  existe  au  sein  de  la  nation,  il  n'est  pas  à 
regretter  qu'elle  se  trouve  représentée  au  sein  de  la  chambre  dans  la  pro- 
portion de  ses  forces.  Les  passions  qui  animent  ses  chefs ,  les  théories  de  gou- 
vernement dont  ils  se  proclament  les  apôtres,  la  valeur  oratoire  et  le  mérite 
politique  qu'une  admiration  sur  parole  attribue  à  quelques-uns  d'entre  eux, 
tout  se  produira  aussi  librement  que  le  comporte  la  tribune  de  la  chambre, 
des  députés,  et  tout  sera  jugé.  Vues  de  près,  transportées  sur  un  théâtre 
plus  vaste,  appliquées  à  des  objets  nouveaux,  ces  facultés  que  l'esprit  de 
parti  exalte  avec  tant  de  chaleur,  perdront  peut-être  beaucoup  de  leur  éclat. 
Leur  présence  à  la  chambre  aura  d'ailleurs  un  autre  effet.  Déjà  on  suppose 
que  M.  Garnier-Pagès  pourrait  avoir  des  rivaux.  Si  c'est  moins  par  le  talent 


REVDE.  —  CHRONIQUE.  507 

de  la  parole  que  par  la  violence  du  langage  et  l'exagération  des  idées,  s'ils 
se  posent  hardiment  comme  ennemis  de  la  constitution  et  de  la  monarchie, 
ils  produiront  une  scission  plus  éclatante  dans  la  gauche,  ils  forceront  l'op- 
position dynastique  à  se  caractériser  de  plus  en  plus,  et  ils  fortifieront  le  gou- 
vernement en  refoulant  vers  lui  tout  ce  qui  veut  sincèrement  sa  conservation. 

Il  y  a  néanmoins,  dans  ce  qui  vient  de  se  passer  à  propos  des  élections,  un 
fait  qui  nous  a  plus  frappés  que  la  nomination  de  M.  Michel  (de  Bourges) 
ou  celle  de  M.  Mariin  (de  Strasbourg),  et  qui  est  de  nature  à  faire  sur  les 
esprits  sérieux  une  vive  et  profonde  impression.  Les  élections  attestent,  non 
pas  tant  par  le  résultat  officiel  que  par  la  chaleur  de  la  lutte  et  le  nombre 
de  voix  que  les  candidats  du  parti  radical  ont  trouvées  presque  partout, 
combien  l'opinion  démocratique  a  de  force  dans  le  pays.  Les  chiffres  parlent; 
et  si,  dans  l'espace  de  temps  qui  nous  sépare  des  élections  prochaines,  elle 
faisait  autant  de  progrès  que  depuis  les  élections  de  1834,  l'opinion  démo- 
cratique pourrait  bien,  par  la  composition  de  la  chambre  élective,  se  trouver 
un  jour  maîtresse  du  gouvernement.  C'est  un  événement  qu'on  aurait  à  re- 
douter, si  par  des  actes  imprudens  et  mal  calculés  on  réveillait  les  vagues 
inquiétudes  sous  la  préoccupation  desquelles  ont  été  faites  un  grand  nombre 
d'élections,  malgré  l'heureuse  influence  du  système  réparateur  de  M.  Mole. 
Nous  avons  dit  cependant  que  l'opposition  a  perdu,  et  c'est  vrai  :  elle  tiendra 
moins  de  place  dans  la  chambre;  mais  les  suffrages  qu'elle  a  obtenus  sont  en 
proportion  supérieure,  et  encore  la  formation  de  son  comité  lui  a-t-elle  été 
souvent  préjudiciable. 

Un  des  principaux  élémens  de  l'ancienne  chambre  reparaîtra  dans  la 
nouvelle,  accru  et  fortifié  :  c'est  le  centre  gauche;  seul  il  n'a  pas  fait  de 
pertes,  et  il  a  acquis  de  30  à  35  voix.  Le  groupe  actif  surtout  du  centre 
gauche  est  revenu  tout  entier  à  une  immense  majorité  de  suffrages  :  ce  sont 
MM.  Calmon,  Chaix-d'Est-Ange,  Dubois  de  la  Loire-Inférieure,  Ducos  , 
Dupin,  Dufaure,  Etienne,  Félix  Real,  Fould,  Ganneron,  Malleville,  Ma- 
thieu de  la  Redorte,  Passy,  Reynard,  Royer-Gollard ,  Roger  du  Nord, 
Sauzet,  Teste,  Vivien,  etc.  Le  chef  politique  de  ce  parti  a  vu  son  nom  sortir 
deux  fois  du  scrutin  ,  et  trois  candidatures  improvisées  lui  ont  valu  un  nom- 
bre imposant  de  suffrages,  à  Saumur  contre  M.  B.  Delessert,  à  Lille  contre 
un  candidat  légitimiste,  et  à  Réthel  contre  le  maréchal  Clausel.  Le  mouve- 
ment du  corps  électoral  vers  le  centre  gauche  ne  sera  pas,  nous  l'espérons, 
un  vain  enseignement  pour  le  pouvoir. 

Le  centre  droit,  au  contraire,  a  perdu  plus  de  30  voix  :  MM.  Chastellier, 
F.  Delessert,  Duchesne,  de  l'Espée,  d'Entraigues,  d'Haubersart,  de  Fal- 
guerolles,  Augustin  Giraud,  Gouvernel ,  Hervé,  Jay,  Lacroix,  La  Réveil- 
lère,  J.  de  Larochefoucauld,  baron  Merlin,  Madier  de  Monljau  ,  Palaille, 
Renouard,  etc.,  etc.,  et  il  n'a  gagné  que  MM.  Benjamin  Dejcan,  Dutier, 
de  La  Gillardaie,  Cadeau  d'Acy,  Leclercq  dans  le  Calvados.  Si  la  phalange 
de  M.  Guizot  a  conservé  ceux  de  ses  membres  auxquels  on  ne  saurait  con- 
tester le  talent  de  le  servir,  elle  a  gardé  aussi  en  partie  ceux  dont  le  zèle 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES- 

imprudent  ne  manque  pas  de  le  compromettre.  C'est  surtout  à  la  compa- 
raison de  ce  que  les  autres  ont  gagné  que  le  parti  doctrinaire  paraît  avoir 
perdu ,  et  aussi  à  cause  des  vides  que  les  promotions  à  la  pairie  ont  produits 
dans  ses  rangs. 

Au  reste,  nous  ne  prétendons  pas  essayer  ici  la  statistique  de  la  chambre 
nouvellement  élue.  Ce  n'est  ni  le  lieu,  ni  le  temps,  et  rien  n'est  plus  trom- 
peur dans  la  pratique.  Une  chambre  est  toujours  ce  que  la  font  les  circon- 
stances et  les  hommes  supérieurs  qui  savent  s'en  emparer,  témoin  celle 
de  1831,  dans  laquelle  la  politique  du  13  mars  n'avait  d'abord  trouvé  rien 
moins  que  sympathie  et  faveur. 

Ce  qui  contribue  beaucoup  à  rendre  ces  sortes  de  calculs  fort  trompeurs, 
quand  ils  ne  reposent  pas  sur  plusieurs  votes  bien  constatés  dans  un  certain 
nombre  de  questions  importantes,  c'est  que  la  politique  ne  joue  pas  toujours 
dans  les  élections  le  rôle  qu'on  suppose.  II  y  a  des  hommes  qui ,  indépen- 
damment de  leurs  opinions ,  se  discréditent  ou  se  recommandent  aux  yeux 
des  électeurs  par  des  indignités  ou  des  qualités  spéciales.  Ces  motifs  échap- 
pent de  loin  à  l'appréciation,  et  tel  choix  dont  les  journaux  font  un  succès  de 
parti,  n'est  au  fond  qu'un  succès  de  personne,  ou  bien  une  simple  affaire 
d'intérêt  local.  Ainsi  ce  n'est  pas  tant  pour  avoir  défendu  et  voté  une  loi 
impopulaire  que  tel  député  n'est  pas  réélu  :  c'est  pour  avoir  pris  trop  de 
soin  de  sa  fortune  personnelle;  c'est  pour  s'être  assuré,  très  jeune  encore, 
dans  une  place  de  conseiller  à  la  cour  de  cassation,  une  retraite  avanta- 
geuse et  sûre,  précisément  à  l'époque  oii  le  traitement  venait  d'être  porté 
de  12  à  15,000  francs. 

Ailleurs  ce  sont  des  préventions  plébéiennes  et  de  vieilles  animosités  qui 
l'ont  emporté  sur  le  mérite  politique  des  candidats.  Nous  ne  saurions,  pour 
notre  part,  nous  empêcher  d'exprimer  un  regret.  Nous  eussions  désiré  voir 
siéger  dans  le  parlement  de  1838  plus  d'hommes  jeunes  et  nouveaux  ayant 
fait  leurs  preuves  comme  publicistes;  dans  le  nombre  nous  citerons  l'auteur 
de  la  Démocratie  en  Amérique  y  M.  deTocqueville;  M.  L.  de  Carné,  que  nos 
lecteurs  ont  depuis  long-temps  apprécié  comme  écrivain  politique ,  ainsi 
que  M.  Lerminier,  le  brillant  professeur  du  Collège  do  France.  Ces  publi- 
cistes ,  prenant  chacun  dans  la  chambre  la  place  et  la  ligne  politique  où  l'ap- 
pelaient ses  convictions,  eussent  souvent  éclairé  et  agrandi  les  discussions. 
Nous  parlons  ici  dans  l'intérêt  général  et  non  dans  l'intérêt  particulier 
d'aucun  amour-propre.  Il  était  important  pour  tous  que  les  hommes  d'études 
qui  ont  fait  de  la  carrière  politique  et  parlementaire  le  but  de  leurs  travaux 
pussent  montrer  à  la  chambre  et  au  pays  comment  ils  entendaient  l'alliance 
du  progrès  avec  l'ordre ,  de  la  modération  avec  la  fermeté ,  des  sentimens 
nationaux  avec  l'esprit  politique. 

Les  élections  générales  ont  présenté  aussi,  il  faut  le  dire,  un  singulier 
spectacle,  et  elles  prouvent  que  l'éducation  politique  du  pays,  des  élec- 
teurs et  des  candidats  n'est  pas  encore  entièrement  faite.  Beaucoup  ont  mis, 
pour  nousservir  d'une  expression  récente ,  leur  drapeau  dans  leur  poche,  ou 


KEVCE. — CHRONIQUE.  509 

n'en  ont  montré  qu'un  côté,  selon  les  lieux.  On  veut ,  avant  tout ,  se  faire 
élire,  et  alors  on  se  laisse  souvent  aller  à  caresser  le  faible  des  électeurs  outre 
mesure,  contre  la  raison  et  contre  la  conviction  personnelle.  Il  s'opère  en  môme 
temps,  sur  la  masse  des  élections,  deux  mouvemens  convergens  et  quelquefois 
trompeurs,  qui  déplacent  momentanément  les  hommes  ,  dans  l'intérêt  d'ua 
succès  d'amour-propre,  pour  les  rapprocher  d'un  terrain  où  leur  marche 
est  gauche  et  embarrassée.  Pour  ne  pas  tomber  du  côté  où  l'on  penche ,  oa 
se  jette  en  avant  ou  en  arrière,  un  peu  à  l'étourdie,  et  sans  penser  à  la  dignité 
personnelle,  qui  vaut  mieux  qu'une  élection.  Les  uns ,  soupçonnés  de  vouloir 
détruire,  se  font  conservateurs  et  prodiguent  les  protestations  de  dévoue- 
ment à  la  constitution;  les  autres,  soupçonnés  de  tiédeur  dans  le  libéralisme, 
prennent  des  engagemens  que  ne  désavouerait  pas  M.  Garnier-Pagès.  Une  fois 
à  la  chambre ,  le  naturel  revient  ou  serait  revenu ,  si  les  électeurs  s'étaient 
laissé  séduire. 

Néanmoins,  nous  ne  voulons  pas  nier  qu'il  ne  se  soit  accompli  sur  des 
points  un  changement  réel  et  sérieux ,  que  bien  des  esprits  ne  se  soient 
accommodés  à  la  situation,  soumis  à  la  puissance  des  faits,  et  qu'ils  ne 
soient  maintenant  disposés  à  dater  d'une  ère  nouvelle,  sans  récriminer  sur 
le  passé.  C'est  au  ministère  du  15  avril,  c'est  à  la  sagesse  de  M.  Mole  qu'est 
dû  cet  heureux  résultat,  et  telle  est  l'influence  sous  laquelle  s'ouvrira  la 
session.  Un  vaste  plan  de  travaux  publics,  plusieurs  lois  d'attributions,  des 
réformes  à  faire  dans  la  législation  civile  ,  la  question  d'Alger  ravivée  par 
la  conquête  et  la  conservation  de  Constantine,  tel  doit  en  être  le  programme; 
où  trouver  place  dans  ces  discussions  pratiques  pour  les  théories  radicales 
ou  les  passions  réactionnaires  que  plusieurs  des  députés  de  la  nouvelle  légis- 
lature pourraient  être  tentés  de  porter  à  la  tribune?  Telle  qu'elle  est  com- 
posée, la  chambre  sera-t-elle  disposée  à  les  écouter,  à  tolérer  des  violences 
qui  ne  sont  plus  de  saison  et  n'ont  plus  de  prétexte;  et  s'il  faut  subir,  dans 
la  discussion  de  l'adresse,  les  frais  de  deux  ou  trois  réputations  à  faire, 
sera-ce  un  embarras  chaque  jour  renaissant  pour  toute  la  durée  de  la  ses- 
sion? Nous  ne  le  croyons  pas,  et  en  voici  la  raison  :  c'est  que  le  cabinet  ne 
provoquera  ces  violences  ni  par  son  attitude,  ni  par  ses  projets,  ni  par  ses 
actes,  ni  par  son  langage,  ni  par  ces  indiscrétions  d'imprudens  amis  dont 
on  rend  quelquefois  un  ministère  responsable.  Il  n'y  a  pas  de  lois  de  rigueur 
à  présenter;  elles  ne  sont  pas  dans  le  caractère  des  hommes  qui  le  composent, 
et  rien  dans  la  situation  des  affaires  n'en  réclame  de  nouvelles.  On  ne  peut 
donc  pas  s'attendre  à  voir  renaître  des  débats  irritans,  et  les  questions  d'in- 
térêts matériels,  d'administration,  d'ordre  positif,  reprendront  bientôt  et 
conserveront  le  dessus.  iX'est-ce  pas  là  qu'à  travers  tant  d'épreuves  on  a 
cherché  à  en  venir  depuis  trois  ans? 

Il  est  vrai  que  l'année  dernière,  aux  approches  de  la  session,  îe  gouverne- 
ment se  promettait  la  même  sécurité,  se  croyait  arrivé  au  même  point,  offrait 
dans  le  même  espoir  les  mêmes  alimens  et  ouvrait  la  même  carrière  à  l'acti- 
vité du  pays;  et  cependant,  comme  les  questions  de  parti,  comme  lesthéo- 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

ries  et  les  systèmes  politiques  se  firent  jour  et  revendiquèrent  leur  empire 
dans  cette  chambre  où  le  directeur  des  ponts-et-chaussées  devait  prendre 
la  première  place!  On  s'était  trompé,  il  était  trop  tôt;  il  y  avait  encore 
une  grande  question  à  vider,  celle  de  l'amnistie,  et  par  l'amnistie  à  clore  le 
passé.  Ce  n'est  pas  tout.  Deux  évènemens  graves,  l'un  au  début  de  la  ses- 
sion, l'autre  sur  la  fin  de  la  discussion  de  l'adresse,  devaient  replonger  le 
gouvernement  et  la  chambre  dans  cet  état  de  guerre  d'où  l'on  sortait  à  peine, 
et  où  les  souvenirs  des  précédentes  sessions  faisaient  toujours  si  facilement 
rentrer.  Nous  voulons  parler  de  l'attentat  sur  la  personne  du  roi  et  de  l'af- 
faire de  Strasbourg.  L'influence  de  ces  deux  évènemens  sur  le  moral  de  la 
chambre  et  sur  l'attitude  du  pouvoir  fut  déplorable;  elle  les  fit  reculer  d'un 
an,  et  parut  tout  remettre  en  question.  Aujourd'hui,  rien  de  pareil  n'est  à 
craindre,  et  on  ne  retomberait  plus  dans  les  mêmes  fautes.  Aussi  le  plan  qui 
a  échoué  l'année  dernière,  peut  et  doit  réussir  cette  année. 

Le  parti  du  gouvernement  dans  la  chambre  nouvelle  est  très  fort  ;  les  deux 
oppositions  extrêmes  y  comptent  moins  de  voix,  et  plusieurs  membres  de  la 
gauche  se  sont  modifiés;  les  doctrinaires  affaiblis  ne  peuvent  créer  d'em- 
barras au  ministère.  La  seule  portion  de  la  chambre  qui  ait  incontestable- 
ment gagné  dans  les  élections,  le  centre  gauche,  lui  est  favorable.  Mainte- 
nant c'est  à  lui  de  conserver,  dans  le  maniement  quelquefois  assez  difficile 
de  cette  force ,  l'ascendant  que  lui  ont  donné ,  dans  le  cours  des  six  derniers 
mois,  le  bonheur  et  l'habileté  de  sa  politique.  Il  aura  toujours,  quoi  qu'il 
arrive,  un  fort  beau  discours  à  mettre  dans  la  bouche  du  roi  pour  l'ouver- 
ture de  la  session. 

Avant  que  les  chambres  françaises  soient  ouvertes,  les  deux  assemblées 
que  la  nouvelle  constitution  d'Espagne  a  établies  se  réuniront  à  Madrid.  Les 
certes  ont  terminé  paisiblement  leur  session  le  4  novembre ,  et  ont  reçu  de 
leur  dernier  président  des  éloges  emphatiques  et  outrés  sur  les  services 
qu'elles  avaient  rendus  à  la  patrie,  les  lumières  qu'elles  avaient  apportées 
dans  l'accomplissement  de  leur  mission,  la  grandeur  qu'elles  avaient  con- 
stamment déployée  au  milieu  des  dangers  et  des  obstacles  de  leur  longue 
carrière.  L'histoire  ne  ratifiera  pas  ce  jugement.  Elle  dira,  au  contraire,  que 
ces  certes  ont  adopté  bien  des  mesures  impolitiques,  partagé  et  servi  des 
passions  funestes  au  bonheur  de  l'Espagne ,  fait  souvent  cause  commune  avec 
les  anarchistes ,  et  presque  toujours  mal  compris  les  besoins  du  moment  et 
de  la  nation.  Cependant  elle  leur  saura  gré  d'avoir  introduit  dans  la  consti- 
tution de  1812  des  améliorations  immenses,  et  d'avoir,  par  là,  rendu  la 
monarchie  compatible  avec  le  système  représentatif.  Mais  depuis  la  chute  de 
M.  Mendizabal  tous  leurs  actes  décelaient  une  irritation  violente  contre  le 
pouvoir  qui  lui  avait  succédé.  Elles  cherchaient  à  l'embarrasser  et  à  l'affai- 
blir par  tous  les  moyens  ;  elles  poursuivaient  d'avance  dans  M.  de  Toreno  un 
des  chefs  du  parti  modéré  qui  dominera  le  nouveau  corps  législatif;  elles 
faisaient  un  crime  au  baron  de  Meer,  vice-roi  de  la  Catalogne ,  des  mesures 
vigoureuses  qu'il  venait  de  prendre  à  Barcelonne  pour  y  rétablir  l'ordre. 


,     REVUE.  —  CHRONIQUE.  511 

5Hr  les  instaoces  et  aux  applaudissemens  de  la  meilleure  partie  de  la  popu- 
latioD.  Le  ministère  de  M.  Bardaji,  enfin  délivré  de  cette  chambre  tracas- 
sière  et  passionnée,  trouvera  plus  de  justice  dans  celles  qui  vont  lui  succéder. 
Le  sénat,  composé  par  la  couronne  sur  des  listes  triples  de  candidats  élus  par 
chaque  province,  réunira  plus  d'intelligence  politique  et  de  vrai  patriotisme 
que  les  dernières  assemblées,  nommées  sous  l'influence  des  mouvemens 
révolutionnaires  qui  ont  tant  favorisé  les  progrès  de  don  Carlos.  On  espère 
beaucoup  en  Europe  de  l'ascendant  q-u'il  prendra  sur  les  affaires,  de  la  force 
qu'il  prêtera  au  gouvernement,  de  la  direction  qu'il  lui  imprimera.  La 
situation  est  certainement  moins  mauvaise  qu'il  y  a  trois  mois;  d'échec  en 
échec,  don  Carlos  a  reculé  de  devant  Madrid  jusque  dans  les  montagnes  de 
la  Navarre.  Ses  forces  sont  désorganisées;  on  se  plaint  autour  de  lui;  les 
anciennes  divisions  reparaissent  dans  son  camp  et  dans  sa  cour  nomade; 
quelques-uns  de  ses  généraux  expient  dans  les  fers  leur  découragement  ou 
leurs  revers.  Mais  l'année  dernière,  après  le  retour  de  Gomez  dans  les  pro- 
vinces insurgées  et  la  levée  du  siège  de  Bilbao,  la  cause  de  don  Carlos  pa- 
raissait aussi  bien  compromise,  et  cependant,  quatre  mois  après,  on  l'a  vu 
reprendre  l'offensive  la  plus  hardie.  Il  ne  faut  donc  pas  conclure  de  l'affai- 
blissement momentané  de  don  Carlos  que  son  parti  n'a  plus  de  ressources, 
car  il  en  a  encore  d'immenses,  et  le  théâtre  des  opérations  militaires  est  si 
vaste,  que  les  armées  de  la  reine  peuvent  perdre  en  détail  ce  qu'elles  ont 
gagné  depuis  quelque  temps  sur  l'ensemble  de  la  guerre.  En  voici  une 
preuve  toute  récente.  Le  général  Oraa,  détaché  de  l'armée  d'Espartero, 
ramassait ,  dans  le  Bas-Aragon  et  dans  le  pays  de  Valence,  les  moyens  néces- 
saires pour  assiéger  Canlavieja,  place  forte  bien  connue  des  carlistes,  position 
très  avantageuse,  où  les  généraux  constitutionnels  n'ont  pas  réussi  à  cerner 
le  prétendant.  Cabrera ,  qui  suivait  tous  ses  mouvemens,  est  parvenu  à  l'at- 
teindre dans  un  étroit  défilé  de  ces  contrées  montagneuses,  l'a  impunément 
attaqué  avec  l'avantage  des  lieux,  lui  a  tué  beaucoup  de  monde,  et  l'a  con- 
traint à  se  retirer  en  désordre  sur  Castellon  de  la  Plana.  Ce  sont  deux  ou  trois 
surprises  de  ce  genre  qui  ont  plusieurs  fois  livré  à  Cabrera  une  grande  éten- 
due de  pays,  et  forcé  ensuite  le  gouvernement  de  la  reine  à  d'énormes  sacri- 
fices pour  y  reprendre  la  campagne.  Don  Carlos  est  rentré  en  Navarre  avec 
des  troupes  démoralisées  et  affaiblies;  mais  il  a  ramené  le  gros  de  son  armée, 
et  il  a  laissé  derrière  lui,  dans  la  vieille  Castille,  des  guérillas  nombreuses 
qu'on  aura  de  la  peine  à  détruire ,  et  qui  lui  prépareraient  les  voies  pour  une 
nouvelle  expédition  au-delà  de  l'Èbre ,  s'il  redevenait  assez  fort  pour  l'en- 
treprendre. 

Le  roi  de  Hanovre  a  consommé  le  coup  d'état  annoncé  par  le  manifeste  du 
5  juillet.  La  constitution  de  1833  est  formellement  abolie ,  le  ministère  ren- 
voyé, la  loi  fondamentale  de  1819  remise  en  vigueur.  On  promet  en  même 
temps  au  peuple  hanovrien  une  diminution  d'impôts,  des  sessions  moins 
longues  et  plus  rares,  enfin  tous  les  bienfaits  possibles  d'un  gouvememeol 
dans  lequel  il  aura  beaucoup  moins  à  intervenir.  Nous  adresserons  au  roi 


512  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Hanovre  un  singulier  reproche  :  c'est  de  faire  trop  peu  et  pour  trop  peu 
de  chose,  car  même  avec  la  constitution  de  1819,  une  assemblée  d'états  tous 
les  trois  ans  et  des  sessions  de  trois  mois,  il  ne  sera  pas  ce  qu'il  veut  être, 
ce  qu'il  a  besoin  d'être,  un  roi  absolu.  Il  paraît  que  c'est  surtout  pour  séparer 
de  nouveau  les  revenus  de  la  couronne  d'avec  la  fortune  publique,  qu'Ernest- 
Âuguste  abolit  la  constitution  octroyée  ou  plutôt  consentie  par  son  prédéces- 
seur Guillaume  IV.  Mais  les  états  qu'il  doit  réunir  peuvent  lui  susciter  des 
obstacles  insurmontables,  si  le  peuple  hanovrien  est  aussi  attaché  qu'on  doit 
le  supposer  à  ses  nouvelles  institutions.  Ces  états  ont  été  assez  forts,  en  1831, 
pour  arracher  au  gouvernement  toutes  les  concessions,  toutes  les  réformes 
que  le  souverain  actuel  refuse  de  reconnaître,  et  ce  n'est  pas  encore  une  vic- 
toire gagnée.  Les  ministres  qui  n'ont  pas  voulu  s'associer  au  coup  d'état  de 
leur  nouveau  maître,  et  qui  se  sont  retirés  pour  ne  pas  manquer  à  leurs  ser- 
mens,  n'étaient  cependant  pas  de  fougueux  démocrates,  et  il  est  permis  de 
penser  qu'ils  ont  aperçu  de  grands  dangers  dans  la  carrière  de  réaction  où 
le  roi  s'engage  sans  nécessité.  Toutes  les  assemblées  représentatives  de  l'Alle- 
magne protesteront  l'une  après  l'autre  contre  celte  mesure,  et  déjà  il  faut 
ajouter  les  états  de  Hesse-Cassel  à  ceux  qui  ont  rempli  ce  devoir.  Comme 
symptômes  de  l'opinion,  ces  protestations  ont  leur  importance;  mais  elles 
ne  peuvent  avoir  de  conséquences  sérieuses,  et  les  gouvernemens,  même  les 
plus  sincèrement  constitutionnels,  se  refuseront  à  porter  l'affaire  devant  la 
diète  de  Francfort,  qui,  à  vrai  dire ,  n'a  pas  le  droit  de  s'en  occuper,  et  qui 
ne  donnerait  certainement  pas  à  la  question  une  solution  très  libérale.  Le 
Hanovre  perd  dans  les  ministres  qui  ont  fait  accepter  leur  démission  par  le 
roi,  des  hommes  sages,  modérés,  dévoués  à  leur  pays.  Ce  sont  MM.  d'Al- 
ten,  de  Straleuheim,  de  Schulte  et  de  Wisch.  Les  deux  premiers  jouissaient 
d'une  estime  et  d'une  considération  universelle.  M.  Schulte  était  un  admi- 
nistrateur intelligent  et  éclairé,  qui  avait  introduit  dans  les  finances  du  Ha- 
novre une  régularité  parfaite.  Il  avait  servi  le  roi  Jérôme  et  encouru  à  ce 
titre  la  disgrâce  de  la  maison  de  Brunswick,  après  la  dissolution  du  royaume 
de  Westphalie;  mais  ses  talens  avaient  bientôt  fait  oublier  qu'il  avait  servi 
V usurpateur,  et  on  les  avait  utilisés  de  nouveau  dans  les  plus  grandes 
affaires  du  pays. 

Le  ministère  démissionnaire  n'a  pas  été  immédiatement  remplacé,  et 
l'on  en  est  resté  aux  conjectures  sur  la  composition  du  cabinet  qui  doit  mener 
à  fin  l'entreprise  de  l'ex-duc  de  Cumberland.  Il  sera  probablement  dirigé 
par  M.  de  Scheele,  qui  a  seul  contresigné  les  deux  ordonnances  ou  patentes 
royales  du  5  juillet  et  du  l^'"  novembre ,  contre  les  droits  reconnus  de  la 
nation  hanovrienne.  M.  de  Scheele  a  été  l'ame  de  toute  cette  affaire;  depuis 
l'arrivée  du  roi ,  investi  de  son  entière  confiance ,  il  est  de  fait  le  premier  ou 
plutôt  le  seul  ministre  du  Hanovre,  et  sera  sans  doute  chargé  d'achever  ce 
qu'il  a  commencé.  On  lui  accorde  des  talens,  une  certaine  habileté,  et  beau- 
coup de  facilité  à  manier  la  parole  dans  les  assemblées  politiques. 


REVUE.  —  CHROXfQUE.  513 

La  province  anglaise  du  Bas-Gana'la  est  I  vrée,  depuis  quelques  années, 
à  une  agitation  ,  qui  paraît  de  lo  n  assez  msi  açanle ,  mais  qui  n'est  pas  dans 
la  réalité  aussi  grave  qu'on  le  suppose.  II  n'y  a  pas  de  grief  sérieux  au 
fond  de  ce  mécontentement,  et  l'administration  anglaise  ne  s'est  montrée  ni 
intolérante,  ni  oppressive  envers  la  population  canadienne  d'origine  française. 
La  prospérité  du  Canada ,  sons  l'empire  de  cette  administration,  a  pris  un 
essor  immense,  et  ce  vaste  pays,  soumis  au  régime  colonial ,  a  vu  sa  popula- 
tion s'accroître  dans  la  môme  proportion  que  celle  des  Etats-Unis.  Les  An- 
glais ont  laissé  aux  habitans  français  du  Canada  leur  législation  civile,  qui  est 
encore  aujourd'hui  l'ancienne  coutume  de  Paris,  le  régime  féodal,  toutes  les 
igslitutions  sociales  et  religieuses  que  les  colons  avaient  transportées  sur 
les  bords  du  Saint-Laurent,  de  sorte  qu'on  retrouve  aii-delà  de  l'Atlantique 
une  fidèle  et  complète  imagnde  la  France  de  Louis  XV.  Cependant  la  popu- 
lation d'origine  française,  qui  domine  da  is  le  Bas-Canala,  semble  prête  à  se 
révolter  contre  sa  nouvelle  métropole  ,  et  le  gouverneur  s'est  vu  obligé  de 
dissoudre  déjà  plusieurs  fois  la  chambre  d'assemblée,  ou  conseil  électif  de 
la  province  ,  qui ,  de  son  côté ,  refuse  l.;s  subsides.  La  chambre  d'assemblée, 
française  presque  tout  entière,  ainsi  que  son  président,  M.  Papineau,  de- 
mande un  changement  considérable  dans  les  institutions  politiques  du  Ca- 
nada. Elle  veut  que  les  deux  chambres  soient  électives,  pour  que  le  gou- 
vernement n'ait  aucun  moyen  de  neutraliser  par  la  composition  du  conseil 
provincial,  qui  lui  appartient,  la  majorité  exclusivement  canadienne  de 
l'autre  assemblée;  et  cette  prétention  est  chaudement  soutenue  en  Angle- 
terre par  les  feuilles  radicales  et  plusieurs  O!  ateurs  du  même  parti  dans  le 
sein  de  la  chambre  des  communes,  notamment  M.  Hume  et  M.  Roebuck. 
Mais  M.  Roebuck,  avocat  en  titre  des  Canadiens,  a  échoué  dans  les  der- 
nières élections,  et  l'appui  de  son  éloquence  leur  manquera  dans  la  pro- 
chaine session  du  parlement,  où  les  afîaires  du  Canada  seront  certainement 
discutées. 

Nous  ne  croyons  pas  que  le  mouvement  canadien  ait  sa  source  dans  un 
besoin  réel  et  profond  d'indépendance.  C'est  plutôt  une  querelle  d'amour- 
propre  national,  quoique  l'Angleterre  ait  pris  à  tâche  de  le  ménager,  et  que 
l'administration  de  lord  Glenelg,  secrétaire  d'état  des  colonies,  soit  très 
libérale.  Les  Etats-Unis  se  montrent  fort  indifférens  à  la  petite  lutte  qui 
s'est  établie  dans  le  Bas-Canada  entre  la  population  et  la  métropole.  Le  gou- 
vernement fédéral  n'a  pas  encore  sérieusement  envisagé  les  conséquences 
éloignées  qu'elle  pourrait  avoir,  si  elle  venait  à  prendre  un  caractère  plus 
grave ,  et  la  confédération  y  trouverait  certainement  une  source  d'embarras 
intérieurs  et  extérieurs  qu'elle  doit  chercher  à  éloigner.  Au  reste,  la  ques- 
tion demeurera  en  suspens ,  jusqu'à  ce  que  la  chambre  des  lords  ait  adopté 
les  résolutions  votées  dans  la  dernière  session  parcelle  des  communes,  pour 
assurer  le  service  administratif  de  la  province ,  malgré  le  refus  des  subsides 
par  la  chambre  d'assemblée.  Alors  seulement  li  y  aurait  une  crise,  si  le  peu- 
ple canadien  persiste  dans  sa  résistance  contre  l'administration  anglaise. 

TOME  XII.  33 


514  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Sons  le  titre  d*Essai  sur  la  Métaphysique  d'ArislolCy  M.  Félix  Ravais- 
son  vient  de  publier  le  premier  volume  d'un  ouvrage  couronné  par  l'Aca- 
démie des  sciences  morales  et  politiques.  Cette  première  partie  forme  déjà 
un  tout  complet.  Elle  comprend,  outre  une  analyse  détaillée  de  l'ouvrage 
d'Aristote  et  de  curieuses  dissertations  sur  son  authenticité,  une  très  remar- 
quable restitution  de  la  théorie  du  philosophe  grec  sur  la  métaphysique 
ou  philosophie  première.  Cette  publication  sévère  et  consciencieuse  se  re- 
commande par  un  style  net  et  élevé,  et  aussi  par  toutes  les  qualités  désira- 
bles d'érudition  et  de  solidité.  Quant  au  fonds  même  du  livre,  il  en  sera  plus 
au  long  question  quand  nous  rendrons  compte  du  travail  de  M.  Ravaisson. 
La  Revue  a  déjà  consacré  un  article  à  la  Politique  d'Aristote  ;  et  en  parlant 
de  sa  Métaphysique ,  c'est-à-dire  de  son  ouvrage  fondamental ,  elle  ne  fera 
que  se  conformer  au  retour  général  des  esprits ,  en  France  et  en  Allemagne, 
vers  les  écrits ,  à  tort  oubliés,  du  philosophe  de  Stagyre. 

—  Nos  lecteurs  n*ont  pas  oublié  divers  épisodes  sur  l'Espagne,  de 
M.  Ch.  Didier,  insérés  autrefois  dans  la  Revue.  L'auteur  a  depuis  complété 
son  travail,  et  vient  de  le  réunir  sous  le  titre  d'Une  année  en  Espagne  (1). 
Deux  qualités  fort  distinctes,  une  appréciation  mâle  et  vigoureuse  des  faits, 
des  hommes  et  de  la  réalité,  et  un  enthousiasme  politique  sombre  et  sévère 
se  font  remarquer  dans  cet  ouvrage.  M.  Charles  Didier  est  à  la  fois  peintre 
et  homme  de  parti,  et  il  y  a  dans  con  livre  de  quoi  satisfaire  tant  la  curio- 
sité de  ceux  qui  se  plaisent  surtout  au  spectacle  et  au  déshabillé  des  choses, 
que  les  sentimens  des  hommes  qui  aiment  à  voir  l'histoire  devenir  une  ven- 
geance et  une  prophétie  menaçante.  Nous  examinerons  une  autre  fois  plus 
eu  détail  le  nouvel  ouvrage  de  notre  collaborateur. 


mouTeineiit  des  Scieneeis. 

La  science  en  France,  aujourd'hui,  se  trouve  presque  entièrement  con- 
centrée à  Paris,  et  l'Institut  est  presque  le  seul  lieu  public  où  il  en  soit 
question.  L'immense  publicité  qu'ont  reçue  les  séances  de  cette  académie  par 
le  compte  rendu  hebdomadaire  de  ses  travaux,  qui,  pour  quelques  person- 
nes est  un  registre  d'annonces  gratuites,  et  l'analyse  de  ses  séances  donnée 
dans  les  divers  journaux  quotidiens,  exercent  une  attraction  puissante  sur 
tous  ceux  qui  ont  besoin  d'entretenir  d'eux-mêmes  le  public;  aussi  la  foule 
des  lithotriteurs,  des  orthopédistes  et  des  autres  médecins  adonnés  à  des 
spécialités ,  est  accourue  pour  participer  à  cette  publicité  et  à  la  large  curée 

(1)  2vol.in-8o,  chez  Dumonl,  au  Palais-Royal* 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  515 

des  prix  Monthyon.  Quelques  villes  de  province  possèdent,  à  la  vérité,  des 
établfssemens  et  des  publications  scientifiques ,  et  l'on  peut  citer  en  première 
ligne  Strasbourg,  Bordeaux,  Caen  et  Montpellier;  cependant  tout  ce  qui  s'y 
fait  d'important  revient  encore  à  Paris  comme  à  un  centre  unique.  La  Suisse 
et  la  Belgique,  quoiqu'elles  obéissent  aussi  en  partie  à  la  puissance  attrac- 
tive de  Paris,  ont  des  universités  et  des  sociétés  savantes  où  se  produisent 
aussi  des  travaux  bien  dignes  d'attention;  mais  c'est  l'Allemagne  avec  ses 
grandes  universités,  ses  nombreuses  publications  et  sa  réunion  annuelle  de 
naturalistes,  qui  semble  être  aujourd'hui  la  terre  classique  de  la  science  pro- 
prement dite. 

Le  système  des  sociétés  savantes  d'Angleterre ,  de  ces  sociétés  dont  cha- 
cun peut  être  membre,  moyennant  une  contribution  annuelle,  et  qu'on  n'a 
pu  importer  avec  un  plein  succès  en  France,  où  les  fortunes  privées  sont 
moins  considérables,  ce  système  ne  paraît  pas  avoir  produit  jusqu'à  ce  jour 
de  grands  résultats;  la  réunion  annuelle  de  l'association  britannique  qui 
vient  d'avoir  lieu  est  une  vaste  conversation  entremêlée  de  communications 
souvent  fort  importantes,  sans  doute,  mais  qui  ne  sont  pas  toujours  bien 
neuves.  Les  sociétés  royales  de  Londres  et  d'Edimbourg,  la  société  géolo- 
gique et  plusieurs  autres,  ont  des  réunions  plus  fréquentes,  assez  riches  en 
communications  originales,  qu'elles  nous  font  connaître  dans  des  procès-ver- 
baux et  dans  des  transactions  publiées  avec  un  luxe  dont  la  science  profite. 

Les  travaux  publiés  en  Suède  ne  sont  pas  sans  importance,  mais  ils  ne 
nous  arrivent  guère  que  par  l'intermédiaire  des  Allemands.  Les  académies 
de  Pétersbourget  de  Moscou,  qui  comptent  parmi  leurs  membres  au  moins 
autant  d'étrangers  que  d'indigènes,  publient  leurs  mémoires  en  diverses  lan- 
gues; l'Italie,  qui  pourtant  présente  des  savans  fort  distingués,  n'a  point  de 
centre  où  ils  puissent  se  grouper  et  ne  produit  que  des  publications  insi- 
gnifiantes; les  Etats-Unis  d'Amérique,  enfin,  nous  fournissent  aussi  quelques 
recueils  scientifiques. 

Ce  n'est  que  dans  cet  ensemble  de  publications  qu'on  peut  prendre  une 
idée  générale  des  progrès  de  la  science;  malheureusement  il  n'existe  plus 
aujourd'hui  de  recueil  comme  le  Bulletin  universel  de  Férussac,  pour  en 
donner  régulièrement  une  analyse. 

Sans  prétendre  nous-mêmes  tenir  lieu  de  ce  recueil  important,  nous  es- 
saierons de  donner  chaque  mois  un  précis  clair  et  simple  de  ce  qui  nous 
aura  paru  le  plus  remarquable,  en  remontant,  quand  il  sera  nécessaire  pour 
l'intelligence  du  sujet,  à  des  faits  antérieurement  publiés,  nous  attachant 
surtout  à  ceux  qui  paraissent  susceptibles  de  quelques  applications  usuelles. 

Les  étoiles  fiantes.  —  Depuis  que  M.  Olmsted,  aux  États-Unis,  a  reconnu 
que  chaque  année,  vers  le  13  novembre,  l'atmosphère  terrestre  est  traver- 
sée par  une  grande  quantité  d'étoiles  filantes,  ce  phénomène  périodique  a 
Tivement  excité  l'attention  des  observateurs,  et  les  étoiles  filantes,  auxquelles 

33. 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

on  ne  songeait  pas  d'abord,  sont  devenues,  pour  beaucoup  de  gens,  un 
sujet  facile  de  correspondance  avec  l'Institut.  Il  fallait  une  explication  : 
.sont-ce  donc  des  corps  formés  à  l'instant  de  leur  apparition  par  desélémens 
d'abord  répandus  dans  l'espace  à  l'état  de  gaz  ?  C'est  ainsi  que  de  célèbres 
astronomes  ont  tenté  d'expliquer  la  formation  des  corps  célestes  en  général 
et  de  notre  système  planétaire  en  particulier.  Les  étoiles  nébuleuses  qui 
sont  des  endroits  du  ciel  étoile,  rendus  plus  clairs  par  une  lumière  diffuse 
et  indécise,  leur  ont  paru  êlre  des  mondes  en  voie  de  formation;  la  conden- 
sation successive  de  ces  nébulosités  produira,  disent-ils,  comme  il  est  arrivé 
pour  notre  monde,  des  planètes  circulant  dans  des  orbites  concentriques, 
autour  d'un  nouveau  soleil.  Cette  supposition  montrerait  assez  bien  com- 
ment peuvent  se  former  les  étoiles  filantes  et  les  globes  de  feu  dans  les  diffé- 
rens  points  du  ciel ,  et  comment  ces  corps  en  état  d'ignition  par  suite  de  leur 
mode  de  formation,  se  meuvent  dans  diverses  directions.  Mais  pour  le  phé- 
nomène périodique  du  12  au  13  novembre,  il  nous  faut  quelque  autre  chose. 
Sonl-ce  des  débris  de  planètes,  des  planètes  en  miniature,  des  astéroïdes, 
comme  on  a  proposé  de  les  nommer?  Ces  corps  circuleraient  autour  du  so- 
leil ,  et,  obéissant  à  l'attraction  des  autres  corps  célestes,  traverseraient  notre 
atmosphère  avec  une  rapidité  si  granJe,  qu'ils  s'échaufferaient  au  point  de 
devenir  lumineux.  Cette  deuxième  supposition,  qui  suffirait  encore  pour  les 
étoiles  filantes  de  tous  les  jours,  ne  saurait  expliquer  cette  nuée  d'étoiles 
filantes  que  nous  rencontrons  tous  les  ans.  Il- a  donc  fallu  recourir  à  une 
troisième  hypothèse;  et  pour  la  plus  grande  satisfaction  des  amateurs  d'étoiles 
filantes,  on  l'a  trouvée,  cette  raison ,  en  imaginant  autour  du  soleil  une  atmo- 
sphère toute  parsemée  de  ces  petits  corps  et  formant  une  nébuleuse  d'une 
espèce  particulière.  On  avait  bien  eu  besoin  déjà  de  cette  atmosphère  solaire 
.  pour  expliquer  un  phénomène  connu  sous  le  nom  de  lumière  zodiacale,  et  qui 
,  consiste  en  une  large  bande  lumineuse  qu'on  aperçoit,  en  certains  temps, 
dans  la  direction  du  zodiaque  au-dessus  du  point  où  le  soleil  vient  de  se 
coucher.  Toutefois  cette  nébuleuse  solaire  qu'on  avait  presque  oubliée  est 
venue  fort  à  propos  s'allonger  précisément  vers  le  point  de  l'orbite  terrestre 
que  nous  devons  traverser  le  12  novembre.  Et  voilà  la  cause  de  ces  pluies 
d'étoiles  filantes  qui  ont  fait  l'admiration  des  Américains  aux  Etats-Unis. 

Mais  les  observateurs  d'étoiles  filantes  ont  promptement  reconnu  que  ce 
n'est  pas  seulement  le  13  novembre  qu'on  peut  jouir  du  spectacle  de  ces  légers 
phénomènes;  la  nuit  du  10  août  a  offert  dans  ces  deux  dernières  années  un 
si  grand  nombre  d'étoiles  filantes,  qu'il  faudra  sans  doute  supposer  pour 
cette  époque  un  autre  prolongement  de  la  nébuleuse  solaire;  et  si ,  comme 
on  peut  l'espérer,  d'autres  belles  nuits  parsemées  d'étoiles  filantes  obligent  à 
supposer  d'autres  prolongemens  encore,  on  finira  par  penser  que  nous 
sommes  toujours  dans  la  nébuleuse,  ce  qui  n'éclaircira  point  du  tout  la  ques- 
tion. 
Cette  année,  il  faut  le  croire,  sans  la  malencontreuse  clarté  de  la  pleine 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  517 

lune,  le  phénomène  eût  répondu  à  l'impatience  des  correspondans  bénévoles 
de  rinstiiut,  et ,  au  lieu  d'une  seule  étoile  filante  aperçue  par  les  astronomes 
de  l'Observatoire,  on  en  eût  compté  des  centaines. 

Nous  devons  pourtant  remarquer  en  passant  que  ce  phénomène  si  bien 
constaté  dans  notre  hémisplièrc  boréal,  fiour  la  nuit  du  12  au  13 novembre, 
n'a  point  été  vu  l'an  passé  par  l'astronome  sir  Herschell,  qui  se  trouvait  alors 
au  cap  de  Bonne-Espérance,  tandis  qu'un  observateur  de  l'île  î\laurice,  dans 
ce  même  hémisphère,  prétend  avoir  vu  un  grand  nombre  d'étoiles  filantes 
en  1832;  à  la  vérité,  elles  se  mouvaient  dans  toutes  les  directions,  sans  égard 
pour  l'hypothèse  de  la  nébuleuse  qui  les  obligerait  à  marcher  toutes  dans  le 
même  sens. 

Il  faudra  encore  d'autres  contradictions  pour  amener  d'autres  explications, 
jusqu'à  ce  quo  le  phénomène,  après  avoir  occupé  quelque  temps  le  monde  sa- 
vant, retombe  dans  la  classe  des  phénomènes  qu'il  ne  nous  est  point  donné 
d'expliquer. 

Variations  atmosphériques.  —  L'atmosphère  dans  laquelle  nous  vivons 
exerce  sur  nous  presque  autant  d'influence  que  sur  les  végétaux;  les  grands 
phénomènes  dont  elle  est  le  siège  et  les  vicissitudes  qu'elle  éprouve  ont  une 
importance  si  grande  pour  les  arts,  pour  les  travaux  de  l'homme,  qu'on  a 
dû  chercher  depuis  long-temps  les  moyens  de  prévoir  à  l'avance  ses  chan- 
gemens  ou  tout  au  moins  de  déterminer  exactement  son  état  actuel.  Tel  est 
le  but  de  la  météorologie. 

Cette  science  était  une  fureur  en  France  il  y  a  quelques  vingt  ans;  par- 
tout on  faisait  des  séries  et  des  résumés  d'observations.  Il  semblait  qu'on 
dût  arriver  ainsi  aux  plus  beaux  résultats;  néanmoins  aucune  déduction  un 
peu  importante  n'a  été  obtenue  encore  de  cette  infinité  de  chiffres;  bien 
plus,  on  est  à  peine  fixé  sur  la  marche  à  suivre  pour  ces  observations; 
M.  Arago,  depuis  1830,  a  cessé  de  publier  des  résumés  météorologiques 
annuels  dans  ses  Annales  de  physique,  et  depuis  deux  ou  trois  ans  les  indi- 
cations de  l'hygromètre  de  Saussure  ont  cessé  d'être  enregistrées  sur  les 
tableaux  dressés  chaque  mois  à  l'Observatoire.  Il  faut  convenir  aussi  que, 
de  tous  les  moyens  de  mesurer  le  degré  d'humidité  de  l'air,  l'hygromètre 
de  Saussure  est  peut-être  le  moins  rigoureusement  exact  :  le  cheveu,  qui  en 
s'allongeant  par  l'humidiiéfait  marcher  l'aiguille  de  l'instrument,  a  peu  de 
régularité  dans  les  variations  qu'il  éprouve,  et  déplus  il  est  incessamment 
altéré  par  la  fumée ,  le  brouillard  et  la  poussière.  Cependant  la  connaissance 
du  degré  d'humidité  de  l'air  n'a  pas  moins  d'importance  que  les  indications 
barométriques.  Chacun  sait,  en  effet,  que  le  vrai  baromètre,  indiquant 
seulement  la  pression  de  l'atmosphère,  est  souvent  plus  trompeur  dans  ses 
prédictions  météorologiques  que  les  prétendus  baromètres  en  forme  de 
capucins  de  carton  qu'on  voit  sur  la  cheminée  des  gens  de  campagne.  C'est 
que  ceux-ci  sont  des  hygromètres,  indiquant,  quoique  d'une  manière  fort 
imparfaite,  le  degré  d'humidité  de  l'air.  Ce  degré  d'immidité,  outre  sa 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

relation  avec  les  autres  phénomènes  atmosphériques,  a  une  grande  in- 
fluence sur  tous  les  corps  organisés  et  particulièrement  sur  les  végétaux; 
car  si  l'air  contient  trop  peu  d'humidité,  il  enlève  aux  plantes  pins  d'eau 
que  le  sol  ue  leur  en  peut  fournir.  On  conçoit  donc  combien  il  est  utile  pour 
le  physicien  comme  pour  l'agronome  de  connaître  au  juste  l'état  de  l'atmo- 
sphère sous  ce  rapport.  Eh  bien  !  ce  qu'on  a  fait  pour  la  mesure  des  tempé- 
ratures, quand  on  a  pris  pour  point  de  départ  ou  pour  zéro  de  l'échelle 
thermomélrique  la  congélation  de  l'eau,  on  a  essayé  de  le  faire  aussi  pour 
mesurer  le  degré  d'humidité,  et  l'on  a  pris  pour  terme  de  comparaison  le 
point  auquel  commence  à  se  déposer  la  rosée.  L'air  à  cet  instant  contient 
autant  d'humidité  ou  de  vapeur  d'eau  qu'il  en  peut  contenir,  il  est  ce  qu'on 
appelle  saturé. 

La  quantité  d'humidité  nécessaire  pour  cette  saturation  varie  avec  la  tem- 
pérature; il  en  faut  plus  pour  l'air  chaud  que  pour  l'air  froid  ;  mais  l'air,  sa- 
turé ou  amené  au  point  de  rosée,  agit  toujours  de  même  sur  la  végétation; 
et  l'air  qui  ue  serait  qu'à  moitié  saturé ,  fût-il  plus  froid  ou  plus  chaud,  des- 
sécherait également  les  plantes  et  les  objets  humectés. 

Les  physiciens  anglais  qui ,  dans  la  dernière  réunion  de  l'association  bri- 
tannique, se  sont  beaucoup  occupés  des  diverses  questions  de  la  météorolo- 
gie, et  particulièrement  de  celle-ci,  déterminent  ainsi  le  point  de  rosée 
qu'ils  inscrivent  dans  leurs  tableaux.  Ils  comparent  la  température  d'un  ther- 
momètre exposé  librement  à  l'air  avec  celle  d'un  autre  thermomètre  dont  la 
boule,  entourée  d'une  étoffe  mince,  est  entretenue  constamment  humide  par 
un  fil  qui  conduit,  à  la  manière  d'un  siphon,  l'eau  d'un  petit  réservoir  placé 
au-dessus.  Ce  dernier  thermomètre  se  trouve  naturellement  refroidi  par 
l'évaporation  de  l'eau:  il  indique,  par  exemple,  17  degrés,  pendant  que  l'autre 
en  indique  20  pour  la  température  de  l'air.  Or,  on  sait  que  dans  l'air  parfai- 
tement sec  le  thermomètre  à  boule  humectée  aurait  baissé  de  12  degrés; 
on  en  peut  donc  conclure,  au  moyen  d'une  règle  assez  simple  le  degré  de 
saturation  et  le  point  précis  auquel  se  déposerait  la  rosée. 

Dans  ce  cas,  l'effet  produit  est  le  quart  de  celui  que  produirait  l'air  par- 
faitement sec;  par  conséquent,  sauf  les  corrections  exigées  pour  une  exacti- 
tude pareille,  on  pourrait  dire  que  l'atmosphère  contient  les  trois  quarts  de 
l'humidité  nécessaire  pour  son  entière  saturation. 

Cette  année  où  les  aurores  boréales  ont  été  si  fréquentes,  môme  en  été, 
les  physiciens  anglais  ont  signalé  l'apparition  de  nuages  noirs,  pendant  le 
jour,  dans  la  partie  du  ciel  où  se  montreront  des  aurores  boréales  durant  la 
nuit  suivante.  On  savait  déjà  que  l'aiguille  aimantée,  par  l'agitation  extra- 
ordinaire qu'elle  éprouve,  indique  ces  brillans  phénomènes  dans  les  lieux 
môme  où  ils  ne  sont  pas  visibles;  mais  cette  nouvelle  indication,  si  elle  était 
exacte,  donnerait  le  moyen  de  prévoir  ce  phénomène,  et  nous  serions  désor- 
mais moins  exposés  à  ne  le  connaître  que  le  lendemain  de  son  apparition. 

Une  découverte  dont  l'influence  se  fera  sentir  dans  presque  toutes  les  par- 
ties de  la  physique,  dans  des  mesures  de  la  densité  des  gaz  et  des  vapeurs. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  519 

de  la  vitesse  du  son,  de  la  thermométrie,  de  la  hauteur  des  montagnes  et 
des  réfractions  astronomiques ,  est  celle  que  1\1.  Rudberg,  savant  physicien 
allemand,  vient  d'annoncer  dans  les  annales  de  Poggendorff. 

Pendant  plus  de  trente  ans,  on  a  regardé  comme  exacte  la  mesure  de  la 
dilatation  de  l'air  et  dos  gaz  trouvée,  presque  en  mêm.e  temps,  par  MM.  Gay- 
Lussac,  en  France,  et  Dalton,  en  Angleterre.  Cette  dilatation  était,  pour 
100  degrés  du  thermomètre ,  de  trois  cent  soixante-quinze  millièmes  du  vo- 
lume ou  de  la  deux  cent  soixante-septième  partie  de  ce  volume  à  la  tempé- 
rature de  la  glace.  Des  calculs  immenses  ont  été  faits  sur  cette  donnée; 
maintenant  si  M.  Rudberg  a  raison  en  prétendant  que  la  dilatation  n'est  que 
de  trois  cent  soixante-quatre  millièmes,  tout  serait  à  refaire;  il  faut  espérer 
que  les  physiciens  français  nous  démontreront  que  M.  Rudberg  s'est  trompé . 

Découvertes  chimiques .  — Les  découvertes  de  la  chimie,  dans  ces  der- 
niers temps,  nous  ont  fourni  bien  plus  de  mots  que  de  faits;  et  quels  mots, 
grand  dieu!  La  chloronaphialase !  l'Iiydrohenzamide!  des  mots  aussi  longs 
que  barbares,  et  plus  propres  encore  que  les  odeurs  les  plus  repoussantes  de 
la  chimie  à  écarter  les  néophytes. 

11  y  a  eu  quelques  faits  pourtant;  l'Académie  des  sciences,  ou  du  moins 
son  rapporteur,  M.  Becquerel,  a  paru  croire  à  la  réalité  d'un  procédé  pour 
la  fabrication  du  rubis.  Rien  n'est  plus  simple  :  on  n'a  qu'à  soumettre  à  la 
chaleur  excessive  d'un  chalumeau  à  gaz  oxigène  et  hydrogène  de  l'alumine 
ou  même  de  l'alun,  en  y  ajoutant  un  peu  de  chrome  pour  donner  la  couleur  ; 
ce  qu'on  obtient  ainsi  a,  dit-on,  la  composition  chimique  et  la  dureté  du 
rubis;  quant  à  l'éclat  de  ce  rubis  de  fraîche  date,  on  n'en  parle  point;  cela 
rappelle  les  essais  tentés  en  1828 ,  avec  enthousiasme,  pour  fabriquer  du  dia- 
mant. Pourquoi  non?  le  diamant  n'est  -il  pas  du  charbon  pur,  du  carbone 
cristallisé?  Il  n'y  avait  qu'à  prendre  une  combinaison  contenant  du  carbone, 
ce  qui  n'est  point  rare  du  tout,  et  susceptible  d'abandonner  à  la  longue  cette 
substance  en  cristaux.  On  arriva  bien  à  obtenir  quelque  chose,  et  l'on  fit 
tant  de  bruit  de  ce  quelque  chose,  que  les  joailliers  durent  trembler  pour 
leur  riche  industrie;  mais  finalement,  de  tous  les  chimistes  fabricans  de 
diamant,  celui  qui  prétendait  être  arrivé  le  plus  près  du  but,  a  jugé  beaucoup 
plus  à  propos  d'exploiter  annuellement  la  mine  des  prix  Monthyon,  pour  des 
procédés  de  momification,  que  d'établir  une  fabrique  de  carbone  cristallisé 
en  concurrence  avec  les  mines  du  Brésil  et  de  Golconde.  11  est  vrai  de  dire 
aussi  que  tout  le  monde  n'est  pas  d'accord  sur  cette  grande  simplicité  de 
composition  et  de  fondation  du  diamant  :  tout  récemment  encore  un  célèbre 
physicien  d'Edimbourg,  sir  David  Brewster,  a  cru  reconnaitre,  par  certaines 
expériences  d'optique,  que  l,'  diamant  est  un  produit  d'origine  végétale. 
Ce  serait  une  sorte  de  résine  primitivement  molle  comme  l'ambre  jaune 
ou  succin  qui  passe  à  l'état  fossile  avec  les  arbres  résineux  d'où  il  provient,  et 
qui  souvent  même,  pour  preuve  de  sou  origine,  contient  des  insectes  anté- 
diluviens. 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  autre  fait  qui,  sous  certains  rapports,  n'aurait  pas  moins  d'importante, 
c'est  la  fabrication  artificielle,  nouvellement  annoncée,  du  principe  auquel 
les  meilleurs  vins  vieux  doivent  leur  bouquet ,  et  qu'on  a  nommé  l'éther 
œnanthique,  ce  qui  veut  dire  en  grec  fleur  ou  bouquet  du  vin.  Déjà  depuis 
quelques  années  on  était  parvenu  à  isoler  ce  principe,  mais  ce  sera  bien 
mieux  encore,  s'il  est  vrai  qu'on  puisse  le  fabriquer  de  toutes  pièces  Quelle 
bonne  fortune  pour  les  marchands  de  vin  comme  celui  qui ,  accusé  d'un 
délit  malheureusement  bien  connu  autrefois,  d'avoir  débité  dans  Paris  du 
vin  fabriqué  seulement  avec  du  trois-six,  du  sucre  et  de  la  teinture,  soutenait 
devant  le  tribunal  la  pureté  de  son  vin!  Le  célèbre  Vauquelin  avait  éié 
chargé  de  démontrer  la  fraude  par  l'analyse  chimique  :  «  Ce  ne  peut  être, 
disait-il,  du  vin  véritable,  parce  qu'il  ne  contient  pas  de  tartre.  —  Bon, 
reprit  aussitôt  le  marchand  de  vin,  j'en  mettrai  désormais.  » 

Le  procédé  employé  dans  les  usines  de  M.  d'Ariincourt,  pour  rendre  le 
zinc  moins  altérable,  mérite  de  fixer  notre  attention.  Ne  doit-on  pas  être 
surpris  de  voir  que  les  seuls  alliages  employés  dans  les  arts  soient  connus 
depuis  plusieurs  siècles,  et  que  la  chimie  moderne,  tout  en  reconnaissant  la 
supériorité  de  ces  alliages  pour  certains  usages,  n'ait  pas  cherché  à  donner 
à  l'industrie  quelque  nouvel  alliage  plus  durable  que  le  zinc,  plus  solide 
que  le  plomb,  moins  altérable  que  la  tôle  on  que  le  fer-blanc,  et  en  même 
temps  moins  cher  et  d'un  usage  moins  dangereux  que  le  cuivre  ?  Eh  bien  !  il 
paraît  que  ce  problème  a  été  résolu  ,  du  moins  en  partie ,  et  qu'il  l'a  été  par 
l'industrie.  L'alliage  de  zinc,  de  plomb  et  d'étain  qd'on  annonce  sous  le  nom 
de  zinc  non  oxidable,  résiste  beaucoup  mieux  que  le  zinc  pur  à  l'action  des 
acides  et  des  substances  salines ,  suivant  ce  qu'a  dit  à  l'Académie  M.  Dumas, 
membre  de  la  commission  chargée  de  l'examiner;  mais  on  ne  saura  qu'a- 
près des  expériences  long-temps  prolongées,  s'il  peut  remplacer,  comme 
on  l'annonce, le  cuivre  pour  le  doublage  des  navires. 

M.  Dumas  et  M.  Liel>nj,  —  Jamais  aucune  science  ne  s'est  prêtée  plus  com- 
plaisamment  que  la  chimie  aux  conceptions  des  théoriciens;  s'il  n'est  plus 
question  aujourd'hui  de  la  transmutation  des  métaux,  on  recherche  avec  au- 
tant d'ardeur  les  lois  de  l'arrangement  des  molécules  dans  les  corps,  de  la 
combinaison  et  de  la  transformation  des  substances  organiques.  L'introduc- 
tion, dans  cette  science,  des  formules  qui,  désignant  chaque  élément  par 
une  lettre,  n'ont  de  commun  avec  celles  de  l'algèbre  que  l'emploi  des  lettres 
et  des  chiffres,  a  singulièrement  favorisé  le  goût  des  faiseurs  de  théories. 
Ces  chimistes  en  effet  se  sont  imaginé  pouvoir  tirer  de  leurs  formules  com- 
plaisantes des  résultats  aussi  exacts  que  ceux  des  géomètres. 

Cependant  M.  Dumas  qui  n'est  pas  seulement  un  des  plus  habiles  théori- 
ciens, mais  à  qui  la  science  doit  aussi  des  faits  nombreux  et  importans ,  vient 
d'annoncer  publiquement  qu'il  s'est  associé  à  M.  Liebig,  un  des  plussavans 
chimistes  de  l'Allemagne,  p(  ur  poser  dans  un  traité  spécial  les  bases  et  les 
règles  de  la  chimie  organique  plus  encombrée  chaque  jour  de  petits  faits  et 


REVUE.  — CHRONIQUE.  521 

de  grands  mots.  Ces  deux  auteurs  se  sont  souvent  trouvés  en  désaccord  pour 
leurs  déductions  théoriques;  on  doit  donc  espérer  que  leur  association  aura 
au  moins  pour  résultat  de  diminuer  le  nombre  des  théories,  et,  par  exemple, 
de  nous  fixer  sur  la  valeur  de  l'ato  ne  de  carbone  qui ,  pour  M.  Dumas  et 
pour  ses  élèves,  a  été  jusqu'ici  moitié  moindre  que  pour  les  antres  chimistes 
français  et  étrangers.  Nous  n'osons  espérer  d'ailleurs  trouver  dans  l'ouvrage 
des  deux  chimistes  tout  ce  que  M.  Dumas  a  pompeusement  annoncé  dans  son 
discoursàl'Académie,  lorsque,  se  posant  comme  un  chimiste  suprême  et  prê- 
tant l'ombre  de  ses  ailes  aux  jeunes  gens  appelés  à  concourir  à  son  œuvre, 
il  dit  que  la  science  a  dévoilé  his  mystères  de  la  végétation  et  de  la  vie  ani- 
male, qu'elle  a  saisi  la  clé  de  toutes  les  modifications  de  la  matière  dans  les 
animaux  ou  les  plantes,  et  qu'elle  a  trouvé  le  moyen  de  les  imiter  dans  ses 
laboratoires. 

En  regard  de  ce  programme,  nous  citerons  l'introduction  dans  la  science 
d'un  nouveau  mot  créé  par  le  célèbre  Berzelius,  de  Stockholm,  pour 
exprimer  la  cause  de  certaines  réactions  que  l'on  voit  constamment  se  repro- 
duire dans  les  mômes  circonstances  sans  pouvoir  les  expliquer.  Ainsi ,  par 
exemple,  l'acide  sulfurique  très  affaibli,  que  l'on  fait  bouillir  avec  l'amidon, 
transforme  cette  substance  en  sucre  sans  lui  enlever  ou  lui  fournir  aucun 
élément  nouveau  ;  une  transformation  semblable  s'observe  dans  la  germi- 
nation des  graines  farineuses,  et  dans  beaucoup  d'autres  circonstances.  Or, 
l'esprit  humain  est  ainsi  fait  qu'à  défaut  d'une  raison,  qu'il  ne  peut  trouver, 
il  se  contente  d'un  mot  ;  c'est  le  virtus  dormitiva ,  c'est  la  réponse  d'Orgon 
à  cette  question  :  Pourquoi  l'opium  fait-il  dormir? 

Voilà  pourtant  ce  qu'a  inventé  IVI.  Berzelius;  sa  force  catalytique  est  cette 
force  inconnue  qui  détermine  des  effets  inexplicables. 

Long-temps  encore  et  toujours  peut-être,  nous  le  craignons  bien ,  il  fau- 
dra se  contenter  dans  la  chimie  organique  de  constater  des  effets  produits, 
à  moins  qu'on  n'aime  mieux  donner  des  mots  pour  des  raisons. 

Bèvolutions  du  globe.  —  La  géologie,  qui  promet  de  nous  révéler  l'histoire 
entière  de  la  formation  du  globe,  semblait  devoir  bientôt  atteindre  à  la  hau- 
teur de  l'astronomie ,  sa  sœur  aînée ,  tant  elle  avait  grandi  rapidement  de- 
puis un  quart  de  siècle;  mais  voilà  qu'elle  s'est  rabattue  presque  partout  à 
la  description  technique  des  accidens  locaux  et  des  superpositions  de  roches, 
ou ,  tout  au  plus,  à  leur  coordination  suivant  des  dénominations  nouvelles,  in- 
ventées à  propos  pour  donner  une  teinle  d'actualité  a  la  science,  et  pour  rendre 
promptement  arriérés  les  travaux  qui  datent  seulement  de  quelques  années. 

En  France,  la  discussion  qui  semblait  devoir  être  si  belle  sur  la  question  des 
soulèvemens,  soit  qu'on  eût  en  vue  l'origine  successive  des  grandes  chaînes 
de  montagnes,  soit  que  l'on  considérât  seulement  les  volcans  plus  ou  moins 
anciens,  et  ceux  même  qui  se  sont  formés  de  nos  jours ,  comme  celte  fameuse 
île  Julia,  la  discussion,  disons-nous,  s'est  confinée  sur  un  tout  petit  coin  de 
terre:  il  s'agissait  de  savoir  si  un  banc  de  calcaire  compacte ,  d'origine 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lacustre,  exploité  à  Château-Landon,  est  ou  n'est  pas  d'une  formation  plus 
récente  que  les  grès  de  Fontainebleau.  Cette  localité,  depuis  quinze  ans,  a  été 
observée  soigneusement  par  plus  de  vingt  géologues  distingués.  La  ques- 
tion semblerait  devoir  ôtre  résolue  tout  d'abord  :  eh  bien!  M.  Prévost  et 
M.  Elie  de  Beaumont  sont  sortis  de  cette  sorte  de  champ  clos,  remportant 
chacun  son  opinion  tout  entière,  de  sorte  que  l'on  devrait  marquer  d'une 
balise  ce  maudit  calcaire  de  Château-Landon  pour  en  éloigner  désormais  les 
géologues. 

Cependant  on  recherche  avidement  en  Amérique  et  en  Europe  les  preuves 
d'un  soulèvement  ou  d'un  abaissement  graduel  du  sol ,  preuves  que  l'on 
trouve  aujourd'hui  si  évidentes  aux  bords  de  la  mer  Baltique,  et  qui  doivent 
introduire  assurément  de  nouveaux  élémens  dans  l'étude  du  décroissement 
des  températures  locales. 

On  a  récemment  signalé  dans  la  péninsule  Scandinave  un  phénomène 
géologique  d'oîi  l'on  pourra  tirer  des  conséquences  très  importantes ,  s'il 
vient  à  être  constaté  dans  d'autres  localités.  M.  Sefstroem,  directeur  des 
mines  de  Fahlun  en  Dalécarlie,  le  même  qui  naguère  découvrit  le  dernier 
corps  simple  de  la  chimie,  qu'il  nomma  vanadium,  ayant  observé  que 
toutes  les  sommités  des  roches  primitives,  quand  elles  sont  découvertes 
ou  déblayées,  se  montrent  arrondies  d'un  seul  côté,  polies  et  creusées 
de  rainures  dirigées  dans  le  même  sens,  a  supposé  que  c'était  le  résultat 
d'un  immense  courant  antédiluvien ,  dont  la  profondeur  aurait  été  au  moins 
de  quinze  cents  pieds,  à  en  juger  par  l'élévation  des  points  sur  lesquels  il  a 
exercé  son  action.  Les  blocs  de  pierre,  entraînés  par  un  courant  si  puis- 
sant, auraient,  en  s'arrondissant  eux-mêmes,  usé  les  roches  sur  lesquelles 
ils  glissaient  rapidement;  une  partie  de  ces  blocs  se  trouve  encore  en 
amas  considérables  dans  toute  la  Suède ,  où  ils  sont  restés  déposés  de 
l'autre  côté  des  mêmes  montagnes,  qui  faisaient  obstacle  au  courant;  les 
autres,  entraînés  à  des  distances  plus  considérables  par  le  courant  qui  venait 
du  nord-nord-est,  sont  épars  dans  les  plaines  du  nord  de  l'Allemagne j  c'est 
ce  qu'on  nomme  les  blocs  erratiques. 

On  peut  bien  penser  que  de  tels  courans  ont  dû  jouer  un  grand  rôle  dans 
les  dernières  révolutions  de  la  surface  du  globe;  cependant  M.  Agassiz  de 
Neuchâtel,  qui  s'est  fait  un  nom  par  ses  belles  recherches  sur  les  poissons 
fossiles,  propose  d'expliquer  d'une  autre  manière  le  poli  que  présente,  en 
quelques  endroits,  la  surface  des  roches.  Il  a  reconnu  dans  les  Alpes  que 
les  blocs  de  pierre  poussés  par  le  pied  des  glaciers,  et  qui  forment  ces  larges 
amas  nommés  des  moraines,  agissant  concurremment  avec  la  glace,  ont 
poli  complètement  les  roches  sur  lesquelles  ils  s'appuient  :  conséquemmentil 
veut  attribuer  à  des  glaciers  qui  ont  cessé  d'exister  depuis  long-temps  les 
surfaces  polies  qu'on  observe  sur  tout  le  revers  méridional  du  Jura ,  en  face 
des  Alpes,  et  il  regarde  les  blocs  erratiques  qui  reposent  sur  ces  surfaces, 
comme  des  restes  d'anciennes  moraines;  il  suppose  même  que  les  phéno- 
mènes observés  en  Suède  ont  la  même  origine.  Assurément  il  n'est  pas 


REVUE. — CHRONIQUE.  523 

impossible  d'admettre  que  primitivement  le  Jura,  avant  d'être  fixé  à  son 
niveau  actuel  par  suite  des  dernières  révolutions  du  globe,  ait  été  soulevé 
beaucoup  plus  haut.  Les  glaciers  alors  auraient  pu  reposer  au-dessus  des 
couches  humides  et  nuageuses  de  l'atmosphère  à  laquelle  la  terre  devait  sa 
température,  presque  partout  uniforme;  mais  on  doit  marcher  avec  beau- 
coup de  précaution  dans  cette  voie  d'explication  pour  éviter  de  retomber 
dans  les  anciens  rêves,  qui  jadis  avaient  jeté  un  si  grand  discrédit  sur  la 
géologie. 

Animaux  antédiluviens,  —  La  découverte  inattendue  d'une  mâchoire  fos- 
sile de  singe,  trouvée  par  M.  Larlet  dans  les  terrains  tertiaires  des  environs 
d'Auch,  avait  fait  événement  dans  la  paléontologie.  Cuvier  avait  plusieurs 
fois  répété  qu'on  ne  connaissait  aucun  fossile  de  quadrumane;  c'était  un  ar- 
gument en  faveur  de  l'opinion  des  créations  successive;  il  semblait  en  même 
temps  que  cette  considération  devait  ne  laisser  aucun  espoir  de  trouver  des 
fossiles  humains.  Mais  cette  mâchoire  de  singe,  examinée  par  M.  de  Blain- 
ville,  se  trouva  provenir  précisément  d'un  des  genres  qui  se  rapprochent  le 
plus  de  l'espèce  humaine,  d'un  gibbon,  dont  les  congénères  ne  se  trouvent 
aujourd'hui  que  dans  les  îles  de  la  Sonde;  ce  fut,  pour  M.  deBlainville,  l'oc- 
casion d'examiner  la  distribution  géographique  des  singes,  et  ce  savant  se 
trouva  conduit  à  nier  formellement  l'existence  de  ces  animaux  à  l'élat  sauvage 
sur  les  rochers  de  Gibraltar;  M.  Geoffroy-Saint-Hilaire  releva  cette  asser- 
tion, et  prétendit  que  la  question  de  la  distribution  géographique  devait 
disparaître  devant  la  considération  plus  importante  de  l'influence  du  milieu 
ambiant;  c'est  ainsi  qu'en  opposition  afec  le  principe  de  l'immutabilité  des 
espèces  professé  par  Cuvier,  il  nomme  le  principe  d'après  lequel  il  prétend 
que  les  espèces  existant  primitivement  à  la  surface  du  globe  ont  été  successi- 
vement modifiées,  à  mesure  que  la  température,  l'état  de  l'atmosphère  et  les 
autres  circonstances  ont  changé.  Toutefois  la  question  incidente  de  l'existence 
à  Gibraltar  des  singes  avec  ou  sans  queue  se  trouva  longuement  débattue,  et, 
en  attendant  que  les  naturalistes  puissent  se  prononcer  en  connaissance  de 
cause  sur  un  de  ces  animaux  pris  ou  tué  dans  cette  localité,  plusieurs  voya- 
geurs sont  venus  attester  qu'ils  en  avaient  vu  des  bandes  nombreuses,  et  qu'ils 
avaient  été  témoins  de  leurs  espiègleries. 

D'autres  ossemens  fossiles  très  intéressans,  trouvés  aux  environs  d'Auch, 
entêté  envoyés  plus  récemment  au  Jardiu-des-Plautes  par  M.  Larlet  qui, 
dans  sa  lettre  d'envoi,  faisait  des  remarques  importantes  sur  la  nature  des 
animaux  dont  ils  provenaient.  M.  de  Blainville,  dans  son  rapport,  signala, 
entre  autres  choses  curieuses,  des  carnassiers  phocéens,  c'est  ainsi  qu'il 
nomme  les  phoques,  et  chercha  à  contredire  iVI.  Lartet  dans  ses  inductions, 
sans  songer  qu'il  s'exposait  grandement  lui-même  à  être  contredit,  pour 
avoir  prétendu  que  tous  les  cerfs  doivent  déposer  chaque  année  leur  bois, 
tandis  que  le  contraire  a  éié  observé  dans  les  contrées  intertropicales,  où  la 
variation  des  saisons  est  bien  moins  sensible  que  dans  nos  climats. 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  zoologistes  transcendans.  —  Les  observations  de  M.  Lartet,  concor- 
dant avec  les  idées  antérieures  de  M.  Geoffroy-Saint-Hilaire,  sont  devenues 
la  cause  indirecte  d'une  discussion  qui  a  eu,  pour  résultat,  d'éloigner  des 
séances  de  l'Insfitutce  dernier  naturaliste  qui,  avant  de  se  livrer  tout  entier 
à  ses  études  philosophiques  d'aujourd'hui,  avait  rendu  de  nombreux  et  d'in- 
contestables services  à  la  zoologie;  maison  doit  espérer  que  ses  adieux  à  l'Aca- 
démie ne  sont  pas  irrévocables. 

Des  remarques  faites  en  passant  dans  son  mémoire,  sur  la  manière  dont 
George  Cuvier  avait  contribué  à  mettre  d'accord  les  théologiens  avec  les. 
géologues,  amenèrent  une  réplique  passablement  acerbe  de  M.  Frédéric 
Cuvier,  qui  avait  cru,  mal  à  propos,  la  mémoire  de  son  frère  attaquée. 

M.  Geoffroy,  si  fier  du  principe  de  l'unité  de  composition,  que  depuis 
long-temps  il  regardecomme  un  fait  parvenu  au  plus  haut  degré  d'évidence 
et  comme  diofne  d'entrer  en  ligne  avec  le  principe  do  la  gravitation  uni- 
verselle; M.  Geoffroy  qui,  conséquemment  se  fait  proclamer  le  Newton,  le 
Kepler  d«i  la  France,  daiîs  un  dictionnaire  pittoresque,  s'est  figuré  à  tort 
qu'il  n'avait  pas  toute  la  liberté  nécessaire  pour  répondre;  et  mécontent 
des  entraves  que  lui  opposait  le  règlement  de  l'Académie,  il  s'est  trouvé, 
dit-il,  forcé  par  des  meurtrissures  trop  nombreuses  et  trop  incisives  de 
renoncer  à  ses  études  de  paléonioiogie.  C'est  ainsi  qu'il  s'exprime  dans  une 
brochure  adressée  à  ses  confrères,  en  annorçant  qu'il  va  désormais  reprendre 
ses  études  de  la  loi  d'attraction  de  soi  pour  soi;  loi  que  personne  assurément 
ne  comprend  aujourd'hui .  Il  accuse  en  même  temps  l\in  des  consuh  de  V Aca- 
démie,  demeuré  seul  en  V absence  de  Vautre  consul  y  d'avoir  usé  trop  large- 
ment à  son  égard  de  sa  position  de  maître  absolu,  et  pourtant,  si  consul  il 
y  a,  M.  Flourens  est  bien  le  plus  accommodant  et  le  plus  pacifique  des  consuls. 
Enfin,  dans  la  brochure  que  nous  venons  de  citer,  M.  Geoffroy  se  plaint 
encore  de  ce  que  l'Académie  a  refusé  de  lui  payer  les  frais  d'un  voyage  à 
Oxford  qu'il  voulait  faire  pour  trouver  la  confirmation  d'une  de  ses  idées. 
Cette  confirmation  toutefois  lui  a  été  fournie  par  le  squelette  d'un  crocodile 
fossile  découvert  auprès  de  Caen  par  M.  Deslongchamps  qui ,  à  ses  propres 
frais  et  avec  une  admirable  patience,  a  su  en  réunir  les  débris  déjà  en  par- 
tie dispersés  avec  les  blocs  de  pierre  dans  lesquels  ils  étaient  engagés. 

M.  Deslorigchamps ,  dans  un  fort  beau  mémoire  qu'il  a  publié ,  sans  juger 
à  propos  de  le  soumettre  préalablement  à  l'Institut,  a  donné  à  ce  grand 
lézard  antédiluvien  le  nom  de  Pœkilopleuron,  pour  indiquer  les  diverses 
sortes  de  côtes  dont  il  était  pourvu.  Cet  animal,  en  effet,  avait  le  long  du 
ventre  une  réunion  d'os  analogues  à  ceux  qui  entourent  les  organes  respi- 
ratoires dans  la  poitrine,  de  sorte  qu'il  paraît  avoir  dû  posséder  un  double 
système  respiratoire. 

Un  autre  académicien,  non  moins  adonné  que  M.  Geoffroy  aux  spécula- 
tions de  zoologie  transcendante,  M.  Serres,  vient  d'annoncer  que  tous  les 
naturalistes,  jusqu'à  ce  jour,  se  sont  mépris  dans  la  comparaison  qu'ils  ont 
voulu  faire  des  organes  des  mollusques  avec  ceux  des  animaux  vertébrés;  car, 


REVUE. —CHRONIQUE.  525 

suivant  lui,  les  mollusques,  tels  que  les  limaçons ,  les  huîtres  et  les  diverses 
coquilles  marines,  représentent  l'état  embryonairedes  animaux  vertébrés  ; 
ce  sont  des  embryons  permanens.  Il  ajoute  «  que  leur  nature,  de  môme  que 
leur  formation  et  leur  développement,  sont  des  déductions  rigoureuses  ou 
des  corollaires  de  la  loi  centripète  des  développemens  organiques.  »  Nous 
craindrions  de  n'être  pas  compris  si  nous  voulions  le  suivre  dans  ses  nom- 
breuses déductions  théoriques;  nous  ferons  observer  seulement  que  si  la  loi 
centripèle,  dont  M.  Serres  est  l'inventeur,  et  qui  exprime  simplement  que 
dans  certains  cas  des  organes  d'abord  multiples  ou  divisés  paraissent  se  cen- 
traliser, ou,  plus  exactement,  se  rapprocher  d'un  centre  à  mesure  que  le 
développement  avance,  que  si  cette  loi  est  confirmée  par  des  faits  nombreux , 
elle  est  contredite  aussi  par  des  faits  non  moins  nombreux ,  notamment  dans 
le  développement  et  les  métamorphoses  des  insectes. 

Les  zoologisics  classificatcurs, —  M.  Jourdan,  que  sa  position  de  directeur 
du  musée  d'histoire  naturelle  de  Lyon  a  mis  à  même  de  réunir  et  d'acheter 
aux  frais  delà  ville,  un  grand  nombre  de  mammifères  curieux,  en  a  profité 
pour  inonder  la  science  de  nouvelles  dénominations  génériques.  Un  de  ses 
derniers  mémoires  sur  deux  mammifères  carnassiers,  dont  il  fait  les  genres 
amblyodon  et  hémigale,  lesquels  paraissent  devoir  rester  dans  le  genre  pa- 
radoxure ,  quoique  l'un  se  rapproche  des  ratons  et  l'autre  des  genettes,  a  été 
l'objet  d'un  rapport  de  M.  de  Blainville,  qui  conclut  dans  le  même  sens  que 
nous.  Dans  ce  rapport,  M.  de  Blainville  fait  observer  avec  raison  que  le  but 
des  divisions  systématiques  dans  la  science  étant  d'aider  l'esprit  à  distinguer 
les  êtres  innombrables  delà  création ,  on  doit ,  en  même  temps  qu'on  établit 
un  assez  grand  nombre  de  divisions  principales,  éviter  de  créer  une  mul- 
titude de  sous-divisions  qui  ne  serviraient  qu'à  ramener  le  désordre  et  la 
confusion  là  où  on  voulait  précisément  l'éviter.  Nous  avons  entendu  avec  un 
grand  plaisir  M.  de  Blainville  s'exprimer  ainsi  dans  l'instant  où  la  nonjcn- 
clature  envahit  toute  l'histoire  naturelle,  et  lorsque,  par  exemple,  eiire  vingt 
entomologistes,  on  trouve  à  peine  un  naturaliste  véritable.  On  parle  d'un 
grand  ouvrage  que  le  savant  professeur  doit  publier  bientôt  sous  le  litre  de 
Sijstcme  du  règne  animal.  Ce  sera  une  œuvre  dejudicieuse  critique  en  même 
temps  qiie  d'observation  directe,  si  nous  en  jugeons  par  l'esprit  dans  lequel 
sont  conçus  les  rapports  qu'il  lit  souvent  à  l'Institut,  et  par  le  désir  qu'il 
doit  éprouver  d'asseoir  sa  réputation  sur  une  base  plus  stable  que  des  mé- 
moires épars  et  des  ouvrages  incomplets  ou  faits  à  la  hâte. 

M.  Geoffroy-Saiiit-Ililaire  fils  a  créé  récemment  aussi  de  nouveaux  genres 
de  mammifères  :  nous  les  supposons  volontiers  plus  solidement  étab  is  que 
ceux  de  M.  Jourdan,  quoiqu'ils  n'aient  pu  l'être  que  d'après  l'étude  des 
animaux  empaillés,  qui  est  lom  de  fournir  tous  les  renseignemens  dont  on 
aurait  besoin.  Il  a  fait  connaître  des  observations  nouvelles  sur  un  animal 
de  l'Afrique  australe,  voisin  des  hyènes  par  sa  forme,  quoique  plus  petit, 
et  qu'il  avait  décrit,  en  1824,  sou3  le  nom  de  protèle.  Cet  animal,  caracté- 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

risé  par  ses  dents  molaires,  tout-à-fait  simples,  se  nourrit  surtout,  dit-il, 
des  queues  si  lourdes  et  si  grasses  que  portent  les  moutons  d'Afrique,  et  que 
l'on  est  quelquefois  forcé  de  soutenir  dans  un  petit  charriot. 

La  pyrale  et  V Académie.  —  Une  commission  nommée  par  l'Institut,  sur 
la  demande  des  propriétaires  et  cultivateurs  de  vignes,  à  Argenteuil,  tout 
près  de  Paris,  était  allée  constater  le  dommage  causé  par  la  pyrale,  mais 
n'avait  pu  y  apporter  aucun  remède  efficace  ;  M.  Duméril,  qui  l'avouait  dans 
son  rapport,  se  hasardait  pourtant  «  à  conseiller  de  frotter,  avec  un  linge 
rude,  le  pied  des  ceps  de  vigne,  pendant  la  gelée  ,  et  à  les  barbouiller  aus- 
sitôt avec  une  eau  chargée  de  chaux ,  û  pour  détruire  les  petites  chenilles 
qui  restent  alors  engourdies  entre  les  fibres  de  l'écorce.  Il  rappelait  les  ob- 
servations faites  anciennement,  sans  plus  de  résultat,  et  citait  un  mémoire 
de  Bosc  qui  se  termine  ainsi  :  a  Les  multiplications  extraordinaires  des 
insectes  ne  sont  pas  de  longue  durée,  et  cela  doit  donner  aux  habitans  d'Ar- 
genteuil  l'espoir  d'être  dédommagés  l'année  prochaine.  » 

M.  Audouin  qui ,  depuis  quelque  temps,  en  vue  sans  doute  d'un  fauteuil 
académique ,  a  porté  toutes  ses  idées  sur  l'application  de  l'histoire  naturelle 
des  insectes  à  l'agriculture ,  s'est  fait  envoyer  par  le  ministre  pour  lutter 
contre  le  même  fléau  qui  a  dévasté ,  cette  année ,  les  vignobles  du  Maçon- 
nais. Or,  la  pyrale  est  tout  simplement  un  petit  papillon  qui ,  à  l'état  de 
chenille,  a  vécu  aux  dépens  des  jeunes  pousses  et  des  feuilles  de  la  vigne. 
Ses  dégâts  ne  se  font  voir  que  quand  il  s'est  multiplié  extraordinairement; 
on  conçoit  parfaitement  qu'alors  les  cultivateurs  désirent  et  demandent  un 
préservatif  contre  un  mal  qui,  s'il  allait  toujours  croissant,  les  aurait  bientôt 
ruinés;  mais  le  certificat  savamment  rédigé  que  les  cultivateurs  du  Maçonnais 
ont  récemment  adressé  à  l'Académie,  à  l'appui  du  rapport  de  M.  Audouin 
en  butte  aux  attaques  d'un  adversaire  jaloux,  prouve  sans  contredit  que  ces 
cultivateurs  étaient  au  moins  capables  d'inventer  les  procédés  que  M.  Au- 
douin est  allé  leur  indiquer.  Car,  en  définitive,  à  part  les  lampions  placés 
dans  les  vignes,  à  vingt-cinq  pas  de  distance,  sous  des  cloches  huilées,  et  aux- 
quels on  paraît  devoir  renoncer,  il  ne  s'agit  plus  que  d'aller  cueillir  les  œufs 
déposés  sur  les  feuilles. 

Cette  fameuse  pyrale  a  été  le  sujet  de  trois  ou  quatre  lectures  faites  d'ur- 
gence à  l'Institut.  Tous  les  journaux  en  ont  retenti  ;  mais  on  a  dû  rester 
convaincu  que  l'agriculture  et  l'Académie  des  sciences  n'ont  pas  grand'chose 
à  démêler  ensemble.  Réaumur,  un  des  plus  grands  naturalistes  du  dernier 
siècle,  n'a  pu,  quoiqu'il  ait  parfaitement  constaté  les  dégâts  causés  par 
beaucoup  d'insectes,  n'a  pu,  disons-nous,  rendre  aucun  véritable  service 
à  l'agriculture,  qui  doit  attendre  bien  plus  d'une  pratique  éclairée  et  d'une 
attention  de  tous  les  instans  que  de  la  théorie  la  plus  savante. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  des  dégâts  immenses  onfcété  produits 
par  des  causes  semblables;  nous  citerons  seulement  les  ravages  causés, 
en  1735,  par  une  grosse  chenille  verte,  ordinairement  assez  commune,  mais 


REVUE.— CHRONIQUE.  527 

qui ,  dans  cette  année-là ,  s'était  multipliée  à  l'excès.  Toutes  les  récoltes  de 
légumes,  les  trèfles,  les  avoines,  les  chanvres  même,  furent  presque  entière- 
ment détruits  dans  tout  le  pays  entre  la  Seine  et  la  Loire,  en  Auvergne  et  en 
Bourgogne;  les  plantations  de  tabac  furent  également  dévastées  en  Alsace. 
La  désolation  était  à  son  comble  dans  les  campagnes.  Cette  multiplication 
prodigieuse,  l'ignorance  l'attribuait  à  des  maléfices.  «Dansquelques  endroits, 
disait  Réaumur,  on  m'a  assuré  avoir  vu  le  vieux  soldat  qui  avait  jeté  ce  sort. 
Dans  d'autres  endroits  on  a  vu  la  laide  et  méchante  vieille  qui  avait  opéré 
tout  le  mal.  »  Eh  bien  !  on  n'alluma  point  de  lampions  sous  des  cloches  de 
verre,  on  ne  fit  point  la  cueillette  dont  les  Maçonnais  sont  enthousiasmés  au- 
jourd'hui ,  et,  l'année  suivante,  il  n'était  plus  question  de  chenilles  vertes  : 
tout  allait  au  mieux. 

Il  ne  faut  pas  douter  que  la  pyrale  ne  disparaisse  aussi  des  cantons  dévas- 
tés cette  année,  car  la  multiplication  de  chaque  espèce  est  soumise  à  des 
vicissitudes  très  grandes,  par  suite  des  variations  atmosphériques,  et  parce 
qu'elle  trouve  dans  d'autres  espèces  d'animaux  destructeurs  des  ennemis  qui 
concourent  avec  lesélémens  pour  rétablir  l'équilibre  dans  les  productions  de 
la  nature.  En  1735,  on  avait  fait  des  processions  contre  la  pyrale;  aujour- 
d'hui, on  envoie  un  naturaliste;  si,  comme  nous  l'espérons,  les  dégâts  de 
cet  insecte  sont  moins  considérables  l'année  prochaine,  on  ne  manquera  pas 
d'attribuer  au  naturaliste  la  cessation  du  fléau,  comme  autrefois  on  l'attri- 
buait à  la  procession. 

Dans  ce  débat  sur  la  pyrale,  en  vérité,  on  serait  tenté  de  croire  que  la 
question  n'a  été  bien  comprise  que  par  l'auteur  d'un  long  et  plaisant  projet 
de  loi  pour  dresser  les  petits  oiseaux  à  faire  la  guerre  aux  insectes,  suivi 
d*un  code  pénal  contre  les  chats  qui  sortiraient  pendant  le  jour  sans  avoir 
les  pattes  garnies  de  mitaines. 

Tout  cela  concourt  à  démontrer  ce  qu'on  savait  déjà,  le  peu  d'utilité 
d'une  section  d'agriculture  à  l'Institut.  Aussi,  toutes  les  dernières  élections 
de  cette  section  ont-elles  porté  sur  des  physiologistes  ou  sur  des  botanistes , 
et  la  prochaine  vacance  y  introduira  sans  doute  un  entomologiste  ou  un 
chimiste.  La  section  d'agriculture  ne  contiendra  plus  alors  que  le  trop  plein 
des  autres  sections .  et  ce  sera  très  bien,  pourvu  que  les  agriculteurs  ne 
demandent  plus  désormais  des  recettes  et  des  préservatifs  à  l'Institut.  Il  ne 
restera  plus  qu'à  souhaiter  une  semblable  transformation  dans  la  section  de 
médecine,  qui  parait  aujourd'hui  ne  servir  que  d'enseigne  pour  attirer  la 
foule  au  partage  des  prix  Monthyou  et  pour  appeler  les  annonces  médicales. 

Les  vers  à  soie  des  Chinois.  —  Nos  lecteurs  trouveront  peut-être  que  nous 
les  menons  un  peu  loin  à  propos  d'agriculture,  mais  ils  nous  sauront  gré 
certainement  de  leur  citer  quelques  procédés  chinois  qui  prouveraient,  au 
besoin ,  combien  est  supérieure  à  la  théorie  une  longue  et  persévérante  pra- 
tique en  économie  agricole.  Les  missionnaires  seuls ,  Jusqu'à  ce  jour,  avaient 
pu  nous  transmettre  quelques  notions  sur  la  civilisation  immuable  de  la 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Chine;  sur  cette  civilisation  de  quarante  siècles,  murée  désormais  pour 
nous ,  occidentaux  si  mobiles ,  si  variables ,  et  dont  les  plus  anciennes  indus- 
tries datent  à  peine  de  deux  ou  trois  siècles.  Ces  renseignemens  incomplets 
ont  suffi  pour  prouver  que  la  production  de  la  soie  est  bien  autrement  per- 
fectionnée dans  cette  contrée  lointaine  que  chez  nous,  et  pour  déterminer  le 
ministre  des  travaux  publics  à  faire  imprimer  aux  frais  de  l'état  un  résumé 
que  M.  Stanislas  Julien  a  été  chargé  de  faire,  de  tous  les  livres  publiés  en 
Chine  sur  les  vers  à  soie  et  sur  les  mûriers. 

Ce  résumé,  déjà  traduit  dans  presque  toutes  les  langues  de  l'Europe, 
nous  a  fait  connaître  des  procédés  dont  on  n'avait  nulle  idée,  et  qu'on  trai- 
terait hautement  d'absurdités,  si  l'expérience  ne  venait  chaque  jour  en  con- 
stater le  mérite.  Ainsi,  l'on  vient  de  reconnaître  en  Piémont  que  véritable- 
ment, comme  l'annonce  ce  livre ,  les  vers  à  soie  peuvent  être  nourris  avec 
des  feuilles  de  mûrier  humectées  et  saupoudrées  de  farine  de  riz.  Cette 
farine,  qu'ils  ne  mangeraient  point  seule,  ils  la  mangent  alors  avec  avidité; 
leur  accroissement  en  devient  plus  rapide,  leur  conservation  esl  plus  assurée, 
et  ils  donnent  un  produit  incomparablement  plus  beau.  Diverses  autres 
substances  farineuses,  de  môme  que  les  feuilles  de  mûrier  séchées  et  réduites 
en  poudre,  sont  également  acceptées  par  les  \idrs  à  soie,  quand  on  en  sau- 
poudre les  feuil  es  fraîches  et  légèrement  humectées. 

Voilà  donc,  pour  suppléer  aux  feuilles  de  mûrier,  des  moyens  bien  pré- 
férables à  l'emploi  des  feuilles  de  scorzonère  qu'on  a  essayé  plusieurs  fois  de 
leur  substituer. 

Il  faut  signaler  aussi,  comme  déjà  vérifié  par  l'expérience,  le  procédé 
employé  par  les  Chinois  pour  faire  mourir  les  chrysalides  dans  leurs  coques, 
sans  les  exposer  à  la  chaleur  du  soleil ,  ou  d'un  four,  ou  de  la  vapeur  qui 
altère  plus  ou  moins  la  soie  :  il  leur  suffit,  pour  cela,  d'enfermer  dans  des 
vases  bien  clos  les  cocons  avec  des  paquets  de  sel  desséché  qui,  absorbant 
l'humidité  nécessaire  à  l'existence  des  chrysalides,  les  font  périr  et  les 
transforment  en  véritables  momies. 

Beaucoup  d'autres  indications,  puisées  dans  leurs  livres,  prouveront  sans 
doute  que  des  procédés  soumis  par  les  Chinois  à  l'épreuve  d'une  si  longue 
pratique,  ne  sont  pas  plus  à  dédaigner  que  leur  moyen  de  creuser  des  puits 
artésiens.  Aujourd'hui  que  les  innombrables  livres  chinois  commencent  à 
être  moins  rares  en  Europe,  on  doit  donc  désirer  que  des  hommes  laborieux 
se  dévouent  à  l'exploitation  d'une  mine  si  féconde.  Nos  sciences  et  surtout 
notre  industrie  s'enrichiraient  ainsi  des  procédés  de  ce  peuple,  qui,  s'il  n'a 
pas  l'esprit  inventif,  sait  au  moins  conserver,  en  les  perfectionnant,  les  dé- 
couvertes qu'il  a  une  fois  faites,  et  se  trouve  ainsi  véritablement  riche  de  tout 
ce  que  lui  ont  légué  deux  cents  générations  qui  se  sont  succédées  sur  le 
même  sol.  •  F.  D. 


F.   BUtOZ. 


LA 

DERNIÈRE  ALDINI 


ALLA  S^  CARLOTTA  MARLIANI, 

CONSULESSA   DI    SPAGXA. 

Les  mariniers  de  l'Adriatique  ne  mettent  point  en  mer 
une  barque  neuve  sans  la  décorer  de  l'image  de  la  madone. 
Que  votre  nom  écrit  sur  cette  page  soit ,  ô  ma  belle  et  bonne 
amie,  comme  l'effigie  delà  céleste  patronne  qui  protège  un 
frêle  esquif  livré  aux  flots  capricieux. 


A  cette  époque-là ,  le  signor  Lélio  n'était  plus  dans  tout  l'éclat  de 
sa  jeunesse  ;  soit  qu'à  force  de  remplir  leur  office  généreux,  ses  pou- 
mons eussent  pris  un  développement  auquel  avaient  obéi  les  muscles 
de  la  poitrine ,  soit  le  grand  soin  que  les  chanteurs  apportent  à 
l'hygiène  conservatrice  de  l'harmonieux  instrument,  son  corps, 
qu'il  appelait  joyeusement  Vétui  de  sa  voix,  avait  acquis  un  assez 
raisonnable  degré  d'embonpoint.  Cependant  sa  jambe  avait  conservé 
toute  son  élégance,  et  l'habitude  gracieuse  de  tous  ses  gestes  en  faisait 
encore  ce  que  sous  l'empire  les  femmes  appelaient  un  beau  cavalier. 

Mais  si  Lélio  pouvait  encore  remplir,  sur  les  planches  de  la  Fenice 
et  de  la  Scala ,  l'emploi  de  primo  uomo  sans  choquer  ni  le  goût,  ni  la 
vraisemblance;  si  sa  voix  toujours  admirable  et  son  grand  talent  le 
maintenaient  au  premier  rang  des  artistes  italiens;  si  ses  abondans 
cheveux  d'un  beau  gris  de  perle,  et  son  grand  œil  noir  plein  de  feu, 
attiraient  encore  le  regard  des  femmes  aussi  bien  dans  les  salons  que 
sur  la  scène,  Lélio  n'en  était  pas  moins  un  homme  sage,  plein  de 

TOME  XII.  —  ler  DÉCEMBRE  1837.  34 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réserve  et  de  gravité  dans  roccasion.  Ce  qui  nous  semblait  étrange , 
c'est  qu'avec  les  agrémens  que  le  ciel  lui  avait  départis ,  avec  les 
succès  brillans  de  son  honorable  carrière,  il  n'était  point  et  n'avait 
jamais  été  un  homme  à  bonnes  fortunes.  Il  avait,  disait-on,  inspiré 
de  grandes  passions;  mais  soit  qu'il  ne  les  eût  point  partagées,  soit 
qu'il  en  eût  enseveli  le  roman  dans  l'oubU  d'une  conscience  généreuse, 
personne  ne  pouvait  raconter  l'issue  délicate  de  ces  épisodes  mysté- 
rieux. De  fait,  il  n'avait  compromis  aucune  femme.  Les  plus  opulentes 
et  les  plus  illustres  maisons  de  l'Italie  et  de  l'Allemagne  l'accueillaient 
avec  empressement  ;  nulle  part  il  n'avait  porté  le  trouble  et  le  scan- 
dale. Partout  il  jouissait  d'une  réputation  de  bonté,  de  loyauté,  de 
sagesse  irréprochable. 

Pour  nous  artistes,  ses  amis  et  ses  compagnons,  il  était  bien  aussi 
le  meilleur  et  le  plus  estimable  des  hommes.  Mais  cette  gaieté  sereine, 
cette  grâce  bienveillante  qu'il  portait  dans  le  commerce  du  monde, 
ne  nous  cachaient  pas  absolument  un  fonds  de  mélancolie  et  l'habitude 
d'un  chagrin  secret.  Un  soir,  après  souper,  comme  nous  fumions  le 
serraglio  sous  nos  treilles  embaumées  de  Sainte-Marguerite,  l'abbé 
Panorio  nous  parlait  de  lui-même,  et  nous  disait  les  poétiques  élans 
et  les  combats  héroïques  de  son  propre  cœur  avec  une  candeur  res- 
pectable et  touchante.  Lélio,  gagné  par  cet  exemple,  et  partageant 
notre  effusion,  pressé  aussi  un  peu  par  les  questions  de  l'abbé  et  les 
regards  de  Beppa,  nous  confessa  enfln  que  l'art  n'était  pas  la  seule 
noble  passion  qu'il  eût  connue. 

— Ed  10  anche!  s'écria-t-il  avec  un  soupir;  et  moi  aussi  j'ai  aimé, 
j'ai  combattu,  j'ai  triomphé  I 

— Avais-tu  donc  fait  vœu  de  chasteté  comme  lui?  dit  Beppa  en 
souriant  et  en  touchant  le  bras  de  l'abbé  du  bout  de  son  éventail  noir. 

—  Je  n'ai  jamais  fait  aucun  vœu ,  répondit  Lélio ,  mais  j'ai  toujours 
été  impérieusement  commandé  par  le  sentiment  naturel  de  la  justice 
et  de  la  vérité.  Je  n'ai  jamais  compris  qu'on  pût  être  vraiment  heureux 
un  seul  jour  en  risquant  toute  la  destinée  d'autrui.  Je  vous  raconterai, 
si  vous  le  voulez,  deux  époques  de  ma  vie  où  l'amour  a  joué  le  prin- 
cipal rôle,  et  vous  comprendrez  qu'il  a  pu  m'en  coûter  un  peu  d'être, 
je  ne  dis  pas  un  héros,  mais  un  homme. 

—  Voilà  un  début  bien  grave ,  dit  Beppa,  et  je  crains  que  ton  récit 
ne  ressemble  à  une  sonate  française.  Il  te  faut  une  introduction 
musicale,  attends  !  Est-ce  là  le  ton  qui  te  convient?  En  même  temps, 
elle  tira  de  son  luth  quelques  accords  solennels  et  joua  les  premières 
mesures  d'un  andante  maestoso  de  Dusseck. 


LA  DERNIÈRE  ALDINI.  531 

—  Ce  n'est  pas  cela,  reprit  Lélio  en  étouffant  le  son  des  cordes 
avec  le  manche  de  l'éventail  de  Beppa.  Joue-moi  plutôt  une  de  ces 
valses  allemandes,  où  la  Joie  et  la  Douleur  voluptueusement  embras-^ 
sées  semblent  tourner  doucement  et  montrer  tour  à  tour  une  face 
pâle  baignée  de  larmes,  et  un  front  rayonnant  couronné  de  fleurs. 

—  Fort  bien!  dit  Beppa;  pendant  ce  temps  Cupidon  joue  de  la 
pochette,  et  marque  la  mesure  à  faux,  ni  plus  ni  moins  qu'un  maître 
de  ballets  ;  la  Joie  impatientée  frappe  du  pied  pour  exciter  le  fade 
musicien  qui  gêne  son  élan  impétueux.  La  Douleur,  exténuée  de  fati- 
gue, tourne  ses  yeux  humides  vers  l'impitoyable  racleur  pour  l'en- 
gager à  ralentir  cette  rotation  obstinée,  et  l'auditoire,  ne  sachant  s'il 
doit  rire  ou  pleurer,  prend  le  parti  de  s'endormir. 

Et  Beppa  se  mit  à  jouer  la  ritournelle  d'une  valse  sentimentale, 
ralentissant  et  pressant  chaque  mesure  alternativement,  conformant 
avec  rapidité  l'expression  de  sa  charmante  figure,  tantôt  sémillante 
de  joie,  tantôt  lugubre  de  tristesse,  à  ce  mode  ironique,  et  portant 
dans  cette  raillerie  musicale  toute  l'énergie  de  son  patriotisme 
artistique. 

—  Vous  êtes  une  femme  bornée!  lui  dit  Lélio  en  passant  ses 
ongles  sur  les  cordes,  dont  la  vibration  expira  en  un  cri  aigre  et 
déchirant. 

—  Point  d'orgue  germanique  !  s'écria  la  belle  Vénitienne  en  écla- 
tant de  rire  et  en  lui  abandonnant  la  guitare. 

—  L'artiste ,  reprit  Lélio,  a  pour  patrie  le  monde  entier,  la  grande 
Bohême,  comme  nous  disons.  Per  Dio  !  faisons  la  guerre  au  despotisme 
autrichien,  mais  respectons  la  valse  allemande!  la  valse  de  Weber, 
ô  mes  amis!  la  valse  de  Beethoven  et  de  Schubert!  Oh!  écoutez, 
écoutez  ce  poème,  ce  drame,  cette  scène  de  désespoir,  de  passion  et 
de  joie  délirante  ! 

En  parlant  ainsi,  l'artiste  fît  résonner  les  cordes  de  l'instrument, 
et  se  mit  à  vocaliser,  de  toute  la  puissance  de  sa  voix  et  de  son  ame, 
le  chant  sublime  du  Désir  de  Beethoven;  puis,  s'interrompant  tout  à 
coup  et  jetant  sur  l'herbe  l'instrument  encore  plein  de  vibration 
pathétique  : 

—  Jamais  aucun  chant,  dit-il,  n'a  remué  mon  ame  comme  celui- 
là.  Il  faut  bien  l'avouer,  notre  musique  italienne  ne  parle  qu'aux 
sens  ou  à  l'imagination  exaltée;  celle-ci  parle  au  cœur  et  aux  senti- 
mens  les  plus  profonds  et  les  plus  exquis.  J'ai  été  comme  vous, 
Beppa.  J'ai  résisté  à  la  puissance  du  génie  germanique,  j'ai  long- 
temps bouché  les  oreilles  de  mon  corps  et  celles  de  mon  intelligence  à 

3i. 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  mélodies  du  nord  que  je  ne  pouvais  ni  ne  voulais  comprendre.  Mais 
les  temps  sont  venus  où  l'inspiration  divine  n'est  plus  arrêtée  aux 
frontières  des  états  par  la  couleur  des  uniformes  et  la  bigarrure  des 
bannières.  Il  y  a  dans  l'air  je  ne  sais  quels  anges  ou  quels  sylphes, 
messagers  invisibles  du  progrès,  qui  nous  apportent  l'harmonie  et  la 
poésie  de  tous  les  points  de  l'horizon.  Ne  nous  enterrons  pas  sous 
nos  ruines,  mais  que  notre  génie  étende  ses  ailes  et  ouvre  ses  bras 
pour  épouser  tous  les  génies  contemporains  par-dessus  les  cimes 
des  Alpes. 

—  Écoutez,  comme  il  extravague!  s'écria  Beppa  en  essuyant  son 
luth  déjà  couvert  de  rosée,  moi  qui  le  prenais  pour  un  homme  rai- 
sonnable! 

—Pour  un  homme  froid  et  peut-être  égoïste,  n'est-ce  pas,  Beppa? 
reprit  l'artiste  en  se  rasseyant  d'un  air  mélancolique.  Eh  bien  !  j'ai 
cru  moi-même  être  cet  homme-là,  car  j'ai  fait  des  actes  de  raison,  et 
j'ai  sacriflé  aux  exigences  de  la  société.  Mais  quand  la  musique  des 
régimens  autrichiens  fait  retentir,  le  soir,  les  échos  de  nos  grandes 
places  et  nos  tranquilles  eaux  des  airs  de  Freyschûtz  et  des  fragmens 
de  symphonie  de  Beethoven ,  je  m'aperçois  que  j'ai  des  larmes  en 
abondance,  et  que  mes  sacriGces  n'ont  pas  été  de  peu  de  valeur.  Un 
sens  nouveau  semble  se  révéler  à  moi  :  la  mélancolie  des  regrets, 
l'habitude  de  la  tristesse,  et  le  besoin  de  la  rêverie,  ces  élémens  qui 
n'entrent  guère  dans  notre  organisation  méridionale,  pénètrent  dé- 
sormais en  moi  par  tous  les  pores ,  et  je  vois  bien  clairement  que 
notre  musique  est  incomplète  et  l'art  que  je  sers  insuffisant  à  l'ex- 
pression de  mon  ame;  voilà  pourquoi  vous  me  voyez  dégoûté  du 
théâtre,  blasé  sur  les  émotions  du  triomphe,  et  peu  désireux  de  con- 
quérir de  nouveaux  applaudissemens  à  l'aide  des  vieux  moyens;  c'est 
que  je  voudrais  m'élancer  dans  une  vie  d'émotions  nouvelles  et  trou- 
ver dans  le  drame  lyrique  l'expression  du  drame  de  ma  propre  vie; 
mais  alors  je  deviendrais  peut-être  triste  et  vaporeux  comme  un 
Hambourgeois,  et  tu  me  raillerais  cruellement,  Beppa!  C'est  ce  qu'il 
ne  faut  pas.  0  mes  bons  amis,  buvons!  et  vive  la  joyeuse  Italie  et 
Venise  la  belle  ! 

Il  porta  son  verre  à  ses  lèvres,  mais  il  le  remit  sur  la  table  avec 
préoccupation,  sans  avoir  avalé  une  seule  goutte  de  vin.  L'abbé  lui 
répondit  par  un  soupir,  Beppa  lui  serra  la  main,  et,  après  quelques 
instans  d'un  silence  mélancolique,  Lélio,  pressé  de  remplir  sa  pro- 
messe, commença  son  récit  en  ces  termes  ; 

—  Je  suis,  vous  le  savez,  fils  d'un  pêcheur  de  Chioggia.  Presque 


LA  DERNIÈRE  ALDINI.  535 

tous  les  habitans  de  cette  rive  ont  le  thorax  bien  développé  et  la  voix 
forte.  Ils  l'auraient  belle,  s'ils  ne  l'enrouaient  de  bonne  heure  à  lut- 
ter sur  leurs  barques  contre  les  bruits  de  la  mer  et  des  vents,  à  boire 
et  à  fumer  immodérément  pour  conjurer  le  sommeil  et  la  fatigue. 
C'est  une  belle  race  que  nos  Ghioggiotes.  On  dit  qu'un  grand  peintre 
français ,  Leopoldo  Roberto ,  est  maintenant  occupé  à  illustrer  le  type 
de  leur  beauté  dans  un  tableau  qu'il  ne  laisse  voir  à  personne. 

Quoique  je  sois  d'une  complexion  assez  robuste,  comme  vous  voyez, 
mon  père,  en  me  comparant  à  mes  frères,  me  jugea  si  frêle  et  si  ché- 
tif,  qu'il  ne  voulut  m'enseigner  ni  à  jeter  le  fllet,  ni  à  diriger  la  cha- 
loupe et  le  chasse-marée.  Il  me  montra  seulement  le  maniement  de  la 
rame  à  deux  aîains,  le  voguer  de  la  barquette,  et  il  m'envoya  gagner 
ma  vie  à  Venise  en  qualité  d'aide-gondolier  de  place.  Ce  fut  une  grande 
douleur  et  une  grande  humiliation  pour  moi  que  d'entrer  ainsi  en  ser- 
vage ,  de  quitter  la  maison  paternelle,  le  rivage  de  la  mer,  l'honorable 
et  périlleuse  profession  de  mes  pères.  Mais  j'avais  une  belle  voix, 
je  savais  bon  nombre  de  fragmens  de  l'Arioste  et  du  Tasse.  Je  pouvais 
faire  un  agréable  gondolier,  et  gagner,  avec  le  temps  et  la  patience , 
cinquante  francs  par  mois,  au  service  des  amateurs  et  des  étrangers. 

Vous  ne  savez  pas,  Zorzi,  dit  Lélio  en  s'interrompant  et  en  se  tour- 
nant vers  moi,  comment  se  développent  chez  nous,  gens  du  peuple, 
le  goût  et  le  sentiment  de  la  musique  et  de  la  poésie.  Nous  avions 
alors  et  nous  avons  encore  (bien  que  cet  usage  menace  de  se  perdre) 
nos  trouvères  et  nos  bardes ,  que  nous  appelons  cupiclons;  rapsodes 
voyageurs,  ils  nous  apportent  des  provinces  centrales  les  notions  in- 
correctes de  la  langue-mère,  altérée,  je  ferais  mieux  de  dire  enrichie, 
de  tout  le  génie  des  dialectes  du  nord  et  du  midi.  Hommes  du  peuple 
comme  nous ,  doués  à  la  fois  de  mémoire  et  d'imagination,  ils  ne  se 
gênent  nullement  pour  mêler  leurs  improvisations  bizarres  aux  créa- 
tions des  poètes.  Prenant  et  laissant  toujours  sur  leur  passage  quel- 
que locution  nouvelle,  ils  embellissent  et  leur  langage  et  le  texte  de 
leurs  auteurs  d'une  incroyable  confusion  d'idiomes.  On  pourrait  les 
appeler  les  conservateurs  de  l'instabilité  du  langage  dans  les  provin- 
ces frontières  et  sur  tout  le  littoral.  Notre  ignorance  accepte  sans 
appelles  décisions  de  cette  académie  ambulante,  et  vous  avez  eu 
souvent  l'occasion  d'admirer  tantôt  l'énergie ,  tantôt  le  grotesque  de 
l'italien  de  nos  poètes ,  dans  la  bouche  des  chanteurs  des  lagunes. 

C'est  le  dimanche  à  midi,  sur  la  place  publique  de  Chioggia,  après 
la  grand'messe,  ou  le  soir  dans  les  cabarets  de  la  côte,  que  ces  rap- 
sodes charment,  par  leurs  récitatifs  entrecoupés  de  chant  et  de  dé- 


/^34  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

clarnation,  un  auditoire  nombreux  et  passionné.  Le  ciipîdo  est  ordi- 
nairement debout  sur  une  table  et  joue  de  temps  en  temps  une 
Titournelle  ou  un  finale  de  sa  façon  sur  un  instrument  quelconque, 
celui-ci  sur  la  cornemuse  calabroise,  celui-là  sur  la  vielle  berga- 
masque,  d'autres  sur  le  violon,  la  flûte  ou  la  guitare.  Le  peuple 
chioggiote,  en  apparence  flegmatique  et  froid,  écoute  d'abord  en 
fumant  d'un  air  impassible  et  presque  dédaigneux;  mais  aux  grands 
coups  de  lance  des  héros  de  l'Arioste,  à  la  mort  des  paladins,  aux 
aventures  des  demoiselles  délivrées  et  des  géans  pourfendus,  l'audi- 
toire s'éveille,  s'anime,  s'écrie,  et  se  passionne  si  bien,  que  les  verres 
et  les  pipes  volent  en  éclats,  les  tables  et  les  sièges  sont  brisés,  et 
souvent  le  cupido,  prêt  à  devenir  victime  de  l'enthousiasme  excité 
par  lui,  est  forcé  de  s'enfuir,  tandis  que  les  dilettanti  se  répandent 
dans  la  campagne  à  la  poursuite  d'un  ravisseur  imaginaire,  aux  cris 
d'amazza!  amazza!  tue  le  monstre!  tue  le  coquin!  à  mort  le  brigand! 
bravo,  Astolphe!  courage,  bon  compagnon!  avance!  avance!  tue!  tue! 
C'est  ainsi  que  les  Chioggiotes,  ivres  de  fumée  de  tabac,  de  vin  et  de 
poésie,  remontent  sur  leurs  barques  et  déclament  aux  flots  et  aux 
vents  les  fragmens  rompus  de  ces  épopées  délirantes. 

J'étais  le  moins  bruyant  et  le  plus  attentif  de  ces  dilettanti.  Comme 
j'étais  fort  assidu  aux  séances,  et  que  j'en  sortais  toujours  silencieux 
et  pensif,  mes  parens  en  concluaient  que  j'étais  un  enfant  docile  et 
borné,  à  la  fois  désireux  et  incapable  d'apprendre  les  beaux-aris.  Oa 
trouvait  ma  voix  agréable  ;  mais  comme  j'avais  en  moi  le  sentiment 
d'une  accentuation  plus  pure  et  d'une  déclamation  moins  forcenée 
que  celle  des  cupidons  et  de  leurs  imitateurs,  on  décréta  que  j'étais, 
comme  chanteur,  aussi  bien  que  comme  barcarole,  bon  pour  la  ville, 
retournant  ainsi  votre  locution  française  à  propos  des  choses  de  peu 
de  valeur,  —  bon  pour  la  campagne. 

Je  vous  ai  promis  le  récit  de  deux  épisodes,  et  non  celui  de  ma 
vie  ;  je  ne  vous  dirai  donc  pas  le  détail  de  toutes  les  souffrances  par 
lesquelles  je  passai  pour  arriver,  moyennant  le  régime  du  riz  à  l'eau 
et  des  coups  de  rame  sur  les  épaules,  à  l'âge  de  quinze  ans  et  à  un 
très  médiocre  talent  de  gondolier.  Le  seul  plaisir  que  j'eusse,  c'était 
celui  d'entendre  passer  les  sérénades;  et  quand  j'avais  un  instant  de 
loisir,  je  m'échappais  pour  chercher  et  suivre  les  musiciens  dans  tous 
les  coins  de  la  ville.  Ce  plaisir  était  si  vif,  que  s'il  ne  m'empêchait 
point  de  regretter  la  maison  paternelle,  il  m'eût  empêché  du  moins 
d'y  retourner.  Du  reste ,  ma  passion  pour  la  musique  était  à  l'état  de 
goût  sympathique,  et  non  de  penchant  personnel;  car  ma  voix  était 


LA  DERNIÈRE  ALDINI.  535 

en  pleine  mue,  et  me  semblait  si  désagréable,  lorsque  j'en  faisais  le 
timide  essai ,  que  je  ne  concevais  pas  d'autre  avenir  que  celui  de  battre 
l'eau  des  lagunes,  toute  ma  vie,  au  service  du  premier  venu. 

Mon  maître  et  moi  occupions  sonyeni  \e  traguetto,  ou  station  de 
gondoles,  sur  le  grand  canal,  au  palais  Aldini,  vers  l'image  de  saint 
Zandegola  (contraction  patoise  du  nom  de  San-Giovanni  Decollato). 
En  attendant  la  pratique,  mon  patron  dormait,  et  j'étais  chargé  de 
guetter  les  passans  pour  leur  offrir  le  service  de  nos  rames.  Ces 
heures  souvent  pénibles,  dans  les  jours  brùlans  de  l'été,  étaient  dé- 
licieuses pour  moi  au  pied  du  palais  Aldini,  grâce  à  une  magniflque 
voix  de  femme  accompagnée  par  la  harpe,  dont  les  sons  arrivaient 
distinctement  jusqu'à  moi.  La  fenêtre  par  laquelle  s'échappaient  ces 
sons  divins  était  située  au-dessus  de  ma  tête,  et  le  balcon  avancé 
me  servait  d'abri  contre  la  chaleur  du  jour.  Ce  petit  coin  était  mon 
Éden,  et  je  n'y  repasse  jamais  sans  que  mon  cœur  tressaille  au  sou- 
venir de  ces  modestes  délices  de  mon  adolescence.  Une  tendine  de 
soie  ombrageait  alors  le  carré  de  balustrade  de  marbre  blanc, 
brunie  par  les  siècles  et  enlacée  de  liserons  et  de  plantes  pariétaires 
soigneusement  cultivées  par  la  belle  hôtesse  de  cette  riche  demeure, 
car  elle  était  belle;  je  l'avais  entrevue  quelquefois  au  balcon,  et 
j'avais  entendu  dire  aux  autres  gondoliers  que  c'était  la  femme  la 
plus  aimable  et  la  plus  courtisée  de  Venise.  J'étais  assez  peu  sensible 
à  sa  beauté,  quoiqu'à  Venise  les  gens  du  peuple  aient  des  yeux  pour 
les  femmes  du  plus  haut  rang,  et  réciproquement,  à  ce  qu'on  assure. 
Pour  moi,  j'étais  tout  oreilles;  et  quand  je  la  voyais  paraître,  mon 
cœur  battait  de  joie,  parce  que  sa  présence  me  donnait  l'espoir  de 
l'entendre  bientôt  chanter. 

J'avais  entendu  dire  aussi  aux  gondoliers  du  traguet  que  l'instru  - 
ment  dont  elle  s'accompagnait  était  une  harpe;  mais  leurs  descrip- 
tions étaient  si  confuses ,  qu'il  m'était  impossible  de  me  faire  une  idée 
nette  de  cet  instrument.  Ses  accords  me  ravissaient,  et  c'est  lui  que  je 
brûlais  du  désir  de  voir.  Je  m'en  faisais  un  portrait  fantastique  ;  car 
on  m'avait  dit  qu'il  était  tout  d'or  pur,  plus  grand  que  moi,  et  mon 
patron  Masino  en  avait  vu  un  qui  était  terminé  par  le  buste  d'une 
belle  femme  qu'on  aurait  dit  prête  à  s'envoler,  car  elle  avait  des  ailes. 
Je  voyais  donc  la  harpe  dans  mes  rêves,  tantôt  sous  la  figure  d'une 
syrène,  et  tantôt  sous  celle  d'un  oiseau  ;  quelquefois  je  croyais  voir 
passer  une  belle  barque  pavoisée,  dont  les  cordages  de  soie  rendaient 
des  sons  harmonieux.  Une  fois  je  rêvai  que  je  trouvais  une  harpe  au 
milieu  des  roseaux  et  des  algues  ;  mais  au  moment  où  j'écartais  les 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

herbes  humides  pour  la  saisir,  je  fus  éveillé  en  sursaut,  et  ne  pus 
jamais  retrouver  le  souvenir  distinct  de  sa  forme. 

Cette  curiosité  s'empara  si  fort  de  mon  jeune  cerveau,  qu'un  jour 
je  finis  par  céder  à  une  tentation  maintes  fois  vaincue.  Pendant  que 
mon  patron  était  au  cabaret,  je  grimpai  sur  la  couverture  de  ma 
gondole,  et  de  là  aux  barreaux  d'une  fenêtre  basse;  puis  enfin  je 
m'accrochai  à  la  balustrade  du  balcon,  je  l'enjambai  et  je  me  trouvai 
sous  les  rideaux  de  la  tendine. 

Je  pus  alors  contempler  l'intérieur  d'un  magnifique  cabinet;  mais 
le  seul  objet  qui  me  frappa ,  ce  fut  la  harpe  muette  au  milieu  des 
autres  meubles  qu'elle  dominait  fièrement.  Le  rayon  qui  pénétra  dans 
le  cabinet  lorsque  j'entr'ouvris  le  rideau,  vint  frapper  sur  la  dorure 
de  l'instrument,  et  fit  étinceler  le  beau  cygne  sculpté  qui  le  surmon- 
tait. Je  restai  immobile  d'admiration,  ne  pouvant  me  lasser  d'en 
examiner  les  moindres  détails,  la  structure  élégante,  qui  me  rappe- 
lait la  proue  des  gondoles,  les  cordes  diaphanes  qui  me  semblèrent 
toutes  d'or  filé,  les  cuivres  luisans  et  la  boîte  de  bois  satiné  sur  la- 
quelle étaient  peints  des  oiseaux,  des  fleurs  et  des  papillons  richement 
coloriés  et  d'un  travail  exquis. 

Cependant,  il  me  restait  un  doute,  au  milieu  de  tant  de  meubles 
superbes,  dont  la  forme  et  l'usage  m'étaient  peu  connus;  ne  m'étais- 
je  pas  trompé?  était-ce  bien  la  harpe  que  je  contemplais?  Je  voulus 
m'en  assurer;  je  pénétrai  dans  le  cabinet,  et  je  posai  une  main  gauche 
et  tremblante  sur  les  cordes.  O  ravissement  I  elles  me  répondirent. 
Saisi  d'un  inexprimable  vertige ,  je  me  mis  à  faire  vibrer  au  hasard 
et  avec  une  sorte  de  fureur  toutes  ces  voix  retentissantes,  et  je  ne 
crois  pas  que  l'orchestre  le  plus  savant  et  le  mieux  gouverné  m'ait 
jamais  fait  depuis  autant  de  plaisir  que  l'effroyable  confusion  de 
sons  dont  je  remplis  l'appartement  de  la  signora  Aldini. 

Mais  ma  joie  ne  fut  pas  de  longue  durée.  Un  valet  de  chambre  qui 
rangeait  les  salles  voisines  accourut  au  bruit,  et  furieux  de  voir  un 
petit  rustre  en  haillons  s'introduire  ainsi  et  s'abandonner  à  l'amour 
de  Tart  avec  un  si  odieux  dérèglement,  se  mit  en  devoir  de  me 
chasser  à  coups  de  balai.  Il  ne  me  convenait  guère  d'être  congédié 
de  la  sorte,  et  je  me  retirai  prudemment  vers  le  balcon ,  afin  de  m'en 
aller  comme  j'étais  venu.  Mais  avant  que  j'eusse  pu  l'enjamber,  le 
valet  s'élança  sur  moi,  et  je  me  vis  dans  l'alternative  d'être  battu  ou 
de  faire  une  culbute  ridicule.  Je  pris  un  parti  violent  ;  ce  fut  d'esquiver 
le  choc  en  me  baissant  avec  dextérité ,  et  de  saisir  mon  adversaire 
par  les  deux  jambes,  tandis  qu'il  donnait  brusquement  de  la  poitrine 


LA   DERNIÈRE  ALBINI.  537 

contre  la  balustrade.  L'enlever  ainsi  de  terre  et  le  lancer  dans  le 
canal  fut  l'affaire  d'un  instant.  C'est  un  jeu  auquel  les  enfans  s'exer- 
cent entre  eux  à  Chioggia.  Mais  je  n'avais  pas  eu  le  temps  d'observer 
que  la  fenêtre  était  à  vingt  pieds  de  l'eau  et  que  le  pauvre  diable  de 
camcricre  pouvait  ne  pas  savoir  nager. 

Heureusement  pour  lui  et  pour  moi,  il  revint  aussitôt  sur  l'eau  et 
s'accrocha  aux  barques  du  traguet.  J'eus  un  instant  de  terreur  en 
lui  voyant  faire  le  plongeon;  mais  dès  que  je  le  vis  sauvé,  je  songeai 
à  me  sauver  moi-même,  car  il  rugissait  de  fureur  et  allait  ameuter 
contre  moi  tous  les  laquais  du  palais  Aldini.  J'enfilai  la  première 
porte  qui  s'offrit  à  moi,  et,  courant  à  travers  les  galeries,  j'allais  fran- 
chir l'escalier,  lorsque  j'entendis  des  voix  confuses  qui  venaient  à  ma 
rencontre.  Je  remontai  précipitamment  et  me  réfugiai  sous  les  combles 
du  palais,  où  je  me  cachai  dans  un  grenier  parmi  de  vieux  tableaux 
rongés  des  vers ,  et  des  débris  de  meubles. 

Je  restai  là  deux  jours  et  deux  nuits  sans  prendre  aucun  aliment 
et  sans  oser  me  frayer  un  passage  au  milieu  de  mes  ennemis.  Il  y 
avait  tant  de  monde  et  de  mouvement  dans  cette  maison,  qu'on  n'y 
pouvait  faire  un  pas  sans  rencontrer  quelqu'un.  J'entendais  par  la 
lucarne  les  propos  des  valets  qui  se  tenaient  dans  la  galerie  de  l'étage 
inférieur.  Ils  s'entretenaient  de  moi  presque  continuellement,  faisaient 
mille  commentaires  sur  ma  disparition ,  et  se  promettaient  de  m'in- 
fliger  une  rude  correction  s'ils  réussissaient  à  me  rattraper.  J'enten- 
dais aussi  mon  patron  sur  sa  barque  s'étonner  de  mon  absence,  et  se 
réjouir  à  l'idée  de  mon  retour  dans  des  intentions  non  moins  bien- 
veillantes. J'étais  brave  et  vigoureux;  mais  je  sentais  que  je  serais 
accablé  par  le  nombre.  L'idée  d'être  battu  par  mon  patron  ne  m'oc- 
cupait guère;  c'était  une  chance  du  métier  d'apprenti  qui  n'entraînait 
aucune  honte.  Mais  celle  d'être  châtié  par  des  laquais  soulevait  en 
moi  une  telle  horreur,  que  je  préférais  mourir  de  faim.  Il  ne  s'en 
fallut  pas  de  beaucoup  que  mon  aventure  n'eût  ce  dénouement.  A 
quinze  ans ,  on  supporte  mal  la  diète.  Une  vieille  camériste  qui  vint 
chercher  un  pigeon  déserteur  sous  les  combles  trouva,  au  lieu  de 
son  fugitif,  le  pauvre  barcarolino  évanoui  et  presque  mort  au  pied 
d'une  vieille  toile  qui  représentait  une  sainte  Cécile.  Ce  qu'il  y  eut  de 
frappant  pour  moi  dans  ma  détresse,  c'est  que  la  sainte  avait  entre 
les  bras  une  harpe  de  forme  antique  que  j'eus  tout  le  loisir  de  con- 
templer au  milieu  des  angoisses  de  la  faim,  et  dont  la  vue  me  devint 
tellement  odieuse,  que  pendant  bien  long-temps,  par  la  suite,  je  ne 
pus  supporter  l'aspect  ni  le  son  de  cet  instrument  fatal. 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  bonne  duègne  me  secourut  et  intéressa  la  signora  Aldini  à  mon 
sort.  Je  fus  promptement  rétabli  des  suites  du  jeune,  et  mon  persé- 
cuteur, apaisé  par  cette  expiation,  agréa  l'aveu  de  ma  faute  et  l'ex- 
pression brusque,  mais  sincère,  de  mes  regrets.  Mon  père,  en  appre- 
nant de  mon  patron  que  j'étais  perdu,  était  accouru.  Il  fronça  le 
sourcil  lorsque  M""^  Aldini  lui  manifesta  l'intention  de  me  prendre  à 
son  service.  C'était  un  homme  rude,  mais  fier  et  indépendant.  C'était 
bien  assez,  selon  lui,  que  je  fusse  condamné  par  ma  délicate  orga- 
nisation à  vivre  à  la  ville.  J'étais  de  trop  bonne  famille  pour  être 
valet,  et  quoique  les  gondoliers  eussent  de  grandes  prérogatives 
dans  les  maisons  particulières,  il  y  avait  une  distinction  de  rang  bien 
marquée  entre  les  gondoliers  de  place  et  les  gondolieri  cli  casa.  Ces 
derniers  étaient  mieux  vêtus,  il  est  vrai,  et  participaient  au  bien-être 
de  la  vie  patricienne;  mais  ils  étaient  réputés  laquais,  et  il  n'y  avait 
point  de  telle  souillure  dans  ma  famille.  Néanmoins  M""^  Aldini  était 
si  gracieuse  et  si  bienveillante,  que  mon  brave  homme  de  père,  tor- 
tillant son  bonnet  rouge  dans  ses  mains  avec  embarras,  et  tirant  à 
chaque  instant,  par  habitude,  sa  pipe  éteinte  de  sa  poche,  ne  sut  que 
répondre  à  ses  douces  paroles  et  à  ses  généreuses  promesses.  Il  ré- 
solut de  me  laisser  libre,  comptant  bien  que  je  refuserais.  Mais  moi, 
quoique  je  fusse  bien  dégoûté  de  la  harpe,  je  ne  songeais  qu'à  la 
musique.  Je  ne  sais  quelle  puissance  magnétique  la  signora  Aldini 
exerçait  sur  moi;  c'était  une  véritable  passion,  mais  une  passion 
d'artiste  toute  platonique  et  toute  philharmonique.  De  la  petite  cham- 
bre basse  où  l'on  m'avait  recueilli  pour  me  soigner,  car  j'eus,  par 
suite  de  mon  jeûne,  deux  ou  trois  accès  de  fièvre,  je  l'entendais 
chanter,  et  cette  fois  elle  s'accompagnait  avec  le  clavecin,  car  elle 
jouait  également  bien  de  plusieurs  instrumens.  Enivré  de  ses  accens, 
je  ne  compris  pas  même  les  scrupules  de  mon  père,  et  j'acceptai  sans 
hésiter  la  place  de  gondoher  en  second  au  palais  Aldini. 

Il  était  de  bon  goût  à  cette  époque  d'être  bien  monté  en  barcaroles, 
c'est-à-dire  que,  de  même  que  la  gondole  équivaut,  à  Venise,  à 
Véqiiipage  dans  les  autres  pays,  de  même  les  gondoliers  sont  un  objet 
à  la  fois  de  luxe  et  de  nécessité  comme  les  chevaux.  Toutes  les  gon- 
doles étant  à  peu  près  semblables,  d'après  le  décret  somptuaire  de 
la  république ,  qui  les  condamna  indistinctement  à  être  tendues  de 
noir,  c'était  seulement  par  l'habit  et  par  la  tournure  de  leurs  rameurs 
que  les  personnes  opulentes  pouvaient  se  faire  remarquer  dans  la 
Ibule.  La  gondole  d'un  patricien  élégant  devait  être  conduite,  à  l'ar- 
rière, par  un  homme  robuste  et  d'une  beauté  mâle,  à  l'avant,  par 


LA  DERNIÈRE   ALBINI.  SS^ 

un  négrillon  singulièrement  accoutré,  ou  par  un  blondin  indigène, 
sorte  de  page  ou  de  jockey  vêtu  avec  élégance,  et  placé  là  comme  un 
ornement,  comme  la  poupée  à  la  proue  des  navires. 

J'étais  donc  tout-à-fait  propre  à  cet  honorable  emploi.  J'étais  un 
véritable  enfant  des  lagunes,  blond ,  rosé,  très  fort  avec  des  contours 
un  peu  féminins ,  ayant  la  tête,  les  pieds  et  les  mains  remarquable- 
ment petits,  le  buste  large  et  musculeux,  le  cou  et  les  bras  ronds, 
nerveux  et  blancs.  Ajoutez  à  cela  une  chevelure  couleur  d'ambre, 
fine,  abondante,  et  bouclée  naturellement;  imaginez  un  charmant 
costume  demi-Figaro  demi-Chérubin,  et  le  plus  souvent  les  jambes 
nues,  la  culotte  de  velours  bleu  de  ciel  attachée  par  une  ceinture  de 
soie  écarlate,  et  la  poitrine  couverte  seulement  d'une  chemise  de 
batiste  brodée  plus  blanche  que  la  neige;  vous  aurez  une  idée  du 
pauvre  histrion  en  herbe  qu'on  appelait  alors  Nello,  par  contraction 
de  son  nom  véritable,  Daniele  Gemello. 

Comme  il  est  de  la  destinée  des  petits  chiens  d'être  cajolés  par  les 
maîtres  imbéciles  et  battus  par  les  valets  jaloux,  le  sort  de  mes 
pareils  était  généralement  un  mélange  assez  honteux  de  tolérance 
illimitée  de  la  part  des  uns,  et  de  haine  brutale  de  la  part  des  autres. 
Heureusement  pour  moi,  la  Providence  me  jeta  sur  un  coin  béni  : 
Bianca  Aldini  était  la  bonté ,  l'indulgence ,  la  charité  descendue  sur 
la  terre.  Veuve  à  vingt  ans,  elle  passait  sa  vie  à  soulager  les  pauvres, 
à  consoler  les  affligés.  Là  où  il  y  avait  une  larme  à  essuyer,  un  bien- 
fait à  verser,  on  la  voyait  bientôt  accourir  dans  sa  gondole,  portant 
sur  ses  genoux  sa  petite  fille  âgée  de  quatre  ans  ;  miniature  char- 
mante, si  frêle,  si  jolie,  et  toujours  si  fraîchement  parée,  qu'il  sem- 
blait que  les  belles  mains  de  sa  mère  fussent  les  seules  au  monde 
assez  effilées,  assez  douces  et  assez  moelleuses,  pour  la  toucher  sans 
la  froisser  ou  sans  la  briser.  M'°'=  Aldini  était  toujours  vêtue  elle- 
même  avec  un  goût  et  une  recherche  que  toutes  les  dames  de  Venise 
essayaient  en  vain  d'égaler;  immensément  riche,  elle  aimait  le  luxe, 
et  dépensait  la  moitié  de  son  revenu  à  satisfaire  ses  goûts  d'artiste 
et  ses  habitudes  de  patricienne.  L'autre  moitié  passait  en  aumônes, 
eu  services  rendus,  en  bienfaits  de  toute  espèce.  Quoique  ce  fut  un 
assez  beau  denier  de  veuve,  comme  elle  l'appelait,  elle  s'accusait 
naïvement  d'être  une  ame  tiède,  de  ne  pas  faire  ce  qu'elle  devait;  et 
concevant  de  sa  charité  plus  de  repentir  que  d'orgueil,  elle  se  pro- 
mettait chaque  jour  de  quîner  te  siècle,  et  de  s'occuper  sérieusement 
de  son  salut.  Vous  voyez,  d'après  ce  mélange  de  faiblesse  féminine 
et  de  vertu  chrétienne,  qu'elle  ne  se  piquait  point  d'être  une  ame 


540  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

forte,  et  que  son  intelligence  n'était  pas  plus  éclairée  que  ne  le  com- 
portaient le  temps  et  le  monde  où  elle  vivait.  Avec  cela,  je  ne  sais  s'il 
a  jamais  existé  de  femme  meilleure  et  plus  charmante.  Les  autres 
femmes,  jalouses  de  sa  beauté,  de  son  opulence  et  de  sa  vertu,  s'en 
vengeaient  en  assurant  qu'elle  était  bornée  et  ignorante.  Il  y  avait  de 
Ja  vérité  dans  cette  accusation  ;  mais  Bianca  n'en  était  pas  moins  ai- 
mable. Elle  avait  un  fond  de  bon  sens  qui  l'empêchait  d'être  jamais 
ridicule,  et,  quant  à  son  manque  d'instruction,  la  naïveté  modeste 
qui  en  résultait  était  chez  elle  une  grâce  de  plus.  J'ai  vu  autour  d'elle 
les  hommes  les  plus  éclairés  et  les  plus  graves  ne  jamais  se  lasser 
de  son  entretien. 

Vivant  ainsi  à  l'église  et  au  théâtre,  dans  la  mansarde  du  pauvre 
et  dans  les  palais,  elle  portait  avec  elle  en  tous  lieux  la  consolation 
ou  le  plaisir,  elle  imposait  à  tous  la  reconnaissance  ou  la  gaieté.  Son 
humeur  était  égale ,  enjouée ,  et  le  caractère  de  sa  beauté  suffisait  à 
répandre  la  sérénité  autour  d'elle.  Elle  était  de  moyenne  taille, 
blanche  comme  le  lait  et  fraîche  comme  une  fleur  ;  tout  en  elle  était 
douceur,  jeunesse,  aménité.  De  même  que,  dans  toute  sa  gracieuse 
personne,  on  eût  vainement  cherché  un  angle  aigu,  de  même  son 
caractère  n'offrit  jamais  la  moindre  aspérité,  ni  sa  bonté  la  moindre 
lacune.  A  la  fois  active  comme  le  dévouement  évangélique  et  non- 
chalante comme  la  mollesse  vénitienne,  elle  ne  passait  jamais  plus 
de  deux  heures  dans  la  journée  au  même  endroit;  mais  dans  son 
palais  elle  était  toujours  couchée  sur  un  sopha,  et  dehors  elle  était 
toujours  étendue  dans  sa  gondole.  Elle  se  disait  faible  sur  les  jambes, 
et  ne  montait  ou  ne  descendait  jamais  un  escalier  sans  être  soutenue 
par  deux  personnes;  dans  ses  appartemens,  elle  était  toujours  ap- 
puyée sur  le  bras  de  Salomé,  une  belle  fille  juive,  qui  la  servait 
et  lui  tenait  compagnie.  On  disait  à  ce  propos  que  M""^  Aldini  était 
boiteuse  par  suite  de  la  chute  d'un  meuble  que  son  mari  avait  jeté 
sur  elle  dans  un  accès  de  colère,  et  qui  lui  avait  fracturé  la  jambe  : 
c'est  ce  que  je  n'ai  jamais  su  précisément,  bien  que  pendant  plus  de 
deux  ans  elle  se  soit  appuyée  sur  mon  bras  pour  sortir  de  son  palais 
et  pour  y  rentrer,  tant  elle  mettait  d'art  et  de  soin  à  cacher  cette  in- 
firmité. 

Malgré  sa  bienveillance  et  sa  douceur,  Bianca  ne  manquait  ni  de 
discernement  ni  de  prudence  dans  le  choix  des  personnes  qui  l'en- 
touraient :  il  est  certain  que  nulle  part  je  n'ai  vu  autant  de  braves 
gens  réunis.  Si  vous  me  trouvez  un  peu  de  bonté  et  assez  de  fierté 
dans  lame,  c'est  au  séjour  que  j'ai  fait  dans  cette  maison  qu'il  faut 


LA  DERNIÈRE  ALDINI.  541 

l'attribuer.  Il  était  impossible  de  n'y  pas  contracter  l'habitude  de 
bien  penser,  de  bien  dire  et  de  bien  faire;  les  valets  étaient  probes 
et  laborieux,  les  amis  fidèles  et  dévoués,...  les  amans  même...  (car 
il  faut  bien  l'avouer,  il  y  eut  des  amans)  étaient  pleins  d'honneur  et 
déloyauté.  J'avais  là  plusieurs  patrons;  de  tous  ces  pouvoirs,  lasj- 
gnora  était  le  moins  impératif.  Au  reste,  tous  étaient  bons  ou  justes. 
Salomé,  qui  était  le  pouvoir  exécutif  de  la  maison ,  maintenait  l'ordre 
avec  un  peu  de  sévérité;  elle  ne  souriait  guère,  et  le  grand  arc  de  ses 
sourcils  se  divisait  rarement  ew  deux  quarts  de  cercle  au-dessus  de 
ses  longs  yeux  noirs.  Mais  elle  avait  de  l'équité,  de  la  patience  et  un 
regard  pénétrant,  qui  ne  méconnaissait  jamais  la  sincérité.  Mandola, 
premier  gondolier,  et  mon  précepteur  immédiat ,  était  un  Hercule 
lombard,  qu'à  ses  énormes  favoris  noirs  et  à  ses  formes  athlétiques 
on  eût  pris  pour  Polyphême.  Ce  n'en  était  pas  moins  le  paysan  le  plus 
doux,  le  plus  calme  et  le  plus  humain  qui  ait  jamais  passé  de  ses 
montagnes  à  la  civilisation  des  grandes  cités.  Enfin,  le  comte  Lan- 
franchi,  le  plus  bel  homme  de  la  république,  que  nous  avions  l'hon- 
neur de  promener  tous  les  soirs  en  gondole  fermée  avec  M™^  Aldini, 
de  dix  heures  à  minuit,  était  bien  le  plus  gracieux  et  le  plus  affable 
seigneur  que  j'aie  rencontré  dans  ma  vie. 

Je  n'ai  jamais  connu  de  feu  monseigneur  Aldini  qu'un  grand  por- 
trait en  pied  qui  était  à  l'entrée  de  la  galerie,  dans  un  cadre  superbe 
un  peu  détaché  de  la  muraille,  et  semblant  commander  à  une  longue 
suite  d'aïeux,  tous  de  plus  en  plus  noirs  et  vénérables,  qui  s'enfon- 
çaient, par  ordre  chronologique,  dans  la  profondeur  sombre  de 
cette  vaste  salle.  Torquato  Aldini  était  habillé  dans  le  dernier  goût 
du  temps ,  avec  un  jabot  de  dentelle  de  Flandre ,  et  un  habit  du  ma- 
tin de  gros  d'été  vert-pomme,  à  brandebourgs  rose-vif  :  il  était  ad- 
mirablement crêpé  et  poudré.  Mais,  malgré  la  galanterie  de  ce  désha- 
billé pastoral ,  je  ne  pouvais  le  regarder  sans  baisser  les  yeux ,  car 
il  y  avait  sur  sa  figure  d'un  jaune  brun,  dans  sa  prunelle  noire  et 
ardente ,  dans  sa  bouche  froide  et  dédaigneuse ,  dans  son  attitude 
impassible ,  et  jusque  dans  le  mouvement  absolu  de  sa  main  longue 
et  maigre,  ornée  de  diamans ,  une  expression  de  fierté  arrogante  et 
de  rigueur  inflexible  que  je  n'avais  jamais  rencontrée  sous  le  toit  de 
ce  palais.  C'était  un  beau  portrait,  et  le  portrait  d'un  beau  jeune 
homme  :  il  était  mort  à  vingt-cinq  ans  à  la  suite  d'un  duel  avec  un 
Foscari ,  qui  avait  osé  se  dire  de  meilleure  famille  que  lui.  Il  avait 
laissé  une  grande  réputation  de  bravoure  et  de  fermeté;  mais  on 
disait  tout  bas  qu'il  avait  rendu  sa  femme  très  malheureuse ,  et  les 


542  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

domestiques  n'avaient  pas  l'air  de  le  regretter.  Il  leur  avait  imprimé 
une  telle  crainte,  qu'ils  ne  passaient  jamais  le  soir  devant  cette  pein- 
ture, saisissante  de  vérité ,  sans  se  découvrir  la  tête,  comme  ils  eus- 
sent fait  devant  la  personne  de  leur  ancien  maître. 

Il  fallait  que  la  dureté  de  son  ame  eût  fait  beaucoup  souffrir  la 
signora,  et  l'eût  bien  dégoûtée  du  mariage ,  car  elle  ne  voulait  point 
contracter  de  nouveaux  liens,  et  repoussait  les  meilleurs  partis  de 
la  république.  Cependant  elle  avait  besoin  d'aimer ,  car  elle  souffrait 
les  assiduités  du  comte  Lanfranchi ,  et  ne  semblait  lui  refuser  des 
douceurs  de  l'hyménée  que  le  serment  indissoluble.  Au  bout  d'un 
an ,  le  comte,  désespérant  de  lui  inspirer  la  confiance  nécessaire  pour 
un  tel  engagement,  et  cherchant  fortune  ailleurs,  lui  confessa  qu'une 
riche  héritière  lui  donnait  meilleure  espérance.  La  signora  lui  rendit 
aussitôt  généreusement  sa  liberté  ;  elle  parut  triste  et  malade  pen- 
dant plusieurs  jours,  mais ,  au  bout  d'un  mois,  le  prince  de  Monta- 
legri  vint  occuper  dans  la  gondole  la  place  que  l'ingrat  Lanfranchi 
avait  laissée  vacante ,  et  pendant  un  an  encore,  Mandola  et  moi  pro- 
menâmes sur  les  lagunes  ce  couple  bénévole,  et  en  apparence  fortuné. 

J'avais  un  attachement  très  vif  pour  la  signora.  Je  ne  concevais 
rien  de  plus  beau  et  de  meilleur  qu'elle  sur  la  terre.  Quand  elle  tour- 
nait sur  moi  son  beau  regard  presque  maternel,  quand  elle  m'adres- 
sait en  souriant  de  douces  paroles  (  les  seules  qui  pussent  sortir  de 
ses  lèvres  charmantes  ) ,  j'étais  si  fier  et  si  content ,  que,  pour  lui  faire 
plaisir,  je  me  serais  jeté  sous  la  carène  tranchante  du  Bucentaure. 
Quand  elle  me  donnait  un  ordre  ,  j'avais  des  ailes  ;  quand  elle  s'ap- 
puyait sur  moi,  mon  cœur  palpitait  de  joie;  quand,  pour  faire  remar- 
quer ma  belle  chevelure  au  prince  de  Montalegri ,  elle  posait  douce- 
ment sa  main  de  neige  sur  ma  tête,  je  devenais  rouge  d'orgueil.  Et 
pourtant  je  promenais  sans  jalousie  le  prince  à  ses  côtés  ;  je  répon- 
dais gaiement  à  ces  quolibets  pleins  de  bienveillance  que  les  seigneurs 
de  Venise  aiment  à  échanger  avec  les  barcaroles  pour  éprouver 
en  eux  l'esprit  de  répartie;  et,  malgré  l'excessive  liberté  dont  le 
gondolier  provoqué  jouit  en  pareil  cas ,  jamais  je  n'avais  senti  contre 
le  prince  le  plus  léger  mouvement  d'aigreur.  C'était  un  bon  jeune 
homme,  je  lui  savais  gré  d'avoir  consolé  la  signora  de  l'abandon 
de  M.  Lanfranchi.  Je  n'avais  pas  cette  sotte  humilité  qui  s'incline  de- 
vant les  prérogatives  du  rang.  En  fait  d'amour,  nous  ne  les  connais- 
sons guère  dans  ce  pays,  et  nous  les  connaissions  encore  moins 
dans  ce  temps-là.  Il  n'y  avait  pas  une  telle  différence  d'âge  entre  la 
signora  et  moi,  que  je  ne  pusse  être  amoureux  d'elle.  Le  fait  est  que 


LA   DERNIÈRE  ALDINÏ.  543 

je  serais  embarrassé  aujourd'hui  de  donner  un  nom  à  ce  que  j'éprou- 
vais alors.  C'était  de  l'amour  peut-être,  mais  de  l'amour  pur  comme 
mon  âge,  et  de  l'amour  tranquille,  parce  que  j'étais  sans  ambition 
et  sans  cupiiité. 

Outre  ma  jeunesse,  mon  zèle  et  mon  caractère  facile  et  enjoué, 
j'avais  plu  particulièrement  à  la  signora  par  mon  amour  pour  la  mu- 
sique :  elle  prenait  plaisir  à  voir  l'émotion  que  j'éprouvais  au  son  de 
sa  belle  voix,  et  chaque  fois  qu'elle  chantait,  elle  me  faisait  appeler. 
Accorte  et  familière,  elle  me  faisait  entrer  jusque  dans  son  cabinet, 
et  m'autorisait  à  m'asseoir  auprès  de  Salomé.  Il  semblait  qu'elle  eût 
aimé  à  voir  cette  farouche  camériste  se  départir  un  peu  avec  moi  de 
son  austérité.  Mais  Salomé  m'imposait  beaucoup  plus  que  la  signora, 
et  jamais  je  ne  fus  tenté  de  m'enhardir  auprès  d'elle. 

Un  jour  la  signora  me  demanda  si  j'avais  de  la  voix.  Je  lui  répondis 
que  j'en  avais  eu,  mais  qu'elle  s'était  perdue.  Elle  voulut  que  j'en 
lisse  l'essai  devant  elle.  Je  m'en  défendis ,  elle  insista,  il  fallut  céder. 
J'étais  fort  troublé,  et  convaincu  qu'il  me  serait  impossible  d'articu- 
ler un  son  ;  car  il  y  avait  bien  un  an  que  je  ne  m'en  étais  avisé.  J'avais 
alors  dix-sept  ans.  Ma  voix  était  revenue,  je  ne  m'en  doutais  pas. 
Je  mis  ma  tête  dans  mes  deux  mains  ;  je  tâchai  de  me  rappeler  une 
strophe  de  la  Jérusalem  y  et  le  hasard  me  fit  rencontrer  celle  qui  ex- 
prime l'amour  d'Olindepour  Sophronie,  et  qui  se  termine  par  ce  vers  ; 

Brama  assaï,  poco  spera,  nulla  chiede. 

Alors,  rassemblant  mon  courage  et  me  mettant  à  crier  de  toute  ma 
force  comme  si  j'eusse  été  en  pleine  mer,  je  fis  retentir  les  lambris 
étonnés  de  ce  lai  plaintif  et  sonore,  sur  lequel  nous  chantons  dans  les 
lagunes  les  prouesses  de  Roland  et  les  amours  d'Herminie.  Je  ne  me 
méfiais  pas  de  l'effet  que  j'allais  produire;  comptant  sur  le  filet  en- 
roué que  j'avais  fait  sortir  autrefois  de  ma  poitrine,  je  faillis  tomber 
à  la  renverse,  lorsque  l'instrument  que  je  recelais  en  moi,  à  mon 
insu,  manifesta  sa  puissance.  Les  tableaux  suspendus  à  la  muraille 
en  frémirent,  la  signora  sourit,  et  les  cordes  de  la  harpe  répondirent 
par  une  longue  vibration  au  choc  de  cette  voix  formidable. 

Sanio  Dio!  s'écria  Salomé  en  laissant  tomber  son  ouvrage  et  en  se 
bouchant  les  oreilles ,  le  lion  de  Saint-Marc  ne  rugirait  pas  autre- 
ment! —  La  petite  Aldini,  qui  jouait  sur  le  tapis,  fut  si  épouvantée, 
qu'elle  se  mit  à  pleurer  et  à  crier. 

Je  ne  sais  ce  que  fit  la  signora.  Je  sais  seulement  qu'elle,  et  l'en» 
fant,  et  Salomé,  et  la  harpe,  et  le  cabinet,  tout  disparut,  et  que  je 


544  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

courus  à  toutes  jambes  à  travers  les  rues ,  sans  savoir  quel  démon 
me  poussait,  jusqu'à  la  Quenta-Valle;  là,  je  me  jetai  dans  une  bar- 
que et  j'arrivai  à  la  grande  prairie  qu'on  nomme  aujourd'hui  le 
Champ-de-Mars,  et  qui  est  encore  le  lieu  le  plus  désert  de  la  ville.  A 
peine  me  vis-je  seul  et  en  liberté,  que  je  me  mis  à  chanter  de  toute  la 
force  de  mes  poumons.  0  miracle  !  j'avais  plus  d'énergie  et  d'étendue 
dans  la  voix  qu'aucun  des  cupidi  que  j'avais  admirés  à  Chioggia. 
Jusque-là  j'avais  cru  manquer  de  puissance ,  et  j'en  avais  trop.  Elle 
me  débordait,  elle  me  brisait.  Je  me  jetai  la  flgure  dans  les  longues 
herbes,  et  en  proie  à  un  accès  de  joie  délirante,  je  fondis  en  larmes. 
0  les  premières  larmes  de  l'artiste!  elles  seules  peuvent  rivaliser  de 
douceur  ou  d'amertume  avec  les  premières  larmes  de  l'amant. 

Je  me  remis  ensuite  à  chanter  et  à  répéter  cent  fois  de  suite  les 
strophes  éparses  dont  j'avais  gardé  souvenance.  A  mesure  que  je 
chantais ,  le  rude  éclat  de  ma  voix  s'adoucissait,  je  sentais  l'instru- 
ment devenir  à  chaque  instant  plus  souple  et  plus  docile.  Je  ne  res- 
sentais aucune  fatigue;  plus  je  m'exerçais ,  plus  il  me  semblait  que 
ma  respiration  devenait  facile  et  de  longue  baleine.  Alors  je  me 
hasardai  à  essayer  les  airs  d'opéra  et  les  romances  que  j'entendais 
chanter  depuis  deux  ans  à  la  signera.  Depuis  deux  ans,  j'avais  bien 
appris  et  bien  travaillé  sans  m'en  douter.  La  méthode  était  entrée 
dans  ma  tête  par  routine ,  par  instinct ,  et  le  sentiment  dans  mon 
ame  par  intuition,  par  sympathie.  J'ai  beaucoup  de  respect  pour 
l'étude;  mais  j'avoue  qu'aucun  chanteur  n'a  moins  étudié  que  moi. 
J'étais  doué  d'une  facilité  et  d'une  mémoire  merveilleuses.  Il  suffisait 
que  j'eusse  entendu  un  trait  pour  le  rendre  aussitôt  avec  netteté.  J'en 
fis  l'épreuve  dès  ce  premier  jour,  et  je  parvins  à  chanter  presque 
d'un  bout  à  l'autre  les  morceaux  les  plus  difficiles  du  répertoire  de 
M"*"  Aldini. 

La  nuit  vint  m'avertir  de  mettre  un  terme  à  mon  enthousiasme.  Je 
m'aperçus  alors  que  j'avais  manqué  tout  le  jour  à  mon  service,  et  je 
retournai  au  palais  confus  et  repentant  de  ma  faute.  C'était  la  pre- 
mière de  ce  genre  que  j'eusse  commise ,  et  je  ne  craignais  rien  tant 
qu'un  reproche  de  la  signora,  quelque  doux  qu'il  dût  être.  Elle  était 
en  train  de  souper,  et  je  me  glissai  timidement  derrière  sa  chaise.  Je 
ne  la  servais  jamais  à  table,  car  j'étais  resté  fier  comme  un  Chiog- 
giote ,  et  j'avais  gardé  toutes  les  franchises  attachées  à  mon  emploi 
privilégié.  Mais,  voulant  réparer  mon  tort  par  un  acte  d'humihté,  je 
pris  des  mains  de  Salomé  l'assiette  de  porcelaine  de  Chine  qu'elle 
allait  lui  présenter,  et  j'avançai  la  main  avec  gaucherie.  M""^  Aldini 


LA  DERNIÈRE   ALDINI.  545 

feignit  d'abord  de  ne  pas  y  faire  attention  et  se  laissa  servir  ainsi 
pendant  quelques  instans;  puis,  tout  d'un  coup  rencontrant  à  la  dé- 
robée mon  regard  piteux,  elle  partit  d'un  grand  éclat  de  rire  en  se 
renversant  sur  son  fauteuil. 

—  Votre  seigneurie  le  gâte,  dit  la  sévère  Salomé  en  réprimant  une 
imperceptible  velléité  de  partager  l'enjouement  de  sa  maîtresse. 

— Pourquoi  le  gronderais-je?  repartit  le  signora.  Il  s'est  fait  peur 
à  lui-même  ce  matin,  et  pour  se  punir,  il  s'est  enfui,  le  pauvret!  Je 
parie  qu'il  n'a  pas  mangé  de  la  journée.  Allons ,  va  souper,  Nellino. 
Je  te  pardonne,  à  condition  que  tu  ne  chanteras  plus. 

Ce  sarcasme  bienveillant  me  sembla  très  amer.  C'était  le  premier 
auquel  je  fusse  sensible,  car,  malgré  tous  les  élémens  offerts  au  déve- 
loppement de  ma  vanité ,  c'était  un  sentiment  que  je  ne  connaissais 
pas  encore.  Mais  l'orgueil  venait  de  s'éveiller  en  moi  avec  la  puis- 
sance, et ,  en  raillant  ma  voix,  on  me  semblait  nier  mon  ame  et  atta- 
quer ma  vie. 

Depuis  ce  jour,  les  leçons  que  me  donnait  à  son  insu  la  signora  en 
s'exerçant  devant  moi,  me  devinrent  de  plus  en  plus  profitables. 
Tous  les  soirs  j'allais  m'exercer  au  Champ-de-Mars,  aussitôt  que 
mon  service  était  flni,  et  j'avais  la  conscience  de  mes  progrès.  Bien- 
tôt les  leçons  de  la  signora  ne  me  suffirent  plus.  Elle  chantait  pour 
son  plaisir,  portant  à  l'étude  une  nonchalance  superbe,  et  ne  cher- 
chant point  à  se  perfectionner.  J'avais  un  désir  immodéré  d'aller  au 
théâtre;  mais,  pendant  tout  le  temps  qu'elle  y  passait,  j'étais  con- 
damné à  garder  la  gondole,  Mandola  jouissant  du  privilège  d'aller 
au  parterre,  ou  d'écouter  dans  les  corridors.  J'obtins  enfin  de  lui, 
un  jour,  qu'il  me  laissât  entrer  à  sa  place  pendant  un  acte  d'opéra, 
à  la  Fenice.  On  jouait  le  Mariage  secret.  Je  ne  chercherai  point  à  vous 
rendre  ce  que  j'éprouvai  :  je  faillis  devenir  fou,  et  manquant  à  la 
parole  que  j'avais  donnée  à  mon  compagnon ,  je  le  laissai  se  mor- 
fondre dans  la  gondole,  et  ne  songeai  à  sortir  que  quand  je  vis  la 
salle  vide  et  les  lustres  éteints. 

Alors  je  sentis  le  besoin  impérieux,  irrésistible,  d'aller  au  théâtre 
tous  les  soirs.  Je  n'osais  point  demander  la  permission  à  M"""  Aldini, 
je  craignais  qu'elle  ne  vînt  encore  à  railler  ma  passion  infortunée 
(  comme  elle  l'appelait  )  pour  la  musique.  Cependant  il  fallait  mourir, 
ou  aller  à  la  Fenice.  J'eus  la  coupable  pensée  de  quitter  le  service  de 
la  signora  et  de  gagner  ma  vie  en  qualité  de  faccliino  à  la  journée, 
afin  d'avoir  le  temps  et  le  moyen  d'aller  le  soir  au  théâtre.  Je  calcu- 
lai qu'avec  les  petites  économies  que  j'avais  faites  au  palais  Aldini, 

TOME  XII.  35 


546  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  en  réduisant  mon  vêtement  et  ma  nourriture  au  plus  strict  néces- 
saire, je  pourrais  satisfaire  ma  passion.  Je  pensai  aussi  à  entrer  au 
théâtre  comme  machiniste,  comparse  ou  allumeur;  l'emploi  le  plus 
abject  m'eût  semblé  doux,  pourvu  que  je  pusse  entendre  de  la  mu- 
sique tous  les  jours.  Enfin  je  pris  le  parti  d'ouvrir  mon  cœur  au 
bienveillant  Montalegri.  On  lui  avait  raconté  mon  aventure  musicale. 
Il  commença  par  rire;  puis,  comme  j'insistais  courageusement,  il 
exigea  pour  condition  que  je  lui  fisse  entendre  ma  voix.  J'hésitai 
beaucoup ,  j'avais  peur  qu'il  ne  me  désespérât  par  ses  railleries ,  et 
quoique  je  n'eusse  pour  l'avenir  aucun  dessein  formulé  avec  moi- 
même,  je  sentais  que  m'enlever  l'espoir  de  savoir  chanter  un  jour, 
c'était  m'arracher  la  vie.  Je  me  résignai  pourtant.  Je  chantai  d'une 
voix  tremblante  le  fragment  d'un  des  airs  que  j'avais  entendus  une 
seule  fois  au  théâtre.  Mon  émotion  gagna  le  prince ,  je  vis  dans  ses 
yeux  qu'il  prenait  plaisir  à  m'entendre  :  je  pris  courage,  je  chantai 
mieux.  Il  leva  les  mains  deux  ou  trois  fois  pour  m'applaudir ,  puis  il 
s'arrêta  de  peur  de  m'interrompre.  Je  chantai  alors  tout-à-fait  bien , 
et  quand  j'eus  fini,  le  prince,  qui  était  un  véritable  dilettante,  faillit 
m'embrasser  et  me  donna  les  plus  grands  éloges.  Il  me  remmena  chez 
la  signora  et  présenta  ma  pétition  qui  fut  ratifiée  sur-le-champ. 
Mais  on  voulut  aussi  me  faire  chanter,  et  jamais  je  ne  voulus  y  con- 
sentir. La  fierté  de  ma  résistance  étonna  M""'  Aldini  sans  l'irriter. 
Elle  pensait  la  vaincre  plus  tard  ;  mais  elle  n'en  vint  pas  à  bout 
aisément.  Plus  je  suivais  le  théâtre,  plus  je  faisais  d'exercices  et  de 
progrès,  plus  aussi  je  sentais  tout  ce  qui  me  manquait  encore,  et 
plus  je  craignais  de  me  faire  entendre  et  juger  avant  d'être  sûr  de 
moi-même.  Enfin,  un  soir  au  Lido  ,  comme  il  faisait  un  clair  de  lune 
superbe ,  et  que  la  promenade  de  la  signora  m'avait  fait  manquer  et 
le  théâtre  et  mon  heure  d'étude  soUtaire,  je  fus  pris  du  besoin  de 
chanter,  et  je  cédai  à  l'inspiration.  La  signora  et  son  amant  m'écou- 
tèrent  en  silence,  et  quand  j'eus  fini,  ils  ne  m'adressèrent  pas  un 
mot  d'approbation  ni  de  blâme.  Mandela  fut  le  seul  qui,  sensible  à 
la  musique  comme  un  vrai  Lombard ,  s'écria  à  plusieurs  reprises 
en  écoutant  mon  jeune  ténore  :  Corpo  dd  Diavolo  !  clie  biion  basso! 

Je  fus  un  peu  piqué  de  l'indifférence  ou  de  l'inattention  de  ma 
patronne.  J'avais  la  conscience  d'avoir  assez  bien  chanté  pour  mériter 
un  encouragement  de  sa  bouche.  Je  ne  comprenais  pas  non  plus  la 
froideur  du  prince,  après  les  éloges  qu'il  m'avait  donnés  deux  mois 
auparavant.  Plus  tard  je  sus  que  ma  maîtresse  avait  été  émerveillée 
de  mes  dispositions  et  de  mes  moyens;  mais  qu'elle  avait  résolu,  pour 


LA  DERNIÈRE   ALDINI.  547 

me  punir  de  m'être  tant  fait  prier,  de  paraître  insensible  à  mon  pre- 
mier essai. 

Je  compris  la  leçon,  et,  quelques  jours  après,  ayant  été  sommé 
par  elle  de  chanter  durant  sa  promenade,  je  m'en  acquittai  de  bonne 
grâce.  Elle  était  seule ,  étendue  sur  les  coussins  delà  gondole,  et 
paraissait  livrée  à  une  mélancolie  qui  ne  lui  était  pas  habituelle.  Elle 
ne  m'adressa  pas  la  parole  durant  toute  la  promenade  ;  mais  en  ren- 
trant, lorsque  je  lui  offris  mon  bras  pour  remonter  le  perron  du 
palais,  elle  me  dit  ce  peu  de  mots,  qui  me  laissa  une  émotion  sin- 
gulière: ((  Nello,  tu  m'as  fait  beaucoup  de  bien.  Je  te  remercie.  » 

Les  jours  suivans,  je  lui  offris  moi-même  de  chanter.  Elle  parut 
accepter  avec  reconnaissance.  La  chaleur  était  accablante  et  les 
théâtres  déserts  ;  la  signora  se  disait  malade,  mais  ce  qui  me  frappa 
le  plus,  c'est  que  le  prince,  ordinairement  si  assidu  à  l'accompagner, 
ne  venait  plus  avec  elle  qu'un  soir  sur  deux,  sur  trois  et  même  sur 
quatre.  Je  pensai  que  lui  aussi  commençait  à  être  infldèle,  et  je  m'en 
affligeai  pour  ma  pauvre  maîtresse.  Je  ne  concevais  pas  son  obstina- 
tion à  repousser  le  mariage  :  il  ne  me  paraissait  pas  juste  que  Mon- 
talegri ,  si  doux  et  si  bon  en  apparence ,  fût  victime  des  torts  de  feu 
Torquato  Aldini.  D'un  autre  côté,  je  ne  concevais  pas  davantage 
qu'une  femme  si  aimable  et  si  belle  n'eût  pour  amans  que  de  lâches 
spéculateurs  plus  avides  de  sa  fortune  qu'attachés  à  sa  personne,  et 
dégoûtés  de  l'une  aussitôt  qu'ils  désespéraient  d'obtenir  l'autre. 

Ces  idées  m'occupèrent  tellement  pendant  quelques  jours,  que, 
malgré  mon  respect  pour  ma  maîtresse,  je  ne  pus  m'empêcher  de 
faire  part  de  mes  commentaires  à  Mandola.  —  Détrompe-toi,  me  ré- 
pondit-il ;  cette  fois,  c'est  le  contraire  de  ce  qui  s'est  passé  avec  Lan- 
franchi.  C'est  la  signora  qui  se  dégoûte  du  prince  et  qui  trouve  chaque 
soir  un  nouveau  prétexte  pour  l'empêcher  de  la  suivre.  Quelle  en  est 
la  raison?  cela  est  impossible  à  deviner,  puisque  nous  qui  la  voyons , 
nous  savons  qu'elle  est  seule,  et  qu'elle  n'a  aucun  rendez-vous.  Peut- 
être  qu'elle  tourne  tout-à-fait  à  la  dévotion  et  qu'elle  veut  se  détacher 
du  monde. 

Le  soir  même ,  j'essayai  de  chanter  à  la  signora  un  cantique  de  la 
Yierge;  mais  elle  m'interrompit  brusquement  en  me  disant  qu'elle 
n'avait  pas  envie  de  dormir  et  me  demanda  les  amours  d'Armide  et 
de  Renaud.  —  Il  s'est  trompé,  dit  Mandola  qui  ne  manquait  pas  de 
finesse,  en  feignant  de  m'excuser.  Je  changeai  de  mode  et  je  fus  écouté 
avec  attention. 

Je  remarquai  bientôt  qu'à  force  de  chanter  en  plein  air,  au  balan- 

35. 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cément  de  la  gondole ,  je  me  fatiguais  beaucoup  et  que  ma  voix  était 
en  souffrance.  Je  consultai  un  professeur  de  musique  qui  venait 
au  palais  pour  apprendre  les  élémens  à  la  petite  Alezia  Aldini ,  alors 
âgée  de  six  ans.  Il  me  répondit  que,  si  je  continuais  à  chanter  dehors, 
je  perdrais  ma  voix  avant  la  fln  de  l'année.  Cette  menace  m'effraya 
tellement ,  que  je  résolus  de  ne  plus  chanter  ainsi.  Mais  le  lendemain, 
la  signora  me  demanda  la  barcarole  nationale  de  la  Biondina,  d'un 
air  si  mélancolique ,  avec  un  regard  si  doux  et  un  visage  si  pâle ,  que 
je  n'eus  pas  le  courage  de  lui  refuser  le  seul  plaisir  qu'elle  parût 
capable  de  goûter  depuis  quelque  temps. 

II  était  évident  qu'elle  maigrissait  et  qu'elle  perdait  de  sa  fraîcheur; 
elle  éloignait  de  plus  en  plus  le  prince.  Elle  passait  sa  vie  en  gondole, 
et  même  elle  négligeait  un  peu  les  pauvres.  Elle  semblait  succomber 
à  un  accablement  dont  nous  cherchions  vainement  la  cause. 

Pendant  une  semaine,  elle  parut  chercher  à  se  distraire.  Elle  s'en- 
toura de  monde,  et  le  soir  elle  se  fit  suivre  par  plusieurs  gon- 
doles où  se  placèrent  ses  amis ,  et  des  musiciens  qui  lui  donnèrent 
la  sérénade.  Une  fois ,  elle  me  pria  de  chanter.  Je  déclinai  ma  com- 
pétence en  présence  des  musiciens  de  profession  et  des  nombreux 
dilettanti.  Elle  insista  d'abord  avec  douceur,  et  puis  avec  un  peu  de 
dépit;  je  continuai  de  m'en  défendre;  et  enfin  elle  m'ordonna  d'un 
ton  absolu  de  lui  obéir.  C'était  la  première  fois  de  sa  vie  qu'elle 
s'emportait.  Au  lieu  de  comprendre  que  c'était  la  maladie  qui  chan- 
geait ainsi  son  caractère ,  et  de  faire  acte  de  complaisance ,  je  m'aban- 
donnai à  un  mouvement  d'orgueil  invincible,  et  lui  déclarai  que  je 
n'étais  pas  son  esclave,  que  je  m'étais  engagé  à  conduire  sa  gondole 
et  non  à  divertir  ses  convives;  en  un  mot,  que  j'avais  failli  perdre 
ma  voix  pour  la  distraire,  et  que,  puisqu'elle  me  récompensait  si 
mal  de  mon  dévouement,  je  ne  chanterais  plus  ni  pour  elle,  ni  pour 
personne.  — Elle  ne  répondit  rien,  les  amis  qui  l'accompagnaient, 
étonnés  de  mon  audace,  gardaient  le  silence.  Au  bout  de  quelques 
instans,  Salomé  fit  un  cri  et  saisit  la  petite  Alezia,  qui,  endormie 
dans  les  bras  de  sa  mère,  avait  failli  tomber  à  l'eau.  La  signora  était 
évanouie  depuis  quelques  minutes,  et  personne  ne  s'en  était  aperçu. 
J'abandonnai  la  rame;  je  parlai  au  hasard;  je  m'approchai  de  la 
signora;  j'étais  si  troublé,  que  j'eusse  fait  quelque  folie,  si  la  pru- 
dente Salomé  ne  m'eût  renvoyé  impérieusement  à  mon  poste.  La  si- 
gnora revint  à  elle,  on  reprit  à  la  hâte  la  route  du  palais.  Mais  la  so- 
ciété était  surprise  et  consternée  ,  la  musique  allait  tout  de  travers; 
et  quant  à  moi;  j'étais  si  désolé  et  si  effrayé,  que  mes  mains  tremblantes 


LA  DERNIÈRE   ALDINI.  549 

ne  pouvaient  plus  soutenir  la  rame.  J'avais  perdu  la  tête ,  j'accrochais 
toutes  les  gondoles.  Mandola  me  maudissait;  mais,  sourd  à  ses  aver- 
tissemens ,  je  me  retournais  à  chaque  instant  pour  regarder  M""'  Al- 
dini ,  dont  le  front  pâle ,  éclairé  par  la  lune ,  semblait  porter  l'em- 
preinte de  la  mort. 

Elle  passa  une  mauvaise  nuit,  le  lendemain  elle  eut  la  fièvre,  et 
garda  le  lit.  Salomé  refusa  de  me  laisser  entrer.  Je  me  glissai  mal- 
gré elle  dans  la  chambre  à  coucher,  et  je  me  jetai  à  genoux  devant  la 
signora,  en  fondant  en  larmes.  Elle  me  tendit  sa  main  que  je  couvris 
de  baisers,  et  me  dit  que  j'avais  eu  raison  de  lui  résister.  —  C'est  moi , 
ajouta-t-elle  avec  une  bonté  évangéUque,  qui  suis  exigeante,  fantasque 
et  impitoyable  depuis  quelque  temps.  Il  faut  me  le  pardonner,  Nello, 
je  suis  malade,  et  je  sens  que  je  ne  peux  plus  gouverner  mon  hu- 
meur comme  à  l'ordinaire.  J'oublie  que  vous  n'êtes  pas  destiné  à  res- 
ter gondolier,  et  qu'un  brillant  avenir  vous  est  réservé.  Pardonnez- 
moi  cela  encore;  mon  amitié  pour  vous  est  si  grande  ,  que  j'ai  eu  le 
désir  égoïste  de  vous  garder  près  de  moi,  et  d'enfouir  votre  talent 
dans  cette  condition  basse  et  obscure  qui  vous  écrase.  Vous  avez 
défendu  votre  indépendance  et  votre  dignité ,  vous  avez  bien  fait. 
Désormais  vous  serez  libre,  vous  apprendrez  la  musique;  je  n'épar- 
gnerai rien  pour  que  votre  voix  se  conserve ,  et  pour  que  votre 
talent  se  développe  ;  vous  ne  me  rendrez  plus  d'autres  services  que 
ceux  qui  vous  seront  dictés  par  l'affection  et  la  reconnaissance. 

Je  lui  jurai  que  je  la  servirais  toute  ma  vie,  que  j'aimerais  mieux 
mourir  que  de  la  quitter,  et,  en  vérité  ,  j'avais  pour  elle  un  attache- 
ment si  légitime  et  si  profond ,  que  je  ne  pensais  pas  faire  un  serment 
téméraire. 

Elle  fut  mieux  portante  les  jours  suivans,  et  me  força  de  prendre 
mes  premières  leçons  de  chant.  Elle  y  assista  et  sembla  y  apporter 
le  plus  vif  intérêt.  Dans  l'intervalle,  elle  me  faisait  étudier  et  répéter 
les  principes,  dont  jusque-là  je  n'avais  pas  eu  la  moindre  idée ,  bien 
que  je  m'y  fusse  conformé  par  instinct  en  m'abandonnant  à  mon 
chant  naturel. 

Mes  progrès  furent  rapides;  je  cessai  tout  service  pénible.  La 
signora  prétendit  que  le  double  mouvement  des  rames  la  fatiguait , 
et  afin  que  Mandola  ne  se  plaignît  pas  d'être  seul  chargé  de  tout  le 
travail ,  son  salaire  fut  doublé.  Quant  à  moi ,  j'étais  toujours  sur  la 
gondole,  mais  assis  à  la  proue,  et  occupé  seulement  à  chercher  dans 
les  yeux  de  ma  patronne  ce  qu'il  fallait  faire  pour  lui  être  agréable. 
Ses  beaux  yeux  étaient  bien  tristes,  bien  voilés.  Sa  santé  s'améliorait 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  instans,  et  puis  s'altérait  de  nouveau.  C'était  là  mon  unique  cha- 
grin, mais  il  était  profond. 

Elle  perdait  de  plus  en  plus  ses  forces,  et  l'aide  de  nos  bras  ne  lui 
suffisait  plus  pour  monter  les  escaliers.  Mandola  était  chargé  de  la 
porter  comme  un  enfant,  comme  je  portais  la  petite  Alezia.  Cette 
fillette  devenait  chaque  jour  plus  belle;  mais  le  genre  de  sa  beauté  et 
son  caractère  en  faisaient  bien  l'antipode  de  sa  mère.  Autant  celle-ci 
était  blanche  et  blonde,  autant  Alezia  était  brune.  Ses  cheveux  tom- 
baient déjà  en  deux  fortes  tresses  d'ébène  jusqu'à  ses  genoux  ;  ses 
petits  bras  ronds  et  veloutés  ressortaient  comme  ceux  d'une  jeune 
mauresque  sur  ses  vêtemens  de  soie,  toujours  blancs  comme  la  neige, 
car  elle  était  vouée  à  la  Vierge.  Quant  à  son  humeur,  elle  était 
étrange  pour  son  âge.  Je  n'ai  jamais  vu  d'enfant  plus  grave,  plus 
méfiant,  plus  silencieux.  Il  semblait  qu'elle  eût  hérité  de  l'humeur 
altière  du  seigneur  Torquato.  Jamais  elle  ne  se  familiarisait  avec 
personne;  jamais  elle  ne  tutoyait  aucun  de  nous.  Une  caresse  de  Sa- 
lomé  lui  semblait  une  offense,  et  c'est  tout  au  plus  si,  à  force  de  la 
porter,  de  la  servir  et  de  l'aduler,  j'obtenais  une  fois  par  semaine 
qu'elle  me  laissât  baiser  le  bout  de  ses  petits  doigts  rosés ,  qu'elle 
soignait  déjà  comme  eut  fait  une  femme  bien  coquette.  Elle  était  très 
froide  avec  sa  mère,  et  passait  des  heures  entières  assise  auprès 
d'elle  dans  la  gondole  les  yeux  attachés  sur  les  flots ,  muette ,  insen- 
sible à  tout  en  apparence,  et  rêveuse  comme  une  statue.  Mais  si  la 
signora  lui  adressait  la  plus  légère  réprimande,  ou  se  mettait  au  lit 
avec  un  redoublement  de  fièvre,  la  petite  entrait  dans  des  accès  de 
désespoir  qui  faisaient  craindre  pour  sa  vie  ou  pour  sa  raison. 

Un  jour,  elle  s'évanouit  dans  mes  bras ,  parce  que  Mandola ,  qui 
portait  sa  mère  devant  nous,  glissa  sur  une  des  marches  du  perron 
et  tomba  avec  elle.  La  signora  se  blessa  légèrement,  et  depuis  cet 
instant  ne  voulut  plus  se  fier  à  l'adresse  du  bon  Hercule  lombard. 
Elle  me  demanda  si  j'aurais  la  force  de  remplir  cet  office.  J'étais 
alors  dans  toute  ma  vigueur,  et  je  lui  répondis  que  je  porterais  bien 
quatre  femmes  comme  elle  et  huit  enfans  comme  le  sien.  Dès-lors  je 
la  portai  toujours,  car,  jusqu'à  l'époque  où  je  la  quittai,  ses  forces 
ne  revinrent  pas. 

Bientôt  arriva  un  moment  où  la  signora  me  sembla  moins  légère 
et  l'escaher  plus  difficile  à  monter.  Ce  n'était  pas  elle  qui  augmentait 
de  volume,  c'était  moi  qui  perdais  mes  forces  au  moment  de  l'entourer 
de  mes  bras.  Je  n'y  comprenais  rien  d'abord,  et  puis  bientôt  je  m'en 
fis  de  grands  reproches  à  moi-même;  mais  mon  émotion  était  insur- 


LA   DERNIÈRE   ALDINI.  551 

montable.  Cette  taille  souple  et  voluptueuse  qui  s'abandonnait  à  moi, 
cette  tête  charmante  qui  se  penchait  vers  mon  visage,  ce  bras  d'al- 
bâtre qui  entourait  mon  cou  nu  et  brûlant,  cette  chevelure  embau- 
mée qui  se  mêlait  à  la  mienne ,  c'en  était  trop  pour  un  garçon  de 
dix-sept  ans.  Il  était  impossible  qu'elle  ne  sentît  pas  les  battemens 
précipités  de  mon  cœur,  et  qu'elle  ne  vît  pas  dans  mes  yeux  le  trouble 
qu'elle  jetait  dans  mes  sens.  —  Je  te  fatigue ,  me  disait-elle  quelque- 
fois d'un  air  mourant.  —  Je  ne  pouvais  pas  répondre  à  cette  languis- 
sante ironie;  ma  tête  s'égarait,  et  j'étais  forcé  de  m'enfuir  aussitôt 
que  je  l'avais  déposée  sur  son  fauteuil.  Un  jour,  Salomé  ne  se  trouva 
pas,  comme  de  coutume,  dans  le  cabinet  pour  la  recevoir.  J'eus 
quelque  peine  à  arranger  les  coussins  pour  l'asseoir  commodément. 
Mes  bras  s'enlaçaient  autour  d'elle;  je  me  trouvai  à  ses  pieds,  et  ma 
tête  mourante  se  pencha  sur  ses  genoux.  Ses  doigts  étaient  passés 
dans  mes  cheveux.  Un  frémissement  subit  de  cette  main  me  révéla  ce 
que  j'ignorais  encore.  Je  n'étais  pas  le  seul  ému,  je  n'étais  pas  le  seul 
prêt  à  succomber.  Il  n'y  avait  plus  entre  nous  ni  serviteur,  ni  pa- 
tronne ,  ni  barcarole ,  ni  signora  ;  il  y  avait  un  jeune  homme  et  une 
jeune  femme  amoureux  l'un  de  l'autre.  Un  éclair  traversa  mon  ame 
et  jaillit  de  mes  yeux.  Elle  me  repoussa  vivement,  et  s'écria  d'une 
voix  étouffée  :  Va-i-cn!  J'obéis,  mais  en  triomphateur.  Ce  n'était  plus 
le  valet  qui  recevait  un  ordre;  c'était  l'amant  qui  faisait  un  sacriflce. 

Un  désir  aveugle  s'empara  dès-lors  de  tout  mon  être.  Je  ne  fis  au- 
cune réflexion  ;  je  ne  sentis  ni  crainte ,  ni  scrupule ,  ni  doute;  je  n'a- 
vais qu'une  idée  fixe ,  c'était  de  me  trouver  seul  avec  Bianca.  Mais 
cela  était  plus  difficile  que  sa  position  indépendante  ne  devait  le  faire 
présumer.  Il  semblait  que  Salomé  devinât  le  péril  et  se  fut  imposé 
la  tâche  d'en  préserver  sa  maîtresse.  Elle  ne  la  quittait  jamais,  si  ce 
n'est  le  soir,  lorsque  la  petite  Alezia  voulait  se  coucher  à  l'heure  où 
sa  mère  allait  à  la  promenade.  Alors  Mandola  était  l'inévitable  témoin 
qui  nous  suivait  sur  les  lagunes.  Je  voyais  bien,  aux  regards  et  à 
l'inquiétude  de  la  signora ,  qu'elle  ne  pouvait  s'empêcher  de  désirer 
un  tète-à-tête  avec  moi  ;  mais  elle  était  trop  faible  de  caractère,  soit 
pour  le  provoquer,  soit  pour  l'éviter.  Je  ne  manquais  pas  de  har- 
diesse et  de  résolution;  mais,  pour  rien  au  monde,  je  n'eusse  voulu 
la  compromettre ,  et  d'ailleurs ,  tant  que  je  n'étais  pas  vainqueur 
dans  cette  situation  délicate ,  mon  rôle  pouvait  être  souverainement 
ridicule  et  même  méprisable  aux  yeux  des  autres  serviteurs  de  la 
signora. 

Heureusement,  le  candide  Mandola,  qui  n'était  pas  dépourvu  de 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

finesse  et  de  pénétration ,  avait  pour  moi  une  amitié  qui  ne  s'est 
jamais  démentie.  Je  ne  serais  pas  étonné,  quoiqu'il  ne  m'ait  jamais 
donné  le  droit  de  l'affirmer,  que,  sous  cette  rude  écorce,  l'amour 
n'eût  fait  quelquefois  tressaillir  un  cœur  tendre ,  lorsqu'il  portait  la 
signora  dans  ses  bras.  C'était  d'ailleurs  une  grande  imprudence  à 
une  jeune  femme ,  de  livrer,  comme  elle  l'avait  fait ,  le  secret  et  pres- 
que le  spectacle  de  ses  amours  à  deux  hommes  de  notre  âge,  et  il 
était  bien  impossible  que  nous  fussions  témoins,  depuis  deux  ans, 
du  bonheur  d'autrui,  sans  avoir  conçu,  l'un  et  l'autre,  quelque  ten- 
tation importune.  Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  peine  à  croire  que  Mandola 
eût  deviné  si  bien  ce  qui  se  passait  en  moi ,  si  quelque  chose  d'ana- 
logue ne  se  fût  passé  en  lui-même.  Un  soir  qu'il  me  voyait  absorbé, 
assis  à  la  proue  de  la  gondole  et  la  tête  cachée  dans  les  deux  mains, 
en  attendant  que  la  signora  nous  fît  avertir,  il  me  dit  seulement  ces 
mots  :  Nello  !  NelloIJ!  mais  d'un  ton  qui  me  sembla  renfermer  tant  de 
sens,  que  je  levai  la  tête  et  le  regardai  avec  une  sorte  d'épouvante , 
comme  si  mon  sort  eût  été  dans  ses  mains.  —  Il  étouffa  une  sorte  de 
soupir  en  ajoutant  le  dicton  populaire  :  Sara  quel  clie  sara  !  — 

—  Que  veux-tu  dire?  m'écriai-je  en  me  levant  et  en  lui  saisissant  le 
bras.  — Nello!  Nello  I...répéta-t-il  en  secouant  la  tête.  —  On  vint  m'a- 
vertir  en  ce  moment  de  monter  pour  transporter  la  signora  dans  la 
gondole;  mais  le  regard  expressif  de  Mandola  me  suivit  sur  le  perron 
et  me  jeta  dans  une  émotion  singulière. 

Ce  jour  même ,  Mandola  demanda  à  M""^  Aldini  la  permission  de 
s'absenter  pendant  une  semaine  pour  aller  voir  son  père  malade. 
Bianca  parut  effrayée  et  surprise  de  cette  demande;  mais  elle  l'ac- 
corda aussitôt  en  ajoutant:  Mais  qui  donc  conduira  ma  gondole?  — 
Nello ,  répondit  Mandola  en  me  regardant  avec  attention.  —  Mais  il 
ne  sait  pas  voguer  seul?  reprit  la  signora...  Allons,  rentrez-moi, 
nous  chercherons  demain  un  remplaçant  provisoire.  Va  voir  ton 
père,  et  soigne-le  bien,  je  prierai  pour  lui.  — 

Le  lendemain ,  la  signora  me  fit  appeler  et  me  demanda  si  je  m'é- 
tais enquis  d'un  barcarole.  Je  ne  répondis  que  par  un  sourire  auda- 
cieux. La  signora  devint  pâle,  et  me  dit  d'une  voix  tremblante  :  — 
Vous  y  songerez  demain,  je  ne  sortirai  pas  aujourd'hui. 

Je  compris  ma  faute;  mais  la  signora  avait  montré  plus  de  peur  que 
de  colère,  et  mon  espoir  accrut  mon  insolence.  Vers  le  soir,  je  vins 
lui  demander  s'il  fallait  faire  avancer  la  gondole  au  perron.  Elle  me 
répondit  d'un  ton  froid  :  —Je  vous  ai  dit  ce  matin  que  je  ne  sortirais 
pas.  —  Je  ne  perdis  pas  courage.  —  Le  temps  a  changé,  signora,  re- 


LA  DERNIÈRE   ALDINI.  553 

pris-je,  le  vent  souffle  de  sirocco.  Il  fait  beau  pour  vous,  ce  soir. — 
Elle  tourna  vers  moi  un  regard  accablant  en  disant  :  —  Je  ne  t'ai  pas 
demandé  le  temps  qu'il  fait.  Depuis  quand  me  donnes-tu  des  consul- 
tations? —  La  lutte  était  engagée,  je  ne  reculai  point.  —  Depuis  que 
vous  semblez  vouloir  vous  laisser  mourir,  répondis-je  avec  véhé- 
mence. Elle  parut  céder  à  une  force  magnétique,  car  elle  pencha  sa 
tête  languissamment  sur  sa  main  et  me  dit  d'une  voix  éteinte  de  faire 
avancer  la  gondole. 

Je  l'y  transportai.  Salomé  voulut  la  suivre.  Je  pris  sur  moi  de  lui 
dire  d'un  ton  absolu  que  sa  maîtresse  lui  commandait  de  rester  près 
de  la  signora  Alezia.  Je  vis  la  signora  rougir  et  pâlir  tandis  que  je 
prenais  la  rame  et  que  je  repoussais  avec  empressement  le  perron  de 
marbre  qui  bientôt  sembla  fuir  derrière  nous. 

Quand  je  me  vis  seulement  à  quelques  brasses  de  distance  du  pa- 
lais ,  il  me  sembla  que  je  venais  de  conquérir  le  monde ,  et  que  les 
importuns  écartés,  ma  victoire  était  assurée.  Je  ramai  con  furore  jus- 
qu'au milieu  des  lagunes  sans  me  détourner,  sans  dire  un  seul  mot, 
sans  reprendre  haleine.  J'avais  bien  plutôt  l'air  d'un  amant  qui  en- 
lève sa  maîtresse  que  d'un  gondolier  qui  conduit  sa  patronne.  Quand 
nous  fûmes  sans  témoins,  je  jetai  ma  rame,  et  laissai  la  barque  s'en 
aller  à  la  dérive;  mais,  là,  tout  mon  courage  m'abandonna,  il  me 
fut  impossible  de  parler  à  la  signora,  je  n'osai  même  pas  la  regar- 
der. Elle  ne  me  donna  aucun  encouragement,  et  je  la  ramenai  au 
palais,  assez  mortiflé  d'avoir  repris  le  métier  de  barcarole  sans  avoir 
obtenu  la  récompense  que  j'espérais. 

Salomé  me  montra  de  l'humeur  et  m'humilia  plusieurs  fois,  en 
m'accusant  d'avoir  l'air  brusque  et  préoccupé.  Je  ne  pouvais  dire 
une  parole  à  la  signora  sans  que  la  camériste  ne  me  reprît,  préten- 
dant que  je  ne  m'exprimais  pas  d'une  manière  respectueuse.  La 
signora,  qui  prenait  toujours  ma  défense,  ne  parut  pas  seulement 
s'apercevoir,  ce  soir-là,  des  mortifications  qu'on  me  faisait  éprouver. 
J'étais  outré.  Pour  la  première  fois,  je  rougissais  sérieusement  de 
ma  position,  et  j'eusse  songé  à  en  sortir,  si  l'invincible  aimant  du  dé- 
sir ne  m'eût  retenu  en  servage. 

Pendant  plusieurs  jours,  je  souffris  beaucoup.  La  signora  me  lais- 
sait impitoyablement  exténuer  mes  forces  à  la  faire  courir  sur  l'eau, 
en  plein  midi,  par  un  temps  d'automne  sec  et  brûlant,  en  présence 
de  toute  la  ville,  qui  m'avait  vu  long-temps  assis  dans  sa  gondole,  à 
ses  pieds,  presque  à  ses  côtés,  et  qui  me  voyait  maintenant  couvert 
de  sueur,  retourner  de  la  sublime  profession  de  barde  au  dur  mé- 


554  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tier  de  rameur.  Mon  amour  se  changea  en  colère.  J'eus  deux  ou  trois 
fois  la  tentation  coupable  de  lui  manquer  de  respect  en  public,  et 
puis  j'eus  honte  de  moi-même,  et  je  retombai  dans  l'accablement. 
Un  matin ,  il  lui  prit  fantaisie  d'aborder  au  Lido.  La  rive  était  dé- 
serte. Le  sable  étincelait  au  soleil,  ma  tête  était  en  feu,  la  sueur  ruis- 
selait sur  ma  poitrine.  Au  moment  où  je  me  baissais  pour  soulever 
M"*"  Aldini,  elle  passa  sur  mon  front  humide  son  mouchoir  de  soie  et 
me  regarda  avec  une  sorte  de  compassion  tendre. 

—  Poveretto!  me  dit-elle,  tu  n'es  pas  fait  pour  le  métier  auquel 
je  te  condamne! 

—  Pour  vous  j'irais  à  Varsenal  (1) ,  répondis-je  avec  feu. 

—  Et  tu  sacrifierais ,  reprit-elle ,  ta  belle  voix ,  et  le  grand  talent 
que  tu  peux  acquérir,  et  la  noble  profession  d'artiste  à  laquelle  tu 
peux  arriver? 

—  Tout!  lui  répondis-je  en  pliant  les  deux  genoux  devant  elle. 

—  Tu  mens!  reprit  la  signora  d'un  air  triste.  Retourne  à  taplace^ 
ajouta-t-elle  en  me  montrant  la  proue.  Je  veux  me  reposer  un  peu  ici. 

Je  retournai  à  la  proue,  mais  je  laissai  ouverte  la  porte  du  casin. 
Je  la  voyais  pâle  et  blonde,  étendue  sur  les  coussins  noirs,  envelop- 
pée dans  sa  noire  mantille,  enfoncée  et  comme  cachée  dans  le  velours 
noir  de  cet  habitacle  mystérieux ,  qui  semble  fait  pour  les  plaisirs 
furtifs  et  les  voluptés  défendues.  Elle  ressemblait  à  un  beau  cygne, 
qui,  pour  éviter  le  chasseur,  s'enfonce  sous  une  sombre  grotte.  Je 
sentis  ma  raison  m'abandonner;  je  me  glissai  sur  mes  genoux  jus- 
qu'auprès d'elle.  Lui  donner  un  baiser  et  mourir  ensuite  pour  expier 
ma  faute,  c'était  toute  ma  pensée.  Elle  avait  les  yeux  fermés,  elle  fai- 
sait semblant  de  sommeiller,  mais  elle  sentait  le  feu  de  mon  haleine. 
Alors  elle  m'appela  à  voix  haute  comme  si  elle  m'eût  cru  bien  loin 
d'elle,  et  feignit  de  s'éveiller  lentement,  pour  me  donner  le  temps  de 
m'éloigner.  Elle  m'ordonna  de  lui  aller  chercher  à  la  bottega  du  Lido 
une  eau  de  citron,  et  referma  les  yeux.  Je  mis  un  pied  sur  la  rive, 
et  ce  fut  tout.  Je  rentrai  dans  la  gondole;  je  restai  debout  à  la  regar- 
der. Elle  rouvrit  les  yeux,  et  son  regard  semblait  m'attirer  par  mille 
chaînes  de  fer  et  de  diamant.  Je  fis  un  pas  vers  elle,  elle  referma  les 
yeux  de  nouveau;  j'en  fis  un  second,  elle  les  rouvrit  encore,  et  affecta 
un  air  de  surprise  dédaigneuse.  Je  retournai  vers  la  rive,  et  je  revins 
encore  dans  la  gondole.  Ce  jeu  cruel  dura  plusieurs  minutes.  Elle 
m'attirait  et  me  repoussait,  comme  l'épervier  joue  avec  le  passereau 

(l)  A\ix  galères. 


LA   DERNIÈRE   ALDINI.  555 

blessé  à  mort.  La  colère  s'empara  de  moi ,  je  poussai  avec  violence 
la  porte  du  casino,  dont  la  glace  vola  en  éclats.  Elle  jeta  un  cri  au- 
quel je  ne  daignai  pas  faire  attention ,  et  je  m'élançai  sur  la  rive ,  en 
chantant  d'une  voix  de  tonnerre ,  que  je  croyais  folâtre  et  dégagée  : 

LaBiondina  in  gondoleta 
L'altra  sera  mi  o  mena; 
Dal  piazer  la  povareta 
La  s'a  in  boto  adormenta. 
Ela  dormiva  su  sto  bracio 
Me  intanto  lasvegliava; 
E  la  barca  che  ninava 
La  tornava  a  adormenzar. 

Je  m'assis  sur  une  des  tombes  hébraïques  du  Lido;  j'y  restai  long- 
temps, je  me  fls  attendre  à  dessein.  Et  puis  tout  à  coup  pensant 
qu'elle  souffrait  peut-être  de  la  soif,  et  pénétré  de  remords,  je  cou- 
rus chercher  le  rafraîchissement  qu'elle  m'avait  demandé  et  le  lui 
portai  avec  soUicitude.  Néanmoins  j'espérais  qu'elle  me  ferait  une 
réprimande,  j'aurais  voulu  être  chassé,  car  ma  condition  n'était  plus 
supportable;  elle  me  reçut  sans  colère,  et,  me  remerciant  même  avec 
douceur,  elle  prit  le  verre  que  je  lui  présentais.  Je  vis  alors  que  sa 
main  était  ensanglantée;  les  éclats  de  la  glace  l'avaient  blessée,  je 
ne  pus  retenir  mes  larmes.  Je  vis  que  les  siennes  coulaient  aussi,  mais 
elle  ne  m'adressa  pas  la  parole,  et  je  n'osai  pas  rompre  ce  silence 
plein  de  tendres  reproches  et  de  timides  ardeurs. 

Je  pris  la  résolution  d'étouffer  cet  amour  insensé  et  de  m'éloigner 
de  Venise.  J'essayais  de  me  persuader  que  la  signora  ne  l'avait 
jamais  partagé,  et  que  je  m'étais  flatté  d'un  espoir  insolent;  mais  à 
chaque  instant  son  regard,  le  son  de  sa  voix,  l'expression  de  son 
geste,  sa  tristesse  même,  qui  semblait  augmenter  et  diminuer  avec  la 
mienne ,  tout  me  ramenait  à  une  conûance  délirante  et  à  des  rêves 
dangereux. 

Le  destin  semblait  travailler  à  nous  ôter  le  peu  de  forces  qui  nous 
restait.  Mandola  ne  revenait  pas.  J'étais  un  très  médiocre  rameur, 
malgré  mon  zèle  et  mon  énergie;  je  connaissais  mal  les  lagunes,  je 
les  avais  toujours  parcourues  avec  tant  de  préoccupation  !  Un  soir 
J'égarai  la  gondole  dans  les  paludes  qui  s'étendent  entre  le  canal 
Saint-George  et  celui  des  Marane.  La  marée  montante  immergeait 
encore  ces  vastes  bancs  d'algues  et  de  sables;  mais  le  flot  commença 
à  se  retirer  avant  que  j'eusse  pu  regagner  les  eaux  courantes,  j'aper- 
cevais déjà  la  pointe  des  plantes  marines  qu'une  douce  brise  balan- 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

çait  au  milieu  de  l'écume.  Je  fis  force  de  rames,  mais  en  vain.  Le 
reflux  mit  à  sec  une  plaine  immense,  et  la  barque  vint  échouer  dou- 
cement sur  un  lit  de  verdure  et  de  coquillages.  La  nuit  s'étendait  sur 
le  ciel  et  sur  les  eaux  ;  les  oiseaux  de  mer  s'abattaient  par  milliers 
autour  de  nous  en  remplissant  l'air  de  leurs  cris  plaintifs.  J'appelai 
long-temps,  ma  voix  se  perdit  dans  l'espace;  aucune  barque  de  pê- 
cheur ne  se  trouvait  amarrée  autour  de  la  palude,  aucune  embar- 
cation ne  s'approchait  de  nos  rives.  Il  fallait  se  résigner  à  attendre 
du  secours  du  hasard,  ou  de  la  marée  montante  du  lendemain;  cette 
dernière  alternative  m'inquiétait  beaucoup,  je  craignais  pour  ma 
maîtresse  la  fraîcheur  delà  nuit,  et  surtout  les  vapeurs  malsaines  que 
les  paludes  exhalent  au  lever  du  jour;  j'essayai  en  vain  de  tirer  la 
gondole  vers  une  flaque  d'eau.  Outre  que  cela  n'eût  servi  qu'à  nous 
faire  gagner  quelques  pas ,  il  eut  fallu  plus  de  six  personnes  pour 
soulever  la  barque  engravée.  Alors  je  résolus  de  traverser  le  maré- 
cage en  m'enfonçant  dans  la  vase  jusqu'aux  genoux,  de  gagner  les 
eaux  courantes  et  de  les  franchir  à  la  nage  pour  aller  chercher  du 
secours.  C'était  une  entreprise  insensée,  car  je  ne  connaissais  pas  la 
palude,  et  là,  où  les  pêcheurs  se  dirigent  habilement  pour  recueillir 
des  fruits  de  mer,  je  me  serais  perdu  dans  les  fondrières  et  dans  les 
sables  mouvans,  au  bout  de  quelques  pas.  Quand  la  signora  vit  que 
je  résistais  à  sa  défense  et  que  j'allais  m'aventurer,  elle  se  leva  avec 
vivacité,  et  trouvant  la  force  de  se  tenir  debout  un  instant,  elle 
m'entoura  de  ses  bras,  et  retomba  en  m'attirant  presque  sur  son 
cœur.  Alors  j'oubliai  tout  ce  qui  m'inquiétait ,  et  je  m'écriai  avec 
ivresse  :  Oui!  oui!  restons  ici,  n'en  sortons  jamais;  mourons-y  de 
bonheur  et  d'amour,  et  que  l'Adriatique  ne  s'éveille  pas  demain  pour 
nous  en  tirer  1 

Dans  le  premier  moment  de  trouble,  elle  faillit  s'abandonner  à 
mes  transports;  mais  retrouvant  bientôt  la  force  dont  elle  s'était 
armée:  Eh  bien!  oui,  me  dit-elle  en  me  donnant  un  baiser  sur  le 
front;  eh  bien!  oui,  je  t'aime,  et  il  y  a  déjà  bien  long-temps.  C'est 
parce  que  je  t'aimais  que  j'ai  refusé  d'épouser  Lanfranchi,  ne  pou- 
vant me  résoudre  à  mettre  un  obstacle  éternel  entre  toi  et  moi.  C'est 
parce  que  je  t'aimais  que  j'ai  souffert  l'amour  de  Montalegri,  crai- 
gnant de  succomber  à  ma  passion  pour  toi  et  voulant  la  combattre; 
c'est  parce  que  je  t'aime  que  je  l'ai  éloigné,  ne  pouvant  plus  supporter 
cet  amour  que  je  ne  partageais  pas;  c'est  parce  que  je  t'aime  que  je 
ne  veux  pas  encore  m'abandonner  à  ce  que  j'éprouve  aujourd'hui, 
car  je  veux  te  donner  des  preuves  d'amour  véritable,  et  je  dois  à  ta 


LA  DERNIÈRE   ALDINI.  557 

fierté,  lonjy-temps  humiliée,  un  autre  dédommagement  que  de  vaines 
caresses,  un  autre  titre  que  celui  d'amant. 

Je  ne  compris  rien  à  ce  langage.  Quel  autre  titre  que  celui  d'amant 
aurais-je  pu  désirer,  quel  autre  bonheur  que  celui  de  posséder  une 
belle  maîtresse?  J'avais  eu  de  sots  instans  d'orgueil  et  d'emporte- 
ment; mais  c'est  qu'alors  j'étais  malheureux,  c'est  que  je  croyais 
n'être  pas  aimé.  —  Pourvu  que  je  le  sois,  m'écriai-je,  pourvu  que  vous 
me  le  disiez  comme  à  présent  dans  le  mystère  de  la  nuit,  et  que  cha- 
que soir  à  l'écart,  loin  des  curieux  et  des  envieux  vous  me  donniez  un 
baiser  comme  tout  à  l'heure ,  pourvu  que  vous  soyez  à  moi  en  secret, 
dans  le  sein  de  Dieu,  ne  serai-je  pas  plus  fier  et  plus  heureux  que  le 
doge  de  Venise?  Que  me  faut-il  de  plus  que  de  vivre  près  de  vous  et 
de  savoir  que  vous  m'appartenez?  Ah!  que  tout  le  monde  l'ignore; 
je  n'ai  pas  besoin  de  faire  des  jaloux  pour  être  glorieux,  et  ce  n'est 
pas  l'opinion  des  autres  qui  fera  l'orgueil  et  la  joie  de  mon  ame. 

—  Et  pourtant,  répondit  Bianca,  tu  seras  humilié  d'être  mon  ser- 
viteur, désormais?  —  Moi  I  m'écriai-je,  je  l'étais  ce  matin ,  demain 
j'en  serai  fier. — Quoi!  dit-elle,  tu  ne  me  mépriserais  pas  si,  m'étant 
abandonnée  à  ton  amour,  je  te  laissais  dans  l'abjection?  — Il  ne  peut 
pas  y  avoir  d'abjection  à  servir  ceux  qui  nous  aiment,  lui  répondis- 
je.  Si  vous  étiez  ma  femme,  croyez-vous  que  je  vous  laisserais  porter 
par  un  autre  que  moi?  Pourrais-je  être  occupé  d'autre  chose  que  de 
vous  soigner  et  de  vous  distraire?  Salomé  n'est  pas  humiliée  de  vous 
servir,  et  pourtant  vous  ne  l'aimez  pas  autant  que  moi ,  n'est-ce  pas, 
signora  mia? 

—  0  mon  noble  enfant!  s'écria  Bianca  en  pressant  m.a  tête  sur  son 
sein  avec  transport,  ô  ame  pure  et  désintéressée!  Qu'on  vienne 
donc  dire  maintenant  qu'il  n'y  a  de  grands  cœurs  que  ceux  qui 
naissent  dans  les  palais  !  Qu'on  vienne  donc  nier  la  candeur  et  la 
sainteté  de  ces  natures  jlébéiennes,  rangées  si  bas  par  nos  odieux 
préjugés  et  notre  dédain  stupide!  0  toi,  le  seul  homme  qui  m'ait 
aimée  pour  moi-même,  le  seul  qui  n'ait  aspiré  ni  à  mon  rang,  ni  à 
ma  fortune,  eh  bien  !  c'est  toi  qui  partageras  l'un  et  l'autre,  c'est  toi 
qui  me  feras  oubher  les  malheurs  de  mon  premier  hymen,  et  qui 
remplaceras  par  ton  nom  rustique  le  nom  odieux  d'Aldini  que  je 
porte  à  regret!  C'est  toi  qui  commanderas  à  mes  vassaux,  et  qui 
seras  le  seigneur  de  mes  terres  en  même  temps  que  le  maître  de  ma 
vie.  Nello,  veux-tu  m'épouser? 

Si  la  terre  se  fut  entr'ouverte  sous  mes  pieds,  ou  si  la  voûte  des 
cieuxse  fût  écroulée  sur  ma  tête,  je  n'aurais  pas  éprouvé  une  commo- 


558  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  de  surprise  plus  violente  que  celle  qui  me  rendit  muet  devant 
une  telle  demande.  Quand  je  fus  un  peu  remis  de  ma  stupéfaction, 
je  ne  sais  ce  que  je  répondis,  ma  tête  se  troublait,  et  il  m'était  impos- 
sible d'avoir  une  idée  juste.  Tout  ce  que  put  faire  mon  bon  sens 
naturel  fut  de  repousser  des  honneurs  trop  lourds  pour  mon  âge  et 
pour  mon  inexpérience.  Bianca  insista.  —  Écoute,  me  dit-elle,  je  ne 
suis  point  heureuse.  Mon  enjouement  couvre  depuis  long-temps  des 
peines  profondes;  et  maintenant  tu  me  vois  malade,  et  ne  pouvant 
plus  dissimuler  mon  ennui.  Ma  position  dans  le  monde  est  fausse  et 
amère  ;  celle  que  je  me  suis  faite  vis-à-vis  de  moi-même  est  pire 
encore,  et  Dieu  est  mécontent  de  moi.  ïu  sais  que  je  ne  suis  point  de 
famille  patricienne.  ïorquato  Aldini  m'épousa  pour  les  grands  biens 
que  mon  père  avait  amassés  dans  le  commerce.  Ce  seigneur  allier 
ne  vit  jamais  en  moi  que  l'instrument  de  sa  fortune,  il  ne  daigna 
jamais  me  traiter  comme  son  égale;  quelques-uns  de  sesparens  l'en- 
courageaient dans  cette  ridicule  et  cruelle  attitude  de  maître  et  de 
seigneur  qu'il  avait  prise  avec  moi  dès  le  premier  jour;  les  autres  le 
blâmaient  hautement  de  s'être  mésallié  pour  payer  ses  dettes,  et  le 
traitaient  froidement  depuis  son  mariage.  Après  sa  mort,  tous  refu- 
sèrent de  me  voir,  et  je  me  trouvai  sans  famille,  car,  en  entrant  dans 
celle  d'un  noble,  je  m'étais  aliéné  l'estime  et  l'affection  de  la  mienne 
propre.  J'avais  épousé  Torqualo  par  amour,  et  ceux  de  mes  parens 
qui  ne  me  regardaient  pas  comme  insensée,  me  croyaient  imbue  d'une 
sotte  vanité  et  d'une  basse  ambition.  Voilà  pourquoi,  malgré  ma 
fortune,  ma  jeunesse,  et  un  caractère  serviable  et  inoffensif,  tu  vois 
que  mes  salons  sont  à  peu  près  déserts  et  ma  société  fort  restreinte. 
3'ai  quelques  excellens  amis ,  et  leur  compagnie  sufflt  à  mon  cœur. 
Mais  je  ne  connais  point  l'enivrement  du  monde,  et  il  ne  m'a  pas 
assez  bien  traitée  pour  que  je  lui  fasse  le  sacrifice  de  mon  bonheur. 
En  l'épousant,  je  sais  que  je  vais  attirer  sur  moi,  non  plus  seulement 
son  indifférence,  mais  une  malédiction  irrévocable.  Ne  t'en  effraie 
pas,  tu  vois  que  c'est  de  ma  part  un  mince  sacrifice. 

—  Mais  pourquoi  m'épouser?  repiis-je.  Pourquoi  braver  inutile- 
ment cette  malédiction?  Puisque  je  n'ai  pas  besoin  de  votre  fortune 
pour  être  heureux,  puisque  vous  n'avez  pas  besoin  d'un  engagement 
solennel  de  ma  part  pour  être  bien  sûre  que  je  vous  aimerai  toujours  ? 

—  Que  tu  sois  mon  mari  ou  mon  amant ,  repartit  Bianca ,  le  monde 
ne  le  saura  pas  moins,  et  je  n'en  serai  pas  moins  maudite  et  mépri- 
sée. Puisqu'il  faut  que  d'une  manière  ou  de  l'autre  ton  amour  me 
sépare  entièrement  du  monde,  je  veux  du  moins  me  réconcilier  avec 


LA   DERNIÈRE   ALDINI.  559 

Dieu,  et  trouver  dans  cet  amour  sanctifié  par  l'église  la  force  de 
mépriser  le  monde  à  mon  tour.  Depuis  long-temps,  je  vis  mal,  je 
pèche  sans  profit  pour  mon  bonheur,  j'expose  mon  salut  éternel  sans 
trouver  la  joie  de  mon  ame.  Maintenant  je  l'ai  trouvée  et  je  veux  la 
goûter  pure  et  sans  nuages  ;  je  veux  dormir  sans  remords  sur  le  sein 
d'un  homme  que  j'aime  ;  je  veux  pouvoir  dire  au  monde  :  C'est  toi 
qui  perds  et  corromps  les  cœurs.  L'amour  de  Nello  m'a  sauvée  et 
purifiée ,  et  j'ai  un  refuge  contre  toi  ;  c'est  Dieu  qui  m'a  permis 
d'aimer  Nello,  et  qui  désormais  me  commande  de  l'aimer  jusqu'à  la 
mort. 

Bianca  me  parla  encore  long-temps  de  la  sorte.  Il  y  avait  de  la 
faiblesse ,  de  l'enfantillage  et  de  la  bonté  dans  ces  naïfs  calculs  de  sa 
fierté,  de  son  amour  et  de  sa  dévotion.  Je  n'étais  pas  moi-même  un 
esprit  fort.  Il  n'y  avait  pas  long-temps  que  je  ne  m'agenouillais  plus 
soir  et  matin,  dans  la  chaloupe  paternelle  ,  devant  l'image  de  saint 
Antoine  peinte  sur  la  voile,  et  quoique  les  belles  dames  de  Venise 
me  donnassent  bien  des  distractions  dans  la  basilique,  je  ne  manquais 
jamais  à  la  messe,  et  j'avais  encore  au  cou  le  scapulaire  que  ma  mère 
y  avait  cousu  en  me  donnant  sa  bénédiction  le  jour  où  je  quittai 
Chioggia.  Je  me  laissai  donc  vaincre  et  persuader  par  M"""  Aldini  ;  et 
sans  résister  ni  m'engager  davantage,  je  passai  la  nuit  à  ses  pieds, 
soumis  comme  un  enfant  à  ses  scrupules  religieux,  enivré  du  seul 
bonheur  de  baiser  ses  mains  et  de  respirer  le  parfum  de  son  éven- 
tail. Ce  fut  une  belle  nuit;  les  étoiles  étincelantes  tremblottaient  dans 
les  petites  mares  d'eau  que  la  mer  avait  oubliées  sur  la  palude,  la 
brise  murmurait  dans  les  varecs  verdoyans.  De  temps  en  temps  nous 
apercevions  au  loin  le  fanal  d'une  gondole  ghssant  sur  les  flots,  et 
nous  ne  songions  plus  à  l'appeler  à  notre  aide.  La  voix  de  l'Adriati- 
que brisant  de  l'autre  côté  du  Lido  nous  arrivait  monotone  et 
majestueuse.  Nous  nous  livrions  à  mille  rêves  enchanteurs,  nous  for- 
mions mille  projets  délicieusement  puérils.  La  lune  se  coucha  len- 
tement et  s'enseveHt  dans  les  flots  assombris  de  l'horizon,  comme 
une  chaste  vierge  dans  un  linceul.  Nous  étions  chastes  comme  elle, 
et  elle  sembla  nous  jeter  un  regard  protecteur  avant  de  se  plonger 
dans  les  eaux. 

Mais  bientôt  le  froid  se  fit  sentir,  et  une  nappe  de  brume  blanche 
s'étendit  sur  le  marais.  Je  fermai  l'habitacle,  j'enveloppai  Bianca  dans 
ma  cape  rouge.  Je  m'assis  tout  près  d'elle,  je  l'entourai  de  mes  bras 
pour  la  préserver,  je  réchauffai  ses  mains  et  ses  bras  de  mon  haleine. 
Un  calme  délicieux  semblait  être  descendu  dans  son  cœur  depuis 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elle  m'avait  presque  arraché  la  promesse  de  l'épouser.  Elle  pen- 
cha doucement  sa  tête  sur  mon  épaule.  La  nuit  était  avancée;  depuis 
plus  de  six  heures  nous  exhalions  en  discours  tendres  et  passionnés 
l'ardeur  de  nos  âmes.  Une  douce  fatigue  s'empara  aussi  de  moi,  et 
nous  nous  endormîmes  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  aussi  purs  que 
l'aube  qui  commençait  à  blanchir  l'horizon.  Ce  fut  notre  nuit  de  noces, 
notre  seule  nuit  d'amour,  nuit  virginale  qui  ne  revint  jamais,  et  dont 
le  souvenir  ne  fut  jamais  souillé. 

Des  voix  rudes  m'éveillèrent;  je  courus  à  l'avant  de  la  gondole,  je 
vis  plusieurs  hommes  qui  venaient  à  nous.  A  l'heure  du  départ  pour 
la  pêche,  l'embarcation  échouée  avait  été  signalée  par  une  famille  de 
mariniers  qui  m'aida  à  la  pousser  jusqu'au  canal  des  Marane,  d'où  je 
la  ramenai  rapidement  au  palais. 

Que  j'étais  heureux  en  posant  le  pied  sur  la  première  marche!  Je 
ne  songeais  pas  plus  au  palais  qu'à  la  fortune  de  Bianca;  c'était  elle 
que  je  portais  dans  mes  bras,  qui,  désormais,  était  mon  bien,  ma 
vie,  ma  maîtresse  dans  le  sens  noble  et  adorable  du  mot!  Mais 
là  flnit  ma  joie.  Salomé  parut  au  seuil  de  cette  maison  consternée, 
où  personne  n'avait  dormi  depuis  la  veille.  Salomé  était  pâle,  on 
voyait  qu'elle  avait  pleuré  ;  c'était  peut-être  la  seule  fois  de  sa  vie. 
JElIe  ne  se  permit  pas  d'interroger  sa  maîtresse,  peut-être  avait-elle 
déjà  lu  sur  mon  front  la  raison  qui  m'avait  fait  trouver  cette  nuit  si 
courte.  Elle  avait  été  bien  longue  pour  tous  les  autres  habitans  du 
palais.  Tous  croyaient  qu'un  accident  funeste  était  arrivé  à  leur  chère 
patronne.  Plusieurs  avaient  erré  toute  la  nuit  pour  nous  chercher; 
d'autres  l'avaient  passée  en  prières,  à  brûler  de  petites  bougies  de- 
vant l'image  de  la  Vierge,  Quand  l'inquiétude  fut  apaisée  et  la  cu- 
riosité satisfaite,  je  remarquai  que  les  idées  prenaient  un  autre  cours 
et  les  physionomies  une  autre  expression.  On  examinait  la  mienne , 
et  les  femmes  surtout,  avec  une  avidité  blessante.  Quant  au  regard 
de  Salomé,  il  était  si  accablant,  que  je  ne  pouvais  le  supporter.  Man- 
dela arriva  de  la  campagne  au  milieu  de  cette  confusion.  Il  comprit 
en  un  instant  de  quoi  il  s'agissait;  et  se  penchant  vers  mon  oreille, 
il  me  supplia  d'avoir  de  la  prudence  ;  je  feignis  de  ne  pas  savoir  ce 
qu'il  voulait  dire;  je  m'efforçai  de  supporter  ingénument  toutes  les 
investigations  des  autres.  Mais  au  bout  de  quelques  instans,  je  ne 
pus  résister  à  mon  inquiétude;  je  m'introduisis  dans  l'appartement 
de  Bianca. 

Je  la  trouvai  baignée  de  larmes  auprès  du  lit  de  sa  fille.  L'enfant 
avait  été  éveillée  au  miUeu  de  la  nuit  par  le  bruit  des  allées  et  venues 


LA   DliRMÈKE   ALDLM.  561 

des  domestiques  inquiets.  Elle  avait  écouté  leurs  commentaires  sur 
l'absence  prolongée  de  la  signora ,  et,  s'imaginant  que  sa  mère  était 
noyée ,  elle  était  tombée  en  convulsions.  Elle  était  à  peine  calmée  en 
cet  instant,  et  Bianca  s'accusait  des  souffrances  de  sa  fille,  comme  si 
elle  en  eût  été  la  cause  volontaire.  — Oh!  ma  Bianca,  lui  dis-je,  con- 
solez-vous, réjouissez-vous  au  contraire  de  ce  que  votre  enfant  et 
tous  les  êtres  qui  vous  entourent  vous  aiment  avec  tant  de  passion. 
Eh  bien  !  je  veux  vous  aimer  encore  plus,  afin  que  vous  soyez  la  plus 
heureuse  des  femmes.  —  Ne  dis  pas  que  les  autres  m'aiment ,  répon- 
dit la  signora  avec  un  peu  d'amertume.  Ils  semblent  qu'ils  me  fassent 
tout  bas  un  crime  de  cet  amour  qu'ils  ont  déjà  deviné.  Leurs  regards 
m'offensent,  leurs  discours  me  blessent,  et  je  crains  qu'ils  n'aient 
laissé  échapper  devant  ma  fille  quelque  parole  imprudente.  Salomé 
est  franchement  impertinente  avec  moi  ce  matin.  Il  est  temps  que  je 
ferme  la  bouche  à  ces  indiscrets  commentaires.  Tu  le  vois,  Nello,  on 
me  fait  un  crime  de  t' aimer,  et  on  m'approuvait  presque  d'aimer  le 
cupide  Lanfranchi.  Toutes  ces  âmes  sont  basses  ou  folles.  Il  faut  que, 
dès  aujourd'hui,  je  leur  déclare  que  ce  n'est  point  avec  mon  amant 
le  gondolier,  mais  avec  mon  mari  le  patricien,  que  j'ai  passé  la  nuit. 
C'est  le  seul  moyen  qu'ils  te  respectent  et  qu'ils  ne  me  trahissent  pas. 
—  Je  la  détournai  d'agir  aussi  vite;  je  lui  représentai  qu'elle  s'en  re- 
pentirait peut-être,  qu'elle  n'avait  pas  assez  réfléchi,  que  moi-même 
j'avais  besoin  de  bien  songer  à  ses  offres,  et  que,  dans  tout  ceci,  elle 
n'avait  pas  assez  pesé  le  suites  de  sa  détermination  en  ce  qui  pourrait 
un  jour  concerner  sa  fille.  — J'obtins  d'elle  qu'elle  prendrait  patience 
et  qu'elle  se  gouvernerait  prudemment. 

II  m'était  impossible  de  porter  un  jugement  éclairé  sur  ma  situation. 
Elle  était  enivrante,  et  j'étais  un  enfant.  Néanmoins  une  sorte  de  ré- 
pugnance instinctive  m'avertissait  de  me  méfier  des  séductions  de 
l'amour  et  de  la  fortune.  J'étais  agité,  soucieux,  partagé  entre  le 
désir  et  la  terreur.  Dans  le  sort  brillant  qui  m'était  offert ,  je  ne  voyais 
qu'une  seule  chose,  la  possession  de  la  femme  aimée.  Toutes  les  ri- 
chesses qui  l'environnaient  n'étaient  pas  même  des  accessoires  à  mon 
bonheur,  c'étaient  des  conditions  pénibles  à  accepter  pour  mon  in- 
souciance. J'étais  comme  les  gens  qui  n'ont  jamais  souffert  et  qui  ne 
conçoivent  d'état  meilleur  ni  pire  que  celui  où  ils  ont  vécu.  J'étais  libre 
et  heureux  dans  le  palais  Aldini.  Choyé  de  tous,  autorisé  à  satisfaire 
toutes  mes  fantaisies,  je  n'avais  aucune  responsabilité,  aucune  fati- 
gue de  corps  ni  d'esprit.  Chanter,  dormir  et  me  promener,  c'était  à 
peu  près  là  toute  ma  vie ,  et  vous  savez ,  vous  autres  Vénitiens  qui 

TOME  XII.  36 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

m'entendez ,  s'il  en  est  une  plus  douce  et  mieux  faite  pour  notre  pa- 
resse et  notre  légèreté.  Je  me  représentais  le  rôle  d'époux  et  de 
maître  comme  quelque  chose  d'analogue  à  la  surveillance  exercée  par 
Salomé  sur  les  détails  de  l'intérieur,  et  ce  rôle  était  loin  de  flatter 
mon  ambition.  Ce  palais ,  dont  j'avais  la  jouissance ,  était  ma  pro- 
priété dans  le  sens  le  plus  agréable,  celui  de  jouir  de  tout,  sans  m'y 
occuper  de  rien.  Que  ma  maîtresse  y  eût  ajouté  les  voluptés  de  son 
amour,  et  j'eusse  été  le  roi  de  l'Italie. 

Ce  qui  m'attristait  aussi,  c'était  l'air  sombre  de  Salomé  et  l'attitude 
embarrassée,  mystérieuse  et  déflante  de  tous  les  autres  serviteurs. 
Ils  étaient  nombreux,  et  c'étaient  tous  d'honnêtes  gens,  qui  jusque-là 
m'avaient  traité  comme  l'enfant  de  la  maison.  Dans  ce  blâme  silen- 
cieux que  je  sentais  peser  sur  moi ,  il  y  avait  un  avertissement  que 
je  ne  pouvais  pas,  que  je  ne  voulais  pas  mépriser,  car,  s'il  partait  un 
peu  du  sentiment  naturel  de  la  jalousie,  il  était  dicté  encore  plus  par 
l'intérêt  affectueux  qu'inspirait  la  signora. 

Que  n'eussé-je  pas  donné  en  ces  instans  d'angoisse  pour  avoir  un 
bon  conseil!  Mais  je  ne  savais  à  qui  m'adresser,  et  j'étais  le  seul  dé- 
positaire des  intentions  secrètes  de  ma  maîtresse.  Elle  passa  la  jour- 
née dans  son  lit  avec  sa  fille,  et  le  lendemain  elle  me  fit  venir  pour 
me  répéter  encore  tout  ce  qu'elle  m'avait  dit  dans  la  palude.  Tout  le 
temps  qu'elle  me  parla,  il  me  sembla  qu'elle  avait  raison,  et  qu'elle 
répondait  victorieusement  à  tous  mes  scrupules  ;  mais  quand  je  me 
retrouvai  seul,  je  retombai  dans  le  malaise  et  dans  l'irrésolution. 

Je  montai  dans  la  galerie  et  je  me  jetai  sur  une  chaise.  Mes  yeux 
distraits  se  promenaient  sur  cette  longue  file  d'aïeux  dont  les  por- 
traits formaient  le  seul  héritage  que  Torquato  Aldini  eût  pu  léguer  à 
sa  fille.  Leurs  figures  enfumées,  leurs  barbes  taillées  en  carré,  en 
pointe,  en  losange,  leurs  robes  de  velours  noir  et  leurs  manteaux 
doublés  d'hermine,  leur  donnaient  un  aspect  imposant  et  sombre. 
Presque  tous  avaient  été  sénateurs,  procurateurs  ou  conseillers;  il  y 
avait  une  foule  d'oncles  inquisiteurs;  les  moindres  étaient  abbés 
canoniques  ou  capitani  grandi.  < —  Au  bout  de  la  galerie,  on  voyait  le 
ferrai  de  la  dernière  galère  équipée  contre  les  Turcs  par  Tiberio 
Aldini,  grand-père  de  Torquato ,  alors  que  les  puissans  seigneurs  de 
la  république  allaient  à  la  guerre  à  leurs  frais  et  mettaient  leur 
gloire  à  servir  volontairement  la  patrie  de  leurs  biens  et  de  leur 
personne.  C'était  une  haute  lanterne  de  cristal  montée  en  cuivre  doré, 
surmontée  et  soutenue  par  des  enroulemens  de  métal  d'un  goût 
bizarre  et  par  des  ornemens  surchargés  qui  terminaient  en  pointe  la 


LA  DERNIERE  ALDINI.  563 

proue  du  navire.  Au-dessous  de  chaque  portrait  on  voyait  de  longs 
bas -reliefs  de  chêne,  retraçant  les  glorieux  faits  et  gestes  de  ces 
illustres  personnages.  Je  me  mis  à  penser  que  si  nous  avions  la 
guerre,  et  que  si  l'occasion  m'était  offerte  de  combattre  pour  mon 
pays,  j'aurais  bien  autant  de  patriotisme  et  de  courage  que  tous  ces 
nobles  aristocrates.  11  ne  me  paraissait  ni  si  étrange  ni  si  méritoire 
de  faire  de  grandes  choses  quand  on  avait  la  richesse  et  la  puissance, 
et  je  me  dis  que  le  métier  de  grand  seigneur  ne  devait  pas  être  biea 
difflcile.  — Mais  à  l'époque  où  je  me  trouvais,  nous  n'avions  plus, 
nous  ne  devions  plus  et  nous  ne  pouvions  plus  avoir  de  guerre.  La 
république  n'était  plus  qu'un  vain  mot ,  sa  force  n'était  qu'une  ombre, 
et  ses  patriciens  énervés  n'avaient  de  grandeur  que  celle  de  leur 
nom.  Il  était  d'autant  plus  difflcile  de  s'élever  jusqu'à  eux  dans  leur 
opinion,  qu'il  était  plus  aisé  de  les  surpasser  en  réalité.  Entrer  en 
lutte  avec  leurs  préjugés  et  leurs  dédains,  c'était  donc  une  tâche  in- 
digne d'un  homme,  et  les  plébéiens  avaient  bien  raison  de  mépriser 
ceux  d'entre  eux  qui  croyaient  s'élever  en  recherchant  la  société  et 
en  copiant  les  ridicules  des  nobles. 

Ces  réflexions  me  vinrent  d'abord  confusément ,  puis  elles  se  firent 
jour,  et  je  m'aperçus  que  je  pensais,  comme  je  m'étais  aperçu  un 
beau  matin  que  je  pouvais  chanter.  Je  commençai  à  me  rendre  compte 
de  la  répugnance  que  j'éprouvais  à  sortir  de  ma  condition,  pour  me 
donner  en  spectacle  à  la  société  comme  un  vaniteux  et  un  ambi- 
tieux, et  je  me  promis  d'enseveUr  dans  le  mystère  mes  amours  avec 
Bianca. 

En  proie  à  ces  réflexions,  je  me  promenais  le  long  de  la  galerie, 
et  je  regardais  avec  lierté  cette  orgueilleuse  lignée  à  laquelle  un 
enfant  du  peuple,  un  barcarole  de  Ghioggia,  dédaignait  de  succéder. 
Je  me  sentais  joyeux,  je  songeais  à  mon  vieux  père;  et,  au  souvenir 
de  la  maison  paternelle,  long-temps  oubliée  et  négligée,  mes  yeux 
s'humectaient  de  douces  larmes.  Je  me  trouvai  au  bout  de  la  galerie, 
face  à  face  avec  le  portrait  de  messer  Torquato ,  et  pour  la  première 
fois  je  le  toisai  hardiment  de  la  tête  aux  pieds.  C'était  bien  la  noblesse 
titulaire  incarnée.  Son  regard  semblait  repousser  comme  la  pointe 
d'une  épée ,  et  sa  main  avait  l'air  de  ne  s'être  jamais  ouverte  que 
pour  commander  à  des  inférieurs.  Je  pris  plaisir  à  le  braver.  —  Eh 
bieni  lui  disais-je  en  moi-même,  tu  aurais  eu  beau  faire,  je  n'aurais 
jamais  été  ton  valet.  Ton  air  superbe  ne  m'eût  pas  intimidé,  et  je 
t'aurais  regardé  en  face,  comme  je  regarde  cette  toile.  Tu  n'aurais 
jamais  eu  de  prise  sur  moi ,  parce  que  mon  cœur  est  plus  fier  que  le 

36. 


564-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tien  ne  le  fut  jamais,  parce  que  je  dédaigne  cet  or  devant  lequel  tu 
t'es  incliné,  parce  que  je  suis  plus  grand  que  toi  aux  yeux  de  la 
femme  que  tu  as  possédée.  Malgré  tout  l'orgueil  de  ton  sang,  tu  as 
courbé  le  genou  devant  elle  pour  obtenir  ses  richesses;  et  quand  tu 
as  été  riche  par  elle,  tu  l'as  brisée  et  humiliée.  C'est  la  conduite  d'un 
lâche,  et  la  mienne  est  celle  d'un  véritable  noble ,  car  je  ne  veux  de 
toutes  les  richesses  de  Bianca  que  son  cœur,  dont  lu  n'étais  pas  digne. 
Et  moi,  je  refuse  ce  que  tu  as  imploré,  afln  de  posséder  ce  qui  est 
au-dessus  de  toutes  choses  à  mes  yeux ,  l'estime  de  Bianca.  Et  je 
l'aurai,  car  elle  comprendra  combien  mon  ame  est  au-dessus  de 
celle  d'un  patricien  endetté.  Je  n'ai  pas  de  patrimoine  à  racheter, 
moi  !  Il  n'y  a  pas  d'hypothèques  sur  la  chaloupe  de  mon  père,  et  les 
habits  que  je  porte  sont  à  moi ,  parce  que  je  les  ai  gagnés  par  mon 
travail.  Eh  bien  !  c'est  moi  qui  serai  le  bienfaiteur,  et  non  pas  l'obligé, 
parce  que  je  rendrai  le  bonheur  et  la  vie  à  ce  cœur  brisé  par  toi, 
parce  que  je  saurai  me  faire  bénir  et  honorer,  moi  valet  et  amant , 
tandis  que  tu  as  été  maudit  et  méprisé,  toi  époux  et  seigneur. 

Un  léger  bruit  me  fît  tourner  la  tête.  Je  vis  derrière  moi  la  petite 
Alezia,  qui  traversait  la  galerie  en  traînant  une  poupée  plus  grande 
qu'elle.  J'aimais  cet  enfant,  malgré  son  caractère  altier,  à  cause  de 
l'amour  qu'elle  avait  pour  sa  mère.  Je  voulus  l'embrasser;  mais, 
comme  si  elle  eût  senti  dans  l'atmosphère  la  réprobation  qui,  dans 
cette  maison,  pesait  sur  moi  depuis  deux  jours,  elle  recula  d'un 
air  courroucé,  et  s'enfuyant  comme  si  elle  eût  eu  quelque  chose  à 
craindre  de  moi,  elle  se  pressa  contre  le  portrait  de  son  père.  Je  fus 
étonné  en  cet  instant  de  la  ressemblance  que  la  jolie  petite  tête  brune 
avait  déjà  avec  la  figure  hautaine  de  Torquato ,  et  je  m'arrêtai  pour 
l'examiner  avec  un  sentiment  de  tristesse  profonde.  Elle  aussi  sem- 
blait m'examiner  attentivement.  Tout  d'un  coup  elle  rompit  le  silence 
pour  me  dire  d'un  ton  aigre  et  avec  une  expression  d'indignation 
au-dessus  de  son  âge  :  —  Pourquoi  donc  avez-vous  volé  la  bague  de 
mon  papa?; 

En  même  temps  elle  alongeait  son  petit  doigt  vers  moi  pour  dési- 
gner une  belle  bague  en  diamans  montée  à  l'ancienne  mode ,  que  sa 
mère  m'avait  donnée  quelques  jours  auparavant,  et  que  j'avais  eu 
l'enfantillage  d'accepter;  puis,  se  retournant  et  se  dressant  sur  la 
pointe  des  pieds,  elle  posa  le  bout  de  son  doigt  sur  celui  du  portrait, 
qui  était  orné  de  la  même  bague  exactement  rendue,  et  je  m'aperçus 
que  l'imprudente  Bianca  avait  fait  présent  à  son  gondolier  d'un  des 
plus  précieux  joyaux  de  famille  de  son  époux. 


LA    DERNIÈRE  ALDIXI,  565 

Le  rouge  me  monta  au  visage,  et  je  reçus  de  cet  enfant  la  leçon 
qui  devait  le  plus  me  dégoûter  des  richesses  mal  acquises.  Je  souris, 
et  lui  remettant  la  bague  :  C'est  votre  maman  qui  l'a  laissé  tomber  de 
son  doigt,  lui  dis-je,  et  je  l'ai  trouvée  tout  à  l'heure  dans  la  gondole. 

—  Je  vais  la  lui  porter,  dit  la  petite  fille  en  l'arrachant  plutôt 
qu'elle  ne  l'accepta  de  ma  main.  Elle  sortit  en  courant,  abandonnant 
sa  poupée  par  terre.  Je  ramassai  ce  jouet,  aûn  de  m'assurer  d'un 
petit  fait  dont  j'avais  déjà  fait  l'observation.  Alezia  s'amusait  à  percer 
toutes  ses  poupées,  à  l'endroit  du  cœur,  avec  de  longues  épingles, 
et  quelquefois  elle  restait  des  heures  entières  absorbée  dans  le  plaisir 
muet  et  profond  de  ce  jeu  étrange. 

Le  soir,  Mandoîa  vint  me  trouver  dans  ma  chambre.  Il  avait  l'air 
gauche  et  embarrassé.  Il  avait  beaucoup  à  me  dire,  mais  il  ne  trou- 
vait pas  un  mot.  Sa  (igure  était  si  bizarre ,  que  je  partis  d'un  éclat  de 
rire.  —  Vous  avez  tort,  Nello  ,  me  dit-il  d'un  air  peiné;  je  suis  votre 
ami;  vous  avez  tort!  —  Il  voulait  se  retirer,  je  courus  après  lui, 
j'essayai  de  le  faire  s'expliquer;  ce  fut  impossible.  Je  voyais  bien  qu'il 
avait  le  cœur  plein  de  sages  réflexions  et  de  bons  conseils,  mais 
l'expression  lui  manquait,  et  toutes  ses  phrases  avortées  se  termi- 
naient, dans  son  patois  mêlé  de  toutes  les  langues,  par  cette  sen- 
tence :  E  molio  delica,  delicatissïmo. 

Enfin  je  réussis  à  comprendre  que  le  bruit  s'était  répandu,  dans  la 
maison,  de  mon  prochain  mariage  avec  la  signora. Quelques  mots  d'im- 
patience qu'on  lui  avait  entendu  dire  à  Salomé ,  avaient  suffi  pour 
faire  naître  cette  opinion.  La  signora  aurait  dit  textuellement  en  par- 
lant de  moi  :  — Le  temps  n'est  pas  loin  où  vous  le  servirez,  au  lieu  de 
lui  commander.  — Je  niai  obstinément  l'application  de  ces  paroles,  et 
prétendis  que  je  n'y  comprenais  rien  du  tout.  — C'est  bien,  me  dit 
Mandola;  c'est  ainsi  que  tu  dois  répondre ,  même  à  moi  qui  suis  ton 
ami.  Mais  j'ai  des  yeux  ,  je  ne  te  fais  pas  de  questions;  je  ne  t'en  ai 
jamais  fait,  Nello;  seulement  je  viens  t' avertir  qu'il  faut  de  la  pru- 
dence. Les  Aldini  ne  cherchent  qu'un  prétexte  pour  ôter  à  la  signora 
la  tutelle  de  la  signorina  Alezia,  et  la  signora  mourra  de  chagrin  si 
on  lui  enlève  sa  fille. 

—  Que  dis-tu?  m'écriai-je  ;  quoi  !  on  lui  enlèverait  sa  fille  à  cause 
de  moi  ! 

—  S'il  était  question  de  mariage,  certainement,  reprit  l'honnête 
barcarole,  autrement...  Comme  ce  sont  des  choses  qu'on  ne  peut 
jamais  prouver...  —  Surtout  quand  elles  n'existent  pas,  repris-je  vi- 
vement. —  Tu  parles  comme  il  faut ,  répondit  Mandola;  continue  à 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

te  tenir  sur  tes  gardes;  ne  te  confie  à  personne,  pas  même  à  moi,  et 
si  tu  as  un  peu  d'influence  sur  la  signora ,  engage-la  à  se  bien  cacher, 
surtout  de  Salomé.  Salomé  ne  la  trahira  jamais;  mais  elle  a  la  voix 
trop  forte,  et,  quand  elle  querelle  la  signora ,  toute  la  maison  entend 
ce  qu'elles  se  disent.  Si  quelqu'un  des  amis  de  la  signora  venait  à  se 
douter  de  ce  qui  se  passe ,  tout  irait  mal  ;  car  les  amis,  ce  n'est  pas 
comme  les  domestiques,  cela  ne  sait  pas  garder  un  secret,  et  pour- 
tant on  se  fie  à  eux  plus  qu'à  nous! 

Les  conseils  du  candide  Mandola  n'étaient  point  à  dédaigner,  d'au- 
tant plus  qu'ils  s'accordaient  parfaitement  avec  mon  instinct.  Nous 
conduisîmes,  le  lendemain  soir,  la  signora  sur  le  canal  de  la  Zueca, 
et  Mandola,  comprenant  que  j'avais  à  lui  parler,  s'endormit  com- 
plaisamment  sur  sa  poupe.  J'éteignis  le  fanal ,  je  me  glissai  dans  le 
casino,  et  je  causai  long-temps  avec  Bianca.  Elle  s'étonna  de  mes 
refus,  et  me  dit  encore  tout  ce  qu'elle  crut  propre  à  les  vaincre.  Je  lui 
parlai  avec  fermeté,  je  lui  dis  que  jamais  je  ne  laisserais  dire  de  moi 
que  j'avais  aimé  une  femme  pour  ses  richesses,  que  je  tenais  autant 
au  bon  renom  de  ma  famille  qu'aucun  patricien  de  Venise,  que  mes 
parens  ne  me  pardonneraient  jamais  si  je  donnais  un  pareil  scandale, 
et  que  je  ne  voulais  pas  plus  me  brouiller  avec  mon  honnête  homme 
de  père,  que  brouiller  la  signora  avec  sa  fille;  car  Alezia  était  ce 
qu'elle  devait  préférer  et  ce  qu'elle  préférait  sans  doute  à  tout  au 
monde.  Ce  dernier  argument  eut  plus  de  puissance  que  tous  les  au- 
tres. Elle  fondit  en  larmes,  et  m'exprima  son  admiration  et  sa  recon- 
naissance avec  l'enthousiasme  de  la  passion. 

A  partir  de  ce  jour,  tout  rentra  dans  le  repos  au  palais  Aldini.  Ce 
petit  monde  subalterne  avait  eu  sa  crise  révolutionnaire.  Il  eut  son 
pacificateur,  et  je  m'amusai  en  secret  de  mon  rôle  de  grand  citoyen 
avec  un  héroïsme  enfantin.  Mandola,  qui  commençait  à  devenir 
lettré,  me  regardait  avec  étonnement  m'occuper  des  plus  rudes 
travaux,  et,  me  parlant  tout  bas  d'un  air  paternel,  m'appelait  à  la 
dérobée  son  Cbicinnato  et  son  Pompilio. 

J'avais  pris  en  effet  avec  moi-même,  et  je  tins  courageusement  la 
résolution  de  ne  plus  recevoir  le  moindre  bienfait  de  la  femme  dont 
je  voulais  être  l'amant.  Puisque  le  seul  moyen  de  la  posséder  en 
secret,  c'était  de  rester  dans  sa  maison  sur  le  pied  de  valet,  il  me 
semblait  que  je  pouvais  rétablir  l'égalité  entre  elle  et  moi  en  propor- 
tionnant mes  services  à  mon  salaire.  Jusque-là,  ce  salaire  avait  été 
considérable  et  peu  en  accord  avec  mon  travail,  qui,  pendant  quel- 
que temps  même,  avait  été  tout-à-fait  nul.  Je  résolus  de  réparer  le 


LA  DERNIÈRE  ALDINI.  567 

temps  perdu,  je  ine  mis  à  tout  ranger,  à  tout  nettoyer,  à  faire  les 
commissions ,  à  porter  même  l'eau  et  le  bois ,  à  vernir  et  à  brosser  la 
gondole,  en  un  mot  à  faire  la  besogne  de  dix  personnes,  et  je  la  fis 
gaiement,  en  fredonnant  mes  plus  beaux  airs  d'opéra  et  mes  plus 
belles  strophes  épiques.  Ce  qui  m'amusa  le  plus,  ce  fut  de  prendre 
soin  des  tableaux  de  famille  et  de  secouer  la  poussière  qui  obscur- 
cissait, chaque  matin,  le  majestueux  regard  de  ïorquato.  Quand 
j'avais  fini  sa  toilette,  je  lui  ôtais  respectueusement  mon  bonnet  en 
lui  adressant  ironiquement  quelque  parodie  de  mes  vers  héroïques. 

Les  prolétaires  vénitiens,  et  les  gondoliers  particulièrement,  ont, 
vous  le  savez,  le  goût  des  joyaux.  Ils  dépensent  une  bonne  partie 
de  ce  qu'ils  gagnent  en  bagues  antiques,  en  camées  de  chemises,  en 
épingles  de  cravate,  en  chaînes  à  breloques,  etc.  Je  m'étais  laissé 
donner  beaucoup  de  ces  hochets.  Je  les  reportai  tous  à  M*"^  Aldini,  et 
ne  voulus  même  plus  porter  de  boucles  d'argent  à  mes  souliers. 
Mais  mon  sacrifice  le  plus  méritoire  fut  de  renoncer  à  la  musique.  Je 
considérai  que  mon  travail,  quelque  laborieux  qu'il  fût,  ne  pouvait 
compenser  les  dépenses  que  mon  assiduité  au  théâtre  et  les  leçons  du 
professeur  de  chant  occasionaient  à  la  signora.  Je  me  déclarai  en- 
rhumé à  perpétuité,  et,  au  lieu  d'aller  à  la  Fenice  avec  elle,  je  me 
mis  à  Hre  dans  les  vestibules  du  théâtre.  Je  comprenais  aussi  que 
j'étais  ignorant,  et,  bien  que  ma  maîtresse  ne  le  fut  guère  moins,  je 
voulais  étendre  un  peu  mes  idées  et  ne  pas  la  faire  rougir  de  mes 
bévues.  J'étudiai  la  langue-mère  avec  ardeur,  et  je  m'attachai  à  ne 
plus  estropier  misérablement  les  vers,  comme  tous  les  barcaroles 
ont  coutume  de  le  faire.  Quelque  chose  aussi  me  disait,  au  fond  du 
cœur,  que  cette  étude  me  serait  utile  par  la  suite,  et  que  ce  que  je 
perdais  en  progrès,  sous  le  rapport  du  chant,  je  le  regagnais  de 
l'autre  en  réformant  mon  accent  et  ma  prononciation. 

Quelques  jours  de  cette  louable  conduite  suffirent  à  me  rendre  le 
calme.  Jamais  je  n'avais  été  plus  fort,  plus  gai,  et,  au  dire  de  Sa- 
lomé,  plus  beau  qu'avec  mes  habits  propres  et  modestes,  mon  air 
doux  et  mes  mains  brunies  par  le  haie.  Tout  le  monde  m'avait  rendu 
la  confiance,  l'estime,  et  les  mille  petits  soins  dont  je  jouissais  au- 
paravant. La  belle  Alezia,  qui  avait  une  grande  déférence  pour  le 
jugement  de  sa  gouvernante  juive,  me  laissait  même  baiser  le  bout 
de  ses  tresses  noires,  ornées  de  nœuds  écarlates  et  de  perles  fines. 

Une  seule  personne  restait  triste  et  tourmentée,  c'était  la  signora; 
sa  santé,  loin  de  revenir,  empirait  de  jour  en  jour.  A  chaque  instant, 
je  surprenais  ses  beaux  yeux  bleus  pleins  de  larmes  attachés  sur  moi 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  un  air  de  tendresse  et  de  douleur  inexprimable.  Elle  ne  pou- 
vait pas  s'habituer  à  me  voir  travailler  ainsi.  J'aurais  été  son  fils 
qu'elle  ne  se  serait  pas  affligée  davantage  de  me  voir  porter  des  far- 
deaux et  recevoir  la  pluie.  Sa  sollicitude  m'impatientait  même  un  peu, 
et  les  efforts  qu'elle  faisait  pour  la  renfermer  la  lui  rendaient  plus 
pénible  encore.  Il  s'était  opéré  en  elle  je  ne  sais  quelle  révolution 
imprévue.  Cet  amour  qui  avait  fait  jusque-là,  comme  elle  me  le  disait 
elle-même,  son  tourment  et  sa  joie,  semblait  ne  plus  faire  désormais 
que  sa  consternation  et  sa  honte.  Elle  n'évitait  plus,  comme  autrefois, 
les  occasions  d'être  seule  avec  moi;  au  contraire,  elle  les  faisait 
naître,  mais,  dès  que  je  me  mettais  à  ses  genoux,  elle  éclatait  en  san- 
glots et  changeait  en  scène  d'attendrissement  les  heures  promises  à 
la  volupté.  Je  m'efforçais  en  vain  de  comprendre  ce  qui  se  passait  en 
elle.  Elle  se  faisait  arracher  des  réponses  vagues,  toujours  bonnes  et 
tendres,  mais  déraisonnables,  et  qui  me  jetaient  dans  mille  per- 
plexités. Je  ne  savais  comment  m'y  prendre  pour  consoler  et  fortifier 
cette  ame  abattue.  J'étais  dévoré  de  désirs,  et  il  me  semblait  qu'une 
heure  d'effusion  et  d'enthousiasme  réciproque  eut  été  plus  éloquente 
que  toutes  ces  paroles  et  toutes  ces  larmes  ;  mais  je  ressentais  pour 
elle  trop  de  respect  et  trop  de  dévouement  pour  ne  pas  lui  faire  le 
sacrifice  de  mes  transports.  Je  sentais  qu'il  m'eût  été  facile  de  sur- 
pendre les  sens  de  cette  femme  faible  de  corps  et  d'esprit;  mais  je 
craignais  trop  les  pleurs  du  lendemain ,  et  je  ne  voulais  devoir  mon 
bonheur  qu'à  sa  confiance  et  à  son  amour.  Ce  jour  ne  vint  pas,  et  je 
dois  dire,  à  la  honte  de  la  faiblesse  féminine,  que  mes  vœux  eussent 
été  comblés  si  j'avais  eu  moins  de  délicatesse  et  de  désintéresse- 
ment. J'avais  espéré  que  Bianca  m'encouragerait;  je  vis  bientôt 
qu'elle  me  craignait  au  contraire,  et  qu'à  mon  approche,  elle  fré- 
missait comme  si  je  lui  eusse  apporté  le  crime  et  les  remords.  Je  ne 
réussissais  à  la  rassurer  que  pour  la  voir  s'affliger  davantage,  et 
accuser  la  destinée  comme  s'il  n'eut  pas  dépendu  de  sa  volonté  d'en 
tirer  un  meilleur  parti.  Puis  une  secrète  honte  brisait  cette  ame 
timorée.  La  dévotion  s'emparait  d'elle  de  plus  en  plus;  son  confes- 
seur la  gouvernait  et  l'épouvantait.  îl  lui  défendait  d'avoir  des 
amans ,  et  elle  qui  avait  su  résister  au  confesseur,  quand  il  s'était 
agi  de  M.  Lanfranchi  et  de  M.  Montalegri,  ne  trouvait  pas  pour  moi 
le  même  courage.  Peu  à  peu  je  parvins  à  lui  arracher  l'aveu  de 
toutes  ses  souffrances  et  de  tous  ses  combats.  Elle  avait  révélé  à  son 
directeur  tous  les  détails  de  notre  amour,  et  il  lui  avait  fait  un  crime 
énorme  de  cette  affection  basse  et  criminelle.  Il  lui  avait  interdit  de 


LA  DERNIÈRE   ALDINI.  569 

penser  au  mariage  avec  moi,  encore  plus  peut-être  que  de  s'aban- 
donner à  la  passion  ;  et  il  l'avait  tellement  effrayée  en  la  menaçant  de 
la  repousser  du  sein  de  l'église,  que  son  esprit  doux  et  craintif,  par- 
tagé entre  le  désir  de  me  rendre  heureux  et  la  peur  de  se  damner, 
était  en  proie  à  une  véritable  agonie. 

M"""  Aldini  avait  eu  jusque-là  une  dévotion  si  facile,  si  tolérante, 
si  véritablement  italienne,  que  je  ne  fus  pas  peu  surpris  de  la  voir 
tourner  au  sérieux,  précisément  au  milieu  d'une  de  ces  crises  de  la 
passion  qui  semblent  le  plus  exclure  de  pareilles  recrudescences.  Je 
fis  de  grands  efforts  sur  ma  pauvre  tête  inexpérimentée  pour  com- 
prendre ce  phénomène,  et  j'en  vins  à  bout.  Bianca  m'aimait  peut- 
être  plus  qu'elle  n'avait  aimé  le  comte  et  le  prince;  mais  elle  n'avait 
pas  l'ame  assez  forte  ni  l'esprit  assez  éclairé  pour  s'élever  au-dessus 
de  l'opinion.  Elle  se  plaignait  de  la  morgue  des  autres  ;  mais  elle 
donnait  à  cette  morgue  une  valeur  réelle,  par  la  peur  qu'elle  en  avait. 
En  un  mot,  elle  était  soumise  plus  que  personne  au  préjugé  qu'un 
instant  elle  avait  voulu  braver.  Elle  avait  espéré  trouver,  dans  l'ap- 
pui de  l'église,  par  le  sacrement  et  un  redoublement  de  ferveur  ca- 
tholique, la  force  qu'elle  ne  trouvait  pas  en  elle-même,  et  dont  pour- 
tant elle  n'avait  pas  eu  besoin  avec  ses  précédens  amans ,  parce  qu'ils 
étaient  patriciens  et  que  le  monde  était  pour  eux.  Mais  maintenant 
l'église  la  menaçait,  le  monde  allait  la  maudire;  combattre  à  la  fois 
et  le  monde  et  l'éghse  était  une  tâche  au-dessus  de  son  énergie. 

Et  puis  encore,  peut-être  son  amour  avait-il  diminué  au  moment 
où  j'en  étais  devenu  digne;  peut-être,  au  Heu  d'apprécier  la  grandeur 
d'ame  qui  m'avait  fait  redescendre  volontairement  du  salon  à  l'office, 
elle  avait  cru  voir,  dans  cette  conduite  courageuse,  le  manque  d'élé- 
vation et  le  goût  inné  de  la  servitude.  Elle  croyait  aussi  que  les  mena- 
ces et  les  sarcasmes  de  ses  autres  valets  m'avaient  intimidé.  Elle 
s'étonnait  de  ne  me  point  trouver  ambitieux,  et  cette  absence  d'am- 
bition lui  semblait  la  marque  d'un  esprit  inerte  ou  craintif;  elle  ne 
m'avoua  point  toutes  ces  choses,  mais,  dès  que  je  fus  sur  la  voie,  je 
les  devinai.  Je  n'en  eus  point  de  dépit.  Comment  pouvait-elle  com- 
prendre mon  noble  orgueil  et  ma  chatouilleuse  probité,  elle  qui  avait 
accepté  et  partagé  l'amour  d'un  Aldini  et  d'un  Lanfranchi? 

Sans  doute,  elle  ne  me  trouvait  plus  beau  depuis  que  je  ne  voulais 
plus  porter  ni  dentelle  ni  rubans.  Mes  mains,  endurcies  à  son  ser- 
vice, ne  lui  semblaient  plus  dignes  de  serrer  la  sienne.  Elle  m'avait 
aimé  barcarole,  dans  l'idée  et  dans  l'espoir  de  faire  de  moi  un 
agréable  sigisbé;  mais  du  moment  que  je  voulais  rétablir  entre  elle 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  moi  l'échange  impartial  des  services ,  toutes  ses  illusions  s'éva- 
nouissaient, et  elle  ne  voyait  plus  en  moi  que  le  Chioggiote  grossier, 
espèce  de  bœuf  stupide  et  laborieux. 

A  mesure  que  ma  raison  s'éclaira  de  ces  découvertes,  l'orage  de 
mes  sens  s'apaisa.  Si  j'avais  eu  affaire  à  une  grande  ame,  ou  seule- 
ment à  un  caractère  énergique,  c'eût  été  à  mes  yeux  une  tâche  glo- 
rieuse que  d'effacer  les  tristes  souvenirs  laissés  dans  ce  cœur  dou- 
loureux par  mes  prédécesseurs.  Mais  succéder  à  de  tels  hommes 
pour  n'être  pas  compris,  pour  être  sans  doute  un  jour  délaissé  et 
oublié  de  même,  c'était  un  bonheur  que  je  ne  pouvais  plus  acheter 
au  prix  d'une  grande  dépense  de  passion  et  de  volonté.  La  signora 
Aldini  était  une  bonne  et  belle  femme;  mais  ne  pouvais-je  pas  trouver 
dans  une  chaumière  de  Chioggia  la  beauté  et  la  bonté  réunies  sans 
faire  couler  de  larmes,  sans  causer  de  remords,  et  surtout  sans  lais- 
ser de  honte? 

Mon  parti  fut  bientôt  pris.  Je  résolus  de  quitter  non-seulement 
la  signora,  mais  le  métier  de  valet.  Tant  que  j'avais  été  amoureux  de 
sa  harpe  et  de  sa  personne,  je  n'avais  pas  eu  le  loisir  de  faire  des 
réflexions  sérieuses  sur  ma  condition.  Mais  du  moment  où  je  re- 
nonçais à  d'imprudentes  espérances,  je  voyais  combien  il  est  dif- 
ficile de  conserver  sa  dignité  sauve  sous  la  protection  des  grands, 
et  je  me  rappelais  les  salutaires  représentations  que  mon  père  m'avait 
faites  autrefois  et  que  j'avais  mal  écoutées. 

Lorsque  je  lui  fis  pressentir  mon  dessein,  quoiqu'elle  le  combattît, 
je  vis  qu'elle  recevait  un  grand  allégement  ;  le  bonheur  pouvait  reve- 
nir habiter  cette  ame  tendre  et  bienfaisante.  La  douce  frivoHté,  qui 
faisait  le  fonds  de  son  caractère,  reparaîtrait  à  la  surface  avec  le  pre- 
mier amant  qui  saurait  mettre  de  son  côté  le  confesseur,  les  valets  et 
la  mode.  Une  grande  passion  l'eût  brisée.  Une  suite  d'affections  faciles 
et  une  multitude  de  petits  dévouemens  devaient  la  faire  vivre  dans 
son  élément  naturel. 

Je  la  forçai  de  convenir  de  tout  ce  que  j'avais  deviné.  Elle  ne  s'était 
jamais  beaucoup  étudiée  elle-même,  et  pratiquait  une  grande  sincé- 
rité. Si  l'héroïsme  n'était  pas  en  elle,  du  moins  la  prétention  à  l'hé- 
roïsme et  l'exigence  altière  qui  en  est  la  suite,  n'y  étaient  pas  non  plus. 
Elle  approuva  ma  résolution,  mais  en  pleurant  et  en  s'effrayant  des 
regrets  que  j'allais  lui  laisser ,  car  elle  m'aimait  encore,  je  n'en  doute 
pas,  de  toute  la  puissance  de  son  être. 

Elle  voulait  s'inquiéter  et  s'occuper  de  ce  que  je  deviendrais.  Je 
ne  le  lui  permis  pas.  J-a  manière  haute  et  brusque  dont  je  Tinter- 


LA  DERNIÈRE   ALDINI.  571 

rompis  lorsqu'elle  parla  d'offres  de  service  lui  ferma  la  bouche  une 
fois  pour  toutes  à  cet  égard.  Je  ne  voulus  même  pas  emporter  les 
habits  qu'elle  m'avait  fait  faire.  J'allai  acheter,  la  veille  de  mon  départ, 
un  costume  complet  de  marinier  chioggiote,  tout  neuf,  mais  des  plus 
grossiers,  et  je  reparus  ainsi  devant  elle  pour  la  dernière  fois. 

Elle  m'avait  prié  de  venir  à  minuit,  afin  qu'elle  put  me  faire  ses 
adieux  sans  témoins.  Je  lui  sus  gré  de  la  tendresse  familière  avec 
laquelle  elle  m'embrassa.  Il  n'y  avait  peut-être  pas  dans  tout  Venise, 
une  seconde  femme  du  monde  assez  sincère  et  assez  sympathique 
pour  vouloir  renouveler  cette  assurance  de  son  amour  à  un  homme 
vêtu  comme  je  l'étais.  Des  larmes  coulèrent  de  ses  yeux,  lorsqu'elle 
passa  ses  petites  mains  blanches  sur  la  rude  étoffe  de  ma  cape  bége 
doublée  d'écarlate;  puis  elle  sourit,  et  relevant  le  capuchon  sur  ma 
tête,  elle  me  regarda  avec  amour,  et  s'écria  qu'elle  ne  m'avait  jamais 
vu  si  beau .  et  qu'elle  avait  eu  bien  tort  de  me  faire  habiller  autre- 
ment. L'effusion  et  la  sincérité  des  remerciemens  que  je  lui  adressai, 
les  sermens  que  je  lui  fis  de  lui  être  dévoué  jusqu'à  la  mort  et  de  ne 
jamais  songer  à  elle  que  pour  la  bénir  et  la  recommander  à  Dieu,  la 
touchèrent  beaucoup.  Elle  n'était  pas  habituée  à  être  quittée  ainsi. — 
Tu  as  l'ame  plus  chevaleresque,  me  dit-elle,  qu'aucun  de  ceux  qui 
portent  le  titre  de  chevalier. 

Puis  elle  fut  prise  d'un  accès  d'enthousiasme;  l'indépendance  de 
mon  caractère,  l'insouciance  avec  laquelle  j'allais  braver  la  vie  la 
plus  dure  au  sortir  du  luxe  et  de  la  mollesse,  le  respect  que  j'avais 
conservé  pour  elle  lorsqu'il  m'était  si  facile  d'abuser  de  sa  faiblesse 
pour  moi;  tout,  disait-elle,  m'élevait  au-dessus  des  autres  hommes. 
Elle  se  jeta  dans  mes  bras ,  presque  à  mes  pieds,  et  me  supplia  encore 
de  ne  point  partir  et  de  l'épouser. 

Cet  élan  était  sincère,  et  s'il  ne  fit  point  varier  ma  résolution,  il 
rendit  du  moins  la  signora  si  belle  et  si  attrayante  pendant  quelques 
instans,  que  je  faillis  manquer  à  mon  héroïsme  et  me  dédommager, 
dans  cette  dernière  nuit,  de  tous  les  sacrifices  faits  à  son  repos.  Mais 
j'eus  la  force  de  résister  et  de  sortir  chaste  d'un  amour  qui  s'était 
cependant  allumé  par  le  désir  des  sens.  Je  partis  baigné  de  ses  pleurs 
et  n'emportant,  pour  tout  trésor  et  pour  tout  trophée,  qu'une  boucle 
de  ses  beaux  cheveux  blonds.  En  me  retirant ,  je  m'approchai  du  ber- 
ceau de  la  petite  Alezia,  et  j'entr'ouvris  doucement  les  rideaux  pour 
la  regarder  une  dernière  fois.  Elle  s'éveilla  aussitôt  et  ne  me  recon- 
nut pas  d'abord,  car  elle  eut  peur,  mais  à  sa  manière,  sans  crier,  et 
en  appelant  sa  mère  d'une  voix  qu'elle  s'efforçait  de  rendre  ferme. 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Signorina,  lui  dis-je,  je  suis  VOrco  (1),  et  je  viens  vous  demander 
pourquoi  vous  percez  le  cœur  de  vos  poupées  avec  des  épingles? 

Elle  se  leva  sur  son  séant,  et  me  regardant  d'un  air  malicieux,  elle 
répondit  :  —  C'est  pour  voir  si  elles  ont  le  sang  bleu. 

Vous  savez  que  sangue  biu,  dans  le  langage  populaire  de  Venise,  est 
le  synonyme  de  noble. 

—  Mais  elles  n'ont  pas  de  sangl  repris-je  ,  elles  ne  sont  pas 
nobles  I 

—  Elles  sont  plus  nobles  que  toi,  répondit-elle ,  elles  n'ont  pas  de 
sang  noir. 

Vous  savez  encore  que  le  noir  est  la  couleur  des  nicolotï,  c'est-à- 
dire  de  la  confrérie  des  bateliers. 

— Mia  signora,  dis-je  tous  bas  àM'^-^Aldinienrefermantlerideaude 
l'enfant,  vous  avez  bien  fait  de  ne  pas  répandre  de  l'encre  sur  votre 
écusson  d'azur.  Voilà  une  petite  patricienne  qui  ne  vous  l'eût  jamais 
pardonné. 

—  Et  c'est  moi,  répondit-elle  tristement,  dont  le  cœur  est  percé, 
non  pas  d'une  épingle,  mais  de  mille  épéesl 

Quand  je  fus  dans  la  rue ,  je  m'arrêtai  pour  regarder  l'angle  du 
palais  que  la  lune  découpait  depuis  le  comble  jusque  dans  les  pro- 
fondeurs fantastiques  du  grand  canal.  Une  barque  vint  à  passer,  et, 
en  agitant  l'eau,  coupa  et  brisa  le  reflet  de  cette  grande  ligne  pure. 
Il  me  sembla  que  je  venais  de  faire  un  beau  rêve  et  que  je  m'éveillais 
dans  les  ténèbres.  Je  me  mis  à  courir  de  toutes  mes  forces  sans 
regarder  derrière  moi ,  et  ne  m'arrêtai  qu'au  pont  délia  Paglia,  là 
où  les  barques  chioggiotes  attendent  les  passagers ,  tandis  que  les 
mariniers,  enveloppés  hiver  comme  été  dans  leurs  capes,  dorment 
étendus  sur  les  parapets  et  même  en  travers  des  degrés  sous  les 
pieds  des  passans.  Je  demandai  si  quelqu'un  de  mes  compatriotes 
voulait  me  conduire  chez  mon  père.  — C'est  toi,  parent?  s'écrièrent- 
Is  avec  surprise.  Ce  mot  de  parcni  que  les  Vénitiens  ont  donné  iro- 
niquement aux  Chioggiotes,  et  que  ceux-ci  ont  eu  le  bon  sens  d'ac- 
cepter (2),  fut  si  doux  à  mon  oreille,  que  j'embrassai  le  premier  qui 
me  l'adressa.  On  me  promit  un  départ  dans  une  heure,  et  on  m'adressa 
quelques  questions  dont  on  n'écouta  pas  la  réponse.  Le  Chioggiote  dort 
la  nuit  en  marchant,  en  parlant,  en  ramant  même.  On  m'offrit  de 
faire  un  somme  sur  le  lit  commun,  c'est-à-dire  sur  les  dalles  du 

(1)  Le  diable  rouge  ou  le  follet  des  lagunes. 

(2)  La  presqu'île  de  Chioggia  fut  originaireraent  peuplée  de  Cinq  ou  six  familles  qui  ne  se 
sont  jamais  alliCes  qu'entre  elles. 


LA  DERNIÈRE   ALDINI.  573 

quai.  Je  m'étendis  par  terre,  la  tête  appuyée  sur  un  de  ces  bons 
compagnons,  tandis  qu'un  autre  se  servait  de  moi  pour  oreiller,  et 
ainsi  à  la  ronde.  Je  dormis  comme  aux  meilleurs  jours  de  mon  en- 
fance ,  et  je  rêvai  que  ma  pauvre  mère  (  qui  était  morte  depuis  un  an) 
m'apparaissait  au  seuil  de  ma  chaumière  et  me  félicitait  de  mon 
retour.  Je  m'éveillai  aux  cris  de  Cldosa!  Cliiosa  !  (1)  mille  fois  répé- 
tés, dont  nos  mariniers  font  retentir  les  voûtes  du  palais  ducal  et 
des  prisons,  pour  appeler  les  passagers.  Il  me  semblait  que  c'était 
un  cri  de  triomphe  comme  Yllaliam,  Italiam!  des  Troyens  dans 
rÉnéide.  Je  me  jetai  gaiement  dans  une  barque,  et  pensant  à  la  nuit 
qu'avait  du  passer  Bianca,  je  me  reprochai  un  peu  mon  bon  sommeil. 
Mais  je  me  réconciliai  avec  moi-même  par  la  pensée  de  n'avoir  pas 
empoisonné  le  repos  de  son  lendemain. 

On  était  en  plein  hiver,  les  nuits  étaient  longues;  nous  arrivâmes 
à  Chioggia  une  heure  avant  le  jour.  Je  courus  à  ma  cabane.  Mon 
père  était  déjà  en  mer,  le  plus  jeune  de  mes  frères  gardait  seul  la  mai- 
son. Il  lui  fallut  bien  du  temps  pour  s'éveiller  et  me  reconnaître.  On 
voyait  qu'il  était  habitué  à  dormir  au  bruit  de  la  mer  et  des  orages, 
car  je  faillis  briser  la  porte  pour  me  faire  entendre.  Enfln,  il  me 
sauta  au  cou,  passa  sa  cape,  et  me  conduisit  dans  une  barque  à 
l'endroit  où  était  ancrée  celle  de  mon  père.  Le  brave  homme  dor- 
mait étendu  sur  le  dos,  le  corps  et  le  visage  abrités  d'une  couver- 
ture de  crin,  au  claquement  d'une  bise  aiguë.  Les  flots  moutonnaient 
autour  de  lui  et  le  couvraient  d'écume  ;  aucun  bruit  humain  ne  se 
faisait  entendre  dans  les  vastes  solitudes  de  l'Adriatique.  J'écartai 
doucement  la  couverture  pour  le  regarder.  Il  était  l'image  de  la  force 
dans  son  repos.  Sa  barbe  grise  aussi  mêlée  que  les  algues  à  la  montée 
des  flots,  son  sayon  couleur  de  vase  et  son  bonnet  de  laine  d'un 
vert  limoneux,  luidonnaientl'aspect  d'un  vieux  Triton  endormi  dans 
sa  conque.  Il  ne  montra  pas  plus  de  surprise  en  s'éveillant  que  s'il 
m'eût  attendu.  —  Oh!  oh!  dit-il,  je  rêvais  de  cette  pauvre  femme, 
et  elle  me  disait:  Lève-toi,  vieux,  voilà  notre  fils  Daniel  qui  revient. 

George  Sand. 

(1)  Chioggia I  Chioggia! 

(La  seconde  partie  au  prochain  numéro,  ) 


ERNEST  MALTRAVERS 


mL  E.  Ja.  BUIil¥£R. 


La  dédicace  et  la  préface  du  nouveau  livre  de  M.  Bulwer  expri- 
ment clairement  les  prétentions  et  les  espérances  de  l'auteur.  Ernest 
Maliravers  est  dédié  au  peuple  allemand,  que  M.  Bulwer  appelle  na- 
tion de  penseurs  et  de  critiques.  Le  roman  que  nous  venons  de  lire 
s'adresse  donc  aux  penseurs  et  aux  critiques,  et  si  M.  Bulwer  l'a 
dédié  à  l'Allemagne,  c'est  qu'il  voit  dans  les  compatriotes  de  Gœthe 
et  de  Schiller  des  penseurs  et  des  critiques  excellens,  supérieurs 
sans  doute,  dans  son  opinion,  aux  penseurs  et  aux  critiqnes  de  la 
Grande-Bretagne  et  de  la  France.  Dans  sa  préface,  il  avoue  naïvement 
qu'il  ne  se  croit  pas  obligé  d'inventer  tous  les  ans  des  fictions  aussi 
riches,  aussi  intéressantes,  aussi  capables  d'amuser  que  les  Derniers 
jours  de  Pompeî  et  Rïenzi.  Il  a  conquis  la  sympathie  publique  par 
des  récits  attachans  ;  qu'il  lui  soit  permis  désormais  d'avoir  ses  cou- 
dées franches  et  de  moraliser  tout  à  son  aise.  Ce  qu'il  nous  donne 
aujourd'hui  n'est  précisément  ni  un  roman,  ni  un  poème,  ni  un  traité 
de  philosophie,  mais  quelque  chose  qui  participe  à  la  fois  de  tout  cela. 
L'auteur  ne  se  dissimule  pas  que  son  ouvrage  ne  rentre  dans  au- 
cune des  classifications  littéraires  généralement  admises;  toutefois  il 
est  plein  de  confiance,  et  il  s'applaudit  d'avoir  écrit  Ernest  Maltravers, 
car  il  se  flatte  d'avoir  encadré  dans  ce  nouveau  récit  ce  qu'il  appelle 
la  vraie  philosophie  de  la  vie.  Si  cette  prétention  n'est  pas  modeste, 
elle  a  du  moins  le  mérite  de  la  franchise.  Avant  d'entamer  la  lecture 
d'Ernest  Maliravers,  nous  savons  à  quoi  nous  en  tenir;  nous  sommes 
loyalement  prévenu  que  le  dernier  ouvrage  de  M.  Bulwer  se  pro- 


ERNEST   MALTRAVERS.  575 

pose  d'agiter  les  questions  les  plus  graves  et  les  plus  difflciles,  depuis 
les  lois  de  la  famille  jusqu'aux  lois  qui  régissent  le  développement 
politique  de  la  Grande-Bretagne.  A  vrai  dire,  nous  pouvons  craindre 
que  le  cadre  choisi  par  l'auteur  ne  soit  bien  étroit  pour  une  pareille 
discussion;  mais  du  moins  nous  n'aurons  pas  le  droit  d'accuser  la 
sévérité  des  pensées  que  nous  allons  parcourir.  Nous  ne  chercherons 
pas  le  plaisir  à  l'exclusion  de  l'enseignement;  M.  Buhvcr  nous  traite 
en  hommes  faits  et  nous  admet  à  partager  les  fruits  de  son  expé- 
rience. Cette  déclaration  préalable  pourra  paraître  bien  ambitieuse; 
cependant  il  ne  faut  pas  oublier  que  M.  Bulwer  est  depuis  dix  ans 
traité  par  les  salons  de  Londres  avec  une  indulgence  toute  mater- 
nelle, et  ce  qui  nous  choquerait  justement  chez  un  homme  habitué 
aux  formes  impartiales  de  la  discussion,  mérite  à  peine  d'être  blâmé 
chez  un  enfant  gâté.  Acceptons  donc  franchement  l'espérance  de 
l'auteur,  et  cherchons  dans  Ernest  Maltravers  la  vraie  philosophie 
de  la  vie. 

Il  y  a  dans  Ernest  Maltravers  trois  hommes  bien  distincts,  l'amant, 
le  poète  et  l'homme  d'état.  Le  héros  se  présente  à  nous  successive- 
ment dans  chacun  de  ces  trois  rôles ,  et  fournit  ainsi  à  M.  Bulwer 
l'occasion  de  formuler  sa  philosophie  sur  le  bonheur  de  l'amour,  et 
sur  la  condition  sociale  du  poète  et  de  l'homme  d'état.  Peut-être  eût- 
il  mieux  valu  n'attribuer  au  héros  qu'un  rôle  unique  et  nettement 
déterminé ,  et  poursuivre  ce  rôle  dans  tous  ses  développemens.  Il  est 
probable  que  M.  Bulwer  eût  adopté  ce  dernier  parti,  s'il  n'eût  voulu 
faire  qu'un  roman  ;  mais ,  résolu  à  nous  enseigner  la  vraie  philosophie 
de  la  vie,  il  a  dû  naturellement  multiplier  et  varier  les  épreuves  du 
principal  personnage,  afin  de  ne  laisser  aucun  problème  sans  solu- 
tion. Il  a  volontairement  renoncé  à  l'unité  poétique  de  son  œuvre  pour 
traiter  ex  professa  toutes  les  questions  qui  se  rattachent  à  la  vie  du 
cœur,  à  la  vie  littéraire,  à  la  vie  politique.  Nous  aurions  mauvaise 
grâce  à  le  chicaner  sur  le  parti  auquel  il  s'est  arrêté,  puisque  dès  la 
première  page  il  nous  a  franchement  annoncé  ses  prétentions;  mais  il 
nous  est  permis  de  lui  demander  pourquoi  il  a  cru  devoir  imposer  à 
Ernest  Maltravers  les  souffrances  d'un  triple  amour.  Il  nous  semble 
qu'une  seule  passion,  sérieusement  étudiée,  suffisait  au  dessein  du 
livre,  et  que  la  philosophie  de  l'amour  pouvait  se  formuler  sans  le 
secours  de  trois  femmes  diversement  aimées.  Cependant  ce  défaut 
passerait  peut-être  inaperçu,  ou  même  disparaîtrait  complètement  si 
les  trois  amours  que  l'auteur  prête  à  son  héros  engageaient  entre  eux 
une  lutte  sérieuse.  Il  n'en  est  rien  ;  ces  trois  amours  se  succèdent  et 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  se  combattent  pas.  El  c'est  pour  cela  précisément  que  nous  blâ- 
mons la  prodigalité  de  l'auteur.  Malheureusement  le  rôle  d'amant,  si 
imparfait  qu'il  soit,  est,  non-seulemeut  le  meilleur,  mais  le  seul  réelle- 
ment développé;  car  nous  sommes  obligé  de  nous  en  rapporter  à 
l'affirmation  de  M.  Bulwer  sur  le  génie  poétique  et  politique  d'Ernest 
Maltravers.  Ni  les  poèmes,  ni  les  discours  de  héros  ne  sont  soumis  à 
notre  jugement,  et  nous  sommes  réduit  à  les  admirer  sur  parole. 
Placé  dans  cette  condition  singulière ,  ayant  à  choisir  entre  l'incré- 
dulité ou  la  confiance,  le  lecteur  ne  peut  se  défendre  d'une  impatience 
bien  naturelle.  Qu'il  accepte  ou  qu'il  nie  le  génie  poétique  ou  politique 
d'Ernest  Maltravers,  il  ne  lui  est  pas  donné  de  s'intéresser  au  poète 
dont  il  ne  connaît  pas  les  œuvres,  ni  d'applaudir  l'orateur  dont  les 
paroles  n'arrivent  pas  jusqu'à  lui.  L'auteur  a  beau  nous  dire  :  «  Er- 
nest venait  de  publier  son  troisième  ouvrage,  et  ce  dernier  né  était 
bien  supérieur  à  ses  aînés;  ;)  ou  bien  :  «  Ernest  avait  prononcé  la  veille, 
dans  la  chambre  des  communes,  un  discours  d'une  haute  éloquence, « 
le  poète  et  l'orateur  ne  sont  pour  nous  qu'une  ombre  vaine. 

Plusieurs  fois  déjà  il  nous  est  arrivé  d'affirmer  que  les  poètes  en 
tant  que  poètes  ne  conviennent  ni  au  drame  ni  au  roman.  A  l'appui 
de  notre  opinion,  nous  avons  cité  des  exemples  illustres,  nous  avons 
invoqué  les  œuvres  de  Gœthe  et  de  Tieck  ;  nous  avons  insisté  sur  la 
froideur  du  Tasse  et  de  SternbaUl.  En  parlant  d'Ernest  Maltravers, 
nous  éprouvons  le  besoin  de  répéter  la  même  affirmation,  mais  sous 
une  forme  plus  sévère;  car  du  moins  Gœthe  et  ïieck,  lorsqu'ils  choi- 
sissent pour  principal  personnage  un  poète  ou  un  peintre,  ne  se 
croient  pas  dispensés  de  nous  montrer  l'artiste  à  l'œuvre.  Nous 
n'avons  sous  les  yeux  ni  le  poème  ni  le  tableau,  mais  nous  voyons 
l'homme  aux  prises  avec  son  imagination  et  se  préparant  à  produire 
sa  pensée  sous  la  forme  la  plus  pure.  Hien  de  semblable  ne  se  passe 
dans  le  livre  de  M.  Bulwer.  L'auteur  (ï Ernest  Maltravers  échappe  au 
danger  que  présente  la  mise  en  scène  du  poète,  et  se  contente  de  nous 
annoncer  que  son  héros  en  est  à  son  troisième  ouvrage.  Il  applique  le 
même  procédé  à  la  peinture  de  l'éloquence  politique,  et  toute  la  pièce 
se  joue  derrière  le  rideau.  Si  donc  Gœthe  et  Tieck  ont  eu  tort  de 
chercher  dans  l'acte  poétique,  pris  en  lui-même,  un  élément  dra- 
matique, M.  Bulwer  a  mérité  un  reproche  plus  grave,  car  il  a  péché, 
non  par  imprudence,  mais  par  nullité.  Au  tort  de  la  méprise  il 
ajoute  le  tort  bien  autrement  grave  de  ne  pas  remplir  le  programme 
qu'il  s'est  tracé.  Il  nous  promet  un  poète,  et  il  nous  donne  un  per- 
sonnage qui  n'a  de  poète  que  le  nom. 


ERNEST  MALTRAVERS.  577 

Lumley  Ferrers,  l'ami  elle  confident  d'Ernest  Maltravers,  résume 
l'égoïste,  le  parasite  et  le  traître  de  mélodrame;  car  je  ne  puis  con- 
sentir à  nommer  d'un  autre  nom  les  ignobles  perfldies  auxquelles  il 
descend.  Un  tel  personnage,  j'en  conviens,  simplifie  singulièrement  le 
mécanisme  du  récit,  mais  il  a  le  défaut  très  grave  d'être  à  la  fois  très 
vulgaire  et  très  invraisemblable.  C'est  une  conception  avec  laquelle 
le  théâtre  des  boulevarts  nous  a  familiarisé  depuis  long-temps,  mais 
dont  le  type  est  bien  difficile  à  rencontrer.  L'égoïsme  de  Lumley  Fer- 
rers est  fertile  en  lieux  communs;  Lumley  ne  se  contente  pas  de  rap- 
porter tout  à  lui-même  et  de  concentrer  dans  son  seul  bien-être 
toutes  les  forces  de  sa  pensée;  il  aime  à  professer  la  sécheresse  du 
cœur,  à  railler  toutes  les  croyances,  à  tourner  en  ridicule  les  plus 
généreux,  les  plus  nobles  dévouemens.  En  toute  occasion,  sans  néces- 
sité, sans  que  personne  l'interroge  et  l'excite  à  l'indiscrétion,  il  fait 
gloire  de  douter  de  tout,  ou  plutôt  de  nier  tout  ce  qui  n'est  pas  le 
bien-être  matériel,  et  de  laisser  aux  femmes  et  aux  enfans,  comme 
un  jouet  digne  de  leur  faiblesse,  tout  ce  qui  s'appelle  vertu,  con- 
fiance, abnégation.  Je  concevrais  très  bien  les  révélations  auxquelles 
Lumley  s'abandonne,  s'il  était  sans  témoins,  s'il  était  seul  en  scène. 
Malgré  mon  amour  sincère  pour  la  vraisemblance  et  le  naturel ,  je 
lui  pardonnerais,  étant  donnée  la  forme  dramatique,  de  nous  expli- 
quer les  principaux  traits  de  son  caractère  dans  un  rapide  monologue; 
car  dans  ce  cas  il  ne  ferait  que  penser  tout  haut.  Mais  je  ne  puis 
comprendre  qu'en  présence  d'Ernest  Maltravers,  qui  a  toutes  les 
croyances,  toutes  les  illusions  d'une  ame  adolescente,  il  se  livre  si 
indiscrètement  et  prenne  plaisir  à  montrer  toute  la  misère,  toute  la 
perversité  de  sa  nature.  Puisque  M.  Bulwer  avait  besoin,  pour  la 
conduite  de  son  livre,  d'un  personnage  égoïste,  son  devoir  était  d'éta- 
blir ce  caractère  par  des  actions  et  non  par  des  paroles.  Il  s'agissait 
de  mettre  en  pratique  les  principes  qu'il  lui  prêtait,  et  non  de  les 
formuler  en  aphorismes  verbeux;  car,  par  cela  même  qu'il  s'explique 
et  s'interprète  à  tout  propos,  Lumley  Ferrers  devient  impossible.  A 
moins  d'attribuer  à  Ernest  Maltravers  une  crédulité  enfantine,  nous 
ne  concevons  pas  que  le  futur  poète  continue  à  garder  comme  com- 
pagnon de  voyage  un  homme  qui  se  vante  de  ramener  tout  à  lui  seul 
et  de  ne  prendre  intérêt  à  personne.  Des  caractères  tels  que  celui  de 
Lumley,  une  fois  connus,  se  tolèrent  par  nécessité,  mais  ne  permettent 
jamais  les  libres  épanchemens  d'une  amitié  intime.  Or,  M.  Bulwer 
place  précisément  Ernest  Maltravers  et  Lumley  Ferrers  dans  la  situa- 
tion la  plus  invraisemblable ,  car  il  les  soumet  à  l'intimité  de  voyage. 
TOME  xn.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  Londres,  au  milieu  du  bruit  et  de  l'agitation  du  grand  monde,  les 
principes  de  Lumley  passeraient  inaperçus,  ou  du  moins  seraient 
effacés  par  mille  distractions;  mais  en  voyage  ils  exposent  Ernest  à 
des  contrariétés  sans  cesse  renaissantes,  et  lui  font  jouer  le  rôle 
d'une  dupe  volontaire. 

Comme  parasite ,  Lumley  n'est  guère  plus  adroit  ni  plus  discret. 
Lors  même  qu'il  ne  prendrait  pas  soin  de  nous  révéler  pourquoi  il 
voyage  en  compagnie  d'Ernest,  au  lieu  de  voyager  seul,  nous  ne 
pourrions  encore  lui  porter  qu'un  intérêt  assez  tiède;  car  l'argent, 
qui  joue  dans  la  vie  réelle  un  rôle  si  important,  n'aura  jamais  la 
faculté  d'exciter,  dans  l'ame  du  lecteur,  de  bien  vives  sympathies. 
Que  Lumley  n'ait  à  dépenser  que  vingt  mille  livres  de  rente,  et 
qu'Ernest  puisse  disposer  chaque  année,  sans  entamer  son  patri- 
moine, d'une  somme  de  cent  mille  francs,  peu  nous  importe  en  vé- 
rité. C'est  là  sans  doute  une  différence  fort  importante,  lorsqu'il 
s'agit  de  la  signature  d'un  contrat;  mais,  pour  en  apprécier  toute  la 
valeur,  il  faut  avoir  une  fille  à  marier,  et  la  majorité  des  lecteurs 
épèle  d'un  œil  indifférent  les  millions  prodigués  à  Ernest  Maltra- 
vers par  la  plume  complaisante  de  M.  Bulwer.  D'ailleurs  Lumley  le 
parasite  n'est  pas  plus  vraisemblable  que  Lumley  l'égoïste,  car  il 
manque  aux  devoirs  de  son  rôle;  il  n'a  ni  la  souplesse,  ni  l'obséquio- 
sité qui  peuvent  le  rendre  acceptable.  Au  lieu  de  se  plier  avec  em- 
pressement à  tous  les  caprices  de  son  compagnon  de  voyage ,  il  lui 
prodigue  non-seulement  les  conseils,  mais  les  remontrances.  Au  lieu 
d'adopter  tous  les  projets  d'Ernest,  il  se  plaint  des  dépenses  aux- 
quelles l'entraînent  les  déplacemens  imprévus.  C'est,  pour  un  pa- 
rasite, une  faute  impardonnable  et  qu'Ernest  ne  peut  oublier.  Éclairé 
par  la  franchaise  maladroite  de  Lumley,  il  doit  rompre  au  plus  tôt 
avec  cette  amitié  qui  se  donne  pour  une  spéculation.  Ici,  comme  dans 
la  première  partie  de  son  rôle,  Lumley  se  commente  au  lieu  d'agir 
et  de  se  montrer.  A  coup  sûr  ce  n'est  pas  le  moyen  de  nous  intéres- 
ser; mais  je  reconnais  volontiers  que  M.  Bulwer  a  choisi,  pour  pein- 
dre le  parasite,  la  plus  facile  des  méthodes,  car  qu'y  a-t-il  au  monde 
de  plus  simple  à  imaginer  qu'un  homme  qui  dit  :  Je  suis  parasite? 

Reste  le  troisième  rôle,  je  veux  dire  le  rôle  de  traître.  C'est  le  plus 
vulgaire  des  trois,  et  c'est  le  seul  que  Lumley  remplisse  activement 
sans  commentaire  et  sans  préface.  Mais  la  trahison  qu'il  conçoit  et 
qu'il  réalise  est  si  basse  et  si  misérable,  qu'elle  serait  à  peine  admise 
dans  un  mélodrame.  L'homme  qui  se  rend  coupable  d'une  pareille 
lâcheté  ne  mérite  assurément  ni  pitié  ni  pardon.  Les  lois  ne  peuvent 


ERNEST  MALTRAVERS.  579 

l'atteindre,  mais  le  mépris  public  et  la  colère  de  l'offensé  font  de  lui 
bonne  et  prompte  justice.  Effacer  deux  mots  d'une  lettre  et  les  rem- 
placer par  un  mensonge ,  altérer  la  date  pour  empêcher  le  mariage 
d'un  rival  préféré ,  c'est  là  sans  doute  une  trahison  possible;  mais  le 
faussaire,  quelle  que  soit  son  adresse,  quelle  que  soit  la  passion  qui 
le  pousse  au  mensonge ,  n'inspirera  jamais  aucune  sympathie.  Il  ne 
mérite  pas  même  la  haine  du  lecteur,  car  il  s'avilit  lâchement  et  pour 
un  but  qu'il  n'est  pas  sûr  d'atteindre.  La  femme  trompée  par  la 
lettre  dont  il  a  changé  le  sens  pourra  bien  refuser  la  main  du  rival 
qu'il  veut  éconduire;  mais  ce  n'est  là  qu'un  premier  pas,  et  le  plus 
difflcile  reste  à  faire.  Ordinairement  l'égoïsme  est  clairvoyant,  et 
Lumley,  égoïste  et  sceptique  par  excellence,  ne  doit  pas  espérer  la 
main  d'une  riche  héritière.  Habitué  à  la  discussion,  à  l'intelligence 
des  intérêts  positifs,  il  sait  mieux  que  personne  qu'un  homme  réduit 
à  20,000  livres  de  rente,  ce  qui  équivaut  à  la  pauvreté  au  milieu  de 
l'aristocratie  anglaise,  ne  peut,  sans  folie,  prétendre  donner  son  nom 
à  une  femme  qui  jouit  d'un  revenu  net  de  250,000  livres.  L'amour 
seul  pourrait  combler  l'intervalle  qui  sépare  l'opulence  de  la  pau- 
vreté. Si  Lumley  veut  épouser  l'héritière  dont  la  main  est  promise  à 
Ernest,  il  n'a  qu'un  seul  moyen  de  réussir,  c'est  de  se  faire  aimer. 
S'il  n'efface  pas,  par  le  charme  de  sa  parole,  par  l'élégance  de  ses 
manières,  par  la  fraîcheur  de  sa  toilette,  par  un  entraînement  sincère 
ou  simulé,  les  avantages  acquis  à  son  rival,  il  n'y  a  aucune  raison 
pour  que  la  fille  d'un  pair  d'Angleterre  se  résigne  à  épouser  un  men- 
diant. En  pareil  cas ,  le  métier  de  faussaire  n'est  qu'un  métier  de 
dupe.  La  femme  qui  aura  renoncé  à  la  main  d'Ernest  trouvera  vingt 
partis  plus  avantageux  que  Lumley  Ferrers.  Or,  il  n'y  a  pas  un 
homme  familiarisé  avec  la  vie  du  monde  qui  ne  sache  très  bien  que 
les  trois  quarts  des  mariages  se  réduisent  à  de  purs  marchés.  Une 
héritière  déçue  dans  sa  première  espérance,  dans  son  premier  atta- 
chement, consent  facilement  à  n'être  pas  aimée  pour  elle-même,  et 
Lumley  ne  doit  pas  l'ignorer. 

Castruccio  Csesarini  n'est  que  l'instrument  des  projets  conçus  par 
Lumley  Ferrers.  Toutes  les  actions  honteuses  qu'il  commet  appar- 
tiennent à  Lumley.  Je  ne  demande  pas  à  M.  Bulwer  pourquoi  il  a 
cru  devoir  créer  un  barbarisme  tel  que  Csesarini,  car  il  a  pris  soin, 
dans  plusieurs  de  ses  préfaces,  de  faire  allusion  à  ses  voyages 
en  Italie,  et  sans  doute  il  trouverait  cette  question  bien  singulière 
dans  la  bouche  d'un  homme  qui  n'a  jamais  visité  Rome  ni  Florence. 
Je  me  contente  de  signaler  le  nom  impossible  de  Csesarini  comme  un 

37. 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

caprice  d'écrivain  à  la  mode.  Puisque  M.  Bulwer  se  permet  d'appeler 
l'auteur  des  loges  RaffaeUe,  il  n'a  aucune  raison  pour  respecter  dans 
le  baptême  de  ses  personnages  les  lois  de  la  langue  italienne.  Mais  je 
lui  conseille,  dans  l'intérêt  de  son  amour-propre,  de  ne  plus  parler 
de  ses  voyages.  Ce  n'est  pas  la  peine  de  passer  six  mois  à  Naples 
pour  écrire  de  pareils  non-sens.  Le  caractère  de  Castruccio  Csesa- 
rini  est  destiné  à  contraster  avec  celui  d'Ernest  Maltravers.  Ernest 
représente  l'homme  de  génie,  et  Castruccio  la  médiocrité.  Malheu- 
reusement M.  Bulwer  a  négligé  de  transcrire  les  productions  de 
l'homme  médiocre  comme  il  avait  négligé  de  nous  faire  connaître  les 
poèmes  de  l'homme  de  génie.  Nous  sommes  donc  obligé ,  cette  fois 
encore,  de  le  croire  sur  parole.  Il  est  vrai  que,  pour  caractériser  la 
médiocrité  de  Castruccio,  il  lui  attribue  plusieurs  ridicules  très  signi- 
ficatifs, du  moins  dans  sa  pensée,  tels  qu'une  longue  chevelure,  une 
toilette  éclatante  et  singulière;  mais  ces  deux  ridicules  n'impliquent 
pas  nécessairement  la  médiocrité.  H  y  a  des  hommes  incapables 
d'écrire  une  page  sensée  qui  s'habillent  et  se  coiffent  avec  une  sim- 
plicité parfaite;  à  voir  le  goût  qui  préside  à  leur  toilette ,  à  leur  dé- 
marche, à  leurs  manières,  le  spectateur,  s'il  adoptait  la  doctrine  de 
M.  Bulwer,  serait  tenté  de  les  prendre  pour  des  hommes  supérieurs, 
et  cependant,  dès  qu'ils  ouvrent  la  bouche,  leur  nulHté  se  révèle 
d'une  façon  irrécusable.  Je  pense  que  M.  Bulwer,  en  traçant  le  por- 
trait de  Castruccio,  s'est  laissé  entraîner  par  le  désir  de  dessiner  une 
caricature.  Peut-être  a-t-il  rencontré  dans  les  salons  de  Londres 
quelques  hommes  amoureux  de  leur  personne,  habitués  à  manger  la 
moitié  des  mots ,  à  se  mirer  dans  toutes  les  glaces  ;  et  pour  se  venger 
de  l'ennui  qu'ils  lui  ont  infligé,  il  les  a  résumés  dans  Castruccio  Caesa- 
rini.  Je  crois  qu'il  a  eu  tort  d'écouter  sa  mémoire. 

Assurément  il  a  été  mieux  inspiré,  quand  pour  caractériser  la 
médiocrité  de  Castruccio  il  s'est  décidé  à  le  faire  envieux ,  car  l'envie 
est  généralement  le  partage  de  la  médiocrité.  Les  hommes  supérieurs, 
nous  pouvons  le  voir  tous  les  jours,  ne  sont  pas  à  l'abri  de  la  jalou- 
sie ;  quand  ils  ont  connu  la  gloire,  il  leur  arrive  de  ne  pas  assister 
avec  joie  aux  succès  de  leurs  rivaux  ;  mais  le  propre  des  esprits  vrai- 
ment éminens  est  de  ne  jamais  dépasser  les  limites  d'une  loyale  et 
généreuse  émulation.  Le  génie  qui  a  la  conscience  de  ses  forces 
applaudit  franchement  aux  œuvres  de  ses  rivaux,  et  cherche  dans 
les  poèmes  qu'il  n'a  pas  écrits  l'occasion  de  s'instruire  plutôt  que  de 
blâmer.  Il  admire  les  pensées  qu'il  n'a  pas  signées  de  son  nom  avec 
un  parfait  désintéressement,  et  se  trouve  heureux  d'être  préparé, 


ERNEST   MALTRAVERS.  58i 

par  ses  études  de  chaque  jour,  à  les  comprendre ,  à  les  pénétrer 
mieux  et  plus  vite  que  la  foule.  L'homme  applaudi  qui  nie  obsti- 
nément le  mérite  de  ses  rivaux  prouve  qu'il  se  sent  incomplet,  et 
qu'il  craint  d'être  effacé.  La  négation  dans  sa  bouche  est  un  aveu 
maladroit.  Quant  à  la  médiocrité,  l'envie  est  pour  elle  une  conso- 
lation et  une  vengeance.  Lasse  de  l'obscurité  où  elle  se  débat,  elle 
attaque  résolument  tous  les  hommes  que  la  faveur  publique  envi- 
ronne; elle  s'efforce  de  ternir  les  plus  beaux  noms,  et  elle  espère  en 
niant  tout  ce  qui  grandit  autour  d'elle,  sinon  s'élever,  du  moins  être 
aperçue.  M.  Bulwer  a  donc  bien  fait  de  loger  l'envie  au  cœur  deCas- 
truccio;  mais  peut-être  convenait-il  de  mettre,  dans  l'expression  des 
tourmens  que  l'envie  inflige  à  la  médiocrité ,  plus  d'adresse  et  de 
réserve.  L'envie,  sous  peine  de  manquer  à  sa  nature,  ne  va  jamais 
tête  haute.  Quand  elle  se  plaint  et  se  lamente,  ce  n'est  pas  en  son 
nom,  mais  au  nom  de  la  justice  et  de  la  vérité  qu'elle  prétend  mé- 
connues. Elle  ne  reproche  pas  en  face  à  l'homme  heureux  le  bon- 
heur dont  il  jouit;  elle  va  choisir  dans  l'ombre  un  homme  justement 
ignoré,  et  tâche  d'appeler  sur  lui  l'attention  de  la  foule.  Elle  exalte 
avec  emphase  le  génie  qu'elle  a  déniché,  et  l'oppose  au  poète  cou- 
ronné, pour  réparer,  dit-elle,  un  oubli  injurieux.  Castruccio  joue 
son  rôle  d'envieux  avec  une  brutalité  qui  fait  honneur  à  M.  Bul- 
wer. Si  l'auteur  d'Ernest  Maltravers  eût  étudié  avec  plus  de  soin  un 
sentiment  qu'il  paraît  n'avoir  jamais  éprouvé,  il  se  fût  abstenu  de 
placer  sur  les  lèvres  de  Castruccio  des  reproches  pleins  de  fran- 
chise que  l'envie  ne  peut  prononcer. 

Médiocre  et  envieux,  Castruccio  devrait,  pour  être  Adèle  à  son 
rôle,  ne  pas  manquer  de  clairvoyance.  Puisqu'il  a  résolu  de  ternir  la 
gloire  qu'il  ne  peut  contempler  sans  souffrance ,  il  devrait  ne  de- 
mander qu'à  lui-même  le  moyen  d'accomplir  son  dessein.  Dans  le 
roman  de  M.  Bulwer,  contre  toute  vraisemblance,  Castruccio  obéit  à 
Lumley  Ferrers,  comme  s'il  était  personnellement  incapable  d'agir  et 
de  penser.  Il  se  prête  aux  projets  de  Lumley  sans  même  prendre  le 
temps  de  les  pénétrer  complètement.  Il  agit  contre  son  ennemi  aveu- 
glément, sans  mesurer  les  coups  qu'il  lui  porte,  sans  ménager  sa 
retraite.  Loin  de  se  conduire  d'après  les  conseils  de  l'envie,  et  de 
compter  prudemment  chacun  des  pas  qui  le  rapprochent  du  but  désiré, 
il  joue  le  rôle  d'un  homme  pris  de  vertige.  Pour  ma  part,  je  l'avoue, 
je  ne  consentirai  jamais  à  croire  que  Castruccio  écrive  sous  la  dictée 
de  Lumley  sans  lui  demander  ce  qu'il  va  écrire.  Dès  qu'il  devient 
l'instrument  d'une  autre  volonté,  dès  qu'il  abandonne  aune  autre 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pensée  que  la  sienne  le  soin  de  sa  vengeance,  il  cesse  de  représenter 
l'envie;  il  entre  dans  la  classe  innombrable  des  sots,  et  n'a  plus  le 
droit  d'être  au  premier  plan  d'un  tableau.  Il  est  évident  queM.  Bulwer, 
en  créant  le  personnage  de  Gastruccio ,  a  violé  une  des  lois  les  plus 
impérieuses  de  la  poésie,  je  veux  dire  la  loi  d'identité:  il  a  voulu  per- 
sonnifler  l'envie,  et  quand  le  caractère  qu'il  avait  prêté  à  Gastruccio 
a  compliqué  les  difficultés  du  récit,  ill'a  transformé,  il  l'a  dénaturé 
avec  une  parfaite  insouciance,  comme  s'il  lui  eût  été  donné  d'effacer 
les  premières  pages  de  son  livre.  G'est  là,  si  je  ne  m'abuse,  une  faute 
très  grave,  et  qui  diminue  singulièrement  l'intérêt  que  Gastruccio, 
autrement  conçu,  aurait  pu  nous  inspirer.  Quoique  l'envie,  en  effet, 
soit  un  sentiment  odieux,  l'auteur  aurait  sans  doute  réussi  à  exciter, 
sinon  notre  sympathie,  du  moins  notre  compassion  en  faveur  de 
Gastruccio,  s'il  fût  demeuré  fidèle  à  son  point  de  départ. Pour  atteindre 
ce  but,  il  lui  suffisait  d'analyser  et  de  peindre  les  souffrances  de  la 
médiocrité,  et  de  nous  montrer  comment  l'orgueil,  en  se  dépravant, 
conduit  à  la  lâcheté.  Ainsi  compris ,  le  personnage  de  Gastruccio  ne 
serait  sans  doute  pas  devenu  digne  d'éloge;  mais  il  aurait  perdu  une 
partie  de  sa  bassesse.  Agissant  en  son  nom ,  n'écoutant  que  la  seule 
inspiration  de  son  orgueil  humilié ,  il  nous  aurait  paru  plus  fidèle  à 
l'esprit  de  son  rôle,  et  par  conséquent  plus  poétique.  Tel  qu'il  est, 
il  représente  la  médiocrité  vulgaire,  mais  il  ne  personnifie  pas  l'envie. 
Je  vois  en  lui  l'esclave  de  Lumley,  c'est-à-dire  un  personnage  très 
insignifiant. 

Les  trois  femmes  destinées,  dans  la  pensée  de  M.  Bulwer,  à  com- 
pléter l'éducation  morale  d'Ernest  Maltravers,  sont  plus  heureuse- 
ment inventées  que  les  trois  personnages  dont  nous  venons  de  par- 
ler. A  quoi  faut-il  attribuer  cette  différence?  L'auteur  a-t-il  dessiné 
ces  trois  femmes  d'après  nature,  et  n'avait-il  pas  les  mêmes  res- 
sources lorsqu'il  a  tracé  les  portraits  d'Ernest  Maltravers,  de  Lumley 
Ferrers  et  de  Gastruccio  Gsesarini?  Les  données  nous  manquent  pour 
résoudre  cette  question.  Ge  qui  est  vrai,  ce  que  nous  proclamons 
avec  plaisir,  c'est  le  charme  des  trois  figures  qui  se  nomment  :  Alice, 
Valérie  et  Florence.  Ges  trois  types  sont  parfaitement  dissemblables, 
mais  chaque  type  pris  en  lui-même  mérite  l'attention  et  la  sympathie 
du  lecteur.  Alice  est  une  jeune  fille  de  seize  ans,  plus  ignorante 
qu'une  Indienne  qui  n'aurait  jamais  quitté  sa  tribu,  car  elle  ne  pos- 
sède pas  la  notion  de  Dieu.  Seule  avec  son  père,  qui  vit  de  brigandage 
et  qui  ne  lui  a  jamais  inspiré  d'autre  sentiment  que  la  crainte,  com- 
ment son  ame  aurait-elle  conçu  l'idée  de  la  Providence?  La  compas- 


ERNEST  MALTRAVERS.  583 

sion  qu'elle  éprouve  pour  un  étranger  dont  la  vie  est  menacée  opère 
dans  son  intelligence  et  dans  son  caractère  une  subite  révolution. 
Après  avoir  sauvé  son  hôte,  en  l'avertissant  du  danger,  elle  ne  tarde 
pas  à  prendre  la  fuite  et  à  suivre  les  traces  de  Thomme  qui  lui  doit  la 
vie,  car  elle  ne  peut  plus  reposer  sous  le  même  toit  que  son  père  qu'elle 
méprise.  Jusque-là  le  caractère  d'Alice  appartient  au  roman  vulgaire. 
Mais  le  développement  simultané  de  l'amour  et  du  sentiment  religieux 
offre  une  peinture  pleine  de  grâce  et  de  naïveté,  et  M.  Bulwer  a 
trouvé,  pour  l'analyse  et  l'expression  de  ces  deux  sentimens,  une 
simplicité  à  laquelle  ses  précédens  ouvrages  ne  nous  avaient  pas  ha- 
bitué. Plus  tard,  quand  le  bonheur  a  disparu,  quand  l'abandon  et 
la  misère  ont  pris  la  place  des  intimes  épanchemens  et  des  caresses 
enivrantes ,  le  caractère  d'Alice  se  montre  sous  un  nouveau  jour,  mais 
ne  cesse  pas  d'être  logique.  Au  milieu  des  angoisses  les  plus  poi- 
gnantes, elle  conserve  l'espérance  de  revoir  l'homme  qu'elle  a  si  ten- 
drement aimé,  et  lorsque  enfin  cette  espérance  s'évanouit,  elle  se 
résigne  et  ne  maudit  pas  l'égoïsme  et  l'inconstance  de  son  amant;  elle 
lui  pardonne  par  reconnaissance  pour  le  passé. 

Valérie  de  Saint- Ventadour  offre  l'alliance  heureuse  de  la  co- 
quetterie et  de  la  loyauté.  Je  suis  fâché  que  M.  Bulwer  ait  donné 
à  la  femme  de  l'ambassadeur  de  France  près  la  cour  de  Naples  le 
nom  étrange  de  Saint-Ventadour;  mais  comme  l'auteur  semble  des- 
tiné à  égratigner  toutes  les  langues  qui  ne  sont  pas  pas  la  sienne, 
je  ne  veux  pas  insister  sur  cette  faute  vénielle.  Valérie  est  coquette 
dans  la  meilleure  acception  du  mot.  Elle  est  tière  de  sa  beauté,  de 
son  intelligence,  de  sa  grâce;  elle  aime  à  régner,  à  gouverner  les 
hommes  qui  l'entourent  par  l'éclat  de  son  regard ,  par  la  finesse,  par 
l'élégance  de  sa  parole,  par  ses  railleries  bienveillantes,  sans  jamais 
rien  promettre,  sans  jamais  s'engager.  Elle  joue  délibérément  ce  jeu 
dangereux,  qui  pourrait  à  bon  droit  passer  pour  de  l'égoïsme,  si  elle 
le  continuait  avec  tous  les  hommes  sans  faire  acception  de  la  sincé- 
rité des  sentimens  qu'elle  éveille.  Mais  elle  sait  lever  le  masque  et 
montrer  l'affection  sous  l'intelligence,  dès  qu'il  y  a  péril  à  persé- 
vérer dans  l'indifférence.  Mariée  à  un  homme  qu'elle  n'a  jamais 
aimé,  elle  a  pris  de  bonne  heure  son  parti,  et  s'est  résolue  courageu- 
sement à  ne  pas  tenter  l'épreuve  des  passions.  Elle  est  arrivée  à 
trente  ans  sans  manquer  à  la  promesse  qu'elle  s'est  faite.  Elle  se 
croit  à  l'abri  du  danger,  mais  une  parole  sincère  prononcée  d'une 
voix  émue  suffit  pour  ébranler  cette  sagesse  si  sûre  d'elle-même. 
Valérie  comprend  qu'elle  va  succomber,  si  elle  n'appelle  à  son  aide 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  sentiment  plus  fort  que  l'amour  de  la  paix  intérieure  dont  elle  a 
joui  jusque-là.  Elle  se  refuse  à  celui  qu  elle  aime  en  lui  avouant 
qu  elle  est  heureuse  et  fière  de  l'amour  qu'elle  inspire  et  qu'elle  par- 
tage. Mais  elle  ne  veut  pas  garder  près  d'elle  un  homme  dont  l'intel- 
ligence et  le  caractère  sont  appelés  aux  plus  hautes  destinées,  et  qui 
a  besoin  de  sa  liberté  pour  jouer  le  rôle  qui  lui  est  dévolu.  En  même 
temps  qu'elle  avoue  son  amour,  elle  cache  généreusement  ses  regrets 
et  force  à  partir  l'homme  qu'elle  serait  heureuse  de  garder.  Deux 
ans  se  passent  ;  Valérie  retrouve  celui  qu'elle  a  banni  et  qu'elle  espé- 
rait oublier.  Cette  nouvelle  épreuve  est  au-dessus  de  ses  forces,  et 
Valérie  n'aurait  plus  le  courage  de  résister,  si  elle  ne  voyait  claire- 
ment, dans  les  regards  et  les  paroles  de  Ihomme  qu'elle  aime,  que 
les  rôles  sont  désormais  intervertis,  qu'elle  n'est  plus  aimée ,  et  qu'au 
lieu  de  se  défendre,  elle  serait  forcée  de  réveiller  une  affection  ou- 
bliée. Elle  ne  s'acharne  pas  à  cette  tâche  humiliante,  elle  demeure 
fidèle  à  sa  dignité,  et  cache  son  désespoir  sous  les  dehors  d'une  im- 
partiale amitié. 

Florence  a  le  malheur  de  réunir  et  de  résumer  en  elle-même  tous 
les  genres  de  supériorité.  Naissance,  richesse,  beauté,  grâce,  ma- 
jesté ,  intelligence ,  savoir,  rien  ne  manque  à  l'idéale  perfection  de 
Florence  Lascelles.  Dans  la  vie  réelle,  une  femme  ainsi  douée  se 
trouve  au-dessus  de  tous  les  rôles  que  la  société  veut  lui  confier; 
dans  le  domaine  du  roman ,  elle  provoque  naturellement  un  sourire 
d'incrédulité.  M.  Bulwer  a  voulu  et  a  su  tirer  parti  de  sa  prodigalité, 
car  Florence  Lascelles  expie ,  par  de  cruelles  souffrances,  tous  les 
avantages  qu'il  lui  attribue.  Par  la  profondeur  et  la  variété  de  ses  con- 
naissances, parl'étendueetl'élévation  desespensées,  elle  est  condam- 
née à  dédaigner  et  souvent  à  maudire  tous  les  personnages  qui  l'entou- 
rent et  qui  se  glorifient  dans  leur  nullité.  Bientôt,  lasse  de  la  solitude, 
elle  se  laisse  aller  aux  plus  étranges  caprices.  Pour  donner  le  change 
à  son  cœur  désert,  elle  engage  une  correspondance  avec  un  homme 
qu'elle  n'a  jamais  vu,  mais  dont  elle  a  lu  et  relu  les  poèmes.  Pleine 
de  confiance  dans  la  sincérité  des  pensées  livrées  au  public,  elle 
croit  que  l'auteur  lui  répond  de  l'homme,  et  converse  hardiment  avec 
lui  comme  avec  un  ami  éprouvé.  Elle  lui  prodigue  les  conseils  et  les 
encouragemens,  tantôt  avec  la  familiarité  d'une  sœur,  tantôt  avec 
une  bienveillance  maternelle,  quelquefois  même  avec  l'enthousiasme 
et  la  dévotion  qui  ne  conviennent  qu'à  la  prière.  Bientôt,  comme  il 
était  facile  de  le  prévoir,  la  tête  embrase  le  cœur,  et  Florence  veut 
voir  et  entendre  l'homme  à  qui  elle  écrit  depuis  plusieurs  mois  ;  mais 


ERNEST  MALTRAVERS.  585 

elle  ignore  si  bien  ce  qu'elle  éprouve  qu'elle  désire  demeurer  incon- 
nue, afin  de  pouvoir  continuer  librement  sa  folle  correspondance. 
Cependant  elle  ne  tarde  pas  à  sentir  que  la  seule  vie  de  l'intelligence 
ne  suffît  pas  au  bonheur,  et  qu'elle  est  prise  et  forcée  de  plier,  comme 
la  plus  ignorante  et  la  plus  vulgaire  des  femmes.  Elle  renonce  au 
rôle  viril  qu'elle  avait  rêvé,  et  l'amour  sincère  et  sérieux  la  ramène 
à  la  naïveté  qu'elle  avait  oubliée  dans  le  commerce  des  livres  et  dans 
l'enivrement  des  triomphes  de  salon.  Elle  avoue  franchement  à 
l'homme  qu'elle  préfère  toutes  les  supercheries  enfantines  qu'elle  a 
employées  pour  l'éprouver,  pour  le  connaître,  pour  l'étudier.  Jus- 
que-là elle  agit  sagement.  Mais  la  fierté  l'empêche  de  douter  d'elle- 
même,  et  lui  défend  d'interroger  le  cœur  où  elle  veut  se  réfugier. 
Elle  ne  croit  pas  que  l'homme  choisi  par  elle  soit  séparé  de  l'avenir 
qu'elle  a  rêvé  par  un  passé  irréparable.  Elle  se  sent  digne  d'amour  et 
s'affirme  qu'elle  est  aimée.  Un  jour  elle  se  croit  trahie;  elle  supplie  celui 
qu'elle  aime  de  se  justifier  et  elle  n'obtient  pour  toute  réponse  qu'un 
silence  dédaigneux.  Plus  humble  et  plus  clairvoyante,  elle  compren- 
drait qu'un  amour  sincère  résiste  même  à  la  plus  injurieuse  défiance 
et  ne  se  croit  pas  déshonoré  en  réfutant  la  calomnie.  Le  désespoir  et 
l'humiliation  mettent  bientôt  ses  jours  en  danger.  A  son  lit  de  mort, 
elle  oublie  pour  la  première  fois  l'orgueil  qui  a  fait  le  malheur  de 
toute  sa  vie.  Sanctifiée  par  la  douleur,  elle  se  transfigure  et  révèle  à 
son  amant,  que  la  pitié  ramène  au  chevet  de  la  mourante,  des  trésors 
de  dévouement  et  d'abnégation. 

Assurément  chacune  de  ces  trois  figures  ne  manque  ni  d'intérêt, 
ni  de  nouveauté;  cependant  le  roman  de  M.  Bulwer,  loin  d'enchaî- 
ner l'attention,  provoque  souvent  l'impatience.  Il  faut,  je  crois, 
expliquer  le  dépit  du  lecteur  par  le  nombre  des  ressorts  qui  se 
montrent  et  qui  disparaissent  sans  avoir  été  utilisés.  A  proprement 
parler,  M.  Bulwer  a  ébauché  trois  romans  dans  Ernest  Maltravers, 
sans  en  achever  un  seul.  Alice,  Valérie  et  Florence  suffiraient  à  dé- 
frayer trois  récits,  et  leurs  diverses  manières  d'aimer  fourniraient 
à  l'imagination  l'occasion  d'étudier  les  souffrances  et  les  joies  de 
l'amour  sous  des  aspects  également  intéressans.  Le  livre  de  M.  Bul- 
wer pèche  donc  surtout  par  la  composition.  Dans  la  première  partie, 
Ernest,  après  avoir  parcouru  une  partie  de  l'Allemagne,  et  séjourné 
pendant  plusieurs  années  dans  les  universités  d'Iéna  et  de  Heidel- 
berg,  se  trouve  amené  en  présence  d'Alice  par  des  moyens  que  le 
mélodrame  peut  avouer,  mais  que  le  bon  sens  et  la  poésie  répu- 
dient; car  je  vous  donne  en  mille  à  deviner  comment  il  la  rencontre. 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Seul,  à  minuit,  sur  une  grande  route,  il  frappe  à  la  porte  d'une  ca- 
bane isolée  et  demande  un  guide  pour  atteindre  la  ville  prochaine 
qui  est  à  trois  lieues  de  là.  Or,  cette  cabane  est  tout  simplement  un 
coupe-gorge.  Alice  se  dévoue  au  salut  de  l'étranger,  car  Alice  est 
la  fille  du  brigand  à  qui  appartient  la  cabane.  Forcée  au  silence 
parla  présence  de  son  père,  elle  essaie,  par  sa  pantomime,  d'ap- 
prendre à  Ernest  Maltravers  que  Darvil  a  résolu  de  le  tuer.  Elle 
réussit  à  le  sauver,  le  rejoint  sur  la  grande  route,  lui  demande  asile 
et  protection,  devient  sa  pupille,  puis  sa  maîtresse.  Le  début  de 
cet  épisode  semble  écrit  pour  le  boulevart;  mais  l'éducation  d'Alice  et 
le  développement  simultané  de  l'amour  et  du  sentiment  religieux 
sont  racontés  par  l'auteur  avec  une  grâce  et  une  simplicité  remarqua- 
bles. Rappelé  près  de  son  père,  Ernest  abandonne  Alice,  et  lorsqu'il 
revient  avec  l'espérance  de  la  retrouver,  elle  a  disparu.  La  maison 
qu'elle  habitait  a  été  pillée  par  Darvil  et  ses  compagnons,  et  le 
brigand  a  enlevé  sa  fille  dans  le  dessein  de  la  vendre  au  premier 
libertin  qui  voudra  Tacheter.  Elle  s'échappe,  elle  devient  mère, 
elle  mendie  pour  nourrir  son  enfant,  et  arrive  couverte  de  haillons 
devant  la  grille  de  la  maison  où  elle  a  connu  l'amour  et  le  bonheur. 
Ernest  n'y  est  plus,  et  les  nouveaux  maîtres  de  la  maison  ne  ré- 
pondent aux  questions  d'Alice  que  par  une  pitié  dédaigneuse.  Enfin 
elle  rencontre  sur  sa  route  une  dame  charitable  qui  s'intéresse  à  elle, 
et  qui  lui  ouvre  sa  maison.  Bientôt  Alice  lire  parti  de  ses  talens,  et 
donne  des  leçons  de  musique.  Tout  à  coup  Darvil  reparaît  pour  ran- 
çonner Alice.  Un  honnête  vieillard  intervient  et  force  le  brigand  à 
déguerpir  moyennant  une  pension  annuelle  de  cent  guinées.  Darvil 
se  montre  docile  et  se  retire.  Mais  il  a  résolu  de  se  venger  dans  la 
huitaine,  et  en  effet  il  rencontre  sur  la  grande  route,  la  nuit,  à 
quelques  lieues  de  la  ville,  le  protecteur  d'Ahce,  sexagénaire  très 
peu  ingambe,  qui  périrait  sans  l'arrivée  d'un  détachement  de  ca- 
valerie chargé  d'arrêter  Darvil.  Le  père  d'Alice  est  tué  d'un  coup 
de  pistolet.  Est-il  possible,  je  le  demande,  d'inventer  un  mélo- 
drame plus  vulgaire  et  plus  niais?  Tout  ce  qu'il  y  a  de  poétique  et  de 
vrai  dans  l'amour  d'Alice  et  d'Ernest  disparaît  dans  cet  océan  de 
trivialités.  Enfin  Alice  se  marie  avec  un  homme  qui  pourrait  être  son 
grand-père,  et  devint  M"Templeton,  puis  lady  Vargrave;  car  son 
mari  est  anobli  par  ordonnance  royale,  en  récompense  des  services 
qu'il  a  rendus  au  ministère  dans  le  maniement  des  élections.  Je  dois 
ajouter,  pour  éloigner  d'Alice  le  reproche  d'inconstance,  qu'elle  ne 
s'est  mariée  qu'après  avoir  entendu  de  ses  oreilles,  dans  une  chambre 


ERNEST   MALTRAVERS.  587 

d'auberge,  derrière  une  très  mince  cloison,  les  sermens  d'amour 
adressés  à  Valérie  par  Ernest  Maltravers.  Il  est,  je  crois,  inutile 
d'insister  sur  toutes  ces  misérables  inventions.  Essayer  de  démon- 
trer tout  ce  qu'il  y  a  de  ridicule  dans  un  pareil  récit  serait  faire 
injure  au  bon  sens  du  lecteur.  Pour  que  rien  ne  manque  à  ce  mer- 
veilleux mélodrame  ,  la  fille  de  lady  Vargrave,  c'est-à-dire  d'Alice 
Darvil  et  d'Ernest  Maltravers,  devient  la  femme  de  Lumley  Ferrers, 
qui  hérite  du  titre  de  son  oncle,  et  s'appelle  à  son  tour  lord  Var- 
grave. 

Ernest  Maltravers ,  pour  se  consoler  de  la  perte  d'Alice  dont  il  n'a 
pu  retrouver  les  traces,  se  décide  à  partir  pour  l'Italie.  Avec  l'agré- 
ment de  son  tuteur,  M.  Cleveland,  il  quitte  l'Angleterre  en  compa- 
gnie de  Lumley  Ferrers.  Le  père  d'Ernest  est  mort  depuis  quelques 
mois,  et  la  plus  grande  partie  de  sa  fortune  passe  entre  les  mains  du 
frère  aîné  d'Ernest;  mais  notre  héros,  grâce  au  testament  d'un  pa- 
rent éloigné,  possède  cent  mille  livres  de  rente.  A  Naples ,  il  devient 
amoureux  de  Valérie,  et  la  quitte,  malgré  son  amour,  pour  devenir, 
d'après  le  conseil  de  Valérie,  grand  poète  et  grand  homme  d'état. 
A  Milan,  il  rencontre  une  cantatrice,  Teresa  Ceesarini,  qui  a  quitté 
le  théâtre  pour  épouser  un  Français,  M.  de  Montaigne,  réservé, 
comme  Ernest,  aux  plus  hautes  destinées.  Heureusement  Ernest  ne 
devient  pas  amoureux  de  Teresa.  Il  se  borne  à  écouter  les  vers  du 
frère  de  Teresa ,  de  Castruccio  Cœsarini.  Il  donne  au  jeune  poète 
italien  des  conseils  pleins  de  sagesse.  Il  lui  parle  en  termes  fort  per- 
tinens  de  la  difficulté  de  conquérir  la  gloire,  et  des  tourmens  réservés 
aux  poètes  célèbres.  M.  de  Montaigne,  qui  partage  l'opinion  de  Va- 
lérie sur  la  capacité  poétique  et  politique  d'Ernest,  le  décide  à 
quitter  l'Italie.  Ernest,  docile  aux  conseils  de  son  nouvel  ami,  part 
pour  l'Angleterre,  et  emporte  un  manuscrit  de  Castruccio  qu'il  pro- 
met de  publier  à  Londres.  Sans  ce  manuscrit,  Florence  ne  mourrait 
pas;  on  le  verra  tout  à  l'heure. 

Arrivé  à  Londres,  Ernest  écrit  des  poèmes  admirables,  et  devient 
célèbre  en  peu  de  mois.  Il  publie  le  manuscrit  de  Castruccio,  et  le 
libraire  qui,  sur  la  recommandation  du  poète  célèbre,  a  bien  voulu 
imprimer  les  vers  d'un  inconnu,  en  vend  quarante  exemplaires.  Cas- 
truccio arrive  à  Londres  pour  jouir  de  son  triomphe;  il  apprend  sa 
mésaventure,  il  court  chez  Ernest,  et  lui  reproche  son  indifférence. 
Le  poète  applaudi  répond  au  poète  inconnu  avec  une  sérénité  ma- 
jestueuse. Il  essaie  de  le  consoler  et  de  lui  rendre  courage;  mais 
Castruccio  ne  veut  rien  entendre,  et  dès  ce  moment  il  devient  l'en- 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nemi  d'Ernest.  Le  poète  célèbre  prend  bientôt  en  dégoût  la  gloire 
littéraire,  ou  plutôt  la  poésie  ne  lui  sufflt  plus,  et  il  sent  qu'il  est  ap- 
pelé à  réformer,  à  élargir,  à  compléter  les  lois  de  son  pays.  Il  entre 
au  parlement,  et  en  qualité  d'homme  supérieur,  il  ne  prend  parti  ni 
pour  ni  contre  le  ministère  ;  il  dédaigne  les  discussions  spéciales  qui 
ne  conviennent  qu'aux  légistes,  aux  financiers,  aux  administrateurs, 
aux  hommes  de  guerre.  Il  n'aime  que  les  discussions  générales  qui 
s'adressent  au  monde  entier,  et  qui  n'éclairent  personne.  Il  prononce 
des  discours  très  beaux  et  très  inutiles.  M.  Buhver  ne  nous  dit  pas 
si  le  libraire  d'Ernest  a  recueilli  les  harangues  de  l'illustre  orateur, 
mais  nous  sommes  en  droit  de  le  supposer  ;  car,  puisque  le  poète 
homme  d'état,  estimé  de  tous  les  partis,  c'est-à-dire  dédaigné  par 
tous  les  partis,  ne  joue  aucun  rôle  actif  dans  la  chambre  des  com- 
munes, il  a  dû  naturellement  se  consoler  en  publiant  sur  vélin  les 
vertueuses  homéHes  qui  n'avaient  converti  personne.  La  gloire  poé- 
tique et  politique  d'Ernest  éveille  l'admiration  et  la  sympathie  de 
Florence  Lascelles,  fille  de  lord  Saxingham,  l'un  des  membres  du 
cabinet.  Mais  Lumley  Ferrers,  qui  convoite  la  main  de  l'héritière, 
appelle  à  son  aide  la  haine  de  Castruccio  Csesarini. 

Castruccio  écrit  des  vers  amoureux  sur  l'album  de  Florence,  et  se 
croit  aimé  d'elle.  Il  ne  pense  pas  qu'elle  puisse  voir  d'un  œil  indiffé- 
rent un  homme  tel  que  lui,  quia  de  si  longs  cheveux  et  qui  écrit  de  si 
beaux  sonnets.  Un  jour  il  s'enhardit,  et  lui  dit  en  prose  ce  qu'il  lui  a  dit 
en  vers  plus  de  cent  fois.  Florence,  qui  acceptait  les  sonnets  de  Cas- 
truccio ,  trouve  fort  impertinente  la  déclaration  qu'il  lui  adresse  de 
vive  voix ,  et  lui  défend  de  reparaître  dans  le  salon  de  lord  Saxingham . 
D'après  le  conseil ,  ou  plutôt  sous  la  dictée  de  Lumley,  Castruccio 
écrit  à  Ernest  pour  lui  demander  ce  qu'il  pense  du  caractère  de  Flo- 
rence et  des  garanties  de  bonheur  qu'elle  offrirait  à  son  mari.  Ernest, 
qui  ne  sait  pas  encore  que  Florence  et  son  Égérie  ne  sont  qu'une  seule 
et  même  personne,  et  qui,  d'ailleurs,  est  plein  du  souvenir  d'Ahce  et 
de  Valérie,  répond  franchement  à  Castruccio  que  Florence  lui  paraît 
plus  digne  d'admiration  que  d'amour.  Dès  que  le  mariage  d'Ernest  et 
de  Florence  est  arrêté,  Lumley  songe  à  tirer  parti  de  cette  lettre,  et 
voici  comme  il  s'y  prend.  Il  change  la  date ,  et  substitue  mon  à  votre 
mariage  en  deux  passages,  de  telle  sorte  qu'Ernest  a  l'air  de  douter 
de  son  propre  bonheur,  et  non  du  bonheur  de  Castruccio.  Le  mal- 
heureux poète ,  qui  ne  peut  pardonner  à  l'Angleterre  d'avoir  laissé 
ses  poèmes  dans  le  magasin  de  son  libraire,  et  qui  veut  châtier  cette 
ingratitude  dans  la  personne  d'Ernest ,  se  prête  lâchement  à  la  falsi- 


ERXEST   MALTRAVEUS.  589 

flcation  de  la  lettre,  et  court  chez  Florence,  car  il  est  rentré  en  grâce 
à  force  de  soumission  et  de  réserve,  il  réussit  à  exciter  la  déGance 
de  l'héritière  qui  l'a  dédaigné  ;  il  avoue  qu'il  a  entre  les  mains  la 
preuve  de  la  perfidie  qu'il  dénonce,  et  enfin,  après  avoir  fait  pro- 
mettre à  Florence  qu'elle  lui  rendra  cette  lettre  accusatrice,  il  con- 
sent à  la  montrer.  Le  mariage  est  rompu;  Florence  adresse  à  Ernest 
des  paroles  insultantes,  et  le  poète  orateur  dédaigne  de  se  justifier. 
Il  soupçonne  d'abord  Lumley  de  l'avoir  calomnié;  mais  Lumley  lui 
serre  la  main  sans  pâlir,  et  Ernest  est  convaincu  de  l'innocence  de 
son  ami.  Gastruccio,  poussé  par  le  remords,  s'avoue  coupable  et 
offre  sa  vie  en  expiation.  Ernest  diffère  sa  vengeance ,  ou  plutôt  fait 
ses  conditions.  Si  Florence ,  que  le  désespoir  a  mis  en  danger  de 
mort ,  revient  à  la  vie,  il  pardonne  à  Gastruccio;  si  elle  meurt ,  il  tuera 
Gastruccio,  ou  sera  tué  par  lui.  Florence,  après  avoir  langui  quel- 
ques semaines,  meurt  comme  une  sainte.  Ernest  envoie  à  Gastruccio 
la  provocation  convenue.  Mais  le  colonel  chargé  de  régler  le  combat, 
comme  témoin  d'Ernest,  trouve  Gastruccio  en  proie  au  délire.  Ernest, 
attendri  par  ce  cruel  spectacle,  renonce  à  la  vengeance,  recommande 
son  adversaire  aux  soins  des  médecins,  et  part  pour  le  continent, 
dégoûté  de  la  gloire,  de  la  politique  et  de  l'amour. 

Voilà  ce  que  M.  Bulwer  appelle  la  vraie  philosophie  de  la  vi  . 

Si  les  lecteurs  d'Angleterre,  et  surtout  si  les  lecteurs  d'Aller]  agne, 
penseurs  et  critiques  par  excellence,  accueillent  avec  faveur  cette 
première  partie  de  la  vie  d'Ernest  Maltravers,  l'auteur  nous  donnera 
la  suite,  et  nous  saurons  ce  qu'est  devenue  la  folie  de  Gastruccio 
Gsesarini.  Nous  connaîtrons  les  impressions  nouvelles  éprouvées  sur 
le  continent  par  Ernest  Maltravers;  nous  verrons  la  fille  d'Alice 
Darvil  figurer  dans  le  monde  sous  le  nom  de  lady  Vargrave;  peut- 
être  assisterons-nous  à  la  réunion  et  au  mariage  d'Ernest  et  d'Alice. 
Une  perspective  indéfinie  s'ouvre  devant  nous.  En  attendant  que 
toutes  ces  promesses  se  réalisent,  nous  sommes  obligé  de  chercher 
dans  cette  première  partie  la  vraie  philosophie  de  la  vie.  Malgré 
notre  bonne  volonté,  nos  recherches  sont  demeurées  inutiles,  et  nous 
déclarons  sincèrement  qu  Ernest  Maltravers  n'est  pour  nous  qu'un 
roman  très  vulgaire,  très  peu  philosophique,  et  même  très  peu  htté- 
raire.  Dans  ce  livre,  comme  dans  la  plupart  de  ses  précédens  ou- 
vrages, l'auteur  fait  preuve  d'un  grand  savoir-faire  et  d'une  imagi- 
nation très  mesquine, 

II  est  vrai  que  M.  Bulwer  n'a  pas  prétendu  faire  un  roman  et  qu'il 
attache  une  haute  importance  aux  nombreuses  digressions  qui  oc- 


590  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cupent  le  tiers  de  son  livre;  mais  ces  digressions,  loin  de  se  ratta- 
cher au  caractère  des  personnages  mis  en  scène,  se  réduisent  à  une 
plainte  perpétuelle.  M.  Bulwer,  dont  la  célébrité  pourra  paraître  fort 
exagérée,  non-seulement  à  la  médisante  Angleterre,  à  la  France 
légère  et  frivole,  mais  aussi,  je  le  crains,  à  l'Allemagne  savante,  à 
ce  peuple  de  critiques  et  de  penseurs;  M.  Bulwer,  que  les  revues  de 
la  Grande-Bretagne  nous  donnent  pour  le  successeur  de  Walter  Scott, 
et  dont  toutes  les  œuvres  réunies  ne  valent  pas  un  chapitre  d'Ivanlioe, 
parle  de  la  vie  littéraire  comme  on  parlerait  du  bagne,  du  pilori  ou 
de  l'enfer.  A  l'entendre,  le  poète,  dès  qu'il  devient  célèbre,  est  ca- 
lomnié chaque  jour  par  les  salons  et  les  journaux  ;  les  murs  de  sa 
maison  tombent  devant  le  regard  insultant  de  la  haine  et  de  l'envie; 
sa  vie  privée  est  livrée  aux  commentaires  les  plus  injurieux;  il  ne 
peut  faire  un  pas,  changer  de  cravate  ou  de  coiffure,  de  montre  ou 
de  gilet,  sans  qu'aussitôt  la  presse  ne  travestisse  en  coupables  inten- 
tions les  actions  les  plus  innocentes.  La  gloire  est  un  Calvaire  et  le 
poète  est  crucifié.  En  vérité ,  si  M.  Bulwer  n'était,  par  sa  profession 
de  romancier,  habitué  à  confondre  l'invention  et  la  réalité ,  nous 
serions  saisi  de  compassion  pour  les  tortures  de  la  vie  littéraire 
d'outre-Manche.  Mais  il  est  probable  que  la  gloire  est  à  Londres, 
comme  à  Paris ,  une  croix  très  douce  à  porter.  L'orgueil  est  con- 
damné, à  Londres  comme  à  Paris ,  à  de  cruelles  tortures ,  et  c'est  là 
sans  doute  ce  que  M.  Bulwer  appelle  le  Calvaire  poétique.  Partout,  à 
l'heure  où  nous  vivons,  les  flatteries  exagérées  de  la  presse  ont  si 
monstrueusement  développé  l'orgueil  des  hommes  qui  tentent  la 
gloire  en  publiant  leurs  pensées,  qu'un  éloge  accompagné  de  restric- 
tions passe  volontiers  pour  une  calomnie.  Relever  un  barbarisme, 
calomnie!  blâmer  la  vulgarité  des  incidens,  calomnie I  La  critique 
n'a  qu'un  moyen  de  prouver  sa  loyauté,  sa  probité,  en  un  mot  de 
mériter  l'estime  et  la  sympathie  du  poète,  c'est  de  placer  hardiment 
chacune  de  ses  œuvres  entre  Homère  et  Dante,  Shakespeare  et 
Gœthe,  et  encore  serait-il  nécessaire  de  le  sonder  prudemment  avant 
de  commencer  aucun  parallèle,  car  au  point  où  est  aujourd'hui  par- 
venue la  délicatesse  de  la  nature  poétique,  elle  pourrait  facilement 
s'affliger  d'une  maladroite  comparaison.  Donner  de  l'Homère  à  celui 
qui  préfère  Milton,  du  Shakespeare  à  celui  qui  préfère  Sophocle, 
c'est  lui  manquer  de  respect,  c'est  ne  pas  le  comprendre ,  c'est  peut- 
être  le  calomnier. 

Le  style  d'Ernest  Maltravers  est  facile,  abondant,  et  parfois  même 
se  distingue  par  une  certaine  élégance;  mais  il  manque  à  peu  près 


ERNEST  MALTRAVERS.  591 

constamment  de  précision  et  de  simplicité,  les  meilleures  phrases  ne 
sont  guère  que  des  phrases  de  conversation.  L'auteur,  au  lieu  de 
choisir  pour  sa  pensée  une  expression  déterminée,  à  l'exclusion  des 
synonymes  qui  peuvent  se  présenter  ou  des  comparaisons  voisines 
qui  s'offrent  à  la  mémoire ,  ébauche  plusieurs  expressions  et  donne 
à  choisir  au  lecteur  sans  se  soucier  d'accepter  la  responsabilité  d'une 
préférence  irrévocable.  Un  pareil  procédé  indique  chez  l'écrivain  la 
connaissance  familière  du  vocabulaire;  mais,  à  parler  franchement, 
c'est  la  négation  même  du  style.  C'est  un  système  d'à  peu  près  qui 
éblouit  quelque  temps  et  qui  flnit  par  impatienter. 

Je  regrette  que  M.  Bulwer  se  soit  cru  obligé  de  semer  dans  la  con- 
versation de  ses  personnages  plusieurs  phrases  françaises  qui  sont 
quelquefois  vulgaires  et  qui  ne  sont  pas  toujours  correctes.  Les  gens 
bien  élevés  qui  s'abordent  chez  nous  ne  disent  pas  :  Comment  ça  va?  Et 
s'ils  le  disaient,  ils  ne  l'écriraient  pas.  Personne  en  France  n'adresse 
à  son  interlocuteur  des  belles  paroles.  Quand  une  femme  fait  une 
promenade  à  cheval  en  compagnie  d'un  seul  cavalier,  elle  ne  dit  pas 
qu'elle  risque  le  cavalier  seul,  car  ce  terme  de  contredanse  serait  en 
pareil  cas  sans  application.  Certes ,  il  eût  mieux  valu  ne  pas  clouer 
aux  différens  chapitres  d'Emesi  Maltravers  des  épigraphes  tirées 
d'Eschyle,  d'Euripide,  de  Simonide  ,  et  transcrire  correctement  les 
paroles  françaises  et  itahennes  prononcées  par  les  personnages. 
L'érudition  n'est  pas  nécessaire,  mais  la  modestie  est  toujours  de 
bon  goût. 

Gustave  Planche. 


DE  L'ETAT  ACTUEL 


DE 


L'ART  RELIGIEUX 

EN  FRANCE. 


«  L'étude  des  monumens  religieux  a  ranimé  parmi  nous  le  sentiment  et  le 
goût  de  l'art  chrétien.  Ce  sentiment  a  bientôt  tourné  au  profit  du  christianisme 
lui-même.  En  apprenant  à  comprendre ,  à  admirer  nos  églises ,  on  est  devenu 
presque  juste,  presque  affectueux  pour  la  foi  qui  les  a  élevées.  C'est  là  un 
retour  un  peu  futile  vers  la  religion,  retour  sincère  cependant,  et  qu'il  ne 
faut  pas  dédaigner.  L'art  rend  ainsi  aujourd'hui  à  la  religion  quelque  chose 
de  ce  qu'il  en  a  reçu  jadis  (1).  »  Ainsi  parlait,  il  y  a  peu  de  temps ,  dans  une 
occasion  solennelle,  l'ancien  ministre  de  l'instruction  publique.  Ces  paroles 
expriment  avec  noblesse  une  vérité  généralement,  mais  vaguement  sentie. 
Plus  que  personne  leur  auteur  a  contribué  à  ramener  en  France  le  sentiment 
de  l'art  religieux,  d'abord  par  le  nouveau  jour  qu'il  a  jeté  sur  l'histoire  des 
temps  où  cet  art  naquit,  et  ensuite  par  ses  généreux  efforts,  pendant  qu'il 
était  au  pouvoir,  pour  sauver  et  populariser  les  débris  de  notre  ancienne 
gloire  artistique.  Un  immense  changement  s'est  opéré  dans  les  esprits  depuis 
le  temps  où  nous  nous  sentions  excité  à  élever  une  voix  humble,  inconnue  et 
presque  solitaire ,  contre  les  Vandales  de  diverses  espèces  qui  dévastaient  les 
monumens  de  notre  foi  et  de  notre  histoire  (2) .  En  peu  d'années  tout  a  changé 

(1)  Discours  de  M.  Guizot  à  la  société  des  Antiquaires  de  Normandie,  en  août  1837. 

(2)  Du  Vandalisme  en  France.— Revue  des  Deux  Mondes  du  13  mars  1833. 


DE  l'art  religieux  EN  FRANCE.  593 

de  face.  La  révolution  de  juillet ,  en  portant  le  dernier  coup  à  Yancien  régime 
dans  le  présent  et  l'avenir,  a  donné  un  nouvel  élan  à  l'étude  et  à  l'appréciation 
de  Vancienne  France  dans  le  passé,  non  pas  le  passé  bâtard  et  inconséquent 
des  derniers  siècles,  mais  le  passé  de  cette  grande  époque  où  le  christianisme 
régnait  sur  l'ame  et  le  corps  de  l'humanité.  Le  nouveau  gouvernement  s'est 
rangé  franchement  du  côté  du  petit  nombre  d'hommes  qui ,  inspirés  par  les 
éloquentes  invectives  de  M.  Victor  Hugo ,  essayaient  de  lutter  contre  le  tor- 
rent des  dévastations.  Usant  avec  une  salutaire  énergie  de  leur  puissance, 
M.  Guizot  et  ses  successeurs  à  l'intérieur  et  à  l'instruction  publique  ont 
étendu  les  bras  immenses  et  inévitables  de  la  centralisation  pour  arrêter  le 
marteau  municipal  et  la  brosse  fabricienne,  en  môme  temps  qu'ils  ont  créé 
ou  encouragé  de  vastes  et  importantes  publications,  destinées  à  tirer  de  la 
poussière  et  à  révéler  au  pays  les  antiques  trésors  de  son  art  national.  Noble 
et  bienfaisant  exemple  qu'il  appartenait  au  pouvoir  antérieur  de  donner, 
et  qu'il  faudra  bien,  Dieu  merci,  suivre  à  l'avenir.  D'un  autre  côté,  une 
étude  de  plus  en  plus  approfondie  de  l'étranger  a  produit  rapidement  des 
résultats  tout-à-fait  inattendus.  En  voyant  de  plus  près  les  mœurs  et  la 
science  de  l'Allemagne  et  de  l'Angleterre,  on  s'est  aperçu  du  profond  reS' 
pect,  de  la  tendre  sollicitude  que  ces  grandes  nations  professent  pour  les 
monumcns  de  leur  passé;  la  pensée  s'est  naturellement  reportée  sur  la  pa- 
trie, et  on  a  reconnu,  avec  surprise  et  admiration,  que  la  France  renfer- 
mait encore  dans  ses  villes  de  province  des  cathédrales  plus  belles,  malgré 
le  triste  dénuement  des  unes  et  le  fard  ridicule  des  autres,  que  les  plus 
célèbres  cathédrales  de  l'Angleterre.  On  a  trouvé  dans  la  poudre  de  ses 
bibliothèques  des  poèmes  plus  originaux,  plus  inspirés  que  les  épopées  les 
plus  populaires  de  l'Allemagne.  On  a  vu  encore  les  manuscrits  de  ces  poèmes 
souvent  ornés  de  miniatures  plus  fines,  plus  gracieuses  que  les  plus  van- 
tées du  Vatican.  On  est  arrivé  ainsi  à  comprendre  et  à  découvrir  que,  môme 
en  France,  il  avait  existé  un  autre  art ,  une  autre  beauté  que  la  beauté  maté- 
rialiste et  l'art  païen  du  siècle  de  Louis  XIV  et  de  l'empire.  Cette  découverte 
renfermait  implicitement  celle  de  V art  religieux.  Nous  n'hésitons  pas  à  em- 
ployer ce  mot  de  découverte,  parce  qu'une  réhabilitation  aussi  complète, 
aussi  fondamentale,  que  celle  qui  est  exigée  pour  l'art  religieux,  vaut  bien 
l'invention  la  plus  difficile.  Malheureusement  cette  découverte  n'a  guère 
été  faite  que  par  des  gens  de  lettres  ou  des  voyageurs.  La  faire  passer 
dans  la  vie  pratique,  la  faire  reconnaître  par  les  artistes  ou  ceux  qui  aspirent 
à  le  devenir,  la  faire  comprendre  par  ceux  qui  commandent  ou  qui  jugent 
les  œuvres  dites  d'art  religieux,  c'est  là  le  difficile;  mais  c'est  aussi  là  l'es- 
sentiel ,  car,  à  l'heure  qu'il  est ,  il  n'y  a  pas  d'art  religieux  en  France  ;  et  ce 
qui  en  porte  le  nom  n'en  est  qu'une  parodie  dérisoire  et  sacrilège. 

Ce  n'est  pas  assurément  que  la  matière  de  l'art  religieux  manque  aujour- 
d'hui en  France  plus  qu'en  aucun  autre  pays  ou  à  aucune  autre  époque .  Il  y  a  une 
religion  en  France  qui  compte  encore  des  millions  de  fidèles;  or,  toute  reli- 

TOME  XII.  38 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gion  qui  n'est  pas  née  à  l'état  de  secte,  comme  le  protestantisme,  a  toujours 
donné  la  vie  à  un  art  qui  pût  lui  servir  d'organe ,  parler  son  langage  à  l'ima- 
gination et  au  cœur  de  ses  enfans,  traduire  ses  dogmes  en  images  vénérées 
et  chéries ,  enfin  parer  ses  rites  et  ses  cérémonies  d'un  attrait  mystérieux  et 
populaire.  Ce  que  la  religion  des  Hindous ,  des  Egyptiens,  des  Grecs,  des 
Mexicains  a  fait,  la  religion  catholique  l'a  fait  aussi,  mais  avec  une  splen- 
deur et  une  puissance  à  nulle  autre  égaie.  Notre  patrie  est  couverte  des 
produits  de  l'art  catholique,  qui  ont  survécu  à  trois  siècles  de  profanations, 
d'ignorance  et  de  ravages.  Pour  un  Louvre,  pour  un  Versailles  dont  la 
France  s'enorgueillit,  elle  a  cent  cinquante  cathédrales,  elle  a  dix  mille 
églises  de  paroisse  qui  remontent  aux  temps  où  régnait  le  véritable  art 
chrétien.  Ces  cathédrales  et  ces  églises,  malgré  leur  pauvreté  et  leur  nu- 
dité actuelle ,  ou  plutôt  à  cause  de  cette  nudité,  offrent  aux  peintres  et  aux 
sculpteurs  le  champ  le  plus  vaste,  et  presque  le  seul,  pour  leurs  travaux; 
car  on  ne  pourra  pas  faire  un  Versailles  à  chaque  règne.  Et  où  trouver  au- 
jourd'hui des  particuliers  qui  remplacent  pour  l'art  les  princes  et  les  prélats 
d'autrefois  ?  Ces  églises  ouvrent  chaque  jour  leurs  portes  à  une  foule  plus 
ou  moins  nombreuse  de  personnes ,  qui  y  voient  avec  intérêt  et  émotion  les 
représentations  des  objets  de  leur  culte  et  de  leurs  croyances,  et  qui  ne 
demanderaient  pas  mieux  que  de  s'y  intéresser  avec  ardeur  et  enthousiasme, 
si  l'on  prenait  la  peine  de  donner  à  ces  représentations  une  valeur  réelle,  et 
de  la  leur  expliquer.  Ce  n'est  donc  pas,  nous  le  répétons,  la  matière  qui 
manque  en  France  à  l'art  religieux  ;  ce  qui  lui  manque ,  c'est  le  bon  sens, 
c'est  la  science,  c'est  la  foi,  c'est  la  pudeur  chez  la  plupart  de  ceux  qui 
en  sont  les  prétendus  ouvriers.  Ce  qui  importe,  c'est  de  dénoncer  aux 
hommes  sincères  et  conséquens  l'étrange  abus  qu'on  fait  des  mots  et  des 
choses ,  dans  un  ordre  d'idées  et  de  faits  qui  exige  plus  de  conscience  et  plus 
de  scrupule  qu'aucun  autre.  Ce  qui  importe  encore ,  c'est  de  mettre  à  nu 
les  plaies  qui  gangrènent  l'application  religieuse  de  l'art,  afin  que  la  partie 
saine  de  la  jeune  génération  d'artistes  qui  s'élève  puisse  en  éviter  le  contact 
et  la  honteuse  contagion. 

Mais,  avant  d'aller  plus  loin ,  répondons  d'avance  en  deux  mots  à  une  mul- 
titude d'objections  et  de  reproches  qui  pourraient  nous  être  adressés.  Qu'on 
le  sache  bien,  nous  n'entendons  nullement  parler  de  l'art  en  général,  mais 
uniquement  de  l'art  consacré  à  reproduire  certaines  idées  et  certains  faits  en- 
seignés par  la  religion  :  tout  le  reste  est  complètement  étranger  à  nos  plaintes 
et  à  nos  invectives.  Nous  n'empiéterons  pas  sur  cette  vaste  extension  d'idées, 
qui  comprend  aujourd'hui,  sous  le  nom  d'artistes,  juqu'aux  coiffeurs  et 
aux  cuisiniers.  Nous  ne  prétendons  en  rien  intervenir  dans  les  grandes  trans- 
formations ,  dans  le  rôle  humanilaire  que  divers  critiques  et  philosophes 
assignent  à  l'art,  d'abord  parce  que  nous  n'y  croyons  pas,  ensuite  parce 
que  nous  n'y  comprenons  rien,  enfin  et  surtout,  paroe  qu'il  n'y  a  rien  de 
commun  entre  tout  cela  et  le  catholicisme.  En  effet,  le  catholicisme  n'a  rien 


DE  l'art  religieux  EN  FRANCE.  595 

àliumanitaire ,  il  n'est  que  divin,  à  ce  que  nous  croyons  ;  du  moios  il  n'est 
nullement  progressif,  il  est  encroûté  (pour  me  servir  d'un  terme  familier  et 
emprunté  à  l'art),  d'où  il  suit  que  les  œuvres  d'art  qu'il  est  censé  inspirer 
ne  doivent  et  ne  peuvent  être  qu'encroûtées  comme  lui.  Plein  de  respect  pour 
la  critique  et  pour  la  philosophie,  nous  leur  laissons  le  domaine  intact  et 
l'usage  exclusif  de  tous  les  tableaux  de  batailles,  de  toutes  les  scènes  histo- 
riques, des  marines,  des  paysages,  de  la  peinture  de  genre  dans  toutes  ses 
branches  intéressantes  :  nous  leur  laissons  les  masses  d'infanterie  et  de  ca- 
valerie savamment  échelonnées,  les  assemblées  politiques  et  populaires 
d'hommes  en  frac,  les  intérieurs,  les  cuisines,  les  plats  de  fruits  avec  des 
mouclies  qui  en  dégustent  délicatement  le  suc,  le  lever  et  le  coucher  des 
grisettes,les  pêcheurs  d'huîtres,  les  intérieurs  de  chenil,  les  belles  dames 
en  robe  de  satin  ,  et  les  notabilités  municipales  en  habit  de  garde  national; 
en  un  mot,  tous  les  sujets  qui,  depuis  la  renaissance,  inspirent  la  peinture 
moderne,  et  réjouissent  le  public  civilisé.  Nous  ne  nous  réservons  absolu- 
ment que  le  droit  de  parler  sur  le  tout  petit  coin  qui  est  laissé  à  l'art  reli- 
gieux, ou,  pour  parler  plus  justement,  à  l'art  catholique,  ou  encore  pour 
être  intelligible  aux  hommes  les  plus  éclairés,  à  l'art  concentré  dans  le  do- 
maine du  fauatisme  et  de  la  superstition. 

Qu'on  se  rassure  donc,  il  ne  s'agit  nullement  pour  nous  de  savoir  si  l'art 
en  général  sera  catholique  ou  non.  C'est  là  tout  bonnement  la  question  de  la 
destinée  du  monde.  Il  est  certain  que  si  la  société  tout  entière  redevenait 
catholique ,  l'art  le  serait  aussi ,  bon  gré  mal  gré  ;  mais  il  est  également  cer- 
tain que,  si  cela  arrive  jamais,  ce  ne  sera  pas  de  nos  jours,  et  que  tout  le 
monde  aura  le  temps  d'y  penser.  Quant  à  nous,  nous  ne  nous  occupons  que 
du  présent,  et  voici  ce  que  nous  en  disons  :  11  est  de  fait  qu'actuellement  en 
France  il  y  a  beaucoup  d'hommes  fanatiques  et  superstitieux,  dits  catho- 
liques, et  que  ces  catholiques  ont  des  églises  vastes  et  nombreuses,  publient 
des  livres  de  piété  illustrés,  ornent  des  chapelles  et  des  oratoires ,  pour  les- 
quelles églises,  oratoires,  chapelles,  livres  illustrés  et  autres,  les  artistesde 
nos  jours,  grands  et  petits,  font  tous  les  ans  une  foule  de  tableaux,  estampes, 
lithographies,  statues,  bas-reliefs  en  carton-pierre  et  en  marbre.  Il  sem- 
blerait, au  premier  abord,  que  tous  ces  divers  objets  d'art,  étant  à  l'usage 
exclusif  des  gens  religieux,  dussent  porter  quelque  trace  de  l'esprit  de  leur 
religion  même.  Eh  bien!  il  n'en  est  rien.  Au  milieu  du  fractionnement  gé- 
néral de  la  société,  fractionnement  que  l'art  a  suivi  de  manière  à  administrer 
à  chacun  selon  ses  besoins  et  ses  idées,  la  fraction  des  hommes  qui  usent  du 
culte ,  comme  dit  M.  Audry  de  Puyraveau ,  soit  en  théorie ,  soit  en  pratique, 
cette  fraction  est  comme  la  tribu  de  Lévi;  elle  n*a  rien,  ou  plutôt  moins 
que  rien,  pire  que  rien,  car  elle  est  inondée  de  produits  divers  qui  lui  sont 
inintelligibles  et  inutiles,  ou  bien  antipathiques  et  injurieux.  Avcz-vous  les 
goûts  militaires?  MM.  Horace  Vernet,  Bellangé,  Eugène  Lamy,  et  mille 
autres,  sont  là  pour  vous  pourvoir  abondamment  de  toutes  les  batailles  que 

38. 


596  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

VOUS  pouvez  désirer.  Aimez- vous ,  au  contraire,  la  vie  sédentaire,  les  jouis- 
sances domestiques,  ce  qu'on  appelle  les  études  de  mœurs?  MM.  Court, 
Franquelin,  Roqueplau,  se  chargent  de  récréer  vos  yeux  par  une  foule  de 
représentations  empruntées  à  cet  ordre  d'idées  et  d'habitudes,  et  souvent 
pleines  de  talent  et  d'esprit.  Fatigué  de  la  monotonie  de  la  vie  française, 
aspirez-vous  après  l'éclatant  soleil  et  les  pittoresques  mœurs  de  l'Italie? 
MM.  Schnetz,  Edouard  Bertin,  Winterhaller,  vous  transporteront  au  sein 
de  cette  patrie  de  la  beauté  par  la  chaleur  et  la  fidélité  de  leurs  pinceaux. 
Avez-vous,  par  hasard,  juré  une  fidélité  désespérée  à  la  mythologie  an- 
tique? il  y  a  toujours  à  chaque  salon,  surtout  parmi  les  sculpteurs,  plu- 
sieurs traînards  du  paganisme;  et  d'ailleurs  vinssent-ils  à  manquer,  il  vous 
resterait  toujours  les  doctrines  de  l'Académie  des  Beaux-Arts,  les  concours 
pour  les  prix  de  Rome,  et  les  regrets  de  certains  feuilletonistes.  Préférez- 
vous  sagement  les  gloires  et  les  souvenirs  de  notre  Europe  moderne?  vous 
avez  MM.  Scheffer,  Delaroche,  Hesse,  et  d'autres  qu'on  pourrait  nommer 
à  côté  d'eux,  qui  ont  conquis  une  place  honorable  dans  l'histoire  de  l'art 
pour  l'école  française  de  nos  jours.  Eu  un  mot,  tout  le  monde  en  a  pour  son 
goût;  et  si  la  caricature  réclame  par  le  fait  une  place  dans  chacun  de  ces 
divers  genres,  elle  peut  le  faire  avec  bon  droit,  parce  qu'elle  n'en  envahit 
aucun,  et  que  sa  modestie  ajoute  à  sa  vérité.  Il  n'y  a  que  dans  le  cas  où  vous 
seriez  catholique,  que  toute  satisfaction  vous  est  refusée;  il  ne  vous  reste 
d'autre  ressource  que  de  voir  la  religion,  la  seule  chose  au  monde  qui  n'ad- 
mette pas  un  côté  comique ,  envahie  par  la  caricature  ;  et  c'est  encore  le  nom 
le  plus  doux  qu'on  puisse  donner,  sauf  un  très  petit  nombre  d'exceptions, 
aux  parodies,  tantôt  horribles,  tantôt  ridicules,  qui  couvrent  chaque  année 
les  murs  du  Louvre,  et  s'en  vont  de  là  souiller  nos  églises  sous  le  titre  men- 
songer de  tableaux  religieux. 

Mais  je  vous  demande  trop,  lecteur,  en  supposant  que  vous  soyez  catho- 
lique; je  veux  seulement  que  vous  ayez  quelques  notions  de  la  religion, 
que  vous  l'ayez  tant  soit  peu  étudiée  dans  ses  dogmes  d'abord,  puis  dans 
son  influence  sur  la  société  à  une  époque  où  elle  était  souveraine  :  je  ne 
vous  demande  pas  des  convictions,  je  ne  vous  suppose  que  quelques  idées 
et  quelques  souvenirs,  puisés  par  vous-même  à  l'abri  de  la  routine  des 
écoles  classiques.  Voilà  tout  ce  que  j'exige ,  et  cela  étant ,  je  vous  prends  par 
la  main,  et  je  vous  conduis  à  la  première  église  venue.  Que  ce  soit  une  ca- 
thédrale ou  une  paroisse  de  village,  peu  importe.  Passons  même  devant  la 
cathédrale,  si  c'est  une  cathédrale  des  anciens  jours,  sans  nous  y  arrêter; 
nous  perdrions  de  vue  le  but  immédiat  de  notre  visite,  tristement  confondus 
que  nous  serions  à  la  vue  de  ces  glorieuses  façades  mutilées  de  mille  façons 
par  la  haine  et  l'ignorance,  quelquefois  remplacées,  comme  à  la  sublime 
basilique  de  Metz,  par  un  horrible  portail  de  théâtre,  en  l'honneur  de 
Louis  XV;  à  la  vue  de  ces  vitraux  défoncés  et  suppléés  par  des  verres  blancs 
ou  des  flaques  de  bleu  et  de  rouge;  à  la  vue  d'un  badigeon  beurre  frais. 


DE  l'art  religieux  EN  FRANCE.  597 

comme  à  Chartres,  ou  au  Mans,  ou  partout,  sous  lequel  disparaissent  à  la 
fois  les  merveilles  de  la  sculpture  et  le  prestige  de  l'antiquité;  à  la  vue  d'un 
soi-disant  jubé  qui,  comme  à  Rouen,  élève  sa  masse  lourde,  opaque  et  gros- 
sière, à  la  place  môme  qu'occupait  jadis  le  voile  du  sanctuaire  brodé  ea 
pierre  et  découpé  à  jour;  à  la  vue  enfin  d'un  chœur  brutalement  déshonoré, 
comme  à  Strasbourg  et  à  Notre-Dame  de  Paris,  par  un  revêtement  en  marbre 
de  couleur  ou  par  une  boiserie  d'antichambre.  Laissons  donc  là  la  cathé- 
drale, qui  réclame  une  bien  autre  indignation.  Bornons-nous  à  la  simple 
paroisse  moderne  et  décorée  dans  le  dernier  goût,  et  voyons  quelles  sont  les 
traces  d'art  chrétien  que  nous  y  trouverons.  Arrêtons-nous  un  instant  devant 
la  façade  :  vous  y  verrez  quelques  colonnes  serrées  les  unes  contre  les  autres, 
comme  à  Notre-Dame-de-Lorette,  ou  bien  une  série  de  frontons  superposés 
et  flanqués  de  deux  excroissances  alongées  en  pierre,  qui  ont  la  forme 
d'un  radis  ou  d'un  sorbet  dans  son  verre,  comme  à  Saint-Thomas-d'Aquin; 
vous  saurez  que  ce  sont  des  trépieds  où  est  censée  brûler  la  flamme  de  l'en- 
cens. Quelquefois  une  tour  s'élève  au-dessus  de  cette  monstruosité,  tour  dé- 
pourvue à  la  fois  de  grâce,  de  majesté  et  de  sens ,  terminée  par  une  terrasse 
plate  ou  par  un  toit  de  serre-chaude,  ou,  comme  en  Franche-Comté,  par  un 
capuchon  en  forme  de  verre  à  patte  renversé.  Vous  vous  demandez  ce  que 
peut  être  un  édifice  qui  s'annonce  ainsi ,  si  c'est  un  théâtre ,  ou  un  obser- 
vatoire, ou  une  halle,  ou  un  bureau  d'octroi.  On  vous  explique  que  c'est  un 
temple.  A  coup  sûr,  pensez-vous,  c'est  le  temple  de  quelque  culte  qui  a 
remplacé  le  christianisme.  On  vous  nomme  un  saint  dont  le  nom  figure  dans 
le  calendrier  chrétien,  et  vous  finissez  par  découvrir  une  croix  plantée  quel- 
que part  avec  autant  de  bonne  grâce  que  le  drapeau  tricolore  sur  les  tours 
de  Notre-Dame.  C'est  donc  vraiment  une  église!  Vous  entrez.  Est-ce  bien 
vrai?  Oui,  il  faut  le  croire,  car  voilà  un  autel,  des  confessionnaux,  une 
chaire,  des  crucifix.  Mais  est-ce  bien  une  église  catholique,  une  église  oii 
l'on  prêche  les  mêmes  dogmes,  où  l'on  célèbre  le  même  culte  que  celui  qui 
a  régné  dans  les  églises  d'il  y  a  trois  cents  ans?  Ces  dogmes  n'ont-ils  pas  été 
profondément  altérés ,  ce  culte  u'a-t-il  pas  subi  quelque  révolution  violente? 
Où  est  donc  cette  forme  consacrée  de  la  croix,  si  naturellement  indiquée  et 
si  universellement  adoptée  pour  le  plan  de  toutes  les  anciennes  églises?  Où 
a-t-on  copié  ces  fenêtres  carrées,  rondes,  en  parallélogramme,  en  segment 
de  cercle,  quelquefois  en  poire  garnie  de  feuillage,  en  un  mot  de  toutes  les 
formes  possibles,  pourvu  qu'elles  ne  tiennent  ni  du  cintre,  ni  de  l'ogive 
chrétienne?  Est-ce  de  cette  cage  suspendue  entre  deux  piliers,  ou  de  ce 
tonneau  à  demi  creusé  dans  le  mur,  que  l'on  prêche  la  parole  du  Dieu  vivant, 
dans  la  même  langue  que  saint  Bernard  et  Bossuet?  Qu'est-ce  que  cette 
montagne  de  rocaille  qui  grimpe  à  l'extrémité,  qui  cache  le  chœur,  s'il  y  en 
a  un ,  qui  élève ,  sur  des  colonnes  cannelées ,  un  fronton  garni  de  je  ne  sais 
combien  de  gros  enfans  tout  nus  dans  les  postures  les  plus  ridicules,  et  qui 
se  répète  en  petit  tout  le  long  des  bas-côtés?  Serait-ce  par  hasard  l'autel  où 
se  célèbrent  les  plus  augustes  mystères? 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  approchons  :  examinons  ces  sculptures,  ces  tableaux  surtout,  que  l'on 

■y  expose  à  la  vénération  des  fidèles.  Quoi!  c'est  le  fils  de  Dieu  mourant  sur 
la  croix  que  cette  étude  d'anatomie  où  vous  pouvez  compter  tous  les  muscles, 
toutes  les  côtes,  mais  où  vous  ne  trouverez  pas  la  trace  la  plus  légère  d'une 
souffrance  divine,  et  dont  les  bras,  tendus  et  dressés  verticalement  au-dessus 
de  la  tête,  semblent,  conformément  au  symbole  janséniste,  s'ouvrira  peine 
afin  d'embrasser,  dans  le  sacrifice  expiatoire,  le  moins  d'ames  possible  (1). 
Quoi!  cet  être  tout  matériel,  tout  humain,  tout  courbé  sous  le  poids  des 
basses  conceptions  du  peintre,  et  entouré  de  figures  aussi  ignobles  que  la 
sienne,  ce  serait  là  le  fils  de  Dieu  avec  les  douze  pêcheurs  qui  lui  ont  conquis 
le  monde!  Quoi!  ce  médecin  juif  qui  semble  demander  le  salaire  de  ses 
visites,  c'est  Jésus  ressuscitant  la  jeune  fille  de  Jaïr  (2)  !  Cet  homme  nu  qui 
prêche  d'un  air  goguenard  à  un  auditoire  de  gamins  de  Paris,  c'est  le  pré- 
curseur martyr  annonçant  la  venue  du  Sauveur  (3)  !  Ces  demoiselles  préten- 
tieuses, ces  petites  maîtresses  affectées,  dont  le  front  n'a  jamais  réfléchi  que 
des  vanités  frivoles  ou  des  passions  impures,  ce  sont  là  nos  vierges-martyres, 
nos  Catherine,  nos  Cécile,  nos  Agnès,  nos  Philomène!  Cette  femme  éche- 
velée,  effrontée,  à  l'œil  ardent,  au  vêtement  impudique,  c'est  la  première 
des  saintes,  l'amie  du  Christ,  Madeleine!  Ces  autres  femmes  aux  formes 
grossièrement  matérielles,  à  la  robe  transparente,  ce  sont  là  les  symboles 
de  la  religion  et  de  la  foi  (4)  !  Cette  série  de  scènes  fantasmagoriques,  où  je 
reconnais,  sous  des  habits  d'emprunt  et  dans  des  attitudes  de  théâtre,  les 
figures  que  je  rencontre  chaque  jour  dans  les  rues,  c'est  là  l'histoire  de 
notre  religion  (5)!  Ces  Romains  en  toge,  ces  gladiateurs  nus,  ces  modèles 
complaisans  de  raccourci ,  ces  déclamateurs  barbus ,  tous  taillés  sur  le  même 
patron,  et  dont  je  ne  puis  deviner  les  noms  qu'avec  l'aide  du  suisse  ou  du 
bedeau,  ce  sont  là  les  saints  dont  autrefois  des  attributs  distincts  et  tous 
empreints  d'une  poésie  sublime  rendaient  les  noms  chers  et  familiers, 
même  aux  moindres  enfans  !  Quoi  !  enfin ,  cette  matrone  païenne ,  cette  JunoQ 
ressuscitée,  cette  Vénus  habillée,  cette  image  trop  fidèle  d'un  impur  mo- 
dèle, ce  serait  là,  pour  comble  de  profanation,  la  très  sainte  Vierge,  la 
mère  du  divin  amour  et  de  la  céleste  pureté,  l'emblème  adorable  qui  suffit 
à  lui  seul  pour  creuser  un  abîme  infranchissable  entre  le  christianisme  et 
toutes  les  religions  du  monde,  l'idéal  qui  évoque  sans  cesse  l'artiste  vrai- 

(1)  On  sait  que  l'on  suivait  l'usage  contraire  dans  toutes  les  crucifixions  peintes  ou  sculp- 
tées dans  les  âges  chrétiens.  Un  exemple  frappant  se  voit  dans  le  magnifique  bas-relief  de 
la  chaire  du  baptistère  de  Pise,  où  Nicolas  de  Pise,  père  de  la  sculpture  chrétienne,  a  re- 
présenté notre  Seigneur  les  bras  étendus  horizontalement,  comme  pour  embrasser  l'huma- 
nité  tout  entière  dans  sa  rédemption. 

(2)  Voyez  le  tableau  derrière  le  maître-autel  de  Saint-Roch,  à  droite. 

(3)  Voyez  un  tableau  qui  représente  la  prédication  de  saint  Jean-Baptiste,  dans  la  même 
église,  nouvellement  placé. 

(4)  Voyez  les  deux  figures  destinées  au  bénitier  de  la  Madelaine,  exposées  au  Salon  de  1830. 

(5)  Voyez  la  plupart  des  fresques  de  Kolre-Dame-dc-Loretle,  de  celles  du  moins  .qui  sont 
découvertes  en  ce  moment. 


DE  l'art   religieux   EN  FRANXE.  59© 

ment  chrétien  à  une  hauteur  où  nul  ne  saurait  le  suivre?  Quoi,  vraiment, 
c'est  là  Marie!  Mais,  dites-moi,  je  vous  en  supplie,  quels  sont  donc  les  pro- 
fanes qui  ont  envahi  tous  nos  sanctuaires,  et  qui,  consommant  le  sacrilège 
sous  la  forme  de  la  dérision  et  du  ridicule,  pour  mieux  flétrir  la  vieille  reli- 
gion de  la  France,  ont  intronisé  le  matériel ,  le  grotesque  et  l'impur,  sur  les 
autels  de  l'Esprit  saint,  des  martyrs  et  de  la  Vierge? 

Et  que  l'on  ne  croie  point  que  ces  profanateurs,  quels  qu'ils  soient,  ont 
borné  leurs  envahissemens  aux  églises  des  grandes  villes.  Nous  l'avons  déjà 
dit,  il  n'y  a  point  de  paroisse  de  campagne  où  ils  n'aient  pénétré,  et  où  ils 
n'aient  tout  souillé.  Il  n'est  point  d'église  de  village  où,  après  avoir  détruit 
les  saintes  images  d'autrefois,  défoncé  ou  bouché  les  vestiges  de  l'architec- 
ture sacrée ,  badigeonné  le  temple  tout  entier,  ils  n'aient  exposé  aux  regards 
d'une  foule  désorientée  une  masse  d'images  qui  ne  sauraient  être  qu'uQ 
objet  de  profonde  ignorance  pour  les  simples,  de  mépris  pour  les  incrédules, 
de  scandale  pour  les  fidèles  instruits.  Trop  heureuse  encore  la  pauvre  paroisse, 
si  dans  la  ferveur  d'un  zèle  plus  funeste  mille  fois  que  celui  des  iconoclastes, 
on  n'a  pas  fait  disparaître  la  vieille  madone  de  bois  brun  ou  de  cire  ,  habillée 
de  robes  empesées  en  mousseline  rose  ou  blanche,  avec  une  couronne  de 
ferblanc  sur  la  tète,  mais  que  le  peuple  préfère  avec  raison,  parce  que,  mal- 
gré la  simplicité  grossière  de  l'image,  il  n'y  a  là  du  moins  aucune  insulte  à  la 
morale  ni  au  sentiment  chrétien.  On  sait  que  dernièrement  le  curé  de  Notre- 
Dame-de-Cléry  ayant  voulu  enlever  la  madone  séculaire,  qui  se  vénère  à  ce 
lieu  de  pèlerinage,  pour  la  remplacer  par  quelque  chose  de  plus  frais,  le 
peuple  s'est  révolté  contre  cette  exécution,  et  il  s'en  est  suivi  un  procès  cor- 
rectionnel où  l'on  a  vu  l'étrange  spectacle  d'une  population  qualifiée  d'igno- 
rante et  de  fanatique ,  obligée  de  défendre  les  vieux  objets  de  son  amour 
et  de  son  culte  contre  le  goût  moderne  de  son  pasteur. 

C'est  que,  dans  ce  système  de  profanation  méthodique,  tout  se  tient  avec 
une  impitoyable  logique  ;  le  laid  a  tout  envahi;  il  a  souillé  jusqu'aux  derniers 
recoins  où  pouvait  encore  se  cacher  le  symbolisme  catholique.  Il  règne 
partout  en  maître,  depuis  les  énormes  croûtes  qui  viennent  chaque  année, 
après  l'exposition  ,  déshonorer  les  murs  de  nos  églises,  masquer  et  défigurer 
leurs  lignes  architecturales  (1),  jusqu'aux  petites  images  que  l'on  distribue 
aux  prêtres,  pour  en  garnir  leurs  bréviaires  modernisés  aussi  comme  tout  le 
reste,  jusqu'à  ce  prétendu  bonnet  carré  dont  on  les  coiffe  quand  ils  montent 
en  chaire  ou  conduisent  un  mort  à  sa  dernière  demeure ,  espèce  d'éteignoir 
dont  je  ne  sais  quelle  liberté  de  l'église  gallicane  semble  réserver  le  privi- 
lège exclusif  au  clergé  français  (2). 

(Ij  Qu'on  entre  pour  un  instant  seulement  à  Saint-Germain-des-Pre's  ou  à  Saint-Étienne- 
du-Mont,  et  l'on  verra  quel  genre  de  services  la  peinture  moderne  sait  rendre  à  l'architec- 
ture chrétienne. 

(2j  A  Rome,  et  partout  ailleurs  dans  le  monde  catholique,  les  prêtres  ont  pour  coiffure 
tin  véritable  bonnet  carré  à  quatre  pans,  d'une  forme  à  la  fois  digne  et  gracieuse,  absolument 
semblable,  sauf  la  couleur,  à  la  barrette  des  cardinaux.  Il  en  était  de  même  en  France  avant 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Voilà  donc  jusqu'où  est  tombé  cet  art  divin,  enfanté  par  le  catholicisme 
et  porté  par  lui  au  plus  haut  point  de  splendeur  qu'aucun  art  ait  jamais 
atteint  !  cet  art  créé  et  propagé  dans  le  monde  chrétien  par  tant  de  grands 
papes  et  de  saints  évoques;  cet  art  dont  les  Agricole ,  les  Avit,  les  Martin, 
les  Nicaise,  et  tant  d'autres  pontifes  français,  avaient  légué  à  leurs  succes- 
seurs le  dépôt  sacré  en  même  temps  que  le  souvenir  de  leur  sainteté  et 
de  leur  noble  grandeur;  cet  art  si  populaire,  si  aimé,  si  généreux,  qui 
avait  mis  les  talens  les  plus  purs  et  les  plus  dévoués  au  service  de  l'intelli- 
gence des  pauvres  et  des  humbles,  qui  avait  peuplé  jusqu'aux  moindres 
villages  de  trésors  inimitables,  et  porté  jusqu'au  fond  des  déserts  et  des 
forêts  inhabitables  le  magnifique  témoignage  de  la  fécondité  et  de  la  beauté 
du  catholicisme  :  voilà  donc  ce  qu'il  est  devenu  avec  la  permission  du  clergé 
moderne!  Ces  peintres  vraiment  chrétiens  des  vieilles  écoles  d'Italie  et 
d'Allemagne,  ces  hommes  qui  puisaient  toutes  leurs  inspirations  dans  le 
ciel  ou  dans  des  émotions  épurées  par  la  piété  la  plus  sincère,  ces  humbles 
génies  dont  chaque  coup  de  pinceau  était,  on  peut  le  dire  sans  crainte, 
un  acte  de  foi ,  d'espérance  et  d'amour,  ces  admirables  auxiliaires  de  la 
ferveur  chrétienne,  ces  prédicateurs  puissans  de  l'amour  des  choses  d'en 
haut,  c'est  donc  en  vain  qu'ils  ont  travaillé ,  puisque ,  relégués  dans  les  ga- 
leries des  princes ,  où  ils  sont  confondus  le  plus  souvent  avec  tout  ce  que 
l'art  a  produit  de  plus  impur  et  de  plus  dégradé ,  ils  voient  la  place  qu'ils 
ambitionnaient,  sur  les  autels  où  leurs  frères  viennent  prier,  usurpée  par 
d'effrontés  parodistes,  sans  qu'aucune  main  sacerdotale  vienne  jamais  puri- 
fier le  sanctuaire  de  ces  souillures.  On  l'a  dit  avec  une  cruelle  vérité  :  il  y  a 
beaucoup  d'églises  qui  n'ont  pas  été  atteintes  par  les  mutilations  iconoclastes 
des  huguenots;  il  y  en  a  beaucoup  qui  ont  survécu  à  la  rage  des  vandales 
de  la  terreur,  mais  il  n'y  en  a  pas  une  seule  en  France,  quelle  que  soit  sa 
majesté  ou  sa  petitesse  ,  pas  une  seule  qui  ait  échappé  aux  profanations  que 
commettent,  depuis  trois  siècles,  des  architectes  et  des  décorateurs  soldés, 
encouragés  ou  du  moins  tolérés  par  le  clergé.  Et  cependant,  dans  ces  églises 
•où  il  n'y  a  pas  une  pierre  qui  ne  porte  l'empreinte  du  paganisme  régénéré, 
pas  un  ornement  qui  ne  témoigne  du  triomphe  de  la  rocaille  du  xviii^ siècle, 
ou  du  classicisme  païen  du  xvn%  on  entend  souvent  des  prédicateurs  monter 
en  chaire  et  vanter  les  services  rendus  par  la  religion  à  l'art ,  sans  s'aperce- 
Toir  même  que  la  religion  a  été  honteusement  expulsée  de  l'art  jusque  dans 
le  temple  où  ils  parlent.  On  voit  chaque  jour  des  apologistes  de  la  religion, 
dissertant  sur  le  même  thème  avec  l'ignorance  la  plus  inexcusable,  ou  la 
plus  plaisante  confusion ,  oublier  les  noms  des  artistes  qui  ont  le  plus  honoré 
la  religion,  ou  bien  ne  les  citer  que  pour  les  confondre  avec  ceux  qui  ne  se 

Louis  XIV.  Qu'on  n'accuse  pas  ces  observations  de  minuties;  dans  le  symbolisme  chrétien , 
dont  le  vêtement  sacerdotal  est  une  partie  si  essentielle,  il  n'y  a  rien  d'insignifiant.  Les 
moindres  détails  étaient  liés  aux  œuvres  les  plus  grandioses  sous  le  règne  de  la  beauté  et  de 
la  vérité,  et  malheureusement  ils  le  sont  encore  sous  le  règne  du  laid  et  du  profane. 


DE  l'art  religieux  EN  FRANCE.  601 

sont  servi  des  sujets  religieux  que  pour  populariser  la  victoire  de  la  chair 
sur  l'esprit,  Fra  Angelico  avec  Titien,  Giotto  avec  les  Garraches,  Van-Eyck 
avec  Rubens,  et  le  pur  et  pieux  Raphaël  du  Sposalizio  et  de  la  Dispute  du 
Saint-Sacrement  avec  ce  Raphaël  dégénéré  qui  n'avait  plus  pour  modèle 
que  la  boulangère  dont  il  avait  fait  sa  maîtresse. 

Mais  n'accusons  pas  seulement  le  clergé  français  ;  celui  d'Italie  et  d'Es- 
pagne a  été  aussi  loin  que  lui  :  celui  d'Allemagne  a  été  plus  loin  encore, 
mais  il  a  le  bon  esprit  de  sentir  aujourd'hui  son  erreur,  et  de  revenir  avec 
empressement  aux  types  chrétiens  (1).  N'accusons  pas  même  le  clergé  en 
général ,  si  ce  n'est  du  tort  d'avoir  subi  trop  servilement  le  joug  des  artistes 
dégénérés  qui  ont  brisé  le  fil  de  la  tradition  chrétienne;  et  pendant  long- 
temps il  n'y  en  a  point  eu  d'autres.  Accusons  surtout  ces  artistes  et  leurs 
successeurs,  obligés  par  état  d'étudier  les  différentes  phases  de  l'art  reli- 
gieux, d'avoir  volontairement  répudié  la  beauté  et  la  pureté  des  anciens 
modèles,  pour  affubler  les  sujets  chrétiens  d'un  vêtement  emprunté  tour  à 
tour  à  l'anatomie  savante  du  paganisme,  ou  à  la  coquetterie  débauchée  au 
temps  de  Louis  XV-  Accusons  les  princes  et  les  grands  seigneurs  des  trois 
derniers  siècles,  qui  n'ont  eu  que  trop  d'encouragemens  pour  ces  sacrilèges, 
et  trop  de  galeries  pour  y  déposer  leurs  produits.  Nous  n'oublierons  jamais 
un  tableau  que  nous  avons  vu  à  la  galerie  des  anciens  électeurs  de  Bavière  à 
Schleissheim,  près  Munich,  que  nous  citerons  comme  le  type  de  ce  que  nous 
appelons  le  genre  profanateur  :  c'est  une  Madeleine  peinte  par  je  ne  sais 
plus  quel  peintre  français  du  xviii'^  siècle;  cette  Madeleine  est  nue  et  sans 
autre  parure  que  ses  cheveux ,  lesquels  sont  poudrés.  Le  guide  vous  dit  d'un 
ton  sentimental  que  l'artiste  a  eu  sa  femme  pour  modèle.  Aujourd'hui  on  ne 
met  plus  de  poudre  aux  Vierges  et  aux  Madeleines,  parce  que  ce  n'est  plus 
la  mode;  mais  on  leur  met  des  féronnières  et  des  bandeaux,  parce  que  l'on 
en  voit  aux  femmes  du  monde ,  au-dessus  desquelles  la  pensée  du  peintre  n'a 
jamais  su  s'élever.  On  ne  déshabille  pas  une  sainte,  parce  qu'après  tout  on 
veut  que  son  tableau  puisse  être  acheté  par  le  gouvernement  pour  telle  ou 
telle  église;  mais  l'accoutrement  qu'on  lui  donne,  la  tenue  et  le  regard 
qu'on  lui  prête,  ne  sont  guère  plus  décens  ni  plus  édifians  que  la  nudité 
complète  de  la  Madeleine  de  Schleissheim. 

L'antiquité  païenne ,  que  nous  admirons  volontiers  chez  elle  et  dans  cer- 
taines limites,  mais  dont  nous  repoussons  avec  horreur  l'influence  sur  nos 
mœurs  et  notre  société  chrétienne ,  l'antiquité  était  au  moins  conséquente 
dans  les  symboles  qu'elle  nous  a  laissés  de  ses  dieux  et  de  ses  croyances.  Ces 
symboles  sont  tout-à-fait  d'accord  avec  les  récits  de  ses  prêtres  et  de  ses 

(1)  Pour  s'en  convaincre ,  on  n'a  qu'à  visiter  la  cathédrale  de  Fribourg  en  Brisgau ,  à  deux 
pas  du  Rhin.  On  y  verra  quel  goût  pur  et  excellent  préside  aux  réparations  et  à  l'entretien 
de  cette  magnifique  et  si  complète  église.  Que  si,  en  revenant,  on  passe  par  Strasbourg,  et 
qu'on  jette  un  coup  d'œil  sur  le  chœur  de  cette  cathédrale,  on  verra  quel  abîme  sépare  la 
France  de  l'Allemagne  sous  le  rapport  de  l'intelligence  de  l'art  chrétien. 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poètes.  Jamais  elle  n'a  imaginé  de  faire  de  son  Jupiter  une  victime,  de  son 
Bacchus  un  dieu  mélancolique,  de  sa  Vénus  une  vierge  pudique  et  pieuse.  Il 
était  réservé  aux  chrétiens,  aux  catholiques,  de  trouver  le  secret  de  la  pro- 
fanation dans  l'inconséquence,  d'emprunter  aux  doctrines  pulvérisées  et  flé- 
tries à  jamais  par  le  christianisme  les  types  de  leurs  constructions  et  de 
leurs  images  religieuses,  d'édifier  l'église  du  Crucifié  sur  le  plan  du  temple 
de  Thésée  ou  du  Panthéon,  de  métamorphoser  Dieu  le  père  en  Jupiter,  la 
Vierge  en  Junon  ou  en  Vénus  habillée,  les  martyrs  en  gladiateurs,  les 
saintes  en  nymphes,  et  les  anges  en  amours! 

Est-ce  à  dire  qu'il  faille  asservir  toutes  les  œuvres  d'art  religieux  à  un 
joug  uniforme?  qu'il  faille  passer  le  niveau  impitoyable  d'un  type  unique, 
comme  celui  de  Bysance,  sur  tous  les  fruits  de  l'imagination  et  de  l'inspi- 
ration consacrée  par  la  foi?  Il  n'en  est  rien  :  l'art  vraiment  religieux  ne 
repousse  que  le  contresens,  mais  il  le  repousse  énergiquement;  il  a  horreur 
de  l'envahissement  du  païen  dans  le  chrétien,  de  la  matière  et  de  la  chair 
dans  le  royaume  de  la  pureté  et  de  l'esprit.  Il  veut  la  liberté,  mais  la  liberté 
avec  Tordre;  il  veut  la  variété,  mais  la  variété  dans  runité,  loi  éternelle  de 
toute  grandeur  et  de  toute  beauté.  Mais  au  lieu  de  longues  explications 
théoriques,  citons  des  noms  et  des  faits;  c'est  le  plus  sûr  moyen  de  montrer 
combien  le  génie  catholique  sait  être  fécond  et  varié,  sans  jamais  mentir 
aux  conditions  de  sainteté  et  de  pureté  qui  le  constituent.  Dira-t-on  qu'il 
y  a  uniformité  entre  une  cathédrale  romane  et  une  cathédrale  ogivale, 
entre  Saint-Sernin  de  Toulouse  et  Saint-Ouen  de  Rouen,  entre  la  cathé- 
drale de  Mayence  et  celle  de  Milan,  et  pour  ne  pas  sortir  de  Paris,  entre 
Saint-Germain-des-Prés  et  l'intérieur  de  Saint-Eustache?  Non  certes,  et 
cependant  tous  ces  édifices  répondent  également  à  l'idée  légitime  et  naturelle 
d'une  église  chrétienne,  tandis  qu'il  y  a  répulsion  complète  et  profonde 
entre  cette  idée  et  des  anachronismes  comme  la  Madeleine  et  Notre-Dame- 
de-Lorette.  Est-ce  que  les  bas-reliefs  d'André  de  Pise  au  baptistère  de 
Florence,  ceux  des  tombeaux  de  saint  Augustin  à  Pavie  et  de  saint  Pierre 
martyr  à  Milan,  le  Jugement  dernier  au  grand  portail  de  Notre-Dame,  ou 
les  saintes  exquises  de  la  Frauenkirche  à  Nuremberg ,  sont  taillés  sur  le  même 
modèle?  Non,  certes,  ces  pierres  toutes  vivantes  par  la  foi  et  le  génie  qui 
les  anime,  ne  se  ressemblent  ni  par  la  disposition  des  sujets,  ni  par  l'expres- 
sion, ni  par  l'agencement,  mais  uniquement  par  ce  sentiment  de  pudeur, 
de  grâce  et  de  dignité  que  le  dogme  de  la  réhabilitation  de  l'homme  donne 
à  toutes  ses  idées;  tandis  que  la  fameuse  vierge  de  Brydone  à  Chartres,  et 
le  fameux  tombeau  du  maréchal  de  Saxe  à  Strasbourg  ne  sauraient  commé- 
morer que  l'emphase  et  la  prétention  d'un  siècle  corrompu.  Qu'y  a-t-il  de 
commun  entre  la  madone  vraiment  divine  de  Van-Eyck  à  Gand,  et  celles 
de  Francia  et  du  Pérugin;  entre  les  délicieuses  miniatures  de  Hemling  sur 
le  reliquaire  de  Sainte-Ursule  à  Bruges ,  et  celles  de  Fra  Angelico  sur  les 
reliquaires  de  Sauta -Maria-Novella;  entre  les  graves  et  grandioses  fres- 


DE   l'art  religieux  EN  FRANCE.  603 

ques  de  la  primitive  école  florentine,  et  celles  si  pures  et  si  majestueuses  de 
Luini  ou  de  Raphaël  avant  sa  chute?  Ce  n'est  certes  ni  le  coloris,  ni  le  des- 
sin, ni  les  types  choisis,  rien  en  un  mot,  si  ce  n'est  une  égale  fidélité  à 
l'idée  chrétienne,  et  ce  merveilleux  effet  également  produit  sur  l'ame  par 
tous  ces  différens  chefs-d'œuvre.  Entraînée  par  eux  vers  le  ciel ,  elle  est 
plongée  dans  cette  sorte  d'extase  mystérieuse  qu'aucune  parole  ne  saurait 
rendre,  et  qui  ne  laisse  à  l'admiration  d'autres  ressources  que  de  dire 
comme  Dante,  au  souvenir  des  délices  du  paradis  : 

Perch'  io  lo*  ngegno  e  Tarte  e  l'uso  chiami , 
Si  nol  direi ,  che  mai  s'immaginasse  ; 
Ma  creder  puossi  et  di  veder  si  brami. 

Que  Ton  ne  croie  pas  non  plus  que  cette  fidélité  à  la  pensée  chrétienne 
doive  dépendre  exclusivement  d'une  époque  spéciale,  d'une  organisation 
unique  de  la  société ,  et  que  la  nôtre  en  soit  deshéritée.  A  côté  de  ces  exem- 
ples qui  datent  des  écoles  primitives,  on  peut  citer  à  juste  titre  l'admirable 
école  contemporaine  d'Allemagne ,  je  veux  dire  celle  d'Overbeck  et  de  ses 
nombreux  disciples,  si  peu  connue  en  France,  où  l'on  se  croit  cependant  le 
droit  de  porter  sur  elle  les  jugemens  les  plus  bizarres,  parce  qu'on  a  vu 
deux  ou  trois  tableaux  de  l'école  de  Dusseldorf  qui  ne  lui  ressemble  en  rien. 
Eh  bien  !  tous  ceux  qui  ont  vu  et  compris  des  tableaux  ou  des  dessins  d'Over- 
beck, ne  pourront  s'empêcher  de  reconnaître  qu'il  n'y  a  là  aucunement  copie 
des  anciens  maîtres,  mais  bien  une  originalité  puissante  et  libre,  qui  a  su 
mettre  au  service  de  l'idée  catholique  tous  les  perfectionnemens  modernes 
du  dessin  et  de  la  perspective  ignorés  des  anciens.  L'ame  la  mieux  prédis- 
posée à  la  poésie  mystique  n'en  est  pas  moins  complètement  satisfaite ,  comme 
devant  le  chef-d'œuvre  le  plus  suave  des  anciens  jours,  et  l'intelligence  la 
plus  revêche  est  forcée  de  convenir  qu'il  y  a  même  de  notre  temps  la  possibi- 
lité de  renouer  le  fil  des  traditions  saintes,  et  de  fonder  une  école  vraiment 
religieuse,  sans  remonter  le  cours  des  âges,  et  sans  cesser  d'être  de  ce 
siècle. 

Il  est  triste  que  l'Allemagne  puisse  s'attribuer  à  elle  seule  la  gloire  de 
cette  véritable  et  salutaire  renaissance.il  est  triste  que  la  Belgique,  par 
exemple,  où  il  y  a,  comme  en  France,  tant  déjeunes  talens,  qui  a  produit, 
au  xv^  siècle,  une  école  si  chrétienne,  si  pure,  et  la  première  de  toutes  par 
le  coloris,  celle  de  Van-Eyck,  de  Hemling,  de  Roger  Van  de  Weyde,  de 
Schoreel,  s'obstine  aujourd'hui  à  ne  voir  dans  son  brillant  passé  que  l'école 
charnelle  et  grossièrement  matérialiste  de  Piubens  et  de  Jordaens.  Il  est  triste 
que  la  France  n'ait  pas  revendiqué  l'initiative  de  cette  glorieuse  réaction  en 
faveur  du  bon  sens  et  du  bon  droit.  Heureusement  il  est  aujourd'hui  con- 
staté que  cette  réaction  s'est  étendue  jusqu'à  elle,  et  que  parmi  nous  une 
foule  de  nobles  cœurs  d'artistes  palpitent  du  désir  de  secouer  le  joug  du 
matériahsme  païen.  Ils  aspirent,  pour  l'art  auquel  ils  ont  dévoué  leur  vie. 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  des  destinées  plus  élevées  que  celles  qui  lui  sont  promises  par  les  arbitres 
usurpateurs  de  la  critique  moderne.  Il  est  donc  permis  d'espérer  que  nous 
verrons  enfin  s'élever  une  école  de  peinture  chrétienne  dans  cette  France, 
qui,  depuis  les  enlumineurs  de  nos  vieux  missels,  n'a  pas  compté  un  seul 
peintre  religieux,  sauf  le  seul  Lesueur,  venu  du  reste  à  une  époque  qui  rend 
sa  gloire  doublement  belle.  De  la  peinture,  cette  révolution  heureuse  se 
communique  et  se  communiquera  chaque  jour  davantage  aux  deux  autres 
grandes  branches  de  l'art.  Nous  ne  voulons  blesser  aucune  modestie,  ni 
entourer  d*éloges  prématurés  des  efforts  qui  aboutiront  plus  tard  à  une  cou- 
ronne populaire  et  méritée;  mais  nous  ne  pouvons  nous  défendre  de  signaler, 
à  côté  des  œuvres  si  accomplies  et  si  heureusement  inspirées  de  MM.  Orsel 
et  Signol  en  peinture  (1),  à  côté  des  monumens,  jusqu'à  présent  trop 
rares  et  trop  étrangers  à  la  religion,  de  M^e  de  Fauveau,  les  excellens 
commencemens  de  MM.  Bion  et  Duseigneur  en  sculpture,  et  ces  travaux 
d'architecture  si  paliens,  si  savans  et  si  régénérateurs  de  MM.  Lassus, 
Vasserot  et  Louis  Piel.  Chaque  année  fortifie  les  dévouemens  anciens ,  et  fait 
éclore  des  vocations  nouvelles  pour  la  régénération  de  l'art  religieux;  et  le 
jour  viendra  peut-être  bientôt  où  l'on  verra  une  phalange  serrée  marcher 
au  combat  et  à  la  victoire  sur  les  vieux  préjugés  et  les  nouvelles  aberrations 
qui  dominent  l'art  actuel.  Mais  les  obstacles  sont  nombreux,  les  ennemis 
sont  acharnés;  la  lutte  sera  longue  et  pénible.  Constatons  seulement  que 
cette  lutte  existe,  car,  dans  le  fait  seul  de  son  existence,  il  y  a  un  progrès  in- 
calculable sur  l'époque  de  la  restauration,  et  un  germe  fécond  de  conquêtes 
pour  l'avenir.  Il  faut,  du  reste,  nous  habituer  à  regarder  en  face  nos  ad- 
versaires, à  les  compter  et  surtout  à  peser  leur  valeur.  C'est  pourquoi  il  ne 
sera  peut-être  pas  hors  de  propos  de  faire  ici  une  briève  énumération  des 
différentes  catégories  d'adversaires  que  nous  avons  à  redouter  ou  à  com- 
battre; je  ne  crains  pas  de  dire  nous ,  parce  qu'il  y  a  certes  entre  ceux  qui 
travaillent  pour  la  réhabilitation  d'une  cause  immortelle  et  ceux  qui  jouissent 
du  fruit  de  leurs  généreux  efforts,  une  union  de  cœur  et  d'ame  assez  intime 
pour  justifier  la  solidarité  des  espérances  et  des  inimitiés. 

Posons  en  premier  lieu,  non  pas  comme  les  plus  redoutables,  mais  comme 
les  plus  nombreux  et  les  plus  aptes  à  se  laisser  confondre  par  une  portion  du 

(1)  Nous  pourrions  citer  dans  cette  catégorie  M.  Hauser,  car,  quoique  étranger  à  la 
France  par  sa  naissance,  il  lui  consacre  ses  études.  La  sympathie  du  public  pour  son  tableau 
exposé  à  Saint-Roch  a  dii  le  dédommager  sufflsamment  des  inconcevables  dédains  d'un  jury 
qui  a  eu  le  malheur  d'être  répudié  par  M.  Delaroche  et  M.  Vernet.  Mais  il  aurait  plus  juste- 
ment à  se  plaindre  de  la  légèreté  avec  laquelle  les  journaux  se  sont  plu  à  attribuer  cet  essai 
remarquable  aune  illustre  princesse  dont  le  talent  n'a  pas  besoin  d  être  constaté  par  un  prêt 
de  ce  genre.  Le  Musée  des  Familles  a  été  Jusqu'à  faire  graver  et  publier  ce  tableau  en  attri- 
buant à  son  altesse  royale  la  princesse  Marie  l'œuvre  du  peintre  étranger.  M.  Hauser  nous 
appartient,  du  reste,  non-seulement  par  ses  propres  services,  mais  par  l'excellente  ligne  qu'il 
lait  suivre  à  son  fils  adoptif ,  qui,  à  peine  sorti  de  l'enfance,  promet  déjà  à  l'art  chrétien  un 
digne  représentant. 


605 

public  avec  les  hommes  du  progrès ,  posons  les  hommes  de  la  mode,  de  cette 
mode,  ignoble  parodie  de  l'art,  et  qui  en  est  la  mortelle  ennemie,  de  celte 
mode  qui  a  mis  le  gothique  en  encriers  et  en  écrans,  qui  daigne  assigner  aux 
produits  de  l'art  chrétien  une  place  dans  ses  préférences,  à  côté  des  pen- 
dules de  Boule  et  des  bergères  en  porcelaine  du  temps  de  Louis  XV;  de  cette 
mode  enfin  qui  inspire  à  un  certain  nombre  de  peintres  des  tableaux  où  les 
mœurs  et  les  croyances  du  moyen-âge  sont  représentées  avec  tout  autant  de 
fidélité  que  dans  cette  foule  de  pitoyables  romans  qui  inondaient  naguère 
notre  littérature.  Heureusement  le  bon  sens  public  a  déjà  fait  justice  de  ces 
charges  du  moyen-iige,  de  cette  prétendue  étude  du  passé,  sans  goût,  sans 
science  et  sans  foi;  la  mode  du  gothique  est  à  la  veille  d'être  enterrée,  et 
les  pieux  efforts  de  ceux  qui  se  sont  dévoués  à  l'œuvre  de  la  régénération 
seront  bientôt  à  l'abri  d'une  confusion  humiliante  avec  l'exploitation  de  ceux 
qui  spéculent  sur  la  vogue  et  sur  toutes  les  débauches  de  l'esprit. 

Est-ce  la  seconde  ou  bien  la  dernière  place  qu'il  faut  assigner  aux  théo- 
riciens et  aux  praticiens  du  vieux  classicisme?  S'il  fallait  ne  tenir  compte 
que  de  la  valeur,  de  l'influence,  ou  de  la  popularité  de  leurs  œuvres  et  de 
leurs  doctrines,  en  vérité,  ce  ne  serait  que  j)our  mémoire  qu'on  aurait  le 
droit  de  les  mentionner.  Mais ,  puisqu'ils  occupent  toutes  les  positions  offi- 
cielles, puisqu'ils  ont  à  peu  près  le  monopole  de  l'influence  gouvernemen- 
tale ,  puisqu'ils  s'y  sont  constitués  comme  dans  une  citadelle  d'où  ceux  qui 
font  quelque  chose  se  vengent  de  la  réprobation  générale  qui  s'attache  à 
leurs  œuvres,  en  repoussant  opiniâtrement  les  talens  qui  ont  brisé  leur  joug, 
et  d'où  ceux  qui  ne  font  rien  s'efforcent  d'empêcher  que  d'autres  ne  puissent 
faire  plus  qu'eux-mêmes;  puisque  surtout  ils  ont  encore  la  haute  main  sur 
tous  les  trésors  que  l'état  consacre  à  l'éducation  de  la  jeunesse  artiste ,  il  ne 
faut  jamais  se  lasser  de  les  attaquer,  de  battre  en  brèche  cette  suprématie  qui 
est  une  insulte  à  la  France,  jusqu'à  ce  que  l'indignation  et  le  mépris  public 
se  soient  enfin  frayé  un  chemin  jusque  dans  le  sanctuaire  du  pouvoir  pour 
en  chasser  ces  débris  d'un  autre  âge.  Du  reste,  on  a  la  consolation  de  sentir 
que,  s'ils  peuvent  encore  faire  beaucoup  de  mal,  briser  beaucoup  de  car- 
rières, tuer  en  germe  beaucoup  d'espérances  précieuses,  leur  règne  n'en 
touche  pas  moins  à  sa  fin;  il  ne  leur  sera  pas  donné  de  flétrir  long-temps 
encore  de  leur  souffle  malfaisant  l'avenir  et  le  génie  d'une  jeunesse  digne 
d'un  meilleur  sort;  la  publicité  fera  justice  de  ces  ébats  du  classicisme  expi- 
rant, qui  seraient  si  grotesques,  s'ils  n'étaient  encore  plus  funestes;  les  con- 
cours de  Rome  les  tueront.  Nous  ne  subirons  pas  toujours  le  règne  d'hommes 
qui  ont  l'à-propos  de  donner  pour  sujet  aux  élèves,  en  l'an  de  grâce  1837, 
Apollon  gardant  les  troupeaux  chez  Admète,  et  Marius  méditant  sur  les 
ruines  de  Carthoge! 

Une  troisième  espèce  d'adversaires,  et,  selon  nous,  la  plus  dangereuse,  ce 
sont  les  critiques.  Nous  entendons  sous  ce  nom  les  écrivains  qui,  dans  divers 
journaux,  sont  chargés  de  traiter  les  questions  d'art.  Tous  ces  juges  souve» 


606  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rains  et  sans  appel  semblent  s'être  donné  le  mot  pour  étouffer ,  soit  par  un 
silence  convenu ,  soit  par  des  blâmes  amers ,  tout  ce  qui  porte  l'empreinte 
d'une  régénération  religieuse  dans  l'art.  En  attaquant  la  juridiction  de  ce 
haut  tribunal,  nous  avons  besoin  de  répéter  ce  que  nous  avons  dit  en  com- 
'  mençant,  savoir  :  que  nos  observations  et  nos  plaintes  roulent  uniquement 
sur  la  partie  religieuse  des  différentes  branches  de  l'art;  pour  tout  le  reste, 
nous  nous  déclarons  de  nouveau  tout-à-fait  incompétent.  Mais  lorsqu'il 
s'agit  de  l'avenir  d'un  élément  si  essentiel  et  si  intime  de  la  forme  reli- 
gieuse, élément  qui  s'adresse,  ou  qui  est  censé  du  moins  s'adresser  aux 
masses  catholiques,  nous  nous  sentons  le  droit  de  protester  selon  la  me- 
sure de  nos  forces  contre  cette  ligue  mauvaise,  dont  les  organes  impitoya- 
bles sont  campés  dans  les  journaux  les  plus  accrédités,  et  même  dans  ceux 
plus  spécialement  consacrés  aux  arts  (1).  Si  cette  ligue  devait  triompher, 
c'en  serait  fait  assurément  de  toute  espèce  d'école  religieuse  en  France. 
Dès  qu'un  jeune  homme  montre  dans  ses  œuvres  quelque  tendance  à  mar- 
cher dans  une  voie  plus  pure  et  plus  rationnelle  que  celle  qui  lui  est  tracée 
à  l'École  des  Beaux-Arts,  ou  par  l'exemple  des  maîtres  en  vogue,  ses 
œuvres  et  sa  tendance  sont  aussitôt  censurées  avec  l'animosité  la  plus 
cruelle.  Le  mot  de  pastiche  lui  est  jeté  avec  un  froid  mépris,  comme  une 
flétrissure  dont  il  ne  doit  jamais  se  relever.  On  lui  impute  comme  un  crime 
de  copier  servilement  les  écoles  gothiques;  et  ce  reproche  lui  est  fait  par  des 
hommes  qui,  à  chaque  ligne  de  leurs  écrits,  montrent  l'ignorance  la  plus 
profonde  de  tout  ce  qui  touche  à  ces  malheureuses  écoles  gothiques  ;  pa^r 
des  hommes  dont  les  paroles  prouvent  qu'ils  n'ont  jamais  vu,  ou  du  moins 
jamais  regardé,  un  tableau  de  l'époque  qu'ils  voudraient  mettre  au  ban  de 
l'intelligence  humaine;  par  des  hommes  qui  donnent  chaque  jour  l'exemple 
de  cette  confusion  historique  que  nous  relevions  plus  haut  comme  très 
regrettable  chez  les  ecclésiastiques,  mais  qui  est  bien  autrement  inexcusa- 
ble chez  ceux  qui  se  sont  investis  du  droit  de  régenter  l'art  passé,  présent 
et  à  venir.  Ils  ne  savent  pas  même  distinguer  entre  leurs  contemporains; 
ils  déclarent,  avec  la  plus  risible  certitude,  que  M.  Ingres  et  Overbeck  sui- 
vent la  même  ligne;  ils  vous  disent  que  la  Sainte  Cécile  de  M.  Delaroche 
rappelle  le  style  gothique  du  Pérugin;  d'autres,  à  propos  du  même  ta- 
bleau, n'ont-ils  pas  été  parler  de  Giotto  et  d'Orgagna,  comme  étant  du 
xv^  et  du  xvie  siècle?  Après  quoi,  dans  la  même  phrase,  ils  accouplent 
adroitement  deux  ou  trois  de  ces  grands  noms,  pour  asseoir  sur  eux  un 
jugement  tantôt  méprisant,  tantôt  dédaigneusement  protecteur,  et  établir 
des  rapprochemens  inouis  entre  des  hommes  qui  n'ont  jamais  rien  eu  de 
commun  entre  eux,  si  ce  n'est  d'être  également  ignorés  de  ceux  qui  en 
parlent  de  la  sorte.  Et  voilà  les  censeurs  qui  donnent  ou  ôtent  à  leur  gré 

(1)  Nous  devons  faire  une  exception  en  faveur  de  VEuropéen ,  recueil  dont  tous  les  articles 
en  matière  d'art  sont  dictés  par  une  science  profonde  et  le  sentiment  le  plus  pur  des  exi- 
gences de  la  pensée  chrétienne. 


DE   l'art   religieux   EN  FRANCE.  6OT 

le  droit  de  cité  dans  l'art!  Voilà  les  aristarques  à  qui  nous  reconnaîtrions  le 
droit  de  former  nos  idées  sur  le  beau  !  Ce  n'est  pas  tout  :  après  qu'ils  ont 
ruiné,  autant  qu'il  dépend  d'eux,  la  pratique  du  vrai  beau ,  il  nous  faut  subir 
leurs  théories,  apprécier  tout  ce  qu'elles  renferment  de  pur,  de  satisfaisant 
et  de  fécond,  tout  ce  qu'elles  promettent  de  gloire  et  d'originalité  à  l'ave- 
nir de  l'art  en  France.  Il  faut  entendre  les  uns  proclamer  et  appeler  de  tous 
leurs  vœux  une  réaction  plus  ou  moins  effrontée  en  faveur  des  nudités,  l'apo- 
théose de  la  chair,  le  retour  aux  classiques  turpitudes  de  la  mythologie;  ilsnous 
trouvent  déjà  trop  loin  des  saletés  de  Boucher  et  de  Vanloo,  des  solennelles 
nudités  de  l'empire  :  on  dirait  qu'il  n'y  a  plus  assez  de  barons  à  l'Académie 
pour  les  servir  à  leur  gré.  Les  autres,  avec  une  outrecuidance  despotique, 
s'indignent  que  nous  ne  restions  pas  cloués  au  xvi*"  siècle;  ils  veulent 
bien  reconnaître  que  les  Grecs  et  les  Piomains  ne  sont  plus  de  mise,  mais 
le  paganisme  de  la  renaissance,  mitigé  par  la  civilisation  italienne,  travesti 
à  l'usage  de  ces  tyranneaux  d'Italie,  les  plus  corrompus  et  les  plus  sacrilèges 
qu'on  vit  jamais;  voilà  le  beau  idéal ,  qu'il  n'est  pas  donné  au  génie  chrétien, 
au  génie  national,  de  dépasser!  Mais,  quels  que  soient  leurs  dissentimens  inté- 
rieurs, leurs  dififérens  degrés  de  pudeur  et  de  science,  on  peut  être  sûr 
qu'ils  se  trouveront  tous  d'accord  pour  combattre  en  bataille  rangée  contre 
ceux  qui  chercheront  à  ramener  dans  l'art  religieux  l'esprit  chrétien,  dont 
ils  ont  décrété  unanimement  la  mort  et  la  sépulture,  au  sein  des  vieille- 
ries des  temps  barbares.  Eh  bien!  on  peut  le  leur  prédire  hardiment,  leur 
arrêt  sera  cassé;  malgré  leur  union  et  leur  acharnement,  ils  seront  débordés; 
l'instinct  de  la  jeunesse  ne  se  laissera  pas  égarer;  les  idées  marcheront,  et 
un  beau  jour  ces  arbitres  redoutables  se  réveilleront  tout  seuls  sur  leur 
tribunal  abandonné.  J'en  prends  à  témoins ,  et  le  nombre  toujours  croissant 
déjeunes  gens  qui  bravent  la  malveillance  et  l'injustice  pour  suivre  la  voie 
nouvelle ,  et  l'intérêt  toujours  plus  vif  que  met  le  public  à  étudier  leurs 
essais,  malgré  les  avertissemens  zélés  que  distribue  chaque  matin  le  journal 
de  chacun.  Mais  si  l'empire  de  la  critique  telle  qu'elle  est  actuellement  orga- 
nisée, doit  s'écrouler,  il  n'en  est  pas  moins  très  puissant  à  l'heure  qu'il  est. 
Pour  le  braver  et  lui  survivre,  il  faut  aux  nouveaux  adeptes  de  l'art  chrétien, 
non  pas  l'ardeur  d'une  réaction  momentanée ,  non  pas  l'élan  d'un  jeune  cou- 
rage, mais  l'énergie  intime,  l'enthousiasme  calme  et  contenu,  le  dévoue- 
ment religieux  à  ce  qui  est  immortel,  et  cette  modestie  silencieuse  en  face 
de  l'injustice,  qui  semble  l'ignorer  encore  plus  que  la  dédaigner,  toutes 
vertus  bien  rares  et  bien  difficiles,  mais  dont  le  grand  et  saint  Overbeck, 
au  fond  de  son  atelier  solitaire  de  Rome,  fournit  le  modèle  le  plus  accompli 
et  le  plus  encourageant. 

Signalons  en  quatrième  lieu  une  autre  classe  d'adversaires  qui  semblerait 
rentrer  dans  la  précédente,  mais  qui  offre  des  caractères  distincts.  Nous 
voulons  parler  d'un  certain  nombre  d'écrivains  sur  l'art,  lesquels,  dominés  par 
ces  prévisions  vagues  et  ambitieuses  qui  sont  le  signe  à  la  fois  de  la  graa- 


j^08  REVUE   DES  DEUX  MONDES, 

deur  et  de  la  faiblesse  de  notre  temps ,  voudraient  lancer  l'art  dans  des  voies 
inconnues  et  impossibles  à  déterminer,  au  risque  de  le  voir  s'égarer  ou  périr 
d'impuissance.  Ils  parlent  bien  des  conditions  essentielles  à  l'art  religieux  en 
général ,  ils  connaissent  les  produits  de  l'ancien  art  chrétien ,  ils  les  apprécient 
même  sous  quelques  rapports,  ils  les  ont  étudiés  avec  plus  ou  moins  de  con- 
science et  de  profondeur;  mais,  entraînés  par  je  ne  sais  quelle  impulsion 
humanitaire,  ils  font  chorus  avec  les  adorateurs  du  paganisme  et  de  la  re- 
naissance pour  déclamer  contre  le  moyen-âge  en  général,  pour  confondre 
l'art  de  cette  époque  dans  leurs  rancunes  contre  la  féodalité,  pour  protester 
contre  toute  tendance  qui  semblerait  ressusciter  cette  époque,  môme  en 
peinture.  Ils  veulent  qu'on  n'étudie  les  chefs-d'œuvre  du  passé  chrétien  que 
le  temps  nécessaire  pour  asseoir  un  jugement  souvent  superficiel  sur  des 
noms  trop  ignorés,  pour  leur  assigner  une  place  honorable  dans  la  grande 
révolution  de  l'humanité;  après  quoi  ils  lancent  l'art  dans  un  orbite  immense 
et  vague,  dont  il  est  impossible  de  découvrir  le  but  au  milieu  de  leurs  for- 
mules éclectiques ,  dont  il  est  impossible  surtout  de  retirer  aucune  applica- 
tion pratique  pour  réparer  les  dommages  et  combler  les  vides  des  temps  où 
nous  vivons.  En  un  mot ,  ils  veulent  faire  une  philosophie  de  Vart.  Déplorable 
erreur!  nous  ne  craignons  pas  de  le  dire,  du  moins  en  ce  qui  touche  à  l'art 
religieux,  si  cette  philosophie  ne  doit  consister,  comme  celle  qu'on  nous  offre, 
qu^en  un  certain  nombre  de  formules  arbitraires ,  qui  nous  autoriseront  à 
renier  le  passé  pour  nous  livrer  aveuglément  aux  hasards  de  l'avenir.  Malheur 
à  l'art,  si  cette  tendance  se  communiquait  à  beaucoup  déjeunes  artistes;  sa 
régénération  chrétienne  deviendrait  impossible.  Qu'on  le  sache  donc  bien. 
Il  en  est  de  l'art  religieux  comme  de  la  religion  elle-même.  Quand  on  est 
réduit  à  faire  de  la  philosophie  religieuse ,  c'est  qu'il  n'y  a  plus  de  rehgion; 
quand  on  fait  de  la  philosophie  de  l'art,  c'est  qu'il  n'y  a  plus  d'art.  Dans  l'art 
chrétien,  il  ne  peut  y  avoir  rien  de  nouveau  au  fond,  pas  plus  que  dans  le 
christianisme  lui-même .  L'un  tient  à  l'autre  par  d'indissolubles  nœuds .  D'ail- 
leurs, n'invente  pas  qui  veut  ;  ceux-là  surtout  qui  croient  et  qui  veulent  in- 
venter sont  justement  ceux  qui  inventent  le  moins.  Le  génie,  dans  l'art  comme 
dans  tout ,  n'a  jamais  été  le  fruit  de  la  préméditation ,  du  calcul  ou  du  raison- 
ïiement;  c'est  le  fruit  de  ce  que  les  uns  appellent  le  hasard ,  et  les  autres  l'in- 
spiration d'en  haut.  Il  y  a  une  fin  de  non-recevoir  bien  facile  à  opposer  aux 
auteurs  de  ces  théories  ambitieuses  :  c'est  de  leur  demander  ce  qu'il  faut 
donc  faire  actuellement  pour  bâtir  et  orner  nos  églises,  et  répondre  aux 
divers  besoins  des  masses  religieuses ,  en  attendant  qu'eux  ou  les  artistes 
qu'ils  ont  en  vue,  s'il  y  en  a,  aient  inventé  quelque  nouveau  progrès.  Quant 
à  nous ,  nous  répondrons  franchement  qu'il  faut  tout  bonnement  marcher 
sur  les  traces  des  grands  artistes  chrétiens ,  au  risque  de  se  borner  à  les 
copier  et  de  procurer  à  ses  œuvres  la  terrible  dénomination  de  pastiches. 
Le  champ  du  véritable  art  chrétien  est ,  Dieu  merci  !  assez  vaste ,  depuis  les 
peintures  des  catacombes  jusqu'à  la  Dispute  du  Saint-Sacremenî ,  depuis  les 


DE  l'art  religieux  EN  FRANCE.  609 

sculptures  de  l'école  de  Pise  jusqu'aux  apôtres  de  Nuremberg,  depuis  l'Ab- 
baye-aux-IIommes  de  Caen  jusqu'à  la  cathédrale  d'Orléans.  Oui ,  encore  une 
fois ,  étudiez,  fût-ce  au  risque  de  les  imiter  servilement,  les  grands  hommes 
qui  ont  fait  de  si  grandes  œuvres;  étudiez-les  dans  ces  œuvres  d'abord,  puis 
dans  leur  vie,  dans  leurs  croyances,  dans  le  fécond  et  sublime  symbolisme 
dont  leurs  travaux  n'ont  été  que  l'expression.  L'étude  sérieuse,  conscien- 
cieuse, amoureuse,  conduira  à  l'inspiration,  et  l'originalité  ne  manquera 
pas  ;  nous  en  avons  pour  témoins  les  Overbeck ,  les  Veith ,  les  Cornélius ,  les 
Hess,  toutes  les  splendeurs  de  la  glorieuse  école  d'Allemagne. 

Nous  arrivons,  enfin,  à  ce  que  nous  ne  pouvons  ni  ne  voulons  regarder 
comme  la  disposition  hostile  d'une  dernière  classe  d'adversaires,  mais  à  ce 
qui  n'en  est  pas  moins  l'obstacle  le  plus  grave  et  peut-être  le  plus  difficile  à 
surmonter  que  présente  l'état  actuel  des  choses ,  c'est-à-dire  l'indifférence  et 
l'éloignement  du  clergé  pour  les  idées  que  nous  exposons.  Quand  on  songe 
au  grand  nombre  de  travaux  que  le  clergé  fait  exécuter  ou  sur  lesquels  il 
influe  indirectement ,  il  est  évident  que ,  tant  qu'il  n'interviendra  pas  d'une 
manière  décisive  en  faveur  de  la  régénération  chrétienne  et  rationnelle  de 
l'art,  cette  régénération  manquera  de  l'impulsion  la  plus  efficace  et  du 
secours  le  plus  naturel.  Malheureusement,  il  n'est  pas  moins  évident  que, 
dans  le  moment  actuel ,  le  clergé  est  en  général  indifférent  à  tout  ce  qui  se 
fait  pour  le  salut  de  l'art  religieux,  qu'un  grand  nombre  de  ses  membres 
ignore  complètement  l'histoire  et  les  règles  de  cet  art,  qu'ils  ne  compren- 
nent ni  n'apprécient  guère  les  monumens  admirables  qu'ils  en  possèdent, 
et  surtout  qu'ils  acceptent  et  consacrent  avec  le  plus  aveugle  empressement 
le  règne  du  paganisme  dans  tous  les  travaux  qui  se  font  journellement  dans 
nos  églises.  Nous  savons  qu'il  y  a  quelques  honorables  exceptions,  et  nous 
nous  faisons  un  devoir  de  signaler  celles  qui  sont  à  notre  connaissance. 
M.  l'évêque  de  Belley,  par  exemple ,  se  montre  aussi  préoccupé  qu'aurait  pu 
l'être  un  pontife  des  plus  beaux  siècles  de  l'église,  du  maintien  et  du  progrès 
de  l'esprit  chrétien  dans  les  monumens  de  son  diocèse;  l'archevêque  d'Avi- 
gnon, les  évêques  de  Nevers,  du  Mans,  de  Rodez,  ont  fait  des  circulaires 
qui  manifestent  le  plus  louable  esprit  de  conservation  et  de  respect  pour  la 
vénérable  antiquité.  Il  y  a  même  au  séminaire  du  Mans  un  cours  d'archéo- 
logie chrétienne  dont  le  fondateur,  M.  l'abbé  Chevreau,  a  mérité  récem- 
ment une  médaille  d'or,  décernée  par  la  société  que  préside  M.  de  Caumont. 
Nous  croyons  qu'il  y  a  au  petit  séminaire  de  Saint-Germer ,  près  Beauvais, 
un  cours  semblable.  On  a  vu  dernièrement  dans  les  journaux  que  M.  l'abbé 
Devoucoux,  savant  autunois,  avait  fait  découvrir  les  magnifiques  sculptures 
du  portail  de  la  cathédrale  d'Autun ,  recouvertes  à  dessein ,  au  xviii"^  siècle , 
par  une  épaisse  couche  de  plâtre ,  afin  de  pouvoir  y  plaquer  un  gros  mé- 
daillon digne  de  cette  malheureuse  époque.  Ce  qui  dépasse  tout  cela,  c'est 
qu'un  jeune  curé  de  Nantes ,  aidé  par  plusieurs  paroissiens  instruits ,  a  conçu 
le  plan  hardi  de  rebâtir  son  église  sur  un  modèle  du  moyen-âge.  Que  Dieu  le 

TOME  XII.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conduise!  Sans  doute  on  pourrait  encore  recueillir  plusieurs  traits  analogues 
d'autres  parties  de  la  France.  Ces  symptômes  sont  heureux;  mais  qu'ils  sont 
en  général  peu  nombreux  !  Notre  proposition  n'en  subsiste  pas  moins  pour 
l'immense  majorité  du  clergé,  qui,  nous  le  répétons,  se  montre  profondé- 
ment indifférente  à  la  renaissance  ou  à  l'existence  de  l'élément  chrétien  dans 
l'art ,  et  dont  l'indifférence  ne  saurait  provenir  que  de  son  ignorance  fâcheuse 
sur  cette  grave  matière. 

A  Dieu  ne  plaise  que  nous  regardions  cette  ignorance  comme  inten- 
tionnelle ,  que  nous  lui  reprochions  comme  une  faute  ce  que  nous  regardons 
seulement  comme  un  très  grand  malheur.  Nous  savons  mieux  que  personne 
toutes  les  difflcultés  contre  lesquelles  il  lui  aurait  fallu  lutter  pour  être  ar- 
rivé aujourd'hui  au  point  que  nous  voudrions  lui  voir  occuper.  Des  persé- 
cutions et  des  épreuves  trop  longues  ont  dû  naturellement  détourner  les 
anciens  du  sanctuaire  de  ce  genre  d'étude;  et  depuis  la  paix  de  l'église,  le 
nombre  des  prêtres  a  été  long-temps  trop  petit  pour  qu'ils  eussent  pu  dé- 
rober au  service  des  paroisses  les  loisirs  nécessaires  à  l'examen  de  ces 
grandes  questions.  Ils  n'ont  fait  d'ailleurs  que  recueillir  la  succession  de  trois 
siècles  d'inconséquences  et  d'erreurs,  que  l'on  pourrait,  à  plus  juste  titre, 
reprocher  à  leurs  prédécesseurs.  Ceux-ci,  en  effet,  procédaient  avec  une 
logique  désespérante  à  la  destruction  méthodique  de  tout  ce  qui  devait  leur 
rappeler  le  mieux  la  glorieuse  antiquité  du  culte  dont  ils  étaient  les  ministres. 
Il  ne  serait  pas  reste  une  seule  de  nos  cathédrales  gothiques,  si  ces  masses 
indestructibles  n'avaient  fatigué  leur  déplorable  courage;  mais  on  peut 
juger  de  leurs  intentions  par  certaines  façades  et  certains  intérieurs  qu'ils 
ont  réussi  à  arranger  à  leur  gré.  C'est  grâce  à  eux  qu'on  a  vu  tomber  ces 
merveilleux  jubés,  barrière  admirable  entre  le  saint  des  saints  et  le  peuple 
fidèle,  aujourd'hui  remplacée  par  des  grilles  en  fer  creux!  Non  contens  de 
l'envahissement  des  statues  et  des  tableaux  païens  sous  de  faux  noms,  on  les 
vit,  pendant  le  cours  du  xyiif  siècle,  substituer  presque  partout  à  l'antique 
liturgie,  à  cette  langue  sublime  et  simple  que  l'église  a  inventée  et  dont 
elle  a  seule  le  secret,  des  hymnes  nouvelles  où  une  latinité  empruntée  à 
Horace  et  à  Catulle  dénonçait  l'interruption  des  traditions  chrétiennes.  On 
les  vit  ensuite  défoncer  les  plus  magnifiques  vitraux,  parce  que  sans  doute 
il  leur  fallait  une  nouvelle  lumière  pour  lire  dans  ces  nouveaux  bréviaires; 
puis  encore  abattre  les  flèches  prodigieuses  qui  semblaient  destinées  à  porter 
jusqu'au  ciel  l'écho  des  chants  antiques  qu'ils  avaient  répudiés  (1).  Après 
quoi ,  assis  dans  leurs  stalles  nouvelles,  sculptées  par  un  menuisier  classique, 
il  ne  leur  restait  plus  qu'à  attendre  patiemment  que  la  révolution  vînt  frapper 
aux  portes  de  leurs  cathédrales,  et  leur  apporter  le  dernier  mot  du  paga- 
nisme ressuscité,  en  envoyant  les  prêtres  à  l'échafaud,  et  en  transformant 
les  églises  en  temples  de  la  Raison. 

(1)  On  sait  que  tel  a  été  le  sort  de  la  flèche  de  Notre-Dame  de  Paris. 


DE  l'art  religieux  EN  FRANCE.  611 

Mais  grâce  pour  leur  ombre!  ils  avaient  l'excuse  de  s'être  laissé  entraîner 
par  le  torrent  qui  a  entraîné  la  société  tout  entière  depuis  les  soirées  pla- 
toniciennes des  Médicis ,  jusqu'aux  courses  de  char  ordonnées  par  la  conven- 
tion au  Champ-de-Mars.  Eussent-ils  voulu  d'ailleurs  n'euiployer  que  des  ar- 
tistes chrétiens,  où  les  auraient-ils  trouvés  au  milieu  de  la  désertion  générale  ? 
Ainsi  donc  indulgence  pour  le  passé.  Le  clergé  y  a  tous  les  droits.  Mais 
il  n'en  sera  peut-être  pas  de  même  pour  l'avenir.  Déjà  l'on  commence  à 
s'étonner  de  ce  que  si  peu  de  ses  membres  ont  jugé  digne  de  leur  attention 
et  de  leur  dévouement,  ce  que  les  indifférens  eux-mêmes  appellent  Fart 
chrétien.  On  s'étonne  à  bon  droit  de  voir  que,  si  cet  art,  qui  constitue  une 
des  gloires  les  plus  éclatantes  du  catholicisme,  est  reconnu,  est  apprécié 
aujourd'hui,  c'est  grâce  aux  efforts  de  savans  laïcs,  protestans,  étrangers, 
d'hommes  presque  tous  imbus  de  la  funeste  théorie  de  Vart  four  Vart, 
tandis  que  le  clergé  et  les  catholiques  français  s'en  occupent  à  peine  (1) .  On 
s'étonne  que  toutes  les  fatigues  et  toute  la  gloire  de  cette  grande  œuvre 
soient  livrées  sans  partage  à  des  écrivains  tels  que  MM.  deCaumont,  de  La- 
borde,  Magnin,  Mérimée,  Vitet,  Didron,  dont  les  travaux,  du  reste,  si 
savans  et  si  méritoires,  ne  portent  pas  la  moindre  trace  d'esprit  religieux. 
On  s'en  étonne,  disons-nous;  mais,  après  tout,  il  n'y  a  là  qu'une  conséquence 
toute  naturelle  d'un  fait  encore  bien  autrement  étonnant  :  c'est  qu'il  n'y  a  pas 
peut-être  cinq  séminaires  en  France,  sur  quatre-vingts,  où  l'on  enseigne  à  la 
jeunesse  ecclésiastique  l'histoire  de  l'église!  Chose  merveilleuse  et  déplorable 
àla  fois,  l'histoire  de  l'église,  cette  série  d'évènemens  et  d'individus  gigan- 
tesques, qui  préoccupe  aujourd'hui  tant  d'esprits  complètement  étrangers, 
sinon  hostiles,  aux  convictions  religieuses,  cette  manifestation  continuelle 
d'une  force  supérieure  à  celle  de  l'homme,  semble  n'être  indifférente  qu'au 
clergé  catholique.  Veut-on  acquérir  quelques  notions  justes  et  impartiales 
sur  les  grands  hommes  et  les  grandes  époques  de  cette  histoire?  veut-on  sa- 
voir ce  qu'étaient  les  croisades,  saint  Grégoire  VII,  Innocent  III,  saint  Louis, 
saint  Thomas,  Sixte-Quint,  il  faut  avoir  recours  à  des  livres  traduits  des 
protestans  allemands,  ou  aux  écrits  de  M.  Michelet,M.  Villemainet  M.  Gui- 
zot.  C'est  en  vain  que  vous  vous  adresseriez  au  clergé  français ,  successeur 
et  représentant  de  ces  noms  glorieux  parmi  nous;  vous  le  trouverez  occupé 
à  réimprimer  les  mensonges  gallicans  de  Fleury  ou  la  Dévotion  réconciliée 
avec  V esprit ,  par  un  prélat  du  dernier  siècle. 

Comment  se  ferait-il  donc  que,  dépourvu  de  connaissances  étendues  et 
approfondies  sur  les  évènemens  et  les  personnages  des  temps  qui  ont  enfanté 
l'art  chrétien,  le  clergé  pût  apprécier  les  produits  de  cet  art,  qui  tient  par 
les  liens  les  plus  intimes  à  ce  que  l'histoire  a  de  plus  grand  et  de  plus  impor- 

(1)  Nous  devons  cependant  faire  une  exception  en  faveur  de  M.  Gilbert,  qui  a  publié  des 
descriptions  des  cathédrales  de  Paris,  Chartres,  Amiens,  Reims,  etc.;  de  M.  rabbéPavie, 
auteur  de  quelques  excellentes  monographies  sur  les  f  glises  de  Lyon  ;  de.M.  l'abbé  Tron,  qui 
vient  de  mettre  au  jour  une  bonne  description  de  Saint-Maclou  de  Pontoise. 

39. 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant?  Comment  aurait-il  appris  à  distinguer  les  œuvres  fidèles  aux  bonnes 
traditions  ou  qui  manifestent  une  tendance  à  y  retourner,  de  toutes  celles  qui 
les  parodient  et  les  déshonorent?  Il  faut  bien  cependant  qu'il  se  hâte  de  re- 
venir à  cette  étude  et  à  cette  appréciation,  sous  peine  de  laisser  porter  une 
grave  atteinte  à  sa  considération  dans  une  foule  d'esprits  sérieux.  Des  faits 
trop  nombreux  viennent  chaque  jour  à  l'appui  d'adversaires  malveillans. 
On  a  déjà  dit  que,  pour  entendre  de  la  musique  religieuse,  il  fallait  aller  à 
l'Opéra  ou  aux  concerts  publics ,  tandis  que  la  musique  théâtrale  se  re- 
trouve dans  les  églises.  Craignons  qu'on  ne  dise  bientôt  que  l'art  reli- 
gieux a  des  sanctuaires  dans  le  cabinet  des  amateurs,  dans  les  boutiques  des 
marchands  de  curiosités ,  dans  les  galeries  du  gouvernement,  partout  enfin, 
excepté  dans  l'église!  Nous  avons  entendu  le  curé  d'une  ville  importante, 
très  respectable  comme  prêtre,  se  montrer  même  scandalisé  de  cette  expres- 
sion d'art  chrétien,  et  déclarer  qu'il  ne  connaissait  d'autre  art  que  celui 
de  faire  des  chrétiens!  Ce  n'était  ici  que  l'expression  un  peu  crue  d'une  idée 
trop  générale.  Citons  un  exemple  borné,  mais  significatif,  de  cette  déplo- 
rable absence  du  sentiment  de  l'art  chrétien.  On  a  moulé  depuis  plusieurs 
années  quelques-unes  des  plus  belles  madones  de  nos  belles  églises  go- 
thiques, celle  de  Notre-Dame,  celle  de  Saint-Denis,  qui  a  été  transportée 
à  Saint-Germain-des-Prés;  ces  modèles  exquis  de  la  beauté  chrétienne  se 
trouvent,  chez  la  plupart  des  marchands  où  le  clergé  et  les  maisons  reli- 
gieuses, les  frères  des  écoles  chrétiennes,  etc.,  se  fournissent  des  images 
qui  leur  sont  nécessaires;  il  semble  que  leur  choix  pourrait  se  fixer  sur 
ces  monumens  de  l'antique  foi  que  le  zèle  de  quelques  jeunes  artistes  a  mis 
à  leur  portée.  Eh  bien!  il  n'en  est  rien;  ils  sont  unanimes  pour  préférer 
cette  horrible  Vierge  du  dernier  siècle,  de  Bouchardon ,  je  crois,  que  l'on 
retrouve  dans  toutes  les  écoles,  dans  tous  les  couvens,  dans  tous  les  pres- 
bytères, cette  Vierge  au  front  étroit,  à  l'air  insignifiant  et  commun,  aux 
mains  niaisement  étendues,  figure  sans  grâce  et  sans  dignité,  qu'on  dirait 
inventée  à  dessein  pour  discréditer  le  plus  admirable  sujet  que  la  religion 
offre  à  l'art.  Que  penser  ensuite,  pour  ne  pas  étendre  nos  observations  hors 
de  Paris,  de  cette  chapelle  de  Saint-Marcel,  récemment  érigée  dans  Notre- 
Dame  (1),  monstrueuse  parodie  de  cette  architecture  gothique  dont  on  avait 
le  plus  beau  modèle  dans  l'église  même ,  et  oîi ,  par  un  raffinement  exquis 
de  barbarie,  on  a  été  peintulurer  en  marbrures  et  dorer  une  espèce  d'ar- 
cade qui  semble  avoir  la  prétention  d'être  ogivale?  Est-il  possible  que  de 
pareilles  choses  se  passent  en  1837,  dans  la  métropole  de  Paris  et  de  la 
France?  Et  que  sera-ce  encore,  s'il  ne  s'élève  pas  du  sein  du  clergé  une 
seule  voix  pour  protester  contre  cet  incroyable  projet  qu'on  attribue  au 
vandalisme  municipal,  qui  tend  à  transformer  en  sacristie  la  chapelle  propre 
de  la  Sainte-Vierge,  située  au  chevet  de  la  basilique,  en  violant  ainsi 

(1)  Dans  le  transept  septentrional. 


DE  l'art   religieux  EN  FRANCE.  613 

l'éternelle  règle  de  rarchitectonique  chrétienne,  telle  que  toutes  nos  cathé- 
drales nous  la  révèlent,  eu  remplaçant  par  un  lieu  d'habillement  et  de 
comptabilité  ce  sanctuaire  suprême,  ce  dernier  refuge  de  la  prière,  que 
la  tendre  piété  de  nos  pères  avait  toujours  réservé,  au  point  culminant  de 
l'église,  au  sommet  de  la  croix,  pour  celte  vierge-mère,  dont  Notre-Dame 
est  un  des  plus  beaux  temples  ? 

Enfin,  quand  finira-t-on  de  voir  s'élever,  avec  l'approbation  du  clergé  ou 
par  ses  soins  directs,  des  édifices  comme  Notre-Dame -de-Lorette,  l'église 
du  Gros-Caillou ,  la  chapelle  de  la  rue  de  Sèvres,  où  repose  le  corps  de  saint 
Vincent  de  Paule,  indignes  masures  dont  les  formes  lourdes  et  étriquées  à 
la  fois  ne  sont  conformes  qu'au  genre  classique  et  païen ,  contemporain  de 
la  réforme;  tandis  que,  par  la  contradiction  la  plus  bizarre,  les  protestans 
construisent  dans  Paris  une  assez  jolie  chapelle  gothique  (1)  sur  le  patron 
inventé  et  consacré  par  le  catholicisme. 

En  vérité,  quand  on  rapproche  ce  dernier  fait  de  la  quantité  d'églises 
gothiques  que  l'on  voit  bâtir  chaque  jour  en  Angleterre ,  et  du  soin  religieux 
avec  lequel  les  protestans  anglais  et  allemands  conservent  le  caractère  gé- 
néral et  jusqu'aux  moindres  ornemens  des  belles  cathédrales  cathoUques  que 
la  réforme  a  fait  tomber  entre  leurs  mains ,  on  est  tenté  de  croire  que  le 
protestantisme  a  usurpé  le  monopole  de  l'art  chrétien.  Heureusement  il  n'en 
est  pas  ainsi  ;  les  nouvelles  chapelles  que  les  catholiques  anglais  fondent  en 
si  grand  nombre ,  sont  fidèlement  copiées  sur  les  anciennes  églises  qu'on  leur 
a  prises.  Les  jésuites  viennent  d'achever,  dans  le  comté  de  Stafford ,  un 
vaste  collège  avec  une  belle  église,  l'un  et  l'autre  entièrement  gothiques,  et 
dont  le  plan,  aussi  bien  que  les  détails,  rappellent  les  plus  magnifiques  ab- 
bayes du  moyen-âge.  Au  mois  d'octobre  de  cette  année,  dans  une  seule 
semaine  et  dans  la  même  province ,  on  a  consacré  trois  belles  églises  et 
une  abbaye  de  trappistes  du  meilleur  style  gothique  (2).  Les  catholiques 
d'Ecosse  et  d'Irlande  suivent  absolument  le  môme  système.  Enfin  le  souve- 
rain, si  zélé,  si  généreux,  et  surtout  si  catholique,  de  la  Bavière  a  fait  restau- 
rer, avec  autant  de  soin  que  de  science,  les  grandes  cathédrales  de  Ratis- 
bonne  et  de  Bamberg;  pour  celle-ci ,  le  scrupule  a  été  poussé  si  loin,  que 
l'on  a  relégué  ,  dans  un  cloître  voisin,  jusqu'aux  mausolées  modernes  d'ar- 
chitecture classique  qui  déparaient  ce  magnifique  édifice  romain.  Dans  ses 
constructions  nouvelles,  ce  souverain  a  embrassé  tous  les  genres  d'architec- 
ture chrétienne,  depuis  la  basilique  des  premiers  siècles  jusqu'au  gothique 
parfait  du  xive,  et  il  a  su  réserver  les  formes  classiques  pour  le  Valhalla, 
espèce  de  Panthéon  historique,  qui  n'a  rien  de  commun  avec  la  religion. 
C'est  qu'en  effet,  puisque  l'architecture  moderne  en  est  réduite  à  copier,  il 

(1)  Rue  d'Aguesseau-Saint-Honoré. 

(2)  Ces  trois  églises  sont  celles  de  la  Giace-Dieu,  château  de  M.  Pliillips,  qui  Ta  fait  con- 
struire, de  Nolre-Dame-du- Mont-Saint-Bernard,  et  de  Withwich.  Voyez  rAmi  de  la  Religion 
du  7  novembre  1837, 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faut  au  moins  savoir  ordonner  ces  copies  d'une  manière  conséquente  et  ra- 
tionnelle. S'il  y  avait  quelque  nouvelle  architecture  bien  séduisante,  bien 
originale,  on  conçoit  que  le  clergé  se  laissât  séduire  comme  au  moment  de 
la  renaissance;  mais  puisqu'on  n'a  encore  rien  pu  inventer  qui  sorte  des 
deux  grandes  divisions  de  l'antique  et  du  moyen-âge,  du  païen  et  du  chré- 
tien ,  pourquoi ,  au  nom  du  ciel  !  aller  choisir  de  préférence  l'héritage  du  pa- 
ganisme pour  en  faire  hommage  au  Dieu  des  chrétiens? 

Qu'on  ne  nous  objecte  pas  le  surcroit  de  dépenses  :  mauvaise  raison,  ou 
plutôt  excuse  mensongère,  inventée  par  la  routine  et  l'ignorance  des  archi- 
tectes classiques.  Il  ne  s'agit  pas,  dans  l'état  actuel,  d'élever  de  ces  vastes 
cathédrales  où  presque  chaque  pierre  est  un  monument  de  patience  et  de 
génie,  œuvres  gigantesques  que  la  foi  et  le  désintéressement  peuvent  seuls 
enfanter  :  il  s'agit  tout  simplement  de  réparer,  de  sauver,  de  guérir  les 
blessures  de  celles  qui  existent,  et  puis  de  bâtir  çà  et  là  quelques  églises  de 
paroisse  petites  et  simples.  Or,  des  calculs  désintéressés  ont  prouvé  qu'il  n'en 
coûterait  pas  plus  (peut-être  même  moins)  pour  adopter  le  système  ogival 
ou  cintré  ,  sans  abondance  d'ornemens ,  que  pour  écraser  le  sol  des  masses 
opaques  et  percées  de  parallélogrammes  que  l'on  construit  de  nos  jours.  Si 
nous  sommes  plus  pauvres  que  les  Anglais,  nous  sommes,  je  pense,  plus 
riches  que  les  malheureux  paysans  d'Irlande.  Cependant  ces  pauvres  serfs, 
tout  épuisés  qu'ils  sont  par  la  famine,  les  rentes  qu'il  leur  faut  payer  à  leurs 
seigneurs  absens  du  pays,  et  les  dîmes  que  leur  extorque  le  clergé  an- 
glican, ces  ilotes ,  qui  n'ont  que  bien  rarement  du  pain  à  manger  avec  leurs 
pommes  de  terre,  ces  martyrs  perpétuels,  obligés,  après  avoir  gorgé  de 
leurs  dépouilles  un  clergé  étranger,  de  nourrir  encore  celui  qui  les  console 
dans  leur  misère,  et  de  faire  une  liste  civile  à  O'Gonnell ,  ce  roi  de  la  parole 
qui  les  conduit  à  la  liberté;  ces  Irlandais  bâtissent,  eux  aussi,  des  églises  pour 
abriter  leur  foi ,  qui  ose  enfin  se  montrer  au  grand  jour  ;  et  toutes  ces  églises 
sont  gothiques  (1)  !  Comme  dans  toute  l'Europe,  après  la  grande  frayeur  de 
la  fin  du  x^  siècle ,  le  sol  de  cette  pauvre  Irlande,  tout  fraîchement  délivrée 
d'une  affreuse  servitude,  se  couvre  d'une  blanche  parure  d'églises  dignes  de 
ce  nom,  exculiendo  semei,  rejecta  vetuslate  passim  candidam  ecclesiarum 
vestem  induit.  (  Radulph  Glaber,  m,  4.)  Ils  viennent,  cette  année  même ,  de 
faire  consacrer  une  belle  cathédrale  par  leur  archevêque  patriote,  monsei- 
gneur M' Haie,  à  Tuam.  Voilà  ce  qu'ils  font ,  ces  glorieux  mendians  !  Et  nous. 
Français,  nous  sommes  encore  à  nous  traîner  servilement  dans  l'ornière  que 
nous  a  tracée  le  conseil  des  bâtimens  civils  ! 

Mais  on  nous  objectera  peut-être  que  le  clergé  n'est  plus ,  comme  autre- 
fois, le  maître  absolu  de  tous  les  édifices  religieux;  que,  par  une  inconsé- 

(I)  Pour  être  exact,  il  faut  avouer  que  la  chapelle  métropolitaine  de  Marlborough-Sircet  ^ 
à  Dublin,  est  bâtie  dans  le  genre  classique,  parce  que,  cominencée,  il  y  a  plusieurs  années,  à 
une  époque  où  le  mauvais  goût  était  encore  puissant ,  même  en  Angleterre,  elle  a  été  achevée 
d'après  le  plan  primitif. 


DE   l'art  religieux  EN  FRANCE.  G15 

quence  ridicule  et  illégale  ,  mais  passée  en  usage  dans  nos  mœurs  adminis- 
tratives ,  il  n'a  plus  le  droit  exclusif  d'accepter  ou  de  rejeter  les  œuvres  d'art 
qu'on  y  place,  les  travaux  qu'on  y  fait;  qu'il  ne  lui  est  pas  libre  de  s'opposer 
aux  déprédations  qu'y  commettent  les  architectes  municipaux,  ni  d'empê- 
cher le  gouvernement  de  s'habituer  à  regarder  les  églises  comme  autant  de 
galeries  où  il  lui  est  loisible  d'exposer  à  demeure  les  tableaux  soi-disant 
religieux  que  la  protection  d'un  député  ou  le  caprice  d'un  employé  subal- 
terne aura  fait  acheter.  Cela  n'est  que  trop  vrai;  mais  il  n'en  est  pas  moins 
positif  que  le  clergé  fait  exécuter  une  foule  de  travaux  importans  pour  son 
propre  compte;  c'est  sur  ceux-là  que  roulent  nos  observations  précédentes. 
Il  y  a,  en  outre,  beaucoup  de  petites  communes  eu  France  qui,  pour  de- 
venir paroisses  et  avoir  un  curé  à  elles ,  s'imposent  de  grands  sacrifices  pour 
construire  à  leurs  frais  des  églises,  sans  autres  conseils  que  ceux  des  prêtres 
du  voisinage,  sans  autre  surveillance  que  la  leur.  Ce  serait  là  une  voie  aussi 
naturelle  qu'honorable  de  rentrer  dans  le  vrai.  D'un  autre  côté,  il  est  mal- 
heureusement incontestable  que  le  clergé  n'a  pas  encore  manifesté  le  moindre 
symptôme  d'opposition  au  vandalisme  des  architectes  officiels,  au  scandale 
des  tableaux  périodiquement  octroyés  aux  églises.  Il  le  pourrait  cepen- 
dant, nous  en  sommes  persuadé,  en  s'appuyant  sur  ses  droits  imprescrip- 
tibles ,  et  sur  des  textes  de  lois  dont  l'interprétation  est  abusive.  11  le  pour- 
rait bien  mieux  encore  en  invoquant  le  bon  sens  et  le  bon  goût  du  public  , 
qui  ne  manquerait  pas  de  réagir  aussi  sur  l'esprit  de  l'administration.  Il  y 
aurait  unanimité  chez  les  gens  de  goût,  chez  les  véritables  artistes,  pour 
venir  au  secours  d'une  protestation  semblable  de  la  part  du  clergé  :  l'opinion 
est  délicate  et  sûre  en  ces  matières,  comme  on  l'a  vu  récemment  lors  des 
sages  restrictions  mises  par  M.  l'archevêque  de  Paris  à  l'abus  de  la  musique 
théâtrale  dans  les  églises;  la  victoire  serait  bientôt  gagnée.  Quant  à  nous, 
si  nous  avions  l'honneur  d'être  évêque  ou  curé,  il  n'y  a  pas  de  force  humaine 
qui  put  nous  contraindre  à  consacrer  des  églises  comme  Notre-Dame-de- 
Lorette,  à  accepter  des  statues  comme  celles  qu'on  destine  à  la  Madeleine, 
à  subir  des  tableaux  comme  ceux  que  l'on  voit  dans  toutes  les  paroisses  de 
Paris,  avec  une  pancarte  qui  annonce  pompeusement  qu'ils  ont  été  donnés 
par  la  ville  ou  le  gouvernement.  En  outre,  si  nous  avions  l'honneur  d'être 
évêque  ou  curé,  nous  ne  confierions  jamais,  pour  notre  propre  compte,  des 
travaux  d'art  religieux  à  un  artiste  quelconque,  sans  nous  être  assuré, 
non-seulement  de  son  talent ,  mais  de  sa  foi  et  de  sa  science  en  matière  de 
religion  :  nous  ne  lui  demanderions  pas  combien  de  tableaux  il  a  exposés  au 
Salon,  ni  sous  quel  maître  païen  il  a  appris  à  manier  les  pinceaux;  nous  lui 
dirions  :  «  Croyez-vous  au  symbole  que  vous  allez  représenter,  au  fait  que 
vous  allez  reproduire  ?  ou ,  si  vous  n'y  croyez  pas,  avez-vous  du  moins  étudié 
la  vaste  tradition  de  l'art  chrétien ,  la  nature  et  les  conditions  essentielles 
de  votre  entreprise?  Voulez-vous  travailler,  non  pour  un  vil  lucre,  mais 
pour  l'édification  de  vos  frères  et  l'ornement  de  la  maison  de  Dieu  et  des 


616  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pauvres?  S'il  en  est  ainsi,  mettez-vous  à  l'œuvre;  sinon,  non.  »  Nous  de- 
mandons pardon  de  la  trivialité  de  la  comparaison;  mais,  en  vérité,  c'est 
le  cas  de  renouveler  la  fameuse  recette  de  la  Cuisinière  bourgeoise,  et  de 
dire  ;  «  Pour  faire  une  œuvre  religieuse,  prenez  de  la  religion,  etc.  » 

Qu'on  nous  permette  une  dernière  considération.  Dans  les  beaux  travaux 
qui  ont  paru  jusqu'à  présent  en  France  sur  l'art  du  moyen-âge ,  et  dont  nous 
avons  cité  plus  haut  les  auteurs,  on  remarque  un  vide  que  l'on  peut  dénon- 
cer sans  être  injuste  envers  ces  hommes  laborieux  et  intelligens  qui  ont 
ouvert  la  voie.  Ce  vide ,  c'est  celui  de  l'idée  fondamentale,  du  sens  intime ,  de 
ce  mens  divinior  qui  animait  tout  l'art ,  et  plus  spécialement  l'architecture 
du  moyen-âge.  On  a  parfaitement  décrit  les  monumens,  réhabilité  leur 
beauté,  fixé  leurs  dates,  distingué  et  classifié  leurs  genres  et  leurs  divers 
caractères  avec  une  perspicacité  merveilleuse;  mais  on  ne  s'est  pas  encore 
occupé,  que  nous  sachions,  de  déterminer  le  profond  symbolisme,  les  lois 
régulières  et  harmoniques,  la  vie  spirituelle  et  mystérieuse  de  tout  ce  que 
les  siècles  chrétiens  nous  ont  laissé.  C'est  là  cependant  la  clé  de  l'énigme, 
et  la  science  sera  radicalement  incomplète,  tant  que  nous  ne  l'aurons  pas 
découverte.  Or,  nous  croyons  que  le  clergé  est  spécialement  appelé  à  fournir 
cette  clé,  et  c'est  pourquoi  nous  regardons  son  intervention  dans  la  renais- 
sance de  notre  art  chrétien  et  national ,  non-seulement  comme  prescrite  par 
ses  devoirs  et  ses  intérêts,  mais  encore  comme  utile  et  indispensable  aux 
progrès  de  cette  renaissance  et  à  sa  véritable  stabilité.  En  effet,  par  la  na- 
ture spéciale  de  ses  études,  par  la  connaissance  qu'il  a,  ou  du  moins  qu'il 
doit  avoir,  de  la  théologie  du  moyen-age,  des  auteurs  ascétiques  et  mys- 
tiques, des  vieux  rituels,  de  toutes  ces  anciennes  liturgies,  si  admirables, 
si  fécondes  et  si  oubliées  ,  enfin  et  surtout  par  la  pratique  et  la  méditation 
de  la  vie  spirituelle  impliquée  par  tous  les  actes  qui  se  célèbrent  dans  une 
église,  le  clergé  seul  est  en  mesure  de  puiser  à  ces  sources  abondantes  les 
lumières  définitives  qui  manquent  à  l'œuvre  commune.  Qu'il  sache  donc 
reprendre  son  rôle  naturel,  qu'il  revendique  ce  noble  patrimoine,  qu'il 
vienne  compléter  et  couronner  la  science  renaissante  par  la  révélation  du 
dernier  mot  de  cette  science.  Qu'il  ne  croie  pas  en  faire  assez,  lorsqu'il 
n'étudiera  que  les  dates ,  la  classification,  les  caractères  matériels  des  anciens 
monumens  :  c'est  là  l'œuvre  de  tout  le  monde.  Il  n'y  a  pas  besoin  d'être 
prêtre ,  ni  même  catholique  pour  cela  ;  on  en  voit  des  exemples  tous  les  jours . 
Le  clergé  a,  dans  l'art,  une  mission  plus  difficile,  mais  aussi  bien  autre- 
ment élevée. 

En  terminant,  nous  ne  demanderons  pas  pardon  de  la  brusque  franchise, 
de  la  violence  même,  si  l'on  veut,  que  nous  avons  mise  à  protester  contre 
les  maux  actuels  de  l'art  religieux;  la  vérité  nous  excusera,  et  nous  vaudra 
l'indulgente  sympathie  des  cœurs  sincères  et  des  intelligences  droites.  L'ave- 
nir nous  justifiera.  Si  la  lutte  continue  avec  la  même  constance  qui  a  été 
montrée  jusqu'ici,  si  l'instinct  du  public  se  développe  avec  la  même  pro- 


DE  L*ART  RELIGIEUX  EN  FRANGE.  617 

gression,  on  peut  nourrir  l'espérance  d'une  victoire  prochaine.  Il  nous  sera 
peut-être  donné  de  voir  de  nos  yeux  des  évêques  qui  ne  rougiront  pas  d'être 
architectes,  au  moins  par  la  pensée,  comme  leurs  plus  illustres  prédéces- 
seurs, et  aussi  décidés  à  repousser  de  leurs  églises  l'indécent,  le  profane, 
les  innovations  païennes,  qu'à  anathématiser  une  hérésie  ou  un  scandale. 
Peut-être  alors  verrons-nous  encore  des  artistes  qui  comprendront  que  la 
foi  est  la  première  condition  du  génie  chrétien,  et  qui  ne  rougiront  pas  de 
s'agenouiller  devant  les  autels  qu'ils  aspirent  à  orner  de  leurs  œuvres.  Quant 
à  nous,  si  nos  faibles  paroles  avaient  pu  ranimer  quelque  courage  éteint  ou 
porter  une  seule  étincelle  de  lumière  dans  un  esprit  de  bonne  foi,  notre 
récompense  serait  suffisante ,  et  notre  alliance  se  trouverait  ainsi  consommée 
avec  ces  jeunes  artistes  qui  se  dévouent  à  faire  rentrer  dans  l'art  consacré 
au  christianisme  ces  caractères  de  pureté,  de  dignité  et  d'élévation  morale, 
seules  dignes  de  la  majesté  de  ses  mystères  et  de  ses  destinées  immortelles. 
Tous  ensemble,  ne  perdons  pas  courage ,  et  saluons  cet  avenir  qui  doit  re- 
mettre en  honneur  la  loi  antique  et  souveraine  de  l'art,  cette  loi  qui  pro- 
clame que  le  beau  n'est  que  la  splendeur  du  vrai  (1) . 

Le  comte  de  Montalembert. 

(1)  Cet  article  servira  d'introduction  à  la  CoiZec/io?î  des  monumens  de  Vhistoire  de  sainte 
Elisabeth,  composée  de  trente  planclies  in-folio,  qui  représentent  divers  travaux  de  pein- 
ture et  de  sculpture  des  anciennes  écoles,  ainsi  que  d'Overbeck  et  de  son  école  contempo- 
raine ,  et  publiée  par  M.  Boblet ,  quai  des  Augustins ,  37. 


LA 

VALLÉE  DE  L'ARIÉGE 

ET  LA  RiPUBlIOUE  D'ANDORRE.' 


Vicdessos  (  Ariége  ) ,  15  septembre  1837. 

La  vallée  de  TAriége  est  constamment  riche  et  belle  depuis  son 
extrémité  inférieure  jusqu'aux  environs  de  Pamiers;  jusque-là,  si 
n'étaient  les  collines,  délicieuses  par  leur  verdure,  pittoresques  par 
leurs  profils  et  leurs  croupes  ondulées ,  et  admirables  par  leur  cul- 
ture ,  qui  la  bordent  à  distance ,  on  croirait  n'être  pas  sorti  de  la 
vaste  et  fertile  plaine  au  milieu  de  laquelle  Toulouse  est  posé.  Au- 
dessus  de  Pamiers,  les  collines  se  rapprochent  et  se  haussent  à  la 
taille  de  montagnes  ;  le  paysage  devient  plus  sauvage,  le  climat  plus 
froid,  le  sol  plus  pauvre.  Le  voyageur  en  prend  son  parti,  si  le 
temps  est  beau  et  le  soleil  resplendissant ,  parce  que,  sous  un  soleil 
ardent ,  les  montagnes  sont  toujours  magnifiques,  pour  peu  que  leurs 
flancs  soient  verts  et  leurs  cimes  neigeuses.  Celui  qui  a  passé  par  Tou- 
louse au  mois  d'août  s'estime  d'ailleurs  si  heureux  de  savourer  la 
fraîcheur  des  bords  de  l'Ariége,  lorsqu'il  se  rappelle  le  supplice  qu'il 
éprouvait  la  veille  dans  l'atmosphère  brûlante  de  la  cité  palladienne. 
Cependant,  si  passionné  que  l'on  soit  pour  les  montagnes  escarpées, 
pour  les  neiges  perpétuelles  et  les  eaux  vives,  pour  la  fraîcheur  pendant 
la  canicule,  on  a  le  cœur  serré  lorsque  l'on  continue,  au-delà  de  Taras- 


LA   RÉPUBLIQUE  D' ANDORRE.  619 

con,  pour  remonter  jusqu'à  Vicdessos.  On  croit,  en  effet,  entrer 
dans  un  repaire  maudit,  dans  un  tombeau,  lorsque  l'on  traverse 
cette  gorge  de  la  Ramade,  où  l'Ariége  s'est  frayé  une  route  dans 
le  granit.  On  chemine  entre  deux  montagnes  pelées,  taillées  à  pic, 
que  l'homme  a  désespéré  de  rendre  productives  dans  un  pays  où  l'on 
se  dispute  un  pied  carré  de  terrain,  et  où  le  paysan,  pour  ne  pas 
mourir  de  faim  ,  transporte  sur  ses  épaules,  à  des  hauteurs  de  mille 
et  deux  mille  pieds,  partout  où  il  y  a  place  pour  les  loger,  les  terres 
que  la  pluie  a  entraînées  au  fond  du  vallon  .C'est  un  passage  abandonné 
de  Dieu  et  des  hommes;  les  seigneurs  féodaux  eurent  seuls  le  courage 
de  l'habiter,  comme  l'atteste  le  château  deMiglos,  que  l'on  voit,  avec 
ses  tours  et  ses  créneaux  assez  bien  conservés  encore,  perché  sur 
un  sommet.  Mais  l'homme  et  la  Providence  reparaissent  bientôt;  et 
ici,  à  Vicdessos,  on  est  au  milieu  d'un  panorama  des  plus  variés  et 
des  plus  curieux,  où  les  œuvres  humaines  se  marient  à  celles  de 
la  nature.  C'est  une  culture  parfaite  associée  à  de  majestueuses 
montagnes;  ce  sont  de  grands  villages  dont  les  habitans  vivent 
au  sein  du  bien-être,  phénomène  unique  dans  les  cantons  où  les 
ruisseaux  aflîuens  de  l'Ariége  ont  leurs  sources;  ce  sont,  à  côté  des 
grottes  à  stalactites,  qui  datent  de  la  création,  et  dans  lesquelles 
s'étaient  fortifiés  les  Albigeois,  réduits  à  la  dernière  extrémité  (1), 
les  cavernes  non  moins  sinueuses  et  non  moins  profondes  que  les 
hommes  ont  creusées  par  un  travail  de  plusieurs  siècles  pour  extraire 
le  minerai  de  fer;  ce  sont  les  cheminées  des  forges,  dont  les  étin- 
celles vont  mourir  sur  des  monumens  laissés  par  les  druides,  sur  des 
tours  qui  abritèrent  Charlemagne,  sur  le  clocher  d'une  église  toute 
moderne  en  comparaison,  car  elle  ne  compte  que  six  siècles;  c'est, 
au  travers  de  tout  cela,  l'Ariége  qui  épand,  en  bondissant,  ses  eaux 
bleues;  et  tout  autour  une  triple  rangée  de  sommets,  dont  les  formes 
se  rapportent  à  des  types  divers,  selon  qu'ils  sont  de  granit,  de 
schiste  ou  de  marbre,  selon  qu'ils  ont  été  plus  ou  moins  bouleversés 
par  les  antiques  commotions  du  globe,  et  travaillés  par  les  feux  sou- 
terrains. 

Cette  montagne  qui  domine  toutes  les  autres  est  le  Montcalm  (2), 
l'un  des  sommets  les  plus  élevés  des  Pyrénées,  sur  lequel,  il  y  a  peu 
d'années,  M.  Gorabœuf,  colonel  du  génie  géographe,  tout  absorbé 

(4)  Il  reste  encore  beaucoup  de  débris  de  fortifications  à  l'entrée  de  diverses  cavernes  dans 
la  vallée  de  l'Ariége ,  particulièrement  aux  environs  des  bains  d'Ussat. 

(2)  Le  Montcalm  ou  Montcal  a  une  hauteur  de  3,080  mètres  ;  le  pic  de  Néthou,  qui  est  le 
plus  élevé  des  Pyrénées,  a 3,481  mètres,  ou  401  mètres  de  plus  seulement. 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  ses  difflciles  opérations  (car  les  plus  habiles  astronomes  sont 
encore  plus  sujets  aux  distractions  que  l'astrologue  de  la  fable  ) ,  se 
laissa  surprendre  dans  sa  tente,  à  je  ne  sais  combien  de  mille  pieds 
au-dessus  de  la  vallée,  par  un  ouragan  de  neiges  prématurées.  Par 
ici  est  la  montagne  de  Bassièsses,  célèbre  dans  le  pays  par  la  bonté 
de  ses  pâturages,  et  dont  les  fromages  échappent  seuls  à  l'anathème 
lancé  sur  tous  ceux  du  pays  par  les  gastronomes  du  Languedoc.  Par 
là  s'élève  le  mont  ferrifère  de  Rancié,  dont  les  hommes  labourent 
depuis  long-temps  les  entrailles.  A  gauche  est  le  col  de  Sem,  près 
duquel  on  remarque  de  loin  une  cime  solitaire  couronnée  par  un 
rocher  de  granit  que  supportent  trois  petits  blocs  entre  lesquels, 
comme  entre  les  jambes  d'un  trépied,  on  aperçoit  le  jour;  sur  ce 
rocher,  du  temps  des  druides,  le  sang  des  victimes  humaines  a  coulé, 
et  l'on  distingue  encore  au  centre  de  sa  surface  une  cavité  circulaire 
creusée  pour  que  ce  sang  vînt  s'y  réunir.  A  droite,  le  col  de  Lherz , 
qui  conduit  à  l'étang  du  même  nom,  célèbre  dans  les  annales  des 
géologues.  En  face,  le  passage  qui  mène  à  la  vieille  république  d'An- 
dorre. Au  fond  de  la  vallée  le  bourg  de  Vicdessos.  A  mi-côte,  sur 
la  pente  des  montagnes,  les  villages  de  Suc  et  d'Auzat,  celui  d'Ollier, 
dont  les  habitans  avaient  obtenu  de  Charlemagne  le  privilège  de 
porter  tous  l'épée;  celui  de  Goulier,  les  trois  quarts  de  l'année  ense- 
veh  sous  les  neiges  ou  enveloppé  dans  les  nuages,  et  celui  d'Orus, 
qui,  bâti  sur  un  terrain  de  kaolin  en  décomposition,  descend  lente- 
ment en  masse  vers  le  fond  de  la  vallée,  mais  qui,  au  gré  du  cu- 
rieux s'y  rendant  à  pied,  n'a  encore  que  trop  de  chemin  à  faire  pour 
se  rapprocher  du  niveau  de  l'Ariége.  D'un  côté  de  Vicdessos,  le 
chemin  en  zig-zag  qui  conduit  aux  mines,  et  que  gravissent  lentement 
les  muletiers;  car,  au  voisinage  de  l'Espagne,  les  chemins  à  pentes 
bien  ménagées,  selon  la  mode  anglaise,  les  beaux  chariots  et  les 
vigoureux  attelages  font  place  à  des  sentiers  escarpés  et  à  L'arrîero 
de  la  Péninsule  avec  ses  mules  au  pas  lent;  mais  ce  chemin  qui 
grimpe,  s'il  a  l'inconvénient  de  faire  payer  cher  le  minerai  au  maître 
de  forges ,  a  l'avantage  d'orner  le  paysage  par  ses  contours  qui  vont 
et  viennent  ;  et  pour  qu'il  ressemblât  mieux  à  une  décoration  d'opéra, 
le  hasard  a  voulu  qu'il  fût  bordé,  vers  le  col  de  Sem,  par  une  su- 
perbe cascade  de  deux  cents  pieds  de  hauteur  perpendiculaire,  qui 
se  précipite  du  milieu  des  sapins.  De  l'autre  côté  de  Vicdessos, 
sur  un  large  mamelon,  voyez  les  débris  très  reconnaissables  encore 
d'une  grande  enceinte  fortiflée  :  c'est  le  camp  de  Montréal;  c'est  là 
que  stationnèrent  pendant  quelque  temps  les  soldats  et  les  douze 


LA  RÉPUBLIQUE  d'ANDORRE.  621 

pairs  de  celui  qu'on  peut  appeler  par  excellence  l'empereur  français, 
même  après  Napoléon,  lorsqu'il  allait  tenter  en  Espagne  une  de  ces 
conquêtes  toujours  fatales  à  nos  Césars.  En  dehors  du  camp,  comme 
poste  avancé,  s'élève  la  tour  carrée  d'Ollier,  qui,  dit-on,  fut  habitée 
par  ce  grand  prince. 

Je  coupe  court  à  cette  description  pour  arriver  à  un  sujet  plus 
intéressant  que  la  coupe  des  montagnes  ou  que  les  débris  des  temples 
druidiques  et  des  camps  et  châteaux  de  la  féodalité,  c'est-à-dire  à 
la  population  qui ,  aujourd'hui,  remplit  ces  montagnes,  à  son  carac- 
tère, à  ses  mœurs,  à  sa  physionomie. 

Et  d'abord  je  me  pique,  vous  le  savez,  d'être  fort  amateur  de  ce 
que  l'on  appelle  aujourd'hui  la  civilisation,  de  ces  grandes  innova- 
tions industrielles  et  administratives  qui  rapprochent  les  peuples, 
favorisent  le  travail,  et,  par  lui,  répandant  à  pleines  mains  l'aisance 
et  les  lumières,  font  participer  par  degrés  les  classes  inférieures  aux 
satisfactions  matérielles  et  intellectuelles,  jusqu'ici  réservées  à  une 
faible  minorité.  A  la  faveur  de  ces  entreprises  nouvelles,  l'humanité 
marche  vers  de  nouvelles  destinées,  novus  nasciiur  orclo;  elle  se 
rehausse  sur  le  monde  qui  lui  a  été  donné  pour  piédestal,  elle 
étend  et  affermit  de  plus  en  plus  sa  domination  sur  ce  globe;  mais 
toutes  les  choses  humaines  ont  leurs  défauts  comme  les  médailles 
leurs  revers,  et,  par  exemple,  je  conviens  que  jusqu'à  présent, 
quelles  que  soient  les  nouvelles  jouissances  auxquelles  on  a  initié 
ce  que  je  nommerai,  en  langage  aristocratique,  le  commun  des 
hommes,  en  lui  ouvrant  à  deux  battans  le  monde  des  choses  et  celui 
des  idées,  il  n'est  pas  certain  qu'on  ait  augmenté  sur  la  terre  la  masse 
du  bonheur.  Il  est  douteux  qu'il  y  ait  aujourd'hui  au  fond  des  âmes 
plus  de  contentement  qu'il  y  a  deux  siècles,  quoiqu'il  y  ait  incom- 
parablement plus  de  luxe  et  de  comfort  dans  nos  maisons  et  dans  nos 
habits,  plus  de  rafflnement  dans  notre  régime  et  plus  d'instruction 
dans  nos  cervelles.  Il  semble  même  qu'en  propageant  les  lumières , 
nous  propagions  la  démoralisation  :  les  annales  des  cours  d'assises 
et  les  registres  des  enfans-trouvés  nous  ont  révélé  cette  vérité  dé- 
plorable à  dire.  Ces  écueils  une  fois  signalés,  je  suis  convaincu  que 
nous  les  éviterons,  car  déjà  la  tendance  des  hommes  sages  est  de 
rechercher  comment  l'on  pourra  réformer  la  réforme,  c'est-à-dire  la 
consolider  en  l'épurant  et  la  moralisant;  mais  ce  ne  sont  pas  là  les 
seuls  reproches  que  l'on  adresse  à  la  civiHsaiion.  Ses  résultats  les  plus 
merveilleux,  ceux  dont  l'homme  est  le  plus  en  droit  de  s'enorgueilHr, 
paraissent,  en  effet,  devoir  dépoétiser  le  monde,  en  imprimant pro- 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fondement  au  genre  humain  un  cachet  d'uniformité  et  de  monotonie. 
A  force  de  mêler  les  peuples,  à  force  d'abaisser  les  barrières  qui  sé- 
parent les  empires  des  empires,  les  provinces  des  provinces,  les 
campagnes  des  villes,  et  les  classes  des  classes,  on  rend  le  genre 
humain  de  plus  en  plus  égal  et  semblable  à  lui-même  ;  on  efface  ces 
différences  dont  quelques-unes,  à  coup  sur,  étaient  oppressives, 
mais  qui  emplissaient  la  vie  d'animation,  de  variété,  de  poésie,  d'illu- 
sions si  vous  voulez,  mais  enfin  de  charmes,  plus  encore,  peut- 
être,  pour  les  humbles  qui  se  tenaient  en  bas,  que  pour  le  privilégié 
qui  était  en  haut.  A  force  de  similitude  et  d'égalité ,  n'est-il  pas  à 
craindre  que  nous  n'anéantissions  la  personnaUté  des  individus  sans 
laquelle  il  n'y  a  pas  de  liberté?  Ne  mécanisons-nous  pas  la  société, 
n'en  faisons-nous  pas  une  ruche  ou  un  atelier,  où  chacun  de  nous  sera 
réduit  au  rôle  d'une  navette  allant  et  venant  régulièrement  du  soir  au 
matin,  sous  l'impulsion,  toujours  égale,  d'une  machine  à  vapeur?  En 
étouffant  la  vie  sentimentale  sous  le  faix  du  positivisme,  ne  tarissons- 
nous  pas  les  deux  plus  abondantes  sources  des  joies  de  ce  monde,  celles 
qui  coulent  pour  tous,  grands  et  puissans,  riches  et  gueux,  je  veux 
dire  la  famille  et  l'amitié?  Et  puis,  ne  rendons-nous  pas  le  globe  trop 
exigu  pour  notre  espèce?  Le  plus  mince  bourgeois  ne  s'y  sentira-t-il 
pas  bientôt  à  l'étroit,  mal  à  l'aise,  comme  jadis  le  grand  Alexandre? 
Ne  tuons-nous  pas  la  patrie  comme  le  scepticisme  croyait  avoir  tué 
les  rois  et  les  dieux? 

C'est  aux  États-Unis  que  la  civilisation  s'est  le  plus  librement  dé- 
veloppée, selon  ses  allures  modernes.  En  parcourant  ces  vastes 
régions  où  l'homme  a  accumulé,  en  si  peu  d'années,  tant  de  preuves 
de  son  génie  créateur  et  de  sa  puissance  sur  la  nature,  qu'il  a  in- 
ondées comme  par  enchantement,  par  le  moyen  de  ces  magiques 
auxiliaires  inconnus  des  peuples  anciens,  les  chemins  de  fer,  les  ca- 
naux, les  bateaux  à  vapeur,  les  banques,  les  journaux,  les  écoles  pri- 
maires et  le  self-government  (1),  le  voyageur  se  sent  souvent  saisi 

(1)  Les  États-Unis  ont  débuté  dans  la  carrière  des  travaux  publics  par  le  canal  Érié,  où 
le  premier  coup  de  pioche  fut  donné  le  4  juillet  1817,  Depuis  lors  ils  ont  exécuté  trois  mille 
lieues  de  canaux  et  de  chemins  de  fer.  C'est  plus  qu'il  n'y  en  a  dans  l'Europe  entière.  Quant 
à  la  révolution  qui  en  est  résultée  ponr  le  pays,  je  laisserai  parler  un  écrivain  de  Cin- 
cinnati : 

«  J'ai  vu  le  temps  où  la  seule  embarcation  qui  flottât  sur  l'Ohio  était  un  simple  canot, 
que  poussaient  en  avant,  au  moyen  de  perches,  deux  personnes  assises  l'une  à  Favant, 
l'autre  à  l'arrière. 

«  J'ai  vu  le  temps  où  l'introduction  du  bateau  à  quille,  recouvert  en  planches,  fut  con- 
sidérée comme  une  amélioration  mii'aculeuse  pour  les  jeunes  états  de  l'Ouest. 

«  Je  me  rappelle  le  temps  où  l'arrivée,  à  Pittsburg,  d'un  bateau  canadien ,  ainsi  que  l'on 


LA  RÉPUBLIQUE  D' ANDORRE.  623 

d'un  indéfinissable  sentiment  de  tristesse  et  d'ennui ,  qui  l'étreint  et 
l'oppresse.  C'est  que  ce  grand  pays  est  tout  un,  toujours  le  même. 
Un  état  y  ressemble  à  un  état,  une  ville  à  une  ville,  une  famille  à  une 
famille,  un  homme  à  un  homme.  Ce  sont  partout  les  mêmes  mœurs, 
les  mêmes  habitudes,  la  même  langue,  les  mêmes  idées,  le  même  cadre 
d'existence.  L'Américain  peut  se  croire  partout  chez  soi,  et  à  cause 
de  cela  je  ne  serais  pas  surpris  que  nulle  part  il  ne  s'y  sentît.  C'est  un 
superbe  damier  qui  tous  les  jours  s'embellit,  mais  qui  partout  s'em- 
bellit de  la  même  manière,  d'après  les  mêmes  règles  et  dans  la  même 
mesure;  les  hommes  y  sont  rangés  comme  des  pions^  tous  de  même 
taille,  tous  de  bonne  proportion  géométrique,  tous  bien  dressés, 
sur  un  échiquier.  Par  moment,  l'on  est  vivement  tenté  de  croire  que 
quelqu'un  de  ces  jours ,  la  vie  s'y  réduira  pour  tous ,  si  les  ébats  de 

nommait  les  embarcations  de  Saint-Louis,  faisait  date  comme  l'un  des  évènemens  les  plus 
remarquables  de  l'année. 

«  Je  me  souviens  qu'alors  une  traversée  de  quatre  mois,  du  bas  derOhio  à  sa  naissance, 
de  Natchez  à  Pittsburg,  était  regardée  comme  la  course  ia  plus  rapide  qui  fût  possible  au 
plus  fin  bâtiment.  C'est  alors  qu'à  leur  retour  les  bateliers,  race  éteinte  aujourd'hui,  s'élan- 
çaient triomphans  sur  la  rive,  aussi  fiers  que  l'aient  jamais  été  les  matelots  de  Colomb, 
après  la  découverte  du  ÎS'ou veau-Monde, 

a  Je  me  rappelle  le  temps  où  l'homme  blanc  n'osait  pas  lancer  son  canot  sur  l'AIle- 
ghany  *,  où  l'on  regardait  le  marchand,  qui  faisait  le  trajet  de  la  Nouvelle-Orléans,  comme  le 
plus  audacieux  des  fils  de  l'Ouest.  Ses  six  mois  de  voyage  lui  valaient,  à  son  retour,  plus  de 
considération  que  n'en  donne  aujourd'hui  une  expédition  autour  du  monde. 

«  Je  me  rappelle  le  temps  où  les  rives  de  l'Ohio  n'étaient  qu'un  désert  inculte,  et  où  la 
Nouvelle-Orléans  était  en  propres  termes,  toto  orbe  dit' wa,  complètement  séparée  du  monde 
civilisé. 

«  J'ai  vécu  assez  pour  voir  le  désert  se  changer  en  terres  fertiles  et  florissantes,  la  race 
des  hoat-men  disparaître,  et  leur  mémoire  devenir  comme  une  antique  tradition  populaire. 
Là  où,  dans  mon  enfance,  s'élevaient  isolées  la  cabane  du  soldat  ou  la  hutte  du  pionnier, 
ont  surgi  deux  puissantes  cités.  Tune  vouée  aux  manufactures,  l'autre  au  commerce,  Cin- 
cinnati et  la  Nouvelle-Orléans. 

«  J'ai  assez  vécu  pour  voir  des  vaisseaux  de  trois  cents  tonneaux  arriver  en  douze  ou 
quinze  jours  de  la  Nouvelle-Orléans  à  Cincinnati,  et  puis  faire  le  trajet  en  dix  jours,  et 
enfin  n'en  mettre  plus  que  huit.  J'ai  vu  arriver  au  port  de  Cincinnati ,  en  une  semaine,  une 
masse  de  bàtiraens  ayant  un  tonnage  de  plus  de  quatre  mille  tonneaux. 

«  J'ai  assez  vécu  pour  être  témoin  d'une  révolution  produite  par  le  génie  de  la  mécanique, 
révolution  qui  a  eu  des  résultats  aussi  gigantesques  que  ceux  de  l'imprimerie.  Par  elle  s'est 
transformé  le  caractère  du  commerce  de  l'Ouest,  et  ce  qui  jusqu'ici  n'avait  paru  qu'une 
hyperbole,  s'est  trouvé  devenir  de  la  pratique  courante.  Le  temps  et  l'espace  sont  anéantis. 
Pittsburg  et  la  Nouvelle-Orléans  se  tiennent  par  la  main  comme  deux  sœurs.  Un  voyage 
de  Cincinnati  à  la  Nouvelle-Orléans,  qui  exigeait  autrefois  autant  de  préparatifs  qu'une 
excursion  lointaine  jusqu'à  Calcutta,  se  réduit  aux  proportions  d'une  simple  visite  chez  le 
voisin. 

a  Toutes  ces  choses,  je  les  ai  vues,  et  cependant  je  puis  encore  me  dire  l'un  des  plas 
jeunes  (ils  de  l'Ouest.» 

•  L'un  des  deux  fleures  dont  la  réunion ,  à  Pittsburg ,  forme  l'Ohio. 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  démagogie  et  la  guerre  servile  n'y  mettent  ordre,  au  mouvemenE 
des  simples  soldats  dans  une  partie  d'échecs. 

Dans  les  temps  anciens,  un  tout  petit  pays  comme  la  Grèce  a  pu 
être  habité  par  vingt  peuples  divers ,  offrant  chacun  un  caractère 
national  parfaitement  dessiné  ;  il  a  pu  présenter,  dans  leur  expres- 
sion la  plus  élevée,  tous  les  types  suivant  lesquels  la  nature  humaine 
peut  se  modeler,  au  moral  et  au  physique,  dans  l'ordre  des  passions 
comme  dans  celui  des  idées.  Sur  cet  espace,  à  peine  grand  trois  fois 
comme  le  département  de  Seine-et-Oise,  on  vit  fleurir  tous  les  arts 
et  toutes  les  sciences ,  tous  les  systèmes  de  gouvernement  et  toutes 
les  formes  de  société.  De  toutes  les  théories  philosophiques  dans  le 
cercle  desquelles  le  genre  humain  va  tournant,  il  n'en  est  pas  une 
qui  n'y  ait  eu  ses  représentans,  qui  n'y  ait  été  élaborée  et  mûrie.  Au- 
jourd'hui il  n'y  a  plus  de  Grèce  possible,  et  l'on  se  surprend  à  se  de- 
mander, dans  des  accès  de  pessimisme ,  si  cette  variété  infinie,  cette 
animation,  ce  parfum  de  poésie  (  le  mot  me  revient  toujours)  dont  a 
joui  jadis  cette  contrée  lilliputienne ,  il  sera  possible  d'en  retrouver 
un  jour  les  élémens,  avec  le  même  éclat  et  la  même  richesse,  non 
pas  seulement  dans  un  état,  mais  dans  l'étendue  d'un  continent  entier, 
et  même  sur  toute  la  terre  prise  dans  son  ensemble.  Voici,  entre  mille, 
une  des  causes  qui  semblent  légitimer  ces  doutes  : 

Quand  les  Grecs  voyageaient  sur  leurs  chevaux  sans  étriers  à  tra- 
vers les  sentiers  de  leurs  montagnes,  c'était  une  longue  et  rude  entre- 
prise, permise  seulement  à  quelques  hommes  puissans  ou  à  quelques 
hardis  philosophes,  que  d'aller  d'Athènes  à  Sparte;  c'est  à  peu  près 
la  distance  de  Paris  à  Orléans.  Aujourd'hui ,  sur  les  bateaux  à  vapeur, 
qui  n'ont  cependant  que  trente  ans  d'existence,  nous  faisons  déjà  six 
lieues  à  l'heure.  Et  sur  les  chemins  de  fer,  qui  sont  plus  nouveaux 
encore  que  les  bateaux  à  vapeur,  car  les  enfans  de  dix  ans  les  ont  vus 
naître,  rien  n'est  plus  commun  que  la  vitesse  de  dix  lieues  à  l'heure. 
Lors  des  dernières  élections ,  un  courrier  expédié  de  Liverpool  à 
Londres  a  .parcouru,  à  raison  de  vingt-deux  lieues  à  l'heure,  le 
chemin  de  Manchester  à  Birmingham  ;  et  sur  le  chemin  de  Carlisle  à 
Newcaslle  on  atteint,  par  instant,  celle  de  vingt-quatre  lieues.  Le 
vieux  Stephenson  assure  qu'il  ne  sera  content  que  quand  il  se  sera 
fait  transporter  à  raison  de  quarante  lieues  à  l'heure.  Or,  le  tour  du 
monde  n'est  que  de  dix  mille  lieues ,  pas  davantage.  Gavons  au  plus 
bas,  et  calculons  sur  le  pied  de  dix  lieues  à  l'heure.  A  ce  compte, 
combien  faudrait-t-il  de  temps  pour  faire  le  tour  du  monde?  Qua- 
rante-deux jours.  Prenons  pour  base  la  vitesse  actuelle  du  chemin 


LA  RÉPUBLIQUE   DANDORRE.  625 

de  Carlisle;  de  quarante-deux  jours  nous  tombons  à  dix-sept.  Au 
calcul  de  M.  Stephenson  ,  ce  ne  seraityplus  que  onze  jours ,  rien  que 
onze  jours  pour  ce  voyage*  que  nul  n'avait  osé  croire  possible  avant 
le  XVI'  siècle,  qui  a  vallu  à  Magellan  une  immense  renommée  d'audace, 
et  qui,  aujourd'hui  encore,  dure  au  moins  un  an.  Onze  jours!  c'est 
le  temps  que  mettaient  les  plus  grands  seigneurs ,  sous  Louis  XIV, 
avec  tout  le  luxe  possible  de  carrosses,  de  chevaux  et  de  valets, 
pour  franchir  l'intervalle  de  Paris  à  Bordeaux.  Avant  la  révolution, 
le  bourgeois  qui  allait  de  Toulouse  à  Paris  en  diligence  demeurait 
quinze  jours  en  route.  Avec  la  vitesse  vraiment  mesquine  et  vul- 
gaire désormais,  de  dix  lieues  à  l'heure,  il  ne  nous  faudra  plus  que 
quinze  jours  pour  nous  rendre  à  Pékin.  Nous  ferons  cette  excursion 
comme  aujourd'hui  celle  de  Baréges  ou  de  Saint-Sauveur.  Et  tout 
le  monde  la  fera,  le  boutiquier  comme  le  banquier,  l'artisan  et  l'ou- 
vrier comme  le  bourgeois,  dans  de  délicieuses  voitures  bien  sus- 
pendues, bien  douces,  bien  spacieuses,  où  l'on  peut  dormir  étendu 
comme  dans  son  lit.  Car  ce  qui  distingue  ces  nouveaux  moyens  de 
transport,  c'est  qu'ils  sont  éminemment  démocratiques;  ce  sont  les 
instrumens  les  plus  irrésistibles  du  décret  de  la  Providence,  qui 
abaisse  les  grands  et  élève  les  humbles,  deposiài  poienics.  Ils  sont 
accessibles  à  tous,  étant  économiques  on  ne  peut  plus  !  Je  me  suis 
trouvé,  moi  millième,  sur  l'Hudson,  à  bord  du  bateau  à  vapeur  le 
Nortli'Ainenca,  et  fort  à  l'aise,  bien  plus,  certes,  que  dans  la  meil- 
leure des  chaises  de  poste.  Quant  aux  chemins  de  fer,  sur  celui  de 
Saint-Germain  il  y  a  place,  dans  chaque  convoi ,  pour  seize  à  dix-huit 
cents  voyageurs,  c'est-à-dire  pour  toute  la  population  d'une  petite 
ville,  y  compris  les  femmes,  les  enfans  et  les  vieillards.  Avec  une  tren- 
taine de  machines  locomotives  on  pourra  voiturer,  sur  les  chemins  de 
fer,  une  armée  tout  entière,  personnel  et  matériel,  et  la  porter,  entre 
le  lever  et  le  coucher  du  soleil,  d'une  frontière  à  l'autre.  Fait  non 
moins  démocratique  !  avec  les  bateaux  à  vapeur  et  les  chemins  de 
fer,  les  voyages,  je  le  répète,  se  font  aussi  commodément,  aussi 
mollement  qu'aurait  pu  le  désirer  un  sybarite,  que  peut  le  concevoir 
un  pacha  à  trois  queues,  lorsqu'il  cuve  son  opium,  étendu  sur  de 
moelleux  coussins  dans  son  harem  somptueux  ;  et  ce  que  ni  sybarite, 
ni  pacha  ne  voudrait  croire,  ils  se  font  presque  pour  rien.  La  charité 
publique  donne  trois  sous  par  lieue  aux  indigens  qui  voyagent;  c'est 
aussi  la  pitance  que  reçoivent  nos  braves  soldats  lorsqu'ils  sont  en 
route.  Eh  bien!  ces  trois  sous  par  lieue  sont  plus  que  sufflsans  pour 
solder  un  passage  sur  un  bateau  à  vapeur  resplendissant  d'or  et  de 

TOME   XII.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peintures,  OU  dans  les  diligences  bien  suspendues  d'un  chemin  de  fer. 
Il  y  a  cinquante-quatre  lieues  de  New-York  à  Albany  par  l'Hudson  ; 
j'ai  fait  dix  fois  ce  trajet  sur  le  JSurih- America,  ou  dans  les  salons 
d'autres  bateaux  à  vapeur  non  moins  reluisans  de  luxe  et  de  pro- 
preté, pour  cinquante  sous,  c'est-à-dire  à  raison  de  moins  d'un  sou 
par  lieue.  Sur  le  chemin  de  fer  de  Belgique,  on  paie  vingt  sous  pour 
franchir  les  onze  lieues  qui  séparent  Anvers  de  Bruxelles. 

Tout  cela  est  fort  beau,  sans  doute;  tout  cela  sent  la  féerie;  Aladin, 
avec  sa  lampe  merveilleuse,  se  serait  cru  extravagant  d'en  avoir  seu- 
lement la  pensée.  Grâce  à  ces  facilités  inouies,  un  jour,  bientôt,  les 
habitans  de  Paris  pourront  avoir  un  pied-à-terre  sur  le  Bosphore, 
où,  avant  M.  Conte,  on  ne  pouvait  se  rendre  en  moins  de  quarante 
jours,  une  villa  sur  le  plateau  du  Mexique,  et  les  Marseillais  une  bas- 
tide, selon  leur  cœur,  à  Otaïti.  Nos  négocians  de  Bordeaux  auront 
une  ferme  à  coton  en  Géorgie,  des  champs  de  pliormium-icnax  dans 
la  Nouvelle-Zélande,  et  des  actions  dans  une  mine  de  cuivre  du  Chih. 
Cinq  ou  six  fois  par  an ,  par  manière  de  dimanche,  pour  prendre  l'air 
et  se  distraire,  on  ira  inspecter  de  ses  propres  yeux  ses  affaires  dans 
les  quatre  parties  du  monde.  Les  fashionables  s'inviteront  à  une  par- 
tie de  chasse  au  tigre  dans  \es  jungles  du  Gange,  comme  aujourd'hui 
à  une  course  au  clocher  en  Angleterre  ou  à  Chantilly.  Mais  aussi 
l'unité  de  la  race  humaine  ne  sera-t-elle  pas  alors  tout  autre  chose 
qu'une  opinion  théorique?  Ne  sera-ce  pas  un  fait  accompli?  A  force 
d'être  brassés  ensemble ,  de  se  rapprocher  de  haut  en  bas  et  de  bas 
en  haut,  les  hommes  ne  deviendront-ils  pas  tous  exactement  à  l'image 
les  uns  des  autres,  comme  des  plaques  de  cuivre  estampillées  au 
même  emporte-pièce?  Avec  les  chemins  de  fer  et  la  vapeur  dans 
l'ordre  matériel,  avec  l'imprimerie  dans  l'ordre  intellectuel,  la  terre 
n'étant  plus  qu'un  point,  pourra -t-il,  malgré  la  différence  des  cli- 
mats, continuer  à  exister  encore  des  provinces  et  des  empires  divers? 
Les  peuples  se  connaissant  tous  sur  le  bout  du  doigt,  et  les  indivi- 
dus se  sachant  tous  par  cœur  les  uns  les  autres,  n'arrivera-t-il  pas 
alors  qu'il  n'y  ait  plus  sur  la  terre  qu'une  loi,  qu'une  foi ,  qu'un  roi, 
qu'une  langue,  et,  qui  plus  est,  parce  qu'il  faut  tout  prévoir,  qu'un 
costume,  qu'une  cuisine,  qu'une  fashion?  Pour  le  coup,  il  n'y  aurait 
plus  moyen  d'être  Persan.  La  vie  alors  ne  sera-t-elle  pas  au  suprême 
degré  uniforme,  monotone,  prosaïque,  et  partant  ennuyeuse? 

Voilà  des  questions  que  déjà  de  bons  esprits,  en  assez  grand  nom- 
bre, se  posent  tout  bas  au  coin  de  leur  feu.  Voilà  ce  qui  est  vague- 
ment senti  par  beaucoup  d'autres,  et  ce  qui  les  rend  froids  pour 


'  LA  RÉPUBLIQUE  d'aNDORRE.  fâ7 

les  merveilles  de  ce  que  vous  et  moi,  avec  le  vulgaire,  nous  appelons 
la  civilisation.  Ces  sombres  prévisions  et  ces  instincts  retardataires 
sont,  à  coup  sûr,  prodigieusement  exagérés  et  déraisonnables.  L'unité 
absolue  ne  sera  jamais  réalisée.  S'il  y  a  mille  forces  qui  nous  pous- 
sent vers  l'unité  et  la  centralisation,  il  y  en  a,  en  nous  et  hors  de 
nous,  deux  mille  qui  nous  tirent  dans  le  sens  opposé,  et  qui,  si  elles 
sommeillent  aujourd'hui,  sauront  se  réveiller  et  se  faire  obéir  lors- 
que besoin  sera.  La  variété  infinie  qu'offraient  jadis  et  le  monde  et 
l'humanité  pourra  être  singulièrement  réduite;  mais  la  limite  extrême 
de  la  réduction,  le  point  culminant  de  la  centralisation  est  repré- 
senté au  moins  par  le  nombre  deux  et  non  par  le  nombre  un;  car 
l'homme  est  fait  de  telle  sorte,  que  lorsqu'il  y  aura  deux  milliards 
d'habitans,  tout  comme  au  temps  où  le  genre  humain  se  composait  de 
deux  personnes,  les  chemins  de  fer  et  l'imprimerie  auront  beau  faire, 
il  y  aura  nécessairement  deux  opinions,  deux  partis,  deux  coteries, 
deux  bandes,  deux  cultes,  deux  mondes.  Jamais  la  paix  et  l'harmo- 
nie absolue  ne  régneront  sur  la  terre  ;  qui  donc,  ayant  quelque  peu 
sondé  les  recoins  du  cœur  humain,  pourrait  croire  à  Astrée  pour 
l'avenir  ou  pour  le  passé?  L'accord  parfait  des  hommes  serait  la 
preuve  qu'ils  n'ont  plus  rien  à  se  dire ,  rien  à  discuter,  rien  à  entre- 
prendre. Alors  la  tâche  de  l'homme,  sur  la  terre,  serait  terminée; 
nous  serions  à  la  fin  du  monde.  Le  temps  serait  venu  pour  une  répé- 
tition de  ces  révolutions  génésiaques  que  notre  globe  a  déjà  subies 
cent  fois,  et  près  desquelles  nos  révolutions  politiques  sont  des  tem- 
pêtes dans  un  verre  d'eau.  Le  genre  humain  serait  condamné  à  dis- 
paraître comme  ont  été  successivement  biffées  de  la  surface  du  globe 
je  ne  sais  combien  d'espèces  d'êtres,  pour  faire  place  successive- 
ment à  d'autres  espèces  toujours  plus  perfectionnées  et  meilleures. 
Quoi  qu'il  en  soit,  nous  admettrons,  n'est-ce  pas?  qu'aujourd'hui , 
à  l'ombre  de  la  civilisation,  l'unité,  la  centralisation,  l'uniformité, 
le  prosaïsme  et  l'ennui ,  font,  en  pratique  et  en  théorie,  des  progrès 
alarmans,  ou  tout  au  moins  excessifs.  Ce  qui  me  frappe  dans  ces 
montagnes,  où  la  civilisation  n'a  pas  pénétré  encore,  ce  qui  m'y  en- 
chante, pour  quinze  jours  peut-être,  c'est  qu'on  y  trouve,  dans  les 
hommes  comme  dans  les  choses,  de  la  diversité,  du  pittoresque,  de 
la  poésie.  Chaque  vallée  y  est  encore  un  petit  monde  qui  diffère  du 
monde  voisin,  comme  Mercure  d'Uranus.  Chaque  village  y  est  un 
clan ,  une  manière  d'état  qui  a  son  patriotisme.  Ce  sont  à  chaque  pas 
de  nouveaux  types,  de  nouveaux  caractères,  d'autres  opinions, 
d'autres  préjugés,  d'autres  coutumes.  Les  villes  les  plus  voisines 

40. 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reflètent  elles-mêmes  cette  bigarrure  de  la  montagne.  Ainsi,  à  une 
heure  et  demie  de  Pamiers,  la  cité  la  plus  monacale  qui  existe  en 
France,  quoiqu'on  n'y  aperçoive  plus  de  moines,  nous  avons  la  ville 
toute  bureaucratique  de  Foix,  essentiellement  peuplée  de  commis  et 
de  fonctionnaires,  où  il  ne  resterait  pas  pierre  sur  pierre,  si  vous  en 
enleviez  la  préfecture,  le  tribunal,  la  mairie,  la  gendarmerie,  la  pri- 
son et  le  collège.  A  une  heure  de  Foix  s'élève  Lavelanet,  c'est-à-dire 
un  Manchester  en  embryon,  où  tout  le  monde  carde,  Gle  ou  tisse,  et 
qui  ressemble  à  un  faubourg  de  Rouen  ou  de  Sedan,  transplanté 
d'une  seule  pièce  à  deux  cents  lieues.  Mais,  au  cœur  (^es  montagnes, 
les  transitions  sont  encore  plus  brusques,  et  les  contrastes  plus  frap- 
pans.  Voici  un  village  d'agriculteurs,  un  autre  de  muletiers,  un  troi- 
sième et  un  quatrième  de  mineurs,  ayant  chacun  son  cachet,  son  ori- 
ginalité. A  droite,  une  commune  dont  les  habitans  sont  renommés 
par  leurs  habitudes  rangées,  par  leur  économie  et  leur  sobriété;  on 
y  reconnaît  universellement  comme  axiome  cette  parole  de  Job,  que 
l'homme  est  né  pour  travailler  comme  Toiseau  pour  voler,  en  y  ajou- 
tant pour  commentaire  la  devise  d'Harpagon,  qu'il  faut  manger  pour 
vivre,  et  non  vivre  pour  manger.  A  gauche,  à  un  quart  de  heue, 
dans  cette  autre  commune,  tout  le  monde  pense  comme  Grégoire, 
tout  le  monde  adopte  le  refrain  de  Robert,  que  l'or  est  une  chimère 
et  qu'il  faut  savoir  s'en  servir.  A  Sem,  tous  les  chefs  de  famille, 
quoiqu'ils  ne  sachent  pas  hre ,  sont  familiers  avec  les  mystères  du 
code  de  procédure;  la  nature  les  a  tous  faits  procureurs.  Dans  celui 
de  Goulier,  tous  sont  nés  gastronomes,  et  des  plus  dévorans;  à 
table,  mais  aussi  en  champ-clos,  avec  leurs  épaules  carrées,  leur 
humeur  altière  et  leur  estomac  indomptable,  ils  tiendraient  tête,  non 
pas  seulement  aux  héros  d'Fîomère  ou  aux  guerriers  du  grand  Odin, 
mais,  s'il  le  fallait,  à  Polyphème.  Le  médecin  le  plus  renommé  du 
pays  m'a  communiqué  le  menu  de  quelques  déjeuners,  dîners  et 
goûters  auxquels  il  avait  assisté,  et  qui  feraient  reculer  d'effroi  tous 
les  géans  et  tous  les  ogres  qui  ont  paru  sur  le  boulevart;  et,  par 
exemple ,  il  me  citait  un  des  hommes  les  plus  recommandables ,  les 
plus  comme  il  faiii  de  la  vallée,  qui,  au  sortir  d'un  repas  de  noce, 
avait  avalé  jusqu'aux  os,  par  passe-temps,  une  oie  et  un  jambon ,  en 
attendant  le  souper.  «  J'ai  vu,  me  disait  ce  docteur,  deux  mineurs 
((  de  Goulier  engloutir,  à  la  table  d'un  cabaret,  chacun  dix  kilo- 
((  grammes  de  viande,  cinq  kilogrammes  de  pain  et  quinze  litres  de 
«  vin  (le  litre  pèse  un  kilogramme)  ;  la  carte  de  ce  dîner  s'élevait  donc 
c(  en  poids  à  soixante  livres  par  tête.  Vous  avez  dans  les  salons  de 


LA  RÉPUBLIQUE   D' ANDORRE.  629 

cr  Paris  de  jolies  femmes  qui  pèsent  moins.  Un  autre  jour,  un  mineur 
c(  à  qui  sa  femme  venait  de  donner  un  fils,  voulant  célébrer  dignement 
((  cette  faveur  du  ciel ,  fît  venir  un  veau  gras  par  réminiscence  de  l'his- 
((  toire  de  l'enfant  prodigue,  le  tua,  le  fit  rôtir,  le  servit  sur  la  table, 
i(  de  ses  mains  comme  Ulysse,  et  le  mangea  tout  entier,  avec  le  seul 
c(  secours  d'un  ami  digne  de  lui.  »  Le  bon  docteur  ajoutait  tristement 
que,  chez  tous  les  malades  de  ce  village,  les  affections,  quelle  qu'en 
fût  l'origine,  dégénéraient  constamment  en  gastrites. 

Le  régime  politique  se  ressent  de  cette  variété  ;  à  quelques  heures 
d'ici,  côte  à  côte  contre  notre  France  monarchique  et  centralisée,  est 
la  vallée  d'Andorre,  formant  une  république  dont,  avant  la  révolu- 
tion, les  consuls  de  la  vallée  de  Vicdessos  recevaient,  tous  les  ans, 
l'hommage,  et  l'hommage  rendu  à  genoux.  Il  faut  que  le  génie  de  la 
conservation  ait  pris  ces  montagnes  sous  sa  protection  toute  spé- 
ciale, puisque  cette  république  se  maintient  telle  quelle  avec  ses  lois 
depuis  un  millier  d'années.  Imaginez  une  vallée  en  forme  d'y,  c'est-à- 
dire  formée  à  sa  partie  supérieure  par  deux  branches  qu'arrosent 
l'Embalire  et  l'Ordino,  séparée  de  la  France  par  de  hautes  cimes 
absolument  impraticables  dans  la  saison  des  neiges,  et  séquestrée 
ainsi,  pendant  six  mois,  de  tout  l'univers,  sauf  le  passage  qu'ouvre 
l'Embalire,  au  travers  des  rochers,  en  descendant  vers  la  forteresse 
espagnole  d'Urgel.  Vers  l'an  790,  Charlemagne,  ayant  marché  contre 
les  Maures  d'Espagne,  les  défît  dans  une  vallée  des  Pyrénées,  con- 
tiguë  à  celle  de  l'Andorre,  et  qui  porte  encore  son  nom  (  vallée  de 
Carol).  Les  Andorrans  reçurent  1  armée  de  Charlemagne,  et  la  diri- 
gèrent vers  les  défîlés  de  la  Catalogne.  Pour  les  récompenser,  il  les 
rendit  indépendans  des  princes  voisins,  et  leur  permit  de  se  gouver- 
ner par  leurs^propres  lois.  Son  fîls,  Louis-le-Débonnaire,  leur  orga- 
nisa une  administration  qui  subsiste  encore  dans  les  mêmes  formes 
et  avec  les  mêmes  noms;  c'est  ainsi  qu'une  partie  de  la  dîme  de  la 
ville  d'Andorre  est  qualifiée  aujourd'hui  de  droit  carlovingieji.  L'An- 
dorre traversa,  sans  encombre,  les  bouleversemens  du  moyen-âge, 
grâce  aux  montagnes  qui  lui  servent  de  boulevart,  et  aussi  parce 
qu'il  se  résigna  volontiers  à  subir  une  loi  qui  était,  au  fond ,  la  sau- 
vegarde des  faibles.  En  acceptant  la  suzeraineté  d'un  prince,  et  en 
lui  payant  un  tribut,  les  villes  et  les  petits  pays  perpétuaient  aisément 
alors  leur  privilège  de  se  régir  eux-mêmes.  Ainsi  fit  l'Andorre.  Il 
arriva  jusqu'à  Henri  IV^,  sous  le  protectorat  peu  onéreux  des  comtes 
de  Foix  et  des  évêques  d'Urgel.  Dans  la  personne  d'Henri  IV,  la 
couronne  de  France  reprit  l'exercice  des  droits  que  les  comtes  de 


^0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Foix  avaient  possédés.  En  1793,  les  rapports  furent  interrompus 
entre  la  France  et  l'Andorre;  mais  Napoléon  les  rétablit  en  1806,  et, 
comme  par  un  effet  de  la  prérogative  qui  semble  miraculeusement 
attachée  à  cette  vallée,  lui  qui  ne  respectait  la  neutralité  d'aucun 
royaume  et  les  droits  d  aucun  prince,  dès  que  cette  neutralité  ou 
ces  droits  ne  cadraient  plus  avec  ses  plans,  il  se  montra  très  scru- 
puleux ,  pendant  toute  la  durée  de  son  règne ,  malgré  la  guerre  d'Es- 
pagne et  le  voisinage  de  Mina,  envers  la  neutralité  de  l'Andorre  (1). 
Aujourd'hui,  les  six  mille  habitans  de  cet  autre  Saint-Marin  nous 
paient  un  tribut  de  960  francs  par  an  ;  ils  versent  une  égale  somme 
dans  la  caisse  du  prince-évêque  d'Urgel;  ainsi,  en  bons  rapports 
avec  la  crosse  et  l'épée,  avec  les  puissances  temporelles  et  spirituelles, 
ils  comptent  que  leur  antique  indépendance  a  encore  un  long  avenir. 
L'Andorre  est  une  république  qui  diffère  de  tous  les  modèles  qu'on 
nous  a  ofrerts.  Cela  n'est  ni  gai,  ni  animé;  cela  a  un  faux  air  de  Sa- 
lente,  c'est-à-dire  d'ennui  (ou  plutôt  Salente  avait  un  faux  air  de 
l'Andorre);  mais  c'est  tranquille,  régulier,  et,  par  momens,  quel- 
que peu  solennel.  Ce  petit  peuple  de  pasteurs,  où  il  y  a  cependant  six 
communes  et  une  vingiaine  de  hameaux,  sans  compter  les  habitations 
isolées,  où  chaque  citoyen  a  son  fusil,  où  le  principe  du  patriciat  est 
admis,  n'a  jamais  eu  l'idée  de  recommencer  l'histoire  du  Mont-Aven- 
tin,  quoique  ce  ne  soient  pas  les  monts  qui  lui  manquent;  à  plus  forte 
raison,  n'a-t-il  jamais  eu  ni  10  août,  ni  2  septembre,  ni  comité  de 
salut  public,  ni  général  Jackson.  Et  pourtant  c'est  bien  une  républi- 
que ;  l'esprit  d'indépendance  personnelle  y  subsiste  pleinement.  Un  vi- 
siteur venu  de  Paris  en  Andorre  n'en  croit  pas  ses  yeux,  a  Comment, 
cf  se  dit-il,  les  apôtres  de  la  révolution,  les  Rousseau  et  les  Voltaire, 
«  les  Mirabeau  et  les  Danton,  ont  fait  retentir  leur  parole  novatrice 
a  dans  toute  l'Europe  et  au-delà  des  mers;  à  leur  voix,  comme  au 
c(  son  des  trompettes  de  Jéricho,  tout  le  passé  s'est  écroulé  autour  de 

(1)  Il  faut  que  l'Andorre  possède  un  talisman  qui  le  fait  respecter  des  plus  intraitables 
puissances.  La  république  française,  qui  n'avait  pas  plus  de  vénération  pour  la  neutralité 
des  tiers  que  Napoléon  lui-même,  résista  cependant  à  la  tentation  de  violer  celle  des  An- 
dorrans. 

En  1794,  la  Cerdagne  espagnole  était  occupée  par  un  corps  de  troupes  françaises,  comman- 
dées par  le  général  Chalrel,  qui  résidait  à  Puycerda.  Il  voulut  se  porter  sur  la  Seu-d'Urgel, 
et,  pour  faciliter  la  prise  de  ce  fort,  il  forma  le  projet  de  faire  passer  des  troupes  par  l'An- 
dorre. Les  Andorrans,  prévenus  à  temps,  furent  justement  alarmés;  leur  conseil  se  réunit 
aussitôt,  et  il  fut  décidé  qu'on  enverrait  deux  membres  en  députation  au  général  Chalret, 
pour  lui  représenter  les  droits  de  la  vallée.  Les  envoyés  plaidèrent  la  cause  de  la  neutralité 
de  l'Andorre  avec  tant  de  raison  et  de  force,  que,  contre  toute  probabilité,  ils  obtinrent  du 
général  Chalret  la  révocation  de  l'ordre  d'entrer  sur  leur  territoire. 


LA  RÉPUBLIQUE  d' ANDORRE.  631 

cf  celte  vallée  d'Andorre,  et  là  il  est  resté  intact  !  Voici  des  registres 
<r  de  l'état  civil  aux  mains  du  clergé,  un  droit  d'aînesse  si  étendu ,  si 
cr  bien  observé,  que  telle  famille  possède  le  même  bien  depuis  sept  à 
c<f  huit  cents  ans  sans  l'avoir  en  aucune  manière  augmenté  ni  dimi- 
(T  nué  ;  voici  une  grande  inégalité  de  condition,  ou  au  moins  des  gens 
cr  très  pauvres  à  côté  d'autres  très  riches;  voici  les  substitutions  usi- 
ff  tées  sans  cesse;  voici  le  système  des  fonctions  gratuites,  c'est-à-dire 
ff  un  symbole  évident  d'aristocratie;  et  contre  toutes  ces  traditions 
«  de  l'ancien  régime,  il  n'y  a  pas  une  plainte!  h  C'est  que  la  ceinture 
de  montagnes  qui  entoure  l'Andorre  a  été  pour  lui  une  muraille  de 
la  Chine,  derrière  laquelle  il  a  jusqu'ici  bravé  l'esprit  d'innovation; 
c'est  que  l'Andorre  possède  encore  au  plus  haut  degré  le  sentiment 
de  famille,  qui  a  suffi  à  la  stabilité  de  cet  immense  empire  dans 
lequel  il  y  a  autant  de  millions  d'habitans,  qu'il  y  en  a  de  douzaines 
dans  l'Andorre;  c'est  que,  de  plus  que  le  céleste  empire,  ce  micro- 
scopique Andorre  a  fidèlement  gardé  la  religion,  puissante  garantie 
de  toutes  les  institutions  sociales,  et  avec  elle  des  mœurs  pures  et 
sévères,  c'est-à-dire  républicaines;  c'est  que  les  supérieurs,  dans 
l'Andorre,  s'ils  savent  commander,  savent  au  besoin  obéir;  s'ils  con- 
naissent leurs  droits,  ils  respectent  leurs  devoirs  ;  c'est  que  les  aris- 
tocrates andorrans  pratiquent  le  patronage  plus  libéralement  que  n'a 
jamais  su  le  faire  l'aristocratie  française ,  et  même  que  l'aristocratie 
anglaise,  qui  pourtant  l'entend  si  bien;  c'est  que,  mis  au-dessus  de  la 
foule  comme  représentans  du  principe  d'inégalité,  ils  rendent  cepen- 
dant à  celui  d'égalité  le  plus  éclatant  des  hommages.  «  Les  chefs  de 
famille  ne  quittent  jamais  leurs  biens,  et ,  ne  faisant  aucune  dépense 
de  luxe,  emploient  tous  leurs  revenus  aux  travaux  agricoles  et  à  la 
garde  de  leurs  bestiaux.  Les  paysans  pauvres  qui  les  entourent,  par- 
tagent les  travaux  de  leurs  enfans  et  leurs  repas  ;  leurs  habits  sont 
tissus,  comme  l'habit  de  leur  maître,  de  la  laine  de  son  troupeau;  les 
jours  de  fête,  ils  partagent  les  mômes  délassemens,  jamais  humiliés, 
jamais  maltraités.  Le  peuple,  loin  d'envier  la  fortune  du  riche,  le 
respecte  comme  son  magistrat,  l'aime  comme  son  b  enfaiteur,  et  re- 
garde son  bien  comme  un  atelier  inépuisable  sur  lequel  il  a  un  droit 
de  travail  et  de  nourriture  (1).  » 


(1)  Police  sur  V Andorre  y  par  M.  Roussillou.  —  M.  Roussillou  a  été  viguier  d'Andorre, 
nomme  par  le  gouvernement  français,  jusqu'in  !8ôl,  époque  à  laquelle  il  a  été  destitué  pour 
opinion  politique  par  le  ministre  de  Tintérieur.  Il  est  le  premier  viguier  qui  ait  été  frappé 
de  destitution.  Pour  causer  une  pareille  perturbation  d  ins  l'Andorre,  il  ne  fallait  rien  moins 
qu'une  révolution  assez  puissante  pour  renverser  une  dynastie  de  huit  siècles. 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bénies  soient  donc  les  montagnes  !  elles  seules  valent  au  promeneur 
blasé  sur  les  raffinemens  de  notre  civilisation,  de  trouver,  à  trois 
journées  de  poste  de  Paris ,  du  vieux  qui  est  redevenu  neuf  à  force 
de  vieillesse.  C'est  quelque  chose  d'inoui  qu'à  trois  pas  de  la  France, 
où,  il  y  a  quelques  mois,  le  roi,  traqué  dans  son  palais,  était,  toutes 
les  fois  qu'il  mettait  le  pied  dehors,  le  point  de  mire  des  balles  des 
assassins,  à  deux  pas  de  l'Espagne,  où  l'on  exhibait  hier,  dans  un 
café  de  Madrid,  les  membres  sanglans  de  Quésada,  il  existe  encore 
un  coin  de  terre  où  l'esprit  de  renversement  et  d'anarchie  n'a  jamais 
fait  la  moindre  apparition.  Pendant  que,  des  quatre  points  cardinaux, 
souffle  le  vent  des  tempêtes,  pendant  qu'il  ne  reste  plus  dans  l'uni- 
vers une  seule  dynastie,  un  seul  empire,  une  seule  société,  dont  le 
philosophe  observateur  puisse  répondre  pour  un  avenir  de  vingt  ans, 
c'est  une  grande  merveille  qu'un  état,  si  petit  soit-il,  où  régnent  le 
calme,  la  sérénité,  la  sécurité,  et  qui,  après  mille  ans  de  durée, 
semble  posséder  la  stabihté  la  plus  parfaite.  Entre  la  constitution  de 
1812  et  le  programme  de  l'Hôiel-de-YiUe,  c'est  bien  pittoresque, 
n'est-ce  pas?  qu'une  république  entourée  d'institutions  patriciennes. 
Au  milieu  de  ce  dédain  pour  les  hommes  et  les  choses  du  passé,  dont 
nous  nous  laissons  tous  dominer  dans  ce  temps  de  combinaisons 
éphémères ,  c'est  bien  romantique,  un  pays  où  la  vieillesse  est  pro- 
fondément respectée!  Puis,  convenez  que  nos  ombrageux  républi- 
cains de  l'école  moderne  nous  avaient  peu  habitués  à  supposer  que  la 
bienveillance  dans  les  cœurs  comme  dans  les  paroles,  l'indulgence  et  la 
tolérance  pratique  pour  autrui  fussent  des  attributs  compatibles  avec 
la  république.  Avouez  que  l'esprit  de  lutte  et  de  chicane  semble  telle- 
ment inhérent  à  la  nature  humaine,  qu'on  s'exposerait  à  se  faire  rire 
au  nez,  en  Angleterre  comme  en  France,  à  Saint-Pétersbourg  comme 
à  Vienne  et  à  Berlin,  si  l'on  soutenait  qu'il  existe  un  pays  où  les  procès 
de  famille,  relativement  à  la  succession  paternelle,  sont  totalement 
inconnus  (1).  —  Vous  voulez  parler,  répondrait-on,  des  îles  Pelew, 
où  il  n'y  a  pas  de  propriété ,  ou  plutôt  du  rocher  de  Juan  Fernandez, 
qui  n'est  habité  par  personne.  Eh  bien!  cette  bienveillance  simple  et 

(1)  Légalement,  l'héritier  ou  l'héritière  a,  dans  l'Andorre,  le  tiers  du  bien  liquidé.  Le  reste 
se  divise  en  paris  égales,  dont  l'iiéritier  a  aussi  la  sienne.  Les  légilimairesqui  ne  se  marient 
pas  ne  quittent  jamais  la  maison  paternelle,  et  depuis  l'indépendance  de  l'Andorre  jusqu'à 
ce  jour  on  ne  connaît  que  deux  légitiraaires  qui  aient  demandé  leur  portion  de  patrimoine 
pour  en  jouir  à  part.  En  général ,  lorsque  un  légiiimaire ,  garçon  ou  fille ,  se  marie  et  quitte 
la  maison ,  le  frère  aîné  lui  donne,  s'il  le  faut,  plus  que  sa  portion.  Le  frère  aîné  ou  l'héri- 
tier remplit  toujours,  dans  ces  circonstances,  les  devoirs  d'un  père  à  l'égard  de  ses  frères  et 
sœurs. 


LA   RÉPUBLIQUE  D'ANDORRE.  633 

affectueuse,  cette  absence  complète  de  procès  en  matière  d'héritages, 
cette  moralité,  cette  stabilité,  cette  vénération  pour  l'expérience, 
sont  des  phénomènes  que  vous  observerez,  quand  il  vous  plaira, 
dans  le  pays  d'Andorre.  Après  Colomb,  Magellan  ou  Cook,  après  les 
voyages  de  Ross  et  de  Parry  au  pôle  glacial,  quand  toute  la  terre 
semblait  explorée  et  rebattue,  il  reste  donc,  vous  le  voyez,  un  nou- 
veau monde  à  découvrir.  Si  vous  étiez  bien  en  cour  (je  suppose  qu'il 
y  ait  encore  une  cour  ) ,  ne  pourriez-vous  pas  conseiller  d'organiser 
à  cet  effet  une  expédition  composée  de  tout  ce  qu'il  y  aura  de  plus 
hardi  et  de  plus  bouillant  parmi  notre  jeunesse  novatrice  (1)? 

(1)  Je  joins  ici  quelques  détails  sur  la  constitution  de  l'Andorre. 

ORGANISATION  POLITIQUE. 

L'Andorre  s'étend  sur  un  espace  d'environ  douze  lieues  du  nord  au  sud ,  et  de  dix  de  l'est 
à  l'ouest.  Il  est  divisé  en  six  paroisses  ou  communes,  qui  sont:  la  ville  appelée  Andorre, 
chef-lieu,  d'où  le  pays  a  pris  son  nom,  et  les  villages  de  Saint-Julia-de-Loria ,  Encamp, 
Canillo  (  autrefois  Canillan  ) ,  Ordino  (  autrefois  Ordinans  )  et  la  Massana.  A  ces  six  commu- 
nautés sont  annexés  une  vingtaine  de  hameaux  et  diverses  habitations  isolées,  formant  au 
moins  quarante  suffragances. 

Conseil  souverain.  —  L'Andorre  est  gouverné  par  une  réunion  de  vingt-quatre  membres 
appelée  conseil  général  et  souverain.  Les  vingt-quatre  membres  de  ce  conseil  sont  :  1»  les 
douze  consuls  qui  administrent  les  six  paroisses  :  2o  les  douze  consuls  qui  étaient  en  fonctions 
l'année  précédente.  Ces  derniers  s'appellent  conseillers.  Il  a  trois  modes  de  délibération- 
Dans  le  premier  mode,  il  n'y  a  qu'un  membre  présent  par  paroisse;  dans  le  second,  formé 
alors  de  douze  personnes,  il  y  en  a  deux  par  paroisse;  dans  le  troisième,  tout  le  conseil  est 
convoqué.  Le  syndic  peut  réunir  la  première,  la  seconde  ou  troisième  assemblée  selon  l'im- 
portance de  l'affaire. 

Le  conseil  général  se  réunit  dans  toutes  les  circonstances  où  il  survient  des  affaires 
extraordinaires  ;  mais  il  tient  régulièrement  cinq  sessions  annuelles  :  à  Noël ,  à  Pâques ,  à  la 
Pentecôte,  à  la  Toussaint  et  à  la  Saint-André.  Dans  ces  réunions  solennelles,  le  consei 
souverain,  avant  de  s'occuper  d'affaires,  entend  la  messe  dans  la  chapelle  du  Palais,  ou 
maison  commune  de  la  vallée,  el  nulle  autre  personne  n'y  est  admise. 

Indépendamment  de  ses  attributions  générales,  le  conseil  connaît  de  tout  ce  qui  concerne 
les  servitudes  rurales  et  urbaines,  les  biens  communaux,  bois,  eaux,  pèche,  chasse,  che- 
mins, poids  et  mesures.  Il  lui  appartient  aussi  de  prohiber,  s'il  est  nécessaire,  la  sortie 
des  grains ,  etc. 

Syndic-procureur-général.  —  Le  conseil  souverain  nomme  parmi  ses  anciens  membres  le 
syndic-procureur-général  de  la  vallée  d'Andorre.  Cette  place  est  à  vie ,  à  moins  de  démission 
ou  de  destitution  pour  motifs  extraordinaires.  Le  syndic  est  président  du  conseil;  c'est  lui 
qui  le  convoque.  Dans  les  occasions  extraordinaires ,  il  fait  les  propositions  qu'il  croit  utiles, 
et  sur  lesquelles  le  conseil  a  ensuite  à  délibérer. 

Dans  les  réunions  annuelles,  le  syndic  rend  compte  de  sa  gestion,  et  propose  les  dirers 
objets  des  délibérations.  Chaque  membre  peut  aussi  faire  part  de  ce  qu'il  croit  avantageuv 
au  pays.  Tout  se  décide  à  la  pluralité  des  voix.  Le  syndic  demeure  chargé  de  l'exécution. 

Consuls.  —  Avant  le  1er  janvier,  époque  où  la  session  de  la  Noël  doit  être  terminée,  les 
six  paroisses  présentent  chacune,  pour  leurs  nouveaux  consuls,  des  candidats  pris  toujours 
parmi  les  chefs  des  familles  notables.  Le  conseil  souverain  en  choisit  deux  pour  chaque 
paroisse;  la  nomination  faite  est  notifiée  sans  délai;  et  le  1er  janvier,  après  une  messe  solen- 


(i34  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Vicdessos  est  un  des  points  où  Ton  observe  le  plus  nettement  les 
phénomènes  qui  ont  accompagné  la  formation  de  la  chaîne  pyré- 
néenne. Il  fut  un  temps  où  les  roches  qui  forment  sa  cime  sourcilleuse 
étaient  déposées  au  fond  des  eaux  de  la  mer  en  couches  horizontales; 
elles  y  étaient,  car  elles  portent  par  millions  les  traces  de  leurs  an- 
técédens  marins;  leur  origine,  et  bien  plus,  leur  date  précise,  leur 


nelle,  les  consuls  sont  proclamés  consuls  pour  un  an  (terme  de  rigueur  pour  cette  place).  On 
les  introduit  ensuite  dans  le  conseil,  dont  ils  deviennent  membres  avec  les  douze  conseillers. 

Les  douze  consuls  de  l'année  précédente  quittent  leurs  charges;  mais,  dans  la  réunion  du 
conseil  à  la  Pentecôte,  ces  mêmes  douze  consuls  sont  installés  membres  du  conseil  souve- 
rain ,  sous  le  titre  de  conseillers,  et  les  douze  conseillers  de  l'année  précédente  cessent  toutes 
leurs  fonctions. 

Les  deux  consuls  sont  installés  avec  pompe  dans  leurs  paroisses  le  soir  du  1er  janvier.  Hs 
sont  qualifiés  de  premier  et  de  second  consul.  Ils  administrent  leurs  paroisses,  y  font  exé- 
cuter les  arrêts  du  conseil  souverain,  ainsi  que  les  ordres  du  syndic  et  des  viguiers,  en 
ce  qui  concerne  la  justice. 

Les  chefs  de  familles  notables  étant  peu'nombreux ,  ces  charges  roulent  constamment  entre 
un  petit  nombre  d'hommes,  qui,  après  avoir  passé  un  an,  ou  deux,  ou  trois  sans  fonctions, 
sont  réélus  nécessairement. 

Titres  des  autorités.  —  Le  conseil  souverain  est  qualiflé  d'Illustrissime  par  les  Andorrans, 
ainsi  que  dans  tous  rapports  écrits  entre  lui  et  les  étrangers.  Le  syndic  et  les  deux  viguiers, 
dont  il  sera  parlé  tout  à  l'heure,  reçoivent  également  le  titre  d'Illustres  dans  tous  les  rap- 
ports officiels  qu'on  a  avec  eux,  soit  verbalement,  soit  par  écrit.  Ils  sont  obligés  de  prendre 
ce  titre  dans  tous  les  actes  publics,  et  de  se  le  donner  mutuellement  dans  l'exercice  de  leurs 
fonctions.  Le  baile  ou  juge  civil  reçoit,  dans  les  requêtes  qu'on  lui  adresse ,  le  litre  d'Ho- 
norable. 

Les  viguiers  portent  l'épée;  c'est  surtout  leur  marque  distinctive.  Ils  sont  obligés  d'en  être 
munis  quand  ils  rendent  la  justice,  et  seuls  ils  ont  le  droit  de  la  porter  dans  le  conseil  sou- 
verain et  dans  toutes  les  réunions  publiques.  Aucune  autorité  du  pays  ne  peut  mettre  cette 
arme  devant  eux;  c'est  le  signe  reconnu  de  l'autorité  suprême  et  de  la  justice. 

ORGANISATION  JUDICIAIRE. 

Toute  justice  émane  du  roi  des  Français  et  de  l'évêque  d'Urgel.  La  manière  de  rendre  la 
justice,  le  nom  et  le  pouvoir  des  magistrats  nommés  à  cet  effet,  sont  encore  exactement 
conformes  à  ce  qui  fut  réglé  par  Louis-le-Débonnaire. 

Viguiers.  —  Pour  l'administration  de  la  justice,  le  roi  des  Français  et  l'évêque  d'Urgel 
nomment  cliacun  un  magistrat  supérieur  appelé  viguier,  avec  la  différence  que  le  roi  choisit 
toujours  un  Français ,  tandis  que  l'évêque  d'Urgel  ne  peut  prendre  pour  viguier  qu'un  citoyen 
andorran ,  qu'il  a  la  faculté  de  révoquer  au  bout  de  trois  ans.  Le  viguier  de  France,  au  con- 
traire, est  nommé  à  vie;  du  moins,  jusqu'en  1831,  il  n'y  avait  pas  d'exemple  qu'un  viguier 
français  eiit  cessé  ses  fonctions  tant  que  son  âge  lui  avait  permis  de  les  exercer,  et  dans  Je 
cas,  qui  s'est  très  rarement  présenté,  d'empêchement  physique,  le  viguier  français  avait 
volontairement  donné  sa  démission. 

Justice  civile.  —  Bailes.  —  Pour  rendre  la  justice  civile,  chacun  des  viguiers  nomme  un 
baile  ou  juge  des  causes  civiles  La  nomination  de  ces  bailes  est  le  premier  acte  d'autorité  que 
fassent  les  viguiers.  Aussitôt  après  l'installation  d'un  nouveau  viguier,  le  baile  nommé  par 
son  prédécesseur  cesse  ses  fonctions,  et,  sur  une  liste  de  six  candidats  membres  du  conseil 
souverain,  présentée  au  nouveau  viguier  par  le  syndic,  celui-ci  nomme  son  baile. 

Justice  criminelle.  —  Lorsque  un  crime  a  été  commis,  la  première  autorité  qui  en  a  con- 
naissance en  donne  avis  au  viguier  d'Urgel,  qui,  étant  Andorran,  se  trouve  dans  le  pays. On 


LA  RÉPUBLIQUE   D' ANDORRE.  335 

âge,  sont  écrits  à  chaque  pas  dans  toutes  les  couches,  dans  tous  les 
blocs,  par  des  hiéroglyphes  qui  défient  ceux  de  nos  obélisques, 
c'est-à-dire  par  des  coquilles  parfaitement  conservées.  Puis  les  vol- 
cans vinrent,  non  pas  de  ces  volcans  rapetisses  qui,  au  jour  de  leur 
plus  grande  fureur,  se  bornent  à  ensevelir  Herculanum  et  Pompéia 
dans  un  torrent  de  cendres,  ou  à  troubler  le  sommeil  des  lazzaroni, 


fait  arrêter  sans  délai  le  prévenu.  Le  viguier  prend  aussi  toutes  les  mesures  qu'il  juge  con- 
venables, et  met,  s'il  le  faut,  tout  le  pays  en  armes. 

Le  viguier  présent  commence  les  inierrogatoires,  aidé  du  notaire-secrétaire  de  la  vallée, 
et  en  donne  avis  sur-le-champ  au  viguier  de  France.  Celui-ci,  réuni  à  son  collègue,  prend 
connaissance  de  l'affaire;  ils  continuent  ensemble  les  informations,  et  lorsqu'ils  jugent  qu'il 
peut  y  avoir  lieu  à  peine  afflictive,  ils  indiquent  au  syndic  le  Jour  où  la  cour  doit  se  réunir 
et  se  constituer.  Le  syndic  convoque  pour  le  jour  fixé  le  conseil  général,  qui  s'assemble  au 
Talaisde  la  vallée,  à  la  salle  de  ses  séances.  Les  viguiers,  dans  leur  costume,  sont  introduits 
par  quatre  membres,  ainsi  que  le  juge  d'appe!  des  causes  civiles,  mandé  pour  celle  circon- 
stance. Une  messe  du  Saint-Esprit  est  célébrée  dans  la  chapelle  du  Palais;  après  la  messe, 
le  conseil  général  souverain  nomme  deux  de  ses  membres  pour  être  présens  aux  opérations 
de  la  cour,  et  surveiller  le  maintien  des  formes  et  usages  du  pays,  après  quoi  le  conseil  se 
sépare,  et  la  cour  se  trouve  constituée. 

Le  viguier  de  France  préside  cette  cour  souveraine,  qui  a  les  pouvoirs  les  plus  étendus 
pour  faire  comparaître  tout  individu  et  suivre  partout  les  traces  du  crime. 

La  cour  reçoit  avec  ou  sans  serment  tous  les  lémci.5rages  qu'elle  croit  utiles  à  former  sa 
conviction.  L'accusé  a  un  notaire  ou  toute  autre  personne  de  son  choix  pour  l'aider  dans  sa 
défense.  Il  peut  faire  entendre  des  témoins  à  décharge.  On  appelle  vulgairement  l'avocat  de 
l'accusé  Rahonador,  ou  parleur. 

Toute  autre  justice  est  alors  suspendue.  Les  juges  civils  ne  peuvent  rendre  aucun  jugement. 
Les  bailes  et  les  consuls  se  tiennent  à  leur  domicile,  afin  d'être  toujours  prêts  à  faire  exécuter 
les  ordres  de  la  cour. 

La  procédure  étant  finie,  les  viguiers  seuls  ont  voix  délibérative  pour  rendre  le  juge- 
ment. Le  jugement  rendu,  la  cour  fait  savoir  au  syndic  que  ses  opérations  sont  terminées; 
celui-ci  réunit  de  nouveau  le  conseil,  et  c'est  en  sa  présence  et  sur  la  place  publique,  où  la 
cour  se  rend ,  escortée  par  le  conseil  général ,  que  le  jugement  est  prononcé. 

Les  jugemens  de  la  cour  sont  sans  appel;  ils  sont  exécutés  dans  les  vingt-quatre  beures. 
On  suit  dans  la  procédure  et  la  rédaction  des  pièces  les  formes  et  usages  établis  de  temps 
immémorial.  En  cas  de  doute,  on  consulte  les  deux  membres  du  constil  général  présens  à 
la  cour,  et,  au  besoin ,  les  archives  de  la  vallée.  Lorsque  la  sentence  a  été  exécutée,  le  conseil 
général  se  réunit  encore,  et  la  session  de  la  cour  est  close  avec  pompe. 

11  est  très  rare  que  la  cour  criminelle  soit  convoquée.  Il  se  commet  fort  peu  de  crimes 
dans  l'Andorre. 

Lois. —  Il  n'y  a  pas  de  lois  pénales  écrites;  il  n'existe  que  quelques  réglemens  relatifs  aux 
formes  à  suivre  dans  les  procès  criminels  et  civils.  Les  vi.;uiers  appliquent  en  leur  ame  et 
conscience  la  peine  qu'ils  croient  convenable  d'après  leur  conviiMion  ,  comme  des  jurés. 

Les  bailes,  à  qui  sont  déférées  les  causes  civiles,  jugent  selon  leur  bon  sens;  et  pour  la 
procédure,  ils  suivent  plutôt  les  usages  et  habitudes  que  des  lois  positives. 

Police.  —  La  haute  police  est  du  ressort  des  viguiers.  La  police  intérieure ,  relative  aux 
étrangers  qui  séjournent  ou  qui  passent ,  est  du  ressort  des  consuls  et  des  bailes ,  mais  sous  la 
surveillance  des  viguiers,  qui  peuvent  faire  expulser  du  pays  tout  étranger  dont  ils  croient 
la  présence  nuisible. 

Pénali'.é  religieuse.  —  On  conserve  encore  quelques  punitions  canoniques  qui  contribuent 
puissamment  à  maintenir  l'ancienne  sévérité  des  mœurs.  Il  arrive  quelquefois  que,  pour  des 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  de  ceux  à  qui  il  ne  fallait  rien  moins  que  deux  ou  trois  mille  lieues 
carrées  de  terrain  à  bouleverser,  de  ceux  qui  mettaient  l'Océan  en 
émoi  d'un  pôle  à  l'autre,  de  ceux  qui  soulevaient,  non  pas  des  îles 
éphémères  de  la  taille  de  celles  qui  apparaissent  parfois  sur  les  côtes 
de  Sicile;  mais  de  vastes  pays,  des  continens  entiers.  Vous  savez  que, 
comme  Thaïes  de  Milet ,  le  fondateur  de  la  géologie  moderne,  le  savant 


laates  très  graves,  on  soit  exclu  pendant  quelque  temps  de  rinlérieur  de  Téglise,  et  l'on  se 
soumet  à  cette  punition;  on  la  supporte  même  avec  une  crainte  respectueuse. 

FINANCES. 

Impôts.  —  Domaines  publics.  —  Domaines  communaux.  —  Les  pacages  des  montagnes  et 
les  bois  constituent,  pour  l'Andorre,  un  domaine  précieux.  Outre  qu'ils  permettent  d'élever 
une  grande  quantité  de  bestiaux,  c'est  aussi  une  branche  du  revenu  public.  Ces  pacages  et 
bois  sont  divisés  en  portions ,  les  unes  communales ,  les  autres  publiques.  Les  pacages  et  bois 
communaux  sont  partagés  en  quatre  portions,  appelées  quarts;  chaque  quart  est  affecté  à 
une  ou  deux  paroisses,  suivant  la  population.  Chacune  a  sa  part  distincte  et  séparée,  afin 
d'éviter  les  contestations  entre  voisins.  Pour  l'ordre  et  la  police  des  pacages,  il  y  a  un  ma- 
gistrat attaché  à  chaque  quart,  qu'on  nomme  commissaire  du  quart. 

Les  pacages  publics  sont  les  plus  voisins  de  l'Espagne.  On  les  afferme  tous  les  ans  aux 
troupeaux  à  laine  de  l'Urgel,  qui,  dans  Tété,  quittent  leur  sol  brûlant  pour  stationner  dans 
ces  pâturages  frais,  où  ils  demeurent  jusqu'au  mois  d'octobre.  C'est  la  seule  branche  de 
revenu  assuré  que  possède  l'Andorre.  En  outre,  chaque  paroisse  s'impose  d'après  les  besoins 
de  l'année.  Cette  imposition  se  compose  d'une  taxe  personnelle  et  d'une  taxe  sur  le  revenu 
présumé  des  terres  que  chacun  possède,  ainsi  que  sur  le  nombre  des  bestiaux.  Ces  impôts 
sont  tous  très  faibles.  Les  consuls  en  font  le  recouvrement,  el  en  remettent  le  produit  au 
syndic. 

Tous  les  bois  de  l'Andorre  sont  communaux;  aucun  habitant  n'en  possède  pour  son 
compte,  et  chaque  paroisse  a  son  canton  fixé.  Ces  bois  étant  plus  que  sufOsans  pour  les  be- 
soins de  la  population ,  chaque  paroisse  vend  son  excédant  aux  propriétaires  des  forges  éta- 
blies dans  le  pays.  Les  fonds  provenant  de  ces  ventes  sont  mis  en  réserve  pour  les  dépenses 
extraordinaires  de  la  commune  et  de  la  vallée,  telles  que  les  réparations  des  églises  et  des 
maisons-communes,  le  traitenient  des  vicaires,  et  l'envoi  de  commissaires  en  France  ou 
en  Espagne  pour  réclamations  à  faire  et  privilèges  à  maintenir,  etc. 

Le  syndic  reçoit  le  montant  de  tous  les  impôts.  Il  paie  la  redevance  à  la  France  et  à  Tévê- 
que  d'Urgel;  il  acquitte  toutes  les  dépenses  arrêtées  par  le  conseil  souverain.  Le  surplus  des 
revenus  sert  aux  frais  indispensables  d'administration,  à  l'entretien  du  Palais  de  la  vallée, 
au  salaire  du  concierge,  aux  repas  d'apparat  que  les  différentes  réunions  du  conseil  néces- 
sitent, à  l'entretien  des  prisons,  etc. 

Le  syndic  rend  compte  au  conseil  général  des  dépenses  ordinaires  et  extraordinaires.  Ce 
«•omple  est  arrêté  tous  les  ans. 
Salaire  des  autorités.  —  Les  fonctions  publiques  sont  gratuites. 

Le  service  militaire  lui-même  n'est  l'objet  d'aucune  rétribution.  Les  Andorrans  convoqués 
pour  prêter  main  forte  à  l'autorité  et  faire  des  perquisitions  dans  les  montagnes  ne  reçoivent 
ni  argent  ni  vivres;  mais  c'est  un  service  toujours  borné  à  peu  de  jours.  Il  ne  s'agit  dans  ce 
cas  que  d  arrêter  des  malfaiteurs  ou  de  quelque  démonstration  passagère.  L'Andorre  n'a 
jamais  pris  part  a«x  guerres  de  ses  voisins. 

Dîmes.  —  Les  Andorrans  paient  la  dîme  à  l'évêque  et  au  chapitre  d'Urgel,  de  la  même 
manière  qui  fut  réglée  par  Louis-le-Débonnaire.  Le  clergé  local  n'a,  par  conséquent,  aucune 
part  à  cette  dîme.  Chaque  curé  reçoit  un  traitenient  fixe  de  l'évêque  d'Urgel.  Ce  traitement, 
fort  modique,  est  augmenté  par  des  fondations  qui  sont  attachées  aux  cures  de  chaque  pa- 


LA  RÉPUBLIQUE   D'ANDORRE.  637 

Werner,  voulait  que  l'univers  eût  été  exclusivement  formé  par  l'eau; 
s'il  y  a  quelque  chose  de  démontré  aujourd'hui  dans  les  sciences, 
c'est  que  le  feu  a  eu  sa  part,  autant  que  l'eau,  dans  la  création  de 
notre  planète.  Vous  connaissez  la  théorie  des  soulèvemens  dus  à  des 
masses  ignées  dont  les  laves  de  nos  volcans  ne  sont,  heureusement 
pour  nous,  que  la  dernière  et  pâle  imitation;  vous  savez  comment 
cette  théorie  a  été  enfantée  et  soutenue  par  M.  de  Buch ,  et  comment 
M.  É!ie  de  Beaumont  a  réussi  à  la  perfectionner ,  à  l'élucider,  à  la 
rendre  populaire.  Ainsi  Thaïes  n'est  pas  le  seul  des  sages  de  la  Grèce 
qui  ait  eu  raison.  Autrefois  donc,  le  Mont-Perdu  et  le  Pic  du  Midi  étaient 
sous  l'eau ,  lorsque  la  croûte  de  la  planète ,  contractée  par  le  refroi- 

roisse.  Les  vicaires  sont  payés  des  fonds  particuliers  et  extraordinaires  des  communes.  Il  y  a 
aussi  beaucoup  de  prêtres  desservant  les  chapelles  des  suffragances  auxquelles  sont  affectées 
des  fondations. 

Réglemeus  commerciaux.  — La.  vallée  d'Andorre,  à  cause  de  sa  constitution  extrêmement 
montagneuse,  est  presque  tout  entière  en  pacages  et  en  bois.  Il  n'y  a  que  très  peu  de  champs 
en  culture,  et,  si  ce  n'est  dans  les  années  d'abondance,  le  pays  ne  produit  point  assez  de 
grains  pour  se  nourrir.  De  là  est  née  une  loi  commerciale  fort  sage.  Les  principaux  proprié- 
taires, qui  récoltent  des  grains  au-delà  de  leurs  besoins,  ne  peuvent  les  vendre  qu'à  leurs 
concitoyens;  quelque  prix  qu'on  leur  en  offrît  dans  les  pays  voisins,  ils  sont  obligés  de  les 
réserver  pour  les  besoins  des  Andorrans.  L'évêque  d'Urgel  lui-même  et  son  chapitre  ne 
peuvent  transporter  en  Espagne  les  grains  provenant  de  la  dîme;  leurs  fermiers  sont 
tenus  d'en  faire  la  vente  en  Andorre.  Si  plusieurs  marchés  avaient  lieu  dans  la  ville  d'An- 
dorre sans  que  la  place  fùl  approvisionnée,  et  que  les  personnes  qui  ont  des  grains  à  vendre 
refusassent  de  s'entendre  avec  les  acheteurs,  l'autorité  locale,  assistée  du  baile,  pourrait,  sur 
la  plainte  de  deux  pères  de  famille,  ouvrir  de  force  un  grenier,  faire  transporter  les  grains 
sur  la  place,  et  les  vendre  au  cours,  sauf  à  verser  le  produit  entre  les  mains  du  propriétaire. 
Pour  contribuer  à  assurer  l'alimentation  publique  en  Andorre,  le  gouvernement  français  a 
autorisé  les  Andorrans  à  tirer  tous  les  ans  de  la  France,  sans  droits,  une  certaine  quantité 
de  subsistances  et  autres  objets  de  première  nécessité ,  savoir  :  grains ,  1,000  charges  ;  légumes, 
30 charges;  brebis,  1,200;  bœufs,  60;  vaches,  40;  cochons,  200;  mulets,  20;  muletons,  50; 
chevaux,  20;jumens,  20;  poivre,  1,080  kilog.;  poisson  salé,  2,160  kilog.  ;  toile,  150  pièces. 
Ils  n'épuisent  jamais  cette  faculté;  ils  ne  peuvent  faire  cette  extraction  que  par  le  bureau 
de  la  douane  d'Ax  (Ariége). 

FORCE  ARMÉE. 

Tous  les  habitans  sont  soldats  au  besoin.  Chaque  chef  de  famille  est  obligé  d'avoir  un  fusil 
de  calibre  et  une  certaine  quantité  de  poudre  et  de  balles.  Dans  les  principales  familles,  on 
ne  se  contente  pas  d'avoir  l'arme  ordonnée,  et,  suivant  le  nombre  d'hommes  en  état  de 
porteries  armes,  on  a  plusieurs  fusils,  soit  de  chasse  ou  de  calibre,  et  le  chef  de  famille 
peut  se  présenter  avec  tous  ses  enfans  ou  frères  armés. 

Les  viguiers  sont  chefs  supérieurs  militaires;  tous  les  hommes  armés  sont  à  leurs  ordres 
et  disposition.  L'organisation  est  fort  simple.  Chaque  paroisse  a  un  capitaine  et  deux  sous- 
officiers,  appelés  dannès,  qui  sont  renouvelés  tous  les  ans,  et  choisis  par  le  conseil  général 
en  même  temps  que  les  consuls;  ils  sont  ensuite  agréés  par  les  viguiers.  Tous  les  ans,  dans 
la  semaine  qui  suit  la  Pentecôte,  il  est  d'usage  que  les  viguiers  passent,  en  présence  des 
consuls  et  souvent  des  bailes,  la  revue  des  différentes  paroisses,  visitent  les  armes  et  s'as- 
surent que  chaque  chef  de  famille  possède  la  quantité  voulue  de  munitions.  Les  viguiers 
ont  le  droit  de  punir  les  contrevenans  par  un  emprisonnement  dont  la  durée  est  à  leur  grc. 


638  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dissement,  se  brisa,  et  qu'un  premier  flot  de  granit  fondu ,  débordant 
au  travers  de  la  fente,  éleva  avec  lui,  du  sein  des  eaux ,  la  chaîne  en- 
tière, du  point  où  est  Bayonne  à  celui  où  est  Perpignan.  Voilà  pour- 
quoi aujourd'hui  le  centre  des  Pyrénées  se  compose  habituellement 
de  roches  granitiques,  sur  lesquelles  reposent,  tordues,  contournées, 
ployées  en  tous  sens,  les  couches  des  autres  terrains  calcaires  ou  schis- 
teux. 

Après  le  granit  est  apparu  dans  les  Pyrénées  un  nouvel  agent,  sou- 
terrain et  embrasé,  de  révolution  ;  c'est  celui  qui  s'y  montre  au  jour, 
çà  et  là ,  sous  forme  de  roches  dures  et  tenaces  ,  presque  toujours 
sonores  sous  le  marteau ,  cristallines  et  de  couleur  verte.  Les  géo- 
logues en  distinguent  deux  variétés ,  appelées ,  la  plus  abondante , 
dioriie  ou  oplnte,  l'autre  Lherzoliie;  tous  les  beaux  galets  verts  dont 
le  lit  des  gaves  (  rivières  )  est  parsemé,  sont  des  fragmens  roulés  de 
diorite;  l'une  et  l'autre  ont  agi  sur  une  bien  moindre  échelle  et  avec 
bien  moins  d'énergie  que  le  granit  ;  et  cependant  je  tiens  à  vous  en 
parler,  car  la  diorite  et  la  Lherzolite,  tout  en  fracassant  la  contrée, 
alors  que  l'homme  n'existait  pas,  semblaient  avoir  pour  mission  de 
semer  autour  d'elles  des  trésors  que  nous  devions  exploiter  un  jour. 
La  Lherzolite  était  accompagnée  de  mines  de  fer,  qu'on  trouve  au- 
jourd'hui distribuées  en  filons,  en  nids,  en  amas,  à  peu  de  distance 
des  mamelons  épars  qu'elle  compose.  La  diorite  est  elle-même  fidèle- 
ment escortée,  mais  toujours  aussi  à  une  certaine  distance ,  par  des 
minerais  de  plomb  ;  elle  a  d'autres  satellites ,  plus  fidèles  encore  et 
plus  précieux  pour  l'homme:  c'est  le  plâtre,  ce  sont  les  argiles  impré- 
gnées de  sel ,  d'où  sortent  maintenant  des  sources  salées ,  et  sous 
lesquelles,  si  l'on  cherchait  bien ,  on  découvrirait  peut-être  des  bancs 
de  sel  gemme.  Au  reste ,  si  la  révolution  qui  donna  issue  à  la  diorite 
et  à  la  Lherzolite  fut  providentiellement  signalée  par  des  dons  anti- 
cipés en  faveur  du  genre  humain,  qui  était  encore  à  venir,  celle  du 
granit  n'avait  pas  non  plus  été  stérile  ;  car,  dans  les  Pyrénées ,  il  est 
à  remarquer  que  les  sources  sulfureuses  dont  ces  montagnes  sont  si 
admirablement  dotées ,  se  rencontrent  toujours  auprès  de  la  sépara- 
tion du  granit  et  des  autres  terrains  au  travers  desquels  il  s'est  fait 
jour.  Ainsi,  ce  que  nous  serions  tentés  de  prendre  pour  des  boulever- 
semens  de  notre  planète,  n'a  vraiment  été  un  cataclysme  que  pour  les 
Ichtyosaures  et  les  Plésiosaures,  pour  le  Palœothérium  et  l'Anaplothé- 
rium,  ou,  en  termes  plus  humaïns,  pour  les  reptiles,  les  dragons,  les 
chimères  et  autres  monstres  qui  régnaient  alors  sur  la  terre  ;  ainsi 
que  pour  les  térébratules ,  les  belemnites,  et  l'innombrable  popu- 


LA   REPUBLIQUE  D'ANDORRE.  639 

lace  des  coquilles  univalves  et  bivalves,  qui  constituaient  la  classe 
la  plus  pauvre  de  ce  temps-là.  Mais  pour  nous ,  gens  du  lendemain, 
ce  sont  des  crises  favorables  et  de  grands  bienfaits,  car  nous  devons 
à  ces  révolutions  une  bonne  partie  de  nos  richesses  minérales. 

Vicdessos  a  obtenu  un  excellent  lot  dans  cette  distribution  de 
trésors  souterrains.  Dans  un  rayon  de  cinq  à  six  lieues  autour  de  ce 
village,  on  trouve  quelques-unes  des  plus  belles  carrières  de  plâtre 
que  les  Pyrénées  possèdent,  une  mine  de  plomb  (celle  d'Aulus),  an- 
ciennement exploitée,  et  qui  donne  de  nouveau  de  belles  espérances; 
d'autres  mines  de  plomb  et  de  cuivre,  d'argent,  et  même  d'or,  qui 
furent  travaillées  par  les  Romains,  et  plus  tard  par  les  Arabes. 
L'Ariége  charrie  des  paillettes  d'or,  et  c'est  à  cela  qu'il  doit  son 
nom.  Enfin,  à  deux  pas  de  Vicdessos  est  la  mine  de  fer  de  Rancié, 
l'une  des  plus  vastes,  des  plus  abondantes  et  des  plus  pures  qu'il  y 
ait  au  monde. 

La  mine  de  Rancié,  qui  est  la  fortune  delà  vallée  de  Vicdessos,  est 
ouverte  depuis  des  siècles;  elle  alimente  presque  toutes  les  forges  ca- 
talanes du  midi,  forges  où  le  fer  se  fabrique,  non  d'après  les  procédés 
anglais,  mais  d'après  une  méthode  usitée  bien  avant  les  Romains  (1). 

(1)  Jusqu'au  moyen-àge,  le  fer  était  fabriqué  ea  tous  pays,  par  petites  quantités,  dans 
»le  petits  foyers,  et  en  une  seule  opération.  Depuis  six  à  huit  siècles,  ce  procédé  a  fait  place 
à  un  autre  qui  consiste  à  employer  de  grands  appareils  appelés  hauts- fourneaux,  au  moyen 
desquels  on  crée,  par  grandes  masses,  un  produit  intermédiaire  appelé  fer  fondu  ou  fonte , 
que  l'on  convertit  ensuite  en  fer  forgé  par  une  seconde  opération  nommée  affinage.  La  mé- 
iliode  antique,  quoique  directe,  a  partout  été  effacée  par  la  méthode  nouvelle,  quoique 
celle-ci  soit  plus  compliquée  ;  car  les  métallurgistes  ont  reconnu  ce  qui  était  déjà  admis  par 
les  hommes  d'état ,  que  la  ligne  droite  n'était  pas  toujours  le  plus  court  chemin  d'un  point  à 
un  autre.  Dans  les  forges  catalanes,  c'est  encore  la  méthode  des  anciens  que  l'on  suit; 
mais  elle  y  a  été  graduellement  améliorée,  et  à  cause  de  ces  perfectionnemens  et  de  ceux 
plus  considérables  qui  semblent  assurés  pour  une  époque  prochaine ,  elle  continuera  à  pré- 
valoir dans  des  localités  telles  que  les  Pyrénées,  où  il  existe  des  minerais  d'une  richesse 
exceptionnelle.  Le  nombre  des  forges  catalanes  est,  en  France,  de  102,  dontJiO  dans  le 
seul  département  del'Ariége,  eH7  dans  ledépariement  contigu  de  l'Aude.  Toutes  les  forges 
de  r.\riége  réunies  donnent  annuellement  o'i.OOO  quintaux  métriques  de  fer.  Une  seule 
usine  à  la  moderne,  comme  celle  de  Decazeville  (  Aveyron),  pourrait  produire  100,000 
<iuinlaux  métriques. 

L'un  des  avantages  de  la  méthode  catalane  consiste  en  ce  qu'elle  n'exige  qu'une  faible  mise 
de  fonds.  C'est  environ  25,000  francs  pour  une  forge  à  un  feu.  Elle  se  dislingue  aussi,  en  France, 
par  une  singularité  politique  et  sociale,  dont  aucune  autre  industrie  n'offre  un  exemple  aussi 
caractérisé.  Les  ouvriers  dirigent  la  forge  à  peu  près  à  leur  gré;  ils  font,  même  en  matière 
de  salaires,  la  loi  à  leur  maître,  d'après  des  tarifs  anciennement  convenus.  Les  maîtres 
semblent  sèlre  complètement  résignés  à  ce  rôle  subalterne.  Autrefois,  ils  avaient,  en  com- 
pensaiion,  des  bénéfices  considérables ,  aujourd'hui,  le  maître  de  forge  n'a  guère  plus  de 
prolits  que  deux  ensemble  de  ses  quatre  principaux  ouvriers.  Le  nombre  des  ouvriers  atta- 
chés à  une  forge  est  de  huit. 

La  concuirence  des  grandes  forges  à  l'anglaise  déjà  établies  dans  quelques  départemens  da 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  ne  compte  dans  ce  pays  que  par  dizaines  de  siècles.  La  mine  ap- 
partient aux  huit  communes  de  la  vallée;  elle  leur  a  été  régulièrement 
concédée  par  le  gouvernement  de  juillet;  jusque-là  elles  n'en  étaient 
qu'usagères.  Sous  Napoléon,  il  avait  été  question  d'employer  le 
fonds  de  réserve  assez  considérable  de  ces  mines  à  doter  un  maré- 
chal de  l'empire;  la  propriété  des  mines  elles-mêmes  fut  aussi  un 
instant  menacée  du  même  sort  (1).  Grâce  à  l'acte  de  concession  accordé 
en  1833,  l'idée  même  de  ces  spoliations  est  désormais  impossible. 
La  mine  de  Rancié  a  donné  lieu  à  des  travaux  immenses  fort  intéres- 
sans  à  visiter.  Le  système  d'exploitation  qui  fut  suivi  autrefois  y  rend 
sur  plusieurs  points  l'extraction  dangereuse,  particulièrement  vers 
le  printemps,  et  l'on  y  admire  le  courage  des  montagnards,  qui  font 
le  métier  de  mineurs,  le  sang-froid  de  leurs  chefs  ou  jurais,  et  la 
science  des  ingénieurs  chargés  par  l'administration  de  diriger  la 
mine  et  de  maintenir  l'ordre  et  la  sécurité  dans  les  chantiers  éta- 
blis parmi  les  éboulis  des  anciens.  Le  minerai  formée,  au  milieu  de 
la  montagne,  un  amas  qui,  du  niveau  de  la  galerie  Becquey,  près 
le  village  de  Sem  ,  au  sommet  du  mont  Rancié ,  a  538  mètres  (  1,650 
pieds)  de  hauteur,  sur  une  longueur  à  peu  près  indéfinie,  et  sur  une 
largeur  qui  souvent  dépasse  cent  pieds.  A  force  de  tirer  du  minerai 
du  sein  de  la  terre,  sans  plan  régulier,  sans  laisser  çà  et  là  des  pihers 
pour  soutenir  le  poids  des  couches  supérieures,  les  anciens,  les  vieu.c 
pcrc^,  comme  disent  les  mineurs  de  Belgique,  ont  bouleversé  le  ter- 
rain ,  ont  fait  craquer  la  cime  de  Rancié,  ont  brisé  et  confondu  la  stra- 

midi  ne  paraît  point  devoir  renverser  les  forges  catalanes.  Celles-ci  donnent  des  fers  de 
qualité  supérieure;  d'ailleurs,  elles  sont  aujourd'hui  en  train  de  s'améliorer  sous  le  rapport 
économique,  et  sous  celui  de  la  fabrication  en  elle-même.  Un  couloir  et  une  route  que  le  dé- 
partement va  construire  près  de  la  mine  de  Rancié,  abaisseront  le  prix  du  minerai.  Une  autrs 
route  que  le  gouvernement  a  résolue,  et  qui  n'attend  plus  que  la  sanction  de  la  commission 
mixte,  dont,  il  est  vrai ,  la  précipitation  est  le  moindre  défaut,  amènera  aux  forges  ,  à  bon 
compte,  un  autre  minerai,  celui  de  Puymorens,  qu'il  serait  avantageux  de  mêlera  celui  de 
Rancié.  Les  beaux  travaux  métallurgiques  de  M.  l'ingénieur  François  pernuttent,  dés  à 
présent,  1°  de  diminuer  la  consommation  du  combustible,  qui  est  la  plus  grosse  dépense 
de  ces  forges;  2°  de  retirer  d'une  même  quantité  de  minerai  une  plus  forte  proportion  de  fer, 
et  d'un  fer  meilleur;  ôo  de  donner  au  fer,  par  quelques  modifications  dans  le  matériel,  et  par 
l'application  bien  entendue  de  quelques-uns  des  mécanismes  anglais,  une  meilleure  façon 
qui  en  augmenterait  la  valeur  sur  le  marché.  Déjà  un  grand  établissement  s'élève,  où  tous 
ces  perfectionnemens  seront  mis  en  pratique  ;  il  est  situé  sur  l'Ariége,  à  Saint-Antoine,  à  une 
lieue  environ  au-dessus  de  Foix  ;  il  est  dirigé  par  un  industriel  éclairé  et  infatif.able,  M  Gar- 
rigou,  dont  le  nom  rappelle,  dans  le  raidi ,  de  grands  services  rendus  à  l'industrie  métallur- 
gique. L'Ariége  fournit  à  la  forge  de  Saint-Antoine  une  force  motrice  de  l,200  chevaux 

(1)  Ce  projet  rencontra  une  vive  résistance  de  la  part  du  préfet  de  l'Ariége  et  de  M.  d'Au- 
, buisson,  qui  est  encore  aujourd'hui  ingénieur  en  chef  de  l'arrondis: ement  métallurgique 
ûont  le  département  de  l'Ariége  fait  partie. 


LA  RÉPUBLIQUE  d' ANDORRE.  641 

tification  du  sol.  Toutes  les  cavités  qu'ils  avaient  ménagées  au  hasard 
se  sont  réunies  par  des  écroulemens  successifs ,  en  un  seul ,  qui  est 
admirable  de  désordre,  plus  admirable  que  le  chaos  de  Gavarnie. 
On  y  trouve  une  salle  ayant  pour  banquettes,  pour  tapisseries,  pour 
pavé,  pour  pendentifs  et  pour  caissons  à  la  voûte,  des  blocs  anguleux 
menaçans,  à  demi  détachés,  et  gros  comme  des  maisons.  Elle  est 
de  dimension  telle,  qu'on  pourrait  y  loger  aisément  Notre-Dame  de 
Paris  avec  ses  deux  tours ,  et  par-dessus  les  tours,  la  Colonne  Yen- 
dôme;  lorsque  je  suis  allé  voir  la  mine,  l'ingénieur  qui  nous  condui- 
sait avait  fait  allumer  des  torches  d'espace  en  espace,  du  haut  en  bas 
de  cette  vaste  nef;  des  mineurs  tenant  des  morceaux  de  sapin  em- 
brasés ,  sautaient  de  roche  en  roche  ;  l'un  d'eux  s'était  hissé  sur  un 
bloc  triangulaire  isolé,  posé  comme  une  pyramide  au  milieu  de  la 
caverne,  et  que  l'ingénieur  appelle  sa  tête  d'Ossian.  L'explosion  de 
la  poudre,  qui  mettait  en  éclat  des  massifs  de  minerai  dans  d'autres 
ateliers  éloignés ,  se  répercutait  dans  tous  les  coins  de  cette  chambre 
de  Titans.  Nous  questionnions  les  mineurs  sur  les  dangers  qu'ils  cou- 
raient, lorsqu'au  printemps,  quand  vient  le  dégel,  la  montagne  en 
travail  agite  ses  flancs ,  et  que  les  rochers ,  jouant  les  uns  sur  les 
autres,  se  resserrent,  se  détachent,  se  précipitent.  Nous  félicitions 
l'ingénieur  de  l'audace  avec  laquelle  il  prit  sur  lui  d'ordonner  et  de 
faire  construire ,  sans  quitter  un  instant  de  sa  personne  le  champ 
d'honneur,  une  galerie  blindée  au  travers  de  cet  éboulis  gigantesque, 
afin  de  diminuer  les  chances  d'accident  pendant  l'allée  et  la  venue  des 
mineurs,  quand  ils  se  rendent  au  travail  et  quand  ils  en  sortent  (1). 
Nous  écoutions  le  récit  d'un  vieux  jurât  qui  décrivait  naïvement  le 
zèle  infatigable  des  ouvriers ,  leur  discipline  et  leur  profond  silence , 
lorsque  l'on  travaillait  à  délivrer  quelques  frères  que  la  chute  d'un 
bloc  ou  l'écrasement  d'une  galerie  tenait  emprisonnés  sans  vivres  et 
sans  lumière,  et  qui  subissaient  ainsi  le  supplice  d'Ugolin.  Nous 
excusions  pleinement  alors,  en  raison  des  prouesses  que  toutes  les 
voix  attribuaient  aux  mineurs  de  Gouher,  l'appétit  colossal  et  le 
gros  sensualisme  de  ces  braves  gens.  Nous  arrachions  à  cet  im- 
passible cicérone  quelques  détails  sur  les  accidens  dont  il  avait  été  le 
témoin,  sur  les  déhvrances  auxquelles  il  avait  coopéré,  sur  les  scènes 
de  douleur  qui  avaient  eu  pour  théâtre  cette  vaste  chambre  où,  non- 
chalamment assis  sur  un  bloc ,  il  était  cependant  à  l'aise  comme  au 

(1)  A  peine  ce  blindage ,  qui  occupa  tous  les  mineurs  pendant  quinze  jours ,  était-il  achevé, 
qu'un  éboulement  eut  lieu  et  couvrit  de  ses  débris  amoncelés  l'un  des  passages  les  plus  fré- 
quentés auparavant. 

TOME  XII.  41 


64-â  REVUE  DES  DEUX    MONDES. 

coin  de  son  feu.  «  Nous  ne  sommes  pas  les  seuls,  dit-il,  qu'il  y  ait 
ici  ;  d'autres  habitent  cette  même  salle  pour  toujours ,  enterrés  sous 
des  monceaux  de  pierre.  Et  c'est  ici  que  l'on  a  dit  pour  eux  la  messe 
des  morts.  »  Il  y  a  quelques  années,  un  homme  fut  pris  entre  deux 
rochers  qui  se  rapprochaient,  et  il  y  fut  lentement  écrasé,  malgré 
les  efforts  prodigieux  que  flrent  tous  les  mineurs ,  et  surtout  les 
hommes  de  Goulier,  pour  l'en  dégager.  Le  curé  de  Vicdessos  vint 
donner  l'extréme-onction  à  ce  malheureux  au  milieu  de  ses  tortures  ; 
puis,  l'on  fit  autour  de  lui,  sur  le  lieu  même,  un  service  funèbre. 
Quel  tableau  que  les  quatre  cents  mineurs  à  genoux,  leur  marteau 
à  côté  d'eux,  et  leur  lampe  à  la  main,  avec  leur  ingénieur  et  leurs 
jurats ,  autour  des  deux  terribles  rochers  qui  avaient  broyé  leur 
ami  î  quelle  puissance  devait  avoir  la  voix  du  prêtre  avec  les  mornes 
échos  qui  la  répétaient  sourdement  !  quel  DeProfundis  on  dut  chanter 
dans  cette  catacombe! 

Si  cette  lettre  n'était  déjà  bien  longue ,  je  vous  dirais  tout  ce  que 
vaut  au  pays  la  mine  de  Rancié,  les  efforts  auxquels  s'est  décidé  le  dé- 
partement pour  la  rendre  plus  productive,  le  concours  qu'il  sollicite 
du  gouvernement  et  auquel  il  adroit,  car,  jusqu'à  présent,  le  dépar- 
tement de  l'Ariége  a  été  beaucoup  plus  partie  payante  que  partie 
prenante  au  budget ,  je  vous  détaillerais  les  travaux  variés  et  déci- 
sifs d'un  jeune  et  savant  ingénieur,  M.  François,  qui,  à  force  d'ob- 
servations et  d'expériences ,  en  sacrifiant  sa  santé  et  son  argent ,  a 
découvert  le  moyen  de  régénérer,  en  lui  conservant  son  antique 
caractère,  l'industrie  des  fers  de  l'Ariége,  gravement  compromise 
par  la  concurrence  des  grandes  forges  qui  se  sont  élevées  dans  le 
midi  ;  je  vous  signalerais  les  résultats  déjà  réalisés  par  l'esprit  d'as- 
sociation; je  vous  montreraisles  maîtres  de  forges  et  le  conseil-général 
du  département  se  concertant  pour  donner  aux  forges  locales  ce  que, 
jusqu'à  présent,  le  gouvernement  n'a  pas  su  organiser  au  profit  de 
l'industrie  des  fers  en  général,  un  établissement-modèle.  Mais  tous 
mes  souvenirs  se  reportent,  malgré  moi,  maintenant,  vers  la  basi- 
lique souterraine  des  mines  de  Rancié,  et  vers  le  discours  du  vieux 
Jurât.  Je  n'ai  plus  de  mémoire  pour  autre  chose. 

Michel  Chevalier. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


30  novembre  1837. 

Une  question  grave  et  délicate,  contre  laquelle  s'est  brisé  le  ministère 
du  11  octobre,  s'agite  depuis  quelques  jours  dans  le  public,  dans  la  presse, 
et  dans  le  sein  du  cabinet,  non  moins  que  dans  les  coulisses  de  la  Bourse. 
C'est  celle  de  la  conversion  du  5  pour  100,  qui,  après  avoir  long-temps 
cessé  d'occuper  l'esprit  public,  a  surgi  tout  à  coup,  on  ne  sait  trop  com- 
ment, du  milieu  des  élections,  comme  une  question  nouvelle  et  inattendue. 
Un  jour,  en  effet,  que  le  5  pour  100  avait  éprouvé  une  forte  baisse,  on  s'est 
avisé  que  le  mot  de  conversion  avait  été  prononcé  dans  les  collèges  électo- 
raux, que  l'engagement  de  provoquer  ou  d'appuyer  cette  mesure  était  au 
nombre  des  promesses  faites  par  beaucoup  de  candidats,  et  que  l'oppor- 
tunité d'en  venir  à  l'exécution ,  car  ce  n'est  plus  aujourd'hui  qu'une  affaire 
de  temps,  serait  infailliblement  discutée  dans  le  cours  de  la  prochaine  ses- 
sion. De  là  les  bruits  plus  circonstanciés  qui  ont  aussitôt  couru,  et  l'ébran- 
lement communiqué  à  l'opinion  par  le  mouvement  tumultueux  des  intérêts 
divers  que  touche  une  mesure  de  ce  genre. 

Quand  on  envisage  la  question  de  saog-froid  ,  on  ne  la  trouve  point  telle 
que  la  représentent  des  opinions  également  exagérées,  une  source  de  tous 
biens,  ou  une  boîte  de  Pandore.  On  y  voit  un  moyen  d'économies  dési- 
rables, mais  dont  la  réalisation  sera  très  lente;  un  droit  incontestable,  mais 
dont  l'exercice  aura  des  rigueurs  que  la  sagesse  du  législateur  devra  tem- 
pérer; une  opération  très  praticable  sous  plusieurs  formes,  mais  qui  pour- 
rait être  suspendue  dans  son  cours  par  certains  évènemens  dont  la  probabi- 
lité doit  entrer  en  ligne  de  compte;  enfin  une  facilité  de  plus  pour  l'industrie 
qui  se  procurera  des  capitaux  à  meilleur  marché,  mais  aussi  un  nouvel  ali- 
ment à  l'agiotage  et  un  remuement  dans  les  fortunes  qui  fera  bien  quelques 
victimes.  A  côté  d'avantages  incontestables,  il  y  a  donc  ici  des  inconvéniens 
assez  nombreux.  En  établir  l'exacte  balance  serait  peut-être  chose  diffî- 

41. 


on  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

oile  ;  nous  croyons  néanmoins  que  les  premiers  l'emportent  sur  les  seconds, 
et  nous  le  croyons  avec  la  majorité  du  pays,  qui  nous  paraît  avoir  très 
clairement  décidé  la  question.  Ce  n'est  plus  une  question  entière;  il  y  a,  en 
faveur  delà  conversion,  l'autorité  delà  chose  jugée,  quant  au  principe; 
il  y  a  engagement  pris  de  la  part  des  grands  pouvoirs  de  l'état;  il  y  a  con- 
dition acceptée,  môme  par  ceux  qui  avaient  fait  la  plus  longue  résistance, 
et  sans  autre  réserve  que  celle  de  l'appréciation  des  circonstances ,  appré- 
ciation qui  appartient  de  plein  droit  au  gouvernement.  Aussi  doit-on 
s'étonner  de  ce  que  les  adversaires  quand  même  de  la  conversion  raisonnent 
encore  comme  ils  l'auraient  pu  faire  il  y  a  deux  ans,  et  comme  si  la  ques- 
tion n'avait  pas  fait  un  pas  depuis  la  fameuse  interpellation  de  M.  Augustin 
Giraud.  Mais  depuis  cette  époque,  tout  le  monde  a  été  transporté  de  gré 
ou  de  force  sur  un  autre  terrain ,  et  à  moins  d'annuler  les  conclusions  du 
rapport  de  M.  Laplagne,  adoptées  par  la  chambre  des  députés,  tout  ce 
qu'on  peut  faire  aujourd'hui,  c'est  de  chercher  comment  la  conversion 
s'opérera  le  plus  sûrement,  avec  le  plus  de  succès  et  d'avantage  pour  l'état, 
avec  le  moins  d'inconvéniens  et  de  rigueur  pour  les  rentiers,  et  si  les  cir- 
constances permettent  de  s'engager  dans  l'opération. 

On  ne  devait  pas  s'attendre  à  voir  le  ministère  courir  au-devant  des  diffi- 
cultés de  toute  nature  que  la  conversion  présente  et  des  dangers  qu'elle 
pourrait  avoir  en  certains  cas.  D'autres  questions,  non  moins  importantes 
pour  la  prospérité  de  la  France,  d'autres  grandes  mesures  d'utilité  publique, 
lui  paraissaient  suffire  à  la  session  prochaine,  et  pour  qui  veut  regarder  un 
peu  au-delà  du  moment  présent,  la  situation  générale  des  affaires  n'est  pas 
tellement  assurée,  tellement  dégagée  d'inquiétudes  et  de  chances  mauvaises, 
qu'une  administration  sage  et  prévoyante  doive  ambitionner  la  responsabi- 
lité d'une  aussi  périlleuse  initiative.  C'est  assez  que  le  ministère  ne  soit  pas 
pris  au  dépourvu  et  qu'il  se  soit  du  moins  arrêté  à  quelques  principes  fon- 
damentaux sur  les  détails  de  la  question ,  pour  le  cas  ©ù  le  vœu  de  la  chambre 
se  prononcerait  formellement  en  faveur  de  la  conversion.  Or,  cette  position 
d'expectative,  il  l'a  prise,  et  la  gardera,  si  nous  sommes  bien  informés, 
pour  n'avoir,  en  matière  si  grave,  d'autre  responsabilité  que  celle  de  la  mise 
à  exécution.  Au  lieu  de  donner  la  première  impulsion,  il  la  recevra,  et  c'est 
une  résolution  dont  on  ne  saurait  le  blâmer,  quoiqu'en  général  un  gouver- 
nement ait  d'autres  devoirs.  Mais  cette  fois,  et  quand  il  s'agit  d'une  mesure 
où  sont  engagés  tant  et  de  si  grands  intérêts,  il  y  aurait  de  la  légèreté  à  ne 
pas  attendre  une  provocation  solennelle  pour  descendre  dans  l'arène. 

Nous  avons  impartialement  constaté  dans  notre  dernière  chronique  l'in- 
l'ontestable  accroissement  du  centre  gauche.  Plus  on  approfondit  le  résultat 
des  élections,  plus  on  étudie  les  influences  qui  les  ont  dominées,  plus  on 
ôst  porté  à  croire  que  cette  fraction  de  l'ancienne  majorité  est  appelée  à  jouer, 
dans  la  nouvelle  chambre,  un  rôle  prépondérant.  A  ceux  qui  nient  l'exis- 
tence du  centre  gauche,  nous  nous  contenterons  de  répondre  que  bientôt  il 
faudra  compter  avec  lui ,  et  que  dans  la  pratique  des  affaires  il  commandera 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  6*5 

plus  de  ménagemens  que  depuis  quelques  jours  on  ne  lui  en  témoigne  dans 
la  théorie.  C'est  là  une  question  que  les  premiers  actes  de  la  chambre  au- 
ront bien  vite  éc'aircie,  et  que  nous  ne  faisons  pas  difficulté  d'abandonner 
jusque-là,  pour  n'y  point  mêler  ces  noms  propres  qui  soulèvent  si  mal  à 
propos  tant  d'injustes  et  maladroites  accusations. 

Ce  ne  sera  point  la  faute  du  gouvernement  si  bientôt  le  système  des  com- 
munications intérieures  de  la  France  ne  s'enrichit  d'une  ou  deux  grandes 
lignes  de  chemins  de  fer,  et  si  l'activité  nationale  ne  s'engage  pas  dans  cette 
féconde  carrière  oii  nos  voisins  ont  déjà  fait  de  si  merveilleux  progrès.  Plu- 
sieurs entreprises  de  ce  genre  ont  été  désignées  à  sa  sollicitude  par  une 
commission  spéciale ,  chargée  d'étudier  toutes  les  questions  relatives  aux 
chemins  de  fer  en  France ,  et  qui  lui  a  présenté  un  rapport  non  moins  re- 
marquable par  l'élévation  des  idées  que  par  la  sagesse  des  conclusions  pra- 
tiques. Elle  a  indiqué  dans  quel  ordre  d'importance  doivent  se  classer  les 
divers  projets  formés  et  étudiés  depuis  trois  ou  quatre  ans,  quel  serait  le 
meilleur  moyen  d'en  assurer  l'exécution ,  et  le  procédé  à  suivre  pour  conci- 
lier deux  intérêts  précieux,  le  développement  de  l'esprit  d'association  et 
l'intervention  nécessaire  du  gouvernement.  Le  ministre  du  commerce  et  des 
travaux  publics,  qui  présidait  la  commission,  y  a  préludé  aux  discussions 
plus  éclatantes,  sinon  plus  approfondies,  que  les  propositions  du  gouverne- 
ment auront  à  soutenir  dans  le  sein  des  chambres,  principalement  sur  les 
points  qui  touchent  au  système  d'exécution  et  aux  droits  de  l'état.  M.  3îoIé, 
qui ,  dans  les  régions  élevées  de  la  politique,  n'a  pas  oublié  que  l'empereur 
l'avait  appelé,  bien  jeune  encore,  à  la  place  de  directeur  des  ponts-et-chaus- 
sées,  s'occupe  aujourd'hui  de  ces  questions  vitales  pour  la  prospérité  de  la 
France  avec  l'intelligence  de  l'homme  spécial  et  la  hauteur  de  vues  de 
l'homme  d'état.  Il  faut  espérer  que  la  chambre  nouvelle  mettra  son  hon- 
neur à  seconder  les  projets  du  cabinet  et  à  réaliser  un  plan  mûri  par  les 
consciencieuses  études  de  plusieurs  années.  C'est  une  partie  du  mandat  que 
lui  ont  donné  les  électeurs,  et  si  les  députés  ont  promis  à  leurs  commettans  de 
défendre  les  intérêts  des  localités  qui  les  ont  élus,  ils  ne  se  sont  pas  engagés 
à  leur  subordonner  les  intérêts  généraux  de  la  France.  Dans  ces  sortes  de 
questions,  le  gouvernement  est  impartial;  et  comme  il  voit  de  plus  haut,  on 
doit  presque  toujours  supposer  qu'il  voit  mieux. 

En  ouvrant,  il  y  a  peu  de  jours,  le  premier  parlement  de  son  règne  ,  la 
reine  d'Angleterre  a  prononcé  un  discours  insignifiant  et  peu  étendu,  qui 
ne  devait  pas  provoquer  au  début  d'une  session  les  discussions  orageuses  que 
s'est  empressé  de  soulever,  contre  l'avis  de  tous  les  siens,  un  des  chefs  du 
parti  radical,  M.  Wakley,  représentant  de  la  métropole.  Le  ministère  ne 
demandait,  en  réponse  au  discours  du  trône,  qu'une  adresse  sans  couleur, 
écho  dessentimens  de  la  nation  envers  sa  jeune  souveraine,  expression  vague 
des  espérauces  qui  se  rattachaient  à  son  nom,  un  langage  d'affection  et  de 
dévouement  que  tous  les  partis  adoptassent  aisément  sans  se  compromettre, 
les  uns  sans  approuver  la  politique  du  cabinet,  les  autres  sans  renoncer  à  leurs 


646  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

principes  de  liberté  plus  large,  et  à  leurs  prétentions  de  réformes  plus  inci- 
sives. En  un  mot,  le  ministère  voulait  ajourner  le  combat ,  et  ne  pas  intro- 
duire des  divisions  prématurées  dans  le  faisceau  de  la  majorité,  assez  faible, 
sur  laquelle  il  lui  était  permis  de  compter.  Ce  calcul  n'a  pas  réussi ,  et  dès  le 
premier  jour  l'impatience  de  M.  VY akley  a  fait  éclater  entre  les  whigs  et  les 
radicaux  une  scission  devenue  inévitable  depuis  la  mort  de  Guillaume  IV. 
La  position  du  ministère  whig  est,  en  effet,  bien  changée  depuis  cette  époque. 
Sous  le  feu  roi,  il  avait  contre  lui  la  cour,  et  même  un  peu  le  souverain,  qui 
s'en  était,  un  beau  jour,  très  lestement  débarrassé,  et  qui  le  subissait  avec 
résignation  plutôt  qu'il  ne  lui  donnait  sa  confiance.  Maintenant,  au  contraire, 
la  reine ,  sa  cour,  toutes  les  influences  de  choix  ou  de  situation  qui  l'environ- 
Dent,  sont  favorables  à  lord  Melbourne  et  à  ses  collègues;  ils  ne  soupçonnent 
pas  de  conspiration  permanente,  organisée  et  soutenue  de  haut  contre  leur 
existence  ministérielle. Une  confiance  et  une  harmonie  parfaites  caractérisent 
toutes  leurs  relations  avec  le  souverain,  et  les  effets  de  cette  faveur  s  'éten- 
dent fort  loin  jusque  dans  les  rangs  de  la  société  tory ,  attachée  à  la  royauté 
par  principe  et  par  habitude.  Plus  fort  du  côté  de  la  cour,  le  ministère  l'est 
donc  aussi  du  côté  de  la  chambre  des  communes',  où  il  a  moins  besoin  de 
l'appui  des  radicaux,  certain  de  retrouver  parmi  les  représentans  des  comtés 
et  de  l'intérêt  agricole  autant  de  voix  qu'il  en  perdra  sur  les  bancs  de 
M.  Hume,  de  M.  Leader,  de  sir  W.  Molesworth,  et  des  autres  notabilités 
du  parti  radical. 

C'est  dans  cette  position  nouvelle  qu'un  amendement  très  ambitieux  de 
M.  Wakley  a  trouvé  le  ministère  Melbourne.  Il  s'agissait  d'introduire  dans 
l'adresse  un  paragraphe  par  lequel  la  chambre  des  communes  aurait  for- 
mellement demandé  l'extension  du  droit  électoral,  le  vote  au  scrutin  secret, 
ce  fameux  vote  by  ballot,  qui  a  fait  les  frais  de  tant  d'immenses  discours  dans 
les  innombrables  banquets  politiques  de  cette  année ,  et  enfin  le  rappel  de 
l'acte  septennal  pour  fixer  désormais  à  trois  ans  la  durée  légale  des  parle- 
mens.  M.  Wakley  avait  aussi  parlé ,  dans  son  discours ,  de  l'abolition  des  lois 
sur  les  céréales,  question  des  villes  manufacturières  contre  les  campagnes, 
qui  suffit  à  elle  seule  pour  expliquer  comment  les  candidats  conservateurs 
ont  triomphé  dans  la  grande  majorité  des  comtés  d'Angleterre;  mais  son 
amendement  ne  contenait  rien  à  ce  sujet  :  c'eût  été  trop,  même  à  ses  yeux  , 
de  provoquer  du  même  coup  une  révolution  politique  et  une  révolution 
économique.  Il  s'en  est  tenu  à  la  première,  qui  a  suffi  pour  faire  éclater 
l'orage. 

Le  parti  radical  ayant  ainsi  jeté  le  gant,  lord  John  Russell  l'a  relevé  au  nom 
du  ministère  et  de  tout  le  parti  whig.  On  demandait  à  grands  cris  une  nou- 
velle extension  du  droit  électoral,  c'est-à-dire  une  réforme  dubill  de  réforme; 
on  déclarait  que  le  système  actuel  de  la  représentation  était  un  véritable  fléau 
pour  le  peuple;  que  cette  représentation  était  d'ailleurs  un  mensonge,  et  que 
le  peuple  était  plus  soumis  que  jamais  à  l'influence  corruptrice  de  l'arislocra- 
tie  de  naissance  et  de  l'aristocralie  d'argent.  Lord  John  Russell  a  répondu  , 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  647 

sans  nier  la  réalité  des  abus  dont  on  se  plaignait,  que  si  le  bill  de  réforme 
était  toujours  susceptible  de  recevoir  des  améliorations  dans  ses  détails,  il 
n'en  était  pas  moins  une  mesure  définitive ,  autant  que  les  institutions  hu- 
maines peuvent  être  regardées  comme  choses  définitives.  Mais  dans  sa  pen- 
sée, dans  celle  de  lord  Grey  et  de  lord  Althorp,  dans  celle  de  la  plupart  des 
hommes  d'état  qui  avaient  voulu ,  fait  ou  accepté  la  réforme,  c'était  une 
mesure  définitive  et  complète  pour  long-temps.  Il  ne  se  prêterait  pas  à  re- 
faire, tous  les  quatre  ou  cinq  ans,  une  pareille  expérience  au  gré  de  pas- 
sions ou  de  théories  impatientes,  qui  devançaient  de  beaucoup  trop  loin  les 
progrès  du  pays  et  les  changemens  réels  de  la  société.  Lord  John  Russell  a 
caractérisé  d'une  manière  encore  plus  nette  ces  déclarations  déjà  si  graves 
dans  sa  bouche.  Il  a  dit  que  l'importance  acquise  dans  la  chambre  des  com- 
munes par  les  représentans  des  comtés ,  qui  le  sont  en  même  temps  de  l'in- 
térêt agricole,  était  au  nombre  des  résultats  prévus  et  désirés  du  bill  de 
réforme,  annonçant  ainsi  l'intention  de  ménager  une  classe  influente,  et  d'y 
recruter  des  alliés. 

Tel  est  le  langage  que  lord  John  Russell  a  tenu  deux  jours  de  suite,  la 
seconde  fois  en  réponse  aux  violentes  attaques  de  M.  Leader,  qui  s'est  con- 
stitué le  défenseur  officiel  des  mécontens  canadiens  contre  les  résolutions 
adoptées  par  le  gouvernement  anglais.  Souvent  applaudi  par  les  tories,  ce 
langage  a  été  reçu  par  les  radicaux  comme  une  déclaration  de  guerre,  ou 
du  moins  comme  le  symptôme  d'une  éclatante  rupture,  et  le  prix  d'une 
coalition  ,  dont  ils  font  les  frais,  entre  le  ministère  et  la  partie  flottante  des 
conservateurs.  L'irritation  qu'il  a  produite,  contenue  dans  l'enceinte  de  la 
chambre,  n'en  a  fait  que  plus  vivement  explosion  au  dehors,  dans  une  de 
ces  réunions  populaires  où  les  membres  radicaux  des  communes  deviennent, 
bon  gré  mal  gré,  solidaires  des  extravagances  débitées  par  quelques  tribuns 
de  bas  étage.  M.  O'Connell,  évidemment  fort  embarrassé ,  et  qui  est  en  ce 
moment  même  obligé  de  se  défendre  contre  M.  Crawford  d'une  accusation 
de  ministérialisme,  a  cru  devoir  déclarer  qu'il  n'était  plus  whig-radical,  mais 
radical  dans  toute  la  force  du  terme,  purement  et  simplement.  Après  tout, 
il  est  douteux  que  les  choses  aillent  plus  loin  de  quelque  temps;  le  parti  ra- 
dical n'est  pas  assez  fort  pour  essayer  de  marcher  seul  dans  sa  voie ,  et  le 
ministère  peut  encore  compter  sur  son  assistance  dans  plusieurs  questions  où 
les  tories  ne  sont  pas  disposés  à  se  rendre  sanscombat.  Mais  le  ministère  whig 
n'en  a  pas  moins  repris  sa  véritable  place  à  la  tête  des  affaires,  tandis  que 
depuis  deux  ans  il  paraissait  à  la  suite  d'une  opinion  qui  le  dominait,  le 
protégeait,  et  le  lui  faisait  sentir.  C'est  de  la  chambre  des  lords  qu'il  dépend 
de  hâter  la  décomposition  entière  de  l'ancienne  majorité  réformiste.  Les 
concessions  qu'elle  fera  sur  les  questions  relatives  à  l'Irlande  contribueront 
de  plus  en  plus  à  détacher  le  cabinet  des  radicaux  dans  la  chambre  des 
communes,  parce  qu'il  n'aura  plus  besoin  d'emprunter  leurs  menaces  et 
leurs  théories  révolutionnaires  pour  réduire  l'opiniâtre  résistance  de  lapairie. 
Du  reste ,  le  parti  tory  se  ferait  une  grande  illusion,  s'il  se  croyait  près  de 


648  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ressaisir  le  pouvoir  à  la  faveur  des  divisions  de  ses  adversaires.  Ce  qu'il 
prend  volontiers  pour  une  réaction  du  peuple  anglais  vers  lui,  n'est  que  le 
désir  de  s'arrêter  quelque  temps  sur  le  terraiu  conquis  par  la  réforme  ,  en 
demeurant  sous  la  bannière  des  chefs  qui  ont  accompli  la  conquête,  c'est- 
à-dire  qu'en  ce  moment  le  peuple  anglais  considère  certainement  la  réforme 
comme  une  mesure  définitive  pour  de  longues  années ,  et  c'est  là  qu'est  la 
force  du  ministère  ;  mais  !e  peuple  anglais  veut  en  même  temps  une  entière 
sécurité  pour  la  conservation  de  ce  qui  lui  est  acquis,  et  avec  sir  R.  Peel  pour 
premier  ministre  ,  il  ne  croirait  pas  l'avoir. 

Pendant  que  la  reine  d'Angleterre  ouvrait  son  parlement,  la  reine  régente 
d'Espagne  ouvrait  aussi  la  nouvelle  législature  espagnole,  formée  d'après  la 
constitution  de  1837  et  composée  de  deux  chambres.  Son  ministère  lui  a  fait 
tenir,  en  cette  occasion,  un  langage  raisonnable,  conciliant  et  modeste, 
qui  répond  bien  à  la  situation  des  choses  et  au  caractère  des  derniers  évè- 
nemens.  Pas  d'exagération  dans  les  promesses,  plus  de  sincérité  dans  les 
aveux  et  moins  de  jactance  que  de  coutume,  de  bonnes  intentions  el.  des 
vues  libérales  sans  charlatanisme,  une  juste  confiance  dans  l'avenir,  des 
expressions  convenables  sur  le  différend  avec  la  Sardaigne  et  sur  les  rapports 
avec  les  puissances  qui  n'ont  pas  reconnu  la  reine  Isabelle  II,  justice  entière 
rendue  à  la  France  et  à  l'Angleterre  pour  l'exécution  du  traité  de  la  qua- 
druple alliance,  tels  sont  les  principaux  traits  qui  distinguent  ce  discours. 
Le  ministère  s'y  est  complètement  effacé,  bien  que  ses  efforts  aient  eu  au- 
tant de  succès  que  le  comportaient  les  circonstances,  et  qu'ils  aient  au  moins 
arrêté  la  dissolution  universelle  dont  semblaient  menacés  tous  les  élémens 
de  la  force  sociale. 

Quelques  esprits  faciles  à  effrayer  craignent  que  les  deux  chambres  sou- 
tenues par  la  reine,  le  général  Espartero  et  le  baron  de  Meer,  ne  se  laissent 
entraîner  par  les  modérés ,  qui  s'y  trouvent  en  grand  nombre,  dans  une 
réaction  violente  contre  les  personnes  et  les  choses  de  ces  deux  dernières 
années.  Ou  évoque  le  fantôme  du  statut  royal;  on  prête  aux  hommes  d'état 
qui  ont  gouverné  l'Espagne  sous  son  empire ,  des  resseniimens  et  des  pen- 
sées de  vengeances  qui  se  préparent  à  éclater  dès  que  le  pouvoir  sera 
revenu  entre  leurs  mains ,  et  les  sanglantes  exécutions  de  Miranda  et  de 
Pampelune  sont  citées  comme  le  prélude  de  ce  mouvement  réactionnaire. 
Nous  croyons  ces  craintes  mal  fondées.  Le  parti  qu'on  a  voulu  flétrir  et 
rendre  odieux  en  lui  donnant  le  nom  d'estatutiste,  ce  parti  modéré  qui 
réunit  le  plus  de  talens,  d'élévation  et  de  lumières ,  ne  songe  pas  à  revenir 
sur  le  passé  :  il  a  pleinement  accepté  la  constitution  de  1837,  qui  réalise,  à 
peu  de  chose  près,  ses  désirs  et  ses  vues,  et  dont  la  première  application  a 
eu  pour  résultat  de  lui  rendre  son  influence  légitime  dans  le  gouvernement 
de  sa  patrie.  Les  mesures  adoptées  par  le  comte  de  Luchana  pour  rétablir 
et  venger,  par  d'éclatans  exemples,  la  discipline  des  armées  espagnoles, 
sont  sévères;  mais  la  politique  n'y  est  pour  rien,  et  le  châtiment ,  quelque 
rigoureux  qu'il  soit,  d'assassinats  horribles,  n'est  pas  plus  de  la  réaction 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  649 

anti-libérale  que  ces  assassinats  eux-mêmes  n'étaient  du  progrès  ou  du  libé- 
ralisme. Il  ne  faut  pas  confondre  deux  ordres  de  faits  entièrement  différons 
et  mêler  des  questions  de  doctrines  politiques  avec  des  questions  de  subor- 
dination militaire.  Ce  ne  sont  pas  d'ailleurs  les  corps  d'armée  où  l'esprit 
d'indiscipline  et  de  licence  s'est  donné  libre  carrière  qui  ont  remporté  le 
plus  de  victoires  sur  les  carlistes.  Il  est  tout  aussi  injuste  d'accuser  la  con- 
duite du  baron  de  Meer  à  Barcelone,  quoique  plusieurs  députés  de  la  Cata- 
logne, qui  ne  siègent  point  dans  la  nouvelle  chambre,  l'aient  violemment 
attaquée  à  la  fin  de  la  dernière  session.  Le  baron  de  Meer,  appelé  à  Barce- 
lone pour  y  rétablir  l'ordre,  cruellement  troublé  par  des  révoltes  sans  cesse 
renaissantes,  y  a  déployé  l'énergie  que  la  grande  majorité  des  citoyens  pai- 
sibles attendait  de  lui,  et,  dans  les  circonstances  extraordinaires  où  se 
trouve  l'Espagne,  il  a  usé  des  pouvoirs  extraordinaires  que  toutes  les  corpo- 
rations de  cette  ville  le  suppliaient  d'exercer  pour  son  salut.  Ce  n'est  pas  là 
non  plus  de  la  réaction  ;  c'est  de  la  légitime  défense  ;  c'est  la  condition ,  tou- 
jours la  même,  des  temps  de  révolution  et  de  guerre  civile ,  où  la  société, 
affaiblie  par  tant  de  causes,  se  garantit  comme  elle  le  peut  contre  les  éga- 
remens  et  les  aveugles  fureurs  qu'enfante  une  lutte  désespérée. 

Ce  serait  un  grand  malheur  pour  l'Espagne,  si  les  forces  de  l'opinion 
libérale,  actuellement  réunies,  en  apparence  au  moins,  sous  le  drapeau  de 
la  constitution  de  1837,  se  divisaient  de  nouveau.  Don  Carlos,  que  le  gou- 
vernement de  la  reine  n'a  pas  encore  le  droit  de  déclarer  définitivement 
vaincu,  et  qui  est  bien  loin  de  s'avouer  tel,  y  retrouverait  aussitôt  les 
chances  de  supériorité  qui  lui  échappent.  L'expérience  qu'on  a  faite  de- 
puis deux  ans  des  résultats  de  l'élan  révolutionnaire ,  a  trop  clairement 
démontré  que  le  prétendant  n'avait  rien  à  en  craindre,  et  que  les  moyens 
ordinaires  d'un  gouvernement  régulier,  s'ils  étaient  bien  dirigés,  offraient 
encore  à  la  cause  constitutionnelle  la  perspective  d'une  lutte  moins  dés- 
avantageuse. 

La  question  d'Espagne  n'a  point  été  soulevée  dans  la  discussion  de  l'adresse 
du  parlement  anglais.  A  peine  quelques  mots  sans  le  moindre  retentisse- 
ment prononcés  à  la  chambre  des  communes  sur  ce  sujet  par  un  orateur 
obscur,  et  que  le  ministère  a  laissé  tomber  sans  y  faire  attention I  Est-ce 
indifférence  de  l'opinion  publique?  Est-ce  confiance  dans  le  succès  définitif 
de  la  jeune  reine  sans  secours  étranger?  nous  ne  le  croyons  pas.  Ou  bien  ne 
serait-ce  pas  entre  tous  les  partis  un  accord  tacite  pour  masquer,  d'un  côté, 
la  retraite  de  l'Angleterre  à  Madrid  sur  la  question  politique,  et,  de  l'autre, 
l'occupation,  de  jour  en  jour  plus  sérieuse,  du  Passage  par  les  forces  anglaises, 
sous  le  drapeau  anglais?  On  dit  que  M.  Yilliers,  ambassadeur  d'Angleterre 
en  Espagne,  vient  d'obtenir  de  sa  cour  un  congé;  mais  elle  lui  confère  en 
même  temps  un  honneur  qui  prouve  combien  sa  conduite  est  toujours  ap- 
préciée, malgré  le  peu  de  succès  du  parti  avec  lequel  il  avait  contracté  de 
si  étroites  liaisons. 

Les  derniers  échecs  du  prétendant  ont  fait  de  nouveau  répandre  le  bruit 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  négociations  entamées  entre  les  grandes  puissances  pour  mettre  un  terme 
à  la  guerre  civile  d'Espagne ,  par  un  arrangement  qui  aurait  pour  base  prin- 
cipale le  mariage  de  la  jeune  reine  avec  le  fils  aîné  de  don  Carlos.  Que  ce 
projet  ait  existé  et  qu'il  puisse  reprendre  faveur  auprès  de  certains  cabinets, 
c'est  ce  dont  on  ne  saurait  douter.  Mais  il  est  d'une  exécution  impossible;  et 
sans  le  concours  de  la  France ,  qui  se  chargerait  d'en  imposer  l'acceptation 
aux  parties  belligérantes?  Ce  qui  ressort  le  plus  clairement  de  toute  la  politi- 
que du  gouvernement  français  envers  l'Espagne,  c'est  l'invariable  détermi- 
nation de  ne  pas  mêler  le  drapeau  français  dans  la  querelle,  tout  en  rendant 
néanmois  assez  de  services  à  la  cause  de  la  reine  pour  mettre  hors  de  doute 
l'attachement  qu'on  lui  porte;  mais  on  n'ira  point  au-delà.  On  ne  veut  pas 
avoir  la  lourde  responsabilité  de  l'avenir  de  l'Espagne,  en  épousant  telle  ou 
telle  combinaison  d'hommes  ou  de  choses,  qu'il  faudrait  ensuite  soutenir 
d'une  manière  efficace.  Et,  pour  tout  dire,  on  est  parvenu,  servi  par  des 
évènemens  inespérés,  à  faire  entièrement  abandonner  cette  question  par 
l'opinion  publique,  qui  jamais  n'a  été  convenablement  dirigée  sur  ce  grand 
intérêt,  commun  à  la  révolution  et  à  la  dynastie  de  juillet. 

Le  gouvernement  portugais  a  enfin  surmonté  les  obstacles  qui  s'opposaient 
depuis  si  long-temps  à  la  formation  d'un  nouveau  ministère,  et  deux  des  gé- 
néraux qui  ont  vaincu  l'insurrection  chartiste  sont  entrés  dans  le  cabinet.  Ce 
sont  MM.  de  Sa  da  Bandeira ,  en  qualité  de  président  du  conseil ,  ministre  des 
affaires  étrangères,  et  le  baron  de  Bomlim,  en  qualité  de  ministre  de  la 
marine,  chargé  par  intérim  du  portefeuille  de  la  guerre.  On  aurait  désiré 
que  le  vicomte  Das  Antas  acceptât  ce  département,  qui  n'est  pas  encore  rem- 
pli; mais  il  a  voulu  s'en  tenir  au  titre  d'inspecleur-général  de  l'armée, 
pour  se  livrer  entièrement  à  la  réorganisation  des  forces  nationales,  qui  ont 
cruellement  souffert  des  derniers  troubles  et  de  la  pénurie  du  trésor.  La 
composition  de  ce  ministère  est  de  nature  à  rétablir  entre  les  cortès  consti- 
tuantes et  la  cour  une  harmonie  qui  n'existait  plus,  et  que  le  malheureux 
état  du  Portugal  rend  plus  nécessaire  que  jamais.  Dans  le  premier  mouve- 
ment d'irritation  qui  avait  suivi  la  résistance  de  la  reine  aux  propositions  de 
son  ministère  contre  les  officiers  et  généraux  révoltés,  au  moment  même 
où  succombait  la  cause  chartiste,  les  cortès,  dominées  par  l'influence  des 
clubs  et  d'une  partie  de  la  garde  nationale,  avaient  refusé  au  pouvoir  royal 
toute  intervention  dans  la  constitution  du  sénat.  Le  sénat  devait  émaner  di- 
rectement des  collèges  électoraux,  et  la  législature  devait  se  composer  de 
deux  corps  purement  électifs.  A  la  suite  de  ce  vote,  une  scission  s'était 
opérée  dans  le  sein  des  cortès,  et  plusieurs  membres  avaient  cessé  de 
prendre  part  aux  opérations  de  l'assemblée,  qui,  effectivement,  était  sortie 
par  là  de  la  voie  dans  laquelle  elle  avait  marché  jusqu'alors.  Déjà  le  minis- 
tère de  M.  de  Castro  avait  cessé  d'exister;  sa  démission  était  donnée,  et  il 
n'attendait  pour  se  retirer  que  la  nomination  de  ses  successeurs.  Mais  la  dé- 
cision des  cortès  à  l'égard  du  sénat  devint  un  grand  obstacle.  Les  person- 
nages politiques  appelés  à  former  le  noyau  d'une  nouvelle  administration 


REVUE.  — CHRONIQUE.  651 

refusaient  de  subir  cette  loi ,  que  la  couronne  elle-même  trouvait  bien  Jure, 
et  qui  était  bien  plutôt  un  acte  do  représailles  qu'une  affaire  de  principes 
constitutionnels.  On  chercha  donc  à  faire  revenir  les  cortès  sur  une  décision 
d'entraînement,  et  il  paraît  que  l'on  y  a  réussi.  Un  article  du  journal  offi- 
ciel signala  l'espèce  de  violence  sous  l'impression  de  laquelle  l'assemblée 
avait  voté  la  disposition  relative  au  sénat,  la  présence  de  gardes  nationaux 
armés  dans  les  galeries  et  les  couloirs  de  la  salle,  et  même  les  menaces  qui 
avaient  été  proférées.  Quoique  cet  article  ait  provoqué  une  discussion  assez 
vive  et  des  accusations  fort  aigres  contre  M.  Manoel  de  Castro  Pereira,  ex- 
ministre des  affaires  étrangères,  soupçonné  d'en  être  l'auteur,  on  a  cepen- 
dant trouvé  moyen  de  réparer  la  faute  qu'il  indiquait,  et,  par  une  nouvelle 
décision,  les  cortès  ont  accordé  à  la  couronne  le  droit  de  choisir  les  séna- 
teurs sur  une  triple  liste  de  candidats  présentés  par  les  collèges  électoraux, 
€e  qui  est,  comme  l'on  sait,  la  combinaison  adoptée  en  Espagne.  Un  des 
points  fondamentaux  de  la  constitution  se  trouve  ainsi  ramené  à  des  condi- 
tions plus  monarchiques. 

L'heureux  rétablissement  de  la  bonne  intelligence  entre  la  cour  et  l'assem- 
blée a  été  célébré  par  un  dîner  auquel  les  circonstances  ont  donné  l'impor- 
tance d'un  événement  politique.  Les  ministres,  le  vicomte  Das  A.ntas,  les 
principaux  membres  des  cortès,  le  vicomte  de  Reguengo,  qui  a  joué  un 
rôle  si  éminent  dans  les  mesures  adoptées  pour  défendre  Lisbonne  contre  les 
maréchaux  insurgés,  en  un  mot  tous  les  chefs  du  parti  constitutionnel,  se 
sont  trouvés  réunis  autour  de  la  table  royale ,  et  le  prince  Ferdinand  semble 
chercher  à  s'identifier  plus  complètement  avec  la  société  portugaise.  Le  mi- 
nistère lui-même  est  composé  d'hommes  honorables  qui  doivent  inspirer  à 
la  cour  une  entière  confiance.  Leur  énergie  et  leur  résolution  dans  la  der- 
nière crise  peuvent  aussi  rassurer  le  parti  libéral  sur  leurs  intentions;  mais 
Ja  tranquillité  du  Portugal  dépend  toujours  de  l'Angleterre  et  de  son  attitude 
envers  un  gouvernement  qui ,  après  tout ,  ne  lui  est  pas  hostile,  bien  que  les 
nouvelles  institutions  irrévocablement  acquises  au  peuple  portugais  ne  per- 
mettent pius  au  cabinet  de  Saint-James  d'exercer  sur  ses  destinées  une  in- 
lluence  aussi  exclusive  et  aussi  prépondérante  que  par  le  passé. 

Le  Hanovre  et  son  roi  continuent  à  fixer  l'attention  de  l'Allemagne.  On  se 
demande  quel  sera  le  dénouement  de  cette  crise,  si  le  peuple  hanovrien  se 
soumettra  paisiblement  aux  caprices  de  son  nouveau  souverain,  s'il  essaiera 
de  résister,  et  comment  se  manifestera  sa  résistance.  De  tous  les  états  consti- 
tutionnels allemands,  celui  qui  porte  le  plus  vif  intérêt  à  la  question  est  l'état 
de  Hesse-Cassel,  qui  se  croit  menacé  du  même  sort  que  le  Hanovre,  et  sous  le 
même  prétexte ,  si  le  roi  Ernest-Auguste  réussit  à  faire  prévaloir  ses  vues, 
ce  qui  est  assez  probable.  Jusqu'ici  du  moins,  le  pays  est  demeuré  très  calme, 
*t  le  seul  symptôme  d'agitation  et  de  résistance  qui  se  soit  montré  est  la  pro- 
testation de  sept  professeurs  de  l'université  de  Gœttingue,  qui  ont  déclaré 
ne  vouloir  prendre  aucune  part  à  l'élection  d'un  député  autrement  que 
d'après  la  constitution  de  1833.  Le  roi  a  pour  lui  l'armée,  dont  il  a  cherché, 


G52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dès  le  premier  jour  de  son  arrivée  dans  le  royaume,  à  gagner  l'affection ,  une 
aristocratie  puissante,  des  états  provinciaux  où  elle  domine,  et  qu'il  flatte 
du  rétablissement  de  leurs  anciens  privilèges;  il  a  pour  lui  enfin  l'inertie  et 
rindifférence  des  masses,  au  sein  desquelles  n'avait  pas  eu  le  temps  de  pé- 
nétrer l'intelligence  des  principes  constitutionnels.  Ce  qu'on  ne  s'explique 
pas,  c'est  que  les  anciens  ministres ,  qui  avaient  donné  leur  démission,  con- 
sentent maintenant  non-seulement  à  garder  leurs  portefeuilles,  mais  à  recon- 
naître la  suprématie  ofticielle  du  titre  accordé  et  confirmé  à  M.  de  Scheele. 
Dans  la  nouvelle  organisation  du  ministère  hanovrien  que  le  roi  vient  de 
décréter,  un  ministre  d'état  et  de  cabinet  concentre  sur  lui  seul  toute  l'im- 
portance politique;  ses  rapports  immédiats  avec  le  souverain,  l'étendue  de 
ses  pouvoirs,  le  nombre  de  ses  attributions,  tout  contribue  à  le  placer  bien 
au-dessus  des  autres  chefs  de  départemens  ministériels,  qui  ne  sont  guère 
auprès  de  lui  que  de  simples  directeurs.  C'est  beaucoup  plus  qu'un  président 
du  conseil;  c'est  un  chancelier  de  cour  et  d'état,  comme  le  fut  le  prince  de 
Hardenberg,  et  comme  l'est  aujourd'hui  le  prince  de  Metternich.Le  règle- 
ment des  positions  respectives  rappelle  aussi  ce  que  M.  d'Armansperg  avait 
établi  en  Grèce  pour  lui-même  après  la  majorité  du  roi  Olhon. 

Peu  de  jours  avant  la  promulgation  des  ordonnances  qui  abolissent  la 
constitution  de  1833  et  consomment  le  coup  d'état  du  5  juillet,  le  roi  de 
Hanovre  avait,  sous  prétexte  d'alléger  le  service,  renforcé  de  quelques  cen- 
taines d'hommes  la  garnison  de  sa  capitale.  Mais  il  paraît  maintenant  tout- 
à-fait  rassuré  sur  les  suites  de  sa  détermination ,  car  il  est  allé  chercher  assez 
loin  les  plaisirs  de  la  chasse,  en  traversant  une  partie  de  son  royaume.  La 
veille  de  son  départ  de  Hanovre,  il  avait  reçu  en  grande  pompe,  et  avec  une 
solennité  qui  visait  à  l'effet  politique,  les  députations  des  états  provinciaux  , 
auxquelles  il  a  tenu  plusieurs  discours  et  fait  de  brillantes  promesses.  C'est 
en  eux  seuls  qu'il  veut  reconnaître  la  vraie  ,  l'antique  et  traditionnelle  re- 
présentation du  pays,  telle  que  l'ont  connue  ses  pères  ;  et  son  peuple  doit  lui 
savoir  beaucoup  de  gré  qu'avec  ces  sentimens  il  n'ait  pas  convoqué  les  états 
de  1814. 

L'empereur  Nicolas  a  terminé,  le  7  novembre,  son  aventureuse  excur- 
sion dans  les  provinces  méridionales  de  son  vaste  empire.  Sebastopol,  Kertsch, 
Anapa,  Redut-Kalé,  Achalzick,  Erivan,  Tiilis,  Stawropol,  Tscherskask , 
A'Voronesch  et  Moscou,  telles  sont  les  principales  étapes  de  ce  voyage,  que 
l'empereur  a  fait  avec  une  incroyable  rapidité.  Dix-sept  jours  après  son 
arrivée  àTlflis,  à  l'extrémité  méridionale  des  provinces  asiatiques  delà 
Russie,  il  rejoignait  l'impératrice  à  Moscou,  au  centre  du  vieil  empire  russe. 
Il  avait  côtoyé  le  rivage  occidental  de  la  mer  Noire ,  traversé  les  immenses 
territoires  conquis  sur  l'Arménie  et  la  Perse,  longé  le  versant  oriental  du 
Caucase  et  franchi  plusieurs  de  ses  ramifications,  fait  reconnaître  à  Tscher- 
skask le  prince  Cesarewistch  pour  hetman  des  Cosaques  du  Don.  C'était  en 
quelque  sorte  une  nouvelle  prise  de  possession  de  ces  précieuses  conquêtes, 
car  aucun  empereur  russe  nétait  allé  jusqu'à  Tiflis,  et,  pour  la  première 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  653 

fois,  ces  nations  diverses  de  langue ,  d'origine  et  de  religion,  ont  vu  le  sou- 
verain que  leur  a  donné  la  fortune  de  la  guerre.  L'empereur  a  été  heureux; 
il  a  fait  des  inspections  et  des  revues;  il  a  visité  les  établissemens  militaires 
qu'un  gouvernement  militaire  commence  toujours  par  instituer  en  pays  con- 
quis, des  casernes,  des  forteresses,  des  arsenaux.  En  parcourant  à  cheval, 
dans  toute  sa  longueur,  l'épine  dorsale  d'une  des  chaînes  du  Caucase,  il  a 
pu  voir  de  loin  et  mesurer  de  l'œil  ces  vallées  profondes  où  l'indépendance 
des  Circassiens  brave  les  efforts  de  ses  armées.  Mais  il  n'en  est  pas  revenu 
découragé  ni  prêt  à  renoncer  à  son  entreprise.  Ce  n'est  ni  dans  son  carac- 
tère ni  dans  la  nature  des  choses,  et  l'on  peut  être  certain  qu'il  veut  main- 
tenant plus  que  jamais ,  et  qu'il  veut  à  tout  prix  se  rendre  maître  de  l'étroite 
bande  de  terrain  qui  sépare  le  littoral  de  la  mer  Noire  d'avec  les  provinces 
transcaucasiennes. 

La  population  de  ces  vastes  contrées  n'est,  du  reste,  en  proportion  ni 
avec  leur  superficie,  ni  avec  leurs  ressources.  D'après  les  calculs  les  plus  fa- 
vorables, elle  ne  saurait  être  évaluée,  dans  les  provinces  entièrement  sou- 
mises à  la  Russie ,  à  plus  de  huit  cent  soixante-quatre  mille  individus  mâles. 
Mais  les  progrès  de  la  civilisation,  même  sous  l'influence  du  sabre  mosco- 
vite, lui  ouvrent  la  perspective  d'un  immense  développement.  Le  voyage  de 
l'empereur  n'aura  pas  été  stérile  sous  ce  rapport.  En  frappant  l'imagination 
des  peuples,  il  aura  imprimé  un  vigoureux  essor  aux  mesures  d'une  admi- 
nistration qui  ne  connaît  guère  d'obstacles,  parce  qu'elle  ne  compte  jamais 
avec  les  droits,  les  répugnances,  ou  les  préventions  du  sujet. 

On  n'a,  jusqu'à  présent,  sur  le  voyage  de  l'empereur  dans  les  provinces 
iranscaucasiennes,  que  des  détails  sémi-officiels  puisés  à  des  sources  fort 
suspectes.  Ainsi,  on  le  savait  d'avance,  le  prince  a  été  accueilli  partout, 
comme  tous  les  princes,  avec  le  plus  vif  enthousiasme,  et  les  merveilles  sem- 
blaient naître  sous  ses  pas.  Si  l'empereur  avait  eu,  parmi  les  officiers  de  sa 
suite,  un  correspondant  du  Times  ou  du  Morning-Chronicle  ^  il  y  aurait 
sans  doute,  d'après  leurs  récits,  beaucoup  à  rabattre  de  ces  admirations. 
Mais  il  en  resterait  toujours  assez  pour  donner  une  grande  idée  de  la  puis- 
sance russe,  de  la  carrière  dans  laquelle  s'exerce  son  action,  et  des  élémens 
qu'elle  possède  pour  s'accroître  encore.  Quoiqu'elle  sache  faire  parler  d'elle , 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  fort  souvent  l'Europe  ignore  tous  les  déve- 
loppemens  qu'elle  acquiert,  grâce  à  une  persévérance  ,  à  un  esprit  de  suite, 
à  une  vigueur  d'exécution  qui  tient  à  son  organisation  intime.  Sans  rien  en- 
vier à  la  Russie,  nous  souhaitons,  pour  notre  part,  que  la  France  ne  perde 
pas  son  exemple  de  vue ,  et  que  notre  gouvernement  apporte,  dans  la  belle 
et  féconde  question  d'Alger,  l'énergie,  l'intelligence  et  la  persistance  de 
volonté  qui  ont,  en  moins  d'un  siècle,  valu  aux  successeurs  de  Pierre-le- 
Grand  l'empire  de  la  mer  Noire ,  de  la  mer  d'Azof  et  de  la  mer  Caspienne. 
N'oublions  pas,  nous,  que  celui  de  la  Méditerranée  doit  nous  appartenir! 


^^^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Les  quatre  candidats  qui  se  présentaient  pour  recueillir  l'héritage  de 
Ghampoliion  au  Collège  de  France  ont  été  écartés  à  différens  titres,  et  la 
chaire  d'archéologie  est  confiée  par  voie  d'échange  à  l'un  des  professeurs 
chargés  de  l'élection.  M.  Letronne,  collaborateur  de  Ghampoliion  dans  le 
précis  du  système  hiéroglyphique,  consent  à  continuer  l'enseignement  de 
son  illustre  ami.  Toutefois,  nous  devons  ajouter  que  la  chaire  créée  pour 
Ghampoliion  ne  sera  pas  maintenue  dans  sa  spécialité  primitive.  Le  Collège 
de  France  ne  veut  plus  entendre  parler  de  la  langue  égyptienne,  ni  de  ses 
rapports  avec  les  vieilles  écritures  de  l'Egypte.  Il  raie  du  programme  de  son 
enseignement  les  hiéroglyphes  et  l'idiome  copte,  qui  nous  en  promet  la  clé. 
Chose  étrange!  un  seul  des  professeurs  du  Collège  de  France  s'est  occupé 
jadis  sérieusement  de  l'idiome  copte;  M.  Etienne  Quatremère  a  écrit  l'his- 
toire de  cet  idiome,  qui  était,  nous  dit-il,  la  langue  vulgaire  de  l'Egypte 
dans  les  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne,  lorsque  le  culte  égyptien  et 
l'usage  des  caractères  hiéroglyphiques  étaient  encore  en  pleine  vigueur.  II 
a  même  rédigé  un  dictionnaire  de  cet  idiome  fort  riche  et  fort  étendu.  Et 
cependant  M.Etienne  Quatremère  a  soutenu  que  la  langue  copte  n'est  abso- 
lument bonne  à  rien!  Il  est  vrai  que  M.  Etienne  Quatremère,  à  qui  son 
dictionnaire  de  la  langue  copte  a  valu  un  fauteuil  à  l'Académie  des  Inscrip- 
tions et  Belles-Lettres,  n'a  jamais  rien  tiré  de  cet  idiome;  il  est  vrai  que, 
depuis  trente  ans,  il  n'a  rien  su  tirer  des  langues  syriaque  et  chaldaïque,  qui 
sans  doute  sont  appelées  à  jouer  dans  l'explication  des  écritures  assyriennes 
et  babyloniennes  le  même  rôle  que  la  langue  copte  dans  l'explication  des 
écritures  hiéroglyphiques.  Faudra- t-il  donc  croire  que  les  langues  syriaque 
et  chaldaïque  sont  parfaitement  inutiles?  M.  Etienne  Quatremère  semble 
vouloir  nous  amener  à  cette  conclusion ,  car  il  a  soutenu  chaleureusement  la 
candidature  de  M.  Lajard  ,  qui ,  sans  savoir  un  mot  de  syriaque  ni  de  chal- 
déeu,  a  fait  chez  les  Babyloniens  et  les  Assyriens  des  découvertes  merveil- 
leuses ! 

La  langue  égyptienne  repoussée  d'une  part  dans  la  personne  de  M.  Du- 
jardin,  les  origines  nationales  étant  écartées  dans  la  personne  de  M.  Gué- 
rard  ,  il  ne  restait  plus  que  MM.  Lajard  et  Lenormant.  MM.  Etienne  Qua- 
tremère et  Eugène  Burnoufontparu  ajouter  une  foi  entière  aux  découvertes 
de  M.  Lajard;  MM.  Silvestre  de  Sacy  et  Letronne  ont  témoigné  sur  ce 
point  des  doutes  nombreux.  Enfin,  un  des  professeurs  du  Collège  de  France 
s'est  rappelé  fort  à  propos  l'huître  et  les  plaideurs  de  La  Fontaine.  Pour  ter- 
miner le  procès,  il  s'est  adjugé  la  chaire  de  Ghampoliion,  et  les  candidats 
désappointés  n'ont  plus  qu'à  échanger  entre  eux  des  complimens  de  condo- 
léance. Assurément,  le  tour  est  original;  mais  nous  voyons  avec  peine  une 
réunion  d'hommes  éclairés  répudier  des  études  qui  ont  pris  naissance  chez 
nous,  et  qui  ont  fait  peut-être  quelque  honneur  à  la  France. 

Disons  que,  dans  celte  affaire,  le  ministre  de  l'instruction  publique  seul  a 
senti  ce  que  demandait  l'intérêt  de  la  science.  M.  de  Salvandy,  appréciant 
toute  l'importance  de  l'enseignement  pour  lequel  a  été  créée  la  chaire 
d'archéologie  du  Collège  de  France,  a  proposé  aux  professeurs  de  mainte- 
nir dans  cette  chaire  une  large  partie  de  l'enseignement  qu'avait  annoncé 
M. Ghampoliion,  en  instituant,  si  la  chose  était  reconnue  nécessaire,  une 
chaire  nouvelle  pour  l'enseignement  de  l'archéologie  générale,  ou  plutôt  de 
toute  branche  importante  de  l'archéologie  autre  que  l'archéologie  égyptienne. 


REVUE .  —  CHRONIQUE .  655 

L'esprit  éclairé  du  ministre  comprend,  en  effet,  qu'avec  les  riches  musées 
égyptiens  pour  lesquels  le  gouvernement  a  jusqu'à  ce  jour  employé  des 
sommes  considérables,  une  chaire  d'archéologie  égyptienne,  comme  l'en- 
tendait Champoilion,  est  un  complément  indispensable.  Si  le  Collège  de 
France  n'a  pas  cru  devoir  accepter  l'offre  qui  lui  était  faite,  nous  n'en  de- 
vons pas  moins  des  éloges  à  M.  de  Salvandy,  qui  dans  cette  occasion  a  pro- 
tégé de  tout  son  pouvoir  les  vrais  intérêts  de  la  science,  et  cherché  à  pré- 
venir, autant  qu'il  le  pouvait,  une  décision  funeste  aux  études  qui  ont 
l'Egypte  pour  objet. 

—  M.  Lerminier  ouvrira  son  cours  au  Collège  de  France  mardi  5  décembre 
à  deux  heures  moins  un  quart.  Il  continuera  à  la  même  heure,  les  mardi  et 
samedi  de  chaque  semaine.  Il  exposera  les  origines  du  droit  international 
moderne  pendant  le  moyen-âge. 

—  Nous  avons  promis  de  revenir  sur  le  nouvel  ouvrage  de  M.  Didier, 
Une  Année  en  Espagne  (1),  qui,  mieux  que  Rome  souterraine ,  peut  faire  ap- 
précier, dans  l'auteur,  le  talent  pittoresque  uni  à  l'intelligence  élevée  de 
l'histoire.  Depuis  long-temps ,  l'Espagne  n'a  été  le  sujet  d'un  livre  mieux 
fait,  sous  le  double  rapport  de  la  forme  et  du  fond.  Dans  sa  préface, 
M.  Didier  explique,  avec  modestie,  le  but  de  son  livre;  c'est  avant  tout, 
dit-il,  une  œuvre  de  renseignemens  qu'il  a  voulu  faire.  Sans  doute  son 
travail ,  ainsi  restreint ,  a  pu  perdre  eu  attrait  pour  les  amateurs  de  la  rhé- 
torique oiseuse  et  des  prophéties  hasardées,  mais  sa  valeur  s'est  augmentée 
certainement  aux  yeux  des  lecteurs  moins  frivoles.  Ceux  qui  désirent  arri- 
ver par  la  connaissance  des  mœurs  à  l'interprétation  des  faits  historiques, 
consulteront  avec  fruit  cette  relation.  M.  Didier  ne  perd  pas  une  occasion 
d'expliquer  la  situation  politique  de  l'Espagne  par  son  état  moral.  La  partie 
la  plus  étendue  de  son  livre  est  consacrée  à  une  étude,  ainsi  comprise,  de 
la  révolution  espagnole  et  de  la  guerre  civile.  Nous  avons  remarqué  dans 
cette  partie  une  biographie  de  Mina  pleine  d'intérêt ,  le  récit  d'une  émeute 
militaire  à  Madrid ,  et  de  piquantes  esquisses  des  orateurs  et  des  généraux 
de  l'Espagne.  Il  y  a  aussi ,  dans  un  chapitre  sur  la  bureaucratie  espagnole, 
des  réflexions  très  justes  et  une  noble  indignation  qui  s'exprime  avec  élo- 
quence. Comme  tableaux  animés  et  vivans,  nous  citerons  la  foire  de  Mai- 
rena,  la  description  de  Tolède,  la  route  de  Saragosse  à  Madrid.  Mais  ce 
qu'on  lira  sans  doute  avec  le  plus  d'intérêt,  ce  sont  les  révélations  que  con- 
tient le  dernier  chapitre,  sur  la  vie  privée  de  la  reine  Christine  et  sur  le 
mépris  où  est  tombée  la  vieille  étiquette  espagnole.  Nous  ne  saurions  ce- 
pendant approuver  complètement,  à  cet  égard,  la  franchise  dunarrateur.il 
a  eu  le  tort,  selon  nous,  de  confondre  les  conditions  du  récit  de  voyages 
et  de  la  relation  historique.  En  traçant  le  tableau  de  la  décadence  d'une 
grande  monarchie,  il  s'est  trop  peu  souvenu  qu'il  racontait  les  mœurs  de  per- 
sonnes vivantes,  et  qu'il  discutait  des  faits  contemporains.  Il  a  fait  de  l'his- 
toire, en  un  mot,  et  s'est  interdit  scrupuleusement  les  réticences.  En  cela, 
il  s'est  trompé,  nous  le  croyons;  ce  n'était  pas  le  cas  d'aborder  la  tâche  de 
Suétone,  et  d'imiter  son  énergie  familière.  L'erreur  de  M.  Didier  a  d'ail- 
leurs, nous  le  savons,  un  motif  respectable,  et  il  a  pu  croire  que  la  pureté 

(1)  2  vol.  in-£o,  chez  Dumont,  au  Palais-Royal. 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(Je  l'enseignement  ferait  pardonner  la  trivialité  du  récit.  Quoi  qu'il  en  soit , 
la  date  de  la  publication  de  ces  notes  motive  suffisamment  notre  blâme,  et 
la  critique  pourra  toujours  justement  reprocher  à  l'auteur  d'Une  Année  en 
Espagne  ,  d'avoir  été  sincère  et  véridique  avant  le  temps. 

M.  Didier  rappelle  en  finissant  cette  pensée  de  Vico  :  a  Que  l'humanité  pro- 
cède par  voie  de  succession,  jamais  par  saccades.  »  —  «  C'est  ainsi  qu'a  pro- 
cédé, ajoute-t-il,  la  révolution  espagnole  depuis  1830,  et  l'on  doit  remarquer 
que,  malgré  les  mauvais  vouloirs  et  les  obstacles,  malgré  l'impéritie  des 
chefs  et  les  fautes  de  tout  le  monde,  elle  n'a  pas  fait,  depuis  qu'elle  est  en 
route,  un  seul  pas  rétrograde.  »  Le  livre  de  M.  Didier  se  résume  tout 
entier  dans  ce  peu  de  mots.  Il  a  dû  à  cette  conviction  de  pouvoir  em- 
brasser les  détails  et  l'ensemble  d'un  tableau  affligeant  sans  reculer  un 
instant  devant  cette  tache  pénible.  La  vue  la  plus  large  des  hommes  et  des 
choses  est,  en  effet,  la  plus  consolante;  aux  scènes  les  plus  triviales  ou  les 
plus  hideuses  de  l'histoire,  elle  donne,  pour  fond  majestueux  et  calme 
l'éternel  mouvement  des  idées.  Une  observation  moins  étendue  de  la  réalité 
eût  provoqué  plus  d'une  fois  dans  le  voyageur  le  découragement,  la  colère 
ou  le  mépris.  Nous  apprécions  donc  complètement  la  manière  de  voir  de 
M.  Didier;  son  travail,  autrement  compris,  eût  certainement  manqué  d'élé- 
vation et  de  sérénité. 

La  phrase  de  M.  Didier  ne  manque  pas  de  nombre  ni  d'éclat.  Le  carac- 
tère distinctif  de  son  style  est  le  sérieux.  Dans  les  parties  les  plus  familières 
de  son  œuvre, ce  caractère  ne  se  dément  pas.  Quelquefois  même  cette  gra- 
vité continue  dégénère  en  tension  et  en  monotonie.  Toutefois  Une  Année  en 
Espagne  est  moins  reprochable  à  cet  égard  que  Rome  Souterraine,  où  de  très 
belles  pages  péchaient  par  l'exagération. 

Au  surplus,  ce  qu'il  nous  importe  surtout  de  constater  en  finissant,  c'est 
la  valeur  de  ce  livre,  comme  recueil  de  faits  et  de  renseignemens  sur  l'état 
moral  de  l'Espagne.  C'est  à  ce  titre  qu'il  mérite  surtout  de  réussir.  L'étude 
des  mœurs  mène  directement  à  la  connaissance  des  hommes,  à  l'intelligence 
de  l'histoire.  Cette  étude  a  été  trop  négligée  jusqu'à  ce  jour  dans  les  tra- 
vaux auxquels  la  révolution  espagnole  a  servi  de  sujet.  La  critique  doit  donc 
tous  ses  encouragemens  aux  œuvres  qui,  comme  celle  de  M.  Didier,  peu- 
vent nous  ramener  à  une  étude  plus  sérieuse  et  à  une  plus  grande  clair- 
voyance des  évènemens. 

—  M.  Grandville  vient  de  terminer  la  tâche  difficile  qu'il  avait  entre- 
prise; dans  les  spirituelles  compositions  qu'il  a  dessinées  pour  les  Fables  de 
La  Fontaine  (1),  il  a  su  concilier  heureusement  la  vérité  des  modèles  et  l'ex- 
pression des  caractères  humains  figurés  par  les  personnages  du  fabuliste. 
Ce  système  d'interprétation  poursuivi  avec  une  finesse,  une  originalité 
constantes,  assure  à  celte  publication  un  succès  durable.  L'exécution  des 
gravures  et  l'élégance  du  texte  ne  laissent  d'ailleurs  rien  à  désirer. 

(1)  2  vol.  in-8o,  H.  Fournier  aîné,  rue  de  Seine,  IG. 


F.    BULOZ. 


LA 

DERNIÈRE  ALDINI 


SECONDE  PARTIES 


Il  ne  s'agit  pas,  mes  amis,  continua  le  bon  Lélio,  de  vous  raconter 
toutes  les  vicissitudes  par  lesquelles  je  passai  des  grèves  de  Chioggia 
aux  planches  des  premiers  théâtres  de  l'Italie,  et  du  métier  de  pê- 
cheur à  l'emploi  de  primo  tenore;  ce  fut  l'ouvrage  de  quelques  an- 
nées ,  et  ma  réputation  grandit  rapidement  dès  que  le  premier  pas 
fut  fait  dans  la  carrière.  Si  jusque-là  les  circonstances  furent  souvent 
rebelles,  mon  facile  caractère  sut  en  tirer  le  meilleur  parti  possible, 
et  je  puis  dire  que  mes  grands  succès  et  mes  beaux  jours  ne  furent 
pas  payés  trop  cher. 

Dix  ans  après  mon  départ  de  Venise,  j'étais  à  Naples,  et  je  jouais 
Roméo  sur  le  théâtre  de  Saint-Charles.  Le  roi  Murât  et  son  brillant 
état-major,  et  toutes  les  beautés  vaniteuses  ou  vénales  de  l'Italie 
étaient  là.  Je  ne  me  piquais  pas  d'être  un  patriote  bien  éclairé;  mais 
je  ne  partageais  pas  l'engouement  de  cette  époque  pour  la  domination 
étrangère.  Je  ne  me  retournais  pas  vers  un  passé  plus  avilissant  en- 
core; je  me  nourrissais  de  ces  premiers  élémens  du  carbonarisme, 

(1)  Voyez  la  livraison  du  le»  décembre. 

TOME  XII.  --  15  DÉCEMBRE  1837.  42 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  fermentaient  dès-lors,  sans  forme  et  sans  nom ,  de  la  Prusse  à 
la  Sicile. 

Mon  héroïsme  était  naïf  et  brûlant ,  comme  le  sont  les  religions  à 
leur  aurore.  Je  portais  dans  tout  ce  que  je  faisais ,  et  principalement 
dans  l'exercice  de  mon  art,  le  sentiment  de  flerté  railleuse  et  d'in- 
dépendance démocratique  dont  je  m'inspirais  chaque  jour  dans  les 
clubs  et  dans  les  pamphlets  clandestins.  Les  Amis  de  lavériié,  les 
Amis  de  la  lumière,  les  Amis  de  la  liberté,  telles  étaient  les  dénomina- 
tions sous  lesquelles  se  groupaient  les  sympathies  libérales  ;  et  jusque 
dans  les  rangs  de  l'armée  française ,  aux  côtés  même  des  chefs  con- 
quérans,  nous  avions  des  affiliés,  enfans  de  votre  grande  révolu- 
tion, qui,  dans  le  secret  de  leur  ame,  se  promettaient  de  laver  la 
tache  du  18  brumaire. 

J'aimais  ce  rôle  de  Roméo,  parce  que  j'y  pouvais  exprimer  des 
sentimens  de  lutte  guerrière  et  de  haine  chevaleresque.  Lorsque 
mon  auditoire,  à  demi  français,  battait  des  mains  à  mes  élans  dra- 
matiques, je  me  sentais  vengé  de  notre  abaissement  national;  car 
c'était  à  leur  propre  malédiction,  au  souhait  et  à  la  menace  de  leur 
propre  mort,  que  ces  vainqueurs  applaudissaient  à  leur  insu. 

Un  soir,  au  milieu  d'un  de  mes  plus  beaux  momens ,  et  lorsque  la 
salle  semblait  prête  à  crouler  sous  l'explosion  de  l'enthousiasme  gé- 
néral, mes  regards  rencontrèrent,  dans  une  loge  d'avant-scène  tout- 
à-fait  appuyée  sur  le  théâtre,  une  ûgure  impassible  dont  l'aspect  me 
glaça  subitement.  Vous  ne  savez  pas,  vous  autres,  quelles  mystérieuses 
influences  gouvernent  l'inspiration  du  comédien,  comme  l'expression 
de  certains  visages  le  préoccupe,  et  stimule  ou  enchaîne  son  audace. 
Quant  à  moi,  du  moins,  je  ne  sais  pas  me  défendre  d'une  immédiate 
sympathie  avec  mon  public,  soit  pour  m'exalter,  si  je  le  trouve  ré- 
calcitrant, et  le  dominer  par  la  colère,  soit  pour  me  fondre  avec  lui 
dans  un  contact  électrique  et  retremper  ma  sensibilité  à  l'effusion 
de  la  sienne.  Mais  certains  regards,  certaines  paroles,  dites  près  de 
moi  à  la  dérobée,  m'ont  quelquefois  troublé  intérieurement,  au  point 
qu'il  m'a  fallu  tout  l'effort  de  ma  volonté  pour  en  combattre  l'effet. 
La  flgure  qui  me  frappait  en  cet  instant  était  d'une  beauté  vrai- 
ment idéale  ;  c'était  incontestablement  la  plus  belle  femme  qu'il  y  eût 
dans  toute  la  salle  de  San-Carlo.  Cependant  toute  la  salle  rugissait 
et  trépignait  d'admiration,  et  elle  seule,  la  reine  de  cette  soirée, 
semblait  m'étudier  froidement,  et  apercevoir  en  moi  des  défauts 
nappréciables  à  l'œil  du  vulgaire.  C'était  la  muse  du  théâtre,  c'était 
la  sévère  Melpomène  en  personne,  avec  son  ovale  régulier,  son  noir 


LA   DERNIÈRE   ALDINI.  659 

sourcil,  son  large  front,  ses  cheveux  d'ébène,  son  grand  œil  bril- 
lant d'un  sombre  éclat  sous  un  vaste  orbite,  et  sa  lèvre  froide,  dont 
le  sourire  n'adoucit  jamais  l'arc  inflexible;  tout  cela  cependant  avec 
une  admirable  fleur  de  jeunesse  et  des  formes  riches  de  santé,  de 
souplesse  et  d'élégance. 

—  Quelle  est  donc  celte  belle  fille  brune ,  à  l'air  si  froid?  deman- 
dai-je,  dans  l'entr'acte,  au  comte  Nasi,  qui  m'avait  pris  en  grande 
amitié  et  venait  tous  les  soirs  sur  le  théâtre  pour  causer  avec  moi. 

—  C'est  la  fille  ou  la  nièce  de  la  princesse  Grimani,  me  répondit-il  ; 
je  ne  la  connais  pas,  car  elle  sort  de  je  ne  sais  quel  couvent,  et  sa  mère 
ou  sa  tante  est  elle-même  étrangère  à  nos  provinces.  Tout  ce  que  je 
puis  vous  dire,  c'est  que  le  prince  Grimani  l'aime  comme  sa  fille, 
qu'il  la  dotera  bien,  et  que  c'est  un  des  plus  beaux  partis  de  l'Italie; 
ce  qui  n'empêche  pas  que  je  ne  me  mettrai  pas  sur  les  rangs. 

—  Et  pourquoi? 

—  Parce  qu'on  la  dit  insolente  et  vaine,  infatuée  de  sa  naissance, 
et  d'un  caractère  allier.  J'aime  si  peu  les  femmes  de  cette  trempe, 
que  je  ne  veux  seulement  pas  regarder  celle-là  lorsque  je  la  ren- 
contre. On  dit  qu'elle  sera  la  reine  des  bals  de  l'hiver  prochain,  et 
que  sa  beauté  est  merveilleuse.  Je  n'en  sais  rien,  je  n'en  veux  rien 
savoir.  Je  ne  puis  souffrir  non  plus  le  Grimani:  c'est  un  vrai  hidalgo 
de  comédie ,  et  s'il  n'avait  pas  une  belle  fortune  et  une  jeune  femme 
qu'on  dit  aimable,  je  ne  sais  qui  pourrait  se  résoudre  à  l'ennui  de  sa 
conversation,  ou  à  la  raideur  glaciale  de  son  hospitalité. 

Pendant  l'acte  suivant,  je  regardai  de  temps  en  temps  la  loge 
d'avant-scène.  Je  n'étais  plus  préoccupé  de  l'idée  que  j'avais  là  des 
juges  malveillans  ,  puisque  ces  Grimani  avaient  l'habitude  d'un  main- 
tien superbe,  même  avec  les  gens  qu'ils  estimaient  être  de  leur  classe. 
Je  regardai  la  jeune  fille  avec  l'impartialité  d'un  sculpteur  ou  d'un 
peintre ,  elle  me  parut  encore  plus  belle  qu'au  premier  aspect.  Le 
vieux  Grimani,  qui  était  avec  elle  sur  le  devant  de  la  loge ,  avait  une 
assez  belle  tête  austère  et  froide.  Ce  couple  guindé  me  parut  échanger 
quelques  monosyllabes  d'heure  en  heure,  et,  à  la  fin  de  l'opéra,  il 
se  leva  lentement  et  sortit  sans  attendre  le  ballet. 

Le  lendemain  je  vis  le  vieillard  et  la  jeune  fille  à  la  même  place  et 
dans  la  même  attitude  flegmatique  ;  je  ne  les  vis  pas  s'émouvoir  une 
seule  fois,  et  le  prince  Grimani  dormit  délicieusement  pendant  les 
derniers  actes.  La  jeune  personne  me  parut  au  contraire  donner 
toute  son  attention  au  spectacle.  Ses  grands  yeux  étaient  attachés 
sur  moi  comme  ceux  d'un  spectre,  et  ce  regard  fixe,  scrutateur  et 

42. 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

profond,  finit  par  m'être  si  gênant,  que  je  Tévitai  avec  soin.  Mais, 
comme  si  un  mauvais  sort  eût  été  jeté  sur  moi,  plus  j'essayais  d'en 
détourner  mes  yeux,  plus  ils  s'obstinaient  à  rencontrer  ceux  de  la  ma- 
gicienne. Il  y  eut,  dans  ce  mystérieux  magnétisme,  quelque  chose  de 
si  étrangement  puissant,  que  j'en  ressentis  une  terreur  puérile,  et  que 
je  craignis  de  ne  pouvoir  achever  la  pièce  ;  jamais  je  n'avais  éprouvé 
rien  de  semblable.  Il  y  avait  des  instans  où  je  m'imaginais  reconnaître 
cette  figure  de  marbre,  et  je  me  sentais  prêt  à  lui  adresser  amicale- 
ment la  parole.  D'autres  fois  je  croyais  voir  en  elle  mon  ennemi ,  mon 
mauvais  génie,  et  j'étais  tenté  de  lui  jeter  de  violens  reproches. 

La  seconda  donna  vint  ajouter  à  ce  malaise  vraiment  maladif  en 
me  disant  tout  bas  :  Lélio,  prends  garde  à  toi,  tu  vas  attraper  la 
fièvre.  Il  y  a  là  une  femme  qui  te  donnera  Vocchiaia  (1). 

J'avais  cru  fermement  à  l'occhiata  pendant  la  plus  longue  moitié 
de  ma  vie.  Je  n'y  croyais  plus,  mais  l'amour  du  merveilleux ,  qu'on 
ne  déloge  pas  aisément  d'une  tête  italienne  et  surtout  de  celle  d'un 
enfant  du  peuple,  m'avait  jeté  dans  les  rêveries  les  plus  exagérées 
du  magnétisme  animal.  C'était  l'époque  où  ces  belles  fantaisies  étaient 
en  pleine  floraison  par  le  monde.  Hoffmann  écrivait  ses  contes  fan- 
tastiques, et  le  magnétisme  était  le  pivot  mystérieux  sur  lequel  tour- 
naient toutes  les  espérances  de  l'illuminisme.  Soit  que  cette  faiblesse 
se  fût  emparée  de  moi  au  point  de  me  gouverner,  soit  qu'elle  me 
surprît  dans  un  moment  où  j'étais  disposé  à  la  maladie,  je  me  sentis 
saisi  de  frissons,  et  je  faillis  m'évanouir  en  rentrant  en  scène.  Ce 
misérable  accablement  fit  enfin  place  à  la  colère,  et,  dans  un  moment 
où  je  m'approchais  de  l'avant-scène  avec  la  Checchina  (  cette  seconda 
donna  qui  m'avait  signalé  le  mauvais  œil  ),  je  lui  dis ,  en  lui  désignant 
ma  belle  ennemie  et  de  manière  à  n'être  pas  entendu  par  le  public, 
ces  mots  parodiés  d'une  de  nos  plus  belles  tragédies  : 

Bella  6  stupida. 

L'éclat  de  la  colère  monta  au  front  de  la  signora.  Elle  fit  un  mouve- 
ment pour  ré'veiller  le  prince  Grimani  qui  dormait  de  toute  son  ame; 
puis  elle  s'arrêta  tout  d'un  coup,  comme  si  elle  eût  changé  d'avis,  et 
resta  les  yeux  toujours  attachés  sur  moi ,  mais  avec  une  expression 
de  vengeance  et  de  menace  qui  semblait  dire  :  Tu  t'en  repentiras. 

Le  comte  Nasi  s'approcha  de  moi  comme  je  quittais  le  théâtre  après 
la  représentation  :  —  Lélio,  me  dit-il ,  vous  êtes  amoureux  de  la  Gri- 

(1)  Le  regard  du  mauvais  œil.  C'est  une  superstition  répandue  dans  toute  l'Italie.  A  Na- 
ples,  on  porte  des  talismans  en  corail  pour  s'en  préserver. 


LA  DERNIÈRE  ALDINI.  661 

mani.  —  Suis-je  donc  ensorcelé  ?  m'écriai-je,  et  d'où  vient  que  je  ne  puis 
me  débarrasser  de  cette  apparition?  —  Et  tu  ne  t'en  débarrasseras 
pas  de  long-temps,  pauvret,  me  dit  la  Checchina  d'un  air  demi-naïf, 
demi-moqueur;  cette  Grimani,  c'est  le  diable.  Attends,  ajouta-t-elle 

en  me  prenant  le  bras,  je  me  connais  en  fièvre,  et  je  gagerais 

Corpo délia  Maclona!  s'écria-t-elle  en  pâlissant,  tu  as  une  fièvre  terri- 
ble ,  mon  pauvre  Lélio  ! 

—  On  a  toujours  la  fièvre  quand  on  joue  et  quand  on  chante  de 
manière  à  la  donner  aux  autres,  dit  le  comte;  venez  souper  avec  moi , 
Lélio. 

Je  refusai  cette  offre;  j'étais  malade  en  effet.  Dans  la  nuit,  j'eus 
une  fièvre  violente ,  et  le  lendemain  je  ne  pus  me  lever.  La  Checchina 
vint  s'installer  à  mon  chevet,  et  ne  me  quitta  pas  tout  le  temps  que  je 
fus  malade. 

La  Checchina  était  une  fille  de  vingt  ans ,  grande ,  forte ,  et  d'une 
Leauté  un  peu  virile ,  quoique  blanche  et  blonde.  Elle  était  ma  sœur 
et  ma  parente  y  c'est-à-dire  qu'elle  était  de  Chioggia  comme  moi. 
Comme  moi,  fille  d'un  pêcheur,  elle  avait  long-temps  employé  sa 
force  à  battre,  à  coups  de  rames,  les  flots  de  l'Adriatique.  Un 
amour  sauvage  de  l'indépendance  lui  fit  chercher  dans  la  beauté  de 
sa  voix  le  moyen  de  s'assurer  une  profession  libre  et  une  vie  nomade. 
Elle  avait  fui  la  maison  paternelle  et  s'était  mise  à  courir  le  monde  à 
pied,  chantant  sur  les  places  publiques.  Le  hasard  me  l'avait  fait 
rencontrer  à  Milan,  dans  un  hôtel  garni  où  elle  chantait  devant  la 
table  d'hôtes.  A  son  accent  je  l'avais  reconnue  pour  une  Chioggiote; 
je  l'avais  interrogée,  je  m'étais  rappelé  l'avoir  vue  enfant,  mais  je 
m'étais  bien  gardé  de  me  faire  connaître  d'elle  pour  un  parent ,  et 
surtout  pour  ce  Daniele  Gemello  qui  avait  quitté  le  pays  un  peu 
brusquement,  à  la  suite  d'un  duel  malheureux.  Ce  duel  avait  coûté 
la  vie  à  un  pauvre  diable  et  le  repos  de  bien  des  nuits  à  son  meurtrier. 

Permettez-moi  de  glisser  rapidement  sur  ce  fait,  et  de  ne  pas  évo- 
quer un  souvenir  amer  durant  notre  placide  veillée.  Il  me  suffira  de 
dire  à  Zorzi  que  le  duel  à  coups  de  couteau  était  encore  en  pleine 
vigueur  à  Chioggia  dans  ma  jeunesse,  et  que  toute  la  population  ser- 
vait de  témoin.  On  se  battait  en  plein  jour,  sur  la  place  publique,  et 
on  vengeait  une  injure  par  l'épreuve  des  armes  comme  aux  temps  de 
la  chevalerie.  Le  triste  succès  des  miennes  m'exila  du  pays,  car  le 
podestat  n'était  pas  tolérant  à  cet  égard,  et  les  lois  poursuivaient 
avec  sévérité  les  restes  de  ces  vieilles  coutumes  féroces.  Ceci  vous 
expliquera  pourquoi  j'avais  toujours  caché  l'histoire  de  mes  pre- 


t)62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mières  années ,  et  pourquoi  je  courais  le  monde  sous  le  nom  de  Lè- 
lio,  faisant  passer  en  secret  de  l'argent  à  ma  famille,  lui  écrivant  avec 
précaution,  et  ne  lui  révélant  même  pas  quels  étaient  mes  moyens 
d'existence,  de  crainte  qu'en  correspondant  avec  moi,  elle  ne  s'at- 
tirât trop  ouvertement  l'inimitié  des  familles  chioggiotes  que  la  mort 
de  mon  agresseur  avait  plus  ou  moins  aigries. 

Mais  comme  un  reste  d'accent  vénitien  trahissait  mon  origine  ,  je 
me  donnais  pour  natif  de  Palestrina,  et  laChecchina  avait  pris  l'habi- 
tude de  m'appeler  tour  à  tour  son  paijs,  son  cousin  et  son  compère. 

Grâce  à  mes  soins  et  à  ma  recommandation,  la  Checcliin a  acquit 
rapidementun  très  beau  talent,  et,  à  l'époque  de  ma  vie  dont  je  vous 
fais  le  récit,  elle  venait  d'être  engagée  honorablement  dans  la  troupe 
de  San-Carlo. 

C'était  une  étrange  et  excellente  créature  que  cette  Checchina  :  elle 
avait  singulièrement  gagné  depuis  le  moment  où  je  l'avais  ramassée 
pour  ainsi  dire  sur  le  pavé;  mais  il  lui  restait  et  il  lui  reste  encore 
une  certaine  rusticité  qu'elle  ne  perd  pas  toujours  à  point  sur  la  scène, 
et  qui  fait  d'elle  la  première  actrice  du  monde  dans  les  rôles  de  Zer- 
lina.  Dès-lors  elle  avait  corrigé  beaucoup  de  l'ampleur  de  ses  gestes 
et  de  la  brusquerie  de  son  intonation  ;  mais  elle  conservait  encore 
assez  pour  être  bien  près  du  comique  dans  le  pathétique.  Cependant, 
comme  elle  avait  de  l'intelligence  et  del'ame,  elle  s'élevait  à  une  hau- 
teur relative ,  dont  le  public  ne  pouvait  pas  lui  savoir  tout  le  gré 
qu'elle  méritait.  Les  avis  étaient  partagés  sur  son  compte,  et  un  abbé 
disait  qu'elle  frisait  le  sublime  et  le  bouffon  de  si  près,  qu'entre  les 
deux  il  ne  restait  plus  assez  de  place  pour  ses  grands  bras. 

Par  malheur,  la  Checchina  avait  un  travers  dont  ne  sont  pas  exempts 
du  reste  les  plus  grands  artistes.  Elle  ne  se  plaisait  qu'aux  rôles  qui 
lui  étaient  défavorables,  et,  méprisant  ceux  où  elle  pouvait  déployer 
sa  verve,  sa  franchise  et  son  allégresse  pétulante ,  elle  voulait  abso- 
lument produire  de  grands  effets  dans  la  tragédie.  En  véritable  vil- 
lageoise, elle  était  enivrée  de  la  richesse  du  costume,  et  s'imaginait 
réellement  être  reine  quand  elle  portait  le  diadème  et  le  manteau.  Sa 
grande  taille  bien  découplée,  son  allure  dégagée  et  quasi-martiale, 
faisaient  d'elle  une  magnifique  statue  lorsqu'elle  était  immobile.  Mais 
à  chaque  instant  le  geste  exagéré  trahissait  la  jeune  barcarole;  et 
quand  je  voulais  l'avertir  en  scène  de  se  modérer,  je  lui  disais  tout 
has  :  Per  Dio,  non  vogar,  non  siamo  qui  sulV  Adrialïco. 

Si  la  Checchina  avait  été  ma  maîtresse,  c'est  ce  qu'il  vous  importe 
peu  de  savoir,  je  présume  ;  je  puis  afûrmer  seulement  qu'elle  ne 


LA  DERNIERE   ALDINI.  665 

rétait  point  à  l'époque  dont  je  vous  entretiens,  et  que  je  ne  devais 
plus  ses  soins  affectueux  qu'à  la  bonté  de  son  cœur  et  à  la  Cdélité 
de  sa  reconnaissance  ;  elle  a  toujours  été  pour  moi  une  amie  et  une 
sœur  dévouée,  et  s'exposa  hardiment  mainte  fois  à  rompre  avec  ses 
amans  les  plus  brillans ,  plutôt  que  de  m'abandonner  ou  de  me  né- 
gliger, quand  ma  santé  ou  mes  intérêts  réclamaient  son  zèle  ou  son 
concours. 

Elle  s'installa  donc  au  pied  de  mon  lit,  et  ne  me  quitta  pas  qu'elle 
ne  m'eût  guéri.  Son  assiduité  auprès  de  moi  contrariait  bien  un  peu 
le  comte  Nasi,  qui  pourtant  était  mon  ami  sincère ,  et  se  flait  à  ma 
parole,  mais  qui  m'avouait  à  moi-même  ce  qu'il  appelait  sa  misérable 
faiblesse.  Lorsque  j'exhortais  laChecchina  à  ménager  les  susceptibi- 
lités involontaires  de  cet  excellent  jeune  homme  :  —  Laisse  donc,  me 
disait-elle,  ne  vois-tu  pas  qu'il  faut  l'habituer  à  respecter  mon  indé- 
pendance? Crois-tu  que,  quand  je  serai  sa  femme,  je  consentirai  à 
abandonner  mes  amis  du  théâtre  et  à  m'occuper  de  ce  que  les  gens 
du  monde  penseront  de  moi?  N'en  crois  rien,  Lélio,  je  veux  rester 
libre  et  n'obéir  jamais  qu'à  la  voix  de  mon  cœur.  —  Elle  se  per- 
suadait assez  gratuitement  que  le  comte  était  bien  déterminé  à 
l'épouser;  et  à  cet  égard,  elle  avait,  à  un  merveilleux  degré,  le  don 
de  se  faire  illusion  sur  la  force  des  passions  qu'elle  inspirait:  rien  ne 
pouvait  se  comparer  à  sa  conflance  en  face  d'une  promesse ,  si  ce 
n'est  sa  philosophique  insouciance  et  son  détachement  héroïque  en 
face  d'une  déception. 

Je  souffris  beaucoup,  ma  maladie  faillit  même  prendre  un  carac- 
tère grave.  Les  médecins  me  trouvaient  dans  une  disposition  hyper- 
trophique  très  prononcée ,  elles  vives  douleurs  que  je  ressentais  au 
cœur,  l'affluence  du  sang  vers  cet  organe ,  nécessitèrent  de  nom- 
breuses saignées.  Le  reste  de  cette  saison  fut  donc  perdu  pour  moi, 
et,  dès  que  je  fus  convalescent,  j'allai  prendre  du  repos  et  respirer 
un  air  doux  au  pied  des  Apennins,  vers  Cafaggiolo,  dans  une  belle 
villa  que  le  comte  possédait  à  quelques  lieues  de  Florence.  Il  me  pro- 
mit de  venir  m'y  rejoindre  avec  la  Ghecchina,  aussitôt  que  les  repré- 
sentations pour  lesquelles  elle  était  engagée  lui  permettraient  de 
quitter  Naples. 

Quelques  jours  de  cette  charmante  solitude  me  remirent  assez  bien 
pour  qu'il  me  fut  permis  d'essayer,  tantôt  à  cheval  et  tantôt  à  pied, 
d'assez  longues  promenades  à  travers  les  gorges  étroites  et  les  ravines 
pittoresques  qui  forment  comme  un  premier  degré  aux  masses  im- 
posantes de  l'xVpennin.  Dans  mes  rêveries ,  j'appelais  cette  région  le 


664.  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

-proscenium  de  la  grande  montagne,  et  j'aimais  à  y  chercher  quelque 
amphithéâtre  de  collines  ou  quelque  terrasse  naturelle  bien  disposée 
pour  m'y  livrer  tout  seul  et  loin  des  regards  à  des  élans  de  décla- 
mation lyrique ,  auxquels  répondaient  les  sonores  échos  ou  le  bruit 
mystérieux  des  eaux  murmurantes  fuyant  sous  les  rochers. 

Un  jour,  je  me  trouvai  sans  m'en  apercevoir  vers  la  route  de  Flo- 
rence. Elle  traversait ,  comme  un  ruban  éclatant  de  blancheur,  des 
plaines  verdoyantes,  doucement  ondulées ,  et  semées  de  beaux  jar- 
dins, de  parcs  touffus  et  d'élégantes  villas.  En  cherchant  à  m'orien- 
ter,  je  m'arrêtai  à  la  porte  d'une  de  ces  belles  habitations.  Cette 
porte  se  trouvait  ouverte  et  laissait  voir  une  allée  de  vieux  arbres 
entrelacés  mystérieusement.  Sous  cette  voûte  sombre  et  voluptueuse 
se  promenait  à  pas  lents  une  femme  d'une  taille  élancée  et  d'une  dé- 
marche si  noble,  que  je  m'arrêtai  pour  la  contempler  et  la  suivre  des 
yeux  le  plus  long-temps  possible.  Comme  elle  s'éloignait  sans  pa- 
raître disposée  à  se  retourner,  il  me  prit  une  irrésistible  fantaisie  de 
voir  ses  traits ,  et  j'y  succombai  sans  trop  me  soucier  de  faire  une 
inconvenance  et  de  m'attirer  une  mortification.  Que  sait-on?  me 
disais-je,  on  trouve  parfois  dans  notre  doux  pays  des  fem.mes  si  in- 
dulgentes I  Et  puis  je  me  disais  que  ma  figure  était  trop  connue 
pour  qu'il  me  fût  possible  d'être  jamais  pris  pour  un  voleur.  Enfin, 
je  comptais  sur  cette  curiosité  qu'on  éprouve  généralement  à  voir  de 
près  les  manières  et  les  traits  d'un  artiste  un  peu  renommé. 

Je  m'aventurai  donc  dans  l'allée  couverte,  et  marchant  à  grands 
pas,  j'allais  atteindre  la  promeneuse,  lorsque  je  vis  venir  à  sa  ren- 
contre un  jeune  homme  mis  à  la  dernière  mode  et  d'une  jolie  figure 
fade,  qui  m'aperçut  avant  que  j'eusse  le  temps  de  m'enfoncer  sous 
le  taillis.  J'étais  à  trois  pas  du  noble  couple.  Le  jeune  homme  s'arrêta 
devant  la  dame,  lui  offrit  son  bras,  et  lui  dit  en  me  regardant  d'un 
air  aussi  surpris  que  possible  pour  un  homme  parfaitement  cravaté  ; 

—  Ma  chère  cousine,  quel  est  donc  cet  homme  qui  vous  suit? 

La  dame  se  retourna,  et  à  sa  vue  j'éprouvai  une  émotion  assez 
vive  pour  réveiller  un  instant  mon  mal.  Mon  cœur  eut  un  tressaille- 
ment nerveux  très  aigu  en  reconnaissant  la  jeune  personne  qui  me 
regardait  si  étrangement  de  sa  loge  d'avant-scène,  lors  de  l'invasion 
de  ma  maladie,  à  Naples.  Sa  figure  se  colora  légèrement,  puis  pâht 
un  peu.  Mais  aucun  geste,  aucune  exclamation  ne  trahit  son  étonne- 
ment  ou  son  indignation.  Elle  me  toisa  de  la  tête  aux  pieds  avec  un 
calme  dédaigneux,  et  répondit  avec  un  aplomb  inconcevable  : 

—  Je  ne  le  connais  pas. 


LA  DERNIÈRE   ALDINI.  665 

Cette  singulière  assertion  piqua  ma  curiosité.  Il  me  sembla  voir 
dans  cette  jeune  fille  un  orgueil  si  bizarre  et  une  dissimulation  si  con- 
sommée, que  je  me  sentis  entraîné  tout  d'un  coup  à  risquer  quelque 
folle  aventure.  Nous  autres  bohémiens,  nous  ne  nous  laissons  pas 
beaucoup  imposer  par  les  usages  du  monde  et  par  les  lois  de  la  con- 
venance; nous  n'avons  pas  grand'peur  d'être  repoussés  de  ces  théâtres 
particuliers  où  le  monde  à  son  tour  pose  devant  nous,  et  où  nous 
sentons  si  bien  la  supériorité  de  l'artiste,  car  là  personne  ne  sait  nous 
rendre  les  vives  émotions  que  nous  savons  donner.  Les  salons  nous 
ennuient  et  nous  glacent,  en  retour  de  la  chaleur  et  de  la  vie  que 
nous  y  portons.  J'abordai  donc  fièrement  mes  nobles  hôtes,  fort  peu 
soucieux  de  la  manière  dont  ils  m'accueilleraient,  et  résolu  à  m'in- 
troduire  dans  la  maison  sous  le  premier  prétexte  venu. 

Je  saluai  gravement,  et  me  donnai  pour  un  accordeur  d'instrumens 
qu'on  avait  envoyé  chercher  à  Florence  d'une  maison  de  campagne 
dont  j'affectai  d'estropier  le  nom. 

—  Ce  n'est  point  ici.  Vous  pouvez  vous  en  aller,  me  répondit  sèche- 
ment la  signora.  Mais  en  véritable  fiancé  le  cousin  vint  à  mon  aide. 

—  Chère  cousine ,  dit-il,  votre  piano  est  tout-à-fait  discord;  si 
monsieur  avait  le  temps  d'y  passer  une  heure,  nous  pourrions  faire 
de  la  musique  ce  soir.  Je  vous  en  prie!  Est-ce  que  vous  n'y  consen- 
tirez pas  ? 

La  jeune  Grimani  eut  un  méchant  sourire  sur  les  lèvres  en  répon- 
dant :  —  C'est  comme  il  vous  plaira ,  mon  cousin. 

Veut-elle  se  divertir  de  moi  ou  de  lui?  pensai-je.  Peut-être  de  tous 
les  deux.  Je  m'inclinai  légèrement  en  signe  d'assentiment.  Alors  le 
cousin,  avec  une  politesse  nonchalante,  me  montra  une  porte  de  glaces 
au  bout  de  l'avenue,  qui,  s'abaissant  en  berceau,  cachait  la  façade 
de  la  villa. 

—  Voyez,  monsieur,  me  dit-il,  au  fond  du  grand  salon  de  compa- 
gnie, vous  trouverez  un  salon  d'études.  Le  forte-piano  est  là.  J'au- 
rai l'honneur  de  vous  revoir  quand  vous  aurez  fini.  — Et  s'adressant 
à  sa  cousine  ;  Voulez-vous,  lui  dit-il,  que  nous  allions  jusqu'à  la  pièce 
d'eau? 

Je  la  vis  encore  sourire  imperceptiblement,  mais  avec  une  joie 
concentrée  de  la  mortification  que  j'éprouvais,  tandis  qu'elle  me  lais- 
sait aller  d'un  côté  et  continuait  sa  promenade  en  sens  opposé,  ap- 
puyée sur  son  gracieux  et  honorable  cousin. 

Ce  n'est  pas  une  chose  bien  difficile  que  d'accorder  un  piano, 
et  quoique  je  ne  l'eusse  jamais  essayé,  je  m'en  tirai  assez  bien;  seu- 


REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

lement  j'y  mis  beaucoup  plus  de  temps  qu'il  n'en  eût  fallu  à  une  main 
expérimentée,  et  je  voyais,  avec  un  peu  d'impatience,  le  soleil  s'abais- 
ser vers  la  cime  des  arbres;  car  je  n'avais  d'autre  prétexte,  pour 
revoir  ma  singulière  héroïne ,  que  de  lui  faire  essayer  le  piano  lors- 
qu'il serait  d'accord.  Je  me  hâtais  donc  assez  maladroitement,  lors- 
qu'au milieu  du  monotone  carillon  dont  je  m'étourdissais,  je  levai  la 
tête  et  vis  la  jeune  signora  devant  moi,  à  demi  tournée  vers  la  che- 
minée, mais  m'observant  dans  la  glace  avec  une  malicieuse  attention. 
Rencontrer  son  oblique  regard  et  l'éviter  fut  l'affaire  d'une  seconde. 
Je  continuai  ma  besogne  avec  le  plus  grand  sang-froid,  résolu  à  mon 
tour  d'observer  l'ennemi  et  de  le  voir  venir. 

La  Grimani  (je  continuai  à  lui  donner  ce  nom  en  moi-même,  ne 
lui  en  connaissant  pas  d'autre  )  feignit  d'arranger  avec  beaucoup  de 
soin  des  fleurs  dans  les  vases  de  la  cheminée;  puis  elle  dérangea  un 
fauteuil,  le  remit  à  la  place  d'où  elle  venait  de  l'ôter,  laissa  tomber 
son  éventail,  le  ramassa  avec  un  grand  frôlement  de  robe,  ouvrit 
une  fenêtre  qu'elle  referma  aussitôt,  et  voyant  que  j'étais  décidé  à  ne 
m'apercevoirde  rien,  elle  prit  le  parti  de  laisser  tomber  un  tabouret 
sur  le  bout  de  son  joli  petit  pied  et  de  faire  une  exclamation  doulou- 
reuse. Je  fus  assez  sot  pour  laisser  brusquement  tomber  la  clé  à 
marteau  sur  les  cordes  métalliques  qui  exhalèrent  un  gémissement 
lamentable.  La  signora  frissonna,  haussa  les  épaules,  et  reprenant 
tout  d'un  coup  son  sang-froid ,  comme  si  nous  eussions  joué  une 
scène  de  parodie,  elle  me  regarda  fixement  en  disant  :  —  Cosa, 
s'ignore  ? 

—  J'ai  cru  que  votre  seigneurie  me  parlait ,  répondis-je  avec  la 
même  tranquillité.  Et  je  me  remis  à  l'ouvrage.  Elle  resta  debout  au 
milieu  de  la  chambre,  comme  pétrifiée  d'étonnement  devant  tant 
d'audace,  ou  comme  frappée  d'une  incertitude  subite  sur  mon  iden- 
tité avec  le  personnage  qu'elle  avait  cru  reconnaître.  Enfin  elle  s'im- 
patienta et  me  demanda  presque  grossièrement  si  j'avais  bientôt  fini. 
—  Oh  !  mon  Dieu,  non  !  signora,  lui  répondis-je,  car  voici  une  corde 
cassée. —  En  même  temps  je  tournai  brusquement  la  clé  sur  la  cheville 
que  je  serrais ,  et  je  fis  sauter  la  corde.  -—Il  me  semble ,  reprit-elle, 
que  ce  piano  vous  donne  beaucoup  de  peine.  —  Beaucoup,  repris-je, 
toutes  les  cordes  cassent.  —  Et  j'en  fis  sauter  une  seconde.  —  C'est 
comme  un  fait  exprès,  s'écria-t-elle.  -— Oui,  en  vérité,  repris-je  en- 
core, c'est  un  fait  exprès.  —  Le  cousin  entra  dans  cet  instant,  et,  pour 
le  saluer,  je  fis  sauter  une  troisième  corde.  C'était  une  des  dernières 
basses,  elle  fit  une  détonation  épouvantable.  Le  cousin,  qui  ne  s'y 


LA  DERNIÈRE   ALDINI.  66T 

attendait  point ,  fit  un  pas  en  arrière,  et  la  signera  partit  d'un  éclat 
de  rire.  Ce  rire  me  parut  étrange.  Il  n'allait  ni  à  sa  figure ,  ni  à  son 
maintien;  il  avait  quelque  chose  d'âpre  et  de  saccadé,  qui  déconcerta 
le  pauvre  cousin ,  si  bien  que  j'en  eus  presque  pitié.  —  Je  crains  bien, 
dit  la  signora,  lorsque  la  fin  de  cette  crise  nerveuse  lui  permit  de 
parler,  que  nous  ne  puissions  pas  faire  de  musique  ce  soir.  Ce  pauvre 
vieux  cembalo  est  ensorcelé,  toutes  les  cordes  cassent.  C'est  un  fait 
surnaturel,  je  vous  assure,  Hector;  il  suffit  de  les  regarder  pour 
qu'elles  se  tordent  et  se  brisent  avec  un  bruit  affreux.  —  Puis  elle  re- 
commença à  rire  aux  éclats,  sans  que  sa  figure  en  reçût  le  moindre 
enjouement.  Le  cousin  se  mil  à  rire  par  obéissance,  et  fut  tout  à 
coup  interrompu  par  ces  mots  de  la  signora  :  —  Mon  Dieu  !  mon 
cousin,  ne  riez  donc  pas ,  vous  n'en  avez  pas  la  moindre  envie. 

Le  cousin  me  parut  très  habitué  à  être  raillé  et  tourmenté.  Mais 
il  fut  blessé  sans  doute  que  la  chose  se  passât  devant  moi,  car  il  dit 
d'un  ton  fâché  :  —  Et  pourquoi  donc,  cousine,  n'aurais-je  pas  envie 
de  rire  aussi  bien  que  vous?  —  Parce  que  je  vous  dis  que  cela  n'est 
pas ,  répondit  la  signora.  Mais,  dites-moi  donc,  Hector,  ajouta-t-elle 
sans  se  soucier  de  la  bizarrerie  de  la  transition,  avez- vous  été  à 
San-Garlo  cette  année?  — Non,  ma  cousine. , —  En  ce  cas,  vous  n'avez 
pas  entendu  le  fameux  Lélio? 

Elle  prononça  ces  derniers  mots  avec  emphase;  mais  elle  n'eut  pas 
l'impudence  de  me  regarder  tout  de  suite  après,  et  j'eus  le  temps 
de  réprimer  le  tressaillement  que  me  causa  ce  coup  de  pierre  au 
beau  milieu  du  visage. 

—  Je  ne  l'ai  ni  entendu ,  ni  vu ,  dit  le  naïf  cousin ,  mais  j'en  ai  beau- 
coup ouï  parler.  C'est  un  grand  artiste,  à  ce  qu'on  assure. 

—  Très  grand,  répartit  la  Grimani ,  plus  grand  que  vous  de  toute 
la  tête.  Tenez!  il  est  de  la  taille  de  monsieur...  Le  connaissez-vous, 
monsieur?  ajouta-t-elle  en  se  tournant  vers  moi.  — Je  le  connais 
beaucoup,  signora,  répondis-je  d'un  ton  acerbe;  c'est  un  très  beau 
garçon,  un  très  grand  comédien,  un  admirable  chanteur,  un  causeur 
très  spirituel,  un  aventurier  hardi  et  facétieux,  et  de  plus  intrépide 
duelliste,  ce  qui  ne  gâte  rien. 

La  signora  regarda  son  cousin,  et  me  regarda  ensuite  d'un  air 
insouciant  comme  pour  me  dire  :  Peu  m'importe.  Puis  elle  éclata  de 
nouveau  d'un  rire  inextinguible,  qui  n'avait  rien  de  naturel  et  qui  ne 
se  communiqua  ni  au  cousin,  ni  à  moi.  Je  me  remis  à  poursuivre  la 
dominante  sur  le  clavier,  et  le  signor  Ettore  piétina  avec  impatience, 
çt,  fit  crier  ses  bottes  neuves  sur  le  parquet,  comme  un  homme  fort 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mécontent  de  la  conversation  qui  s'établissait  si  cavalièrement  entre 
un  ouvrier  de  mon  espèce  et  sa  noble  fiancée. 

—  Ah  çal  mon  cousin,  n'allez  pas  croire  ce  que  monsieur  vous 
dit  de  Lélio,  reprit  brusquement  la  signora  en  interrompant  son  rire 
convulsif.  Quant  à  la  grande  beauté  du  personnage ,  je  n'y  saurais 
contredire,  car  je  ne  l'ai  pas  regardé,  et  sous  le  fard,  sous  les  faux 
cheveux  et  les  fausses  moustaches,  un  acteur  peut  toujours  sembler 
jeune  et  beau.  Mais  quant  à  être  un  admirable  chanteur  et  un  bon 
comédien ,  je  le  nie.  Il  chante  faux  d'abord ,  et  ensuite  il  joue  détes- 
tablement.  Sa  déclamation  est  emphatique,  son  geste  vulgaire, 
l'expression  de  ses  traits  guindée.  Quand  il  pleure,  il  grimace;  quand 
il  menace,  il  hurle;  quand  il  est  majestueux,  il  est  ennuyeux;  et 
dans  ses  meilleurs  momens ,  c'est-à-dire  lorsqu'il  se  tient  coi  et  ne  dit 
mot ,  on  peut  lui  appliquer  le  refrain  de  la  chanson  : 

Brutto  è,  piuchè  stupido. 

Je  suis  fâchée  de  n'être  pas  de  l'avis  de  monsieur,  mais  je  suis  de 
l'avis  du  public,  moi!  Ce  n'est  pas  ma  faute  si  Lélio  n'a  pas  eu  le 
moindre  succès  à  San-Garlo,  et  je  ne  vous  conseille  pas,  mon  cousin^ 
de  faire  le  voyage  de  Naples  pour  le  voir. 

Ayant  reçu  cette  cinglante  leçon ,  je  faillis  un  instant  perdre  la  tête 
et  chercher  querelle  au  cousin  pour  punir  la  signora  ;  mais  le  digne 
garçon  ne  m'en  laissa  pas  le  temps.  Yoilà  bien  les  femmes!  s'écria- 
t-il,  et  surtout  voilà  bien  vos  inconcevables  caprices,  ma  cousine!  Il 
n'y  a  pas  plus  de  trois  jours,  vous  me  disiez  que  Lélio  était  le  plus 
bel  acteur  et  le  plus  inimitable  chanteur  de  toute  l'Italie.  Sans  doute, 
vous  me  direz  demain  le  contraire  de  ce  que  vous  dites  aujourd'hui, 
sauf  à  revenir  après-demain...  —  Demain  et  après,  et  tous  les  jours 
de  ma  vie,  cher  cousin,  interrompit  précipitamment  la  signora,  je 
dirai  que  vous  êtes  un  fou,  et  Lélio  un  sot.  —  Brava  signora,  re- 
prit le  cousin  à  demi-voix  en  lui  offrant  son  bras  pour  sortir  du  salon, 
on  est  un  fou  quand  on  vous  aime,  et  un  sot  quand  on  vous  déplaît. 
—  Avant  que  vos  seigneuries  se  retirent ,  dis-je  alors  sans  trahir  la 
moindre  émotion ,  je  leur  ferai  observer  que  ce  piano  est  en  trop 
mauvais  état  pour  que  je  puisse  le  réparer  entièrement  aujourd'hui. 
Je  suis  forcé  de  me  retirer;  mais,  si  vos  seigneuries  le  désirent,  je 
reviendrai  demain.—  Certainement,  monsieur,  répondit  le  cousin  avec 
une  courtoisie  protectrice  et  se  retournant  à  demi  vers  moi ,  vous 
nous  obligerez  si  vous  revenez  demain.  — La  Grimani,  l'arrêtant  d'un 
geste  brusque  et  vigoureux ,  le  força  de  3e  retourner  tout-à-fait, 


LA  DERÎSIÉRE   ALDINI.  669 

resta  immobile  appuyée  sur  son  bras,  et  me  toisant  d'un  air  de  défl  : 
—  Monsieur  reviendra  demain?  dit-elle  en  me  voyant  fermer  le 
piano  et  prendre  mon  chapeau.  —  Je  n'y  manquerai  certainement 
pas,  répondis-je  en  la  saluant  jusqu'à  terre.  Elle  continua  à  tenir 
son  cousin  immobile  à  l'entrée  de  la  salle,  jusqu'à  ce  que,  forcé  de 
passer  devant  eux  pour  me  retirer,  je  les  saluai  de  nouveau  en  re- 
gardant cette  fois  ma  Bradamante  avec  une  assurance  digne  de  la 
lutte  qui  s'engageait.  Une  étincelle  de  courage  jaillit  de  son  regard. 
J'y  lus  clairement  que  mon  audace  ne  lui  déplaisait  pas,  et  que  la  lice 
ne  me  serait  pas  fermée. 

Aussi  je  fus  à  mon  poste  le  lendemain  avant  midi,  et  je  trouvai 
l'héroïne  au  sien,  assise  au  piano  et  frappant  les  touches  muettes 
ou  grinçantes  avec  une  impassibilité  admirable,  comme  si  elle  eût 
voulu  me  prouver  par  cette  diabolique  symphonie  la  haine  et  le  mé-^ 
pris  qu'elle  avait  pour  la  musique. 

J'entrai  avec  calme  et  la  saluai  avec  autant  de  respectueuse  indif- 
férence que  si  j'eusse  été  en  effet  l'accordeur  de  piano.  Je  posai  tri- 
vialement mon  chapeau  sur  une  chaise,  j'ôtai  péniblement  mes  gants^ 
imitant  la  gaucherie  d'un  homme  qui  n'est  pas  habitué  à  en  porter. 
Je  tirai  de  ma  poche  une  boîte  de  sapin  remplie  de  bobines  de  laiton, 
et  je  commençai  à  en  dérouler  la  longueur  d'une  corde,  le  tout  avec 
gravité  et  simplicité.  La  signora  allait  toujours  battant  d'une  manière 
impitoyable  le  malheureux  piano  qui  ne  rendait  plus  que  des  sons  à 
faire  fuir  les  barbares  les  plus  endurcis.  Je  vis  alors  qu'elle  se  diver- 
tissait à  le  fausser  et  à  le  briser  de  plus  en  plus ,  afln  de  me  donner 
de  la  besogne,  et  je  trouvai  dans  cette  espièglerie  plus  de  coquet- 
terie que  de  méchanbeté,  car  elle  paraissait  assez  disposée  à  me  tenir 
compagnie.  Alors  je  lui  dis  du  plus  grand  sérieux  :  ^-Yotre  seigneurie 
trouve-t-elle  que  le  piano  commence  à  être  d'accord?  —  J'en  trouve 
l'harmonie  satisfaisante  ,  répondit-elle  en  se  pinçant  la  lèvre  pour  ne 
pas  rire,  et  les  sons  qu'il  rend  sont  extrêmement  agréables.  — C'est 
un  bel  instrument,  repris-je.  — Et  en  très  bon  état ,  ajouta-t-elle.  — 
Votre  seigneurie  a  un  très  beau  talent  sur  le  piano.  —  Comme  vous 
voyez.  — Voilà  une  walse  charmante  et  très  bien  exécutée.  — >( 'est-ce 
pas?  comment  ne  jouerait-on  pas  bien  sur  un  instrument  aussi  biea 
accordé?  Vous  aimez  la  musique,  monsieur?  —  Peu,  signora,  mais 
celle  que  vous  faites  me  va  à  l'ame.  —  En  ce  cas  ,  je  vais  continuer. 
—Et  elle  écorcha  avec  un  sourire  féroce  un  des  airs  de  bravuta  quelle 
m'avait  entendu  chanter  avec  le  plus  de  succès  au  théâtre. 

—  Monsieur  votre  cousin  se  porte  bien?  lui  dis-je,  lorsqu'elle  eur 


670  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fini.  —  Il  est  à  la  chasse.  —  Votre  seigneurie  aime  le  gibier?  —  Je 
l'aime  démesurément.  Et  vous,  monsieur?  —  Je  l'aime  sincèrement 
et  profondément.  —  Lequel  aimez-vous  mieux,  du  gibier  ou  de  la 
musique? — J'aime  la  musique  à  table,  mais,  dans  ce  moment-ci,  j'ai- 
merais mieux  le  gibier. 

Elle  se  leva  et  sonna.  A  l'instant  même  un  laquais  parut  comme  s'il 
eût  été  une  pièce  de  mécanique  obéissant  au  ressort  de  la  sonnette. — 
Apportez  ici  le  pâté  de  gibier  que  j'ai  vu  ce  matin  dans  l'office,  dit  la 
signora,  et  deux  minutes  après  le  domestique  reparut  avec  un  pâté 
colossal ,  qu'à  un  signe  de  sa  maîtresse  il  posa  majestueusement  sur 
le  piano.  Un  grand  plateau,  couvert  de  vaisselle  et  de  tout  l'attirail  né- 
cessaire à  la  réfection  des  êtres  civilisés ,  vint  se  placer  comme  par 
enchantement  à  Tautre  bout  de  l'instrument,  et  la  signora,  d'une 
main  forte  et  légère,  brisa  le  rempart  de  croûte  appétissante  et  fit  une 
large  brèche  à  la  forteresse. 

-—Voilà  une  conquête  à  laquelle  nos  seigneurs  les  Français  n'auront 
point  de  part,  dit-elle  en  s'emparant  d'une  perdrix  qu'elle  mit  sur 
une  petite  assiette  du  Japon,  et  qu'elle  alla  dévorer  à  l'autre  bout  de 
la  chambre ,  accroupie  sur  un  coussin  de  velours  à  glands  d'or. 

Je  la  regardais  avec  étonnement,  ne  sachant  pas  trop  si  elle  était 
folle  ou  si  elle  voulait  me  mystifier.  —  Vous  ne  mangez  pas?  me  dit- 
elle  sans  se  déranger.  — Votre  seigneurie  ne  me  l'a  pas  commandé, 
xépondis-je.  —  Oh  !  ne  vous  gênez  pas ,  dit-elle  en  continuant  à  man- 
ger à  belles  dents. 

Ce  pâté  avait  une  si  bonne  mine  et  un  si  bon  fumet ,  que  j'écoutai 
les  conseils  philosophiques  de  la  raison  positive.  J'attirai  une  autre 
perdrix  dans  une  autre  assiette  du  Japon,  que  je  posai  sur  le  clavier 
du  piano,  et  que  je  me  mis  à  dévorer  de  mon  côté  avec  autant  de  zèle 
que  la  signora. 

Si  ce  château  n'est  pas  celui  de  la  belle  au  bois  dormant ,  pensais-je, 
et  que  cette  maligne  fée  n'en  soit  pas  le  seul  être  animé,  il  est  évi- 
dent que  nous  allons  voir  arriver  un  oncle,  un  père,  ou  une  tante,  ou 
une  gouvernante,  ou  quelque  chose  qui  soit  censé,  aux  yeux  des  bon- 
nes gens,  servir  de  chaperon  à  cette  tête  indomptée.  En  cas  d'une 
apparition  de  ce  genre,  je  voudrais  bien  savoir  jusqu'à  quel  point 
cette  bizarre  manière  de  déjeuner  sur  un  piano  en  tête-à-tête  avec 
la  demoiselle  de  la  maison  sera  trouvée  séante.  Peu  m'importe  après 
tout  ;  il  faut  bien  voir  où  me  mèneront  ces  extravagances;  et,  s'il  y  a 
là-dessous  une  haine  de  femme,  j'aurai  mon  tour,  dussé-je  l'attendre 
dix  ans  1 


LA  DERNIÈRE  ALDINI.  671 

En  même  temps,  je  regardais  par-dessus  le  pupitre  du  piano  ma 
belle  hôtesse,  qui  mangeait  d'une  manière  surnaturelle,  et  qui  ne 
semblait  nullement  possédée  de  cette  sotte  manie  qu'ont  les  demoi- 
selles de  ne  manger  qu'en  secret,  et  de  pincer  les  lèvres  à  table  d'un 
air  sentimental,  comme  si  elles  étaient  d'une  nature  supérieure  à  la 
nôtre.  Lord  Byron  n'avait  pas  encore  mis  à  la  mode  le  manque 
d'appétit  chez  le  beau  sexe.  De  sorte  que  ma  fantasque  signora  s'en 
donnait  à  cœur  joie,  et  qu'au  bout  de  peu  d'instans  elle  revint  auprès 
de  moi,  pour  tirer  du  pâté  ébréché  un  filet  de  lièvre  et  une  aile  de 
faisan.  Elle  me  regarda  sans  rire,  et  me  dit  d'un  ton  sentencieux  : 
—  Ce  vent  d'est  donne  faim.  —  Il  me  paraît  que  votre  seigneurie  est 
douée  d'un  bon  estomac,  lui  dis-je.  —  Si  on  n'avait  pas  un  bon  esto- 
mac à  quinze  ans,  répondit-elle,  il  faudrait  y  renoncer.  —  Quinze 
ans!  m'écriai-je  en  la  regardant  avec  attention  et  en  laissant  tomber 
ma  fourchette.  —  Quinze  ans  et  deux  mois,  répondit-elle  en  retour- 
nant à  son  coussin  avec  son  assiette  de  nouveau  remplie;  ma  mère 
n'en  a  pas  encore  trente-deux ,  et  elle  s'est  remariée  l'an  dernier. 
N'est-ce  pas  singulier,  dites-moi,  une  mère  qui  se  marie  avant  sa 
fille?  Il  est  vrai  que,  si  ma  petite  mère  chérie  eût  voulu  attendre  mon 
mariage,  elle  eût  attendu  long-temps.  Qui  donc  voudrait  épouser  une 
personne,  belle  à  la  vérité,  mais  stupicle  au-delà  de  tout  ce  qu'on  peut 
imaginer? 

Il  y  avait  tant  de  gaieté  et  de  bonhomie  dans  l'air  sérieux  dont  elle 
me  plaisantait;  c'était  un  si  joli  loustig  que  cette  grande  fille  aux 
yeux  noirs  et  aux  longues  boucles  de  cheveux  tombant  sur  un  cou 
d'albâtre;  elle  était  assise  sur  son  coussin  avec  une  naïveté  si  gra- 
cieuse et  en  même  temps  si  chaste,  que  toute  ma  défiance  et  tous  mes 
mauvais  desseins  m'abandonnèrent.  J'avais  résolu  de  vider  le  flacon 
de  vin  afin  d'endormir  tout  scrupule.  Je  repoussai  le  flacon,  et  aban- 
donnant mon  assiette,  appuyant  mon  coude  sur  le  piano,  je  me  mis 
à  la  considérer  de  nouveau  et  sous  un  nouvel  aspect.  Ce  chiffre  de 
quinze  ans  avait  bouleversé  toutes  mes  idées.  J'ai  toujours  attaché 
beaucoup  d'importance  quand  j'ai  voulu  juger  une  personne,  et  sur- 
tout une  personne  du  sexe  féminin,  à  m'enquérir  de  son  âge  de  la 
manière  la  plus  authentique  possible.  L'habileté  croît  si  rapidement 
chez  le  sexe,  que  six  mois  de  plus  ou  de  moins  font  souvent  que  la 
candeur  est  fourberie  ou  la  fourberie  candeur.  Jusque-là  je  m'étais 
imaginé  que  la  Grimani  avait  au  moins  vingt  ans,  car  elle  était  si 
grande,  si  forte,  si  brune,  et  douée  dans  son  regard ,  dans  son  main- 
tien, dans  ses  moindres  mouvemens,  d'une  telle  assurance,  que  tout 


672  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  monde  faisait  le  même  anachronisme  que  moi  à  son  premier  abord. 
Mais ,  en  la  regardant  mieux ,  je  reconnus  mon  erreur.  Ses  épaules 
étaient  larges  et  puissantes,  mais  sa  poitrine  n'était  pas  encore  déve- 
loppée. S'il  y  avait  de  la  femme  dans  toute  son  attitude ,  il  y  avait 
certains  airs  et  certaines  expressions  de  visage  qui  révélaient  l'en- 
fant. Ne  fut-ce  que  ce  robuste  appétit ,  cette  absence  totale  de  co- 
quetterie, et  l'inconvenance  audacieuse  du  tête-à-tête  qu'elle  s'était 
réservé  avec  moi,  il  devint  manifeste  à  mes  yeux  que  je  n'avais 
point  affaire,  comme  je  l'avais  cru  d'abord ,  à  une  femme  orgueilleuse 
et  rusée,  mais  à  une  pensionnaire  espiègle,  et  je  repoussai  avec 
horreur  la  pensée  d'abuser  de  son  imprudence. 

Je  restais  plongé  dans  cet  examen ,  oubliant  de  répondre  à  la  pro- 
vocation significative  que  je  venais  de  recevoir.  Elle  me  regarda 
fixement,  et  cette  fois  je  ne  songeai  pas  à  éviter  son  regard,  mais 
à  l'analyser.  Elle  avait  les  plus  beaux  yeux  du  monde,  à  fleur  de 
tête,  et  très  ouverts  ;  leur  direction  était  toujours  nette ,  brusque  et 
saisissant  d'emblée  l'objet  de  l'attention.  Ce  regard,  très  rare  chez 
une  femme ,  était  absolu ,  et  non  effronté.  C'était  la  révélation  et 
l'action  d'une  ame  courageuse,  fière  et  franche.  Il  interrogeait  toutes 
choses  avec  autorité,  et  semblait  dire  :  Ne  me  cachez  rien,  car  moi, 
je  n'ai  rien  à  cacher  à  personne. 

Lorsqu'elle  vit  que  je  bravais  son  attention ,  elle  fut  alarmée,  mais 
non  intimidée,  et,  se  levant  tout  d'un  coup,  elle  provoqua  l'explica- 
tion que  je  voulais  lui  demander.  —  Signor  Lélio ,  me  dit-elle ,  si 
vous  avez  fini  de  déjeuner,  vous  allez  me  dire  ce  que  vous  êtes  venu 
faire  ici. 

—  Je  vais  vous  obéir,  signora ,  répondis-je  en  allant  ramasser  son 
assiette  et  son  verre,  qu'elle  avait  posés  sur  le  parquet,  et  en  les 
reportant  sur  le  piano;  seulement,  je  prie  votre  seigneurie  de  médire 
si  l'accordeur  de  piano  doit,  pour  vous  répondre,  s'asseoir  devant 
le  clavier,  ou  si  le  comédien  Lélio  doit  se  tenir  debout,  le  chapeau 
à  la  main ,  et  prêt  à  se  retirer  après  avoir  eu  l'honneur  de  vous  parler. 

—  Monsieur  Lélio  voudra  bien  s'asseoir  sur  ce  fauteuil,  dil- 
elle  en  me  désignant  un  siège  placé  à  droite  de  la  cheminée,  et  moi 
sur  celui-ci ,  ajouta-t-elle  en  s'asseyant  du  côté  gauche,  en  face  de 
moi,  à  six  pieds  environ  de  distance. 

—  Signora ,  lui  dis-je  en  m'asseyant,  il  faut ,  pour  vous  obéir,  que 
je  reprenne  les  choses  d'un  peu  haut.  Il  y  a  environ  deux  mois ,  je 
jouais  Roméo  et  Juliette  à  San-Carlo.  Il  y  avait  dans»une  loge  d'avant- 
.scène... 


LA   DERNIÈRE  ALDINI.  673 

—  Je  puis  aider  votre  mémoire,  reprit  la  Grimani.  Il  y  avait  dans 
une  loge  d'avant-scène,  à  droite  du  théâtre,  une  jeune  personne  qui 
vous  parut  belle;  mais,  en  la  regardant  de  plus  près,  vous  trouvâtes 
que  son  visage  était  si  dépourvu  d'expression,  que  vous  vîntes  à  vous 
écrier,,...  en  parlant  à  une  de  ces  dames  du  théâtre,  et  assez  haut 
pour  que  la  jeune  personne  l'entendît. . . . 

—  Au  nom  du  ciel!  signora,  interrompis-je,  ne  répétez  pas  les 
paroles  échappées  à  mon  délire ,  et  sachez  que  je  suis  sujet  à  des 
irritations  nerveuses  qui  me  rendent  presque  fou.  Dans  cette  dispo- 
sition, tout  me  porte  ombrage,  tout  me  fait  souffrir.... 

—  Je  ne  vous  demande  pas  pourquoi  il  vous  plut  de  dire  votre 
avis  d'une  façon  si  nette  sur  le  compte  de  la  demoiselle  de  l'avant- 
scène;  je  vous  prie  seulement  de  me  raconter  le  reste  de  l'histoire. 

—  Je  suis  obligé,  pour  être  véridique  et  conséquent,  d'insister 
sur  le  prologue.  En  proie  à  un  premier  accès  de  fièvre,  début  d'une 
maladie  grave  dont  je  suis  à  peine  rétabli,  je  m'imaginai  lire  un  pro- 
fond dédain  et  une  froide  ironie  sur  le  visage  incomparablement 
beau  de  la  demoiselle  de  l'avant-scène.  J'en  fus  impatienté,  puis 
troublé,  puis  bouleversé  au  point  que  je  perdis  la  tête,  et  que  je  me 
laissai  aller  à  un  mouvement  brutal  pour  faire  cesser  le  charme  fu~ 
neste  qui  enchaînait  toutes  mes  facultés ,  et  me  paralysait  au  moment 
le  plus  énergique  et  le  plus  important  de  mon  rôle.  Il  faut  que  votre 
seigneurie  me  pardonne  une  folie;  je  crois  au  magnétisme,  surtout 
les  jours  où  je  suis  malade ,  et  où  mon  cerveau  est  faible  comme  mes 
jambes;  je  m'imaginai  que  la  demoiselle  de  l'avant-scène  avait  sur 
moi  une  influence  pernicieuse;  et,  durant  la  cruelle  maladie^'qui  s'em- 
para de  moi  le  lendemain  de  ma  faute,  je  vous  avouerai  qu'elle  m'ap- 
parut  souvent  dans  mon  délire,  mais  toujours  altière,  toujours  me- 
naçante, et  me  promettant  que  je  paierais  cher  le  blasphème  qui 
m'était  échappé.  Telle  est,  signora,  la  première  partie  de  mon  his- 
toire. 

Je  préparais  mon  bouclier  pour  recevoir  une  bordée  d'épigrammes 
en  manière  de  commentaires,  sur  ce  récit  bizarre  et,  quoique  vrai, 
très  invraisemblable,  il  faut  l'avouer.  Mais  la  jeune  Grimani,  me  re- 
gardant avec  une  douceur  que  je  ne  soupçonnais  pas  pouvoir  s'allier 
avec  le  caractère  de  sa  beauté,  me  dit,  en  se  penchant  un  peu  sur 
le  bras  de  son  fauteuil  :  — En  effet,  seigneur  Lélio,  votre  visage 
atteste  de  vives  souffrances;  et  s'il  faut  tout  vous  avouer,  lorsque  je 
vous  ai  reconnu  hier,  je  me  suis  dit  que  je  vous  avais  bien  mal  re- 
gardé sur  la  scène,  car  vous  me  paraissiez  alors  plus  jeune  de  dix 

TOME  XII.  43 


674  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ans,  et  aujourd'hui  je  ne  vous  trouve  pas  plus  âgé  que  vous  ne 
m'aviez  semblé  au  théâtre;  seulement  je  vous  trouve  l'air  malade, 
et  je  suis  bien  affligée  d'avoir  été  un  sujet  d'irritation  pour  vous.... 
Je  rapprochai  involontairement  mon  fauteuil;  mais  aussitôt  mon 
interlocutrice  reprit  son  ton  railleur  et  fantasque. 

—  Passons  à  la  seconde  partie  de  votre  histoire,  monsieur  Lélio, 
me  dit-elle  en  jouant  de  l'éventail,  et  veuillez  m'apprendre  comment, 
au  lieu  de  la  fuir,  vous  êtes  venu  jusqu'ici  relancer  cette  personne 
dont  la  vue  vous  est  si  odieuse  et  si  funeste? 

—  C'est  ici  que  l'auteur  s'embarrasse,  répondis-je  en  reculant  mon 
fauteuil,  qui  roulait  très  aisément  au  moindre  mouvement  de  la  con- 
versation. Dirai-je  que  le  hasard  seul  m'a  conduit  ici?  Si  je  le  dis, 
votre  seigneurie  le  croira-t-elle?  Et  si  je  dis  que  ce  n'est  pas  le  ha- 
sard, votre  seigneurie  le  souffrira-t-elle? 

—  Il  m'importe  assez  peu,  dit-elle,  que  ce  soit  le  hasard  ou  l'at- 
traction magnétique,  comme  vous  diriez  peut-être,  qui  vous  amène 
dans  ce  pays  ;  je  désire  seulement  savoir  quel  est  le  hasard  qui  vous 
a  fait  devenir  accordeur  de  piano. 

—  Le  hasard  de  l'inspiration,  signora;  le  premier  prétexte  m'était 
bon  pour  m'introduire  ici. 

—  Mais  pourquoi  vous  introduire  ici? 

—  Je  répondrai  sincèrement,  si  votre  seigneurie  daigne  me  dire 
auparavant  quel  est  le  hasard  qui  l'a  déterminée  à  m'y  laisser  péné- 
trer, bien  qu'elle  m'eût  reconnu  au  premier  coup  d'œil? 

—  Le  hasard  delà  fantaisie,  seigneur  Lélio.  Je  m'ennuyais  entête- 
à-tête  avec  mon  cousin,  ou  avec  une  vieille  tante  dévote,  que  je  con- 
nais à  peine  ;  et  tandis  que  l'un  est  à  la  chasse  et  l'autre  à  l'église,  j'ai 
pensé  que  je  pourrais  égayer  par  une  folie  la  maussade  soHtude  où 
on  me  laisse  languir. 

Mon  fauteuil  se  rapprocha  de  lui-même,  et  j'hésitai  à  prendre  la 
main  de  la  signora.  Elle  me  paraissait  effrontée  en  cet  instant.  Il  y  a 
des  jeunes  filles  qui  naissent  femmes,  et  qui  sont  corrompues  avant 
d'avoir  perdu  leur  innocence.  Celle-ci  est  bien  un  enfant,  pensais-je, 
mais  un  enfant  ennuyé  de  l'être,  et  je  serais  un  grand  sot  de  ne  pas 
répondre  à  des  agaceries  faites  avec  tant  de  sang-froid  et  de  har- 
diesse. Ma  foi,  tant  pis  pour  le  cousin!  Pourquoi  aime-t-il  la  chasse 
plus  que  sa  cousine?... 

Mais  la  signora  ne  fit  aucune  attention  à  l'agitation  qui  s'emparait 
de  moi,  et  elle  ajouta:  —  Maintenant,  la  farce  est  jouée;  nous  avons 
mangé  le  gibier  de  mon  cousin,  et  j'ai  parlé  avec  un  acteur.  Voilà 


LA   DERNIÈRE   ALDINI.  675 

ma  tante  et  mon  prétendu  mystiûés.  La  semaine  dernière,  mon  cousin 
était  furieux,  parce  que,  selon  lui,  je  faisais  votre  éloge  avec  trop 
d'enthousiasme.  Maintenant,  quand  il  me  parlera  de  vous,  et  quand 
ma  tante  dira  que  les  acteurs  sont  tous  excommuniés  en  France,  je 
baisserai  les  yeux  d'un  petit  air  modeste  et  béat,  et  je  rirai  en  moi- 
même  de  penser  que  je  connais  le  seigneur  Lélio,  et  que  j'ai  déjeuné 
avec  lui,  ici  même,  sans  que  personne  s'en  doute;  mais  maintenant 
il  vous  reste,  monsieur  Lélio,  à  me  dire  pourquoi  vous  avez  voulu  vous 
introduire  ici  à  l'aide  d'un  faux  rôle. 

—  Pardon,  signora...  vous  avez  dit  un  mot  qui  me  frappe  beau- 
coup... Vous  avez  fait  la  semaine  dernière  mon  éloge  avec  eniliou- 
siasme? 

—  Oh  !  c'était  uniquement  pour  faire  enrager  mon  cousin.  Je  ne 
suis  point  enthousiaste  de  ma  nature. 

Lorsqu'elle  me  raillait,  je  reprenais  goût  à  l'aventure  et  j'étais 
prêt  à  m'enhardir.  —  Puisque  vous  êtes  si  sincère  envers  moi,  répon- 
dis-je,  je  ne  le  serai  pas  moins  envers  votre  seigneurie.  Je  me  suis 
introduit  ici  avec  l'intention  de  réparer  mon  crime  et  de  demander 
humblement  pardon  à  la  beauté  divine  que  j'ai  blasphémée. 

En  même  temps  je  me  laissai  glisser  de  mon  fauteuil,  et  je  me  trou- 
vai aux  genoux  de  la  Grimani  bien  près  de  m'emparer  de  ses  belles 
mains.  Elle  ne  parut  pas  s'en  émouvoir  beaucoup;  seulement  je  vis 
que,  pour  dissimuler  un  peu  d'embarras,  elle  feignait  d'examiner  at- 
tentivement les  mandarins  chinois  dont  les  robes  d'or  et  de  pourpre 
chatoyaient  sur  son  éventail.  —  Oh!  mon  dieu  !  monsieur,  me  dit-elle 
sans  me  regarder ,  vous  êtes  bien  bon  de  croire  que  vous  ayez  à  me 
demander  pardon.  D'abord,  si  j'ai  l'air  stupide,  vous  n'êtes  pas  du 
tout  coupable  de  vous  en  être  aperçu  ;  en  second  lieu ,  si  je  ne  l'ai 
pas,  il  m'est  absolument  indifférent  que  vous  vous  le  persuadiez. 

—  Je  jure  par  tous  les  dieux ,  et  par  Apollon  en  particulier,  que  je 
n*ai  parlé  ainsi  que  par  colère,  par  folie,  par  un  autre  sentiment  peut- 
être,  qui  alors  ne  faisait  que  de  naître  et  troublait  déjà  mon  esprit. 
Je  voyais  que  vous  me  trouviez  détestable,  et  que  vous  n'aviez  pour 
moi  aucune  indulgence;  pouvais-jc  me  résigner  à  perdre  le  seul  suf- 
frage qu'il  m'eût  été  doux  et  glorieux  de  conquérir?  Enfin,  signora, 
je  suis  ici ,  j'ai  découvert  votre  demeure ,  et ,  sachant  à  peine  votre 
nom,  je  vous  ai  cherchée,  poursuivie,  atteinte,  malgré  la  distance  et 
les  obstacles;  me  voici  à  vos  pieds.  Pensez-vous  que  j'aurais  sur- 
monté de  telles  difficultés  si  je  n'avais  été  tourmenté  de  remords,  non 
à  cause  de  vous  qui  dédaignez  avec  raison  l'effet  de  vos  charmes  sur 

&3. 


676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  pauvre  histrion  comme  moi,  mais  à  cause  de  Dieu  dont  j'ai  ou- 
tragé et  dont  j'ai  méconnu  le  plus  bel  œuvre. 

Je  me  hasardai  en  parlant  ainsi  à  prendre  une  de  ses  mains,  mais 
elle  se  leva  brusquement,  en  disant  ;  Levez-vous,  monsieur,  levez» 
vous ,  voici  mon  cousin  qui  revient  de  la  chasse. 

En  effet,  à  peine  avais-je  eu  le  temps  de  courir  au  piano  et  de 
l'ouvrir,  que  le  signor  Ettore  Grimani,  en  costume  de  chasse  et  le  fusil 
à  la  main,  entra  et  vint  déposer  aux  pieds  de  sa  cousine  son  carnier 
plein  de  gibier. 

—  Ohl  ne  vous  approchez  pas  tant  de  moi,  lui  dit  la  signora,  vous 
êtes  horriblement  crotté,  et  toutes  ces  bêtes  ensanglantées  me  dé- 
goûtent. Ah!  Hector,  je  vous  en  prie,  allez-vous-en,  et  emmenez  tous 
ces  grands  vilains  chiens  qui  sentent  la  vase  et  qui  salissent  le  parquet. 

Force  fut  au  cousin  de  se  contenter  de  cet  élan  de  reconnaissance 
et  d'aller  se  parfumer  à  loisir  dans  sa  chambre.  Mais  à  peine  était-il 
sorti  de  l'appartement,  qu'une  sorte  de  duègne  entra,  et  annonça  à  la 
signora  que  sa  tante  venait  de  rentrer  et  la  priait  de  se  rendre  au- 
près d'elle. 

—  J'y  vais,  répondit  la  Grimani;  et  vous,  monsieur,  dit-elle,  en  se 
retournant  vers  moi,  puisque  cette  touche  est  recassée,  veuillez  l'em- 
porter et  la  recoller  solidement.  Il  faudra  la  rapporter  demain  et 
achever  de  replacer  les  cordes  qui  manquent.  IS'est-ce  pas,  monsieur  ? 
On  peut  compter  sur  votre  parole?  Tous  serez  exact? 

—  Oui,  signora,  vous  pouvez  y  compter,  répondis-je,  et  je  me  re- 
tirai ,  emportant  la  touche  d'ivoire  qui  n'était  pas  cassée. 

Je  fus  exact  au  rendez-vous.  Mais  ne  pensez  point,  mes  chers  amis, 
que  je  fusse  amoureux  de  cette  petite  personne  ;  c'est  tout  au  plus 
si  elle  me  plaisait.  Elle  était  extrêmement  belle  ;  mais  je  voyais  sa 
beauté  par  les  yeux  du  corps,  je  ne  la  sentais  pas  par  ceux  de  l'âme; 
si  par  instans  je  me  prenais  à  aimer  cette  pétulance  enfantine,  bientôt 
après  je  retombais  dans  mes  doutes  et  me  disais  qu'elle  pouvait  bien 
m'avoir  menti,  elle  qui  mentait  à  son  cousin  et  à  sa  gouvernante 
avec  tant  d'aplomb;  qu'elle  avait  peut-être  bien  une  vingtaine  d'an- 
nées, comme  je  l'avais  cru  d'abord,  et  que  peut-être  aussi  elle  avait 
fait  déjà  plusieurs  escapades  pour  lesquelles  on  la  tenait  séquestrée 
dans  ce  triste  château,  sans  autre  société  que  celle  d'une  vieille  dé- 
vote destinée  à  lagourmander,  et  d'un  excellent  cousin  prédestiné  à 
endosser  innocemment  ses  erreurs  passées ,  présentes  et  futures. 

Je  la  trouvai  au  salon  avec  ce  cher  cousin  et  trois  ou  quatre  grands 
chiens  de  chasse,  qui  faillirent  me  dévorer.  La  signora,  éminemment 


LA  DERNIERE  ALDINI.  677 

capricieuse,  faisait  ce  jour-là  à  ces  nobles  animaux  un  accueil  tout 
différent  delà  veille,  et  quoiqu'ils  ne  fussent  guère  moins  crottés  et 
moins  insupportables,  elle  les  laissait  complaisamment  s'étendre  tour 
à  tour  ou  pêle-mêle  sur  un  vaste  sofa  en  velours  rouge  à  crépines 
d'or.  De  temps  en  temps,  elle  s'asseyait  au  milieu  de  cette  meute 
pour  caresser  les  uns ,  pour  taquiner  amicalement  les  autres. 

Il  me  sembla  bientôt  que  ce  retour  d'amitié  vers  les  chiens  était 
une  coquetterie  tendre  envers  son  cousin,  car  le  blond  signor  Ettore 
en  paraissait  très  flatté,  et  je  ne  sais  lequel  il  aimait  le  mieux,  de  sa 
cousine  ou  de  ses  chiens. 

Elle  était  d'une  vivacité  étourdissante,  et  son  humeur  me  semblait 
montée  à  un  tel  diapazon ,  elle  m'envoyait  dans  la  glace  des  œillades 
si  acérées,  que  j'aspirais  à  voir  le  cousin  s'éloigner.  Il  s'éloigna  en 
effet  bientôt.  La  signora  lui  donna  une  commission.  Il  se  fit  un  peu 
prier,  puis  il  obéit  à  un  regard  impérieux,  à  un  :  Vous  ne  voulez  pas 
If  aller?  proféré  d'un  ton  qu'il  paraissait  tout-à-fait  incapable  de 
braver. 

A  peine  fut-il  sorti,  qu'abandonnant  la  tablature,  je  me  levai  en 
cherchant  dans  les  yeux  de  la  signora  si  je  devais  m'approcher  d'elle, 
ou  attendre  qu'elle  s'approchât  de  moi.  Elle  aussi  était  debout  et 
semblait  vouloir  deviner  dans  mon  regard  ce  à  quoi  j'allais  me  déci- 
der. Mais  elle  m'encourageait  si  peu,  et  ses  lèvres  semblaient  entr'ou- 
vertes  pour  me  donner  une  telle  leçon  (  si  je  venais  par  malheur  à 
manquer  d'esprit  dans  cette  périlleuse  rencontre  ) ,  que  je  me  sentis 
un  peu  troublé  intérieurement.  Je  ne  sais  comment  cet  échange  de 
regards  à  la  fois  provocateurs  et  méfians,  ce  bouillonnement  de  tout 
notre  être  qui  nous  retenait  l'un  et  l'autre  dans  l'immobilité,  cette 
alternative  d'audace  et  de  crainte  qui  me  paralysait  au  moment  peut- 
être  décisif  de  mon  aventure,  tout  jusqu'à  la  robe  de  velours  noir 
de  la  Grimani,  et  le  brillant  soleil  qui,  pénétrant  en  rayons  d'or  au 
travers  des  sombres  rideaux  de  soie  de  l'appartement,  venait  s'éteindre 
à  nos  pieds  dans  un  clair  obscur  fantastique,  l'heure,  l'atmosphère 
brûlante,  et  le  battement  comprimé  de  mon  cœur;  tout  me  rappela 
vivement  une  scène  de  ma  jeunesse  assez  analogue  :  la  signora  Bianca 
Aldini  dans  l'ombre  de  sa  gondole,  enchaînant  d'un  regard  magné- 
tique un  de  mes  pieds  posé  sur  la  barque  et  l'autre  sur  le  rivage  du 
Lido.  Je  ressentais  le  même  trouble,  la  même  agitation  intérieure, 
le  même  désir,  prêts  à  faire  place  à  la  même  colère.  Serait-ce  donc, 
pensai-je,  que  je  désirai  autrefois  la  Bianca  par  amour-propre,  ou 
que  je  désire  aujourd'hui  la  Grimani  par  amour? 


678  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  n'y  avait  pas  moyen  de  m'élancer,  en  chantant  d'un  air  dégagé^ 
dans  la  campagne,  comme  jadis  j'avais  bondi  sur  la  grève  du  Lido, 
pour  me  venger  d'une  innocente  coquetterie.  Je  n'avais  pas  d'autre 
parti  à  prendre  que  de  me  rasseoir,  et  je  n'avais  d'autre  vengeance 
à  exercer  que  de  recommencer  sur  le  piano  la  quinte  majeure  :  A-mi- 
la-e-û-mï. 

Il  faut  convenir  que  cette  façon  d'exhaler  mon  dépit  ne  pouvait  pas 
être  bien  triomphante.  Un  imperceptible  sourire  voltigea  au  coin  de 
la  lèvre  de  la  signera  lorsque  je  pliai  les  genoux  pour  me  rasseoir, 
et  il  me  sembla  lire  ces  mots  charmans  écrits  sur  sa  physionomie  : 
Lélio,  vous  êtes  un  enfant.  Mais  lorsqueje  me  redressai  brusquement, 
prêt  à  faire  rouler  le  piano  au  fond  de  la  chambre  pour  voler  à  ses 
pieds ,  je  lus  clairement  dans  sa  noire  prunelle  ces  mots  terribles  : 
Monsieur,  vous  êtes  un  fou. 

La  signera  Aldini,  pensai-je,  avait  vingt-deux  ans,  j'en  avais 
quinze  ou  seize  ;  la  signora  Grimani  en  a  quinze  ou  seize,  et  j'en  ai 
plus  de  vingt-deux.  Que  j'aie  été  dominé  par  la  Bianca,  c'est  tout 
simple;  mais  que  je  sois  joué  par  celle-ci,  ce  n'est  pas  dans  l'ordre. 
Donc  il  faut  du  sang-froid.  Je  me  rassis  avec  calme,  en  disant  : 

—  Pardon ,  signora,  si  je  regarde  l'heure  à  la  pendule ,  je  ne  puis 
rester  long-temps,  et  ce  piano  me  paraît  en  assez  bon  état  pour  que 
je  retourne  à  mes  affaires. 

—  En  bon  état  !  répondit-elle  avec  un  mouvement  d'humeur  bien 
marqué.  Vous  l'avez  mis  en  si  bon  état,  que  je  crains  de  n'en  jouer 
de  ma  vie.  Mais  j'en  suis  bien  fâchée;  vous  avez  entrepris  de  l'accor- 
der :  il  faut ,  seigneur  Lélio ,  que  vous  en  veniez  à  votre  honneur. 

—  Signora,  repris-je,  je  ne  tiens  pas  plus  à  accorder  ce  piano, 
que  vous  ne  tenez  à  en  jouer.  Si  j'ai  obéi  à  votre  commandement  en 
revenant  ici ,  c'est  afin  de  ne  pas  vous  compromettre  en  cessant 
brusquement  cette  feinte.  Mais  votre  seigneurie  doit  comprendre  que 
la  plaisanterie  ne  peut  pas  durer  éternellement,  que  le  troisième  jour 
cela  commence  à  n'être  plus  divertissant  pour  elle ,  et  que  le  qua- 
trième cela  serait  un  peu  monotone  pour  moi-même.  Je  ne  suis  ni 
assez  riche,  ni  assez  illustre  pour  avoir  du  temps  à  perdre.  Votre 
seigneurie  voudra  bien  permettre  que  je  me  retire  dans  quelques 
minutes ,  et  que  ce  soir  un  véritable  accordeur  vienne  achever  ma 
besogne,  en  alléguant  que  son  confrère  est  malade  et  l'a  envoyé  à  sa 
place.  Je  puis,  sans  livrer  notre  petit  secret  et  sans  me  faire  con- 
naître, trouver  un  remplaçant  qui  me  saura  gré  d'une  bonne  pratique 
de  plus. 


LA    DERMÈRE   ALDINI.  679 

La  signora  ne  répondit  pas  un  mot ,  mais  elle  devint  pâle  comme 
la  mort,  et  de  nouveau  je  me  sentis  vaincu.  Le  cousin  rentra.  Je  ne 
pus  réprimer  un  mouvement  d'impatience.  La  signora  s'en  aperçut, 
et  de  nouveau  elle  triompha,  et  de  nouveau,  voyant  bien  que  je  ne 
voulais  pas  m'en  aller,  elle  se  fit  un  jeu  de  mes  secrètes  agitations. 

Elle  redevint  vermeille  et  sémillante.  Elle  fît  à  son  cousin  mille 
agaceries  qui  tenaient  un  milieu  si  juste  entre  la  tendresse  et  l'ironie, 
que  ni  lui,  ni  moi,  ne  sûmes  bientôt  à  quoi  nous  en  tenir.  Puis  tout 
d'un  coup,  lui  tournant  le  dos  et  s'approcliant  de  moi,  elle  me  pria, 
à  voix  basse  et  d'un  air  mystérieux,  de  tenir  le  piano  à  un  quart  de 
ton  au-dessous  du  diapazon,  parce  qu'elle  avait  une  voix  de  con- 
tralto. Qui  voulait-elle  mystifier  du  cousin  ou  de  moi,  en  me  disant 
ce  grand  secret  d'un  air  si  important?  Je  faillis  aller  donner  une  poi- 
gnée de  main  à  Hector,  tant  notre  figure  me  parut  également  sotte,  et 
notre  position  ridicule.  Mais  je  vis  que  le  bon  jeune  homme  y  attachait 
plus  d'importance  que  moi ,  et  il  me  regarda  de  travers  d'un  air  si 
sournois  et  si  profond,  que  j'eus  de  la  peine  à  m'empêcher  de  rire.  Je 
répondis  tout  bas  à  la  Grimani  et  d'un  air  encore  plus  confidentiel  : 
—  Signora,  j'ai  prévenu  vos  désirs,  et  le  piano  est  juste  au  ton  de 
l'orchestre  de  San-Carlo ,  qu'on  baissa  la  saison  dernière  à  cause  de 
mon  rhume. 

La  signora  prit  alors  le  bras  de  son  cousin  d'un  air  théâtral,  et 
l'emmena  dans  le  jardin  avec  précipitation.  Comme  ils  restèrent  à  se 
promener  devant  la  façade,  et  que  je  voyais  leurs  ombres  passer  et 
repasser  sur  le  rideau,  je  me  mis  derrière  ce  rideau,  et  j'écoutai  leur 
conversation. 

—  C'est  précisément  ce  que  je  voulais  vous  dire,  cher  cousin, 
disait  la  signora.  Cet  homme  a  une  figure  bizarre,  effrayante;  il  ne 
se  doute  pas  de  ce  que  c'est  qu'un  piano ,  et  jamais  il  ne  viendra  à 
bout  de  l'accorder.  Vous  verrez!  c'est  un  chevalier  d'industrie,  n'en 
doutez  pas.  Ayons  toujours  l'œil  sur  lui,  et  tenez  votre  montre  dans 
votre  main  quand  il  passera  près  de  vous.  Je  vous  jure  que,  pendant 
que  je  me  penchais,  sans  me  douter  de  rien,  vers  le  piano ,  pour  lui 
dire  de  le  baisser,  il  a  avancé  la  main  pour  me  voler  ma  chaîne  d'or. 

—  Eh  !  vous  raillez ,  ma  cousine  î  II  est  impossible  qu'un  filou  ait 
tant  d'audace.  Ce  n'est  pas  du  tout  là  ce  que  je  veux  vous  dire,  et 
vous  feignez  de  ne  pas  me  comprendre. 

—  Je  feins,  Hector?  Vous  m'accusez  de  feindre?  Moi,  feindre?  En 
vérité ,  dites-moi  si  vous  valez  la  peine  que  je  me  donnerais  pour 
inventer  un  mensonfîe? 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Cette  dureté  est  fort  inutile,  ma  cousine.  Il  paraît  que  je  vaun 
du  moins  la  peine  que  vous  cherchiez  l'occasion  de  m'adresser  des 
paroles  mortiflantes. 

—  Mais,  pour  Dieu,  de  quoi  parlez-vous,  mon  cousin?  et  pourquoi 
dites-vous  que  cet  homme... 

—  Je  dis  que  cet  homme  n'est  point  un  accordeur  de  piano,  qu'il 
n'accorde  pas  votre  piano,  qu'il  n'a  jamais  accordé  aucun  piano.  Je 
dis  qu'il  ne  vous  quitte  pas  de  Toeil ,  qu'il  épie  tous  vos  mouvemens, 
qu'il  aspire  toutes  vos  paroles.  Je  dis  que  c'est  un  homme  qui  vous 
aura  vue  quelque  part,  à  Naples  ou  à  Florence,  au  théâtre  ou  à  la 
promenade ,  et  qui  est  tombé  amoureux  de  vous. 

—  Et  qui  s'est  introduit  ici  sons  un  déguisement  y  pour  me  voir  et 
pour  me  séduire  peut-être!  l'infâme  !  le  scélérat!  —  En  prononçant 
ces  paroles  d'un  ton  emphatique,  la  signora  se  renversa  sur  un  banc 
en  riant  aux  éclats.  Comme  je  vis  le  cousin  s'approcher  de  la  porte 
du  salon  d'un  air  presque  furieux,  je  retournai  à  mon  poste,  et  m'ar- 
mant  du  marteau  d'accordage ,  je  résolus  de  l'en  assommer  s'il 
essayait  de  m'outrager;  car  j'avais  déjà  pressenti  l'homme  qui  s'ar- 
range de  manière  à  ne  pas  se  battre ,  et  qui  appelle  ses  valets  quand 
on  le  brave  à  portée  de  l'antichambre.  Il  tombera  raide  mort  avant 
de  tirer  le  cordon  de  cette  sonnette,  pensai-je  en  serrant  le  marteau 
dans  ma  main  et  en  jetant  un  rapide  regard  autour  de  moi.  Mais  mon 
aventure  ne  garda  pas  long-temps  cette  tournure  dramatique. 

Je  revis  la  signora  au  bras  de  son  cousin,  se  promenant  sur  la 
terrasse,  et  de  temps  en  temps  s'arrétant  devant  la  porte  de  glaces 
entr'ouverte,  pour  me  regarder,  elle,  d'un  air  railleur,  lui,  d'un  air 
embarrassé.  Je  ne  savais  plus  ce  qui  se  passait  entre  eux,  et  la  colère 
me  montait  de  plus  en  plus  à  la  gorge. 

Une  jolie  soubrette  se  trouva  tout  d'un  coup  en  tiers  sur  la  ter- 
rasse. La  signora  lui  parlait  d'un  ton  animé ,  tantôt  riant,  tantôt  pre- 
nant un  air  absolu.  La  soubrette  semblait  hésiter;  le  cousin  semblait 
suppher  sa  cousine  de  ne  pas  faire  d'extravagance.  Enfln  la  soubrette 
vint  à  moi  d'un  air  confus,  et  me  dit  en  rougissant  jusqu'à  la  racine 
des  cheveux  :  —Monsieur,  la  signora  m'ordonne  de  vous  dire,  en 
propres  termes ,  que  vous  êtes  un  insolent ,  et  que  vous  feriez  bien 
mieux  d'accorder  le  piano  que  de  la  regarder  comme  vous  faites. 
Pardon,  monsieur...  Je  crois  bien  que  c'est  une  plaisanterie.  —  Et  je 
le  prends  ainsi,  répondis-je ;  mais  répondez  à  la  signora  que  je  lui 
présente  mon  profond  respect,  et  que  je  la  prie  de  ne  pas  me  croire 
assez  insolent  pour  la  regarder.  Je  n'y  pensais  pas  le  moins  du  monde; 


LA   DERNIÈRE  ALDINl.  681 

et,  s'il  faut  vous  dire  la  vérité,  à  vous,  ma  belle  enfant,  c'est  vous 
que  je  voyais  au  milieu  de  la  prairie,  et  qui  m'occupiez  tellement, 
que  je  ne  songeais  plus  à  continuer  ma  besogne. 

—  Moil  monsieur,  dit  la  soubrette  en  rougissant  encore  plus,  et  en 
inclinant  sa  jolie  tête  sur  son  sein  avec  embarras.  Gomment  pour- 
rais-je  occuper  monsieur? 

—  Parce  que  vous  êtes  plus  jolie  cent  fois  que  votre  maîtresse,  lui 
dis-je  en  passant  un  bras  autour  d'elle  et  en  lui  donnant  un  baiser 
avant  qu'elle  eût  le  temps  de  se  douter  de  ma  fantaisie. 

C'était  une  belle  villageoise,  une  sœur  de  lait  de  la  signora.  Elle 
était  brune  aussi,  grande  et  svelte,  mais  timide  dans  sa  démar- 
che, et  aussi  naïve,  aussi  douce  dans  son  maintien  que  sa  jeune 
maîtresse  était  résolue  et  rusée.  Elle  tomba  dans  un  tel  trouble  en  se 
voyant  ainsi  embrassée  par  surprise,  devant  la  signora  qui  s'était 
approchée  presqu'au  seuil  du  salon ,  entraînant  son  imbécile  cousin, 
qu'elle  s'enfuit  en  cachant  son  visage  dans  son  tablier  bleu  brodé 
d'argent.  La  signora,  qui  ne  s'attendait  pas  davantage  à  me  voir 
prendre  si  philosophiquement  ses  impertinences,  recula  d'un  pas,  et 
le  cousin,  qui  n'avait  rien  vu,  répéta  plusieurs  fois  de  suite  :  — Qu'est- 
ce  qu'il  y  a?  qu'est-ce  que  c'est?  —  La  pauvre  fillette  continua  de 
fuir  sans  vouloir  répondre,  et  la  signora  éclata  d'un  rire  forcé  dont 
je  feignis  de  ne  pas  m'apercevoir. 

Au  bout  de  peu  d'instans ,  je  la  vis  reparaître  seule.  Je  la  vis  venir 
vers  moi  avec  une  expression  de  visage  qui  voulait  être  sévère,  et 
qui  était  émue  et  troublée.  —  Il  est  heureux  pour  vous  et  pour  moi, 
monsieur,  dit-elle  d'une  voix  un  peu  altérée ,  que  mon  cousin  soit 
crédule  et  simple,  car  sachez  qu'il  est  jaloux  et  querelleur. 

—  En  vérité,  mademoiselle?  répondis-je  gravement. 

—  Ne  raillez  pas ,  monsieur,  reprit-elle  avec  dépit.  On  peut  être 
aisé  à  tromper  quand  on  aime,  mais  on  est  brave  quand  on  s'appelle 
Grimani. 

—  Je  n'en  doute  point ,  mademoiselle,  continuai-je  sur  le  même  ton. 

—  Je  vous  prie  donc,  monsieur,  reprit-elle  encore  avec  une  véhé- 
mence involontaire ,  de  ne  plus  vous  montrer  ici ,  car  toutes  ces  plai- 
santeries pourraient  mal  finir. 

—  C'est  comme  il  vous  plaira ,  mademoiselle,  répondis-je,  toujours 
imperturbable. 

—  Il  me  paraît  cependant,  monsieur,  qu'elles  vous  divertissent 
beaucoup,  car  vous  ne  paraissez  pas  disposé  à  les  terminer. 

—  Si  je  m'en  amuse,  signora,  c'est  par  obéissance,  comme  on  s'a- 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

muse  en  Italie  sous  le  règne  du  grand  Napoléon.  Je  voulais  me  re- 
tirer il  y  a  une  heure ,  et  c'est  vous  qui  ne  l'avez  pas  voulu. 

—  Je  ne  l'ai  pas  voulu?  osez-vous  dire  que  je  ne  l'ai  pas  voulu? 

—  Je  voulais  dire,  signora ,  que  vous  n'y  avez  pas  songé ,  car  j'at- 
tendais que  vous  me  donnassiez  un  prétexte  pour  me  retirer  d'une 
manière  tant  soit  peu  vraisemblable  au  beau  milieu  de  ma  besogne, 
et  il  m'était  impossible  ,  quant  à  moi,  de  l'imaginer.  Cela  serait  si  peu 
naturel  dans  l'état  où  est  le  piano,  et  j'ai  une  si  ferme  volonté  de  ne 
rien  faire  qui  vous  compromette,  que  je  reviendrai  demain... 

—  Vous  ne  le  ferez  pas... 

—  J'en  demande  bien  pardon  à  votre  seigneurie,  je  reviendrai. 

—  Et  pourquoi  donc,  monsieur?  et  de  quel  droit? 

' —  Je  reviendrai  pour  satisfaire  la  curiosité  du  seigneur  Hector, 
qui  est  fort  intrigué  de  savoir  qui  je  suis,  et  j'y  reviendrai  du  droit 
que  vous  m'avez  donné  de  faire  face  à  l'homme  avec  qui  vous  avez 
voulu  rire  de  moi. 

—  Est-ce  une  menace,  seigneur  Lélio?  dit-elle  en  cachant  sa 
frayeur  sous  le  manteau  de  son  orgueil. 

—  Non,  signora.  Un  homme  qui  ne  veut  pas  reculer  devant  un 
autre  homme  n'est  pas  un  homme  qui  menace. 

—  Mais  mon  cousin  ne  vous  a  rien  dit,  monsieur;  c'est  contre  son 
gré  que  je  vous  ai  fait  ces  plaisanteries. 

—  Mais  il  est  jaloux  et  querelleur...  De  plus,  il  est  brave.  Moi,  je 
ne  suis  pas  jaloux,  signora,  je  n'en  ai  ni  le  droit  ni  la  fantaisie.  Mais 
je  suis  querelleur  aussi,  et  peut-être  que,  moi  aussi ,  bien  que  je  ne 
m'appelle  pas  Grimani,  je  suis  brave;  qu'en  savez-vous? 

—  Oh  !  je  n'en  doute  pas,  Lélio!  s'écria-t-elle  avec  un  accent  qui 
me  fît  frémir  de  la  tête  aux  pieds ,  tant  il  était  différent  de  ce  que 
J'entendais  depuis  trois  jours. 

Je  la  regardai  avec  surprise;  elle  baissa  les  yeux  d'un  air  à  la  fois 
modeste  et  fier.  Je  fus  désarmé  encore  une  fois.  —  Signora,  repris-je, 
je  ferai  ce  que  vous  voudrez,  rien  que  ce  que  vous  voudrez,  comme 
vous  le  voudrez. 

Elle  hésita  un  instant.  —  Vous  ne  pouvez  pas  revenir  comme  ac- 
cordeur de  pianos,  dit -elle,  vous  me  compromettriez,  car  mon 
cousin  va  certainement  dire  à  ma  tante  qu  il  vous  soupçonne  d'être 
un  chercheur  d'aventures  galantes ,  et  si  ma  tante  le  sait,  elle  le  dira 
à  ma  mère.  Or,  monsieur  Lélio ,  sachez  que  je  ne  me  soucie  que 
d'une  personne  au  monde,  c'est  de  ma  mère;  que  je  ne  crains  qu'une 
chose  au  monde ,  c'est  le  déplaisir  de  ma  mère.  Elle  m'a  pourtant 


LA  DERNIÈRE  ALDINI.  683 

bien  mal  élevée,  vous  le  voyez,  elle  m'a  horriblement  gâtée...  mais 
elle  est  si  bonne,  si  douce,  si  tendre,  si  triste...  Elle  m'aime  tant... 
si  vous  saviez  !....  Une  grosse  larme  roula  sur  la  noire  paupière  de  la 
signora;  elle  essaya  quelques  instans  de  la  retenir,  mais  elle  vint 
tomber  sur  sa  main.  Ému,  pénétré  et  terrassé  enûn  par  le  terrible 
dieu  avec  lequel  on  ne  joue  pas  en  vain,  je  portai  mes  lèvres  sur 
cette  belle  main,  et  je  dévorai  cette  belle  larme,  poison  subtil  qui  mit 
le  feu  dans  mon  sein,  .l'entendis  revenir  le  cousin,  et  me  levant  pré- 
cipitamment :  —  Adieu ,  signora ,  lui  dis-je,  je  vous  obéirai  aveuglé- 
ment, je  le  jure  sur  mon  honneur  :  si  monsieur  votre  cousin  m'of- 
fense, je  me  laisserai  insulter;  je  serai  lâche  plutôt  que  de  vous 
faire  verser  une  seconde  larme...  Et ,  la  saluant  jusqu'à  terre ,  je  me 
retirai.  Le  cousin  ne  me  parut  pas  si  belliqueux  qu'elle  me  l'avait 
dépeint,  car  il  me  salua  le  premier,  lorsque  je  passai  devant  lui.  Je 
me  retirai  lentement,  pénétré  de  tristesse  ,  car  j'aimais,  et  je  devais 
ne  pas  revenir.  En  devenant  sincère,  mon  amour  devenait  généreux. 
Je  me  retournai  plusieurs  fois  pour  essayer  de  voir  la  robe  de 
velours  de  la  signora  ;  mais  elle  avait  disparu.  Au  moment  où  je 
franchissais  la  grille  du  parc,  je  l'aperçus  dans  une  petite  allée  qui 
longeait  la  muraille  intérieurement.  Elle  avait  couru  pour  se  trouver 
là  en  même  temps  que  moi,  et  elle  s'efforçait  de  prendre  une  démar- 
che lente  et  rêveuse  pour  me  faire  croire  que  le  hasard  amenait  cette 
rencontre;  mais  elle  était  tout  essoufflée,  et  ses  beaux  bandeaux  de 
cheveux  noirs  s'étaient  dérangés  le  long  des  branches  qu'elle  avait 
rapidement  écartées  pour  venir  à  travers  le  taillis.  Je  voulus  m'ap- 
procher  d'elle,  elle  me  fit  un  signe  comme  pour  m'indiquer  qu'on  la 
suivait.  J'essayai  de  franchir  la  grille;  je  ne  pouvais  pas  m'y  décider. 
Elle  me  fit  alors  un  signe  d'adieu  accompagné  d'un  regard  et  d'un 
sourire  ineffables.  En  cet  instant  elle  fut  belle  comme  je  ne  l'avais 
encore  point  vue.  Je  mis  une  main  sur  mon  cœur,  l'autre  sur  mon 
front,  et  je  m'enfuis,  heureux  et  amoureux  déjà  comme  un  fou.  Les 
branches  avaient  frémi  à  quelques  pas  derrière  la  signora  ;  mais ,  là 
comme  ailleurs ,  le  cousin  n'arrivait  pas  à  temps  :  j'avais  disparu. 

Je  trouvai  chez  moi  une  lettre  de  la  Checchina.  fc  Je  me  suis  mise 
en  route  dimanche  pour  aller  te  rejoindre,  me  disait- elle ,  et  me  re- 
poser sous  les  doux  ombrages  de  Cafaggiolo  des  fatigues  du  théâtre. 
J'ai  versé  à  San-Giovanni  ;  j'en  suis  quitte  pour  quelques  contusions, 
mais  ma  voiture  est  brisée.  Les  maladroits  ouvriers  de  ce  village  me 
demandent  trois  jours  pour  la  réparer.  Prends  ta  calèche ,  et  viens 
me  chercher,  si  tu  ne  veux  que  je  périsse  d'ennui  dans  cette  auberge 


68 i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  muletiers,  etc.  »  Je  partis  une  heure  après,  et  à  la  pointe  du  jour 
j'arrivai  à  San-Giovanni.  —  Comment  se  fait-il  que  tu  sois  seule?  lui 
dis-je  en  essayant  de  me  débarrasser  de  ses  grands  bras  et  de  ses  fra- 
ternelles accolades,  insupportables  pour  moi  depuis  ma  maladie,  à 
cause  des  parfums  dont  elle  faisait  un  usage  immodéré ,  soit  qu'elle 
crût  ainsi  imiter  les  grandes  dames,  soit  qu'elle  aimât  de  passion  tout 
ce  qui  flatte  les  sens.  —  Je  me  suis  brouillée  avec  Nasi,  me  dit-elle;  je 
l'ai  planté  là ,  et  je  ne  veux  plus  entendre  parler  de  lui  !  —  Ce  n'est 
pas  très  sérieux ,  repris-je ,  puisque  pour  le  fuir  tu  vas  l'installer 
chez  lui.  — C'est  très  sérieux,  au  contraire,  car  je  lui  ai  défendu  de 
me  suivre.  —  Et  c'est  pour  lui  en  ôter  les  moyens,  apparemment,  que 
tu  prends  sa  voiture  pour  te  sauver,  et  que  tu  la  brises  en  chemin? 
—  C'est  sa  faute;  il  fallait  bien  presser  les  postillons  ;  pourquoi  a-t-il 
la  mauvaise  habitude  de  courir  après  moi?  J'aurais  voulu  me  tuer 
en  versant,  et  qu'il  arrivât  pour  me  voir  expirer,  et  pour  apprendre 
ce  que  c'est  que  de  contrarier  une  femme  comme  moi.  —  C'est-à- 
dire  une  folle  ;  mais  tu  n'auras  pas  le  plaisir  de  mourir  pour  te  ven- 
ger, puisque  d'une  part  tu  ne  t'es  pas  fait  de  mal ,  et  que  de  l'autre 
il  n'a  pas  couru  après  toi.  —  Oh  !  il  aura  passé  ici  cette  nuit  sans  se 
douter  que  j'y  suis ,  et  tu  Tauras  croisé  eu  venant.  Nous  allons  le 
trouver  à  Cafaggiolo.  —  Il  est  assez  insensé  pour  cela.  —  Si  j'en  étais 
sûre  ,  je  voudrais  rester  ici  huit  jours  cachée,  afin  de  l'inquiéter,  et 
de  lui  faire  croire  que  je  suis  partie  pour  la  France,  comme  je  l'en  ai 
menacé.  —A  ton  plaisir,  ma  belle;  je  te  salue  et  te  laisse  ma  voiture. 
Quant  à  moi ,  j'ai  peu  de  goût  pour  ce  pays  et  pour  cette  auberge. — 
Si  tu  n'étais  pas  un  sot ,  tu  me  vengerais,  Lélio  !  —  Merci!  je  ne  suis 
pas  offensé;  tu  ne  l'es  pas  davantage  peut-être?  —  Oh  !  je  le  suis  mor- 
tellement, Lélio  !  —  Il  aura  refusé  de  te  donner  pour  vingt-cinq  mille 
francs  de  gants  blancs ,  et  il  aura  voulu  te  donner  cinquante  mille  de 
diamans;  quelque  chose  comme  cela,  sans  doute?  — Non,  non, 
Lého,  il  a  voulu  se  marier!  —  Pourvu  que  ce  ne  soit  pas  avec  toi, 
c'est  une  envie  très  pardonnable.  —  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  affreux , 
c'est  qu'il  s'était  imaginé  me  faire  consentir  à  son  mariage,  et  con- 
server mes  bonnes  grâces.  Après  une  pareille  insulte,  crois-tu  qu'il 
ait  eu  l'audace  de  venir  m'offrir  un  million ,  à  condition  que  je  le  lais- 
serais se  marier,  et  que  je  lui  resterais  fidèle  !  — Un  million!  diable  ! 
Voilà  bien  le  quarantième  million  que  je  te  vois  refuser,  ma  pauvre 
Checchina.  Il  y  aurait  de  quoi  entretenir  une  famille  royale  avec  les 
millions  que  tu  as  méprisés  !  —  Tu  plaisantes  toujours ,  Lélio.  Un 
jour  viendra  où  tu  verras  que,  si  j'avais  voulu ,  j'aurais  pu  être  reine 


LA   DERNIÈRE   ALDINI.  685 

tout  comme  une  autre.  Les  sœurs  de  Napoléon  sont-elles  donc  plus 
belles  que  moi?  ont-elles  plus  de  talent,  plus  d'esprit,  plus  d'éner- 
gie? Ah!  que  je  m'entendrais  bien  à  tenir  un  royaume! —  A  peu 
près  comme  à  tenir  des  livres  en  partie  double  dans  un  comptoir  de 
commerce.  Allons!  tu  as  mis  ta  robe  de  chambre  à  l'envers,  et  tu 
essuies  les  pleurs  de  tes  beaux  yeux  avec  un  de  tes  bas  de  soie.  Fais 
trêve  pour  quelques  instans  à  ces  rêves  d'ambition  ;  habille-toi ,  et 
partons. 

Tout  en  regagnant  la  villa  de  Cafaggiolo,  et  en  laissant  ma  com- 
pagne de  voyage  donner  un  libre  cours  à  ses  déclamations  héroïques, 
à  ses  divagations  et  à  ses  hâbleries,  j'arrivai,  non  sans  peine,  à  sa- 
voir que  le  bon  Nasi  avait  été  fasciné  dans  un  bal  par  une  belle  per- 
sonne ,  et  l'avait  demandée  en  mariage;  qu'il  était  venu  signifier  sa 
résolution  à  la  Checchina  ;  que  celle-ci ,  ayant  pris  le  parti  de  s'éva- 
nouir et  d'avoir  des  convulsions,  il  avait  été  tellement  épouvanté  par 
la  violence  de  son  désespoir,  qu'il  l'avait  suppliée  d'accepter  un 
terme  moyen ,  et  de  rester  sa  maîtresse,  malgré  le  mariage.  Alors  la 
Checchina,  le  voyant  faiblir,  avait  orgueilleusement  refusé  de  par- 
tager le  cœur  et  la  bourse  de  son  amant.  Elle  avait  demandé  des 
chevaux  de  poste,  et  signé  ou  feint  de  signer  un  engagement  avec 
rOpéra  de  Paris.  Le  débonnaire  Nasi  n'avait  pu  supporter  l'idée  de 
perdre  une  femme  qu'il  n'était  pas  sûr  de  ne  plus  adorer,  pour  une 
femme  que  peut-être  il  n'adorait  pas  encore.  Il  avait  demandé  pardon 
à  la  cantatrice;  il  avait  retiré  sa  demande,  et  cessé  ses  démarches  de 
mariage  auprès  de  l'illustre  beauté  dont  la  Checchina  ignorait  le  nom. 
Checchina  s'était  laissé  attendrir;  mais  elle  avait  appris  indirecte- 
ment, le  lendemain  de  ce  grand  sacrifice,  que  Nasi  n'avait  pas  eu 
grand  mérite  à  le  faire,  puisqu'il  venait,  entre  la  scène  de  fureur  et 
la  scène  de  raccommodement,  d'être  débouté  de  sa  demande  de 
mariage,  et  dédaigné  pour  un  heureux  rival.  La  Checchina,  outrée, 
était  partie,  laissant  au  comte  une  lettre  foudroyante,  dans  laquelle 
elle  lui  déclarait  qu'elle  ne  le  reverrait  jamais  ;  et  prenant  la  route  de 
France,  car  tout  chemin  mène  à  Paris  aussi  bien  qu'à  Rome,  elle 
courait  attendre  à  Cafaggiolo  que  son  amant  la  poursuivît,  et  vînt 
mettre  son  corps  en  travers  du  chemin  pour  l'empêcher  de  pousser 
plus  avant  une  vengeance  dont  elle  commençait  à  s'ennuyer  un  peu. 

Tout  cela  n'était  pas,  dans  le  cerveau  de  la  Checchina,  à  l'état  de 
calcul  étroit  et  d'intrigue  cupide.  Elle  aimait  l'opulence,  il  est  vrai, 
et  ne  pouvait  s'en  passer;  mais  elle  avait  tant  de  foi  en  sa  destinée  et 
tant  d'audace  dans  le  caractère,  qu'elle  risquait  à  chaque  instant  la 


686  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fortune  du  jour  pour  celle  du  lendemain.  Elle  passait  le  Rubicon 
tous  les  matins,  certaine  de  trouver  sur  l'autre  rive  un  empire  plus 
florissant  que  celui  qu'elle  abandonnait.  îl  n'y  avait  donc,  dans  ces 
féminines  roueries,  rien  de  vil ,  parce  qu'il  n'y  avait  rien  de  craintif. 
Elle  ne  jouait  pas  la  douleur;  elle  ne  faisait  ni  fausses  promesses,  ni 
feintes  prières.  Elle  avait,  dans  ses  momens  de  contrariété,  de  très 
véritables  attaques  de  nerfs.  Pourquoi  ses  amans  étaient-ils  assez 
crédules  pour  prendre  l'impétuosité  de  sa  colère  pour  l'effet  d'une 
douleur  profonde  combattue  par  l'orgueil?  N'est-ce  pas  notre  faute 
à  tous  quand  nous  sommes  dupes  de  notre  propre  vanité? 

D'ailleurs,  quand  même,  pour  conserver  son  empire,  la  Checchina 
aurait  un  peu  joué  la  tragédie  dans  son  boudoir,  elle  avait  son  excuse 
dans  la  grande  sincérité  de  sa  conduite.  Je  n'ai  jamais  rencontré  de 
femme  plus  franche,  plus  fidèle  aux  amans  qui  lui  étaient  fidèles, 
plus  téméraire  dans  ses  aveux  lorsqu'elle  était  vengée,  plus  incapable 
de  ressaisir  sa  domination  au  prix  d'un  mensonge.  Il  est  vrai  qu'elle 
n'aimait  pas  assez  pour  cela,  et  que  nul  homme  ne  lui  semblait  valoir 
la  peine  de  se  contraindre  et'  de  s'humilier  à  ses  propres  yeux  par 
une  dissimulation  prolongée.  J'ai  souvent  pensé  que  nous  étions  bien 
fous,  nous  autres,  d'exiger  tant  de  franchise,  quand  nous  apprécions 
si  peu  le  mérite  de  la  fidélité.  J'ai  souvent  éprouvé  par  moi-même 
qu'il  faut  plus  de  passion  pour  soutenir  un  mensonge  qu'il  ne  faut  de 
courage  pour  dire  la  vérité.  Il  est  si  facile  d'être  sincère  avec  ce  qu'on 
n'aime  pas  !  Il  est  si  agréable  de  l'être  avec  ce  qu'on  n'aime  plus  ! 

Cette  simple  réflexion  vous  expliquera  pourquoi  il  me  fut  impos- 
sible d'aimer  long-temps  la  Checchina ,  et  comment  il  me  fut  impos- 
sible aussi  de  ne  pas  l'estimer  toujours ,  en  dépit  de  ses  frasques 
insolentes  et  de  son  ambition  démesurée.  Je  compris  vite  que  c'était 
une  détestable  amante  et  une  excellente  amie;  et  puis,  il  y  avait  une 
sorte  de  poésie  dans  cette  énergie  d'aventurière,  dans  ce  détache- 
ment des  richesses,  inspiré  par  l'amour  même  des  richesses;  dans 
cette  fatuité  inconcevable,  couronnée  toujours  d'un  succès  plus  in- 
concevable encore.  Elle  se  comparait  sans  cesse  aux  sœurs  de  Napo- 
léon pour  se  préférer  à  elles,  et  à  Napoléon  pour  s'égaler  à  lui.  Cela 
était  plaisant  et  par  trop  ridicule.  Dans  sa  sphère ,  elle  avait  autant 
d'audace  et  de  bonheur  que  le  grand  conquérant.  Elle  n'eut  jamais 
pour  amans  que  des  hommes  jeunes ,  riches ,  beaux  et  honnêtes  ;  et 
je  ne  crois  pas  qu'un  seul  se  soit  jamais  plaint  d'elle  après  l'avoir 
quittée  ou  perdue,  car  au  fond  elle  était  grande  et  noble.  Elle  savait 
toujours  racheter  mille  puérilités  et  mille  malices  par  un  acte  décisif 


LA  DERNIÈRE  ALDINI.  687 

de  force  et  de  bonté.  Enfin,  pour  tout  dire,  elle  était  brave  au  moral 
et  au  physique,  et  les  gens  de  ce  tempérament  valent  toujours 
quelque  chose,  où  qu'ils  soient  et  quoi  qu'ils  fassent. 

—  Ma  pauvre  enfant,  lui  disais-je  chemin  faisant,  tu  vas  être  bien 
attrapée  si  Nasi  te  prend  au  mot  et  te  laisse  partir  pour  la  France. 
—  Il  n'y  a  pas  de  danger,  disait-elle  en  souriant,  oubliant  qu'elle  ve- 
nait de  me  dire  que  pour  rien  au  monde  elle  ne  se  laisserait  fléchir 
par  ses  soumissions.  —  Mais  enfin ,  supposons  que  cela  arrive  ,  que 
feras-tu?  Tu  n'as  rien  au  monde,  et  tu  n'as  pas  coutume  de  garder 
les  dons  des  amans  que  tu  quittes.  C'est  pour  cela  que  je  t'estime 
un  peu,  malgré  tous  tes  crimes.  Voyons,  dis-moi,  que  vas-tu  de- 
venir? —  J'aurai  du  chagrin,  me  répondit-elle;  oui,  vraiment,  Lélio, 
j'aurai  des  regrets,  car  Nasi  est  un  digne  homme,  un  excellent  cœur. 
Je  parie  que  je  pleurerai  pendant...  je  ne  sais  pas  combien  de  temps! 
Mais  enfin  on  a  une  destinée,  ou  on  n'en  a  pas.  Si  Dieu  veut  que 
j'aille  en  France ,  c'est  apparemment  parce  que  je  n'ai  plus  rien  d'heu- 
reux à  rencontrer  en  Italie.  Si  je  me  sépare  de  ce  bon  et  tendre  amant, 
c'est  sans  doute  que  là-bas  un  homme  plus  dévoué  et  plus  courageux 
m'attend  pour  m'épouser,  et  pour  prouver  au  monde  que  l'amour 
est  au-dessus  de  tous  les  préjugés;  n'en  doute  pas  Lélio,  je  serai 
princesse,  reine  peut-être.  Une  vieille  sorcière  de  Malamocco  me 
l'a  prédit  dans  mon  horoscope  lorsque  je  n'avais  que  quatre  ans, 
et  je  l'ai  toujours  cru;  preuve  que  cela  doit  être!  — Preuve  con- 
cluante ,  repris-je ,  argument  sans  réplique  !  reine  de  Barataria ,  je 
te  salue  ! 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  la  Barataria?  Est-ce  que  c*estle  nouvel 
opéra  de  Cimarosa? 

—  Non,  c'est  le  nom  de  l'étoile  qui  préside  à  ta  destinée. 

Nous  arrivâmes  à  Cafaggiolo  et  n'y  trouvâmes  point  Nasi.  —  Ton 
étoile  pâlit,  la  fortune  t'abandonne,  dis-je  à  la  Chioggiote.  —  Elle  se 
mordit  la  lèvre  et  reprit  aussitôt  avec  un  sourire  ;  Avant  le  lever  du 
soleil,  il  y  a  toujours  des  brouillards  sur  les  lagunes.  Dans  tous  les 
cas ,  il  faut  prendre  des  forces,  afin  d'être  préparé  aux  coups  de  la 
destinée.  En  parlant  ainsi,  elle  se  mit  à  table,  avala  presque  une 
daube  truffée,  après  quoi  elle  dormit  douze  heures  sans  désemparer, 
passa  trois  heures  à  sa  toilette  et  pétilla  d'esprit  et  d'absurdité  jus- 
qu'au soir.  Nasi  n'arriva  point. 

Pour  moi,  au  milieu  de  la  gaieté  et  de  l'animation  que  cette  bonne 
fille  avait  apportée  dans  ma  solitude,  j'étais  préoccupée  du  souvenir 
de  mon  aventure  à  la  villa  Grimani,  et  tourmenté  du  désir  de  revoir 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ma  belle  patricienne.  Mais  quel  moyen?  je  me  creusais  vainement 
l'esprit  pour  en  trouver  un  qui  ne  la  compromît  pas.  En  la  quittant, 
je  m'étais  juré  de  ne  faire  aucune  imprudence.  En  repassant  dans 
ma  mémoire  le  souvenir  de  ces  derniers  instans  où  elle  m'avait  sem- 
blé si  naïve  et  si  touchante,  je  sentais  que  je  ne  pouvais  plus  agir  lé- 
gèrement envers  elle,  sans  perdre  ma  propre  estime.  Je  n'osais  pas 
prendre  des  informations  sur  son  entourage ,  encore  moins  sur  son 
intérieur;  je  n'avais  voulu  voir  personne  dans  les  environs,  et  main- 
tenant j'en  étais  presque  fâché,  car  j'eusse  pu  apprendre  par  hasard 
ce  que  je  n'osais  demander  directement.  Le  domestique  qui  me  ser- 
vait était  un  Napohtain  arrivé  avec  moi  et  comme  moi  pour  la  pre- 
mière fois  dans  le  pays.  Le  jardinier  était  idiot  et  sourd.  Une  vieille 
femme  de  charge,  qui  tenait  la  maison  depuis  l'enfance  de  Nasi,  eût 
pu  m'instruire  peut-être;  mais  je  n'osais  l'interroger,  elle  était  cu- 
rieuse et  bavarde.  Elle  s'inquiétait  beaucoup  de  savoir  où  j'allais,  et 
pendant  les  trois  jours  que  je  ne  lui  avais  pas  rapporté  de  gibier,  ni 
rendu  compte  de  mes  promenades,  elle  était  si  intriguée,  que  je  trem- 
blais qu'elle  ne  vînt  à  découvrir  mon  roman.  Un  nom  seul  eût  pu  la 
mettre  sur  la  voie.  Je  me  gardai  donc  bien  de  le  prononcer.  Je  ne 
voulais  pas  aller  à  Florence,  j'y  étais  trop  connu;  je  m'y  serais  à 
peine  montré  que  j'eusse  été  inondé  de  visites.  Or,  dans  la  disposi- 
tion maladive  et  misanthropique  qui  m'avait  fait  chercher  la  retraite 
de  Gafaggiolo,  j'avais  caché  mon  nom  et  mon  état  tant  aux  gens  des 
environs  qu'aux  serviteurs  de  la  maison  même.  Je  devais  garder 
plus  que  jamais  mon  incognito,  car  je  présumais  que  le  comte  allait 
arriver,  et  que  ses  velléités  de  mariage  pourraient  bien  lui  faire  dé- 
sirer d'ensevelir  dans  le  mystère  la  présence  de  la  Ghecchina  dans  sa 
maison. 

Deux  jours  s'écoulèrent  ainsi  sans  que  Nasi  revînt,  lui  qui  eut  pu 
m'éclairer,  et  sans  que  j'osasse  faire  un  pas  dehors.  La  Ghecchina 
fut  prise  de  vives  douleurs  et  d'un  gros  rhume  par  suite  des  mésaven- 
tures de  son  voyage.  Peut-être ,  ne  sachant  quelle  figure  faire  vis-à- 
vis  de  moi ,  ne  voulant  pas  avoir  l'air  d'attendre  son  infidèle  après 
avoir  juré  qu'elle  ne  l'attendrait  pas,  n'était-elle  pas  fâchée  d'avoir 
un  prétexte  pour  rester  à  Gafaggiolo. 

Un  matin ,  ne  pouvant  y  tenir,  car  cette  signorina  de  quinze  ans  me 
trottait  par  la  tête  avec  ses  petites  mains  blanches  et  ses  grands  yeux 
noirs ,  je  pris  mon  carnier,  j'appelai  mon  chien,  et  je  partis  pour  la 
chasse,  n'oubliant  que  mon  fusil.  Je  rôdai  vainement  autour  de  la 
villa  Grimani  ;  je  n'aperçus  pas  un  être  vivant,  je  n'entendis  pas  un 


LA  DERNIÈRE   ALDINI,  689^ 

bruit  humain.  Toutes  les  grilles  du  parc  étaient  fermées,  et  je  re- 
marquai que  dans  la  grande  allée  ,  d'où  l'on  apercevait  le  bas  de  la 
façade,  on  avait  abattu  de  gros  arbres,  dont  le  branchage  touffu 
interceptait  complètement  la  vue.  Était-ce  à  dessein  qu'on  avait 
dressé  ces  barricades  ?  Était-ce  une  vengeance  du  cousin?  Était-ce 
une  précaution  de  la  tante?  Était-ce  une  malice  de  mon  héroïne  elle- 
même?  Si  je  le  croyais!  me  disais-je.  Mais  je  ne  le  croyais  pas.  J'ai- 
mais bien  mieux  supposer  qu'elle  gémissait  de  mon  absence  et  de  sa. 
captivité,  et  je  faisais  pour  sa  délivrance  mille  projets  plus  ridicules 
les  uns  que  les  autres. 

En  rentrant  à  Cafaggiolo,  je  trouvai  dans  la  chambre  de  la  Chec- 
china  une  belle  villageoise ,  que  je  reconnus  aussitôt  pour  la  sœur 
de  lait  de  la  Grimani.  —  Voilà ,  me  dit  la  Checchina  qui  l'avait  fait 
asseoir  sans  façon  sur  le  pied  de  son  lit,  une  belle  enfant  qui  ne 
veut  parler  qu'à  toi,  Lélio.  Je  l'ai  prise  sous  ma  protection,  parce  que^ 
la  vieille  Cattina  voulait  la  renvoyer  insolemment.  Moi,  j'ai  bien  vu  à 
son  petit  air  modeste  que  c'est  une  honnête  fille,  et  je  ne  lui  ai  pas 
fait  de  questions  indiscrètes.  N'est-ce  pas,  ma  pauvre  brunette?^ 
Allons,  ne  soyez  pas  honteuse,  et  passez  dans  le  salon  avec  M.  Lélio. 
Je  ne  suis  pas  curieuse ,  allez  ;  j'ai  autre  chose  à  faire  qu'à  tourmenter 
mes  amis. 

—  Venez,  ma  chère  enfant,  dis-je  à  la  soubrette,  et  ne  craignez 
rien;  vous  n'avez  affaire  ici  qu'à  d'honnêtes  gens. 

La  pauvre  fille  restait  debout ,  éperdue,  et  triste  à  faire  pitié.  Bien 
qu'elle  eût  eu  le  courage  de  cacher  jusque-là  le  motif  de  sa  visite, 
elle  tirait  de  sa  poche ,  et  montrait  à  demi,  dans  son  trouble,  un  billet- 
qu'elle  y  renfonçait  de  nouveau ,  partagée  entre  le  soin  de  son  hon- 
heur  et  celui  de  l'honneur  de  sa  maîtresse.  — Oh  I  mon  Dieu!  dit- 
elle  enfin  d'une  voix  tremblante ,  si  madame  allait  croire  que  je  viens 
ici  dans  de  mauvaises  intentions!... — Moi!  je  ne  crois  rien  du  tout,, 
ma  pauvrette,  s'écria  la  bonne  Checchina  en  ouvrant  un  livre  et  en 
hsant  au  travers  d'un  lorgnon,  bien  qu'elle  eût  une  vue  excellente, 
car  elle  croyait  qu'il  était  de  bon  air  d'avoir  les  yeux  faibles.  —  C'est 
que  madame  a  l'air  si  bon,  et  m'a  reçue  avec  tant  de  confiance,  re- 
prit la  jeune  fille.  —  Votre  air  inspire  cette  confiance  à  tout  le  monde, 
repartit  la  cantatrice,  et  si  je  suis  bonne  avec  vous  ,  c'est  que  vous 
le  méritez.  Allez,  allez,  je  ne  suis  pas  indiscrète,  contez  vos  affaires 
à  M.  Lélio,  cela  ne  me  fâchera  pas  le  moins  du  monde.  Allons ,  Lélio, 
emmène-la  donc!  Pauvre  petite!  elle  se  croit  perdue.  Va,  mon  enfant, 
les  comédiens  sont  d'aussi  braves  gens  que  les  autres,  sois-en  sûre. 

TOME  XII.  44 


050  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  jeune  fille  fit  une  profonde  révérence,  et  me  suivit  dans  le  salon. 
Son  cœur  battait  à  briser  le  lacet  de  son  corsage  de  velours  vert , 
et  ses  joues  étaient  écarlates  comme  sa  jupe.  Elle  se  hâta  de  tirer  la 
lettre  de  sa  poche,  et,  en  me  la  remettant,  elle  recula  de  trois  pas, 
tant  elle  craignait  que  je  ne  fusse  aussi  insolent  avec  elle  que  la  première 
fois.  Je  la  rassurai  par  le  calme  de  mon  maintien,  et  lui  demandai 
si  elle  avait  quelque  chose  de  plus  à  me  dire.  — Il  faut  que  j'attende 
la  réponse,  me  dit-elle  d'un  air  d'angoisse. -— Eh  bieni  lui  dis  je, 
allez  l'attendre  dans  l'appartement  de  madame.  Et  je  la  reconduisis 
auprès  de  la  Checchina.  —  Cette  brave  fille ,  lui  dis-je ,  veut  entrer 
au  service  d'une  dame  de  Florence  que  je  connais  particulièrement, 
et  elle  vient  me  demander  une  lettre  de  recommandation.  Pendant 
que  je  vais  l'écrire,  voulez-vous  permettre  qu'elle  reste  près  devons? 
—  Oui ,  oui,  certes!  dit  la  Checchina  en  lui  faisant  signe  de  s'asseoir, 
et  en  lui  souriant  d'un  air  de  protection  amicale.  Celte  douceur  et 
cette  simplicité  de  manières  envers  les  gens  de  son  ancienne  condition 
étaient  au  nombre  des  belles  qualités  de  la  Chioggiote.  En  même 
temps  qu'elle  minaudait  les  allures  de  la  grande  dame,  elle  conser- 
vait la  bonté  brusque  et  naïve  de  la  batelière.  Ses  manières,  souvent 
ridicules ,  étaient  toujours  bienveillantes  ;  et  si  elle  aimait  à  trôner 
dans  un  lit  de  satin  garni  de  dentelles  devant  cette  pauvre  villageoise, 
elle  n'en  avait  pas  moins  dans  le  cœur  et  sur  les  lèvres  de  tendres 
encouragemens  pour  son  humilité. 

La  lettre  de  la  signora  était  conçue  en  ces  termes  : 

((  Trois  jours  sans  revenir  !  ou  vous  n'avez  guère  d'esprit,  ou 
vous  n'avez  guère  d'envie  de  me  revoir.  Est-ce  donc  à  moi  de  trou- 
ver le  moyen  de  continuer  nos  amicales  relations  ?  Si  vous  ne  l'avez 
pas  cherché,  vous  êtes  un  sot  ;  si  vous  ne  l'avez  pas  trouvé,  vous  êtes 
ce  que  vous  m'accusez  d'être.  La  preuve  que  je  ne  suis  ne  superba  , 
nestupida,  c'est  que  je  vous  donne  un  rendez-vous.  Demain  matin 
dimanche,  je  serai  à  la  messe  de  huit  heures  à  Florence,  à  Snnta- 
Maria  del  Sas50.  Ma  tante  est  malade;  Lila,  ma  sœur  de  lait,  doit  seule 
m'accompagner.  Si  le  domestique  et  le  cocher  vous  remarquent  ou 
vous  interrogent,  donnez-leur  de  l'argent,  ce  sont  des  coquins. 
Adieu,  à  demain.  » 

Répondre ,  promettre ,  jurer,  remercier,  et  remettre  à  la  belle 
Lila  le  plus  ampoulé  des  billets  d'amour,  ce  fut  l'affaire  de  peu  d'in- 
sians.  Mais  quand  je  voulus  glisser  une  pièce  d'or  dans  la  main  delà 
messagère,  j'en  fus  empêché  par  un  regard  plein  de  tristesse  et  de 
dignité.  Elle  avait  cédé  par  dévouement  à  la  fantaisie  de  sa  maîtresse: 


LA  DERNIÈRE   ALDïNI.  691 

mais  il  était  évident  que  sa  conscience  lui  reprochait  cet  acte  de  fai- 
blesse, et  que  lui  en  offrir  le  paiement,  c'eut  été  la  châtier  et  l'humi- 
lier cruellement.  Je  me  reprochais  beaucoup,  en  cet  instant,  le  baiser 
que  j'avais  osé  lui  dérober  pour  railler  sa  maîtresse,  et  j'essayai  de 
réparer  ma  faute,  en  la  reconduisant  jusqu'au  bout  du  jardin  avec 
autant  de  respect  et  de  courtoisie  que  (j'en  eusse  témoijiné  à  une 
î;rande  dame. 

Je  fus  très  agité  tout  le  reste  du  jour.  La  Checchina  s'aperçut  de 
ma  préoccupation.— Voyons,  Lélio,  me  dit-elle  à  la  fin  du  souper  que 
nous  prenions  tête  à  télé  sur  une  jolie  petite  terrasse  ombragée  de 
pampres  et  de  jasmins;  je  vois  que  tu  es  tourmenté;  pourquoi  ne 
m'ouvres-tu  pas  ton  cœur  ?  Ai-je  jamais  trahi  un  secret?  Ne  suis-je 
pas  digne  de  ta  conflance?  ai-je  mérité  qu'elle  me  fût  retirée? — Non, 
ma  bonne  Ghecchinna,  lui  répondis-je,  je  rends  justice  à  ta  discrétion 
;  et  il  est  certain  que  la  Checchina  eût  gardé,  comme  Portia,  les  confi- 
dences de  Brutus);  mais,  ajoutai-je,  si  tous  mes  secrets  t'appartien- 
nent, il  en  est  d'autres...  —  Je  sais  ce  que  tu  vas  me  dire,  dit-elle 
avec  vivacité.  Il  en  est  d'autres  qui  ne  sont  pas  à  toi  seul  et  dont  tu 
n'as  pas  le  droit  de  disposer;  mais  si,  malgré  toi,  je  les  devine,  dois- 
tu  pousser  le  scrupule  jusqu'à  nier  inutilement  ce  que  je  sais  aussi 
bien  que  toi?  Allons,  ami,  j'ai  fort  bien  compris  la  visite  de  cette 
belle  fille;  j'ai  vu  sa  main  dans  sa  poche,  et,  avant  qu'elle  m'eut  dit 
bonjour,  je  savais  qu'elle  apportait  une  lettre.  A  l'air  timide  et  cha- 
grin de  cette  pauvre  Iris  (la  Checchina  aimait  beaucoup  les  compa- 
raisons mythologiques  depuis  qu'elle  épelait  VAminta  di  Tasso  et 
YAdcnc  dd  Guanni) ,  j'ai  bien  compris  qu'il  y  avait  là  une  véritable 
histoire  de  roman ,  une  grande  dame  craignant  le  monde  ou  une  pe- 
tite fille  risquant  son  établissement  futur  avec  quelque  honnête  bour- 
geois. Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  tu  as  fait  une  de  ces  con- 
quêtes dont  vous  autres  hommes  êtes  si  fiers,  parce  qu'elles  passent 
pour  difficiles  et  demandent  beaucoup  de  cachotteries.  Tu  vois  que 
j'ai  deviné?  —  Je  répondis  par  un  sourire.  — Je  ne  t'en  demande  pas 
davantage,  reprit-elle;  je  sais  que  tu  ne  dois  trahir  ni  le  nom,  ni  la 
demeure,  ni  la  condition  de  la  personne;  d'ailleurs  cela  ne  m'inté- 
resse pas.  Mais  je  puis  te  demander  si  tu  es  enchanté  ou  désespéré, 
et  tu  dois  me  dire  si  je  puis  te  servir  à  quelque  chose.  —  Si  j'ai  be- 
soin de  toi ,  je  te  le  dirai ,  répondis-je;  et  quant  à  te  faire  savoir  si  je 
suis  enchanté  ou  désespéré,  je  puis  l'assurer  que  je  ne  suis  encore 
ni  l'un  ni  l'autre. 

44. 


1592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Eh  bien!  eh  bien!  prends  garde  à  l'un  comme  à  l'autre,  car 
dans  les  deux  cas,  il  n'y  aurait  pas  lieu  à  de  si  grandes  émotions. 

—  Et  qu'en  sais-tu? 

—  Mon  cher  Lélio,  reprit-elle  d'un  ton  sentencieux,  supposons 
<\ue  lu  sois  enchanté.  Qu'est-ce  qu'une  femme  facile  de  plus  ou  de 
moins  dans  la  vie  d'un  homme  de  théâtre?  Le  théâtre ,  où  les  femmes 
sont  si  belles,  si  étincelantes  d'esprit!  Vas-tu  donc  t'enivrer  d'une 
■bonne  fortune  du  grand  monde?  Vanité!  vanité!  Les  femmes  du 
monde  sont  aussi  inférieures  à  nous  sous  tous  les  rapports,  que  la 
vanité  est  inférieure  à  la  gloire. 

—  Voilà  qui  est  modeste,  et  je  t'en  félicite,  répondis-je;  mais  ne 
pourrait-on  pas  retourner  l'aphorisme,  et  dire  que  c'est  la  vanité,  et 
non  l'amour,  qui  attire  les  hommes  du  monde  aux  pieds  des  femmes 
de  théâtre  ! 

—  Oh  !  quelle  différence  !  s'écria  la  Checchina.  Une  belle  et  grande 
actrice  est  un  être  privilégié  de  la  nature  et  relevée  par  le  prestige 
de  l'art;  livrée  aux  regards  des  hommes  dans  tout  l'éclat  de  sa 
beauté,  de  son  talent  et  de  sa  célébrité,  n'est-il  pas  naturel  qu  elle 
excite  l'admiration  et  qu'elle  allume  les  désirs?  Pourquoi  donc,  vous 
autres,  qui  avez  la  plupart  d'entre  nous  avant  les  grands  seigneurs; 
vous,  qui  nous  épousez  quand  nous  avons  l'humeur  sédentaire,  et 
qui  prélevez  vos  droits  sur  nous  quand  nous  avons  l'ame  ardente; 
vous,  qui  laissez  jouer  à  d'autres  le  rôle  d'amans  magniflques,  et  qui 
toujours  êtes  l'amant  préféré,  ou  tout  ou  moins  l'ami  du  cœur, 
pourquoi  tourneriez-vous  vos  pensées  vers  ces  patriciennes  qui  vous 
sourient  du  bout  des  lèvres  et  vous  applaudissent  du  bout  des  doigts? 
Ah!  Lélio!  Lélio!  je  crains  qu'ici  ton  bon  sens  ne  soit  fourvoyé  dans 
quelque  sotte  aventure.  A  la  place,  plutôt  que  d'être  flaité  des  œil- 
lades de  quelque  marquise  sur  le  retour,  je  ferais  attention  à  une 

belle  choriste,  à  la  Torquata  ou  à  la  Gargani,  par  exemple Eh 

oui!  eh  oui!  s'écria-t-elle  en  s'animant  à  mesure  que  je  souriais; 
ces  filles-là  sont  plus  hardies  en  apparence,  et  je  soutiens  qu'elles 
sont  moins  corrompues  en  réalité  que  tes  Cidalises  de  salon.  Tu  ne 
serais  pas  forcé  de  jouer  auprès  d'elles  une  longue  comédie  de  sen- 
Jtimenl,  ou  de  livrer  une  misérable  guerre  de  bel-esprit...  Mais  voilà 
comme  vous  êtes!  l'écusson  d'un  carrosse,  la  livrée  d'un  laquais, 
c'en  est  assez  pour  embelHr  à  vos  yeux  le  premier  laidron  titré  qui 
Jaisse  tomber  sur  vous  un  regard  de  protection... 

—  Ma  chère  amie,  repris-je,  tout  cela  est  fort  sensé;  mais  il  ne 


LA  DERNIÈRE   ALDINI.  693 

manque  à  ton  raisonnement  que  d'être  appuyé  sur  un  fait  vrai.  Pour 
mon  honneur,  tu  aurais  bien  pu,  je  pense,  supposer  que  la  laideur 
et  la  vieillesse  ne  sont  pas  de  rigueur  chez  une  patricienne  éprise 
d'un  artiste.  Il  s'en  est  trouvé  de  jeunes  et  belles  qui  ont  eu  des 
yeux,  et  puisque  tu  me  forces  à  te  dire  des  choses  ridicules  dans  un 
langage  ridicule,  pour  et  fermer  la  bouche,  apprends  que  l'objet  de 
7na  flamme  a  quinze  ans,  et  qu'elle  est  belle  comme  la  déesse  Cypris , 
dont  tu  apprends  par  cœur  les  prouesses  en  bouts  rimes. 

—  Lélio ,  s'écria  la  Checchina  en  éclatant  de  rire ,  tu  es  le  fat  le 
plus  insupportable  que  j'aie  jamais  rencontré. 

—  Si  je  suis  fat ,  belle  princesse ,  m'écriai-je,  il  y  a  un  peu  de  votre 
faute ,  à  ce  qu'on  prétend. 

—  Eh  bien!  dit-elle,  si  tu  ne  mens  pas,  si  ta  maîtresse  est  digne 
par  sa  beauté  des  folies  que  tu  vas  faire  pour  elle,  prends  bien  garde 
à  une  chose,  c'est  qu'avant  huit  jours  tu  seras  désespéré. 

—  Mais  qu'avez-vous  donc  aujourd'hui,  signora  Checchina,  pour 
me  dire  des  choses  si  désobligeantes? 

—  Lélio ,  ne  rions  plus,  dit-elle  en  posant  sa  main  sur  la  mienne 
avec  amitié.  Je  te  connais  mieux  que  tu  ne  te  connais  toi-même.  Tu 
es  sérieusement  amoureux,  et  tu  vas  souffrir... 

—  Allons,  allons!  Checa,  sur  tes  vieux  jours  tu  te  retireras  à  Ma- 
lamocco ,  et  tu  diras  la  bonne  ou  la  mauvaise  aventure  aux  bateliers 
des  lagunes;  en  attendant,  laisse-moi,  belle  sorcière,  affronter  la 
mienne  sans  lâches  pressentimens. 

—  Non,  non!  Je  ne  me  tairai  pas  que  je  n'aie  tiré  ton  horoscope. 
S'il  s'agissait  d'une  femme  faite  pour  toi,  je  ne  voudrais  pas  t'in- 
quiéter;  mais  une  noble!  une  femme  du  monde,  marquise  ou  bour- 
geoise, il  n'importe ,  je  leur  en  veux!  Quand  je  vois  cet  imbécile  de 
Nasi  me  négliger  pour  une  créature  qui  ne  me  va  pas,  je  parie,  au 
genou,  je  me  dis  que  tous  les  hommes  sont  vains  et  sots.  Ainsi  je  te 
prédis  que  tu  ne  seras  point  aimé,  parce  qu'une  femme  du  monde  ne 
peut  pas  aimer  un  comédien;  et  si  par  hasard  tu  es  aimé,  tu  n'en 
seras  que  plus  misérable,  car  tu  seras  humilié. 

—  Humilié!  Checchina,  qu'est-ce  que  vous  dites  donc  là? 

—  A  quoi  connaît-on  l'amour,  Lélio?  au  plaisir  qu'on  donne  ou  à 
celui  qu'on  éprouve?... 

—  Pardieu!  à  l'un  et  à  l'autre  !  Où  veux-tu  en  venir? 

—  N'en  est-il  pas  du  dévouement  comme  du  plaisir?  Ne  faut-il  pas 
qu'il  soit  réciproque? 

—  Sans  doute;  après? 


^95.  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

—  Quel  dévouement  espères-tu  rencontrer  chez  ta  maîtresse? 
quelques  nuits  de  plaisir?  Tu  semblés  embarrassé  de  répondre? 

—  Je  le  suis,  en  effet,  je  t'ai  dit  qu'elle  avait  quinze  ans,  et  je  suis 
un  honnête  homme. 

—  Espères-tu  l'épouser? 

—  Épouser,  moi  !  une  fille  riche  et  de  grande  maison  !  Dieu  m'en 
préserve!  Ah  !  ça,  tu  crois  donc  que  je  suis  dévoré  comme  toi  de  la 
raatrimoniomanie? 

—  Mais  je  suppose,  moi ,  que  tu  aies  envie  de  l'épouser,  tu  crois 
qu'elle  y  consentira,  tu  en  es  sûr? 

—  Mais  je  te  répète  que  pour  rien  au  monde  je  ne  veux  épouser 
personne. 

—  Si  c'est  parce  que  tu  serais  mal  venu  à  en  avoir  la  prétention, 
ton  rôle  est  triste,  mon  bon  Lélio! 

—  Corpo  di  Bacco,  tu  m'ennuies,  Checchina! 

—  C'est  bien  mon  intention,  cher  ami  de  mon  ame.  Or  donc,  tu 
ne  songes  point  à  épouser,  parce  que  ce  serait  une  impertinente  fan- 
taisie de  ta  part,  et  que  tu  es  un  homme  d'esprit.  — Tu  ne  songes 
point  à  séduire,  parce  que  ce  serait  un  crime,  et  que  tu  es  un  homme 
de  cœur.  —  Dis-moi,  est-ce  que  ce  sera  bien  amusant,  ton  roman? 

—  Mais ,  créature  épaisse  et  positive  que  tu  es ,  tu  n'entends  rien 
au  sentiment.  Si  je  veux  faire  une  pastorale,  qui  m'en  empêchera? 

—  Une  pastorale,  c'est  joli  en  musique.  En  amour,  ce  doit  être 
bien  fade. 

—  Mais  ce  n'est  ni  criminel  ni  humiliant. 

—  Et  pourquoi  es-tu  si  agité?  Pourquoi  es-tu  triste ,  Lélio? 

—  Tu  rêves ,  Checchina ,  je  suis  tranquille  et  joyeux  comme  de 
coutume.  Laissons  toutes  ces  paroles  ;  je  ne  te  recommande  pas  le 
secret  sur  le  peu  que  je  t'ai  dit,  j'ai  confiance  en  toi.  Pour  te  rassurer 
sur  ma  situation  d'esprit,  sache  seulement  une  chose  :  je  suis  plus 
fier  de  ma  profession  de  comédien ,  que  jamais  gentilhomme  ne  le 
fut  de  son  marquisat.  Il  n'est  au  pouvoir  de  personne  de  m'en  faire 
rougir.  Je  ne  serai  jamais  assez  fat,  quoi  que  tu  en  dises,  pour  désirer 
des  dévouemens  extraordinaires,  et  si  un  peu  d'amour  réchauffe 
mon  cœur  en  cet  instant,  la  joie  modeste  d'en  inspirer  un  peu  me 
suffit.  Je  ne  nie  pas  les  nombreuses  supériorités  des  femmes  de  théâtre 
sur  les  femmes  du  monde.  Il  y  a  plus  de  beauté,  de  grâce,  d'esprit 
et  de  feu,  dans  les  coulisses  que  partout  ailleurs,  je  le  sais.  Il  n'y  a 
pas  plus  de  pudeur,  de  désintéressement,  de  chasteté  et  de  fidélité, 
chez  les  grandes  dames  que  partout  ailleurs,  je  le  sais  encore.  Mais 


LA  DERNIÈRE  ALDINI.  695 

la  jeunesse  et  la  beauté  sont  partout  des  idoles  qui  nous  font  plier  le 
genou;  et  quant  au  préjugé,  c'est  déjà  beaucoup  pour  une  femme 
élevée  sous  des  lois  tyranniques,  d'avoir  en  secret  un  pauvre  regard 
et  un  pauvre  battement  de  cœur  pour  un  homme  que  ses  préjugés 
mêmes  lui  défendent  de  considérer  comme  un  être  de  son  espèce.  Ce 
pauvre  regard,  ce  pauvre  palpiio,  ce  serait  bien  peu  pour  le  vaste 
désir  d'une  grande  passion;  —  mais  je  te  l'ai  dit,  cousine,  je  n'en  suis 
pas  là. 

—  Et  qui  te  dit  que  tu  n'y  viendras  pas? 

—  Alors  il  sera  temps  de  me  prêcher. 
— 11  sera  trop  tard  ,  tu  souffriras  ! 

—  Ah  !  Gassandra  !  laisse-moi  vivre  î 

Le  lendemain  à  sept  heures  du  matin,  j'errais  lentement  dans 
l'ombre  des  piliers  de  Santa-Maria.  Ce  rendez-vous  était  bien  la  plus 
grande  imprudence  que  pût  commettre  ma  jeune  signora ,  car  ma 
figure  était  aussi  connue  de  la  plupart  des  habitans  de  Florence  que 
la  grande  route  aux  pieds  de  leurs  chevaux.  Je  pris  donc  les  plus 
minutieuses  précautions  pour  entrer  dans  la  ville  à  la  lueur  incertaine 
de  l'aube,  et  je  me  tins  caché  sous  les  chapelles,  la  figure  plongée 
dans  mon  manteau,  me  glissant  en  silence  et  n'éveillant,  par  le 
moindre  frôlement,  les  fidèles  en  prières  parmi  lesquels  je  cherchais 
à  découvrir  la  dame  de  mes  pensées.  Je  n'attendis  pas  long-temps; 
la  belle  Lila  m'apparut  au  détour  d'un  pilier;  elle  me  montra  du  re- 
gard un  confessionnal  vide  dont  la  niche  mystérieuse  pouvait  abriter 
deux  personnes.  Il  y  avait,  dans  le  beau  regard  prompt  et  intelligent 
de  cette  jeune  fille ,  quelque  chose  de  triste  qui  m'alla  au  cœur;  je 
m'agenouillai  dans  le  confessional,  et,  peu  d'instans  après,  une  ombre 
noire  glissa  près  de  moi  et  vint  s'agenouiller  à  mes  côtés.  Lila  se 
courba  sur  une  chaise  entre  nous  et  les  regards  du  public,  qui,  heu- 
reusement ,  était  absorbé  en  cet  instant  par  le  commencement  de  la 
messe,  et  se  prosternait  bruyamment  au  son  de  la  clochette  de  V introït. 

La  signora  était  enveloppée  d'un  grand  voile  noir,  et  ses  mains  le 
retinrent  croisé  sur  son  visage  pendant  quelques  instans.  Elle  ne  me 
parlait  point,  elle  courbait  sa  belle  tête,  comme  si  elle  fût  venue  à 
l'église  pour  prier;  mais,  malgré  tous  ses  efforts  pour  me  paraître 
calme,  je  vis  que  son  sein  était  oppressé,  et  qu'au  milieu  de  son  au- 
dace elle  était  frappée  d'épouvante.  Je  n'osais  la  rassurer  par  des 
paroles  tendres,  car  je  la  savais  prompte  à  la  repartie  ironique,  et  je 
ne  prévoyais  pas  quel  ton  elle  prendrait  avec  moi  en  cette  circon- 
stance délicate.  Je  comprenais  seulement  que  plus  elle  s'exposait 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  moi,  plus  je  devais  me  montrer  respectueux  et  soumis.  Avec 
un  caractère  comme  le  sien,  l'impudence  eût  été  promptement  re- 
poussée par  le  mépris.  Enfin  je  vis  qu'il  fallait  le  premier  rompre  le 
silence ,  et  je  la  remerciai  assez  gauchement  de  la  faveur  de  cette 
«ntrevue.  Ma  timidité  sembla  lui  rendre  le  courage.  Elle  souleva 
doucement  le  coin  de  son  voile,  appuya  son  bras  avec  plus  d'aisance 
sur  le  bois  du  confessionnal ,  et  me  dit  d'un  ton  demi-railleur,  demi- 
attendri  : 

—  De  quoi  me  remerciez- vous,  s'il  vous  plaît? 

—  D'avoir  compté  sur  ma  soumission,  madame,  répondis-je;  de 
n'avoir  pas  douté  de  l'empressement  avec  lequel  je  viendrais  rece- 
voir vos  ordres. 

—  Ainsi,  reprit-elle  en  raillant  tout-à-fait,  votre  présence  ici  est 
un  acte  de  pure  soumission? 

—  Je  n'oserais  pas  me  permettre  de  rien  penser  sur  ma  situation 
présente,  sinon  que  je  suis  votre  esclave,  et  qu'ayant  une  volonté 
souveraine  à  me  manifester,  vous  m'avez  commandé  de  venir  m'age- 
nouiller  ici. 

—  Vous  êtes  un  homme  parfaitement  élevé,  répondit-elle  en  de- 
pliant  lentement  son  éventail  devant  son  visage  et  en  remontant  sa 
mitaine  noire  sur  son  bras  arrondi,  avec  autant  d'aisance  que  si 
elle  eût  parlé  à  son  cousin. 

Elle  continua  sur  ce  ton,  et,  en  très  peu  d'instans,  je  fus  obsédé 
et  presque  attristé  de  son  babil  fantastique  et  mutin.  A  quoi  bon,  me 
disais-je,  tant  d'audace  pour  si  peu  d'amour?  Un  rendez-vous  dans 
une  église ,  à  la  vue  de  toute  une  population  ;  le  danger  d'être  dé- 
couverte ,  maudite  et  reniée  de  sa  famille  et  de  toute  sa  caste,  le  tout 
pour  échanger  avez  moi  des  quolibets  comme  elle  ferait  avec  une  de 
ses  amies  en  grande  loge,  au  théâtre  !  Se  plaît-elle  donc  aux  aven- 
tures pour  le  seul  amour  du  péril?  Si  elle  s'expose  ainsi  sans  m'aimer, 
que  fera-t-elle  pour  l'homme  qu'elle  aimera?  Et  puis  combien  de  fois 
déjà  et  pour  qui  ne  s'est-elle  pas  exposée  de  la  sorte?  Si  elle  ne  l'a 
pas  fait  encore  ,  c'est  le  temps  et  l'occasion  qui  lui  ont  manqué.  Elle 
est  si  jeune  !  Mais  quelle  énorme  série  d'aventures  galantes  ne  recèle 
pas  cet  avenir  dangereux,  et  combien  d'hommes  en  abuseront,  et 
combien  de  souillures  terniront  cette  fleur  charmante  avide  de  s'épa- 
nouir au  vent  des  passions? 

Elle  s'aperçut  de  ma  préoccupation ,  et  me  dit  d'un  ton  brusque  : 
—  Vous  avez  l'air  de  vous  ennuyer? 

J'allais  répondre,  lorsqu'un  petit  bruit  nous  fit  tourner  la  léte  par 


LA  DERISIÈRE  ALDÏNI.  697 

un  mouvement  spontané.  Derrière  nous  s'ouvrit  la  coulisse  de  bois 
qui  ferme  la  lucarne  grillée  par  laquelle  le  prêtre  reçoit  les  confes- 
sions, et  une  tête  jaune  et  ridée,  au  regard  pénétrant  et  sévère,  nous 
apparut  comme  un  mauvais  rêve.  Je  me  détournai  précipitamment 
avant  que  ce  tiers  malencontreux  eût  le  temps  d'examiner  mes  traits. 
Mais  je  n'osai  m'éloigner  de  peur  d'attirer  l'attention  des  personnes 
environnantes.  J'entendis  donc  distinctement  ces  paroles  adressées 
à  l'oreille  de  ma  complice  :  —  Signora ,  la  personne  qui  est  auprès 
de  vous  n'est  point  venue  dans  la  maison  du  Seigneur  pour  entendre 
les  saints  offices.  J'ai  vu  dans  toute  son  attitude,  et  dans  les  distrac- 
tions qu'elle  vous  donne,  que  l'église  est  profanée  par  un  entretien 
illicite.  Ordonnez  à  cette  personne  de  se  retirer,  ou  je  me  verrai  forcé 
d'avertir  madame  votre  tante  du  peu  de  ferveur  que  vous  portez 
à  l'audition  de  la  sainte  messe ,  et  de  la  complaisance  avec  laquelle 
vous  ouvrez  l'oreille  aux  fades  propos  des  jeunes  gens  qui  se  glissent 
près  de  vous.  La  lucarne  se  referma  aussitôt,  et  nous  demeurâmes 
quelques  instans  immobiles,  craignant  de  nous  trahir  par  un  mou- 
vement. Alors  Lila,  s'approchant  tout  près  de  nous ,  dit  à  voix  basse 
à  sa  maîtresse  :— Mon  Dieu,  relirons-nous,  signora  !  M.  l'abbé 
Cignola,  qui  rôdait  dans  l'église  depuis  un  quart  d'heure,  vient 
d'entrer  dans  le  confessional  et  d'en  ressortir  presque  aussitôt  après 
vous  avoir  regardée  sans  doute  par  la  lucarne.  Je  crains  bien  qu'il  ne 
vous  ait  reconnue,  ou  qu'il  n'ait  entendu  ce  que  vous  disiez.  — Je  le 
crois  bien,  car  il  m'a  parlé,  répondit  la  signora,  dont  le  noir  sourcil 
s'était  froncé  durant  le  discours  de  l'abbé  avec  une  expression  de 
bravade.  Mais  peu  m'importe. 

—  Je  dois  me  retirer,  signora,  dis-je  en  me  levant;  en  restant  une 
minute  de  plus,  j'achèverais  de  vous  perdre.  Puisque  vous  con- 
naissez ma  demeure,  vous  me  ferez  savoir  vos  volontés... 

—  Restez,  me  dit-elle  en  me  retenant  avec  force.  Si  vous  vous  éloi- 
gnez .  je  perds  le  seul  moyen  de  me  disculper.  IN'aie  pas  peur,  Lila. 
Ne  dis  pas  un  mot,  je  te  le  défends.  Mon  cousin ,  dit-elle  en  élevant 
un  peu  la  voix,  donnez-moi  le  bras  et  allons-nous-en.  —  Y  songez- 
vous,  signora  I  Tout  Florence  me  connaît.  Jamais  vous  ne  pourrez 
me  faire  passer  pour  votre  cousin.  — Mais  tout  Florence  ne  me  con- 
naît pas,  répondit-elle  en  passant  son  bras  sous  le  mien  et  en  me 
forçant  à  marcher  avec  elle.  D'ailleurs  je  suis  lœrmctiquement  voilée, 
et  vous  n'avez  qu'à  enfoncer  votre  chapeau.  Allons!  ayez  donc  mal 
aux  dents!  Mettez  votre  mouchoir  sur  votre  visage.  Eh  vite!  voici 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  gens  qui  me  connaissent  et  qui  me  regardent.  Ayez  de  l'assu- 
rance  et  doublez  le  pas. 

En  parlant  ainsi ,  et  en  marchant  avec  vivacité ,  elle  gagna  la  porte 
de  l'église ,  appuyée  sur  mon  bras.  J'allais  prendre  congé  d'elle  et 
m'enfoncer  dans  la  foule  qui  s'écoulait  avec  nous,  car  la  messe 
venait  de  finir,  lorsque  l'abbé  Cignola  nous  apparut  de  nouveau, 
debout  sous  le  portique  et  feignant  de  s'entretenir  avec  un  des  be- 
deaux. Son  oblique  regard  nous  suivait  attentivement.  —  N'est-ce 
pas,  Hector?  dit  la  signora*en  passant  près  de  lui  et  en  penchant  sa 
tête  entre  le  visage  de  l'abbé  et  le  mien.  Lila  tremblait  de  tous  ses 
membres.  La  signora  tremblait  aussi,  mais  son  émotion  redoublait 
son  courage.  L'abbé  nous  suivait  et  ne  perdait  pas  un  seul  de  nos  mou- 
vemens.  Une  voiture  aux  armoiries  et  à  la  livrée  des  Grimani  s'avan- 
çait à  grand  bruit,  et  le  peuple,  qui  a  toujours  coutume  de  regarder 
avidement  l'étalage  du  luxe,  se  pressait  sous  les  roues  et  sous  les  pieds 
des  chevaux.  D'ailleurs,  l'équipage  delà  vieille  Grimani  en  particulier 
attirait  toujours  une  nuée  de  mendians,  car  la  pieuse  dame  avait 
coutume  de  répandre  des  aumônes  sur  son  passage.  Un  grand  laquais 
fut  forcé  de  les  repousser  pour  ouvrir  la  portière,  et  j'avançais  tou- 
jours ,  conduisant  la  signora,  et  toujours  suivi  du  regard  inquisito- 
Tial  de  l'abbé  Cignola.  —  Montez  avec  moi,  me  dit  la  signora  d'un 
ton  absolu  et  avec  un  serrement  de  main  énergique  en  s'élançant 
sur  le  marchepied.  —  J'hésitais;  il  me  semblait  que  ce  dernier  coup 
d'audace  allait  consommer  sa  perte.  —  Montez  donc,  me  dit-elle  avec 
une  sorte  de  fureur;  et  dès  que  je  fus  assis  près  d'elle,  elle  leva 
elle-même  la  glace ,  donnant  à  peine  à  Lila  le  temps  de  s'asseoir  vis- 
à-vis  de  nous ,  et  au  domestique  celui  de  fermer  la  portière.  Et  déjà 
nous  roulions  avec  la  rapidité  de  l'éclair  à  travers  les  rues  de 
Florence. 

George  Sand. 

{La  fin  an  prochain  numéro.) 


DISCOURS 


PRONONCE 


DANS  L'ACADEMIE  DE  LAUSANNE 

A  l'OCïERIURE  DU  COURS  SUR  PORI-ROÏAl, 


LE  6  NOVEMBRE  1837. 


Le  cours  que  M.  Sainte-Beuve  a  été  appelé  à  donner  à  l'Académie  de 
Lausanne  est  commencé  depuis  plus  d'un  mois.  Ce  cours,  qui  a  lieu  trois 
lois  la  semaine,  ne  se  terminera  guère  qu'à  la  fin  de  mai.  On  voit  combien 
M.  Sainte-Beuve  devra,  au  sortir  de  ce  long  et  fréquent  enseignement, 
avoir  approfondi  son  sujet  et  exploré  en  mille  sens  la  littérature  du  xvii®  siè- 
cle. Son  ouvrage  sur  Port-Royal,  depuis  si  long-temps  annoncé  et  désiré, 
se  trouvera  donc  alors ,  sinon  rédigé  dans  sa  dernière  forme,  du  moins  com- 
plètement assemblé  dans  les  matériaux  et  dans  les  idées.  En  donnant  au- 
jourd'hui la  leçon  d'ouverture,  qui  expose  l'ensemble  des  jugemens  de 
M,  Sainte-Beuve  sur  la  littérature  de  Port-Royal,  nous  sommes  heureux 
d'applaudir,  pour  notre  part ,  au  succès  d'un  cours  que  nous  regrettons  bien 
vivement  de  ne  voir  pas  plus  voisin  et  plus  présent.  L'accueil  que  M.  Sainte- 
Beuve  a  reçu  à  Lausanne  ne  nous  fait  que  mieux  sentir  cet  éloignement.  Au 
moins  l'accompagnons-nous  de  tous  nos  vœux  dans  cette  lointaine  entre- 
prise, et  espérons-nous  de  son  amitié,  qu'il  voudra  bien  tenir  quelquefois  les 
lecteurs  de  la  Revue  au  courant  d'un  travail  sérieux  qui  les  intéresse  à  tant 
de  titres. 


Messieurs  , 

Appelé  par  la  bienveillante  proposition  du  Conseil  d'instruction 
publique  et  par  la  libérale  décision  du  Conseil  d'état  à  professer,  bien 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu*étranger,  au  sein  de  votre  Académie,  présenté  en  ce  moment, 
installé  dans  cette  chaire  avec  des  paroles  d'une  si  flatteuse  obli- 
geance par  M.  le  recteur  même  de  cette  Académie,  c'est,  avant  tout, 
pour  moi  un  besoin  autant  qu'un  devoir  d'exprimer  publiquement 
ma  respectueuse  gratitude,  et  de  dire  combien  je  me  sens  touché 
d'un  honneur  dont  mon  zèle  du  moins  s'efforcera  d'être  digne.  Le 
sujet  qu'on  a  bien  voulu  agréer  pour  la  matière  de  ce  cours,  et  que 
des  études,  des  prédilections,  déjà  anciennes,  suggéraient  à  mon 
choix,  est  singulièrement  fait  pour  soutenir  ce  zèle  et  pour  l'avertir 
d'apporter  tout  ce  qu'il  pourra  de  lumières.  La  littérature  française 
se  trouvant  de  tout  temps  si  bien  représentée  auprès  de  vous  par  un 
homme  d'un  esprit,  d'un  sens  aussi  droit  et  ferme  qu'élevé  (1),  ce 
ne  pouvait  être  d'ailleurs  que  par  un  coin  plus  spécial,  et  comme 
exceptionnel,  qu'il  y  avait  lieu  de  songer,  pour  mon  compte,  àl'abordcr 
aujourd'hui  :  j'ai  choisi  à  cet  effet  Port-Royal.  Port-Royal  pourtant, 
messieurs,  est  un  grand  sujet.  Ce  qu'il  a  de  particulier  en  apparence 
et  de  réellement  circonscrit  ne  l'empêche  pas  de  tenir  à  tout  son 
siècle,  de  le  traverser  dans  toute  sa  durée,  de  le  presser  dans  tous 
ses  momens,  de  le  vouloir  envahir  sans  relâche,  de  le  modifier  du 
moins,  de  le  caractériser  et  de  l'illustrer  toujours.  Ce  cloître  d'abord 
rétréci,  sous  les  arceaux  duquel  nous  nous  engagerons,  va  jusqu'au 
bout  du  grand  règne  qu'il  a  devancé,  y  donne  à  demi  ou  en  plein  à 
chaque  instant,  et  l'éclairé  de  son  désert  par  des  jours  profonds  et 
imprévus.  Gomment  la  réforme  d'un  seul  couvent  de  filles,  et  dans 
le  voisinage  de  ce  couvent,  la  société  de  quelques  pieux  solitaires, 
purent-elles  acquérir  cette  importance  et  cette  étendue  de  position, 
d'action?  C'est  ce  que  ces  réunions,  messieurs,  auront  pour  objet  de 
développer  sous  bien  des  aspects  et  d'éclaircir. 

Au  commencement  du  xvii^  siècle,  l'église,  —  l'église  catholique,  — 
était  dans  un  état  de  danger  et  de  relâchement  qui  exigeait  sur  tous 
les  points  une  réparation  active;  le  xvi%  en  effet,  avait  été  pour  elle 
un  désastre.  Quoiqu'en  remontant  de  près  aux  différens  âges  de 
ia  société  chrétienne,  on  y  retrouve  presque  les  mêmes  plaintes  sur 
îa  décadence  du  bien  et  l'envahissement  du  désordre,  quoiqu'à  vrai 
dire,  il  en  soit  des  meilleurs  siècles  chrétiens  comme  des  plus  saintes 
âmes,  qui  néanmoins  luttent  encore,  contiennent  en  elles  le  mal, 
et  sont  sans  relâche  aux  prises  avec  lui ,  le  xvr  siècle  se  détachait 

(1)  M.  Monnard,  connu  en  France  par  son  ancienne  collaboration  au  Globe;  par  sa  traduc- 
tion récente  de  ["Illstohe  de  la  Suisse  de  Jean  de  MuUer,  histoire  qu'il  continuera  avec  M.Vul- 
liemin;  et,  politiquement,  l'un  des  plus  honorables  ciiovens  de  la  Suisse. 


PORT-ROYAL.  70t 

réellement  et  manifestement  de  tous  ceux  qui  avaient  précédé,  par  la' 
vigueur  de  l'agression,  par  la  nouveauté  et  l'étendue  des  plaies 
qu'il  avait  faites. La  connaissance  de  l'antiquité,  en  débordant,  avait 
apporté  à  une  foule  d'esprits  supérieurs  une  sorte  de  nouveau  paga- 
nisme et  l'indifférence  pour  la  tradition  chrétienne.  La  séparation- 
de  Luther  et  de  Calvin,  de  quelque  point  de  vue  qu'on  la  juge,  là  où 
elle  n'avait  pas  triomphé,  avait  été  une  grande  cause  d'ébranlement. 
Les  railleurs  et  les  douteurs,  comme  Rabelais  ou  Montaigne,  bien 
qu'encore  isolés,  levaient  la  tête  en  plus  d'un  endroit.  L'intelligence 
vraie  de  l'antique  esprit  chrétien,  que  les  confesseurs  de  Genève  et 
d'Augsbourg  s'efforçaient  de  ressaisir,  n'existait  plus  dans  les  écoles 
catholiques  ;  la  théologie  scolastique  se  maintenait  sans  la  vie  qui 
l'avait  animée  en  ses  âges  d'inauguration;  les  sources  directes  des 
pères  étaienttout-à-fait  négligées.  En  Espagne,  en  Italie,  les  réformes 
partielles  de  sainte  Thérèse,  de  saint  Charles  Borromée,  donnèrent 
signal  au  grand  effort  qui  devenait  nécessaire  au  sein  de  l'église- 
romaine  pour  résister  à  tant  de  causes  ruineuses.  Saint  Ignace  et 
son  ordre,  en  se  portant  expressément  contre  le  mal,  firent  de 
grandes  choses,  et  pourtant  devinrent  bientôt  eux-mêmes  une  por- 
tion de  ce  mal,  en  voulant  trop  le  combattre  sur  son  terrain,  avec 
ses  propres  armes  mondaines,  et  en  ignorant  trop  l'antique  esprit 
pratique  intérieur.  En  France  particulièrement,  aux  premières  an- 
nées du  xvii"  siècle,  tout  restait  à  relever  et  à  réparer.  Les  guerres 
civiles,  attisées  au  nom  de  la  rehgion,  l'avaient  d'autant  plus  ou- 
tragée et  abîmée.  Henri  IV,  en  rétablissant  l'ordre  politique  et  la 
paix,  fournit,  en  quelque  sorte,  le  lieu  et  l'espace  aux  nombreux, 
efforts  salutaires  qui  allaient  naître,  et  dont  Port-Royal  devait  être 
le  plus  grand. 

Autant  le  xvi"  siècle  fut  désastreux  pour  l'église  catholique  (je  parle 
toujours  particulièrement  en  vue  de  la  France  ) ,  autant  le  xyii%  qui 
s'ouvre,  lui  deviendra  glorieux,  La  milice  de  Jésus-Christ,  dans  ses 
divers  ordres,  se  rangera  de  nouveau;  des  réformes,  dirigées  avec 
humilité  et  science ,  prospéreront  ;  de  jeunes  fondations ,  pleines  de 
ferveur,  s'y  adjoindront  pour  régénérer.  Au  milieu  de  ces  ordres 
brillera  un  clergé  illustre  et  sage  ;  et  Bossuet ,  dans  sa  chair  e  adossée 
au  trône ,  dominera.  De  tous  les  beaux-esprits ,  les  talens  et  génies 
séculiers  d'alentour,  la  plupart  s'encadreront  à  merveille  dans  les 
dehors  du  temple;  aucun,  presque  aucun,  ne  soulèvera  impiété  ni 
blasphème;  beaucoup  mériteront  place  sur  les  degrés. 

Eh  bien  !  ce  x\iV  siècle,  si  réparateur  et  si  beau,  arrivé  à  soa 


702  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

terme,  mourra  un  jour  comme  tout  entier. Le  xviii''  siècle,  son  suc- 
cesseur, en  tiendra  peu  de  compte  par  les  idées ,  et  semblera  plutôt , 
sauf  la  politesse  du  bien  dire  et  le  bon  goût  dans  l'audace  (  bon  goût 
qu'il  ne  garda  pas  toujours  ) ,  —  semblera  continuer  immédiatement 
le  xvi«.  On  dirait  que  celui-ci  a  coulé  obscurément  et  sous  terre 
à  travers  l'autre,  pour  reparaître  plus  clariflé,  mais  non  moins 
puissant,  à  l'issue.  Entre  tant  de  causes  qui  amenèrent  un  résultat 
si  étrange  en  apparence,  la  destinée  de  Port-Royal  doit  être  pour 
beaucoup.  Une  connaissance  approfondie  des  doctrines  de  ceux  qu'on 
entend  sous  ce  nom  ,  des  obstacles  qu'ils  rencontrèrent ,  de  la  ruine 
de  leurs  projets,  et  de  la  fausse  voie,  je  le  crains,  où  la  persécution 
les  poussa,  est  faite  pour  éclairer  cette  grande  question  de  la  marche 
générale  des  idées ,  qu'il  ne  faut  jamais  aborder,  autant  qu'on  le 
peut,  que  par  des  aspects  précis. 

Port-Royal,  ai-je  dit,  ne  fut  pas  un  effort  isolé.  Quelques  mots 
d'énumération  sur  l'ensemble  et  la  diversité  des  efforts  religieux 
qui  se  tentèrent  en  France  à  cette  époque ,  dès  ce  commencement  du 
XYii*"  siècle ,  serviront  à  mieux  environner  dans  vos  esprits,  à  mieux 
situer  par  avance  le  point  de  départ  et  les  circonstances  premières 
de  l'entreprise  même,  à  l'histoire  particulière  de  laquelle  nous  nous 
consacrerons. 

Vers  1611,  trois  hommes  se  trouvèrent  réunis  un  jour  pour  con- 
sulter sur  ce  que  leur  suggérerait  la  volonté  de  Dieu  par  rapport  à  la 
restauration  de  l'église.  Après  s'être  mis  tous  trois  en  prière  et  en 
méditation, l'un  d'eux,  le  plus  âgé,  M.  de  Bérulle,  dit  que  ce  qui  venait 
de  lui  paraître  avant  tout  désirable  était  une  congrégation  de  prêtres 
savans  et  vertueux,  capables  d'édifler  par  leurs  actions,  par  leurs 
paroles  et  leur  enseignement.  Le  second,  M.  Vincent  (de  Paule  ] , 
dit  que  ce  qui  lui  avait  paru  le  plus  urgent ,  eu  égard  à  l'ignorance  et 
au  paganisme  véritable  des  gens  de  campagne,  c'était  de  fonder  une 
compagnie  d'ouvriers  apostoliques  et  de  prêtres  de  mission  pour  rap- 
prendre le  christianis   me  aux  peuples  ;  et  le  troisième,  M.  Bourdoise 
dit  que  ce  qui  lui  avait  été  inspiré  en  ce  moment  et  dès  l'enfance , 
c'était  de  rétablir  la  discipline  et  la  régularité  dans  la  cléricaturc ,  et , 
à  cet  effet,  de  faire  vivre  en  communies  prêtres  des  paroisses. Et,  à 
partir  de  là ,  ces  trois  hommes  n'avaient  pas  tardé  à  fonder,  l'un 
TOratoire,  l'autre  les    Missions,  et  le  troisième  sa  communauté  des 
prêtres  de  Saint-  Nico  las-du-Chardonnet. 

Vers  le  même  temps  (1610) ,  M*"'  de  Chantai,  sous  la  conduite  de 
saint  François  de  Sales,  commençait  l'ordre  de  la  Visitation.  Pa^^ 


PORT-ROYAL.  703 

V hiirodacûon  à  la  Vie  dévoie,  publiée  précédemment,  et  qui  eut  un 
succès  universel ,  le  saint  évêque  réveillait  le  goût  de  la  dévotion 
intérieure  et  tendre ,  principalement  parmi  les  personnes  du  sexe. 

Dès  IGOO,  Henri  IV  avait  pourvu  à  la  réforme  de  l'Université,  qui 
était  tombée,  pendant  la  Ligue,  dans  un  état  honteux  de  dilapidation 
et  de  dissolution.  Edmond  Riclier,  docteur  en  Sorbonne,  ci-devant 
ultramoniain  déclaré,  un  de  ces  hommes  de  logique  et  d'ardeur  qui, 
comme  nous  en  avons  d'illustres  exemples  de  nos  jours,  passent  sou- 
dainement et  sincèrement  d'un  extrême  à  l'autre,  Edmond  Richer 
avait,  plus  que  personne,  contribué,  sous  le  titre  de  censeur,  et  quel- 
quefois au  risque  de  sa  vie,  à  la  réforme  de  cette  institution  gallicane, 
au  nom  de  laquelle  Antoine  Arnauld,  avocat,  le  père  de  tous  les  Ar- 
nauld,  avait  si  vèhcmeiUement  plaidé  contre  les  jésuites  en  1593. 

D'autres  réformes  ou  des  fondations  de  congrégations  secon- 
daires s'ajoutaient  à  celles-là,  et  achevaient  l'ensemble  du  mouve- 
ment. Le  vénérable  César  de  Bus  fondait  les  prêtres  de  la  Doctrine 
chrétienne  y  M.  Charpentier  les  prêtres  f/w  Calvaire  en  Béarn,  puis 
ceux  du  Moni-V alérien  près  Paris ,  le  père  Eudes  les  Eudistes.  La  ré- 
forme illustre  de  Saint-Maur  s'introduisait  en  France  en  1618;  dom 
Tarisse,  quand  il  fut  élu  général,  en  1G30,  y  donna  l'impulsion  aux 
grandes  études.  M.  Olier  instituait  la  congré^^ation  de  Saint-Sulpice. 

Il  y  avait  des  évêques  que  l'exemple  de  saint  Charles  de  Milan  et 
de  saint  François  de  Sales  animait  d'une  ferveur  de  sainteté,  comme 
M.  Gault,  évêque  de  Marseille. 

Les  histoires  particuhères  qu'on  a  écrites  de  ces  hommes  à  piété 
active  commencent  chacune  d'ordinaire  par  un  exposé  de  l'état  dé- 
plorable de  l'église  à  la  fin  du  xvr  siècle,  et  rapportent  à  celui  dont 
on  retrace  la  vie  l'idée  principale  d'une  restauration  religieuse.  Tous 
y  concoururent,  d'abord  sans  s'entendre,  et  bientôt  se  rejoignirent, 
s'entendirent,  ou  quelquefois  se  combattirent  dans  leurs  efforts. 

Mais,  même  avant  1611,  deux  hommes,  alors  très  jeunes,  les  pères 
de  l'entreprise  qui  doit  fixer  notre  attention ,  arrivaient  à  en  conce- 
voir une  précoce  et  profonde  idée.  Jansénius ,  venu  de  Louvain  à 
Paris  pour  motif  d'étude  et  de  santé,  et  M.  Du  Vcrgier  dellauranne, 
depuis  abbé  de  Saint-Cyran,  de  quatre  ans  plus  âgé  que  lui,  se  ren- 
contrèrent; et,  causant  de  leurs  lectures,  de  leurs  pensées,  ils  re- 
connurent que  les  maîtres  d'alors ,  asservis  à  des  cahiers  de  scho- 
lastique,  ne  remontaient  plus  à  l'esprit  de  la  véritable  antiquité  chré- 
tienne. Ils  résolurent  d'aller  droit  à  ces  sources;  et,  ]}0ur  s'y  mieux 
appliquer,  M.  de  Saint-Cyran  emmena  son  ami  Jaîîsénius  àBayonne 


TO^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  sa  famille;  là,  depuis  1611  jusquen  1617,  ils  étudièrent  en- 
semble toute  l'antiquité  ecclésiastique,  les  conciles,  les  pères,  et 
surtout  saint  Augustin. 

Cependant ,  par  un  concours  invisible,  vers  le  moment  où ,  se  ren- 
<iontrant  au  quartier  latin ,  ils  se  faisaient  ainsi  part  de  leurs  doutes, 
-de leurs  projets,  en  1608,  dans  un  monastère  situé  à  six  lieues  de  là, 
proche  Chevreuse,  une  jeune  abbesse  de  seize  ans  et  demi  se  sentait 
poussée  de  son  côté  à  la  réforme  de  sa  maison,  de  la  maison  de 
'Port-Royal-des-Champs. 

De  la  rencontre,  de  l'union,  et  pour  ainsi  dire  du  confluent  qui 
s'opéra  ensuite,  nous  le  verrons ,  entre  l'oeuvre  de  cette  jeune  ab- 
besse et  l'œuvre  de  Saint-Cyran,  se  composa  le  Port-Royal  complet, 
définitif,  celui  des  religieuses  et  des  solitaires  :  pratique  méditée, 
doctrine  pratiquée ,  pénitence  et  science. 

Tel  fut,  messieurs,  le  vrai  point  de  départ  d'où  naquit,  au  com- 
mencement de  ce  xvii^  siècle,  ce  que  nous  y  suivrons  pas  à  pas  se 
développant  et  s'y  faisant  une  si  grande  place.  J'ai  voulu  vous 
bien  préciser  d'abord,  vous  décrire,  au  moins  en  raccourci,  l'heure 
sociale,  l'heure  religieuse,  où  se  conçut  la  réforme  de  Port-Royal, 
et,  en  quelque  sorte,  les  circonstances  générales  du  ciel  au  moment 
et  à  l'entour  de  ce  berceau.  Si  maintenant  nous  nous  transportons 
tout  d'un  coup  au  but  et  au  résultat,  à  la  chose  accomphe  autant 
qu'elle  put  l'être,  nous  apprécierons  rapidement  l'étendue  et  les 
termes  divers  de  cette  grave  et  intéressante  destinée.  Dans  le  dogme 
et  le  fond  de  la  doctrine  chrétienne,  dans  la  forme  extérieure  et  la 
constitution  civile  de  la  chose  religieuse,  dans  ce  qu'on  appelle  au- 
jourd'hui la  marche  de  l'esprit  humain,  dans  la  littérature,  dans 
l'ordre  des  vertus  morales  et  des  vies  touchantes ,  de  ces  vies  mêmes 
auxquelles  de  loin  s'attache  un  intérêt  de  sentiment,  Port-Royal  a 
marqué  beaucoup;  il  a  tenté  des  pas  qui  n'ont  pas  tous  été  vains,  et 
laissé  des  traces ,  des  ruines  illustres,  que  nous  ne  pourrons  que 
dénombrer  fort  brièvement  aujourd'hui. 

I.  — Théologiquement  d'abord,  Port-Royal,  nous  le  verrons,  eut 
la  plus  grande  valeur.  Dans  son  esprit  fondamental,  dans  celui  de  la 
grande  Angélique  (comme  on  disait)  et  de  Saint-Cyran,  il  fut  à  la 
lettre  une  espèce  de  réforme  en  France,  une  tentative  expresse  de 
retour  à  la  sainteté  de  la  primitive  église  sans  rompre  l'unité,  la  voie 
étroite  dans  sa  pratique  la  plus  rigoureuse ,  et  de  plus  un  essai  de 
l'usage  en  français  des  saintes  Ecritures  et  des  pères,  un  dessein 
Ibrmel  de  réparer  et  de  maintenir  la  science,  l'intelligence  et  la  grac?. 


PORT-ROYAL.  705 

Saint-Cyran  fut  une  manière  de  Calvin  au  sein  de  l'église  catholique 
et  de  répiscopat  gallican,  un  Calvin  restaurant  l'esprit  des  sacre- 
mens,  un  Calvin  ïniérïeur  à  cette  Rome  à  laquelle  il  voulait  continuer 
d'adhérer.  La  tentative  échoua,  et  l'église  catholique  romaine  y  mit 
obstacle,  déclarant  égarés  ceux  qui  voulaient  à  toute  force ,  et  tout 
en  la  modifiant,  lui  demeurer  soumis  et  fidèles. 

Port-Royal,  entre  le  xvi''  et  le  xviii'  siècle,  c'est-à-dire  deux 
siècles  volontiers  incrédules,  ne  fut,  à  le  bien  prendre,  qu'un  retour 
et  un  redoublement  de  foi  à  la  divinité  de  Jésus-Christ.  Saint-Cyran , 
Jansénius  et  Pascal  furent  tout-à-fait  clairvoyans  et  prévoyans  sur 
un  point  :  ils  comprirent  et  voulurent  redresser  à  temps  la  pente  déjà 
ancienne  et  presque  universelle  où  inclinaient  les  esprits.  Les  doc- 
trines du  pélagianisme  et  surtout  du  semi-pélagianisme  avaient 
rempli  insensiblement  l'église,  et  constituaient  le  fond,  l'inspiration 
du  christianisme  enseigné.  Ces  doctrines  qui,  en  s'appuyant  de  la 
bonté  du  Père  et  de  la  miséricorde  infinie  du  Fils,  tendaient  toutes  à 
placer  dans  la  volonté  et  la  liberté  de  l'homme  le  principe  de  sa  jus- 
tice et  de  son  salut,  leur  parurent  pousser  à  de  prochaines  et  désas- 
treuses conséquences.  Car,  pensaient-ils,  si  l'homme  déchu  est  libre 
encore  dans  ce  sens  qu'il  puisse  opérer  par  lui-même  les  commence- 
mens  de  sa  régénération  et  mériter  quelque  chose  par  le  mouvemenj^ 
propre  de  sa  bonne  volonté,  il  n'est  donc  pas  tout-à-fait  déchu,  toute 
sa  nature  n'est  pas  incurablement  infectée;  la  rédemption  toujours 
vivante  et  actuelle  par  le  Christ  ne  demeure  pas  aussi  souverainement 
nécessaire.  Etendez  encore  un  peu  cette  liberté  comme  fait  Pelage , 
et  le  besoin  de  la  rédemption  surnaturelle  a  cessé.  Voilà  bien,  aux 
yeux  de  Jansénius  et  de  Saint-Cyran,  quel  fut  le  point  capital,  ce 
qu'ils  prévirent  être  près  de  sortir  de  ce  christianisme ,  selon  eux 
relâché,  et  trop  concédant  à  la  nature  humaine.  Ils  prévirent  qu'on 
était  en  voie  d'arriver  par  un  chemin  plus  ou  moins  couvert,....  où 
donc?  à  VimaUiic  du  Christ-Dieu.  A  ce  mot  ils  poussèrent  un  cri 
d'alarme  et  d'effroi.  Le  lendemain  du  xvi^  siècle ,  et  cent  ans  avant 
les  débuts  de  Montesquieu  et  de  Voltaire,  ils  devinèrent  toute  l'au- 
dace de  l'avenir;  ils  voulurent,  par  un  remède  absolu ,  couper  court 
et  net  à  tout  ce  qui  tendait  à  la  mitigation  sur  ce  dogme  du  Christ- 
Sauveur.  Il  semblait  qu'ils  lisaient  dans  les  définitions  de  la  liberté 
et  de  la  conscience  par  le  moine  Pelage  les  futures  pages  éloquentes 
du  Vicaire  Savoijard,  et  qu'ils  les  voulaient  abolir. 

Théologiquement  donc,  quelques-uns  des  principaux  de  Port- 
Royal  ,  trois  au  moins,  Jansénius  et  Saint-Cyran  par  leur  pénétration 

TOME  XII.  ^5 


706  HËVUE  DES  DEDX  MONDES. 

purement  théologique,  et  Pascal  par  son  génie,  eurent  le  sentiment 
profond  et  lucide  du  point  capital  où  serait  bientôt  le  grand  danger; 
ils  eurent  ce  sentiment  plus  qu'aucun  autre  peut-être  de  leur  temps, 
plus  que  Bossuet  lui-même,  un  peu  calme  dans  sa  sublimité.  Quant  à 
Fénelon,  qui  d'ailleurs  vint  plus  tard,  loin  de  s'effrayer  de  ces 
choses,  il  les  favorisait  plutôt  en  les  embellissant  des  lumières  dif- 
fuses de  sa  charité.  Il  apercevait ,  il  regardait  déjà  en  beaucoup  d'en- 
droits le  xviu^  siècle,  et  sans  le  maudire. 

II.  —  Non  plus  au  point  de  vue  théologique,  mais  à  celui  de  la 
constitution  civile  de  la  religion,  Port-Royal,  bien  qu'il  n'ait  pas  eu  à 
s'expliquer  formellement  sur  ce  point,  tendait  évidemment  à  une 
forme  plus  libre,  et  où  l'autorité  pourtant  s'exercerait.  Les  évêques, 
les  curés,  les  directeurs  surtout,  une  fois  choisis,  auraient  formé 
une  sorte  de  pouvoir  moyen,  à  peu  près  indépendant  de  Rome,  pre- 
nant conseil  habituel  dans  la  prière,  et  s'exerçant  en  supérieur  vé- 
néré sur  les  fldèles.  On  peut  dire  que  la  famille  des  Arnauld  porta, 
dans  le  cadre  de  Port-Royal,  beaucoup  de  l'esprit  de  famille,  du 
culte  domestique,  de  cet  esprit  du  patriciat  de  la  haute  bourgeoisie, 
qui  était  propre  à  certaines  dynasties  parlementaires  du  xvi''  siècle 
(  les  Bignon,  Sainte-Marthe,  Marion,  etc.  ).  La  religion  qu'ils  adop- 
tèrent à  Port-Royal,  et  que  Saint-Cyran  leur  exprima,  était  (civi- 
lement ,  politiquement  parlant  et  sinon  d'intention ,  du  moins  d'in- 
stinct et  de  fait)  l'essai  anticipé  d'une  sorte  de  tiers-état  supérieur, 
se  gouvernant  lui-même  dans  l'Église,  une  religion,  non  plus  ro^ 
maine,  non  plus  aristocratique  et  de  cour,  non  plus  dévotieuse  à  la 
façon  du  petit  peuple,  mais  plus  libre  des  vaines  images,  des  céré- 
monies ou  splendides  ou  petites,  et  plus  libre  aussi,  au  temporel, 
en  face  de  l'autorité;  une  rehgion  sobre,  austère,  indépendante,  qu 
eut  fondé  véritablement  une  réforme  gallicane.  Ce  qu'on  a  entendu 
par  ce  mot  ne  portait  que  sur  des  réserves  de  discipline  et  une  ju- 
risprudence, une  procédure  sorbonnique,  en  quelque  sorte  exté- 
rieure. Le  jansénisme,  lui,  cherchait  une  base  essentielle  et  spiri- 
tuelle à  ce  que  les  gallicans  (plus  prudemment  sans  doute)  n'ont 
pris  que  par  le  dehors,  par  les  maximes  coutumières  et  par  les  pré- 
cédens.  L'illusion  fut  de  croire  qu'on  pouvait  continuer  d'exister 
dans  Rome  en  substituant  un  centre  si  différent.  Richelieu  et 
Louis  XIV  sentirent,  le  premier  plus  longuement  et  nettement, 
l'autre  d'une  vue  plus  restreinte,  mais  non  moins  ennemie,  la  har- 
diesse de  cet  essai  et  n'omirent  rien  pour  le  ruiner.  On  a  dit  qu'au 
XVI*  siècle,  le  protestantime  en  France  fut  une  tentative  de  l'aristo- 


PORT -RO VAL.  TOT 

cratie,  ou  du  moins  de  la  petite  noblesse,  qui  se  montrait  contraire 
en  cela  à  la  royauté  de  saint  Louis  et  à  la  foi  populaire.  On  peut  dire 
qu'au  xvii''  siècle,  la  tentative  de  Saint-Cyran  et  des  Arnauld  fut  un 
second  acte,  une  reprise  à  un  étage  moindre,  mais  aussi  suivie  et 
prononcée,  d'organisation  religieuse  pour  la  classe  moyenne  élevée, 
la  classe  parlementaire,  celle  qui,  sous  la  Ligue,  était  plus  ou  moins 
du  parti  des  politiciues.  Port-Royal  fut  l'entreprise  religieuse  de  l'aris- 
tocratie de  la  classe  moyenne  en  France.  Il  aurait  voulu  édifler,  res- 
serrer et  régulariser  ce  qui  était  à  l'état  de  bon  sens  religieux  et  de 
simple  pratique  dans  celte  classe.  Louis  XIV  ni  Richelieu,  on  le  con- 
çoit, n'en  voulurent  rien;  et  cette  classe  même,  bien  qu'en  gros  assez 
disposée,  ne  s'y  serait  jamais  prêtée  jusqu'au  bout,  trop  mondaine 
déjà  à  sa  manière  et  trop  dans  le  siècle  pour  le  ton  chrétien  sur  lequel 
le  prenait  Saint-Cyran.  Le  jansénisme  parlementaire  du  xviii*'  siècle 
n'est  plus  Port-Royal  et  n'y  tient  que  par  l'hostiUté  contre  les  jésuites. 
La  première  entreprise  était  dès-lgrs  depuis  long- temps  et  à  jamais 
manquée.  A  la  fin  du  xyiii*"  siècle,  quand  on  entama  révolutionnaire- 
raent  la  réforme  civile  du  clergé,  quelques  jansénistes  essayèrent  de 
se  présenter;  mais  leur  mesure  n'était  plus  possible;  la  constitution 
civile  du  clergé  ne  la  représente  qu'infidèlement,  et  ne  peut  passer 
elle-même  que  pour  un  accident  de  l'attaque  commençante  :  tout  fui 
vite  emporté  au-delà  par  le  débordement  des  grandes  eaux. 

III.  —  Nous  venons  de  dire  en  somme  ce  qu'a  été  la  vraie  tendance 
politique  de  Port-Royal.  Car  pour  l'autre  prétention  politique  qui  lui 
a  tant  été  reprochée  de  son  vivant,  pour  cette  ambition  positive  et 
tracassière  qui  aurait  consisté  à  s'entendre  avec  les  frondeurs,  avec 
les  adversaires  du  pouvoir  et  de  la  royauté  d'alors,  c'a  été,  durant 
tout  ce  temps-là,  une  calomnie  pure  aux  mains  des  ennemis.  Depuis  , 
c'a  été  chez  plusieurs  une  erreur  accréditée.  Petitot,  dans  un  remar- 
quable et  savant  travail  sur  Port-Royal  (en  tête  des  Mémoires  d'Ar- 
nauld  d'Andilly),  a  repris,  il  y  a  peu  d'années,  cette  thèse,  pour  la 
démontrer  en  détail;  et,  à  l'intention  secrète,  à  la  vivacité  amère 
qu'il  y  a  mise,  on  peut  oser  affirmer  qu'il  en  a  refait  une  calomnie. 
Rien  n'est  dangereux  et  cruel  comme  les  transfuges;  et,  de  cet  au- 
teur, d'ailleurs  estimable,  mais  sorti  du  jansénisme  et  si  acharnr 
contre  lui,  on  aurait  presque  droit  de  dire  par  vengeance,  de  répéter 
avec  Racine,  avec  le  grand  poète  de  Port-Royal,  parlant  du  trans- 
fuge sacrilège  de  Sion  : 

Ce  cloître  l'importune  ,  et  son  impiété 
Voudrait  anéantir  le  Dieu  qu'il  a  quitté. 

45. 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  aurons,  pour  le  réfuter,  à  insister  souvent  et  beaucoup,  à 
expliquer  comment  Port-Royal  se  trouva  naturellement  et  insensi- 
blement lié  avec  tous  les  héros  et  les  héroïnes,  tous  les  débris  de  la 
Fronde,  sans  en  être  le  moins  du  monde  comme  eux.  Cela,  raconte- 
t-on,  faisait  bien  rire  le  cardinal  de  Retz  etM'"*^  de  Longueville,  qui 
étaient,  certes,  bons  juges  en  matière  de  conspirations  et  de  com- 
plots, quand  ils  entendaient  accuser  Arnauld,  le  naïf  et  le  bouillant, 
d'être  un  conspirateur.  Selon  nous,  l'accusation  d'intrigue  et  de  ca- 
bale politique  qu'on  a  intentée  confusément,  tant  aux  religieuses 
qu'aux  solitaires  de  Port-Royal,  n'est  donc  qu'une  de  ces  opinions 
qu'on  se  fait  en  gros  et  de  loin  sur  certains  partis,  sur  certains 
groupes  d'hommes  en  histoire,  une  de  ces  préventions  pour  lesquelles 
il  y  a  peut-être  des  prétextes  sufflsans,  mais  pas  de  cause  fondée, 
et  qui  peuvent  donner  à  rire  de  près  à  ceux  qui  savent  bien  les  objets 
et  les  circonstances.  Pourtant  il  faut  convenir  qu'auprès  d'esprits 
déjà  prévenus,  il  y  avait  plus  d'un  prétexte  assez  vraisemblable  au 
soupçon.  Et  puis,  reconnaissons-le  encore,  les  jansénistes,  accusés 
sans  cesse  d'un  système  d'opposition  politique  en  même  temps  que 
rehgieuse,  le  prirent  peu  à  peu  par  suite  même  de  cette  accusation. 
On  a  remarqué  que  bien  des  prédictions ,  chez  les  oracles  de  l'anti- 
quité, ne  se  sont  vérifiées  que  parce  qu'elles  avaient  été  faites;  de 
même  bien  des  imputations  et  accusations  provoquantes  créent  elles- 
mêmes,  à  la  longue ,  le  grief  qu'elles  ont  d'abord  supposé.  On  trou- 
verait même  qu'il  en  est  une  raison  profonde  dans  la  doctrine  de 
répreuve  :  tout  homme,  qui  n'a  pas  évité  un  mal,  a  pu  commencer 
par  en  être  accusé  lorsqu'il  en  était  innocent  encore,  pour  en  être 
tenté.  Il  méritait  presque  d'avance  l'accusation,  s'il  l'a  réalisée  et 
vérifiée  après,  s'il  n'a  pas  trouvé  la  force  de  résister  à  répreuve.Les 
jansénistes  furent  un  peu  ainsi.  Le  grand  Arnauld  ne  complotait  pas 
du  tout,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  avec  M™^  de  Longueville  et  avec  le 
cardinal  de  Retz.  Patience!  le  janséniste  Camus  sera  moins  royaliste 
que  Dumouriez;  l'abbé  Grégoire,  en  hardiesse  de  renversement,  ira 
plus  loin  que  Mirabeau. 

IV. — Philosophiquement,  et  dans  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui 
la  philosophie  de  l'histoire ,  Port-Royal  nous  semble  le  nœud  et  la 
clé  d'une  question  que  nous  avons  déjà  laissé  entrevoir  précédem- 
ment, d'une  question  qui  domine  l'histoire  de  l'esprit  humain  dans 
le  rapport  du  xvii''  siècle  au  xviir.  Comment  cette  cause  catholique, 
qui  fut  si  grande  de  doctrine  et  de  talent  au  xvii^  siècle,  se  trouvâ- 
t-elle si  impuissante  et  désarmée  du  premier  jour  au  début  du  xviii% 


PORT-ROYAL.  70D 

et  tout  d'abord  criblée  sous  les  flèches  persannes  de  Montesquieu  ? 
Car  ces  trois  siècles  (du  moins  en  France),  le  xvi%  le  xvir  et  le  xviii% 
se  peuvent  figurer  à  l'esprit  comme  une  immense  bataille  en  trois 
journées.  Le  premier  jour,  la  philosophie  et  la  liberté  de  l'esprit 
humain  enfoncent  les  rangs  et  portent  partout  la  plaie  et  le  désor- 
dre. Au  second  jour,  la  discipline,  l'autorité  et  la  doctrine  réparent, 
et  vont  triompher,  et  triomphent  même,  sans  qu'on  voie  d'autre 
danger  pressant.  Mais,  au  terme  du  triomphe,  la  philosophie  et  la 
liberté  de  l'esprit  humain  ont  reparu  dans  toute  leur  fraîcheur  et 
leur  superbe;  elles  sortent  de  nouveau  on  ne  sait  d'où,  et,  ne  trou- 
vant nulle  sérieuse  résistance,  elles  emportent  cette  gloire  qui  régnait 
et  tous  les  retranchemens.  Port-Royal  doit  être  pour  beaucoup  dans 
cette  issue  singulière  du  xvii'=  siècle.  Ce  siècle,  en  effet ,  a  usé,  à 
détruire  une  partie  essentielle  de  lui-même,  les  forces  qui  ne  se  pré- 
sentèrent plus  ensuite  à  la  lutte  contre  l'ennemi  commun,  qu'isolées 
et  entachées.  Entre  les  jésuites  et  les  jansénistes,  entre  ces  deux 
ailes,  en  quelque  sorte,  de  l'armée  catholique ,  qui  en  étaient  aux 
mains  et  aux  injures ,  la  philosophie  aisément  fit  sa  trouée.  Port- 
Royal  aussi  (il  faut  le  dire),  dont  l'esprit,  bien  que  rétréci,  survi- 
vait et  subsistait  toujours,  n'avait  jamais  eu,  même  au  temps  le  plus 
glorieux  de  cet  esprit,  ce  qui  pouvait  modifier  et  modérer  l'avenir 
une  fois  émancipé.  N'ayant  pas  étouffé  cet  avenir  dans  son  perme, 
dans  son  idée  première  de  libre  arbitre  et  de  volonté ,  il  se  trouvait 
impuissant  à  le  soumettre,  et  l'irritait,  le  révoltait  exiraordinaire- 
ment  par  la  rigueur  de  ses  dogmes  si  contraires  aux  inclinaisons 
nouvelles.  Si,  en  effet,  une  sorte  d'indépendance  du  côté  de  Rome, 
une  sorte  de  rappel  du  chrétien  aux  textes  de  l'Écriture,  et  assez 
peu  de  superstition  pour  les  pouvoirs  socialement  constitués,  déno- 
taient dans  le  jansénisme  quelques  traits  moins  en  désaccord  avec  le 
mouvement  général  d'émancipation  philosophique,  tout  le  reste  de 
sa  part  était,  au  fond,  aussi  contraire ,  aussi  négatif,  aussi  irritant 
pour  ce  qui  allait  venir,  qu'il  est  possible  d'imaginer.  Le  péché  ori- 
ginel comme  il  l'entendait,  la  déchéance  complète  de  la  nature, 
l'impuissance  radicale  de  la  volonté,  la  prédestination  enfin,  com- 
posaient, non  pas  un  système  de  défense,  mais  un  défi  contre  la  phi- 
losophie et  les  opinions  survenantes,  toutes  flatteuses  pour  la  nature, 
pour  la  volonté,  pour  la  philanthropie  universelle.  L'autorité  abso- 
lue et  irréfragable,  conférée  à  saint  Augustin  sur  certaines  matières, 
et  qui  formait  une  des  bases  du  jansénisme,  n'était  pas  moins  une 
pierre  d'achoppement  et  comme  un  scandale  devant  l'omnipotence 


7Î0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  raison.  Je  ne  m'en  tiens  ici  qu'aux  points  d'opposition,  d'in- 
compatibilité, intérieurs  et  nécessaires  ;  je  ne  descends  pas  aux  dé- 
tails si  faits  pour  déconsidérer,  compromettans  détails  de  cette 
querelle  pour  la  bulle  qui  sort  d'ailleurs  de  mon  sujet.  Ce  que  je 
tiens  à  relever,  c'est  l'influence  directe  {  bien  que  toute  par  contra- 
diction )  de  Port-Royal  sur  la  philosophie  du  siècle  suivant.  On  peut, 
je  crois,  démontrer  à  la  lettre  que  telle  page  de  Nicole  sur  la  répro- 
bation engendra  net  par  contre-coup  telle  page  de  Diderot  sur  lin- 
différence  en  matière  de  dogme  et  contre  le  christianisme.  Le  rôle 
particulier  de  Port-Royal,  dans  le  rapport  du  xvii''  au  xviii'^  siècle, 
bien  qu'il  n'ait  pas  été  du  tout  ce  qu'on  aurait  pu  espérer  et  désirer, 
fut  très  réel,  et,  en  tant  que  négatif,  fut  grand. 

Y.  —  Littérairement,  nous  aurons  moins  à  dire  pour  nous  faire 
croire.  Celte  docte  et  sévère  école  qui,  la  première,  appliqua  aux 
langues  et  aux  grammaires  une  méthode  philosophique,  une  méthode 
générale  et  logique,  tout  ce  qui  se  pouvait  de  plus  lumineux  et  de 
plus  vrai  avant  la  méthode  particulièrement  historique  et  philolo- 
gique de  ces  derniers  temps ,  cette  école  de  Port-Royal  est  encore 
plus  célébrée  qu'étudiée;  nous  l'étudierons.  — Hors  de  ligne,  parmi 
les  hommes  qui  font  la  gloire  de  notre  littérature,  nous  trouvons  là 
celui  qui,  avec  Bossuet,  et  autrement  que  lui,  et  antérieurement  à 
lui,  domine  le  plus  son  siècle.  Pascal,  du  sein  de  ce  cadre  de  Port- 
Royal,  se  détache  extrêmement.  Il  faut  convenir  même  qu'il  en  sort  et 
le  dépasse  un  peu.  D'autres,  grands  encore,  ou  bien  remarquables, 
y  tiennent  tout  entiers.  Arnauld,  Nicole,  Duguet,  et  leurs  semblables, 
voilà  les  vrais  et  purs  port-royalistes.  C'est  assez  pour  la  gloire  du- 
rable de  l'ensemble.  L'originalité  de  Port-Royal,  en  effet,  se  voit  moins 
dans  tel  ou  tel  de  ses  personnages  ou  de  ses  livres  que  dans  leur 
ensemble  même  et  dans  l'esprit  qui  les  forma.  On  a  dit  avec  raison 
que ,  tout  en  imitant  les  anciens,  le  siècle  de  Louis  XIV  avait  été  lui- 
iiicme ,  et  que  son  originalité  glorieuse  consistait  précisément  dans  ce 
mélange  approprié.  Boileau,  plein  de  Perse,  de  Juvénal  et  d'Horace, 
est  juste  à  la  fois  le  poète  moraliste  et  didactique  de  son  moment. 
Racine,  en  croyant  tout  devoir  à  Euripide,  fait  une  Phèdre  que  le 
christianisme  d' Arnauld  admire  et  pardonne.  Eh  bien!  l'on  peut  dire 
que  la  littérature  entière  de  Port-Royal  fut,  à  sa  manière,  l'une  de 
ces  imitations  originales  qui  caractérisent  le  siècle  de  Louis  XIV.  Ce 
n'est  plus  Horace  cette  fois,  ce  n'est  plus  Euripide  qu'il  s'agit  de  re- 
produire; ce  n'est  plus  même  le  trésor  éloquent  de  Chrysostôme, 
comme  fera  Bossuet.  C'est  la  ïhébaïde,  le  désert  de  Bethléem  ou  de 


PORT-ROYAL.  7il 

Sinaï,  c'est  la  cellule  de  saint  Paulin,  c'est  l'ile  de  Lérins  (j'entends 
pour  le  genre  des  travaux  bien  que  contrairement  pour  des  points 
de  doctrine).  Port-Royal  est,  dans  le  xvii''  siècle,  une  imitation  ori- 
ginale et  neuve ,  et  adaptée  aux  alentours ,  une  imitation  à  la  fois 
profonde  et  rien  qu'à  trois  lieues  de  Versailles,  une  reproduction 
mémorable,  et  la  dernière,  de  cette  vaste  partie  de  l'antiquité  chré- 
tienne. 

VI.  —  Moralement,  et  sans  tant  s'inquiéter  des  rapports  histo- 
riques, des  comparaisons  lointaines,  le  fruit  direct  est  encore  grand 
à  tirer.  Le  trait  le  plus  saillant  de  ces  saints  caractères  me  semble 
l'autorité.  Cette  autorité  morale,  qu'on  sait  particulière  aux  grands 
personnages  du  temps  de  Louis  XIV,  est  singulièrement  propre  à 
ceux  de  Port-Royal  entre  tous.  Cette  qualité,  cette  vertu  manque 
tellement  de  nos  jours  aux  plus  grands  talens ,  à  ceux  même  qui  en 
paraîtraient  le  plus  dignes,  qu'il  devient  précieux  de  Tétudier^^ 
comme  dans  son  principe,  chez  les  maîtres.  C'est,  sans  doute  l'ad- 
miration et  la  préoccupation  pour  ce  notable  trait  de  caractère,  qui 
fait  dire  habituellement  à  l'un  des  hommes  qui  en  ont  gardé  quelque 
chose  aujourd'hui,  à  un  homme  qui  a  été  comme  le  Despréaux  phi- 
losophique de  notre  âge,  et  dont  la  parole  agréablement  senten- 
cieuse a  volontiers  la  forme  et  tant  soit  peu  le  crédit  d'un  oracle,  à 
M.  Royer-Collard  ;  c'est  ce  qui  lui  fait  dire  :  «  Qui  ne  connaît  pas 
Port-Royal,  ne  connaît  pas  l'humanité!  »  Une  autre  vertu,  jointe 
chez  messieurs  de  Port-Royal  à  celle  d'autorité,  et  qui  en  est  presque 
l'opposé,  qui  y  apporte  du  moins  l'essentiel  correctif,  est  une  cer- 
taine modération  bien  qu'avec  l'austérité,  une  modération  rigou- 
reuse de  tous  les  désirs,  de  tous  les  horizons,  quelque  chose  qu'il 
peut  être  infiniment  utile  d'envisager,  de  rappeler,  dans  un  siècle  qui 
lait  du  contraire  une  pratique  turbulente  et  une  apothéose  insensée. 
Dans  un  pays  qui  a  heureusement  conservé  les  pratiques  modestes 
et  les  horizons  calmes,  il  nous  sera  plus  doux  de  faire  l'étude  et  de 
trouver  souvent  l'accord.  Nous  serons  moins  gêné  aussi  pour  con- 
venir de  quelques  points  d'excès  dans  les  restrictions,  de  quelques 
violences  et  duretés  humaines  mêlées  à  ces  cœurs  d'ailleurs  tout 
circoncis.  Autour  de  cette  affaire  de  Port-Royal,  où  la  contestation 
<îut  sans  cesse  tant  de  part,  il  serait  difficile  qu'il  en  eût  été  autre- 
ment. On  a  spirituellement  dit  (c'est  M"'  Necker,  je  crois)  qu'au 
bout  d'une  demi-heure  de  n'importe  quelle  dispute,  personne  des 
contendans  n'a  plus  raison  et  ne  sait  plus  ce  qu'il  dit;  que  faut-il 
penser  quand  on  est  au  bout  d'un  demi-siècle?  Les  plus  modestes  y 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gagnent  quelque  chose  d'opiniâtre,  les  plus  doux  ont  leur  coin  d'en- 
durcissement. 

Port-Royal  avait  raison,  je  le  crois,  en  commençant  la  dispute; 
mais  il  est  des  sentiers  que  le  choc  seul  gâte  et  ravage ,  qu'il  faut  se 
hâter  d'abandonner  dès  que  la  dispute  nous  y  suit  ;  car  cela  devient 
au  bout  de  dix  pas  un  sentier  inextricable  de  ronces.  Port-Royal  eut 
le  tort  (comme  quelques-uns  des  siens  le  sentirent)  de  ne  pas  se 
retirer,  se  taire,  s'abîmer  pour  le  moment,  aGn  de  reprendre  ensuite 
par  quelque  autre  chemin  où  la  paix  se  retrouverait. 

L'ascétisme  dont  Port-Royal,  chez  Lancelot,  chez  M.  Hamon,  chez 
M.  deTillemont,  plus  tard,  au  xviii^  siècle,  chez  M.  Collard,  nous 
offrira  de  si  humbles,  de  si  savans,  de  si  accomplis  modèles,  y  eut 
aussi  des  excès.  Bien  qu'en  général  on  y  semblât  garder  une  sorte 
de  juste  milieu  entre  les  rigueurs  de  la  Trappe  et  le  relâchement  des 
autres  ordres ,  quelques-uns  des  solitaires ,  sur  quelques  points ,  ont 
passé  outre.  M.  Le  Maître  s'est  détruit  par  ses  austérités;  M.  de 
Pontchateau  s'est  tué ,  malgré  ses  directeurs ,  à  force  de  trop  jeûner. 

VIL  —  Puisque  nous  y  sommes  et  que  notre  regard  est  en  train  de 
courir,  il  faut  épuiser  les  points  de  vue.  Poétiquement  donc,  si  l'on 
ose  ainsi  dire,  et  pour  l'intérêt  d'émotion  qui  s'éveille  dans  les  cœurs, 
notre  sujet  enfln  n'est  point  ingrat.  Ce  Port-Royal ,  tant  aimé  des 
siens,  qu'on  voit  renaître,  grandir,  lutter,  être  veuf  long-temps  ou 
de  ses  soUtaires  ou  même  de  ses  sœurs,  puis  les  retrouver  pour  les 
reperdre  encore  et  pour  être  bientôt  perdu  lui-même  et  aboli  jusque 
dans  ses  pierres  et  ses  ruines,  ce  Port-Royal,  en  sa  destinée,  forme 
un  drame  entier,  un  drame  sévère  et  touchant,  où  l'unité  antique 
s'observe,  où  le  chœur  avec  son  gémissement  fidèle  ne  manque  pas. 
La  noble  et  pure  figure  de  Racine  s'y  présente,  s'y  promène,  depuis 
ce  désert,  cet  étang  et  cette  prairie  qu'il  célébrait,  mélodieusement 
déjà,  dans  son  enfance,  jusqu'à  ce  sanctuaire  où  son  âge  mûr  se 
passe  à  prier,  à  versifier  pieusement  quelques  hymnes  du  Bré- 
viaire (1),  à  méditer  Esilier  et  Aihalk,  Estlier  et  les  chants  de  ces 
jeunes  filles  proscrites ,  exilées  du  doux  paijs  de  leurs  aïeux ,  ces  ai- 
mables chants  qui,  chantés  devant  M"'*=  de  Maintenon,  lui  rappelaient 
peut-être,  a-t-on  dit,  ces  jeunes  filles  protestantes  qu'elle  n'osait 
ouvertement  défendre  ni  plaindre,  nous  paraîtront  plus  à  coup  sur 
dans  lame  de  Racine  la  voix,  à  peine  dissimulée,  des  vierges  de 
Port-Royal,  qu'on  disperse  et  qu'on  opprime.  L'art,  le  talent,  à 

(i)  S'il  avait  d'abord  traduit  ces  hymnes  du  Bréviiiire  dans  sa  première  jeunesse,  il  a  dû 
les  retraduire  telles  qu'on  les  a  aujourd'hui,  ou  du  moins  les  reloucher  dans  son  âge  mùr. 


PORT-ROYAL.  713 

Port-Royal,  ne  fut  jamais  de  l'art,  du  talent,  à  proprement  parler; 
on  le  réprimait,  nous  le  verrons,  dans  Santeuil,  dans  Racine  lui- 
même  (1);  il  fallait  qu'il  servît  tout  à  la  religion.  M^"  Boulogne,  fille 
et  sœur  des  peintres  de  ce  nom,  et  peintre  elle-même,  nous  a  laissé 
des  dessins  de  ce  cher  monastère  où  elle  se  retirait  souvent,  a  Elle 
«  ne  peignait,  est-il  dit  dans  sa  vie ,  que  des  tableaux  de  piété  pour 
((  honorer  les  mystères,  pour  peindre  en  elle  l'image  de  Jésus-Christ 
«  souffrant  et  mourant.  »  Mais  celui  qui  fut  d'abord  le  principal  et 
grand  peintre  de  Port-Royal,  comme  Racine  en  fut  plus  tard  le  poète, 
c'est  Philippe  de  Champagne.  Qu'il  nous  exprime  des  paysages  et 
scènes  d'ermitage  tirés  des  Pcres  du  Désert  de  d'Andilly,  qu'il  nous 
expose  cette  sainte  Cène  dans  laquelle  les  figures  des  apôtres  sont 
copiées  de  celles  des  solitaires,  ou  qu'enfin  il  suspende  son  admi- 
rable ex-voio  pour  la  guérison  de  sa  fille  religieuse  à  Port-Royal,  dans 
ces  divers  tableaux  destinés  à  l'autel,  ou  à  la  salle  du  chapitre,  ou  au 
réfectoire  du  monastère,  sa  peinture  calme,  sobre,  serrée,  sérieuse, 
tour  à  tour  fouillée  ou  contrite  dans  l'expression  des  visages,  s'ac- 
corde, d'un  pinceau  sincère ,  avec  le  sentiment  qui  le  doit  diriger  : 
toute  la  couleur  de  Port-Royal  est  là.  Dans  les  chants  du  chœur,  dans 
cette  partie  plus  spirituelle  et  plus  permise,  le  seul  luxe  du  lieu,  et 
qui  était  comme  l'huile  prodiguée  aux  pieds  du  Sauveur  par  Marie, 
dans  le  concert  de  ces  voix  qu'on  nous  représente  si  douces,  si  ravis- 
santes, et  surtout  articulées  et  distinctes,  Port-Royal  nous  offrira 
encore  plus  d'une  émouvante  circonstance.  A  la  mort  de  la  mère 
Agnès,  pendant  l'office  de  la  sépulture  où  M.  Arnauld,  son  frère,  est 
le  célébrant,  tout  d'un  coup ,  quand  le  chœur  en  vient  à  \In  exitii, 
les  religieuses  ne  peuvent  retenir  leurs  larmes,  a  Le  chœur,  est-il 
<r  dit,  manqua  tout  court,  et  ce  qui  restait  fut  chanté  par  ces  mes- 
«  sieurs.  »  A  la  mort  de  M.  de  Saci,  au  contraire,  au  milieu  de  l'of- 
fice funèbre,  ce  fut  la  voix  des  ecclésiastiques  qui  manqua  dans  les 
larmes,  et  les  religieuses  seules,  est-il  dit,  chantèrent  jusqu'au  bout 
avec  une  gravité  qui  devint  un  sujet  délonnement  et  d'admiration.  —  Que 
d'autres  scènes  pareilles,  et  auxquelles  l'imagination  la  plus  discrète 

(1)  M.  Le  Tourneux  écrivait  à  Santeuil:  «  Vous  avez  donné  de  l'encens  dans  vos  vers, 
<t  mais  c'était  un  feu  étranjier  qui  était  dans  l'encensoir.  La  vanité  faisait  ce  que  la  charité 
<(  devait  faire.  »  Racine  se  disait  la  même  chose  dans  son  beau  cantique  imité  de  saint  Paul  : 

En  vain  je  parlerais  le  langage  des  anges, 
En  vain,  mon  Dieu,  de  tes  louanges 
Je  remplirais  tout  l'univers. 
Sans  amour  ma  gloire  n'égale 
Que  la  gloire  de  la  cymbale 
Qui  d'un  vain  bruit  frappe  les  airs. 


71i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  droit  de  se  complaire  !  A  la  nouvelle  de  l'élargissement  de  l'abbé  de 
Saint-Cyran,  qui  était  depuis  plusieurs  années  prisonnier  à  Vincennes, 
la  mère  Agnès,  qui  l'apprit  au  parloir,  et  qui  voulait  en  informer  les 
religieuses  sans  pourtant  faire  infraction  à  la  loi  du  silence,  entra  au 
réfectoire,  et,  prenant  sa  ceinture,  la  délia  devant  la  communauté, 
pour  donner  à  entendre  que  Dieu  rompait  les  liens  de  son  serviteur; 
et  toutes  à  l'instant  comprirent,  tant  elles  n'avaient  qu'une  seule 
pensée!  —  Lors  de  la  signature  de  la  paix  de  l'église  en  1669,  quand 
Port-Royal  rentre  dans  ses  droits ,  quand  le  grand-vicaire  de  Paris 
se  présente  à  la  grille  pour  lever  l'interdit,  qu'au  milieu  des  cierges 
allumés  les  chantres  entonnent  le  Te  Deum ,  et  que  les  cloches  son- 
nent à  volées,  on  partage  presque  l'impression  de  ces  pauvres  gens 
du  voisinage,  qui  accoururent  de  toutes  parts,  est-il  dit,  étonnés  et 
ravis  d'entendre  de  nouveau  ces  cloches  de  bénédiction  (\uï  n'avaient 
point  sonné  depuis  trois  ans  et  demi, — Au  moment  où  le  curé  de  Magny, 
l'ami  et  le  consolateur  de  Port-Royal  durant  ces  années  de  disgrâce, 
s'avançait  en  procession  avec  son  clergé  pour  louer  Dieu  de  la  déli- 
vrance, et  entrait  dans  l'éghsc  où  M.  Arnauld  de  retour  célébrait  la 
messe  pour  la  première  fois,  le  premier  verset  qu'on  entendit  au  seuil 
et  que  cette  procession  chantait  sans  en  calculer  l'intention  :  Omnes 
qui  de  nno  pane  et  de  une  calice  pariicipamiis,  nous  tous  qui  partici- 
pons au  même  pain  et  au  même  calice,  etc.,  etc.,  ce  verset  parut  sur 
l'heure  à  tous  d'une  signification  divine,  et  nous  paraîtra  à  nous-même 
d'une  appHcation  touchante. —  Durant  les  années  les  plus  étroites  de  la 
persécution ,  Port-Royal  avait  eu  ses  incidens  hardis  et  comme  ses 
aventures  de  sainteté.  M.  de  Sainte-Marthe,  confesseur  de  cette  maison, 
sautait  la  nuit  par-dessus  les  murs  pour  aller  porter  la  communion  aux 
religieuses  malades,  et  cela  de  l'avis  de  l'évêque  d'Aleth;  en  sorte, 
nous  dit  Racine ,  qu'il  n'en  est  pas  morte  une  sans  les  sacremens.  Ce 
même  M.  de  Sainte-Marthe ,  le  plus  doux  et  le  moins  audacieux  des 
hommes,  partait  souvent  le  soir  de  Paris,  ou  de  la  maison  qu'il  ha- 
bitait près  de  Gif,  et  arrivait  le  long  des  murailles  du  monastère  à 
quelque  endroit  convenu  d'avance  et  assez  éloigné  des  gardes.  Là  , 
l  montait  sur  un  arbre  assez  près  du  mur,  au  pied  duquel,  en  de- 
dans, étaient  venues  ies  religieuses  du  côté  des  jardins,  et,  du  haut 
de  cet  arbre,  il  leur  faisait  de  petits  discours  pour  les  consoler  et  les 
fortifier.  C'était  pendant  l'hiver.  On  ne  se  séparait  qu'après  avoir 
fixé  1  heure  du  prochain  rendez-vous  pareil.  Voilà  presque  du  sca- 
b  reux  ce  me  semble,  voilà  les  balcons  nocturnes  de  Port-Royal.  — 
Daas  la  vie  des  personnages  d'alentour,  de  ces  nobles  dames  qui  se 


PORT-ROYAL.  715 

dérobaient  au  monde  pour  se  rattacher,  par  Port-Royal,  à  l'éternité, 
bien  des  traits  délicats  de  cœur  humain  et  de  poésie  voilée  nous  sou- 
riront. La  duchesse  de  Liancour,  pour  retirer  son  mari  du  tourbillon 
où  il  s'égarait,  se  mit  à  embellir  la  terre  de  Liancour  qu'elle  lui  ren- 
dit de  la  sorte  agréable;  mais,  lui  s'y  étant  retiré,  et  le  but  obtenu, 
elle  continua  d'embelhr  cette  terre  trop  chère,  ces  jardins  délicieux, 
et  elle  se  le  reprochait  à  la  fin.  M.  Hamon,  un  de  ces  hommes  qui, 
hors  du  jansénisme,  et  dans  une  autre  communion,  eût  été,  je  me 
le  figure,  quelque  chose  comme  M.  Gonthier,  (1)  M.  Hamon,  pour  se 
garder  du  charme  des  lieux ,  se  disait  que  ce  charme  distrayait  de 
l'intérieur  :  «  Et  cela  est  si  vrai,  ajoutait-il  naïvement,  qu'il  y  a  plu- 
«  sieurs  personnes  qui  sont  obligées  de  fermer  les  yeux,  lorsqu'elles 
c(  prient  dans  des  églises  qui  sont  trop  belles.  »  Je  me  suis  quelque- 
fois étonné  et  j'ai  regretté  qu'il  n'y  ait  pas  eu  à  Port-Royal,  ou  dans 
cette  postérité  qui  suivit,  un  poète  comme  William  Cowper,  l'ami  de 
Jean  Newton.  Cowper  était,  comme  Pascal,  frappé  de  terreur  à 
l'idée  de  la  vengeance  de  Dieu;  il  avait  de  ces  tremblemens  qu'inspi- 
rait M.  de  Saint-Cyran ,  et  il  a  si  tendrement  chanté.  Nous  tâcherons 
du  moins,  messieurs,  de  relever,  chemin  faisant,  de  recueillir  et  de 
vous  communiquer  ces  doux  éclairs  d'un  sujet  si  grave.  Ce  ne  sera 
jamais  une  émotion  vive ,  ardente,  rayonnante.  C'est  moins  que  cela, 
c'est  mieux  que  cela  peut-être;  une  impression  voilée,  tacite,  mais 
profonde;  —  quelque  chose  comme  ce  que  je  voyais  ces  jours  der- 
niers d'automne  sur  votre  beau  lac  un  peu  couvert,  et  sous  un  ciel 
qui  l'était  aussi.  Nulle  part,  à  cause  des  nuages,  on  ne  distinguait 
le  soleil  ni  aucune  place  bleue  qui  fît  sourire  le  firmament.  Mais,  à 
un  certain  endroit  du  lac ,  sur  une  certaine  zone  indécise,  on  voyait, 
non  pas  l'image  même  du  disque,  pourtant  une  lumière  blanche, 
éparse,  réfléchie  de  cet  astre  qu'on  ne  voyait  pas.  En  regardant  à 
des  heures  différentes,  le  ciel  restant  toujours  voilé  ,  le  disque  ne 
s'apercevant  pas  davantage ,  on  suivait  cette  zone  de  lumière  réflé- 
chie, de  lumière  vraie ,  mais  non  éblouissante ,  qui  avait  cheminé  sur 
le  lac,  et  qui  continuait  de  rassurer  le  regard  et  de  consoler.  La  vio 
de  beaucoup  de  ces  hommes  austères  que  nous  aurons  à  étudier,  est 
un  peu  ainsi,  et  elle  ne  passera  pas  sous  nos  yeux,  vous  le  pres- 
sentez déjà,  sans  certains  reflets  de  douceur,  sans  quelque  sujet  d'at- 
tendrissement. 

Sainte-Beuve. 

(1)  Voir  la  Vie  de  M.  Gonihier,  chez  Risler,  rue  de  lOratoire. 


POÈTES 


ET 


ROMANCIERS   DU  NORD. 


lïl. 


Wexioe  (1)  est  une  petite  ville  de  la  Smalande,  une  ville  de  trois 
mille  âmes,  bâtie  en  bois  comme  la  plupart  des  villes  de  Suède,  et 
entourée  de  bruyères  et  de  sapins.  Je  n'oublierai  jamais  l'impression 
de  tristesse  qui  me  saisit  quand  j'entrai  là  pour  la  première  fois. 
C'était  un  soir  d'été,  très  tard.  Il  avait  plu  tout  le  jour,  et  j'avais  tra- 
versé, au  milieu  de  la  pluie,  les  vallées  bourbeuses,  les  collines 
arides  de  cette  province.  Un  nuage  épais  couvrait  le  ciel,  pas  une 
étoile  ne  scintillait  dans  l'ombre,  et  je  distinguais  à  peine  l'ornière 
grisâtre  que  je  devais  suivre  pour  ne  pasm'égarer.  Dans  la  campagne, 
on  n'entendait  que  le  frémissement  du  vent  à  travers  les  arbres,  et  les 
gouttes  de  pluie  tombant  avec  un  son  argentin  sur  le  feuillage.  Dans 
la  ville,  il  n'y  avait  plus  ni  lumière,  ni  mouvement;  toutes  les  mai- 
sons étaient  closes,  toutes  les  rues  ensevelies  dans  une  complète 

(1)  Faute  de  caractères  accentués ,  nous  ne  pouvons  écrire  que  très  imparfaitement  les 
noms  suédois.  On  prononce  Wekchieu  et  Smolande. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  DU  NORD.  717 

obscurité.  Quand  je  passai  au  pied  de  l'église,  l'horloge  sonna  minuit. 
Dans  le  silence  profond  qui  m'entourait,  ces  douze  coups  de  mar- 
teau avaient  un  retentissement  sinistre.  Il  me  semblait  entendre  l'éter- 
nelle voix  du  Temps  dans  une  ville  de  morts.  Je  m'en  allai  pas  à  pas 
à  la  découverte  de  l'auberge  où  je  devais  m'arrêter,  et,  pour  la  pre- 
mière fois  de  ma  vie ,  je  regrettai  de  ne  pas  rencontrer  un  de  ces 
gardes  de  nuit  dont  la  voix  criarde  et  le  chant  monotone  ont  si  sou- 
vent troublé  pour  moi,  dans  les  villes  du  Nord,  le  calme  d'une  belle 
soirée,  le  repos  d'une  belle  nuit.  A  tout  instant,  mon  cheval  fatigué 
glissait  sur  le  pavé  humide.  L'enfant  qui  me  servait  de  conducteur  le 
prit  par  la  bride,  et  nous  arrivâmes  à  la  porte  d'une  grande  maison 
construite  en  poutres,  couverte  en  planches.  Il  fallut  frapper  long- 
temps avant  que  le  domestique  vînt  nous  ouvrir;  car,  dans  ces  pai- 
sibles habitations  de  la  Suède ,  on  n'attend  plus  personne  passé  neuf 
heures  du  soir,  et  l'arrivée  d'un  voyageur  à  minuit  dérange  singu- 
lièrement le  cours  ordinaire  de  la  vie.  On  me  conduisit  dans  une 
grande  chambre  froide.  Un  canapé  servait  de  lit  ;  sur  les  murailles 
nues  et  nouvellement  blanchies,  l'artiste  de  la  cité  avait  peint  des 
bouquets  de  fleurs  tels  que  jamais  les  botanistes  n'en  ont  vu,  et,  sur 
le  parquet,  les  domestiques  avaient  effeuillé  des  branches  de  sapin. 
Je  trouvai  tout  cela  magnifique,  car,  depuis  mon  départ  de  Copen- 
hague ,  je  n'avais  pas  acquis  le  droit  d'être  difficile,  et  je  m'endormis 
avec  la  joie  d'un  homme  qui  est  arrivé  à  son  but.  J'étais  dans  la  ville 
épiscopale  habitée  par  Tegner. 

Le  lendemain ,  je  fus  réveillé  par  une  rumeur  confuse  qui  me  sem- 
blait annoncer  quelque  événement  extraordinaire.  C'était  un  jour  de 
foire.  Dans  les  contrées  où  les  communications  sont  lentes  et  difficiles, 
les  foires  ont  conservé  leur  première  solennité.  Dans  le  Nord,  elles 
ont  remplacé  les  anciennes  réunions  de  l'Althing.  Un  jour  de  foire 
dans  la  capitale  du  district  est  une  circonstance  grave  dont  on  parle 
long-temps  avant  qu'elle  arrive  et  long-temps  après.  Ce  jour-là, 
toutes  les  maisons  dispersées  à  travers  la  forêt  sont  en  mouvement; 
le  paysan  part  avec  les  bestiaux  qu'il  a  élevés,  ou  la  charrette  char- 
gée de  seigle  et  de  foin.  Les  parens  qui  vivent  éloignés  l'un  de  l'autre 
et  ne  se  rencontrent  jamais  ni  aux  fêtes  de  leur  village,  ni  à  l'église 
de  leur  paroisse,  se  retrouvent  ici  à  la  porte  d'un  cabaret  ou  d'une 
maison  de  marchand.  Ils  se  racontent  leur  histoire  de  quelques  mois . 
Ils  se  disent  leurs  projets.  S'ils  ont  eu  quelque  difficulté  ensemble, 
la  table  de  1  auberge  avec  ses  flacons  détain  les  invite  à  la  réconci- 
liation. S'ils  ont  un  enfant  à  marier,  ils  parlent  des  belles  paires  de 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bœufs  qu'ils  lui  donneront.  Plus  d'une  vieille  haine  s'est  évanouie 
ainsi  dans  le  cliquetis  harmonieux  de  deux  verres  qui  exhalaient  un 
parfum  d'eau-de-vie,  et  plus  d'une  jeune  fille,  qui  était  venue  ici 
sans  songer  à  rien,  s'en  est  retournée  emportant  sur  ses  joues  un 
baiser  de  fiançailles. 

Ce  jour-là,  toutes  les  rues  de  la  ville  que  j'avais  vues  la  veille  si 
mornes  et  silencieuses,  étaient  traversées  par  une  foule  de  voitures, 
d'hommes  à  pied  et  à  cheval,  de  femmes  et  d'enfans.  Les  uns  faisaient 
déjà  leur  repas  du  matin,  assis  sur  le  seuil  d'une  porte  et  tirant 
leurs  provisions  d'une  corbeille  d'écorce;  d'autres,  couchés  noncha- 
lamment sur  leur  charrette,  semblaient  n'être  venus  là  que  pour 
jouir  du  spectacle  qui  s'offrait  à  eux.  La  charrette  du  paysan  sué- 
dois est  une  véritable  maison  roulante  qui  doit  lui  servir  dans  toutes 
les  occasions.  En  voyage,  il  s'arrête  rarement  dans  une  auberge;  il 
emporte  avec  lui  tout  ce  dont  il  a  besoin;  il  mange  dans  sa  charrette 
et  dort  dans  sa  charrette. 

La  plus  grande  partie  des  étrangers  venus  à  la  foire  étaient  réunis 
sur  la  place.  C'était  là  que  les  marchands  de  Gotheborg  et  de  Norr- 
kœping  avaient  dressé  leurs  boutiques.  C'était  là  qu'on  voyait  briller 
les  étoffes  de  soie,  les  rubans  moirés,  les  objets  de  luxe  et  de  fan- 
taisie. Je  m'avançai  au  miheu  des  rangs  serrés  de  la  foule,  curieux 
d'observer  toutes  ces  physionomies.  Les  femmes  de  la  Smalande  sont, 
en  général,  grandes,  belles,  blanches.  Elles  portent  un  corset  de 
drap  étroit,  et  une  longue  tresse  de  cheveux  flotte  sur  leurs  épaules. 
Les  hommes  ont  conservé  leur  jaquette  bleue  avec  des  boutons 
d'acier,  leur  grand  gilet  brode  sur  la  poitrine  et  leur  chapeau  à  larges 
bords.  Mais  le  vent  des  révolutions  souffle  de  toutes  parts.  Dans 
cette  espèce  de  congrès  commercial,  les  femmes  étaient  debout  de- 
vant la  boutique  du  marchand,  contemplant  avec  un  regard  avide  le 
fichu  de  soie  aux  riantes  couleurs  et  le  ruban  aux  reflets  dorés.  Les 
hommes,  arrêtés  à  l'écart,  causaient  de  ce  qu'ils  avaient  lu  dans  les 
journaux.  Je  voyais  venir  le  moment  où  les  femmes  échangeraient 
leur  robe  de  vadmel  conire  une  robe  de  cahcot,  et  où  les  hommes 
s'intéresseraient  à  la  question  d'Espagne.  Ailleurs,  la  civilisation 
marche  à  l'aide  des  bateaux  à  vapeur,  des  chemins  de  fer;  ici,  elle 
se  développe  au  moyen  des  foires. 

Après  avoir  regardé  pendant  quelque  temps  ces  différens  groupes, 
qui  eussent  pu  fournir  tour  à  tour  un  sujet  de  tableau  à  la  capricieuse 
fantaisie  de  Ilogarth  et  à  la  douce  imagination  de  Greuze ,  je  me  rap- 
pelai que  j'étais  venu  ici  pour  voir  une  des  célébrités  du  Nord.  Je 


POÈTES   ET   ROMANCIERS   DU  NORD.  119 

m'approchai  d'un  paysan  et  je  lui  demandai  où  demeurait  Tegner. 
—  Ah!  notre  évêque,  me  dit-il  en  ôtant  son  chapeau.  C'est  là  sur  la 
colline,  dans  cette  grande  maison  que  vous  voyez  au  bout  de  l'avenue. 

Je  traversai  rapidement  le  chemin  qu'il  venait  de  m'indiquer,  et 
j'entrai  dans  le  vestibule  d'une  maison  construite  en  bois  comme 
toutes  celles  de  la  ville,  mais  peinte  en  blanc,  entourée  d'acacias, 
et  assez  semblable  aux  jolies  habitations  d'été  qu'on  voit  en  Nor- 
mandie. Un  domestique  m'introduisit  dans  une  grande  salle  meublée 
avec  une  sorte  de  luxe  parisien.  Là,  j'aperçus  un  homme  d'une  cin- 
quantaine d'années ,  grand ,  fort ,  portant  un  habit  noir  et  une  plaque 
d'argent  sur  la  poitrine.  C'était  Tegner.  On  m'avait  dit  qu'il  était 
d'une  nature  sérieuse,  parfois  triste,  et  il  y  avait,  en  effet,  dans  son 
regard,  dans  sa  voix,  une  expression  de  mélancolie  frappante. Mais 
peu  à  peu  son  regard  s'anima,  sa  voix  reprit  un  timbre  plus  vif.  Nous 
parlions  de  poésie,  et  un  nom  de  poète,  une  idée  d'art ,  faisaient  vibrer 
en  lui  une  corde  sonore  assoupie  dans  la  retraite  et  l'isolement.  A 
mesure  que  la  conversation  se  prolongeait,  elle  devenait,  de  son  côté, 
plus  franche  et  plus  intéressante.  Il  ne  mettait  pas  d'empressement  à 
parler,  mais  sa  parole  avait  un  accent  énergique,  et  il  formulait  en 
quelques  mots  fermes,  concis,  un  jugement  ou  une  pensée  élevée. 
Quelquefois  aussi  sa  conversation  tournait  à  la  plaisanterie.  Elle  était 
spirituelle  et  acérée,  mais  je  regrettais  d'y  voir  éclater  de  temps  à 
autre  des  saillies  qui  me  rappelaient  ce  qu'on  nous  raconte  des  abbés 
coquets  du  dernier  siècle,  et  j'aurais  mieux  aimé  le  retrouver  grave 
et  pensif  tel  qu'il  m'était  apparu  d'abord. 

Nous  passâmes  tour  à  tour  en  revue  les  principaux  poètes  du  Da- 
nemark, de  la  Suède,  de  l'Allemagne,  et  cet  entretien  me  révéla  en 
lui  une  modestie  qui  commence  à  devenir  très  rare  dans  notre  monde 
littéraire.  11  parlait  des  autres  avec  amour,  avec  respect ,  et  de  lui  avec 
indifférence.  Le  soir,  il  flt  apporter  du  punch  dans  sa  chambre,  il  ouvrit 
les  fenêtres  du  balcon ,  et  me  prenant  par  la  main  ;  — Voyez ,  me  dit-il, 
notre  nature  du  Nord  n'est-elle  pas  belle?  —  Dans  ce  moment,  le 
paysage  déroulé  devant  nous  présentait,  en  effet,  un  charme  singu- 
lier. La  ville  était  à  nos  pieds  et  paraissait  affaissée  dans  la  campagne 
comme  des  nids  d'alouette  dans  les  sillons.  Près  de  là ,  on  entrevoyait 
une  ceinture  de  collines  couvertes  de  bruyère,  une  longue  ligne  de 
sapins  coupée  par  des  lacs;  les  rayons  du  soleil  couchant  scintillaient 
à  travers  les  rameaux  verts  de  la  forêt,  mais  le  ciel  était  encore 
chargé  de  nuages ,  et  il  y  avait  sur  toute  cette  nature  une  sorte  de 
voile  mystérieux.  Tout,  autour  de  nous,  était  déjà  assoupi;  tout 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

était  plongé  dans  un  silence  qui  nous  saisissait  malgré  nous.  L'oiseau 
dormait  sous  le  feuillage;  les  fleurs  dormaient  dans  la  prairie,  et 
l'eau  limpide  des  lacs  s'endormait  sous  les  rayons  de  pourpre  du 
soleil ,  comme  une  jeune  fille  sous  le  baiser  du  soir  de  celui  qu'elle 
aime.  Cependant  on  sentait  que  sur  cette  terre  paisible,  sous  ces 
ombres  mélancoliques,  il  y  avait  encore  du  mouvement,  de  la  vie; 
il  y  avait  encore  de  la  sève  dans  les  plantes  et  des  parfums  dans 
l'air.  C'était  la  poésie  du  Nord,  la  poésie  triste  et  rêveuse,  qui  se 
recueille  en  elle-même,  et  soupire  en  silence  ses  élégies  d'amour  et 
ses  hymnes  religieux. 

Je  quittai  Tegner  à  regret.  Le  cœur  éprouve  un  singulier  senli- 
liment  de  tristesse  quand  on  s'éloigne  de  l'homme  que  l'on  a  connu 
en  pays  étranger;  car,  lorsqu'on  va  poursuivre  sa  route  dans  une 
autre  contrée,  qui  sait  si  jamais  on  pourra  renouer  le  lien  qu'on  ve- 
nait de  former,  entendre  la  voix  qui  vibrait  harmonieusement  au 
fond  de  son  ame,  et  contempler  la  flgure  qu'on  aimait?  Lui  aussi 
semblait  ému  de  cette  séparation ,  et  il  me  dit  avec  un  accent  de  dou- 
ceur et  de  mélancolie  que  je  n'ai  pas  oublié  :  a  Revenez  bientôt,  et 
restez  long-temps,  jo 

Tegner  est  l'un  des  écrivains  les  plus  populaires  du  Nord.  U  n'y 
a ,  j'ose  le  dire,  pas  une  famille  suédoise  qui  ne  possède  ses  oeuvres, 
et  pas  une  jeune  fille  qui  ne  puisse  réciter  d'un  bout  à  l'autre  les  plus 
beaux  passages  de  ses  poèmes.  Le  musicien,  le  peintre,  le  sculpteur, 
se  sont  emparés  de  ses  vers;  et  quand  on  entre  dans  un  salon,  on 
aperçoit  sur  le  piano  une  romance  de  Tegner,  et  sur  la  muraille 
des  gravures  ou  des  tableaux  représentant  les  plus  jolies  scènes 
à* Axel  ou  de  la  Saga  de  Frïihiof,  Les  gens  du  peuple  eux-mêmes  par- 
tagent cet  enthousiasme;  ils  connaissent  les  vers  de  Tegner,  et  les 
lisent  le  dimanche.  J'ai  vu  à  Upsal  une  pauvre  femme  apporter  sur 
le  comptoir  d'un  libraire  deux  shellings,  et  prendre  en  échange 
une  feuille  de  papier  gris,  grossièrement  imprimé.  C'était  un  des 
chants  de  la  Sacja  de  Frithiof. 

Cet  homme,  qui  a  acquis  un  si  grand  renom  dans  son  pays;  cet 
homme,  qui  ne  peut  aller  d'une  ville  à  l'autre  sans  trouver,  comme 
un  roi,  des  gens  empressés  qui  l'attendent  sur  le  chemin,  et  des  cou- 
ronnes de  fleurs  dans  la  maison  où  il  s'arrête;  cet  homme,  qui  a  fait 
en  littérature  un  miracle  unique,  celui  d'être  aimé  sans  envie,  d'être 
loué  sans  critique,  n'est  pourtant  pas  un  grand  poète  dans  le  sens 
que  nous  attribuons  à  ce  mot  :  il  lui  manque  deux  qualités  essen- 
tielles, la  force  et  l'invention.  Tegner  n*a  jamais  rien  inventé.  Son 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  DU  NORD.  721 

Axel  est  une  fable  invraisemblable  et  en  même  temps  vulgaire ,  et 
sa  Saga  de  Frîihïof  est  la  reproduction  exacte  de  la  saga  islandaise» 
Tegner  n'est  pas  un  de  ces  hommes  qui,  d'une  main  vigoureuse,  sou- 
lièvent  les  blocs  de  marbre  pour  construire  leur  monument.  Il  n'est 
pas  de  cette  haute  famille  de  poètes  à  laquelle  appartiennent  Shak— 
speare  et  Goethe;  mais  il  doit  être  rangé  au  premier  rang  de  ces 
hommes  aimés,  qui  cherchent  la  poésie  dans  les  émotions  de  leur 
cœur  plutôt  que  dans  les  efforts  de  l'imagination ,  qui  se  créent,  avec 
leurs  croyances  pieuses,  avec  leurs  rêves  d'amour,  un  monde  idéal 
plein  de  douces  harmonies,  d'illusions  dorées  et  de  pensées  suaves. 

Tegner  a  un  admirable  talent  d'expression  ;  son  style  est  pur, 
limpide ,  riche  d'images ,  et  habilement  coloré.  Son  vers  est  franc 
et  correct ,  facile  et  sonore.  Quand  on  lit  ses  poésies ,  on  dirait  que 
toutes  ces  strophes,  si  souples  et  si  gracieuses,  ont  été  jetées  d'un 
seul  trait,  comme  un  coup  de  pinceau,  comme  un  accord  de  mu- 
sique, et  cependant  il  est  évident  qu'il  n'en  a  pas  écrit  une  seule  sans^ 
l'avoir  étudiée  et  corrigée  avec  soin.  Quelquefois,  comme  l'a  dit  urt 
critique  suédois  (1),  sa  poésie  légère  ressemble  à  une  bulle  de  savon;^ 
mais  c'est  une  bulle  transparente  où  se  reflètent  l'azur  du  ciel  et  les 
plus  purs  rayons  de  lumière.  La  même  harmonie  de  langage ,  la 
même  finesse  d'expression,  se  retrouvent  dans  les  discours  en  prose 
qu'il  a  prononcés  en  diverses  circonstances.  C'est  sans  doute  à  ces 
qualités  de  style  que  Tegner  doit  une  grande  part  de  sa  popularité; 
mais  il  la  doit  aussi  à  la  nature  de  ses  inspirations,  aux  idées 
dont  il  s'est  rendu  l'interprète.  Dans  chacune  de  ses  œuvres ,  il  a 
toujours  été  l'homme  du  Nord,  l'homme  de  la  Suède;  il  a  chanté 
avec  enthousiasme  les  montagnes  vertes,  les  solitudes  agrestes,  les^ 
lacs  bleus  de  son  pays.  Quand  il  a  essayé  de  faire  un  poème  épique^ 
il  a  pris  son  sujet  dans  une  chronique  nationale;  et,  quand  il  a  dé- 
peint ses  rêveries  mélancoliques,  il  a  été  comme  l'organe  fidèle  d'une 
pensée  générale,  d'une  disposition  d'ame  habituelle  dans  son  pays. 
Chacun  l'a  écouté  avec  empressement,  car  chacun  a  cru  retrouver^ 
dans  ce  qu'il  disait,  une  partie  de  ses  propres  émotions. 

La  popularité  du  poète  ne  tient  pas  tant  à  la  hauteur  de  son  génie 
qu'à  la  direction  de  ses  idées  et  à  la  forme  dont  il  les  revêt.  Les  plus-^ 
grands  poètes,  nous  le  savons  tous,  ne  sont  pas  les  plus  populaires; 
c'est  un  fait  triste  à  constater,  car  il  prouve  que  le  sentiment  de  notre 
personnalité  l'emporte  sur  le  sentiment  de  l'art.  Mais  c'est  un  fais 

(1)  Hammarskœld ,  Svenska  Villerheten. 

TOME  XII.  46 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vrai.  C'est  ainsi,  par  exemple,  qu'en  Allemagne,  Biirger,  avec  quel- 
ques ballades ,  a  été  plus  populaire ,  dans  le  sens  absolu  du  mot ,  que 
Klopstock  avec  ses  odes  énergiques  et  sa  Memade.  C'est  ainsi  que 
Schiller  a  encore  plus  de  lecteurs  que  Goethe.  C'est  ainsi  qu'en  Angle- 
terre la  chanson  légère  de  Thomas  Moore  l'emporte  encore  sur  la 
poésie  profonde  de  Wordsworth.  Avant  que  nous  en  venions  à  juger 
la  poésie  comme  œuvre  d'art,  selon  ses  qualités  essentielles,  et  non 
pas  selon  des  prétentions  étroites  ou  des  préférences  trop  rigou- 
reuses, que  de  progrès  n'avons-nous  pas  à  faire! 

Tegner  a  peu  écrit,  et  tout  ce  qu'il  a  écrit  n'est  pas  encore  publié. 
Il  n'existe  jusqu'à  présent  de  lui  que  deux  volumes  imprimés  : 
Smœrre  Didier  (petits  poèmes)  (1),  et  Fnthïofs  saga  (2).  Le  premier 
renferme  les  pièces  lyriques  écrites  à  différentes  époques,  et  disper- 
sées dans  plusieurs  recueils.  Ce  sont  des  poésies  de  circonstance, 
des  chants  patriotiques  et  des  odes  élégiaques.  Les  poésies  de  cir- 
constance ont  peu  d'intérêt.  L'événement  qu  elles  célébraient  est  loin 
de  nous,  et  l'homme  dont  elles  devaient  illustrer  la  mémoire  est  déjà 
oublié.  Les  chants  patriotiques  sont  écrits  avec  fermeté  et  énergie.  Il 
y  a  là  bien  des  strophes  que  les  Suédois  ne  liront  pas  sans  émotion, 
et  qui  vivront  toujours  parmi  le  peuple.  Les  odes  élégiaques  sont 
une  expression  plus  Adèle  et  plus  complète  de  l'individualité  du  poète. 
C'est  là  qu'il  épanche  son  ame ,  c'estlà  qu'il  laisse  toute  sa  vie  intérieure 
se  refléter  comme  dans  un  miroir.  Sa  poésie  est  souvent  semblable  à  ces 
paysages  du  Nord,  où  les  rayons  de  soleil  les  plus  purs  apparaissent 
à  travers  un  rideau  de  feuillage  sombre.  Elle  est  grave  et  mélanco- 
lique, mais  forte  dans  sa  mélancolie.  Quand  il  s'attriste,  il  ne  perd 
pas  toute  résolution  ;  quand  il  pleure ,  il  ne  désespère  pas.  Une  noble 
fermeté  le  soutient ,  et  une  pensée  rehgieuse  l'élève  au-dessus  des 
agitations  du  moment.  11  indique  à  un  jeune  homme  le  chemin  qu'il 
doit  suivre  dans  la  vie,  et  il  lui  dit  :  a  Appuie-toi  sur  le  bâton  de 
l'espérance  î  apprends  et  réfléchis  !  puis  lève-toi,  et  combats  pour  les 
hommes  avec  la  parole,  avec  l'épée!  Sois  méconnu,  sois  haï,  mais 
presse  encore  les  hommes  sur  ton  cœur  déchiré  (3).  » 

Il  pense  à  ses  inspirations  de  poète ,  et,  pour  avoir  plus  de  force  , 
il  élève  ses  regards  au  ciel  ; 

<(  Soleil  qui  as  fui  loin  de  moi ,  voici  que  tes  rayons  éclatent  de 
nouveau  au  sommet  des  montagnes.  Je  veux  l'invoquer  avec  les  ray- 

(1)  1  vol.  in-8o,  Stockholm,  1823. 

(2)  1  vol.  in-8o,  Stockholm,  1823.  La  cinquième  édition  a  paru  en  1831. 
(5)  Till  en  Yngling. 


POÈTES  ET   ROMANCIERS   DU  NORD.  723 

ryades  d'êtres  qui  peuplent  la  nature.  Écoute-moi,  père  de  la  lu- 
mière, écoute-moi,  père  du  chant! 

<x  Enseigne  moi  à  peindre  pour  ce  monde  obscur  les  scènes  cé- 
lestes; donne-moi  la  langue  et  l'expression,  afin  de  fixer  sous  une 
forme  vivante  les  images  fugitives  qui  passent  devant  mes  yeux  !. 

f(  Donne-moi  la  force  de  mépriser  la  présomption  des  sots  et  les 
injures  de  ce  monde  si  docte,  qui  se  raille  des  œuvres  du  poète  (1) .» 

Souvent  aussi  une  idée  mystique,  mais  une  idée  charmante  ,  ap- 
paraît dans  ses  poésies.  C'est  que  notre  existence  n'a  pas  commencé 
avec  des  cris  d'enfant  sur  cette  terre;  c'est  que  notre  ame  a  déjà 
vécu  ailleurs,  et  quelle  aspire  à  retourner  dans  le  monde  d'où  elle 
a  été  bannie,  parmi  les  anges  qui  ont  été  ses  frères;  et  quand  le  poète 
entend  le  frémissement  de  la  brise  à  travers  le  feuillage,  il  lui  semble 
entendre  la  voix  harmonieuse  des  êtres  célestes  ;  et  quand  il  regarde 
le  rayon  des  étoiles  dans  les  ombres  du  soir,  il  lui  semble  reconnaître 
les  sphères  où  il  a  vécu  : 

Sur  mon  chemin  désert  les  étoiles  fidèles 
Projettent  leurs  rayons  et  sourient  à  nnes  yeux. 
Comnne  l'oiseau  des  champs,  oh  !  que  n'ai-je  des  ailes 
Pour  m'en  aller  là-haut  dans  ce  monde  joyeux? 

Sur  le  nuage  d'or  qu'on  voit  passer  dans  l'ombre. 
Un  ange  m'apparait  avec  sa  harpe  en  main; 
Il  se  penche  en  riant  sur  notre  terre  sombre; 
Son  visage  est  si  beau  !  son  regard  est  divin. 

Silence  !  le  voilà  qui  prend  sa  harpe  et  chante , 
Et  un  doux  chant  se  mêle  au  murmure  du  vent. 
Oh  !  je  te  reconnais  ,  musique  ravissante. 
Mon  ame  l'écouta  bien  des  fois  en  rêvant. 

Oui ,  je  me  le  rappelle ,  un  jour  j'ai  vu  cet  ange  ; 
Sur  ces  astres  un  jour  ses  frères  m'ont  parlé. 
Maintenant  je  suis  seul ,  une  tristesse  étrange 
Me  poursuit  dans  ce  monde  où  je  vis  isolé. 

Les  chants  aériens,  les  étoiles  brillantes 
Eveillent  dans  mon  cœur  un  ardent  souvenir. 
Dans  vos  pieux  concerts,  dans  vos  sphères  riantes , 
Anges  du  ciel ,  bientôt  laissez-moi  revenir. 

Souvent  aussi  Tegner  a  chanté  l'amour.  Il  Ta  chanté  avec  une  ar- 

(1)  Skaldens  Morgonpsalm. 

46. 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

deur  de  jeunesse  et  une  sorte  de  passion  méridionale;  puis,  comme  si  ce 
n'était  là  que  l'ivresse  d'un  moment,  il  est  revenu  à  des  rêveries  plus 
idéales ,  et  il  a  dépeint  l'amour  plaintif,  l'amour  mystérieux,  l'amour 
avec  ses  vagues  souvenirs  d'une  origine  céleste  et  ses  profondes  as- 
pirations que  les  Allemands  appellent  selinsuclit.  La  pièce  suivante 
peut  donner  une  idée  de  ces  rêves  d'amour  que  le  poète  a  reproduits 
plusieurs  fois  sous  différentes  formes  : 

Miracle  de  la  terre ,  ô  merveille  profonde  ! 
Amour,  astre  de  joie,  amour,  souffle  divin, 
Brise  rafraîchissante  au  désert  de  ce  monde , 
Espérance  des  Dieux,  charme  du  sort  humain! 

Cœur  vital ,  coeur  ardent  au  sein  de  la  nature, 
Dans  l'océan  le  flot  cherche  le  flot  vermeil , 
Et  les  étoiles  d'or  dans  l'atmosphère  pure 
Tournent  avec  amour  autour  de  leur  soleil. 

L'amour  est,  pour  le  cœur  qui  regarde  en  arrière  , 
Une  clarté  pâlie,  un  souvenir  lointain 
D'un  temps  de  bonheur  pur  et  d'un  temps  de  lumière, 
Que  notre  humanité  connut  à  son  matin. 

Alors  elle  habitait  sous  un  ciel  sans  nuage, 
Elle  était  innocente  et  forte ,  et  belle  à  voir, 
Dansant,  chantant  avec  le  charme  du  jeune  âge  , 
Et  dans  les  bras  de  Dieu  s'endormant  chaque  soir. 

Alors  tous  ses  amans  étaient  une  prière  , 
Et  les  anges  du  ciel  la  nommaient  tous  leur  sœur. 
Hélas  !  elle  est  tombée.  Elle  a  sur  cette  terre 
Perdu  sa  chasteté,  son  repos,  sa  candeur. 

Mais  quand  l'amour  paraît,  elle  lève  la  tête, 
Et  rêve  et  se  souvient  du  bonheur  d'autrefois; 
Les  doux  chants  du  printemps  et  les  vers  du  poète 
L'entretiennent  d'amour,  lui  rappellent  sa  voix. 

Et  son  ame  s'ébranle  à  cette  voix  légère. 
Gomme  aux  accords  chéris  du  ranz  national 
Le  pauvre  Suisse  errant  sur  la  terre  étrangère 
S'émeut,  palpite,  et  songe  à  son  pays  natal. 

Toute  cette  poésie  tendre  et  religieuse  qui  anime  l'ame  de  Tegner 
se  développe  surtout  dans  deux  œuvres  d'une  plus  grande  étendue, 
que  renferme  son  premier  recueil,  et  qui  ont  beaucoup  contribué  à 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  DU  NORD.  725 

sa  réputation,  la  Première  Communion  (Nattwards  Barnen)  et  Axel. 
La  Première  Communion  est  une  idylle  d'où  s'exhale  le  parfum  d'un 
encens  religieux,  une  idylle  où  il  n'y  a  ni  bergers,  ni  bergères,  point 
de  ruisseau  qui  murmure  un  nom  chéri,  et  point  d'arbres  ornés  de 
chiffres  d'amour.  Le  tableau  d'une  église  champêtre ,  la  piété  d'un 
groupe  d'enfans,  les  exhortations  paternelles  d'un  vieux  prêtre,  voilà 
tout  le  poème.  M.  Sainte-Beuve  l'a  cité  avec  raison  en  parlant  de 
Jocelijn  (1) ,  car  c'est  un  épisode  solennel  de  la  vie  du  prêtre ,  et 
Tegner  l'a  écrit  après  avoir  reçu  la  consécration.  Le  commencement 
de  cette  idylle  est  une  charmante  description  d'une  fête  religieuse 
dans  un  village. 

fc  La  Pentecôte,  ce  ravissant  jour  de  fête,  est  revenue.  L'église  du 
village,  avec  ses  murailles  blanches,  brille  aux  rayons  du  matin.  Au 
sommet  de  la  tour,  orné  d'un  coq  de  métal,  les  douces  clartés  d'un  so- 
leil de  printemps  apparaissent  comme  autrefois  les  langues  de  feu  des 
apôtres.  Le  ciel  est  bleu  et  clair,  le  mois  de  mai  a  pris  sa  couronne 
de  roses  et  revêtu  sa  parure  solennelle.  Le  vent  et  les  ruisseaux  sem- 
blent, dans  leur  joyeux  murmure,  annoncer  la  paix  de  Dieu.  Les 
fleurs  soupirent  aussi  avec  leurs  lèvres  roses,  et,  sur  les  branches 
d'arbres  flexibles ,  les  oiseaux  chantent  un  hymne  au  Très-Haut.  Le 
cimetière  est  nétoyé  et  propre.  La  porte  par  laquelle  on  y  entre  res- 
semble à  un  berceau  de  verdure ,  et  sur  chaque  tombe ,  sur  chaque 
croix  de  fer,  on  aperçoit  une  couronne  embaumée,  dernier  don  d'une 
main  amie.  On  a  même  orné  de  fleurs  le  cadran  solaire  qui  s'élève  là 
entre  les  morts  depuis  plus  de  cent  ans.  De  même  que  l'aïeul  est 
l'oracle  du  village  et  de  la  famille ,  et  reçoit  au  jour  anniversaire  de 
sa  naissance  l'offrande  de  ses  enfans  et  de  ses  petits-enfans,  de  même 
le  vieux  cadran,  le  vieux  prophète,  avec  sa  muette  aiguille  de  fer,  in- 
dique sur  sa  table  de  marbre  le  cours  des  temps,  tandis  qu'une  éter- 
nité silencieuse  repose  à  ses  pieds.  Au  dedans  l'église  est  ornée  avec 
soin,  car  c'est  le  jour  où  les  enfans,  espoir  de  leur  famille  et  favoris 
du  ciel,  doivent  renouveler  au  pied  de  l'autel  les  promesses  de  leur 
baptême.  Chaque  coin  a  été  visité ,  frotté ,  et  on  ne  voit  pas  trace  de 
poussière,  ni  sur  les  murailles,  ni  à  la  voûte,  ni  sur  les  bancs  peints 
à  l'huile.  L'église  est  comme  un  parterre  de  fleurs.  Des  touffes  de 
feuillage  ornent  les  piliers,  des  buissons  de  verdure  apparaissent  de 
toutes  parts,  et  la  chaire  de  chêne  a  reverdi,  comme  autrefois  la 
verge  d'Aaron.  La  Bible  repose  sur  une  couche  de  feuilles,  et  le 

{4}  Revue  des  Deux  Mondes ,  1836. 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  T^C 

pigeon  aux  ailes  d*argent  porte  un  collier  d'anémones.  Mais  dans  le 
chœur,  autour  de  l'autel  érigé  par  Horberg,  s'étend  une  longue  guir- 
lande. Les  blondes  têtes  des  anges  se  montrent  à  travers  ce  toit  de 
verdure  comme  le  soleil  à  travers  les  nuages.  » 

Au  son  des  cloches,  les  enfans  arrivent  deux  à  deux  dans  l'église 
et  se  rangent  le  long  de  la  nef.  Le  chant  des  psaumes  retentit  sous 
les  voûtes  du  temple;  un  sentiment  pieux  pénètre  dans  le  cœur  de 
tous  les  assislans.  Puis  le  pasteur  monte  en  chaire,  il  s'adresse  à  sa 
communauté,  et  il  lui  parle  avec  douceur,  avec  onction.  Il  lui  parle 
des  vertus  qui  doivent  nous  contenir  dans  ce  monde  et  du  repos  qui 
nous  attend  dans  l'autre  ;  il  lui  parle  de  la  force  que  donne  la  foi,  des 
joies  de  l'amour  et  de  l'espérance.  Quand  il  voit  les  auditeurs  émus 
et  pénétrés  de  cet  enseignement  du  christianisme ,  il  étend  les  mains 
sur  eux,  les  bénit,  et  leur  donne  le  sacrement  qu'ils  ont  demandé. 
Tout  ce  sermon  du  prêtre  est  charmant,  et  cette  idylle  de  Tegner 
est  l'une  des  plus  belles  productions  poétiques  que  la  littérature  du 
Nord  ait  vue  apparaître  dans  ces  derniers  temps. 

Axel  est  un  de  ces  romans  chevaleresques  et  aventureux  tels  qu'on 
en  a  fait  beaucoup  à  la  fin  du  moyen-âge.  Le  fond  du  poème  n'est 
rien.  Tegner  n'a  pas  eu  sans  doute  grandpeine  à  composer  cette 
fable  d'amour;  mais  chacun  des  détails  dans  lesquels  il  est  entré  est 
d'une  grâce  parfaite.  Chacune  de  ses  descriptions  est  comme  une  de 
ces  jolies  vignettes  qu'un  maître  habile  a  dessinées  avec  art  et  colo- 
riées avec  soin,  et  toute  cette  composition  est  un  exemple  remar- 
quable du  charme  que  le  poète  peut  donner  à  une  œuvre  d'une  portée 
ordinaire  par  l'élégance  de  la  forme  et  le  choix  de  l'expression.  Les 
compatriotes  de  Tegner  aiment  beaucoup  ce  roman  d'Axel;  il  a  d'ail- 
leurs pour  eux  un  intérêt  national.  Il  appartient  à  l'histoire  de 
Charles  XÏI.  L'introduction  du  poème  est  un  hommage  rendu  à  la 
mémoire  de  ce  soldat  intrép'de,  qui  apparaît  toujours  aux  yeux  des 
paysans  suédois  avec  une  stature  de  géant  et  une  auréole  de  gloire. 

«  J'aime  les  anciens  jours,  les  anciens  jours  de  Charles  XII,  car  ils 
étaient  joyeux  comme  la  paix  du  cœur  et  forts  comme  la  victoire. 
Dans  nos  contrées  du  Nord ,  un  reflet  de  cette  époque  apparaît  en- 
core à  la  surface  du  ciel ,  et  de  grandes  et  majestueuses  figures  ,  por- 
tant un  ceinturon  jaune  et  un  habit  bleu ,  montent  et  descendent  dans 
le  crépuscule  du  soir.  Je  vous  regarde  avec  respect,  héros  d'un 
monde  meilleur,  avec  vos  longues  épées  et  vos  armures  de  combat. 

i(  Dans  ma  jeunesse ,  j'ai  connu  un  homme  du  temps  de  Charles. 
Jl  était  resté  sur  la  terre  comme  un  signe  de  victoire  au  milieu  des 


POÈTES  ET   ROMANCIERS  DU  NORD.  72T 

raines.  Sa  tête  centenaire  était  blanche  comme  l'argent ,  et  les  rides 
de  son  front  ressemblaient  aux  runes  creusées  sur  un  tombeau.  Il 
était  pauvre;  mais,  habitué  au  besoin,  il  s'en  souciait  peu.  Il  vivait 
comme  autrefois  quand  il  était  au  camp,  et  demeurait  dans  une  ca- 
bane obscure  au  milieu  des  bois.  Mais  il  avait  deux  objets  précieux, 
plus  précieux  pour  lui  que  le  monde  entier.  C'était  sa  Bible,  et  puis 
sa  vieille  épée  sur  laquelle  était  inscrit  le  nom  de  Charles  XII.  Les 
exploits  du  grand  roi,  qui  ont  été  si  souvent  décrits  (  car  cet  aigle  de 
Suède  a  pris  un  large  essor  ),  vivaient  dans  la  mémoire  du  vieillard 
comme  les  urnes  des  combatians  dans  la  colline  sépulcrale  couverte 
de  gazon.  Oh!  quand  il  parlait  des  dangers  du  roi  et  de  ses  compa- 
gnons ,  comme  son  regard  brillait ,  et  comme  sa  tête  se  relevait  avec 
fierté  !  chacune  de  ses  paroles  retentissait  alors  mâle  et  forte  comme 
le  son  de  l'épée.  Souvent  je  l'ai  vu  assis  très  tard  dans  la  nuit ,  par- 
lant des  jours  passés,  et,  chaque  fois  qu'il  prononçait  le  nom  de 
Charles,  il  ôtait  son  chapeau.  Je  restais,  avec  une  sorte  de  ravisse- 
ment, à  ses  genoux  (car  je  n'allais  pas  plus  haut),  et,  dès  ces  heures 
d'enfance,  j'ai  gardé  toutes  ces  images  d'une  race  de  héros;  dès  ces 
heures  d'enfance,  plus  d'une  tradition  obscure  repose  dans  ma  mé- 
moire comme  un  lis  dont  le  germe  dort  sous  la  neige  de  l'hiver.  » 

Charles  est  à  Bender.  Il  doit  écrire  à  son  conseil  d'état  à  Stockholm, 
et  il  choisit  Axel  pour  porter  la  lettre.  «  C'était  un  homme  doué 
de  ces  belles  formes  que  le  Nord  produit  parfois,  frais  comme  une 
rose,  mais  élancé  et  droit  comme  un  sapin  de  Suède.  Son  front  était 
pur  et  ouvert  comme  un  ciel  dégagé  de  nuages ,  et  tous  ses  traits 
portaient  l'empreinte  d'un  cœur  honnête  et  d'un  esprit  curieux. 
A  voir  ses  yeux  limpides,  on  sentait  qu'ils  étaient  faits  pour  s'élever 
avec  espoir  et  confiance  vers  le  créateur  de  la  lumière,  et  s'abais- 
ser sans  crainte  vers  l'ange  des  ténèbres.  Il  avait  pris  place  parmi 
les  compagnons  du  roi,  parmi  ses  frères  en  valeur  et  en  vertus.  Ils 
n'étaient  que  sept  comme  les  étoiles  du  char  céleste,  ou  tout  au  plus 
neuf  comme  les  filles  de  Mémoire.  Leur  choix  était  sévère.  Il  fallait, 
pour  entrer  parmi  eux,  subir  l'épreuve  du  fer  et  du  feu.  C'était  une 
race  de  Vikingr  chrétiens  assez  semblable  à  celle  qui  s'élançait  jadis 
sur  les  vagues  de  l'Océan.  Ils  ne  dormaient  jamais  dans  un  lit;  ils 
étendaient  leur  manteau  sur  la  terre,  et,  au  milieu  des  orages  et  des 
glaces  du  Nord,  ils  reposaient  là  comme  sur  une  couche  de  fleurs. 
De  leur  main  vigoureuse ,  ils  pouvaient  ployer  un  fer  de  cheval.  Ja- 
mais on  ne  les  vit  s'asseoir  autour  de  la  flamme  du  foyer.  Us  se 
réchauffaient  avec  les  balles  ardentes  et  rouges  comme  les  étoiles 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui ,  dans  les  soirs  d'hiver,  ressemblent  à  des  taches  de  sang.  Pour 
qu'un  d'entre  eux  cédât,  il  fallait  qu'il  fût  attaqué  par  sept  hommes 
à  la  fois  ;  encore  devait-il  se  retirer  en  luttant  toujours ,  car  il  ne  lui 
était  pas  permis  de  tourner  le  dos.  C'était  là  une  de  leurs  lois;  mais 
il  y  en  avait  une  autre  plus  difficile  à  suivre  :  c'est  que  nul  d'entre 
eux  ne  pouvait  parler  d'amour  à  une  jeune  fille,  avant  que  Charles  ne 
se  fut  choisi  une  fiancée.  Nul  d'entre  eux  ne  devait  savoir  comment 
l'azur  se  reflète  dans  deux  yeux  bleus,  comment  deux  lèvres  roses 
sourient,  comment  un  sein  de  vierge  palpite,  car  ils  étaient  tous 
fiancés  à  leur  épée.  » 

Axel  part  avec  joie,  fier  de  remplir  la  mission  qui  lui  était  confiée , 
de  braver  les  périls  pour  montrer  son  zèle  à  son  roi.  Le  long  de  la 
route,  il  est  attaqué  par  un  détachement  d'ennemis;  il  s'appuie  contre 
un  arbre  et  combat  jusqu'à  la  dernière  extrémité.  Mais  il  est  seul, 
et  ses  adversaires  sont  en  trop  grand  nombre.  Après  une  lutte  hé- 
roïque ,  il  tombe  couvert  de  blessures ,  baigné  dans  son  sang.  Une 
jeune  fille,  qui  courait  à  la  chasse  sur  un  cheval  fougueux ,  l'aperçoit, 
trouve  en  lui  un  reste  de  vie  et  le  fait  porter  dans  sa  demeure.  Là 
elle  panse  elle-même  ses  blessures,  là  elle  interroge  ses  besoins  et 
ses  souffrances ,  elle  le  veille  et  le  guérit.  Quand  Axel  commence  à 
recouvrer  l'usage  de  ses  sens,  le  premier  objet  qu'il  aperçoit,  c'est 
cette  jeune  fille  penchée  sur  lui  avec  un  regard  d'amour  et  de 
compassion,  ce  Ce  n'était  pas  une  de  ces  beautés  d'idylle  qui  s'en 
vont  éternellement  dans  les  bois  soupirer  et  contrefaire  la  douleur; 
ce  n'était  pas  une  de  ces  beautés  avec  des  cheveux  blonds  comme 
le  soleil,  des  joues  comme  la  violette,  et  des  yeux  comme  le  Ver- 
gissmehiniclit.  C'était  une  fille  de  l'Orient.  Ses  cheveux  noirs  ressem- 
blaient au  voile  de  la  nuit  entourant  un  jardin  de  roses.  La  gaieté,  la 
noblesse  du  cœur,  brillaient  sur  son  front,  comme  jadis  le  signe  de 
la  victoire  sur  le  bouclier  des  Valkyries  ;  son  teint  était  frais  comme 
l'aurore  avec  ses  rayons  de  lumière.  Légère  comme  une  Oréade,  elle 
avait  la  démarche  gracieuse  et  dansante.  On  voyait,  comme  les 
vagues ,  se  balancer  son  sein  plein  de  jeunesse  et  de  santé,  corps  de 
lis  et  de  roses ,  ame  de  feu ,  ciel  d'été,  ciel  d'Orient  inondé  du  parfum 
des  fleurs  et  des  rayons  de  soleil.  Une  lumière  divine  et  un  feu  ar- 
dent luttaient  dans  ses  yeux  noirs.  Quelquefois  elle  avait  le  regard 
orgueilleux  de  l'aigle  de  Jupiter  planant  dans  les  airs,  et  puis  le 
regard  de  la  colombe  attelée  au  char  d'Aphrodite.  » 

Peu  à  peu  les  forces  d'Axel  se  rétablissent.  Il  sort  appuyé  sur  le 
bras  de  sa  bienfaitrice.  Il  erre  avec  elle  le  matin  dans  la  forêt,  le 


POÈTES   ET  ROMANCIERS   DU   NORD.  729 

soir  sur  la  colline.  Tous  deux  sentent  qu'ils  s'aiment  avant  de  se 
l'être  dit;  mais  bientôt  le  mot  solennel  s'échappe  de  leurs  cœurs,  leurs 
regards  se  rencontrent,  leurs  lèvres  se  touchent,  et  désormais  ils 
savent  qu'ils  s'aimeront  toujours.  Axel  se  souvient  qu'il  a  une  mission 
à  remplir,  qu'il  est  lié  par  un  serment.  Il  veut  s'acquitter  de  son  de- 
voir, et  obtenir  du  roi  la  permission  d'épouser  la  jeune  fllle.  Il  part. 
Il  arrive  en  Suède,  et,  pendant  ce  temps,  Marie  reste  seule,  livrée 
aux  regrets  de  son  amour,  aux  vagues  agitations  que  lui  donne  l'in- 
certitude de  son  sort.  Le  départ  subit  d'Axel,  le  serment  mystérieux 
dont  il  a  parlé,  jettent  dans  son  ame  un  doute  horrible.  Peut-être 
Axel  en  aime-t-il  une  autre!  peut-être  est-il  allé  la  revoir  !  Du  mo- 
ment où  cette  fatale  pensée  s'empare  d'elle,  c'en  est  fait  de  sa  foi 
déjeune  fille,  c'en  est  fait  de  son  repos.  Elle  ne  peut  attendre  le 
temps  où  Axel  a  promis  de  revenir.  Elle  veut  partir  aussi,  elle  veut 
s'assurer  elle-même  qu'elle  n'est  pas  trompée.  Elle  prend  un  vête- 
ment de  soldat,  se  mêle  aux  cohortes  russes  qui  vont  tenter  une  expé- 
dition dans  le  royaume  de  Charles  XII ,  et  arrive  sur  la  terre  de 
Suède.  Là,  un  combat  s'engage.  Axel  est  à  la  tête  d'une  troupe  de 
vieillards,  d'enfans,  qui  ont  pris  les  armes  en  toute  hâte  pour  re- 
pousser l'invasion.  Il  s'élance  au  milieu  des  rangs  ennemis,  et  jonche 
la  terre  de  morts  et  de  blessés.  Les  Russes  se  retirent  en  désordre. 
La  nuit,  Axel  passe  sur  le  champ  de  bataille,  il  entend  une  voix 
plaintive  qui  l'appelle  :  c'est  Marie  qui  expire. 

Il  enterre  le  corps  de  sa  bien-aimée,  puis  le  désespoir  le  saisit.  Il 
erre  autour  de  ce  tombeau  qu'il  a  lui-même  creusé,  et  les  champs 
où  il  s'égare  entendent  nuit  et  jour  ses  plaintes.  Nulle  main  humaine 
ne  pouvait  lui  donner  la  force  de  supporter  son  infortune,  a  Un  jour 
on  le  trouva  assis  sur  le  rivage ,  les  mains  jointes  comme  s'il  venait 
de  prier.  Des  larmes  cristallisées  par  le  vent  du  matin  brillaient  sur 
sa  joue,  et  son  regard  éteint  semblait  encore  chercher  le  tombeau 
de  celle  qu'il  avait  aimée.  « 

Le  chef-d'œuvre  de  Tegner  est  sa  Frithiofs  saga.  Dans  aucun  de 
ses  poèmes,  il  n'a  mis  plus  de  sève,  plus  de  fraîcheur  d'idées,  plus 
d'images  vraies  et  gracieuses.  Dans  aucun  de  ses  poèmes,  son  style 
n'a  été  plus  flexible  et  plus  harmonieux.  C'est  un  vrai  charme  que 
de  voir  cette  belle  langue  suédoise ,  cette  langue  mâle  et  sonore, 
assouplie  à  la  volonté  d'un  vrai  poète.  Quand  une  fois  il  commence 
un  de  ses  chants,  on  dirait  qu'il  tient  entre  les  mains  la  harpe  de 
chêne  des  anciens  scaldes,  et  cette  langue  qu'il  maîtrise,  qu'il  tourne 


730  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  son  gré,  résonne  sous  sa  main  nerveuse  comme  une  corde  d'airain, 
ou  soupire  comme  une  voix  de  jeune  fille. 

Le  poème  se  compose  d'une  série  de  chants  lyriques  de  différentes 
mesures  qui  se  tiennent  l'un  à  l'autre ,  comme  les  anneaux  d'une 
même  chaîne,  et  forment  un  cycle  épique.  C'est  une  des  chroniques 
les  plus  romanesques  et  les  plus  touchantes  qui  nous  aient  été  con- 
servées dans  les  traditions  du  Nord.  C'est,  on  peut  le  dire,  un  tableau 
du  Nord  entier,  avec  sa  vie  de  pirate ,  ses  assemblées  populaires  et 
son  culte  païen.  Tegner  a  composé  cet  ouvrage  d'après  la  saga  islan- 
daise. Mais  avec  quelle  élévation  de  talent  il  a  développé  le  thème 
qu'il  s'était  choisi!  avec  quelle  grâce  il  a  jeté  sur  ce  canevas  brut 
ses  arabesques  d'artiste,  ses  fleurs  de  poésie!  J'ai  analysé  dans  une 
autre  occasion  la  saga  islandaise  (1)  ;  qu'on  me  permette  d'analyser 
aussi  1  œuvre  de  Tegner. 

Deux  enfans  sont  élevés  ensemble  chez  un  de  ces  vieillards  sages 
comme  on  en  cite  souvent  dans  les  traditions  Scandinaves.  L'un  est 
Ingeborg,  la  fille  du  roi  Bêle;  l'autre  est  Frithiof,  le  fils  unique  du 
riche  paysan  Thorsten.  îngeborg  est  une  vraie  fleur  du  Nord,  blonde 
et  pâle,  douce  et  résignée,  pareille  à  un  de  ces  hs  qui  ouvrent  leur 
calice  à  tous  les  rayons  du  soleil,  et  se  courbent  sous  tous  les  vents. 
Frithiof  est  la  plante  vigoureuse  qui  doit  grandir  comme  un  chêne  et 
braver  la  tempête.  Tout  jeune,  il  guide  déjà  sa  barque  à  travers  les 
fleuves  écumans,  il  s'élance  au-dessus  des  rochers  pour  atteindre  le 
nid  de  l'aigle  ou  du  vautour.  Tout  jeune,  il  aime  Ingeborg.  Il  la  con- 
duit à  travers  les  bois  et  les  montagnes,  il  la  porte  sur  ses  épaules 
au-delà  destorrens,  il  la  protège  comme  un  frère,  et  Ingeborg  s'aban- 
donne à  lui  avec  amour  et  confiance. 

Le  roi  Bêle  meurt  et  partage  son  royaume  entre  ses  deux  fils,  en 
leur  recommandant  d'aimer  Frithiof.  Thorsten  meurt  en  même  temps 
que  le  vieux  roi,  dont  il  a  été  l'ami  fidèle,  le  compagnon  d'armes. 
Frithiof  hérite  de  tous  ses  biens.  Il  demande  à  épouser  Ingeborg; 
mais  les  deux  jeunes  rois,  Helge  et  Halfdan,  lui  répondent  avec  dé- 
rision qu'ils  ne  donneront  pas  leur  sœur  à  un  fils  de  paysan ,  et 
Frithiof  se  retire  dans  sa  demeure ,  bien  résolu  de  rompre  à  tout 
jamais  avec  eux.  Quelque  temps  après,  Helge  et  Halfdan  sont  atta- 
qués par  un  ennemi  redoutable.  Ils  implorent  le  secours  de  Frithiof, 
mais  il  le  leur  refuse.  Les  deux  frères  se  mettent  en  marche  avec  leur 

(1)  Lettres  sur  l'Islande. 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  DU  NORD.  7âf 

armée.  Frithiof  reste  seul,  et  la  nuit,  quand  tout  dort,  il  se  jette 
dans  son  bateau,  traverse  Tonde  qui  le  sépare  de  celle  à  laquelle  il 
pense  sans  cesse,  entre  dans  le  temple  de  Balder,  et  y  trouve  Inge^ 
borg.  Là,  il  l'enlace  dans  ses  bras,  il  lui  jure  un  amour  éternel. 
Ingeborg  a  peur;  elle  a  peur  de  profaner  le  sanctuaire  du  dieu,  où 
elle  a  reçu  son  amant.  Mais  Frithiof  combat  toutes  ses  craintes, 
étouffe  tous  ses  scrupules,  et  cueille  sur  ses  lèvres  vierges  le  baiser 
de  l'amour.  Quand  les  deux  rois  reviennent  de  leur  expédition,  ils 
accusent  Frithiof  d'avoir  pénétré  la  nuit  dans  l'enceinte  religieuse, 
d'avoir  souillé  la  demeure  des  dieux.  Un  cri  de  réprobation  s'élève 
contre  lui.  La  loi  de  Bêle  le  condamne;  il  doit  payer  de  sa  vie  le 
crime  qu'il  a  commis.  Mais  son  nom,  sa  valeur,  et  l'amour  que  le 
peuple  lui  porte,  le  sauvent.  Halfdan  le  condamne  à  s'en  aller  chez 
un  jarl  lointain  recouvrer  un  tribut  qui  n'a  pas  été  payé  depuis  long- 
temps. 

Frithiof  part,  emportant  avec  lui  les  sermens  d'Ingeborg  et  l'es- 
poir de  revenir  bientôt  vivre  auprès  d'elle.  Après  une  tempête  vio- 
lente contre  laquelle  il  lutte  avec  énergie,  il  aborde  sur  le  rivage 
habité  par  Angantyr.  Un  de  ces  braii  Scandinaves,  dont  le  métier  était 
de  se  battre  en  toute  occasion  pour  le  prince  auquel  ils  s'étaient  dé- 
voués, un  Berserkir,  renommé  pour  sa  force  et  sa  valeur,  s'avance 
à  la  rencontre  du  voyageur  et  lui  propose  un  duel.  Frithiof,  harassé 
de  fatigue,  couvert  encore  de  l'écume  des  flots  qu'il  vient  de  tra- 
verser, accepte  le  combat.  Il  désarme  son  adversaire ,  et  tous  deux 
se  prennent  corps  à  corps.  Le  Berserkir  tombe,  et  sa  vie  appartient  à 
Frithiof. — Oui,  ma  vie  t'appartient,  dit  le  farouche  guerrier,  et  je  ne 
veux  pas  que  tu  me  fasses  grâce.  Va  chercher  ton  épée,  je  t'attends 
ici  pour  recevoir  le  coup  mortel.  Frithiof  revient  avec  son  épée,  et 
trouve  le  Berserkir  immobile  à  la  même  place  et  prêt  à  courber  la 
tête  sous  son  glaive.  Cette  fermeté  l'ébranlé.  Il  tend  la  main  à  son  rival 
malheureux,  le  relève,  et  tous  deux  se  présentent  chez  le  jarl. 

Angantyr  reçoit  Frithiof,  non  pas  comme  un  ennemi  audacieux 
qui  vient  chercher  une  contribution  arriérée,  mais  comme  un  ami. 
Il  le  fait  asseoir  à  sa  table,  il  lui  fait  présenter  la  coupe  de  miœcl^  il 
veut  le  retenir  pré  s  de  lui  et  lui  donner  sa  fille  en  mariage.  Mais 
Frithiof  a  promis  de  rester  fidèle  à  Ingeborg,  et  il  ne  manquera  pas 
à  son  serment.  Quand  le  printemps  revient,  il  équipe  un  navire, 
prend  le  tribut  que  le  jarl  lui  paie  noblement,  et  vogue  vers  sa  terre 
natale. 

Cependant  Helge  et  Halfdan,  pour  faire  leur  paix  avecle  roi  Ring, 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ont  promis  de  lui  donner  leur  sœur  en  mariage,  et  la  jeune  fille,  qui 
se  souvient  de  Frithiof,  qui  l'aime  toujours,  obéit  à  l'implacable  vo- 
lonté de  ses  frères.  Quand  le  jeune  guerrier  arrive  dans  sa  patrie,  il 
apprend  que  Ingeborg  est  loin.  Alors  sa  fureur  ne  connaît  plus  de 
bornes.  Il  s'élance  au-devant  de  Helge,  lui  jette  au  visage  le  tribut 
qu'il  a  rapporté,  le  renverse  par  terre,  brûle  le  temple  de  Balder, 
et  s'embarque  de  nouveau.  Cette  fois,  il  est  proscrit  par  toutes  les 
lois  du  pays.  Cette  fois,  il  dit  un  adieu  de  douleur  à  son  pays  natal, 
aux  lieux  où  il  a  vécu,  où  il  a  aimé.  Il  s'élance  sur  le  vaste  Océan; 
il  commence  sa  vie  errante,  sa  vie  de  vikingr,  tantôt  luttant  avec 
audace  contre  les  autres  vikingr  qu'il  rencontre  sur  les  vagues,  et 
tantôt  descendant  sur  les  côtes  pour  combattre  toute  une  tribu  et 
ravager  toute  une  contrée. 

De  longs  mois  se  passent  dans  cette  vie  d'orages  et  de  périls.  Il 
aborde  sur  le  sol  delà  Grèce,  sur  cette  terre  bénie  dont  son  père  l'a 
souvent  entretenu  comme  d'une  contrée  fabuleuse,  où  le  ciel  est 
toujours  bleu,  où  l'air  est  embaumé  par  le  parfum  des  fruits  vermeils 
et  des  oranges  d'or.  Là,  le  souvenir  de  son  amour  le  saisit  tout  à 
coup,  et  lui  jette  dans  l'ame  une  amère  tristesse.  Il  ne  se  sent  plus 
nulle  envie  d'essayer  la  force  de  son  bras  et  le  poids  de  son  glaive.  Il 
veut  revoir  encore  une  fois  son  Ingeborg;  il  veut  la  revoir  et  lui  dire 
un  dernier  adieu. 

Un  jour  que  le  roi  Ring  était  assis  dans  sa  salle  de  banquet  avec  la 
fille  de  Bêle,  lui  vieux,  semblable,  dit  le  poète,  au  froid  automne, 
elle  toute  jeune,  rose  et  fraîche  comme  le  printemps,  on  voit  entrer 
un  vieillard  couvert  d'une  longue  barbe  et  d'un  manteau  sale.  Les 
jeunes  gens,  à  la  vue  de  cet  hôte  étrange,  se  mettent  à  rire.  Mais  lui, 
prenant  d'une  main  robuste  le  plus  téméraire  d'entre  eux,  le  ren- 
verse à  ses  pieds.  Le  roi  le  fait  approcher  et  l'interroge.  L'étranger 
refuse  de  dire  son  nom  et  son  pays  ;  puis  tout  à  coup  il  se  découvre, 
et  à  la  place  de  ce  vieillard  mal  vêtu  qui  avait  fait  rire  de  pitié  les 
convives  du  banquet,  on  aperçoit  un  grand  et  beau  jeune  homme 
dont  les  cheveux  blonds  tombent  à  longues  boucles  sur  ses  épaules, 
et  dont  le  regard  plein  de  courage  frappe  de  respect  tous  ceux  qui  le 
contemplent. 

Ring  l'invite  à  rester  chez  lui ,  et  Ingeborg  lui  offre,  en  tremblant, 
la  coupe  où  le  vin  pétille.  Dès  le  moment  où  il  l'a  vu  apparaître. 
Ring  a  reconnu  Frithiof,  et  il  veut  mettre  son  honneur  et  sa  fermeté 
d'ame  à  l'épreuve.  Un  jour,  il  traverse  avec  sa  jeune  épouse  un  lac 
nouvellement  couvert  de  glace.  La  glace  se  brise  sous  leurs  pieds,  et 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  DU  NORD.  733^ 

Fi  ithiof  les  sauve.  Un  autre  jour.  Ring  s'en  va  à  la  chasse  dans  une 
foret  profonde,  et  lorsque  ses  compagnons  sont  loin ,  il  dit  à  Frilhiof  : 
a  Je  suis  las,  asseyons-nous  au  pied  de  cet  arbre;  je  veux  dormir 
quelques  instans.  »  Frithiof  étend  son  manteau  par  terre,  et  le  vieux 
roi  s'endort  sur  les  genoux  du  héros.  Pendant  cette  heure  de  som- 
meil ,  un  oiseau  noir  perché  sur  une  branche  dit  à  Frilhiof  :  «  Qu'at« 
tends-tu?  1  époux  d'Ingeborg  est  en  ion  pouvoir;  personne  ne  te  voit. 
Il  t'a  ravi  ta  bien-aimée,  ton  espoir,  ton  bonheur.  Ne  peux-tu  recon- 
quérir ce  qui  t'appartient?  »  Mais  un  autre  oiseau  lui  crie  :  a  Sou- 
viens-toi de  ton  honneur.  Cet  homme  l'a  reçu  comme  un  frère.  Il  a 
confiance  en  toi.  Ne  souille  pas  ton  nom  par  une  lâcheté.  »  Frithiof, 
en  proie  à  ces  deux  pensées  qui  flottent  dans  son  esprit,  tire  son 
épée  et  la  jette  loin  de  lui.  L'oiseau  noir  s'enfuit  en  poussant  un  cri 
sinistre;  l'oiseau  blanc  prend  son  essor  vers  le  ciel.  Ring  se  lève, 
ff  Je  n'ai  pas  dormi,  dit-il;  j'ai  vu  tout  ce  qui  se  passait  en  toi.  Je  t'ai 
reconnu ,  Frithiof,  le  jour  même  où  tu  entras  dans  ma  demeure,  et  j'ai 
voulu  voir  jusqu'où  allait  ta  noblesse  de  caractère ,  ton  courage  de 
héros.  Dès  ce  moment  je  t'adopte  pour  mon  fils  :  tu  régneras  après 
moi.  » 

Quelque  temps  se  passe.  Ring,  se  sentant  près  de  mourir,  appelle 
Frithiof,  et  lui  lègue  Ingeborg  et  son  royaume.  Mais  le  vieux  roi« 
laisse  un  fils  en  bas  âge;  Frilhiof  ne  veut  pas  lui  ravir  ses  droits.  Il 
le  fait  reconnaître  pour  souverain ,  et  n'accepte  que  le  litre  de  régent. 
Il  retourne  dans  son  pays.  Un  de  ses  ennemis  est  mort;  il  se  récon- 
cilie avec  l'autre.  Il  reparaît  avec  l'expression  du  repentir  dans  le 
temple  de  Ralder,  qui  a  été  rebâti.  Il  obtient  son  pardon  des  vieil- 
lards, son  pardon  des  prêtres,  et  épouse  Ingeborg.  Ainsi  se  termine 
ce  poème  remarquable,  dont  une  analyse  ne  peut  donner  qu'une  bien 
faible  idée,  et  qu'il  faudrait  lire  dans  l'original  pour  en  comprendre 
la  saveur  et  le  charme  exquis  (1). 

La  biographie  de  Tegner  n'est  pas  longue  à  faire.  Sa  vie  n'est  pas 
féconde  en  évènemens.  C'est  une  de  ces  heureuses  vies  qui  se  sont 
écoulées  entre  l'étude  et  la  poésie,  dans  l'exercice  d'un  devoir  et  le 
laisser-aller  d'un  rêve.  Elles  ressemblent  à  ces  rivières  soumises  à  la 
main  de  l'homme,  qui  tantôt  sont  retenues  par  une  écluse  et  tantôt 
courent  en  toute  hberté  à  travers  champs.  Sans  doute  il  y  a  eu  là  des 
coups  de  vent,  des  orages.  Plus  d'une  fois  ces  vagues  ont  été  noir- 

(I)  La  Friihwfs  saga  a  été  traduite  trois  fois  en  allemand.  Elle  a  été  traduite  en  anglais 
avec  beaucoup  de  talent  par  mislress  Garnet.  Un  de  nos  amis  doit  en  publier  prochainement 
une  traduction  française. 


734-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cies  par  la  tempête  ;  plus  d'une  fleur  s'est  flétrie  sur  ces  bords.  Mais 
le  nuage  s'en  est  allé,  le  ciel  est  redevenu  bleu,  et  la  rivière  a  repris 
son  cours  paisible. 

Esaïe  Tegner  est  né  le  13  novembre  1782,  dans  la  province  de 
Vermeland.  Son  père  était  pasteur  à  Millesvik.  En  1799,  Tegner 
entra  à  l'université  de  Lund.  C'est  là  qu'il  étudie,  c'est  là  qu'il  prend 
ses  grades  et  qu'il  devient  successivement  adjoint  à  la  bibliothèque , 
maître  en  philosophie  faisant  des  cours  sur  l'esthétique,  secrétaire  de 
la  faculté  de  philosophie,  professeur-adjoint,  et,  en  1810,  professeur 
ordinaire.  Il  enseignait  la  littérature  grecque  et  se  faisait  remarquer 
par  la  justesse  de  ses  aperçus  et  la  grâce  de  sa  diction.  En  1812,  il 
obtint  une  prébende,  en  vertu  de  cette  loi  universitaire  qui  accorde 
des  presbytères  aux  professeurs  de  Lund  et  d'Upsal.  Il  se  fit  consa- 
crer prêtre;  il  reçut  le  diplôme  de  docteur  en  théologie,  et,  en  1824, 
il  fut  nommé  évoque  à  Vexiœ.  Maintenant  ses  devoirs  de  prélat  ab- 
sorbent toutes  ses  pensées.  On  le  prie  depuis  long-temps  de  conti- 
nuer la  publication  de  ses  œuvres,  qu'il  a  commencée  en  1828,  et  il 
n'a  pas  encore  pu  s'y  décider.  Au  lieu  d'écrire  des  vers ,  il  écrit  des 
homélies  ;  au  lieu  de  faire  imprimer  ses  poésies  inédites,  il  visite  les 
écoles  de  son  diocèse.  Il  est  fier  et  heureux  de  sa  mission  de  prêtre, 
comme  il  l'était  autrefois  de  ses  lauriers  académiques.  Je  lui  de- 
mandai si  depuis  qu'il  était  évêque  il  n'avait  rien  composé.  «  Non 
me  dit-il  avec  un  sourire  de  satisfaction,  mais  j'ai  consacré  ving^ 
églises  et  prononcé  vingt  discours  devant  des  assemblées  de  paysans.  >, 

Heureux  celui  qui,  après  avoir  dévoué  sa  vie  de  jeune  homme 
rêves  d'or  de  la  poésie,  peut  reposer  ainsi  sa  vieillesse  dans  l'enceinte 
du  temple,  dans  les  joies  de  la  religion  ! 

X.  Marmier. 


LES  CÉSARS. 


III. 

Caïus  César  (car  le  nom  de  Galigula  était  un  sobriquet  qu'en  son 
bon  temps  il  eût  été  dangereux  de  lui  donner)  restait  seul  de  la  fa- 
mille de  Germanicus.  Un  rare  talent  pour  se  plier,  une  obséquiosité 
habile,  quoique  sans  bornes,  lui  avait  fait  trouver  grâce.  M  la  con- 
damnation de  sa  mère,  ni  l'exil  de  ses  frères,  ne  lui  avait  seulement 
arraché  un  cri  de  douleur.  On  a  dit  de  lai  qu'il  n'y  eut  jamais  ni 
meilleur  serviteur,  ni  plus  mauvais  maître.  Il  sauvait,  en  s'annulant, 
sa  dangereuse  origine;  il  apprenait  le  chant  et  la  danse  du  théâtre, 
se  passionnait  pour  le  jeu,  se  déguisait,  la  nuit,  en  robe  longue  et  en 
perruque,  pour  courir  des  rendez-vous  amoureux,  s'avilissait  pour 
ne  pas  se  perdre. 

Cependant  Tibère,  sagacc  comme  il  était,  l'avait  pénétré;  il  le 
voyait  assister,  par  goût,  aux  supplices:  c'est  un  serpent,  disait-il, 
que  je  nourris  pour  le  genre  humain.  Tibère  le  détestait,  il  eût  bien 
voulu  lui  préférer  son  propre  peiit-flls ,  le  jeune  Tibère  ;  mais  ce 
jeune  homme  était  bien  peu  mûr.  Il  se  contenta  de  l'associer  à  Caïus, 
communauté  inégale  où  la  part  du  lion  allait  être  bientôt  faite. 

Malgré  tant  de  mauvaises  qualités,  Caïus  était  aimé,  il  avait  pour  lui 
le  peuple ,  il  avait  pour  lui  les  soldats  au  miheu  desquels  s'était  passée 
son  enfance;  il  était  fils  de  Germanicus ,  et  puis  il  succédait  à  Tibère. 
A  peine  était-il  en  marche  pour  conduire  les  funérailles  du  vieux 
César,  qu'au  milieu  des  autels,  des  victimes,  des  flambeaux,  des 
habits  de  deuil,  la  joie  du  peuple  éclata  autour  de  lui,  l'appelant 
son  petit,  son  garçon,  son  cher  petit  poule! ;  je  ne  puis  pas  traduire 
autrement.  Arrivé  à  Rome,  il  fit  l'éloge  de  Tibère,  sans  presque  en 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rien  dire ,  mais  cependant  pleurant  beaucoup  ;  il  fallait  avoir  le  don 
des  larmes.  Il  oublia  néanmoins,  et  le  sénat  aussi,  qu'il  avait  écrit 
de  Misène  pour  faire  accorder  les  honneurs  divins  à  son  prédéces- 
seur ;  il  n'en  fut  pas  question  autrement.  Tibère  était  à  peine  enterré, 
qu'il  s'agit  de  casser  son  testament;  tout  redoutable  qu'ait  pu  être 
un  prince,  il  se  trouve  toujours  quelque  sénat,  parlement  ou  assem- 
blée, pour  casser  son  testament  avant  que  sa  cendre  ne  soit  refroidie. 
Le  sénat ,  si  humble  et  si  nul  sous  Tibère ,  devenait  tout  puissant 
pour  le  seul  fait  de  rompre  ses  dernières  volontés.  Il  s'agissait 
d'exclure  le  jeune  Tibère,  que  son  aïeul  avait  associé  à  l'empire.  Cela 
se  fit  avec  grande  joie,  au  milieu  du  sénat,  des  chevaliers,  du  peu- 
ple, car  tout  le  monde  avait  forcé  les  portes  de  la  curie;  Gaïus  fut 
déclaré  seul  souverain ,  maître  absolu. 

Rien  ne  portait  à  la  modestie  comme  cette  déclaration.  Caïus ,  ainsi 
que  ses  prédécesseurs,  fut  pris  tout  d'abord  d'une  rage  de  modé- 
ration et  d'humilité;  il  fit  un  discours  tout  populaire,  ne  voulut  point 
■de  titres  souverains,  rendit  leurs  droits  aux  exilés,  brûla  les  ar- 
«chives  criminelles  de  Tibère ,  qui  pouvaient  donner  lieu  en  sens  con- 
traire à  bien  des  accusations,  en  jurant  qu'il  n'en  avait  rien  lu  ni 
•parcouru  (on  dit  du  reste  qu'il  n'en  brûlait  qu'une  copie),  permit 
de  lire  les  écrits  que  Tibère  avait  fait  détruire,  rendit  des  comptes 
publics,  ce  qui  n'avait  pas  été  fait  depuis  Auguste;  voulut  même- res- 
tituer au  peuple  les  beaux  droits  dont  le  peuple  ne  voulait  plus  et 
/qu'il  fallut  lui  reprendre ,  les  droits  d'élection.  Il  y  a  même  de  lui 
an  beau  mot;  on  lui  apporta  une  dénonciation  contre  de  prétendus 
conspirateurs  qui  en  voulaient  à  sa  vie:  a  Je  n'ai  rien  fait,  dit-il,  qui 
ait  pu  me  rendre  odieux  à  personne.  >:> 

Il  y  eut  en  vérité  un  moment  où  le  monde  respira.  Un  écrivain  qui 
n'habitait  point  Rome ,  ce  centre  de  toute  passion  et  de  tout  men- 
■songe,  décrit  ce  bonheur  comme  il  eût  décrit  l'âge  d'or.  «  Les  Grecs 
n'avaient  point  de  querelles  avec  les  Rarbares,  les  soldats  avec  les 
citoyens.  On  ne  pouvait  assez  admirer  l'incroyable  félicité  de  ce 
jeune  prince  ;  il  avait  d'immenses  richesses,  de  très  grandes  forces 
de  terre  et  de  mer,  de  prodigieux  revenus  qui  lui  arrivaient  de  tous 
les  coins  du  monde;  son  empire  n'avait  pour  bornes  que  le  Rhin  et 
l'Euphrate,  au-delà  desquels  ne  sont  que  des  peuples  sauvages, — 
les  Scythes,  les  Parthes,  les  Germains.  —  Ainsi  depuis  le  lever 
du  soleil  jusqu'à  son  coucher,  sur  le  continent  et  dans  les  îles,  au- 
delà  même  de  la  mer,  tout  était  dans  la  joie.  L'Italie  et  Rome,  l'Eu- 
rope et  l'Asie,  étaient  comme  en  une  fête  perpétuelle,  car  sous  aucun 


LES  CESARS.  737 

empereur  on  n'avait  vu  tant  de  repos,  et  une  aussi  paisible  jouissance 
de  son  bien.  C'étaient,  dans  toutes  les  villes,  autels,  victimes  et  sacri- 
fices, hommes  vêtus  de  blanc  et  couronnés  de  fleurs,  jeux,  concerts, 
festins,  danses,  courses  de  chevaux.  Le  riche  et  le  pauvre,  le  noble  et 
plébéien,  le  maître  et  l'esclave,  le  créancier  et  le  débiteur,  se  diver- 
tissaient ensemble  comme  au  temps  de  Saturne.  Cela  dura  sept 
mois.  » 

Caïus  tomba  malade,  et  le  monde,  ne  sachant  en  quelles  mains  il 
allait  passer,  se  désespéra.  Tout  fut  en  deuil;  on  passait  la  nuit  aux 
portes  du  palais  ;  des  hommes  vouaient  leur  vie  pour  la  sienne.  Ja- 
mais, pour  un  seul  malade,  il  n'y  eut  une  aussi  vaste  inquiétude. 
La  maladie  de  Caïus  fut  comme  celle  de  Louis  XV;  le  jour  où  tout 
un  peuple  lui  donna  le  nom  de  bien-aimé,  il  cessa  de  le  mériter. 

Je  me  permets  de  croire  aussi  qu'il  en  devint  fou.  Dès  son  enfance, 
il  avait  été  sujet  à  l'épilepsie  ;  c'était,  au  moral  et  au  physique,  une 
organisation  toute  discordante ,  souffrant  les  plus  grandes  fatigues 
et  d'autres  fois  ne  pouvant  se  soutenir,  avouant  même  un  germe  de 
folie  et  songeant  à  s'enfermer  pour  prendre  de  l'ellébore;  organi- 
sation à  la  fois  terrible  et  maladive,  dormant  à  peine  trois  heures 
d'un  sommeil  troublé  par  des  apparitions  et  des  rêves ,  passant  la 
nuit  à  se  promener  sous  de  vastes  portiques ,  attendant  le  jour,  l'invo- 
quant et  l'appelant  à  haute  voix. 

Et  puis  il  faut  songer  à  ce  que  devait  être  pour  un  homme  jeune , 
pour  une  imagination  ardente  et  gigantesque  au  milieu  de  sa  bar- 
barie, pour  une  tête  fatiguée  par  sa  vie  de  dissimulation  sous  Tibère, 
et  par  le  danger  perpétuel  dans  lequel  il  avait  vécu ,  l'étrange  po- 
sition d'un  empereur  romain;  l'empire  était  quelque  chose  de  trop 
nouveau  pour  que  personne ,  pas  même  un  césar,  se  fût  familiarisé 
avec  la  pensée  de  mener  l'univers  entier  comme  un  troupeau.  Le  gou- 
vernement du  monde  dans  une  seule  main  !  l'Europe  et  tout  ce  qu'on 
connaissait  de  l'Asie  et  de  l'Afrique,  en  un  mot  tout  ce  qui  n'était 
pas  barbare,  c'est-à-dire  aux  trois  quarts  inconnu,  —  par-dessus 
tout  cela  l'énorme  cité  de  Rome  avec  ses  trois  millions  d'habitans,  ses 
pontifes,  ses  monumens,le  tourbillon  de  sa  vie,  — vingt-cinq  légions 
qui  n'étaient  que  l'élite  de  l'immense  armée  que  levaient  toutes  les 
nations  et  toutes  les  villes ,  des  flottes  sur  toutes  les  mers,  un  revenu 
sans  bornes,  puisque  les  impôts  étaient  sans  limite,  ajouté  aux  cinq 
cent  vingt-trois  millions  qu'à  travers  ses  proscriptions  avait  grapillés 
Tibère;  —  puis  encore  la  divinité,  des  bouffées  d'encens  et  des  autels, 
—  tout  cela  appartenant  et  obéissant  à  une  seule  créature  humaine, 
TOME  xii.  47 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  un  individu  de  cinq  pieds  six  pouces,  maître  et  propriétaire  de 
tout  cela  !  ce  n'étaient  pas  là  des  idées  assez  vieilles  pour  que  les 
cerveaux  se  fussent  blasés  sur  elles.  Et  le  fils  pauvre,  tremblant  et 
menacé  de  Germanicus,  salué  un  beau  jour  parle  sénat,  les  préto- 
riens et  le  peuple  qui  le  débarrassaient  de  son  humble  et  unique 
rival,  seul  et  absolu  dominateur  de  toutes  ces  choses,  devait  se 
sentir  ébloui  comme  celui  qui,  après  vingt  ans  de  séjour  dans  un 
cachot,  passa  subitement  à  la  lumière,  et  devint  aveugle.  Ajoutez 
que,  par  les  passions  qui  régnaient,  par  les  ambitions  hardies  et  dé- 
pravées qui  restaient  au  cœur  de  certaines  familles ,  par  la  morale 
du  temps  qui  excusait  tous  les  crimes,  par  mille  autres  circonstances 
enfin,  cette  position  si  grandiose  était  menacée  d'un  perpétuel  dan- 
ger. L'empire,  après  tout,  ses  gloires  et  ses  richesses,  étaient  promis 
à  quiconque  donnerait  un  coup  de  couteau  à  cet  homme.  Caïus,  qui 
avait  étouffé  Tibère  malade,  devait  savoir  quelque  chose  de  la  fa- 
cilité avec  laquelle  s'assassine  un  empereur.  Ainsi,  entourée  de 
luxe,  de  voluptés  et  de  coups  de  poignards,  celte  vie  de  maître  du 
monde  devait  tenir  la  pensée  de  l'homme  dans  une  excitation  perpé- 
tuelle, et  pouvait  ne  lui  paraître  qu'une  splendide  et  incessante  hal- 
lucination. 

De  là  ces  étranges  natures  impériales,  ces  types  qui  ne  se  retrou- 
vent pas  ailleurs  dans  l'humanité,  ces  hommes  qui,  après  avoir  gou- 
verné, sinon  avec  vertu ,  du  moins  avec  prudence,  furent  tout  à  coup 
pervertis  ou  jetés  en  démence  par  le  pouvoir  :  Néron,  Caligula.  De 
là  ces  monstres  de  sang  et  de  folie,  êtres  incompréhensibles,  et  par 
leurs  crimes  et  par  l'impunité  de  leurs  crimes  :  Domitien ,  Commode , 
Heliogabale.  Tibère  est  dans  la  nature  humaine;  il  a  peur,  et  il  tue  : 
sa  terreur  est  la  mesure  de  sa  cruauté.  Mais  ces  hommes-là  ont  l'air 
véritablement  frappés  du  ciel;  pouvant  tout  et  osant  tout,  avec  leur 
luxe  inoui,  leur  scélératesse  monstrueuse,  sans  but,  sans  raison, 
sans  mesure,  il  y  a  chez  eux  du  vertige.  Placés  trop  haut ,  la  tête  leur 
a  tourné;  ils  ont  vu  sous  leurs  pieds  un  trop  immense  espace,  trop 
de  peuples ,  trop  de  pouvoir,  et  en  même  temps  aussi  un  précipice 
trop  glissant.  Leur  cerveau  n'a  pas  tenu  à  ce  mélange  d'exaltation  et 
de  terreur. 

La  folie  de  Caïus  se  manifesta  bien  vite,  n'eùt-ce  été  que  par  son 
changement  ;  il  reprit  tous  les  titres  dont  il  n'avait  pas  voulu  d'abord 
dans  son  premier  accès  de  modestie  :  Auguste,  empereur,  père  de  la 
patrie,  grand  pontife,  le  pieux,  le  grand,  l'excellent,  le  fils  des  camps, 
le  père  des  armées  1  II  rétablit  l'action  de  lèse-majesté,  qu'il  avait 


LES  CÉSARS.  739 

abolie;  il  fit  dire  de  se  tuer  (c'était  la  formule  d'usage  )  à  Silanus,  son 
beau-père,  et  au  jeune  Tibère;  le  crime  de  celui-ci  était,  selon 
Caïus,  d'avoir  pris  du  contre-poison  pour  éviter  que  César  ne  l'em- 
poisonnât. Son  ancien  confident,  Macron,  ne  devait  pas  échapper 
davantage  :  il  était  devenu  grondeur,  ne  laissait  pas  Caïus  dormir  à 
table,  ne  lui  permettait  pas  d'éclater  de  rire  à  la  vue  des  bouffons  ou 
de  contrefaire  leurs  gestes;  quand,  au  spectacle,  Caïus  mêlait  son 
chant  à  celui  des  acteurs,  Macron  le  poussait  doucement  et  le  gron- 
dait tout  bas  :  c'était  un  homme  fort  gênant,  et,  comme  les  autres, 
on  l'invita  à  mourir.  Les  esprits  étaient  tellement  faits  au  suicide,  que 
ce  genre  de  supplice  s'exécutait  sans  marchander.  Les  empereurs 
faisaient  ainsi  économie  de  bourreaux. 

Mais  c'était  encore  de  la  raison  que  tout  cela.  Pour  compléter  sa 
folie,  Caïus  se  souvint  qu'il  était  dieu  :  ce  Ceux  qui  conduisent, 
disait-il,  les  bœufs,  les  moutons  et  les  chèvres,  ne  sont  ni  bœufs,  ni 
béliers,  ni  boucs;  ce  sont  des  êtres  d'une  nature  supérieure,  ce  sont 
des  hommes.  De  même,  ceux  qui  conduisent  tous  les  peuples  du 
monde  ne  sont  pas  des  hommes;  ce  sont  des  dieux.  »  Il  était  un  jour 
à  table  avec  des  rois  qui  disputaient  ensemble  de  leur  noblesse; 
Caïus  les  interrompit  brusquement  par  ce  passage  d'Homère  :  a  Un 
seul  maître ,  un  seul  roi.  »  Il  s'exalta  sur  cette  pensée ,  voulut  même 
prendre  le  diadème;  mais  il  y  aurait  eu  là  de  quoi  faire  révolter  sé- 
rieusement le  peuple  romain ,  que  tant  de  proscriptions  n'avaient  pas 
révolté.  ((  Seigneur,  lui  dit-on  pour  détourner  cette  faute,  vous  êtes 
au-dessus  des  rois.  »  A  partir  de  ce  moment,  Caïus  prit  sa  divinité  au 
sérieux.  Il  commença  cependant  par  n'être  que  demi-dieu;  il  s'adjugea 
les  attributs  et  les  cérémonies  d'Hercule,  de  Castor,  d'Amphiaraus  ;  il 
contrefit  Hercule  avec  une  peau  de  lionet  une  massue  d'or.  D'autres 
fois  il  portait  le  chapeau  de  Castor  et  Pollux ,  la  peau  de  faon  de 
Bacchus;  mais  c'était  trop  peu  de  chose.  Il  passa  bientôt  dieu. 

Ainsi  Rome,  au  premier  mot  de  ce  fou ,  tomba  à  genoux  aux  pieds 
de  son  dieu  Caïus.  Il  eut  un  temple,  une  statue  d'or;  on  se  disputa  à 
prix  d'argent  Ihonneur  d'être  du  nombre  de  ses  prêtres.  Chaque 
jour  on  lui  immola  les  victimes  les  plus  exquises  et  les  plus  rares , 
des  paons,  des  oiseaux  du  Phase,  des  oiseaux  de  Numidie;  il  ne 
fallait  pas  moins  au  goût  délicat  de  ce  nouveau  dieu.  Les  peuples 
avaient  beau  tenir  à  leurs  idoles,  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  parfait 
parmi  les  statues  des  divinités  venait  à  Rome;  on  coupait  les  têtes, 
on  y  substituait  celle  de  Caïus.  La  pauvre  Grèce  était  dépouillée  de 
ses  dieux,  la  seule  chose  qui  lui  restât;  son  Jupiter  olympien  ne  fut 

47. 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

préservé  que  par  des  prodiges.  A  Milet,  Caïus  enleva  un  temple  à 
Apollon.  On  jurait  en  son  nom  ;  on  mettait  ses  statues  avec  celles  des 
dieux  ;  toutes  les  nations  et  toutes  les  villes  se  faisaient  les  compli- 
ces de  sa  folie. 

Quant  à  lui,  il  gardait  la  grandeur  de  sa  divinité  :  aujourd'hui  c'est 
Apollon,  il  porte  une  couronne  de  rayons  sur  sa  tête  et  mène  les 
Grâces  à  sa  droite;  demain  il  aura  les  ailes  aux  pieds  et  le  caducée  de 
Mercure;  il  prendra  une  grande  barbe  pour  figurer  le  dieu  Mars.  Un 
jour  il  fut  Vénus ,  pourquoi  ne  serait-il  pas  Jupiter?  11  est  comme  lui 
l'amant  de  sa  propre  sœur.  Est-ce  la  foudre  qui  lui  manque?  il  aura 
des  machines  d'opéra  pour  imiter  le  bruit  du  tonnerre,  il  fera  des 
éclairs  avec  du  soufre;  si  le  vrai  tonnerre  vient  à  tomber,  il  jette  une 
pierre  au  ciel  en  lui  criant,  au  ciel  qui  ne  s'en  soucie  mais  :  ce  ïue-moî 
ou  je  te  tue.  » 

Cherchez-vous  le  prince?  voyez-le  suivi  d'une  Théorie  qui  chante 
les  louanges  de  Caïus  Hercule ,  ou  de  Caïus  Jupiter.  —  Non ,  il  est  chez 
lui,  demandez-le  à  ses  portiers;  ses  portiers  sont  Castor  et  Pollux, 
dont  le  temple,  depuis  qu'il  a  augmenté  son  palais,  lui  sert  aujourd'hui 
d'antichambre.  —  Mais  il  est  dans  une  plus  intime  retraite  :  la  lune  est 
dans  son  plein ,  elle  brille  de  tout  son  éclat  ;  Caligula  est  là  qui  l'ap- 
pelle amoureusement  avenir  partager  sa  couche.  Au  Capitole,  il  s'est 
fait  faire  une  chapelle  auprès  du  temple  de  Jupiter  :  allez  là  prêter 
l'oreille ,  vous  ouïrez  la  conversation  de  Jupiter  Latialis  et  de  Jupiter 
Capitohn  ;  le  Capitolin  est  un  peu  muet,  mais  en  revanche  l'autre 
parle,  chuchotte,  interroge,  écoute  les  réponses,  se  fâche,  élève  la 
voix.  «  Je  te  renverrai,  lui  dit-il,  au  pays  des  Grecs;  n  puis  il  se  laisse 
toucher,  ne  menace  plus,  consent  à  vivre  d'accord  avec  son  confrère, 
et,  pour  se  rapprocher  de  lui,  joint  le  Capitole  au  mont  Palatin  par 
un  pont  qui  passe  au-dessus  du  temple  d'Auguste. 

Lorsqu'il  lui  naquit  une  fille,  petite  enfant  dans  laquelle  il  se  recon- 
naissait à  sa  férocité  précoce,  il  la  promena  d'abord  chez  tous  les 
dieux ,  puis  enfin  il  la  porta  chez  Minerve ,  la  lui  mit  sur  les  genoux , 
et  fit  la  déesse  sa  gouvernante.  A  la  mort  de  sa  sœur  Drusille,  il  fit 
déesse  cette  femme  infâme,  il  ordonna  qu'on  ne  jurerait  qu'en  son 
nom  ;  cela  ne  lui  suffît  pas ,  il  voulut  encore  qu'elle  fut  montée  au  ciel , 
et  il  trouva  un  sénateur  pour  jurer  par  tous  les  sermens  possibles ^ 
par  sa  vie  et  par  celle  de  ses  enfans ,  qu'il  l'avait  vue  en  chemin 
pour  l'Olympe. 

Dans  sa  douleur,  il  partit  de  Rome  à  la  hâte,  courut  toute  l'Italie, 
alla  donner  des  jeux  en  Sicile;  mais  la  fumée  de  l'Etna  lui  fit  si 


LES  CÉSARS.  7il 

jjrand'peur,  qu'au  milieu  de  la  nuit  il  s'enfuit  de  Messine.  Rome  ce- 
pendant portait  le  deuil  de  Drusille.  Ce  deuil  était  sévère;  on  ne  pou- 
vait, sous  peine  de  mort,  ni  rire,  ni  se  baigner,  ni  souper  avec  ses 
enfans  ou  sa  femme.  Caïus,  revenu  en  courant  comme  il  était  parti, 
ayant  de  plus  une  longue  barbe  et  les  cheveux  en  désordre,  posait 
aux  Romains  un  étrange  dilemme;  à  qui  se  réjouissait,  il  disait; 
«  Qui  peut  se  réjouir  lorsque  Drusille  est  morte?  jo  à  qui  portait 
le  deuil  :  a  Comment  peut-on  pleurer  une  déesse?  »  Il  frappait  donc 
à  coup  sûr,  et  pouvait  être  certain  de  ne  manquer  personne. 

Un  jour  — il  n'avait,  du  reste,  pas  attendu  ce  jour-là  pour  renou- 
veler l'exemple  des  cruautés  de  Tibère,  —  un  jour  il  vint  au  sénat,  et 
y  entonna  l'éloge  de  son  prédécesseur.  Jusque-là  on  avait  librement 
parlé  de  Tibère,  a  Mais,  disait  Caïus,  moi,  je  suis  empereur,  je  puis 
le  blâmer;  où  d'autres  prendraient-ils  cette  liberté?  —  Valets  de  Séjan, 
délateurs  de  ma  mère ,  de  quel  droit  condamnez-vous  l'homme  que 
vous  avez  honoré  par  tant  de  décrets?  »  Et  à  la  un  de  sa  harangue,  il 
se  faisait  apostropher  par  Tibère  lui-même  :  «  Tout  ce  que  tu  as  dit, 
mon  fils,  est  très  juste  et  très  vrai;  ne  t'amuse  pas  aies  aimer,  à  leur 
plaire,  à  les  épargner;  s'ils  le  peuvent,  ils  te  tueront.  Ne  pense  qu'à 
ta  sûreté ,  les  moyens  qui  la  garantiront  le  mieux  seront  les  plus 
justes  :  tranquille  sur  la  vie,  jouissant  de  tous  les  plaisirs,  lu  seras 
honoré  d'eux  bon  gré  mal  gré.  Prends-y  garde,  personne  n'obéit 
volontairement;  tant  qu'on  redoute  le  prince,  on  l'honore;  s'il  cesse 
d'être  le  plus  fort ,  il  faut  qu'il  meure,  j»  C'était  là  au  fond  toute  la 
politique  de  Tibère. 

Le  sénat  resta  consterné;  qui  n'avait  pas  parlé  contre  Tibère?  Le 
lendemain,  il  reprit  courage,  fit  grand  éloge  de  la  bonté  du  prince 
qui,  après  de  si  justes  reproches,  n'avait  pas  ordonné  leur  mort  à 
tous  ;  il  décréta  des  sacrifices  pour  l'anniversaire  d'un  si  beau  dis- 
cours, et  recommença  toute  sa  série  de  bassesses  sous  Tibère;  rien 
n'était  changé. 

L'homme  seulement  était  pire  :  était-ce  folie,  habitude  du  sang, 
déhre  du  pouvoir,  instinct  inné  de  cruauté?  Il  est  malheureusement 
difficile  de  ne  pas  reconnaître  dans  quelques  âmes  un  certain  goût  de 
sang,  une  manie  féroce,  un  amour  gratuit  du  meurtre,  indépendant 
de  toute  idée  de  crainte ,  d'intérêt  ou  de  vengeance.  Caligula  jetant 
aux  bêtes  féroces  les  gladiateurs  vieux  et  infirmes,  marquant  sur  la 
liste  de  ses  prisonniers  ceux  qui  devaient  être  égorgés  pour  nourrir 
les  bêtes  du  cirque  lorsque  la  viande  était  trop  chère,  faisant  frapper 
ses  condamnés  à  petits  coups,  afin,  disait-il,  qu'ils  se  sentissent 


742  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mourir;  dans  ses  orgies,  se  donnant  la  torture  en  spectacle;  cares- 
sant le  cou  de  sa  maîtresse,  et  ajoutant  :  «  Cette  belle  tête  pourtant, 
je  n'ai  qu'à  dire  un  mot,  et  elle  tombera.  »  Qu'est-ce  que  cela?  si  ce 
n'est  l'amour  et  le  besoin  du  sang? 

Aussi  était-il  merveilleusement  ingénieux  pour  trouver  des  crimi- 
nels. Nous  parlions  tout  à  l'heure  du  deuil  de  Drusille.  L'anniver- 
saire de  la  bataille  d'Actium  lui  fournit  un  pareil  dilemme  :  par  sa 
mère,  il  descendait  d'Auguste,  par  sa  grand'mère  d'Antoine;  il  était 
petit-fils  du  vaincu  et  du  vainqueur,  cf  Que  les  consuls  fassent  la  fête, 
disait-il  le  matin  à  ses  amis,  ou  qu'ils  ne  la  fassent  pas,  ils  seront 
toujours  coupables.  »  Les  consuls  firent  la  fête;  ils  furent  déposés  le 
jour  même,  les  verges  de  leurs  licteurs  rompues  sous  leurs  yeux. 
L'un  d'eux  se  tua  de  chagrin: 

Il  se  souvint  aussi  de  ceux  qui,  pendant  sa  maladie,  avaient  voué 
leur  vie  pour  la  sienne;  il  les  prit  au  mot,  fit  combattre  l'un  contre 
dès  gladiateurs  et  eut  grand'  peine  à  lui  faire  grâce  après  sa  victoire; 
fit  promener  l'autre  comme  une  victime  avec  les  banderoUes  et  la 
verveine,  et  le  fit  jeter  dans  un  précipice.  Sa  cruauté  était  facétieuse; 
tous  les  dix  jours,  il  marquait  sur  la  liste  des  prisonniers  ceux  qu'il 
voulait  faire  périr  { la  procédure  était  simplifiée,  on  le  voit,  il  ne  fal- 
lait plus  tant  de  formalités  pour  tuer  un  homme  )  ;  il  appelait  cela 
apurer  ses  comptes. 

Plus  d'une  fois  il  fit  assister  les  pères  à  la  mort  de  leurs  fils  ;  à  ceux 
qui  étaient  malades  il  envoyait  poliment  une  litière.  Un  autre,  invité 
par  l'empereur  à  venir  ce  soir-là  souper  à  sa  table,  n'osa  refuser, 
parce  qu'il  lui  restait  un  fils.  Caïus  le  chargea  de  parfums  et  de  cou- 
ronnes, lui  envoya  sa  coupe  pleine  de  vin,  l'accabla  de  toutes  ces  mar- 
ques de  joie  si  déchirantes  pour  sa  douleur,  et  ne  lui  permit  pas  même, 
en  récompense  de  sa  résignation,  de  recueillir  les  os  de  son  enfant. 

Laissons  la  fatigante  énumération  de  ces  actes  de  cruauté.  11  serait 
sans  doute  absurde  de  chercher  quelque  raison  politique  dans  la 
conduite  de  ce  fou,  mais  la  force  des  choses  le  poussait  comme  elle 
pousse  tant  d'autres  ;  il  sentait  l'état  de  la  société  sans  le  comprendre. 
Depuis  César  il  n'y  avait  eu  véritablement  que  deux  puissances  dans 
l'empire ,  le  peuple  et  les  soldats  :  Auguste  avait  voulu  relever  le 
sénat,  Tibère  l'abattit;  en  même  temps  les  légions,  sévèrement  gar- 
dées loin  de  Rome,  s'annulèrent  ;  tout  le  pouvoir  de  l'armée  fut  dans 
les  prétoriens.  A  ces  deux  puissances,  les  prétoriens  et  le  bas  peuple, 
Caligula  trouva  facile  d'mmoler  les  restes  de  cette  puissance  éteinte, 
le  sénat.  Ce  que  Tibère  n'avait  pas  fait,  il  appela  le  peuple  au  béné- 


LES  CÉSARS.  43 

fice  de  ses  proscriptions;  il  fit  passer  en  jeux  et  en  largesses  pour 
la  populace  romaine,  en  libéralités  pour  ses  prétoriens,  les  patri- 
moines des  condamnés ,  c'est-à-dire  des  hommes  les  plus  riches. 
Cette  politique  si  facile  et  si  simple  ne  passait  pas  l'esprit  de  Caïus  ; 
il  s'assurait,  aux  dépens  des  vaincus,  la  bonne  volonté  des  puissans. 

Mais  ce  penchant  pour  le  peuple  n'empêchait  pas  l'homme  de  pré- 
dominer toujours,  le  Romain,  l'homme  de  sang  de  se  faire  partout 
et  en  tout  temps  sentir.  Il  n'y  eut  personne,  dit  Suétone ,  d'une  condi- 
tion si  basse  auquel  il  ne  voulût  du  mal.  Le  théâtre  était  le  lieu  de  ses 
querelles  avec  le  peuple;  souvent,  par  plaisanterie,  dans  les  grandes 
chaleurs,  il  faisait  retirer  le  velarium  qui  servait  à  protéger  les  spec- 
tateurs contre  l'ardeur  du  soleil,  et  ne  laissait  plus  sortir  personne; 
un  autre  jour,  ennuyé  du  bruit  de  la  foule,  qui  venait  dès  la  nuit 
prendre  sa  place  au  cirque,  il  la  fît  chasser  à  coups  de  bâton;  un 
grand  nombre  d'hommes  périrent. 

Il  avait  une  douleur,  c'est  que  son  époque  ne  fut  marquée  par 
aucune  calamité  publique.  Sous  Auguste,  la  défaite  de  Varus;  sous 
Tibère,  la  ruine  du  théâtre  Fidènes,  avaient  au  moins  illustré  leurs 
règnes.  En  vain  faisait-il  quelquefois  fermer  les  greniers  de  Rome 
pour  mettre  à  la  famine  le  petit  peuple,  qui  ne  vivait  que  de  distribu- 
lions  publiques;  qu'étaient-ce  que  ces  calamités  factices?  Son  temps 
était  trop  heureux;  il  serait  oublié.  Oh!  l'incendie,  la  peste,  la  fa- 
mine, le  tremblement  de  terre,  la  destruction  des  armées ,  où  sont- 
ils  donc? 

Mais  console-toi,  pauvre  peuple  ;  si  tu  souffres  un  peu  des  bizar- 
reries de  ton  maître,  vois  les  spectacles  qu'il  te  donne  :  ce  ne  sont 
que  gladiateurs,  combats  de  bêtes,  drames,  pantomimes;  le  cirque 
est  rempli  le  matin,  il  n'est  pas  encore  vide  le  soir.  C'est  d'abord  la 
chasse  aux  bêtes  féroces ,  ce  sont  ensuite  les  combats  de  Troie,  c'est 
la  course  de  chevaux  où  nul  n'est  admis  à  servir  de  cocher,  s'il  n'est 
sénateur;  la  poussière  du  cirque  est  parsemée  de  minium  et  de  pierres 
brillantes.  Vive  le  dieu  Caïus,  le  patron  des  farceurs,  le  protecteur  des 
bouffons!  l'ami,  le  commensal,  le  convive  des  cochers  de  la  faction 
verte,  avec  qui  il  soupe  dans  l'écurie  !  Croyez-vous  qu'il  ne  sache  pas 
récompenser  les  talens?  Apelle  le  tragédien  est  son  conseiller  intime, 
Cythicus  le  cocher  du  cirque,  pendant  une  orgie,  a  reçu  de  lui  deux 
raillions  de  sesterces  (  387,500  fr.  )  sur  sa  cassette.  Voyez  Incitatus, 
à  qui  les  libéralités  de  César  ont  fait  une  fortune ,  qui  a  des  manteaux 
de  pourpre,  un  collier  de  pierres  précieuses,  une  maison,  des 
esclaves ,  un  mobilier;  qui  invite  à  souper  et  traite  magnifiquement 


74i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  convives.  Qu'ïncitatus  dorme  en  paix ,  les  soldats  sont  là,  et ,  pour 
ménager  son  sommeil,  imposent  silence  à  tout  le  quartier.  Incitatus 
va  être  consul  :  il  a  une  écurie  de  marbre  et  un  râtelier  d'ivoire; 
Incitatus  est  le  cheval  de  César.  —  Caïus  a  donné  des  jeux  à  la  Sicile, 
il  en  a  donné  à  la  Gaule,  il  n'en  refuse  à  personne.  A  Rome,  il  y  a  des 
spectacles  tout  le  jour,  ce  n'est  pas  assez  ,  il  y  en  aura  la  nuit;  toute 
la  ville  sera  illuminée.  — Venez  plus  loin,  si  Caïus  quelquefois  a  affamé 
le  peuple,  aujourd'hui  il  le  nourrit,  il  lui  jette  des  vivres,  des  fruits, 
des  oiseaux,  de  l'argent,  de  l'or;  il  y  mêle  des  couteaux  aiguisés; 
pardonnez-lui,  c'est  un  caprice. 

Si  Caïus  a  ses  caprices,  le  peuple  aussi  veut  avoir  les  siens;  il  s'avise 
de  favoriser  les  gladiateurs  que  n'aime  pas  son  prince;  il  est  au  cirque 
pour  la  faction  contraire  à  la  sienne;  il  appelle  Caïus  le  jeune  Auguste; 
au  beau  milieu  du  spectacle,  il  se  lève  et  se  met  à  crier  contre  les 
délateurs  :  c'est  la  vieille  liberté  du  théâtre.  Caïus  se  fâche ,  fait  tuer 
à  droite  et  à  gauche,  o  Plût  aux  dieux,  s'écrie-t-il ,  que  le  peuple 
romain  n'eût  qu'une  tête  î  » 

Comment  celui  qui  peut  tout  n'aurait-il  pas  tous  les  talens?  Caïus  est 
tourmenté  par  le  problème  de  sa  toute-puissance  :  il  faut  qu'il  sache 
tout,  qu'il  soit  le  premier  en  toute  chose;  il  est  jaloux  d'Homère  et  de 
Virgile,  il  renverse  et  défigure  les  statues  des  hommes  illustres.  La 
noblesse  est  en  coupe  réglée ,  elle  expie  chaque  jour  son  ancienne 
puissance,  ses  patrimoines  enrichissent  le  flsc;  mais  il  lui  reste  ses 
souvenirs,  les  Torquatus  ont  le  collier  que  leur  ancêtre  enleva  aux 
Gaulois,  les  Cincinnatus  ont  pour  insigne  la  chevelure  de  leurs  an- 
cêtres ,  les  Pompée  ont  gardé  le  surnom  de  grand  ;  tout  ce  blason 
fait  ombrage  à  Caïus,  il  l'abolit;  il  porte  envie  à  tout  ce  qui  se  dis- 
tingue ,  même  à  la  robe  de  pourpre  du  roi  Ptolémée ,  qui  détourne 
les  regards  de  la  foule  et  la  distrait  des  jeux  que  son  prince  lui  donne. 
Si  un  homme  est  élégant  et  bien  peigné ,  il  lui  fait  raser  la  tête  par 
derrière;  —  un  autre  est  grand  et  beau,  il  l'envoie  combattre  contre 
les  gladiateurs;  il  a  le  dessus ,  faites-le  mourir.  —  Un  autre  jour,  un 
esclave ,  vainqueur  au  cirque ,  est  affranchi  par  son  maître;  le  peuple 
applaudit  avec  transport  :  Caïus  est  indigné  ;  il  faut  qu'on  ne  voie , 
qu'on  n'admire  que  lui  ;  il  se  jette  hors  du  cirque,  descend  les  de- 
grés à  la  hâte ,  foule  aux  pieds  la  frange  de  sa  robe.  c(  Le  peuple-roi 
aura  donc  plus  d'hommages  pour  un  gladiateur  que  pour  la  personne 
sacrée  de  ses  princes,  que  pour  moi,  présent  devant  lui?  » 

Pourquoi  d'ailleurs  admirer  un  autre  que  Caïus?  Y  a-t-il  un  talent 
qui  lui  fasse  défaut  ?  Peut-il  manquer  quelque  chose  au  maître  du 


LES  CÉSARS.  74r5 

monde?  Il  est  gladiateur,  chanteur,  cocher.  Au  théâtre,  il  accom- 
pagne la  voix  de  l'acteur  ;  il  répète  son  geste  ,  il  le  corrige.  Homme 
d'esprit,  il  a  su  acquérir  un  peu  de  tous  ces  talens,  et  c'est  bien  assez 
pour  qu'il  s'y  croie  le  premier  de  tous.  Chaque  empereur  en  général 
a  eu  sa  manie,  Tibère  la  grammaire  et  les  grammairiens,  Claude  eut 
la  rage  de  juger;  mais  la  manie  la  plus  commune  de  ces  maîtres  du 
monde  fut  pour  les  talens  du  cirque  et  du  théâtre.  Ce  qu'on  applau- 
dissait tant,  après  eux  et  devant  eux  ;  ce  qui  faisait  la  fureur  du 
consul  et  du  crocheteur,  de  la  matrone  et  de  l'esclave,  le  comédien, 
le  bouffon ,  Vagiiaior,  le  pantomime ,  leur  inspirait  plus  de  jalousie  ; 
c'était  une  gloire  qui  ne  pliait  pas  tout-à-fait  devant  la  leur,  et  le 
reste  de  liberté  que  le  peuple  gardait  au  théâtre  les  poussait  instinc- 
tivement à  s'y  faire  applaudir.  Au  milieu  de  la  nuit,  Caïus  mande  au- 
près de  lui  trois  consulaires  ;  les  malheureux  arrivent  tremblans ,  un 
pareil  message  ne  leur  semblait  que  trop  clair.  On  les  fait  entrer ,  on 
les  place  tout  gelés  de  peur.  Tout  à  coup,  un  bruit  de  flûtes  et  de 
castagnettes;  Caïus  paraît  avec  une  longue  tunique  et  la  robe  flot- 
tante du  tragédien.  Il  monte  sur  un  tréteau;  il  danse  un  ballet  et 
renvoie  encore  tremblans  les  trois  vieilles  toges  sénatoriales. 

Mais  sa  plus  grande  passion  fut  pour  l'éloquence.  Il  avait  une 
parole  naturellement  forte ,  ardente ,  impétueuse  ;  c'était  après  tout 
une  nature  bizarrement  hardie  que  la  sienne.  Lorsqu'un  homme  était 
accusé  devant  le  sénat,  Caïus  songeait  au  parti  qu'il  devait  prendre, 
l'accusation  ou  la  défense,  selon  que  l'une  ou  l'autre  allait  mieux  à  sa 
phrase.  Quand  il  avait  choisi ,  il  faisait  ouvrir  aux  chevaliers  les 
portes  du  sénat  ;  il  invitait  par  ordonnance  à  venir  l'entendre. 

Il  ne  tint  pas  contre  le  désir  de  jouter  avec  l'homme  qui  passait 
pour  le  premier  orateur  de  son  siècle,  Domitius  Afcr.Domilius  avait 
eu  beau  lui  élever  une  statue  ;  il  ne  pouvait  échapper  à  cette  joute 
fort  désirée  de  Caïus ,  fort  sérieuse  pour  lui ,  car  en  tout  cas  mort 
s'ensuivait.  On  le  chicana  sur  je  ne  sais  quelle  inscription  de  sa 
statue  ;  il  fut  dénoncé  devant  le  sénat.  Caïus  voulut  être  son  accusa- 
teur ;  il  avait  tout  prêt  un  magniûque  discours,  et  le  débita  avec 
grande  chaleur  et  grande  solennité.  C'était  au  tour  de  Domitius  de 
répondre;  mais  en  homme  d'esprit ,  il  se  garda  de  le  faire  ;  il  était 
trop  ému,  trop  rempli  d'admiration,  il  n'eut  de  parole  que  pour 
louer  son  éloquent  accusateur,  pour  répéter  chacune  de  ses  phrases, 
pour  s'enthousiasmer  sur  chacune  de  ses  paroles.  Mais  ta  défense, 
lui  criait-on,  ta  défense!  Sa  défense!  Il  se  jeta  aux  genoux  de  Cali- 
gula,  il  le  supplia,  ce  maître  de  l'éloquence,  de  pardonner  à  un  pauvre 


7i6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

écolier  comme  lui,  pria,  pleura,  et  Caïus,  tout  ému  d'un  si  mam*- 
feste  triomphe,  lui  pardonna  et  le  fit  consul. 

Ce  n'était  rien  encore  que  ces  triomphes,  d'autres  les  avaient 
remportésavant  lui,  n'y  avait-il  donc  pas  quelque  chose  que  la  véné- 
ration des  dieux  eût  réservé  au  seul  Caïus ,  à  Caïus ,  le  roi  des  rois, 
le  maître  de  l'univers^  le  dieu?  Chanter  au  théâtre,  lutter  surl'arène, 
triompher  au  sénat  par  la  parole  !  tout  cela  était  humain  et  possible, 
la  passion  de  Caïus  était  pour  l'impossible  et  le  surhumain.  Ce  fut 
toujours,  du  reste,  la  folie  impériale;  en  contemplant  le  monde  du 
haut  de  ce  pic  gigantesque  où  ils  étaient  placés,  les  Césars  avaient 
dû  le  voir  tout  autre  que  nous  ne  le  voyons,  et,  mesurant  toutes 
choses  à  leur  grandeur ,  ils  les  trouvaient  petites  et  mesquines; 
chez  eux,  la  manie  du  grandiose,  innée  dans  les  Romains,  devint  une 
rage  pour  l'impossible.  Néron  s'adressa  à  la  magie  pour  la  satis- 
faire, Caïus  à  la  force;  l'un  plus  instruit,  plus  artiste,  plus  curieux; 
lauîre  affectant  davantage  l'énergie,  la  puissance,  la  virihté. 

S'il  voulait  une  villa,  il  la  lui  fallait  en  pleine  mer,  sur  une  digue 
jetée  là  où  les  eaux  étaient  plus  profondes  et  plus  orageuses,  là 
où  la  pierre  des  rochers  cédait  aux  pics  avec  plus  de  peine;  il  la 
lui  fallait  sur  une  cime  de  montagne  nivelée  par  des  déblaiemens , 
sur  une  vallée  exhaussée  au  niveau  des  montagnes;  tout  cela  se  fai- 
sait avec  une  vitesse  incroyable,  la  paresse  était  punie  de  mort. 
Dans  ses  bains,  c'étaient  des  parfums  précieux;  à  ses  repas,  des  mets 
étranges  et  inouis  ;  le  bain,  le  souper,  tout  le  faste  de  la  vie  romaine, 
il  en  avait  merveilleusement  perfectionné  la  folie.  «  Il  faut  être  éco- 
nome, disait-il,  quand  on  n'est  pas  César!  »  11  buvait  des  perles  dis- 
soutes dans  du  vinaigre,  faisait  servir  à  ses  convives  des  pains  et 
des  mets  en  or  :  il  avait  fait  faire  des  navires  immenses  dont  la  car- 
casse était  en  cèdre,  la  poupe  couverte  de  pierres  précieuses,  les 
voiles  de  couleurs  brillantes;  sur  ces  palais  flottans,  il  avait  des 
thermes,  des  salles  de  festin,  des  portiques,  il  avait  de  la  vigne 
pendante  sur  sa  tête,  des  arbres  qui  se  balançaient  avec  leurs  fruits. 
Au  milieu  de  ces  délices,  il  passait  des  jours  à  se  faire  porter  le  long 
des  côtes  de  Campanie ,  au  son  des  instrumens ,  au  bruit  des  chœurs, 
jouissant  à  la  fois  de  la  terre  et  de  la  mer,  comme  il  était  maître  de 
l'une  et  de  l'autre.  — Mais  qu'est  ce  que  tout  cela?  il  y  a  mieux  en- 
(;ore,  élever  une  ville  au  sommet  des  Alpes,  —  percer  l'isthme  de 
Corinihe,  —  c'est  se  séparer  encore  plus  de  la  pauvre  humanité, 
c'est  vaincre  les  dieux.  Caïus  le  fera,  Caïus  l'aurait  fait ,  si  par  bon- 
heur on  lui  en  eût  laissé  le  temps. 


LES   CÉSARS.  ;:  7kl 

Mais  voici  une  imagination  plus  belle  encore.  Pourquoi  la  mer  ne 
lui  obéirait-elle  pas  comme  la  terre?  L'astrologue  Thrasylle  autre- 
fois avait  osé  dire  que  Caligula  ne  régnerait  pas  plus  qu'il  ne  galo- 
perait sur  le  golfe  de  Baya.  Eh  bien!  il  va  galoper  sur  le  golfe  de- 
puis Baies  jusqu'à  Pouzzole  pendant  une  distance  de  cinq  quarts  de 
lieue  :  il  fera  un  pont  sur  la  mer  :  il  rassemble  de  toutes  parts  des 
vaisseaux  de  charge,  les  fait  ancrer  sur  deux  rangs,  et  sur  eux 
élève,  non  pas  son  pont,  mais  sa  route:  c'est  bien  une  route  véri- 
table, sur  le  modèle  de  la  voie  Appia,  construite  en  terre  et  en  pierre, 
avec  des  auberges,  des  lieux  de  repos,  jusqu'à  des  ruisseaux  d'eau 
fraîche  pour  boire.  Tant  de  vaisseaux  furent  réunis  là,  qu'il  en  man- 
qua pour  porter  le  blé  à  Rome,  et  Rome,  qui  ne  vivait  que  de  blés 
étrangers,  prit  son  parti  de  mourir  de  faim,  pourvu  que  son  maître 
galopât  sur  la  mer. 

Il  était  là  en  effet  accomplissant  la  prophétie  de  Thrasylle,  faisant 
d'abord  des  sacriGces,  surtout  à  l'envie,  de  peur,  disait-il,  que  les 
dieux  ne  fussent  jaloux  de  lui;  puis,  sur  un  cheval  caparaçonné,  la 
couronne  de  chêne  sur  la  tète,  tout  armé,  vêtu  de  la  chlamyde  d'or 
et  d'une  cuirasse  qu'il  disait  venir  d'Alexandre,  s'avançant  sur  le 
pont  sui\i  de  son  armée,  le  traversant  et  allant  coucher  à  Pouzzole. 
Le  lendemain,  il  revient  de  Pouzzole  àBaïes.  Le  voilà  sur  le  pont,  en 
habit  du  cirque,  sur  un  char  que  traînent  les  chevaux  les  plus  cé- 
lèbres dans  les  jeux;  après  lui  les  voitures  de  ses  amis,  les  pré- 
toriens, l'armée,  le  peuple.  A  moitié  chemin,  il  monte  sur  un  trône, 
y  prononce  son  propre  panégyrique,  récompense  les  compagnons  de 
ses  dangers.  Ce  pont  passé  et  repassé  était  pour  lui  une  grande 
guerre  accomplie. 

Il  resta  là  toute  la  journée  et  la  nuit  suivante.  Ce  devait  être  un 
beau  spectacle  :  toute  la  côte ,  tout  le  pont ,  les  bateaux  dont  la  mer 
était  couverte,  portaient  des  flambeaux  allumés;  partout  on  y  faisait 
des  festins.  C'est  une  belle  fête  que  la  fête  de  Caïus,  et  ceux  qu'il  y  a 
invités  peut-être  en  ce  moment  chantent  ses  louanges  de  bon  cœur. 
Mais  le  maître  est  rassasié,  prenez  garde,  il  va  changer  de  plaisir; 
à  la  merles  convives,  maintenant  que  la  fête  est  finie!  à  la  mer  les 
amis,  les  prétoriens,  le  peuple!  Si  quelques-uns  cherchent  à  re- 
monter sur  les  bateaux,  à  coups  de  rames  repoussez-les  à  la  mer! 
Malheureusement  pour  Caius  la  mer  était  calme,  la  plupart  se  sau- 
vèrent à  la  nage. 

Mais  l'impossible  était  cher.  Il  fallait  remuer  les  millions  à  la  pelle, 
et  les  millions  manquaient.  En  un  seul  repas,  s'il  en  faut  croire  Se- 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nèque,  près  de  2,000,000  avaient  passé;  en  un  an  les  523,000,000 
de  Tibère  avaient  disparu.  Caïus  se  sentait  homme  par  ce  côté-là,  il 
n'était  pas  assez  riche. 

Les  proscriptions  redoublèrent  d'ardeur.  C'était  sa  grande  res- 
source, le  bourreau  et  le  suicide  par  ordre  donnaient  au  fisc  son 
meilleur  revenu.  Après  avoir  fait  mourir  Junius  Priscus  qu'il  croyait 
riche  et  qui  ne  l'était  pas  :  «  Il  m'a  trompé,  disait-il,  il  méritait  de 
vivre.  » 

Un  jour,  en  Gaule,  il  perdait  au  jeu,  et  n* avait  pas  d'argent  :  il  n'en 
eut  pas  plus  de  peine  à  payer.  Il  fit  apporter  le  registre  des  contri- 
butions et  abattit  la  tête  des  plus  imposés,  or  Gagnez-moi  maintenant 
quelques  sesterces,  dit-il  aux  joueurs,  je  viens  de  gagner  des  millions  !  » 

A  Rome,  il  trouva  de  nouveaux  prétextes  pour  condamner.  11  se 
souvint  de  la  persécution  dirigée  par  Séjan  contre  sa  famille ,  que 
sous  Tibère  il  avait  si  héroïquement  supportée,  qu'à  son  avènement 
il  avait  si  noblement  renoncé  à  venger  en  brûlant  les  archives  de 
Tibère.  Dans  sa  tête  ou  dans  son  secrétaire,  il  retrouva  la  copie  des 
fameuses  archives;  il  sut  au  moins,  ou  se  souvenir,  ou  deviner  qui 
avait  dénoncé,  qui  avait  poursuivi ,  qui  avait  condamné  sa  mère  ou 
ses  frères  ;  ce  fut  un  large  prétexte  pour  sa  cruauté.  Une  autre  fois 
il  songea,  pendant  une  nuit  sans  sommeil ,  à  la  félicité  de  ceux  qu'il 
avait  bannis,  a  Je  les  ai  condamnés,  et  ils  vivent,  ils  boivent,  ils  man- 
gent, ils  sont  libres.  Qu'est-ce  que  leur  exil?  un  voyage!  »  Il  les 
fit  tous  tuer.  On  explique  d'une  autre  manière  cette  boucherie.  A 
un  homme  qui  avait  été  banni  sous  Tibère,  il  demandait:  ac  Que 
faisiez- vous  dans  votre  exil?  —  Seigneur,  dit  le  courtisan,  je  pas- 
sais ma  vie  à  demander  aux  dieux  la  mort  de  Tibère  et  votre  avè- 
nement. ))  Cela  fit  réfléchir  Caïus  :  Ceux  que  j'ai  bannis,  pensa-t-il, 
passent  donc  aussi  leur  temps  à  souhaiter  ma  mort  ;  et  pour  dé- 
tourner l'effet  de  leurs  vœux,  il  les  fit  mourir. 

Mais  les  confiscations  elles-mêmes  ne  suffisaient  pas  au  trésor. 
Caïus  avait  l'esprit  fécond  en  ressources;  il  en  trouva  une  entre  au- 
tres qui  était  bien  romaine.  On  sait  quelle  place  occupaient,  dans  les 
mœurs  de  cette  nation,  le  droit  de  testament,  la  chasse  aux  succes- 
sions, la  captation  des  vieillards.  11  y  a  même  encore  trace  de  ces 
mœurs  dans  nos  provinces  de  droit  écrit,  dans  le  midi  de  la  France, 
plus  romain  que  le  nord.  Tibère  avait  déjà  donné  l'exemple ,  Caïus 
entra  après  lui  dans  une  voie  que  leurs  successeurs  ne  manquèrent 
pas  de  suivre.  L'empereur  se  mit  à  courir  les  héritages ,  captateur 
dangereux  qui  ne  s'amusait  pas  à  dorloter  les  vieillards ,  mais  qui  se 


LES  CÉSARS.  749 

faisait  inscrire  dans  les  testamensau  nom  de  la  peur,  et  qui  ensuite, 
si  le  testateur  s'avisait  de  vivre  trop  long-temps,  lui  envoyait  un 
ragoût  délicat  de  sa  cuisine  empoisonnée.  S'il  y  avait  difficulté  sur 
un  testament,  l'affaire  revenait  à  l'empereur;  l'empereur  était  le  juge 
suprême  de  son  empire. —  César,  vous  voilà  institué  héritier  par  un 
étranger,  un  homme  qui  ne  vous  avait  jamais  vu;  il  a  exclu  pour 
vous  ses  amis,  ses  parens,  ses  fils.  —  Qu'importe?  Le  droit  de  testa- 
ment est  sacré.  Irai-je  briser  la  volonté  suprême  d'un  citoyen  romain? 
—  César,  en  voici  un  autre  qui  ne  vous  nomme  pas;  il  a  fait  son  tes- 
tament, il  est  vrai,  au  commencement  du  règne  de  Tibère,  mais  il 
était  centurion  en  retraite;  il  vivait  des  bienfaits  du  prince,  il  a  oublié 
ce  qu'il  lui  devait.  —  Infamie!  ingratitude!  Que  ce  testament  soit 
cassé. — César,  disait  le  premier  venu,  vous  n'êtes  pas  inscrit  au 
testament  ;  mais  j'ai  ouï  dire  à  cet  homme  qu'il  comptait  vous  faire 
son  héritier.  —  Oubli  !  erreur  humaine!  mais  le  mal  est  réparable;  le 
testament  ne  comptera  pour  rien. — Ainsi  jugeait  Caïus;  au  commen- 
cement de  ces  audiences  lucratives,  il  se  fixait  la  somme  qu'elle  de- 
vait lui  rapporter.  Tant  que  la  somme  n'était  pas  complète,  il  appelait 
de  nouvelles  causes,  et,  juge  infatigable,  ne  se  levait  que  sa  besogne 
remplie. 

Les  impôts  allaient  cependant  leur  train ,  l'impôt  du  vingtième  sur 
les  successions,  l'impôt  du  centième  sur  tout  ce  qui  se  vendait,  et 
bien  d'autres;  mais  Caïus  ne  s'en  contentait  pas,  il  lui  en  fallait  de 
nouveaux ,  sur  tout  homme,  sur  toute  chose  :  — pour  la  vente  des  co- 
mestibles, tant  ;  — pour  les  procès,  un  quarantième  de  la  somme,  une 
amende  si  on  transigeait; — sur  les  gains  journaliers  des  portefaix,  un 
huitième;  — tant  sur  les  maisons  de  débauche;  —  tant  sur  les  ma- 
riages. Tout  cela  s'établissait  par  des  édits  bien  ignorés,  bien  clan- 
destins, pour  prendre  plus  facilement  les  gens  en  défaut.  Le  peuple 
demanda  une  loi,  c'est-à-dire  une  affiche,  car  toute  la  différence  de 
la  loi  à  l'édit  était  celle  d'une  affiche  à  une  lettre.  Caïus  céda  à  son 
bon  peuple  :  au  coin  de  quelque  place,  dans  un  lieu  bien  retiré,  il  fit 
afficher  sa  loi  en  si  petites  lettres,  que  personne  ne  la  pouvait  lire. 

Mais  le  pauvre  homme  fut  bien  plus  embarrassé  quand  une  fille 
lui  naquit  (malheureuse  enfant  qui  ne  vécut  pas  deux  ans,  et  que, 
par  une  justice  à  la  romaine,  on  écrasa  contre  un  mur,  après  avoir 
tué  son  père  ).  Les  charges  de  l'empire,  le  fardeau  de  la  paternité, 
une  fille  à  nourrir,  à  élever,  à  doter,  mettaient  le  comble  à  son  indi- 
gence :  il  demandait  l'aumône ,  le  pauvre  César.  Il  ne  faut  pour- 
tant pas  croire  qu'au  mois  de  janvier  il  ne  reçût  aussi  ses  étrennp*: 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  le  vestibule  du  palais  était  le  mendiant  impérial,  assis  sur  son 
trône,  tendant  la  main;  les  consuls,  le  sénat,  la  foule,  appelés  par 
ordonntfiice,  venaient,  les  mains  et  la  toge  pleines,  couvrir  de  leurs 
dons  le  siège  du  souverain.  Il  n'y  eut  de  gain  si  infâme  dont  cet 
homme  pût  rougir  :  il  y  avait  un  lieu  de  débauche  dans  le  palais;  on 
inscrivait  les  noms  de  ceux  qui  y  entraient ,  gens  dignes  de  la  recon- 
naissance du  monde,  pour  avoir  ajouté  un  denier  au  revenu  de  César. 
Voici  un  métier  qu'il  fit  encore,  moins  infâme,  également  étrange. 
Après  avoir  aimé  ses  sœurs  plus  que  des  sœurs  ne  doivent  l'être,  il 
s'avisa  de  les  trouver  complices  de  conspiration,  révéla  toutes  leurs 
infamies,  les  fit  exiler,  s'empara  de  leurs  biens.  Mais  que  faire  de 
tant  de  dépouilles?  Il  n'était  pas  assez  riche  pour  les  garder.  Les 
vendre?  L'énormité  des  confiscations  devait  avoir  fait  baisser  le  prix 
des  biens.  Que  dis-je?  Il  les  vendra,  mais  il  les  vendra  lui,  en 
propre  personne,  recevant  et  proclamant  les  enchères.  Ainsi,  toutes 
les  richesses  de  ses  sœurs,  leurs  mobiliers,  leurs  parures,  leurs 
esclaves,  leurs  affranchis,  tout  affranchis  qu'ils  étaient,  furent  ad- 
jugés à  des  prix  immenses.  Cette  admirable  découverte  ne  pouvait 
en  rester  là;  il  avait  bien  autre  chose  à  vendre  :  en  Gaule,  des 
biens  énormes  confisqués  sur  les  principaux  du  pays;  ailleurs, 
nombre  de  gladiateurs,  restes  des  jeux  qu  il  avait  donnés,  objet 
d'un  débit  excellent;  en  Italie,  le  mobilier  magnifique  qui,  accumulé 
par  deux  Césars,  garnissait  les  palais  impériaux.  Que  tout  cela  vienne 
-à  la  vente;  le  grand  marché  est  dans  les  Gaules;  il  faut  toutes  ces 
richesses  au  marchand  César.  Mais  les  voitures,  les  chevaux  man- 
quent.—  Prenez  les  voitures  de  louage,  prenez  les  chevaux  des 
moulins;  le  pain  manquera  à  Rome  (car  les  moulins  ne  tournaient 
que  par  les  chevaux);  mais  qu'importe? 

Voilà  donc  César  commissaire-priseur,  tenant  hautes  les  enchères, 
vantant  sa  marchandise ,  encourageant  les  acheteurs  qui  hésitent  ; 
bavard,  facétieux,  ne  vendant  guère  à  moins  de  quelques  cent  mille 
sesterces,  déployant  toute  la  faconde  du  genre,  plus  l'argument 
sous-entendu  de  la  hache  impériale  :  a  IS'avez-vous  donc  pas  honte, 
avares  que  vous  êtes,  d'avoir  plus  de  fortune  que  moi  ?  Voyez  où  j'en 
suis  réduit.  Livrer  au  premier  venu  le  mobilier  sacré  des  princes! 
Je  m'en  repens ,  en  vérité.  —  Ne  donnerez-vous  pas  cette  misère 
pour  un  meuble  qui  vient  d'Auguste?  —  Ceci  servait  à  Antoine; 
pour  l'amour  de  l'histoire,  achetez-le.  —  Et  vous,  mon  ami ,  prenez 
cette  bagatelle  :  200,000  sesterces.  Vous  êtes  de  province;  vous  avez 
envie  de  souper  chez  César  :  vous  y  souperez  ;  il  vous  y  invite.  — 


LES   CÉSARS.  751 

Crieur,  que  faites-vous  donc?  Ne  voyez-vous  pas  qu'Aponius  hoche 
la  tête?  Il  accepte  mon  prix.  Treize  gladiateurs  pour  9,000,000  do 
sesterces  (1,743,750  francs)!  »  Aponius  s'éveilla  ruiné.  D'autres, 
forcés  d'acheter  (  et  il  n'y  avait  pas  à  diminuer  des  mises  à  prix  de 
César),  sortirent  de  la  salle  de  vente  pour  aller  s'ouvrir  les  veines. 

Pour  cette  fois ,  Caïus  devait  avoir  de  l'or  ;  l'or  affluait  à  lui  de 
tous  les  côtés;  tout  se  payait,  et  se  payait  au  prix  de  César,  jusqu'à 
l'honneur  d'être  son  prêtre  qu'il  mit  en  vente,  et  pour  lequel  Claude 
donna  une  somme  énorme.  L'or  lui  venait  de  la  Gaule,  de  l'Egypte, 
de  la  Syrie.  Toutes  les  parties  du  monde  apportaient  leur  tribut. 
L'or  était  devenu  sa  passion  la  plus  ardente;  il  voulait  le  voir,  le 
remuer  dans  ses  mains.  Courage ,  Caïus  !  voici  une  grande  salle  toute 
remplie  d'or,  le  plus  doux  des  tapis  pour  tes  pieds  d'empereur;  ôle 
tes  sandales  pour  y  courir  !  couche-toi  là  !  roule-toi  sur  ces  milliards  ! 
Tu  es  au  comble  de  tes  vœux,  Caïus,  tu  es  riche  une  seconde  fois! 

La  chronologie  de  ces  temps  est  fort  difficile,  vous  me  pardonnerez 
de  ne  pas  la  suivre  :  j'aurais  dû  vous  parler  d'abord  des  expéditions 
militaires  de  Caïus,  car  ce  furent  elles  qui  l'amenèrent  en  Gaule,  et 
c'est  en  Gaule  que  lui  vinrent  toutes  ces  belles  idées.  Avant  ce  voyage, 
l'Italie  semblait  déjà  épuisée;  la  Gaule  et  l'Espagne  le  tentaient  fort. 
Aussi,  un  beau  jour,  il  déclare  qu'il  va  faire  la  guerre.  Il  se  prome- 
nait alors  ,  visitant  je  ne  sais  quel  bois ,  quel  fleuve  d'Italie.  Aussitôt 
les  légions  s'assemblent,  les  levées  se  font  avec  rigueur.  Hommes, 
munitions,  vivres,  provisions  de  tout  genre,  —  gladiateurs,  che- 
vaux et  cochers  du  cirque,  comédiens,  courtisanes,  —Caïus  em- 
mène de  tout  avec  lui.  Il  se  met  en  route,  étrange  général!  tantôt  si 
vite,  que  ses  cohortes  ne  peuvent  le  suivre,  et  font  porter  leurs  en- 
seignes par  des  bêtes  de  somme;  tantôt  lentement,  paresseusement, 
porté  par  huit  hommes  dans  une  litière,  envoyant  devant  lui  le  peuple 
des  villes  voisines  pour  balayer  les  chemins  et  jeter  de  l'eau  sur  la 
poussière  des  routes. 

Il  passa  le  Rhin.  Les  ennemis  manquaient;  les  Germains  étaient 
quelque  part  dans  leurs  forets  à  pourchasser  les  ours  ou  les  san- 
gHers,  et  ne  s'inquiétaient  pas,  les  malheureux,  d'aller  se  faire  vaincre 
par  Caïus.  Il  leur  faisait  pourtant  de  terribles  menaces,  dont  ils  avaient 
la  hardiesse  de  se  moquer,  jusqu'à  un  petit  prince  des  Caninéfates 
qui  prenait  impunément  en  plaisanterie  ce  grand  effort  du  maître. 
Caïus,  il  est  vrai,  avec  son  affectation  d'énergie  et  de  mâle  vigueur, 
était,  comme  il  arrive  souvent,  un  poltron.  Il  venait  de  passer  le 
Rhin  ;  il  était  au  beau  milieu  de  ses  soldats ,  en  voiture ,  dans  un  dé- 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

filé.  ((  Par  les  dieux  I  s'avisa  de  dire  quelqu'un ,  la  consternation  se- 
serait  grande  si  l'ennemi  venait  à  paraître.  »  Aussitôt  voilà  Caïus  hors 
de  voiture,  montant  à  cheval .  tournant  bride.  Il  regagne  le  pont. Le 
pont  était  encombré  de  traînards,  de  goujats,  de  bagages.  Caïus, 
poussé  par  la  peur,  se  fait  porter  de  main  en  main ,  leur  passe  à  tous 
au-dessus  de  la  tête ,  et  n'est  tranquille  que  sur  sa  bonne  terre  des 
Gaules. 

Mais  ce  n'était  là  qu'une  fausse  alerte,  l'ennemi  se  contentait  de 
rire,  et  ne  venait  pas.  Il  fallait  pourtant  une  victoire  à  Caïus.  Il  avait, 
je  ne  sais  d'où ,  quelques  prisonniers  ;  il  les  fait  cacher  au-delà  du 
Rhin  ;  ils  reviennent  avec  bruit.  On  lui  annonce  que  l'ennemi  arrive; 
il  était  à  table,  quitte  héroïquement  son  repas  suivi  de  ses  convives 
et  de  quelques  cavaliers ,  arrive  dans  le  bois  voisin  ;  l'ennemi  avait 
fui.  Il  abat  des  arbres ,  fait  élever  des  trophées ,  revient  aux  flam- 
beaux, réprimande  vertement  ceux  qui  ne  l'ont  pas  suivi,  distribue 
des  couronnes  aux  compagnons  de  sa  victoire.  Un  autre  jour,  il  avait 
dans  son  camp  de  jeunes  otages  ;  il  leur  fait  quitter  l'école  où  ils  ap- 
prenaient le  latin,  les  envoie  au  loin  secrètement,  se  fait  annoncer 
leur  fuite ,  quitte  encore  son  repas ,  monte  à  cheval ,  reprend  et  ra- 
mène les  fugitifs  ;  puis  se  remet  à  souper,  fait  asseoir  auprès  de  lui 
les  chefs  de  l'armée,  tout  cuirassés  et  tout  bottés  encore.  Voilà  la 
misérable  parodie  à  laquelle  le  monde  assistait  sans  rire,  et  pendant 
ce  temps  Caïus  injuriait  officiellement  le  sénat  et  le  peuple  de  Rome  : 
((  Gomment!  lorsque  César  combat,  lorsqu'il  court  tant  de  dangers, 
vous  ne  pensez  qu'à  d'inconvenans  festins,  au  cirque,  au  théâtre,  au 
repos  de  la  campagne  !  » 

Aussi  n'était-il  pas  pressé  de  revenir  à  Rome;  il  aimait  bien  mieux 
passer  son  temps  en  Gaule,  pillant,  confisquant,  épuisant  ce  mal- 
heureux pays  ;  assez  près  de  Rome  pour  que  les  proscriptions  ne  s'y 
ralentissent  pas,  pour  qu'il  pût  faire  venir  le  mobilier  delà  couronne 
et  le  vendre ,  pratiquant  ces  fructueuses  enchères  dont  nous  parlions 
tout  à  l'heure;  fondant,  pour  se  divertir,  ce  fameux  autel  de  Lyon, 
du  haut  duquel  les  rhéteurs  vaincus  étaient  jetés  au  Rhône  (  bel  en- 
couragement pour  l'éloquence  !  ).  Mais  ce  n'était  pas  tout  ;  si  riche  et  si 
à  son  aise  qu'il  fut  dans  les  Gaules ,  son  ambition  ne  se  reposait  pas. 
Vous  avez  vu  le  commencement  de  sa  comédie  guerrière,  voici  le 
farceur  impérial  sur  un  nouveau  tréteau.  C'est  laRretagne  qu'il  veut 
conquérir,  la  Rretagne  abandonnée  par  la  politique  romaine  depuis 
la  victoire  équivoque  de  Jules  César,  interdite  par  Auguste  à  ses  suc- 
cesseurs ;  conquête  lointaine ,  stérile ,  pleine  de  dangers.  Son  armée 


LES   CÉSARS.  V53 

est  rangée  sur  les  côtes;  ses  machines  de  guerre  sont  disposées.  Caïus 
est  sur  son  vaisseau  ;  il  s'avance  en  mer;  il  fait  un  peu  de  route,  puis 
s'en  revient;  — la  guerre  est  finie.  Il  n'a  pas  vaincu  la  Bretagne ,  il  a 
vaincu  l'Océan  (  c'est-à-dire  le  Pas-de-Calais  ou  la  Manche  ).  Il  monte 
sur  son  trône  :  a  Chargez-vous ,  dit-il  à  ses  soldats,  des  dépouilles 
de  l'Océan,  elles  sont  dues  au  mont  Palatin  et  au  Capitole.  »  Après 
cela,  il  leur  fait  ramasser  des  coquilles,  et  bâtit  un  phare  comme 
monument  de  ses  exploits. 

Après  tant  de  succès ,  il  voulait  un  triomphe.  «  Qu'il  soit  inoui  de 
grandeur  et  qu'il  ne  coûte  pas  cher,  écrivait-il  à  ses  intendans;  vous 
le  pouvez,  vous  avez  droit  sur  les  biens  de  tous.  »  Les  trirèmes  sur 
lesquelles  il  avait  vaincu  l'Océan,  devaient  être  amenées  par  terre 
d'Ostie  à  Rome.  Mais  il  lui  fallait  des  captifs  à  mènera  sa  suite,  et  il 
n'avait  pas  fait  de  prisonniers.  Rien  n'embarrasse  ce  hardi  bouffon;  il 
n'a  pu  prendre  de  Germains,  il  prendra  des  Gaulois,  choisira  les  plus 
grands  et  les  plus  beaux  (bon  mobilier  de  triomphe,  disait-il),  lais- 
sera croître  et  fera  teindre  leurs  cheveux  pour  leur  donner  le  roux 
germanique  et  la  longue  crinière  des  barbares,  leur  imposera  des 
noms  germains,  leur  fera  apprendre  la  langue.  Sotte  et  perpétuelle 
comédie  que  la  vie  de  cet  homme  I 

Voici  une  autre  plaisanterie  qui,  sans  sa  poltronnerie,  devenait 
sérieuse  :  il  se  souvint  que  plusieurs  légions  s'étaient  mises  en  ré- 
volte après  la  mort  d'Auguste,  que  tout  enfant  alors,  il  avait  été 
menacé  avec  son  père  Germanicus;  il  retrouvait,  sinon  les  mêmes 
hommes,  au  moins  les  mêmes  légions:  il  voulut  les  faire  égorger,  et 
ce  fut  à  grand'peine  que  l'on  obtînt  de  lui  de  les  décimer  seulement. 
Il  les  rassemble  donc  sans  armes,  leur  fait  ôter  leurs  épées,  les  fait 
entourer  par  la  cavalerie;  ces  braves  gens  soupçonnent  le  danger, 
s'éloignent  à  temps,  courent  retrouver  leurs  armes.  Caïus  s'effraie, 
s'enfuit,  prend  le  chemin  de  Rome,  cherchant  sur  qui  se  venger,  et 
trouvant  sous  sa  main  la  perpétuelle  victime  des  empereurs,  le  sénat. 

Le  sénat  était  fort  embarrassé  :  il  avait  envoyé  une  députation  à 
(^.aïus;  Caïus  l'avait  mal  reçue,  ne  l'avait  pas  trouvée  assez  nombreuse, 
s'était  fAché  surtout  qu'on  y  eût  mis  Claude,  son  oncle,  comme  s'il 
eût  eu  besoin  d'un  tuteur  :  il  se  plaignait  qu'on  n'eût  pas  fait  assez 
pour  son  triomphe ,  et ,  d'un  autre  côté ,  menaçait  de  mort  quiconque 
lui  aurait  parlé  de  nouveaux  honneurs.  Le  sénat,  bien  humblement, 
bien  respectueusement,  lui  envoya  une  députation  nouvelle  pour  le 
supplier  de  revenir,  a  Oui,  je  reviendrai,  dit-il,  et  mon  épée  avec 
moi.  Je  reviendrai  pour  ceux  qui  souhaitent  mon  retour,  pour  les 

TOME  XII.  48 


754  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chevaliers  et  pour  le  peuple;  quant  au  sénat,  je  ne  serai  plus  ni  son 
concitoyen ,  ni  son  prince.  » 

Si  ses  guerres  avaient  été  plaisantes,  son  retour  à  Rome  fut  sé- 
rieux; il  était  fâché,  ne  voulut  pas  de  triomphe,  défendit  qu'aucun 
sénateur  vînt  au-devant  de  lui,  recommença  ses  cruautés  et  en 
prépara  de  plus  grandes  ;  il  avait  deux  Uvreis ,  appelés  le  Glaive  et 
le  Poignard;  on  y  trouva  marqués  les  noms  de  ceux  qu'il  voulait  faire 
mourir.  Ainsi  comptait-il  décimer  le  sénat  et  l'ordre  des  chevaliers, 
puis  quitter  Rome  où  il  s'ennuyait,  transférer  le  siège  de  l'empire 
à  Antium  sa  ville  natale,  ou  bien  à  sa  ville  favorite,  Alexandrie. 

Alexandrie  méritait  bien  cette  faveur  ;  la  ville  grecque  et  égyp- 
tienne, idolâtre  et  superstitieuse  comme  l'ancienne  Egypte,  légère  et 
adulatrice  comme  la  Grèce,  avait  été  la  première  à  célébrer  le  culte 
de  l'empereur,  le  dieu-homme  :  Gaïus  valait  bien  après  tout  le  dieu- 
bœuf  Apis  et  le  dieu-chien  Anubis.  Mais  au  sein  de  cette  ville  aux  mille 
déités  vivaient  à  part  les  ennemis  de  l'Egypte  et  des  idoles;  à  la  fa- 
veur de  la  civiHsation  et  du  commerce,  Israël  était  revenu  après  des 
siècles  sur  la  terre  de  Memphis.  Dans  Alexandrie,  cité  universelle, 
il  y  avait  de  tous  les  peuples,  et  entr'autres  une  colonie  de  Juifs  riche, 
nombreuse,  se  faisant  respecter  à  force  de  ténacité  et  de  conviction, 
maintenant  sous  les  empereurs  leurs  synagogues,  leurs  lois,  leurs 
magistrats,  leurs  privilèges.  Mais  entre  les  adorateurs  de  l'ibis  et 
du  crocodile  et  les  adorateurs  de  Jehova,  entre  la  menteuse,  la  mon- 
daine, la  changeante  Alexandrie  et  la  triste  et  sévère  Jérusalem,  il 
y  avait  querelle  depuis  long-temps.  La  divinité  deCaïus  ne  fut  qu'une 
occasion  pour  rallumer  les  haines. On  viola  les  synagogues,  on  dé- 
grossit à  la  hâte  quelques  images  du  prince  pour  les  placer,  objet 
abominable,  dans  l'oratoire  des  Juifs;  à  eux-mêmes,  on  nia  le  droit 
de  cité  qui  leur  appartenait  depuis  des  siècles,  on  les  rejeta,  comme 
au  moyen-âge ,  dans  un  étroit  et  obscur  quartier  de  la  ville  ;  ceux 
que  l'on  rencontrait  ailleurs  furent  pris,  fustigés,  brûlés  même. 

Le  gouverneur  romain  favorisait  ces  violences.  La  dernière  et 
triste  ressource  des  Juifs  était  de  s'adresser  à  Gaïus  ;  ils  députèrent 
vers  lui ,  les  Alexandrins  en  firent  autant  ;  de  part  et  d'autre ,  on 
choisit  les  plus  beaux  diseurs  :  la  rhétorique  était  de  toute  nation 
et  de  tout  lieu. 

Mais  de  tristes  nouvelles  attendaient  sur  le  sol  d'Italie  les  pauvres 
envoyés  juifs  :  en  débarquant  à  Pouzzol ,  ils  surent  de  la  bouche  de 
leurs  frères  ce  qui  se  passait  à  Jérusalem.  Dans  le  temple,  dans  le 
saint  des  saints ,  là  où  reposait  le  nom  incommunicable  de  Dieu , 


LES   CÉSARS.  755 

Caïus  avait  ordonné  qu'on  mît  sa  statue.  C'est  ce  que  l'Evangile 
appelait  d'avance  «  l'abomination  de  la  désolation  dans  le  temple  du 
Seigneur;  »  jusque  là  ,  non-seulement  dans  le  temple,  mais  dans  la 
ville,  les  soldats  romains  avaient  ôté  de  leurs  enseignes  les  images 
des  empereurs ,  telle  était  l'horreur  des  Juifs  pour  tout  ce  qui  sem- 
blait une  idole,  et  la  tolérance  de  Rome  pour  les  mœurs  et  les 
croyances  nationales  des  vaincus.  Aussi,  le  gouverneur  de  la  Syrie, 
Pétronius  ,  hésitait,  tardait,  rassemblait  des  troupes,  faisait  traîner 
en  longueur  le  travail  de  la  statue ,  sous  prétexte  de  le  rendre  plus 
parfait;  tout  ce  qu'il  aurait  fallu  à  Caïus,  c'était  une  grosse  masse 
d'or.  Cependant  toute  la  nation  avait  pris  le  cilice  et  la  cendre;  la  cul- 
ture des  terres  était  abandonnée.  Pétronius  voyait  venir  l'hiver,  la 
famine,  à  sa  suite  les  tribus  arabes  grossies  par  la  misère  des  Juifs, 
des  brigandages  que  Rome  ne  saurait  plus  réprimer:  il  venait  à  Jéru- 
salem, négociant  pour  obtenir  par  la  douceur  obéissance  aux  ordres 
irréfragables  de  César.  Mais  voici  venir  à  lui  une  multitude  de 
peuple,  rangée  par  classes  d'hommes,  de  femmes,  d'enfans,  de 
vieillards,  pleurant  et  gémissant,  la  tête  couverte  de  cendres,  les 
mains  derrière  le  dos  comme  des  condamnés.  «  Voulez-vous  résister 
au  prince?  leur  dit-il.  Voulez-vous  commencer  une  guerre  ?  Voyez 
votre  faiblesse;  voyez  la  puissance  de  César.  »  —  «  Nous  ne  voulons  pas 
combattre;  mais  plutôt  que  de  violer  nos  lois  ,  nous  sommes  prêts  à 
mourir.  »  Et  cette  nation  entière  se  prosterna  devant  lui  la  gorge 
découverte,  pleine  de  résignation  et  de  foi ,  laissant  Pétronius  assez 
ému  pour  qu'il  osât  écrire  à  l'empereur  et  lui  demander  de  nou- 
veaux ordres. 

Les  choses  en  étaient  là  :  Caïus  ballotté  en  tout  sens  par  des  con- 
seillers divers,  louché  un  moment  par  la  lettre  de  Pétronius,  décidé 
même  en  faveur  des  Juifs  par  les  supplications  de  son  ancien  favori 
le  roi  Agrippa,  puis  tiraillé  en  sens  contraire  par  deux  ou  trois 
bouffons  égyptiens  qui  formaient  son  conseil  privé,  ennemis  des 
Juifs  soit  par  haine  nationale,  soit  par  habitude  d'amuser  Caïus 
avec  le  récit  des  vexations  que  les  Alexandrins  leur  faisaient  souffrir. 
Caïus  avait  pris  enfln  son  parti ,  il  faisait  faire  au  palais  sa  propre 
statue;  et  comme  il  partait  pour  l'Egypte,  il  voulait  la  porter  lui- 
même  à  Jérusalem  et  écrire  sur  le  fronton  du  temple  :  a  Temple  du 
nouveau  Jupiter ,  de  l'illustre  Caïus.  » 

Il  y  a  deux  écrivains  qu'il  est  convenu  d'appeler  conteurs  ;  ils  ne 
racontent  pourtant  que  ce  qu'ils  ont  vu,  ou  ce  qu'ils  savent  par  une 
tradition  cohérente  et  la  plus  suivie  de  toutes;  ils  sont  j'Jgés indignes 

48. 


756  REVUE  DES  DEUX  3I0NDES. 

de  fournir  des  élémens  à  l'histoire,  grave,  officielle,  majestueuse 
comme  on  la  fait.  Moi  qui  n'ai  pas  la  prétention  de  faire  de  l'histoire , 
jeme permets  de  consulter  ces  deux  Juifs,  Josèphe  et  Philon.  Le  der- 
nier était  le  plus  disert  des  Juifs  d'Alexandrie ,  l'orateur  de  leur  am- 
bassade; il  nous  peint  ce  qu'il  a  vu  de  ses  yeux,  et  quand  il  nous 
raconte  l'audience  de  Caïus ,  c'est  chacune  de  ses  émotions  qu'il  nous 
redit,  c'est  un  empereur  tout  vivant,  tout  parlant,  tout  agissant, 
qu'il  fait  jouer  devant  nous  :  même  dans  la  vérité  majestueuse  de 
Tacite,  dans  la  curiosité  anecdotique  de  Suétone,  il  n'y  a  pas  cette 
réalité  de  mouvement,  ce  détail  d'action. 

Depuis  plusieurs  jours,  les  députés  juifs  suivaient  Caïus  sans  pou- 
voir le  joindre.  Caïus  était  en  Campanie,  visitant  ses  villas,  vivant 
de  palais  en  palais  ;  il  leur  donna  enOn  rendez-vous  aux  portes  de 
Rome,  dans  la  villa  de  Mécène,  qu'il  avait  jointe  à  celle  de  Lamia, 
pour  faire  avec  ces  deux  grandes  demeures  du  patriciat  romain  une 
demeure  plus  digne  de  lui.  —  Ils  trouvèrent  la  villa  toute  belle  et 
toute  ornée,  les  vases  d'or  et  les  statues  grecques  disposées  partout , 
les  salles  ouvertes,  les  jardins  ouverts.  Caïus  avait  voulu,  tout  en 
leur  parlant,  parcourir  toutes  ces  magnificences. 

Au  milieu  de  ces  grandes  salles ,  ils  trouvèrent,  à  côté  d'un  comé- 
dien et  des  intendans  des  deux  villas,  un  homme  grand,  pâle,  mal 
proportionné, — les  yeux  creux  et  le  front  menaçant,  — peu  de  che- 
veux et  beaucoup  de  barbe,  —  une  férocité  étudiée  sur  sa  figure, 
qu'il  composait  au  miroir  pour  la  rendre  plus  terrible.  Son  costume, 
comme  dit  un  écrivain,  n'était  ni  de  son  pays,  ni  de  son  rang,  ni 
de  son  sexe,  ni  celui  même  qu'un  être  humain  pût  porter  :  un  man- 
teau peint  et  couvert  de  pierreries,  des  bracelets,  une  robe  de  soie, 
une  chaussure  de  femme;  avec  cela  quelque  attribut  de  dieu,  la 
foudre,  le  caducée,  la  barbe  d'or. 

Les  Juifs  n'eurent  que  le  temps  de  se  prosterner  devant  lui.  ff  Salut, 
dirent-ils,  Auguste  et  empereur...  »  Caïus  les  interrompit  :  a  Voilà 
donc  ces  ennemis  des  dieux,  ces  hommes  qui  me  méprisent  quand 
tout  le  monde  m'adore,  ces  adorateurs  d'un  dieu  inconnu!  »  Les 
Alexandrins  qui  étaient  là  profilèrent  de  cet  heureux  début,  a  Ce 
n'est  pas  tout,  seigneur,  dirent-ils;  ces  hommes  refusent  d'offrir  des 
victimes  pour  votre  salut.  »  Les  Juifs  protestèrent  :  «Non,  seigneur, 
nous  immolons  des  hécatombes  pour  vous  ;  nous  versons  sur  l'autel 
le  sang  des  victimes;  ainsi  avons-nous  fait  quand  vous  êtes  devenu 
empereur,  —  quand  vous  avez  été  guéri  de  cette  maladie  qui  affligea 
toute  la  terre,  —  quand  vous  êtes  parti  pour  la  Germanie.  ))  —  «  Oui , 


LES  CÉSARS.  757 

dit  Caïus,  vous  avez  sacrifié,  je  ne  sais  à  quel  autre  dieu,  mais  pas 
à  moi.  Je  ne  m'en  suis  pas  senti  plus  honoré.  » 

Chacune  de  ces  paroles  {^laçait  le  sanj;  des  pauvres  députés. 
Mais  il  les  laisse  là,  passe  dans  une  autre  salle,  visite,  inspecte,  or- 
donne, cause  avec  l'intendant  du  palais,  fait  changer  de  place  les 
beaux  tableaux  et  les  belles  statues.  La  double  députation  suivait 
toujours,  les  Alexandrins  triomphant,  se  moquant  des  Juifs,  les 
raillant  comme  sur  le  théâtre,  les  autres  tête  basse,  n'attendant  guère 
que  la  mort. 

Tout  à  coup  il  se  retourne,  prend  un  air  grave  :  a  Pourquoi  donc 
ne  mangez- vous  pas  de  cochon?  ))  Les  Alexandrins  éclatèrent  de  rire, 
cf  Seigneur,  chaque  peuple  a  ses  lois.  Certaines  choses  nous  sont  dé- 
fendues, d'autres  aux  Égyptiens;  il  y  en  a  même  qui  ne  mangent  pas 
d'agneau,  a  —  a  Ils  ont  raison  ;  la  chair  en  est  mauvaise.  )>  Puis ,  après^ 
avoir  ri  de  sa  facétie  :  a  Mais  enfin,  sur  quoi  fondez-vous  votre  droit 
de  cité  à  Alexandrie?  »  C'était  là  le  grand  point  de  la  querelle.  Les 
Juifs  commencèrent  à  plaider  leur  cause.  Caïus  craignit  que  leurs 
raisons  ne  fussent  trop  bonnes  ;  il  leur  tourna  le  dos,  passa  en  cou- 
rant dans  une  autre  salle,  fit  fermer  les  fenêtres,  revint  à  eux  : 
cf  Qu'avez-vous  à  me  dire?  »  Son  ton  était  plus  doux:  les  Juifs  re- 
commencèrent avec  quelque  espérance;  mais  au  lieu  de  les  entendre , 
le  voilà  encore  à  courir,  visitant  des  tableaux,  ne  voulant  rien  écou- 
ter. Pour  le  coup,  les  malheureux  circoncis  faisaient  tout  bas  leur 
prière  et  se  préparaient  à  la  mort,  a  Allez-vous-en,  leur  dit  enfin 
Caïus.  Après  tout,  ces  gens-là  sont  plus  fous  que  médians  de  ne  pas 
savoir  que  je  suis  dieu.  » 

La  colère  de  Caïus  ne  laissait  plus  de  ressource  aux  juifs  contre  la 
persécution  des  Alexandrins,  a  Mais,  leur  dit  Philon,  nous  devons 
maintenant  espérer  plus  que  jamais;  l'empereur  est  si  irrité  contre 
nous,  que  Dieu  ne  peut  manquer  de  nous  secourir.  »  Belle  parole  que 
Dieu  prit  soin  de  justifier. 

Caïus  avait  su  blesser  tout  ce  qui  l'entourait;  sa  défiance  et  les 
craintes  qu'il  avait  pour  sa  vie,  les  discordes  qu'il  aimait  à  semer 
parmi  ceux  qui  l'approchaient,  les  railleries  qu'il  exerçait  sur  eux, 
les  épouvantables  commissions  qu'il  leur  donnait,  lui  faisaient  des 
ennemis  parmi  ses  affranchis  même,  la  puissance  du  temps. 

Casius  Chœrea ,  tribun  de  la  cohorte  prétorienne ,  homme  âgé ,  aux 
formes  un  peu  molles,  mais  au  fond  vieux  Romain  et  brave  soldat, 
était  le  plastron  des  gaietés  de  Caïus.  S'il  demandait  le  mot  d'ordre, 
César  lui  en  donnait  uq  ridicule  ou  obscène  qui  faisait  railler  Chœrea 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  ses  compagnons;  s'il  y  avait  quelque  sanglante  mission  à  accom- 
plir. César,  qui  avait  aperçu  en  lui  un  peu  de  compassion,  qu'il  nom* 
mait  de  la  faiblesse,  ne  manquait  pas  de  l'en  charger. 

Un  jour,  au  milieu  des  jeux  du  cirque,  le  peuple  s'avisa  de  s^ 
lever,  de  demander  une  diminution  des  impôts.  Au  cirque,  d'ordi- 
naire, l'empereur  et  le  peuple ,  réunis  par  la  même  passion,  s'entre- 
tenaient, se  familiarisaient,  demandaient,  s'accordaient  l'un  à  l'autre. 
Cette  fois,  Caïus  s'irriia  de  la  familiarité,  lâcha  ses  prétoriens  sur  le 
peuple,  Gt  couler  le  sang.  Chœrea,  ténioin  de  ce  massacre,  plus 
irrité  encore  de  ses  propres  outrages,  n'eut  pas  de  peine  à  trouver, 
parmi  les  officiers  même  du  prétoire,  de  vieux  Romains  qui  n'avaient 
pas  encore  oublié  la  république,  ou  des  hommes  qui  sentaient  leuF 
vie  menacée  tant  qu'ils  ne  mettraient  pas  fin  à  celle  de  Caïus  :  il  se 
forma  une  conspiration. 

Les  occasions  ne  manquaient  pas  :  Caïus  se  montrait  chaque  jour 
en  public;  il  allait  au  Capitole  offrir  des  sacrifices  pour  sa  fille,  ou, 
seul,  il  allait  célébrer  quelque  superstitieux  mystère,  ou  enfin  il  jetait 
de  l'or  et  de  l'argent  au  peuple  du  sommet  de  la  basilique  Julienne, 
du  haut  de  laquelle  Chœrea  voulait  qu'on  le  précipitât.  Mais  les  con- 
jurés étaient  en  trop  grand  nombre;  les  uns  avaient  des  objections 
contre  un  jour,  d'autres  contre  un  autre;  Chœrea  s'impatientait: 
u  Croyez-vous  donc,  disait-il,  que  le  tyran  soit  invulnérable?» 

Caïus,  cependant,  songeait  toujours  à  son  voyage  d'Egypte;  l'Egypte 
était  sa  terre  favorite,  lointaine,  grandiose,  adulatrice,  idolâtre. 
Avant  de  partir,  il  donnait  des  jeux  en  l'honneur  d'Auguste  :  la  foule 
était  immense,  désordonnée;  Caïus  avait  supprimé  toutes  les  dis- 
tinctions de  places  entre  les  sénateurs  et  les  chevaliers ,  les  maîtres 
et  les  esclaves ,  les  hommes  et  les  femmes  ;  il  aimait  cette  confu- 
sioHi  Ce  jour-là,  il  était  gai,  affable  même,  faisait  jeter  des  fruits 
au  peuple,  et  se  divertissait  à  le  voir  se  battre  pour  les  ramasser. 
Mnester,  son  mime  favori,  celui  qu'il  passait  son  temps  à  embrasser 
au  théâtre,  celui  qu'on  ne  pouvait  interrompre  par  le  plus  léger 
bruit,  sans  être  fustigé  de  la  main  même  de  l'empereur,  Mnester 
dansait.  Quant  au  prince,  il  buvait  et  mangeait  en  regardant  les 
jeux,  donnait  à  manger  à  ses  voisins,  entre  autres  à  un  consul,  qui, 
assis  à  ses  pieds,  les  baisait  sans  cesse;  lui-même  devait,  à  la 
nuit,  paraître  et  danser  sur  le  théâtre.  Mais  en  goûtant  ces  ignobles 
plaisirs,  il  ne  remarquait  pas  de  sinistres  présages  :  le  sang  avait 
coulé  sur  la  scène,  la  robe  du  sacrificateur  avait  aussi  été  tâchée  de 
sang  ;  la  tragédie  que  l'on  dansait  (comme^disaient  les  Romains)  était 


LES  CÉSARS.  759 

là  même  pendant  laquelle  Philippe,  roi  de  Macédoine,  avait  été  assas* 
sine;  pour  la  nuit,  on  préparait  un  autre  spectacle,  le  tableau  des 
enfers,  selon  la  mythologie  égyptienne  :  frivoles  circonstances  qu'on 
ne  remarque  qu'après  l'événement,  mais  dont  les  historiens  sont  tou- 
jours remplis,  et  qui  peuvent  servir  comme  d'échantillon  de  leur  phi- 
losophie. 

Caïus  voulait  passer  la  journée  au  théâtre;  les  conjurés,  qui  étaient 
près  de  lui,  le  déterminèrent  à  quitter  le  spectacle  pour  le  bain  et  le 
festin.  Dans  une  crypte,  en  allant  au  bain,  il  rencontra  des  jeunes 
gens  d'Asie  qu'on  lui  amenait  pour  paraître  sur  la  scène.  Il  s'arrêta 
à  voir  leur  répétition,  et  allait  leur  ordonner  de  venir  jouer  en  plein 
amphitéâtre,  lorsqu'un  des  conjurés,  Chœrea  ou  Sabinus,  au  lieu  de 
lui  répondre,  le  frappa  de  son  épée  à  la  tête.  Il  n'avait  autour  de  lui 
que  les  conjurés  mêmes,  tous  ses  propres  officiers;  comme  pour  lui 
faire  honneur,  ils  avaient  écarté  la  foule.  Ils  revinrent  tous  sur  lui ,  le 
frappèrent  jusqu'à  trente  fois ,  s'encourageant  par  ce  mot  d'ordre  : 
Encore!  encore! 

Mais  il  faut  voir  ce  qui  suivit,  saisir,  en  ce  moment  de  trouble  et  de 
révolution  où  tout  se  révèle ,  cette  société  romaine  dont  les  élémens 
sont  si  loin  de  nous.  Caïus  fut  à  peine  tué  que  les  conjurés  se  trou- 
vèrent en  péril.  Des  esclaves,  qui  portaient  sa  litière,  arrivèrent 
avec  leurs  bâtons  sur  le  lieu  du  meurtre;  sa  garde  la  plus  intime, 
composée  de  Germains,  bras  robustes  et  cervelles  épaisses,  s'était 
mise  en  mouvement  à  la  première  alarme ,  parcourait  les  rues ,  par- 
courait le  palais,  frappait  au  hasard,  ne  sachant  qui  était  conjuré, 
tuait  les  premiers  venus  et  promenait  leurs  têtes  dans  Rome. 

Cependant  le  peuple  au  théâtre  apprenait  la  mort  de  Caïus  :  on  en 
doutait  encore,  les  uns  par  désir,  les  autres  par  crainte  de  voir  la 
nouvelle  se  confirmer.  Il  en  était  comme  à  la  mort  de  Tibère;  on  crai- 
gnait que  le  prince  n'eût  fait  courir  le  bruit  de  sa  fin  pour  connaître 
et  poursuivre  ses  ennemis.  Il  s'en  fallait  donc  bien  que  tous  fussent 
réunis  dans  la  même  pensée,  il  est  curieux  de  savoir  quels  étaient  les 
amis  de  Caïus  :  c'étaient, [dit  le  conteur  Josèphe,  les  soldats,  les 
femmes ,  les  jeunes  gens ,  les  esclaves ,  —  les  soldats  associés  à 
ses  rapines,  —  les  femmes  et  les  jeunes  gens  enchantés  de  la  magni- 
ficence de  ses  jeux,  de  ses  largesses  au  Forum,  de  ses  combats  de 
gladiateurs,  ne  pensant  à  rien,  ne  possédant  rien,  craignant  peu 
de  chose;  —  les  esclaves  enfin  auxquels  Caïus  avait  permis  de  dé- 
noncer leurs  maîtres,  de  les  accuser,  de  s'enrichir  de  leurs  dépouilles, 
sorte  de  demi-affranchissement;  faits  graves  qui  jettent  une  demi- 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lueur  sur  l'intérieur  de  la  société  romaine,  faits  qu'il  serait  bon 
d'approfondir.  En  ce  moment,  les  passions  et  les  craintes  diversifiaient 
à  l'infini  la  nouvelle.  Tantôt  Caïus  n'était  pas  mort,  on  mettait  un 
appareil  à  ses  blessures;  tantôt  il  était  au  Forum,  tout  sanglant, 
haranguant  le  peuple  :  personne  n'osait  exprimer  une  pensée,  les 
complices  moins  que  tous  autres  ;  personne  n'osait  se  lever  ni  sortir, 
il  semblait  que  le  premier  qui  ferait  un  pas  dans  la  ville  serait  jugé  le 
meurtrier  de  Caïus. 

Mais  bientôt  le  peuple  entendit  au  dehors  le  tumulte  de  la  garde 
germaine;  le  théâtre  était  investi,  il  n'était  plus  possible  d'en  sortir; 
un  instant  après,  les  Germains  y  entrent;  les  têtes  des  hommes  qu'ils 
ont  tués,  les  têtes  qu'ils  ont  promenées  dans  Rome  sont  jetées  san- 
glantes sur  un  autel;  ils  veulent  se  venger,  sur  qui  se  venger,  si  ce 
n'est  sur  tout  le  monde?  Le  peuple  est  saisi  de  terreur;  qu'on 
aimât  ou  nom  Caïus,  c'est  à  qui  protestera  qu'il  ne  l'a  pas  tué,  à  qui 
pleurera,  à  qui  suppliera ,  à  qui  se  jettera  aux  genoux  de  ces  bar- 
bares, charmés  d'avoir  une  fois  sous  la  main  Rome  tout  entière. 
Mais  un  héraut  paraît  sur  la  scène  vêtu  de  deuil,  avec  un  grand  air 
d'affliction  :  a  Caïus  est  mort,  notre  malheur  n'est  que  trop  certain!  » 
Les  soldats  devaient  le  savoir,  mais  une  nouvelle  donnée  avec  cette 
solennité  est  toujours  une  nouvelle;  ces  têtes  dures  se  mirent  à 
réfléchir  pour  la  première  fois  ;  du  mort  plus  rien  à  espérer,  de  son 
successeur  tout  à  craindre.  Le  profitable  eût  été  de  venger  le  meurtre 
de  Caïus  vivant.  Ils  se  retirèrent  donc,  et,  toute  réflexion  faite, 
laissèrent  vivre  le  peuple. 

Autre  chose  se  passait  au  Capitole,  le  sénat  s'y  était  rassemblé; 
la  basilique  Julia,  lieu  de  sa  réunion  ordinaire,  portait  le  nom  de 
César,  il  n'en  voulait  plus;  et  pendant  qu'au  Forum,  peuple  et  pré- 
toriens criaient  vengeance  contre  les  meurtriers  de  Caïus,  le  sénat 
condamnait  sa  mémoire,  parlait  d'abolir  le  nom  et  les  monumens  de 
tous  les  empereurs ,  donnait  pour  mot  d'ordre  le  mot  de  liberté.  Une 
bague  que  portait  un  sénateur  et  sur  laquelle  était  l'image  de  Caïus 
lui  fut  arrachée,  mise  en  pièces;  un  des  consuls  parla  magnifique- 
ment sur  le  rétablissement  de  l'ancienne  liberté;  cette  liberté,  c'était 
son  ancienne  domination  que  le  sénat  voulait  reprendre,  et  qu'il 
ressaisissait  avec  enthousiasme.  Les  quatre  cohortes  des  vigiles,  garde 
municipale  de  Rome,  obéissaient  au  sénat  et  aux  consuls;  elles  occu- 
paient le  Forum  et  le  Capitole,  et  déjà  le  peuple,  toujours  changeant, 
bien  sûr  cette  fois  que  Caïus  était  mort,  applaudissait  à  Chœrea. 

Ailleurs  les  prétoriens  délibéraient  à  leur  façon,  regrettant  peu 


LES   CÉSARS.  761 

Caïus,  qui,  après  tout,  avait  bien  mérité  sa  mort,  mais  songeant 
beaucoup  à  eux-mêmes  :  nourris,  engraissés,  choyés  par  les  empe- 
reurs, qu'allait  faire  d'eux  le  sénat?  C'était  un  sec  et  peu  profltable 
gouvernement  que  celui  des  consuls;  qu'auraient-ils  à  gagner?  L'ab- 
sence de  Rome,  des  marches  dures,  de  dures  garnisons,  des  com- 
bats contre  les  Germains,  chose  dont  ils  se  souciaient  peu;  puis 
mourir  au  service,  ou,  si  l'on  parvenait  aux  premiers  grades,  une 
pauvre  retraite.  Décidément  ils  n'étaient  que  les  soldats  de  l'empe- 
reur, il  leur  fallait  un  empereur;  lequel?  peu  importait.  Tout  en  déli- 
bérant, ils  pillaient  le  palais;  le  peuple,  qui  ne  délibérait  pas  et  qui 
proGtait  du  désordre  sans  songer  à  ce  qui  pouvait  en  advenir,  le 
peuple  pillait  avec  eux ,  lorsque  dans  un  coin  obscur,  dans  une  de  ces 
pièces  élevées  que  l'on  ménageait  pour  recevoir  en  hiver  les  rayons 
du  soleil,  un  soldat,  nommé  Gratus,  vit  des  pieds  sortir  de  des- 
sous une  portière,  les  tira  à  lui,  amena  quelque  chose  qui  se  jeta  tout 
tremblant  à  ses  genoux  pour  lui  demander  grâce;  loin  de  la  lui  re- 
fuser, le  soldat  se  prosterna,  et  salua  cet  homme  empereur.  Le  per- 
sonnage était  Tibérius  Claudius ,  frère  de  Germanicus ,  oncle  de  Cali- 
gula,  âgé  alors  de  cinquante  ans,  grand  amateur  de  grec,  et  depuis 
son  enfance  plastron  de  la  famille  impériale.  Quelque  proche  qu'il 
fut  de  Caïus,  celui-ci  ne  le  tua  point,  il  le  garda  pour  s'en  amuser. 
Un  instant  avant  le  meurtre ,  Claude  suivait  l'empereur;  les  conjurés 
l'écartèrent  pêle-mêle  avec  la  foule,  il  s'en  fut  dans  une  salle  voi- 
sine; de  là  entendit  du  tumulte,  eut  peur,  et  alla  se  cacher;  de  sa 
retraite,  derrière  son  rideau,  il  vit  porter  les  têtes  de  ceux  qu'avaient 
tués  les  Germains,  et  quand  on  le  trouva,  il  tremblait  de  tout  son  corps . 

Cependantlesprétoriens  s'étaient  attroupés;  l'élu  de  Gratus  fut  tout 
de  suite  leur  empereur;  quel  qu'il  fût,  on  en  pouvait  faire  un  prince;  il 
y  a  tant  d'occasions  où  tout  ce  qui  manque  à  un  parti,  c'est  un  homme 
à  mettre  en  avant.  Le  ridicule,  l'obscur,  l'imbécile  Claude  repré- 
sentait donc  la  puissance  prétorienne  que  Caïus  avait  faite  la  pre- 
mière dans  l'empire.  Mais  il  avait  si  peur,  qu'il  ne  pouvait  marcher; 
on  le  mit  dans  une  Htière;  les  porteurs,  effrayés  comme  lui,  le  lais- 
sèrent là  et  s'enfuirent;  les  prétoriens  le  prirent  sur  leurs  épaules, 
tout  triste  et  tout  effrayé,  si  piteux  que  le  peuple  crut  qu'on  le  me- 
nait à  la  mort,  et,  touché  de  compassion,  disait  :  «  Laissez-le  donc, 
c'est  aux  consuls  de  le  juger.  »  On  le  porta  ainsi  au  camp  du  prétoire; 
il  y  passa  une  nuit  fort  inquiète.  Triste  empereur!  mais  il  ne  fallait 
pas  mieux  aux  soldats. 

Comme  il  arrive  en  pareil  cas  à  toute  assemblée,  le  sénat  perdait 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  temps.  Il  députait  à  Claude,  Claude  répondait  qu'il  n'y  pouvait, 
rien ,  qu'il  était  contraint  par  la  force;  réponse  mesquine,  mais  peutr 
être  habile.  ,,,^ 

S'il  y  avait  habileté,  il  faut  dire  d'où  elle  venait.  Les  Césars  comp- 
taient à  leur  cour,  je  dirais  presque  dans  leur  mobilier,  Agrippa, 
roi  des  Juifs,  monarque  à  la  suite,  homme  à  romanesques  aventures, 
prisonnier  et  condamné  à  mort  sous  Tibère,  favori  sous  Caïus.  Dans 
la  nuit  même  qui  suivit  le  meurtre,  il  était  venu  en  cachette  et  à 
la  hâte  donner  une  sépulture  à  son  bienfaiteur;  de  là  il  court  au- 
près de  Claude,  toujours  aussi  secrètement,  le  rassure  et  le  fortifie, 
lui  persuade  de  garder  l'empire. —  Agrippa  était  encore  au  camp, 
lorsqu'on  lui  annonce  que  le  sénat  le  fait  appeler;  le  sénat,  dans  son 
embarras,  ne  savait  à  qui  demander  conseil.  En  peu  d'instans,  le  roi 
diplomate  peigne  ses  cheveux,  parfume  sa  barbe,  et,  frais  et  paré 
comme  un  homme  qui  sort  de  table,  qui  n'a  pas  quitté  sa  maison,  qui 
ne  sait  rien,  n'a  rien  vu,  ne  s'est  mêlé  de  rien,  demandant  ce  qu'il 
y  a,  ce  qu'est  devenu  Claude,  ce  que  veulent  les  pères  conscrits, 
paraît  devant  le  sénat.  Quand  on  l'eut  instruit ,  il  donna  son  avis  à 
son  tour.  «  Il  était  dévoué,  disait-il,  à  la  dignité  du  sénat,  il  lui  donne- 
rait sa  vie;  mais  il  osait  s'informer  de  ses  ressources.  Les  gardes  de 
la  ville,  les  esclaves  armés,  gens  nouveaux  à  la  guerre,  lutteraient-ils 
contre  de  vieux  soldats  comme  les  prétoriens?  jd  Ainsi  décida-t-il  une 
nouvelle  ambassade  à  Claude,  se  fît  nommer  pour  accompagner  les 
députés,  vit  ceux-ci  tomber  aux  genoux  de  Claude  pour  le  supplier 
de  n'accepter  au  moins  l'empire  que  du  sénat,  les  laissa  faire,  parvint 
à  voir  Claude  en  secret,  lui  donna  de  meilleures  raisons  encore  pour 
tenir  ferme  ,  le  fît  répondre  en  homme  décidé,  et  le  quittent  haran- 
guant ses  soldats  et  distribuant  de  l'or. 

Le  sénat,  repoussé  dans  ses  tentatives  d'accommodement,  était 
donc  réduit  à  combattre.  Il  songeait  à  affranchir  et  à  armer  ses 
esclaves  ;  la  multitude  en  était  énorme ,  et  cette  ressource,  au  temps 
de  la  république,  avait  plus  d'une  fois  décidé  les  sanglantes  querelles 
du  Forum.  Claude,  de  son  côté,  protestait  qu'il  ne  voulait  pas  la 
guerre;  mais,  puisqu'on  l'y  forçait,  «  qu'au  moins,  disait-il,  la  ville, 
les  temples  ne  soient  pas  souillés.  Assignez-nous  un  lieu  de  combat, 
hors  des  murs  de  Rome.  »  Quand  on  propose  de  semblables  conven- 
tions, il  est  probable  qu'on  n'aura  point  à  se  battre. 

Qu'était-ce  donc,  au  reste,  que  le  sénat?  Mélange  de  patriciens  dé- 
générés, d'hommes  nouveaux,  d'affranchis,  de  barbares,  de  quel  droit 
$e  prétendait-il  successeur  de  l'aristocratie  ancienne?  C'étaient  ces 


LES  CÉSARS.  76^ 

hommes  dont  la  flatterie  avait  dégoûté  Tibère,  qui  avaient  dressé ,  en 
l'honneur  de  Séjan ,  un  autel  à  la  Clémence;  c'étaient  eux  que  Cali- 
gula  avait  vus  courir  en  toge  pendant  plusieurs  milles  au-devant  de 
son  char,  qui  l'avaient  servi  à  table,  la  robe  relevée,  le  linge  autour 
du  corps.  Les  grandes  fortunes  avaient  disparu  pendant  les  proscrip- 
tions; les  grands  noms  étaient  éteints,  les  hommes  alors  les  plus 
nobles  du  sénat  portaient  des  noms  à  peine  romains.  Ils  ne  purent 
échapper  au  sentiment  de  leur  propre  impuissance  :  cent  sénateurs 
seulement  étaient  venus,  sur  la  convocation  des  consuls,  délibérer 
dans  le  temple  de  Jupiter;  le  reste  étaient  chez  eux,  d'autres  à  la 
campagne.  Le  sang-froid  de  la  nuit  avait  amorti  leur  enthousiasme. 

Le  peuple,  au  contraire,  qui  s'était  reconnu,  entourait  le  sénat,  de- 
mandait un  chef  unique,  demandait  Claude.  L'aristocratie,  avec  ses 
oscillations,  n'était  plus,  pour  un  si  grand  empire,  un  régime  conve- 
nable; il  lui  fallait  la  simplicité  du  système  monarchique.  Tout  ce  qui 
était  tant  soit  peu  soldat  allait  à  Claude  :  les  gladiateurs ,  les  mari- 
niers du  Tibre,  arrivaient  à  son  camp;  les  soldats  même  du  sénat 
Tinrent  heurter  aux  portes  du  temple  de  Jupiter,  protestant  contre 
la  liberté,  demandant  un  empereur,  laissant  néanmoins  au  sénat  le 
soin  de  le  choisir,  parti  embarrassant  auquel  le  sénat  commençait  à 
se  résigner.  On  nommait  des  candidats;  Minucianus,  l'un  des  con- 
jurés et  beau-frère  de  Caïus,  nhésita  pas  à  s'offrir.  Les  consuls 
jaloux  traînaient  la  discussion  en  longueur;  le  sénat  était  refroidi, 
ennuyé,  divisé,  effrayé  aussi,  car  choisir  un  empereur,  c'était  plus 
que  jamais  déclarer  la  guerre. 

Chœrea,  cependant,  haranguait  ses  soldats,  vieux  croyans  à  la 
république,  ne  leur  pardonnant  pas  l'outrage  qu'ils  venaient  de  faire, 
disait-il,  à  la  dignité  du  sénat.  Les  soldats  répondirent  :  «  Un  em- 
pereur! n  Excepté  ceux  qui  devaient  régner  sous  la  liberté,  nul  ne 
voulait  être  libre.  — a  Mais  ce  Claude  est  un  imbécile;  autant  aime- 
rais-je  Cythicus,  le  cocher  du  cirque.  Vous  venez  d'avoir  un  prince 
fou,  vous  en  prenez  un  stupide.  »  —  ce  Nous  avons  un  empereur,  et 
un  empereur  sans  reproche;  irons-nous  donc  nous  entretuer,  gens 
du  même  pays  et  du  même  sang?  »  Ainsi  parla  un  soldat;  il  tira  son 
épée,  les  autres  suivirent,  et,  les  enseignes  hautes,  l'armée  du  sénat 
alla  se  joindre  à  celle  de  Claude. 

Ce  furent  alors  les  sénateurs  eux-mêmes  qui  désertèrent  le  parti 
du  sénat,  et  vinrent  l'un  après  l'autre  à  ce  terrible  camp  du  pré- 
toire. Les  soldats  les  y  reçurent  mal,  et  Claude  eut  grand*peine  à 
empêcher  qu'on  ne  les  massacrât.  Les  prétoriens  avaient  fait  un 


764  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

empereur  à  eux  seuls  et  malgré  le  sénat;  ils  voulaient  que  ce  fut  leur 
empereur  à  eux,  et  n'aimaient  pas  ces  tardifs  courtisans  de  leur 
victoire. 

Tout  marcha  donc  de  bon  accord  :  Claude  entra  dans  Rome,  décoré 
selon  l'usage,  par  le  sénat,  de  tous  les  titres  impériaux,  refusant, 
selon  l'usage,  ceux  qui  lui  parurent  trop  magnifiques.  Il  ordonna 
oubli  de  tout  ce  qui  s'était  passé  durant  ces  deux  jours,  et  lui-même, 
bon  homme  qu'il  était,  l'oublia.  Ghœrea ,  presque  seul,  fut  jeté 
comme  une  victime  aux  mânes  peu  considérés  de  Caïus.  Sabinus  se 
tua.  Chœrea,  conduit  au  supplice,  trouva  l'épée  du  soldat  trop  peu 
tranchante,  demanda  celle  dont  il  avait  frappé  Caïus,  et  mourut 
en  hardi  républicain.  Ce  courage ,  un  reste  d'idées  antiques,  toucha 
le  peuple;  quand  vint  le  jour  des  libations  pour  les  morts,  il  or- 
donna qu'on  en  fît  publiquement  pour  Chœrea,  et,  ce  qui  est  plus 
étrange,  demanda  aux  mânes  de  ce  vieux  tribun,  pardon  de  sa  propre 
ingratitude. 

Voilà  comment  échoua  cette  tentative  de  révolution.  En  racontant 
la  vie  et  la  fin  de  Caïus,  je  n'ai  guère  pu  que  rappeler  les  faits;  ils 
sont  si  étranges,  si  loin  de  nous,  ils  sont  devenus  si  impossibles, 
qu'en  vérité  on  ne  saurait  trop  quelle  réflexion  y  ajouter.  Nous  pre- 
nons toujours,  malgré  nous ,  notre  point  de  départ  de  ce  qui  nous 
louche,  de  notre  temps,  de  nos  mœurs,  de  notre  pays, -^quel rappro- 
chement est  possible  entre  ce  temps-là  et  le  nôtre?  Tibère  qui ,  lui, 
avait  un  système^  nous  a  rappeléle  comité  de  salut  public;  où  trouver, 
si  ce  n'est  à  Charenton,  un  analogue  à  Caligula?  Toute  philosophie 
en  histoire  travaille,  quoi  qu'elle  en  dise,  les  yeux  fixés  sur  son 
propre  siècle;  le  présent  est  pour  elle  le  grand  résultat  du  passé.  Ici, 
entre  le  présent  et  le  passé  quel  rapport  établir?  Quand  des  faits 
sont  hors  de  notre  sphère,  impossibles,  quoique  certains,  on  les 
raconte,  on  ne  les  juge  pas. 

Quelques  bienveillans  historiens  ont  eu  la  charité  de  nous  expli- 
quer cette  époque  et  cet  homme,  de  chercher  des  causes  profondes 
à  ce  que  je  me  permets ,  superficiel  que  je  suis ,  d'attribuer  à  la  pure 
et  complète  folie,  à  la  folie  de  Charenton  ;  de  découvrir  dans  Caïus  des 
vues,  une  pensée,  des  intentions  politiques  :  en  faisant  son  cheval 
consul,  il  avait  ses  desseins.  Je  m'avoue  incapable  de  pénétrer  à  une 
telle  profondeur;  tant  d'incohérence ,  de  contradiction,  de  décousu, 
(  pardonnez-moi  )  de  désiiltoirc  dans  la  vie  de  cet  homme ,  ne  me 
laisse  guère  comprendre  de  système  chez  lui.  L'absence  de  toute 
unité  dans  cotte  conduite  et  dans  cette  tète ,  celte  fanfaronnade  et 


LES   CESARS.  765 

cette  poltronnerie,  cet  amour  de  la  bouffonnerie  et  de  colères  beau- 
coup trop  sérieuses,  ces  meurtres  sans  motifs  et  ces  grâces  tout  aussi 
peu  motivées,  ont  frappé  les  écrivains  anciens  comme  moi:  Caïiis  est 
l'opposé  de  Tibère,  aussi  capricieux  que  l'autre  est  persévérant,  aussi 
fou  que  son  oncle  est  politique.  On  veut  faire  de  lui  le  protecteur 
des  provinces  contre  Rome,  et  il  pille  et  massacre  horriblement  dans 
les  Gaules;  —  l'ennemi  du  génie  romain,  et  il  porte  en  lui  ce  qui 
caractérise  le  mieux  ce  génie,  la  dureté  des  mœurs  et  les  inclinations 
sanguinaires.  C'est  un  Claudius,  âpre  et  sans  cœur  comme  ses  ancê- 
tres. A  ce  penchant  qu'il  tient  de  l'hérédité  et  de  la  nature,  la  suite 
de  sa  vie  n'a  ajouté  qu'une  seule  idée  nette,  celle  qu'il  lui  faut  de  l'ar- 
gent, et  que,  comme  disaient  nos  terroristes,  il  se  bat  monnaie  en 
place  de  Grève  ;  le  reste  de  l'homme  est  de  la  démence.  Voilà  mon 
interprétation,  un  peu  simple  et  un  peu  facile,  je  le  confesse. 

Et  cet  homme  pourtant  ne  fut  pas  seulement  supporté,  il  fut  aimé.  Il 
y  a  peut-être  une  loi  qui  veut  que  les  natures  les  plus  dépravées  aient 
un  côté  plus  tendre  par  lequel  elles  attirent  à  elles  des  natures  sou- 
vent meilleures.  Nous  avons  vu  le  juif  Agrippa  aller  la  nuit,  au  péril 
de  sa  vie,  donner  une  sépulture  aux  restes  de  son  maître.  Ses 
sœurs,  Julie  et  Agrippine,  bannies,  déshonorées  par  lui,  ne  re- 
vinrent de  leur  exil,  d'où  Claude  les  rappela,  que  pour  transporter 
les  cendres  de  leur  frère  dans  un  tombeau  plus  honorable.  Sa  femme 
Césonie  fut  plus  dévouée  encore,  femme  étrange  qui,  sans  être 
jeune,  sans  être  belle,  mère  déjà  de  trois  enfans,  avait  subjugué 
l'ame  de  Caïus,  et  dont  on  expliquait  l'empire  par  des  philtres  qui 
auraient,  en  même  temps,  assujetti  le  cœur  et  égaré  la  raison  du 
prince.  C'était  elle  qu'il  montrait  à  ses  soldats,  à  cheval,  ayant  le 
casque  et  la  chlamyde;  c'est  à  elle  qu'il  disait  dans  un  accès  d'amour 
sanguinaire  :  ^  Je  chercherai  dans  tes  entrailles,  comme  dans  celles 
d'une  victime,  la  raison  de  cet  amour  que  j'ai  pour  toi;  n  femme 
perdue  de  mœurs  et  ardente  de  débauche ,  qui  seule  avait  dompté 
cette  nature  de  loup  cervier,  cruelle  et  sauvage ,  sans  être  forte  et 
persévérante.  Après  la  mort  de  Caïus,  elle  resta  avec  sa  fille,  cou- 
chée auprès  du  corps  délaissé  de  son  mari,  toute  couverte  du  sang 
de  ses  plaies,  jusqu'à  ce  qu'on  vînt  pour  la  tuer.  Alors  elle  présenta 
sa  gorge  nue,  demanda  qu'on  se  hâtât,  et  mourut  avec  courage. 

Il  y  a  plus,  le  peuple,  au  moins  le  bas  peuple,  aimait  Caïus.  D'où 
venait  cet  amour?  il  est  inexplicable.  Mais  Caïus  avait  beau  lui  faire 
comprendre  que  ses  cruautés  et  ses  supplices  n'étaient  pas  du  tout 
un  privilège  réservé  à  l'aristocratie;  il  avait  beau  le  faire  jeter  à  la 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mer  à  Pouzzol,  l'affamer  à  Rome ,  l'accabler  d'impôts,  le  chasser 
du  cirque  à  coups  de  bâton,  ou  même  d'épée;  le  peuple,  en  femme 
qu'il  est,  s'obstinait  à  aimer  Gaïus.  Caïus ,  après  tout,  n'avait  que 
vingt-huit  ans;  on  l'avait  aimé  tout  enfant  comme  fils  de  Germanicus  : 
laissez-le  mûrir,  pensait  peut-être  le  peuple,  comme  ces  vieillards 
qui  attendent  patiemment  à  un  retour  vers  le  bien  le  jeune  homme 
qu'ils  ont  vu  naître,  tout  en  souffrant  de  ses  folies  de  jeunesse. 
C'était  un  enfant  gâté  par  la  mauvaise  éducation  des  Césars ,  blessé 
parla  rigueur  de  Tibère,  si  fou,  si  inconséquent,  si  grandiose  en 
certaines  choses,  si  ridicule  bouffon  en  d'autres,  si  curieux  à  voir, 
quoique  bien  rude  à  vivre  !  Aussi  y  avait-il  quelque  part ,  bien  bas 
sans  doute,  dans  la  populace ,  un  groupe  d'hommes  à  qui  il  plaisait, 
êtres  si  obscurs ,  si  cachés  dans  leurs  guenilles,  ayant  besoin  de  si 
peu,  qu'à  vrai  dire  ils  n'avaient  à  craindre  ni  à  souffrir  grand'chose 
d'un  empereur; — oisifs,  chevaliers  d'aventures,  devins,  Grecs, 
esclaves ,  tourbe  de  gens  qui  fourmillaient  à  vos  pieds  dans  Rome; 
qui ,  pauvres  et  nus ,  mais  vivant  sans  travailler,  prenaient  la  vie  en 
passe-temps ,  la  politique  en  spectacle,  César  en  comédien  ;  qui  trou- 
vaient Caïus  original ,  et  qui  l'aimaient. 

Pensez  aussi  à  l'absence  de  cette  moralité  presque  instinctive  qui 
nous  rend  souvent  meilleurs  que  nous  ne  voulons  être ,  et  qui  nous 
donne  enfin  quelque  horreur  des  crimes  mêmes  dont  nous  ne  souf- 
frons pas;  elle  était,  je  crois,  assez  peu  connue  de  ce  temps.  Un 
meurtre  commis  bien  loin  n'était  guère  qu'une  belle  histoire  à  conter  : 
les  brigandages  de  Caïus  dans  les  Gaules  étaient  pour  les  Romains 
quelque  chose  comme  un  roman  à  la  moderne,  et  les  Gaulois  devaient 
se  divertir  de  même  du  récit  des  proscriptions  de  Rome.  —  Aujour- 
d'hui, les  quatre  ans  pendant  lesquels  l'univers  se  plia  aux  caprices 
d'un  fou  à  lier  sont  pour  nous  de  la  mythologie  :  si  Galigula  eût  été  un 
prince  moderne,  six  mois  après  sa  maladie,  le  sénat,  le  parlement, 
les  cortès,  la  diète ,  ce  pouvoir  quelconque  qui  souvent  n'existe  pas 
dans  le  cours  ordinaire  des  choses,  mais  qu'on  retrouve  et  qu'on 
refait  dans  de  certaines  circonstances,  eût  nommé  une  régence,  dé- 
possédé le  souverain,  et  de  son  palais  l'eût  envoyé  à  Redlam.  Dans 
l'empire  il  n'y  avait  pas  même  pour  cela  assez  d'unité,  assez  d'esprit 
public ,  assez  de  cohésion  ;  l'isolement  et  l'égoïsme  faisaient  que  nul 
n'osait  se  mettre  en  avant  pour  tous,  incertain  s'il  serait  avoué  ou 
non,  s'il  serait  soutenu  ou  abandonné  :  le  pouvoir  restait  donc  à 
celui  qui  l'avait,  fût-il  fou,  fou  furieux,  fou  sanguinaire. 

C'est  que  depuis  ce  temps  le  monde  a  subi  une  grande  réforme,  la 


LES  CÉSARS.  767 

plus  grande  dans  l'histoire,  ou ,  pour  mieux  parler,  la  seule,  certai- 
nement unique  dans  le  passé,  certainement  unique  dans  l'avenir. 
Sous  Caïïis ,  cette  réforme  était  pourtant  commencée  ;  ceux  qui  l'en- 
treprenaient ne  faisaient  pas,  il  est  vrai,  parler  d'eux  ,  ils  n'avaient 
pas  débuté  par  un  coup  d'éclat  comme  Luther,  ni  par  quelque  livre 
emphatique  comme  Rousseau  :  c'étaient  des  Grecs  ou  des  Juifs,  pau- 
vres, affranchis,  en  bonne  partie  esclaves,  se  réunissant  dans  des 
greniers  à  la  lueur  de  quelques  mauvaises  lampes  ;  peu  civilisés* 
puisqu'ils  parlaient  un  latin  barbare  ou  un  grec  impur,  vêtus  de 
pauvres  tuniques,  et  faisant  en  commun  de  maigres  repas;  point 
encore  persécutés,  parce  qu'ils  n'étaient  pas  connus,  et  à  qui  l'his- 
toire, avant  le  temps  de  Néron,  n'accorde  que  cette  fautive  et  dédai- 
gneuse mention  :  (f  Claude  chassa  les  Juifs  qui,  excités  par  Christ, 
causaient  à  Rome  des  troubles  perpétuels.  » 

Le  reste  du  monde ,  cependant,  supportait,  sans  entrevoir  rien  de 
meilleur,  ou  du  moins  sans  rien  attendre  que  du  caprice  d'un  homme , 
le  règne  de  tous  ces  Claudius,  métamorphosés  en  Césars,  race  dégé- 
nérée, chez  qui  la  dureté  sabine  des  anciens  Appius  était  devenue  un 
amour  effréné  du  sang  ;  — le  règne  de  Tibère,  deCaligula,  de  Claude, 
de  Néron.  Ce  monde,  pourtant,  était  le  dernier  résultat  de  la  civili- 
sation antique  :  le  génie  des  nations  primitives ,  l'esprit  des  Grecs ,  la 
politique  des  Romains ,  n'avaient  si  long-temps  élaboré  la  société  que 
pour  en  venir  à  ce  progrès  suprême  ;  c'était  là  ce  qu'avait  produit 
l'unité  sociale  des  pays  civilisés,  ce  but  si  désiré  des  philosophes,  si 
laborieusement  atteint  par  la  politique.  L'humanité  avait  par  devers 
elle  le  fruit  des  travaux  des  plus  grandes  et  des  plus  belles  intelli- 
gences :  dans  l'ordre  social,  les  coaquctes  vivifiantes  d'un  Alexandre 
et  d'un  César;  dans  l'ordre  intellectuel,  les  inspirations  d'un  Pytha- 
gore,  d'un  Socrate  et  d'un  Platon.  L'empire  avait  à  sa  disposition 
{admirables  instrumens  de  la  pensée)  les  deux  langues  qui  avaient 
triomphé,  l'une  de  l'Occident,  l'autre  de  l'Orient  ;  les  orateurs  par- 
laient grec  dans  les  Gaules,  comme  les  préteurs  parlaient  latin  à  An- 
tioche  :  la  Grèce  et  Rome,  en  venant  se  réunir,  avaient  amené  chacune 
son  côté  du  monde  avec  elle.  La  plus  belle  poésie, — un  Virgile  et  un 
Homère ,  — était  enseignée  d'un  bout  du  monJe  à  l'autre  ;  l'art  était 
arrivé  à  sa  perfection. 

Ces  gens-là  étaient  de  plus  des  gens  civilisés,  ou  du  moins  ce  que 
nous  appelons  ainsi.  La  civilisation,  il  est  vrai,  ne  s'étendait  pas  à  tous; 
il  faut  toujours,  quand  on  parle  de  l'antiquité,  mettre  à  part  les  es- 
claves. Mais  quant  au  reste,  je  me  permets  de  croire  que  malgré  tout 


768  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

notre  progrès,  ils  étaient  encore ,  en  fait  de  comfoi  table,  de  luxe,  de 
commodité,  en  avant  de  nous.  Voyez  seulement  (  je  ne  parle  pas  des 
riches)  le  petit  peuple  deiRome  assistant  pour  rien  à  des  spectacles 
dont  la  magnificence  nous  passe,  se  baignant  pour  rien  dans  des 
thermes  magnifiques  (on  en  comptait  plus  de  800  à  Rome),  se  prome- 
nant pour  rien  dans  de  beaux  portiques  où  venaient  en  hiver  se  ras- 
sembler les  rayons  du  soleil ,  ne  travaillant  pas ,  nourri  gratuitement 
par  ses  empereurs,  oisif  et  redouté  comme  un  roi  d'Asie.  Ce  devait 
être  bien  autre  chose  encore  chez  les  heureux  de  l'époque,  qui  avaient 
leurs  mille  sesterces  à  dépenser  à  un  repas;  qui  eût  été  assez  fou  pour 
imposer  une  vie  politique  à  ces  personnes  si  délicates,  si  comfortable- 
ment  choyées  dès  leur  enfance,  qui  craignaient  le  chaud  et  le  froid , 
la  faim,  le  vent,  le  soleil;  pour  qui  la  toge  était  trop  lourde,  la  chaus- 
sure romaine  trop  étroite,  à  qui  il  fallait  des  sandales  et  une  robe  de 
soie  presque  transparente,  qui  en  été  se  tenaient  la  main  fraîche  en 
maniant  un  pommeau  de  cristal ,  qui  avaient  trouvé  le  moyen  (  et  un 
moyen  bien  étranger  à  nos  mœurs  )  pour  faire  cinq  repas  en  un  jour  : 
gens  ayant  des  esclaves  propres  à  tout,  depuis  la  poésie  jusqu'à  la  cui- 
sine, depuis  les  grandes  affaires  jusqu'au  balayage  de  la  maison,  dis- 
pensés par  là  de  tout  soin  domestique  ,  pouvant  perdre  leur  temps 
au  Forum,  aux  basiliques,  au  Champ-de-Mars,  aux  bains  surtout, 
lieu  d'assemblée,  de  conversation,  de  lecture!  Dieux  de  la  société 
si  le  peuple  en  était  roi,  mais  dieux  fainéans  comme  ceux  d'Epicurel 
Mais  à  quoi  servait  ce  double  perfectionnement  de  l'intelligence  ei 
de  la  vie  matérielle  sous  un  Caïus  çu  un  Tibère,  qui  pouvait  au  premier 
jour  de  mauvaise  humeur  vous  envoyer  dire  de  vous  mettre  au  bain 
etd'ouvrir  vos  veines?  La  plus  grande  partie  de  l'humanité  était  donc 
toujours  souffrante,  l'humanité  toute  entière,  sans  parler  de  bien  des 
souffrances  que  nous  pourrions  rechercher  et  d'autres  que  nous  ne 
connaissons  pas ,  était  au  moins  sans  cesse  menacée;  enfin  ,  le  règne 
d'un  homme  en  délire  n'était  ni  chose  invraisemblable,  ni  chose  im- 
possible :  c'était  chose  réelle  et  éprouvée.  Est-ce  donc  que  la  civilisation 
ne  serait  point  seulement  dans  le  perfectionnement  de  la  vie  maté- 
rielle, ni  même  dans  le  développement  de  l'intelligence?  —  Après  y 
avoir  bien  réfléchi ,  je  ne  la  ferais  pas  consister  dans  les  chemins  de 
fer ,  les  diligences,  les  beaux  poèmes,  les  beaux  édifices,  les  beaux 
tableaux  et  le  coton  à  bon  marché;  je  la  reconnaîtrais  dans  ces  deux 
choses:  au  dedans  de  l"homme,la  pureté  des  croyances;  audehori^, 
l'esprit  d'humanité. 

F.  1»E  ClïAMPAGNY. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


!4  décembre  183T. 


A  peine  complétée  par  les  élections  de  la  Corse  et  dci  Ploërmel,  la  nouvelle 
chambre  des  députés  a  déjà  un  vide  à  combler  dans  ses  rangs,  par  la  mort 
de  M.  Semerie,  compatriote  et  ami  de  M.  Thiers,  M.  Semerie,  jeune  encore, 
avait  succédé  ,  comme  procureur-général  d'Alger,  à  M.  Pvéalîier-Dumas, 
qui  occupe  aujourd'hui  les  mêmes  fonctions  en  Corse,  et  qui  a  cessé  de  faire 
partie  de  la  chambre.  Le  ministère  n'a  pas  encore  remplacé  M.  Semerie 
dans  la  direction  du  parquet  d'Alger,  qui  devient  de  jour  en  jour  plus  im- 
portante, à  mesure  que  la  domination  française  s'affermit  et  s'enracine  dans 
la  régence,  et  que  le  vœu  d'une  occupation  large,  féconde,  progressive,  se 
prononce  de  toutes  parts  avec  une  irrésistible  énergie. 

Les  chambres  vont  donc  s'ouvrir;  les  partis  vont  donc  se  trouver  en  pré- 
sence; tous  les  calculs  de  majorité,  d'opposition,  d'équilibre,  de  centre 
droit  et  de  centre  gauche,  auxquels  on  se  livre  depuis  un  mois,  vont  subir 
la  décisive  épreuve  du  scrutin,  et  on  va  savoir,  pour  quelque  temps  du 
moins,  de  quel  côté  souffle  le  vent  de  la  puissance  parlementaire.  Nous 
croyons,  nous,  que  ce  sera  légèrement  à  gauche;  d'autres,  il  est  vrai,  disent 
non,  mais  pour  l'avenir  seulement,  à  ce  qu'il  paraît,  car  pour  le  passé  ils 
adoptent  pleinement  la  marche  que  le  vaisseau  ministériel  a  suivie  suus 
cette  influence.  Amnistie,  dissolution  de  la  chambre,  abandon  de  la  loi 
d'apanage ,  des  lois  de  déportation  et  de  non-révélation,  adoucissement  gé- 
néral du  système  de  résistance;  tout  cela,  ils  l'approuvent,  et  s'ils  ne  l'ont 
pas  fait,  vraiment  ils  en  sont  au  désespoir,  et  il  y  a  de  quoi.  C'est  toujours 
quelque  chose  de  gagné;  et  puisqu'on  s'exécute  maintenant  de  si  bonne 
grâce,  il  n'y  aura  pas  de  récriminations  à  essuyer  contre  une  politique  sanc- 
tionnée par  l'approbation  de  ceux-là  mêmes  qu'elle  condamne.  Aussi  doit-on 
s'attendre  à  les  voir  s'applaudir  les  premiers  de  la  situation  dont  le  minis- 
tère ne  manquera  pas  de  retracer  le  tableau  dans  le  discours  de  la  couronne. 
Jamais  il  n'y  aura  eu  dans  une  chambre  de  députés  plus  de  monde  satisfait 
à  la  fois. 

TOME  XII.  '  49 


770  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  conseillons  au  centre  gauche  de  rendre  à  son  voisin  le  centre  droit 
politesse  pour  politesse,  et  de  ne  pas  être  exclusif  dans  la  première  ques- 
tion sur  laquelle  la  chambre  devra  se  dessiner,  celle  des  vice-présidences 
et  de  l'organisation  du  bureau.  Agir  autrement,  ce  serait  se  montrer  aussi 
intolérant  dans  un  sens  que  les  doctrinaires  l'étaient  dans  un  autre,  et, 
disons  plus,  ce  serait  une  faute  de  tactique;  car  maintenant  la  supériorité 
étant  acquise  au  centre  gauche,  comme  elle  appartenait  précédemment  au 
centre  droit,  il  lui  convient  d'attirer  et  d'absorber  en  lui  tout  ce  qui  est 
susceptible  d'entrer  dans  la  maprité  dont  il  doit  incontestablement  former 
le  noyau? 

On  se  demande  quel  parti  prendra  le  ministère  dans  toutes  ces  questions, 
quels  candidats  il  adoptera  plus  directement  comme  les  siens.  Evidemment 
il  ne  sera  pas  exclusif  ;  il  ne  le  peut ,  ni  ne  le  doit.  Encore  moins  croyons- 
nous  qu'il  ait  l'intention  de  se  jeter  complètement  à  droite.  Certains  rap- 
prochemens,  qui  ont  fait  beaucoup  de  bruit,  ne  peuvent  aller  jusque-là  sans 
imprudence,  et  nous  supposons  qu'ils  témoignent  plutôt  de  la  force  du  mi- 
nistère que  de  ses  craintes.  On  lui  rend  hommage  en  venant  à  lui,  et  c'est 
assez  pour  lui  d'accueilHr  ceux  qui  se  rallient  à  son  drapeau.  Ils  n'ont  pas 
de  conditions  à  lui  faire,  ils  ne  peuvent  qu'accepter  les  siennes.  D'ailleurs  la 
vérité  des  situations  ne  se  change  pas  au  gré  de  l'homme  d'état.  Elles  domi- 
nent ses  volontés  ou  ses  caprices;  elles  lui  font  la  loi  et  lui  montrent  la 
route;  s'il  n'y  entre  pas,  il  perd  de  sa  force  et  prépare  lui-même  sa  chute. 
Nous  comprenons  que  le  ministère  ait  à  cœur  de  gagner,  parmi  ses  anciens 
ennemis,  telle  capacité  financière,  telle  spécialitité  économique  dont  l'appui 
lui  serait  utile  dans  une  discussion  embarrassante.  Rien  de  mieux  assuré- 
ment :  c'est  de  la  politique,  et  pour  s'être  heurté  une  fois  ensemble  sur  le 
chemin  des  affaires',  on  ne  doit  pas  rester  éternellement  ennemis.  Mais  il  ne 
faut  pas  non  plus  retourner  en  arrière  pour  relever  celui  qu'on  a  renversé. 
Si  l'on  se  retrouve,  tant  mieux;  mais  on  ne  doit  pas  se  rechercher.  C'est 
un  aveu  d'impuissance  ou  de  faiblesse  que  les  partis  et  les  ministères,  qui 
sont  toujours  des  partis ,  bon  gré  mal  gré,  ne  font  pas  impunément. 

La  situation  du  ministère  est  bonne,  on  ne  saurait  le  nier.  Cependant  elle 
a  ses  difficultés  naturelles  au  début  d'une  session,  et,  qui  plus  est,  au  début 
d'une  législature  nouvelle.  Ces  difficultés  proviennent  surtout  de  l'incerti- 
tude d'esprit  où  l'on  peut  supposer  qu'arriveront  à  la  chambre  les  nouveaux 
députés,  qui  en  forment  à  peu  près  le  tiers.  Mais  il  y  a  pour  le  ministère  un 
moyen  de  fixer  l'irrésolution  de  tous  ceux  qui  n'ont  pas  de  parti  pris,  et 
c'est  le  plus  grand  nombre.  Le  moyen,  c'est  que  le  ministère  marque  tout 
d'abord  très  nettement  sa  propre  position,  et  cela  conformément  à  son  passé. 
Qu'il  hésite,  qu'il  attende  l'impulsion,  qu'il  semble  avoir  besoin  de  cer- 
taines alliances,  on  le  croira  faible,  on  le  croira  dominé;  il  y  aura  confusion 
dans  les  idées,  et  personne  ne  saura  plus  à  quoi  s'en  tenir.  Eh  bien  !  nous 
croyons  que  cette  position  sera  hautenient  prise  dans  le  discours  de  la  cou- 
ronne, et  que  tout  le  monde  y  pourra  reconnaître  un  plan  de  politique  biea 
arrêté,  à  tendances  libérales  pour  le  dedans,  nationales  pour  le  dehors. 

Au  reste,  il  se  pourrait  faire  que  l'année  atteignît  son  dernier  jour,  sans 
que  la  chambre  fat  définitivement  constituée.  La  vérification  des  pouvoirs 
demandera  beaucoup  plus  de  temps  qu'à  l'ordinaire,  à  cause  du  grand- 


REVUE. — CHRONIQUE.  771 

nombre  de  nouveaux  députés  qui  auront  à  produire  leurs  titres,  et  des  élec- 
tions contestées  qui  soulèveront  certainement  des  discussions  assez  vives. 

En  attendant,  le  ministère  s'occupe  d'élaborer  divers  projets  de  lois  d'in- 
térêts matériels,  parmi  lesquels  on  en  cite  un  sur  la  réduction  du  timbre 
des  journaux.  M.  de  Montalivet  et  le  ministre  des  finances  doivent  appeler 
les  gérans  des  principaux  journaux  à  concourir  à  la  rédaction  de  ce  projet 
de  loi,  qui  cette  fois  ne  sera  pas  conçu  en  haine  de  la  presse,  ainsi  que  le 
voulait,  sous  le  ministère  du  6  septembre,  un  jeune  sous-secrétaire  d'état 
fort  acharné  contre  le  vieux  journalisme  ,  comme  on  disait  alors ,  et  qui  dé- 
veloppait avec  chaleur  ses  idées  sur  l'abolition  du  timbre,  uniquement 
pour  tuer  la  vieille  presse,  qui  lui  a  pourtant  pardonnée  avec  une  si  tou- 
chante abnégation.  Les  chambres  auront  aussi  à  consacrer,  par  le  vote  des 
allocations  nécessaires,  quelques-uns  des  chang'emens  que  plusieurs  minis- 
tres ont  faits  dans  l'intérieur  de  leurs  départemens,  et  les  améliorations  in- 
troduites par  M.  de  Salvandy  dans  l'enseignement  supérieur.  On  n'a  pas 
rendu  aux  efforts  du  ministre  de  l'instruction  publique  la  justice  qu'ils 
méritent,  ni  reconnu  toute  la  sollicitude  qu'ils  attestent  pour  les  progrès 
de  la  science,  dans  la  direction  qu'ont  prise  les  hautes  études.  Ainsi  trois 
chaires  nouvelles  viennent  d'être  instituées  par  ses  soins,  l'une  au  Collège 
de  France,  l'autre  à  la  Faculté  des  Sciences,  la  troisième  à  la  Faculté  de 
Droit,  et  confiées  à  des  hommes  spéciaux,  dont  le  choix,  celui  des  deux 
premiers  surtout,  a  mérité  l'approbation  générale.  M.  de  Salvandy  a  donné 
celle  de  mécanique  expérimentale  à  M.  Poncelet,  de  l'Académie  des  Scien- 
ces, et  celle  de  l'histoire  naturelle  des  corps  organisés  à  M.  Duvernoy,  doyen 
de  la  Faculté  des  sciences  de  Strasbourg  et  collaborateur  de  Cuvier.  La 
troisième  est  la  chaire  de  législation  pénale  comparée.  Nous  ne  saurions 
trop  encourager  M.  de  Salvandy  à  porter  sur  des  créations  de  ce  genre 
l'activité  d'esprit  dont  il  a  fait  preuve  depuis  qu'il  a  recueilli  l'héritage  de 
M.  Guizot. 

Il  a  transpiré  jusqu'ici  fort  peu  de  chose  d'un  complot  que  nous  avons  lieu 
de  croire  assez  informe  et  encore  éloigné  heureusement  de  sa  maturité, 
contre  les  jours  du  roi.  Une  haine  fanatique  et  qui  a  survécu  à  l'amnistie, 
ce  grand  acte  de  clémence  et  de  sagesse, couronné  d'ailleurs  de  si  heureux 
fruits,  aurait  poussé  un  homme  obscur  à  faire,  sous  un  faux  nom,  succes- 
sivement plusieurs  voyages  en  Angleterre  pour  y  appliquer  à  la  construction 
d'une  nouvelle  machine  infernale  les  prodigieuses  ressources  de  l'industrie 
la  plus  avancée,  et  ce  serait  un  dessin,  trouvé  par  hasard  dans  un  porte- 
feuille égaré,  qui  aurait  mis  l'autorité  sur  les  traces  du  projet  régicide.  Nous 
ignorons  jusqu'à  quel  point  les  découvertes  qu'ont  dû  am.ener  les  arresta- 
tions faites  depuis  quelques  jours,  peuvent  être  sérieuses;  mais  nous  croyons 
que  si  elles  ont  mis  le  gouvernement  dans  le  secret  de  vœux  et  d'espérances 
coupables,  elles  ne  lui  ont  pas  fourni  assez  de  moyens  pour  établir  la  culpa- 
bilité actuelle  de  ceux  que  la  tranquillité  publique  condamne  à  se  repaître 
de  leurs  impuissantes  illusions.  Irons-nous,  à  ce  propos,  déclamer  contre 
notre  temps?  à  Dieu  ne  plaise!  Toutes  les  révolutions  laissent  les  mêmes 
passions,  les  mêmes  dangers,  les  mêmes  ressentimens  après  elles,  et  il  ne 
faut  connaître  ni  l'humanité,  ni  l'histoire,  pour  imputer  exclusivement  à 
notre  siècle  ce  qui  est  de  tous  les  temps. 

49. 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  parlement  anglais  sera  probablement  sur  le  point  de  se  séparer  au  mo- 
ment  où  nos  chambres  se  réuniront,  et  dans  cette  courte  session  il  aura  été 
saisi  des  questions  les  plus  graves,  il  aura  offert  les  luttes  les  plus  animées. 
Déjà  le  ministère  de  lord  Melbourne  a  obtenu  plusieurs  votespoliliques  d'une 
haute  importance  et  gagné  la  bataille  toutes  les  fois  qu'il  l'a  engagée  ou  ac- 
ceptée. Sa  dernière  victoire  est  celle  qu'il  a  remportée  dans  la  question  des 
pensions  accordées  par  la  couronne,  et  il  y  a  eu  de  sa  part  autant  d'habileté 
que  de  raison  à  donner  spontanément  cette  satisfaction  à  l'opinion  publique 
sur  un  des  points  qu'elle  a  le  plus  vivement  pris  à  cœur.  Dans  la  discussion  de 
l'adresse ,  le  chancelier  de  l'échiquier  avait  promis  de  faire  lui-même  sur  les 
pensions  de  la  liste  civile,  jusqu'à  présent  respectées  à  chaque  changement  de 
règne,  une  proposition  qui  atteindrait  le  but  auquel  tendaient  depuis  plu- 
sieurs années  tous  les  efforts  des  radicaux,  et  consacrerait  l'intervention 
du  parlement  dans  la  distribution  des  faveurs  de  la  cour.  C'est  la  pro- 
messe qu'il  est  venu  accomplir  en  demandant  à  la  chambre  des  communes 
la  formation  d'un  comité  d'enquête  et  d'examen  sur  les  pensions,  dont 
le  chiffre  est  considérable,  et  qui  ne  sont  pas  toujours  très  convenablement 
placées ,  s'il  faut  en  croire  des  rumeurs  peut-être  exagérées,  mais  au  moins 
fort  accréditées  dans  le  public.  Ce  qui'est  incontestable,  c'est  que  l'aristo- 
cratie anglaise  a  largement  exploité  la  faveur  et  la  générosité  du  souverain 
depuis  l'avènement  de  George  III  à  la  couronne,  et  de  plus,  que  la  longue 
domination  des  tories  a  naturellement  donné  aux  libéralités  royales  une  di- 
rection politique  fort  avantageuse  pour  les  plus  illustres  familles  de  ce  parti. 
On  trouvera  sans  doute  sur  la  liste  des  pensions  un  certain  nombre  de  récom- 
penses bien  méritées  et  qui  répondent  à  des  services  réels  ;  mais  souvent  elles 
en  dépasseront  la  valeur,  et  la  grandeur  des  fortunes  qu'elles  viennent  ac- 
croître ,  leur  donnera ,  de  la  part  du  souverain  qui  les  accordait ,  le  caractère 
d'une  prodigalité  condamnable ,  et  de  la  part-du  lord  opulent  qui  les  accep- 
tait, celui  d'une  avidité  scandaleuse.  Les  tories  ont  opiniâtrement  disputé 
le  terrain  et  réuni  toutes  leurs  forces  contre  la  proposition  du  chancelier  de 
l'échiquier,  qui  n'en  a  pas  moins  été  adoptée  par  une  majorité  triomphante 
de  soixante- deux  voix. 

Le  ministère  a  présenté  aussi  le  nouveau  bill  de  réforme  des  corporations 
municipales  d'Irlande,  question  de  vie  ou  de  mort  pour  lui,  et  qui  servira 
de  pierre  de  touche  aux  dispositions  conciliantes  que  l'on  attribue  à  la  majo- 
rité de  la  chambre  des  lords.  Aucune  alliance  n'est  possible  entre  les  tories 
libéraux  et  les  whigs conservateurs,  si  cette  mesure  et  celle  de  la  commu- 
tation des  dîmes,  avec  le  fameux  principe  de  l'appropriation  qui  a  renversé 
le  ministère  de  sir  Robert  Peel,  ne  sont  préalablement  accordées  au  cabinet 
Melbourne;  mais  quand  il  aura  une  fois  obtenu  ces  deux  gages,  il  pourra 
dérinitivement  rompre  avec  les  radicaux  et  retrouver  sur  les  bancs  de  l'an- 
cienne opposition  les  alliés  qu'il  perdra  sur  ceux  do  son  ancienne  majorité. 
O'Connell  môme,  à  peu  près  satisfait  pour  son  Irlande,  continuerait  peut- 
être  à  l'appuyer  ou  garderait  au  moins  beaucoup  de  ménagemens  avec  lui, 
et  l'Angleterre  se  reposerait  quelque  temps  dans  cette  réforme  parlemen- 
taire que  lord  John  Russell  proclame  une  mesure  finale ,  tandis  que  de  nom- 
breux mecliiigs  en  demandent  la  réforme.  C'est  lord  John  Russell  qui  a 
raison  :  non  pas,  certes,  qu'il  n'y  ait  encore  beaucoup  à  faire,  beaucoup  à 
réformer,  beaucoup  à  détruire  ou  à  refondre  en  Angleterre;  mais  le  parle- 


REVUE. — CHRONIQUE.  773 

ment,  tel  qu'il  est  consti  lue,  suffit  à  la  tâche,  et  pour  apprécier  les  services 
qu'il  peut  rendre  à  la  cause  du  progrès,  de  la  justice  et  de  l'égalité,  il  n'y 
a  qu'à  voir  ceux  qu'il  lui  a  déjà  rendus.  Ce  serait  une  belle  histoire  à  faire 
que  celle  des  immenses  améliorations  introduites  eu  quelques  années  dans 
toutes  les  instituti.ms  de  l'Angleterre.  Administration,  finances,  législation 
du  paupéri  sme,  régime  industriel ,  liberté  commerciale,  liberté  municipale, 
liberté  religieuse ,  tout  s'est  ressenti  de  l'impulsion  donnée  par  la  réforme 
parlementaire  ,  fille  elle-même  de  la  révolution  de  juillet.  Les  whigs  peuvent 
justement  s'en  enorgueillir,  car  ils  ont  bien  mérité  de  leur  patrie  et  de  l'hu- 
manité. Cette  vieille  société  anglaise,  dont  les  plaies  sont  ainsi  une  à  une 
soudées  et  montrées  au  grand  jour,  était  cependant  bien  puissante.  Avec  tous 
ces  vices  au  fond  du  cœur,  ces  inégalités,  ces  privilèges  absurdes,  ces  rè- 
glemens  vexatoires  ou  barbares,  elle  a  soutenu,  contre  la  révolution  fran- 
çaise et  l'empire ,  une  lutte  gigantesque  d'un  quart  de  siècle,  et  elle  a  eu  le 
dernier  mot,  tant  il  est  vrai  que,  dans  un  état  vigoureusement  organisera 
puissance  extérieure  n'a'frien  de  commun  avec  la  bonté  des  institutions, 
quant  au  bonheur  et  à  la  liberté  des  individus. 

L'Angleterre  pourrait  ]bien  être  appelée  au  premier  jour  à  faire  un  essai 
de  ses  forces  contre  une  colonie  de  plus  en  plus  rebelle  à  ses  lois.  L'agitation 
menaçante  qui  se  propage  dans  le  Bas-Canada,  prend  le  caractère  le  plus 
grave;  et  ce  qui  prouve  que  le  ministère  anglais  en  voit  les  progrès  avec  in- 
quiétude, c'est  qu'il  adopte  des  mesures  militaires  et  songe  à  nommer  gou- 
verneur le  lieutenant-général  sir  John  Colborne,  c'est-à-dire  apparemment 
à  concentrer  tous  les  pouvoirs  entre  les  mains  du  commandant  des  troupes. 
Il  y  a  eu  récemment  à  Montréal  une  rixe  sérieuse  entre  le  parti  canadien 
et  le  parti  anglais  ,  qui  a  révélé  l'existence  d'une  association  contre  le  gou- 
vernement, pour  servir  les^projets  des  séparatistes;  car  aujourd'hui  on  ne 
saurait  douter  qu'il  n'y  ait  dans  la  population  canadienne  un  mouvement 
d'opinion  qui  la  pousse  à  l'indépendance,  puisqu'elle  réclame  des  droits  qui 
annuleraient  de  fait  l'autorité  de  la  métropole.  Les  Canadiens  se  plaignent 
de  l'inégale  répartition  des  emplois,  qui  constitue  en  faveur  des  Anglais  une 
espèce  de  monopole;  ils  se  plaignent  de  l'opposition  constante  du  conseil  lé- 
gislatif, dont  les  membres  sont  nommés  par  la  couronne,  à  tous  les  vœux  de 
la  chambre  d'assemblée ,  qui  émane  de  l'élection;  ils  se  plaignent  encore  de 
la  partialité  du  conseil  exécutif^,  composé  de  trente-cinq  membres,  aussi  à 
la  nomination  de  la  couronne,  et  de  l'organisation  vicieuse  du  pouvoir  judi- 
ciaire. Si  l'on  avait  des  informations  plus  complètes  sur  l'ensemble  de  la 
question ,  il  est  probable  qu'à  côté  des  griefs  politiques  on  en  trouverait  qui 
se  rattachent  à  la  législation  des  rapports  commerciaux.  Mais  aucune  puis- 
sance n'a  d'agens  consulaires  dans  les  colonies  anglaises  ;  et,  malgré  la  liberté 
de  la  presse ,  on  ne  connaît  qu'imparfaitement  les  détails  de  la  querelle  entre 
le  Canada  et  le  gouvernement  britannique.  La  situation  actuelle,  sans  parler 
des  désordres  matériels  et  de  l'agitation  qui  se  manifeste  partout,  est  une 
situation  violente  et  extra-légale,  en  .ce  que  l'assemblée  législative  refuse 
les  subsides  depuis  plusieurs  années,  n'est  plus  réunie  que  pour  la  forme, 
et  oblige  chaque  fois  le  gouverneur,  par  sa  turbulence  et  la  vivacité  de  son 
langage,  à  la  renvoyer  au  bout  de  quelques  séances.  En  attendant  la  fin  d'un 
pareil  état  de  choses,  les  officiers  de  la  couronne  ne  sont  pas  payés ,  et  toutes 
les  affaires  dans  lesquelles  il  faut  que  l'assemblée  législative  intervienne, 


774  REV^UE   DES  DEUX  MONDES. 

sont  forcément  suspendues.  Mettre  un  terme  à  cette  lutte,  pourvoir,  sans 
le  concours  de  l'assemblée  législative  ,  aux  frais  d'administration  de  la  pro- 
vince, tel  était  le  but  des  résolutions  que  lord  John  Russell  a  fait  adopter, 
dans  la  dernière  session ,  par  la  chambre  des  communes.  Mais  elles  n'ont  pas 
obtenu  force  de  loi ,  parce  que  la  chambre  des  lords  n'a  pas  eu  le  temps  de 
les  discuter,  et  c'est  à  leur  seule  annonce  que  le  mécontentement  des  Cana- 
diens s'est  traduit  en  actes  plus  expressifs,  qui  ont  à  leur  tour  provoqué  des 
rigueurs  nouvelles  de  la  part  du  gouvernement. 

Le  ministère  anglais  se  trouve  sans  doute  fort  embarrassé  de  l'attitude  que 
prend  la  plus  belle  moitié  du  Canada.  Cependant  il  ne  paraît  pas,  jusqu'ici, 
disposé  à  essayer  de  quelques  concessions  pour  y  rétablir  le  calme;  et  peut- 
être,  sans  trop  le  savoir,  au  lieu  de  se  poser  comme  arbitre  impartial  entre 
deux  nationalités  jalouses,  est-il  resté  sous  l'influence  exclusive  de  l'une  des 
deux,  qui  défend  ses  privilèges  avec  d'autant  plus  d'opiniâtreté  qu'elle  se 
sent  la  plus  faible. 

Le  côté  politique  de  la  question  d'Espagne  a  repris  toute  son  importance 
depuis  l'ouverture  de  la  nouvelle  session  des  cortès,  ainsi  que  le  faisaient 
pressentir  l'esprit  des  élections  et  le  discours  de  la  reine  régente.  Le  parti 
modéré  ne  pouvait  pas  rentrer  dans  les  affaires  sans  remuer  aussitôt,  à  tort 
ou  à  raison ,  les  idées  et  les  espérances  qui  se  sont  identifiées  avec  lui ,  et 
que  l'on  doit  regarder  comme  la  base  de  sa  politique.  S'appuyer  sur  la 
France,  en  invoquer  les  secours,  demander  une  plus  large  interprétation 
du  traité  de  la  quadruple  alliance,  faire  valoir  le  triomphe  de  ses  opinions, 
le  rétablissement  de  Tordre  et  de  la  discipline ,  l'effacement  des  tristes  sou- 
venirs de  la  Granja,  la  reprise  des  erremens  du  ministère  Isturitz,  tels  de- 
vaient être  l'attitude  et  le  langage  du  parti  modéré.  Il  l'annonçait  lui-même 
à  Madrid  avant  la  réunion  des  cortès,  et,  dès  leurs  premières  séances,  il  a 
ainsi  développé  ses  vues  et  marqué  sa  position.  Mais  en  même  temps  il  a  eu 
bien  soin  d'éloigner  toute  apparence  de  réaction,  d'abjurer  le  statut  royal, 
de  constater  solennellement  que  la  constitution  de  1837  avait  réalisé  ses 
désirs,  et  qu'il  l'adoptait  entièrement^,  sans  arrière-pensée  de  modification 
ou  de  réforme.  Cette  conduite  du  parti  modéré  est  aussi  habile  dans  l'in- 
térêt de  sa  propre  cause  qu'elle  est  sage  dans  l'intérêt  de  l'Espagne.  Il  a 
brisé  par  là  une  des  armes  les  plus  dangereuses  employées  contre  lui  par 
ses  adversaires,  qui  n'avaient  cessé  de  le  freprésenter  comme  attaché  au 
principe  d'une  charte  octroyée  et  contraire  à  celui  d'une  constitution  libre- 
ment débattue  entre  la  nation  et  le  souverain.  Maintenant  c'est  une  res- 
source qui  manque  au  parti  exalté,  sous  l'empire  duquel  a  été  faite  cette 
même  constitution  de  1837.  Ses  rivaux  se  sont  placés  sur  son  terrain,  et, 
hâtons-nous  de  le  dire,  ils  s'y  sont  placés  de  bonne  foi.  Agir  autrement, 
c'eût  été  de  la  maladresse  et  de  l'mgratitude;  car  la  première  application 
d'une  loi  fondamentale,  votée  sans  leur  concours,  leur  a  été  trop  favorable 
pour  qu'ils  n'aient  pas  da  s'empresser  de  s'y  rallier  franchement,  et  d'autant 
mieux  que  le  triomphe  de  l'opinion  modérée  dans  les  élections  n'est  pas  un 
effet  du  hasard,  mais  provient  certainement  du  principe  de  l'élection  directe, 
substitué  aux  trois  degrés  de  la  constitution  de  1812. 

Le  parti  modéré  se  trouve  donc  pour  l'Espagne  et  pour  lui-môme  dans 
une  excellente  position.  Il  n'est  pas  responsable  du  mal  qui  s'est  fait,  de 
rexlensioD  qnc  la  unerre  civilt'  a  prise  dans  le  cours  des  deux  dernières 


REVUE.  —  CUROJ^iOUE.  775' 

années,  et  il  se  crée  un  niêiite  aux  yeux  du  pays,  en  aUuptaut  coaime  déii- 
nitif  son  état  légal,  avec  plus  de  sincérité  peut-être  qu'un  certain  nombre 
de  ceux  qui  ont  voté  la  constitution.  Voyons  maintenant  ce  qu'il  peut  faire, 
ce  dont  il  est  capable,  quelles  chances  de  salut  il  représente,  ce  qu'il  apporte 
de  ressources  et  de  forces  à  la  cause  libérale;  car,  si  les  destinées  de  l'Es- 
pagne ne  lui  sont  pas  encore  ofllciellenient  confiées,  il  n'en  exerce  pas  moins 
dès  aujourd'hui  une  influence  décisive  sur  la  marche  du  gouvernement, 
puisqu'il  est  en  majorité  dans  les  deux  chambres,  que  les  deux  présidons 
lui  appartiennent,  qu'il  semble  avoir  inspiré  le  discours  de  la  couronne  et 
qu'il  a  rédigé  les  deux  adresses,  puisque  le  vent  de  l'opinion  publique  souffle 
dans  ses  voiles,  et  que  tout  le  convie  à  tenter  encore  une  fois  la  diflicile 
épreuve  du  pouvoir. 

Eh  bien  !  nous  le  disons  à  regret,  le  parti  modéré  a  d'abord  commis  une 
faute;  il  a  trop  vile  laissé  voir  qu'il  désespérait  de  sauver  l'Espagne  par  ses 
propres  moyens,  et  que  l'intervention  étrangère  était  toujours  son  idée  iixe. 
Il  est  possible  qu'en  théorie ,  le  parti  modéré  ait  raison;  que  l'Espagne  n'ait 
pas  d'autre  chance  de  salut  que  l'intervention  de  ses  alliés,  ou  du  moins 
qu'elle  soit  condamnée,  si  on  ne  lui  accorde  pas  l'intervention,  à  se  débattre 
et  à  s'épuiser,  on  ne  sait  combien  d'années  encore,  dans  les  vicissitudes  de 
la  guerre  civile  et  les  convulsions  de  l'anarcliie.  Mais  il  ne  faut,  ni  dans  le 
gouvernement  des  nations,  ni  dans  celui  des  intérêts  privés,  aller  se  briser 
le  front  contre  une  barrière  infranchissable,  sous  prétexte  que  c'est  le  meil- 
leur ou  le  plus  court  chemin.  Nous  accordons  sans  peine  au  parti  modéré 
qu'il  a  fait  preuve  de  sens,  de  lumières  et  de  vrai  patriotisme,  en  foulant  aux 
pieds  un  ridicule  orgueil  national  pour  demander  l'intervention  en  1835; 
nous  lui  accorderions  même  davantage,  s'il  le  fallait,  en  ce  qui  concerne 
l'intérêt  de  la  France  et  l'honneur  de  la  révolution  de  juillet  dans  cette  ques- 
tion. Mais  quand  nous  lui  aurons  fait  toutes  ces  concessions,  il  n'y  aura  gagné 
que  d'avoir  raison  en  théorie  et  non  de  réussir  en  pratique.  L'intervention 
ne  sera  pas  devenue  plus  possible,  et  on  ne  sera  pas  plus  près  de  faire  pro- 
duire, au  traité  de  la  quadruple  alliance,  autre  chose  que  l'insuffisante  ferme- 
ture de  la  frontière. 

Dans  un  discours  très  rem.arquable  prononcé  sur  cette  question,  M.  Mar- 
tinez  de  la  llosa  semble  attribuer  uniquement  à  la  révolution  de  la  Granja 
l'inexécution  du  plan  de  coopération  anglo-française  offert  à  l'Espagne  par 
le  ministère  du  22  février.  C'est  une  erreur.  La  nouvelle  de  la  révolution 
de  la  Granja  est  arrivée  à  Paris  au  milieu  d'une  crise  ministérielle,  causée 
par  la  résistance  que  rencontraient  déjà  les  mesures  nécessaires  à  l'accom- 
plissement de  ce  projet,  et  les  évènemens  de  Saint-Ildephonse  n'ont  fait  que 
fortitier,  à  juste  titre,  il  faut  le  reconnaître,  les  répugnances  qui  s'étaient 
déjà  prononcées.  Or,  s'il  est  vrai  que  le  nouvel  ambassadeur  d'Espagne  au- 
près de  la  cour  des  Tuileries,  M.  le  marquis  d'Espeja,  vienne  plaider  en  fa- 
veur de  l'espèce  de  réaction  qui  s'accomplit  contre  les  hommes  et  les  choses 
de  la  Granja,  pour  obtenir  du  gouvernement  français  la  reprise  des  mesures 
offertes  à  ai.  Isturilz ,  nous  craignons  que  l'Espagne  n'aille  au-devant  d'un 
mécompte  qui  refroidira  les  populations  pour  la  cause  de  la  reine,  sera 
exploité  par  les  carlistes  et  rendra  des  chances  de  retour  au  parti  exalté. 

On  a  beaucoup  remarqué  dans  ces  derniers  jours  l'approbation  formelle 
donnée  par  le  gouvernement  de  la  reine  à  rexéculion  du  colonel  Iriarle, 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rigueur  d'Espartero  que  tout  le  monde  n'a  pas  favorablement  jugée.  Cepen- 
dant il  est  à  noter  que  l'adresse  du  sénat  contient  aussi,  sur  ces  mesures  des- 
tinées à  rétablir  et  à  venger  la  discipline  militaire,  un  paragraphe  où  elles 
sont  applaudies  sans  réserve,  ce  qui  indique  la  profonde  horreur  que  tous 
les  honnêtes  gens  avaient  ressentie  des  assassinats  de  Saarsfield  et  d'Escalera. 
Les  armées  espagnoles  avaient  besoin  de  ces  terribles  exemples.  Elles  ont 
trop  souvent,  depuis  les  premiers  jours  de^la  guerre  de  l'indépendance, 
impunément  donné  celui  du  meurtre  de  leurs  généraux ,  comme  s'il  les  dé- 
dommageait des  privations  ou  des  revers  de  la  campagne. 

La  guerre  civile  n'est  pas  très  active  en  ce  moment.  Dans  les  provinces 
du  nord,  on  se  tient  des  deux  côtés  sur  la  défensive;  mais  on  se  prépare  à 
une  campagne  sérieuse  pour  l'époque  de  la  reprise  des  opérations.  Les  car- 
listes conservent  la  plupart  des  positions  qu'ils  ont  occupées  et  fortifiées,  et 
le  comte  de  Luchana  vient  de  reconnaître  qu'il  fallait  renoncer  à  rompre, 
dans  l'état  actuel  des  choses,  leur  principale  ligne.  La  mauvaise  saison  se 
passera  donc  à  s'observer,  en  recevant,  au  milieu  du  travail  de  réorgani- 
sation des  deux  armées,  Icj contre-coup ,  heureux  ou  malheureux,  des 
évènemens  politiques  du  dehors.  Sur  tous  les  autres  points  du  royaume  les 
bandes  rebelles  font  toujours  à  peu  près  ce  qu'elles  veulent,  parce  qu'elles 
ne  tentent  plus  de  grandes  opérations,  et  que  les  généraux  constitutionnels 
suivent  la  même  tactique.  L'Estramadure  est  la  seule  province  oi^i  le  mal  se 
soit  aggravé.  Les  factieux  y  ont  pris  un  accroissement  considérable  et  com- 
muniquent avec  le  Portugal  d'où  ils  tirent  même  quelques  ressources,  parce 
qu'ils  ont  dans  leurs  rangs  des  ofiiciers  miguélistes.  On  s'en  plaint  égale- 
ment à  Madrid  et  à  Lisbonne;  mais  les  deux  gouvernemens  de  la  Péninsule 
manquent  de  force  pour  faire  mutuellement  respecter  leurs  frontières,  et  il 
n'y  a  pas  de  jour  que  les  correspondances  du  Portugal  et  d'une  partie  de 
l'Andalousie  avec  Madrid  ne  soient  interceptées  et  brûlées.  Déjà  les  certes, 
avant  de  s'engager  dans  la  discussion  de  l'adresse,  ont  demandé  des  expli- 
cations au  ministère  sur  la  longue  impunité  de  ces  brigandages.  On  devine 
bien  ce  que  répond  le  ministère,  ce  qu'il  promet,  et  le  peu  qui  résulte  de 
pareilles  interpellations,  dont  les  chambres  espagnoles  ne  sont  pas  assez 
sobres. 

Le  cabinet  présidé  par  M.  Bardaji,  qui  en  est  à  la  fois  le  chef  et  le  seul 
homme  sérieux,  paraît  devoir  bientôt  faire  [place  à  une  administration 
qui  réunirait  un  plus  grand  nombre  de  notabilités  libérales  et  de  capacités 
de  tribune.  On  désignait,  il  y  a  un  mois,  M.  le  duc  de  Gor,  membre  du 
sénat,  comme  devant  être  {mis  à  sa  tôte,  et  ce  choix  eût  fait  honneur  à  la 
reine  régente.  Il  aurait  d'ailleurs  été  agréable  aux  deux  gouvernemens  de 
France  et  d'Angleterre.  Mais  aujourd'hui,  sans  vouloir  dire  que  cette  com- 
binaison soit  abandonnée ,  il  est  permis  de  croire  que  la  rentrée  en  Espagne 
de  MM.  de  Toreno,  Isturitz,  Cordova,  et  autres  personnages  influons  du 
parti  modéré,  aura  eu  pour  effet  d'en  faire  soumettre  l'idée  à  une  nouvelle 
discussion  ;  et  s'il  faut  en  dire  toute  notre  pensée,  nous  craignons  maintenant 
que  beaucoup  d'intrigues  ne  tardent  pas  à  se  renouer  autour  de  la  reine,  à 
la  faveur  d'une  situation  qui  encourage  toutes  jes  espérances  et  provoque 
toutes  les  prétentions.  Du  moins  on  peut  affirmer  d'avance  que  l'ambassade 
de  France  y  restera  complètement  étrangère. 

Au  milieu  de  cette  évolution  des  partis  en  Espagne ,  qui  a  fort  inulilemeat 


REVUE. —CHRONIQUE.  777 

réveillé  la  question  d'intervention,  il  est  curieux  d'observer  comment  le 
grand  intérêt  qui  unit  la  cause  de  la  reine  à  celle  de  la  révolution  de  juillet, 
disparaît,  aux  yeux  de  certaines  gens,  devant  une  pure  question  départi,  et 
comment  on  retombe  ainsi  dans  la  faute  commise,  il  y  a  deux  ans,  par  les 
journaux  de  l'opposition.  De  ce  que  M.  Martinez  de  la  Rosa  et  les  opinions 
modérées  qu'il  représente  ont  reconquis  leur  ascendant  à  Madrid,  de  ce  que 
le  général  Espartero  sévit  avec  une  rigueur,  qui  n'est  tout  au  plus  que  tar- 
dive, contre  des  attentats  qui  ont  indigné  l'Espagne  et  souillé  l'honneur  de 
ses  armées,  on  tire  celte  conséquence  étrange,  que  si  l'intervention  avait 
lieu  maintenant,  nos  soldats  iraient  avec  répugnance  prêter  l'appui  des 
armes  françaises  à  une  réaction  contre-révolutionnaire.  Nous  tenons  d'abord 
à  rassurer  les  esprits  qui  accueillent  de  pareils  scrupules.  Il  n'y  aura  pas 
d'intervention,  et  la  question  n'est  plus,  sous  le  point  de  vue  pratique,  de 
celles  que  la  discussion  puisse  faire  avancer.  Mais  nous  n'en  disons  pas  moins 
à  ceux  qui  apportent  dans  ce  débat  des  passions  si  exclusives  et  des  pré- 
jugés si  étroits,  qu'avec  tous  ces  raisonnemens  ils  contribuent  pour  leur 
part  à  égarer  l'opinion.  S'ils  trouvent  que  l'intervention  serait  mauvaise, 
quand  le  parti  modéré,  allié  politique  du  gouvernement  français,  domine 
à  Madrid ,  le  gouvernement ,  de  son  coté,  n'a  pas  eu  tort  de  juger  la  question 
au  point  de  vue  de  ses  affinités  politiques,  et  de  refuser  l'intervention  au  parti 
exalté,  qui  n'ajamais  fait  mystère  de  ses  sentimens  hostiles  envers  la  France, 
depuis  qu'il  est  arrivé  au  pouvoir  dans  !a  personne  de  M.  Mendizabal.  Il 
serait  digne  deceuxà  qui  nous  répondons  ici  de  souhaiter  à  l'Espagne  quelque 
nouveau  bouleversement,  la  constitution  de  1812  et  des  juntes,  par  exemple, 
comme  moyen  de  salut,  vu  le  grand  bien  que  lui  ont  fait  depuis  trois  ans 
les  mouvemens  révolutionnaires  et  l'heureuse  impulsion  que  leurs  chefs, 
M.  Mendizabal  et  autres,  ont  donnée  à  ses  affaires.  C'est  une  politique  de 
niveau  avec  celle  qui  a  dicté  contre  l'intervention,  sous  le  ministère  du  duc 
de  Broglie ,  des  déclamations  stupides ,  et  qui  aboutirait  infailliblement  à  la 
ruine  de  l'Espagne. 

JN'ous  ne  quitterons  pas  cet  important  sujet,  qui  reviendra  long-temps 
encore  sous  notre  plume ,  sans  dire  que  l'opinion  publique  suit  avec  une 
vague  inquiétude  le  développement  des  travaux  que  font  les  Anglais  au 
Passage,  les  envois  de  troupes  anglaises  sur  la  côte  nord  de  l'Espagne,  toutes 
les  mesures  enfin  qui  caractérisent,  de  la  part  du  gouvernement  anglais,  une 
espèce  de  prise  de  possession.  Il  est  probable  que  dans  la  discussion  de 
l'adresse  on  demandera  au  ministère  quelques  explications  sur  la  réalité  et 
sur  l'étendue  de  ces  mesures ,  peut-être  exagérées  à  dessein  par  des  rap- 
ports inexacts.  Mais  cet  état  de  choses  mérite  d'autant  plus  de  fixer  sérieu- 
sement l'attention,  que,  jusqu'à  présent,  les  carlistes  ont  paru  assez  peu  se 
soucier  des  forces  anglaises,  qui,  en  effet,  n'ont  été  ni  heureusement  ni 
habilement  employées  au  service  de  la  cause  constitutionnelle,  et  n'ont  gêné 
en  rien  l'exécution  des  plus  dangereuses  entreprises  de  don  Carlos. 

Nous  n'avons  pas  encore  parlé  d'un  événement  qui  a  fait  une  grande  sen- 
sation dans  toute  l'Allemagne  et  provoqué  de  fort  aigres  discussions  entre 
les  feuilles  catholiques  et  les  journaux  prolestans,  l'arrestation  de  l'arche- 
vêque de  Cologne,  M.  le  baron  Droste  de  Vischering,  que  le  gouvernement 
prussien  a  fait  enlever  et  transporter  dans  une  place  de  guerre,  en  lui  in- 
terdisant tout  exercice  ultérieur  de  ses  fonctions  épiscopales.  Ce  dénouement 


TT8  REVCTE  DES  DEUX  MONDES. 

jnatteudu  de  la  question  qui  s'agitait  depuis  long-temps  entre  Tobstiné  prélat 
et  le  cabinet  de  Berlin,  a  causé  un  étonnement  général.  Le  gouvernement 
prussien ,  quoique  dirigé  sous  l'influence  personnelle  du  roi  dans  un  esprit 
fort  remarquable  de  rcligiosUc  protestante ,  avait  affecté  pour  les  provinces 
rhénanes,  foyer  d'un  ardent  catholicisme,  des  ménagemens  et  une  bien- 
veillance qu'il  fait  aujourd'hui  valoir  comme  une  preuve  éclatante  de  sa 
tolérance.  Depuis  la  révolution  de  Belgique,  ces  ménagemens  étaient  de- 
venus plus  nécessaires  encore,  pour  arrêter  le  mouvement  naturel  des  ca- 
tholiques rhénans  vers  les  catholiques  belges,  aux  mains  desquels  est  arrivé 
le  pouvoir  après  quelques  oscillations,  et  qui  ont  de  grandes  chances  pour  en 
rester  maîtres.  Le  cabinet  de  Berlin  avait  trouvé,  dans  le  prédécesseur  de 
l'archevêque  actuel,  des  lumières,  de  la  modération,  des  dispositions  con- 
ciliantes et  une  certaine  facilité  à  fermer  les  yeux  sur  des  faits  que  con- 
damne la  doctrine  catholique  appliquée  dans  toute  sa  rigueur.  Mais  M.  de 
Viscliering  manifesta  dès  l'abord  un  tout  autre  esprit,  et  ce  qui  a  peut-être 
le  plus  vivement  offensé  le  gouvernement  prussien,  dont  la  hiérarchie  admi- 
nistrative est  si  sévère,  c'est  que  le  prélat  a  voulu  se  mettre,  en  matière  de 
religion,  au-dessus  des  lois  de  l'état,  ne  relever  que  du  saint-siége,  ne  re- 
connaître que  les  brefs  de  la  cour  de  Pvome ,  et  refuser  au  pouvoir  temporel 
tout  droit  d'ingérence  dans  l'exercice  de  ses  prérogatives  spirituelles.  Ainsi 
l'archevêque  a,  de  son  autorité  privée,  condamné  des  doctrines  théologiques 
enseignées  à  l'université  de  Borm  par  le  professeur  Hermès,  qui  leur  a  donné 
son  nom  et  qui  a  laissé  des  disciples,  x^près  avoir  condamné  les  doctrines, 
Tarchevêque  a  interdit  ceux  qui  les  professaient,  et  refusé  la  consécration 
cléricale  aux  jeunes  étudians  qui  les  auraient  embrassées,  le  tout  sans  avoir 
songé  à  se  concerter  avec  un  gouvernement  très  jaloux  de  ses  droits.  La 
cour  de  Rome  a  donné  raison  au  prélat.  Mais,  quoi  que  monseigneur  Gapac- 
cini,  sous-secrétaire  d'état  des  affaires  étrangères,  chargé  récemment  d'une 
mission  politico-religieuse  dans  le  nord  de  l'Allemagne,  en  ait  pu  dire  à 
Berlin,  le  ministère  prussien  n'a  pas  pardonné  à  M.  de  V^ischering  ses  allures 
indépendantes  et  ses  audacieuses  prétentions.  On  avait  encore  avec  lui  un 
autre  sujet  de  dissentiment.  L'archevêque  de  Cologne  a  voulu  exiger  que 
tous  les  enfans  qui  naîtraient  de  mariages  mixtes  fussent  élevés  dans  la  re- 
ligion catholique ,  et  en  a  fait  une  question  de  validité  pour  les  unions  de  ce 
genre,  tandis  que  l'usage,  conforme,  si  nous  ne  nous  trompons,  à  un  ar- 
ticle spécial  du  traité  de  Munster,  est  d'élever  les  enfans  dans  la  religion 
du  père.  Nouvelles  négociations  à  ce  propos  entre  le  gouvernement  prus- 
sien et  l'inflexible  prélat.  M.  d'Arnim,  ex-président  de  régence  à  Aix-la- 
Chapelle,  M.  de  Bunsen,  ministre  de  Prusse  à  Rome,  fervent  unioniste, 
mais  homme  sage  et  modéré,  y  ont  épuisé  tous  leurs  moyens  de  persuasion. 
M.  de  Yischering  avait  fini  par  refuser  de  les  voir  et  n'écouter  personne.  Ce 
n'est  qu'après  de  vains  efforts  pour  éviter  un  scandale,  que  le  cabinet  de 
Berlin,  poussé  à  bout ,  a  fait  enlever  le  prélat,  et  nommer  à  sa  place  un  ad- 
ministrateur du  diocèse  par  le  chapitre  de  la  cathédrale.  Voilà  toute  la 
vérité  sur  cette  affaire;  M.  de  Bunsen  doit  être  parti  de  Berlin  au  commen- 
cement du  mois  pour  retourner  à  son  poste  auprès  de  la  cour  de  Rome ,  et 
conjurer,  par  les  explications  nécessaires,  l'infaillible  mécontentement  du 
chef  de  l'église. 
On  ne  saurait  dire  encore  jusqu'où  peut  aller  celui  de  la  population  ca- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  779 

tholique  des  provi  nces  rhénanes.  Ce  sont  des  actes  qui  ne  produisent  point 
immédiatement  leurs  résultats,  mais  qui  s'enfoncent  dans  la  mémoire  des 
peuples ,  et  dont  le  souvenir  reparaît  souvent  plus  tard  avec  toutes  ses  consé- 
quences. Pour  le  moment,  si  l'interdiction  de  M.  de  Vischering  peut  créer 
au  gouvernement  prussien  quelques  embarras  à  Cologne  et  à  Trêves,  cette 
mesure  n'en  a  pas  moins  été  favorablement  accueillie  par  l'opinion  publique 
en  Allemagne.  Ou  y  a  vu  la  contre-partie  des  tendances  ultramonlaines  et 
monastiques  auxquelles  s'abandonne  de  plus  en  pins  le  roi  de  Bavière,  avec 
un  zè^e  peu  éclairé  et  dans  un  esprit  de  réaction  qui  descend  jusqu'à  la 
puérilité;  car  il  est  difficile  de  caractéiiser  autrement  une  ordonnance  ré- 
cente du  roi  Louis,  qui  supprime  les  dénominations  des  huit  cercles  de  la 
Bavière,  empruntées,  selon  le  système  français,  aux  principales  rivières 
qui  traversent  chacun  d'eux,  comme  l'Inn,  le  Danube,  la  Re£:nitz,  pour 
leur  substituer  les  anciennes  dénominations  de  Bavière,  Franconie,  Palati- 
nat.  C'était  appliquer  au  gouvernement  les  rêves  de  l'école  historique  de 
la  Gazette  y  qui  pourra  y  voir  un  commencement  de  restauration  du  pro- 
vincialisme. Puisque  le  roi  de  Bavière  est  en  si  beau  chemin  et  soupire  si 
ardemment  après  la  réhabilitation  du  passé ,  nous  avons  un  conseil  à  lui 
donner  :  c'est  d'effacer  le  dernier  souvenir  des  odieux  bienfaits  de  la  révolu- 
tion française,  en  déposant  la  couronne  et  le  titre  de  roi  dont  il  lui  est  re- 
devable, et  en  restreignant  la  souveraineté  dans  les  limites  de  la  supré- 
matie territoriale,  de  la  simple  landes  hoàeil ,  dont  jouissaient  les  électeurs 
de  Bavière  et  les  électeurs  palatins,  les  ducs  de  Deux-Ponts  et  les  ducs  de 
Simmcrn  qu'il  représente.  11  n'y  aura  plus  de  cette  façon  ni  traditions  fran- 
çaises, ni  souvenirs  révolutionnaires,  ni  principes  de  la  philosophie  du 
xviir  siècle,  dans  son  gouvernement,  qui  voguera  désormais  à  pleines  voiles 
sur  la  haute  mer  de  l'école  historique. 


lï'aeiilté  des  Eiettres. 

L'enseignement  public  de  M.  Patin  à  la  faculté  des  lettres  remonte  à  1831. 
Il  paraissait  alors  comme  suppléant  dans  cette  chaire  où  M.  Villemain  lais- 
sait le  souvenir  d'une  éloquente  parole  et  d'une  critique  si  habilement  fer- 
tile en  aperçus  brillans  et  nouveaux.  M.  Patin  sut  arriver  à  un  succès  bien 
difficile  au  milieu  des  traditions  si  récentes  du  maître  illustre.  Depuis  lors, 
avec  une  persévérance  que  la  faiblesse  de  sa  santé  rend  jlus  louable  encore, 
M.  Patin,  devenu  titulaire  de  la  chaire  de  poésie  latine,  n'a  cessé  d'y  ap- 
porter ce  charme  exquis  des  détails,  cette  proportion  délicate  du  cadre  et 
de  l'ensemble,  cette  finesse  d'appréciation,  qui  semblent  une  pure  émana- 
tion des  grâces  antiques.  Les  années  précédentes,  M.  Patin  avait  traité  des 
origines  de  la  poésie  latine,  et  on  se  souvient  encore  de  ces  ingénieuses 
leçons  qui,  avec  la  traduction  de  M.  Naudet,  ont  rendu  sa  vraie  place  à 
Plante.  L'an  dernier,  il  a  parlé  de  Catulle  avec  un  sentiment  vif  et  adroite- 
ment ménagé,  une  convenance  et  un  bon  goût  qui  lui  ont  fait  une  place  à 
part  dans  l'enseignement.  La  Revue  se  proposait  depuis  long-temps  de  ne 
point  rester  étrangère  aux  cours  publies  et  d'en  entretenir  ses  lecteurs.  Nous 
espérons  pouvoir  donner,  cette  année,  à  ce  projet,  au  moins  un  commence- 


780  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

ment  d'exécution.  Par  malheur,  dansées  comptes  rendus  de  l'enseignement 
supérieur,  la  critique  devra  souvent  avoir  une  plus  grande  place  que  l'éloge. 
Ce  n'est  point  ici  le  lieu  d'entrer  dans  aucun  développement;  mais  nous 
pouvons  au  moins  annoncer,  dès  aujourd'hui,  que  nous  suivrons  M.  Jouffroy 
dans  ses  leçons  de  psychologie,  M.Géruzez  dans  l'excursion  qu'il  fait  cette 
année  au  sein  de  la  littérature  du  règne  de  Louis  XIII,  M.  Fauriel  dans 
son  histoire  des  lettres  en  Espagne,  et  enfin  notre  collaborateur,  I\I.  Am- 
père, dans  ses  consciencieuses  et  savantes  investigations  sur  la  littérature 
du  moyen-âge  et  les  origines  de  la  langue  française.  —  La  leçon  d'ouver- 
ture du  cours  de  M.  Patin  a  pour  sujet  les  poètes  du  siècle  d'Auguste;  nous 
la  donnons  en  entier. 
Messieurs, 
La  suite  de  ces  leçons,  [sur  l'histoire  de  la  poésie  latine,  nous  a  con- 
duits, en  cinq  années,  par  une  route  bien  longue,  mais  dont  les  lenteurs, 
dont  les  détours  même  n'étaient  peut-être  pas  sans  utilité,  jusqu'à  cette 
époque  poétique,  si  célèbre,  si  étudiée,  si  connue,  que  les  exemples  de  la 
Grèce  préparèrent  à  Rome  pendant  les  deux  derniers  siècles  de  la  répu- 
blique, dont  l'achèvement  se  rencontra  avec  la  fondation  de  l'empire  ,  à  la- 
quelle Auguste,  qui  en  favorisa  à  son  profit  le  développement,  sut  attacher 
son  nom.  Cette  époque  eut  pour  principaux  caractères  une  correction  de 
formes,  une  perfection  de  goût,  bien  péniMîment  acquises  et  qu'elle  ne  pou- 
vait; garder  long-temps,  qui  devait  presque  aussitôt  s'altérer  pour  bientôt 
se  perdre,  semblables  en  cela  au  théâtre  même  où  se  produisaient  de  tels 
mérites,  à  ce  monde  romain  formé  pièce  à  pièce  par  la  conquête,  et  qui,  à 
peine  complet,  commença  à  s'ébranler  et  à  se  dissoudre.  Le  siècle  d'Au- 
guste, je  prends  ce  mot  dans  son  acception  littéraire,  en  la  restreignant  à 
ce  qui  est  particulièrement  de  mon  sujet,  à  ce  qui  regarde  la  poésie,  le  siècle 
d'Auguste  commence  pour  nous  à  Virgile,  et  il  se  termine  avec  Ovide ,  qui 
avait  vu  Virgile,  mais  qui  n'avait  fait  que  le  voir,  Virgilium  vidi  tanlum  (1), 
et  qui ,  malgré  toutes  ses  grâces,  semble  déjà  loin  de  la  vérité,  delà  pureté, 
de  la  beauté  virgiliennes.  Si  au  premier  de  [ces  deux  noms  nous  ajoutons 
celui  d'Horace,  qu'une  certaine  conformité  de  génie,  de  succès  et  de  destinée 
en  a  rendu  inséparable,  si  nous  faisons  précéder  l'autre  de  ceux  qui  l'ont 
en  effet  devancé,  et  comme  annoncé,  de  ceux  de  Properce  et  de  Tibulle;  si, 
dans  cette  courte  liste,  nous  tenons  compte,  comme  nous  le  devons,  des  poètes 
didactiques ,  Gratins  et  Manilius ,  si  môme  nous  y  comprenons  ,  à  raison  de 
son  exquise  élégance,  le  fabuliste  Phèdre ,  qui  n'a  probablement  rien  publié 
avant  le  règne  de  Tibère,  nous  aurons  rappelé  à  peu  près  tout  ce  qui  repré- 
sente aujourd'hui  la  poésie  d'un  âge  de  loisir  social ,  où  l'art  des  vers,  mêlé 
aux  plaisirs  et  aussi  aux  vices  des  P^omains,  parure  de  leur  luxe  et  de  leur 
corruption,  occupait,  avec  un  peuple  d'amateurs,  une  fort  nombreuse  élite 
d'écrivains  distingués.  Que  de  productions  applaudies,  admirées,  dont  quel- 
ques-unes méritaient  de  l'être,  et  qui  ont  péri,  péri  tout  entières,  jusqu'aux 
ruines,  comme  dit  le  poète.  A  peine  en  rencontrons-nous  quelques  débris 
insignifians,  particulièrement  chez  les  grammairiens  qui  les  ont  conservés, 
non  par  considération  pour  leur  valeur  poétique ,  mais  pour  constater  cer- 
taines curiosités  de  mètre,  de  langage,  d'ortographe!   Le  plus  souvent  ce 

(i)Ovicl.,  Tm/.,  IV,  «2. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  781 

qui  en  reste,  ce  sont  des  noms,  seulement  des  noms,  mentionnés  en  pas- 
sant par  la  critique  ou  par  l'histoire,  ou  bien  encore  que  les  suffrages  de 
l'amitié  ont  fait  arriver,  jusqu'à  nous  dans  les  vers  de  quelque  poète  plus 
heureux,  destiné  à  toujours  vivre.  Yeut-on  un  exemple  frappant  de  ces  vi- 
cissitudes de  gloire  contemporaine  et  puis  d'éternel  oubli  ?  Le  biographe 
d'Alticus  compte  parmi  les  personnes  distinguées  auxquelles  cet  illustre 
romain  rendit  service  dans  des  jours  malheureux,  L.  Julius  Galidus ,  le 
poète  le  plus  élégant,  dit-il,  que  son  temps  ait  produit  après  la  mort  de 
Lucrèce  et  de  Catulle  :  Quem,  post  Lticreln  Cahdiique  mortem,  mullo  ele- 
ffantissimumpoelam  nostram  tuUsse  œialein,  vere  videor  posse  conlendere  (1). 
Or,  ce  poète,  ainsi  célébré,  et  par  un  bon  juge,  sans  le  témoignage  uni- 
que de  Cornélius  Nepos,  nous  ne  saurions  pas  môme  qu'il  a  vécu.  Le  siècle 
d'Auguste  a  compté  bien  des  célébrités  pareilles,  auxquelles  il  nous  faut 
croire  également  sur  parole.  Et ,  pour  ne  pas  les  rappeler  toutes, ce  qui 
serait  infini,  pour  nous  borner,  parmi  tant  de  grands  auteurs  oubliés,  à 
ceux  dont  l'oubli  est  demeuré  le  plus  illustre,  que  savons-nous  des  élégies 
de  Gallus,  des  comédies  de  Fundanius,  des  tragédies  de  Pollion  et  de  Va- 
rias, rivales  de  la  Médée  d'Ovide,  des  épopées  du  même  Yarius,  et  deRa- 
birius,  et  de  Cornélius  Severus ,  et  de  Pedo  Albinovanus,  des  poèmes  didac- 
tiques ou  descriptifs  de  Macer,  qu'en  savons-nous ,  que  le  peu  qu'en  ont  dit 
un  rhéteur  comme Sénèque  le  père,  un  critique  comme  Quintilien,  un  his- 
torien comme  Yelleius  Paterculus,  Yirgilc,  Horace,  Ovide,  qui  les  trai- 
taient d'égaux  et  quelquefois  de  mieux  que  ceia?  Ces  poètes,  qui  pourtant 
ont  charmé  leur  temps,  dont  les  vers,  selon  l'expression  latine,  volaient  sur 
les  lèvres  des  mortels,  n'ont  laissé  après  eux,  comme  le  vulgaire,  que  ces 
espèces  d'épitaphes. 

Le  temps,  qui  a  traité  avec  rigueur  quelques-uns  d'entre  eux,  a  fait, 
on  doit  le  croire,  justice  au  plus  grand  nombre.  Le  temps,  disait  Eschyle, 
ne  respecte  point  ce  qui  se  fait  sans  lui,  et  vous  avez  appris  d'Horace,  ce 
grand  maître  dans  un  art,  connu  avant  lui  du  seul  Catulle  et  assez  généra- 
lement ignoré  de  son  temps,  dans  l'art,  professé  depuis  par  Boileau ,  de 
faire  difficilement  des  vers  faciles;  vous  savez  par  ses  chagrines  ou  malignes 
confidences,  bien  des  fois  répétées,  qu'on  se  piquait  alors  à  Rome  d'inspi- 
ration soudaine,  de  composition  précipitée,  qu'on  redoutait,  qu'on  dédai- 
gnait le  lent  travail  de  la  lime,  qu'on  eût  rougi  de  corriger,  peut-être  de 
relire,  qu'on  se  fût  cru  sacrilège  en  revenant  sur  des  vers  dictés  apparem- 
ment par  Apollon.  De  là  des  surprises  d'un  jour,  des  succès  sans  lendemain, 
de  brillantes,  mais  périssables  ébauches  dont  s'amusait  un  moment  l'oisiveté 
romaine  et  puis  qu'elle  abandonnait,  faites  pour  durer  ce  que  duraient  ces 
couronnes  des  festins  que  nous  peint  Properce,  se  séchant  sur  le  front  des 
convives  et  parsemant  de  leurs  débris  les  coupes  encore  pleines. 

Ac  veluti  folia  arentes  liquere  corollas , 
Quœ  passim  calathis  strala  nalare  vides  (2). 

Parmi  tous  ces  versificateurs  qui  s'arrêtaient  amoureusement  aux  premiers 
caprices  de  leur  esprit,  qui  se  complaisaient  dans  leur  négligence,  qui  con- 
fondaient avec  l'art  les  procédés  expéditifs  du  métier,  se  rciicontrèrcnt  quel- 
ques poètes,  d'un  génie  plus  patient  et  plus  sévère,  qui,  les  yeux  attacliés 

(ij  Corn.  Nep.  in  T.  Pomp.  Atlico ,  cap.  xn. 
(2)  El.,  Il,  U,  52. 


782  REVUE  DES  DEUX  MOjSDES. 

sur  le  modèle  idéal  de  la  beauté,  prétendirent  à  l'esprimer  dans  des  œuvres 
plus  durables  que  l'airain,  comme  ils  le  disaient  eux-mômes  avec  une  con- 
fiance que  les  siècles  n'ont  pas  démentie  : 

Exegi  monumenlum  »re  perennius  (i). 

L'un  d'eux,  détachant  sa  main  mourante  du  monument  qu'il  avait  voulu 
élever  à  son  pays  et  à  son  siècle  et  qu'un  patriotique  enthousiasme  avait 
proclamé  d'avance  plus  grand  que  l'Iliade,  chef-d'œuvre  inachevé  auquel 
il  pouvait  dire,  comme  à  son  Marcellus  :  Si  qua  fala  aspera  rumpas....  lé- 
guait à  ses  amis  le  soin,  non  pas  de  le  donner  au  public  qui  l'attendait, 
mais  de  le  détruire ,  le  jugeant  trop  loin  encore  de  cette  perfection  ,  l'objet 
de  sa  constante  poursuite  depuis  tant  d'années,  et  par  laquelle  seule  il  lui 
semblait  que  méritaient  de  vivre  les  productions  de  l'esprit.  Ce  testament, 
cassé  par  Auguste,  et  dans  les  formes,  c'est-à-dire  en  beaux  vers,  me  semble 
un  des  titres  de  Virgile;  il  témoigne  presque  aussi  hautement  que  ses  chefs- 
d'œuvre,  de  son  respect  pour  l'art,  de  la  grandeur  de  sa  vocation,  de  son 
courageux  et  puissant  labeur;  il  explique  comment  il  lui  a  été  donné,  à  lui 
et  au  petit  nombre  de  ses  vrais  émules,  de  représenter  seuls,  comme  je  le 
disais  tout-à-l'heure,  la  poésie  d'un  grand  siècle  littéraire. 

Ovide  lui-même,  dont  les  vers  semblaient  !a  langue  naturelle,  n'a  pas 
eu  de  moindres  scrupules.  On  sait  que ,  partant  pour  l'exil ,  il  voulut,  ainsi 
que  Virgile  et  peut-être  à  son  imitation,  supprimer,  ne  les  pouvant  corriger, 
ses  Métamorphoses.  Il  les  brûla  de  sa  main,  mais  d'indiscrètes  copies,  qui 
s'en  étaient  répandues,  les  conservèrent,  contrariété  à  laquelle  il  lui  fallut 
bien  se  résigner.  Je  ne  suppose  pas  qu'il  ait  eu  connaissance  de  ces  copies  et 
je  le  crois  plus  sincère  que  ne  le  fut  Lulli ,  lorsque,  dans  une  maladie,  il  sa- 
crifia chrétiennement  aux  religieuses  instances  de  son  confesseur  le  manus- 
crit d'une  partition  dont  il  avait  un  double.  Ecoutez  en  quels  termes  ce 
charmant  Ovide  permet  à  ses  Métamorphoses  de  vivre,  tout  imparfaites 
qu'elles  sont,  ou  du  moins  qu'il  les  juge. 

«Ce  poème,  comme  beaucoup  d'autres  écrits,  je  l'avais,  lors  de  mon 

«  départ,  livré  aux  flammes,  plein  de  tristesse soit  par  ressentiment 

«  contre  les  muses,  causes  de  ma  disgrâce,  soit  parce  que  mon  œuvre  ne 
«  me  semblait  qu'une  ébauche  encore  informe.  Si  elle  n'a  pas  péri  tout 
«  entière,  si  elle  existe  encore,  c'est,  je  pense,  que  quelque  copie  l'avait 
((  reproduite.  Qu'elle  vive ,  je  le  demande  maintenant ,  et  qu'amusant  les  loi- 
((  sirs  du  public,  elle  s'emploie  avec  ardeur  à  le  faire  souvenir  de  moi.  Mais, 
«  pour  qu'on  en  supporte  la  lecture ,  il  faut  qu'on  sache  que  le  poète  n'y  a  pas 
«  mis  la  dernière  main;  qu'elle  a  été  enlevée  de  l'enclume  à  peine  forgée; 
«  que  le  poli  de  la  lime  lui  a  manqué.  Aussi,  ce  n'est  point  la  gloire,  c'est 
«  l'indulgence  que  je  sollicite;  ce  sera  mtslouer,  o  lecteur!  autant  que  je 
«  souhaite  l'être,  que  de  ne  me  point  rejeter.  Encore  une  prière  :  place 
«  en  tête  de  mon  livre,  si  tu  juges  à  propos  de  les  transcrire  ,  ces  six  vers 
«  que  je  t'envoie.  O  vous,  qui  que  vous  soyez  ,  aux  mains  de  qui  tombera 
M  ce  volume  orphelin,  donnez-lui  pour  le  moins  asile  dans  cette  Rome, 
«  restée  votre  séjour  !  Rappelez-vous ,  pour  lui  être  plus  favorable,  qu'il  n'a 
«  pas  été  publié  par  son  auteur,  qu'on  l'a  comme  sauvé  de  mon  bûcher  fu- 

(i)Hor.,  0(i.,  1 II,  XXI,  1. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  783 

c<  nèbre.  Tout  ce  qu'un  travail  interrompu  y  a  laissé  de  fautes,  songez 
c(  que,  si  le  sort  l'eût  permis,  je  les  eusse  corrigées.  » 

Hœc  ego  discedens,  sicut  bene  multa  meorum,  etc.  (i). 

Ces  poètes,  si  peu  indulgens  pour  eux-mêmes,  ont  eu  toutefois  le  sen- 
timent de  leur  supériorité ,  et  ils  se  sont  appliqués  à  la  constater,  en  se  sépa- 
rant, non  moins  par  la  différence  de  leurs  allures  que  par  celle  de  leurs 
écrits,  de  la  foule  des  autres  poètes.  Il  y  avait  alors  à  Rome ,  c'est  par  eux 
que  nous  le  savons,  une  littérature  toute  traditionnelle,  toute  officielle,  qui 
vivait  commodément  des  lieux-communs  de  l'imitation,  qui  reproduisait 
sans  relâche  les  mêmes  genres  et  les  mêmes  sujets ,  qui  s'exerçait  surtout 
assiduement  à  la  louange  du  prince,  plus  tôt  fatigué  qu'elle  de  tant  de  pa- 
négyriques toujours  les  mêmes;  littérature  médiocre,  copiste ,  obséquieuse, 
bruyante,  importune,  qui  fatiguait  le  pouvoir,  mais  en  était  protégée;  en 
possession  de  tous  les  honneurs,  grands  et  petits,  qu'on  décernait  aux 
lettres;  dictée  dans  les  écoles,  étalée  chez  les  libraires,  applaudie  sur  les 
théâtres  et  aux  lectures  d'apparat,  couronnée  dans  le  temple,  conservée  dans 
la  bibliothèque  d'Apollon-Palatin.  Nos  poètes  l'honoraient  fort ,  comme  tout 
le  monde;  mais  ils  se  gardaient  de  s'y  mêler,  de  s'y  confondre,  s'en  excu- 
sant avec  une  humilité  peu  sincère  et  suspecte  d'ironie.  Ces  genres  épuisés, 
ces  sujets  rebattus,  étaient,  disaient-ils,  trop  difiiciles  et  trop  hauts;  ils 
n'osaient  y  prétendre,  ils  désespéraient  d'y  atteindre ,  ils  devaient  chercher 
quelque  chose  de  plus  à  leur  portée.  La  faiblesse  de  leur  génie  leur  faisait 
craindre  de  compromettre,  en  y  touchant,  la  gloire  du  souverain.  Sans 
doute  ils  ne  renonçaient  pas  à  l'honneur,  au  bonheur  de  la  célébrer,  mais 
dans  leur  mesure,  à  leurs  heures,  selon  l'occasion;  et  ils  le  faisaient  en 
courtisans  habiles,  accordant  ce  qu'ils  semblaient  refuser,  louant  comme 
sans  dessein  ,  par  rencontre,  sous  forme  de  prétermission  et  d'épisode,  évi- 
tant soigneusement  ces  tours  directs,  insupportables  môme  à  la  vanité  qu'ils 
embarrassent,  cette  louange  maladroite  et  brutale,  contre  laquelle  Horace 
nous  dit  que  regimbait,  que  se  tenait. en  garde  la  délicatesse  d'Auguste. 
Du  reste,  ils  n'inquiétaient  guère  l'ambition  des  poètes  lauréats;  ils  leur 
abandonnaient  complaisamment  les  riches  récompenses ,  les  honneurs  écla- 
tans ,  les  applaudissemens ,  le  bruit  ;  ils  ne  voulaient  pour  eux-mêmes  qu'un 
peu  d'aisance  et  de  loisir,  une  retraite  studieuse ,  le  droit  d'y  amuser  en 
paix  leur  fantaisie  poétique,  l'approbation  obscure  de  quelques  amis.  Mais 
ces  amis,  c'étaient  ceux  de  César,  et  César  lui-même,  les  esprits  les  plus  déli- 
cats ,  les  meilleurs  juges  de  Rome,  ceux  dont  l'opinion  devait  infailliblement 
former  l'opinion  publique  et  préparer  les  arrêts  de  la  postérité.  Mais  dans 
cette  solitude  où  ils  demandaient  qu'on  les  laissât,  dans  ces  sentiers  infré- 
quentés du  Parnasse  oîi  ils  voulaient  errer  seuls  loin  des  regards,  ils  retrou- 
vaient les  traces  négligées  de  Théocrite  et  d'Hésiode,  d'Alcée  et  deSapho, 
de  Philetas  et  de  Callimaque.  Par  eux,  la  poésie  latine,  embellie,  rajeunie, 
s'enrichissait  chaque  jour  de  quelque  nouveauté  piquante;  elle  devenait,  ce 
qu'elle  n'avait  pas  encore  été,  du  moins  au  même  degré,  morale,  lyrique, 
élégiaque ,  l'interprète  des  scntimens  du  poète  et  des  pensées  de  la  société  , 
la  voix  d'un  seul  et  de  tous,  personnelle,  universelle,  romaine,  originale. 

L'originalité,  qu'on  leur  conteste  trop,  ils  la  durent  à  cet  isolement  vo- 

(1)  Trisl. ,  I ,  VII ,  15  sq.  ;  cf.  ibid. ,  II ,  55S ,  III ,  xiy,  19  sq. 


784-  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lontaire,  qui,  les  rendant  étrangers  à  l'esprit  de  routine,  de  coterie,  d'in- 
trigue ,  moins  touchés  du  succès  que  de  l'honneur  de  bien  faire,  leur  permit 
de  comprendre  et  de  suivre,  sans  préoccupation,  le  mouvement  naturel  des 
esprits  et  des  lettres.  L'homme,  dans  ses  productions  poétiques,  débute  par 
se  répandre  hors  de  lui-môme ,  il  raconte ,  il  expose ,  il  met  en  scène ,  il  est 
épique,  didactique,  dramatique,  jusqu'au  moment  où,  ayant  épuisé  ce 
monde  extérieur  de  sa  i^ensée ,  n  ayant  plus  où  se  prendre,  comme  dit 
Corneille,  il  se  ramène  en  soi,  et  là,  dans  le  mystère  de  ses  passions  fatales 
et  de  ses  volontés  changeantes,  dans  l'infinie  variété  de  ses  sentimens,  de 
ses  affections,  de  ses  travers,  il  découvre  un  monde  nouveau,  plein  d'un 
intérêt  et  d'un  merveilleux  que  l'autre  ne  pouvait  plus  lui  offrir.  Alors  il  se 
contemple,  il  s'étudie,  il  se  peint,  il  se  chante,  il  devient  à  lui-même  son 
propre  héros.  Ptome ,  sous  Auguste ,  en  était  là  de  son  histoire  littéraire ,  et 
ce  fut  la  force  des  choses,  presque  autant  que  l'inclination  particulière  des 
écrivains,  qui  lui  donna  à  la  fois  tant  d'œuvres  de  formes  diverses  que  réunit 
un  même  esprit  :  ces  salives  et  ces  épitres ,o\i  Horace,  reprenant  avec  plus 
de  précision  et  d'élégance  la  libre  mesure,  fe  langage  familier  de  Lucilius, 
retraça  une  image  enjouée  des  ridicules  et  des  vices  de  la  société  romaine , 
qu'il  avouait  être  un  peu  les  siens;  où  il  professa  les  maximes  de  cette  mo- 
rale, plus  ennemie  des  excès,  qu'amie  de  la  vertu,  qui  plaçait  le  bien  dans  le 
bien-être,  dans  la  modération  des  désirs  et  l'économie  des  jouissances;  ces 
odes,  je  ne  parle  point  de  celles  qui  eussent  pu  vaincre  aux  concours  d'Apollon- 
Palatin,  odes  ministérielles,  odes  artificielles,  mais  admirablement  artifi- 
cielles ,  dans  lesquelles  Horace,  un  peu  à  son  corps  défendant,  après  s'être 
fait  prier,  célébrait  en  vers  magnifiques  les  gloires  de  l'empire;  je  veux 
parler  de  la  partie  en  quelque  sorte  privée  de  son  recueil,  de  celle  où  il 
chante  pour  son  compte  et  sans  ordre,  de  tant  de  pièces  charmantes,  si  libres 
et  si  vraies,  où  sa  muse,  sa  miisapedcsiris,  montant  le  char  lyrique,  tourne 
en  sentimens  et  en  images  ce  qui  était  idée  dans  les  satires  et  les  cpUres,  tout 
ce  qu'elles  révèlent  de  ses  aimables  faiblesses  et  de  sa  molle  philosophie;  en- 
fin, ces  élégies,  où  Properce,  où  Tibulle,  où  Ovide,  développant  dans  des 
morceaux  de  quelque  étendue,  qui  forment  un  tout  par  leur  réunion,  et 
semblent  les  actes  d'un  drame  ou  les  chapitres  d'un  roman ,  développant  de 
cette  manière  ce  qu'avaient  seulement  indiqué,  ou  esquissé  légèrement  dans 
les  épigrammes  erotiques,  dans  les  essais  élégiaques  du  siècle  précédent, 
Catulle  et  Calvus,  Valérius  Caton,  Varron  d'Atax,  Memmius,  Cornifîcius, 
Ticidas,  peignaient,  après  Gallus,  en  traits  si  vifs,  l'ivresse  des  plaisirs,  les 
transports,  les  faiblesses,  les  contradictions,  les  mécomptes  de  la  passion, 
toutes  les  joies ,  toutes  les  misères  de  l'amour,  naïves  confidences  dont  ils  ont 
su  faire  une  histoire  générale  du  cœur,  où  chacun  se  retrouve  encore.  Je  ne 
prétends  pas  que  les  Grecs  aient  été  entièrement  étrangers  à  ces  produc- 
tions, mais  seulement  que  les  cadres  métriques  et  poétiques  fournis  par 
eux  à  l'imitation  latine,  les  mœurs  romaines  les  ont  remplis  de  peintures 
qu'on  peut  dire  originales.  Oui,  là  vit  et  respire  cette  société  corrompue  par 
les  vices  de  l'univers  qu'elle  a  conquis,  énervée  par  la  guerre  civile,  assoupie 
par  le  despotisme,  désintéressée  de  la  vie  publique  et  de  ses  graves  devoirs, 
toute  au  repos,  toute  au  bonheur,  qu'elle  cherchait  sans  le  trouver,  que  lui 
refusaient  les  profusions  d'un  luxe  insensé,  les  brutales  satisfactions  des  sens, 
l'emportement  môme,  l'étourdissement  de  la  passion,  tandis  que  quelques 
sages,  les  moins  vicieux  de  l'époque,  pratiquaient  et  chantaient  les  seules 


REVUE. —CHRONIQUE.  785 

vertus  dont  elle  fût  capable,  si  ce  sont  des  vertus  :  l'oubli  du  lende- 
main, l'emploi  de  l'heure  présente,  la  recherche  des  biens  naturels,  l'usage 
réglé  des  plaisirs,  l'art  d'être  heureux  selon  Aristippe  et  selon  Épicure.  Ceux 
à  qui  nous  devons  ce  portrait  l'ont  fait  sans  trop  y  songer,  ne  voulant  que 
s'amuser  d'eux-mêmes  et  un  peu  des  autres;  ils  ont  été,  en  se  jouant,  les 
peintres  de  leur  siècle,  ses  vrais,  presque  ses  seuls  poètes,  ce  qui  eût  fort 
surpris  assurément ,  si  on  le  leur  eût  dit ,  les  écrivains  aux  grandes  préten- 
tions tragiques,  épiques  et  autres,  chefs  reconnus  et  comme  brevetés  de  la 
littérature  impériale. 

Cela  leur  fut  insinué,  une  fois  entre  autres,  avec  beaucoup  de  grâce  et 
d'esprit,  dans  une  pièce  qui  vous  montrera  comme  aux  prises  les  deux  partis 
poétiques  que  je  me  suis  attaché  à  distinguer.  C'est  une  élégie  de  Properce, 
adressée  au  poète  Ponticus.  Mais  qu'est-ce,  me  demanderez- vous,  la  ques- 
tion est  naturelle,  que  le  poète  Ponticus?  Un  de  ces  faiseurs  d'épopées, 
nommés  en  si  grand  nombre  par  Ovide,  dans  ses  mémoires  en  vers,  qu'il 
appelle  ses  Tristes,  ou  qu'il  date  du  Pont;  aussi  célèbre  en  sou  temps,  aussi 
ignoré  du  nôtre  que  Priscus,  Largus,  Lupus,  Carus,  Montanus,  Tutica- 
nus,  Camerinus,  tous  grands  poètes  épiques,  comme  on  disait  alors.  Appa- 
remment que  Ponticus,  du  haut  de  la  Thébaîde  qu'il  construisait,  regardait 
avec  quelque  dédain  les  vers  élégiaques  de  Properce ,  écrits  sans  dessein  et 
sans  suite,  au  gré  de  la  passion  de  chaque  jour,  mais  qui  la  rendaient  si 
énergiquement.  Yous  allez  voir  avec  quel  heureux  mélange  de  déférence 
respectueuse  et  de  malice.  Properce  remet  Ponticus  à  sa  place  et  prend  lui- 
même  son  rang. 

«  Tandis  que  tu  chantes,  Ponticus,  la  Thèbes  de  Cadmus,  avec  ses  tristes 
«  guerres,  ses  fratricides  combats,  et  que,  sur  mon  bonheur,  tu  menaces 
c(  de  disputer  le  prix  même  à  Homère ,  si  toutefois  la  destinée  se  montre 
a  douce  pour  tes  vers;  moi,  selon  ma  coutume,  je  songe  à  mes  amours,  et 
«  cherche  à  écrire  quelque  chose  sur  les  rigueurs  de  ma  maîtresse.  Ce  n'est 
«  pas  comme  toi  le  génie ,  c'est  la  passion  qui  me  gouverne  et  me  force  de 
«  déplorer  sans  cesse  les  misères  de  ma  vie.  Ainsi  se  consument  mes  jours,  je 
«  ne  cherche  point  d'autre  gloire,  d'autre  titre  à  la  durée  de  mes  œuvres 
«  et  de  mon  nom.  Qu'on  dise,  Ponticus,  que  seul  j'ai  su  plaire  à  une  docte 
a  fille,  que  j'ai  quelquefois  éprouvé  ses  injustes  emportemens.  Que  je  de- 
«  vienne  l'assidue  lecture  de  l'amant  maltraité  qu'instruiront  mes  disgrâces. 
«  Mais  toi ,  si  quelque  jour,  l'enfant  cruel  venait  à  te  percer  de  ses  flèches 
«  trop  sûres,  triste  sort  que  puissent  ne  jamais  filer  pour  toi  mes  divinités 
«  tu  pleurerais,  infortuné,  tes  sept  chefs  avec  leurs  bataillons  languissant 
«  loin  de  toi  et  pour  jamais  dans  la  poussière  et  le  silence;  tu  voudrais  com- 
«  poser  de  tendres  vers ,  il  serait  trop  tard ,  l'amour  ne  t'en  dicterait  point, 
(c  Alors  je  ne  te  semblerais  plus  un  si  humble  poète ,  tu  m'admirerais,  tu 
«  me  préférerais  aux  plus  grands  génies  de  Rome,  comme  fera  la  jeunesse 
a  romaine,  qui  ne  pourra  s'en  taire  sur  mon  tombeau,  et  viendra  s'y  écrier  : 
«  Ici  tu  reposes,  grand  poète,  qui  chantas  nos  ardeurs.  Crains  donc  de  mé- 
((  priser  trop  orgueilleusement  mes  vers  :  l'amour  fait  quelquefois  payer 
«  cher  sa  venue  trop  tardive.  » 

Dum  tibi  CadmorR  dicuntur,  Pontice,  Tlipb??,  etc.  M). 
(l)E/.,l,vii. 

TOME  XII,  50 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Que  pensa  Ponticus  de  cette  ironique  élégie?  Il  en  fut  probablement  plus 
blessé  que  corrigé,  et,  avec  sa  Thébaïde,  reprit  ses  grands  airs  épiques. 

Je  comprends  qu'on  me  demande  comment  je  rattache  à  ces  poètes  d'une 
inspiration  personnelle  et  locale,  chez  lesquels  je  crois  trouver  l'expression 
originale  de  la  pensée  de  leur  temps ,  l'auteur  des  Églogues,  des  Géorgiques, 
de  V Enéide,  qui,  par  le  choix  de  genres  et  de  sujets  où  il  n'était  guère  in- 
téressé ,  semble  d'abord  plus  conforme  aux  habitudes  d'imitation  routinière 
de  l'école  des  Ponticus.  Je  réponds  qu'un  des  plus  grands  charmes  de  la 
poésie  de  Virgile ,  c'est  précisément  l'intervention  lyrique  et  élégiaque  du 
poète  dans  des  ouvrages  où  elle  n'était  guère  attendue,  ces  éclats  soudains 
qui  révèlent  son  ame  simple  et  candide ,  ses  affections  tendres  et  mélanco- 
liques. Je  réponds  encore  que  ces  ouvrages  ne  sont  pas  si  exclusivement  lit- 
téraires qu'on  s'imagine ,  et  que  Virgile  y  a  fait  une  large  part  aux  besoins 
intellectuels  et  moraux ,  aux  goûts  de  ses  contemporains.  Quoi  !  même  dans 
les  Églogues?  Et  qu'importaient  aux  héritiers  de  la  guerre  civile ,  hommes 
de  sang  et  de  rapine,  perdus  de  luxe,  perdus  de  débauche,  des  tableaux 
pris  de  la  vie  des  champs?  beaucoup  assurément,  beaucoup  plus  qu'ils 
n'eussent  fait  même  au  vieux  Caton,  bien  qu'il  cultivât  la  terre  et  qu'il 
écrivît  sur  l'agronomie,  ou  peut-être  à  cause  de  cela.  Caton,  comme  les 
Curius,  les  Fabricius,  les  Cincinnatus,  ses  devanciers,  c'était  un  sublime 
paysan,  qui  ne  voyait  dans  la  nature  champêtre  que  les  produits  qu'il  lui 
arrachait.  Pour  qu'elle  devînt  un  objet  d'intérêt  poétique,  il  fallait,  ce  qui 
ne  tarda  pas  d'arriver,  que  les  raffinemens  de  la  civilisation  eussent  par  de- 
grés éloigné  d'elle ,  qu'on  la  regrettât ,  qu'on  la  redemandât ,  qu'on  en  re- 
cherchât l'apparence  ou  l'image.  Il  y  avait  long-temps  qu'il  en  était  ainsi  chez 
les  grands  elles  riches  de  Ptome  quand  Horace  leur  disait  :  «Vous  chassez  la 
«  nature,  mais  elle  revient  malgré  vous;  elle  triomphée  votre  insu  de  vos 
«  injustes  dédains.  N'élevez-vous  pas  des  forêts  parmi  vos  colonnades?  Ne 
«  voulez-vous  pas  des  maisons  d'où  votre  œil  puisse  s'égarer  au  loin  dans  de 
«  vastes  campagnes?» 

Nerape  inter  varias  nutritur  sylva  columnas , 

Laudaturque  domus  longos  quœ  prospicit  agros. 

Naturam  expellas  furca,  tamen  usque  recurret, 

Et  mala  perrumpet  furtim  fastidia  victrix  (1). 

On  comprend  qu'une  telle  société  ait  accueilli  avec  faveur  cet  homme 
qui  lui  venait  du  bourg  d'Andes  avec  ses  manières  villageoises ,  ses  vers  si 
élégamment,  si  harmonieusement  rustiques.  Ainsi  avait  été  accueilli  à  la 
cour  non  moins  somptueuse,  non  moins  corrompue,  non  moins  ennuyée 
des  Ptolémées,  le  modèle  de  Virgile,  Théocrite.  Tous  deux  furent  les  intro- 
ducteurs de  la  poésie  pastorale  à  sa  véritable  époque ,  lorsque  ses  rudes  et 
grossières  chansons  quittant  lesArcadies,  où  elles  prennent  naissance  et 
charment,  pendant  des  siècles  ,  les  obscurs  loisirs  des  bergers ,  se  traduisent 
en  langage  plus  poli  pour  l'amusement  des  villes,  blasées  par  l'abus  de  toutes 
les  recherches,  ramenées  à  force  d'ennui  au  goût  de  la  simplicité  primitive; 
lorsque  la  description  de  la  nature  sensible ,  ressource  de  la  poésie  qui 
s'épuise,  remplace  dans  ses  tableaux  la  figure  de  l'homme,  auparavant  son 
principal  et  presque  son  seul  objet,  que  l'acteur  s'efface  et  disparaît  pour 
ne  laisser  voir  que  le  théâtre. 

Ajoutons  qu'un  intérêt  de  circonstance  s'attachait  à  ces  poèmes  où  Vir- 

(1)  Epf.Sf.,I.X,22sq. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  787 

gile  plaignait  le  sort  des  habitans  de  la  campagne  chassés  par  les  vétérans, 
le  sort  de  la  campagne  elle-même  condamnée,  par  ces  dépossessions  vio- 
lentes, par  les  longues  dévastations  de  la  guerre  civile ,  à  la  stérilité.  On  a 
cru,  non  sans  vraisemblance,  que  Virgile,  dans  ses  Géorgiques,  suivant  les 
instructions  de  Mécène,  tua  Mœcenas  haud  molliajussa,  avait  voulu  seconder, 
autant  qu'il  était  permis  à  un  poète,  les  intentions  réparatrices  de  la  poli- 
tique d'Auguste;  c'est  un  dessein  qu'on  ne  peut  méconnaître  à  celte  même 
époque  dans  certaines  odes  d'Horace,  dirigées  contre  un  nouveau  genre  de 
ravages,  ceux  des  villas  qui  se  multiplient ,  qui  s'étendent,  chassant  devant 
elles  les  cultivateurs,  étouffant  la  culture  sous  leurs  bosquets  et  leurs  par- 
terres (1).  La  sympathie  publique  dut  répondre  à  ces  efforts  delà  poésie  pour 
réhabiliter,  ramener  les  vertus  laborieuses  de  l'antique  Italie,  des  vieux 
Sabins ,  de  l'Étrurie,  de  cette  cité ,  à  son  origine  pastorale  et  agricole,  qui 
y  avait  puisé  sa  force ,  trouvé  les  premiers  élémens  de  sa  future  grandeur. 

Hanc  olim  veteres  vitam  coluere  Sabini; 
Hanc  Remus  et  frater;  sic  fortis  Etruria  crevit 
Scilicet  et  rerum  facta  est  pulcherrima  Roma  (2). 

Rome,  c'est 'sous  des  titres  divers  le  perpétuel,  le  véritable  sujet  de  la 
muse  nationale  de  Virgile.  Dans  la  maturité  de  son  âge ,  il  rassemble  toutes 
ses  forces  pour  l'honorer  par  une  épopée,  noble  et  difficile  entreprise,  si 
légèrement,  si  vainement  tentée  depuis  Naevius  et  Ennius  jusqu'à  lui ,  dans 
tant  de  compositions  de  caractère  ou  mythologique  ou  historique  dont 
presque  lui  seul  se  souvient.  Mais  lequel  de  ces  deux  genres  épiques  doit-il 
traiter  de  préférence?  La  mythologie?  elle  est  devenue  une  redite  insup- 
portable contre  laquelle  personne  ne  s'est  plus  déclaré  que  lui. 

«  ...  Qui  ne  connaît  le  dur  Eurysthée,  les  autels  du  détesté  Busiris?  Qui 
«  n'a  chanté  le  jeune  Hylas,  l'île  flottante  de  Latone,  et  Hippodamé,  et 
«  Pelops  à  l'épaule  d'ivoire,  aux  coursiers  rapides?  » 

Quis  aut  Euryslhea  durum 

Aut  illaudati  nescit  Busiridis  aras? 
Cui  non  dictus  Hylas,  puer,  et  Latonia  Delos, 
Hippodameque ,  humeroque  Pelops  insignis  ebiirno, 
Acer  equis? (3j. 

Fera-t-il,  de  l'histoire  en  vers?  L'histoire  est  bien  voisine,  bien  réelle, 
bien  ennemie  de  la  fiction,  bien  prosaïque,  et  d'ailleurs  les  historiens  sont 
déjà  venus.  Son  œuvre  sera  à  la  fois  mythologique  et  historique ,  elle  suivra 
les  deux  directions  entre  lesquelles  s'est  partagée  jusqu'ici  l'épopée  latine. 

Virgile  se  place  au  sein  de  fables  contemporaines  de  la  guerre  de  Troie, 
et  de  là  il  s'ouvre  de  hardies  perspectives  dans  l'avenir;  il  voit  de  loin  les 
Latins,  les  Albains,  les  Romains,  Romanos  rerum  dominos  gcntemque 
togatam  (4),  la  république,  l'empire,  Auguste  et  sa  dynastie,...  les  Césars 
dans  VÈlisèe  errants.  Ainsi,  par  le  choix  de  son  point  de  vue,  se  dépla- 
çant lui-même,  puisqu'il  ne  peut  déplacer,  reculer  l'histoire,  il  réussit  à  lui 
donner  ce  lointain  poétique  qui  lui  manquait;  il  donne  eu  môme  temps  plus 
de  réalité  à  la  fabie  devenue  le  préambule  presque  historique  des  annales 
romaines.  Cette  fable,  c'est  la  fable  grecque,  mais  rajeunie  par  son  mélange 

(1)  Hor.,  Od.,  H,  ïii;  xv,  23  sq. 

(2)  Virg.,  Georg  ,  11,5,  37,  59.  Cf.  Hor,  Orf.,  III,  ti,  23  sq. 
(3j  Virg.,  Georg.,  lll,  4  sq.  Cf.  Virg.,  Cui.,  29  sq. 

(A)  Virg.,  ^n.,  1,282. 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  la  fable  ausonienne  :  ces  deux  mondes  poétiques  habilement  conciliés , 
tous  les  souvenirs  de  la  littérature  homérique,  toutes  les  traditions,  toutes 
les  antiquités  du  pays,  trouveront  place  dans  une  œuvre  de  proportions 
vastes  et  régulières,  capable  de  répondre,  comme  on  l'a  dit  du  génie  de 
Cicéron,  à  la  grandeur  d'un  empire  qui  comprend  dans  ses  limites  tous  les 
peuples,  qui  enferme  tous  les  dieux  dans  son  panthéon.  Voilà,  selon  moi,  la 
conception  de  Virgile  ;  elle  le  sépare ,  non  moins  que  les  merveilles  de  l'exé- 
cution dont  je  ne  parle  pas,  de  la  tourbe  héroïque ,  ou  prétendue  telle,  qui 
l'entoure. 

Ce  n'est  pas  la  faute  du  chantre  de  VEnéide ,  si  les  sentimens  et  le  lan- 
gage s'étant  polis  depuis  Homère,  il  tombe  quelquefois  dans  l'anachronisme, 
à  peu  près  inévitable  ,  d'une  poésie  plus  moderne  que  les  mœurs  qu'elle  ex- 
prime. Ce  n'est  pas  sa  faute  si  les  choses  de  la  vie  ont  perdu  la  nouveauté 
qui  les  rendait  poétiques,  si  la  religion  tourne  à  la  philosophie,  si  les  croyances 
ne  sont  plus ,  chez  les  classes  élevées  ,  qu'une  sorte  de  foi  littéraire ,  assez 
semblable  à  cette  convention  de  l'esprit  par  laquelle ,  nous  autres  modernes, 
nous  nous  faisons  un  instant  païens  pour  lire  et  goûter  l'antiquité.  Sans  doute 
les  sources  du  merveilleux,  et  naturel  et  surnaturel,  se  tarissent;  mais  Vir- 
gile sait  encore  y  puiser  de  quoi  animer  cette  production,  dont  les  monu- 
mens  sont  bien  rares ,  l'épopée  permise  aux  siècles  qui  ne  sont  plus  épiques, 
image  savante  et  industrieuse  de  l'épopée  naïve  des  premiers  âges. 

Si  Virgile,  à  cet  égard ,  peut  être  regardé  comme  le  Tasse  du  siècle  d'Au- 
guste ,  Ovide,  on  l'a  dit  quelquefois  ,  en  est  l'Arioste.  La  mythologie  n'est 
pas  prise  plus  au  sérieux  dans  les  Métamorphoses  que  la  chevalerie  dans  le 
Roland  Furieux.  Toutes  ces  fables  dont  le  poète  forme  le  léger  et  ingénieux 
tissu  de  ses  quinze  livres,  il  veut  seulement  en  égayer  son  imagination  scep- 
tique et  la  bénévole  crédulité  de  ses  lecteurs  : 

In  non  credendos  corpora  versa  modos  (1). 
Le  sérieux  même  du  début  et  de  la  conclusion,  l'un  tout  cosmogonique, 
l'autre  tout  historique,  semble  une  protestation  contre  l'absurdité  voulue 
des  merveilles  qui  s'y  encadrent;  l'aveu,  bien  reçu  sans  doute  d'un  temps 
fort  indévot,  que  la  religieuse  épopée  n'est  plus  qu'un  badinage  littéraire 
assez  profane. 

Ce  caractère  des  Métamorphoses  est  aussi  celui  des  Fastes^  poème  moins 
artistement  composé,  qui  reproduit  trop  le  décousu  de  ce  qu'il  traduit,  le 
calendrier;  poème  qu'une  intention  didactique  rend  parfois  plus  sévère.  La 
légende  y  domine,  la  légende  d'un  temps  de  civilisation  avancée,  mensonge 
consacré,  qu'imposent  la  religion  et  la  politique,  et  auquel  consentent,  sans 
y  croire ,  la  vanité  nationale  qu'il  flatte ,  et  la  poésie  qui  s'en  inspire. 

L'érudite  Alexandrie  avait  donné  l'exemple  de  ces  poésies  archéologi- 
ques, dont  les  Fastes  ne  furent  pas  le  premier  essai  latin,  qu'avaient  ten- 
tées, avant  Ovide,  Properce  et  Aulus  Sabinus  (2).  L'esprit  du  moment  les 
appelait.  Rome,  sur  son  déclin,  n'attendant  rien  de  l'avenir,  aimait  à  s'en- 
tretenir du  passé ,  à  s'enchanter  des  souvenirs  de  son  histoire,  réelle  ou  fabu- 
leuse. 

La  nouveauté  de  la  forme  achevait  de  distinguer  les  Métamorphoses  et 
les  Faslesy  de  ce  qui  se  publiait  alors.  Ce  n'était  pljs  l'unité  ,  recommandée 

(1)  Trist.,  II,  64. 

(S)  Voyez  Propcrt.,  «;.,  IV,  i,  69;  Ovid.,  de  font. ,  IV,  xri,  1^. 


REVUE. — CHRONIQUE.  789 

par  Horace  :  Denique  sit  quod  vis  simplex  duntaxat  et  unum  (1) ,  mais  en  sa 
place,  comme  dans  certaines  pièces  par  lesquelles  Euripide  avait  essayé  de 
renouveler  la  scène  grecque ,  un  intérêt  collectif.  Le  poète  faisait  courir  son 
lecteur  sur  une  multitude  d'aventures,  réduites  par  un  procédé  nouveau, 
emprunté  au  théâtre ,  et  qui  avait  produit  assez  récemment  l'Ariane  de  Ca- 
tulle, rio  de  Calvus,  la  Smyrna  de  Cinna,  la  Scylla  attribuée  ou  à  Gallus  ou  à 
Virgile,  enfin,  dans  les  Géorgiques,  l'épisode  d'Orphée  et  d'Eurydice,  dans 
Y  Enéide  y  celui  de  Didon  ,  à  quelques  situations  d'élite,  d'un  intérêt  drama- 
tique,  d'une  expression  passionnée.  Ces  recueils,  on  peut  leur  donner  ce 
nom,  offraient  l'extrait,  le  résumé  de  toute  la  littérature  épique  et  tragique; 
mais  ils  en  annonçaient  la  fin,  ils  en  étaient  le  testament,  bien  que  ces  genres 
décrépits  ne  pussent  se  résigner  à  mourir. 

Un  des  plus  obstinés  à  vivre,  c'était  le  poème  didactique,  devenu,  comme 
chez  les  Alexandrins,  comme  partout,  un  exercice  habituel  de'  versification, 
pour  lequel  tous  les  thèmes  semblaient  bons,  l'astronomie,  ou  mieux  l'as- 
trologie, les  sciences  physiques  et  médicinales,  l'histoire  naturelle,  la 
chasse ,  la  pêche,  que  sais-je  encore  ?  Ce  poème,  même  chez  Macer,  même 
chez  Gratins,  chez  Manilius,  qui  nous  sont  mieux  connus,  dont  nous  pou- 
vons apprécier  par  nous-mêmes  l'élégance  ou  l'énergie,  déjà  mêlées  l'une 
et  l'autre  de  quelque  dureté ,  ne  brillait  que  d'un  éclat  assez  froid.  11  ne  de- 
vait plus  retrouver  l'intérêt  présent  et  général  qu'avaient  su  lui  donner  Vir- 
gile ,  Horace,  Ovide,  si  habiles  à  choisir  leurs  sujets,  lorsqu'ils  avaient  en- 
trepris d'enseigner  aux  descendans  du  rustique  Caton,  maintenant  hommes 
de  lettres  et  hommes  de  plaisir,  l'art  de  la  culture,  l'art  des  vers,  l'art  de 
la  galanterie. 

Rien  de  durable  comme  le  lieu  commun  :  mais  le  lieu  commun  épique 
surtout,  semblait  prétendre,  chez  les  Romains,  à  l'éternité  de  l'empire.  Le 
fleuve  continua  de  couler,  et  à  pleins  bords ,  roulant  dans  ses  flots  mono- 
tones, emportant,  vers  les  abîmes  de  l'oubli,  des  Perséides,  ôesHercu- 
léides,  des  Theséides,  des  Àmazonides,  des  Thèhaides,  des  Àchillcides,  des 
Phœacides,  des  ArgonautiqueSf  des  Ante-Homériques,  des  Post-Homériques, 
des  poèmes  sur  la  première,  sur  la  seconde  Prise  de  Troie,  sur  VEnlcve- 
menl,  sur  le  Retour  d'Hélène,  sur  Memnon,  sur  Antenor,  cent  autres,  est-ce 
assez  dire?  mille  de  cette  sorte.  Sur  la  rive,  se  retrouvèrent  échouées ,  par 
un  hasard  qu'on  n'ose  dire  heureux,  ces  productions  banales  dans  lesquelles 
Stace,  Silius  Italiens,  Valerius  Flaccus,  Claudien,  avaient  consumé,  sans 
fruit,  un  talent  qui  pouvait  être  mieux  employé.  Lucain  seul ,  dans  ces  der- 
niers âges,  interrompit,  par  quelques  beautés  nouvelles,  la  trop  fidèle  tra- 
dition d'une  imitation  stérile  contre  laquelle  ne  cessaient  de  réclamer  les 
seules  muses  qui  n'eussent  pas  vieilli  à  Rome,  celles  de  l'épigramme  et  de 
la  satire,  dans  des  vers  cependant  qui ,  après  tout  ce  qu'avaient  dit  de  sem- 
blable Virgile,  Horace,  Properce,  Tibulle,  Ovide,  pouvaient  eux-mêmes 
passer  pour  un  lieu  commun. 

«  Quoi!  toujours  écouter,  et  sans  réplique,  tant  de  fois  opprimé  par  la 
«  Théséide  de  l'enroué  Codrus!  C'est  donc  impunément  qu'ils  m*auro(U  ré- 
«  ciié,  l'un  ses  drames,  l'autre  ses  vers  élégiaques  1  J'aurai ,  sans  me  venger, 
«  perdu  tout  un  jour  à  eniemlre  l'immense  Télôphe ,  et  cet  Oresie,  qui 
ff  déjà  remplit  un  volume,  page  et  revers,  déborde  sur  la  marge,  et  n'est 

(1)  De  Àrt.poeU.iK. 


T^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  pas  achevé.  Nul  ne  connaît  sa  maison  aussi  bien  que  me  sont  connus  le  bois 
«  sacré  de  Mars  et  l'antre  de  Vulcain,  voisin  des  îles  Éoliennes.  Les  tempêtes 
«  soulevées  par  les  vents,  les  supplices  dont  Éaque  châtie  les  ombres,  l'or  de 
«  cette  toison  enlevée  à  une  contrée  lointaine;  les  frênes,  javelots  énormes  du 
a  centaure  Monychus ,  voilà  ce  dont  retentissent  sans  cesse  les  allées  de 
«  platanes  de  Fronton ,  ce  qui  fait  rompre  les  colonnes  de  marbre  de  ses 
«  portiques,  à  la  voix  d'infatigables  lecteurs.  Qu'on  n'attende  désormais  rien 
«  autre  chose  de  nos  poètes ,  grands  ou  petits.  » 

Semper  ego  auditor  tantum?  Nunquam  ne  reponam, 
Texatus  loties  rauci  Theseïde  Codri? 
Impune  ergo  mihi  recita verit  ille  togatas , 
Ilie  elegos?  Impune  diem  consumpserit  ingens 
Telephus?  Aut  summi  plena  jam  margine  libri 
Scriptus,  et  in  tergo,  necdum  finitus  Orestes? 
Nota  magis  nulli  domus  est  sua ,  quam  mihi  Lucus 
Martis,  et  ^oliis  vicinum  rupibus  antrum 
Vulcani.  Quid  agant  venti,  quas  torqueat  umbras 
-^acus,  unde  alius  furtivae  devehat  aurum 
Pellicuiae,  quantas  jaculetur  Monychus  ornos, 
Frontonis  platani,  convulsaque  marmora  clamant, 
Semper  et  assidue  ruptae  lectore  columnae. 
Expectes  eadem  a  summo  minimoque  poeta  (l). 

Voilà  ce  que  disait  Juvénal  et  ce  qu'il  ne  devait  pas  dire  le  dernier.  Mais 
c'est  trop  nous  écarter  de  l'époque  poétique  dans  laquelle  nous  devons  nous 
renfermer,  et  que  j'ai  cherché  aujourd'hui  à  vous  faire  embrasser  d'une 
seule  vue,  rassemblant,  dans  cette  espèce  de  statistique  préliminaire,  tous 
les  élémens  d'originalité  qui  ont  contribué  à  la  produire.  Deux  de  ses  poètes 
particulièrement,  les  premiers  de  tous,  Virgile  et  Horace,  devront  désor- 
mais nous  occuper  et  suffiront  de  reste  aux  études  de  notre  année  par  la 
variété  de  leurs  œuvres  et  des  questions  qui  s'y  rattachent.  Nous  aurons  à 
instruire  de  nouveau  ce  vieux  procès  des  littératures  primitives  et  des  litté- 
ratures d'imitation,  du  génie  grec  et  du  génie  romain.  Nous  pouvons  pré- 
voir que  nous  ne  le  terminerons  point,  et  que,  les  parties  entendues,  nous 
prononcerons  dans  notre  impartialité  comme  ce  juge  que  fait  parler  un  de 
nos  auteurs  :  et  viiula  tu  dignus  et  hic  (2).  Aussi  bien  est-ce  le  jugement 
des  siècles  auquel  il  est  sage  de  s'en  tenir,  qu'il  ne  s'agit  point  de  réviser, 
de  casser,  mais  seulement  de  comprendre  et  d'expliquer.  Je  souhaiterais 
que  ces  explications  ne  vous  parussent  pas  indignes  d'être  entendues,  et  je 
trouverais  dans  votre  présence ,  dans  une  bienveillante  attention ,  qui  ne  m'a 
point  manqué  jusqu'ici,  l'encouragement  et  la  récompense  de  mes  efforts. 

—  La  sixième  livraison  des  OEuvres  complètes  de  George  Sand,  qui  se 
compose  des  deux  volumes  à'Indiana,  vient  de  paraître.  Ainsi,  douze  vo- 
lumes, sur  dix-huit  que  formera  cette  belle  collection,  sont  maintenant 
pubhés.  Cette  édition  complète,  imprimée  avec  le  plus  grand  soin,  sera 
terminée,  en  avril  1838,  par  la  publication  de  Lélia,  augmentée  d'un  vo- 
lume inédit. 

—  M.  Edgar  Quinet  vient  de  mettre  sons  presse  un  poème  en  trois  parties, 
qui  a  pour  titre  :  Prométhéef  et  qui  paraîtra  à  la  fin  de  janvier  prochain, 

(1)  Sat.,  1,1  sq. 

(2)  Virg.,Eg%.,III.I09. 


F.   BDLOZ. 


TABLE 

DES  MATIÈRES  DU  DOUZIÈME  VOLUME. 


(QUATRIÈME  SËBIE.  ) 


NISARD.  —  Historiens  et  Publicistes  modernes  de  la  Francç.  ^  I. 

—  Armand  Carrel.  5 
J.-J.  AMPERE.  —  Littéralure  païenne  et  chrétienne  du  iv'^ siècle.  — 

Ausonne  et  saint  Paulin.  —  II.  —  Saint  Paulin.  55 
GUSTAVE  PLANCHE.  —  Pensées  d'Août ,  de  M.  Sainte-Beuve.  73 
EMILE  SOUVESTRE.  —  Adrien  Brauwer.  90 
X.  MARMIER.  —  Organisation  de  l'instruction  élémentaire  et  se- 
condaire, en  Danemark.  105 
Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique.  118 

LOUIS  DE  CARNÉ.  —  Du  Pouvoir  en  France  depuis  1830.  129 
LÉON  FAUCHER.  —  De  l'Organisation  financière  de  la  Grande- 
Bretagne.  174 
ALFRED  DE  MUSSET.  —  La  Nuit  d'octobre.  202 
....  —  Histoire  du  Lézard  de  Saint-Omer.  212 
GUSTAVE  PLANCHE.  —  La  Statue  de  Philopœmeny  de  M.  David.  228 
Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique.  237 

ALFRED  DE  MUSSET.  —  Les  Deux  Maîtresses.  257 
X.  MARMIER.—  Du  Mouvement  des  études  historiques  dans  le  Nord. 

—  L— Danemark.  305 
FRÉDÉRIC  MERCEY.  —  Les  Premiers  Ptéformistes  d'Ecosse.  321 
LÉON  FAUCHER.  —  L'Opposition  et  le  Parti  radical.  554 
Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique.  374 


792  TABLE  DES  MATIERES. 

F.  DE  CHAMPAGNY.  —  Les  Césars.  —  II.  —  Tibère.  385 

UN  MEMBRE  DU  PARLEMENT.  —  Hommes  d'état  de  la  Grande- 

Bretague.  —  V.  —  Wellington.  428 

L.  REYBAUD.  —  Socialistes  Modernes.  —  II.  —  Charles  Fourier.  455 
DUJARDIN.  —  Du  Cours  d'histoire  ancienne  professé  à  la  Faculté  des 
Lettres.  —Introduction  à  l'histoire  de  l'Asie   occidentale,   de 

M.  Charles  Lenormant.  488 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique.  505 

Mouvement  des  sciences.  514 

GEORGE  SAND. —La Dernière  Aldini,  première  partie.  529 

GUSTAVE  PLANCHE.  —  Littérature  anglaise.  —  Ernest  Maltra- 
vers, de  E.  L.  Bulwer.  574, 

CH.  DE  MONTALEMBERT.  —De  l'État  actuel  de  l'art  religieux  en 

France.  592 

MICHEL  CHEVALIER.  —La  Vallée  de  l'Ariége  et  la  République 

d'Andorre.  ^'*^» 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique.  64^3 

GEORGE  SAND.  —  La  Dernière  Aldini,  seconde  partie.  657 
SAINTE-BEUVE.— Discours  prononcé  dans  l'Académie  de  Lauzanne 

à  l'ouverture  du  cours  de  Port-Royal.  699 

X.  MARMIER.  —  Poètes  du  Nord.  —  III.  —  Tegner.  716 

F.  DE  CHAMPAGNY.  —  Les  Césars.  -  IIL  —  Caligula.  735 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique.  769 

PATIN.  —  Faculté  des  Lettres.  —  Les  Poètes  du  siècle  d'Auguste.  779 


FIN  DE  LA  TABLE. 


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